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K6, le « chantier modèle » de la décarbonation qui carbure aux travailleurs chinois

Pour réduire les émissions de CO2 de sa cimenterie de Lumbres (Pas-de-Calais), Eqiom a sous-traité la construction d'un four bas carbone à l'entreprise d'État chinoise CBMI, qui emploie 250 travailleurs chinois travaillant 12 heures par jour, six jours sur sept, hébergés dans des conditions précaires. Des violations manifestes du droit du travail qui viennent entacher ce « chantier modèle » de la décarbonation, subventionné par plus de 200 millions d'euros d'argent public.
Tiré de l'Humanité
Publié le 22 mai 2025
Simon Guichard
Depuis près d'un an, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, vêtus de leurs tenues jaune fluo, casques de chantier vissés sur la tête, des ouvriers chinois montent et descendent les escaliers qui ceinturent l'échafaudage du four K6, en construction à la cimenterie Eqiom de Lumbres (Pas de Calais).
D'en haut, ils sont aux premières loges pour observer le ballet quotidien des camions qui viennent chaque jour se fournir dans la seule usine à produire du clinker dans le nord de la France, ce matériau fortement émetteur de CO2 nécessaire à la fabrication du ciment.
À Lumbres, la filiale du géant irlandais du ciment CRH s'est engagée dans une ambitieuse transformation de son modèle de production, afin de réduire l'impact environnemental du 19e site industriel le plus polluant de France. Il pourrait ainsi se targuer d'être la première cimenterie neutre en carbone d'Europe dès 2050.
Un chantier massivement subventionné
Le projet K6 vise à remplacer les deux fours datant des années 1970, alimentés en énergie fossile par une nouvelle ligne de production de clinker fonctionnant à l'aide de combustibles « alternatifs » : des déchets, du biogaz et du gaz naturel permettant de réduire sensiblement les émissions de CO2 de la cimenterie. Un investissement chiffré à plus de 200 millions d'euros.
Entre préservation du tissu industriel et innovation de pointe, K6 a tout de suite tapé dans l'œil des responsables politiques. Pour eux, cet équipement représente l'opportunité de mettre en scène leur action en faveur du climat et de l'emploi. La ministre de la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher s'est par exemple rendue sur le site en 2022, quand Eqiom dévoilait les contours du projet.
Si CRH, la maison mère d'Eqiom a réalisé des profits records ces dernières années (30 milliards d'euros de chiffre d'affaires en 2024, avec un résultat net de 2,6 milliards, en hausse de 15 % sur un an), ce « chantier modèle » de la décarbonation a été massivement soutenu par l'État et l'Europe.
Eqiom a d'abord bénéficié de 40 millions d'euros du plan France Relance, avant de signer en novembre 2023 avec l'État un contrat de transition écologique. K6 a aussi bénéficié d'une subvention de 153 millions d'euros du fonds européen pour l'innovation, en vue d'un hasardeux projet de stockage carbone en mer du Nord, censé entrer en service à l'horizon 2030.
Pour construire son nouveau four, Eqiom a fait appel à l'allemand IKN, qui sous-traite le chantier à l'entreprise d'État chinoise CBMI. Selon nos informations, c'est bien le prix proposé qui a été déterminant pour choisir le duo IKN-CBMI au détriment de leurs concurrents européens.
Ces entreprises étaient pourtant présentées par le cimentier comme les seules au monde capables de construire un tel ouvrage. Mais l'offre germano-chinoise bénéficiait surtout d'un avantage certain : une main-d'œuvre qualifiée à un prix défiant toute concurrence. Le contrat de transition écologique signé par Eqiom avec l'État « n'a pas vocation à encadrer les conditions de travail des éventuels sous-traitants du projet », nous précise le ministère de l'Industrie.
À Lumbres, pas de trace d'IKN. Ce sont 250 ouvriers, manœuvres et contremaîtres originaires du sud de la Chine qui ont débarqué dans le Pas-de-Calais fin 2024. Leur mission : construire le four bas carbone en deux ans. Un délai serré, car Eqiom vise une mise en service dès 2026.
Pour réaliser ce tour de force, CBMI s'occupe de tout : de l'importation de matériel de chantier et de machines-outils directement depuis la Chine jusqu'au recrutement des ouvriers, sans oublier le logement et les repas, l'entreprise d'État n'a rien laissé au hasard. C'est un morceau de l'empire du Milieu qui s'est installé au cœur des marais d'Opale, apportant avec lui sa propre conception du droit du travail.
« Système 966 » et logement précaire
Sur le chantier d'Eqiom, les travailleurs chinois turbinent six jours sur sept, à raison de 12 heures par jour, une déclinaison du « système 996 » (de 9 heures à 21 heures, six jours par semaine), pourtant interdit théoriquement dans le droit du travail local. À Lumbres, du lundi au samedi, les ouvriers embauchent à 6 h 30 et terminent leur tâche aux alentours de 18 h 30. Une vie de forçat, encadrée par CBMI dans tous les instants de la vie. Interrogés sur ces amplitudes horaires, ainsi que sur le montant des rémunérations de ces ouvriers, ni Eqiom, ni CBMI n'ont répondu à l'Humanité.
L'entreprise chinoise s'est elle-même chargée de loger ses ouvriers aux environs de l'usine. Ses cadres et ses contremaîtres ont pris leurs quartiers au moulin de Mombreux, un hôtel-restaurant bucolique à la sortie de la ville. Les ouvriers, eux, sont relégués dans deux campings à une quinzaine de kilomètres du chantier, sur les communes d'Arques et d'Audinchtun. Sur ces conditions d'hébergement, ni Eqiom ni CBMI n'ont donné suite à nos questions.
Leurs repas sont préparés par des cuisiniers chinois au camping d'Audinchtun, avant d'être livrés sur le chantier le midi. Derrière les cuisines, une trentaine de mobile-homes hébergent les travailleurs. Le dimanche aux aurores, les plus téméraires d'entre eux rallient à pied le Carrefour Contact de Fauquembergues, à cinq kilomètres du camping.
À Arques, un autre camping accueille officiellement 56 ouvriers, à raison de deux personnes par chambre. Mais lorsque nous y sommes allés, ils étaient 67 à descendre du bus qui les ramenait du chantier K6.
Un secret de polichinelle
Si CBMI a érigé la discrétion en valeur cardinale, la venue des 250 ouvriers à Lumbres n'est pas passée inaperçue. Dès fin 2024, la Voix du Nord a publié plusieurs articles sur leur arrivée et les lieux dans lesquels ils sont logés. Selon nos informations, l'inspection du travail a réalisé un contrôle sur la cimenterie de Lumbres fin avril, sans se rendre sur les lieux d'hébergement de ces travailleurs.
Contacté, Eqiom affirme que « le chantier est réalisé en totale conformité avec le droit français et les valeurs de notre entreprise. » Un argumentaire balayé par Lionel Salomon, de la FNSCBA-CGT : « Si des travailleurs étrangers, chinois en l'occurrence, viennent travailler en France, cela doit se faire dans le respect du droit du travail. Encore plus quand les projets sont arrosés d'argent public. »
En tant que donneur d'ordre, le cimentier est tenu de s'assurer que son sous-traitant CBMI respecte ses obligations sociales, en vertu de l'obligation de vigilance prévue par la loi. Contacté, le ministère du Travail n'a pas répondu à nos questions.
Au camping d'Audinchtun comme au moulin de Mombreux, les cadavres de bouteille de Bordeaux premier prix s'entassent dans les cagettes de légumes vides. Un expédient pour ne jamais lâcher la cadence. Car les jours des chinois sont comptés à Lumbres. Affiché à l'entrée, l'arrêté municipal accordant aux ouvriers le droit de séjourner au moulin stipule qu'ils devront avoir rendu les clefs en septembre prochain.
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Afrique du Sud : des femmes mineurs forcées de se dévêtir à la mine d’or de Kopanang

Le Syndicat national des mineurs (NUM), affilié à IndustriALL Global Union, condamne les fouilles au corps déshumanisantes que les femmes mineurs doivent subir quotidiennement à la mine d'or de Kopanang, à 170 km au sud-est de Johannesburg.
Tiré de Entre les lignes et les mots
La mine de Kopanang a été vendue en 2018 par Anglogold Ashanti à la société Heaven-Sent SA Sunshine Investment basée à Hong Kong.
12 femmes au moins ont dénoncé des violations sous forme de fouilles corporelles avilissantes, les obligeant à se présenter complètement nues devant les agents de sécurité sous le prétexte de la recherche d'or volé. Ce chiffre pourrait être plus élevé, certaines travailleuses ayant subi des intimidations et craignant de parler. Celles qui ont contesté ces fouilles humiliantes à la fin de leur service ont été suspendues. L'une d'elles, par exemple, l'a été après avoir refusé d'enlever ses sous-vêtements et d'écarter les jambes pendant la fouille.
En outre, ces femmes déclarent travailler de longues heures sans être autorisées à emporter de la nourriture en sous-sol. Le NUM envisage de porter plainte contre la mine de Kopanang et de demander une enquête du ministère des Ressources minérales. Le syndicat rencontre aussi la direction de la mine pour réclamer l'arrêt de ces violations. Il ajoute que des technologies existent pour rendre ces fouilles respectueuses des droits des travailleuses à l'intimité et à la dignité plutôt que de les obliger à se mettre à nu devant des agents de sécurité. Le ministère de la Femme, de la Jeunesse et des Personnes handicapées, les communautés avoisinantes de la mine et des organisations de la société civile ont également condamné ces violations dégradantes.
À la conférence des femmes du NUM, qui s'est tenue en mars, Magrett Gabanele, la présidente de la structure des femmes, a rappelé la détermination du syndicat « à combattre la violence et le harcèlement fondés sur le sexe à l'encontre des femmes mineurs. »
« Il ne s'agit pas seulement de violations au travail et de la vie privée, mais aussi de violence fondée sur le sexe la plus invasive et brutale. Il s'agit de traiter les corps des femmes comme des objets au nom de la sécurité. Il s'agit du silence et du consentement de ceux qui profitent de systèmes qui permettent une telle déshumanisation. Lorsque les corps des femmes sont soumis à la surveillance, la suspicion et la violence, ce n'est pas seulement un problème de mauvaise gestion, c'est la manifestation d'un patriarcat bien ancré sur le lieu de travail » écrivent Tania Bowers et Lebo Mncayi-Poloko, anciennes membres de la structure des femmes du NUM au Sowetan.
La secrétaire régionale d'IndustriALL pour l'Afrique subsaharienne, Paule France Ndessomin, déclare :
« Les actes répréhensibles des agents de sécurité de la mine de Kopanang, qui violent gravement la dignité féminine, doivent être condamnés sans équivoque. La direction doit appliquer d'urgence de solides politiques pour stopper cette humiliation et cette violence fondée sur le sexe. »
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Au Cap-Haïtien, la matraque contre la craie : chronique d’une violence d’État contre l’éducation

Cap-Haïtien, 18 mai 2025 – Tandis que les rues de la deuxième ville du pays vibraient au rythme des fanfares, des discours officiels et des parades à l'occasion de la fête du Drapeau, une scène autrement plus brutale se déroulait en marge des festivités. Un professeur, figure locale de la mobilisation pour de meilleures conditions de travail dans le secteur éducatif, a été violemment battu par des agents de la POLIFRONT et de l'USGPN. Son seul crime : réclamer le respect de sa dignité professionnelle.
Par Smith PRINVIL
Cette agression, survenue en plein centre-ville, n'est pas un simple débordement. Elle est le symptôme d'un système qui choisit de réprimer plutôt que de dialoguer, de parader plutôt que de réformer. Ce que ce professeur demandait, comme des milliers d'autres à travers le pays, ce n'était pas une faveur : c'était un salaire à temps, une salle de classe décente, une reconnaissance à la hauteur de la mission d'enseigner dans un pays en crise.
Ce même jour, l'État haïtien a mobilisé près de 400 millions de gourdes pour organiser les festivités dans le Nord. Déploiement logistique impressionnant, effets de communication à grande échelle, distributions de T-shirts, de drapeaux et de slogans vides de contenu. Pendant ce temps, dans les écoles publiques, la craie se fait rare, les enseignants désabusés et les élèves de plus en plus absents.
Plusieurs professeurs de la région témoignent anonymement. L'un d'eux confie : « Ma carte de débit est bloquée depuis des semaines. Je ne peux même pas acheter à manger. Et ils osent parler de valorisation de l'enseignement ? » Un autre, épuisé, soupire : « Ils veulent des cérémonies, pas des cerveaux. »
Depuis des années, les gouvernements successifs promettent la revalorisation du métier d'enseignant. Sur le terrain, la situation empire. Les grèves s'enchaînent, les écoles ferment, les élèves décrochent. Et désormais, revendiquer des droits peut valoir des coups. Le message est clair : enseigner en Haïti est non seulement une vocation sans reconnaissance, mais aussi une activité à risque.
Au-delà de l'indignation, cette affaire révèle une fracture fondamentale dans le contrat social haïtien. Un État qui matraque ses professeurs, c'est un État qui renonce à son avenir. Un gouvernement qui préfère financer des shows symboliques plutôt que de garantir l'éducation, choisit l'obscurantisme contre la lumière.
Le drapeau haïtien est né d'un acte de libération. Il est censé symboliser la dignité, la justice, la souveraineté populaire. Le voir brandi par ceux-là mêmes qui piétinent les droits les plus élémentaires de ceux qui forment les générations futures, c'est le voir trahi. Le sang versé par les ancêtres pour la liberté ne saurait justifier la violence d'un régime contre ses éducateurs.
Au Cap-Haïtien, ce 18 mai 2025, pendant que les puissants s'enivraient de patriotisme de façade, un professeur gisait au sol, frappé pour avoir osé parler. Ce n'est pas seulement un homme qu'on a humilié. C'est l'école. C'est le savoir. C'est l'espoir.
Et tant que ces injustices seront maquillées en célébrations, tant que l'État préférera les projecteurs à la réforme, le pays continuera de danser au bord du gouffre, sous les tambours de la démagogie.
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Souffrances invisibles et esclavage moderne : Regard sur la situation des travailleuses en Iran

Un regard sur la situation des travailleuses en Iran à l'occasion de la Journée internationale des travailleurs
Les femmes travailleuses en Iran, aux mains calleuses et aux corps épuisés, portent le poids des inégalités sociales et de genre imposées par le régime clérical.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/01/souffrances-invisibles-et-esclavage-moderne-regard-sur-la-situation-des-travailleuses-en-iran/?jetpack_skip_subscription_popup
Dans le système juridique iranien, les femmes ne sont pas reconnues comme cheffes de famille. Pourtant, elles sont contraintes de travailler de longues heures, bien au-delà de la durée légale, dans des ateliers de production.
Le soir venu, elles rentrent chez elles pour s'occuper de leurs enfants et des membres malades de la famille, assumant également les tâches ménagères malgré une profonde fatigue.
Télécharger le rapport
Aperçu de la condition des travailleuses en Iran
Il n'existe aucune statistique fiable sur le nombre exact de femmes travailleuses en Iran. Les rares données disponibles proviennent des agences gouvernementales et sont incomplètes. Une grande partie de ces femmes exercent dans desemplois informels ou travaillent à domicile, ce qui les rend encore plus vulnérables. Employées sous des contrats flous, parfois signés à blanc avant même de commencer, elles perçoivent souvent un salaire inférieur au minimum légal [1]. (Source : Site “Empowerment of the Government and Society” – 8 février 2022)
Problèmes et défis rencontrés par les travailleuses
Salaires injustes et écart salarial entre les sexes
Survivre face aux difficultés économiques — logement, soins de santé, éducation — est un défi pour la majorité de la population iranienne sous le régime clérical. En 2025, le salaire minimum mensuel a été fixé à 10,39 millions de tomans (environ 111 USD). D'après les médias d'État, ce montant ne suffit même pas à couvrir les dépenses hebdomadaires d'une famille de trois personnes.
Le prix du panier alimentaire minimum a grimpé de plus de 340 % en quatre ans. Des produits de base comme le sucre, l'huile et les pommes de terre ont augmenté de plus de 400 %, tandis que la viande rouge a vu son prix exploser de plus de 800 %. (Source : Site d'État Eṭla'e Ma – 15 mars 2025)
Le coût des médicaments et des soins de santé a bondi de 400% ces cinq dernières années, si bien que de nombreuses personnes renoncent à remplir leurs ordonnances. (Source Journal Arman-e Melli – 3 mars 2025)
Malgré cela, de nombreuses travailleuses, souvent cheffes de famille, perçoivent un salaire encore inférieur au minimum légal. L'agence ILNA a reconnu, dans un rapport du 19 décembre 2019, que l'Iran se situe au bas du classement mondial en matière d'inégalités salariales entre hommes et femmes.
Dans les ateliers iraniens, les femmes sont privées de nombreux droits fondamentaux : elles ne bénéficient ni de congés maternité, ni de pauses allaitement, ni d'indemnités. (Source : Journal E'temad – 22 novembre 2022)
Emploi informel et double oppression des femmes travailleuses
En 2022, une militante estimait à plus de 2 millions le nombre de femmes travailleuses dans le secteur informel en Iran. Ces femmes, exclues de toute protection sociale, ne perçoivent même pas le salaire minimum et sont privées de la moindre prestation ou avantage professionnel. (Source : Site Fararu – 11 janvier 2023)
Cette exploitation invisible des travailleuses iraniennes génère d'énormes profits pour leurs employeurs. En échange de leur labeur épuisant, nombre d'entre elles doivent se contenter d'un salaire mensuel dérisoire, compris entre 2 et 3 millions de tomans (environ 213 à 320 USD). (Source : Fararu – 11 janvier 2023)
Déjà en 2018, Ahmad Amirabadi Farahani, membre du conseil parlementaire, qualifiait les conditions de travail des femmes devéritable esclavage moderne, déclarant : L'injustice exercée dans certains centres de production, notamment en matière de non-paiement des salaires et de longues heures de travail, représente une forme d'esclavage moderne envers les femmes. »
Pression de travail intense et insécurité professionnelle
En l'absence de protection juridique adéquate, et exposées à l'exploitation même par les employeurs publics, de nombreuses femmes travailleuses en Iran sont contraintes de travailler 12 heures par jour ou d'accepter des horaires de nuit. (Source : IRNA – 30 avril 2024)
Hassan Habibi, militant syndical, a souligné que : « Les femmes subissent davantage de préjudices que les hommes en raison de l'insécurité de l'emploi. Certaines sont cheffes de famille, et malgré leur rôle essentiel, elles sont confrontées à de nombreuses difficultés : salaires très faibles, absence de congé maternité, et discrimination. La majorité des entreprises privées mettent fin à leur contrat dès qu'elles apprennent qu'une femme est enceinte. » (Source : ISNA – 29 juillet 2024)
Absence de sécurité au travail pour les femmes travailleuses
Selon un rapport de l'agence ILNA daté du 26 mars 2025, environ 50 travailleurs meurent chaque semaine en Iran à cause d'accidents professionnels, de la négligence des employeurs et du manque de contrôle des inspecteurs du travail. Rien que pour le premier semestre de 2025, 1 077 travailleurs ont trouvé la mort sur leur lieu de travail, soit près de 200 décès par mois.
Une étude récente du Centre de recherche du Parlement iranien rapporte qu'en 2021 et 2022, 84 638 travailleurs ont été victimes d'accidents du travail en Iran, dont 3 826 décès. Ces chiffres concernent uniquement les travailleurs assurés, enregistrés par l'Organisation de la sécurité sociale.
En parallèle, l'Organisation de médecine légale iranienne a déclaré que 1 900 personnes sont mortes dans des accidents de travail en 2022. Cette divergence statistique met en lumière l'ampleur du travail informel en Iran et le nombre élevé de travailleuses non assurées. (Source : Hammihan Daily – 14 avril 2025)
Les femmes travailleuses en Iran n'ont généralement ni assurance, ni accès au transport professionnel, ni services de restauration. Certaines, malgré 15 années de service, n'ont ni contrat de travail, ni couverture sociale, ce qui les rend extrêmement vulnérables face aux accidents professionnels.
La plupart de ces femmes exercent dans des lieux de travail non contrôlables par les inspections officielles, ou bien leurs horaires de travail ne coïncident pas avec la présence des inspecteurs. Le nombre de blessures et d'accidents professionnels chez les femmes est en constante augmentation.
Le 20 décembre 2022, un fourgon transportant des travailleuses d'un entrepôt frigorifique à Bahar a pris feu. Les femmes, confrontées au manque de chauffage, avaient allumé un réchaud à gaz dans le véhicule. Celui-ci a déclenché un incendie, bloquant les portes, et a causé la mort de 5 femmes.
Le 31 décembre 2022, une ouvrière d'une usine située dans un parc industriel à Yazd est morte noyée dans un bassin d'eau. Les accidents de travail chez les femmes iraniennes sont bien plus fréquents qu'on ne le pense, mais à cause de leur invisibilité sociale et de l'absence de syndicats féminins, ces chiffres ne sont ni recensés ni médiatisés. (Source : Fararu – 11 janvier 2023)
En juin 2022, une ouvrière de 26 ans à Nishapur a perdu la vie lorsqueson foulard s'est pris dans une machine à injection plastique. Elle était mère de deux jeunes enfants. Ce drame évitable est survenu en raison du port de vêtements non conformes aux normes de sécurité.
Le 8 mai 2022, une femme de 4 ans est morte asphyxiée dans une boulangerie à Babol, happée par une machine après qu'un morceau de vêtement s'y soit accroché.
Le 7 novembre 2021, Marzieh Taherian, une jeune femme de 21 ans, est décédée à l'usine textile Kavir à Semnan. Son voile s'est coincé dans une machine, tirant violemment sa tête à l'intérieur. (Source : ILNA – 7 novembre 2021)
Dans certains ateliers, les travailleuses sont privées d'équipements de protection : pas de casques, ni de bouchons d'oreilles, les exposant à des lésions auditives et neurologiques.
Sous prétexte d'une meilleure rémunération, certains employeurs forcent ces femmes à travailler sans assurance sociale. Normalement, le système prévoit une cotisation répartie entre l'employeur (20%), l'employée (7%) et l'État (30%), mais dans la réalité, aucun versement n'est effectué, et les travailleuses ne reçoivent rien en retour.
Les travailleuses dans les usines pharmaceutiques sont confrontées à des polluants chimiques et hormonaux. Ces substances provoquent des lésions pulmonaires, des déséquilibres hormonaux et d'autres troubles physiologiques. Certaines femmes développent une pilosité excessive au visage, ou souffrent d'un excès de testostérone, ce qui entraîne également des troubles psychologiques graves.
Et pourtant, malgré tous ces dangers, ces femmes acceptent des salaires dérisoires, parfois inférieurs à 3 millions de tomans par mois, ou des paiements journaliers instables, avec une menace permanente de licenciement immédiat.
Leurs contrats sont souvent des feuilles vierges pré-signées, sans aucune garantie. Les employeurs ne les informent pas des risques liés à leur poste, et elles ignorent les dangers qu'elles encourent au quotidien. (Source : Fararu – 11 janvier 2023)
Manque de protection juridique pour les travailleuses
Dans une déclaration de mai 2022, l'Union nationale des travailleuses dénonçait :
« Certains employeurs, pour des motifs illogiques et illégaux, embauchent des femmes à des salaires inférieurs à ceux des hommes. Faute de choix et confrontées à la pauvreté, les femmes acceptent ces rémunérations en dessous du minimum légal, malgré l'interdiction formelle de telles discriminations par le code du travail iranien. »
Mais dans les faits, à cause de la corruption endémique au sein du régime, la loi écrite a peu de valeur pour les femmes dans le monde du travail.
Témoignages poignants de travailleuses iraniennes
Dans l'ombre des chiffres et des lois ignorées, ce sont les voix des femmes travailleuses iraniennes qui révèlent la brutalité du quotidien. Ces témoignages, rares et précieux, illustrent avec force les conditions de travail oppressantes et l'injustice structurelle qu'elles subissent.
Zahra, 43 ans, fait partie des millions de femmes iraniennes qui effectuent un travail épuisant sans reconnaissance. Elle vit en banlieue de Téhéran et doit parcourir de longues distances chaque jour pour atteindre son lieu de travail. Le visage marqué par la fatigue, elle confie : « Mon mari est également ouvrier. Pourtant, même à deux, nous ne parvenons pas à couvrir nos frais de vie. Son salaire ne suffit que pour le loyer. Je pars de chez moi à 5h du matin pour arriver à 8h au travail, et je travaille jusqu'à 19h30.
Nous travaillons aussi dur que les hommes, mais nos salaires et nos droits ne sont jamais égaux. Pas de primes d'heures supplémentaires, pas d'avantages sociaux équitables. Et quand on proteste, on nous montre la sortie de l'usine…
Après un accouchement, on est automatiquement écartées il n'y a ni congé allaitement, ni aménagement des horaires. » (Source : Jamaran – 24 novembre 2022)
Soudabeh, mère de deux jeunes enfants, est ouvrière sur chaîne d'assemblage dans une usine proche de Téhéran. Son témoignage est tout aussi bouleversant : « Avec mon salaire minimum, je ne peux même pas inscrire mes enfants à la crèche. Les frais mensuels de garde équivalent à mon salaire complet. » Elle travaille plus de 50 heures par semaine, bien que la loi iranienne limite le travail à 44 heures. Pour conserver son poste, elle doit accepter ces conditions illégales. Perdre cet emploi signifierait entamer un parcours du combattant pour en retrouver un. L'un des principaux critères de recrutement dans le secteur privé repose sur le statut marital des femmes. Les employeurs privilégient les femmes célibataires sans projet de mariage ou celles dont les enfants sont grands et n'envisagent plus d'en avoir. (Site Web Jamaran– Novembre 24, 2022)
Simin, employée dans une entreprise de fabrication de pièces automobiles, témoigne avec une lucidité bouleversante : « Une ouvrière, c'est une femme qui pleure chaque jour sur la tombe de ses rêves.
Je travaille depuis l'âge de 18 ans. Mes parents sont devenus handicapés après un accident, et mon frère et moi avons dû assumer toutes les dépenses du foyer.
Lors de mon embauche, la condition était d'être célibataire. J'ai accepté.
D'année en année, je suis devenue de plus en plus dépendante de mon salaire et de cet emploi. Et sans m'en rendre compte, j'avais 48 ans, j'étais toujours célibataire, et ma vie était entre les mains de mon employeur. » L'environnement masculin et dominateur des ateliers industriels a toujours joué contre Simin et ses collègues. Malgré leurs compétences, elles ne bénéficient ni d'évolution professionnelle ni d'augmentation de salaire.
Vahideh de son côté, se présente simplement comme « une femme » et « une ouvrière ». Elle travaille de 7 h à 19 h dans la zone industrielle de Kaveh, où elle est la seule femme parmi 17 hommes dans son département. Elle affirme :« Être derrière un bureau et défendre l'égalité entre hommes et femmes, ce n'est pas très compliqué.
Mais quand on est ouvrière et qu'on revendique cette égalité, c'est un combat de tous les instants. » Depuis 9 ans et demi, Vahideh travaille dans ce complexe industriel.
Son seul souhait ? « Avoir des nuits moins épuisantes… et un portefeuille un peu plus rempli. » (Source : IRNA – 30 avril 2024)
S'attaquer à la racine du problème
En Iran, les problèmes des travailleuses ne peuvent être résolus ni par des réformes, ni par la création de syndicats, contrairement à la majorité des pays du monde. Le régime en place depuis 46 ans, une dictature misogyne fondée sur le cléricalisme, a démontré dans tous les domaines que son seul objectif est de maintenir son pouvoir illégitime et d'intensifier le pillage du pays. Avec cet objectif cynique, le régime n'hésite pas à profiter de la souffrance et de la misère du peuple iranien, comme cela s'est vu pendant la pandémie de COVID-19, lorsque l'importation de vaccins a été interdite, condamnant des milliers de personnes à mourir pour préserver ses intérêts. Cette stratégie vise à épuiser la population, à l'affamer et à l'accabler, afin qu'elle n'ait plus la force de se révolter. Dans ces conditions, la seule voie possible pour soutenir les femmes iraniennes, c'est de reconnaître leur résistance organisée pour renverser cette dictature. Il est aussi crucial d'isoler le régime sur le plan international, pour que le peuple – et en particulier les femmes – puisse poser les bases d'un avenir prospère et libre, à travers une révolution démocratique.
[1] Un « contrat vierge pré-signé (connu en persan sous le nom de « contrat signé en blanc ») est un contrat de travail signé par le travailleur avant que les termes essentiels tels que le salaire, la durée ou la description du poste ne soient remplis, ce qui permet à l'employeur de compléter ou de modifier le contrat à sa guise. Cette pratique est illégale ou relève de l'exploitation dans de nombreuses juridictions et prive les travailleurs de protections fondamentales.
https://wncri.org/fr/2025/04/28/regard-sur-la-situation-des-travailleuses-en-iran/
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VIH : La dette morale d’un État absent

Port-au-Prince, 19 mai 2025 — Il est 10 heures du matin à Musseau. Le soleil tape fort sur le bitume. Mais ni la chaleur ni l'indifférence des passants n'ont dissuadé celles et ceux qui, ce lundi, ont décidé de faire entendre leur voix. Devant la barrière grise de la Primature, des dizaines de personnes vivant avec le VIH (PVVIH), réunies sous les bannières de Housing Works Haïti, de la Fédération Haïtienne des PVVIH (FEDHAP+) et du Comité National de Plaidoyer des Populations Clés, occupent symboliquement l'espace public. Pancartes en main, visages déterminés, elles exigent une chose simple : que l'État haïtien prenne ses responsabilités.
Par Smith PRINVIL
Depuis des décennies, la réponse haïtienne face au VIH repose majoritairement sur des fonds internationaux. Environ 80 % du financement est assuré par des partenaires comme le PEPFAR (President's Emergency Plan for AIDS Relief) et l'USAID. Mais cette aide, bien que précieuse, n'est pas éternelle. Sa réduction progressive place le pays au bord d'une crise sanitaire majeure. Et pour les PVVIH, chaque jour d'attente est un risque de plus.
« Nou pa mandé charite. Nou mandé jistis ! » scande une militante, le regard tourné vers les bâtiments muets du gouvernement. Elle est séropositive depuis 12 ans. Grâce à l'accès régulier à son traitement antirétroviral, elle a pu travailler, élever ses enfants, vivre. Mais aujourd'hui, elle craint que tout cela ne s'effondre.
Les manifestants ne réclament pas la lune. Ils demandent une politique de santé publique digne de ce nom : un plan de transition clair, un budget alloué à la prise en charge des PVVIH, un engagement visible pour préserver les acquis de la lutte contre le VIH. Ils réclament aussi le respect de leur dignité, souvent piétinée dans une société encore marquée par la stigmatisation.
« C'est une lutte pour exister », confie Junior, 28 ans, militant de longue date. « Tant que l'État ne planifie rien, c'est comme s'il attendait qu'on disparaisse. Mais nou la. Nou egziste. Nou pap fè silans. »
Ce sit-in est bien plus qu'un simple rassemblement. C'est une déclaration de résistance. Une manière de dire que les PVVIH ne seront pas les victimes silencieuses de l'austérité budgétaire ou du désengagement étatique. À travers leurs chants, leurs slogans, leurs témoignages, ils rappellent que la santé n'est pas un luxe, mais un droit fondamental.
Mais ce lundi 19 mai, la Primature est restée sourde. Aucun représentant officiel n'a daigné rencontrer les manifestants. Une absence lourde de sens, dans un pays où le mépris politique se confond trop souvent avec l'oubli.
Les organisations présentes promettent de ne pas lâcher prise. D'autres actions sont prévues. Des campagnes de sensibilisation, des mobilisations décentralisées, des recours juridiques si nécessaire. « On ne laissera pas mourir le combat que nous avons mené pendant 20 ans. Pas maintenant. Pas comme ça. »
Et pendant ce temps, derrière les grilles du pouvoir, le silence continue.
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Haïti : le gouvernement intérimaire aurait signé un contrat avec Blackwater pour lutter contre les gangs armés

Port-au-Prince, 27 mai 2025 — Selon une enquête du New York Times publiée ce week-end, le gouvernement intérimaire haïtien aurait conclu un contrat confidentiel avec Erik Prince, fondateur de la société militaire privée Blackwater, pour mener des opérations contre les gangs armés qui terrorisent plusieurs quartiers de la capitale et d'autres zones urbaines du pays.
Par Smith PRINVIL
Le document, que le journal américain affirme avoir consulté, établirait une collaboration directe entre les autorités haïtiennes et la firme de sécurité, tristement célèbre pour son rôle controversé dans des opérations militaires en Irak et en Afghanistan. Blackwater, aujourd'hui connue sous le nom de Constellis, a vu plusieurs de ses employés condamnés pour leur implication dans le massacre de 14 civils irakiens à Bagdad en 2007.
Le contrat aurait été négocié au plus haut niveau avec l'appui de conseillers étrangers proches de l'administration américaine, selon la même source. Il prévoit l'envoi d'unités paramilitaires spécialisées dans la guerre urbaine, avec mission de "neutraliser" des groupes criminels armés jugés incontrôlables par la Police Nationale d'Haïti (PNH), dont les effectifs sont largement dépassés par l'ampleur de la crise sécuritaire.
Erik Prince, entrepreneur militaire privé et ancien conseiller officieux de l'ex-président américain Donald Trump, est considéré comme un acteur influent du secteur de la sécurité privée internationale. Sa présence dans un contexte aussi explosif qu'Haïti inquiète plusieurs observateurs.
« Confier la sécurité nationale à une société privée, c'est franchir une ligne rouge », estime un analyste haïtien du secteur des droits humains joint par Le Concret Info. « Blackwater, ce n'est pas une ONG. C'est une machine à faire la guerre, sans obligation de rendre compte à la population. »
La société civile, pour l'heure, n'a pas été consultée sur la question. Les autorités n'ont pas encore officiellement réagi aux révélations du New York Times, et aucun détail n'a été publié par le Bureau du Premier ministre ni par le Ministère de la Justice.
Haïti est confrontée depuis plus de trois ans à une montée en puissance des gangs armés qui contrôlent de larges pans du territoire, en particulier dans l'aire métropolitaine de Port-au-Prince. Kidnappings, assassinats, violences sexuelles et déplacements forcés se multiplient, dans un contexte de vide institutionnel et d'affaiblissement chronique des forces de sécurité.
Face à l'incapacité de l'État à reprendre le contrôle, plusieurs puissances étrangères, dont les États-Unis, le Canada et l'ONU, appellent à une « réponse robuste » contre les gangs. Mais le recours à une entreprise militaire privée, déjà controversée, pourrait aggraver la défiance de la population et attiser la colère populaire, prévient une source diplomatique en poste à Port-au-Prince.
L'ampleur du contrat, ses modalités d'exécution, et son financement restent à ce stade inconnus.
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Argentine. Milei, l’audace et le calcul

Javier Milei aurait pu se présenter, le 18 mai 2025, aux élections législatives locales de la ville de Buenos Aires en alliance avec la droite libérale-conservatrice de l'ancien président Mauricio Macri [décembre 2015-décembre 2019]. S'ils s'étaient présentés ensemble, les partis Propuesta Republicana (Pro, Mauricio Macri) et La Libertad Avanza (Javier Milei) auraient peut-être obtenu un résultat proche de 50% des voix. Mais le dirigeant libertarien a décidé de rechercher une position hégémonique pour la droite dure, et pour cela, il devait vaincre le macrisme dans son bastion électoral, où il gouverne sans interruption depuis 2007. La capitale argentine était le seul territoire véritablement macriste de la géographie électorale et Milei a décidé de s'y attaquer, au risque de diviser le vote de la droite et de permettre une victoire du péronisme.
24 mai 2025 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/argentine/argentine-milei-laudace-et-le-calcul.html
Au final, il a obtenu plus que ce qu'il espérait : non seulement il a détrôné les forces de Macri, reléguées à une lointaine troisième place avec 15,9% des voix, mais son candidat, le porte-parole présidentiel Manuel Adorni, est arrivé en tête avec 30,1% des suffrages, contre 27,3% pour le candidat péroniste de centre-gauche Leandro Jorge Santoro (Es Ahora Buenos Aires). Le taux de participation le plus bas de l'histoire (53% tenant compte du vote obligatoire) témoigne toutefois d'une forte désaffection politique et des limites de l'engouement pour le libertarianisme [en 2021, la participation pour les élections législatives dans la Ciudad Autónoma de Buenos Aires-CABA était de 73,4% et en 2017 elle a atteint 78%].
Les résultats des élections législatives de Buenos Aires du dimanche 18 mai auraient été importants, mais de nature locale (il s'agissait d'élire le Conseil législatif de la ville), si le chef du gouvernement, Jorge Macri, cousin de Mauricio, ne les avait pas séparées des élections nationales, fixées dorénavant du 26 octobre, afin que les enjeux municipaux pèsent davantage que les enjeux nationaux. Mais l'effet a été inverse : plusieurs partis ont décidé de placer en tête de liste des personnalités de premier plan et le gouvernement s'est lancé dans une campagne visant à transformer ces élections en référendum pour le président. « Adorni, c'est Milei », a insisté la campagne libertarienne, qui a également cherché à unifier sous ses drapeaux le camp anti-péroniste : « Kirchnerisme ou liberté » était son autre slogan de campagne, afin d'attirer le « vote utile » de la droite, craignant une victoire de Leandro Jorge Santoro [Es Ahora Buenos Aires] dans une ville qui fait office de « vitrine » politique importante.
Milei s'est personnellement impliqué dans l'élection et tous ses ministres ont participé au meeting de clôture de campagne d'Adorni, le porte-parole présidentiel à l'esthétique troll qui fait partie du cercle restreint de Karina Milei, la puissante sœur du président, et qui est un rouage important de la machine discursive et propagandiste du gouvernement. En quête de victoire, le président n'a pas hésité à s'en prendre frontalement à Macri, dont le soutien avait été décisif dans sa large victoire au second tour en 2023 et pour faire adopter les lois les plus importantes de son gouvernement, étant donné que le pouvoir exécutif dispose d'une faible représentation parlementaire. La sale guerre a atteint son paroxysme lorsque, à la veille des élections, une vidéo réalisée à l'aide de l'intelligence artificielle a été publiée, dans laquelle on pouvait voir l'ancien président déclarer que sa candidate, Silvia Gabriela Lospennato [Buenos Aires Primero], se retirait de la course et appelait à voter pour Adorni afin d'éviter une victoire du kirchnérisme. Un message similaire a été diffusé par Lospennato elle-même, dans une autre vidéo tout aussi frauduleuse. Le jour même des élections, Macri a dénoncé une « fraude numérique » orchestrée par le gouvernement lui-même et son armée de trolls financés par l'Etat. Milei a répondu, implacable envers son ancien allié : « Macri est devenu un pleurnichard. »
Dès le début, Lospennato s'est révélée être une candidate idéologiquement floue pour la bataille en cours. Pour une partie des électeurs et électrices, la députée est une sorte de « wokiste », terme à la mode pour disqualifier le progressisme, car elle a été l'une des promotrices les plus visibles de la loi sur la légalisation de l'avortement en 2018. Tout le monde se souvient d'elle avec son foulard vert au poignet, défendant avec un discours héroïque et le poing levé le droit des femmes à disposer de leur propre corps. Pour une autre partie des électeurs, c'est la parlementaire qui, avec un discours anti-kirchnériste radical, a défendu avec la même ferveur le vote de la Ley Bases, la méga-loi d'austérité qui soutient le « projet tronçonneuse » à la Milei. Elle se souciait peu à ce moment-là des velléités anti-woke du président, qui le mènent sur la voie du discours homophobe lors du World Economic Forum de Davos [janvier 2025].
Déjà en campagne, acculée par la propagande officielle agressive, qui comprenait de violentes attaques personnelles, la députée candidate a tenté sans succès de se distancier du mileisme et de retrouver le discours institutionnel et républicain du Pro contre le style brutaliste de Milei. Mais il était trop tard. Macri lui-même a tenu un curieux discours défaitiste tout au long de la campagne, même lorsqu'il accompagnait sa candidate dans les médias, incapable de réagir face à la guerre sans merci menée par le gouvernement : l'ancien président sait que s'il se montre plus critique à l'égard du président, de nombreux dirigeants de son parti, ainsi que beaucoup de ses électeurs, ne le suivront pas : la base sociologique d'une droite anti-mileiste ou non mileiste s'est réduite et pourrait encore se réduire si Milei parvient à maintenir la stabilité économique, même précaire et socialement exclusive. De plus, plusieurs des figures les plus importantes du gouvernement sont issues des rangs du macrisme, y compris son équipe économique.
Ce n'est pas la première fois que la droite pense pouvoir utiliser l'extrême droite pour atteindre ses objectifs et se retrouve peu après dévorée par la spirale de la radicalisation. C'est ce qui est arrivé à Macri. Milei s'en est pris à eux et leurs défenses se sont effondrées face à l'offensive libertarienne. La stratégie de Milei est claire : d'abord vaincre le Pro dans son fief (ce qu'il a déjà fait), puis coopter tous les dirigeants possibles dans la province de Buenos Aires, un bastion électoral décisif en cette année électorale. Il s'agit d'un territoire gouverné par Axel Kicillof [ministre de l'Economie de novembre 2013 à décembre 2015 et gouverneur de la province de Buenos Aires depuis le 10 décembre 2019], candidat potentiel à la présidence pour le péronisme, que Milei a qualifié de « nain communiste ». La crise du macrisme est évidente ; ses deux candidats à la présidence pour 2023 ont quitté le parti : Patricia Bullrich est ministre de la Sécurité de Milei et l'une de ses armes contre Macri, et l'ancien chef du gouvernement de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta [de décembre 2015 à décembre 2023], s'est présenté sur une liste séparée qui a fait perdre huit points au Pro lors des élections de dimanche 18 mai 2025.
Le message de La Libertad Avanza au macrisme était clair : « Nous, nous pouvons, vous avez essayé et vous avez échoué », « Vous, lorsque vous avez gouverné entre 2015 et 2019, vous avez échoué parce que vous manquiez d'audace idéologique. Nous, nous sommes en train de changer les choses, il n'y a pas de place pour les tièdes ni pour les bonnes manières. » Pour les partisans de Milei, le macrisme représente un « antikirchnérisme inefficace », qui aboie mais ne mord pas assez et qui, en définitive, n'ose pas entreprendre la tâche de destruction qu'ils revendiquent. De plus, les partisans de Milei savent qu'en fin de compte, Pro n'a d'autre choix que de les accompagner. Macri lui-même l'a dit dans une interview télévisée après la défaite électorale : « Je pense que les deux partis qui soutiennent le changement devraient pouvoir cohabiter. » Presque résigné par la défaite, il s'est prononcé en faveur du « changement », mais avec des nuances, et a timidement insisté sur « l'institutionnalité républicaine », qu'il a jugée nécessaire pour « attirer les investisseurs ». Mais à aucun moment il n'a remis en cause le gouvernement. Il ne peut pas le faire. Toute opposition à Milei fait peser sur le macrisme l'ombre de la « complicité avec le kirchnérisme », ce qui est un risque impossible à assumer, même si l'alternative – continuer à soutenir Milei – met en péril sa propre survie, comme on l'a vu ce 18 mai.
La droite au discours institutionnel et républicain, au-delà de sa cohérence lorsqu'elle est arrivée au pouvoir, semble appartenir au passé face à la « révolution libertarienne ». Le publiciste Agustín Laje, fer de lance du discours contre-révolutionnaire culturel du gouvernement, a résumé la situation le 18 mai dernier : « [Au sein du macrisme], ils pensaient que la clé résidait dans les bonnes manières et non dans les idées, que la forme primait sur le fond. La clé était la bataille culturelle, détruire culturellement l'ennemi. Le battre sur le terrain des idées, des symboles, du langage, des histoires et des représentations. » Laje qualifie les centres droits démocratiques – comme celle de Sebastián Piñera au Chili ou de Luis Lacalle Pou en Uruguay – de « petites droites lâches ».
Javier Milei lui-même s'est lancé dans une campagne virulente contre la presse, y compris le quotidien Clarín, autrefois vilipendé par le kirchnérisme, mais jamais avec un tel niveau de violence verbale. « Les gens ne détestent pas assez les journalistes », a déclaré le président. Et il leur a lancé des épithètes telles que « ordures menteuses », « merde humaine », « tueurs à gages du micro ». Une fois au pouvoir, et après avoir conclu des accords avec une partie de la classe politique traditionnelle, notamment les gouverneurs, Milei semble avoir largement remplacé les politiciens par les journalistes dans la fameuse « caste » qu'il était venu démanteler. Dans le même temps, il a commencé à tenir un discours anti-kirchnériste virulent, autrefois davantage utilisé par le macrisme, afin d'hégémoniser le bloc anti-péroniste. Milei aspire ainsi à représenter 50% de la société et à ne plus être cantonné à un tiers de l'électorat.
Pendant presque toute la campagne, les sondages donnaient Leandro Santoro en tête avec environ 30% des voix, le résultat habituel du péronisme dans la CABA, mais qui pouvait cette fois être valorisé compte tenu de la division de la droite. Cependant, dans la dernière ligne droite de la campagne, on a perçu un enlisement, parallèlement à la montée en puissance de Manuel Adorni, soutenu par l'activisme de la Casa Rosada [Palais présidentiel]. Milei, sa sœur et son obscur conseiller Santiago Caputo n'hésitent pas à utiliser toutes les ressources de l'Etat pour construire leur projet politique, malgré l'idéologie prétendument « anarcho-capitaliste » de Milei. Au final, « détester » l'Etat depuis les marges de la politique n'est pas la même chose que depuis le centre du pouvoir, lorsque cela s'avère très utile pour construire sa propre hégémonie. De plus, lors des sommets nationalo-conservateurs auxquels il participe, Milei peut voir comment ses alliés, tels que Viktor Orbán ou désormais Donald Trump, font appel au damné Etat pour promouvoir leur projet réactionnaire et « illibéral ».
Face au déclin de Cristina Fernández de Kirchner [présidente de 2007 à 2015 et vice-présidente de 2019 à 2023] – qui doit en outre faire face à son ancien dauphin Kicillof – et à un péronisme à la dérive, Leandro Jorge Santoro a choisi de provincialiser sa campagne, de prendre ses distances avec les dirigeants nationaux et de miser sur un espace de centre gauche organisé à partir du péronisme local par de vieux politiciens. La ville de Buenos Aires est un territoire historiquement difficile depuis l'époque de Juan D. Perón, et ce n'est qu'à de très rares occasions, notamment sous l'hégémonie de Carlos Menem [président de 1989 à 1999], que le péronisme a réussi à y remporter une victoire. C'est pourquoi, si Adorni était Milei et Lospennato était Macri, Santoro s'est contenté d'être Santoro. Mais ce qui pouvait être une force, le fait de ne pas dépendre de parrains ou marraines politiques, était aussi une faiblesse : pour de nombreux électeurs, Santoro ne faisait que cacher les dirigeants d'une force politique qui souffre aujourd'hui d'un rejet social généralisé, surtout après la présidence ratée d'Alberto Fernández [décembre 2019 à décembre 2023] – dont Santoro faisait partie – et qui est plongée dans des conflits, comme la lutte entre Cristina et Kicillof, que personne ne comprend en dehors des cercles étroits du pouvoir.
Le candidat péroniste, issu de l'aile gauche d'une Union civique radicale (UCR) presque éteinte en tant que parti, a mené une campagne aux accents municipaux, critiquant la gestion inefficace du maire Jorge Macri – entachée en outre d'affaires douteuses – avec un discours contre la « politique de la brutalité ». Un spot dans lequel il démontait une tronçonneuse visait à renforcer son slogan visant à freiner Milei depuis la ville. Bien qu'il ait recueilli un bon nombre de voix, y compris celles d'électeurs trotskisants de gauche qui ont opté pour le vote utile, il n'a pas réussi à obtenir la première place qui aurait changé l'équation symbolique de l'élection. [La candidate du Frente de Izquierda y de Trabajadores Unidad, Biasi Vanina, a obtenu 3,2% des voix, soit 51'925 suffrages.]
Une donnée marginale mais significative : les deux courants du péronisme anti-woke (ou du moins non woke), qui attribuaient le recul électoral à l'excès de progressisme culturel, comme celui représenté par Alejandro Kim – le candidat d'origine coréenne qui répond à Guillermo Moreno [secrétaire d'Etat au commerce extérieur de 2006 à 2013 et antérieurement à la communication de 2003 à 2006, sous Nestor Kirchner] – et l'ancien chef de cabinet de Cristina Kirchner, Juan Manuel Abal Medina (un nom emblématique du péronisme), ont obtenu respectivement 2,03% et 0,51% des voix, malgré leur forte présence dans les streaming [audios et vidéos en ligne] surtout dans le cas de Kim.
Pour remporter cette victoire, qui est toutefois loin d'être une vague électorale imparable et n'a pas empêché une abstention historique, Milei a profité de la conjoncture économique. Même si l'inflation reste élevée (2,8% en avril), il peut montrer qu'elle est « en baisse ». En outre, il parvient à maintenir le dollar à un niveau bas, même après la levée partielle du « cepo » [verrou] (restrictions sur l'achat de devises), ce qui constitue un frein à l'inflation et permet aux classes moyennes d'acheter des biens importés en grande quantité et de voyager plus facilement à l'étranger. Son gouvernement, de plus, a évité de sabrer dans les allocations sociales, ce qui a conjuré la menace d'une explosion sociale, toujours présente en Argentine. Bien que de nombreux économistes, même libéraux, doutent de la viabilité du modèle, le récent crédit accordé par le Fonds monétaire international (FMI) lui a donné un peu de répit financier – ou du moins, c'est ce que l'on croit – pour arriver aux élections d'octobre sans trop de remous et sans dévaluer le peso. Mais il ne s'agit pas seulement d'économie. Le « mileisme » représente un état d'esprit plus global, dans lequel les « rébellions du public », comme les appelle Martín Gurri [La rebelión del público. La crisis de la autoridad en el nuevo milenio, Ed. Adriana Hidalgo, 2023] contre les élites traditionnelles, notamment politiques et culturelles, bouleversent les champs politiques dans une grande partie de l'Occident, mettant en crise la droite conventionnelle et alimentant diverses formes de réaction anti-progressiste.
L'essayiste Beatriz Sarlo a écrit un livre sur Néstor Kirchner intitulé La audacia y el cálculo (L'audace et le calcul), qui rendait compte de la manière dont l'ancien président avait construit son pouvoir et son discours politique. Milei fait preuve d'une audace démesurée. Il reste à voir comment ses calculs, et ceux de son « triangle de fer », formé avec sa sœur Karina et Santiago Caputo, fonctionneront pendant le reste de cette année électorale, et si l'élection à Buenos Aires deviendra un tremplin pour construire une nouvelle hégémonie, comme l'imagine Milei, actuellement triomphant. (Article publié par la revue Nueva Sociedad, mai 2025 ; traduction rédaction A l'Encontre)
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Fatou Sow : Les femmes, l’État et le sacré

Dans le débat sur la laïcité, c'est devenu une habitude dans le raisonnement d'associations islamiques, à propos des revendications sur les libertés de la personne et singulièrement celles de la femme, de voir opposer, au citoyen et à la citoyenne qui revendiquent des droits, comme aux décideurs et à l'État qui cherchent à gérer et légiférer sur ces mêmes préoccupations, l'argument péremptoire et absolu du sacré.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/05/26/fatou-sow-les-femmes-letat-et-le-sacre/?jetpack_skip_subscription_popup
Avec l'aimable autorisation de l'autrice
Introduction
La polygamie ou l'inégalité filles et garçons en matière d'héritage : on ne peut en réviser les dispositions car elles relèvent du sacré. Pour prendre un exemple extrême, le trafic contemporain des esclaves entre le Nigeria du Nord, la Mauritanie, le Niger, le Soudan, l'Arabie Saoudite ou les pays du Golfe, bien que régulièrement dénoncé par les organisations de droits humains tels que SOS-Esclaves-Mauritanie [2], American Anti-Slavery Group (AASG) ou Amnesty International, est rarement discuté par les autorités.
L'abolition de l'esclavage en Mauritanie, (ordonnance n°81-234 du 9 novembre 1981) rencontre encore des difficultés d'application) Les « ayant droits » réclament des dommages et intérêts, arguant du fait que l'esclave a statut dans le Coran. Le Coran est parole de Dieu ! La femme, le citoyen et l'État ont bel et bien un problème avec la sharî'a ou la lecture que l'on peut en donner à Kano (Nord Nigeria), Madina Gounas (Sénégal) ou Riad (Arabie Saoudite) !
Le Sénégal, faut-il le rappeler, est un État laïc. La laïcité est inscrite dans toutes les constitutions dont le pays s'est doté depuis 1960. Pourtant, la discussion est périodiquement engagée entre les défenseurs de la laïcité comme insigne de la République et les tenants de son abolition, qui se prévalent de l'identité religieuse musulmane de la majorité des citoyens sénégalais. Elle a été vive lors de l'élaboration de la nouvelle constitution votée en 2001, quelques mois après l'arrivée au pouvoir du Parti démocratique sénégalais et d'une large coalition des forces de l'opposition au Parti socialiste sénégalais. La tradition juridique héritée de la colonisation française s'est finalement maintenue : le Sénégal demeure un État laïc. Les institutions politiques et les textes juridiques qui ont géré le pays depuis une quarantaine d'années, ne font pas, dans l'ensemble, de référence explicite comme source de réglementation, à une obédience religieuse ou même à l'islam, religion dominante. Ce n'est pas le cas des républiques islamiques de Mauritanie ou du Soudan ni celui de certains États du Nord Nigeria qui se proclament islamiques malgré l'inconstitutionnalité d'une telle disposition dans le cadre de la Fédération nigériane. D'autres États, comme le Tchad et le Niger, tout en se réclamant de la laïcité, n'ont pas promulgué de code de la famille, pour ne pas « enfreindre la sharî'a ». Dans de nombreux pays subsahariens à majorité musulmane, le retour à la sharî'a est une revendication émergente qui devrait intéresser les études sur l'islam politique en Afrique subsaharienne.
La contestation évidente de la laïcité et la présence forte ou en filigrane de la loi coranique dans l'Afrique musulmane, de même que le redéploiement de la question de l'islam dans le monde actuel invitent à s'interroger sur son évolution comme fait religieux et culturel, à la fois identitaire et politique.
La résurgence du discours islamique des années 1970-1980 avait, en partie, été liée à l'avènement de la révolution iranienne et au renforcement du pouvoir des monarchies du Golfe et autres États d'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. Enrichis par la crise du pétrole et le boum des prix, ces pays ont largement financé les associations islamiques dans le monde, notamment en Afrique subsaharienne. Cette résurgence tient aussi à l'exigence de nombreuses communautés musulmanes, face à la crise contemporaine de la modernité, de penser pouvoir à l'occasion reconstruire leur identité et leur foi. Ces phénomènes ont eu un impact certain sur la vie religieuse et associative des musulmans africains et sénégalais.
Nous partirons, dans cet article, d'une part, des revendications multiples des femmes, ces deux trois décennies (1970-2000), à plus d'égalité notamment en matière de droit de la famille et, d'autre part, des reproches d'anti-islam et d'atteinte à la volonté divine proférés à leur encontre par certains groupes musulmans. Le débat sur l'islam et les droits des femmes est souvent dénoncé comme une polémique importée du féminisme occidental et aggravée par le discours antimusulman récurrent. Les attentats, en septembre 2001, contre les tours du World Trade Center de New York et la vive riposte américaine contre un ‘fondamentalisme' musulman accusé de terrorisme n'ont fait qu'envenimer, voire embrouiller la controverse dont il était déjà difficile de poser clairement les termes. L'atmosphère qui a entouré les campagnes internationales de presse dénonçant les cas extrêmes d'amputation de la main de voleur, en Mauritanie, dans les années 1980, et les peines de mort punissant l'adultère et la grossesse ‘illégitime' de femmes hausa du Nord Nigeria, au début de ces années 2000 témoignent du poids des passions. Tous ces cas ont vivement interpellé l'opinion africaine et internationale.
En ce qui concerne les droits humains des femmes, l'étude de l'islam politique africain et sénégalais d'hier à aujourd'hui ne peut faire l'économie d'une réflexion critique sur son impact sur leurs statuts et conditions de vie dans les pays musulmans. Cette question constitue un volet essentiel des interrogations portant, sur l'importance du mouvement de renaissance de l'islam.
L'islam politique renvoie ici à l'utilisation de la religion comme argument politique, soit par la société elle-même, notamment ses confréries et associations religieuses, soit par l'État dont le pouvoir législatif s'inspire volontiers du Coran pour le code de la famille tout en utilisant les communautés musulmanes et leurs leaders comme masses de manœuvre électorales pour l'accession ou le maintien au pouvoir politique. Dans un contexte aussi ambigu, laïcité et religion se côtoient et font l'objet de débats épisodiques.
Les communautés musulmanes du Sénégal colonial ont exprimé une vive hostilité à l'application du Code civil, en raison des valeurs judéo-chrétiennes qu'elles impliquaient à leurs yeux (monogamie par exemple), malgré les efforts de laïcisation que représentait cette initiative [3]. De Durand Valentin (élu en 1848), Carpot (1904), Blaise Diagne (1914), à Lamine Guèye (1946), leurs représentants au parlement français ont soutenu leur volonté de leurs électeurs de maintenir la sharî'a repense selon leurs coutumes, comme source de gestion des relations familiales. Les autorités coloniales ont ainsi été amenées à reconnaître les décisions rendues sur les questions relevant de lafamille par le tribunal musulman présidé par un cadi. Mais ce recours d'ordre théologique et juridique qui était une revendication aussi bien religieuse qu'identitaire contre les colons est devenu un appel au sacré qu'il est de plus en plus difficile de contester dans le Sénégal contemporain. Le débat dans ce contexte, porte rarement sur une analyse des mutations et des aspirations sociales contemporaines. Elle se réduit à une polémique autour de leur caractère religieux. On est ramené à la parole de Dieu !
Mustafa Kemal, comme Bourguiba, avaient dû, dans la même atmosphère, trancher ces questions.
Le présent article participe d'une double réflexion sur les femmes, les lois et l'islam en Afrique. La première est personnelle et procède d'un ensemble de travaux de recherche sur les femmes et les rapports sociaux de sexe dans la société sénégalaise. La seconde, de nature collective, a été initiée par le Groupe de recherche sur les femmes et les lois au Sénégal, membre du réseau international Femmes sous lois musulmanes (Women Living Under Muslim Laws – WLUML). Elle étudie l'impact de l'islam sur les lois affectant les relations hommes/femmes dans le cadre familial et social. Cette réflexion revêt une importance particulière, car le religieux est une dimension incontournable de la vie des femmes musulmanes. « Les paramètres de la vie d'une femme sont déterminées par une combinaison de dispositions statutaires formelles et de pratiques coutumières informelles qui peuvent chacune être fondées sur la religion, les coutumes traditionnelles de la région et sur d'autres sources telles que la réglementation coloniale ou les tendances mondiales »[4]. Or, à l'étude, on s'aperçoit que toutes ces dispositions participent d'une hiérarchisation sociale inégalitaire entre les sexes qui pousse à des interrogations : Quelle est la part de l'État et quelle est celle du sacré dans l'élaboration des règles et des politiques qui gèrent la vie des femmes, leur position dans la société et leurs relations avec les hommes ? Pourquoi le recours au sacré ? Comment en dépasser les contradictions dans un contexte qui se veut laïc ?
1- Le débat laïcité/religion dans le contexte sénégalais
Sans entrer dans un débat théologique inapproprié dans cet article, il convient cependant de définir quelques termes pour mieux asseoir la réflexion.
Le Coran, comme parole de Dieu révélée au Prophète Muhammad, est considéré comme un code de conduite religieux, moral et social pour tout musulman. Il est la source fondamentale de la Loi islamique. « La Loi, ensemble de prescriptions juridico-religieuses qui doivent de tous temps régir la communauté des croyants, repose sur le Coran » [5]. Face à l'évolution historique et politique des communautés musulmanes et à l'obligation de répondre à leurs nouvelles interrogations, les ulémas, savants de la Loi, ont dû recourir à la sunna comme deuxième source de la Loi. La sunna rassemble les traditions orales (hadith) rapportant les pratiques de l'époque de Prophète Muhammad et de ses compagnons. L'ijtihad, comme effort de réflexion et d'interprétation, a permis, au cours des siècles, de discuter, de (re)construire et de renforcer le discours musulman, en permettant de procéder à certaines adaptations, de recourir à une certaine flexibilité face aux coutumes locales. Il habilite, des personnes qualifiées par leur érudition coranique, de raisonner et d'établir les liens qui ne sont pas toujours explicites entre le texte coranique et les règles de la sharî'a qui en découlent. L'ijtihad est un moyen de répondre aux questionnements des fidèles sur leurs pratiques religieuses, en se référant au Coran et à la sunna. La sharî'a, comme « 'ensemble des prescriptions cultuelles et sociales (au sens large) tirées du Coran et de la sunna » [6], organise la vie religieuse et sociale des fidèles et réglemente aussi bien la prière, le jeûne, le code vestimentaire que le mariage, le divorce, le veuvage ou l'héritage. Elle est au cœur, du débat actuel sur l'islam et la modernité, car son application est critiquée pour son opposition à la ‘modernisation' sociale.
Les termes islamisme, intégrisme et fondamentalisme sont ceux qui prêtent le plus à controverse aujourd'hui qu'ils ont un sens politique plus marqué en relation avec des mouvements actifs.
Les islamistes appartiennent à un courant politico-religieux, conservateur et intégriste de l'islam. Leur revendication majeure est d'une islamisation totale des lois, du gouvernement et des institutions. L'islamisme est souvent associé au fondamentalisme dont le concept a d'abord désigné des courants protestants de l'Amérique des années 1920 attachés au respect scrupuleux de la Bible, face à une société américaine en pleine transformation politique et sociale. C'était une manière de réaffirmer leur identité sur une base raciale et religieuse. Il faut constater « la difficulté de traiter des formes contemporaines d'extrémisme religieux [qui] tient surtout à la variété et à l'émiettement des systèmes de sens et des confessions à travers le monde, à la disparité des catégories qu'ils recouvrent, aux réputations qui leur sont faites, aux exclusions dont on les frappe, aux déformations dont ils sont victimes »[7]. Ainsi, on qualifie, aujourd'hui, de fondamentalistes, intégristes ou extrémistes des groupes aussi hétérogènes que les Wahhabites, les Talibans, les Hezbollah, les Frères musulmans, les Pentecôtistes, Adventistes et télévangélistes américains, les Hassidim juifs ou les intégristes catholiques de Mgr Lefebvre, ancien archevêque français de Dakar entre 1948 et 1962.
On peut cependant reconnaître que tous ces mouvements ont en commun de respecter une pensée, un texte ou un livre de référence absolue. Ils prétendent en garantir l'interprétation et en protéger l'immuabilité contre toute critique ou révision moderniste. Ils en viennent à un ‘fondamentalisme politique' qui guide leur action à partir d'un respect qui se veut strict de principes religieux, avec un degré très variable d'intolérance, voire de violence. Les partisans de la révolution islamique en Iran, comme les défenseurs de la foi chrétienne qui appuient l'administration actuelle du Président George W. Bush proclament leur foi comme base de leur action politique. L'administration républicaine tente, par exemple, de revenir sur de nombreux droits sexuels et reproductifs obtenus de haute lutte, au cours de deux décennies de conférences mondiales des Nations Unies pour les femmes [8]. La communauté internationale s'apprête à célébrer le dixième anniversaire de la Conférence sur la Population et le développement, communément appelé Caire 1994. Or, le gouvernement américain menace de se retirer du programme d'action du Caire, adopté par 179 pays, si les termes de services de santé reproductive et de droits en matière de reproduction n'en sont pas supprimés ou, à défaut, remplacés. Or ceux-ci relèvent de droits humainsfondamentaux. Le fait pour les États-Unis de récuser ces engagements auprès des Nations Unies et de la communauté internationale prêtent à de graves conséquences pour toutes les femmes dans le monde qui ont besoin d'informations et de services efficaces et sans risques en matière de contraception et d'avortement, notamment les adolescentes exposées à des grossesses précoces non désirées. Le gouvernement américain refuse de financer les programmes de santé qui en traitent, dans les pays qui bénéficient de leur appui. Les efforts de lutte, en Afrique, contre la mortalité maternelle due à des taux de fécondité trop élevés ou des avortements dans de mauvaises conditions de sécurité risquent d'en être annihilés.
Le ‘fondamentalisme culturel' s'appuie sur la religion, la culture, la langue ou autre spécificité, comme gages d'une identité communautaire, ethnique ou raciale à préserver. Les retours imposés à la tradition de Tombalbaye, président du Tchad entre 1960 et 1975 ou à « l'authenticité » de Mobutu du Zaïre en sont de bons exemples. Ils ont obligé des populations entières à se plier à des règles vestimentaires ou de conduite pour témoigner de leur identité culturelle. L'authenticité fut la révolution culturelle enclenchée par Mobutu à partir de 1971, avec notamment l'adoption de noms africains pour les personnes, les villes et même le pays devenu Zaïre. Interdits de se vêtir à l'occidentale, les hommes furent tenus de porter l'abascos et les femmes, le pagne [9]. Le port obligatoire du voile pour de très jeunes filles, comme dans les écoles primaires et secondaires de Zanzibar ou sur le campus de l'Université de Dakar, relève du même fondamentalisme.
Enfin, le ‘fondamentalisme global' témoigne de l'expansion et de la complexité du phénomène et des relations créés entre ces groupes dans le monde. Il fait d'abord référence à ces mouvements qui constitueraient un ensemble « nébuleux » à travers les continents. C'est souvent l'épithète attribué à Al Qaida que les discours actuels contre le terrorisme fustigent. Pour notre propos, le fondamentalisme global représente sur un ensemble de groupes et d'institutions dont les actions se fondent sur des revendications identitaires religieuses, culturelles ou nationalistes. Ils constituent une alliance forte lors d'évènements précis. On pense ici à l'alliance entre les représentants du Vatican et ceux de l'Iran lors de l'élaboration du programme d'action du Caire, en 1994, et la plate-forme d'action des femmes de Beijing, en 1995. Ils ont en commun d'être des groupes conservateurs et combattu de toutes leurs forces l'adoption de textes favorables aux droits sexuels et reproductifs des femmes.
Les interrogations sur l'islam soulèvent plusieurs questions d'importance. Le débat sur la religion et la laïcité est-il concevable dans la société musulmane africaine, notamment celle du Sénégal ? Peut-on en admettre une lecture critique du message islamique, au nom de principes éthiques universels ? Une réinterprétation du Coran en faveur des droits humains des femmes est-elle possible ? Comment interpréter le port du hijab qui ne défraie pas encore la chronique au Sénégal, comme c'est le cas actuellement en France. Les femmes portent-elles volontairement le hijab en soumission à la tradition islamique ? Y sont-elles obligées ?
Dans le débat laïcité/religion, on observe généralement deux positions qui s'opposent volontiers dans le champ politique sénégalais.
Pour la première, la laïcité est la base même de la démocratie, et ce, quelle que soit la religion. « La gestion de la cité et du politique ne peut être que laïque ». C'est en ces termes que s'exprimait l'ancien Président du Sénégal, Abdou Diouf, lors de sa nomination au poste secrétaire général de l'Organisation de la Francophonie, lors du Sommet de Beyrouth, le 20 octobre 2002. A la question du journaliste de Radio France International « Est-ce significatif qu'un musulman soit nommé à la tête de l'organisation ? », le Président répondait avec sérénité : « Ma religion n'a rien voir avec ma nomination. Elle relève du privé et exclusivement du privé ».
La laïcité a été et reste en vigueur dans toutes les institutions politiques, judiciaires, économiques et financières sénégalaises. La France, « fille aînée de l'Église », y avait donné le ton, comme dans ses anciennes colonies. Toute discrimination en fonction de la religion est anticonstitutionnelle et aucun parti politique ne peut être fondé sur la religion. A aucun moment, les droits constitutionnel, commercial ou pénal ne sont influencés par le droit musulman. Les dispositions légales relevant de la sharî'a (ou de l'esprit de la sharî'a) [10] ne s'appliquent qu'à la famille. L'autorité coloniale s'est pliée à cette exigence communautaire et a juxtaposé droit civil et ‘coutume' africaine islamisée. Les nouvelles autorités de l'indépendance ont agi de à ce niveau, même si elles renforcent la culture de laïcité en supprimant les tribunaux musulmans.
L'avancée des confréries musulmanes dans l'arène politique n'a jamais été aussi forte [11]. Tous les partis politiques qu'ils soient de tendance libérale ou se disent de gauche, qu'ils aient été autrefois communiste, maoïste ou trotskyste, entretiennent des relations suivies avec les leaders religieux. Leurs dirigeants leur rendent visite, assistent à leurs manifestations religieuses (magal [12], veillées de prière, etc.), sans doute pour attester de leur prise en compte du pouvoir de la religion.
Pourtant, lors des élections présidentielles de mars 2000, l'opinion publique sénégalaise, comme le démontrent les résultats officiels du vote, rejetait les programmes des trois candidats qui avaient affirmé leur obédience musulmane. Interrogé par un électeur, lors de campagne électorale, sur le retour souhaité à la sharî'a, l'un d'eux, professeur d'université en fonction, répondait que la suspension du Code de la famille serait l'une des décisions majeures de son septennat. Il soutenait que le Code actuel de la famille était contraire aux principes islamiques. Il le jugeait d'inspiration chrétienne, trop proche du code civil français que les Saint-Louisiens avaient rejeté à l'époque coloniale. Malgré le recours à l'islam comme argument de campagne, aucun de ces candidats n'obtenait plus de 1% des votes.
Cette même opinion publique avait été choquée de voir le khalife des mourides, Saliou Mbacké, porté en tête de la liste régionale du Parti démocratique sénégalais [13], lors des élections municipales et régionales de mai 2002. La question de savoir si un chef religieux pouvait occuper un poste politique électif était au cœur de la polémique. Même si le Président Abdoulaye Wade observait qu'il n'y avait pas forcément d'incompatibilité entre les deux rôles, le khalife, face à l'hostilité ouverte des Sénégalais, avait rapidement exigé le retrait de son nom de la liste [14].
La seconde position, dans le débat laïcité/religion, plus qu'elle ne remet en question la laïcité, réclame une plus grande participation du religieux au politique. L'ancien Président Léopold Sédar Senghor avait toujours négocié, mais contrôlé les relations de l'État avec les ‘marabouts de l'arachide' qui l'avaient porté au pouvoir [15]. L'État d'Abdou Diouf paraît relativement ‘débordé' par ces relations avec les classes maraboutiques [16]. Les lobbies tijaan et surtout mouride renforcent leur position de pouvoir en usant de leur influence électorale et économique. Les activités agricoles et entrepreneuriales de la communauté mouride essaimée au Sénégal, en Afrique et ailleurs dans le monde (Europe, États-Unis) ont connu, en une vingtaine d'années, une expansion considérable, ce qui donne une emprise plus forte de la ville de Touba, capitale économique et politique du mouridisme et de son khalife [17].
Les pouvoirs religieux mouride, tijaan et même layeen étaient déjà politiques. Ils ont remplacé les aristocraties du Baol, du Cayor et du Cap-Vert éliminées par la colonisation. Les populations locales se sont attachées à eux comme autorités de référence autant religieuses que politiques. Ces pouvoirs recherchent aujourd'hui une participation plus affirmée à la direction du pays et fondent leur légitimité sur le fait que le Sénégal est un pays à dominante musulmane. Cette ambition est confortée par un double courant intellectuel plus revendicatif : Il y a d'une part, des groupes d'intellectuels qui, déçus des partis politiques de ces quarante dernières années [18], se refont une ‘virginité' politique avec l'adhésion à l'islam politique (exemples du CERID ou de Jamra.19) Il y a de l'autre, les associations musulmanes [20] auxquelles il convient de joindre les diplômés de l'enseignement arabe soucieux de faire reconnaître leur valeur [21]. Tous ces mouvements ont certes connu des fortunes diverses, mais nombre d'entre eux se développent avec le renouveau islamique dans le monde et en Afrique. Ils organisent de très nombreuses conférences et causeries, en français ou dans les langues nationales, dans des salles et mosquées [22] ou sur la place publique, sur les thèmes islam et … développement, science, enseignement, femmes, SIDA et autres grandes questions d'actualité, etc.
Les radios privées, qui ont connu un formidable essor à partir des années 1990, sont investies par les causeries sur la religion. Les débats de société y prennent rapidement une tournure religieuse, dans le ton, les salutations, la morale, les conseils donnés, les références à l'islam, etc. Certaines stations se sont, dès leur création, proclamées d'influence musulmane : Wal Fadjri, Radio Dunya. D'autres, Sud FM, ont fini par incorporer des émissions religieuses dans leurs programmes on ne peut plus laïcs, pour capter l'attention des auditeurs, rejoignant ainsi ces chaînes privées et la radio et la télévision sénégalaises. Les animateurs se livrent à des prêches tous les jeudi soir, durant le vendredi (jour de la grande prière). Ils commentent des passages du Coran et instruisent les fidèles sur les pratiques religieuses (prière, jeûne, piété, aumône, pèlerinage à la Mecque…). Ils organisent des débats quotidiens sur des questions de société (polygamie, mariage, vie conjugale, droits et devoirs des femmes, rôle du chef de famille, divorce, code de la famille, etc.). Les émissions interactives entre animateurs et auditeurs se poursuivent une bonne partie de la nuit et semblent connaître du succès,vu le nombre d'appels téléphoniques. Tous ces programmes produisent un discours ‘conformiste', voire réactionnaire de retour à l'islam et de soumission à Dieu, porteur d'arguments usés sur le péché, l'enfer et le paradis, l'absence de valeurs morales, la crise religieuse et contemporaine, les méfaits de la laïcité, les ennemis de l'islam, etc. Certains programmes prônent aussi la soumission à un chef religieux sensé être un intercesseur entre le croyant et Dieu, voire son envoyé.
Les messages en direction des femmes n'ont jamais été archaïques et … dévalorisants. Le fait que quelques femmes, notamment des arabisantes, figurent parmi les animateurs ne modifie guère le message ‘d‘enfermement' dans une position subordonnée à l'homme, chef de famille, et le rôle d'épouse et de mère. Lors d'une émission de Radio Dunya, en septembre 2003, l'animateur définissait la relation de l'être humain au divin sur la base d'une hiérarchie dont le marabout est le maillon central : La femme doit obéir à son mari qui lui-même obéit à son marabout, intercesseur entre lui et Dieu. D'autres, lors d'émissions relatives aux pratiques cultuelles, dénient la validité de la prière aux femmes qui ne veulent pas se mouiller les cheveux ou le cuir chevelu, lors des ablutions rituelles, afin de ne pas déranger leur coiffure. On traite de même celles qui sont coiffées de mèches ou se mettent du vernis à ongles. Les mèches empêchent l'eau de toucher le cuir chevelu, comme le vernis isole l'ongle. Et de citer une parole attribuée au Prophète : « Tout partie non lavée sera purifiée par le feu ».
Les femmes reçoivent, aussi bien à travers les émissions que dans les écrits musulmans sur la vie en société, des recommandations les ‘enfermant' dans leurs rôles d'épouse et de mère, comme en attestent les enseignements de Serigne Mor Diop dont l'une des daara se situe dans la Médina de Dakar. Le mariage et la maternité sont des obligations religieuses pour tout musulman. On reste cependant sceptique sur les conduites recommandées, tant ce type de relations conjugales paraît d'un autre âge comparées à la pratique dans les familles sénégalaises contemporaines.
« […] Assister son mari est supérieur en bienfaits au fait de donner en aumône l'équivalent de toutes les richesses du monde. Le simple fait de regarder aimablement son mari équivaut à glorifier Dieu. L'agrément du mari entraîne celui de Dieu. Tout franc ou dirham donné ou toute dette pardonnée (au bénéfice du mari) équivaut aux bienfaits obtenus en effectuant un pèlerinage et une oumra [23] agréés. Le simple fait de servir à manger à son mari équivaut en bienfaits à faire le pèlerinage et la oumra. De même lorsqu'une femme offre un habit à son mari, elle est considérée comme ayant effectué le pèlerinage et la oumra. Cela équivaut également à un an d'adoration décompté pour chaque cheveu du mari, donc autant d'années décomptées que de cheveux. Préparer soi-même à manger à son époux correspond en grâces aux bienfaits découlant d'une mort pour la cause de Dieu (martyrs dans la vie de Dieu). De même, une telle épouse n'ira jamais en enfer. Enfin Dieu désignera 1000 anges qui demanderont pardon pour votre compte » [24]
Il en est de même des « bienfaits » de la maternité :
« Toute musulmane mariée qui tombe enceinte a les bienfaits d'un shahid (martyr dans l'islam). De même pour chaque douleur liée ou provoquée par la grossesse, elle est considérée comme ayant affranchi un esclave. Enfin elle est considérée durant la grossesse comme quelqu'un qui a passé son temps à : jeûner en permanence, prier en permanence, faire la guerre sainte. Si la femme fait un avortement, elle aura en compensation de cet enfant perdu une place au paradis. Si la femme accouche, elle est lavée de tout péché. Lorsqu'elle allaite son enfant (au sein bien entendu), pour chaque tétée, elle est considérée comme ayant affranchi 10 esclaves en vue de l'agrément de Dieu. Si l'enfant est sevré, tous les péchés de la maman sont pardonnés. Si elle est décédée au cours de l'accouchement, le paradis lui est garanti ». […] De même, laver le linge de son enfant, coudre ses habits, s'occuper de son enfant, tous ces actes constituent un mur entre elle et l'enfer et seront considérés comme un combat dans la voie de Dieu (jihad) au cours duquel on meurt martyr (shahid) » [25]
C'est au niveau des questions de la famille que se situe le débat sénégalais sur la laïcité et le retour à la sharî'a. A aucun moment, la gestion de l'État ou des affaires n'est passée au crible islamique par les associations religieuses. Celles-ci ne remettent en question ni le droit commercial ni les pratiques bancaires (taux d'intérêt), ni le droit constitutionnel, ni même le droit pénal, comme en République islamique de Mauritanie.
C'est dans le domaine du privé que la confrontation laïcité/religion est la plus tangible, avec le droit de la famille comme socle de la contestation. Le retour à la sharî'a est, à ce niveau, une prise de position politique qui engage les dirigeants d'associations religieuses et les arabisants qui ciblent particulièrement l'encadrement des femmes et des jeunes. C'est leur manière de participer au politique et de se donner une base de légitimité.
2. Repenser le sacré : la remise en question de la sharî'a est-elle un débat possible ?
En raison de leur identité musulmane, des communautés dans le monde revendiquent le droit de gérer leur État et leur société selon des lois conformes aux principes de l'islam, tant au niveau constitutionnel, politique, judiciaire que commercial. C'est une exigence des partis fondamentalistes d'Afrique du Nord, du Moyen-Orient ou d'Asie. Des pays comme l'Arabie Saoudite, l'Iran, le Pakistan ou le Soudan se proclament islamiques et en appliquent les principes. Ce n'est pas le cas du Sénégal.
Face à cette quête, une autre position, qui n'est pas non plus celle du Sénégal, se dessine. Tout en reconnaissant que le besoin de vivre selon les règles de sa foi est légitime, elle préconise cependant, pour toute application des règles de la sharî'a, des révisions, des adaptations ou des reformulations afin de les rendre conformes aux exigences de l'époque contemporaine. Nombre de pays (y compris les pays musulmans) ont hérité, avec la colonisation européenne, de l'État-nation comme système de gouvernance et de la laïcisation des lois qui l'accompagne. Aussi, avec les multiples crises politiques et économiques et la résurgence actuelle de l'islam, on ne peut guère s'étonner, remarque Abdullahi Ahmed An-Na'im, « de voir les Musulmans réaffirmer leur identité culturelle et rechercher des forces dans leur foi et leur tradition pour combattre les causes de la désorganisation sociale, de la faiblesse politique et de la frustration économique » [26] Musulman d'origine soudanaise, Abdullahi Ahmed An-
Na'im, professeur de Droit à Emory University (USA), appartient à une culture politique islamique qui ne fait pas de différence entre les lois qui réglementent le privé et celles du public. Sa démarche qui est une remise en cause globale est importante, voire incontournable, du fait de l'actualité des questions qu'il soulève, à propos de l'évolution de l'islam dans le monde. Le Soudan, ancienne colonie britannique devenue république islamique, connaît de vives tensions [27]. Il est tenaillé entre la nécessité de gérer l'État-nation contemporain et la volonté de légiférer avec la sharî'a. Tout au long de son argumentation, An-Na'im propose, aux communautés musulmanes contemporaines qui désirent appliquer la Loi islamique, d'en réformer la nature et la signification et de l'adapter à la modernité. Ceci n'est possible dit-il qu'en retournant au Coran et a la Sunna comme source fondatrice a réinterpréter et en s'éloignant de la sharî'a historique, celle des textes de l'époque de Médine. Or la plupart des fondamentalistes s'enferment dans ces textes. La réforme nécessaire de la sharî'a est possible, malgré les difficultés d'ordre à la fois théologique et politique. Il conclut :
« A moins d'éloigner la base de la loi islamique moderne de ces textes du Coran et de la sunna de l'époque de Médine, il n'existe pas de manière d'éviter une sérieuse violation du standard universel des droits humains. On ne peut en aucune façon abolir l'esclavage comme institution légale et éliminer toutes les formes et ombres de discrimination contre les femmes et les non musulmans, aussi longtemps que l'on reste enfermé dans le cadre de la sharî'a » [28].
A propos de la sharî'a, la société africaine en général et la société sénégalaise en particulier avaient déjà procédé à des relectures du Coran. Il ne s'agissait pas tant de l'adapter à la modernité que de le mettre au registre de leurs valeurs culturelles et de leurs contextes socio-historiques propres. Même si les ulémas locaux que sont les tierno, modibo, serigne ou mallam, refusent, aujourd'hui, un débat critique sur la sharî'a, pour ne pas tomber dans le piège de la modernité, les faits sont là. Nous en donnerons quelques exemples.
On sait que l'islam, dès la disparition du Prophète Muhammad, l'interprétation des textes a fait l'objet de multiples contestations signifiant des rapports de pouvoir entre groupes. Plusieurs écoles juridiques se sont formées autour de personnalités prestigieuses [29], pour donner naissance aux malékisme, hanafisme, chafiisme, hanbalisme. Ces écoles juridiques se sont construites autour de controverses sur l'interprétation des sources. On peut constater des divergences sur une question ou une pratique donnée au sein de la même école.
Parlant de l'islam en Afrique subsaharienne, il est important de souligner que les sociétés musulmanes de cette région ne sont pas arabes, malgré la présence de populations métisses et la prégnance d'une culture arabe ou arabo-berbère. De ce fait, le vécu culturel de l'islam affiche de fortes différences. Elles se traduisent par des nuances parfois profondes au niveau des droits et des liens entre le religieux et l'environnement socio-économique. On retiendra que l'islam africain, qui est une réalité spécifique et incontournable, tout en reposant sur les cinq piliers fondateurs, ne s'est jamais assimilé à cet islam trop marqué par sa naissance dans la péninsule arabique. Il s'est enraciné, durant des siècles, dans des expériences socioculturelles propres qui ont été en rupture avec la sharî'a classique, ses règles, ses institutions et ses écoles de pensée arabe. Alors que les prières continuent d'être dites en arabe et que les récitations du Coran sont de mise, les imams et les guides religieux traduisent et commentent aussi les textes dans les langues nationales [30]. Ces traductions sont en langues africaines avec des caractères arabes ou latins : exemple du wolofal, mais aussi en pulaar, du mandeng, du hausa, etc. Elles permettent de lire et d'interpréter les textes auprès des disciples.
Les chefs religieux influents auprès des populations musulmanes, marginalisent ou excluent ce qui, dans le Coran, est trop différent, voire en opposition avec les valeurs des civilisations locales. Ils ne font généralement pas référence à la validation religieuse et juridique de l'esclavage, l'application de la loi du talion comme base d'un code pénal qui ne respecte pas l'intégrité physique de la personne humaine (lapidation à mort pour adultère, ablation de la main des voleurs, etc.). Serigne Abdoul Aziz Sy, khalife des Tijaan, avait coutume de dire, à ses fidèles, que « la sharî'a autorise ce que l'honneur (africain) refuse » [31], reconnaissant implicitement la spécificité culturelle du discours coranique, face à des valeurs vécues par les fidèles. En fait, les principales valeurs acceptées sont fondées sur l'acceptation de l'unicité de Dieu reconnue dans nombre de religions africaines, la piété, l'honnêteté, le pardon, la charité qui sous-tendent les pratiques religieuses.
Dans l'espace religieux sénégalais, on note des ruptures importantes avec l'avènement des confréries musulmanes mourides et layeen. Cheikh Amadou Bamba donne à la ville de Touba qu'il fonde au début du siècle le caractère sacré de la Mecque. Les fidèles n'ont plus besoin de se rendre en pèlerinage dans la ville sainte du Coran. Touba en prend la place. Alors que la Tijaania est encore tournée vers le monde arabo-musulman, il se démarque en fixant les termes d'un Islam plus ancré dans la culture wolof. Il utilise aussi la religion à des fins politiques et fonde une aristocratie politico-religieuse. Dans le Cap-vert, Limamou Laye, un marabout lébu, se déclare mahdi (prophète) et fonde, en 1865, la confrérie layeen essaimée entre les villages de Ouakam, Ngor, Yoff et Cambérène, sur la côte Nord de la péninsule. Dans sa profession de foi, le Khalife des Layeen supprime l'esclavage et le système inégalitaire des castes, au nom de l'égalité des hommes devant Dieu.
Pourquoi le débat sénégalais sur la sharî'a s'avère-t'il si difficile aujourd'hui, alors que l'étude de l'islam sénégalais montre que les communautés musulmanes n'ont, dans l'ensemble, pas retenu les règles de la sharî'a opposées à leurs identités culturelles et à leurs pratiques sociales. Au cœur de ce débat qui porte principalement sur la gestion patriarcale de la famille, le caractère sacré de plusieurs dispositions coraniques en rend la remise en cause délicate. L'impact du sacré est manifeste dans nombre de législations et de politiques de l'État en direction des femmes. C'est ce rapport de l'État au sacré à propos des femmes qu'étudie cette troisième partie.
3. Les femmes, l'État, et le sacré
Nombre de sociétés musulmanes sont encore régies par des législations écrites et des règles non écrites qui, dérivées d'interprétations du Coran, sont imbriquées dans les coutumes locales et acceptées ouvertement ou tacitement. Ces interprétations varient selon les lieux et les contextes et peuvent avoir un impact considérable sur la vie des femmes et l'exercice de leurs droits citoyens.
La résurgence du discours musulman, dans un Sénégal à la pratique islamique ancienne, profondément ancrée dans la culture et ‘paisible' a contribué à l'essor de nombreuses dahira [32] féminines. Certains mouvements ‘fondamentalistes' (Jama'atu Ibaadu Rahman,dahira de Madina Gounas) ont favorisé le port du voile féminin dans de nombreuses catégories de la population, pratique jusqu'alors inconnue, dans les milieux urbanisés et estudiantins. Dans la même veine, la pression sociale islamique en est arrivée à empêcher les hommes et les femmes de se serrer la main, comme c'en était l'usage. On assiste à une pratique religieuse de plus en plus ostentatoire. Les employésinterrompent leur service ou quittent les salles de réunion sous prétexte de prier à l'heure.
Le discours islamique se renforce dans les media, ainsi qu'au niveau du pouvoir politique. Le Président Abdoulaye Wade ne proposait-il pas la suppression du terme laïcité lors de l'élaboration de la nouvelle constitution, peu après son élection ? Même le sport en est imprégné. Lors des premières rencontres de la Coupe mondiale du football (mai-juin 2002), les succès de l'équipe sénégalaise qui n'était pas classée parmi les favorites ont largement été imputés à Dieu, grâce aux prières des grands leaders religieux mourides et tijaan. Les effigies des ‘stars' du football sénégalais (El Hadj Diouf, Henri Kamara, Ferdinand Coly, Khalilou Fadiga, Salif Diaw, …) ont côtoyé celles de Cheikh Bamba Mbacké et de Babacar Sy, chefs charismatiques des confréries mouride et tijaan. Jésus-Christ a lui-même fait plus qu'une timide apparition.
Quelques exemples sur le débat sur les droits des femmes illustrent la collusion entre le politique et le sacré pour renforcer le système patriarcal.
L'accès à l'école est devenu un droit élémentaire. L'école coloniale a enrôlé les fils de chefs ou otages, deux à trois générations avant de faire place aux femmes. Malgré les progrès accomplis en en matière de scolarisation des filles, dans les années 1990, le Sénégal a dû leur établir, avec l'appui d'organisations internationales dont l'UNICEF, un programme spécifique à leur intention. Le programme SCOFI [33] a pour objectif non seulement d'organiser des campagnes d'inscription, mais également de les y maintenir. Aujourd'hui il faut encore pour qu'elles n'en soient pas arrachées mineures, soit pour leur donner les tâches domestiques, soit pour les mettre sur le marché du travail ou les marier. En avril 2002, une fillette de 12 ans d'un village de la vallée du fleuve était retirée de l'école primaire pour être donnée en mariage à son cousin âgé d'une trentaine d'années, et ce malgré le refus de son père travailleur émigré et de sa mère restée sur place. Suite à de violentes hémorragies lors de la consommation du mariage, elle tombait malade et décédait quelques jours plus tard. L'affaire ne fut divulguée dans la presse, que grâce à la vigilance de la RADHO [34]. Le conjoint déféré au Parquet a été condamné à trois mois d'emprisonnement. Ni la famille, ni l'Imâm qui avait célébré le mariage n'ont été inquiétés par la justice. Pourtant le mariage n'aurait jamais dû être célébré : la fillette était mineure et non consentante. L'âge légal au mariage est fixé à 16 ans pour les filles et le consentement au mariage est obligatoire.
Depuis avril 2002, le principe de l'enseignement de la religion dans toutes écoles publiques a été accepté officiellement, sous la pression des associations islamiques. L'introduction de cet enseignement avait été une question épineuse, lors des États généraux de l'éducation de 1982, à l'avènement d'Abdou Diouf [35]. Il s'agissait clairement d'introduire l'enseignement des religions, notamment du Coran, à l'instar des établissements privés catholiques. Afin de s'assurer que les élèves musulmans apprendraient le Coran [36], on en était à lui réserver des heures en fin d'après-midi. La recommandation n'avait pas été retenue, de peur de contrevenir à la laïcité. On ne peut s'empêcher de ressentir les mêmes inquiétudes aujourd'hui. Il est évident que l'étude du fait religieux est importante dans l'éducation, si elle ne suscite pas de dérives qui enfreignent la laïcité, notamment de voir les filles contraintes à porter le voile lors des cours de Coran, d'imposer un code vestimentaire, de supprimer la mixité scolaire, de respecter les heures de prière, etc.
La loi abrogeant les mutilations génitales féminines a fait l'objet d'un immense tollé dans la société sénégalaise, avant son adoption en février 1999. L'excision, qui en est un aspect, était généralement présentée comme une pratique initiatique culturelle africaine. Dans les régions où elle est pratiquée, elle est élément marqueur de la féminité. Il a fallu plus d'une trentaine d'années de polémiques internationales pour en arriver à élaborer la loi. Au cours des débats, des arguments culturels et religieux ont été brandis contre les féministes occidentales et leurs consœurs africaines dont le discours, plus tardif, de rejet ne pouvait être qu'occidental [37]. L'argument, auquel se sont accrochés les communautés musulmanes hal pulaar, soninké et mandeng, était que les femmes non excisées étaient impures et ne pouvaient prier, d'où un fort ostracisme à leur endroit. C'est certainement la dénonciation des conséquences médicales néfastes de ces pratiques qui fait voter la loi, alors que celles qui altèrent la jouissance sexuelle sont tout aussi importantes.
C'est sur les lois relatives à la famille que l'impact du sacré est le plus marquant. Aussi, les Sénégalaises sont-elles fréquemment accusées de porter atteinte à la parole de Dieu, lorsqu'elles tentent de faire avancer leurs droits démocratiques de citoyennes, droits déniés ou non appliqués, malgré les dispositions claires et sans équivoque de l'actuelle Constitution.
Le Sénégal s'est appuyé sur l'ancien Code civil français et le Coran pour promulguer, en 1973, le premier Code de la famille de l'État indépendant. Ce Code a été vivement contesté au sein de la communauté musulmane, dès sa promulgation en 1973. On mobilisa contre ses percées. Une certaine opinion parlera de code contre la sharî'a et ses règles, contre le Musulman et sa foi. On l'accusera d'être le Code des femmes. Vingt-cinq ans plus tard, aux élections présidentielles de 2000, l'un des candidats religieux, sans doute le plus excessif, allait jusqu'à promettre sa suppression pure et simple pour rétablir la sharî'a ? Il fut sanctionné par ses faibles résultats qui ont témoigné du désaveu populaire. Ce code, que ses détracteurs dénoncent comme celui des femmes, montre, en de nombreux articles, son assise patriarcale. Chaque revendication des femmes pour en éradiquer les dispositions discriminatoires à leur endroit a été dénoncée par les hommes comme une remise en cause de la religion. Le sacré est sans cesse avancé comme argument de légitimité des emprunts à la sharî'a.
Pourtant le Code de la famille procédait du principe de miséricorde et de protection des femmes affirmée par le Coran. Il exprimait la volonté de ‘modernisation' juridique de la société sénégalaise, à partir de ses valeurs supérieures. Il était voulu par le Président Léopold Sédar Senghor qui légiférait en même temps sur la réforme administrative et territoriale et sur un domaine national qu'il estimait devoir protéger pour un usage communautaire. C'est vrai que le code protégeait les femmes. Il obligeait, notamment, les conjoints à enregistrer le mariage à l'état-civil pour assurer le consentement de la femme. Il tentait de réduire les excès d'une polygamie qui revient souvent à la simple sujétion d'épouses souvent commises pour entretenir elles-mêmes leur ménage, leur époux et leurs enfants. C'était le sens de l'option matrimoniale. La polygamie a été supprimée dans d'autres pays musulmans tels que la Turquie, la Tunisie et la Côte d'Ivoire. En Irak, la demande de polygamie doit être faite devant la justice.
Seule le juge est habilité à prononcer le divorce et à fixer les obligations réciproques et les conditions de la garde des enfants et de la pension alimentaire, etc.
Des dispositions contraignantes sont encore maintenues dans ce code dit des femmes. Certaines injustices ont été corrigées au fil des revendications féminines, toujours décriées à travers les media. Ainsi la polygamie, qui relève de la seule initiative de l'homme, même si elle est négociée par les options du code de la famille, n'a pu être supprimée. Il en sera de même pour le partage inégal de l'héritage entre garçons et filles. Et ce, au nom de la sharî'a, texte juridique qu'il ne faut pas confondre avec le Coran. Pourtant les Sénégalais et les Sénégalaises devraient savoir que :
« [si la polygamie est répandue au Sénégal, elle concernait], selon les résultats de l'EDSIII (1997), 45,5% des femmes mariées. On observait même une légère diminution de la fréquence de ces unions, car le pourcentage était de 48,5%, en 1978. Cette baisse est probablement liée à l'instruction et à l'urbanisation. On retrouve des personnes sans instruction et des femmes rurales dans les mêmes proportions (48-49%), en unions polygames. En 1992, 50,5% des femmes sans instruction, 32% du niveau de l'enseignement primaire et 29% des femmes du niveau secondaire ou supérieur étaient engagées dans la polygamie. En 1997, leur pourcentage était, respectivement, à 49,4%, 34,4% et 27,1%. Les femmes sans instruction constituent le seul groupe, dans lequel, la fréquence de la polygamie ne semble pas avoir baissé, dans la période (49-50%). De même, le pourcentage de femmes en union polygame diminue avec le degré d'urbanisation. Alors qu'en milieu rural, la baisse est de 50% à 48% de 1978 à 1997, elle se révèle plus rapide en ville, avec des taux passant de 46% à 41%, pour cette même période » [38].
Ceci pour souligner que si la polygamie est une pratique légale et religieuse, le Sénégal est aussi un pays de monogamie.
Toujours en matière de discriminations à l'endroit des femmes dans le Code de la famille, on peut citer l'ancien droit pour le mari de s'opposer à l'exercice d'une profession, par son épouse, s'il la jugeait susceptible d'entacher l'honneur de la famille. Cette clause qui ne pouvait être remise en cause que par l'intervention du juge a mis dix ans à être abolie (1984). On était à la veille de la dernière Conférence de la Décennie mondiale des femmes de Nairobi, ce qui donnait à Maïmouna Kane, Ministre chargée de la question des femmes, une écoute particulière auprès du gouvernement. Malgré cela, les journalistes (des hommes) de la presse locale [39] qui venait de se voir accorder la liberté de parole en avaient fait des gorges chaudes. Ils avaient mis de gros titres accusant les femmes de vouloir se livrer à la prostitution, en rejetant le droit de ‘veto' conjugal à leur emploi. Aujourd'hui, les ménages sénégalais ont de plus en plus besoin des revenus de tous leurs membres et ne peuvent plus se priver de celui de l'épouse. Le droit de l'homme d'autoriser sa femme à sortir du territoire national, quel que soit son statut professionnel, n'est devenu caduc qu'avec la suppression de l'autorisation de sortie pour tous les Sénégalais, à l'avènement de la présidence d'Abdou Diouf, en 1981.
Contre toute attente, certains consulats, dont celui de la France, continuent, à leur manière de l'exiger, en demandant un certificat de mariage et l'attestation des biens du mari. Les célibataires ont peu de chance d'obtenir un visa, à cause de leur statut. Enfin, les revendications féminines ont permis de négocier, avec la première révision du Code de la famille, en 1984, la fixation du domicile conjugal qui relevait uniquement de l'autorité maritale.
Ce que les personnes qui s'opposent à la loi redoutent le plus, c'est fondamentalement le contrôle, par les femmes elles-mêmes, de leur propre corps, de leur sexualité et de leur fécondité. Ce contrôle de la fécondité que permet l'utilisation de méthodes contraceptives fait régulièrement réagir. Les agences internationales comme le FNUAP qui encouragent la planification des naissances sont accusées de vouloir dépeupler la planète et d'avoir trompé les Sénégalais et leurs guides religieux et d'avoir agi contre la volonté divine [40]. En effet, l'utilisation de la contraception donne en même temps aux femmes le pouvoir de contrôler leur fécondité : choix de faire (ou de ne pas faire) d'enfants, la décision du nombre, l'espacement des naissances, etc. Il est vrai que l'islam autorise l'espacement des naissances et même l'avortement à des fins exclusivement thérapeutiques [41]. C'est la position des chefs religieux qui, malgré tout, ne s'accommodent pas de la maîtrise par les femmes de leur sexualité et de leur fécondité.
Au-delà du désir propre d'enfant, la maternité reste une obligation du mariage. On attend d'elles qu'elles assurent leur fonction de reproduction. La femme stérile sera marginalisée, car elle ne contribue pas à la « fabrication » de cette descendance nombreuse que tout homme « doit » avoir, pour assurer sa masculinité et asseoir son pouvoir social. Dans la société hausa, comme dans nombre de sociétés africaines, « l'accumulation d'enfants participe de manière active à l'acquisition de prestige » [42]. Ce prestige passe par le corps des femmes, dont la sexualité et la fécondité sont contrôlées par des règles sociales définies dans chaque groupe : virginité, circoncision, surveillance, mariage, soumission au désir du conjoint, gestion de la fertilité, etc. D'où la difficulté à discuter de la fécondité non en termes médicaux, mais en termes de droit élémentaire à faire des enfants et à décider du nombre pour celles qui les portent, en accouchent et les entretiennent. Malgré les injonctions du Vatican, les Italiennes ont détiennent actuellement le taux de natalité le plus bas d'Europe.
Le débat actuel sur l'autorité parentale est un autre exemple qui illustre la collusion entre le politique et le sacré pour renforcer le système patriarcal. Plusieurs articles ont été comme des cris du cœur exprimant l'indignation d'une partie de l'opinion sénégalaise devant les requêtes de liberté et d'égalité des Sénégalaises [43].
La proposition de loi sur l'autorité parentale est en instance de vote, depuis 2001. La question est débattue dans les familles, dans la presse, au cours de débats laïcs ou religieux dans les radios et à la télévision. La loi veut remédier à la situation actuelle en passant de l'autorité paternelle, dans laquelle le père de famille est seul responsable légal de l'enfant à l'autorité parentale. L'autorité maternelle n'est légale que si le père est décédé ou déclare son incapacité à le prendre en charge. En cas, il doit en faire la déclaration devant le juge.
La revendication de l'autorité parentale n'est pourtant que l'une portant sur les discriminations affectant les femmes mariées. Les associations professionnelles et syndicats de femmes dénoncent aussi bien le caractère discriminatoire de l'impôt des salariées que la difficulté de prendre en charge leur famille en termes de sécurité sociale. L'impôt est individuel et est prélevé à la source par l'employeur. L'épouse salariée ne peut bénéficier des déductions sur l'impôt dues au nombre d'enfants, comme son mari. Elle est imposée comme célibataire sans enfant. Elle ne peut prendre en charge médicalement, ni ses enfants, ni son conjoint, car elle n'est pas le chef de famille. Les détracteurs de la proposition de loi sur l'autorité parentale, qu'il s'agisse departiculiers ou d'associations islamiques, accusent ouvertement les femmes de vouloir rejeter, par toutes ces revendications, l'autorité maritale. Ici le Code de la famille ne fait que respecter les prescriptions coraniques qui renforcent le pouvoir des hommes sur les femmes.
Plus que l'abolition de la puissance paternelle et de l'autorité maritale, ce qui est mis en cause relève de la reconnaissance et l'établissement de l'égalité réelle entre les hommes et les femmes. Cette égalité a été garantie par toutes les constitutions depuis l'indépendance ; elle est renforcée par celle de l'an 2001, votée par la majorité des Sénégalais. Plusieurs articles sur l'accès à l'éducation, à l'emploi ou à la terre, par exemple, font une mention explicite de l'égalité entre hommes et femmes. La source de nombreuses contraintes subies par les femmes dans l'espace familial et qui a souvent des répercussions dans l'espace public provient de deux articles du Code de la famille qui déterminent que l'homme est le chef de la famille et que la femme lui doit soumission et obéissance. L'anti-constitutionalité de ces deux articles a été dénoncé par les Sénégalaises, renforcées dans leurs convictions par les dispositions de la nouvelle constitution, votée lors d'élections transparentes.
Le 11 juillet 2003, l'Union africaine adoptait le Protocole additionnel à la Charte africaine des droits de l'homme relatif aux droits des femmes qui résulte d'une longue lutte des femmes pour leurs droits au niveau continental. La Charte africaine des droits de l'homme et des peuples, agréée en 1993, ne faisait aucune place particulière aux préoccupations des femmes, d'où la nécessité d'ajouter un protocole spécifique qu'il a bien fallu une dizaine d'années à mettre en place. Le Protocole reconnaît les droits des femmes à l'accès égal à l'emploi et au salaire (equal pay for equal work), au congé de maternité dans les secteurs public et privé. Il met un accent particulier sur la protection des femmes handicapées et en détresse, femmes âgées, veuves, femmes en détention, etc. Mais dans le domaine des droits sexuels et reproductifs que les acquis sont le plus marquants, notamment le droit à l'avortement en cas de viol et d'inceste, l'abolition des mutilations génitales féminines, et la protection contre les violences physiques et sexuelles. Le Protocole attend encore d'être ratifié par les États.
La famille dont se prévalent les religieux et les politiques n'existe plus, même en milieu rural. Les données ont changé sous l'impact des diverses transformations sociales, pas toujours négatives depuis l'indépendance, pour prendre une date récente. L'urbanisation, la scolarisation, les nouvelles activités économiques, les changements juridiques et politiques ont aussi contribué à changer la famille sénégalaise. D'aucuns souhaitent que les hommes continuent de s'accrocher à la domination masculine, en évoquant comme dernier recours, non plus l'esprit du Livre saint, mais sa littéralité. Cela, pour pouvoir exercer ‘pleinement' une autorité légitimée par la culture et les religions du Livre. La réalité sociale incontournable est que l'on compte de plus en plus de femmes chefs de famille. Nombre d'entre elles couvrent les hommes du pagne de la sutura(pudeur). Ce rôle est renforcé à la fois par les progrès de l'éducation, l'initiative féminine et l'aggravation actuelle de la crise économique et de la pauvreté.
Conclusion
Le débat sur l'exigence de laïcité face à une certaine réislamisation agressive et intolérante des sociétés africaines et sénégalaise en particulier est essentiel quand on lutte pour l'égalité entre les sexes et l'avancement du statut des femmes. Les liens entre l'État et la religion, le politique et le sacré sont complexes dans une société où la religion et la culture sont profondément imbriquées. Le soubassement religieux qu'il soit préislamique, islamique ou chrétien reste tissé dans les actes de la vie quotidienne.
La résurgence du discours musulman dans le monde a eu des impacts considérables alors que la laïcité, comme principe de base avait accusé des progrès en matière de lois. A ce niveau, les femmes restent prises entre un État chargé de garantir l'égalité entre citoyens et une élite religieuse, dont le souci est de préserver un ordre patriarcal révélé et immuable. La famille est le dernier bastion à prendre. Seule la laïcisation de l'État et celle de ses lois peut résoudre la contradiction.
Fatou Sow [1]
in Muriel Gomez-Perez (dir.) L'Islam politique en Afrique subsaharienne, Karthala, Paris, 2007.
[1] Chercheure au CNRS, membre du Laboratoire SEDET, Université Paris 7 Denis Diderot.
[2] SOS–Esclaves, fondé en 1995, en Mauritanie, par Boubacar Messaoud, architecte d'origine harratine, dénonce « Le vide juridique ainsi maintenu favorise la perpétuation de la pratique d'esclavage en toute impunité, d'autant plus que les esclaves ne disposent d'aucune juridiction de recours et qu'aucun texte ne prévoit des pénalités criminelles contre ceux qui pratiquent l'esclavage. »
[3] Rappelons que le code civil a lui-même été en butte aux revendications de l'Église, dans la mesure où il rendait le mariage civil obligatoire avant la célébration religieuse, pouvait remplacer le mariage religieux, autorisait le divorce, etc.
[4] Women Living under Muslim Laws / Femmes sous lois musulmanes. Femmes et lois, Initiatives dans le monde musulman. « Femmes, lois, initiatives dans le monde musulman ». Débats tirés de la réunion internationale : Sur le chemin de Beijing : Femmes, lois et statut dans le monde musulman, 11-12 décembre 1994, Lahore (Pakistan), Montpellier, WLUML, 1996, p.7.
[5] Sourdel, D. L'Islam, Paris, PUF, 1984, p. 42.
[6] Ramadan, T. Islam, Le face à face des civilisations. Quel projet pour quelle modernité ? Lyon, Editions Tawhid, 2001, p. 64.
[7] Tincq. H. « La montée des extrémismes dans le monde » in Delumeau, J., (sous la dir. de), Le fait religieux, Paris, Fayard, 1993, p. 716.
[8] Les deux décennies mondiales des Nations Unies pour la femme ont été ponctuées de grandes conférences : Mexico (1975), Copenhague (1980), Nairobi (1985) et Beijing (1995). Les débats contradictoires menés par les femmes, au cours de ces conférences, ont influencé les débats et les décisions sur la contraception, l'avortement et la liberté sexuelle comme à la conférence sur la Population et le développement du Caire (1994). C'est la première fois que les questions démographiques étaient discutées en termes de droits sexuels et reproductifs.
[9] L'abacos (à bas le costume) était un veston à col fermé à porter sans cravate. Le pagne féminin s'esttransformé en jupe longue. Il était interdit aux femmes de porter une robe ou jupe courte, et un pantalon.
[10] Les dispositions utilisées ne sont pas une application stricte de la sharî'a.
[11] Des confréries ont donné, à leurs tâlibés, des consignes (ndigël mouride) de vote en faveur de candidats, lors d'élections présidentielles. Falilou Mbacké, khalife des mourides dans les années 1960, donnait un ndigël discret en faveur de Léopold Sédar Senghor. Ce ndigël prit une dimension que l'on a pu juger outrancière, tant il détonnait sur la prudence habituelle des mourides. Serigne Abdou Lahad Mbacké, khalife des mourides, affirmait à ses fidèles, notamment lors des élections présidentielles de 1988 :
« Voter pour Abdou Diouf, c'est suivre les recommandations de Serigne Touba ». Les dirigeants de la confrérie tijaan, tout en appuyant les hommes du pouvoir, ont généralement été plus mesurés, du fait de la plus grande autonomie de leurs fidèles, surtout urbains
[12] Commémoration du départ en exil forcé de Cheikh Amadou Bamba Mbacké, fondateur de la confrérie mouride, en 1906.
[13] La visite du candidat Abdoulaye Wade, au lendemain de sa victoire aux élections présidentielles, pour remercier son marabout, l'actuel khalife de la confrérie des mourides de ses prières avait été diversement commentée par les Sénégalais, comme en ont témoigné les media de l'époque relatant ces évènements.
[14] P

Introduction par les coordinatrices du livre : Violences envers les femmes en Europe

L'idée de ce recueil, le premier à réunir des travaux de recherche et des écrits consacrés aux liens entre les violences faites aux femmes et la thématique de l'« ethnicité » en Europe, a pris forme en 2005, lors de conversations entre les coordinatrices. Elles participaient alors au projet européen d'action de coordination sur les violations des droits humains (Cahrv), financé par la Commission européenne et dont l'objectif principal a été d'ancrer la question des violences faites aux femmes sur l'agenda européen.
Tiré de Entre les lignes et les mots
À cette époque-là, dans bon nombre de pays européens, les universitaires et pouvoirs publics commençaient à peine à s'intéresser aux violences à l'encontre des femmes sous l'angle de l'ethnicité, et cette question n'était évoquée qu'à la marge dans les débats plus larges sur les violences de genre. C'est donc la préoccupation vis-à-vis de l'absence de visibilité de la thématique des violences faites aux femmes et de la condition des femmes migrantes ou des minorités immigrées ou « ethniques », et aussi le fait que ces femmes étaient rarement présentes pour exposer ces questions lors des conférences européennes et d'autres événements consacrés aux violences envers les femmes, qui ont motivé l'élaboration de ce volume.
Comme l'ont démontré de nombreux travaux de recherche et l'évolution de la prise en compte de la question dans les politiques publiques, les violences faites aux femmes sont extrêmement répandues, et coûtent chaque année plusieurs milliards aux services sociaux, judiciaires et de santé. Le coût humain dont elles s'accompagnent, qui va des problèmes de santé chroniques, des blessures graves, de la détresse mentale et affective jusqu'aux décès, est encore plus lourd que leur coût économique. La reconnaissance du caractère persistant de ces violences et de leur coût pour la société, le militantisme concerté de la part des mouvements de défense des femmes, ainsi que les évolutions dans les instances internationales, au sein des Nations unies, notamment, ont commencé à influer sur les mesures prises pour remédier à ce problème en Europe. Au début des années 1990, à la suite de l'adoption de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (Cedaw) ainsi que de la Déclaration sur l'élimination de la violence à l'égard des femmes, les Nations unies ont assimilé les violences à l'encontre des femmes à une violation des droits humains. Cette évolution a culminé avec la création du mandat de « rapporteuse spéciale » des Nations unies chargée de la question de la violence contre les femmes (UNSRVAW), laquelle a pour mission de surveiller la situation dans ce domaine à travers le monde (UNSRVAW, 2009). Non sans difficultés, ce mandat de rapporteuse spéciale instauré en 1994 a donné l'élan et l'impulsion nécessaires pour que les autorités nationales s'attaquent aux violences faites aux femmes, dont la définition et l'étendue évoluent au fil du temps. De plus, lors de sa conférence ministérielle de Rome en 1993, le Conseil de l'Europe a explicitement reconnu que l'élimination des violences faites aux femmes jouait un rôle central dans le respect de la démocratie et des droits de la personne humaine. De manière générale, bien que les violences à l'encontre des femmes ne soient plus considérées comme une affaire strictement familiale, elles n'en demeurent pas moins un problème inextricable, malgré des évolutions et des avancées non négligeables dans de nombreux pays, y compris en Europe.
Si les rapports sociaux ethnicisés et le genre ne peuvent pas être réduits respectivement à la question des minorités ethniques1 ou à celle des femmes, le présent recueil étudie l'ethnicité et les violences faites aux femmes sous l'angle des problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique subissant des violences de genre. Ce recueil est le premier de ce type et il rassemble une grande partie des travaux existants sur ce sujet. De ce fait, il remédie en quelque sorte au silence qui régnait jusqu'ici sur ces questions et à leur marginalisation, ainsi que du socle de savoirs fragmenté dans ce domaine. Il apportera ainsi une contribution aux débats sur les idées, sur les politiques publiques et sur la pratique dans de nombreux pays d'Europe.
Migration et ethnicité
Dans la plupart des pays européens, on retrouve une population de migrants récents qui côtoie des descendants de migrations plus anciennes, la majorité de ces derniers étant citoyens européens. La diversité de ces populations est le résultat de courants migratoires de provenances différentes, se produisant au cours de périodes et donc dans des contextes sociopolitiques et économiques distincts. Le tableau est notamment marqué par les relations historiques entre les anciennes puissances coloniales et les territoires colonisés, qui expliquent les flux depuis les ex-colonies vers les anciens pays colonisateurs. Le rôle des femmes dans ces processus migratoires n'a pas toujours reçu une grande attention de la part de la recherche, bien que la féminisation de la migration en direction de nombreux pays européens soit mise en évidence depuis le début des années 19802.
De même que la migration, les dynamiques et la composition de minorités ethniques présentent des différences d'un pays européen à l'autre, on observe également des disparités dans les politiques publiques et dans le discours officiel à propos de l'incorporation de ces minorités dans la société d'accueil, fréquemment dominé par le débat assimilation/intégration contre multiculturalisme, ainsi que dans l'accueil que leur réserve la population majoritaire (Favell, 1998). Les modes d'intégration institutionnelle des immigrés et leurs descendants ont, à leur tour, façonné les moyens utilisés pour s'auto-organiser et militer contre leur marginalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, forts de leur expérience de la lutte contre le colonialisme, les migrants caribéens ou sud-asiatiques ont entrepris très tôt de s'organiser et de créer des formations politiques afin de contester le traitement discriminatoire dont ils faisaient l'objet. Dans le cadre de ce mouvement, les féministes noires ont aussi commencé à mettre sur pied leurs propres organisations autonomes dès le début des années 1970. Quelques-unes de ces organisations existent encore et jouent un rôle essentiel dans la lutte contre les violences faites aux femmes migrantes ou des minorités ethniques. Pour des raisons historiques et politiques, dans de nombreux pays européens, ces femmes ne se sont pas aussi bien organisées qu'au Royaume-Uni et cette question reste considérée comme marginale. Malgré ces différences non négligeables, on peut également déceler de nombreuses similitudes dans la construction de l'immigrant comme « autre » et dans les discours y afférents.
Genre, ethnicité et violences faites aux femmes
À quelques exceptions près, de nombreux chercheurs ont relevé une séparation entre les approches exclusivement théoriques et empiriques dans l'étude des relations entre genre et ethnicité en Europe3. Des travaux importants ont été consacrés à la question du genre et de l'ethnicité. Ils ont été influencés par les développements théoriques dans les études sur la « race » et les études ethniques, ainsi que par le féminisme postcolonial, lequel a cherché à contester la construction négative et homogène des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique (Lutz, 1997). Dans le corpus théorique plus large sur l'ethnicité et le genre dans une grande partie de l'Europe, malgré l'abondance de la littérature consacrée au thème de l'immigration et de l'ethnicité, l'étude des liens entre genre, ethnicité et violences faites aux femmes brille par son absence (Condon, 2005).
Les violences faites aux femmes, que l'on ne désigne pas toujours sous ce terme, constituent une priorité des luttes féministes en Europe depuis les années 1970. Cependant, ces luttes peuvent revêtir des formes variables, suivant l'environnement local et les influences internationales, de même que la nature et les objectifs des mouvements de défense des femmes et de lutte contre les violences qu'elles subissent. Les évolutions, y compris au niveau législatif, ainsi que les mesures juridiques et d'aide visant à combattre ces violences, varient également d'un pays d'Europe à l'autre, mais sur ce continent, c'est essentiellement aux violences conjugales que l'on s'attache4. Tous les pays n'interviennent pas de la même manière pour aider les femmes victimes de violences. Par exemple, en Autriche et en Allemagne, les centres d'accueil des victimes de violences conjugales sont gérés par des organisations non gouvernementales (ONG) mais financés par les ministères fédéraux de l'intérieur, des affaires sociales et de la Famille. Aux Pays-Bas, les victimes reçoivent une aide spécialisée dans des centres d'aide polyvalents. Au Royaume-Uni, Women's Aid, une fédération de refuges indépendants et d'autres formes de services d'aide aux victimes de violences conjugales, ainsi que Refuge, organisation nationale proposant des services à l'échelon local, demeurent les principales sources de soutien5. Au lieu de s'intéresser aux détails des mesures prises pour aider les migrantes subissant des violences en Europe, le présent recueil s'attache à l'impact de ces mesures, au niveau à la fois symbolique et matériel, sur les femmes migrantes ou des minorités ethniques subissant des violences sous toutes leurs formes.
En Europe, plusieurs études se penchent sur la question des violences faites aux femmes dans divers contextes nationaux et renferment des données intéressantes6. À quelques exceptions près (voir la contribution de Condon, Lesne et Schröttle dans le présent recueil), ces études ne s'intéressent pas à la place des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans ces débats et ces évolutions. Le programme Daphné, qui finance de nombreux projets de recherche sur les violences conjugales et les violences faites aux femmes, apporte, lui aussi, des informations précieuses (Commission européenne, 2009). Globalement, dans la majeure partie des débats sur l'ethnicité et l'immigration ainsi que sur le genre et les violences faites aux femmes, les femmes migrantes ou des minorités ethniques sont, soit absentes, soit occupent une place marginale, ou, depuis peu, sont construites et représentées de manière particulière. Ce n'est que récemment que certains chercheurs se sont mis à étudier les problèmes spécifiques rencontrés par ces femmes. Leurs travaux ont donné lieu à des publications qui commencent à mettre en évidence ces interdépendances et ces intersections7. D'ailleurs, il est vrai qu'à l'exception des travaux rassemblés dans le présent recueil, les recherches et les informations disponibles en Europe sont extrêmement restreintes, si bien que le socle de savoir est très inégal d'un contexte à l'autre. Les données qui existent portent souvent sur l'expérience de formes de violences culturellement spécifiques ou construisent les violences faites aux femmes davantage comme une question de culture que de genre. Le Royaume-Uni, où l'histoire de l'immigration et du militantisme est plus ancienne pour les femmes migrantes ou des minorités ethniques, constitue peut-être une source d'informations et de savoir plus riche à cet égard.
En abordant la question des violences faites aux femmes dans différents groupes et contextes nationaux, la rapporteuse spéciale chargée de la question de la violence contre les femmes (SRVAW) joue un rôle significatif car elle élargit et nuance le débat sur les causes et les conséquences de ces violences, ainsi que sur la responsabilité des États dans le traitement des vastes effets de ces violences sur différentes catégories de femmes. Par exemple, en contestant le clivage public/privé et en « élargissant la responsabilité de l'État au-delà des acteurs privés pour les actes de violence commis dans la sphère privée », la SRVAW demande aux États de remédier aux facteurs extérieurs qui exacerbent les violences conjugales pour des catégories particulières, y compris le racisme, la marginalisation socio-économique et les politiques d'immigration restrictives (UNSRVAW, 2009 : 12). Dans des pays tels que la Suède, dotés d'une politique d'égalité de genre bien établie, cette évolution s'est traduite par un appel à remédier aux lacunes restantes pour atteindre l'égalité ainsi qu'aux carences de la protection de certaines catégories de femmes, y compris les immigrées, les réfugiées ou les demandeuses d'asile. Aux Pays-Bas, l'attention se porte non seulement sur les actions de l'État neutres du point de vue du genre (dans le cadre de l'approche de l'intégration systématique de la dimension de genre, également appelée gender mainstreaming), mais aussi sur les « réactions culturelle essentialistes » (ibid. : 13) aux violences dans les communautés de migrants. De manière générale, on estime que pour être efficaces, les ripostes aux violences faites aux femmes requièrent des « stratégies multifacettes » face aux multiples formes de violence, et notamment une révision de la législation qui interdit aux femmes d'accéder à une aide et à une protection en raison de leur statut d'immigrées8.
Le présent recueil intègre les discours parallèles sur les violences faites aux femmes et l'ethnicité en Europe afin d'étudier cette question du point de vue particulier des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Bien que pour certains pays, le corpus de données soit plus fourni que pour d'autres, la sélection des contributions s'est attachée à mettre en lumière les expériences de plusieurs pays, même s'il reste de nombreuses disparités. Par conséquent, les débats diffèrent et dans certains pays, l'expérience des femmes migrantes ou des minorités ethniques commence à peine à être rapportée tandis que dans d'autres, le débat est inextricablement lié aux critiques plus larges adressées à la politique, à l'action publique et à la pratique, tant générales que dans le domaine de la lutte contre ces violences. Bien que les données sur lesquelles les expériences des violences et sur le recours à l'aide juridique ou sociale soient extrêmement limitées, les recherches montrent que ces femmes connaissent davantage l'exclusion et pâtissent d'un accès nettement réduit aux recours juridiques par rapport aux femmes immigrantes en situation régulière. Une étude autrichienne montre que les immigrantes sont souvent dans l'incapacité de contacter la police parce qu'elles ne parlent pas la langue ou parce qu'elles ont peur de faire intervenir les autorités9. De nombreuses femmes migrantes demandent donc de l'aide aux refuges ou aux centres d'accueil pour femmes, dans lesquels elles sont souvent surreprésentées10. Or, cette surreprésentation en amène certains à affirmer que les femmes migrantes ou des minorités ethniques ne rencontrent guère de problèmes pour accéder à l'aide. Cependant, ces arguments ignorent que la majorité des femmes européennes (blanches) ont souvent davantage recours à d'autres actions et mesures que les femmes migrantes ou des minorités, qui sont socialement et économiquement marginalisées, qui dépendent davantage des hommes et de leur famille et dont les possibilités sont probablement réduites. Ainsi, le statut d'immigrée, ou l'absence de citoyenneté, demeure l'une des principales causes des inégalités dans l'accès à la protection pour les femmes victimes de violences en Europe. Les pays ont adopté des textes et une législation variés à ce sujet. Par exemple, l'étude du Cahrv considère que l'immigration constitue une « quatrième planète » qui détermine l'accès des femmes à la justice et à la protection (Humphreys et col., 2006). En effet, le statut d'immigrée prolongé revient à une violation des droits humains et ne protège pas les femmes contre les violences. De plus, sous prétexte de protéger les femmes contre les violences, réelles ou potentielles, y compris le mariage forcé, les pouvoirs publics restreignent l'immigration (Bredal, 2005).
Toutefois, aucune étude n'a encore été menée à l'échelle européenne pour faire le point sur la nature des réponses aux problèmes des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. Faute de ces données, il est difficile d'affirmer avec une quelconque certitude que l'on répond correctement aux besoins d'aide et de protection de ces femmes. Même dans les pays qui communiquent sur les mesures prises pour remédier aux problèmes des migrants et desminorités ethniques, les évolutions récentes laissent à penser que ces mesures s'érodent plus qu'elles ne se renforcent. Le présent recueil a pour objectif de constituer un socle de savoir plus cohérent sur ce qui se passe à l'intersection entre ethnicité, genre et violences faites aux femmes, tout en axant résolument le cadre du discours sur ces violences sur les spécificités des femmes migrantes ou des minorités ethniques. Il cherche également à mettre en évidence la complexité et les interconnections entre les différentes catégories de violences dont sont victimes les femmes. Les contributions présentes dans ce recueil permettent également de comprendre l'absence d'écrits sur ces questions par les femmes de ces minorités dans de nombreux pays d'Europe. Si des lacunes demeurent et qu'il faut pousser bien plus avant les recherches pour explorer la spécificité des violences vécues par ces femmes, ainsi que les réponses apportées à ces violences, ce recueil décrit les particularités de plusieurs contextes européens s'agissant de la construction des discours sur les violences faites aux femmes et l'ethnicité. Ces discours revêtent des formes distinctes en Europe, bien que l'on observe également des traits communs. Par ailleurs, depuis peu, on souligne de plus en plus, quoique de manière essentialiste, la discrimination intersectionnelle, qui exacerbe les risques pour les femmes appartenant à des communautés marginalisées ou racialisées.
Violences faites aux femmes et ethnicité
L'intersection entre violences faites aux femmes et ethnicité donne lieu à un débat intéressant depuis quelques années. Les violences perpétrées sur les femmes immigrées ou leurs descendantes sont devenues un thème récurrent dans les débats politiques, dans l'élaboration de l'action publique et dans les médias. Cela étant, on reproche dans une large mesure à ces débats de considérer les cultures et les communautés migrantes/minorisées de manière essentialiste et de les percevoir comme intrinsèquement violentes11. D'ailleurs, la rapporteuse spéciale a problématisé cette approche en ces termes :
La particularisation des violences conjugales entre immigrants non occidentaux comme une question culturelle [est] problématique, car elle ramène la relation entre désavantage socio-économique et politique restrictive de l'immigration à celle des violences dans la famille (UNSRVAW, 2009 : 13).
La progression du fondamentalisme religieux et du « terrorisme musulman », avec la panoplie des mesures sécuritaires adoptées depuis le 11-Septembre et les tendances politiques conservatrices qu'elle a alimentées, ajoute un angle particulier aux débats sur les violences à l'encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La polarisation entre les pays et les communautés, qui s'est accentuée après le 11-Septembre, procure un terreau fertile pour les discours culturels qui remettent gravement en question l'égalité de genre et les droits des femmes, à la fois au sein de leur communauté et dans les discours nationalistes extérieurs12. Ainsi, dans certains contextes nationaux, les discours sur les « pratiques traditionnelles néfastes », telles que le mariage forcé, les violences perpétrées au nom de l'honneur et les mutilations génitales, se tiennent parfois en parallèle de façon distincte à celui sur les violences faites aux femmes, malgré les tentatives de nombreuses femmes migrantes ou des minorités ethniques et d'autres mouvements féministes de contrer cette évolution et de conceptualiser ces pratiques comme des violences de genre dans laquelle l'intersection entre culture et genre est prépondérante13.
Il est possible de cerner et problématiser deux tendances dans les discours « culturels14 ». D'un côté, on distingue les arguments, sous-tendus par le relativisme culturel, qui rejettent les droits humains universels et portent atteinte à l'égalité des femmes (exprimés depuis l'intérieur des « communautés culturelles »). De l'autre, on discerne des approches essentialistes culturelles, lesquelles, dans le processus d'altérisation, perçoivent certaines cultures, certaines communautés et certains pays comme intrinsèquement et uniformément toxiques pour les femmes, perception qui s'est imposée dans l'imaginaire populaire dans une grande partie de l'Europe. Cette perception sert également à concevoir les violences dans les sociétés majoritaires comme des aberrations individualisées15. Ces deux tendances placent les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, subjectivement et structurellement, dans des positions extrêmement difficiles et contradictoires. De plus, ces réactions n'améliorent pas le sort de ces femmes, qui se retrouvent souvent contraintes de nier certains aspects de leur culture et de leurs traditions auxquelles elles sont attachées pour être construites comme des victimes des violences dites « traditionnelles » et patriarcales. Il ne reste ainsi à ces femmes guère de possibilités, car beaucoup d'entre elles veulent être protégées contre les violences perpétrées par les hommes sans faire le choix de « sortir » de leur communauté (Gill et Mitra-Khan, 2010). Ensemble, ces deux perspectives ne remédient en rien aux causes sous-jacentes des violences que subissent les femmes. Afin d'établir des connexions au sein de ce thème et entre différentes femmes et les violences faites aux femmes, ce recueil souligne l'importance d'exposer les schémas de domination au sein des cultures plutôt que les différences entre les cultures, d'interroger les interprétations hégémoniques de la culture et de s'intéresser aux intérêts politiques et socio-économiques patriarcaux, intérieurs et extérieurs, qui bénéficient de ces interprétations. Dans certains pays, les migrants et les minorités ethniques se sont ménagé un troisième espace pour se faire entendre et ont même été les premiers à critiquer la montée du fondamentalisme religieux (comme au Royaume-Uni via le groupe Women Against Fundamentalism).
Ainsi, les discours « culturels » (qu'ils soient relativistes culturels et essentialistes culturels) s'opposent aux droits des femmes et maintiennent l'ordre patriarcal, d'un côté, tout en « figeant » les communautés culturelles par des constructions homogénéisantes, de l'autre. Ce point est étudié plus en détail à la section consacrée au clivage « leur » culture, « notre » honneur dans la dernière partie de ce recueil. D'ailleurs, comme on le voit dans plusieurs pays d'Europe, l'essentialisme culturel sert à justifier l'action ou l'inaction de l'État face aux violences subies par les femmes migrantes ou des minorités ethniques. En mettant en avant des discours renforçant l'idée que ces femmes sont davantage touchées par les violences, certains États européens resserrent leur politique d'immigration sous prétexte de protéger ces femmes. Ils imposent aussi des critères d'intégration sociale et culturelle qui ne tiennent aucun compte de la marginalité politique et socio-économique de ces femmes (Hester et col., 2008).
Culture contre genre
Comme indiqué plus haut, l'utilisation de la « culture » par certains projets politiques culturo-religieux, qui recourent à des justifications culturelles pour restreindre les droits des femmes, est de plus en plus documentée et critiquée. Les auteurs féministes s'inquiètent tout particulièrement de voir que les pouvoirs publics et les acteurs politiques, et parfois les féministes, acceptent non seulement les voix patriarcales dominantes au sein des communautés qui marginalisent les voix (divergentes) des femmes, mais aussi un point de vue qui privilégie la culture pour justifier les violences à l'encontre des femmes migrantes ou des minorités ethniques (comme au Royaume-Uni par exemple16). D'ailleurs, certains travaux insistent sur l'importance et sur l'intérêt de mettre en avant la voix des femmes à titre de contre-récit qui exprime la contestation au sein des communautés et perturbe les explications homogénéisantes de la culture, par opposition aux interprétations hégémoniques de la culture et de l'identité, qui peuvent servir à restreindre les espaces laïcs (Patel et Siddiqui, 2010). Ces récits concurrents émanant des femmes font apparaître que « la menace pour les droits humains des femmes vient du monopole de l'interprétation et de la représentation de la culture détenu par une poignée de puissants et non de la culture elle-même » (UNSRVAW, 2009 : 29)
Depuis un certain temps, des auteurs soulignent le rôle d'entrepreneurs culturels joué par les femmes, qui n'ont de cesse de négocier et de renégocier les normes et valeurs culturelles, ce qui se traduit, dans le contexte de la migration, par des formes culturelles syncrétiques ou hybrides. C'est la raison pour laquelle il importe de considérer la culture comme un terrain non pas statique, mais en évolution permanente, perpétuellement contesté et renégocié. Considérer uniquement les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique comme des « victimes » de leur culture, ce qui constitue un point de vue largement contesté, dessert par conséquent le rôle positif que la culture joue aussi dans la vie de beaucoup de ces femmes. De plus, la vision simpliste de femmes victimes d'une culture dont il faudrait les protéger, qui est la résultante logique de l'acceptation de l'argument des « pratiques traditionnelles néfastes », est largement remise en cause, car elle essentialise les communautés de migrants ou les minorités ethniques en les présentant comme arriérées et non civilisées. C'est par exemple la raison pour laquelle la rapporteuse spéciale a rejeté le terme de « pratiques traditionnelles néfastes » au profit de celui de « pratiques néfastes » (harmful practices) pour désigner les pratiques culturelles qui érodent les droits des femmes (UNSRVAW, 2009).
Se borner à considérer les violences faites aux femmes comme une facette des communautés culturelles revient aussi à dissocier ces violences des inégalités structurelles qui sous-tendent les systèmes de « race », de classe et de genre et à engendrer des explications conceptuelles inadaptées. Au niveau international, le fait que les Nations unies se soient employées à s'attaquer aux causes et aux conséquences des violences faites aux femmes permet de mettre en avant les inégalités de genre et de s'interroger sur les approches qui dissocient les violences faites aux femmes de la subordination des femmes en général. Ainsi, lorsque les violences faites aux femmes sont considérées comme le résultat de la discrimination fondée sur le genre, elles deviennent le produit inéluctable de l'inégalité des structures socio-économiques, culturelles et politiques. Cette perspective permet de voir les femmes non simplement comme des victimes vulnérables qui ont besoin d'être protégées, mais de considérer les violences faites aux femmes comme la résultante d'un ordre genré, fréquemment contesté au niveau individuel et collectif, qui accorde un privilège à la violence masculine, individuelle et collective, laquelle sert à obtenir que les femmes respectent la norme. Cette situation est exacerbée pour les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique, car elles se situent à l'intersection de multiples axes d'oppression et de discrimination. Cependant, comme l'indiquent plusieurs contributions dans ce volume, les discours sur les violences commises au nom de l'honneur et le mariage forcé ont tendance à privilégier la culture plutôt que le genre dans des explications qui s'appuient sur des notions essentialisées de culture et de tradition, et servent à stigmatiser les femmes migrantes ou des minorités ethniques ainsi que leurs communautés. Ces discours ont engendré un binôme composé de la femme blanche émancipée et de la femme migrante/minorisée opprimée, qui servent toutes deux à normaliser la violence et la discrimination des femmes blanches et à marginaliser les femmes migrantes ou des minorités (UNSRVAW, 2009 : 36).
Depuis quelques années, il est devenu courant d'invoquer les violences commises au nom de l'honneur pour expliquer le niveau élevé de contrôle et de violence dans la vie des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique. La force du discours sur le mariage forcé/les violences d'honneur apparaît avec évidence lorsque l'on constate que les professionnels et les autorités évoquent l'« honneur » pour expliquer ce que l'on aurait pu appeler des violences conjugales il n'y a encore pas si longtemps. Ce rhabillage de l'éventail des violences vécues par les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique peut servir à dissocier ces expériences de la question plus large des violences faites aux femmes et à ghettoïser ces dernières dans leurs enclaves de « pratiques traditionnelles et culturelles ». En guise de contre-argument à ces explications culturelles, plusieurs auteurs montrent du doigt les violences d'honneur et leurs liens avec le contrôle sur la sexualité des femmes et mettent en évidence la manière dont les arguments religieux et culturels perçoivent les femmes comme des marqueurs et des gardiennes de l'honneur de la communauté, ce qui les contraint à se conformer à l'idée de la femme idéale/honorable et à éviter les violences masculines en se gardant de toute transgression sexuelle17. Ces auteurs avancent ainsi que le genre doit occuper une place prépondérante dans toute explication de ces formes de violences faites aux femmes. Malgré quelques différences, cette forme de contrôle n'est pas spécifique aux femmes migrantes ou desminorités ethniques, car la plupart des formes de violences faites aux femmes sont utilisées comme instrument pour contrôler et réguler le comportement sexuel des femmes. C'est ce que confirme une grande partie de la recherche sur les violences conjugales, puisque les femmes évoquent souvent la jalousie sexuelle comme cause ou justification principale à la violence des hommes.
Intersectionnalité
Être opprimé […] est toujours construit et imbriqué dans d'autres divisions sociales (Yuval-Davis, 2006 : 195).
Si les critiques adressées à ceux qui utilisent la culture pour expliquer/justifier les violences faites aux femmes nous aident à privilégier le genre comme explication dominante, l'intersectionnalité permet de comprendre la particularité de la violence perpétrée à l'encontre des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et de définir des mesures contre cette violence. Plusieurs auteurs indiquent combien il importe de recourir à une approche intersectionnelle pour repérer les effets du fonctionnement simultané de systèmes multiples d'oppression/discrimination et d'y remédier plutôt que de s'attaquer à chacun d'entre eux isolément18. Si le débat sur l'intersectionnalité entre auteurs féministes est riche, nous n'avons pas ici pour objectif de le répéter. Toutefois, tout comme plusieurs contributeurs au présent volume, nous privilégions l'outil que constitue le concept d'intersectionnalité pour désembrouiller la complexité des questions relatives aux violences faites aux femmes, car ces questions produisent un impact sur la vie et l'expérience des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique qui se situent au sein de structures de discrimination et de pouvoir qui sont interconnectées et se chevauchent.
En bref, l'« intersectionnalité », ou l'analyse intersectionnelle, suggère que dans une société fondée sur des systèmes multiples de domination, l'expérience individuelle n'est pas façonnée par une identité/un emplacement structurel unique (en tant que femme ou personne rattachée à une minorité ethnique). Elle reconnaît donc que l'expérience de certaines femmes est marquée par de multiples formes d'oppression et de position de soumission et qu'il est possible d'affiner davantage les catégories sociales individuelles de façon à situer « les femmes » en termes de pouvoir/d'impuissance les unes vis-à-vis des autres (Crenshaw, 1991). Il faut pour cela chercher à savoir comment le pouvoir est inscrit dans les systèmes individuels d'oppression et entre eux19, et ce qui peut créer à la fois de l'oppression et une opportunité20. On a utilisé il y a peu l'intersectionnalité, ou analyse intersectionnelle, pour examiner les violences faites aux femmes au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada (Sokoloff et Pratt, 2005), même si l'on débat toujours pour savoir si cela ne reproduit pas certaines notions additives de l'oppression, surtout lorsque l'on utilise l'intersectionnalité de manière limitée dans le cadre d'une mobilisation politique (Yuval-Davis, 2006).
Si de nombreuses explications apportées aux violences faites aux femmes ou à la relation entre genre et ethnicité, soit homogénéisent les expériences diverses des femmes, soit fragmentent l'expérience individuelle de la violence de chaque femme, l'intersectionnalité tient compte de l'universalité des violences faites aux femmes sans perdre ces particularités de l'expérience des femmes, qu'elle soit individuelle ou collective. En s'attachant à l'intersection des divisions sociales et des multiples systèmes de domination/oppression, l'intersectionnalité a le potentiel d'expliquer la complexité et la différence sans recourir à des explications essentialistes (Phoenix et Pattynama, 2006).
Note sur la traduction et la terminologie
Sachant qu'il serait difficile d'harmoniser les termes et les définitions relatifs à l'ethnicité et aux violences faites aux femmes utilisés tout au long du présent recueil et dans le souci d'éviter d'imposer nos propres définitions et nos disciplines de recherche, nous avons, dans un premier temps, décidé de permettre aux auteurs de s'exprimer en leur propre nom dans les termes employés dans les contextes nationaux à propos desquels elles écrivent, et à se référer aux cadres politiques dans leur contexte qu'elles décrivent et l'action publique y afférente. Ce volume comprend donc des contributions de militant·es et de chercheur·euses relevant de diverses disciplines des sciences sociales, ce qui transparaît invariablement dans les concepts et les termes employés. Ce livre apporte également des informations plus nuancées et plus riches sur les débats actuels à propos des violences faites aux femmes et de la question des femmes migrantes ou des minorités ethniques dans les différents contextes européens.
Deuxièmement, convaincues de la nécessité de rendre ces écrits sur les femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique et sur les violences faites aux femmes accessibles aux personnes travaillant dans le domaine de la prévention de la violence et de l'aide aux victimes, ainsi qu'aux chercheurs, nous avons jugé utile de produire le présent volume dans les trois principales langues européennes, le français, l'allemand et l'anglais. Nous avons incité les auteur·trices à écrire dans la langue dans laquelle elles ou ils se sentaient le plus à l'aise. Cette décision allait entraîner de nouvelles difficultés, non seulement pour la coordination et le financement du travail de traduction, mais aussi pour la définition conjointe d'équivalences terminologiques pour les concepts et les catégories relevant socialement et politiquement de contextes nationaux spécifiques. Grâce à notre collaboration au programme du Cahrv, nous étions sensibilisé·es aux problèmes sémantiques qui se posent lorsque l'on compare les résultats des travaux de recherche, et aussi aux complexités de la traduction des termes en anglais. S'est ensuite posée la question de quel « anglais » choisir, sachant que de nombreux chercheur·euses européens en dehors du Royaume-Uni publient en anglais sans pour autant utiliser forcément les termes employés par les chercheurs·euses écrivant au Royaume-Uni. Connaissant les différents points de vue qui prévalent en Europe sur la manière de catégoriser les personnes immigrées et leurs descendant·es, nous avions anticipé que la traduction des contributions rédigées en français ou en allemand poserait un certain nombre de problèmes. Nous avons choisi de ne pas généraliser le recours à une terminologie unique, par exemple le terme de « minorité ethnique », lequel non seulement ne correspond pas aux conceptualisations théoriques ou politiques de l'intégration et ne cadre pas avec les références aux migrant·es et à leurs descendant·es, mais se révèle également inapproprié dans des contextes tels que l'Allemagne, où de nombreux migrant·es d'Europe de l'Est ou de Russie sont considéré·es comme appartenant à des « ethnies germaniques ».
Ce recueil constitue une première étape importante vers la synthèse des écrits et des débats sur l'ethnicité, le racisme et les violences faites aux femmes en Europe. Nous espérons qu'il sera utilisé par les chercheurs, les décideurs et les professionnels lorsqu'elles ou ils s'efforceront d'élaborer des mesures efficaces pour remédier à la situation des femmes migrantes et appartenant à une minorité ethnique victimes de violences de genre. En outre, nous espérons qu'il donnera à d'autres l'envie de poursuivre l'initiative engagée ici, et d'explorer ces mécanismes et processus complexes, ainsi que leurs conséquences au niveau individuel, collectif et sociétal.
Stéphanie Condon, Monika Schröttle, Ravi K. Thiara (cordinatrices) : Violences envers les femmes en Europe
Editions Syllepse, Paris 2025, 532 pages, 28 euros
https://www.syllepse.net/violences-envers-les-femmes-en-europe-_r_22_i_1123.html
1. Par la suite, dans ce chapitre de présentation de l'ouvrage, on conservera (en italiques) ce terme utilisé notamment dans le contexte britannique de la recherche et des politiques.
2. Morokvasic (1984) ; Phizaclea (1983, 2003) ; Andall (2003).
3. Voir Lloyd (2000) ; l'ouvrage d'Andall (2003) sur le genre, l'ethnicité et la migration a contribué très tôt à établir un lien entre ces aspects en prenant acte de l'expérience sociale, culturelle et politique des femmes des minorités ethniques en Europe.
4. Martinez et Schröttle et col., rapports Cahrv (2006-2007).
5. Humphreys et col. (2006, rapports Cahrv, 11).
6. Martinez et col. (rapports Cahrv, 2006-2007).
7. Hovarth et Kelly (2007) ; Sokoloff et Pratt (2005) ; Thiara et Gill (2010).
8. UNSRVAW (2009) ; Roy (2008) ; Thiara et Gill (2010).
9. Humphreys et col. (2006).
10. Voir Guiditta Creazo et col. dans le présent ouvrage, p. 265.
11. Voir Marion Manier dans le présent ouvrage, p. 351.
12. Voir Prgana Patel et Hannana Siddiquin dans le présent ouvrage, p. 309.
13. Bredal (2005, 201) ; Gill et Anitha (2011).
14. Voir Khatidja Chantler et Geetanjali Gangoli, dans le présent ouvrage, p. 421 ; Welchmann et Hossain (2005).
15. Voir Khatidja Chantler et Geetanjali Gangoli, p. 421.
16. Voir Prgana Patel et Hannana Siddiqui dans le présent ouvrage, p. 309.
17. Sen (2005) ; Welchmann et Hossain (2005).
18. Sauer (2011) ; Thiara et Gill (2010) ; Verloo (2006) ; Yuval-Davis (2006).
19. Razack (1998) ; Thiara et Gill (2010).
20. Hill Collins (1990) ; Zin et Dill (1996).
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L’ombre et la fièvre

À Port-au-Prince, les nuits n'ont plus d'étoiles. Elles sont peuplées de sirènes, de rafales, de clameurs étouffées, et de corps qu'on vend. Ce n'est pas une métaphore. C'est la réalité crue de centaines de jeunes filles – parfois mineures – qui, au cœur de l'insécurité chronique, s'adonnent au commerce sexuel pour assurer leur survie.
Par Smith PRINVIL
La capitale haïtienne, désormais fragmentée entre zones rouges et poches de résistance, abrite chaque soir un autre théâtre : celui de la faim, de l'abandon, de la débrouillardise extrême. Dans les rues de Pétion-Ville, au Carrefour de l'Aéroport, dans certains recoins de Delmas ou des places discrètes de Tabarre, des jeunes filles s'exposent au danger, plus par nécessité que par choix. Le sexe tarifé devient l'ultime ressource dans une économie de survie, là où l'État est absent, la famille impuissante, et l'avenir suspendu.
Elles ont 14, 15, parfois 20 ans. Étudiantes décrocheuses, déplacées internes, orphelines ou filles de familles effondrées. Certaines vivaient à Carrefour-Feuilles, à Solino, à Martissant ou à Bel-Air, territoires ravagés par les gangs et les incendies. D'autres viennent de camps d'infortune où les promesses humanitaires se sont évaporées. Elles vendent leur corps comme on vend des mangues au bord de la route – parce qu'il faut manger, se laver, aider les plus jeunes à survivre aussi.
Dans ce Port-au-Prince ravagé, il n'y a plus d'innocence. Il n'y a que la débrouille. Le commerce sexuel n'est pas ici un choix libertaire ou une revendication de pouvoir. Il est un appel au secours. Une stratégie de survie. Une transaction quotidienne entre précarité extrême et danger permanent.
On pourrait croire que la violence dissuade. Au contraire, elle fait partie du décor. Quand les filles sortent le soir, elles savent qu'elles risquent autant un viol qu'une rafle, un assassinat qu'un simple mépris. Mais elles y vont quand même. Parce que les besoins sont primaires : une bouteille d'eau, un peu de riz, une recharge pour le téléphone, un savon pour laver le peu de dignité qu'il leur reste.
Et qui paie ? Qui "consomme" ? Des policiers, des politiciens, des employés d'ONG, des petits commerçants, parfois même des bandits. La société toute entière. Celle-là même qui les juge en silence le matin, les désigne du doigt à l'église, mais les sollicite une fois la nuit tombée.
Ce n'est pas un simple fait divers. C'est une tragédie sociale. Une preuve accablante de la faillite de l'État haïtien, mais aussi de l'indifférence d'une société qui a normalisé l'exploitation des plus vulnérables. Là où il aurait fallu des bourses scolaires, on trouve des hôtels miteux. Là où il aurait fallu des centres d'accueil et de protection, on trouve des rues sombres et des trottoirs hostiles. Là où il aurait fallu une politique publique, on trouve le silence.
Il est temps de dire les choses. Ce pays ne peut pas continuer à tolérer l'indicible, à normaliser l'exploitation sexuelle des mineures, à détourner le regard face à une forme moderne d'esclavage. Il faut un sursaut, une levée d'indignation, une mobilisation collective pour que ces jeunes filles retrouvent ce qu'on leur a volé : leur avenir.
Chaque fois qu'une fillette est contrainte de vendre son corps pour manger, c'est toute la nation qui se prostitue un peu plus. C'est l'image de Dessalines que l'on piétine. C'est le rêve d'un peuple souverain qu'on prostitue sur l'autel du désespoir.
Port-au-Prince brûle, gémit, s'enfonce. Mais au cœur de cette nuit, il y a des voix qu'il faut entendre. Et des combats qu'il faut mener, non pas demain, mais aujourd'hui. Maintenant.
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