Presse-toi à gauche !
Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...

Afrique du Sud : la xénophobie et le sexisme, un héritage de la colonisation et de l’apartheid

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/09/afrique-du-sud-la-xenophobie-et-le-sexisme-un-heritage-de-la-colonisation-et-de-lapartheid/
in Salim Chena & Aïssa Kadri, Routes africaines de la migration. Dynamiques sociales et politiques de la construction de l'espace africain, Paris : Éditions du Croquant, collection Sociétés et politique en Méditerranée, 7 mai 2024.
https://editions-croquant.org/societes-et-politique-en-mediterranee/990-routes-africaines-de-la-migration-dynamiques-sociales-et-politiques-de-la-construction-de-lespace-africain.html
En Afrique du Sud, les manifestations xénophobes sont récurrentes. En mai 2008, des émeutes racistes font soixante-deux morts. En 2015, des pillages à Johannesburg et à Durban visent des commerces tenus par des « étrangers » et font sept morts. En septembre 2019, le pays connaît une nouvelle flambée d'émeutes xénophobes. Les commentaires s'orientent vers les forts taux de chômage ou les niveaux élevés de pauvreté pour en expliquer la cause. Les images que renvoient ces mouvements – foule d'hommes armés de gourdins, de pierres, de machettes ou de haches, passant à tabac ou massacrant sur leur passage des « étrangers » (le plus souvent venus d'autres pays d'Afrique), détruisant leurs commerces ou brûlant des bâtiments – réfléchissent davantage les fortes violences de genre qui caractérisent le pays et qui se sont depuis accrues avec l'épidémie de Covid-19.
Extrait de l'introduction de l'ouvrage
par Salim Chena et Aïssa Kadri
Tandis que d'innombrables travaux traitent des migrations des Africains depuis l'Afrique vers l'Europe, peu évoquent les migrations intérieures au continent. Lorsque les migrations transsahariennes sont objets de recherches ou d'enquêtes, l'hypothétique destination européenne est habituellement au centre de la problématique. L'étude des migrations internationales, plus généralement, reste encore dominée par le paradigme des migrations Sud-Nord. Dans l'édition 2020 du rapport sur L'économie africaine, par exemple, le chapitre traitant de « la migration africaine », en dépit d'une volonté affichée de discuter les discours dominants, est consacré quasi-exclusivement aux pays de l'OCDE. Y compris lorsque l'impact sur les sociétés, économies et espaces d'émigration constitue un enjeu central de la recherche, le prisme des migrations en direction de l'Europe reste prégnant. Les récits qui traversent les constructions médiatiques et politiciennes des migrations des Africains sont, depuis longtemps, concentrés sur le présupposé d'une Europe menacée d'« invasion » par les traversées de la Méditerranée. Ce mot, « invasion », prononcé par Valery Giscard d'Estaing en 1991 s'est rapidement banalisé, et a été légitimé par sa reprise et sa diffusion. Il paraît bien faible à l'heure actuelle en comparaison du vocabulaire utilisé, de l'état du débat public, de l'orientation des politiques publiques et des résultats électoraux lorsqu'il est question des « immigrés » en Europe. La construction performative de l'invasion, de la menace migratoire, s'inscrit ainsi, à travers les caractéristiques des enjeux des mobilités interétatiques actuelles qu'elle révèle, dans un processus qui ressemble à une forme de « guerre ». Elle tend en tous les cas à travers des appropriations de la question migratoire, comme arme politique et symbolique, à l'établissement de nouveaux rapports de domination à l'échelle du monde. Il est nécessaire de mettre au jour comment se fabriquent, dans leurs interrelations et affichages publics, les assignations, dans un monde où l'exclusion vise de larges pans des sociétés. Il y a sans doute à revenir sur le prisme colonial et ses catégories, sur un certain ethnocentrisme « occidental » des sciences sociales dans la prise en compte et l'analyse des nouvelles migrations. Les thèmes et problèmes qui affichent de manière désinhibée le stigmate, deviennent récurrents, reproduits à l'envi, selon des schèmes et des stéréotypes qui font fi autant de l'histoire profonde, que des contextes actuels des circulations intra-régionales africaines, méditerranéennes et internationales.
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Parler sexe - Se libérer des normes pour inventer la sexualité qui nous convient

Construire sa sexualité sans se soucier des normes, avoir et donner du plaisir sans tabous, développer une intimité sexuelle loin des obligations de performance... Il est temps ! Par chance, la sexologue et tiktokeuse Maude Painchaud Major publie cette semaine un essai rafraîchissant, Parler sexe - Se libérer des normes pour inventer la sexualité qui nous convient, dans la collection Radar. Tous les détails se trouvent ci-bas dans l'infolettre.
Comment parler sexe aux jeunes en 2024 ? Forte de son expérience comme conférencière et animatrice d'ateliers en milieu scolaire, Maude Painchaud Major le fait avec le plus grand des tacts. Bien que le livre ne prétende pas remplacer un précieux cours d'éducation à la sexualité, il en incarne un complément particulièrement efficace, un rempart rassurant en ces temps où les sources d'informations ne sont pas toutes des mines d'or.
L'autrice offre une visite guidée généreuse et bienveillante des différents aspects de la sexualité auxquels est confronté·e un·e ado : pression de performance, désir, plaisir, consentement, stéréotypes de genre, orientation sexuelle, pornographie, contraception, masturbation, etc. Aux questions sans réponse, aux inquiétudes d'avant l'expérience, elle suggère la communication : parler entre partenaires, parler entre ami·es.
Ouvrage de référence à la fois concis et pratique, ce n'est toutefois pas le lieu d'une accumulation de statistiques. En effet, l'autrice prend davantage le parti de s'intéresser aux préoccupations d'ordre qualitatif que ressentent les élèves du secondaire. « La taille du pénis, est-ce que c'est important ? », « Peut-on avoir des relations sexuelles en étant menstruée ? », « Être beau, ou belle, qu'est-ce que ça veut dire ? », mais surtout : « Suis-je normal·e ? ».
« Le plaisir devrait être le pilier de la sexualité, la fondation sur laquelle tout le reste se bâtit. Le plaisir de se donner du plaisir à soi-même, de connecter intellectuellement, émotionnellement et physiquement avec d'autres êtres humains, de découvrir d'autres corps, d'avoir du plaisir à donner du plaisir, de partager son intimité, d'explorer toutes sortes de pratiques sexuelles, etc. »
– Maude Painchaud Major
Diplômée en sexologie, Maude Painchaud Major propose des ateliers et des conférences dans les écoles, centrés sur une éducation à la sexualité saine, positive et inclusive. Elle anime aussi une chaine Tiktok, pour répondre aux questions des ados sur la sexualité.
En librairie le 8 mai au Canada / 17 mai en Europe
Collection Radar (15 ans et +)
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Israël interdit Al Jazeera afin de cacher la réalité de plus en plus embarrassante que cette chaîne dévoile
Ovide Bastien, professeur à la retraite, Collège Dawson
Le 5 mai, le gouvernement israélien ferme les bureaux d'Al Jazeera en Israël, confisque son matériel de diffusion, coupe cette chaîne de télévision des compagnies de câble et de satellite et bloque ses sites web.
Le Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou justifie ce geste en déclarant qu'Al Jazeera agit comme « porte-parole du Hamas, incite à la violence contre ses soldats, et porte atteinte à la sécurité d'Israël ».
Le 6 mai, le Hamas étonne le monde en annonçant qu'après de nombreuses semaines de négociations ardues, il accepte finalement une proposition de cessez-le-feu égypto-qatarie pour Gaza. Le lendemain, Nétanyahou annonce que la proposition ne rencontre pas ses exigences et que l'armée israélienne va envahir Rafah « afin d'éliminer complètement le Hamas ».
Le 8 mai, le secrétaire américain à la défense Lloyd Austin annonce que les Etats-Unis, en désaccord avec la décision d'Israël d'envahir Rafah, suspendent la livraison de milliers de grosses bombes à Israël.
Se pourrait-il que la pression énorme provenant des milliers d'étudiants qui manifestent dans de nombreuses universités aux Etats-Unis, appelant à un cessez-le-feu et au désinvestissement de leurs institutions de toute entreprise livrant des armes à Israël, commence à porter fruit ? Même si ces manifestants sont qualifiés par Nétanyahou « d'antisémites et ennemis d'Israël » et même « de nazis » ?
*************
Avant le début novembre dernier, j'obtenais mon information au sujet de l'invasion de Gaza par Israël, déclenchée à la suite de l'attaque du Hamas le 7 octobre, uniquement de médias comme le Devoir, Radio-Canada, CBC, le Guardian, El País, et BBC.
C'est grâce à Nadia Kanji, une étudiante du profil Les Études Nord-Sud du Collège Dawson que j'accompagnais lors du stage étudiant au Nicaragua en décembre 2010, que j'ai commencé à suivre aussi la chaîne de télévision Al Jazeera.
J'y suis devenu rapidement accro.
« Ovide, je réside présentement aux États-Unis et travaille pour l'émission Upfront d'Al Jazeera, » m'écrit-elle octobre dernier. « Voici le lien où tu pourras visionner notre dernier épisode. »
J'ouvre le lien. La qualité de cet épisode m'impressionne. Le reporter Marc Lamont interroge, pendant une demi-heure et sans annonce aucune, l'auteur d'un livre sur la question palestinienne.
Je décide de consulter le programme régulier d'Al Jazeera.
Je suis étonné de voir la qualité de sa couverture de la guerre à Gaza. Celle-ci dépasse, et de beaucoup, à la fois en profondeur et étendue, celle de toutes les autres sources que je consultais auparavant. En plus, je suis agréablement surpris de voir qu'il est possible de visionner toute la programmation en direct sur Internet, et ce gratuitement et avec fort peu d'annonces.
Je découvre éventuellement qu'Al Jazeera a plusieurs émissions-débats, de qualité similaire à Upfront – The Bottom Line, Inside Story, Listening Post, Witness, etc. – ainsi que plusieurs excellents documentaires. Ces émissions et documentaires portent sur les principaux sujets de l'actualité internationale, mais la question palestinienne, sans doute à cause de la guerre en cours, occupe la place d'honneur.
L'expertise des reporters qui animent ces émissions ainsi que leur maitrise de l'anglais m'étonnent. M'impressionnent aussi la diversité et grande compétence des personnes invitées à participer aux débats. Il n'est pas rare de voir parmi celles-ci des Juifs critiques du sionisme comme les historiens Norman Finkelstein et Ilan Pappé, l'autrice et activiste canadienne Naomi Klein, l'ex-négociateur israélien dans le cadre du processus de paix d'Oslo Daniel Levy, et l'écrivain israélien et membre de la direction du quotidien Haaretz Gideon Levy. Apparaissent aussi régulièrement de hauts placés, actuels ou passés, de divers gouvernements. Des États-Unis, du Royaume-Uni, et de divers pays arabes, mais aussi, assez étonnamment, du gouvernement israélien lui-même et de militaires des forces armées israéliennes.
Bien qu'Israël n'autorise aucun journaliste étranger à entrer dans la bande de Gaza à moins qu'il ne soit intégré à son armée, Al Jazeera a de nombreux reporters palestiniens là. Ces derniers, peu étonnamment, soulignent que leurs reportages proviennent d'un territoire occupé et s'acharnent à documenter méticuleusement la guerre, présentant au monde entier des images de chaque bombardement occasionnant la destruction massive de résidences, d'hôpitaux, d'universités, de mosquées, etc., de chaque carnage (présentement il y a 34 900 morts, 70% femmes et enfants, et 78 200 blessés), d'enfants affamés (31 en sont morts jusqu'à maintenant) par le blocage systématique d'aide humanitaire à Gaza, de fosses communes (celle découverte à l'hôpital Nasser, le principal établissement médical du centre de Gaza, contenait près de 400 cadavres)...
Ces images difficiles à regarder incommodent énormément le gouvernement Nétanyahou. Non seulement sapent-elles sa crédibilité lorsqu'il affirme faire tout ce qui est humainement possible afin de limiter le nombre de victimes civiles, mais elles noircissent aussi substantiellement son image dans l'opinion publique internationale.
Le simple fait que plus de 140 journalistes et employés des médias aient été tués à Gaza depuis le 7 octobre 2023 démontre le courage impressionnant dont ils font preuve. Mais aussi, malheureusement, la grande détermination du gouvernement israélien à faire taire leurs voix.
Doit-on vraiment s'étonner de voir le gouvernement Nétanyahou procéder à l'interdiction d'Al Jazeera en Israël ?
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Réaction à l’Infolettre de QS intitulée « La suite des choses pour notre parti » ─ 6 mai 2024.
Ce qui ressort le plus, à mon sens, dans les dernières déclarations de GND ainsi que dans les prises de position de la direction de QS, et qui est aussi le plus problématique, c'est le sentiment d'« urgence », voire de « panique » qui habite tout ce beau monde. Comme si les membres les plus influents du parti venaient de prendre conscience de l'ampleur de tous les problèmes soulevés (environnement, logement, services publics) et qu'il fallait, de ce fait, prendre le pouvoir à Québec « de toute urgence » pour remédier le plus tôt possible à la situation devenue alarmante. Comme si la volonté affirmée de résoudre au plus vite ces crises devenues « chroniques » allait pouvoir précipiter les événements en faveur d'un parti qui serait le seul à avoir les moyens d'en venir à bout. Comme si le fait, pour QS, de décréter l'« urgence » d'accéder au pouvoir parlementaire allait coïncider, comme par magie, avec ces autres « urgences » (climat, habitation, éducation, santé, etc.) Tout comme cette « foi » dans l'alignement favorable des planètes pour poser une action, prendre une décision, lancer un projet qu'on retrouve principalement dans l'ésotérisme ou l'astrologie, qui ne se sont pas des disciplines qui se démarquent particulièrement par leur caractère rigoureux, scientifique ou prédictif, on prend ses désirs pour la réalité et on veut une victoire électorale dans l'« immédiat ».
Pour quelqu'un qui veut faire prendre à QS un tournant « pragmatique », donc « réaliste », GND (appuyé semble-t-il par la nomenklatura du parti) fait preuve au contraire d'un très grand « idéalisme », pour ne pas dire d'un illusionnisme qui se détourne des fondements « idéologiques », « politiques » et « éthiques » de Québec Solidaire. Cet empressement subi à gravir les marches institutionnelles vers la gouvernance de la Belle Province est le symptôme, soit d'une perte de confiance dans le programme « progressiste » de QS, soit d'une montée de fièvre « politicienne », « partisane », « opportuniste » qui relègue au second rang les principes les plus élémentaires d'un mouvement social et populaire de « gauche ». Dans les deux cas, la seule réponse possible est la précipitation qui va toujours de pair avec l'improvisation. On s'interdit ainsi de mettre à profit le caractère potentiellement « rationnel » du libéralisme démocratique qui pourrait nous être favorable si on y adhère avec discernement.
Dans le contexte de cette démocratie libérale qui perd de plus en plus ses ancrages et d'un système parlementaire qui se fossilise en réaction au déclin du modèle (et du monde) occidental, ces tentatives de « recentrage », ce vocabulaire (« pragmatisme ») et cette méthode (« électoralisme »), directement inspirés du modèle stratégique « caquiste » (qui, comme on le sait, se démarque par ses « hauteurs de vue »), donnent l'impression d'une démission devant la lenteur du processus électoral qui n'est, somme toute, qu'un moyen parmi d'autres pour faire advenir la société à laquelle aspire la gauche québécoise. Avec la perspective pessimiste qui se fait jour depuis les dernières élections, le parti est confronté à faire des choix « difficiles », comme le disent notre chef, notre directrice et notre présidente, quoiqu'il faille interpréter ce constat en un sens fort différent de celui qu'ils veulent lui donner. Allons-nous nous enfoncer encore plus loin dans une optique « opportuniste » à partir de laquelle il faudra éternellement se questionner sur ce qu'il faut dire ou ne pas dire, comment le dire ou comment ne pas le dire, dans quelles circonstances il est bon d'affirmer ceci ou cela ou de ne pas l'affirmer (ou encore de l'affirmer sans vraiment l'affirmer), que maintient-t-on dans notre plate-forme électorale et que repousse-t-on aux calendes grecques ? Là est la question : comment se situer face au parlementarisme qui n'a pas que des qualités mais dont les militants progressistes ont accepté les règles en formant un parti en bonne et due forme (QS), quitte à redéfinir, en temps et lieu, au moment d'avoir en mains les rênes du pouvoir parlementaire, certains protocoles qui se sont empoussiérés depuis que l'Empire britannique nous a fait « cadeau » de son système électoral.
Étant donné la récente remontée du PQ dans les sondages qui pourrait se traduire par un retour au pouvoir du parti souverainiste et un déclassement de QS, avec comme conséquence une régression vers le troisième groupe d'opposition (ou peut-être même le quatrième), ce qui constituerait un recul encore pire qu'en 2022 où le pourcentage de votes en faveur du parti a diminué, il est compréhensible et même nécessaire de vouloir opérer un processus d'introspection (une sorte de « thérapie de groupe », si l'on veut), d'autant plus que les deux formations sollicitent à peu près le même électorat (une gauche plus ou moins modérée, souverainiste ou indépendantiste selon le cas, « progressiste » avec toutes les variantes sémantiques existantes qui peuvent qualifier cette expression).
Ceci dit, évitons de tomber dans l'auto-flagellation, la culpabilisation à outrance (mea culpa, mea maxima culpa), le remords de conscience, procédés que nous avons hérité de notre culture judéo-chrétienne (du moins, pour les plus vieux d'entre nous), car il semble bien que, déjà, nous ayons beaucoup d'éléments à portée de la main pour effectuer un questionnement « en-retour » sur les décisions (plus ou moins heureuses, plus ou moins pertinentes et avisées) prises depuis 2018 : a) Le résultat tangible de la stratégie de « recentrage » de la dernière campagne électorale, b) L'abandon du travail parlementaire par des éléments cruciaux du parti (Dorion, Lessard-Thérien), c) Les effets négatifs, perturbateurs, aliénants (et même « traumatisants ») de l'adoption, sans distance « critique », du rythme effréné imposé par l'appareil politico-médiatique qui dicte quasiment l'agenda du Parlement (ce qui constitue une entrave sérieuse à une démocratie parlementaire « libérée » des pressions extérieures indues exercées par des intérêts particuliers qui viennent en contradiction avec les intérêts de la Majorité, donc avec le Bien Commun) et, finalement, d) L'expérience, très parlante, de la surmédiatisation grandissante de GND qui a pour effet de concentrer l'attention sur le porte-parole masculin, au détriment, peut-être, des fondamentaux du programme, ce qui, de plus, nourrit faussement l'image d'un parti dirigé par un seul homme.
En résumé, même si la ferveur « citoyenne » (devrait-on dire « révolutionnaire » ?) est importante dans la militance, elle constitue une sorte de « carburant » pour se mobiliser, mener des actions, poser des gestes « concrets » et « significatifs », il faut garder la tête froide et prendre des décisions réfléchies à l'aune de nos valeurs, nos principes, notre sens de l'intégrité morale, éthique, politique. Dans ce qu'on peut lire, entendre, voir de la part des représentants « officiels » de QS (Internet, médias, réseaux sociaux), on perçoit assez bien une sorte d'irritation, de décontenance, d'impatience devant le piétinement que vit QS eu égard à la volonté populaire (toujours instable, il faut le dire) ; à l'inverse (comme on peut s'en rendre compte en consultant le site Presse-toi à gauche !), il ressort une vraie et grande sagesse venant de la base militante qui a à cœur de mener une réflexion rigoureuse en faisant la part des choses entre le réel « électoraliste » (dont il faut tenir compte) et la pureté « idéologique » (qu'on doit toujours garder à l'esprit). L'impasse dans laquelle semble se débattre actuellement le parti, autant au niveau des instances décisionnelles qu'au niveau du membership militant, va trouver sa résolution entre ces deux extrêmes…
Mario Charland
Shawinigan
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Iran : Un salaire minimum de 250 euros en 2024, c’est toujours plus de pauvreté et de misère

D'après la résolution du Conseil suprême du travail, le salaire minimum augmenterait de 35,3% entre 2023 et 2024. Selon Sulat Mortazavi, le ministre des Coopératives, du Travail et de l'Etat social [depuis le 19 octobre 2022 – dans le gouvernement Ebrahim Raïssi], la rémunération minimum d'ensemble sera de 250 euros par mois en 2024.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Les soi-disant représentants des salarié·e·s au Conseil suprême du travail affirment que cette augmentation du salaire minimum a été validée sans leur signature. Alors que ces « représentants syndicaux » avaient admis que pour faire face au « coût de la vie » 514 euros par mois étaient nécessaires, ils avaient néanmoins proposé pour 2024 un salaire minimum mensuel de 382 euros, soit 25% inférieur.
Le résultat est que, malgré l'inflation galopante et l'augmentation astronomique du coût de la vie, même 670 à 900 euros ne suffisent plus pour une famille de quatre personnes. Des millions de travailleurs doivent vivre avec des salaires trois fois inférieurs au seuil de pauvreté, ce qui n'est en aucun cas soutenable.
Le salaire minimum est déterminé chaque année par le Conseil suprême du travail, qui se compose de 9 à 10 représentants du gouvernement, des employeurs et de soi-disant représentants des travailleurs.
Au nom de ce tripartisme et sous prétexte que les travailleurs participent à la détermination du coût de leurs moyens de subsistance, les décisions anti-ouvrières du gouvernement et des employeurs sont imposées aux salarié·e·s dans le cadre de ce dispositif. Celui-ci et ces délégués fantoches, privent les travailleurs/euses de toute possibilité de s'opposer à la décision du Conseil suprême du travail. Résultat, le système capitaliste est plus fort d'année en année, et les salarié·e·s plus pauvres. En fait, ce Conseil suprême du travail tire vers la ruine des millions de travailleurs et travailleuses au début de chaque année.
Pour nous, le Conseil suprême n'est rien d'autre qu'une institution mensongère. Dans ce Conseil, les personnes représentant les travailleurs/euses n'ont aucun pouvoir de négociation, ils n'y sont présents que pour cautionner des décisions imposées.
Même s'ils avaient un pouvoir de négociation, le vote final appartiendrait de toute façon à la majorité des membres : si les représentants du gouvernement (le plus grand employeur du pays) et les représentants des organisations patronales privées ainsi que la chambre de commerce s'entendent sur un faible pourcentage d'augmentation des salaires, l'avis des faux représentants du travail n'a aucune valeur. Néanmoins ce Conseil fixe à sa convenance le montant du salaire minimum et l'impose aux salarié·e·s au nom du principe du tripartisme.
Les « représentants du travail » n'ont aucun pouvoir indépendant. Le gouvernement et les autres employeurs savent très bien qu'ils n'ont pas le soutien du peuple et des travailleurs qu'ils sont censés représenter. Ces représentants sont entrés dans ce Conseil grâce à des pots-de-vin et avec le soutien total du système. Ils ne disposent en conséquence d'aucune indépendance envers celui-ci.
Ils ne veulent pas recourir au pouvoir des travailleurs/euses, qui est celui de la rue, des manifestations et des grèves, contre les décisions anti-ouvrières du Conseil suprême des travailleurs.
Par conséquent, le Conseil suprême fait traîner en longueur ses travaux principalement pour maintenir l'apparence de ces réunions, et finalement, dans les derniers moments de l'année, il annonce sa décision anti-ouvrière à la population.
Le Conseil agit ainsi dans le but de montrer à la population que les « représentants du travail » étaient tous présents lors de ces réunions pour défendre les droits des travailleurs, et que ceux-ci ont participé à la décision du pourcentage d'augmentation du salaire minimum. Le but de cette manœuvre est de mieux pouvoir réduire au silence les travailleurs/euses en cas de mobilisations dans la rue.
Reste à comprendre pourquoi des travailleurs et des dizaines de millions de familles de travailleurs laissent leur sort entre les mains de ces représentants.
Le syndicat des travailleurs de la compagnie de bus de Téhéran et de sa banlieue (Vahed) condamne la fixation du salaire minimum à 247 euros par mois.
Il la considère comme inacceptable, et comme une attaque éhontée contre la vie, le corps et l'âme des travailleurs/euses et de leurs familles.
La seule façon de faire face à cette attaque contre les moyens de subsistance et la vie des travailleurs/euses de notre pays est l'unité, la mobilisation et la constitution d'organisations indépendantes.
La solution, c'est l'unité et l'organisation des travailleurs/euses ! (19 mars 2024)
Déclaration publiée en français par Echo d'Iran, Bulletin d'information sur le mouvement ouvrier en Iran, avril 2024)
http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-un-salaire-minimum-de-250-euros-en-2024-cest-toujours-plus-de-pauvrete-et-de-misere.html
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Soldat ou soldate ?

Commençons dans l'ordre. Notre équipe défend les droits des femmes dans l'armée et après le service, et nous sommes tout à fait favorables à l'utilisation de titres féminins. Cela renvoie à la question de la visibilité des femmes et est plus profond qu'il n'y paraît à première vue.
Dans notre domaine professionnel, il est important d'utiliser des titres féminins, par exemple : vétéran et vétérane, défenseur et défenseuse. Il ne s'agit pas d'un usage artistique, mais si le cadre normatif ne précise pas la différence entre les sexes dans un groupe, il y a des risques de restriction des droits et de négligence dans les politiques destinées à ces groupes. Le langage façonne la conscience, la législation et les règlements sont tout ce qui guide une institution. Si vous n'avez pas mis le pain sur votre liste de courses, vous pouvez ou non vous en souvenir. C'est ainsi que cela fonctionne partout. Une fois que vous l'avez écrit, vous vous en souvenez.
Dans les professions militaires, il est également important d'utiliser des titres féminins. Il arrive que des enfants soient surpris de voir des femmes dans l'aviation, par exemple, parce qu'ils n'ont jamais entendu le féminin dans la bouche d'un pilote (messieurs les sexistes, nous vous avons laissé de la place pour des blagues dans les commentaires). Les mots façonnent notre vision du monde dès l'enfance, et c'est pourquoi les inégalités sont plus difficiles à éradiquer dans la société, car simplement au niveau du langage, les femmes n'existent pas dans certains domaines.
La présence de noms féminins normalise à long terme la présence des femmes dans diverses activités. Une femme de ménage, une princesse, une enseignante n'ennuient personne. Le mot directrice se banalise de plus en plus au fil des années. Pour une raison ou une autre, ce sont les professions militaires avec des titres féminins qui irritent le plus la communauté. Et est-ce une coïncidence si c'est dans l'armée qu'il existe encore des obstacles à l'évolution de la carrière des femmes ?
Les féministes ne résoudront pas les problèmes liés aux mécanismes de développement de carrière et ne créeront pas non plus un système de formation et de coordination de haute qualité. Cependant, les féminismes ont une approche différente : une approche qui prête attention aux besoins et à la diversité des personnes, et qui développe le potentiel et les capacités humaines pour renforcer le bien commun. C'est cette approche qui permet de construire des systèmes efficaces.
Dans une communication privée, il est normal que vous demandiez à être appelé d'une certaine manière et que votre interlocuteur se plie à votre demande au lieu d'argumenter. (...)
Féminiser n'est pas une raison de haïr. Gardez votre calme et respectez-vous les un.es les autres, car nous devons tous.tes gagner.
30 avril 2024
Veteranka - Жіночий Ветеранський Рух
Traduction : Patrick Le Tréhondat (9 mai 2024)
Image : Veteranka ("Vétéran(ne ?) du travail")

La privation de monde face à l’accélération technocapitaliste

La pandémie de COVID-19 a conduit à un déploiement sans précédent de l'enseignement à distance (EAD), une tendance qui s'est maintenue par la suite, et cela malgré les nombreux impacts négatifs observés. De plus, le développement rapide des intelligences artificielles (IA) dites « conversationnelles » de type ChatGPT a provoqué une onde de choc dans le monde de l'éducation. La réaction des professeur·e·s à cette technologie de « disruption[1] » a été, en général, de chercher à contrer et à limiter l'usage de ces machines. Le discours idéologique dominant fait valoir, à l'inverse, qu'elles doivent être intégrées partout en enseignement, aussi bien dans l'élaboration d'une littératie de l'IA chez l'étudiant et l'étudiante que dans la pratique des professeur·e·s, par exemple pour élaborer les plans de cours. Nous allons ici chercher à montrer qu'au contraire aller dans une telle direction signifie accentuer des pathologies sociales, des formes d'aliénation et de déshumanisation et une privation de monde[2] qui va à l'opposé du projet d'autonomie individuelle et collective porté historiquement par le socialisme.
7 mai 2024 | publié sur le site des Nouveaux Cahiers du socialisme
https://www.cahiersdusocialisme.org/la-privation-de-monde-face-a-lacceleration-technocapitaliste/
L'expérience à grande échelle de la pandémie
Les étudiantes, les étudiants et les professeur·e·s ont été les rats de laboratoire d'une expérimentation sans précédent du recours à l'EAD durant la pandémie de COVID-19. Par la suite, nombre de professeur·e·s ont exprimé des critiques traduisant un sentiment d'avoir perdu une relation fondamentale à leur métier et à leurs étudiants, lorsqu'ils étaient, par exemple, forcés de s'adresser à des écrans noirs à cause des caméras fermées lors des séances de visioconférence. Quant aux étudiantes et étudiants, 94 % d'entre eux ont rapporté ne pas vouloir retourner à l'enseignement en ligne[3]. Des études ont relevé de nombreuses répercussions négatives de l'exposition excessive aux écrans durant la pandémie sur la santé mentale[4] : problèmes d'anxiété, de dépression, d'isolement social, idées suicidaires.
Le retour en classe a permis de constater des problèmes de maitrise des contenus enseignés (sur le plan des compétences en lecture, en écriture, etc.) ainsi que des problèmes dans le développement de l'autonomie et de la capacité de s'organiser par rapport à des objets élémentaires comme ne pas arriver à l'école en pyjama, la ponctualité, l'organisation d'un calendrier, la capacité à se situer dans l'espace ou à faire la différence entre l'espace privé-domestique et l'espace public, etc.
D'autres études ont relevé, au-delà de la seule pandémie, des problèmes de développement psychologique, émotionnel et socioaffectif aussi bien que des problèmes neurologiques chez les jeunes trop exposés aux écrans. Une autrice comme Sherry Turkle par exemple note une perte de la capacité à soutenir le regard d'autrui, une réduction de l'empathie, de la socialité et de la capacité à entrer en relation ou à socialiser avec les autres.
Tout cela peut être résumé en disant qu'il y a de nombreux risques ou effets négatifs de l'extension des écrans dans l'enseignement sur le plan psychologique, pédagogique, développemental, social, relationnel. Le tout est assorti d'une perte ou d'une déshumanisation qui affecte la relation pédagogique de transmission en chair et en os et en face à face au sein d'une communauté d'apprentissage qui est aussi et d'abord un milieu de vie concret. Cette relation est au fondement de l'enseignement depuis des siècles ; voici maintenant qu'elle est remplacée par le fantasme capitaliste et patronal d'une extension généralisée de l'EAD. Or, il est fascinant de constater qu'aucun des risques ou dangers documentés et évoqués plus haut n'a ralenti le projet des dominants, puisqu'à la suite de la pandémie, les pressions en faveur de l'EAD ont continué à augmenter. À L'UQAM, par exemple, les cours en ligne étaient une affaire « nichée » autrefois ; après la pandémie, on en trouve plus de 800. L'extension de l'EAD était aussi une importante demande patronale au cœur des négociations de la convention collective dans les cégeps en 2023, par exemple. Il sera maintenant possible pour les collèges de procéder à l'expérimentation de projets d'EAD même à l'enseignement régulier !
Une société du « tele-everything »
Toute la question est de savoir pourquoi la fuite en avant vers l'EAD continue malgré les nombreux signaux d'alarme qui s'allument quant à ses répercussions négatives. Une partie de la réponse se trouve dans le fait que l'EAD s'inscrit dans un projet politique ou dans une transformation sociale plus large. Comme l'a bien montré Naomi Klein[5], la pandémie de COVID-19 a été l'occasion pour les entreprises du capitalisme de plateforme ou les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) de déployer le projet d'une société du « tele-everything » où tout se ferait désormais à distance grâce à une infrastructure numérique d'une ampleur sans précédent. Cela signifie non seulement un monde avec beaucoup moins d'enseignantes et d'enseignants, puisque les cours seront donnés en ligne ou éventuellement par des tuteurs-robots, mais cela concerne aussi un ensemble d'autres métiers dont les tâches sont d'ordre cognitif, puisqu'il s'agit précisément d'automatiser des tâches cognitives autrefois accomplies par l'humain. De nombreux métiers sont donc menacés : journaliste, avocat, médecin, etc. Désormais chacun pourra accéder, par exemple, au téléenseignement, à la télémédecine, au divertissement par la médiation d'un écran et depuis son foyer. Nous pouvons donc parler d'un projet politique visant à transformer profondément les rapports sociaux au moyen de l'extension d'un modèle de société technocapitaliste ou capitaliste cybernétique intercalant la médiation des écrans et de la technologie entre les sujets.
Vers une société cybernétique
Nous pouvons, en nous appuyant sur des philosophes comme le Québécois Michel Freitag ou le Français Bernard Stiegler, relever que la société moderne était caractérisée par la mise en place de médiations politico-institutionnelles devant, en principe, permettre une prise en charge réfléchie des sociétés par elles-mêmes. Plutôt que de subir des formes d'hétéronomie culturelles, religieuses ou politiques, les sociétés modernes, à travers leurs institutions que l'on pourrait appeler « républicaines », allaient faire un usage public de la raison et pratiquer une forme d'autonomie collective : littéralement auto-nomos, se donner à soi-même sa loi. La condition de cette autonomie collective est d'abord, bien entendu, que les citoyennes et citoyens soient capables d'exercer leur raison et leur autonomie individuelle, notamment grâce à une éducation qui les ferait passer du statut de mineur à majeur. Le processus du devenir-adulte implique aussi d'abandonner le seul principe de plaisir ou le jeu de l'enfance pour intégrer le principe de réalité qu'implique la participation à un monde commun dont la communauté politique a la charge, un monde qui est irréductible au désir de l'individu et qui le transcende ou lui résiste dans sa consistance ou son objectivité symbolique et politique.
D'après Freitag, la société moderne a, dans les faits, été remplacée par une société postmoderne ou décisionnelle-opérationnelle, laquelle peut aussi être qualifiée de société capitaliste cybernétique ou systémique. Dans ce type de société, l'autonomie et les institutions politiques sont déclassées au profit de systèmes autonomes et automatiques à qui se trouve de plus en plus confiée la marche des anciennes sociétés. De toute manière, ces dernières sont de plus en plus appelées à se dissoudre dans le capitalisme, et donc à perdre leur spécificité culturelle, symbolique, institutionnelle et politique. Ces transformations conduisent vers une société postpolitique. Elles signifient que l'orientation ou la régulation de la pratique sociale ne relève plus de décisions politiques réfléchies, mais se voit déposée entre les mains de systèmes – le capitalisme, l'informatique, l'intelligence artificielle – réputés décider de manière plus efficace que les individus ou les collectivités humaines. Bref, c'est aux machines et aux systèmes qu'on demande de penser à notre place.
Les anciennes institutions d'enseignement se transforment en organisations calquées sur le fonctionnement et les finalités de l'entreprise capitaliste et appelées à s'arrimer aux « besoins du marché ». Plus les machines apprennent ou deviennent « intelligentes » à notre place, et plus l'enseignement est appelé, suivant l'idéologie dominante, à se placer à la remorque de ces machines. Désormais, la machine serait appelée à rédiger le plan de cours des professeur·e·s, à effectuer la recherche ou à rédiger le travail de l'étudiante ou de l'étudiant ; elle pourra même, en bout de piste, corriger les copies, comme cela se pratique déjà en français au collège privé Sainte-Anne de Lachine. L'humain se trouve marginalisé ou évincé du processus, puisqu'il devient un auxiliaire de la machine, quand il n'est tout simplement pas remplacé par elle, comme dans le cas des tuteurs-robots ou des écoles sans professeurs, où l'ordinateur et le robot ont remplacé l'ancien maître. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) évoque déjà dans ses rapports un monde où les classes et les écoles physiques auront tout bonnement disparu. Ce projet participe aussi d'un processus de délestage ou d'« extranéiation » cognitive qui est à rebours de la conception moderne de l'autonomie, et qu'il convient maintenant d'expliciter.
Délestage ou extranéiation cognitive
Le philosophe français Eric Sadin[6] estime qu'un seuil inquiétant est franchi à partir du moment où des facultés ou des tâches cognitives spécifiques à l'humain sont remises entre les mains de systèmes d'intelligence artificielle, par exemple l'exercice du jugement ou le fait de poser un diagnostic médical. Automatiser le chauffage d'une maison ou les lumières d'un immeuble de bureaux est beaucoup moins grave que de transférer le jugement humain dans un système extérieur. Certains intervenants et intervenantes du monde de l'éducation s'enthousiasment devant ce processus, estimant que le délestage cognitif en faveur des machines permettra de sauver du temps qui pourra être utilisé à de meilleures fins[7]. Il faut au contraire insister pour montrer que ce processus pousse la destruction de l'idéal du citoyen – ou de la citoyenne – moderne encore plus loin, puisque celui-ci est remplacé par un individu assisté ou dominé par la machine, réputée penser, juger ou décider à sa place. L'individu n'exerce plus alors la réflexivité, l'autonomie, la liberté : « il faut s'adapter », comme le dirait Barbara Stiegler.
Il est frappant de constater à quel point les technoenthousiastes prennent position sur les nouvelles technologies sans jamais se confronter à l'immense corpus de la philosophie de la technique ou la technocritique, ceci expliquant cela… La position technocritique est généralement ridiculisée en l'assimilant à quelque peur comique du changement semblable à la crainte des minijupes et du rock'n'roll dans les années 1950… Pourtant, les dangers relatifs à ce mouvement de délestage (Entlastung) ou d'extranéiation cognitive ont bien été relevés, et depuis longtemps, par les Arnold Gehlen, Günther Anders ou Michel Freitag, pour ne nommer que ceux-là.
Dès 1956, Anders développe dans L'Obsolescence de l'homme une critique du rapetissement de l'humain face à la puissance des machines. Le concept de « honte prométhéenne » désigne le sentiment d'infériorité de l'ouvrier intimidé par la puissance et la perfection de la machine qui l'a dépassé, lui, l'être organique imparfait et faillible. Le « décalage prométhéen » indique quant à lui l'écart qui existe entre la puissance et les dégâts causés par les machines d'un côté, et la capacité que nous avons de les comprendre, de nous les représenter et de les ressentir de l'autre. Les machines sont donc « en avance » sur l'humain, placé à la remorque de ses productions, diminué et du reste en retard, largué, dépassé par elles.
Anders rapporte un événement singulier qui s'est déroulé à la fin de la guerre de Corée. L'armée américaine a gavé un ordinateur de toutes les données, économiques, militaires, etc., relatives à la poursuite de la guerre avant de demander à la machine s'il valait la peine de poursuivre ou d'arrêter l'offensive. Heureusement, la machine, après quelques calculs, a tranché qu'il valait mieux cesser les hostilités. On a conséquemment mis un terme à la guerre. D'après Anders, c'est la première fois de l'histoire où l'humain s'est déchargé d'une décision aussi capitale pour s'en remettre plutôt à une machine. On peut dire qu'à partir de ce moment, l'humanité concède qu'elle est dépassée par la capacité de synthèse de la machine, avec ses supports mémoriels et sa vitesse de calcul supérieure – supraliminaire, dirait Anders, puisque débordant notre propre capacité de compréhension et nos propres sens. Selon la pensée cybernétique[8] qui se développera dans l'après-guerre, s'il s'avère que la machine exécute mieux certaines opérations, il vaut mieux se décharger, se délester, « extranéiser » ces opérations dans les systèmes. La machine est réputée plus fiable que l'humain.
Évidemment, à l'époque, nous avions affaire aux balbutiements de l'informatique et de la cybernétique. Aujourd'hui, à l'ère du développement effréné de l'intelligence artificielle et de la « quatrième révolution industrielle », nous sommes encore plus en danger de voir une part croissante des activités, orientations ou décisions être « déchargées » de l'esprit humain en direction des systèmes cybernétiques devenus les pilotes automatiques du monde. Il faut mesurer à quel point cela est doublement grave.
D'abord, du point de vue de l'éducation qui devait fabriquer le citoyen et la citoyenne dont la république avait besoin, et qui produira à la place un assisté mental dont l'action se limitera à donner l'input d'un « prompt[9] » et à recevoir l'output de la machine. Un étudiant qui fait un travail sur Napoléon en demandant à ChatGPT d'exécuter l'ensemble des opérations n'aura, finalement, rien appris ni rien compris. Mais il semble que cela n'est pas très grave et que l'enseignement doit aujourd'hui se réinventer en insistant davantage sur les aptitudes nécessaires pour écrire des prompts bien formulés ou en mettant en garde les étudiantes et étudiants contre les « hallucinations », les fabulations mensongères fréquentes des machines qui ont désormais pris le contrôle. « Que voulez-vous, elles sont là pour rester, nous n'avons pas le choix de nous adapter… », nous dit-on du côté de ceux qui choisissent de garnir les chaines de l'ignorance des fleurs de la « créativité », car c'est bien de cela qu'il s'agit : l'enseignement de l'ignorance comme l'a écrit Michéa[10], le décalage prométhéen comme programme éducatif et politique.
Deuxièmement, ce mouvement de déchargement vers la machine vient entièrement exploser l'idéal d'autonomie moderne individuelle et collective et réintroduire une forme d'hétéronomie : celle du capitalisme cybernétique autonomisé. Comme le remarque Bernard Stiegler, le passage du statut de mineur à celui de majeur, donc le devenir-adulte, est annulé : l'individu est maintenu au stade infantile et pulsionnel, puis branché directement sur la machine et le capital. Il y a donc complicité entre l'individu-tyran et le système une fois court-circuitées les anciennes médiations symboliques et politiques de l'ancienne société. Suivant une thèse déjà développée dans le néolibéralisme de Friedrich Hayek, notre monde serait, du reste, devenu trop complexe pour être compris par les individus ou orienté par la délibération politique : il faut donc confier au marché et aux machines informatiques/communicationnelles le soin de devenir le lieu de synthèse et de décision de la société à la place de la réflexivité politique. Or, ce système est caractérisé, comme le disait Freitag, par une logique d'expansion infinie du capital et de la technologie qui ne peut qu'aboutir à la destruction du monde, puisque sa logique d'illimitation est incompatible avec les limites géophysiques de la Terre, ce qui mène à la catastrophe écologique déjà présente. Cela conduit à une forme exacerbée de la banalité du mal comme absence de pensée théorisée par Hannah Arendt, cette fois parce que le renoncement à penser ce que nous faisons pour procéder plutôt à un délestage cognitif de masse mène dans les faits au suicide des sociétés à grande échelle à cause du totalitarisme systémique capitaliste-cybernétique. Nous passons notre temps devant des écrans pendant que le capitalisme mondialisé sur le « pilote automatique » nous fait foncer dans le mur de la crise climatique.
Accélérationnisme et transhumanisme
Ce mouvement de décervelage et de destruction de l'autonomie individuelle et collective au profit des systèmes ne relève pas seulement d'une dérive ou d'une mutation propre à la transition postmoderne. Il est aussi revendiqué comme projet politique chez les accélérationnistes, notamment ceux de la Silicon Valley. Une des premières figures de l'accélérationnisme est le Britannique Nick Land, ancien professeur à l'Université de Warwick, où il a fondé le Cybernetic Culture Research Unit (CCRU) dans les années 1990. Land dit s'inspirer de Marx (!), de Deleuze et Guattari, de Nietzsche et de Lyotard pour conclure que l'avenir n'est pas de ralentir ou de renverser le capitalisme, mais d'accélérer son processus de déterritorialisation. Cette idéologie favorise ainsi l'accélération du capitalisme, de la technologie et se dit même favorable au transhumanisme, à savoir la fusion – partielle ou totale – de l'humain avec la machine dans la figure du cyborg[11]. Après avoir quitté l'université, Nick Land, notamment à cause de son usage de drogues, sombre dans la folie et l'occultisme. Il devient également ouvertement raciste et néofasciste. Il disparait pour refaire surface plusieurs années plus tard en Chine, une société qui, selon lui, a compris que la démocratie est une affaire du passé et qui pratique l'accélérationnisme technocapitaliste. Ses idées sont par la suite amplifiées et développées aux États-Unis par Curtis Yarvin, proche de Peter Thiel, fondateur de PayPal. Cela a engendré un mouvement de la néo-réaction ou NRx qui combine des thèses accélérationnistes et transhumanistes avec la promotion d'une privatisation des gouvernements, une sorte de technoféodalisme en faveur de cités-États gouvernées par les PDG de la techno. Il s'agit donc d'un mouvement qui considère que la démocratie est nuisible, étant une force de décélération, un mouvement qui entend réhabiliter une forme de monarchisme 2.0 mélangé à la fascination technique. On pourrait dire qu'il s'agit d'une nouvelle forme de technofascisme.
Ajoutons qu'une partie des idées de Land et de Yarvin nourrit non seulement l'« alt-right », mais aussi des mouvements ouvertement néonazis dont la forme particulière d'accélérationnisme vise à exacerber les contradictions raciales aux États-Unis pour mener à une société posteffondrement dominée par le suprémacisme blanc. Il existe également une forme d'accélérationnisme de gauche, associé à une figure comme celle de Mark Fisher, qui prétend conserver l'accélération technologique sans le capitalisme. Mais la majeure partie du mouvement est à droite, allant de positions anciennement libertariennes jusqu'à des positions néoautoritaires, néofascistes, transhumanistes ou carrément néonazies. Cette nébuleuse accélérationniste inspire les nouveaux monarques du technoféodalisme de la Silicon Valley, les Peter Thiel, Elon Musk, Mark Zuckerberg et Marc Andreesen[12]. Ceux-ci pensent que l'humain doit fusionner avec l'IA pour ensuite aller coloniser Mars, la Terre étant considérée comme écologiquement irrécupérable. Il n'est donc pas suffisant de parler d'un projet de scénarisation de l'humain par la machine au moyen du délestage cognitif, puisque ce qui est en cause dans le projet accélérationniste et transhumaniste implique carrément la fin de l'humanité telle qu'on l'entendait jusqu'ici. L'anti-humanisme radical doit être entendu littéralement comme un projet de destruction de l'humanité. Il s'agit d'un projet de classe oligarchique et eugéniste qui entend bien donner tout le pouvoir à une nouvelle « race » de surhommes riches et technologiquement augmentés dont le fantasme est de tromper la mort par le biais de la technique pour pouvoir jouir de leur fortune éternellement, à tel point qu'ils modifient actuellement les lois aux États-Unis pour pouvoir déshériter leur descendance et contrôler leurs avoirs éternellement lorsque la technologie les aura rendus immortels…
L'oubli de la société
Ce délire se déroule aussi sur fond « d'oubli de la société », comme le disait Michel Freitag[13], à savoir qu'il implique la destruction des anciennes médiations culturelles et symboliques aussi bien que celle des anciennes sociétés, comprises comme totalités synthétiques ou universaux concrets. Marcel Rioux l'avait déjà remarqué dans les années 1960, l'impérialisme technocapitaliste étatsunien conduit à la liquidation de la langue, de la culture et de la société québécoise. Du reste, comme le souligne Freitag, le fait d'être enraciné dans un lieu et un temps concret est remplacé par un déracinement qui projette le néosujet dans l'espace artificiel des réseaux informatiques ou de la réalité virtuelle. Du point de vue de l'éducation, à quoi sert-il alors de transmettre la culture, la connaissance du passé, les repères propres à cette société concrète ou à son identité, du moment qu'on ne nait plus dans une société, mais dans un réseau ? La médiation technologique et les écrans, en tant que technologie de disruption, viennent contourner les anciennes médiations et le processus d'individuation qu'elles encadraient, produisant des individus socialisés ou institués par les machines. Il devient alors beaucoup plus important d'anticiper l'accélération future et d'enseigner à s'y adapter, beaucoup plus important que d'expliquer le monde commun et sa genèse historique. De ce point de vue, l'ancien instituteur, « hussard noir de la République[14] », doit être remplacé par un professeur branché qui s'empresse d'intégrer les machines à sa classe, ou carrément par ChatGPT ou par un quelconque tuteur-robot. Ainsi la boucle serait complète : des individus formés par des machines pour vivre dans une société-machine, où l'ancienne culture et l'ancienne société auraient été remplacées par la cybernétique.
Une aliénation totale
Nous l'avons dit : les jugements enthousiastes sur cette époque sont généralement posés sans égard au corpus de la théorie critique ou de la philosophie de la technique. Il nous semble au contraire qu'il faille remobiliser le concept d'aliénation pour mesurer la dépossession et la perte qui s'annoncent en éducation, pour les étudiants, les étudiantes, les professeur·e·s, aussi bien que pour la société ou l'humanité en général. L'aliénation implique un devenir étranger à soi. En allemand, Marx emploie tour à tour les termes Entaüsserung et Entfremdung, extériorisation et extranéiation. La combinaison des deux résume bien le mouvement que nous avons décrit précédemment, à savoir celui d'une extériorisation de l'humanité dans des systèmes objectivés à l'extérieur, mais qui se retournent par la suite contre le sujet. Celui-ci se trouve alors non seulement dépossédé de certaines facultés cognitives, mais en plus soumis à une logique hétéronome d'aliénation qui le rend étranger à lui-même, à sa pratique, à autrui, à la nature et à la société – comme l'avait bien vu Marx –, sous l'empire du capitalisme et du machinisme. Le sujet se trouve alors « privé de monde[15] » par un processus de déshumanisation et de « démondanéisation ». Ce processus concerne aussi bien la destruction de la société et de la nature que celle de l'humanité à travers le transhumanisme. Nous pouvons ainsi parler d'une forme d'aliénation totale[16] – ou totalitaire – culminant dans la destruction éventuelle de l'humanité par le système technocapitaliste. Ajoutons que le scénario d'une IA générale (AGI, artificial general intelligence) ou de la singularité[17] est évoqué par plusieurs figures crédibles (Stephen Hawking, Geoffrey Hinton, etc.) comme pouvant aussi conduire à la destruction de l'humanité, et est comparé au risque de l'arme nucléaire. L'enthousiasme et la célébration de l'accélération technologique portés par les idéologues et l'idéologie dominante apparaissent d'autant plus absurdes qu'ils ignorent systématiquement ces mises en garde provenant pourtant des industriels eux-mêmes. Sous prétexte d'être proches des générations futures, soi-disant avides de technopédagogie, on voit ainsi des adultes enfoncer dans la gorge de ces jeunes un monde aliéné et courant à sa perte, un monde dont ils et elles ne veulent pourtant pas vraiment lorsqu'on se donne la peine de les écouter, ce dont semblent incapables nombre de larbins de la classe dominante et de l'accélérationnisme technocapitaliste, qui ont déjà pressenti que leur carrière actuelle et future dépendait de leur aplaventrisme devant le pouvoir, quitte à tirer l'échelle derrière eux dans ce qu'il convient d'appeler une trahison de la jeunesse.
Conclusion : réactiver le projet socialiste
Nous avons montré précédemment que l'extension du capitalisme cybernétique conduit à des dégâts : psychologiques, pédagogiques, développementaux, sociaux/relationnels. Nous avons montré que le problème est beaucoup plus large, et concerne, d'une part, le déchargement de la cognition et du jugement dans des systèmes extérieurs. D'autre part, il participe de la mise en place d'un projet politique technocapitaliste, celui d'une société postmoderne du « tout à distance » gérée par les systèmes, ce qui signifie la liquidation de l'idéal d'autonomie politique moderne. Cela entraine bien sûr des problèmes en éducation : formation d'individus poussés à s'adapter à l'accélération plutôt que de citoyens éclairés, fin de la transmission de la culture et de la connaissance, oubli de la société, etc. Plus gravement, cela participe d'une dynamique d'aliénation et de destruction du rapport de l'individu à lui-même, aux autres, à la nature et à la société. Ce processus culmine dans le transhumanisme et la destruction potentielle aussi bien de l'humain que de la société et de la nature si la dynamique accélérationniste continue d'aller de l'avant. Ce qui est menacé n'est donc pas seulement l'éducation, mais la transmission même du monde commun à ceux qu'Arendt appelait les « nouveaux venus », puisque ce qui sera transmis sera un monde de plus en plus aliéné et en proie à une logique autodestructive. Les Grecs enseignaient, notamment dans le serment des éphèbes, que la patrie devait être donnée à ceux qui suivent en meilleur état que lorsqu'elle avait été reçue de la génération antérieure. Les générations actuelles laissent plutôt un monde dévasté et robotisé, tout en privant celles qui viennent des ressources permettant de le remettre sur ses gonds.
Il convient évidemment de résister à ces transformations, par exemple en luttant localement pour défendre le droit à une éducation véritable contre la double logique de la marchandisation et de l'automatisation-robotisation. On peut encore réclamer de la régulation de la part des États, mais il est assez évident aujourd'hui que le développement de l'IA a le soutien actif des États – « comité de gestion des affaires de la bourgeoisie », disait Marx. Mais il faut bien comprendre que seule une forme de société postcapitaliste pourra régler les problèmes d'aliénation évoqués ci-haut. Il sera en effet impossible de démarchandiser l'école et de la sortir de l'emprise de la domination technologique sans remettre en question la puissance de ces logiques dans la société en général.
Depuis le XIXe siècle, la réaction à la destruction sociale engendrée par l'industrialisation a trouvé sa réponse dans le projet socialiste[18], qu'il s'agisse de la variante utopique, marxiste ou libertaire. On trouve aussi aujourd'hui des approches écosocialistes, décroissancistes ou communalistes[19]. Cette dernière approche, inspirée par l'écologie sociale de Murray Bookchin, préconise la construction d'une démocratie locale, écologique et anti-hiérarchique. Ce sont là différentes pistes pouvant nourrir la réflexion sur la nécessaire reprise de contrôle des sociétés sur l'économie et la technologie, dont la dynamique présente d'illimitation est en train de tout détruire. Cela laisse entière la question du type d'éducation qui pourrait favoriser la formation des citoyennes et citoyens communalistes dont le XXIe siècle a besoin. Chose certaine, il faudra, à rebours de ce que nous avons décrit ici, que cette éducation favorise l'autonomie, la sensibilité, la compassion, l'altruisme ; qu'elle donne un solide enracinement dans la culture et la société, qu'elle apporte une compréhension de la valeur et de la fragilité du vivant et de la nature. Bref, elle devra former des socialistes ou des communalistes enracinés au lieu de l'aliénation et du déracinement généralisé actuels.
Par Eric Martin, professeur de philosophie, Cégep St-Jean-sur-Richelieu
NOTES
1. Ce type de technologie cause un bouleversement profond dans les pratiques du champ où elle apparait. ↑
2. Franck Fischbach, La privation de monde. Temps, espace et capital, Paris, Vrin, 2011. ↑
3. Carolyne Labrie, « Les cégépiens ne veulent plus d'enseignement à distance », Le Soleil, 27 février 2023. ↑
4. Pour un développement détaillé de ces constats, voir Eric Martin et Sebastien Mussi, Bienvenue dans la machine. Enseigner à l'ère numérique, Montréal, Écosociété, 2023. ↑
5. Naomi Klein, « How big tech plans to profit from the pandemic », The Guardian, 13 mai 2020. ↑
6. Eric Sadin, L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle. Anatomie d'un anti-humanisme radical, Paris, L'Échappée, 2021. ↑
7. « L'intelligence artificielle, une menace ou un nouveau défi à l'enseignement ? », La tête dans les nuances, NousTV, Mauricie, 29 mai 2023. ↑
8. Céline Lafontaine, L'Empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004. ↑
9. NDLR. Prompt : il s'agit d'une commande informatique destinée à l'utilisateur ou l'utilisatrice lui indiquant comment interagir avec un programme, ou dans le cas de ChatGPT, des instructions envoyées à la machine pour lui permettre de faire ce qu'on lui demande. ↑
10. Jean-Claude Michéa, L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes, Castelnau-le-Lez, Climats, 2006. ↑
11. NDLR. Cyborg (mot formé de cybernetic organism) : personnage de science-fiction ayant une apparence humaine, composé de parties vivantes et de parties mécaniques. ↑
12. Marine Protais, « Pourquoi Elon Musk et ses amis veulent déclencher la fin du monde », L'ADN, 20 septembre 2023. ↑
13. Michel Freitag, L'oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité, Québec, Presses de l'Université Laval, 2002. ↑
14. En 1913, l'écrivain français Charles Péguy qualifie les instituteurs de « hussards noirs ». Combatifs et engagés, ils défendent l'école de la République.
15. Fischbach, La privation de monde, op. cit. ↑
16. Voir la présentation de Gilles Labelle lors du séminaire du Collectif Société sur l'ouvrage Bienvenue dans la machine, UQAM, 28 avril 2023. ↑
17. D'après Wikipedia, « La singularité technologique (ou simplement la Singularité) est l'hypothèse selon laquelle l'invention de l'intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles dans la société humaine. Au-delà de ce point, le progrès ne serait plus l'œuvre que d'intelligences artificielles qui s'auto-amélioreraient, de nouvelles générations de plus en plus intelligentes apparaissant de plus en plus rapidement dans une « explosion d'intelligence », débouchant sur une puissante superintelligence qui dépasserait qualitativement de loin l'intelligence humaine ». Cette thèse est notamment défendue par le futurologue transhumaniste Ray Kurzweil. ↑
18. Jacques Dofny, Émile Boudreau, Roland Martel et Marcel Rioux, « Matériaux pour la théorie et la pratique d'un socialisme québécois », article publié dans la revue Socialisme 64, Revue du socialisme international et québécois, n° 1, printemps 1964, p. 5-23. ↑
19. Eric Martin, « Communalisme et culture. Réflexion sur l'autogouvernement et l'enracinement », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, p. 94-100. ↑
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Larissa Packer : capitalisme vert, agro-industrie et crise environnementale

L'avocate socio-environnementale explique comment l'économie verte sert les intérêts financiers, transformant les biens communs en actifs financiers
Tiré de Capiré
https://capiremov.org/fr/entrevue/larissa-packer-capitalisme-vert-agro-industrie-et-crise-environnementale/
03/05/2024 |
Par MST
Foto : Selma Farias
La crise environnementale de ce siècle est directement liée au modèle agro-industriel, basé sur les grandes propriétés et sur la monoculture de produits de base. La production intensive et prédatrice qui progresse dans les campagnes est pratiquement ancrée dans la déforestation de l'Amazonie et du Cerrado brésilien, deux des régions les plus riches en biodiversité de la planète. À l'heure où l'on s'inquiète de plus en plus du changement climatique et de la durabilité, l'économie verte, le capital vert et le marché du carbone sont apparus comme des « concepts » dans la recherche de solutions « viables » et respectueuses de l'environnement.
Le site internet du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre du Brésil (MST) a interviewé Larissa Ambrosano Packer pour discuter de la dynamique entre l'agro-industrie et de l'environnement, en apportant des aspects liés aux nouvelles technologies capitalistes dans l'organisation de l'agriculture et de l'élevage et aux expressions de la financiarisation de l'économie dans les dynamiques agraire et environnementale. Packer est avocate socio-environnementale, titulaire d'un master en philosophie du droit et membre de l'équipe Grain pour l'Amérique Latine.
L'économie verte, qui semble aujourd'hui « à la mode », apporte-t-elle des solutions au problème de la crise environnementale mondiale ?
Cette relation entre les marchés de capitaux, l'agro-industrie et l'environnement s'inscrit dans cette tendance des investisseurs institutionnels qui cherchent à générer des milliards de dollars dans le monde, recherchant la rentabilité la plus élevée possible pour les « élites rentières », qu'il s'agisse d'individus ou d'entreprises. Je parle de BlackRock, Vanguard, State Street, Global Advisors, qui gèrent des billions de dollars, parfois beaucoup plus que le PIB des États-Unis et de la Chine. Ces investisseurs institutionnels professionnels, confrontés aux fluctuations des marchés financiers, aux mouvements inflationnistes et à la baisse des taux d'intérêt, recherchent des actifs physiques, des biens matériels tangibles tels que l'immobilier, les infrastructures de transport, les ports, les aéroports et les métaux précieux tels que l'or, les terres agricoles ou les ressources naturelles en général.
Cette alliance d'investisseurs institutionnels sur le marché financier et ces actifs physiques et matériels sont très présents en temps de crise, à la fois comme stratégie de protection de l'argent contre l'inflation et pour placer cette suraccumulation d'argent sur une base physique garantissant une rentabilité à long terme plus sûre que les actifs financiers traditionnels, tels que les actions ou les obligations d'État. Cela fait partie de ce moment de ruée vers l'or, vers le foncier, vers l'immobilier, qui s'est intensifiée au cours des 15 dernières années, depuis la crise hypothécaire de 2008 aux États-Unis, qui a également généré un énorme volume de capital financier sans ballast sur lequel reposer et qui a fini par conduire à plus ou moins trois mouvements majeurs.
Et quels sont ces mouvements ?
Grain a prouvé qu'il y avait eu une augmentation des transactions foncières internationales entre 2008 et 2009, passant de 4 à 45 millions d'hectares. La littérature parle de land grabbing, cette course aux terres agricoles à laquelle la Banque mondiale se réfère depuis 2011.
En 2012, par exemple, plusieurs investisseurs institutionnels ont cherché à acquérir des entreprises qui gèrent des terres agricoles aux États-Unis et à placer cette super accumulation de capital sur un marché foncier limité. Et cela a conduit à des prix stratosphériques de la valeur des terres, allant jusqu'à 67 000 dollars par hectare dans le Wisconsin. Pour vous donner une idée, ces actifs dits réels – qui sont en fait les marchés immobilier, commercial et résidentiel – correspondaient en 2021 à 51 % du total des actifs courants dans le monde, soit 290 billions de dollars.
Le deuxième marché le plus important est celui des instruments de dettes, qui représente moins de la moitié de ce montant (123 billions de dollars) et le troisième marché le plus important est celui de l'or. C'est également un actif très recherché en temps de crise, qui offre une plus grande sécurité et protection contre la corrosion de la monnaie en période d'inflation, et qui représente un marché de 12 billions de dollars.
Selon AGBI Real Assets, gestionnaire d'actifs immobiliers, les propriétés rurales représentent plus de 35 billions de dollars, soit environ 6 % des actifs de l'économie mondiale. Au cours des 20 dernières années, la valeur des terres agricoles a augmenté de 300 %.
Ensemble, ces fonds immobiliers qui investissent dans les propriétés commerciales, résidentielles et rurales totalisent plus de 320 billions de dollars, soit environ quatre fois le PIB mondial de 2020. Ainsi, l'alliance entre les investisseurs financiers, l'agro-industrie et les ressources naturelles s'inscrit dans ce moment d'intensification des crises financières, cherchant une protection contre la corrosion de l'argent face à l'inflation et aussi une plus grande rentabilité, une meilleure distribution de dividendes aux investisseurs et aux élites rentières.
Quel est l'impact de cette course au capital sur les terres et les biens communs des pays ?
Ce phénomène touche principalement les pays qui possèdent des terres agricoles et des ressources naturelles. Il y a un déplacement de cette suraccumulation de capital vers ces autres régions du Sud global, qui disposent de terres et de ressources naturelles en abondance. De nombreux investisseurs institutionnels cherchent à surévaluer ces actifs, augmentant ainsi le prix des terres et des produits agricoles, ce qui finit par avoir un impact sur la valeur des aliments, l'accès à la terre et les biens communs qu'elle fournit, tels que l'eau, la biodiversité, la végétation locale et la qualité et l'intégrité de l'environnement, qui sont des droits humains liés à la dignité de la vie et de la santé, à la fois des humains et des animaux et de la planète.
En période de crise financière, ces investisseurs financiers profitent de cet environnement de surconcentration et de rareté pour procéder à l'introduction de biens jusque-là courants dans le régime juridique de la propriété privée et, pire encore, dans le régime financier. Ils rapprochent ces biens communs non seulement du régime juridique des marchandises, mais des actifs financiers eux-mêmes. Ils subordonnent les biens autrefois communs, tels que la terre, l'eau et les ressources naturelles, aux intérêts des investisseurs de fonds en matière de distribution de dividendes. Cela signifie que plus l'expansion de l'agro-industrie est importante, produisant peu de produits de faible qualité nutritionnelle pour l'exportation, avec davantage de déforestation, d'appropriation des terres et de l'eau, plus la tarification de ces actifs réels qui deviennent des actifs financiers est élevée, et plus la distribution de dividendes à ces gestionnaires d'actifs et aux élites rentières mondiales est importante. Cela aboutit à subordonner les biens communs et les intérêts de la population à la stratégie de gains financiers de quelques familles, de quelques personnes super-riches dans le monde.
C'est ce que l'on appelle une économie verte ?
L'économie verte est un slogan de plus pour légitimer ou populariser un intérêt de classe, limité à une petite élite de rentiers et aux agents financiers qui travaillent pour elle. On fait donc intervenir des intérêts de classe et on les met en avant comme s'il s'agissait d'un intérêt global et plus large pour tout le monde.
Le discours hégémonique prétend vouloir une économie verte dans laquelle ces investisseurs aident la planète, aident toutes les populations à lever des fonds pour des projets environnementaux à faible impact. Mais il dit cela précisément pour dissimuler le fait qu'il s'agit d'une économie de rentiers, de capitalistes, d'investisseurs financiers, qui recherchent de plus en plus une rentabilité accrue basée sur l'augmentation de la valeur de la terre et de la valeur des marchandises et des denrées alimentaires.
Il en résulte une minorité de propriétaires et une majorité de personnes sans accès, sans toit, sans terres, de sorte que cet accès entre de plus en plus dans la composition de la valeur de ces actifs, de plus en plus par l'intérêt d'une plus grande rentabilité pour ces investisseurs.
On a beau dire que ces ressources seront utilisées pour le bien de la planète , la recherche d'une plus grande rentabilité est intrinsèque à la dynamique des investissements financiers. La rentabilité la plus élevée est liée aux transactions où les terres sont achetées à bas prix et vendues à un prix élevé.
Il n'est donc pas étonnant que de nombreux rapports fassent état de l'implication de ces gestionnaires d'actifs fonciers, y compris des fonds de pension, qui achètent des terrains très bon marché dans le Matopiba [acronyme désignant une région brésilienne comprenant les États de Maranhão, Tocantins, Piauí et Bahia], qui sont bon marché précisément parce que toute la chaîne de propriété est contaminée par des vices et des fraudes dus à l'accaparement de terres publiques et collectives. Après quelques années, les pâturages dégradés deviennent des monocultures de soja, dégradées pour d'autres raisons, afin de produire des marchandises destinées à l'exportation. Cela augmente la valeur de la terre et, lorsque celle-ci est vendue, les bénéfices sont distribués à quelques investisseurs financiers.
Il y a toute une dynamique d'augmentation du prix ou d'appréciation de ces terres et ceux qui n'ont pas d'argent sont poussés à vendre. On assiste à une concentration de ces terres, à l'expulsion de la population et des petits agriculteurs, des peuples et communautés traditionnels, à une déforestation accrue, etc. Quand on suit vraiment le phénomène du capital lié à ce qu'on appelle l'économie verte, ce qu'on voit c'est une économie brune, une économie qui conduit à une très grande violence contre les personnes et l'environnement.
En 2008, avec la suraccumulation de capital sans ballast sur lequel s'appuyer avec la crise hypothécaire aux États-Unis, il y a eu une fuite de capital et une recherche de nouveaux marchés, de nouveaux actifs, plus sûrs pour ces trillions de dollars. Trois phénomènes se sont plus ou moins produits : le land grabbing, avec une course mondiale à la terre, principalement dans les pays du Sud ; la spéculation financière sur les matières premières agricoles, avec une concentration par quelques fonds de futurs contrats d'achat et de vente de soja et de maïs, etc., générant un boum de l'indice des prix des denrées alimentaires ; et l'évaluation économique autonome, qui fait référence à la valeur des terres et aux valeurs environnementales.
Avant il y avait la qualité ou l'intégrité environnementale, qui relevait du régime juridique des biens communs. Ceux-ci étaient inappropriées pour une seule personne et ne pouvaient pas être échangés comme n'importe quelle autre marchandise, précisément parce qu'ils étaient destinés à tous, générations présentes et futures. Le régime de la propriété privée fait désormais l'objet d'une évaluation économique, autorisant certains acteurs à délivrer un titre de propriété sur ce qu'ils commencent à appeler les services environnementaux ou les services écosystémiques.
Vous pouvez nous expliquer plus en détail comment cela fonctionne ?
Il s'agit aujourd'hui d'un principe du droit de l'environnement, mais en réalité, tout un marché d'achat et de vente est en train de se construire à partir de la tarification et de l'autorisation des contrats et de la circulation de nouvelles marchandises autour des biens environnementaux, qui sont désormais considérés comme des actifs tangibles et peuvent faire l'objet d'échange comme n'importe quelle autre marchandise, en particulier dans l'environnement des actifs financiers.
Au Brésil, les quotas de réserve environnementale (CRA), qui représentent un hectare de végétation locale à n'importe quel stade de régénération, ne doit pas nécessairement être une forêt primaire ou secondaire, il peut s'agir d'une zone dégradée ou en cours de régénération. Ils fournissent un service environnemental de piégeage du carbone avec la croissance, permettant à cette zone de se régénérer et de se développer.
À partir de ces territoires, on peut émettre des titres financiers négociés en bourse et de gré à gré. De même, le Nasdaq et la Los Angeles Stock Exchange ont également inclus l'eau comme actif financier, qui se négocie donc également en bourse et dont le prix est fixé — d'où le terme de quotas d'eau.
Nous voyons des biens communs qui appartenaient à tout le monde passer au régime de la propriété privée et, en plus, devenir un actif financier. Cela peut entraîner la déforestation. Placer la gestion de l'environnement dans la logique de l'offre et de la demande, dans la logique des prix du marché, peut générer des mouvements spéculatifs très dangereux contre l'environnement. La logique est la suivante : plus il y a d'incendies en Californie ou dans le Pantanal, moins il y a d'eau disponible ; et plus elle est rare, plus la valeur du quota en bourse sera élevée. Et ceux qui détiennent ces actions auront une meilleure rentabilité, et pourront acheter et vendre ces actions à une valeur plus élevée sur le marché secondaire. De même, les quotas de réserve environnementale dans les régions où l'exploitation minière et l'agro-industrie se développent, avec la monoculture du soja, du coton et du maïs, auront moins de forêts ou de végétation locale et protégée, et la valeur des quotas sera plus élevée. Cela n'a rien à voir avec la protection de l'environnement. Nous parlons d'économie financière, qui n'a rien de vert.
Interview de Fernanda Alcântara éditée par Solange Engelmann
Révision de Helena Zelic
Traduction du portugais pas Claire Laribe
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Pluies meurtrières au Brésil et en Afrique : le changement climatique a encore frappé

De nombreuses régions du monde font face à des pluies diluviennes meurtrières. Des événements extrêmes qui s'expliquent en partie par le réchauffement climatique causé par l'humain.
Tiré de Reporterre
6 mai 2024
Par Émilie Massemin
Des Kenyans regardent une voiture détruite qui a été emportée par des pluies torrentielles dans le village de Kamuchiri, au Kenya, le 29 avril 2024. - © AFP / Luis Tato
Au moins 188 décès au Kenya, 155 en Tanzanie, 28 000 foyers déplacés en République démocratique du Congo, 2 000 au Burundi... Des pluies meurtrières frappent plusieurs régions du monde, en particulier l'Afrique de l'Est. Pour toute la zone Kenya, Tanzanie, Comores, la situation pourrait s'aggraver dans les prochaines heures avec le passage du cyclone Hidaya.
Au sud du Brésil, le bilan des inondations dans l'État du Rio Grande do Sul s'établissait le 3 mai à 29 morts et 60 personnes portées disparues. En Chine, des pluies diluviennes ont frappé la province du Guangdong, la plus peuplée du pays avec ses 127 millions d'habitants. Elles ont provoqué le décès de quatre personnes et des dizaines de milliers d'évacuations. Mi-avril, des précipitations extrêmes ont frappé plusieurs pays du Golfe, tuant vingt-et-une personnes à Oman. Les Émirats arabes unis ont enregistré des niveaux de pluie jamais atteints en soizante-quinze ans de relevés météorologiques. Quatre personnes sont mortes.
Certains épisodes peuvent être liés à des phénomènes météorologiques locaux. Par exemple en Afrique de l'Est. « L'événement El Niño, dont un s'est produit récemment, a généralement un lien avec les précipitations », explique Benjamin Sultan, climatologue et directeur de recherche à l'Institut de recherche pour le développement (IRD). Cette année, il a été amplifié par le dipôle de l'océan Indien, une oscillation irrégulière des températures de surface de la mer.
Mais pour les chercheurs interrogés par Reporterre, il ne fait aucun doute que ces événements climatiques extrêmes sont liés au changement climatiquecausé par l'humain. « Les précipitations associées à El Niño et au dipôle de l'océan Indien sont rendues plus fortes par le changement climatique », explique Benjamin Sultan. En cause, une élévation de la température des océans qui entraîne un surcroît d'évaporation, une augmentation du taux d'humidité dans l'atmosphère et, en bout de chaîne, des pluies plus abondantes. « 1 °C supplémentaire se traduit par une augmentation de 7 % de l'humidité atmosphérique, précise le chercheur. En conséquence, même si la probabilité de l'événement météorologique ne change pas, il peut devenir plus intense. »
Un lien que confirme Davide Faranda, directeur de recherche en climatologie au Laboratoire des sciences du climat et de l'environnement (LSCE) de l'Institut Pierre-Simon Laplace et coordinateur du consortium international ClimaMeter. « Aux tropiques, les océans sont particulièrement chauds, avec beaucoup d'évaporation. Cette chaleur humide se transfère à l'atmosphère et peut déclencher des pluies assez intenses, et donc des inondations », explique-t-il. En élargissant la focale, on observe même un lien entre les épisodes de chaleur extrême et ces inondations dévastatrices. « Au Sahel, en Chine et au Brésil, des records de température ont été battus dans plusieurs zones, contribuant à l'évaporation, rappelle le chercheur. Quand ces masses d'air chaud entrent en contact avec des zones d'air frais — ce qu'on appelle goutte froide dans la météorologie française —, elles déclenchent orages et précipitations. »
Inégalités face aux risques
Au niveau local cependant, difficile de lier tel ou tel épisode au changement climatique. Davide Faranda est spécialisé dans cette science en construction, baptisée « attribution ». « Pour Dubaï [aux Émirats arabes unis], les inondations sont tellement exceptionnelles que l'on n'a pas trouvé d'événement similaire dans nos bases de données. On ne peut donc pas vraiment dire si elles sont liées au changement climatique », précise-t-il. En revanche, son équipe a pu établir un lien entre les inondations en Chine et les émissions de gaz à effet de serre.
Les personnes mortes lors de ces récents épisodes d'inondations sont-elles donc des victimes du changement climatique ? Oui, mais d'autres éléments sont à prendre en considération. « Le risque n'est absolument pas naturel, rappelle la géographe Valérie November, directrice de recherche au CNRS. Si les pluies et les inondations font autant de dégâts, c'est parce que des populations vivent dans les endroits inondés. » D'autres facteurs, notamment économiques, peuvent jouer. « Une part du risque est fondamentalement injuste, il frappe les populations qui vivent le plus en marge, poursuit la chercheuse. Il est clair que les territoires et les populations sont inégaux face au risque. »
Le changement climatique viendra sans nul doute compliquer cette équation. « Il rend les phénomènes météorologiques plus intenses. Cette intensité produit des dommages dans des endroits qui n'étaient pas identifiés à l'avance, et prennent de court des personnes qui ne se pensaient pas exposées », explique Valérie November.
Benjamin Sultan, lui aussi, observe cette difficulté à anticiper les catastrophes climatiques et donc à limiter le nombre de décès qu'elles entraînent. « On sait que les pluies vont être un peu plus fortes, mais on ne sait pas exactement où. Souvent, les prévisions ne sont pas assez précises pour que les décideurs prennent les décisions associées, remarque le climatologue. On atteint aussi les limites de certains pays à gérer des événements extrêmes. Ces derniers sont parfois tellement extrêmes que même si l'on sait qu'ils vont arriver, cela dépasse les capacités d'adaptation du pays. »
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Derrière l’euphorie pour l’hydrogène, la menace des énergies fossiles

[Enquête 1/2] L'engouement mondial autour de l'hydrogène est dopé par le lobbying massif de l'industrie des énergies fossiles. Objectif : nous rendre encore plus dépendants d'elle.
3 mai 2024 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/Derriere-l-euphorie-pour-l-hydrogene-la-menace-des-energies-fossiles
Les promesses mirobolantes de l'hydrogène n'étaient-elles qu'une illusion, sur le point d'être dissipées ? Un vent d'inquiétude flottait ces derniers temps sur le secteur, perceptible jusque dans la communication de l'Hydrogen Council, un groupe de lobbying représentant des industriels majeurs du domaine. « L'industrie de l'hydrogène propre est confrontée à des vents contraires », qui ont entraîné un développement « plus lent que prévu », écrivait-il en décembre 2023.
Lire aussi : Avions et bateaux : comment l'hydrogène entretient le mythe de la croissance
Présenté comme l'un des piliers de la transition énergétique, ce gaz possède des vertus qui le rendent, de fait, indispensable. L'hydrogène « vert », c'est-à-dire produit par électrolyse de l'eau à partir d'énergies renouvelables, peut à la fois servir à stocker de l'énergie (un enjeu essentiel pour compenser l'intermittence de la production électrique des éoliennes et panneaux photovoltaïques), à fabriquer des carburants décarbonés et, surtout, à remplacer les énergies fossiles dans des secteurs industriels difficiles à décarboner autrement, comme la sidérurgie et de vastes pans de l'industrie chimique.

L'hydrogène « vert » est produit par électrolyse de l'eau. L'électricité renouvelable (en jaune) vient casser les molécules d'eau (en bleu), ce qui produit du dihydrogène et relâche du dioxygène, comme schématisé ci-dessus pour les usines d'électrolyseurs de Lhyfe, entreprise européenne de production d'hydrogène vert. Capture d'écran YouTube/Lhyfe
Ces derniers mois, pourtant, plusieurs analyses majeures se sont montrées assez pessimistes, voire carrément alarmistes quant à nos capacités à déployer l'hydrogène vert dans les temps impartis pour tenir nos objectifs climatiques.
C'est le cas d'un rapport publié en janvier par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) qui revoit à la baisse, de quelque 35 %, ses prévisions de croissance pour la production d'hydrogène vert d'ici 2028, par rapport à l'évaluation établie l'année précédente. Pire encore : seuls 45 gigawatts (GW) de capacités de production d'hydrogène vert additionnels devraient être construits entre 2023 et 2028, soit… 7 % des projets annoncés pour cette période, estime l'AIE.
Le constat est à peine moins sévère au niveau européen. L'étude « Sisyphe », publiée en mars par le CEA, qui s'appuie notamment sur le témoignage de soixante-dix industriels européens, estime que la demande en hydrogène électrolytique bas carbone en 2030 ne devrait pas dépasser les 2,5 millions de tonnes. Soit huit fois moins que l'objectif européen, officialisé dans le plan RepowerEU.
Une ambition démesurée ?
Une multitude de facteurs est invoquée de manière récurrente par les acteurs de l'hydrogène pour expliquer ces difficultés : les incertitudes sur le coût — et la compétitivité — de l'hydrogène bas carbone par rapport aux alternatives fossiles actuelles ; le cadre réglementaire international jugé trop instable ou trop contraignant ; l'absence d'équipements suffisants (électrolyseurs de grande puissance, gazoducs et ports pour transporter l'hydrogène, etc.) ou encore le contexte économique global, plombé par l'inflation et le coût du crédit, entre autres.
La douche froide actuelle est surtout à la mesure des gigantesques ambitions affichées ces dernières années. À l'échelle mondiale, l'AIE prévoit que la demande en hydrogène bas carbone atteindra en 2050 près de 400 millions de tonnes (Mt) par an. D'autres analyses vont jusqu'à 600 Mt.

© Stéphane Jungers / Reporterre
Des volumes titanesques à déployer quasiment à partir de rien : aujourd'hui, le monde consomme environ 95 Mt d'hydrogène par an, dont seulement 0,6 % est bas carbone, selon l'AIE. « Créer ex nihilo un système de production et de distribution d'hydrogène bas carbone constitue l'un des plus grands défis de la stratégie énergétique française et européenne », soulignait en février dernier Thomas Veyrenc, directeur général économie, stratégie et finances chez Réseau de transport d'électricité (RTE), lors d'une audition au Sénat.
L'ambition de la France incarne cette démesure : un objectif de production de 600 000 tonnes d'hydrogène décarboné est attendu pour 2030, ce qui nécessite l'installation de 6,5 gigawatts (GW) d'électrolyseurs.
À titre de comparaison, en 2023, France Hydrogène recensait 0,03 GW installé dans le pays, avec une progression de 0,017 GW en un an. « On ne va pas se mentir [...] un certain nombre d'objectifs ne seront pas atteints dans les temps », concédait en janvier à La TribunePhilippe Boucly, président de France Hydrogène.
Une bulle gonflée par le lobby fossile
La vague d'euphorie et d'annonces tonitruantes sur l'hydrogène remonte à 2020, selon Ines Bouacida, chercheuse et spécialiste de la transition énergétique à l'Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri) : « Elle est la conjonction de trois facteurs. D'abord, les objectifs de neutralité carbone en 2050 ont poussé à s'intéresser à l'hydrogène pour des secteurs difficiles à décarboner et qui étaient jusque-là peu regardés. Ensuite, les plans de relance post-Covid ont fait affluer beaucoup d'argent frais qui a suscité certaines ambitions d'investissements. Et il y a, enfin, une course technologique, l'envie d'avancer vite pour devenir les leaders mondiaux sur les technologies hydrogène. »
Autant d'éléments ayant pu pousser à surestimer nos capacités réelles à produire de l'hydrogène vert. Mais un quatrième facteur, plus surprenant, a certainement joué un rôle dans cet engouement mondial : le lobbying massif de l'industrie des énergies fossiles.
L'ONG OpenSecrets, qui traque les financements et l'influence des lobbies dans la politique étasunienne, évaluait en décembre 2023 à plus de 41 millions de dollars (environ 38 millions d'euros) le lobbying réalisé à Washington par les compagnies fossiles faisant la promotion de l'hydrogène, entre janvier et septembre 2023 seulement. Le nombre d'entreprises déclarant une activité de lobbying en faveur de l'hydrogène a explosé sous la présidence de Joe Biden : elles plafonnaient à moins de 25 jusqu'en 2020 avant de dépasser les 200 en 2023.

© Stéphane Jungers / Reporterre
Le même type de lobbying opère au Royaume-Uni et dans l'Union européenne (UE). Le centre de recherche sur le lobbying européen Corporate Europe Observatory estimait, en octobre 2023, à plus de 75 millions d'euros l'argent engagé par des industriels déclarant faire la promotion de l'hydrogène, entre autres, auprès des institutions de l'UE. Soit près du double (43 millions d'euros) de ce qu'investit la « Big tech » en lobbying dans l'UE. Parmi les plus gros acteurs impliqués dans cette promotion de l'hydrogène, on retrouve une bonne part des majors de l'industrie fossile : Shell, ExxonMobil, TotalEnergies ou BP.
« Leur principal objectif est de maintenir l'Europe dans une dépendance aux énergies fossiles, pour que leur business model puisse continuer quelques décennies supplémentaires », dénonce Belén Balanya, chercheuse au Corporate Europe Observatory. La subtilité de cette stratégie supposée tient au lien persistant entre énergies fossiles et hydrogène bas carbone. À côté de l'hydrogène vert, il est en effet possible de produire de l'hydrogène dit « bleu » : celui-ci n'est pas produit à partir d'électricité, mais est issu de la transformation d'hydrocarbures. Ce procédé est néfaste pour le climat, mais l'hydrogène bleu contourne ce problème en promettant de neutraliser les émissions de carbone générées, au moyen des techniques de capture et stockage du carbone (CSC).
L'hydrogène bleu, danger climatique
Ainsi, même si les objectifs chiffrés à long terme de la plupart des États parlent spécifiquement d'hydrogène vert, « ces objectifs irréalistes permettront aux compagnies pétrolières et gazières de faire revenir l'hydrogène d'origine fossile par la porte de derrière », alerte Bélen Balanya. De fait, l'Agence internationale pour les énergies renouvelables (Irena) estimait, dans un rapport de 2022, que l'hydrogène vert ne pourra répondre qu'aux deux tiers de la demande mondiale en 2050, complété par 200 millions de tonnes annuelles d'hydrogène bleu. Un volume identique est envisagé par l'AIE et l'Hydrogen Council.
Officiellement, pourtant, l'hydrogène bleu est présenté par la Commission européenne comme une solution temporaire, le temps que les capacités de production d'hydrogène vert se déploient. Les industriels du gaz fossile, eux, ne comptent pas se contenter d'un rôle de « passerelle » vers l'hydrogène vert. Investissant conjointement dans l'hydrogène vert et bleu, Shell, par la voix de son vice-président, assurait par exemple en 2021 que l'hydrogène bleu n'aurait pas vocation à disparaître, quand bien même sa version verte deviendrait compétitive. Le 28 avril dernier, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, en rajoutait une couche en assénant que l'objectif officiel de déploiement de l'hydrogène vert n'avait « aucun sens ».
« L'hydrogène bleu est loin d'être aussi neutre en carbone »
Cette perspective inquiète de nombreuses ONG, avant tout parce que l'hydrogène bleu est loin d'être aussi neutre en carbone qu'il le prétend. La principale technique de production d'hydrogène bleu passe par le vaporeformage du méthane : un processus qui transforme ce gaz en hydrogène tout en libérant du CO2. Une activité pouvant générer, en amont, des fuites de méthane (gaz quatre-vingts fois plus réchauffant que le CO2 sur vingt ans), et en aval des fuites de CO2, les techniques de capture et stockage étant rarement aussi efficaces que prévu.
Les études sur le sujet sont nombreuses et trop contradictoires pour aboutir à des données certaines, mais une part conséquente de ces travaux s'avère extrêmement inquiétante. Une des plus citées, publiée dans Energy Science & Engineering, conclut que les fuites de méthane rendent la production d'hydrogène bleu potentiellement plus néfaste pour le climat que la combustion directe de gaz naturel ou de charbon !
En France, un rapport de l'Ademe de mai 2022 expliquait que le bilan carbone de l'hydrogène bleu dépendait fortement de la technique employée ainsi que de l'origine du méthane qui sert à le produire : le gaz naturel liquéfié (GNL) importé des États-Unis et lié à la production de gaz de schiste très émetteur de gaz à effet de serre étant particulièrement nocif. L'hydrogène bleu actuellement sur le marché n'est pas bas carbone, conclut l'Ademe, mais pourrait le devenir si l'on suit les bonnes pratiques, ce qui n'est pas assuré en l'état.
Verrouiller notre dépendance aux fossiles
Au-delà de son bilan carbone, le développement de l'hydrogène bleu présente le risque pernicieux de nous maintenir dans une dépendance aux énergies fossiles en investissant dans leurs infrastructures, d'entretenir une « dépendance au sentier », alerte également Pierre Sacher, ingénieur de l'Ademe et auteur du rapport.
La crainte, régulièrement relayée par des ONG écolos, serait donc de tomber dans le « piège des lobbies » : faire miroiter de l'hydrogène vert, tout en se tenant prêt à vendre de l'hydrogène bleu, voire du gaz fossile, une fois levés le mirage et l'irréalisme des objectifs initiaux. C'est ce que dénonçait le 16 avril dernier Julian Popov, juste après avoir quitté ses fonctions de ministre de l'Environnement en Bulgarie. « Construire des gazoducs prêts pour l'hydrogène signifie construire des gazoducs qui ne seront pas utilisés pour autre chose que du gaz naturel », observait-il alors, cité par le média Contexte.

L'usine d'hydrogène de l'entreprise Lhyfe à Bouin, en Vendée, lors de sa construction en 2020. Capture d'écran YouTube/Lhyfe
Les gouvernements risquent « d'aider et encourager les intérêts des énergies fossiles » et de « perpétuer le statu quo », s'inquiète également Julie McNamara, directrice adjointe climat et énergie de l'ONG Union of Concerned Scientists. Si nous établissons des règles trop généreuses avec l'hydrogène bleu, produit à partir de méthane, « cela peut signifier plus de consommation de gaz naturel pour plus longtemps », un contexte « extrêmement lucratif pour l'industrie fossile », souligne-t-elle.
Ces enjeux se cristallisent en ce moment autour de « l'acte délégué » que doit produire la Commission européenne, pour établir clairement les critères définissant l'hydrogène bas carbone en Europe. Plusieurs industriels de l'hydrogène vert et ONG environnementales européennes ont adressé une lettre ouverte à la Commission, le 2 avril, s'inquiétant des pressions mises par certains industriels pour définir une norme au plus vite et au rabais pour l'hydrogène bleu.
Le risque serait notamment celui d'une définition trop permissive avec les fuites de carbone. Les signataires veulent aussi la garantie que l'hydrogène bleu ne soit produit qu'à partir des capacités fossiles existantes, sans générer l'ouverture de nouveaux puits d'hydrocarbures.
« Dans le pire des scénarios, le système hydrogène pourrait être encore pire pour le climat que le système fossile qu'il doit remplacer », s'inquiète Ciel Jolley, de l'ONG étasunienne Environmental Defense Fund, cosignataire de la lettre. « Des règles permissives sur l'hydrogène bleu pourraient saper le travail sur l'hydrogène vert et retarder sa compétitivité de plusieurs années », alerte également Geert De Cock, de Transport & Environment, autre organisation signataire.
L'acte délégué doit être rendu par la Commission européenne d'ici le 31 décembre 2024. Qu'il soit réellement bas carbone ou non, l'hydrogène fait aussi office d'argument magique, invoqué par certaines industries pour perpétuer leur modèle de croissance et éviter de parler de sobriété, comme l'explique par ailleurs Reporterre.
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