Presse-toi à gauche !
Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...

Ce n’est pas notre Europe

Ce qui s'est passé ces dernières semaines des deux côtés de l'Atlantique illustre graphiquement une accélération politique et historique. Des images et des déclarations vues et entendues par des centaines de millions de personnes révèlent un monde nouveau et ouvrent une nouvelle phase historique. En réalité, ce monde nouveau est apparu il y a déjà quelques années ; aujourd'hui, certaines illusions qui le rendaient moins perceptible sont tombées, le rendant ainsi plus visible aux yeux des masses. Il s'agit du choc entre les différents impérialismes, entre les puissances capitalistes dominantes et leurs conflits dans diverses régions du monde.
9 mars 2025 | tiré de vientosur.info
https://vientosur.info/esta-no-es-nuestra-europa/
La nouvelle phase historique et la loi du plus fort
Cette nouvelle phase historique se caractérise par de nombreux éléments : la crise du système capitaliste, l'accélération de la crise environnementale, la quête effrénée du profit, l'accaparement des ressources et des terres rares de la planète, une concurrence économique encore plus agressive qui remet en question les avancées précédentes de la mondialisation, l'intensification des guerres commerciales et, enfin, une course au réarmement incontrôlée ainsi que la prolifération des guerres. Sur le plan politique, on observe une montée en puissance des nationalismes et des idéologies réactionnaires et fascistes, accompagnée d'une croissance quasi exponentielle des forces politiques qui les représentent.
Les droits de la planète à préserver un équilibre écologique, les droits des peuples à l'autodétermination, les droits sociaux et démocratiques conquis par les classes ouvrières sont à nouveau menacés. Le cadre du droit international, fruit des anciens équilibres entre les grandes puissances issues de la Seconde Guerre mondiale et les pays précaires émergés de l'effondrement de l'Union soviétique, est remis en cause. Aujourd'hui, de nombreux puissants de ce monde prônent et appliquent ouvertement la loi du plus fort.
S'il faut reconnaître un mérite à Trump, c'est d'avoir mis en lumière ces formes de domination exercées par toutes les grandes puissances capitalistes. Trump détruit et continuera de détruire de vastes secteurs sociaux de la population américaine au profit de ses amis et collègues ultra-riches. Il mise ouvertement sur un accord avec la Russie pour se partager le monde, une perspective également convoitée par l'autocrate de Moscou. Il souhaite mettre fin à la guerre en Ukraine, car il estime devoir se préparer à un conflit plus large dans l'espace indo-pacifique afin de préserver l'hégémonie américaine. Dans le même temps, il négocie avec Zelensky (un accord dont il ne manque plus que la signature) pour s'approprier une grande partie des ressources ukrainiennes.
Les alliés, grands et petits, ne sont que des vassaux contraints de s'adapter, de gré ou de force (par le biais de chantages), aux intérêts et décisions des États-Unis, y compris l'Union européenne, qui doit assumer une partie des coûts économiques et militaires pour préserver les intérêts du capitalisme américain. En réalité, après la rencontre dans le bureau ovale et les prises de position propagandistes des dirigeants européens, la situation évolue. Le Premier ministre britannique tisse les liens entre les négociations économiques et la recherche d'un accord entre les États-Unis et l'Europe incluant la question ukrainienne, au point que Zelensky a pu déclarer : « Je suis prêt à œuvrer pour la paix sous la direction du président américain. »
Ce sont les puissances impériales en difficulté ou en déclin qui exhibent le plus ouvertement leur visage agressif. Quand Trump clame Make America Great Again, il ne fait que certifier le déclin des États-Unis (avec l'énorme dette qui pèse sur le pays) et propose de réaffirmer l'hégémonie mondiale par divers moyens, comme l'a illustré son inquiétant discours sur l'état de l'Union, où il a insisté sur sa volonté d'annexer le Groenland et de récupérer Panama.
La Russie, qui a connu de grandes difficultés après la disparition de l'Union soviétique, s'est reconstruite en tant que puissance capitaliste sous le régime autocratique et réactionnaire de Poutine. Elle a rapidement et brutalement repris le contrôle des territoires de l'ancien empire tsariste à l'est, avant de se tourner vers l'ouest pour « garantir sa sécurité », cherchant un nouveau partage des sphères d'influence avec les puissances occidentales. Elle est ensuite passée à l'acte avec l'invasion brutale de l'Ukraine, niant ainsi le droit à l'existence et à l'autodétermination d'une nation tout entière.
Mais le calcul était erroné : Poutine pensait prendre Kiev rapidement grâce à l'effondrement de l'État ukrainien. Au lieu de cela, il a rencontré une forte résistance populaire, soutenue par les armées occidentales. L'« opération militaire spéciale » de Poutine s'est transformée en une guerre terrible et prolongée. Mais l'Europe capitaliste et les États-Unis de Biden se sont également trompés en pensant qu'ils pouvaient gagner cette guerre ou qu'il était dans leur intérêt de la prolonger pour affaiblir la Russie et peut-être même provoquer une crise du régime de Poutine.
L'Europe n'a jamais proposé de solution politique, supposant qu'elle était impossible. La réalité s'est révélée bien différente de ce qu'imaginaient Poutine, les gouvernements européens et nos analystes de télévision. Après trois ans de guerre, on compte un million de morts et de blessés des deux côtés, des générations entières de jeunes sacrifiées sur le champ de bataille, des dizaines de milliers de civils ukrainiens tués sous les bombes russes, et des territoires immenses dévastés. Et cette guerre ne fait qu'alimenter les pires nationalismes réactionnaires. C'est pourquoi un cessez-le-feu est nécessaire.
Pendant ce temps, les dirigeants européens et américains, tout en prétendant défendre les droits et libertés du peuple ukrainien, appliquent un deux poids, deux mesures et soutiennent politiquement et militairement le gouvernement israélien, devenant ainsi complices du massacre du peuple palestinien et de la négation de tous ses droits. Là encore, c'est Trump qui exprime le plus ouvertement les intérêts des puissances occidentales et du gouvernement sioniste : l'expulsion du peuple palestinien de ses terres et le renforcement de la puissance néocoloniale sioniste comme fer de lance au Moyen-Orient.
Pour une Europe grande et armée jusqu'aux dents
L'UE montre actuellement toutes ses limites, qu'elles soient politiques, sociales ou démocratiques. Les bourgeoisies européennes n'ont pas réussi à construire un État fédéral et une gouvernance politique centralisée à la hauteur de leur puissance économique (voir les critiques de Draghi). Elles ont été tellement conditionnées et prisonnières des décisions des États-Unis qu'elles en paient aujourd'hui un prix très élevé : Trump menace désormais d'imposer des droits de douane et a déjà obtenu que l'UE accepte d'augmenter ses dépenses militaires, achetant encore plus d'armes aux fabricants américains.
Depuis plus de vingt ans, les élites européennes appliquent des politiques d'austérité brutales qui ont progressivement démantelé l'État-providence, détériorant drastiquement les conditions de vie des classes populaires et favorisant ainsi la montée des forces réactionnaires et fascistes. Elles ont de plus en plus adopté les politiques des partis de droite contre les immigré·es ; les forces d'extrême droite font désormais partie de la gouvernance politique européenne ; et sur le plan institutionnel, l'UE glisse vers un régime autoritaire et antidémocratique.
Elles ont pu agir ainsi parce qu'elles ont vaincu les forces sociales et politiques qui, tout au long du XXe siècle, ont imposé, par leurs luttes, que les pays européens soient un peu meilleurs que d'autres en matière de droits sociaux, civils et démocratiques : les classes populaires. Elles ont détruit le mouvement ouvrier, qui constituait l'ossature de cet équilibre social. Elles y sont également parvenues grâce à la soumission des directions sociales-démocrates et des bureaucraties syndicales aux politiques néolibérales des bourgeoisies. Sans le rôle central des classes populaires, il ne peut y avoir de démocratie véritable.
La rhétorique d'une Europe démocratique et progressiste est donc totalement fausse face à la réalité des faits. Le drapeau de l'UE, que le courant néolibéral de la bourgeoisie brandit aujourd'hui lors d'une manifestation nationale dans La Repubblica, est un leurre sous lequel ont été prises les pires décisions de ces dernières années. C'est le drapeau du capitalisme qui a engendré la crise actuelle. À ce sujet, on peut lire l'éditorial de il manifesto ainsi que l'article de Marco Bersani.
L'Europe communautaire, née après la Seconde Guerre mondiale pour surmonter l'hostilité entre le capitalisme français et allemand au nom d'une politique de paix d'inspiration sociale-démocrate, à une époque de prospérité du capitalisme, a commencé à s'éroder dans les années 1980 avec les premières mesures néolibérales, continuellement renforcées au fil des ans jusqu'à l'imposition totale de l'austérité. Je renvoie àcet article d'approfondissement sur l'évolution de l'unité européenne.
Nous assistons aujourd'hui à une nouvelle étape avec la présidente de la Commission et le choix de Draghi, qui conçoit l'avenir de l'Europe à travers un gigantesque plan de réarmement militaire. Ce n'est pas l'Europe de la justice sociale, des droits et des mesures écocompatibles comme outils pour affronter l'avenir et les défis de la polycrise mondiale, mais une Europe où la hausse exponentielle des dépenses militaires pèsera sur les épaules des classes populaires.
Nous sommes en pleine résurgence de l'ancien adage de l'Empire romain : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », avec une référence au fascisme italien lorsqu'on affirme qu'il faut renoncer au beurre pour avoir des canons.
Une autre Europe est possible et nécessaire
Nous sommes cependant plus que jamais en faveur de l'unité de l'Europe, mais d'une Europe différente de celle du capitalisme et de l'impérialisme. Une telle Europe ne pourra exister qu'à travers l'action et l'unité des classes populaires du continent, le renouveau et la réorganisation du mouvement ouvrier pour défendre ses droits et ses conditions sociales : partage du travail existant, salaires dignes, éducation et santé correctement financées pour toutes et tous, imposition des grandes fortunes et des ultra-riches. Les mesures économiques et politiques doivent être guidées par la vie des personnes et non par les profits et les intérêts des grandes entreprises, en particulier dans le complexe militaro-industriel. C'est le seul moyen d'arrêter la montée des forces réactionnaires et fascistes.
De plus, il faut investir dans les services publics pour garantir une véritable transition écologique, sauver l'environnement et lutter contre le réchauffement climatique ; mener une politique de paix, qui garantisse le droit à l'autodétermination de tous les peuples et minorités ; et engager une large mobilisation populaire pour une politique de désarmement. Toute initiative entravant l'action des gouvernements impérialistes, qui cherchent à aggraver les fractures sociales ailleurs, est bénéfique.
Il faut renouer avec l'objectif de construire une fédération des États européens – les États-Unis d'Europe – un projet vivant au XXe siècle, dans une perspective de transformation sociale et écologiste pour répondre aux défis économiques, sociaux et environnementaux actuels.
Nous ne nous allions pas avec les bourgeoisies européennes hypocrites, qui ne sont pas moins impérialistes que leurs partenaires américains et russes. Nous ne pensons pas que la confrontation avec l'impérialisme américain hégémonique puisse être résolue par d'autres puissances capitalistes et impérialistes, qui ne sont pas moins oppressives envers leurs peuples et qui cherchent de nouveaux espaces économiques et géopolitiques, que certains identifient faussement aux pays des BRICS.
Nous croyons plus que jamais qu'il faut partir des classes exploitées et opprimées, de leur organisation, du renforcement de leur conscience de classe, de leur unité par-delà les frontières, pour combattre tous les nationalismes réactionnaires et le double standard appliqué par les puissants en fonction de leurs alliances.
Ainsi, nous pouvons réaffirmer l'approche politique et stratégique qui caractérise notre organisation, distincte de celle des autres forces de gauche, mais qui ne nous empêche pas d'être pleinement engagés dans toutes les mobilisations sociales et politiques contre les politiques capitalistes, les forces fascistes et le militarisme :
• Contre la barbarie capitaliste qui détruit les personnes, les peuples et l'environnement.
• Contre tous les impérialismes et toute forme d'oppression et d'exploitation.
• Pour mettre fin à la guerre, à la course folle aux armements et à la spirale suicidaire du militarisme.
• Pour le droit des peuples à l'autodétermination.
• Aux côtés des classes populaires et opprimées de tous les pays, en défense de leurs droits et revendications économiques, sociales et démocratiques.
• Pour l'unité et la solidarité internationaliste des classes exploitées et opprimées, afin de construire une alternative écosocialiste.
05/03/2025
Franco Turigliatto
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Pour une politique militaire européenne prolétarienne et démocratique.

Présentation :
Ce texte a été adopté le 16 mars 2025 par le comité de rédaction d'Aplutsoc. Il précise la manière dont nous appréhendons les questions militaires dans le contexte international présent marqué par la poussée de l'Axe réactionnaire Trump / Musk / Poutine flanqué des Netanyahou, Milei et autres Bolsonaro.
Ce texte est proposé pour la discussion avec tous ceux qui entendent s'opposer concrètement à la montée de cette force ultra-réactionnaire et en assurer sa défaite pour pouvoir faire face aux conséquences du réchauffement climatique, produit du fonctionnement mortifère de la course au profit.
17 mars de 2025 | tiré du site Arguements pour la lutte sociale
https://aplutsoc.org/2025/03/17/pour-une-politique-militaire-europeenne-proletarienne-et-democratique/
Texte
La situation militaire et diplomatique du continent européen, entre Trump et Poutine qui appuient l'extrême-droite, plonge les gouvernements capitalistes en place dans une crise profonde, laquelle se combine au mécontentement social montant. Dans la gauche et le mouvement ouvrier, prédominent bien sûr deux types de réactions : les uns s'alignent plus ou moins sur les discours et promesses des gouvernements et de la Commission européenne, les autres prétendent ne pas vouloir « faire la guerre pour l'Ukraine ». La répétition des recettes soi-disant traditionnelles ne conduit qu'à l'alignement sur l'ordre existant, c'est-à-dire sur le désordre de la multipolarité impérialiste, porteuse de guerre et d'oppression. Une politique révolutionnaire et démocratique doit, au contraire, prendre en main les questions militaires. Tel est le sens des points qui suivent.
Dans ce texte, le terme « nous » désigne non seulement Aplutsoc, mais toutes celles et ceux qui entendent affirmer une politique militaire prolétarienne et démocratique indépendante aujourd'hui, condition de toute politique révolutionnaire.
1°) Les États-Unis, qui l'ont toujours soutenue à minima, lâchent à présent l'Ukraine et se sont entendus avec Poutine pour l'aider, de fait, à dégager le petit secteur russe occupé au Sud de Koursk, pris d'assaut par d'énormes effectifs russes et nordcoréens au moment précis de la suspension du renseignement et des dernières livraisons d'obus. Incapables de continuer leur très lente progression dans le Donbass, les troupes russes menacent la région de Soumy d'une offensive.
L'Ukraine a besoin d'une aide militaire matérielle urgente, en matière de renseignement, question qui coïncide avec la nécessité pour les pays européens de se dégager des agences et trusts nord-américains (dont Starlink de Musk), de drones, d'avions et d'artillerie défensive anti-aérienne. Nous devons exiger ces livraisons immédiates et inconditionnelles des gouvernements européens.
2°) Lors d'un sommet en visio tenu le 14 mars, 5 États - Royaume-Uni, France, Turquie, Canada, Australie- se sont déclarés disposés à envoyer en tout 40.000 hommes en Ukraine en cas de cessez-le-feu. Cette prise de position est, sans le dire, un défi à Trump et donc à Poutine, tout en se situant dans le cadre d'un cessezle-feu entérinant l'occupation du Donbass, d'une partie du Sud de l'Ukraine, et de la Crimée, sans la reconnaître dans le principe. Le sens de ce projet est, tout en entérinant l'occupation d'une partie de l'Ukraine, de tenter de rendre impossible de nouvelles offensives russes vers l'Ukraine, la Moldavie et la Roumanie. Il signifie au moins le refus d'accepter l'occupation et le démantèlement de la totalité de l'Ukraine, qui reste l'objectif réaffirmé de Poutine. Mais le cadre dans lequel il se situe, ainsi que le fait qu'il ne verrouille pas le front baltique, justifie que nous ne soutenions pas en l'état actuel de tels discours – car il s'agit surtout de discours, surtout de la part de Macron.
Cependant, ils soulignent en creux la nécessité de troupes bloquant la menace de l'État russo-poutinien, qui demande d'autres moyens militaires et, surtout, politiques.
3°) La meilleure défense n'est pas celle qui coûte le plus cher, en transférant le produit des impôts aux trusts militaro-industriels, ni celle qui a les plus gros chars, c'est celle dont les moyens sont pensés par rapport aux objectifs : sauver l'Ukraine, défaire l'internationale néofasciste de Trump/Musk/Poutine, lutter contre tous les « libéraux » autoritaires.
Le plan ReArm Europe mis en avant par Ursula von der Leyen et la Commission européenne depuis le 5 mars dernier a pour caractéristique première de remettre les clefs à l'industrie militaire. Son souci véritable est lié au taux général de profit, qui stagne ou baisse, pas à la défense de l'Ukraine, du continent et des droits démocratiques et sociaux – plus exactement, il est lié à la défense de l'Ukraine dans la mesure, et seulement dans la mesure, où les impérialismes européens se trouvent dans l'obligation d'affirmer leur existence entre les impérialismes nord-américain, russe et chinois.
Le plan de la Commission – 650 milliards d'euros sur 4 ans dérogeant au Pacte de stabilité et de croissance (traité de Maastricht), facilité de prêts jusqu'à 150 milliards d'euros, possibilités d'investissements militaires pris sur le budget européen ou sur la Banque européenne d'investissements – n'est pas un plan rapide d'aide urgente à l'Ukraine, mais un plan de moyenne et longue durée de renflouement du secteur militaro-industriel européen : ce n'est pas la même chose !
4°) La première mesure de défense est donc bien la nationalisation des industries productrices d'armes, sans indemnités ni rachat. Il faut ici renouer avec une tradition vivante : celle qui avait imposé la nationalisation « punitive » du fabricant d'armes pour le compte du III° Reich, Renault en 1944 !
Nous pouvons sur ce point rejoindre le passage de la déclaration de la CGT française du 11 mars 2025 qui déclare :
« La CGT porte l'exigence d'un pôle public de défense et la nationalisation des industries stratégiques.
Cela commence par Atos, entreprise stratégique en cours de dépeçage, et par Vencorex, dont la fermeture menacerait 5000 emplois et notre approvisionnement stratégique pour la filière nucléaire civile et militaire. »
La CGT ajoute : « Le danger historique que fait peser sur nos sociétés l'internationale d'extrême droite en cours de constitution est d'abord démocratique, pas militaire. »
Le point essentiel est ici que la CGT appelle à la mobilisation, dans l'unité, contre l'Axe Trump/Musk/Poutine/Netanyahou. Contrairement à ce que dit la dernière phrase citée, le danger démocratique est bien, également, un danger militaire, sans quoi la question de la nationalisation des industries « stratégiques » ne pourrait être posée avec le caractère impératif que lui donne, à juste titre, cette déclaration de la CGT. Précisons que nous ne la revendiquons pas en raison de son caractère « stratégique », terme équivoque, surtout en France où il correspond à la notion gaullo-mitterrandienne de « l'État stratège », celui-là même qui a besoin d'une filière nucléaire tant civile que militaire – les deux sont en vérité indissociables.
Nous lui préférons donc la notion, qui vient de Jean Jaurès (l'Armée nouvelle, 1910), d'industries militaires à caractère défensif. La nationalisation s'impose pour fournir immédiatement les drones, les véhicules légers, les armes légères individuelles du type fusils d'assaut, le matériel de défense anti-aérienne, les avions et pour pourvoir aux besoins urgents, ukrainiens et européens, du renseignement et de la cybersécurité.
Une industrie militaire de nature défensive, non orientée vers l'accumulation des profits, n'aurait pas la contrainte à exporter auprès de dictatures ses produits, ni du point de vue financier, ni du point de vue technologique. Aujourd'hui, la France, 2° exportateur mondial, arme les Émirats Arabes Unis, l'Arabie saoudite, l'Égypte, l'Inde et Israël.
Bien entendu, si le but n'est ni le profit direct des marchands d'armes, ni le maintien du taux général de profit du capital, il n'y a aucune raison de rendre au capital industrialo-financier de ce secteur l'équivalent de son capital en puisant pour cela dans les fonds publics alimentés par les impôts : Airbus, Thalès, Safran, MBDA, Naval Group, Dassault Aviation … et en Allemagne Heckler et Koch (armes à feu portatives) doivent donc être expropriés, et la production de leurs usines et unités de production réorientée vers les seules armes socialement utiles pour la protection et la victoire des peuples contre les impérialismes. Un contrôle politique, à la fois national et syndical, doit donc s'exercer sur cette production.
Il ne s'agit pas de doper la production militaire pour les profits et la destruction, mais de la cantonner au rôle, hélas socialement utile, de la défense et de l'aide aux peuples insurgés.
L'armement massif et urgent de l'Ukraine, et même la réorientation de l'industrie française vers la protection européenne et son émancipation du commerce militaire américain, peuvent donc rationnellement se combiner à une réduction de la production effective de moyens de destruction : pas de missiles nucléaires, mais des drones en quantité illimitée !
5°) Le débat est rouvert dans toute l'Europe sur la question de quel type d'armée, quel type de mobilisation, quel type de relation entre armée et population. Nous devons intervenir dans ce débat, directement.
Le faux choix est celui qui oppose une armée de conscription à l'ancienne, qui renvoie à ce crime collectif et cette défaite du socialisme et de la démocratie que fut la mobilisation générale de plusieurs pays européens les uns contre les autres en 1914, et une armée professionnelle profilée pour des missions aéroportées ou navales de projection néocoloniale lointaine (« paras »), à la façon de guerres de projection en Irak et en Afghanistan. Nous ne voulons ni l'une ni l'autre.
Ce type de missions – les « OPEX » africaines de la France – n'est absolument pas ce dont une défense nationale, internationaliste et démocratique, a besoin, et relève des restes du colonialisme. Pas question de payer et de cautionner les derniers soubresauts de la France pour son dernier carré d'empire, celui formé par ses ZEE (Zones Économiques Exclusives) dans les océans Pacifique, Indien et
Atlantique.
La professionnalisation de type mercenaire ou policière est à bannir, au profit d'une conception nouvelle, démocratique, de l'armée professionnelle en interaction permanente avec le corps social.
Pour cela, la plus riche expérience récente est celle de l'Ukraine, depuis 2014 et plus encore depuis 2022 : auto-organisation sociale soutenant les soldats, expression directe de facto de ceux-ci dans les unités combattantes, maintien du lien syndical, organisation autonome des femmes soldates et des LGBT combattants avec leurs revendications.
Il convient aussi de se nourrir des autres expériences insurrectionnelles, ou de guerres de libération prolongées, du moment présent : le contre-exemple palestinien où le peuple est exproprié de ses moyens de combattre par le Hamas, et résiste avec ses pieds en revenant dans son habitat détruit ; l'exemple syrien où c'est le rationnement des armes qui a empêché l'insurrection de triompher dès 2011, mais où le HTC fin 2024 n'aurait jamais gagné sans la pression populaire, armée et non armée, tout autour de lui ; et le Myanmar où les groupes de combats de jeunes et des syndicats, fuyant les villes, se sont combinés aux guérillas nationales.
La conscription généralisée est contre-productive et oppressive, et contredit la mobilisation générale défensive, qui inclut la résistance populaire non armée et largement auto-organisée aux côtés et comme arrière-plan entourant de toutes parts la résistance armée. Nous ne voulons ni des mercenaires se prenant pour une aristocratie, ni des fantassins non qualifiés utilisés comme chair à canon dans des « usines à viande » selon l'horrible expression qui nous vient des pratiques russes et nord-coréennes actuelles. Chaque soldat individuel doit avoir eu une formation, laquelle se prépare dans le cadre de l'instruction publique égale pour toutes et tous, et leur encadrement doit être éduqué dans le principe du respect des personnes et contrôlé en ce sens. A contrario, une partie de la pratique ukrainienne développée sous la pression de la population et de la jeunesse, montre ce que peut être une première ligne compétente, qualifiée, équipée de drones, ne fonctionnant pas en vagues d'assaut suicidaires, et renouvelée dans la mesure du possible. Ni la « boucherie », ni les armes de destruction massive (nucléaires, chimiques, bactériologiques) n'appartiennent aux méthodes et à l'arsenal des combattantes et des combattants de l'émancipation humaine.
Celle-ci doit donc être le fait de corps de professionnels qualifiés et renouvelés, renforcés d'effectifs mobilisés, si possible dans des tranches d'âges épargnant la jeunesse à l'exemple de l'Ukraine (mais l'accueillant dans le cadre du volontariat et de la préparation), préparés par une défense territoriale correspondant à ce que Jaurès et Trotsky entendaient par le terme de « milice ».
Une armée combattante comporte donc des professionnels, des mobilisés et un arrière proche mobilisé avec elle dans la résistance non armée. Elle est mixte au plan du genre, ménage systématiquement des moments de discussion et de liberté de parole, la pleine reconnaissance de la liberté d'expression, d'organisation et de la liberté politique des soldats, et ses membres sont organisés en syndicats et en assemblées périodiques, qu'on les appelle conseils, comités de soldats, sitch ou tout autre nom, mais naturellement pas en phase de combats ou d'opérations, où la discipline rigoureuse est justement confortée par la démocratie lors des autres moments.
Mesurons l'écart abyssal entre cette perspective et les discussions récemment ouvertes par le gouvernement Macron/Bayrou/Lecornu sur une éventuelle militarisation du SNU !
Le SNU n'a jamais eu de vocation réellement militaire, et n'a été conçu que comme un moyen d'embrigadement et de pression sur la jeunesse, contre la jeunesse. La perspective d'une armée nouvelle, démocratique, et le combat contre le SNU, vont ensemble.
La jeunesse ne peut que repousser ces procédures visant à l'encadrer en la méprisant et en se méfiant d'elle, puis en la brimant et en la réprimant. Par contre, si elle ressent le désir de se battre pour un avenir humain vivable, elle sera la première force à porter, avec les femmes du prolétariat, un éventuel élan militaire défensif, comme cela s'est produit en Ukraine en février-mars-avril 2022. De même que la transition vers l'union des peuples européens contre les oligarques et les tyrans ne sera pas le fait des Macron, la transition vers l'armée démocratique nouvelle ne se fera pas à partir du SNU, mais en le brisant.
6°) Presse et hommes politiques parlent et bavardent sur la « défense européenne ». Oui, il faut une défense européenne. Mais qu'est-ce qu'une défense européenne ?
C'est une défense démocratique, populaire, armée et non armée. Ce n'est pas ce qui a avorté avec le projet de Communauté Européenne de Défense en 1954, ni ce que prévoit le traité de Maastricht de 1992, ni le type de défense dont l'OTAN a amorcé l'encadrement. Une défense européenne authentique se définira seulement par ses buts défensifs :
• Défense de l'Ukraine et de tous les peuples d'Europe centrale et orientale, ainsi que les peuples de la Russie, contre l'anéantissement ou l'oppression russo-poutinienne.
• Défense des Palestiniens contre les projets de déportation de masse et d'anéantissement de Trump et de Netanyahou, ce vieux pote de Poutine.
• Défense des migrants dans toute l'Europe et en Méditerranée comme en Amérique du Nord.
De même que les États capitalistes existants n'ont jamais été capables de s'unifier réellement en Europe, de même les impérialismes européens ne sont pas porteurs d'une véritable défense européenne. Le fait qu'ils se trouvent tous dans l'obligation d'en parler, d'en parler, d'en parler encore, traduit à cet égard leur caducité historique. Cette défense s'impose : l'assumer, la préconiser, la vouloir, ce n'est pas s'aligner sur les impérialismes européens et sur l'Union Européenne telle qu'elle existe, c'est au contraire comme cela qu'on les combat efficacement.
7°) L'OTAN, en crise depuis des années, entre donc à présent en crise peut-être bien terminale. En même temps, le mot d'ordre « sortie de l'OTAN » ou « rupture avec l'atlantisme » n'est que l'écho radotant de phrases récitées par cœur depuis des années par une partie de la gauche, stalinisante, souverainiste ou « radicale » : la mise en avant de ce mot d'ordre, combinée à celui d'une soi-disant « paix », n'a strictement pas d'autre conséquence pratique qu'au mieux capituler, au pire participer, à l'offensive de l'Axe Trump/Musk/Poutine, de cette internationale fasciste que dénonce aujourd'hui la CGT.
Ni « sortie », ni « maintien » : prise en main, sans et contre Trump, sans et contre les États-Unis, pour aller vers une défense européenne réelle, qui ne sera donc pas l'OTAN, mais qui devra sans doute avoir une forte dimension « atlantique » et également arctique, avec le Canada et le Groenland affirmant leur indépendance contre la menace trumpiste.
D'ores et déjà, les pays baltiques et scandinaves (dont les deux derniers adhérents de l'OTAN, la Suède et la Finlande) sont confrontés à la nécessité d'associer plus étroitement leurs militarisations respectives, et ce besoin s'étend maintenant au Canada et au Groenland, tendant à court-circuiter l'OTAN dont ces États étaient, avant Trump, les premiers partisans !
Et le premier maillon de cette défense commune sera donc l'armée ukrainienne, présentement la plus aguerrie, et incontestablement la plus efficace et la plus expérimentée, du continent, voire du monde.
8°) L'ensemble des mesures militaires et militaro-diplomatiques exposées dans les points précédents doivent aller de pair avec des mesures anticapitalistes qu'impose également la défensive contre l'Axe Trump/Musk/Poutine :
• Confiscation des avoirs russes gelés et des biens de ces messieurs les oligarques, quoi qu'en disent les défenseurs de la propriété privée inviolable et sacrée de la France « insoumise » et du PCF, d'accord en cela avec Macron !
• Abrogation de la dette extérieure ukrainienne.
• Confiscation, et nationalisation sous contrôle démocratique international, des trusts des géants des « GAFAM » appartenant aux escrocs-prophètes incendiaires, les Musk, Zuckerberg, Altman et autres … Bien entendu, les moyens politiques internationaux de cette socialisation n'existent pas aujourd'hui, mais il faut bien poser la question et commencer par un bout.
Une orientation militaire non pas militariste, mais tournée vers les vrais besoins défensifs et d'abord ceux de l'Ukraine ; et des mesures anticapitalistes correspondantes : tout cela est parfaitement compatible, en faisant payer les riches, avec la hausse des salaires, la défense des retraites et des services publics, la satisfaction des besoins sociaux fondamentaux. C'est non seulement compatible mais c'est en réalité moins dispendieux que la « politique de l'offre » et des cadeaux aux patrons, et que la politique industrielle au service des marchands d'armes et de la production d'armes de destruction massive plutôt que d'armes pour les peuples.
Les libéraux, les patrons et autres macroniens qui nous disent qu'il faudra partir en retraite à 67 ans « pour payer l'effort de guerre » sont les véritables saboteurs de l'effort de défense. Non à l'union sacrée avec eux, pour la défense véritable !
Au contraire, la défense et l'extension des conquêtes sociales et les mesures d'urgence écologique ne se feront qu'en même temps que l'effort anticapitaliste de défense, par la prise en main démocratique et sociale des moyens de répondre aux besoins communs.
9°) Tout le programme exposé ici appelle des gouvernements démocratiques représentant les besoins sociaux majoritaires, en lieu et place des gouvernements actuels.
Le combat pour imposer de tels gouvernements et le combat contre l'extrême droite que l'Axe Trump/Musk/Poutine veut installer au pouvoir en Europe, sont un seul et même combat. Ainsi, en France, nous combattons Macron non parce qu'il serait identique à Le Pen, mais parce qu'il a tout fait, sur sa propre orientation de plus en plus illibérale, pour lui paver la voie.
Un point absolument essentiel à comprendre est que ce programme ne conduit pas à la guerre, mais à la paix. Ce sont les « pacifistes » qui nous mènent à la guerre.
En effet, si les États européens apportaient l'aide d'urgence nécessaire à l'Ukraine, coupaient les vivres à Netanyahou, affrontaient ouvertement Trump et Poutine, ils créeraient une dynamique victorieuse, celle du mouvement des peuples, conduisant à la chute de Poutine et à l'arrêt du coup d'État trumpiste en marche aux États-Unis. C'est cette voie-là, la voie de la révolution, qui peut seule éviter la guerre, tout en la préparant si elle devait finir par arriver.
Aller à la paix par la révolution en chassant Poutine et Trump ou bien aller à la guerre par la paix avec eux, voilà l'alternative dans le monde réel !
10°) La réalisation de ce programme de combat ouvrirait une phase nouvelle, permettant enfin de s'occuper pleinement de l'urgence écologique, de discuter dans chaque pays et collectivement des formes de l'union politique libre des peuples d'Europe, et de leurs liens avec les peuples du « Sud » et d'ailleurs, et aussi d'entamer la liquidation des stocks d'armes de destruction massive, notamment nucléaires, une nécessité liée à celle de se débarrasser de Poutine et Trump.
Au moment présent, le facteur nucléaire n'intervient en réalité pas dans la définition des besoins réalistes de la défense européenne. Les missiles atomiques n'auraient aucune utilité en cas d'attaque « hybride » sur les pays baltes ou la Moldavie, par exemple, sauf à croire que tuer tout le monde à Moscou (mais Poutine n'y sera pas !) servirait à épargner les Lettons ou les Moldaves, ce qui est cruellement illusoire. La dissuasion française face à la Russie n'a de sens que dans une logique interimpérialiste, mais si l'on envisage la guerre pour la libération des peuples, elle n'en a plus. En fait, la principale question « nucléaire » posée à ce stade, relativement pressante mais dont nos chefs d'État se gardent bien de parler ouvertement, est celle du débranchement du nucléaire britannique par rapport à son grand frère américain.
11°) En dehors du cadre du présent texte, la discussion est nécessaire, en France, sur où en est l'exigence d'un gouvernement démocratique légitime, qui, après les législatives de juillet 2024, s'exprimait dans celle d'un gouvernement du Nouveau Front Populaire (Lucie Castet) qui hausse les salaires, abroge la réforme des retraites et sauve les services publics, trois points auxquels il convient d'ajouter l'urgence écologique et l'aide militaire immédiate à l'Ukraine comme amorce du programme présenté ici.
Le 16/03/2025.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Face à l’axe Trump-Musk-Poutine et aux gouvernements néolibéraux autoritaires européens : pour une politique de sécurité anticapitaliste et internationaliste !

La Gauche anticapitaliste a été frappée comme l'ensemble des forces politiques et sociales de gauche par les basculements internationaux des dernières semaines, consécutifs à la victoire électorale de l'extrême droite trumpiste dans la première puissance impérialiste mondiale, les USA. Dans ce contexte, le débat sur les questions de sécurité, militaires et de défense a saisi l'ensemble des pays d'Europe. La menace du régime de Poutine est réelle contre l'Europe de l'Est et contre les droits démocratiques et sociaux partout sur le continent, par ses alliances avec l'extrême droite.
17 mars 2025 | tiré du site de la Gauche anticapitaliste (Belgique)
De même, Trump, Musk et Vance, comme les extrême-droites en Europe et ailleurs, montrent leur volonté de s'attaquer frontalement à toute politique sociale et progressiste même minimale, telles que les réglementations environnementales, les luttes contre les discriminations ou les droits sociaux et syndicaux des travailleur·euses. Macron, Von Der Leyen ou De Wever ne font que préparer le terrain pour ces forces ouvertement néofascistes.
Dans ce contexte nouveau, pour les marxistes révolutionnaires, la meilleure défense n'est pas la plus chère ni celle des armes les plus dangereuses, mais elle pose à nouveau frais la question des fins et des moyens, donc des objectifs à défendre. Dans ce sens, la sécurité pour les travailleur·euses, c'est aussi, d'abord et avant tout la sécurité sociale et écologique. Nous appelons dès lors l'ensemble du mouvement social et des forces de gauche à s'emparer sérieusement des enjeux de sécurité pour ne pas les laisser entre les mains de l'extrême droite ou des droites néolibérales, dont les politiques répressives et violentes sont faites sur mesure pour le grand capital et des élites les plus parasitaires.
Dans le contexte actuel de passage à l'extrême droite des USA, de virage à droite en Europe et de menaces contre l'Ukraine, les trois objectifs suivants sont incontournables et indissociables : le soutien à l'Ukraine contre le carbofascisme expansionniste russe, la lutte contre les libéraux autoritaires qui nous gouvernent en Belgique et en Europe, et la lutte contre l'internationale néofasciste de l'axe Trump-Poutine. Les plans européens, en plus de ne pas répondre aux besoins de la légitime défense ukrainienne contre l'invasion de Poutine, servent une fois de plus de prétexte pour imposer des politiques d'austérité, de répression des libertés et de destruction écologique. Ces mêmes dirigeants européens hypocrites sont des complices actifs de la guerre génocidaire israélienne en Palestine et cherchent, à l'instar de Starmer, Macron ou Rutte, à « négocier » avec les USA de Trump, quitte à se soumettre à des politiques impérialistes et annexionnistes en Ukraine, en Palestine et ailleurs.
Dans ce nouveau développement d'un capitalisme mortifère, nous avons besoin d'une politique indépendante qui se base d'abord en Belgique sur trois refus clairs :
- Non au plan ReArm Europe qui remet à l'industrie de l'armement et au marché les clés de notre politique de défense, non à l'Europe puissance capitaliste et néolibérale !
- Non aux réformes antisociales de la coalition Arizona contre l'ensemble du monde du travail et la sécurité sociale, non aux plans de privatiser (que ce soit Belfius, BPost ou autres) pour augmenter le budget de la défense, non à la hausse de l'âge de la retraite pour les militaires !
- Non à l'unité nationale : pour une lutte de classes continue et déterminée face aux attaques antisociales et liberticides de nos gouvernements !
Pour une politique militaire indépendante et internationaliste, par et pour les classes populaires, les anticapitalistes défendent le programme de rupture suivant :
- L'annulation complète et inconditionnelle de la totalité de la dette de l'Ukraine ;
- L'arrêt effectif de tout lien économique avec la Russie ;
- La saisie des avoirs russes hébergés chez Euroclear en Belgique : pour l'incursion dans la propriété des capitalistes ;
- L'arrêt complet et immédiat des livraisons d'armes à des régimes réactionnaires partenaires de l'UE tels que l'Arabie Saoudite, Israël, l'Égypte, l'Inde, etc. pour rediriger les armes disponibles vers l'Ukraine ;
- Une autonomie de défense et stratégique complète par rapport aux USA : par exemple, un programme indépendant de Starlink, l'arrêt des achats de F35, etc. ;
- Pour ce faire, la socialisation et planification du secteur de l'armement est nécessaire, sous contrôle démocratique, avec la priorisation des moyens existants et libérés vers l'aide à la résistance ukrainienne. De même l'armée doit être démocratisée et sous contrôle citoyen ;
- Notre politique anticapitaliste de sécurité passe aussi par des investissements massifs dans l'éducation et la cyberdéfense, et dans le service public de la santé ;
- De même, une telle politique nécessite la socialisation de secteurs clés de l'économie tels que la finance et l'énergie, et la sortie des énergies fossiles qui menacent l'humanité et nous rendent dépendants des USA, de la Russie, et des monarchies du Golfe ;
- Un impôt de crise sur les grosses fortunes de Belgique et d'Europe et un programme social-écologique d'ampleur ;
- Enfin, l'élection d'une assemblée constituante des peuples d'Europe : un véritable processus politique qui crée une communauté de destins démocratique des peuples et travailleur·euses d'Europe.
Prise de position de la direction nationale de la Gauche anticapitaliste, 17 mars 2025
Gauche anticapitaliste
P.-S.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

NON à l’économie de guerre, NON à l’Europe de la guerre !

En tant que citoyennes de Croatie et de l'Union européenne, nous nous opposons fermement à la militarisation de l'Europe promue par le plan « ReArm Europe », adopté lors du sommet des dirigeant·es des États membres de l'Union européenne le 6 mars à Bruxelles.
14 mars 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/14/non-a-leconomie-de-guerre-non-a-leurope-de-la-guerre/#more-91693
Les projets de guerre ne sont pas et ne doivent pas être le présent et l'avenir de l'Europe.
Nous vous rappelons que l'Union européenne a été fondée en tant que projet de paix dans le but de garantir que les horreurs de la guerre ne se reproduisent plus jamais. Les horreurs de la guerre sur le territoire européen (destructions, tueries, camps de concentration, génocides, exils et déplacements, traumatismes de guerre) au cours du 20e siècle ne constituent-elles pas un avertissement suffisant ?
L'économie de guerre et l'industrie militaire sont toujours les moteurs des conflits guerriers, de la production des guerres et de la production de la mort. La logique de la guerre moderne fonde la technologie de la mort aujourd'hui sur de nouvelles technologies dont nous ne pouvons pas prévoir les conséquences dévastatrices à l'heure actuelle. Mais nous savons que les entreprises capitalistes, en pacte avec la politique, profitent toujours des guerres.
La question est de savoir ce qu'il restera de l'État-providence européen après les coupes annoncées dans les fonds sociaux aux niveaux européen et national. La question est de savoir ce qu'il restera du Green Deal européen avec un changement de politique qui s'engage dans une course à l'armement au lieu d'efforts diplomatiques.
Nous n'acceptons pas que les concepts militaristes de sécurité, d'armement et de recrutement, de production d'armes, de « stratégies de défense » et de rhétorique guerrière contaminent tous les espaces publics de nos vies, nos liens humains et culturels, ainsi que ceux des générations futures.
Nous ne pouvons pas permettre à l'Union européenne de renoncer sans vergogne aux valeurs fondamentales (article 2 du traité sur l'Union européenne) sur lesquelles elle est fondée, telles que la liberté, la démocratie, le respect de la dignité humaine et des droits des êtres humains, l'égalité et l'État de droit. Le droit humain à la vie pour tous et toutes n'est-il pas ce qui nous lie ?
L'Union européenne, une communauté d'États et de citoyen·nes, ne doit pas être prise en otage par une telle politique ni légitimer le droit insensé du plus fort sous la forme de détenteurs de pouvoir impitoyables et de leurs scénarios géopolitiques dangereux et instables de guerre, de destruction et de division. Contrairement à l'engagement majoritaire des citoyen·nes européen·nes en faveur de la paix, qui a le droit d'envoyer les jeunes générations à la guerre ? Les citoyen·nes des pays européens ne doivent pas être les victimes collatérales d'une vision hâtive et militariste de l'unité européenne qui, depuis des années, n'a ni la volonté ni l'imagination pour construire une Europe de la coopération et de la paix, de la défense des droits humains et sociaux et de l'hospitalité.
- Nous demandons l'ouverture de discussions sur une nouvelle architecture de sécurité pour l'Europe et au-delà. La sécurité ne repose pas sur le pouvoir de détruire son voisin, mais sur la coopération avec lui.
- Nous demandons, conformément à la résolution 1325 du Conseil de sécurité des Nations unies, une augmentation du nombre de femmes dans les négociations de paix.
- Nous demandons aux dirigeant·es croates et à tous les partis politiques, ainsi qu'aux représentant·es de la Croatie au Parlement européen, d'œuvrer à l'arrêt urgent de la guerre et, au lieu de renforcer les capacités militaires européennes, d'orienter leur engagement vers le renforcement de la capacité de dialogue et la recherche de solutions pacifiques. Au lieu de financer l'industrie de la guerre, créons des programmes pour la construction de communautés d'après-guerre et la reconstruction des zones de guerre actuelles, en particulier l'Ukraine, et au-delà.
- Nous exigeons également des dirigeant·es croates et de tous les partis politiques qu'elles et ils mènent la politique de l'État en tenant compte avant tout du bien public et des intérêts de la société, et quelles et ‘ils abandonnent immédiatement les impulsions militaristes enflammées et l'augmentation du budget de l'armée et de l'armement. Avez-vous demandé aux citoyen·nes de la République de Croatie si elles et ils veulent vivre sous la menace de la guerre et de la destruction ?
Mesdames et Messieurs les représentant·es de la République de Croatie au sein des organes de l'Union européenne, veuillez reconsidérer votre soutien à ce nouveau changement radical de la politique de l'UE. Êtes-vous sûr·es de pouvoir contrôler de vastes forces armées et des sociétés militarisées, une fois qu'elles seront établies dans le contexte de la montée de la droite radicale européenne et du renforcement des idées réactionnaires et des relations sociales de toutes sortes ?
En ce moment crucial pour l'avenir de l'Europe et au-delà, vous avez le pouvoir d'inverser le paradigme de l'escalade de la violence guerrière pour en faire quelque chose de bénéfique pour la société européenne. Au lieu du plan « ReArm Europe », créons une Europe de liberté, de coopération et de paix ! Prenez vos responsabilités ! Sinon, vous serez vous aussi complices des événements de guerre qui se déroulent sur le territoire européen.
Les guerres et la militarisation de la société frappent toujours plus durement les femmes et les plus vulnérables. C'est pourquoi NON à l'économie de guerre et NON à l'Europe de la guerre ! Le bien-être, pas la guerre !
Imaginez la société que nous pourrions construire si les femmes et les hommes politiques commençaient à travailler à la construction d'un monde de paix ?
Coalition féministe ad hoc contre la guerre, Zagreb, 8 mars 2025.
Communiqué par RI
En complément possible
Elodie Tuaillon-Hibon : Féminisme et antimilitarisme : appel à la cohérence
Michael Hertoft : Lorsque l'alliance avec les États-Unis échoue – que devraient faire le Danemark et la gauche ?
Pierre Vandevoorde : Une invite à la réflexion (France) : l'armée, c'est trop sérieux pour rester l'affaire des militaires
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/11/larmee-cest-trop-serieux-pour-rester-laffaire-des-militaires-et-autres-textes/
**
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Mouvement étudiant en Serbie : « Un État-providence, c’est ce dont notre pays a besoin »

Les manifestations et les blocages étudiants ont touché plus de 60 facultés dans quatre universités d'État en Serbie. Des centaines de professeurs et de chercheurs de cinq universités publiques ont signé des lettres de soutien aux étudiants. Les étudiants ont organisé des assemblées plénières, comme des formes de démocratie directe, au cours desquelles ils discutent et décident de leurs activités.
Tiré de la revue Contretemps
25 février 2025
Par Novi Plamen
La revue de gauche Novi Plamen (Nouvelle flamme) s'est entretenue avec les représentants du conseil étudiant de la faculté de philosophie de Belgrade, qui sont au cœur de la protestation et du blocus qui s'étendent à l'ensemble de la communauté universitaire. Les étudiants nous parlent des mécanismes de la démocratie directe à travers lesquels ils organisent la contestation, de la solidarité avec les lycéens, les étudiants et les autres groupes sociaux, ainsi que des tentatives du pouvoir de discréditer leur mouvement.
Ils examinent également les forces et les faiblesses de l'organisation du plénum, les relations avec les partis politiques et la possibilité d'étendre l'exigence à un large plan socio-économique. L'une des principales questions est de savoir si cette révolte étudiante réussira à provoquer des changements plus profonds dans la société.
***
Novi Plamen – Pouvez-vous nous dire si ce mouvement de protestation et de blocage s'étend et dans quelle université il se déroule actuellement, combien de facultés y participent et quels professeurs les soutiennent ?
Les étudiant.es – La manifestation et le blocus se sont définitivement étendus et, dans la perspective actuelle, il semble que cette extension se poursuivra tant que toutes les demandes ne seront pas pleinement satisfaites. Le nombre de facultés en protestation a dépassé les 80, avec des positions certainement uniques de la part des professeurs et de la direction pour soutenir les étudiants, et dans de nombreux cas, comme à notre faculté de philosophie, toutes les sections se sont officiellement jointes à la protestation en exprimant les mêmes demandes que nous, les étudiants.
La démocratie directe et immédiate, exprimée par le biais des assemblées plénières, est un outil puissant qui a grandement contribué à l'élargissement rapide de ce mouvement de protestation, car les étudiants ont enfin eu la possibilité de présenter réellement leurs idées, leurs propositions, de les commenter et de voter pour elles. La phase actuelle, après que 100 000 personnes sont descendues dans la rue pour soutenir nos revendications (dont beaucoup manifestaient pour la première fois), nous envisageons de poursuivre la stratégie de rapprochement avec les secteurs de la société avec lesquels nous avons jusqu'à présent partagé notre soutien – nous estimons que de nombreux bacheliers, agriculteurs, travailleurs sociaux et autres sont également dans la rue.
Novi Plamen – Les manifestations étudiantes sont soutenues par les élèves des collèges et lycées. Avez-vous des informations sur le nombre de personnes qui les soutiennent et si ce soutien s'étend ?
Les étudiant.es – Le gouvernement a tenté d'étouffer ces protestations des lycéens par un début de vacances imprévu, mais le retour des vacances d'hiver n'a fait que conduire à ce que près de 50 % des écoles se mettent en grève. Les enseignants ont rejoint le mouvement de grève malgré l'hostilité des syndicats, et maintenant ce nombre d'écoles bloquées pousse cette petite majorité – qui nous inclut, les étudiants – à rejoindre le mouvement de grève et à ainsi paralyser une partie de l'appareil d'État. N'oublions pas que l'éducation est l'une des plus importantes missions de l'État. Son arrêt exercerait une pression accrue sur le gouvernement pour qu'il réponde légalement et légitimement à nos quatre exigences.
Novi Plamen – Comment fonctionnent les assemblées et comment remédiez-vous à certaines faiblesses dans le fonctionnement de ces formes de démocratie directe ? Quelle est leur importance pour l'activisme civique en général, et en particulier pour les actions étudiantes actuelles ? Quelle est la supériorité des assemblées par rapport aux organes représentatifs étudiants ?
Les étudiant.es – Dans des situations telles que celle-ci, avec nos protestations, les assemblées jouent un rôle important, notamment en raison de l'appel à une participation massive à la prise de décision et à son exécution par le biais de groupes de travail ouverts à tous les étudiants intéressés. Le maintien constant des étudiants en activité par le biais de comités et de groupes de travail facilite la mobilisation pour des occupations de protestation et d'autres types d'actions. Ce sont des projets qui ne peuvent pas atteindre les organes représentatifs des étudiants, en raison de leur « indépendance » vis-à-vis des étudiants eux-mêmes (un nombre important d'étudiants a exprimé son mécontentement auprès des représentants de leurs facultés présents dans les instances étudiantes supérieures) et des problèmes similaires.
Les assemblées se tiennent tous les jours, mais les étudiants ont toujours la possibilité d'être informés en temps voulu et de prendre des décisions en fonction des événements actuels. La communication entre les assemblées plénières des facultés en situation de blocage se déroule également au quotidien, de sorte que tous les étudiants sont informés des propositions et des accords provenant des autres facultés. La seule « faiblesse » peut être dans ce processus relativement lent de confirmation de la décision entre les facultés, ainsi que dans les réunions, indispensables, du conseil et des groupes de travail, qui peuvent conduire à des lourdeurs et des plaintes des participants.
Nous ne pouvons pas affirmer que ce système de plénum est toujours et partout applicable comme la meilleure solution pour l'activisme civique, mais dans le cas de notre protestation, il est définitivement démontré qu'il est essentiel pour l'éveil et l'élargissement. En même temps, cette forme d'organisation, que nous appelons plenum, protège en réalité la caractéristique fondamentale de nos manifestations étudiantes, à savoir la transparence, grâce à sa démocratie directe.
Novi Plamen – Les représentants étudiants ont souligné à plusieurs reprises que les manifestations étudiantes ne sont ni partisanes ni idéologiques, bien qu'elles soient politiques au sens le plus large du terme, car elles exigent des actions de la part des dirigeants politiques. Y a-t-il des réflexions sur le fait que les revendications s'étendent aux domaines socio-économiques, qui concernent une grande majorité de la population ? Pensez-vous qu'il serait nécessaire que les travailleurs, les agriculteurs et d'autres secteurs de la société se joignent aux protestations ?
Les étudiant.es – Il est vrai que nous sommes conscients que ce que nous faisons est une sorte de politique, et que nous nous efforçons depuis le début de ne pas permettre l'influence de quelque parti politique que ce soit, car nous sommes conscients que la situation dans laquelle nous nous trouvons est la conséquence d'un système dans son ensemble, dont tous les politiciens sont plus ou moins responsables.
Dans ce sens, nous nous efforçons de penser de manière réaliste. Les revendications sur lesquelles nous nous appuyons dans nos protestations et nos blocages concernent les tragédies concrètes qui ont bouleversé notre société, ainsi que les questions des conditions et du coût des études, qui ont été compromises par les plans du gouvernement visant à économiser des sommes importantes pour le financement des universités privées.
Par conséquent, nous soutenons toutes les demandes socio-économiques exprimées par les différentes parties de la société qui ont récemment manifesté, et nous appelons toutes les autres à se joindre à elles et à faire entendre leurs revendications pour résoudre leurs problèmes. L'État-providence est ce dont notre pays a besoin pour surmonter la division sociale causée par l'idéologie néolibérale corrompue qui n'a en soi aucune qualité humaine, car elle met le profit au-dessus du bien commun ; ce qui conduit à des situations de corruption potentielle qui nuisent à l'État de droit et à la loi.
Novi Plamen – Y a-t-il un risque de voir s'établir des centres de pouvoir informels dans les mouvements étudiants, qui seraient en mesure d'imposer leur volonté aux étudiants et de contrôler le mouvement ? Les étudiants ont souligné que leur mouvement était non hiérarchique et horizontal, et qu'il n'y avait pas de leader. Comment cela affecte-t-il l'organisation et la prise de décision des étudiants ?
Les étudiant.es – La tentation de vouloir imposer sa volonté à des individus de différents types existe toujours, et c'est pourquoi, dès le début de nos blocages, nous avons mis en place des mécanismes qui nous permettront d'arrêter quiconque ayant de telles intentions. L'éveil de la volonté individuelle est entravé par l'existence même de l'oppression et la mise en œuvre de la démocratie directe. D'une part, l'abolition de la hiérarchie et de tout « chef » encourage tous les étudiants à participer à la prise de décision, et à vérifier que ces décisions sont vraiment les leurs, et non pas des décisions imaginaires prises derrière des portes closes par des représentants inconnus, et d'autre part cela protège les étudiants des attaques de la part des médias ou des autorités.
Novi Plamen –L'opinion publique peut d'un côté craindre et de l'autre espérer que les vacances à venir feront fléchir ceux qui protestent. Pensez-vous qu'il existe des modèles de lutte et des moyens qui permettent de préserver l'énergie d'un grand nombre de participants dans la protestation sur une longue période, et qui évite que l'activisme étudiant, et plus généralement civique, ne s'épuise ?
Les étudiant.es – Étant donné que nous répondons à cette interview juste après les vacances, et ce, dans une faculté bloquée par de nombreux étudiants, à la grande tristesse de ceux qui auraient préféré le contraire, nous pouvons malheureusement témoigner de l'énergie qui persiste. Il est vrai qu'une partie des étudiants a passé les vacances chez eux, mais un nombre non négligeable d'entre eux est resté à la faculté et s'est préparé avec le même enthousiasme à la suite des événements. Ainsi, après les vacances, notre force est encore plus grande. Nous ne pouvons garantir l'activation générale en raison de sa connotation sémantique négative dans le discours public, mais dans la perspective actuelle, nous pouvons dire que les étudiants seront vraiment en grève jusqu'à ce que leurs demandes soient pleinement satisfaites.
Novi Plamen – Le président de la République de Serbie a déclaré que les demandes des étudiants avaient été satisfaites. Les étudiants ne sont pas satisfaits. Pourquoi ?
Les étudiant.es – Les demandes n'ont pas été satisfaites du tout, et même quand il s'agissait de leurs demandes, elles n'ont pas été satisfaites par les institutions juridiques et légitimes subordonnées. Nous nous adressons précisément à ces institutions. Nous souhaitons que notre pays respecte son système normatif, qui fait partie intégrante de sa propre constitution. La constitution est notre accord social formel.
Novi Plamen – Comment évaluez-vous le nombre d'étudiants et des participants qui ont soutenu les blocages et les manifestations ? Comment évaluer le soutien pratique des étudiants et des participants aux manifestations ?
Les étudiant.es – Le nombre de personnes qui ont soutenu les étudiants est vraiment impressionnant. Cela en dit long. Dans un sens, le blocage a montré qu'il est possible de transcender les différences lorsqu'il s'agit d'une question d'une importance capitale pour tout un peuple. Et c'est là que les professeurs nous ont apporté un soutien sans réserve – car nous, étudiants de la Faculté de philosophie, leur avons montré et nous avons montré à nous-mêmes comment il est possible d'avoir des différences tout en étant égaux. C'est vraiment une leçon importante que notre faculté doit nous enseigner – et elle nous l'a enseigné. En ce qui concerne la pratique de l'aide, elle est vraiment de haut niveau – et cela se voit dans la fourniture d'informations et de conseils, l'approche amicale qui diffère de l'autorité formelle, les dons, etc.
Novi Plamen –Que répondriez-vous à ceux qui affirment que derrière chaque grand mouvement, y compris celui des étudiants, il y a quelqu'un qui les guide et qui détermine quel sera leur cours et leur issue ? Dans les médias, on croit fermement que l'opposition est derrière la protestation des étudiants et que ces derniers ont été soutenus par des collègues croates.
Les étudiant.es – Il s'agit de manœuvres discursives. Après tout, ce sont des mensonges avec lesquels le gouvernement tenter de résister à l'effondrement de son hégémonie. Car les médias doivent expliquer à l'ensemble de la Serbie à quel point il est triste que tous les étudiants se joignent soudainement au blocus et à la désobéissance « nationale » – quand la Serbie est une terre pleine de lait et de miel. Notre distanciation des mouvements politiques et des ONG est la pierre angulaire du blocus.
Cette volonté de notre part d'interdire la coloration (politique) est apparue dès la première assemblée plénière – et nous allons nous y tenir car nous croyons qu'aucun soulèvement n'a réussi jusqu'à présent, précisément parce que les précédents modèles de protestation étaient trop encadrés politiquement et colorés.
Quant au soutien de la Croatie, le désigner peut servir facilement divers arguments et interprétations. Ainsi, vous avez toujours la possibilité de pointer du doigt l'officine croate, pour attiser l'animosité historique entre les États (qui s'est ancrée dans la conscience collective), ou pour prouver que le livre de recette – les étudiants croates ont créé ce livre de recette du blocus il y a plus de dix ans quand ils ont réussi à bloquer l'université sur le blocus – nous a particulièrement aidés à établir le plénum en tant qu'organe de la démocratie directe.
Il s'agit donc de créer une image pour un simulacre qui est absorbé par une partie du peuple ; mais il est apparu jusqu'à présent que notre détermination et notre respect de la justice sont du côté de la vérité et du côté de ce qui persévère, malgré les discours et des simulacres qu'administre l'État. Quant au mouvement et au résultat, comme nous l'avons déjà dit, tant que les exigences ne sont pas satisfaites, il n'y a aucun doute sur le mouvement ou le résultat, car les exigences sont le mouvement et le résultat.
*
Interview réalisée par le Comité éditoral de la Revue Novi Plamen (Nouvelle flamme), le 5 février 2025.
Traduction Catherine Samary.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Groenland : Après les élections, un front uni contre Trump et vers l’indépendance

Ce samedi, soit quelques jours à peine après des élections générales scrutées à l'international, les groenlandaises et les groenlandais ont parcouru les rues de Nuuk, Sisimiut et Qaanaaq pour dire non à Trump, et pour un pays qui se pense et se dirige par et pour lui-même.
7 mars 2025 | tiré du blog de l'autrice sur mediapart.fr
https://blogs.mediapart.fr/tanguy-sandre/blog/170325/groenland-apres-les-elections-un-front-uni-contre-trump-et-vers-l-independance
Lors des élections du 11 mars à l'Inatsisartut, le parlement national, plus de 28 000 Kalaallit (pl. groenlandais·es) ont voté, soit une participation de 70,9% (+5 points par rapport à 2021). Au total, six partis se sont disputés les suffrages des Kalaallit pour pourvoir les 31 sièges du parlement. Ils et elles ont créé la surprise en portant en tête le parti social-libéral Demokraatit (29,9%, 10 sièges) (+20,9), tandis que le parti indépendantiste Naleraq a rassemblé 24,5% des suffrages (8 sièges) (+12,5). La coalition sortante composée d'Inuit Ataqatigiit (IA) (15,3%, 7 sièges) (-15,3) et du Siumut (14,7%, 4 sièges) (-14,7) a de son côté été très largement sanctionnée par les électeurs et électrices. Pour sa part, Atassut, seul parti « unioniste », remporte 2 sièges (7,3% des suffrages) (+0.4). Seul Qulleq (1,1%), parti récemment créé, pro-extraction minière et pétrolière et complaisant vis-à-vis de Donald Trump, n'obtient pas de siège.

La formation du futur gouvernement est donc confiée au Demokraatit, et à son leader Jens Frederik Nielsen, qui devra obtenir la confiance du parlement. Ce dernier, qui a également recueilli le plus grand nombre de voix à titre personnel, a appelé à l'unité dans le contexte actuel, et s'est engagé à discuter avec l'ensemble des partis présents au nouveau parlement. L'ensemble du parlement, à l'exception des parlementaires d'Atassut, est favorable à l'indépendance du Kalaallit Nunaat (nom autochtone du territoire désigné par Groenland) à long terme. Les Demokraatit, IA et Siumut veulent renforcer l'autonomie gouvernementale du Kalaallit Nunaat au sein du royaume à court terme, avec un objectif clair d'indépendance à plus long terme. Ces trois partis disposent d'une large majorité (21 sièges) pour former la future coalition gouvernementale. Le parti Naleraq, qui a connu une progression importante (+12,5% par rapport à 2021), et a été rejoint par des figures de premiers rangs venues de Siumut, se distingue par son appel à une indépendance rapide. Alors que les élections législatives ont été dominées par les questions internationales, d'indépendance et rythmées par les déclarations de Donald Trump, des élections municipales auront lieux le 1er avril, et laisseront plus de place aux sujets économiques et sociaux, mais aussi de démocratie locale dans un pays où le modèle de décentralisation, pensée sur le continent, se heurte à la dispersion spatiale de la population. La campagne des législatives a témoigné d'une remarquable unité contre les velléités américaines comme le souligne le leader de Demokraatit, qui sera en toute vraisemblance amené à diriger le pays dans quelques semaines : « Notre message le plus important durant la campagne électorale était : nous devons être solidaires. »
Les velléités de Donal Trump et le regain indépendantiste
Début mars, lors de son discours devant le Congrè, le président Donald Trump a réitéré une énième fois depuis son investiture, que les États-Unis prendraient le contrôle du Kalaallit Nunaat « d'une manière ou d'une autre », précisant qu'il n'avait pas l'intention de laisser tomber le territoire danois autonome. Déjà en début d'année, en signe d'unité, le Premier ministre du Kalaallit Nunaat, Múte B. Egede avait appelé à hisser le drapeau Kalaaleq (sing. Groenlandais), tandis qu'il avait souligné à plusieurs reprises que l'île appartenait aux Kalaallit et n'était pas à vendre : « Nous ne voulons pas être Américains, et nous ne voulons pas non plus être Danois. Nous serons des Kalaallit » avait-t-il déclaré.
Ce samedi, une manifestation historique a pris les rues du pays, à Nuuk, la capitale, mais aussi à Sisimiut, la seconde ville du pays, et à Qaanaaq, dans le Nord-Ouest du pays, non loin de la base militaire américaine de Pituffik (ex-Thulé). Une manifestation où de nombreuses pancartes à l'adresse de Trump ont fleuri : « No Means No ! » [Non c'est Non !], « We Are Not For Sale ! » [Nous ne sommes pas à vendre !] ou encore « Make America Go Away ! » [Que les Etats-Unis se barre !]. Une manifestation décrite comme massive dans un pays de 57 000 habitant·es, au cours de laquelle de nombreux drapeaux Kalaallit ont été brandis par les manifestant·es.

Illustration 2
Manifestations le 15 mars à Nuuk. © Christian Klindt Soelbeck/REUTERS
Jens-Frederik Nielsen, leader du parti qui a remporté les élections législatives de cette semaine, a été rejoint par le premier ministre sortant Mute B. Egede pour diriger les manifestant·es vers le consulat américain à Nuuk. Plus tôt, l'ensemble des chef·fes des partis élus avaient rédigé une déclaration commune, jugeant « inacceptable » les propos à nouveau tenus par le Président des Etats-Unis lors d'une rencontre avec le Secrétaire Général de l'OTAN le 13 mars 2025. Le Président étatsunien, a décrit la colonisation du pays de façon totalement lunaire : « Le Danemark est très loin et n'a pas vraiment grand-chose à faire. Ce qui s'est passé ? Un bateau a atterri là il y a 200 ans ou quelque chose comme ça. Ils disent qu'ils ont des droits dessus, et je ne sais pas si c'est vrai. En fait, je ne pense pas que ce soit le cas », a-t-il déclaré. Quoiqu'il en soit, les velléités trumpiennes vont à l'encontre du message exprimé par les manisfestant·es ce weekend, mais aussi contre les tendances de fond de la société Kalaaleq, animée par l'antiimpérialisme et un front anticolonial qui se restructure ces dernières années sur fond de reconnaissance de l'histoire coloniale et du racisme structurel. En février 2024, le Naalakkersuisut, le Gouvernement national, avait rendu publique sa stratégie étrangère, de sécurité et de défense avec un leitmotiv clair : “Nothing about us, without us”. Plus récemment, les Kalaallit ont obtenu de pouvoir faire figurer sur leur passeport la nationalité Kalaaleq, et non seulement danoise.
Dans ce contexte, la proposition de Donald Trump de renommer le pays en « Red, White and Blueland » est elle aussi particulièrement inadaptée. Certes, ces dernières années l'usage de « Groenland » a été contestée, car ce nom a été introduit par les Norois qui appelaient l'île « Groenland » (Graenlandinge) en l'honneur d'Erik le Rouge. Mais depuis la promulgation du Home Rule en 1979, le territoire est officiellement appelé Kalaallit Nunaat, nom par lequel le pays est désigné en Kalaallisut (langue autochtone majoritaire). Tout comme « Groenland », « Kalaallit Nunaat » est pourtant considéré comme un exonyme, son origine scandinave médiévale skrællingar signifiant « païens, sauvages ». Ces dernières années, des militant·es décoloniales·aux utilisent plus fréquemment Nunarput, que l'on peut traduire par « notre pays/territoire ».
Au-delà, il faut rappeler que le « Drill, baby, drill ! » de Trump n'a aucun écho avec l'histoire récente du pays. Faut-il le rappeler le Kalaallit Nunaat a, depuis 2021 travaillé pour rejoindre l'accord de Paris, ce qui a été fait en 2023, tandis que les dernières élections avaient été convoquées en raison de conflits vis-à-vis de la position à adopter face à l'ouverture d'une mine d'uranium dans le Sud du pays.
En 2021, un non à l'uranium et un stop aux projets extractivistes
En 2021, le projet minier de Kuannersuit (Narsaq), qui avait suscité un vote de défiance du parlement, cristallisait les tensions entre indépendance et collaboration renforcée, développement économique/minier et protection de l'environnement. A l'époque, c'est IA qui était arrivé en tête avec 36,6 % des suffrages exprimés (12 sièges), devant Siumut, le parti du président sortant, Kim Kielsen (29,4%, 10 sièges) et Naleraq (12%, 4 sièges). La victoire d'IA avait signé le coup d'arrêt du projet d'exploitation de terres rares à Kvanefjeld, dans le Sud du Kalaallit Nunaat. Déjà, le vote des Kalaallit soulignait que la volonté d'indépendance et le choix du mode de développement ne pouvaient se faire au prix d'une dégradation de l'environnement. A rebours des nombreux exemples historiques d'indépendances basées sur l'exportation de ressources naturelles et des récits extractifs de l'Arctique, le Kalaallit Nunaat semblait avoir choisi une voie alternative. Dès lors, si IA se montrait favorable à l'exploitation minière, il s'oppose alors à l'extraction d'uranium, de pétrole, de gaz et de minéraux des grands fonds marins. En 2021, menée par le parti IA, la coalition avait décidé de stopper les projets d'exploration et d'exploitation d'uranium, et d'instaurer un moratoire sur l'exploitation du pétrole et du gaz en 2021. Si la nouvelle coalition élue ce mois-ci ne devait pas remettre en cause ces directions, la volonté plus affirmée d'indépendance continuera d'animer les discussions autour de l'exploitation minière dans un pays dont un quart du PIB provient de la subvention globale danoise (environ 520 millions d'euros). L'orientation plus ouvertement pro-business des Demokraatit pourrait booster les projets d'exploitations du substrat rocheux kalaaleq. Ainsi, le substrat rocheux du Kalaallit Nunaat est riche en minéraux et autres ressources, telles que l'or, les pierres précieuses, le plomb, le zinc, le graphite et d'autres métaux des terres rares. Jens Frederik Nielsen, alors ministre du travail et des ressources minières en 2021, s'était dit favorable au projet de mine à Kuannersuit, qu'une société australienne s'apprêtait à exploiter en bénéficiant de financements chinois. Mais les Demokraatit devront composer avec les autres partis pour former une coalition, qui devra se mettre d'accord sur la ligne à tenir entre indépendance et développement économique et minier. Mais si l'indépendance a joué de manière aussi importante dans le scrutin, à la faveur des velléités trumpiennes, c'est aussi et peut-être surtout en raison de la dégradation des relations avec le Danemark, qui peine (c'est un euphémisme) à faire face à son passé colonial alors que la société Kalaaleq s'organise.
La détérioration des relations avec le Danemark, et une société organisée contre le colonialisme
Ce qu'il faut finalement dire, c'est que la société civile Kalaaleq est organisée et qu'il existe un front anticolonial et antiracisme large. La nouvelle génération renouvelle et d'une certaine manière de façon plus frontale, les luttes anticoloniales passées. Cela s'explique en partie par l'accès de Kalaallit à des positions d'autorité. On l'observe notamment dans le domaine de la recherche. L'un des exemples récents est celui d'un documentaire, produit par DR et initialement diffusé sur DR, relate l'enquête de la chercheuse dano-Kalaaleq Naja Dyrendom Graugaard, spécialiste des questions coloniales, pour faire connaître les activités extractivistes danoises au Kalaallit Nunaat pendant et après l'époque coloniale.
Cryolite et déni colonial
L'enquête démontre qu'entre 1854 et 1987, le Danemark a extrait environ 3,5 millions de tonnes de cryolite dans un fjord du sud du Kalaallit Nunaat pour un chiffre d'affaires estimé à 400 milliards de couronnes danoises de 2025 (environ 54 milliards d'euros). La cryolite est un minerai rare, à la base de l'industrie de l'aluminium, qui repose sur un assemblage avec de l'alumine extraite de la bauxite. Elle est désormais épuisée et produite artificiellement. Le seul gisement se trouvait à Ivittuut, dans le sud-ouest du Kalaallit Nunaat. La mise en lumière des activités extractivistes danoises au Kalaallit Nunaat, mais surtout le chiffrage des revenus tirés par la puissance coloniale danoise a provoqué une grande indignation au Kalaallit Nunaat et suscité les dénégations au Danemark. Le retrait du documentaire par DR illustre l'étendue des tensions autour de la reconnaissance de l'histoire coloniale danoise.
La stérilisation forcée des femmes et filles au Kalaallit Nunaat
En 2023, le rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones, José Francisco Calí Tzay a pointé les discriminations subies par les kalaallit dans l'accès à leurs droits, ainsi que les politiques danoises particulièrement violentes qui ont suivies la période coloniale, qui s'est formellement achevée en 1953. Le rapporteur préconise d'engager « un processus de réconciliation afin d'aborder l'héritage du colonialisme et du racisme et, avec la participation des Inuit, d'élaborer des solutions et des politiques efficaces ».
Ces dernières années, la révélation de la violence coloniale de la campagne de stérilisation des femmes Kalaallit dans les années 1960, qualifiée de génocide par le premier ministre Kalaaleq, contribue à documenter les rémanences coloniales et à mettre à mal le mythe du « colonialisme bienveillant ». Aujourd'hui, 143 femmes inuit poursuivent le Danemark pour contraception forcée. Pour la présidente de l'Inuit Circumpolar Council, Sara Olsvig, « les droits humains individuels des filles et des femmes ont sans aucun doute été violés », et le Danemark doit enfin assumer la responsabilité de son comportement colonial.
Des tests de parentalité racistes
Plus récemment encore, les tests danois d'évaluation des compétences parentales (FKU), l'un des tests psychométriques largement utilisés au Danemark pour évaluer les compétences parentales, ont été fortement critiqué pour reproduire des discriminations racistes. Fin février, une manifestation contre le racisme danois a eu lieu à Nuuk, en soutien à Keira Alexandra Kronvold, une femme d'origine Kalaaleq, dont l'enfant a été emmené de force par les services sociaux dans les heures suivants son accouchement à Thisted, au Danemark. L'extrait du dossier de Keira Alexandra Kronvold est criant : “son origine rendrait difficile pour elle la préparation de l'enfant aux attentes et codes sociaux nécessaires dans la société danoise”. Il s'agit d'un cas parmi d'autres, car selon un rapport de 2022, les enfants d'origine kalaaleq vivant au Danemark ont six fois plus de chances d'être placés que ceux d'origine danoise. Finalement, le Danemark a annoncé qu'il renonçait à l'utilisation de tests pour les familles Kalaallit. Pour la cinéaste inuite, Aka Hansen, cette décision est motivée avant tout par la volonté danoise d'essayer de réhabiliter le mythe « du bon colon » comme le souligne la présidente de l'ICC, Sara Olvig, face à l'offensive des Etats-Unis.
Se battre pour ses droits
Autre exemple qui démontre que les Kalaallit doivent se battre à plusieurs niveaux pour obtenir les mêmes droits que leurs concitoyen·nes danois·es. En mai 2023, Aki-Matilda Høegh-Dam, l'une des deux représentantes Kalaallit au Folketing, le parlement danois, a prononcé un discours en Kalaallisut pour dénoncer l'inégalité au sein du Royaume du Danemark. Elle a contesté le fait de ne pas être autorisée à s'exprimer dans la langue de son territoire d'élection. Sa revendication a été partiellement entendue puisque, en juin, la présidence du Folketing a reconnu le féroïen et le Kalaallisut comme langues officielles au sein du parlement. Cependant, en septembre, le président du Folketing, Søren Gade, a décidé que les élus du Kalaallit Nunaat et des îles Féroé devraient traduire eux-mêmes leurs discours s'ils choisissent de s'exprimer dans leur langue maternelle, bien que certaines déclarations officielles soient désormais traduites. Aki-Matilda Høegh-Dam a pourtant réitéré son engagement en s'exprimant à nouveau en Kalaallisut lors de l'ouverture de la session parlementaire du 3 octobre dernier, bien que l'utilisation d'un équipement d'interprétation simultanée lui ait été refusée. Toutefois, en novembre, une avancée significative a eu lieu avec la mise à l'essai de la traduction simultanée au Folketing lors des questions adressées à la Première ministre Mette Frederiksen, une journée qualifiée d'historique par cette dernière.
L'affirmation du pays dans la gouvernance régionale
Sur le plan de la gouvernance régionale, Múte B. Egede, a suspendu la participation de son pays au Conseil Nordique jusqu'à ce que « le respect mutuel et l'égalité » soient rétablis, après avoir essuyé un refus de la présidence suédoise quant à une participation pleine du Kalaallit Nunaat, des îles Féroé et d'Åland. Ce boycott s'inscrit dans la nouvelle stratégie étrangère du Kalaallit Nunaat, affirmant son rôle prédominant dans les instances régionales. Par ailleurs, les îles Féroé ont également menacé de quitter le Conseil Nordique, dénonçant une rupture d'égalité entre les membres. Face à ces tensions, la question de la représentation du Kalaallit Nunaat au sein du Conseil de l'Arctique a aussi été source de contestation. Le gouvernement kalaaleq a aussi exigé une plus grande influence dans la nomination des ambassadeurs·drices arctiques, critiquant la nomination de Tobias Elling Rehfeld pour son manque de lien avec le Kalaaleq Nunaat. Finalement, Kenneth Høegh, chef de la représentation kalaaleq à Washington, devrait être nommé ambassadeur de l'Arctique. En mai prochain, le Kalaallit Nunaat assumera la présidence du Conseil de l'Arctique au nom du Royaume du Danemark en, marquant une avancée vers une plus grande autonomie diplomatique du pays.
Vers l'indépendance ?
En avril 2023, le Naalakkersuisut, le gouvernement national, a présenté un projet de constitution, traçant les contours d'une potentielle indépendance kalaaleq. Après six années parsemées de controverses, la commission constitutionnelle vient de publier une version préliminaire de la constitution groenlandaise. Il appartient désormais à l'Inatsisartut de décider de l'organisation d'un référendum, ce à quoi plusieurs formations politiques se sont successivement montrées favorable. Le projet de constitution, qui comporte un certain nombre de similarités avec le projet constitutionnel féroïen dont les travaux ont commencé en 1998, s'appuie sur un régime démocratique, prenant ses distances avec la monarchie danoise, la séparation des pouvoirs, la liberté d'expression ou encore la défense d'une identité inuite ancrée dans la nature…
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Les livraisons d’armes à l’Ukraine et l’Internationalisme

Les récents débats au Parlement européen ont une nouvelle fois permis d'illustrer les profondes divisions qui traversent la gauche européenne sur les questions de sécurité collective et, en particulier, sur la question de la solidarité armée avec l'Ukraine.
De facto, toute une partie de la gauche européenne s'oppose aux livraisons d'armes à l'Ukraine au nom de la défense des services publics nationaux, notamment. La défense de la solidarité sociale nationale s'opposerait ainsi, selon certain·nes, à la sécurité des travailleurs et des travailleuses ukrainien·nes.
Toutefois, au-delà de ces prises de position qui masquent mal un « nationalisme déguisé » pour reprendre la formule d'Hanna Perekhoda, ces divisions traversent également la gauche qui se revendique explicitement de la solidarité internationale, de l'Internationalisme et du slogan : « travailleurs et travailleuses de tous les pays unissez pays ! ». Ainsi, au 18e Congrès de la IVe internationale de février 2025, deux résolutions sur l'Ukraine ont été soumises au vote. La première, adoptée à une très large majorité (95 voix pour, 23 contre et 3 abstentions), appelle clairement à la solidarité armée avec le peuple ukrainien qui « mérite tous les moyens nécessaires pour se défendre » contre une agression impérialiste. La seconde, largement rejetée (31 pour, 80 contre et 9 abstentions), réclame « l'arrêt des livraisons d'armes par les pays impérialistes ».
Bien que passablement confuse et pour le moins contradictoire, cette dernière résolution reprend les principaux arguments qui se déploient aujourd'hui à gauche et à l'extrême gauche pour s'opposer aux livraisons d'armes à l'Ukraine, en Europe, comme en Amérique du Nord. À titre d'exemple au Québec, ce sont grosso modo les mêmes arguments qui sont mobilisés par le Collectif échec à la guerre, pour s'opposer au soutien armé de l'Ukraine. On soulignera que ce collectif regroupe le seul parti de gauche au Parlement, Québec solidaire, mais aussi le Parti communiste du Québec, de très nombreux syndicats de la CSN, de la FTQ, la Fédération des infirmières du Québec (FIQ), les principales organisations féministes, la Ligue des droits et libertés (LDL), ATTAC-Québec etc. .
Compte tenu de l'importance de ces débats pour l'internationalisme et des divisions sur cette question, nous reviendrons ici sur trois arguments avancés dans la « résolution alternative » défendue par ces « internationalistes ».
« Guerre à la guerre » et les appels à la soumission
Le premier, le plus souvent mobilisé, est un argument pacifiste. Il est « essentiel », nous dit-on, que la classe ouvrière reprenne le slogan « guerre à la guerre ». Il est évident, peut-on lire dans la résolution, qu'« alimenter le conflit avec des armes occidentales (d'abord des armes légères, puis des blindés, des bombes à fragmentation, des avions de chasse et des missiles à moyenne et longue portée) a contribué à l'escalade et à la prolongation de la guerre, à la multiplication des morts et des destructions et nous a rapprochés dangereusement d'une guerre mondiale ».
Il est donc demandé aux ukrainien·nes (exclusivement à eux et elles pour le moment) de penser un peu aux autres, d'arrêter de résister inutilement à l'empire nucléaire Russe et d'accepter enfin de négocier la partition du territoire : mais attention, leur dit-on, ils et elles doivent baisser les armes et négocier tout en prenant bien soin d'éviter un « partage injuste » de leur territoire par les impérialistes.
Voilà des appels à la soumission et à la négociation sans rapport de force, au nom de la paix et de la solidarité internationales, lourds de conséquences pour la classe ouvrière alors que la liste des projets coloniaux des impérialistes disposant de l'arme nucléaire s'étend continuellement (de la Palestine, en passant par le Canada, le Groenland, le Panama, l'Estonie, la Géorgie, la Moldavie, Taiwan…).
Une « guerre par procuration » et la question des armes labelisées anti-impérialistes
Le second argument pour s'opposer aux livraisons d'armes à l'Ukraine est lié à la manière de caractériser le conflit. Il s'agit d'« une guerre par procuration inter-impérialiste » nous disent les auteur·es de la résolution alternative.
Ainsi, contrairement à ce qu'affirment bêtement les premier·ères concerné·es et la quasi-totalité des organisations syndicales, féministes, socialistes, anarchistes ukrainiennes, il ne s'agit pas d'une guerre de libération nationale contre un État envahisseur dont les dirigeants ne cessent de répéter que l'Ukraine n'existe pas et qu'elle doit se soumettre. Pas du tout. Certes, c'est compliqué, et il faut connaitre son histoire et « ouvrir la focalisation », mais c'est en fait une guerre d'impérialistes. C'est une guerre provoquée par l'OTAN, les impérialistes étatsuniens d'abord et maintenant, depuis le rapprochement entre Trump et Poutine, par les impérialistes de l'Union Européenne, contre la Russie.
La preuve que c'est une guerre provoquée ? Les États occidentaux s'en mettent plein les poches depuis longtemps en vendant des armes à l'Ukraine et se servent aujourd'hui du peuple ukrainien (naïf ? soumis ? complice ?) comme chair à canon pour affaiblir la Russie. Par conséquent, dans ce contexte, la classe ouvrière ukrainienne et internationale, n'a pas à faire le jeu de l'un ou l'autre de ces impérialistes et doit se battre pour elle-même, avec ses propres armes.
La leçon à retenir pour la prochaine fois est que si les ukrainien·nes et d'autres peuples envahis et colonisés souhaitent bénéficier de la solidarité ouvrière internationale pour se défendre, ils devront soit se débrouiller avec leurs propres moyens militaires, soit faire un peu plus attention que les ukrainien·nes dans leurs appels d'offres et la sélection de leurs vendeurs d'armes. Ils devront notamment faire la preuve du caractère « anti-impérialiste » (voire « écoresponsable » ?) de leurs armes. Dans le cas contraire ils feront « par procuration », d'après le raisonnement de ces « internationalistes », le jeu des impérialistes.
« L'ennemi principal est dans notre propre pays » et la recherche du gouvernement colonisé idéal
Enfin, dernièrement, au lieu de résister à l'envahisseur et de diviser la gauche en réclamant toujours plus d'armes, il est demandé aux ukrainien·nes de balayer devant leur porte et de s'occuper un peu de leurs affaires, en commençant par lutter contre leur propre gouvernement néolibéral et corrompu. Il est « essentiel » que les Ukrainien·nes gardent en tête que « l'ennemi principal est dans notre propre pays » peut-on lire dans la résolution.
On retiendra alors que la nature du régime politique du pays est ici un critère pour bénéficier de la solidarité ouvrière internationale quand on est envahi par une puissance impérialiste qui clame haut et fort qu'elle veut vous annexer, partiellement ou totalement selon les jours. On ne sait cependant pas très bien quel régime politique (selon quels critères politiques ?) pourrait bien bénéficier de la solidarité ouvrière de ces « internationalistes » en cas d'invasion impérialiste. Dans tous les cas, les panaméen·nes, les canadien·nes, les taïwan·naises, les estonien·nes etc. sont désormais averti·es : choisissez bien vos prochains gouvernements si vous souhaitez bénéficier de la solidarité ouvrière internationale en cas d'invasion !
Pour les aider à faire le bon choix, on peut relever que, dans cette logique, il vaut mieux être dirigé par des intégristes religieux que par des néolibéraux. Dans le cas contraire, ces « internationalistes » n'auraient certainement pas manqué de demander aux palestinien·nes de commencer par lutter contre le Hamas et d'arrêter de résister inutilement à la puissance nucléaire israélienne pour, éventuellement, pouvoir prétendre à la solidarité ouvrière internationale.
Camille Popinot
24 mars 2025
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

L’Ukraine à la croisée des chemins : Une perspective de gauche sur la guerre, l’identité et l’avenir de l’Union europe

Avec l'invasion russe de l'Ukraine en février 2022, la guerre est réapparue aux frontières d'une Union européenne qui s'enorgueillissait d'avoir assuré la pacification d'une partie du continent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. Les revirements étatsuniens depuis l'investiture de Donald Trump ont remis le sujet du soutien à l'Ukraine et de l'issue de la guerre au centre des préoccupations diplomatiques de l'Union européenne. Se calant sur l'agenda qu'impose Trump, la couverture médiatique a pour l'instant peiné à prendre du recul sur la situation actuelle afin d'en éclairer les tenants et aboutissants : quels enjeux la guerre soulève-t-elle pour la société ukrainienne et pour l'Union européenne ? Quelles tensions et contradictions vient-elle mettre en lumière ? Prendre le temps de l'analyse et de la réflexion, c'est ce que Mouvements propose de faire dans cet entretien croisé avec Daria Saburova, docteure en philosophie, autrice, et membre du Réseau européen de solidarité avec l'Ukraine, et Denys Gorbach, chercheur franco-ukrainien travaillant à l'université de Lund et qui participe à l'animation du site militant Spilne/Commons.
13 mars 2025 | tiré du site Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74068
Mouvements : Pour comprendre les enjeux européens de la guerre russe en Ukraine, il paraît important de revenir sur ce qui s'est passé depuis l'indépendance de l'Ukraine en août 1991. Est-ce que vous pouvez revenir sur la manière dont se sont déroulées les trente dernières années du point de vue des rapports entre l'Ukraine et l'Union européenne ? Est-ce que vous pouvez notamment revenir sur le moment de la révolution du Maïdan de février 2014 ? D'où vient-elle, quelle est sa géographie, et quelles sont ses conséquences ?
Denys Gorbach : Contrairement aux anciens pays soviétiques qui ont rejoint l'Union européenne, en Ukraine et dans les autres pays ex-soviétiques, l'imbrication de l'économie était plus profonde, ce qui rendait impossible la transition selon les règles de la thérapie de choc. Parce que ça aurait eu des conséquences plus graves qu'en Pologne ou en Hongrie. C'est une des raisons matérielles pour lesquelles la ligne de division qui existait depuis au moins le début du XXe siècle entre, d'une part, l'Ukraine, le Bélarus, la Russie, et de l'autre ses voisins occidentaux, ne s'est pas résorbée. À l'est de cette ligne, l'ancrage profond de l'économie dans le tissu social se manifeste dans la domination paternaliste, assurée par des mécanismes informels plutôt que par l'État de droit et par le marché. Ces derniers deviennent associés au capitalisme « bon et efficace », contrairement au capitalisme local, jugé mauvais et inefficace, marqué par la corruption et l'oligarchie. La crise socioéconomique très profonde des années 1990 change l'imaginaire géopolitique de la population ukrainienne, qui désormais voit un monde non plus divisé en deux camps mais hiérarchisé verticalement, où le capitalisme occidental est associé à la modernité, aux acquis sociaux, mais aussi intellectuels, culturels, civilisationnels, etc.
En Ukraine, cela s'articule à une division qui apparaît à partir de l'annexion de l'Ukraine occidentale par Staline en 1939. Il existait une distance culturelle, économique, sociale, entre ces terres et le reste du pays. Et après l'indépendance de l'Ukraine, l'Ukraine occidentale, ou plutôt les intellectuels qui la représentaient, se sont imposés comme les porteurs d'une mission civilisatrice auprès du reste de la société, qui était perçu comme souillé par l'héritage soviétique, donc un peu inférieur. C'est dans ce contexte qu'on peut comprendre la révolution du Maïdan de 2014, qui a formulé les enjeux du développement national en termes de conflit « civilisationnel » entre la voie européenne de la modernité, qui signifie démocratie et prospérité, d'un côté, et d'autre, la voie « eurasienne » ou « néosoviétique » de l'obsolescence, qui signifie dictature et pauvreté.
Daria Saburova : Effectivement, l'Ukraine a relativement échappé à la thérapie de choc. Dans un premier temps, les classes dominantes ont cherché à atténuer les effets des privatisations en gardant les structures paternalistes aussi bien au niveau des entreprises qu'au niveau de la gestion des rapports entre le pouvoir politique et les grands acteurs économiques. Ce qui fait que, alors que l'Ukraine commence à emprunter au Fonds monétaire international dès la seconde moitié des années 1990, l'Ukraine ne remplit jamais pleinement ses obligations en termes de libéralisation. Les classes dominantes essayent de maintenir un certain équilibre entre la constitution de la nouvelle classe oligarchique et la préservation de ce capitalisme naissant des grandes perturbations qui pourraient venir de la colère sociale. Parce qu'en Ukraine, justement, il y a eu une vague de grèves à la fin des années 1980 – début des années 1990 – notamment la grande grève de 1993 qui a suivi le premier décret sur les privatisations. Et la classe dominante avait conscience de ça. Il faut aussi ajouter qu'en Ukraine, contrairement à la Russie, où Poutine a réussi dès le début des années 2000 à neutraliser le pouvoir des oligarques par la centralisation de l'État, la vie politique a été marquée jusqu'au Maïdan par une concurrence entre plusieurs blocs des classes dominantes.
Aux alentours de l'élection de 2004, cette concurrence s'est cristallisée dans deux orientations. D'un côté, une orientation qu'on avait tendance à qualifier de pro-russe, menée par le candidat à la présidence Viktor Ianoukovytch. Et d'un autre côté, Viktor Iouchtchenko qui représentait le bloc pro-occidental, pro-européen. Dans la vie politique, les forces concurrentes se présentaient désormais dans ces termes d'orientation identitaire et géopolitique. En réalité, il faut analyser ce clivage non pas en termes identitaires mais comme la concurrence entre deux types de capitalisme, comme je le fais dans mon livre, Travailleuses de la résistance : les classes populaires ukrainiennes face à la guerre (Le Croquant, 2024), en m'appuyant sur les travaux de Denys et d'autres : un modèle de capitalisme paternaliste, représenté par le bloc Ianoukovytch, et le capitalisme de type néolibéral, qui serait porté par le camp orange de Iouchtchenko jusqu'à Porochenko. Le capitalisme paternaliste, c'est un capitalisme qui assure la protection des oligarques nationaux via leur influence directe sur la politique, alors que le capitalisme néolibéral est pensé comme étant un capitalisme idéal, transparent, concurrentiel, qui selon ses partisans assurerait l'état de droit, l'égalité des chances, etc. C'est ce capitalisme néolibéral qui était défendu par les premières manifestations sur la place du Maïdan qui ont commencé pour réagir au refus de Ianoukovytch de signer l'accord d'association avec l'Union européenne. Cet accord aurait justement permis d'ouvrir les secteurs clé de l'économie ukrainienne à une concurrence étrangère. Les manifestants ne s'exprimaient certes pas en ces termes-là, ils portaient des slogans abstraits autour de la liberté, la démocratie, l'état de droit, mais économiquement, c'est ça ce qui était présupposé. Les couches intermédiaires professionnelles étaient en colère contre le fait que l'accès aux meilleures positions sociales soit réservé à ceux qui avaient de l'argent et des relations personnelles. Leur participation au Maïdan était motivée par l'adhésion au principe de la méritocratie, par l'aspiration à une organisation sociale leur permettant de valoriser leur capital culturel dans le milieu politique, dans l'économie. La base sociale du Maïdan, c'était plutôt ces couches moyennes éduquées, même si, bien sûr, les classes populaires ont aussi massivement participé. Et c'est là où le concept gramscien de bloc hégémonique, que Denys mobilise dans son livre, The Making and Unmaking of the Ukrainian Working Class : Everyday Politics and Moral Economy in a Post-Soviet City (Berghahn Books, 2024), est très important.
DG : Il est important de ne pas réduire les analyses gramsciennes de l'hégémonie à la seule dimension culturelle et de se rappeler que l'hégémonie consiste en deux éléments également importants : le consentement et la coercition. Outre le rôle des appareils de contrainte, le consentement n'est pas uniquement produit au niveau du récit, il doit être confirmé par des gestes de redistribution auprès de la population. Or les nouveaux patrons de l'industrie ukrainienne, cette bourgeoisie nationale qui a été sciemment forgée et développée par les dirigeants du pays, s'ancrent dans la société en passant un certain contrat social avec les classes ouvrières, les travailleurs des usines, qui avaient déjà été liés par des liens de paternalisme dans les conjonctures précédentes. La dépendance économique est réaffirmée des deux côtés : les ouvriers avaient besoin de leur patron pour leur survie quotidienne, et les patrons avaient besoin des ouvriers en tant que gages de leur poids politique. C'est pour ça d'ailleurs que jusqu'à nos jours les entreprises ne sont pas très promptes à licencier pour optimiser leur économie, même dans les conditions de la guerre, mais préfèrent imposer des congés forcés pour préserver les liens qui les relient à la population locale. Et l'autre composante populaire de ce bloc, c'est le secteur public : des petits fonctionnaires, des enseignants, mais aussi des médecins (qui sont très mal payés). C'est un groupe qui devient facilement mobilisable grâce à ce fameux phénomène post-soviétique où les fonctionnaires et les employés du secteur public sont obligés de participer aux meetings politiques en faveur du dirigeant actuel de la région ou de l'État.
Quels sont les groupes qui sont exclus de ce bloc ? Ce sont surtout, en haut, la bourgeoisie de second rang. Les personnes, surtout des hommes, qui sont riches mais pas vraiment oligarques. Ensuite, ce qu'on peut qualifier de petite bourgeoisie, les classes moyennes dont Daria a parlé. Les résidents de Kiev et d'autres grandes villes, qui mènent des vies parfois assez précaires, mais dont le niveau de vie est quand même en général plus élevé que celui les ouvriers et qui possèdent davantage de capital culturel. Et les petits entrepreneurs, les auto-entrepreneurs, qui eux aussi se sentent exclus du pacte tacite entre l'État et sa clientèle. Et l'Europe dans tout ça ? Elle est vue par ces exclus comme le gage de la normalisation, le gage de leur entrée dans le pacte hégémonique. Parce que pour eux, il s'agit de l'État de droit : il suffira de respecter les lois, de régler la corruption pour qu'ils soient acceptés comme l'élément vraiment valable de la société, pour qu'ils soient récompensés pour la contribution quotidienne qu'apporte leur travail et que l'État ne reconnaît pas actuellement.
La situation à la veille du Maïdan est donc le résultat de la polarisation progressive qui a eu lieu dès le début des années 2000 jusqu'au début des années 2010. C'est la raison pour laquelle, parmi les slogans du Maïdan, il y en a un qui a été largement repris par les journalistes, une jeune femme portait une pancarte disant « Je suis une fille, je ne veux pas l'Union douanière [avec la Russie], je veux l'Union européenne et les culottes en dentelle ». Donc la culture de consommation supérieure est articulée avec les choix géopolitiques pour produire un tableau cohérent de civilisations qui se font concurrence.
M. La révolution de Maïdan est donc le moment où l'opposition discursive entre partie occidentale, pro-européenne, et partie orientale, pro-russe, se polarise, et où la coexistence entre ces deux entités ne fonctionne plus. Quelles sont les conséquences politiques de cette révolution ?
DS : Après le Maïdan, c'est l'opposition qui accède au pouvoir, qui comprend l les figures national-libérales comme l'oligarque Petro Porochenko ou le maire de Kiev, Vitaly Klitschko, mais aussi des gens comme Tyahnybok et d'autres représentants du parti d'extrême droite Svoboda. Cela provoque une déception de la part de certains militants du Maïdan, qui considèrent que la révolution a été trahie, puisque les oligarques et la corruption dominent toujours la vie politique. Malgré tout, certains militants du Maïdan, journalistes, représentants d'ONG, se retrouvent députés, comme Mustafa Nayyem, le journaliste qui a appelé aux premières manifestations. Sur le plan économique, le nouveau pouvoir s'avère plus ouvert à la collaboration avec le Fonds monétaire international : un nouveau prêt de 16 milliards de dollars est accordé à l'Ukraine, qui commence à introduire les réformes d'austérité réclamées par les créanciers. En l'espace de quelques années, y a toute une série de réformes dans l'éducation, la santé, le système de retraites, l'énergie. Cette série de réformes actent le fait qu'il y a eu un changement de voie du capitalisme ukrainien. L'élection de Zelensky a été en ce sens assez paradoxale : d'une part, il a récolté le vote populaire en tant que candidat extérieur à la politique, perçu comme un « homme du peuple » ; mais d'autre part, il a poursuivi la voie néolibérale, même pendant la guerre, avec notamment des réformes importantes du code du travail.
DG : Il y a eu aussi dans le domaine du travail plusieurs initiatives très délétères prises au milieu de la guerre en 2022, y compris les contrats à zéro heure. Je voudrais aussi ajouter que Zelensky est quelqu'un qui est sincère avec soi-même. Pour lui et son équipe, ils expriment cette idéologie naïve localement populaire dans les classes moyennes de la bonne vie en Europe, de la bonne vie sous le capitalisme soi-disant normal. Ils sont sincères quand ils s'expriment contre l'oligarchie. Et en effet, avant l'invasion, Zelensky a fait pas mal de pas importants pour limiter le pouvoir des oligarques. Mais de la même façon, ils sont contre les syndicats, qui pour eux sont autant de fardeaux qui restreignent le bon fonctionnement de l'économie. Et les oligarques et les syndicats ou bien les lois protectrices du travail sont à éliminer pour que le vrai capitalisme puisse finalement triompher. C'est vraiment la génération des petits entrepreneurs des années 1990 qui ont pris le pouvoir. Et à ma connaissance, les classes ouvrières n'ont pas vraiment formulé de critique en termes socialistes, venant d'en bas, envers Zelensky. Ce qui ressort, c'est la critique de la corruption. Surtout que la guerre excuse beaucoup de choses.
Qu'est-ce qui se passe avec ce fameux clivage qui a été très prononcé à la veille de la révolution de 2014 ? Après l'annexion de la Crimée, le commencement de la guerre au Donbass, de larges couches des électeurs « pro-russes », ou pro-russophones, sont exclues de l'équation électorale ukrainienne car plusieurs millions d'entre eux se sont trouvés derrière la ligne du front. Ceux qui continuent de vivre sur les territoires contrôlés par l'État ukrainien, sont moins nombreux et ne pèsent pas autant dans les calculs politiques.
DS : L'annexion de la Crimée et la guerre au Donbass enlèvent de l'électorat à la potentielle opposition d'abord à Porochenko puis à Zelensky. Et c'est l'affaiblissement de l'électorat potentiel du Parti des régions (refondé sous le nom du Parti pour la vie, avec une scission dénommée Bloc oppositionnel) qui a permis aussi son élimination progressive.
DG : Porochenko a gagné si facilement au premier tour grâce à cette reconfiguration structurelle, mais aussi à l'ambiance tendue suite au début de la guerre. Même dans les régions qui ne sont pas touchées directement, mais qui sont limitrophes, les niveaux d'abstention sont impressionnants. Cela a conduit la nouvelle couche dirigeante à croire que toute la nation adhérait à son projet. Il faudra attendre l'élection de 2019 pour que cette élite se désenchante, pour qu'elle subisse un choc quand elle voit que sa vision du développement du pays n'est pas du tout hégémonique.
M. Vous avez tous les deux travaillé sur la ville de Kryvyï Rih, en Ukraine centrale, à environ 200 km à l'ouest de Zaporijia. Pourquoi est-ce que vous avez choisi d'enquêter sur cette ville ? Quelles sont ses spécificités ? Qu'est-ce qui a changé à la fois dans le quotidien et dans les discussions politiques que vous avez pu entendre ou qu'on vous a rapportées sur les équilibres politiques en Ukraine et au-delà ?
DG : Pour l'anecdote, Kryvyï Rih est ma ville natale, même si ce n'est pas la raison principale pour laquelle j'ai choisi de travailler dessus. Il y a eu un vrai intérêt à travailler sur cette ville parce que pendant un bon nombre d'années, elle a servi comme l'espoir ultime pour toute la gauche progressiste ukrainienne. Parce que c'était le berceau de presque la totalité des luttes qui avaient lieu à l'époque. J'ai donc voulu enquêter davantage sur les conditions du militantisme ouvrier. Au fil des évolutions de l'économie ukrainienne, l'industrie métallurgique est devenue quasiment le centre de l'économie nationale, le plus grand contributeur au PIB. Et ce au détriment des industries parfois plus avancées technologiquement. À Lviv, par exemple, on produisait des télévisions et d'autres marchandises électroniques, mais ces industries sont mortes, tandis qu'extraire les minerais de fer, extraire du coke au Donbass, produire de l'acier et le vendre à la Chine ou à la Turquie est devenu la spécialité de l'Ukraine, et Kryvyï Rih s'est retrouvé au centre de ses activités. Surtout, après le déclenchement de la guerre au Donbass, quand les usines métallurgiques situées là-bas ont perdu leur importance : cette élimination de la concurrence a transformé Kryvyï Rih en centre de l'activité économique nationale. Et donc le centre des luttes ouvrières.
Mais il y a aussi une dimension linguistico-culturelle très intéressante. Traditionnellement, cette ville appartient au camp soi-disant « pro-russe, pro-soviétique, pro-russophone ». Dans mon enquête, j'ai montré comment ces étiquettes essentialisantes empêchent de voir les identités et attitudes beaucoup plus fluides et complexes. Les idéologies nationalistes concurrentes sont imposées du haut, dans le cadre de la « démocratie oligarchique » des années 2000, et ensuite détournées par les subalternes pour servir leurs propres fins : par exemple, le nationalisme ukrainien peut servir d'outil dans les luttes pour la distinction individuelle, menées dans le milieu russophone. Des bribes des idéologies hostiles l'une à l'autre peuvent cohabiter dans une vision du monde assez cohérente, mais très distante des récits légitimes présents dans les médias nationaux.
Dans les conditions d'aujourd'hui, il est intéressant de voir comment ces dispositions antipolitiques ne sont pas rejetées, ou plutôt de voir dans quelle mesure elles le sont ou sont au contraire préservées pour s'articuler à la défense de la cause nationale.
DS : J'ai d'abord participé au Réseau européen de solidarité avec l'Ukraine, qui a directement tissé des liens avec les syndicats, notamment en Ukraine. Notamment les syndicats des mines et de la métallurgie et de la sidérurgie de Kryvyï Rih. J'avais d'abord déjà pris des contacts pour des questions pratiques, notamment pour l'envoi d'un certain matériel avec les convois syndicaux. Quand j'ai eu cette possibilité de faire une enquête, j'ai immédiatement décidé de la faire à Kryvyï Rih, parce que je savais que je pouvais m'appuyer sur la thèse de Denys pour avoir le contexte sur l'histoire politique et ouvrière de cette ville. À vrai dire, j'ai commencé mon enquête à Kryvyï Rih parce que Denys y avait déjà fait la sienne avant l'invasion. Mais mon objet, ce n'était pas le procès de travail dans les mines et les usines, c'étaient les activités bénévoles des femmes des classes populaires. Et justement, dans la continuité de ce que Denys vient de dire, ma question c'était de savoir si l'invasion à grande échelle avait modifié quelque chose dans leur identité culturelle et politique.
Et ce que j'ai trouvé intéressant, c'est que depuis 2022, ces femmes ne rentrent dans aucune case : on ne peut plus dire qu'elles sont pro-russes, russophones, nostalgiques de l'Union soviétique, mais on ne peut pas non plus les identifier au camp pro-Maidan, pro-européen, pro-ukrainien. Non seulement elles n'ont pas soutenu le Maïdan à l'époque et ont même participé à l'anti-Maïdan, mais elles continuent souvent à rejeter le Maïdan aujourd'hui. Elles critiquent la manière dont ça c'est déroulé, les violences qui ont eu lieu sur la place du Maïdan, et le renversement du pouvoir par la révolution. Ce qui montre que la classe ouvrière ukrainienne n'est pas prête pour une révolution du type socialiste non plus, puisqu'elle critique la révolution comme une démarche non légitime de changement de pouvoir. Cette perspective critique est aussi liée au fait qu'elles ont vu très concrètement leur niveau de vie baisser. Leurs salaires ont baissé, les conditions de travail se sont progressivement dégradées. Elles continuent à avoir des bons souvenirs de l'époque soviétique, mais elles développent un rapport plus complexe et réflexif à l'histoire.
Aujourd'hui, ces femmes reconnaissent que le régime stalinien représentait une dictature politique et qu'il est responsable de crimes contre l'humanité, telles que la grande famine orchestrée en Ukraine dans les années 1930 afin de forcer les paysans à entrer dans les kolkhozes. Et en même temps, elles restent très attachées à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et à la lutte contre le fascisme. Dans toutes les familles ouvrières qu'on peut rencontrer, il y a quelqu'un qui a combattu dans l'Armée rouge. Mais aujourd'hui c'est une mémoire qui est mise au service de la lutte contre l'invasion russe. Ça revient dans les entretiens avec les gens, et c'est aussi quelque chose qui est promu par le pouvoir local. On continue à commémorer la lutte de l'Armée rouge contre le fascisme, mais on va dire que, de même que les Ukrainiens ont combattu le fascisme dans les années 1940, aujourd'hui ils combattent le « rascisme », le fascisme russe. On se retrouve donc avec plein de contradictions en termes mémoriels, parce qu'en même temps, comme tout le monde le sait, en Ukraine aujourd'hui, il y a aussi la promotion des mouvements nationalistes, notamment de la figure de Bandera, qui, eux, au contraire, ont d'abord collaboré avec l'Allemagne nazie contre l'Union soviétique.
M : Qu'a changé la guerre dans cette opposition symbolique entre Ukraine pro-russe et Ukraine pro-européenne, pro-Occident ?
DG : Aujourd'hui, il est devenu impossible de faire comme si rien n'était et de continuer de promouvoir l'amitié et les liens préférentiels avec la Russie. Cela a d'ailleurs aussi restructuré la gauche : le camp pro-soviétique, soviético-nostalgique est aujourd'hui complètement éliminé.
DS : L'espace public ne permet plus d'expression de position pro-russe. D'une part, peut-être que c'est pour le mieux, au sens où la critique sociale, la critique anticapitaliste ne va sûrement plus prendre en Ukraine la forme d'une espèce de nostalgie pour l'URSS ou d'une position pro-russe. Mais un des dangers, dont on peut déjà constater qu'il est réel, c'est que toute opposition au pouvoir, toute critique des dogmes de la « décolonisation », risque de tomber sous le coup de telles accusations.
M. Cette catégorie de décolonisation, d'où vient-elle et qui l'utilise ? Est-ce que c'est un terme qui est utilisé par Zelensky et le gouvernement ?
DG : Cela fait partie des termes qui apparaissent dans les médias ukrainiens après l'invasion russe. Cette approche s'est répandue d'abord chez les intellectuels publics pour ensuite être reprise par les dirigeants, y compris par Zelensky lui-même. Si on essaie de reconstruire l'histoire de ce terme, je dirais que ça commence par les gens qui étaient déjà au courant des discussions en Occident et qui voient un parallèle avec la situation ukrainienne. Sans doute en partie aussi en réaction au discours campiste émanant de la gauche occidentale, qui est de nos jours très engagée dans l'agenda décolonisateur. Et là, ces intellectuels libéraux ukrainiens lisent ça et se disent : « Mais en fait, nous aussi nous souffrons de l'empire. Il y a de l'incohérence et nous devons rectifier les choses. Nous devons aligner l'Ukraine avec cet agenda. » Le problème, c'est que cette introduction du concept dans l'espace public ukrainien n'a pas du tout été accompagnée d'une lecture des textes d'origine et d'un vrai intérêt pour les débats post- ou décoloniaux. C'est plutôt un concept mou qui est importé et qui est utilisé un peu n'importe comment pour simplement affirmer le droit moral de la défense nationale, mais pas seulement. Dès que tu es en position de pouvoir en Ukraine, tu peux utiliser ce concept pour te justifier dans quasiment n'importe quelle démarche en disant que c'est pour le bien de la nation.
DS : Les nationalistes ukrainiens parlaient déjà de la colonisation de l'Ukraine par la Russie à l'époque soviétique. La république ukrainienne soviétique était déjà une forme d'occupation. Ensuite, dans les années 1990, l'intelligentsia nationaliste a commencé à s'intéresser aux textes des auteurs postcoloniaux, comme Edward Saïd et Frantz Fanon, pour essayer d'appliquer leurs concepts au cas ukrainien. Mais cela restait vraiment cantonné au milieu académique. Ce n'est qu'après 2022 que ce mot est apparu comme omniprésent dans le discours public. En 2015, il y avait déjà eu la loi de décommunisation qui impliquait l'élimination des références à l'époque soviétique dans l'espace public, notamment. Et ensuite, en 2023, vient une nouvelle loi, la loi de décolonisation. Et cette fois-ci, elle consiste à enlever toutes les références à la Russie et l'Empire russe de l'espace public : les rues et les statues de Pouchkine, de Tolstoï, de Dostoïevski, etc. Parfois, on remplace les anciens symboles impériaux et soviétiques par les symboles nationaux, par exemple à Kiev, où l'avenue de Moscou a été renommée l'avenue de Bandera.
Comme l'expliquait Denys, déguiser ce nationalisme en décolonisation est une espèce de stratégie pour toucher les intellectuels en Occident. Pour s'adresser à cette partie du monde académique, pas forcément d'extrême-gauche, mais en tout cas de gauche libérale, où aujourd'hui toutes sortes de décolonisations des discours sont pratiquées dans tous les domaines. Pour dire qu'il faut aussi soutenir la décolonisation en Ukraine. Ça s'inscrit dans la lutte au sein du champ académique pour donner plus de place aux études ukrainiennes. Traditionnellement, dans les études post-soviétiques, c'est les études russes qui avaient le plus de postes et de financements. Les intellectuels ukrainiens disent donc qu'il faut « provincialiser » les études post-soviétiques. La « décolonisation » devient alors une stratégie de légitimation de la lutte pour les ressources dans ce champ-là.
Mais le paradoxe, c'est qu'à l'intérieur du pays, la « décolonisation » finit par frapper les vrais subalternes au lieu de prendre leur défense. Ça prend la défense de l'Ukraine en tant qu'entité nationale face à la Russie, mais à l'intérieur de l'Ukraine, ça devient une espèce de projet de purification de la nation des éléments qui portent encore la marque de l'héritage impérial. De manière générale, la « décolonisation » consiste à éliminer la culture et la langue russes de l'espace public, de l'enseignement, des bibliothèques, alors même que le russe reste la langue de communication principale pour une bonne partie de nos concitoyens, notamment par les habitants des régions de l'Est qui sont aujourd'hui poussés à l'exil à cause des combats.
M : Est-ce que ça vous paraît possible et ou souhaitable que l'Ukraine devienne membre de l'Union européenne ?
DG : Pour moi, ce ne serait pas dommageable pour l'Ukraine de devenir membre de l'UE. Et souhaitable, par exclusion, oui, parce que du point de vue politico-économique, toutes les choses potentiellement destructrices liées à l'intégration à l'UE ont déjà eu lieu depuis 2014, depuis la signature et l'implémentation de l'Accord de libre-échange complet et approfondi (DCFTA), c'est-à-dire l'ouverture des marchés, la libéralisation de l'économie. Il n'y a pas grand-chose qui reste à faire dans ce sens-là. En revanche, des choses potentiellement positives liées à ça, c'est l'espoir de d'un afflux des capitaux occidentaux vers l'Ukraine. Parce que s'il y a une chose plus désagréable que d'être exploité, c'est de ne pas être exploité. On peut passer des heures à décrire les effets néfastes des investissements allemands en Hongrie, en Pologne ou en Roumanie, mais c'est bien pire quand ces investissements ne viennent pas. Ce qui risque de devenir de plus en plus le cas de l'Ukraine. Donc la question, c'est ça : quelle forme prendra cette fameuse reconstruction d'après-guerre, est-ce que le capital viendra ? Et si oui, quelle sera la géographie de ce déploiement des capitaux ?
L'autre dimension, c'est tout ce qui concerne les droits démocratiques, les droits culturels linguistiques, les libertés sexuelles, etc. C'est triste, mais aujourd'hui, dans les pays comme l'Ukraine, ce sont les institutions comme l'Union Européenne qui sont les garants les plus sûrs du respect de ces droits et libertés-là. Donc plus Bruxelles aura d'influence sur l'Ukraine, mieux ce sera de ce point de vue-là du point de vue pragmatique, faute de société civile orientée à gauche et suffisamment puissante pour contrer les tendances réactionnaires dans le pays. Jadis, la gauche ukrainienne comptait sur la protection policière de ses manifestations contre l'extrême droite ; aujourd'hui, elle compte sur la force normative de « nos partenaires occidentaux » pour limiter les outrances éventuelles venant du camp conservateur et nationaliste. C'est aussi pour cela que les élections étasuniennes ont été autant suivies en Ukraine : pas uniquement à cause des livraisons des armes et de l'aide financière mises en question, mais également parce que la victoire de Trump encourage ses admirateurs ukrainiens et marginalise les idées progressistes.
Après, est-ce que l'entrée de l'Ukraine en UE est possible ? Je n'en suis pas convaincu. Certes, au cours de la dernière décennie il s'est passé tant de choses complètement inattendues et rationnellement imprévisibles qu'aujourd'hui je suis moins catégorique et n'exclus rien. Même le régime sans visa, jamais je n'aurais pensé que ça devienne une réalité, et pourtant c'est le cas depuis 2017. Mais pour ce qui est de devenir membre de l'UE, même si je ne suis pas spécialiste de la question, il me semble que les Ukrainiens sont trop sûrs d'eux et trop optimistes là-dessus. C'est un pays énorme par rapport aux autres « nouveaux membres », avec une économie trop importante pour la digérer rapidement, et dont la population vieillit plus vite qu'en France. Ces obstacles structurels, contrairement au problème fantasmé de la corruption, sont plus difficiles à surmonter. En même temps, cette même population ukrainienne vieillissante est déjà devenue la principale source de la main-d'œuvre étrangère pour le reste de l'UE, même avant 2022. On verra à quoi ressembleront l'UE et l'Ukraine au moment où le statut de membre sera discuté plus pratiquement.
M. Depuis l'investiture de Trump en janvier, les États-Unis ont radicalement changé leur politique de soutien diplomatique et militaire à l'Ukraine, à travers notamment l'humiliation publique que Trump et JD Vance ont imposée à Zelensky fin février. Comment analysez-vous ce revirement et comment voyez-vous les perspectives qui s'ouvrent désormais pour les populations en Ukraine ?
DG : Il ne s'agit pas d'une surprise. Trump et son équipe n'ont cessé de se moquer de l'Ukraine et de Zelensky tout au long de leur campagne électorale, et après son investiture Trump s'est mis à réaliser ce qu'il avait promis. Pour Trump, visiblement il s'agit d'en finir avec cette guerre encombrante, peu importe le résultat. S'étant rendu compte que Poutine n'est disposé à faire aucune concession, il s'est entrepris à mettre pression sur l'autre partie belligérante, sur laquelle il a bien des leviers. L'idée est donc d'affaiblir l'Ukraine suffisamment pour qu'elle accepte toute condition que la Russie voudra lui imposer – sans pour autant que les États-Unis lui donnent des garanties de sécurité. De cette manière, Trump se débarrassera de cette guerre, et la prochaine ne le concernera pas. Pour l'Ukraine, la question des garanties est centrale ; elles sont sans doute plus importantes encore que les contours des nouvelles frontières après un cessez-le-feu. La plupart des gens seraient prêts à faire le deuil des territoires actuellement occupés, et même le fameux accord sur les terres rares pourrait être accepté, pourvu que l'Ukraine obtienne des garanties au cas où elle serait de nouveau attaquée.
N'étant aucunement expert militaire, ni spécialiste en relations internationales, je peine à imaginer un accord de cessez-le-feu, encore moins de paix, qui pourrait être conclu dans ces conditions. Pour moi, c'est une répétition de l'histoire d'avril 2022, quand les pourparlers se sont terminés sans avoir jamais commencé, car le dirigeant britannique a expliqué à Zelensky qu'il n'aurait aucune garantie de la part de l'Occident s'il signait le document avec les Russes. Si les États-Unis gardent leur politique actuelle, le gouvernement ukrainien continuera à se battre malgré cela, encouragé par l'UE, et la Russie continuera à avancer sur le terrain. Difficile de dire combien de temps cela peut encore durer et dans quelle mesure le soutien renforcé de la part de l'UE pourra changer la donne.
Daria Saburova, Denys Gorbach et Clément Petitjean
P.-S.
https://mouvements.info/lukraine-la-guerre-et-lunion-europeenne/
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

La gauche devrait soutenir une paix juste pour l’Ukraine, pas un accord Trump-Poutine visant à apaiser l’agresseur

Denys Pilash est politologue, membre de l'organisation socialiste démocratique ukrainienne Sotsialnyi Rukh (Mouvement Social) et rédacteur du journal de gauche Сommons. Dans cette interview approfondie accordée à Federico Fuentes pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, Pilash discute de la réaction en Ukraine à la récente rencontre entre le président américain Donald Trump et le président ukrainien Volodymyr Zelensky, ainsi que des implications pour l'Ukraine et le monde du changement de politique américaine envers la Russie. Il souligne également la menace posée par l'axe mondial croissant de réaction extrême mené par les États-Unis, Israël et la Russie, et explique pourquoi la gauche doit défendre un internationalisme renouvelé qui s'oppose à tous les oppresseurs.
16 mars 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/03/16/la-gauche-devrait-soutenir-une-paix-juste-pour-lukraine-pas-un-accord-trump-poutine-visant-a-apaiser-lagresseur-un-entretien-avec-le-socialiste-ukrain/
Quelle a été la réaction en Ukraine à la récente rencontre entre Trump et Zelensky ?
La réaction a été, comme on pouvait s'y attendre, celle de l'indignation. Le consensus est que Trump et [le vice-président JD] Vance ont tenté d'humilier non seulement Zelensky, mais l'Ukraine et son peuple. Ils n'ont montré aucun respect pour l'Ukraine et ont cyniquement blâmé la victime. Ils se sont révélés être des tyrans prenant le parti d'un autre tyran qui fait la guerre à l'Ukraine. D'après ce que j'ai entendu des gens, y compris dans l'armée, ils sont en colère contre l'administration américaine actuelle. Ils estiment que l'Ukraine est victime de chantage pour conclure un « accord » très désavantageux, qui cédera nos ressources en échange de rien : aucune garantie de sécurité, aucun gain, rien. L'accord est simplement un accord où l'Ukraine est contrainte de tout payer, et non l'agresseur.
C'est l'opposé de ce pour quoi notre organisation, le Mouvement Social, et la gauche ukrainienne au sens large ont fait campagne. Nous avons exigé que la dette extérieure de l'Ukraine soit annulée. Nous avons dit que la reconstruction de l'Ukraine devrait être financée à l'aide des richesses que les oligarchies russes et ukrainiennes ont pillées dans l'espace post-soviétique et qu'elles stockent maintenant en Occident et dans les paradis fiscaux. Certains de ces actifs ont été gelés par les gouvernements européens et devraient être utilisés pour reconstruire l'Ukraine. Mais actuellement, c'est l'inverse qui se produit.
Il y a donc beaucoup de mécontentement contre Trump. Seule une très petite minorité continue d'entretenir des illusions à son sujet. Ils pensent que Zelensky aurait dû être plus obéissant et acquiescer, car supposément, si vous flattez l'ego démesuré de Trump, il vous écoutera. Mais la façon dont de nombreux dirigeants mondiaux ont essayé de conclure des accords avec Trump n'est pas seulement méprisable, elle n'a fait que renforcer la conviction de Trump, Vance et [Elon] Musk qu'ils ne font face à aucune résistance forte, au niveau national ou international, et qu'ils peuvent tout se permettre.
Le seul élément optimiste qui en ressort est peut-être que les gens perdent leurs illusions, non seulement sur Trump mais sur sa marque de politique conservatrice de droite dure. Avant que Trump ne prenne ses fonctions, lorsqu'il faisait des affirmations absurdes sur la fin de la guerre en 24 heures, il y avait beaucoup d'espoir pour Trump en Ukraine. Les espoirs étaient grands que, d'une manière ou d'une autre, l'imprévisibilité de Trump aiderait à changer le cours des événements et que peut-être, magiquement, il pourrait créer une fin favorable à la guerre. Maintenant, presque tout le monde déteste Trump. Et ils voient un lien direct entre la politique de droite dure de Trump et celle de Poutine. Ils voient Trump et Poutine comme fondamentalement identiques : ce sont deux dirigeants de deux grandes puissances qui veulent imposer la loi du plus fort au monde, où les plus forts dictent les conditions.
Diverses explications ont été données pour expliquer le virage à 180 degrés de la politique américaine envers l'Ukraine. Comment l'expliquez-vous ?
De nombreuses explications ont été données, par exemple qu'il s'agit d'une stratégie profonde visant à détacher la Russie de la Chine. Mais il est difficile de discerner une vision particulièrement cohérente en matière de politique étrangère de Trump. Ce que nous pouvons voir, cependant, c'est un message idéologique très clair. Trump, Vance et Musk disent essentiellement au monde, et en particulier à l'Europe : « Nous vous déclarons la guerre. » Ils disent : « Nous voulons amener des forces d'extrême droite et néo-fascistes au pouvoir partout, et nous ne travaillerons qu'avec ces dirigeants fascistes et autoritaires. »
Il est assez révélateur que les seules personnes désormais accueillies et respectées par la Maison Blanche soient des criminels de guerre recherchés par la CPI [Cour pénale internationale]. Il suffit de voir comment [le Premier ministre israélien Benjamin] Netanyahu a été accueilli lors de sa récente visite. Ou comment l'administration Trump parle de Poutine ; Trump évite toujours de blâmer Poutine pour la guerre ou de le qualifier de dictateur, préférant parler de son leadership fort. D'autres qu'ils sont plus que ravis d'accueillir sont ceux associés à ce que nous pouvons maintenant appeler le « salut Elon » : l'Alternative pour l'Allemagne, [le président argentin Javier] Milei, et d'autres partis et dirigeants politiques d'extrême droite qui promeuvent les valeurs de l'ultraconservatisme, du fondamentalisme du marché et du néo-fascisme.
Un nouvel axe émerge clairement, réunissant Trump, Poutine, Netanyahu, l'extrême droite en Europe et divers régimes autoritaires du monde entier. On a pu le voir en action lors du vote de l'Assemblée générale de l'ONU sur le projet de résolution [condamnant la guerre de la Russie] présenté par l'Ukraine et une cinquantaine de co-sponsors [à l'occasion du troisième anniversaire de l'invasion à grande échelle de la Russie]. Parmi ceux qui ont voté contre figuraient la Russie, bien sûr, mais aussi les États-Unis, Israël, la Hongrie de [Viktor] Orban, les juntes militaires de la ceinture des coups d'État en Afrique occidentale, la Corée du Nord, etc. Même l'Argentine de Milei, qui se présentait auparavant comme ultra pro-ukrainienne, s'est abstenue ; Milei n'a pas pu se résoudre à critiquer papa Trump.
En ce qui concerne les États-Unis, la Russie et Israël, il y a un alignement clair des intérêts avec leur vision du monde. C'est une vision que Poutine a défendue pendant longtemps, et qu'il a présentée comme la « multipolarité ». Dans cette vision, la Russie, par exemple, est libre de faire ce qu'elle veut dans l'espace post-soviétique, tandis que les États-Unis sont libres de faire ce qu'ils veulent dans l'hémisphère occidental. Bien sûr, les États-Unis mènent des politiques impérialistes dans cette région depuis de nombreuses années. Mais ce que nous voyons maintenant – avec Trump émettant des revendications expansionnistes sur le Groenland, le Canada, le Panama, et faisant pression sur les États latino-américains, à commencer par le Mexique – c'est qu'ils ne cherchent même plus à cacher ce fait.
En ce sens, nous avons quelque chose de similaire à l'impérialisme d'il y a plus d'un siècle. Beaucoup à gauche campiste [qui voient le monde divisé en un camp pro-impérialisme américain et un camp anti-impérialisme américain] sont tombés dans le piège de penser qu'il serait intrinsèquement préférable d'avoir de nombreux centres de pouvoir à travers le monde ; que cela serait en quelque sorte automatiquement plus égalitaire, plus démocratique. En fait, le contraire s'est avéré être vrai : cette marque de « multipolarité » ne concernait pas la démocratisation du monde, mais son partitionnement en sphères d'influence, où une poignée de grandes puissances – et uniquement ces grandes puissances – ont une capacité d'action.
Dans ce scénario, il est vrai que la seule grande puissance que Trump considère comme une véritable concurrence est la Chine, ils veulent donc la Russie de leur côté. Mais l'alliance de Trump avec Poutine ne peut pas s'expliquer simplement par la géopolitique. Recourir à une pensée purement géopolitique, tout en abandonnant l'analyse de classe, est le talon d'Achille d'une grande partie de la gauche contemporaine. Trump et Poutine sont des modèles pour l'extrême droite mondiale. Ils partagent une vision d'un ordre conservateur qui cherche à démanteler l'héritage des Lumières, et ils veulent répliquer cette vision nationaliste, chauvine et exclusive à travers le monde. C'est ce qui explique cette alliance.
Et cette alliance a à voir avec la classe. Les sections les plus réactionnaires de la classe dirigeante en Occident saisissent l'occasion de démanteler les vestiges de l'État-providence et de revenir sur les concessions obtenues par le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux au cours du 20e siècle. Nous le voyons avec l'assaut mené aux États-Unis par Musk – le capitaliste le plus riche du monde – contre la sécurité sociale, l'éducation, la santé publique, contre tout. Ils veulent mettre en œuvre ce que certains appellent le technoféodalisme, mais que j'appelle l'ultracapitalisme sous stéroïdes. Là encore, Trump et Poutine ont une vision commune : le président milliardaire américain envie le système oligarchique russe, où les dirigeants politiques permettent aux ultra-riches de continuer à piller tant que les oligarques n'interfèrent pas dans les décisions politiques. Ce système oligarchique, basé sur un pouvoir suprême sans contrôle, est quelque chose que Trump et l'extrême droite aimeraient répliquer en Occident.
Tout cela fait donc partie de leur vision partagée pour remodeler l'ordre mondial en un ordre où les nations plus petites et leurs propres peuples sont privés de toute capacité d'action. Ils veulent imposer des hiérarchies autoritaires hardcore dans chaque pays. Leur tentative délibérée d'humilier l'Ukraine était une manifestation claire de la façon dont cet axe de réaction extrême croit que le monde devrait fonctionner.
Où l'accord proposé par Trump laisse-t-il non seulement l'Ukraine mais aussi le Sud global ?
La première chose à dire concernant l'accord sur les terres rares est que nous ne savons toujours pas exactement ce qu'il contient. En fait, nous ne savons même pas s'il existe un accord finalisé. Deuxièmement, même s'ils procèdent à l'accord, il est actuellement basé sur des estimations d'explorations réalisées à l'époque soviétique. Il n'y a donc aucune garantie que l'Ukraine dispose de suffisamment de terres rares pour satisfaire le supposé accord de 500 milliards de dollars américains.
Que se passe-t-il s'ils découvrent qu'il n'y a pas assez de minéraux ou que l'extraction sera trop coûteuse ? L'accord semble impliquer que l'Ukraine devrait compenser les États-Unis en cédant d'autres ressources et d'autres secteurs de son économie, notamment les infrastructures.
Clairement, cet accord vise à imposer un colonialisme économique. Il ne peut qu'ancrer le rôle de l'Ukraine en tant que pays dépendant et exploité, et établit un dangereux précédent pour le Sud global.
Qu'en est-il des pourparlers de paix proposés entre la Russie et les États-Unis ? Quelle est leur signification ?
Concernant les négociations entre Moscou et Washington pour partitionner l'Ukraine par-dessus la tête des Ukrainiens : si cet accord se concrétise, il devrait servir de leçon importante aux peuples du monde, en particulier dans le Sud global. La situation est très claire. L'Ukraine, en tant que pays périphérique, a été maltraitée par l'impérialisme russe voisin. De plus, elle est maintenant vendue par l'impérialisme américain. Ces deux impérialismes s'entendent sur un accord louche aux dépens de l'Ukraine. Le scénario ne pourrait pas être plus clair. C'est comme si un scénariste marxiste très peu subtil avait écrit le script : vous avez une administration de milliardaires, co-dirigée par un président clownesque et la personne la plus riche du monde, agissant de manière éhontée et ouvertement impérialiste, et déclarant clairement qu'ils travaillent avec la Russie de Poutine.
Bien sûr, nous, à gauche, n'avions aucune illusion sur les États-Unis. Les Ukrainiens ont compris, tout comme les Kurdes en Syrie, qu'il faut utiliser toutes les opportunités pour obtenir le soutien nécessaire pour résister à un agresseur. Mais nous avons également critiqué notre classe dirigeante qui n'a pas compris qu'il ne s'agissait pas d'un dialogue d'égaux, et que les grandes puissances peuvent se retourner contre vous à tout moment si cela sert leurs intérêts. Cette nouvelle situation, cependant, ne laisse aucune excuse à ceux qui pensent que la Russie de Poutine représente une sorte de contrepoids à l'impérialisme occidental et américain. La façon de penser campiste croit que les impérialismes resteront en opposition permanente et que l'ennemi de mon ennemi est en quelque sorte mon ami. Il a été clairement démontré que cela ne fonctionne pas. Notre situation actuelle devrait également dissiper l'argument simpliste selon lequel tout cela n'était qu'une guerre par procuration. Si c'est le cas, pour le compte de qui l'Ukraine mène-t-elle maintenant une guerre par procuration ? Les États-Unis ne sont clairement pas du côté de l'Ukraine – ils convergent avec la Russie. Alors, l'Ukraine mène-t-elle une guerre par procuration pour le compte du Danemark ? De la Lettonie ?
Malheureusement, nous sommes souvent ignorants de la situation à laquelle sont confrontés les peuples dans différentes parties du monde. C'est pourquoi notre journal, Commons, a lancé son projet « Dialogues des Périphéries », pour aider à rassembler des personnes d'Ukraine et d'Europe centrale et orientale, avec des peuples d'Amérique latine, d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie pour partager des expériences, des histoires et des héritages de colonialisme, de néocolonialisme et d'impérialisme. Nos contextes sont différents, mais le schéma des grandes puissances conquérant, colonisant et subjuguant les nations plus petites est très similaire.
Que voudraient voir les Ukrainiens sortir de toute négociation ?
La première chose à dire est que, bien que la propagande russe soit loin d'être magistrale, elle a réussi à créer cette idée que les Ukrainiens sont les bellicistes et que la Russie est du côté de la paix, malgré le fait qu'elle a déclenché la plus grande invasion en Europe depuis Adolf Hitler. Ils ont réussi à monopoliser des termes tels que « négociations », « pourparlers de paix », « accords de paix ». Mais si vous écoutez ce que disent les responsables russes – je fais référence ici à Poutine et à [le ministre des Affaires étrangères Sergueï] Lavrov et non aux plus fous qui agissent comme des chiens d'attaque pour le régime – ils ont clairement dit que la Russie non seulement ne rendra pas les terres qu'elle a occupées, mais a comme condition préalable aux pourparlers de paix que l'Ukraine cède encore plus de territoire. Cela inclut la cession des oblasts entiers de Kherson et de Zaporijia, y compris la grande ville de Zaporijia, que la Russie n'a jamais réussi à occuper et où elle n'a donc pas pu organiser ses référendums bidon pour incorporer ces territoires dans sa constitution. Pourtant, ils disent que cela fait partie de la « nouvelle réalité géopolitique » qui doit être acceptée.
La vérité est que personne au monde ne veut la paix en Ukraine plus que les Ukrainiens. La plupart des gens sont naturellement fatigués de la guerre. Mais cela ne signifie pas qu'ils veulent capituler devant la Russie et simplement céder notre terre et notre peuple. Ils comprennent que si l'Ukraine est partitionnée, les millions de personnes qui se trouvent soit dans les territoires occupés, soit qui ont dû fuir n'auront nulle part où retourner. Ils savent qu'un résultat qui récompense énormément l'agresseur ne fera que renforcer le régime autoritaire de Poutine et signifiera encore plus de répression, en particulier dans les territoires occupés. Ainsi, les Ukrainiens ont deux choses à l'esprit lorsqu'ils pensent à un accord : le sort des personnes dans les territoires occupés et comment empêcher la Russie de recommencer la guerre.
Dans ce cadre, il existe des domaines possibles d'accords. Par exemple, le gouvernement ukrainien a clairement indiqué qu'il ne reconnaîtra pas les annexions illégales de la Russie, car cela créerait un dangereux précédent pour l'Ukraine et le monde. Mais il a dit qu'il pourrait être disposé à accepter un arrangement temporaire selon lequel, après un cessez-le-feu, l'Ukraine conserverait au moins une partie des territoires actuellement occupés et des négociations seraient menées concernant le sort du reste.
Une autre condition importante soulevée par le gouvernement ukrainien concerne les garanties de sécurité. Quelles garanties y aura-t-il pour s'assurer que la Russie n'utilise pas un cessez-le-feu simplement pour accumuler plus de ressources, de puissance humaine et d'obus, puis recommencer la guerre ? Trump dit que cela n'arrivera pas parce que, contrairement aux précédents présidents américains « faibles », Poutine le respecte personnellement parce qu'il est « fort ». Mais la Russie n'a jamais cessé sa guerre hybride contre l'Ukraine pendant la première administration de Trump. Les paroles de Trump ne signifient rien. De plus en plus de personnes (bien qu'encore une minorité) comprennent qu'il n'y a aucune perspective d'adhésion à l'OTAN – laissons de côté ici toutes les implications de cela et tout ce que nous, en tant que gauchistes, savons qui ne va pas avec l'OTAN. Mais une sorte de garanties de sécurité impliquant des acteurs importants est nécessaire pour garantir que la Russie n'envahisse pas à nouveau.
Une critique souvent soulevée est que des élections n'ont pas été tenues et que, par conséquent, Zelensky n'a ni légitimité ni mandat en termes de négociations possibles. Comment répondez-vous à cela ?
C'est drôle parce que vous avez un type qui a essayé de renverser une élection qu'il a perdue et un autre type qui est au pouvoir depuis 25 ans via des élections complètement bidon, qui tue ses opposants politiques, et ces deux types se rencontrent en Arabie saoudite, qui est dirigée par une monarchie absolue non élue, afin de critiquer l'Ukraine parce qu'elle n'a pas tenu d'élection en pleine guerre.
Le fait est que vous ne pouvez pas avoir d'élections correctes dans une guerre, car pour tenir des élections, vous devez garantir la sécurité des personnes. Et vous ne pouvez pas le faire si votre pays est constamment bombardé. Un autre problème est de savoir comment impliquer les millions de personnes qui ont été forcées de fuir et qui sont maintenant soit des personnes déplacées internes, soit des réfugiés vivant à l'extérieur du pays. Et comment vous assurez-vous que les soldats sur le front ou les personnes dans les régions occupées puissent voter librement. Tous ces problèmes rendent les aspects pratiques de la tenue d'une élection équitable assez difficiles. Et cela avant même que nous commencions à parler de la constitution ukrainienne, qui interdit la tenue d'élections en temps de guerre ou de loi martiale. Mais si la Russie est si désireuse que l'Ukraine organise une élection, alors la meilleure chose qu'elle puisse faire est d'arrêter de bombarder les villes ukrainiennes.
Quant à l'affirmation selon laquelle les autorités ukrainiennes sont illégitimes parce que le mandat de Zelensky a pris fin, la réponse est la même – mettez fin aux hostilités, puis le peuple ukrainien pourra voter pour qui il veut lors d'une élection. Mais je dirais ceci : malgré la forte baisse de sa popularité, les sondages d'opinion montrent que Zelensky a toujours plus de légitimité aux yeux du peuple ukrainien que certains autres organes gouvernementaux – et est certainement considéré par les Ukrainiens comme beaucoup plus légitime que Trump et Poutine. Et si nous comparons sa cote d'approbation à celle de tout autre homme politique en Ukraine, Zelensky l'emporte haut la main. Son seul véritable concurrent semble être le général [Valerii] Zalouzhny, qui était le commandant militaire de l'Ukraine et, naturellement, n'est pas un ami de la Russie. Ainsi, l'implication que les gens aimeraient se débarrasser de Zelensky et élire un président qui est ami avec Trump et Poutine va à l'encontre de toutes les enquêtes publiques. En réalité, si l'Ukraine avait une élection maintenant, Zelensky gagnerait probablement plus facilement dans un processus électoral organisé à la hâte. En revanche, ces politiciens qui agissent en tant que mandataires de Trump, affirmant qu'ils pourraient négocier un meilleur accord que Zelensky, ont une popularité de 4% ou moins.
Quels nouveaux défis et opportunités la situation actuelle pose-t-elle pour la gauche ukrainienne ?
Tout cela est un énorme défi, non seulement pour la gauche ukrainienne mais pour tout le peuple ukrainien. Si notre avenir était flou auparavant, il est maintenant encore plus précaire. Mais en termes de gauche, la situation actuelle a clairement montré que l'empereur est nu – tous ces mythes glorifiant les capitalistes et les entrepreneurs sont démantelés sous les yeux des gens. La façon dont Trump et Musk parlent de l'Ukraine a aliéné quiconque avait des illusions sur ces faux idoles. Les seules personnes qui les acclament encore sont celles de l'extrême droite qui veulent que la réaction trumpienne triomphe dans le monde entier.
Ce moment doit être saisi pour montrer aux gens que le problème n'est pas seulement les individus mais le système capitaliste qui crée des personnes aussi méprisables. Nous devons expliquer comment le problème est le capitalisme, qui est basé sur la récompense des propriétaires de capital aux dépens de la société, et que si nous continuons sur cette voie, ce système détruira non seulement l'Ukraine mais le monde. C'est aussi une opportunité de proposer nos alternatives au capitalisme oligarchique néolibéral.
Cela nécessite de faire campagne efficacement autour de questions qui bénéficient à la classe ouvrière ukrainienne, qui a été contrainte de payer le prix le plus élevé pour cette guerre. Nous devons donner du pouvoir aux travailleurs et présenter des propositions pour remodeler l'économie ukrainienne. Pas seulement pour le bien-être des personnes, mais parce que c'est nécessaire en temps de guerre. Si nous voulons être en mesure de nous défendre correctement, nous avons besoin d'une économie de guerre qui fonctionne correctement, d'un système de santé, d'un département de science et de recherche, etc. – toutes ces choses sont interconnectées et vitales si nous voulons développer l'économie. Nous devons également nous assurer que les questions à orientation sociale sont prioritaires dans la phase de reconstruction, et non les intérêts du capital privé. Cela nécessite d'inverser les privatisations oligarchiques et de rendre les secteurs stratégiques de l'économie à la propriété publique.
Cela signifie également continuer à s'organiser avec d'autres à gauche – avec des camarades des différents milieux socialistes et anarchistes, des syndicalistes, des mouvements sociaux progressistes – pour soutenir ceux dont la vie a été déchirée par la guerre ainsi que ceux impliqués dans la résistance armée, que ce soit dans l'armée ou en fournissant des services essentiels. Nous devons nous appuyer sur ces liens et ces structures pour donner naissance à des sujets politiques qui peuvent ouvrir la voie à des changements révolutionnaires.
Bien sûr, ce n'est pas seulement un défi pour la gauche ukrainienne, mais pour la gauche partout. Nous faisons face à un moment de polarisation extrême dans lequel des forces extrêmement réactionnaires ont acquis un élan qu'on n'avait pas vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Nous avons l'invasion de l'Ukraine par Poutine et les plans de Trump pour Gaza qui se renforcent mutuellement, et renforcent la réaction dans le monde entier. Trump et Poutine prévoient de transformer le monde en un enfer encore pire. À moins qu'ils ne se heurtent à une résistance véritable et coordonnée, les forces ultraconservatrices et fascistes continueront à prendre le pouvoir pays après pays.
Nos ennemis de classe s'unissent au niveau mondial. Nous devons donc vraiment commencer à réfléchir à la façon dont nous, en tant que gauche, nous unissons internationalement. Y parvenir nécessitera, entre autres, un internationalisme cohérent. Cela signifie ne plus trouver d'excuses pour refuser la solidarité. Nous devons cesser d'essayer de déterminer quels peuples sont en quelque sorte plus dignes de soutien que d'autres, ou pas dignes de soutien du tout parce que, d'une manière ou d'une autre, ils sont opprimés par le mauvais oppresseur. Nous devons nous tenir aux côtés de tous les peuples opprimés à travers le monde.
Il y a de véritables progressistes qui considèrent la nouvelle situation concernant l'Ukraine comme positive (du moins par rapport à ce qui l'a précédée) parce qu'ils pensent qu'elle pourrait aider à mettre fin au massacre, ou par crainte que la guerre ne s'intensifie en une guerre nucléaire ou mondiale.
Comment leur répondriez-vous ?
La vérité est que nous avons connu une énorme solidarité et un soutien de la part de camarades du monde entier. Mais nous avons également vu des progressistes non seulement refuser de prendre parti, mais même refuser de nous écouter. Nous comprenons les sources de cela. Dans de nombreux cas, cela provient d'un sentiment d'impuissance. Cela conduit finalement les gens à recourir à l'idée que peut-être si une autre force peut, d'une manière ou d'une autre, défier le système existant (ou du moins l'impérialisme majeur), cela pourrait en quelque sorte créer un espace pour des changements. Mais une telle pensée représente une rupture claire avec la politique de gauche. Finalement, cela a plus en commun avec la realpolitik cynique ou la vision « réaliste » de la politique. Cela représente un abandon de la politique de classe et remplace la lutte pour une alternative au capitalisme par le simple soutien à tout régime anti-occidental.
Vous pouvez voir comment ce type de pensée finit par être très similaire à la mentalité conservatrice de droite. Les conservateurs ont blâmé la Révolution cubaine pour avoir amené le monde au bord du conflit nucléaire pendant la crise des missiles de Cuba. À l'époque, ils disaient « Cuba est si égoïste de vouloir des missiles soviétiques qui pourraient mettre en danger les États-Unis » et blâmaient les « Cubains fous » pour ne pas comprendre la gravité de la situation. Aujourd'hui, vous entendez les mêmes choses, que les Ukrainiens sont en quelque sorte « des bellicistes qui jouent avec la Troisième Guerre mondiale », mais maintenant vous l'entendez non seulement du président milliardaire d'extrême droite américain mais aussi de certains à gauche. Les personnes qui veulent vraiment la Troisième Guerre mondiale sont les agresseurs. C'est Poutine qui risque la Troisième Guerre mondiale et n'a aucun respect pour la vie humaine, pas même pour les vies russes. Pourtant, vous entendez toujours des gens à gauche blâmer les Ukrainiens et les accuser de vouloir se battre « jusqu'au dernier Ukrainien ».
En termes d'évitement de la guerre, la réalité est qu'il n'y a aucun exemple historique où récompenser ou apaiser un agresseur
Denys Pilash
https://links.org.au/left-should-support-just-peace-ukraine-not-trump-putin-deal-appease-aggressor-interview-ukrainian
Interview par Federico Fuentes
Traduit pour l'ESSF par Adam Novak
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74017
De l'auteur :
Denys Pilash, socialiste ukrainien : « La Russie ne négociera que si elle subit des défaites »
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2022/11/10/denys-pilash-socialiste-ukrainien-la-russie-ne-negociera-que-si-elle-subit-des-defaites/
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Chaque coup porté à l’oppression nous rend collectivement plus forts - Renforcer la solidarité de la classe ouvrière aux États-Unis

Les mesures prises par l'administration Trump contre les initiatives en faveur des personnes de couleur, des personnes queer et trans, des immigré.e.s et des victimes d'oppression raciale représentent une intensification de la guerre menée par la classe capitaliste et l'État américains contre la classe ouvrière et le mouvement antiraciste. La gauche doit résister à cette assaut frontal. Alors que certains membres de l'aile étroitement « classiste » de la gauche américaine voient d'un bon œil l'offensive radicale de Trump, le Comité national de Tempest insiste sur le fait que les luttes contre l'oppression sont des luttes dirigées contre les relations sociales et matérielles engendrées par le capitalisme, et que le projet de reconstruction de luttes militantes de la classe ouvrière et des mouvements sociaux requiert et dépend à la fois d'une politique radicale anti-oppression.
27 février 2025 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74111
Que l'on ne s'y trompe pas, les attaques de l'administration Trump contre les initiatives en faveur de la diversité, de l'équité et de l'inclusion visent à décrédibiliser le projet antiraciste en tant que tel.
Ces attaques marquent une intensification de la guerre menée par la classe capitaliste et l'État américains contre la gauche telle qu'elle existe, contre les nouvelles perspectives de gauche qui émergent et, plus important encore, contre une classe ouvrière par ailleurs déjà hétérogène.
La menace formulée par Trump d'expulser des millions de personnes, parmi lesquelles des activistes étrangers et plus particulièrement des étudiant..s qui ont participé au mouvement de solidarité avec la Palestine, est éloquente. Tout comme les attaques virulentes et généralisées contre les personnes transgenres et non conformes aux critères de genre. Celles-ci visent non seulement à refuser les soins de santé, légitimant ainsi le maintien de la situation actuelle aux États-Unis, à savoir le recul du financement de la reproduction sociale pour toutes les personnes issues de la classe ouvrière, mais aussi à contrôler nos corps et notre expression de genre afin de réaffirmer les frontières de l'hétéro- et de l'homonormativité. Même l'offensive de Trump contre des programmes D.E.I. (diversité, égalité, inclusion), dont la portée avait pourtant été délibérément limitée, vise à faire plus que démanteler tel ou tel programme. Il s'agit d'un projet de consolidation du régime racial actuel du capitalisme américain.
En s'appropriant et en militarisant le discours identitaire qu'il affirme rejeter, Trump cherche à faire reculer les concessions, même mineures et déjà strictement limitées, qui ont été arrachées à l'État capitaliste américain. Il ne s'agissait pas de bienfaits accordés par des philanthropes, mais du fruit d'années de lutte.
Mais l'objectif de l'administration Trump ne se limite pas à jeter le discrédit sur toutes les luttes contre l'exploitation et l'oppression et à renforcer les capacités autoritaires et la mainmise de l'État capitaliste. En prenant ouvertement pour cible les immigré.e.s, les queers et les transgenres ainsi que les personnes victimes d'oppression raciale, l'administration Trump révèle que, en dépit de ses divisions internes, l'un de ses projets les plus cohérents consiste à faire porter les crises endémiques du capitalisme par ces populations déjà fragilisées. Le problème, c'est là ce que Trump tente de raconter aux travailleurs américains exploités, ce n'est pas le capitalisme et son obsession dévorante et socialement destructrice à faire passer la rentabilité avant tout. En réalité, ce sont plutôt ces segments supposés indignes du prolétariat qui sont le problème, ou encore les forces de gauche qui ont porté atteinte à la sécurité de la classe ouvrière américaine avec leur revendication d'égalité. Ce genre d'argumentation est aussi vieux que le capitalisme lui-même.
La seule façon pour la gauche de répondre à cette attaque tous azimuts contre l'égalité et les forces qui se battent pour elle est de revenir au credo de l'IWW qui dit qu'une blessure infligée à l'un.e d'entre nous est une blessure infligée à toutes et tous.
La seule façon pour la gauche de répondre à cette attaque tous azimuts contre l'égalité et les forces qui la défendent est de revenir au credo de l'IWW selon lequel une blessure infligée à l'un.e d'entre nous est une blessure infligée à toutes et tous. Nous devons affirmer clairement, dans les rues et sur nos lieux de travail, que nous nous battrons bec et ongles contre toute tentative de remettre en cause les acquis, aussi limités soient-ils, que les mouvements contre l'oppression et l'exploitation ont arrachés à la classe capitaliste et à l'État américains.
Mais il est tout aussi important de lutter sans relâche contre toute tentative de diviser la classe ouvrière. Comme l'ont compris et expliqué depuis longtemps les vrais socialistes, parmi lesquels Marx, nous devons non seulement lutter pour des programmes dits généraux (salaires plus élevés, soins de santé pour tous, logements abordables, etc.), mais aussi lutter avec acharnement contre les formes d'oppression qui légitiment les inégalités au sein de la classe ouvrière et entre les travailleurs. Cette lutte ne peut pas être menée dans l'abstrait. Elle doit être concrète. Cela signifie lutter non seulement contre la division, mais aussi défendre les revendications des minorités raciales et sexuelles et celles des autres groupes discriminés. De telles luttes doivent être au cœur de toute politique socialiste qui prend au sérieux l'émancipation individuelle.
Le réductionnisme de classe revient en force
Étrangement, cependant, certains soi-disant socialistes américains ont été loin d'être critiques, voire même se sont réjouis de manière inquiétante de ce qu'ils considèrent comme la guerre de Trump contre la « politique identitaire ». Et ils ont beaucoup fait parler d'eux dans la presse capitaliste. Par exemple, un article du New York Times cite Bhaskar Sunkara, qui se dit « vraiment content » du fait que les mesures et les politiques de la D.E.I. soient « enterrées pour l'instant ». Un autre pilier de la gauche électoraliste, Vivek Chibber, emprunte un chemin plus nuancé sur le plan rhétorique qui finit par aboutir au même point. Dans une récente interview, Chibber affirme que « la gauche devrait lutter de manière très agressive et active contre toute forme de domination sociale », mais aussi que nous devrions nous concentrer sur les revendications de classe plutôt que de lutter contre les manifestations d'oppression sociale. Chibber soutient que telle ou telle lutte contre le racisme sur tel ou tel lieu de travail, par exemple la lutte contre les disparités salariales racialisées chez Walmart, est trop limitée et détourne l'attention des revendications générales de la classe ouvrière. La gauche devrait plutôt s'engager davantage en faveur d'une perspective politique globale qui appelle à une large « redistribution économique ». Ce n'est pas que la réduction de ces disparités ne présente pas d'intérêt, affirme Chibber, qui tient un double discours, mais plutôt que ces revendications sont en réalité « surtout importantes pour les élites parmi ces minorités ».
Non seulement ces arguments sont logiquement faibles, mais ils sont également désastreux sur le plan stratégique. Pourquoi ne pouvons-nous pas lutter simultanément pour la réduction des inégalités et pour des revendications de classe ? Les travailleurs organisés dans un syndicat de terrain ne pourraient-ils pas faire les deux ? Et faire les deux, en tant que moyen pour se mobiliser efficacement, n'aide-t-il pas à atteindre l'un comme l'autre objectif ?
Ces raisonnements découlent de l'engagement de la gauche « réductionniste de classe » en faveur d'une stratégie vouée à l'échec et d'une perception utopique du Parti démocrate et de l'État capitaliste, et tentent de les justifier. Mais si notre tâche en tant que socialistes est de contribuer à la construction d'un mouvement militant de travailleurs et d'opprimés capable non seulement de repousser les attaques de Trump, mais aussi d'obtenir des changements matériels substantiels, cette stratégie est suicidaire. Elle troque la tâche de construire un mouvement ouvrier et une gauche solidaires, unis et militants, prêts à affronter les capitalistes et l'État capitaliste, contre la capitulation à la fois devant les règles du « bon » fonctionnement politique du capitalisme et, par extension, devant l'oppression de genre et raciale qu'il génère.
Les arguments du réductionnisme de classe reposent sur la confusion opportuniste, intentionnelle et de mauvaise foi entre une politique identitaire libérale creuse et toutes les luttes pour des revendications spécifiques à la race et au genre. Dans ce discours, il n'y a pas de véritable distance entre, par exemple, les luttes (socialistes) féministes contre la misogynie, tant au sein de la classe ouvrière et des mouvements sociaux que dans le monde social au sens large ; les luttes des militants syndicaux multiraciaux pour mettre fin à la ségrégation dans les syndicats et sur les lieux de travail ; et quelque chose comme la déclaration très souvent citée d'Hillary Clinton selon laquelle démanteler les grandes banques ne mettra pas fin au racisme et au sexisme.
Cette confusion n'a rien à voir avec l'ignorance. Il s'agit plutôt d'une obscurcissement délibéré. Elle permet à la gauche électoraliste de rejeter la responsabilité de l'échec total de sa stratégie sur une gauche « obsédée par l'identité » ou encore sur un électorat « obsédé par l'identité » qui peut être facilement acheté avec des paroles creuses. Selon eux, cela empêche les travailleurs et les mouvements sociaux de s'unir derrière de grands programmes sociaux et économiques.
Prenons l'analyse de Chibber sur la défaite dévastatrice de Harris face à Trump. Bien que Harris « se soit tenue à l'écart » de la politique identitaire, écrit Chibber, « le parti l'a promue de manière très agressive au cours des six ou huit dernières années. Alors, l'abandonner à la dernière minute n'a trompé personne ». Dans un article tout à fait similaire publié après les élections, Sunkara appelle la gauche à « rejeter catégoriquement la question identitaire au profit d'un discours universel qui s'adresse à tout le monde, quelle que soit son origine ». Sunkara poursuit en rejetant ce qu'il qualifie de revendications « maximalistes », « comme l'abolition de la police ».
D'un point de vue strictement réductionniste, on est en droit de se demander pourquoi on demande aux socialistes de cautionner, voire de se taire sur la nécessité d'en finir avec les briseurs de grève financés par l'État. Et, doit-on se demander, pourquoi ne pas mettre fin au soutien des États-Unis à l'etat ethnique israélien et à son nettoyage ethnique au détriment des Palestinien.ne.s ? Les appels à mettre fin à l'impérialisme américain, à développer la solidarité internationale de la classe ouvrière et à abolir les frontières qui entravent l'autodétermination et légitiment la criminalisation des migrant.e.s ne sont-ils pas tout aussi maximalistes selon la définition qu'en donne Sunkara ? Dans les périodes où la lutte de masse s'amenuise et où la majorité des travailleurs se considèrent, dans l'ensemble, comme des vendeurs individuels de force de travail, dépendants et impuissants, les appels à la grève, aux arrêts de travail et même à la syndicalisation ne sont-ils pas tout aussi maximalistes ? Selon cette logique, ne devrions-nous pas tous renoncer au socialisme ?
Et pourtant, lorsque les travailleurs et les opprimés se révoltent en masse, ces revendications qui semblaient à l'origine si maximalistes et si conflictuelles apparaissent souvent beaucoup plus réalistes. Comme nous le rappelle Haley Pessin, lorsque des millions de personnes sont descendues dans la rue lors du soulèvement antiraciste de 2020, « 54 % des Américains, un chiffre stupéfiant, ont estimé que l'incendie d'un poste de police à Minneapolis était « justifié » ou « partiellement justifié ». » Et, bien que ni Chibber ni Sunkara n'en parlent, le soutien indéfectible de Harris à l'offensive israélienne contre les populations palestiniennes - qui pourrait être interprété comme une position électoralement pragmatique et non maximaliste - a été une épine dans le pied de sa campagne, poussant de nombreuses personnes à ne pas voter. Cette situation n'était pas due à une incapacité de Harris à chercher à se démarquer de la politique identitaire libérale. Elle était due au fait que de nombreux Américains avaient compris que l'engagement rhétorique des démocrates en faveur des droits démocratiques fondamentaux et de l'égalité ne pouvait pas être pris au sérieux.
Toute stratégie qui relie l'obtention de gains matériels réels pour les travailleurs et les opprimés à l'élection de membres d'un parti politique pro-impérialiste et pro-capitaliste comme les Démocrates est vouée à l'échec. Le Parti démocrate est une machine à discipliner au service du capitalisme, un mécanisme de consolidation plutôt qu'un outil permettant une éventuelle réorientation . Mais le spectre de la « politique identitaire », tel que la gauche électoraliste le brandit, efface tous les péchés. C'est le parti qui a fait le choix de la politique identitaire, nous dit-on, et c'est la crédulité des dupes qui se sont laissées séduire par des arguments comme ceux de Clinton qui ont fait perdre à Bernie Sanders l'investiture en 2016, et non l'intransigeance du Parti démocrate ou sa structure même qui, comme le dit Kim Moody, « a été renforcée contre ses rivaux, externes et internes ».
[L]a classe ouvrière dans toute sa diversité [...] vit son exploitation non pas sur le terrain imaginaire de l'économie pure mais dans le monde réel, un monde déchiré par des divisions raciales et sexistes qui sont tout aussi réelles et matérielles que les divisions entre travailleurs et patrons.
D'un autre côté, lorsque Kamala Harris ou tout autre démocrate perd, la gauche électoraliste, au lieu d'analyser les obstacles structurels qui empêchent les Démocrates de remettre en question le système socio-économique, peut à nouveau rejeter la faute sur la politique identitaire. Elle prétend que le caractère clivant ou maximaliste de la politique identitaire fait fuir une sorte de masse abstraite d'électeurs de la classe ouvrière, excédés par le « wokisme ». Cet argument ignore la réalité de la classe ouvrière dans toute sa diversité, dont les membres vivent leur exploitation non pas sur le terrain fantasmé del'économie pure, mais dans le monde réel, un monde déchiré par des divisions raciales et sexistes qui sont tout aussi réelles et matérielles que les divisions entre travailleurs et patrons.
Réduire l'histoire pour l'adapter à un modèle
L'avis général des « réductionnistes de classe » est que les luttes contre l'oppression sociale sont tout particulièrement susceptibles d'être « récupérées par l'élite », c'est-à-dire détournées par la classe dirigeante. Mais le phénomène de récupération par l'élite est un sous-produit de la lutte des classes, une tentative de la classe dirigeante pour neutraliser les mouvements de masse en les absorbant et en les confinant dans les règles qui régissent la reproduction du capital. Il n'y a là rien de particulièrement nouveau.
Tout au long de la longue histoire du capitalisme, la classe dirigeante a souvent tenté de s'arroger le mérite des revendications progressistes et égalitaires obtenues, même sous une forme tronquée, par les luttes de masse des travailleurs et des opprimés. Et cela s'est produit non seulement par rapport aux luttes contre l'oppression, mais aussi par rapport aux luttes que Chibber, Sunkara et d'autres membres de la gauche réductionniste de classe décriraient sans aucun doute comme universelles, à l'échelle de la classe et non identitaires.
En fait, dans le premier volume du Capital, Marx décrit précisément les mêmes processus de récupération par les élites et de cooptation au sein de la classe dirigeante dans son analyse de la lutte de la classe ouvrière anglaise pour la limitation légale et obligatoire de la journée de travail. Après des années de lutte de classe intense, « une guerre civile d'un demi-siècle », selon les termes de Marx, les « maîtres à qui la limitation et la réglementation légales avaient été arrachées petit à petit » n'étaient que trop heureux de faire passer la journée de travail légalement limitée pour leur propre innovation philanthropique. « Les pharisiens de l'économie politique », ironise Marx, « proclamaient désormais le bien-fondé et la nécessité d'une journée de travail limitée par la loi ».
La gauche réductionniste a passé très peu de temps à analyser ou à chercher à comprendre ces écarts par rapport à ses propres principes directeurs pour une bonne politique socialiste. Cela s'explique par le fait que leur rejet de la « politique identitaire » n'est en fin de compte qu'un écran de fumée. C'est un argument commode qui permet de préserver, même face à des preuves historiques évidentes, l'illusion utopique selon laquelle la classe ouvrière peut, d'une manière ou d'une autre, s'emparer du Parti démocrate et de l'État capitaliste et les réorienter progressivement vers la garantie non pas de la rentabilité, mais plutôt de ses moyens de subsistance.
En effet, les interprétations de l'histoire du capitalisme proposées par la gauche réductionniste sont toujours imprégnées de nostalgie pour un passé inexistant dans lequel, telle qu'elle le conçoit, l'État capitaliste était interventionniste. Ainsi, cette partie de la gauche, en raison de son choix de travailler au sein de l'État capitaliste et du Parti démocrate, se laisse en réalité prendre au piège de l'élite, interprétant les concessions limitées de l'État capitaliste comme le produit, selon les termes de Chibber, du fait d'avoir « une voix au sein du Parti démocrate ».
C'est une très mauvaise interprétation de l'histoire. Le Parti démocrate est invariablement le lieu où vient mourir toute lutte digne de ce nom, qu'elle soit contre l'oppression sociale ou pour des revendications de classe. Recyclant des interprétations de l'histoire américaine depuis longtemps discréditées, Chibber présente A. Philip Randolph, Bayard Rustin, Martin Luther King, Jr. et le syndicat CIO comme des bastions de la lutte contre le racisme qui étaient à la fois larges et universalistes. Mais il est manifeste que ce qu'il veut vraiment dire, c'est que Randolph et Rustin se sont subordonnés au Parti démocrate. Mais c'est à cause de cela qu'ils n'ont finalement pas réussi à faire aboutir leurs revendications les plus radicales. À la place, le Parti les a sanctionnés.
Comme le note Moody, l'orientation de Randolph et Rustin vers le Parti démocrate et les forces du réformisme officiel « n'a jamais été une orientation de classe ». Il s'agissait plutôt « d'un tentative de faire en sorte que l'une des principales institutions du pays, dominée par la bourgeoisie et à caractère interclassiste, se substitue à une véritable organisation politique de la classe ouvrière et même à une politique sociale-démocrate que le Parti démocrate était incapable d'adopter ». Il est important de noter que, vers la fin de sa vie, King a commencé à prendre ses distances avec ce type d'orientation, non seulement en appelant à des « manifestations extral-égales » de masse, mais aussi en rompant avec le Parti démocrate, par exemple en dénonçant la guerre du Vietnam. Dans son ouvrage posthume « Un testament d'espoir », on voit même King saluer l'action subversive de masse qu'ont été les révoltes urbaines, même s'il les juge finalement insuffisantes sur le plan politique.
De même, l'échec du CIO à construire sérieusement un syndicalisme industriel antiraciste dans le Sud - entravé principalement par la capitulation des forces de gauche en son sein devant une direction conservatrice, souvent raciste - est l'un des principaux facteurs à l'origine du déclin du mouvement ouvrier, qui perdure maintenant depuis des décennies, et de la dégénérescence de sa direction en une bureaucratie sclérosée, souvent antidémocratique.
Avant cela, le Parti communiste américain s'est dévoré de l'intérieur en adoptant la stratégie du Front populaire, qui subordonnait l'action antiraciste aux orientations politiques prétendument larges prônées par Chibber et Sunkara. La véritable motivation n'était pas tant la recherche d'une large unité en tant que telle que la conclusion d'un pacte avec les capitalistes dits « progressistes » et l'État capitaliste. Et le résultat n'a été ni une réorientation ni une réforme significative, mais plutôt l'assujettissement et la désintégration finale de la gauche en tant que force indépendante capable de remettre en question le statu quo par le biais de l'organisation de masse. Comme le souligne Moody, les acquis de l'ère du New Deal, souvent présentés comme le reflet de l'action de la classe ouvrière au sein du Parti démocrate, étaient en réalité le résultat d'années de lutte de masse sur le terrain.
La gauche réductionniste aime, comme l'aurait dit E. P. Thompson, découper l'histoire afin de l'adapter à un modèle. Et, au bout du compte, son concept fourre-tout et dévorant de « politique identitaire » est un épouvantail commode, bien que mal ficelé. Il peut être convoqué pour balayer tous les types d'engagement politique, aussi solidement matérialistes que soient leurs conceptions de l'oppression, qui ne se conforment pas à leur modèle stratégique. C'est pourquoi leurs arguments - non pas que l'oppression n'existe pas, mais que les relations sociales d'oppression sont, en fait, quelque chose d'autre qu'elles ne sont et que la meilleure façon d'y résister est de ne pas y opposer de résistance directe - sont si étranges.
Le modèle est erroné
Mais le modèle réductionniste de classe est erroné à tous les niveaux.
Le Parti démocrate est une force réactionnaire, il n'est pas progressiste. Il cherche à maintenir et à étendre l'impérialisme américain et à préserver le capitalisme, et non à se soucier des travailleurs et des opprimés. C'est pourquoi il ne peut s'impliquer que dans une forme défaillante de défense des identités, qu'il tente de faire passer pour la seule véritable. La meilleure façon de voir les choses est en fait la suivante : en raison de son engagement indéfectible au service du capitalisme, tout parti du capital et de l'État capitaliste doit nécessairement se révéler défaillant lorsqu'il s'agit de répondre aux exigences d'égalité. Même les concessions limitées que la gauche réductionniste de classe regroupe sous le terme intentionnellement imprécis de politique identitaire ont été obtenues par une lutte de masse subversive précisément contre l'État capitaliste et ses partisans.
Les formes d'oppression dites identitaires ne sont pas seulement des facteurs contingents et flottants. Elles sont le produit de la dynamique turbulente du capitalisme, qui renforce continuellement les inégalités non seulement entre capitalistes et travailleurs, mais aussi au sein de la classe ouvrière. Ces formes d'oppression sont de nature matérielle. Contrairement à l'opinion populaire, le capitalisme n'homogénéise pas. Il différencie plutôt, même au sein de la classe ouvrière. L'oppression raciale et sexuelle, entre autres formes d'exploitation, sont les relations socio-matérielles qui légitiment et expliquent l'inégalité que le capitalisme produit et doit nécessairement reproduire. Les capitalistes et l'État capitaliste se sont toujours appuyés sur des allégations de différence pour légitimer des choses telles que les différents niveaux hiérarchiques de la main-d'œuvre, l'incapacité ou l'infériorité supposée intrinsèque aux membres de la population excédentaire, le démantèlement de la reproduction sociale par le biais de l'abandon organisé, les projets impérialistes de dépossession et d'accumulation, etc.
Lorsque les organisations de lutte collective n'arrivent pas à s'attaquer sérieusement aux véritables divisions matérielles entre les travailleurs, elles ne parviennent pas à construire des organisations de combat capables de s'opposer aux employeurs et à l'État.
Lorsque les organisations de lutte collective n'arrivent pas à s'attaquer sérieusement aux véritables divisions matérielles entre les travailleurs, elles ne parviennent pas à construire des organisations de combat capables de s'opposer aux employeurs et à l'État. Michael Goldfield le dit sans détour, en référence à l'échec de l'effort d'organisation syndicale dans le Sud des États-Unis dans les années 1930 et 1940 : « La lutte contre la suprématie blanche sous toutes ses formes, la subordination des femmes et d'autres groupes exclus, tant au niveau national qu'international, sont des conditions préalables à la lutte solidaire et à la transformation du mouvement ouvrier en une « tribune du peuple ». »
En plaidant pour une solidarité abstraite et en ignorant purement et simplement les divisions matérielles réelles entre les travailleurs, la gauche réductionniste de classe ignore ce moteur structurel de la division des classes. Chibber tombe assez facilement dans ce piège :
« Prenons l'exemple des salaires. Vous pouvez constater qu'au bas de l'échelle du marché du travail, par exemple chez Walmart, les Noirs sont moins bien payés que les Blancs. C'est vrai. Mais si vous résolvez ce problème, cela améliorera-t-il la qualité de vie et les perspectives d'avenir des Noirs américains ou des Latinos ? Si vous les faites passer, disons, de 13 dollars de l'heure à ce que les Blancs gagnent, c'est-à-dire, disons, 15 dollars de l'heure, cela résoudra-t-il le problème ? Eh bien, cela améliorera les choses, mais cela ne résoudra absolument pas le problème. »
Au lieu de lutter pour renverser ces disparités raciales, soutient Chibber, la gauche devrait se concentrer sur la mise en place de vastes programmes sociaux. Mais pourquoi cette exclusivité ? La capacité de la gauche à se constituer en force de combat ne dépend-elle pas de sa capacité à maintenir la solidarité, à lutter contre la différenciation que le capital utilise pour la diviser et que les travailleurs, lorsque la lutte des classes semble impossible, utilisent pour faire valoir leur propre situation par rapport à celle des autres travailleurs ?
Si l'horizon ici est lcelui de l'offre généreuse de vastes programmes sociaux par l'intermédiaire de Bernie Sanders ou de la Squad ou d'une autre force au sein du Parti démocrate ou de l'État capitaliste, alors il importe peu d'organiser des travailleurs capables de faire reculer l'inégalité légitimée par l'oppression raciale et sexuelle. Mais cette conception de la conquête de concessions est utopique et élitiste, et c'est précisément là que réside le problème. La lutte de masse perturbatrice et, plus important encore, son extension et sa durabilité, même en période de vaches maigres, impliquent le développement d'une classe ouvrière militante qui se bat pour elle-même et rejette les forces utilisées pour la diviser, non pas en les ignorant simplement, mais en cherchant à les éradiquer activement à tous les niveaux.
Les luttes contre l'oppression en tant que lutte des classes
Les luttes contre l'oppression ne peuvent être séparées de la lutte des classes ou simplement ajoutées à celle-ci. Elles en sont constitutives et doivent donc être prises en charge de manière réellement militante par la gauche. Nous devons comprendre les luttes contre l'oppression identitaire comme des luttes contre les relations socio-matérielles générées par le capital. Lorsque ces luttes ne perçoivent pas leurs revendications en tant que telles, la gauche doit être présente, impliquée et engagée pour proposer une théorie globale des relations sociales capitalistes qui présente l'oppression comme une conséquence inévitable de l'inégalité capitaliste.
Les luttes qui ont émergé ces dernières années et permis d'entrevoir de réelles possibilités ne se limitent pas à une conception réductrice de l'économie. Le soulèvement des manifestations contre le meurtre de George Floyd en 2020, peut-être le plus grand mouvement de l'histoire des États-Unis, qui a rassemblé plus de 20 millions de personnes dans les rues, a permis d'entrevoir de réelles possibilités militantes. Mais les plus grandes forces de la gauche organisée aux États-Unis étaient largement absentes, préférant se concentrer sur l'obtention de sièges pour les Démocrates. Ce qui a fait que l'élan et les possibilités du plus grand mouvement social de l'histoire des États-Unis ont été absorbés par la logique du moindre mal en 2020, c'est précisément l'implication de la gauche organisée au sein du Parti démocrate.
Le récent déluge de décrets présidentiels de Donald Trump, qui ont ciblé les travailleurs, les immigrés, les personnes queer et trans, les femmes et les victimes d'oppression raciale, dément le fait que les luttes contre l'oppression pourraient être soit mises de côté au profit de revendications de classe, soit d'une manière ou d'une autre menées indirectement. L'élection de Trump est le produit non seulement de l'échec du Parti démocrate, mais aussi de la désorganisation de la gauche américaine, qui n'a pas su proposer d'alternative significative. Après des années de capitulation et d'assujettissement, la gauche doit rejeter les appels à travailler au sein de l'État capitaliste et de son parti soi-disant progressiste, les Démocrates, et commencer à construire une résistance militante et significative sur le terrain.
Ces arguments en faveur d'approches stratégiques réductrices de la lutte des classes masquent la réalité de la division de la classe ouvrière. Ils détournent également l'espoir qui peut naître de la constitution d'une classe ouvrière capable de s'attaquer de front à cette division, en la combattant dans la rue et sur le lieu de travail. C'est pourquoi Tempest considère les luttes contre l'oppression non pas comme un élément à ajouter ou à laisser de côté dans la lutte des classes, mais comme un élément constitutif de celle-ci. Cette résistance ne pourra se construire qu'en rejetant toute forme d'oppression et de domination, ce qui constitue le fondement de la solidarité ouvrière.
Comité national de Tempest
P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro
Source - Tempest, Jeudi 27 février 2025 :
https://tempestmag.org/2025/02/each-blow-against-oppression-advances-us-all/
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :