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La conception de l’égalité des sexes sous le prisme japonais

A Nikko au Japon, le 25 juin dernier, la réunion ministérielle du G7 sur l'égalité des sexes et l'autonomisation des femmes a été dirigée par le Ministre de l'égalité des sexes japonais, Masanobu Ogura.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/11/01/la-conception-de-legalite-des-sexes-sous-le-prisme-japonais/
Rose Moreira – les-yeux-du-monde.fr
Ogura a été le seul homme présent parmi tous les autres représentants étatiques. La réunion devait souligner les réalisations des femmes au Japon. Néanmoins, cette présence masculine a semblé détourner l'attention, considérée comme un témoignage de la situation des japonaises au au sein du champ politique. La sous-représentation des femmes en politique japonaise s'analyse notamment par une compréhension de l'égalité des sexes sous le prisme japonais.
Le Japon, le bon dernier du G7 en matière de parité
Chaque année, le classement mondial des inégalités de genre du Forum économique mondial mesure la parité d'une multitude de pays. En 2023, le Japon se classe 125ème sur 146 nations étudiées en termes d'égalité des sexes. Ce nouveau rapport consolide la dernière place du Japon parmi tous les autres pays du G7 en matière de parité. Pour le Japon, cette position n'est pas nouvelle. Elle marque même un recul : en 2022, le Japon était classé 116ème sur 156.
Le classement du FEM considère des données propres à quatre domaines d'activité : la politique, l'économie, l'éducation et la santé. Bien que le Japon possède un haut indice dans l'éducation et dans la santé, ceux de l'économie et de la politique ont tendance à fléchir. Dans le cas japonais, avec un indice de 0,057 en politique en 2023, l'inégalité en matière de genre au sein du champ politique se présente comme l'une des causes majeures du classement japonais.
Les réformes mises en œuvre pour lutter contre la sous-représentation des femmes
Le champ politique japonais se caractérise par une forte sous-représentation des femmes. En effet, le gouvernement de Fumio Kishida ne compte que trois femmes pour vingt-et-un postes ministériels. Quant à la Chambre basse, l'organe exécutif le plus important de la politique japonaise, les politiciennes occupent 46 des 463 sièges disponibles. Pour un ratio de 9,94% de femmes à la Chambre basse, l'expression « monopole masculin » décrit bien la sous-représentation des femmes au sein de la politique japonaise.
La place des femmes dans la société japonaise constituait déjà un objet de la politique de Shinzô Abe. Des réformes ont vu le jour afin d'augmenter la participation des femmes à la vie politique, comme celle de la « loi sur la promotion de l'égalité des sexes dans le domaine politique » en 2018. Celle-ci préconise la promotion à la participation des femmes au sein des élections de la Chambre basse, de la Chambre haute et des assemblés locales. Sans imposer des quotas, la loi a introduit des objectifs quant au nombre de candidats masculins et féminins. Autrement dit, cette loi attend l'engagement des partis et du gouvernement pour promouvoir l'égalité des sexes dans le champ politique.
Sans qu'elle soit coercitive, cette loi porte le symbole des premiers pas japonais vers une parité en politique. Cette parité a été institutionnalisé sous une considération particulière de l'égalité, pensée sous le prisme japonais.
La question de l'égalité des sexes sous le prisme japonais : une conception japonaise de l'« égalité »
Cette loi envisage la conception d'une égalité qu'elle ne dit pas en usant de l'expression « danjo kyōdō ». Si « danjo » fait référence aux deux sexes, « kyōdō » indique une coopération ou participation commune. Ainsi, l'expression « danjo kyōdō » signifie littéralement une « participation et coopération des hommes et des femmes ». Si la Constitution japonaise, dans toutes ses ambiguîté et tous ses débats, convoque déjà deux termes pour dire égalité – taitō (対等) et byōdō (平等) –, « danjo » a été le nouveau terme inventé pour évoquer la question de l'égalité homme-femme.
Il est grammaticalement possible de dire en japonais « égalité entre les genres » (gender equality) par « danjo byōdō ». Le choix de parler de « danjo kyōdō » renvoie à une décision du Parti Libéral Démocrate (PLD) de 1999, dans le cadre d'une première loi en faveur de la promotion des femmes. Cette invention souligne cette conception spécifique de la notion d'« égalité entre les genres ». Si la conception occidentale reste plus axée sur l'égalité formelle et juridique, considérant tous les individus comme égaux devant la loi, indépendamment de leur statut social et de leur genre, au Japon, l'égalité est davantage liée à l'harmonie sociale et à la reconnaissance mutuelle des rôles et des positions dans la société. La question de l'égalité des sexes au Japon reste marquée par la croyance d'une répartition genrée des rôles.
Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N°436 – 15 octobre 2024
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Université féministe d’été 2024

Pari réussi pour la deuxième édition de l'Université Féministe d'Été 2024 en Afrique

L'organisation féministe NÈGÈS MAWON a pris part à la deuxième édition de l'Université Féministe d'Été de l'Afrique de l'Ouest et du Centre qui s'est tenue au Sénégal, du 1er au 3 août 2024
Déroulée autour du thème “Capitaliser nos connaissances et pratiques féministes et croiser nos dynamiques d'actions collectives intersectionnelles”, cette activité a favorisé la participation de la coordonnatrice générale de NÈGÈS MAWON, Madame Pascale Solages, à titre d'intervenante au colloque d'ouverture de cet événement.
Co-organisée par JGEN SÉNÉGAL et LE COLLECTIF DES FÉMINISTES DU SÉNÉGAL, L'Université d'Été Féministe d'Afrique de l'Ouest et du Centre (UEF) 2024 se déroulera au Sénégal, du 1er au 3 août 2024.

L'édition de cette année a réuni plus de 150 participants.es, dont des chercheurs.es, militantes, universitaires, et partenaires internationaux.
Après le succès de la première édition en 2023, l'UEF 2024 continuera de renforcer les dynamiques féministes en Afrique francophone, en mettant l'accent sur l'apprentissage et la création d'outils pour démocratiser le mouvement féministe.
L' objectif Général de cette deuxième édition est de créer un laboratoire féministe pédagogique qui documente et visibilise les acquis du mouvement féministe, abordant la justice reproductive, les violences sexuelles et sexistes, la justice climatique et économique.
Qu'elles soient climatiques, géopolitiques, mais aussi sociales, la multiplication et l'imbrication des crises actuelles fragilisent les populations et exacerbent les inégalités.
Devant l'ampleur de la tâche, on maintient que les luttes féministes sont non seulement des espaces de réflexion cruciaux pour penser les crises actuelles et futures, mais également des lieux de résistances incontournables pour que les différentes solutions ne s'opèrent pas au détriment des populations les plus marginalisées.
Smith PRINVIL
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Mines de cobalt : « BMW et Renault doivent protéger les droits humains »

En grève depuis cinq mois, 254 mineurs de cobalt au Maroc sont privés de salaires. Ces « graves atteintes » doivent cesser, appellent les auteurs de cette tribune, à l'occasion de la visite d'Emmanuel Macron dans le pays.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/11/04/mines-de-cobalt-bmw-et-renault-doivent-proteger-les-droits-humains/
En écho à la grève des 254 mineurs en sous-traitance de la mine de Bou-Azzer, au sud du Maroc, nos organisations dénoncent les graves atteintes aux droits des travailleurs, des populations locales et à l'environnement de l'extraction de cobalt et plus largement les impacts internationaux de l'industrie automobile européenne.
Au Maroc, au Mali, au Congo comme en France, en Allemagne et partout ailleurs, le développement exponentiel des projets miniers impacte ou menace des écosystèmes entiers et des milliers de vies humaines, malgré les artifices rhétoriques des entreprises les présentant comme « responsables » ou « nécessaires à la transition énergétique ». Nous appelons les donneurs d'ordre, au premier rang desquels BMW et Renault, à prendre des mesures urgentes pour protéger les droits humains et l'environnement dans leurs chaînes d'approvisionnement.
À l'heure où nous écrivons, ces 254 mineurs n'ont pas été payés depuis cinq mois et sont en grève depuis le mois de juin. La plupart d'entre eux ont des familles et des enfants. L'entreprise marocaine Managem, groupe minier marocain international appartenant à la holding royale Al Mada, exploite la mine de cobalt de Bou-Azzer en recourant massivement à la sous-traitance. Ce sont les mineurs de l'une de ces entreprises, Top Forage, qui sont aujourd'hui privés de salaires et ont découvert que leur employeur n'avait pas versé de cotisations sociales depuis des années, se présentant comme insolvable.
En novembre dernier, nos organisations signaient déjà une tribune pour dénoncer les conditions d'extraction dans la mine de cobalt et d'arsenic de Bou-Azzer, qui se déroulent au mépris des règles les plus élémentaires de sécurité, du droit du travail, de l'environnement, du respect des populations locales et de la liberté d'association, alors même que BMW et Renault, les deux clients principaux, vantent leur politique d'approvisionnement exemplaire en métaux.
Pour les voitures des Européens
Depuis 2020, BMW est l'un des clients de Managem. Renault a également conclu avec Managem un accord pour la fourniture de 5 000 tonnes de sulfate de cobalt par an, à partir de 2025, permettant d'alimenter la production de 300 000 batteries pour véhicules électriques dans sa gigafactory du nord de la France.
Ce cobalt, qui sert à produire des alliages et les cathodes des batteries des voitures électriques européennes, est en partie extrait des galeries de Bou-Azzer dans des conditions catastrophiques. Les mineurs dénoncent leurs conditions de travail dangereuses, leur matériel vétuste et leur exposition systématique aux poussières toxiques.
Les riverains, dont une vingtaine d'enfants, respirent quotidiennement des poussières d'arsenic issues des montagnes de résidus entassés à côté de la mine. En un siècle, elle a pollué à l'arsenic les oasis de toute une vallée et épuise la nappe phréatique dans une zone désertique souffrant déjà de sécheresses qui sont devenues plus fréquentes et plus intenses ces dernières années à cause des changements climatiques.
Obligations
Nos organisations dénoncent la répression et les intimidations des militant·es syndicaux et grévistes. Nous appuyons les demandes des syndicats et salariés et nous demandons aux employeurs, aux donneurs d'ordres et à l'État marocain :
– le versement des salaires arriérés et revalorisation de ceux-ci en incluant les mois de grève ;
– le rétablissement de la couverture maladie, de la prime d'ancienneté et du camp d'été ;
– la mise en place de formations nécessaires à l'accomplissement des missions et postes en toute sécurité ;
– la dotation de matériel de sécurité adéquat pour tous les personnels ;
– la remise aux normes des dispositifs de sécurité et de protection de la mine ;
– l'arrêt du drainage et de l'épuisement de la nappe phréatique jouxtant la mine avec la fixation de seuils donnant priorité aux besoins du milieu et en eau potable des habitant·es.
Qu'il s'agisse de Renault, de BMW, de Managem, nous exigeons que les entreprises responsables de ces mauvais traitements prennent les mesures que la dignité et le droit international imposent. Ces entreprises ont une obligation d'identifier les risques d'atteintes aux droits humains et à l'environnement dans leur chaîne d'approvisionnement. La responsabilité ne peut être éternellement déléguée ni diluée dans un mécanisme de sous-traitance qui reporte les engagements vis-à-vis des travailleurs et des habitant·es sur des structures qui ne peuvent ou ne veulent pas les assumer.
Les premières organisations signataires :
Association Henri Pézerat
Association marocaine des droits humains (AMDH)
Association de défense des droits de l'homme au Maroc (ASDHOM)
Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF)
Attac France
Attac/Comité pour l'annulation de la dette du tiers-monde (CADTM) Maroc
Confédération générale du travail (CGT)
Fédération internationale des droits humains (FIDH),
Fondation Danielle Mitterrand
Jonction pour la défense des droits des travailleurs (Maroc)
Ligue des droits de l'Homme (LDH),
SUD Renault/Ampère Île-de-France
Union syndicale Solidaires
https://reporterre.net/Mines-de-cobalt-BMW-et-Renault-doivent-proteger-les-droits-humains
Dans les tribunes, les auteurs expriment un point de vue propre, qui n'est pas nécessairement celui de la rédaction.
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Uruguay : le candidat de gauche Yamandú Orsi arrive en tête au premier tour

Le dauphin de l'ex-président José « Pepe » Mujica ( 2010-2015 ), Yamandú Orsi est arrivé en 1re position – avec 44 % des suffrages – au premier tour de la présidentielle, dimanche 27 octobre. Le second tour se tiendra le 24 novembre.
Par Luis Reygada,
Tiré de L'Humanité, France, le 28 octobre 2024.
https://www.humanite.fr/monde/jose-mujica/uruguay-le-candidat-de-gauche-yamandu-orsi-arrive-en-tete-au-premier-tour <https://www.humanite.fr/monde/jose-...>
Vers un retour de la gauche au pouvoir en Uruguay ? Le dauphin del'ex-président José « Pepe » Mujica (2010-2015) Yamandú Orsi (parti Frente Amplio) est arrivé en 1re position – avec 44 % des suffrages – au premier tour de la présidentielle, ce dimanche 27 octobre.
Alors que plus de 2,7 millions d'électeurs étaient appelés aux urnes pour désigner le successeur<https:/www.humanite.fr/monde/urugu...>'>deLuis Lacalle Pou (droite ; Parti national), Orsi a battu de plus de 15 points Alvaro Delgado.
Ce dernier pourra toutefois compter sur le soutien des sympathisants du candidat du parti Colorado (droite), Andrés Ojeda – arrivé en troisième position avec près de 16 % des voix – lors du second tour, le 24 novembre. « /Redoublons d'efforts pour construire une nouvelle ère progressiste / », a twitté Carolina Cosse, militante communiste et candidate à la vice-présidence aux côtés d'Orsi.
photo Le candidat du parti Frente Amplio, Yamandu Orsi, le 27 octobre 2024, à Montevideo prononce un discours à l'annonce des résultats.© REUTERS/Mariana Greif
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Malcolm Ferdinand : "Le processus autour du chlordécone porte la marque d’une justice coloniale"

S'aimer la Terre. Défaire l'habiter colonial, Malcom Ferdinand, Seuil, collection « Écocène », 608 pages. Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen, Malcom Ferdinand, Seuil, collection « Anthropocène », 2019. Prix du livre de la Fondation d'écologie politique.
Malcom Ferdinand est ingénieur en environnement (University College, Londres), docteur en philosophie politique (Paris-Diderot), chercheur au CNRS. Il a cofondé l'Observatoire Terre-Monde. Originaire de la Martinique, il travaille depuis une quinzaine d'années sur la contamination des Antilles au chlordécone et sur une approche décoloniale de la crise environnementale. Il est partie civile dans le dossier pénal du chlordécone et a été auditionné lors de la commission d'enquête parlementaire de 2019.
30 octobre 2024 | tiré de Politis.fr
Le 22 octobre, la cour d'appel de Paris a examiné deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). Où en sommes-nous dans le traitement judiciaire de l'affaire du chlordécone ?
Malcolm Ferdinand : Deux questions étaient posées aux juges. D'abord, l'intention d'empoisonner doit-elle être avérée pour qualifier le crime d'empoisonnement, ou est-ce que la connaissance des effets mortifères de la substance est suffisante ? La deuxième question portait sur la responsabilité pénale de l'État. Une fois qu'elles seront traitées, nous aurons une date d'audience pour aborder le fond de l'affaire. Le processus judiciaire autour du scandale du chlordécone porte la marque d'une justice coloniale.
Nous avons une justice qui se fait à l'extérieur des Antilles, sans les Antillais.
Premièrement, cette affaire qui concerne la Martinique et la Guadeloupe est traitée à Paris. Un des arguments était qu'il y a plus de moyens, mais la symbolique coloniale est forte : des tribunaux qui sont littéralement posés sur les terres contaminées se refusent à traiter de cette affaire, donc l'instruction judiciaire est menée à 8 000 kilomètres des habitant·es concerné·es. En dix-sept ans d'instruction, les juges ne se sont jamais déplacés ni en Martinique ni en Guadeloupe.

De plus, lors de l'audience de ces QPC, les parties civiles – dont je fais partie – n'ont pas pu accéder à la chambre d'instruction. Une famille avait fait le déplacement depuis la Guadeloupe et n'a pas pu assister aux débats. Nous avons donc une justice qui se fait à l'extérieur des Antilles, sans les Antillais, dans un langage relativement abscons, avec des processus qui paraissent assez opaques. Quel que soit le résultat, avoir confiance est difficile, notamment après la décision de non-lieu prononcée par la justice en janvier 2023.
Sur le même sujet : Chlordécone : non-lieu pour un « scandale sanitaire » d'État
Les juges ont reconnu le « scandale sanitaire » mais ont donné trois raisons pourjustifier le non-lieu : la prescription, les difficultés à prouver l'intentionnalité et les dommages au moment de l'utilisation du produit, et l'impossibilité de « caractériser une infraction pénale ». On demande à une population aujourd'hui contaminée à plus de 90 % au chlordécone d'accepter une justice affirmant que le crime est passé. Cette justice est coloniale et antidémocratique.
Pouvez-vous expliquer ce qu'est le chlordécone et comment il a imprégné l'histoire des Antilles ?
Il y a deux manières de penser le chlordécone. Une manière très techniciste, environnementaliste, qui est celle de l'État français, c'est-à-dire que le chlordécone ne serait qu'une petite molécule monstrueuse, très toxique. Elle a été répandue dans les bananeraies pour lutter contre le charançon du bananier de 1972 à 1993, et a contaminé les sols, les eaux, les plantes, les animaux, les corps humains. Ce récit techniciste est dépolitisant parce qu'il fait reposer toute la responsabilité de cette affaire sur cette molécule.
Sur le même sujet : Chlordécone : Du secret d'État au scandale d'État
Ainsi, l'ensemble des relations sociales, agronomiques, scientifiques, politiques, législatives, judiciaires et administratives qui ont rendu possible cette contamination sont occultées. Or on ne sortira pas de cette contamination par une dépollution miraculeuse, il faut revoir l'ensemble de ces relations qui ont causé cette molécule. C'est ce que j'appelle « l'habiter colonial », qui comprend une manière de se penser sur Terre, d'organiser les rapports de production discriminés selon des critères socio-raciaux, et avec une dimension coloniale évidente puisque les terres antillaises sont destinées à la production portée vers l'extérieur et non à l'alimentation ou aux soins portés à ceux qui y vivent.
Le mouvement pour la vie chère qui a lieu depuis septembre est un autre symptôme de cet « habiter colonial ». Les personnes demandent de pouvoir se nourrir et pourvoir à leurs besoins avec une certaine forme de dignité, et on leur envoie des CRS.
Quelles responsabilités incombent à la communauté scientifique au fil des décennies ?
Le chlordécone, tout comme la transformation des terres antillaises en terres de bananes Cavendish, a été une aventure scientifique décidée à la fin du XIXe siècle. Le but était de reproduire la « colonisation agricole ». Après la défaite de la France contre la Prusse en 1870, des administrateurs et des politiques décident que la colonisation agricole permettra à la nation française de redorer le blason de la France, de retrouver une estime de soi collective. Cela se traduit par la création d'instituts scientifiques qui ont déterminé les meilleures manières de cultiver et d'accroître les profits sur le cacao, le caoutchouc, la banane, l'industrie minière. L'utilisation du chlordécone aux Antilles s'inscrit dans ce cadre-là.
Sur le même sujet : L'écologie décoloniale au cœur de la marche contre l'agrochimie
La question de la science reste fondamentale dans cette affaire. Qui produit la science ? Qui y a accès ? Dans quelle langue ces recherches sont-elles produites ? Deux choses restent valables dans les sciences aux Antilles. Premièrement, « l'habiter colonial » est omniprésent puisque les terres antillaises sont avant tout consacrées à la monoculture d'exportation, et que cela reste le paradigme de beaucoup de productions scientifiques, notamment agronomiques. Deuxièmement, l'accès aux recherches reste inégal par la langue utilisée ou par les moyens d'accès. L'espace scientifique est lui-même traversé par cette colonialité : on maintient une situation où les Antillais sont tenus à l'écart des arènes de production de savoirs sur leur propre corps et leur propre terre.
Où en sont les recherches à propos des maladies liées au chlordécone ?
Même si les liens de causalité sont toujours très compliqués à prouver, les recherches scientifiques ont montré que cela augmente les risques de cancer de la prostate, ainsi que les récidives, retarde le développement cognitif, visuel et moteur des enfants. Il y a un ensemble de recherches en cours pour interroger les liens avec le myélome, avec l'endométriose, et avec d'autres cancers. Les scientifiques étaient des personnes d'un groupe socio-racial blanc, et majoritairement des hommes, donc cela a produit des biais de recherche. Pour le moment, nous avons plus d'informations sur les dangers liés aux pathologies masculines.
Nous sommes face à une inégalité de production de connaissances qui devient une forme d'ignorance et qui ne permet pas à tout un chacun de se saisir et d'appréhender ce sujet, sa maladie, son corps. J'appelle à une forme de souveraineté antillaise de la recherche, notamment parce que ce sujet a pris de l'ampleur médiatique et attire beaucoup de jeunes chercheurs. Ce n'est pas pour fermer la recherche, mais pour l'encadrer, l'orienter afin qu'elle soit démocratisée et coconstruite avec les acteurs et les actrices du terrain.
À quel point les pouvoirs économiques et la filière banane sont-ils encore puissants dans ce dossier ?
La colonisation a commencé par une appropriation de la terre, du foncier racialisé, c'est-à-dire que les titres de propriété étaient d'abord attribués aux hommes blancs. Cela a donné le groupe socio-racial des blancs créoles, les Békés, qui a réussi à maintenir une propriété des terres et des moyens de production. Il conserve une place dominante aujourd'hui dans l'agriculture, l'import-export, la grande distribution, la finance, les banques.
La production d'ignorance qui a entouré le chlordécone dès son introduction en 1972 a rendu difficile la mobilisation citoyenne.
Nous avons donc une structure de la production bananière basée sur quelques personnes qui ont la majorité des terres, et une pluralité de petits planteurs qui s'agrègent autour. Ces groupes dominants cultivent depuis des siècles un sentiment de toute-puissance et d'impunité. Par exemple, en 2009, une directive européenne a interdit les épandages aériens de pesticides. Aux Antilles, les producteurs de bananes ont obtenu des arrêtés préfectoraux dérogatoires afin de poursuivre ces pratiques. C'était vraiment symptomatique de leur état d'esprit colonial resté au stade de « nous sommes les maîtres ».
Sur le même sujet : « Il faut défataliser l'histoire de l'empire colonial »
Cette façon de penser découle de l'histoire, puisque l'abolition de l'esclavage en 1848 s'est faite à la condition que les anciens maîtres soient dédommagés de la prétendue injustice qui leur a été faite en perdant la propriété d'êtres humains. Elle a été faite à condition de maintenir une continuité du capital financier des anciens maîtres, ce qui leur a permis d'investir, d'acheter des usines et de maintenir leur place dominante. Ce sentiment d'impunité fait qu'aujourd'hui ils ne rendent aucun compte sur la contamination des Antilles au chlordécone.
Comment s'est organisée la mobilisation citoyenne contre le chlordécone au fil des années ?
La production d'ignorance qui a entouré le chlordécone dès son introduction en 1972 a rendu difficile la mobilisation citoyenne. Mais, en 1974, des ouvriers agricoles martiniquais qui manipulaient quotidiennement ce produit dans les bananeraies se sont révoltés. Ils n'étaient pas scientifiques mais voyaient déjà les conséquences de l'intensité aiguë de l'exposition à cette poudre blanche. Ils demandaient des congés, une pause le midi, des gants pour travailler, mais aussi le retrait du chlordécone !
Comment envisager des projets de parentalité quand on sait que le chlordécone est présent dans le lait maternel, le cordon ombilical ?
Les gendarmes ont été envoyés et ont ouvert le feu sur les grévistes, faisant deux morts et de nombreux blessés, en toute impunité. Entre 1974 et les années 2000, il y a eu une invisibilisation de ce sujet jusqu'à ce que des acteurs associatifs historiques de Martinique et de Guadeloupe déposent plainte en 2006 pour empoisonnement, mise en danger de la vie d'autrui et administration de substance nuisible. Le sujet est revenu dans le débat public lors des grèves contre la vie chère en 2009, puis lors de la mobilisation contre les épandages aériens de pesticides entre 2011 et 2014. Mais il y a eu un réel embrasement contre ce toxique à partir de 2018.
Sur le même sujet : Chlordécone : « Les autorités savaient »
L'élément déclencheur a été la déclaration de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses) disant que les limites maximales de résidus (LMR) de chlordécone dans la viande étaient « suffisamment protectrices » pour la population et ne nécessitaient pas d'être abaissées. Quasiment au même moment, la commission d'enquête parlementaire – à laquelle j'ai participé – a conclu que l'État est bien le « premier responsable » du scandale du chlordécone aux Antilles.
La même année, le Collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayants droit empoisonnés par les pesticides (Coaadep) a été créé en Martinique. C'était la première fois depuis 1974 qu'ils avaient une voix propre sur ce sujet et ils ont dénoncé le fait que les premiers concernés soient exclus des discussions.
Vous tirez un fil intéressant entre ces pratiques agro-industrielles toxiques et la méfiance développée chez les Antillais·es envers leurs propres terres. Pouvez-vous étayer ?
La gestion de l'État a mis au centre la question de la toxicité, donc les autres pratiques de ces îles – comme la pêche, la culture de certains légumes racines, l'échange, le don – n'entrent pas dans ce logiciel de pensée. Quand vous entendez à longueur de journée que le chlordécone est partout, que tout est contaminé, cela change votre rapport à la terre, aux animaux. Comme cette habitante qui a décidé de bétonner tout son jardin contaminé. Ou cet éleveur bovin qui me racontait que, pour que ses vaches soient vendues, elles doivent passer six mois dans un box de quelques mètres carrés, bétonné, afin d'être désintoxiquées.
Cette politique crée des rapports aliénants à l'environnement, au point de douter de son propre corps. Comment envisager des projets de parentalité quand on sait que le chlordécone est présent dans le lait maternel, le cordon ombilical ? Cela porte atteinte à ce que je désigne comme l'écoumène antillais. La conséquence ultime pour les Antillais est de se dire que la seule solution est de quitter cette terre. Soit littéralement pour celles et ceux qui en ont les moyens, soit symboliquement en acceptant d'acheter de l'eau en bouteille et de ne manger que des produits exportés.
Sur le même sujet : Les sacrifiés du chlordécone
Cette politique exacerbe une distanciation entre les Antillais et leur terre, déjà entamée avec la colonisation et l'esclavage, qui ont rendu compliqué l'accès à la propriété, qui ont transformé les îles en terre de monoculture pour l'exportation. Le propre de la colonisation, c'est de séparer les peuples de leur terre. Ces politiques autour du chlordécone reproduisent les mêmes schémas. Mon livre propose une autre réponse : « S'aimer la Terre », c'est-à-dire renouveler, approfondir le rapport à nos terres, quand bien même elles contiendraient des molécules dangereuses, toxiques, et retisser des liens avec les écosystèmes, avec le vivant.
Il y a d'ailleurs un passage percutant dans lequel vous appelez à penser comme un charançon.
C'est un peu contre-intuitif, car ce n'est ni le plus beau des animaux ni le plus beau des insectes. Mais le charançon a été la première victime du chlordécone, la première victime de cette relation écocidaire. Nous ne pouvons pas avoir une politique de révolte, de gestion qui ne concerne que les corps humains, qui ne reconnaît pas les connexions avec l'ensemble du vivant. Soudainement, on comprend que ce qui tue le charançon nous tue aussi car nous partageons quelque chose avec le reste du vivant.
Nous ne pouvons pas avoir une politique de révolte, de gestion qui ne concerne que les corps humains.
Il faut envisager un autre récit disant que ce n'est qu'à la condition de composer avec ce tissu vivant que nous pouvons véritablement habiter la Terre. Selon moi, c'est une réponse beaucoup plus riche, plus complexe, plus belle, qu'une seule politique centrée sur une molécule toxique.
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La leader indigène Nemonte Nenquimo parle de la lutte pour défendre l’interdit d’extraction du pétrole en Amazonie équatorienne dans le futur

Democracy now, 14 octobre 2024
Traduction, Alexandra Cyr
Note préliminaire : la parole de Mme Nenquimo est ici traduite depuis la traduction anglaise (américaine) de une langue non identifiée. A.C.
Amy Goodman : (…) Nous examinons le vote du peuple de l'Équateur qui dans un référendum a réussi à faire interdire le pompage de pétrole dans la forêt tropicale du Parc Yasuni. Mais voilà que le nouveau Président, tout juste élu, M. Daniel Noboa, a déclaré que son pays était « en guerre » contre des gangs violents qui « ne sont plus dans la même situation que celle d'il y a deux ans ». Il a aussi dit que le pétrole du Parc Yasuni pouvait aider à financer la guerre contre les cartels de la drogue. Les militants.es et les indigènes se disent préoccupés.es par cette déclaration. Leur victoire avait pourtant été citée en exemple de l'utilisation du processus démocratique pour faire en sorte que le pétrole reste dans le sol.
Pour y voir plus clair, nous sommes avec une personne qui a aidé à la direction de cette lutte pour le référendum et plus encore. Mme Nemonte Nenquimo a reçu le prix de leader Waorani de l'Amazone de l'Équateur. Elle a fondé, avec d'autres le groupe « Premières lignes de l'Amazone » et « l'Alliance Ceibo ». Elle a publié récemment un article dans The Gardian intitulé « Ecuador's president won't give up on oil drilling in the Amazon. We plan to stop him – again ».
Elle vient aussi de publier ses mémoires intitulés : « We Will Be Jaguars : A Memoir of My People », dans lequel elle écrit : « Au fond de moi-même j'ai compris qu'il existe deux mondes ; un où se trouve notre feu et sa fumée (près duquel) je tourne le manioc en miel dans ma bouche, où les perroquets répètent « Mengatowe », où ma famille m'appelle Nemonte, mon véritable nom qui signifie beaucoup d'étoiles. Et il y en a un autre où des personnes de race blanche nous surveillent du haut du ciel, le cœur du diable était noir ; il y avait quelque chose appelé « compagnie pétrolière » et les missionnaires m'appelaient Inés ».
Donc, pour creuser le sujet, Nemonte Nenquimo est ici dans nos studios de New York accompagnée de partenaire et co-auteur, Mitch Anderson qui est le fondateur et le directeur exécutif de « Amazon Frontlines. Il a longtemps travaillé avec les Premières nations de l'Amazone et défends leurs droits.
Soyez les bienvenus à Democracy Now. C'est un honneur de vous rencontrer. Nemonte, pour commencer, je voudrais que vous nous disiez votre nom. Parlez-nous aussi des nations indigènes, de vos origines, de la terre où vous avez vécu en Amazonie en Équateur.
Nemonte Nenquimo : Bonjour à vous tous et toutes.
Mon nom est Nemonte Nenquimo. Je suis une Waorani, dirigeante, mère qui vient du territoire Waorani à Pastaza en Équateur. Toutes les femmes amazoniennes en général sont sur les lignes avancées de défense. Elles donnent leur vie parce qu'elles sont plus respectées et que nous nous préoccupons pour nos fils et nos filles. Nous voulons que nos filles aient leur propre espace de vie, l'eau, la terre, les connaissances, les valeurs, les plantes, les animaux, pour que nous vivions bien libres et dans la dignité. En ce moment, tous les jours notre territoire est menacé. Pourquoi, nous les femmes devrions-nous être menacées sur notre propre territoire ?
C'est la raison pour laquelle j'ai écrit ce livre sur la résistance, à propos de mon enfance, depuis le point de vue d'une enfant. J'ai grandi entre deux mondes. Les missionnaires nous parlaient du salut de notre âme en disant que nos croyances étaient mauvaises. Le pétrole est arrivé sur notre territoire avec le vol des hélicoptères et des promesses de développement. Ils ont fait beaucoup de dommages. Ils ont détruit notre eau. Ils ont contaminé notre population et nous ont séparé de nos savoirs et de nos valeurs. Les gouvernements et les grandes organisations sont arrivés pour nous dire qu'un parc national serait installé et en même temps, ils ont rendu les choses pires encore et ils se sont emparé de notre territoire.
La lutte que nous avons menée est très importante et je voudrais en donner le contexte. C'est une longue histoire avec tous ses détails. Mais, pour moi c'est très important. Comme le disait mon père : « Ma fille, moins les gens connaissent la jungle plus ils ont d'argent pour la détruire ». Mon histoire et notre culture sont orales. Avec mon mari Mitch j'ai voulu la livrer par écrit pour que le monde puisse comprendre comment nous vivons, nous les peuples indigènes liés à Mère Nature avec amour et respect.
Donc, c'est une histoire de résilience, de résistance pour que les autres peuples du monde puissent connaître la véritable histoire des peuples indigènes, de tous les peuples indigènes qui vivent une grande menace, une gigantesque menace parce le système d'ici atteint nos territoires jours après jours. Donc, ce message est très important. Vous pouvez lire le bouquin. Vous pouvez en être touchés.es et ouvrir vos cœurs, prendre un véritable engagement à agir.
Qu'est-ce que je tente de vous dire ? Vous ici, les communautés et la société civile vous devez ouvrir vos cœurs et condamner les compagnies qui continuent à investir dans ce qui mutile nos territoires qui les extermine comme nos connaissances et notre culture. Donc, à partir d'ici nous devons commencer à nous rééduquer à ne pas consommer ce qui détruit notre santé, à nous reconnecter à Mère Nature, nous reconnecter spirituellement, à aimer Mère Nature pour nous guérir. Voilà ce qui est important.
A.G. : Je veux que nous parlions de la bataille que vous avez menée pour faire adopter cette loi en Équateur. Mais, d'abord, le titre de votre livre qui vient juste d'être disponible est : We Will Be Jaguars : A Memoir of My People, aux États-Unis. En Europe où il vient aussi juste de sortir, ce n'est pas la même chose, c'est : We Will Not Be Saved. Pouvez-vous expliquer la différence ?
N.N. : Donc, j'ai grandi dans deux mondes différents. Les évangélistes venaient sauver nos âmes mais ils ont apporté les maladies dont la polio. Nos grands-parents, mes grands-parents et une de mes tantes en sont morts. Les compagnies pétrolières sont aussi venues disant qu'elles allaient développer nos vies dans nos communautés mais elles les ont détruites. Et encore maintenant, elles contaminent nos territoires et nous apportent des maladies. Les gouvernements et les grandes compagnies viennent avec les mêmes intentions, sans rien comprendre (à notre mode de vie).
C'est à cause de cela que j'ai tenté de dire « Nous ne serons pas sauvés.es » et cela aussi longtemps qu'ils n'écouteront pas les peuples indigènes, leur vision globale du cosmos. Parfois ils arrivent avec les structures propres à l'homme blanc pensant qu'elles sont meilleures, qu'ils ont de meilleures idées. Ils apportent des propositions de développement et causent des destructions. C'est ce que je tente de dire parce c'est ce que j'ai vécu depuis mon enfance dans la confusion et mon peuple, mon peuple était très directement lié spirituellement à la nature qui guérit. Mais les missionnaires parlent de nous sauver et disent que notre lien fort avec la nature est mauvais. C'est donc ce qu'ils sont venus faire : détruire.
C'est pour cela que j'ai choisi ce titre. Ils ne peuvent continuer à traiter les peuples indigènes comme s'ils étaient ignorants, comme si nous n'avions aucune connaissance. Pendant des milliers d'années les indigènes ont possédé leurs savoirs, ils ont respecté Mère nature, aimé la terre. Si nous les femmes somment la terre et s'il la maltraite, la détruise, comment allons-nous leur donner la vie ? Comment allons-nous les nourrir ? C'est ce que j'essaie de dire.
We Will Be Jaguars. Dans notre culture le jaguar est un dieu. Il nous aide, dans nos rêves à voir que nous devons prendre soin de notre territoire. Si nous mourrons, nous continueront à vivre spirituellement comme le jaguar qui entoure nos territoires et les défend. Donc, comme femme waoranie diriger la lutte contre le gouvernement, contre le pétrole, c'est dire : « Nous serons des Jaguars, prêts.êtes, toujours à nous défendre pour nos enfants et vos enfants et pour la planète ». Voilà pourquoi j'ai écrit que nous serons tous et toutes des jaguars.
Ce livre est très spécial. (Il espère) que tous et toutes autour du monde peuvent apprendre le respect et que nous pouvons travailler ensemble contre les changements climatiques. Pendant qu'ils parlent de changements climatiques ils n'avancent aucune solution. Ils ne font que promettre. Ce sont les mêmes politiciens.nes, les mêmes représentants.es qui prennent les décisions. Il n'y a pas de place pour que les femmes amérindiennes puissent agir, pour occuper un espace ensemble.
A.G. : Mitch Anderson, vous êtes le co-auteur de ce livre et le partenaire de Nemonte. Vous avez 2 enfants, un de 9 ans et un de 3 ans. Nemonte vient de nous expliquer ce que signifie We Will Not Be Saved e de même à propos de We Will Be Jaguars. Comme Américain, né dans la Baie de San Francisco, pouvez-vous nous expliquer pourquoi We Will Not Be Saved n'est pas le titre de ses mémoires aussi aux États-Unis ?
Mitch Anderson : Au point de départ, quand nous avons commencé à écrire ce livre Nemonte et moi, nous avons proposé We Will Not Be Saved comme titre. Nemonte, dans ce livre décrit son expérience de petite fille qui voit arriver les missionnaires qui parlent de ce Dieu blanc dans le ciel qui essaie de sauver les âmes de la population, donc ce titre nous semblait approprié. Elle décrit aussi les maux que cela a causé. Et en fait, au cours de sa vie, et elle le décrit dans le livre, elle a eu connaissance de la mentalité d'arrogance de ces étrangers.ères que le peuple Waorani appelle cowori, qui sont arrivés.es sur leur territoire en promettant de sauver leurs âmes, de le développer et qui ont fait tant de mal. Et donc, au Royaume Uni le titre est We Will Not Be Saved.
Mais quand nous avons publié le livre aux États-Unis je pense qu'ils (les éditeurs) voulaient un titre un peu moins confrontant, un peu plus optimiste je dirais. Mais We Will Be Jaguars est aussi un titre puissant parce que Nemonte décrit dans ce livre le lien de son peuple avec les esprits du jaguar. Et même si les compagnies pétrolières, les gouvernements et les missionnaires tentent de changer son peuple, de lui faire mal, il restera un jaguar dans cette vie, protégeant leur terre, et dans la vie après la mort protégera ce même territoire qu'il protège en ce moment.
A.G. : Je voulais revenir à ce qui s'est passé l'an dernier en Équateur dans la forêt tropicale où se trouvait Nemonte. Le 20 août 2023, il y a eu un vote en Équateur qui interdisait tout futur forage dans le Parc national Yasuni. En octobre, M. Daniel Noboa a été élu à la présidence, environ une année plus tard donc. Vous avez été une des leaders qui s'est battue pour que ce parc soit protégé. Décrivez-le-nous et parlez-nous du mouvement que vous avez dirigé et comment M. Noboa a changé de position.
N.N. : Le parc Yasuni est un territoire ancestral Waorani. C'est aussi un des endroits de la planète qui possède le plus de diversité. Il lui donne de l'oxygène. Pour réussir, les peuples autochtones se sont alliés entre eux puis avec des activistes, des réalisateurs.trices de cinéma et des étudiants.es. Nous avons fait comprendre aux gens des villes, à la société civile, son importance et aussi que partout où il y a eu de l'exploitation pétrolière dans notre pays, il n'y a pas eu de développement. Il y a eu plus de corruption, plus de problèmes et de morts. C'était très évident. Les sociétés ont compris que la protection était importante, qu'il fallait conserver ce territoire pour le futur. C'est pour cela que nous avons mené la bataille.
Je dirige aussi Amazon Frontlines. Avec d'autres organisations nous avons réalisé un film pour que les gens voient l'importance de la forêt tropicale du Yasuni non seulement pour le peuple Waorani mais pour tous les peuples de la terre. Et nous avons gagné le référendum ! Nous avons réussi à convaincre toute la population du pays qui a voté OUI en faveur de la vie. J'ai ressenti la puissance de ce signe : les gens des villes ont ouvert leur conscience, leur cœur et ont vu que le plus important était la vie. Nous avons gagné. Mais le Président n'est pas à la hauteur. Il devrait déjà avoir commencé à démanteler et fermer (le site). Nous les peuples indigènes, nous en avons assez.
A.G. : Laissez-moi vous interrompre un moment. Donc, d'abord vous avez fait adopter la loi ce qui a demandé une énorme mobilisation de toute la population du pays. Quelle était la position de M. Noboa durant la campagne électorale, après l'adoption de cette loi ? Elle bénéficiait d'un soutien tel que pour gagner son poste il devait la soutenir aussi n'est-ce pas ?
N.N. : Exact. Durant la campagne électorale M. Noboa s'est engagé à respecter le parc Yasuni. Mais une fois élu, il s'est désisté. Je dois dire que j'ai vu les politiciens.nes, pas seulement M. Noboa, faire de belles promesses durant les campagnes à la Présidence mais aussitôt élus.es le courage et la bravoure ne les étouffent pas et les droits des peuples autochtones, ceux de la nature, ne sont jamais pris en considération. C'est pourquoi les peuples autochtones sont unis prêts à confronter (ces politiciens.nes). Notre territoire c'est notre foyer. C'est un espace de vie pour l'avenir et pour les peuples de la terre. Notre territoire ne sera jamais à vendre.
A.G. : Donc, en ce moment, le Président dit que le pays a besoin d'argent pour combattre les cartels de la drogue qui trafiquent en Équateur. Sa façon d'avoir cet argent c'est de permettre à des compagnies étrangères d'extraire plus de ressources dans le pays. Qu'elle est votre réaction Nemonte ?
N.N. : Oui, il parle d'économie mais un jour il n'y aura plus de pétrole. Ça n'assure pas l'avenir. Le Président Noboa doit faire attention. Il doit assurer l'avenir. Il doit présenter des opportunités. Il devrait jouer un rôle plus important dans le monde pour provoquer des changements et laisser le pétrole dans le sol, présenter des alternatives, sortir de la mentalité consumériste, arriver à une autre forme de mentalité, un changement pour envisager ce qui pourrait être généré dans le futur et comment les peuples indigènes sont respectés, comment Mère nature l'est aussi pour mettre fin aux changements climatiques pour le monde. Mais souvent, les leaders ne pensent pas à ça. Ils et elles ne veulent que de l'argent et n'ont pas de solution. Ce n'est pas une solution justement pour les générations à venir. M. Noboa est favorisé ; c'est un jeune président qui pourrait changer le monde.
A.G. : Donc, comment allez-vous provoquer ce changement ? Vous êtes une leader Waoroni. Vous êtes une des leaders du mouvement qui a réussi à faire adopter cette loi mais qui a pris une autre direction. Comment allez-vous provoquer cela ?
N.N. : Je pourrais dire que n'importe quelle société doit agir. Ne laissez pas les premiers peuples mener seuls la lutte pour la vie. Ce que nous faisons, c'est la solution. Nous sommes aux premières lignes. Donc, les gens d'ici (aux États-Unis), doivent commencer par ne plus investir dans des compagnies qui endommagent le territoire, la forêt dans toute l'Amérique latine. Ensuite, n'investissez plus dans la propagande qui veut que le pétrole soit la solution, mais dans celle qui cherchent une alternative à cette énergie. Et en plus, les mentalités doivent changer, cesser de consommer de plus en plus de choses nuisibles. Par le mot changement, je veux dire d'ouvrir vraiment son cœur, de se relier de nouveau avec Mère nature, de se relier spirituellement, de guérir à nouveau. Ça c'est la solution. Les gens des villes d'ici continuent à consommer ; c'est une honte. Cela va affecter l'Amazone pendant que nous les premiers peuples somment sur les lignes de front.
Assez, c'est assez. Nous ne cesserons pas de nous battre. Nous allons continuer à nous tenir debout. Nous serons sur le front comme des combattants.es, des jaguars. Mais, ici, aussi longtemps qu'il n'y aura pas de changements, aussi longtemps que la consommation dure, l'Amazone en sera affectée. Même si les pétrolières ne viennent pas, l'effet sera là. Donc, pour moi, le travail ici, c'est de faire pression sur les hommes et les femmes politiques, sur les compagnies, de ne pas consommer ce qui fait du mal mais de soigner et guérir dans les villes.
A.G. : Vous êtes ici au beau milieu d'une campagne électorale présidentielle aux États-Unis. C'est peut-être le plus important. Il y a deux partis principaux, les Démocrates et les Républicains. À propos de l'immigration, ils rivalisent entre eux ; ils sont d'accord sur plusieurs points comme fermer la frontière aux immigrants.es venant du Mexique et des pays du sud dont l'Équateur. Pouvez-vous faire un lien direct avec la destruction environnementale, la pauvreté, la violence (dans leurs pays), qui poussent des milliers de gens de l'Équateur et de toute la région de l'Amazone à quitter leurs terres, leurs pays ?
N.N. : Je pense que cela est survenu souvent au cours des dernières années parce que le climat de crise dans le monde est très sérieux. Et nous ne devons pas laisser cela arriver. Nous devons éveiller les consciences de la population dans la ville.
Pourquoi y a-t-il des gens malheureux ? Les gens quittent leurs pays parce ce système de consommation ici, provoque des conflits armés et ce n'est pas qu'en Équateur. Ça provoque l'extraction du pétrole parce que le monde entier en a besoin pour son pillage. Le besoin d'argent est là.
C'est pourquoi nous devons y voir, équilibrer, nous reconnecter, sentir à nouveau la paix que nous voulons pour nos sociétés parce que Mère nature souffre de ces phénomènes qui nous affectent tous et toutes. Mais les gens ne s'en rendent pas compte. Les politiciens.nes avec leur grand pouvoir ne s'en rendent pas compte ; ils et elles sont déconnectés.es, ne sont plus en lien avec Mère nature, ni avec leur spiritualité. Il n'y a pas d'amour dans leur cœur, absolument aucun amour.
Donc, nous les gens, la société, devons-nous rassembler, socialiser, nous unir parce que nous sommes capables de résoudre ce problème. Nous n'allons pas laisser le gouvernement prendre les décisions dans notre propre maison. Nous n'allons pas laisser le gouvernement nous diriger, diriger nos territoires. Donc cette responsabilité nous revient à tous et toutes. C'est ce que je tente de dire. La responsabilité n'est pas que celle des peuples autochtones.
Pourquoi devons-nous vivre sur notre territoire en étant chaque jour menacés.es. Le système ne s'arrête pas, les mentalités ne changent pas, le cœur n'est plus touché profondément. Donc le travail à faire est ici dans les grandes villes. Comme femme autochtone, c'est ainsi que je vois les choses, c'est ce que je tente de dire. Comme femme autochtone, je vois que le problème n'est pas dans les territoires indigènes. Le problème est ici, dans ce système que tous ensemble nous devons arrêter. C'est le message. Tant que nous ne connaissons pas vraiment la vie, ce qui est le plus important, nous allons la détruire. Mère nature ne s'attends pas à ce que nous la sauvions mais à ce que nous la respections que nous l'aimions et la guérissions. C'est la société que nous devons soigner.
A.G. : Donc, vous voici à New York. Vous y êtes à cause de la semaine sur le climat. Vous y avez été antérieurement même si vous passez l'essentiel de votre vie en Amazonie. Qu'est-ce que ça représente pour vous d'être avec des milliers de personnes dont des leaders mondiaux et de vous adresser aux Nations Unies ? Voyez-vous des progrès depuis que vous participez ainsi avec des milliers de militants.es venant du monde entier sur des enjeux liés au réchauffement climatique ?
N.N. : À titre de femme autochtone, je vis une vie collective dans ma communauté ; c'est ainsi dans chacune de nos communautés. Nous les femmes, somment sur les lignes de front parce que nous sommes préoccupées par le bien-être de tous et toutes. Nous sommes un collectif et nous nous assurons que tout fonctionne bien. Nous sommes les protectrices, les gardiennes, les mères.
Qu'est-ce que je vois pour ce qui est du changement climatique ? Quand j'arrive ici, en tant que femme autochtone, je regarde et je constate qu'il n'y a aucun espace pour nous les femmes autochtones où nous pourrions parler aux hommes et femmes politiques. Je vois un espace où les même politiciens.nes sont représentants.es, parlent, prennent des décisions quant au territoire, en extrayant des ressources tout en parlant de la manière de sauver l'environnement. Il n'y a aucune manière sérieuse de faire une place aux peuples indigènes à la table (de discussion), pour prendre des décisions, pour s'engager avec respect. Il n'y a rien. Les politiciens.nes créent leurs propres espaces, prennent leurs décisions. Ça n'arrêtera pas les changements climatiques.
Mais ce que j'observe aussi très sérieusement, c'est que les sociétés civiles relèvent leur conscience. Elles se réveillent. C'est bon signe. Comme je travaille avec des collectifs, la tâche nous appartient, comme le rôle. Nous devons nous unir avec les sociétés civiles. Nous devons faire pression sur les élus.es pour qu'ils et elles nous voient, pour ouvrir leurs cœurs, les rendre conscients.es des enjeux climatiques sérieusement. Pendant que nous les peuples indigènes, occupons un espace, présentons nos histoires ces élus.es prennent des décisions, signent des résolutions et des ententes. Pour moi ce n'est pas une solution. C'est triste.
A.G. : Mitch Anderson, vous avez étudié ces enjeux depuis des années. Au début 2000, vous étiez avec Amazon Watch. Vous avez passé beaucoup de temps, environ 15 ans en Amazonie. Avec votre partenaire Nemonte, vous avez fondé Amazon Frontlines. Au moment de revenir dans votre pays de naissance, les États-Unis, pouvez-vous observer quelques progrès ? Et comme personne pouvant voir l'Amazonie depuis votre pays, depuis le lieu où votre famille et votre communauté vivaient, jusqu'au lieu où vous vivez maintenant avec vos enfants, avec votre nouvelle communauté, qu'est, selon vous le plus grand malentendu que nous ayons avec l'Amazonie ?
M.A. : Je vis en Amazonie avec Nemonte et son peuple depuis 15 ans. La vaste majorité du pétrole extrait en Amazonie détruit les forêts et les rivières. Il est ensuite expédié en Californie pour y être raffiné. Il est ensuite distribué dans les stations d'essence dans tout le pays et aussi transformé en carburant pour les avions. Je ne crois pas que les Américains.es comprennent vraiment ce que Nemonte leur dit à propos de la consommation et du système de dépendance au pétrole ni comment cela détruit les cultures indigènes et leurs territoires.
Durant les années 1960, les pétrolières américaines ont découvert le pétrole de l'Amazonie en Équateur et au Pérou. Elles ont délibérément pris la décision d'en verser des barils et des barils dans les rivières, des millions de gallons ainsi que de l'eau usée pour épargner de l'argent. Il en est résulté une crise majeure de santé publique. En Équateur, le gouvernement de l'époque pensait que cette exploitation serait leur salut, que ça allait les sortir du sous-développement et de la pauvreté. Mais, au cours des 60 dernières années cela a créé des disparités économiques, des inégalités, de la corruption, une énorme contamination environnementale et de la pauvreté.
Je pense que Nemonte et son peuple, les jeunes militants.es du climat en Équateur ont fait une démonstration et élevé la conscience de toute la population du pays en lui racontant des histoires, en lui disant : « Vous voyez, nous vivons dans le développement du pétrole et où sommes-nous rendus.es en ce moment ? Il faut que le pétrole reste dans le sol. Nous devons protéger la forêt avec la plus grande biodiversité du monde. Nous devons réveiller nos imaginations, penser à des alternatives économiques, penser à la régénération ».
Et gagner dans le cas du parc Yasuni, de la forêt avec la plus grande biodiversité du monde, c'est ça. C'est ce modèle de démocratie climatique qui est une inspiration pour le monde entier. Avec Nemonte, à Amazon Frontlines, nous sommes un collectif de militants.es occidentaux et de leaders indigènes qui travaillons à mettre fin à l'industrie pétrolière, minière, du bois, à ne pas les laisser entrer dans les forêts, à créer des zones permanentes de protection, mais aussi avec les communautés indigènes à récupérer leurs territoires parce qu'essentiellement, elles sont les propriétaires ancestraux de presque la moitié de ce qui reste de la forêt amazonienne. Ils ne comptent que pour 5% de la population mondiale mais protègent 80% de la biodiversité de toute la planète. Les peuples indigènes sont les propriétaires de 40% des écosystèmes encore intacts sur terre.
Donc, nous avons vu à la semaine sur le climat que la société civile se réveille. Les peuples autochtones mènent la marche, ils partagent leurs histoires, leurs positions, ajoutent à leurs valeurs. Mais nous voyons aussi que les politiciens.nes, les dirigeants.es de compagnies sont encore accrochés.es au pompage jusqu'à la dernière goutte de pétrole dans les forêts et les océans. Nous ne pouvons permettre cela.
A.G. : Et comment a été cette collaboration entre vous pour écrire le livre ? Ce sont les mémoires de Nemonte mais vous avez écrit avec elle We Will Be Jaguars : A Memoir of My People.
M. A. : Vous savez, au cours de ces 15 dernières années, avec Nemonte et son peuple, avec Amazon Frontlines, l'Alliance Ceibo, nous avons gagné beaucoup de batailles. Nous avons fait reculer l'industrie pétrolière, protégé un demi millions d'acres de forêt, créé le précédent pour 7 millions de plus, aidé au mouvement pour sauver Yasuni et réussi à garder 726 millions de barils de pétrole dans le sol.
Nous continuons à recevoir des menaces. Les pétrolières et les minières et en ce moment le gouvernement de l'Équateur, préparent une nouvelle vente aux enchères pour la location de millions d'acres à l'industrie pétrolière internationale juste au moment où nous savons tous et toutes qu'il faut mettre fin à cette production. Il faut que le pétrole reste dans le sol.
Alors, Nemonte m'a expliqué que son père lui avait dit que le peuple Waorani avait toujours su que les étrangers détruisent ce qu'ils ne comprennent pas. Il lui a aussi dit qu'il était temps qu'elle écrive son bouquin pour y décrire l'histoire de son peuple, de sa résistance pour donner une chance au monde de connaitre les peuples indigènes, de comprendre leur conception de la forêt, de comprendre ce qui est en jeu. Elle m'a demandé d'être son collaborateur. Nous sommes partenaires de vie et dans le militantisme. Nous avons fondé ensemble Amazon Frontlines et l'Alliance Ceibo. Elle m'a donc demandé de me joindre à elle pour écrire cette histoire.
Elle vient d'une tradition orale. Nous avons passé des années ensemble à écrire aux petites heures du matin, au lever du soleil, en canot, en marchant dans la forêt. Je l'écoutais me raconter ces histoires. Certaines remontent à la nuit des temps, à des milliers d'années, à des centaines d'années, à ses premiers souvenirs d'enfant, de fillette. Ma mission était de concevoir, avec elle, une manière d'écrire cela avec l'esprit propre aux récits oraux des traditions de son peuple. Ce fut un magnifique processus. Et nous pensons ….Nemonte m'a dit qu'elle pense que ses ancêtres seraient fiers de l'histoire que nous avons produit.
A.G. : Nemonte, amenez-nous dans ce profond parcours. Vous nous faites pénétrer dans votre livre, We Will Be Jaguars. Dites-nous d'abord où vous êtes née en Équateur, en Amazonie, cet endroit où les missionnaires vous ont rejoint. Vous avez dit : « Les auteurs-es de notre destruction sont exactement ceux et celles qui nous prêchaient le salut ». Commencez par nous parler de votre visage et des images qui s'y trouvent. Il y a une teinte de rouge sur vos yeux d'une tempe à l'autre et quel est le sens de votre coiffure ?
N.N. : Durant mon enfance j'ai grandi dans deux univers, très jolis, magnifiques. Je voyais les missionnaires aller et venir autour de nous, nous apportant les paroles de Jésus et je voyais aussi nos grands-parents près de nous, soigner avec des plantes. J'étais une fillette très curieuse. Je voulais découvrir. Je voulais comprendre qui étaient ces gens, ces blancs.hes, et mes grands-parents. Qui étaient-ils ? Donc j'ai grandi en des temps très jolis, vraiment magnifiques parce que sur notre territoire nous vivions encore collectivement à ce moment-là. Nos chakras, nos rivières, notre mode de vie étaient libres dans ce lieu.
Le rocou (colorant d'un beau rouge orangé obtenu du fruit du rocouyer. N.d.t.) fait partie de notre culture. Nous nous peignons les yeux et le front pour nous protéger des mauvaises énergies. Mais aussi, pour les femmes, pour leur beauté. En peignant cette partie de notre visage nous annonçons notre identité, nos origines waoranies, de femme waorani.
La couronne est faite de plumes d'aras. Pour nous c'est un oiseau très sacré. Ils comptaient beaucoup pour nos ancêtres et nous y croyons toujours. Ils se tiennent à la cime des arbres, communiquent entre eux et ensuite ils planifient leur recherche de nourriture. Donc, porter cette couronne signifie que vous êtes une leader liée à sa famille qui protège sa maison et ses communautés.
Le collier signifie aussi que vous êtes une leader. Il représente le pouvoir, celui de la femme. Ça fait partie de notre culture. Il est fait de graines appelées pantomo. On en trouve beaucoup dans la jungle. Nous croyons qu'elles nous protègent des mauvaises énergies et mais aussi qu'elles nous envoient de bonnes vibrations, une bonne énergie. Nous portons ce collier pour aller aux cérémonies et aux réunions.
Ce n'est que depuis 50 ou 60 ans que nous avons des contacts avec l'extérieur, que notre culture est en contact avec le monde extérieur. Il y a maintenant de nouvelles générations et nous réfléchissons à la façon d'exposer nos connaissances ; nos grands-parents sont en train de mourir. Il faut donc que nous passions notre culture aux jeunes, aux jeunes leaders pour qu'ils et elles puissent continuer à protéger le territoire et conserver leur propre langage.
C'est donc très important pour nous de réapprendre, d'avoir notre propre système d'éducation, notre éducation traditionnelle mais en même temps, d'apprendre des autres systèmes comment utiliser nos connaissances pour protéger notre territoire où il y a encore des forêts. Si elles sont en santé, nous le seront nous aussi. Mais si la maladie les atteint, si elles deviennent contaminées nous commencerons à être malades et nous nous dissocieront de nous-mêmes, de nos savoirs, de notre langue, nous perdrons tout comme c'est arrivé à d'autres peuples qui sont disparus depuis 500 ans. Nous ne voulons pas ça. Nous voulons continuer à être des Waoranis.es avec le savoir des deux mondes en valorisant nos principes.
A.G. : Amenez-nous avec vous depuis New York. Qu'est-ce que ce retour chez-vous, en Amazonie en Équateur, va représenter pour vous ? Combien de temps va durer ce voyage ? Vous allez d'abord vous rendre à Quito, la capitale ?
N.N. : Je peux vous en parler. Pour rejoindre mon territoire depuis ici, à New York, nous devons d'abord aller à Quito. De là, nous devons prendre un autobus et voyager pendant cinq heures jusqu'à Puyo, Pastaza. Et de là, faire encore quatre heures de routes jusqu'au bout du chemin où vivent d'autres voisins Quetchuas. Ensuite nous devons pendre un canot pour descendre la rivière jusqu'où le territoire waorani commence.
Ensuite nous nous rendrons dans les communautés de Daipare, Quenahueno et Tonampare où je suis née et où j'ai grandi. Par la suite j'ai déménagé plus bas. Mon père m'a emmenée dans la jungle profonde dans la communauté de Nemompare. J'y suis encore avec mon père. C'est un endroit très éloigné où il y a de grands arbres, des arbres magnifiques, les ceibos (Erythrica crista-galli du nom scientifique. N.d.t.). Il y a aussi beaucoup d'oiseaux des perroquets et beaucoup d'autres. On peut entendre les chants des oiseaux petits et grands. On peut aussi voir les poissons, l'anaconda, le jaguar, les singes rouges qui crient dans la montagne. C'est très, très beau. En arrivant la nuit, si vous levez les yeux, vous voyez le clair de lune, c'est vraiment très beau.
Notre territoire est grand. Il y a trois provinces : Pastaza, Napo et Orellana. Nous vivons collectivement sur ce territoire. Mais une pétrolière opère dans le parc Yasuni où nos frères et sœurs Tagaeri et Taromenane vivent en autarcie volontaire.
Nous essayons de défendre nos droits, de garder nos foyers et d'avoir un espace sans extraction, sans contamination où nous pouvons vivre dans le bonheur et dans la dignité. Et tout ce que nous faisons chez-nous pour nous protéger profite aussi aux autre tribus. Nous profitons de l'oxygène. 80% de la diversité dans les poumons de tous les humains vient de notre territoire. C'est donc mon message : même si nous sommes ici à New York où ailleurs nous nous sentons en liens avec vous.
Nous devons commencer à travailler ensemble, collectivement comme femmes. Je travaille beaucoup avec les femmes de ma communauté parce que comme femmes nous sommes aux avant-postes. Nous prenons soin de nos corps, de notre santé. Donc c'est mon message. J'apporte l'esprit des femmes de la jungle. C'est pour cette raison qu'il est dans mon livre. J'espère que vous allez tous et toutes le lire pour vous reconnecter à Mère nature, à l'amour de vous-mêmes, a la spiritualité pour vous soigner ensemble, pour faire face aux menaces qui ne vont pas s'arrêter. Je suis sûre que la menace ne s'arrêtera pas. Comme femme nous devons apprendre à bien dire les choses. Femmes indigènes et non indigènes, nous devons travailler ensemble.
A.G. : Ici aux États-Unis vous venez de gagner un prix que vous allez bientôt recevoir. Le prix humanitaire Hilton de la Fondation Conrad Hilton. Ce sont deux millions et demi de dollars pour votre groupe, Amazon Frontlines. Pouvez-vous nous dire ce que cela signifie pour vous et ce que vous prévoyez en faire ?
N.N. : Cette reconnaissance est très importante pour moi. C'est très important de montrer ce que nous faisons avec nos partenaires aussi, montrer que nous pouvons fournir des ressources aux communautés indigènes parce que nous sommes sur le front à combattre les changements climatiques. Cela va nous aider à développer notre organisation, à élaborer nos structures et à nous battre contre cette menace qui est là tous les jours.
Mais si cette reconnaissance n'est pas une solution elle va nous aider à être plus visibles, à faire valoir notre lutte et à la présenter à d'autres acteurs. La menace est très forte et le peuple indigène ne peut être le seul sur la ligne de front. Donc, le monde entier doit s'assembler et lutter pour des changements dans l'avenir.
A.G. : Mitch, vous êtes co-fondateur de Amazon Frontlines. Qu'est-ce que cela signifie pour votre organisation ?
M.A. : Amazon Frontlines est une organisation d'indigènes et d'occidentaux. Pour nous ce prix est une validation de notre modèle. C'est une validation que le leadership indigène est aux premières lignes. C'est une validation de son importance comme administrateurs.trices de leurs territoires. C'est la validation par le monde qui reconnait que pour faire face à la crise climatique les indigènes doivent être vus.es, structurés.es et soutenus.es dans leur pouvoir, qu'on doit leur fournir les ressources dont ils et elles ont besoin pour poursuivre les protections contre toutes ces menaces.
Nous allons recevoir des sommes importantes. Nous allons intervenir avec ceux et celles sur la ligne de front qui sont avec les communautés qui mènent la lutte contre les industries pétrolières et minières. Nous allons aussi nous en servir, grâce à la visibilité qu'il nous donne, pour augmenter nos ressources, pour augmenter notre travail, notre impact et nous assurer que nous pouvons protéger la totalité du Haut Amazone, une des forêts contenant le plus de biodiversité dans le monde, un lieu de capture du carbone. C'est encore un puits de carbone et c'est un des endroits avec le plus de diversité culturelle de la planète. Oui, nous sommes extrêmement fiers.es, reconnaissants.es, honorés.es et humbles. Nous allons apporter ces ressources sur la ligne de front.
A.G. : En terminant, (s'adressant à Nemonte n.d.t.), pouvez-vous regarder directement la caméra et partager votre message avec le monde ?
N.N. : Mons message est que la forêt et Mère nature sont importantes. Nous devons les aimer, nous lier à elles. Nous devons revenir aux liens, soigner nos corps parce que nous donnons la vie. Je vous apporte le message que nous les peuples indigènes sommes minoritaires mais nos territoires sont plus grands, comme notre diversité et nous allons donner vie à la planète.
La menace arrive chaque jour ; elle vient du système. Notre responsabilité est collective. Les peuples indigènes, les leaders féminines indigènes ne sont pas seuls.es a devoir porter cette responsabilité. Nous devons faire alliance avec des femmes qui ne sont pas autochtones pour nous unir et agir pour notre mieux-être et celui de nos enfants.
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Elections au Brésil : la gauche a besoin de dire son nom, mais elle ne peut pas continuer à parler toute seule

Les défaites ont des effets contradictoires. Une fois absorbées, elles peuvent constituer une expérience d'apprentissage importante et favoriser la progression du mouvement. Mais cette assimilation n'est jamais automatique. C'est pourquoi le résultat immédiat des défaites est la désorganisation de la pensée, la confusion, la démoralisation et, dans les cas extrêmes, la paralysie. Face à la défaite, des explications rapides et faciles émergent, préparées à l'avance. Les ingénieurs du prêt-à-penser émergent, les prophètes du passé. Et la recherche des coupables commence.
Je souffre : quelqu'un doit bien en être coupable.
Friedrich Nietzsche
31 octobre 2024 | tiré d'Europe solidaire sans frontières | Illustration : Le diable assis, 1890. Mikhail Vrubel
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article72431
Selon nous, il s'agit d'une victoire de l'extrême droite. La presse institutionnelle fait tout ce qu'elle peut pour la présenter comme un triomphe du centre-droit, mais il s'agit d'une analyse purement instrumentale. Son objectif est de masquer les relations du centrão avec l'extrême droite, ouvrant ainsi plus d'espace pour la formation d'un grand front anti-gauche pour 2026.
« Selon nous, il s'agit d'une victoire de l'extrême droite. La presse institutionnelle fait tout ce qu'elle peut pour la présenter comme un triomphe du centre-droit, mais il s'agit d'une analyse purement instrumentale. Son objectif est de masquer les relations du centrão avec l'extrême droite, ouvrant ainsi plus d'espace pour la formation d'un grand front anti-gauche pour 2026. »
La très forte personnalisation de la politique, résultat de la défaite historique qu'a été l'effondrement de l'Union soviétique, donne encore plus de force à ce mécanisme. On tente d'expliquer les défaites non plus par le jeu des forces entre classes et partis, mais uniquement par la subjectivité. Le volontarisme est une caractéristique de notre époque. Je peux tout faire. Et si je ne peux pas, il faut en rechercher les responsables.
L'exemple le plus flagrant de cette entreprise est l'effort déployé par les médias (qui a de grandes chances de réussir) pour présenter un personnage grossier comme Tarcísio de Freitas comme un modéré et même un démocrate, plutôt que comme ce qu'il est vraiment : un véritable produit du bolonarisme le plus torve (voir sa « révélation » sur le « Salve » du PCC le jour de l'élection) [1].
Pour commencer, analysons les conditions dans lesquelles se sont déroulées ces élections. Quelques thèmes peuvent être rapidement mentionnés :
a) Le contrôle du Congrès sur la répartition du budget dans un système (en pratique) semi-parlementaire, ce qui a conduit à un taux élevé de réélection des maires qui ont bénéficié d'amendement améliorant leur situation budgétaire alors que le gouvernement fédéral reste lié par le cadre fiscal qu'il a lui-même mis en place ;
b) La progression et la systématisation de la précarité, avec une masse gigantesque de la population jetée dans la jungle de la survie individuelle et de l'« esprit d'entreprise », ce qui a conduit à la diffusion à grande échelle de l'idéologie de la réussite individuelle et de l'idée que les droits sociaux sont nuisibles parce qu'« ils empêchent d'apprendre à pêcher » ;
c) La dégradation et la démoralisation des services publics de santé, d'éducation, de transport, d'assainissement, d'aide sociale et autres, ce qui crée dans la population le sentiment que ces services sont déjà perdus à jamais et qu'il est vain d'en attendre quoi que ce soit ou de se battre pour leur rétablissement ;
d) Le haut niveau d'engagement, de mobilisation et de motivation de l'extrême droite qui, même dans l'opposition (ou peut-être précisément à cause de cela), reste très cohérente sur les questions programmatiques essentielles, même si la personnalité de Bolsonaro est remise en question ; e) L'absence de changement réel dans la vie des gens depuis l'élection de Lula, avec des concessions permanentes au centre, une extrême timidité dans les mesures sociales et l'absence de toute lutte idéologique contre l'extrême droite ; f) Le degré de fusion entre la politique et la religion, avec la propagation (irrésistible jusqu'à présent) des cultes fondamentalistes néo-pentecôtistes qui enrégimentent politiquement leurs fidèles ; g)La campagne permanente des médias institutionnels et de la droite autour de la sécurité et de la corruption comme principaux problèmes du pays, en les associant toujours à la gauche (« qui veut le pouvoir pour voler » et « défend les escrocs ») ; h) La propagation de la panique morale autour des questions de droits reproductifs, de l'identité sexuelle et de la guerre contre la drogue ; i) La satanisation des mouvements sociaux auxquels la gauche est traditionnellement associée, tels que le Mouvement des sans-terres (MST), les syndicats, les mouvements féministes, noirs et étudiants et, plus récemment, les mouvements indigènes et environnementaux ; j) Le grand front unique anti-gauche, qui s'étend de l'extrême droite à la grande presse et qui mène des attaques frénétiques contre les candidats du camp progressiste, aussi modérés qu'ils puissent être.
Bien d'autres éléments pourraient être énumérés, mais il nous semble que ce sont les plus essentiels et les plus caractéristiques pour ce qui concerne cette élection.
Dans ce contexte, il est légitime de se demander : avons-nous commis des erreurs ? Les choses auraient-elles pu être différentes ? Nous ne sommes pas de ceux qui méprisent l'importance de l'intelligence en politique. Au contraire, dans les différents articles publiés sur ce site, nous avons insisté sur le fait que, précisément en raison des conditions difficiles dans lesquelles nous nous trouvons, la flexibilité tactique, les manœuvres, les retraites temporaires, les changements de cap, la capacité à percevoir le sentiment exact et la volonté de lutter de la classe afin de formuler la ligne correcte, tout en gardant nos principes intacts et en poursuivant la lutte à long terme pour dépasser radicalement cette société et son système, sont plus nécessaires que jamais. Il faut également faire preuve d'une capacité d'audace intelligente, en profitant des positions acquises pour attaquer sur les flancs les plus vulnérables de l'ennemi, afin de le faire reculer. Céder sans cesse des territoires (pas plus que l'offensive permanente) n'a jamais été une bonne politique.
L'histoire connaît d'innombrables exemples où l'intelligence politique a changé le cours des choses. En fait, cela arrive tout le temps. Changer le cours des événements est précisément l'essence de l'activité politique, en particulier de la politique communiste.
Mais il n'est pas vrai que cela soit toujours possible, et à n'importe quelle échelle. Cela dépend des conditions concrètes. À notre avis, la raison de la défaite de la gauche dans ces élections réside beaucoup plus dans les facteurs objectifs que sont les rapports de force que dans les erreurs subjectives liées à la tactique politique.
São Paulo : Boulos était-il trop radical ?
« La récente interview de Jilmar Tatto ne laisse aucun doute sur la stratégie qui guide la façon de voir d'une aile du PT : il faut intégrer la Mairie à tout prix. Faisant le bilan de l'élection, Tatto regrette que Nunes ait rejeté un rapprochement avec le PT et le gouvernement dans le cadre d'une alliance de centre. C'est la politique de la capitulation ».
Confrontés à la défaite de l'alliance dirigée par le PSOL à São Paulo, certains secteurs du PT ont émis l'hypothèse que, d'une manière générale, tous les arrangements politiques et accords entre les partis conclus pendant la période préélectorale étaient erronés : Boulos aurait un profil trop radical ; le PSOL aurait une implantation sociale trop faible ; le poids important accordé aux questions de race et de genre empêcherait le dialogue avec la masse de la population qui se focalise sur les « problèmes concrets ». La solution serait donc un recul encore plus grand sur le plan du programme, dans la recherche d'alliances qui dissoudraient le caractère de gauche du front pour le rapprocher d'un agrégat amorphe et centriste.
Ce type de bilan ne tient pas compte du fait qu'en 2020, Boulos est arrivé au second tour des élections avec un profil encore plus radical et une alliance encore plus clairement à gauche, tout en étant parfaitement capable de dialoguer avec la population qui était loin de le connaître aussi bien qu'aujourd'hui. Dans le même temps, le candidat du PT, Jilmar Tatto, qui incarnait exactement la conception d'une candidature plus modérée et de centre-gauche, n'avait recueilli que 8,65 % des voix, tandis que Boulos a obtenu 20,24 %, ce qui lui avait permis de se qualifier pour le second tour.
En d'autres termes, il n'existe pas de règle selon laquelle un candidat plus modéré et de centre-droit est toujours meilleur qu'un candidat avec un profil de gauche plus affirmé. C'est pourquoi la comparaison avec 2020 et la conclusion selon laquelle la candidature de Boulos était trop radicale en 2024 est erronée, car elle ignore le facteur principal : la détérioration de la situation politique.
De plus, il convient d'être concret. Boulos a mené une campagne qui parlait de logement, de transport, d'éducation et de la pénétration du crime organisé dans la mairie. Aurait-il dû renoncer à ces points fondamentaux ? En même temps, il a su établir un dialogue avec un public qui ne constitue pas un électorat traditionnel de la gauche : il s'est adressé aux conducteurs de VTC, aux livreurs, aux petits entrepreneurs, aux commerçants, aux pasteurs évangéliques. La campagne a balayé un large spectre politique et social et ne peut en aucun cas être taxée de sectaire ou d'égocentrique. La récente interview de Jilmar Tatto ne laisse aucun doute sur la stratégie qui guide l'approche d'une aile du PT : il faut intégrer l'hôtel de ville à tout prix. Faisant le bilan de l'élection, Tatto regrette que Nunes ait refusé un rapprochement avec le PT et le gouvernement dans le cadre d'une alliance au centre. C'est la politique de la capitulation.
Boulos était-il trop modéré ?
L'évaluation selon laquelle Boulos était trop radical et celle selon laquelle il était trop modéré commettent toutes deux la même erreur méthodologique : elles ignorent la réalité objective.
Boulos n'a pas été battu à São Paulo à cause d'un supposé « recul programmatique », mais parce que, face à la droitisation du processus (Nunes et Marçal ont obtenu ensemble 2/3 des voix), l'ancien leader du MTST (mouvement des travailleurs sans toit) est apparu trop radical.
Boulos n'a pas été battu à São Paulo à cause d'un prétendu « recul programmatique », mais parce que, face à la droitisation du processus (Nunes et Marçal ont obtenu ensemble 2/3 des voix), l'ancien leader du MTST est apparu trop radical, trop à gauche, trop socialiste pour une bourgeoisie qui a embrassé Bolsonaro, légitimé Marçal et rejoint Tarcísio dans un front sans principes pour empêcher la victoire du PSOL. Nous avons été vaincus en raison de ce que nous faisons le mieux : notre relation avec les mouvements sociaux, notre combativité dans les luttes pour la défense des droits, notre opposition aux privatisations, à l'incarcération massive des jeunes Noirs et pour d'autres « péchés originels » de la gauche ".
D'autres analyses affirment que le « repli programmatique » de Boulos a découragé la base militante, ce qui aurait affaibli la campagne et contribué à sa défaite. Il est vrai qu'une campagne visant à atténuer le rejet et à engager le dialogue avec un secteur qui n'est pas de gauche peut ne pas mobiliser pleinement l'avant-garde qui tient à affirmer son idéologie. À de nombreux moments, il y a eu un manque d'équilibre entre le dialogue de masse et la mobilisation de l'avant-garde. Des actions comme celle du début de la campagne sur la place Roosevelt contre Bolsonaro ou les actions de la dernière semaine auraient pu être plus nombreuses, mais cela n'aurait pas inversé le résultat, qui ne s'est pas joué sur une différence étroite. Par ailleurs, nous ne pouvons pas oublier l'énorme effort réalisé par les militant.e.s lors de ces élections : la mobilisation, les marches, les « autocollants », les « vols de nuit », la distribution de tracts, les réunions avec les communautés, etc. etc. etc. Il est vrai qu'il y a eu un moment de découragement chez les militant.e.s, mais ce n'est pas à cause de Boulos. C'est à cause du résultat du premier tour qui a ébranlé tout le monde. Ce qu'a réussi à faire la campagne de Boulos (surtout au moment le plus difficile), c'est exactement le contraire : ne pas baisser la tête, assumer ses responsabilités, relancer les découragé.e.s et mener une campagne militante, en polarisation permanente avec la droite, contre toute la machine étatique et municipale et la presse à grand tirage.
Même du point de vue du programme, bien que l'on puisse signaler des erreurs, il faut admettre qu'un combat idéologique très difficile a été mené. Quelques exemples le montrent clairement : la remise en question de la privatisation d'Eletropaulo (aujourd'hui Enel) et de SABESP ; le point sur les mouvements sociaux et la lutte pour le logement, rrepris à chaque fois que le candidat était interrogé ; l'importance de la dimension morale pour l'enseignant, à la fois comme professionnel et comme être humain ; la défense des fonctionnaires ; l'engagement à annuler la confiscation des 14% ; un traitement identique par la police municipale pour l'ouvrier d'Heliópolis et pour le médecin du quartier huppé des Jardins. La « Lettre au peuple de São Paulo » elle-même n'avait rien à voir avec la « Lettre au peuple brésilien » [de Lula] en 2002. Il s'agissait d'une recherche de dialogue non pas avec les entrepreneurs, le marché financier et la classe moyenne effrayée, mais avec les travailleurs précaires qui ne se considèrent pas comme des travailleurs et ne se sentent pas inclus dans la défense des droits en général, à la fois parce qu'ils n'ont plus rien et parce qu'ils sont sous l'emprise de l'individualisme ultra-néolibéral qui profite à l'extrême-droite.
La campagne à São Paulo a cherché à établir le dialogue avec une conscience plus à droite qu'en 2020. En ce sens, l'adaptation du discours n'a pas représenté une trahison de classe, car les questions concrètes les plus importantes sont restées à l'ordre du jour. N'oublions pas que nous sommes parvenus au second tour par une faible différence de voix et même avec l'aide d'une erreur de l'ennemi le jour du scrutin. La campagne n'a pas toujours été réussie, bien sûr. Il n'y a pas de campagne sans erreurs. Mais la rectification de ces erreurs, qui doivent être discutées ouvertement, se traduirait pas une différence qualitative dans le sens d'une amélioration.
La conclusion selon laquelle nous avons perdu parce que nous n'avons pas fait de travail dans les zones périphériques est également erronée. On ne peut pas dire que Boulos et le MTST ne sont pas dans la périphérie ou que le fait de débattre de questions concrètes dévalorise le programme. Boulos a cherché à dialoguer avec la périphérie, où il est l'une des seules forces politiques de la gauche radicale à être présente, et cela ne se fait pas en déclamant nos idées sans échanger avec les gens et ce qu'ils ont dans la tête. Des millions de travailleurs ont renoncé à être déclarés légalement et sont allés vendre quelque chose dans la rue ou sur internet. Que leur disons-nous ? Que leurs conditions de vie anciennes seront immédiatement rétablies ? C'est notre programme historique, mais dans cette situation spécifique, ce ne serait pas vrai. Il faut donc un certain nombre de médiations, et c'est ce que Boulos a cherché à trouver.
La question fondamentale ne concerne pas la tactique, le discours ou la figure de Boulos, mais le fait que la classe ouvrière est réellement gagnée à des idées qui sont étrangères à ses intérêts. Dans ces conditions, Boulos est le meilleur allié possible pour mener à bien le combat idéologique dans les zones périphériques. Boulos est une alternative au renoncement à travailler avec les mouvements sociaux de la part de la droite du PT. Et c'est une excellente nouvelle ! Mettre la campagne dans le même sac que les erreurs de la direction du PT, c'est lutter contre les faits.
Quelques leçons de 2024 et le rôle du PSOL
Le résultat des élections montre qu'il y a eu un changement négatif dans les rapports de forces depuis 2022. La diversification des candidats d'extrême droite aux élections ne reflète pas leur faiblesse et leur « division » au sens négatif du terme, mais une réorganisation considérable et une lutte pour le rôle dirigeant au sein d'un mouvement qui a pris de l'ampleur. Il y avait un grand espace pour eux, même divisés, et un espace minoritaire pour nous, même unifiés, comme à São Paulo.
Le lulisme est la seule force politique et sociale capable de disputer le pouvoir à l'extrême droite. Mais il est nécessaire de dire les choses telles qu'elles sont. Pour nous éviter une catastrophe en 2026, le PT et le gouvernement doivent changer d'attitude.
Il s'est également avéré que le lulisme est la seule force politique et sociale capable de disputer le pouvoir à l'extrême droite. Mais il faut dire les choses crûment. Pour éviter une catastrophe en 2026, le PT et le gouvernement doivent changer d'attitude : à ce stade, près de deux ans de mandat, il ne suffit pas de favoriser les améliorations économiques et sociales (même si elles sont centrales). Il est nécessaire de politiser l'espace électoral couvert par le lulisme, de transformer ce qui est actuellement une base purement électorale et profondément dépendante de la personnalité de Lula en une force politico-idéologique. Les gens votent pour Lula, mais ils ne soutiennent pas les idées de gauche. C'est aussi pour cela que nous perdons du terrain.
La conclusion selon laquelle la voie à suivre consiste à faire de plus en plus de concessions à la droite, à Faria Lima et au centre serait désastreuse pour 2026. Nous avons besoin de politiques sociales et économiques audacieuses, de préserver et d'étendre les droits, de remettre sur la table le débat sur les privatisations, sur l'autonomie de la Banque centrale, sur la crise climatique, sur la transition énergétique et sur la souveraineté nationale. Allumer une flamme d'espoir dans le cœur des gens. Le gouvernement doit être à l'avant-garde de ce mouvement.
En ce sens, la tâche de défendre le gouvernement contre l'offensive de l'extrême droite reste à l'ordre du jour, puisque Lula est le principal instrument pour battre électoralement Bolsonaro en 2026. Mais il nous faut aussi combattre pour que la gauche s'oriente dans le sens de la déclaration de Boulos : se battre pour que nos idées pénètrent dans la conscience des gens, et ne pas reculer encore plus.
Pour toutes ces raisons, le PSOL est fondamental en tant que parti porteur d'une idéologie et d'un programme résolument tourné vers la lutte contre les inégalités sociales. En s'appuyant sur l'autorité politique acquise par Boulos (mais aussi par d'autres figures du parti, nos parlementaires et nos militant.e.s), nous pouvons jouer un rôle très important dans le combat idéologique contre l'extrême droite. Cela ne dispense pas de maintenir la lutte pour le front uni de la gauche, qui devient encore plus nécessaire. Sans cela, toute lutte idéologique, aussi bien intentionnée et acharnée soit-elle, se heurtera à la violence des rapports de forces qui nous sont hostiles.
Le résultat obtenu est désolant parce qu'il montre que, malgré tous les efforts déployés, nous avons perdu des positions. Cela nous frustre, nous fatigue et nous décourage. Mais nous sommes du genre à garder la tête haute, à serrer les dents et à aller de l'avant. Nous n'avons pas commencé avec cette élection et nous allons continuer, plus conscients, plus forts, en corrigeant les trajectoires. Ce qu'il y a de beau dans la politique, c'est que, malgré les limites que nous imposent nos forces, il est possible de peser sur la réalité.
Glória Trogo et Henrique Canary
P.-S.
• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepL
Source : Esquerda online, site du courant « Reistencia » du PSOL
https://esquerdaonline.com.br/2024/10/31/a-esquerda-precisa-dizer-seu-nome-mas-nao-pode-ficar-falando-sozinha/
Notes
[1] Sans fournir de preuves, le gouverneur de São Paulo avait déclaré que l'organisation criminelle « Primeiro Comando da Capital » (PCC) avait appelé à voter pour le candidat du PSol en utilisant le nom de code « Salve » (ndt).
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L’Ouganda, carrefour de la résistance soudanaise en exil

Cet été, l'équipe de Sudfa s'est rendue en Ouganda, pays frontalier du Soudan du Sud, qui est un des principaux foyers d'accueil des réfugié·es soudanais·es depuis le début de la guerre. Les politiques d'accueil ougandaises leur ont permis de faire renaître à l'étranger une véritable vie culturelle et politique soudanaise, et de poursuivre les objectifs de la révolution en exil.
Tiré du blogue de l'auteur.
L'Ouganda, foyer d'accueil des réfugiés soudanais
Depuis le début du conflit au Soudan, des millions de Soudanais·e·s ont été contraints de fuir leur pays, cherchant refuge dans les pays voisins. Parmi les destinations privilégiées, l'Ouganda s'est imposé comme l'un des principaux pays d'accueil, abritant des milliers de réfugié·e·s soudanais dès les premières heures du conflit.
Lors de notre visite à Kampala, nos échanges ont révélé que le choix de nombreux·ses Soudanais·e·s de se rendre en Ouganda n'était pas dû au hasard. En effet, l'Ouganda est perçu comme l'un des pays les plus sûrs de la région, un véritable havre de paix en comparaison avec les troubles qui affectent nombre de ses voisins. Ce pays d'Afrique de l'Est s'est bâti une solide réputation grâce à son approche généreuse et humanitaire envers les réfugiés. Contrairement à d'autres pays, l'Ouganda offre aux réfugié·e·s soudanais·e·s un accueil inconditionnel, notamment à travers la délivrance rapide de documents officiels, un fait confirmé par tou·te·s les réfugié·e·s soudanais·e·s rencontré·e·s lors de notre visite.
L'une des principales raisons pour lesquelles les Soudanais·e·s choisissent l'Ouganda réside dans la rapidité avec laquelle les autorités délivrent des cartes de résidence valables pour cinq ans. Cette mesure permet aux réfugié·e·s de se sentir rapidement intégré·e·s et de bénéficier d'une certaine stabilité dans un contexte où beaucoup ont tout perdu. Dès leur arrivée, ils et elles peuvent ainsi commencer à reconstruire leur vie.
De plus, l'Ouganda se distingue par sa politique d'accueil inclusive. Contrairement à d'autres pays, les réfugié·e·s soudanais·e·s peuvent entrer sur le territoire ougandais sans passeport valide, une situation fréquente pour de nombreux Soudanais. Les autorités ougandaises comprennent la gravité de la situation et adaptent leur approche pour faciliter l'accueil des personnes en détresse.
L'Ouganda a également été, depuis longtemps, un refuge important pour les militant·e·s soudanais·e·s. A l'époque du régime autoritaire d'Omar el-Béchir, de nombreux·ses opposant·e·s et activistes soudanais·e·s ont trouvé en Ouganda un lieu où ils et elles pouvaient s'organiser et militer sans craindre de représailles. Ainsi, Kampala (la capitale de l'Ouganda) est devenue un foyer de la résistance politique soudanaise, attirant des milliers de militant·e·s espérant, depuis cet exil, contribuer à un avenir meilleur pour leur pays.

Organiser la résistance politique en exil
Depuis le début de la guerre civile en avril 2023, des milliers de militant·e·s, intellectuel·le·s et activistes soudanais·e·s se sont rassemblé·e·s à Kampala. Leur objectif est clair : « organiser la résistance, sensibiliser la communauté internationale à la crise qui ravage le Soudan, et œuvrer à une solution politique durable », comme l'a affirmé El-Mahboub, un militant arrivé à Kampala après le début de la guerre, lors d'un échange que nous avons eu sur place. En effet, Kampala abrite aujourd'hui des centaines de collectifs et associations qui militent sur des sujets variés, allant de l'aide humanitaire à la défense des droits.


L'exil à Kampala ne se limite pas à la résistance politique. La ville est également devenue un carrefour culturel où la culture soudanaise connaît une renaissance. De nombreux·ses militant·e·s ont ouvert des centres culturels, comme le groupe féministe soudanais « Les Gardiennes », qui a créé un espace de débat et de refuge pour les femmes réfugiées. Ce centre sert à la fois de lieu d'échange d'idées sur les droits des femmes et d'hébergement pour celles qui en ont besoin. Samria, une activiste féministe, a souligné que des dizaines de femmes y trouvent refuge, appelant cet espace le « Safe Space ».
Un autre exemple est l'association Hub Développement, qui vise à créer un espace de dialogue vivant entre Soudanais en exil. Ce lieu se veut une plateforme ouverte où toutes les opinions sont les bienvenues, avec l'espoir d'établir les bases d'un dialogue inclusif pour l'avenir du Soudan. Lors d'un événement auquel nous avons assisté à Kampala, Ahmed Al-Haj, coordinateur de l'association, nous a expliqué que : « Cette dynamique de réflexion reflète la volonté de la diaspora soudanaise de contribuer activement à la reconstruction politique et sociale du pays, même depuis l'étranger ».

Par ailleurs, l'association Adeela s'efforce de faire revivre la culture soudanaise en exil. À travers des événements culturels et artistiques, elle œuvre à préserver l'héritage soudanais tout en l'adaptant à la réalité des réfugiés. L'association organise des expositions d'art, des projections de films, et des débats sur l'identité culturelle soudanaise, créant un lien entre le passé et l'avenir. Lors de notre visite, nous avons assisté à une pièce de théâtre en l'honneur du centenaire de la révolte de 1924, dirigée par Ali Abdel Latif contre la colonisation britannique.

Un mini-Soudan au cœur de Kampala : recréer son monde en exil
Au centre de Kampala, un quartier particulier s'est formé, caractérisé par ses boutiques, restaurants, et ambiances qui recréent un fragment du Soudan en exil. Les habitant·e·s appellent cette zone « Down-Town ». Des centaines de réfugié·e·s et de membres de la diaspora soudanaise s'y rassemblent quotidiennement, non seulement pour faire leurs courses, mais aussi pour échanger sur la situation dans leur pays ravagé par la guerre.
Avec l'escalade récente des conflits au Soudan, ce quartier s'est transformé en un véritable « mini-Soudan ». Les vitrines des magasins portent des enseignes en arabe, rappelant leur pays d'origine. Les commerces offrent des produits typiquement soudanais, des épices aux tissus en passant par l'artisanat local.

Les réfugié·e·s soudanais·e·s se retrouvent dans les cafés et restaurants pour échanger des nouvelles, partager des plats traditionnels, et renforcer leurs liens de solidarité. Ces rencontres sont un moyen de se détendre et d'échapper temporairement aux difficultés de l'exil. Ce quartier offre ainsi un soutien moral essentiel, permettant à chacun·e de se sentir un peu plus proche de son pays.
En plus d'être un espace culturel, ce mini-quartier soudanais offre des opportunités économiques pour les réfugiés. Beaucoup y trouvent du travail, que ce soit dans la vente, la restauration, ou la gestion de petites entreprises. La création d'emplois dans ce quartier est cruciale pour ces réfugié·e·s, dont beaucoup ont perdu tous leurs moyens de subsistance en quittant le Soudan. Ces commerces leur offrent une certaine stabilité économique, tout en participant à la vie de Kampala.

Là où beaucoup de médias occidentaux sont focalisés sur les migrations à destination de l'Europe, il faut rappeler, une fois de plus, que la majorité des migrations, notamment en provenance du Soudan, ne se font pas vers le Nord et vers l'Europe, mais bien dans le Sud, en Afrique, et notamment vers des pays comme le Ouganda. Pour reprendre le titre du fameux roman de l'écrivain soudanais Tayeb Saleh, « Saison d'une migration vers le Nord », la dernière guerre au Soudan a bien marqué le début d'une nouvelle « Saison d'une migration vers le Sud », vers les pays africains voisins. Bien qu'invisibles dans le champ médiatique, ces migrations sud-sud sont le point de départ, très intéressant, de nouvelles cultures hybrides, d'entraide, de renaissance culturelle et de résistance politique en diaspora.

Équipe de Sudfa Media
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Pourquoi le conflit du Sahara occidental perdure ?

Au Sahara occidental se déroule un des derniers conflits de décolonisation. En 1973, alors que ce territoire est encore occupé par l'Espagne (1884-1976), le Front Polisario, un mouvement politique et armé, est créé pour lutter contre l'Espagne, avant de s'opposer au Maroc et à la Mauritanie. Il dit agir au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et proclame la République arabe sahraouie démocratique (RASD) reconnue par l'Union africaine (UA).
Tiré d'Orient XXI.
Le Maroc revendique ce territoire de longue date. Au milieu des années 1970, et alors qu'il est confronté à la revendication indépendantiste du Front Polisario, le roi Hassan II est très affaibli par deux coups d'État perpétrés par l'armée en 1971 et 1972. Il décide de faire ce qu'il appelle la « récupération des provinces du sud », une cause nationale lui permettant l'union de tous les Marocains autour de son trône. Le pouvoir mobilise 350 000 personnes qui marchent pacifiquement sur le Sahara que les Espagnols viennent de quitter : c'est « la Marche verte » (6 novembre 1975). Grâce à elle, Hassan II fait taire son opposition, s'empare pacifiquement du territoire contesté. Il s'entend avec l'Espagne et la Mauritanie sur le partage de cette ancienne colonie, et signe les accords de Madrid (14 novembre 1975), qui seront ratifiés par le parlement espagnol, mais jamais reconnus par les Nations unies.
Une rivalité entre le Maroc et l'Algérie
En 1975, l'Algérie bouscule ces arrangements en décidant de soutenir le Front Polisario. Alger dit agir au nom du droit à l'autodétermination, mais sa rivalité avec Rabat est ancienne. Les deux pays sont divisés par la question de leur frontière tracée par la France du temps de la colonisation et qui a généreusement avantagé l'Algérie.
Dès lors, deux conflits s'enchevêtrent, un conflit de décolonisation et un autre qui oppose Alger à Rabat. Tandis que le Maroc revendique les « droits historiques » pour définir son territoire matérialisé par la carte du « Grand Maroc », dessinée en 1956, l'Algérie estime que son territoire a été obtenu par le sang des martyrs de la guerre d'indépendance. Dans leur affrontement, Alger et Rabat instrumentalisent la question du Sahara occidental.
Aujourd'hui, Rabat administre 80 % de ce territoire contesté et considéré comme non autonome par l'ONU. De son côté, Alger soutient, héberge, et finance le Front Polisario et les réfugiés sahraouis. Les deux grands États du Maghreb s'affrontent par Sahraouis interposés, contribuant à rendre inextricable la décolonisation de l'ancienne colonie espagnole.
L'Organisation des Nations unies (ONU), qui se voit confier le règlement du conflit en 1991, échoue à appliquer un règlement consistant à mettre en place un plan d'autonomie d'une durée de cinq ans, avant que les populations concernées puissent s'exprimer par voie référendaire. La difficulté consiste à définir le corps électoral, puisque Rabat a encouragé nombre de Marocains à s'installer dans le territoire.
Le Front Polisario s'est engagé récemment dans une bataille juridique contre l'exploitation et la commercialisation des ressources naturelles du Sahara par le Maroc. Tandis que Rabat a usé de son soft power pour amener le plus grand nombre d'États à reconnaître ce que le Maroc appelle la « marocanité » du Sahara. En décembre 2020, sa stratégie est couronnée de succès avec la signature d'un accord entre le Maroc et les États-Unis qui stipule que Rabat normalise ses relations avec Tel-Aviv en contrepartie de la reconnaissance par Washington de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Le pays bénéficie désormais d'un double parrainage, israélien et américain, qui lui permet de disposer de ressources stratégiques l'aidant à s'affirmer comme une puissance régionale importante. Dans la foulée, Rabat incite les capitales européennes à accepter ce que l'ONU ne lui a pas donné, c'est-à-dire sa souveraineté sur ce territoire. Il utilise tous les moyens, y compris une diplomatie du chantage, la rupture des relations diplomatiques et commerciales, le contrôle des flux migratoires, etc. Berlin et Madrid ont été les premiers à céder.
La France a longtemps hésité. L'ancienne puissance coloniale des pays du Maghreb a essayé une politique d'équilibre, inscrivant ce conflit de décolonisation dans le temps long et se référant aux options qu'offre le droit international, même si elle avait appuyé le plan d'autonomie du Sahara proposé par le Maroc en 2007.
Le changement de cap s'est opéré le 30 juillet 2024, lorsque, par une lettre adressée au roi Mohamed VI, le président Emmanuel Macron précise que « le présent et l'avenir du Sahara occidental s'inscrivent dans le cadre de la souveraineté marocaine ». Ce changement semble dicté par des intérêts économiques et stratégiques sur le court terme. C'est évidemment une victoire pour le soft power marocain, qui reflète aussi l'affaiblissement de l'Algérie, au plan interne et au niveau régional.
Alors qu'elle était un pays clé du mouvement des non-alignés dans les années 1970, dont la puissante diplomatie avait été capable de conduire de délicates négociations, notamment entre les États-Unis et l'Iran (1979-1981), l'Algérie se cherche aujourd'hui un rôle. En août 2023, elle échouait à rejoindre le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Elle peine à rajeunir une diplomatie et à freiner une perte d'influence que l'on a pu observer, notamment en Libye ou au Sahel.
Sur le Sahara occidental, l'Algérie partage avec le Maroc le fait de considérer ses interlocuteurs en fonction de leur positionnement sur ce dossier. Au fil des ans, alors que le Maroc abandonnait l'option référendaire, Alger s'est arc-boutée sur le principe d'autodétermination, rendant impossible toute négociation sur une sortie de crise. Le conflit s'en est trouvé gelé ce qui est préjudiciable aux Sahraouis d'abord, à l'ensemble des Maghrébins ensuite, dans la mesure où elle empêche l'intégration de la région. Désormais, l'Algérie perçoit la coopération entre le Maroc et Israël comme une menace, ce qui ajoute à la crispation et éloigne un peu plus le règlement de la question du Sahara occidental.
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95 morts dans des inondations à Valence : la région, le gouvernement et le patronat sont responsables !

Le Courant révolutionnaire des travailleurs (CRT), organisation révolutionnaire dans l'Etat espagnol, revient sur la catastrophe écologique qui a fait au moins 95 morts à Valence. La solidarité avec les victimes implique de dénoncer la responsabilité de ceux qui ont transformé une catastrophe naturelle en un crime social.
30 octobre 2024 | tiré du site de Révolution permanente
Nous traduisons une déclaration initialement parue en espagnol sur izquierdadiario.es.
Au cours des dernières 24 heures, la province de Valence et les régions frontalières, Albacete et Cuenca, ont connu les pluies les plus intenses du siècle. La « goutte froide » [1], a commencé mardi soir et a surpassé la précédente « goutte froide » de 2019. Les précipitations se dirigent maintenant vers la Catalogne et l'Aragon, mais aussi vers le sud-est de l'Andalousie.
A 15 heures ce mercredi, le bilan provisoire était de 70 morts et des dizaines de personnes sont toujours portées disparues [2]. Une tragédie qui va sans doute dépasser le bilan des dernières grandes inondations de 1982 et 1987, qui avaient fait respectivement 38 et 81 morts.
Mardi, des centaines de milliers de personnes ont été surprises par des torrents d'eau alors qu'ils se trouvaient à leur travail ou à leur domicile, ou bien sur la route. Des milliers de personnes ont passé la nuit sur les toits des maisons ou de leurs voitures sans aucune communication possible. Les inondations ont détruit plusieurs routes et autoroutes, tandis qu'une coupure de courant a affecté 150 000 personnes. Les réseaux téléphoniques ont été indisponibles dans une grande partie de la région et la totalité du trafic ferroviaire a dû être suspendu.
La CRT (Courant Révolutionnaire des Travailleurs et des Travailleuses, organisation sœur de Révolution Permanente dans l'État Espagnol, NdT), exprime sa solidarité avec les victimes et envoie tout son soutien aux travailleurs et travailleuses des équipes de secours qui risquent leur vie.
Une catastrophe naturelle et un crime social
Nous sommes confrontés à une catastrophe naturelle, dont l'ampleur ne peut être séparée de l'augmentation des phénomènes extrêmes produits par le réchauffement climatique, résultat de l'irrationalité capitaliste et de l'inaction absolue des États capitalistes pour y mettre un terme.
Mais en plus de ces responsabilités fondamentales, et contre ceux qui cherchent à présenter cette tragédie comme un évènement imprévu face auquel rien ne pouvait être fait, le gouvernement valencien, celui de Pedro Sánchez et le patronat ont aujourd'hui les mains tachées de sang.
Le gouvernement PP [3] à la tête de la région, dirigé par Carlos Mazón avec le soutien de Vox [4] au Parlement, a fait du démantèlement des services publics sa marque de fabrique. Ils sont donc de ceux qui ont détruit les services indispensables pour faire face à une telle situation. Peu après être arrivé au pouvoir, une de leurs premières mesures a été la dissolution de la « Unidad Valenciana de Emergencias » (Unité Valencienne des Urgences), une décision présentée comme un exemple de « restructuration du service public ».
Cette unité avait été créée lors des derniers mois du gouvernement régional du PSPV (Parti Socialiste) et Compromís (coalition de gauche et écologiste, NdT), mais n'avait en réalité jamais réellement fonctionné. Aussi, alors que les « progressistes » valenciens critiquent le PP et Vox, il est nécessaire de rappeler qu'eux non plus n'avaient pas pris de mesures efficaces pour renforcer les services d'urgence lors de leur mandat. Et cela, précisément, dans une région comme Valence sujette à des phénomènes comme les pluies torrentielles et les inondations périodiques.
Leurs profits avant nos vies
En outre, la gestion de l'inondation et l'absence de la mise en place de mesures immédiates pour protéger la population ont révélé un niveau d'incompétence qui n'est pas seulement le fait de l'inaptitude du gouvernement du PP.
Le gouvernement régional a envoyé mardi à 13 heures un message de calme et a assuré à 18 heures que le pire était passé. C'est dans ces coordonnées qu'ils ont été évacués de leurs confortables bureaux, alors que des milliers de personnes étaient déjà piégées entre des torrents d'eau dans l'attente d'un secours qui n'arrivait pas.
La raison de ces appels au calme est loin d'être innocente. Comme dans beaucoup d'autres crises, la priorité a été donnée au maintien de l'activité économique et sociale, malgré le risque que cela représentait pour des centaines de milliers de Valenciennes et de Valenciens. La bureaucratie des grands syndicats a gardé un silence complice et, à l'heure actuelle, n'a toujours pas dénoncé cette décision.
Le gouvernement central du PSOE et Sumar n'a non plus choisi de décréter des mesures d'urgence, bien qu'il contrôle directement les agences météorologiques de l'Etat qui surveillaient la situation.
Des centaines de milliers de travailleurs ont ainsi été envoyés au travail et des centaines de milliers d'enfants et de jeunes à l'école. Une répétition de la gestion de la pandémie, lorsque le gouvernement de PSOE et d'Unidas Podemos avait suspendu la fermeture des activités non essentielles au milieu de la première vague et sans même avoir fourni de masques à l'ensemble de la population.
Contre les lamentations hypocrites du gouvernement de Valence et du gouvernement national : cinq mesures d'urgence pour faire face à cette crise
Mardi, la priorité, une fois de plus, a été accordée aux profits des entreprises plutôt qu'à nos vies. Ce mercredi, tous les partis du régime se lamentent hypocritement sur la catastrophe. La droite au pouvoir à Valence veut cacher sa responsabilité directe dans la gestion de la crise. Le gouvernement Sánchez et Díaz cherchent à masquer qu'ils ont laissé faire Mazón et ses alliés.
Ensemble, ils promettent désormais « toutes les aides publiques » nécessaires à la reconstruction. Il est certain que les entreprises de la région les recevront bientôt. Pour les familles de travailleurs qui ont tout perdu, c'est moins sûr. Les victimes de la catastrophe du volcan de La Palma en 2021, attendent toujours l'indemnisation qui leur permettra de retrouver un logement.
La solidarité avec les victimes des inondations implique de dénoncer les responsables qui ont transformé cette catastrophe naturelle en un nouveau crime social. Nous exigeons des mesures urgentes et immédiates qui fassent passer nos vies avant leurs profits :
· Renforcement de tous les services d'urgence disponibles dans l'État espagnol pour garantir le sauvetage immédiat de toutes les victimes et la recherche des disparus.
· Suspension de toutes les activités non essentielles, sans réduction de salaire et à la charge des bénéfices des grandes entreprises. Les familles de travailleurs et les classes populaires doivent disposer du temps et des ressources nécessaires pour pouvoir reconstruire leur vie et se remettre de cette tragédie.
· Création d'un fonds spécial de reconstruction à la charge du budget général de l'État et alimenté par des taxes spéciales sur les grandes entreprises valenciennes et du reste de l'État.
· Des commissions d'enquête indépendantes, composées de représentants des victimes et des syndicats, afin de clarifier les responsabilités politiques et économiques dans ce qui s'est passé.
· Renforcement du corps d'urgence - santé, pompiers, équipes de secours - et nationalisation de tous les services externalisés et privatisés.
Notes
[1] une dépression de haute altitude qui provoque des pluies soudaines et extrêmement violentes, NdT
[2] A 22 h ce mercredi, le bilan est désormais de 95 morts
[3] Le Partido Popular, de centre droit
[4] Parti d'extrême droite
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La société civile se mobilise déjà contre la future loi immigration de Bruno Retailleau

Aux premières loges face au basculement de la droite à l'extrême droite sur l'immigration, les associations s'inquiètent du sort à venir des migrants dans le pays. Avec les intellectuels engagés, elles se mobilisent contre la loi immigration et tentent d'organiser la riposte.
23 octobre 2024l| Politis - hebdo N° 1833 | Photo : Manifestation à Paris contre la loi immigration de Gérald Darmanin, en janvier 2024. © Myriam Tirler / Hans Lucas / AFP
https://www.politis.fr/articles/2024/10/asile-la-societe-civile-se-mobilise-deja-contre-la-future-loi-immigration-de-bruno-retailleau/
Michel Barnier et Bruno Retailleau main dans la main avec les ministres italiens des Affaires étrangères et de l'Intérieur, Antonio Tajani – « ami » du premier ministre français – et Matteo Piantedosi, proche de Matteo Salvani, chef de la Ligue, parti d'extrême droite. Les quatre politiciens se sont retrouvés pour lutter, selon eux, contre le « désordre migratoire », vendredi 18 octobre, à Menton, dans les Alpes-Maritimes.
Une rencontre qui n'a provoqué que de rares critiques, principalement à gauche, et une réelle inquiétude parmi les associations et les militants pour les droits des migrants. Leur constat est unanime : la répression contre les exilés s'accentue, hélas pour le pire. « Ce qui est grave, c'est que faire preuve d'humanité ne devrait pas être réservé à la gauche mais transcender les partis politiques », déclare à Politis l'agriculteur et militant Cédric Herrou.
ZOOM : Le naufrage de la France
Connu pour sa bataille acharnée contre les autorités pour faire reconnaître aux exilés leur droit à un accueil digne et faire respecter le droit d'asile à la frontière franco-italienne, Cédric Herrou était présent vendredi à un rassemblement à Menton, avec une vingtaine de militants de gauche, contre la mise en scène de l'alliance entre le gouvernement Barnier avec celui, post-fasciste, de son homologue Giorgia Meloni.
« La droite républicaine manque à l'appel. Nos politiciens n'ont plus aucune colonne vertébrale, s'insurge-t-il. Pendant qu'ils font des discours pour faire monter la peur contre les étrangers, nous, on crève de trouille face aux tempêtes qui ravagent la vallée. Les conséquences du réchauffement climatique, c'est ça notre principale préoccupation, pas l'immigration. » Il est vrai qu'à droite même des personnalités longtemps considérées comme plus modérées sur le sujet, telles que Gérard Larcher, Jean-François Copé ou encore Valérie Pécresse, semblent désormais s'aligner sur le RN.
La présidente de la région Île-de-France s'est notamment prononcée en faveur de l'instauration de quotas d'immigration et implore le gouvernement de supprimer les 50 % de réduction dans les transports pour les personnes sans-papiers. L'extrême droite voit en Bruno Retailleau le meilleur VRP de ses idées.
François Fillon a joué un rôle charnière dans le basculement de la droite à l'extrême droite.
F. Héran
Pour la députée du Rassemblement national Laure Lavalette,« quand on écoute Bruno Retailleau, on a l'impression que c'est un porte-parole du RN ». Pour un proche de Marine Le Pen, le nouveau locataire de Beauvau permet même de « changer de culture, de radicaliser tout le monde […]. Il est plus conservateur que nous ! », estime cette source auprès de Radio France.
D'ailleurs, lorsqu'on lui demande ce qui le différencie du RN, le Vendéen refuse de répondre, arguant que la question est un « vieux piège de la gauche ». Pour le professeur au Collège de France François Héran, le basculement de la droite a eu lieu lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy (2007-2012) avec François Fillon, candidat malheureux de la droite à la présidentielle en 2017.
« C'est lui qui a joué un rôle charnière dans le basculement de la droite à l'extrême droite en s'en prenant aux juges européens qui annulaient des décisions françaises illégales sur les migrants pendant le quinquennat », précise ce spécialiste des migrations, citant les mémoires de l'ancien conseiller de Matignon Maxime Tandonnet (Au cœur du volcan, éd. Flammarion, 2014). « Comme premier ministre, il a défendu un projet de démocratie illibéral, ce même projet qui a été ensuite repris par Retailleau et Wauquiez », affirme-t-il.
« On est dans un moment d'accélération »
Emmanuel Macron n'a pas enrayé cette dérive. Au contraire, alors qu'il insistait sur la nécessité d'une intégration rapide des immigrés, avec des procédures simplifiées, le tout dans un cadre européen, lors de sa campagne en 2017, le président a trahi ses engagements une fois arrivé à l'Élysée. Il autorise la création de « hot spots » en Libye et se donne pour objectif « de n'avoir aucun migrant dans les rues d'ici fin 2017 ».
Un an plus tard, un premier projet de loi « asile et immigration » défendu par Gérard Collomb voit le jour, à la grande satisfaction de la droite. Sa majorité tire la langue et des soutiens de la première heure le lâchent. « La situation était terrible », se rappelle Pierre Henry, ancien directeur général de France Terre d'asile, qui a soutenu le candidat en 2017, avant d'en être « déçu ». « Cette première loi a été un point de bascule en rompant avec le principe d'égalité qui fonde notre république ».
Gérald Darmanin déjà se félicitait que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme.
F. Carrey-Conte
La nouvelle loi immigration prévue par le gouvernement Barnier s'inscrit dans cette trajectoire. « On est dans un moment d'accélération mais tout cela ne vient pas de nulle part », soutient Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale de la Cimade. « Les remises en cause de l'État de droit ne datent pas de Bruno Retailleau, Gérald Darmanin déjà se félicitait que la France soit condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme pour soi-disant protéger les Français. » Mais Gérald Darmanin prenait soin de ne pas aller trop loin, en tout cas de son point de vue.
« Quand on adhère à l'UE, on adhère à la Convention européenne des droits de l'homme. Les Républicains ne sont plus dans cette logique et sont à deux doigts de défendre un Frexit », balance un proche de l'ancien ministre de l'Intérieur.
Reste que la préférence nationale, les quotas, le délit de séjour irrégulier, le renvoi des étudiants étrangers, ou encore la restriction du regroupement familial et du droit du sol – des mesures contenues dans la loi sur l'immigration adoptée fin 2023 par le Parlement et censurées par le Conseil constitutionnelavec le soutien de l'exécutif – devraient servir « de base pour le nouveau projet de loi sur l'immigration », selon le successeur de Darmanin. Ce dernier ne verrait pas d'un mauvais œil la future loi du nouveau gouvernement, selon nos informations.
Désormais, l'exécutif lorgne « le modèle albanais », qui tente de délocaliser la procédure de demande d'asile dans des entreprises italiennes installées en Albanie, pour des personnes qui ont débarqué de Méditerranée. Un système « inhumain et absurde » selon les associations interrogées, qui a déjà du plomb dans l'aile alors qu'un tribunal de Rome a invalidé la rétention des douze premiers migrants, avec un retour express sur le sol italien.
Face à ce premier revers juridique, Michel Barnier temporise. S'il a confirmé dansLe JDD, journal d'extrême droite, dimanche 20 octobre, qu'il y aurait bien un projet de loi immigration, ce dernier porterait d'abord sur « la transposition du pacte » sur la migration et l'asile voté au printemps au Parlement européen, l'actuel locataire de Matignon ne s'est pas plus avancé sur le reste : « Nous allons également avancer sur tous les abus et tous les détournements », s'est-il contenté de déclarer.
Déshumanisation
À ces initiatives politiques nauséabondes s'ajoute une dégradation brutale des conditions d'accueil et de vie des migrants au sein dans les centres de rétention administrative (CRA), en France. Tentatives de suicide, grèves de la faim, violences mais aussi absence d'hygiène : ces centres concentrenttoutes les carences actuelles de l'État en la matière. « Les conditions de travail pour les associations sont de plus en plus difficiles, l'enfermement est utilisé comme un outil d'expulsion, ce qui conduit à la maltraitance des personnes retenues », confirme Fanélie Carrey-Conte, de la Cimade, l'une des quatre associations mandatées par l'État pour accompagner les retenus dans les CRA.
En 2023, 36 % des 17 000 étrangers placés dans ces centres en métropole ont été expulsés, selon l'association. Un chiffre actuellement en baisse. En 2021, 42 % des personnes enfermées avaient été expulsées. Malgré les remontées alarmantes sur les conditions d'enfermement, Bruno Retailleau veut allonger la durée de rétention dans les CRA de 90 à 210 jours.
Le tour de vis s'observe aussi au niveau des administrations. « Auparavant, on arrivait à dialoguer avec un préfet, un secrétaire général de préfecture, un chef de service ou des fonctionnaires, maintenant tout ça, c'est terminé. On se retrouve face à un mur et des rendez-vous administratifs sur ordinateur », déplore l'ancienne présidente de la Cimade Geneviève Jacques, qui a pourtant connu le ministère Pasqua au milieu des années 1990, peu suspect de laxisme à l'égard des immigrés.
Les préfectures ne répondent plus, donc les tribunaux administratifs sont submergés de recours et les personnes sont en détresse.
P. Henry
« Les préfectures ne répondent plus, donc les tribunaux administratifs sont submergés de recours et les personnes sont en détresse », acquiesce Pierre Henry. « Il y a une déshumanisation croissante dans le regard porté sur les immigrés par certains médias et les politiciens », regrette Geneviève Jacques, qui continue de tenir des permanences au sein de la Cimade.
La vénérable association, qui œuvre depuis la Seconde Guerre mondiale pour conseiller juridiquement les étrangers en attente d'expulsion, se retrouve plus que jamais dans le viseur de la place Beauvau. Aux mauvaises conditions de travail matérielles et humaines s'ajoute en effet un « procès en sorcellerie » de la part du ministère de l'Intérieur : « Ces associations sont juges et parties », affirme Bruno Retailleau au Figaro Magazine le 2 octobre.
Le nouveau ministre n'en fait pas mystère, il aimerait les évincer des CRA pour confier leurs missions de conseil juridique à l'État, une vieille lune de la droite. « C'est une petite musique de discrédit et de remise en cause des associations qui nous affaiblit petit à petit », s'alarme Fanélie Carrey-Conte, alors que la Cimade est tout particulièrement visée par les derniers locataires de la place Beauvau.
L'association fait régulièrement l'objet de menaces, comme l'avait révélé Politis au moment du vote de la dernière loi immigration, sans aucune réaction de l'exécutif.
Le discours général sur l'immigration de l'extrême droite relayé par la droite via le gouvernement Barnier et une partie de la Macronie est d'autant plus insupportable qu'il ne correspond pas à la réalité. La France est en effet la lanterne rouge de l'Europe en matière d'asile. « Les demandes d'asile et l'immigration sont en hausse partout en Europe mais la part prise par la France est très faible. On est 15 % de la population européenne et 18 % du PIB européen et on a accueilli 5 % des réfugiés du Proche et Moyen-Orient », observe François Héran.
Bruno Retailleau prétend qu'il est pragmatique, c'est faux, c'est un dogmatique.
F. Héran
Le modèle italien, observé avec « bienveillance » par le gouvernement Barnier, semble moins répondre à une logique anti-immigration qu'à un affichage électoral : « C'est d'une hypocrisie incroyable, Meloni a diminué un peu les arrivées des petites embarcations de la Méditerranée tout en mettant en place un programme d'importation de travailleurs migrants. On évoque 500 000 personnes en trois ans, ce qui est considérable », précise François Héran.
« Bruno Retailleau affirme qu'il veut non seulement diminuer l'immigration illégale mais aussi l'immigration légale. Or le gouvernement Meloni part du principe qu'il ne pourra diminuer l'immigration illégale qu'en augmentant l'immigration légale. Bref, les mesures annoncées par Bruno Retailleau sont absurdes et inefficaces. Il prétend qu'il est pragmatique, c'est faux, c'est un dogmatique », cingle le professeur au Collège de France.
« Garder espoir »
Face à cette nouvelle donne, militants, associations et partis politiques de gauche tentent de trouver la parade. « Il faut qu'on reste très fermes sur nos principes et les valeurs que l'on défend, affirme Fanélie Carrey-Conte. L'un des leviers, ce sont les dynamiques d'alliance et de partenariat dans la société civile avec les syndicats, les associations, etc. ».
Pour Cédric Herrou, le gouvernement Barnier devrait arriver à faire passer son texte. « Ça va entraîner plus de malheurs, avec des conséquences négatives », soupire l'agriculteur. « Il y a de quoi avoir peur mais au quotidien, on rencontre aussi des initiatives individuelles ou collectives dans les villes et les villages pour accueillir dignement des réfugiés et des migrants, contre l'extrême droite. Il faut garder espoir », affirme Geneviève Jacques.
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La politique de Giorgia Meloni : un « modèle » pour l’Europe ?

Depuis plusieurs décennies, l'Italie mène une politique migratoire abjecte qui bafoue les droits humains et met en péril la vie des nombreuses personnes qui tentent de rejoindre l'Europe.
31 octobre 2024 | tiré de l'Anticapitaliste
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/la-politique-de-giorgia-meloni-un-modele-pour-leurope
Criminalisation de la circulation, limitation du droit d'asile, externalisation du contrôle des frontières, détention des migrantEs dans les pays dits « sûrs » : la politique xénophobe que Giorgia Meloni prétend aujourd'hui ériger en « modèle » pour les autres pays de l'Union.
L'art de gouverner par la peur
Les politiques de fermeture des frontières sont devenues des manières de gouverner par la peur de l'autre et cela en dépit de leur dimension inhumaine et inefficace. L'Europe forteresse a mis en place un système institutionnalisé de ségrégation spatiale et sociale à l'égard des populations extracommunautaires. Menaçant le principe de l'égalité des droits, l'idéologie de la préférence nationale est défendue d'une manière de plus en plus décomplexée par les droites extrêmes européennes et internationales. En matière d'immigration, les leaders souverainistes semblent être en effet très soudés. C'est ce qui ressort de la réunion organisée à Bruxelles par la Première ministre Giorgia Meloni à laquelle s'est jointe également Ursula von der Leyen.
Des décennies de politiques inhumaines
Au début des années 2000, la loi « Bossi-Fini » (des noms des deux anciens ministres de la Ligue du Nord et d'Alliance nationale qui en avaient pris l'initiative dans le cadre du premier gouvernement de Berlusconi) avait accéléré le processus de criminalisation des migrantEs considéréEs en situation irrégulière. Les gouvernements de centre-gauche n'ont pas fait mieux. En 2017, sous Gentiloni, l'Italie signe un accord avec la Libye qui prévoit une aide économique et un soutien technique aux autorités libyennes pour réduire les flux migratoires. Refoulement, détention arbitraire, viols et violences : ce qui se passe dans les centres de détention en Libye a abondamment été documenté sous les yeux complices de l'Europe. Quelques années après, c'est au tour de l'ancien ministre de l'Intérieur Matteo Salvini, aux manettes dans un gouvernement de coalition avec le mouvement des Cinq Étoiles, de prévoir de lourdes sanctions et la confiscation des navires de sauvetage des organisations humanitaires.
La nouvelle propagande des « pays sûrs »
Pour l'extrême droite au pouvoir, la gestion propagandiste des flux migratoires articulée aux mesures liberticides et antisociales sert à cacher l'immobilisme de l'ordre économique bourgeois. Dans ce domaine, Meloni fait preuve d'un véritable acharnement anti-migrantEs.
Le décret 20/2023 (appelé d'une façon cynique « décret Cutro », du nom du village calabrais qui a connu le tragique naufrage des migrantEs en février 2023) a fortement limité le droit d'asile et élargi la catégorie des migrantEs pouvant être expulséEs, en particulier s'ils ou elles proviennent de la liste des « pays sûrs ». Fortement critiqué par les juristes, le « décret flux » du 2 octobre rétablit l'appel pour les décisions de protection internationale. La règle, récemment approuvée dans le décret sur le Sud, prévoit le doublement des centres de détention et de rapatriement et allonge la durée de détention de 6 à 18 mois pour les migrantEs à rapatrier. Signé par le chef de l'État Sergio Mattarella, le « décret sur les pays sûrs » a comme but de pouvoir repousser, en prétendant tenir compte des règles humanitaires, la masse des migrantEs fuyant les crises économiques et environnementales ou les conditions l'exploitation et d'oppression. Meloni prétend ainsi répéter les transferts des migrantEs vers l'Albanie au mépris des sentences des tribunaux italiens qui, en s'appuyant sur la Convention de Genève, rejettent la détention massive des demandeurs d'asile. Les premières enquêtes menées sur les centres de migrantEs en Albanie montrent que la procédure appliquée est totalement illégitime : le tri des migrantEs qui sont dirigéEs vers l'Albanie se fait sur la base de questions génériques comme les documents et la déclaration de leur nationalité1.
La Méditerranée centrale reste l'une des routes migratoires les plus dangereuses au monde. Plus de 30 000 personnes y ont perdu la vie entre 2014 et aujourd'hui (selon l'OIM)2. Le fait que l'Europe applaudisse les mesures prises par le gouvernement italien est un signal inquiétant du virage réactionnaire et autoritaire que semble prendre à grand pas le vieux continent.
1.https://www.cnca.it/tavo…
2.https://missingmigrants…
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Immigration, loi et diversion

Le budget n'a même pas encore fait l'objet d'un débat complet à l'Assemblée nationale que le gouvernement assure déjà qu'une nouvelle loi immigration sera présentée en 2025. Ou comment allumer des contre-feux en désignant un bouc-émissaire : l'étranger.
16 octobre 2024 | tiré de Politis l'hebdo N° 1832 |Photo : Manifestation contre la loi immigration, à Paris, le 21 janvier 2024
Pour faire diversion, rien de plus simple que d'allumer des contre-feux. C'est la stratégie de Michel Barnier et de son gouvernement, pris la main dans le sac en train de fabriquer un budget de super austérité – le plus sévère de la Ve République, a même confié à Politis le président de la commission des finances Éric Coquerel– et qui va toucher non pas les plus riches d'entre nous, comme ils essaient de le faire croire, mais tous les Français, à commencer par les plus pauvres d'entre nous.
Et si le responsable de tous nos problèmes était l'étranger, l'immigré, l'exilé ? Le budget n'a même pas encore fait l'objet d'un débat complet à l'Assemblée nationale – il ne sera d'ailleurs pas même soumis au vote, le 49.3 étant quasi acquis – que le gouvernement assure déjà qu'une nouvelle loi immigration sera présentée en 2025. Personne, pas même le premier ministre, pas même les membres du gouvernement, et surtout pas même le ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, qui la portera, ne sait ce que cette loi comportera mais il faut déjà donner des gages à Marine Le Pen et faire diversion. Trouver le bouc émissaire : l'étranger.
La droite et ce qu'il reste de la Macronie n'hésitent pas à user des arguments les plus ignobles en opposant les populations.
Et pour justifier ce petit tour de passe-passe, la droite associée à ce qu'il reste de la Macronie n'hésite pas à user des arguments les plus ignobles en opposant les populations. Diviser pour mieux régner : « Comment allez-vous expliquer aux Français que vous allez leur demander des efforts, de payer des impôts, des taxes un peu partout, qu'on va leur faire moins de politiques publiques pour eux et en même temps que toutes les dépenses liées à l'immigration augmentent », a osé Valérie Pécresse sur BFM, ce lundi 14 octobre.
Et qui s'indigne dans la foulée de la réduction de 50 % des prix des transports publics pour les « clandestins ». « Quand on est trop généreux, on attire des personnes qu'on n'a pas envie d'accueillir », a-t-elle expliqué tout en assurant que les exilés comparent les pays d'accueil pour choisir leur destination, la France étant la plus accueillante, selon elle.
Voici donc leur nouvelle bataille : après s'être attaqué aux droits d'asile et aux droits des étrangers, il faudrait désormais tout faire pour dissuader les exilés de choisir la France. La démonstration de la présidente de la région Île-de-France est fausse mais elle est efficace. À peu près aussi efficace que le tract de Jean-Marie Le Pen des années 1980 : « 1 million de chômeurs c'est 1 million d'immigrés de trop ! »
Jouer sur les peurs et les fantasmes. Sauf que ça n'est pas le Front national qui est à l'œuvre.
C'est faux mais le slogan est efficace. Leurs méthodes n'ont pas changé. Jouer sur les peurs et les fantasmes. Sauf que ça n'est pas le Front national qui est à l'œuvre. Ça n'est plus seulement le Rassemblement national qui use et abuse de ces procédés. C'est la droite dite classique. Qui n'a plus de républicaine que le nom.
En réalité, en nommant Michel Barnier à Matignon, Emmanuel Macron n'a pas seulement nommé la personnalité la plus RN-compatible. Il a nommé l'artisan de l'alliance des droites et de l'extrême droite. Et cette alliance ne tient pas juste parce que Marine Le Pen en a décidé ainsi. Cette alliance tient parce que les députés macronistes ont décidé de ne pas y faire obstacle.
Parce que s'ils additionnaient leurs voix à celles du Nouveau Front populaire, une majorité se dégagerait pour mettre un terme aux dérives fascisantes de ce gouvernement qui entend – par cet énième projet de loi sur l'immigration qui projette de réintroduire des articles de la loi Darmanin censurés par le Conseil constitutionnel – s'asseoir sur le principe même d'État de droit. Retailleau avait prévenu !
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Élections aux États Unis : les réseaux sociaux et la radicalisation politique

La polarisation politique occupe une place de plus en plus centrale dans le paysage médiatique américain, exacerbée par les élections présidentielles. Les médias, loin d'être de simples observateurs, sont devenus des acteurs influents dans ce climat de division. Leur traitement des sujets, souvent orienté vers des visions partisanes, a contribué à radicaliser les discours publics et à approfondir les fractures politiques.
29 octobre 2024| tiré du Journal des alternatives | Photo : Kamala Harris, Joe Biden, Michael Bloomberg, et Président Donald Trump - crédit photo Reserve Photo By : Master Sgt. Gregory Williams - domaine public 2024
https://alter.quebec/les-elections-aux-etats-unis-et-la-radicalisation-politique/
Des propos choquants, tels que « attraper les femmes par la cha*** » ou « je pourrais… tirer sur quelqu'un·e, et je ne perdrais aucun·e électeur·rice », se multiplient lors des rassemblements. Pour l'élection présidentielle américaine de 2024, un pic d'animosité a eu lieu le dimanche 22 octobre 2023.
Lors du rassemblement de campagne en soutien à Donald Trump au Madison Square Garden, Tony Hinchcliffe a même déclaré : « Porto Rico, cette île flottante d'ordures ». À présent, la polarisation politique ne se limite plus aux discours des candidat·es ; elle se propage sur les réseaux sociaux, où chaque phrase choquante, qu'elle soit provocante ou offensante, est amplifiée.
La genèse de la polarisation et la révolution numérique
Dans les années 1960 et 1970, les médias offraient un accès limité et homogène à l'information, favorisant une consommation quasi équitable et partagée au sein des foyers. Avec l'arrivée de la télévision par câble et de centaines de chaînes, les spectateurs.trices moins politisé·es ont pu se tourner vers le divertissement, délaissant l'actualité.
Ce changement a favorisé l'adoption par les élites politiques de positions plus partisanes pour mobiliser les bases électorales les plus désintéressées. Dans ce nouveau régime médiatique, la polarisation est devenue une stratégie pour capter et fidéliser un public homogène. De plus, avec l'essor des réseaux sociaux, les médias se sont infiltrés dans le quotidien de toutes et tous, touchant même celles et ceux qui ne s'intéressaient pas à la politique. Ce phénomène nous expose en permanence à des contenus politiques, amenant de plus en plus de personnes non politisées à adopter des opinions plus marquées.
« Avoir raison » est désormais une victoire dans l'arène publique. La quête d'une validation médiatique alimente des discours de plus en plus polarisés, où l'objectif est de consolider un soutien fidèle et de conquérir l'opinion publique peu importe le discours. Les médias deviennent ainsi de réels catalyseurs de la mobilisation et de l'action politique.
L'émergence des « bulles médiatiques »
Au cœur de cette polarisation politique américaine se trouvent des « bulles idéologiques » ou médiatiques, dans lesquelles chacun·e façonne un récit des événements en accord avec ses convictions personnelles. Ces bulles renforcent les préjugés et, souvent, éloignent des faits, alimentant ainsi des perceptions divergentes de la réalité.
Ce concept, introduit par Eli Pariser, explique comment les algorithmes des réseaux sociaux façonnent des environnements numériques uniformes. Ce phénomène est amplifié par le « biais de confirmation », qui décrit notre propension à privilégier les informations qui renforcent nos croyances tout en négligeant celles qui les contredisent.

Le graphique ci-contre présente les opinions des électeurs républicains et démocrates sur les partis respectifs au fil du temps, de 1994 à 2022. On observe une augmentation significative du pourcentage de républicains ayant une opinion défavorable (62 %) ou très défavorable (21 %) à l'égard du Parti démocrate. De même, les démocrates affichent une tendance similaire, avec 54 % ayant une opinion défavorable et 17 % très défavorable envers le Parti républicain. Ces chiffres soulignent l'intensification de la polarisation politique aux États-Unis, où les membres de chaque parti sont de plus en plus enclins à avoir des vues négatives sur l'autre.
L'influence des algorithmes et des réseaux sociaux
L'influence des algorithmes s'est manifestée de manière particulièrement flagrante lors de l'élection présidentielle de 2016, marquée par l'émergence de fausses nouvelles et de théories du complot, amplifiées par des communautés polarisées. L'élection de Donald Trump a été un choc pour tout le monde, y compris pour lui.
Ces élections ont illustré comment l'usage des réseaux sociaux par un candidat peut bouleverser les médias traditionnels et accroître son influence, comme l'a démontré Donald Trump avec Twitter. Bien qu'il ait su utiliser ces plateformes pour contourner les circuits classiques de diffusion, son succès oblige à relativiser l'idée d'un « petit candidat » triomphant grâce au numérique. En effet, avec ses ressources et son réseau, il a redéfini les règles de la communication politique, donnant naissance à une nouvelle manière de raconter et de contrôler son récit public.
Que faire pour s'en sortir ?
C'est simple : favoriser la lecture et le visionnement de médias qui présentent des opinions et des inclinaisons différentes des nôtres. Cela permet d'élargir les perspectives et de mieux comprendre les enjeux sous différents angles. On doit éviter les bulles médiatiques ne pas s'exposer exclusivement aux groupes ou réseaux sociaux qui renforcent vos croyances existantes !!
Il est important de diversifier les sources d'information, en consultant une variété de médias traditionnels et informels, tels que des blogs, des podcasts et des chaînes de télévision qui offrent des points de vue divergents, afin d'enrichir votre compréhension des sujets abordés.
Référence :
- https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/les-effets-des-reseaux-sociaux-dans-les-campagnes-electorales-americaines#ref-note-30
- https://www.ted.com/talks/eli_pariser_beware_online_filter_bubbles?subtitle=en&lng=fr
- https://www.technologyreview.com/2018/08/22/140661/this-is-what-filter-bubbles-actually-look-like/
- https://www.lexpress.fr/monde/video-trump-je-pourrais-tirer-sur-quelqu-un-je-ne-perdrais-pas-d-electeurs_1756740.html
- https://www.youtube.com/watch?v=o21fXqguD7U
- https://www.letemps.ch/opinions/revues-de-presse/porto-rico-cette-ile-flottante-d-ordures-qui-pourrait-couter-cher-a-donald-trump
- https://www.pewresearch.org/politics/2022/08/09/as-partisan-hostility-grows-signs-of-frustration-with-the-two-party-system/
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« Donald Trump est-il fasciste ? »

Pour la deuxième fois en quelques semaines, un ancien membre de l'administration de Donald Trump qualifie froidement l'actuel candidat républicain de « fasciste ». Après le général Mark Milley, son ancien chef d'état-major des armées, c'est au tour d'un autre militaire, John Kelly, son ex-directeur de cabinet, de le définir ainsi et d'arguer : « Eh bien ! si l'on regarde la définition du fascisme… [c'est évident] il s'agit d'une idéologie et d'un mouvement politique d'extrême droite, autoritaire et ultranationaliste, caractérisé par un chef dictatorial, une autocratie centralisée, le militarisme, la suppression forcée de l'opposition et la croyance en une hiérarchie sociale naturelle. » Et ces derniers jours, Joe Biden et Kamala Harris [le mercredi 23 octobre, lors d'une émission avec le journaliste vedette de CNN, Anderson Cooper] ont à leur tour repris l'épithète infamante.
30 octobre 2024 | tiré du site alencontre.org
http://alencontre.org/ameriques/americnord/usa/dossier-etats-unis-trump-et-le-trumpisme.html
Au-delà des jeux de pouvoir politiques du moment et des effets de manche rhétoriques, y a-t-il la moindre pertinence historique à parler ici de fascisme ? On est, en effet, tenté de rejeter sans appel les opinions de deux hommes qui ont loyalement servi celui qu'ils appellent aujourd'hui « fasciste », alors même que celui-ci était déjà – en phase d'incubation peut-être – un démagogue d'extrême droite, ultranationaliste, autoritaire et l'objet d'un culte de la personnalité. Surtout, l'usage d'un terme à la fois si chargé historiquement et si inextricablement lié aux figures de Mussolini et de Hitler ne saurait être galvaudé, d'autant que l'hyperbole et le registre de la propagande outrancière sont précisément les marques de fabrique de Trump.
La sagesse démocratique requerrait donc d'éviter les invectives et les analogies rapides qui écrasent la spécificité des situations historiques et géographiques. Le seul fascisme jamais conçu aux Etats-Unis ne fut-il pas celui imaginé par Philip Roth [1933-2028] dans son roman de 2004, Le Complot contre l'Amérique (Gallimard, 2004) dystopie demeurée dans l'imagination des lecteurs. Interrogé d'ailleurs juste avant sa mort sur l'ascension de Trump, le romancier affirmait que l'homme d'affaires mégalomane était bien trop limité et indiscipliné pour jamais devenir un vrai fasciste.
Ces précautions et réserves posées, on ne peut ignorer la richesse et la finesse d'un débat intellectuel et historique continu depuis 2016, qui a posé le concept de fascisme au cœur des analyses du phénomène trumpien. Ce sont ainsi des spécialistes et penseurs du fascisme et du nazisme qui ont, à partir de leurs travaux, affirmé le bien-fondé de la qualification fasciste pour nommer les idées, le projet et le langage de Trump : le philosophe de Yale, Jason Stanley, ou son collègue historien de la Seconde Guerre mondiale, Timothy Snyder, sont convenus que le courant politique incarné par Donald Trump relevait du paradigme fasciste.
L'historien émérite Robert 0. Paxton, auteur entre autres ouvrages de référence de The Anatomy of Fascism (version française Le Fascisme en action, Ed. Le Seuil, 2004) est certes réticent en 2016 à mobiliser le mot fascisme. Mais après le 6 janvier 2021, l'historien n'y voit plus aucune objection scientifique. « César de carton-pâte », comme on le disait naïvement de Mussolini, le Donald Trump de 2016 s'est mué en président déchu refusant la défaite par la violence, puis en démagogue sous stéroïde en 2024, ce qui a eu raison des scrupules de Paxton comme de ceux de l'historien du génocide nazi Christopher Browning [Des hommes ordinaires : le 101e bataillon de réserves de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Ed. Tallandier, 2007 ; Les Origines de la Solution Finale, Ed. Les Belles Lettres, 2007] Après avoir jugé le terme « hyperbolique », il en reconnaît la pleine valeur analytique aujourd'hui.
Un appel à une renaissance nationale des masses guidées par un chef
Débattue et contestée, cette grille de lecture est apparue, à défaut d'être irréfutable, de plus en plus pertinente ces dernières semaines, marquées par la succession des discours publics où Trump a affûté son répertoire et a donné à entendre la langue de son projet politique. S'y arrêter un instant permet de comprendre le diagnostic des historiens : à Aurora, dans le Colorado, le 11 octobre, Trump fulmine contre « l'ennemi de l'intérieur… toute cette raclure à laquelle nous avons affaire et qui déteste notre pays ». Plus tard, il ajoute par tweet que le 5 novembre sera le « jour de la libération » pour l'Amérique « occupée ».
Face à la décadence de la nation, pourrie par la « vermine », il appelle à une renaissance nationale par un sursaut des masses guidées par un chef : « Nous défendrons notre territoire. Nous défendrons nos familles. Nous défendrons nos communautés. Nous défendrons notre civilisation. Nous ne serons pas conquis. Nous ne serons pas envahis. Nous allons récupérer notre souveraineté. Nous récupérerons notre nation – et je vous rendrai votre liberté et votre vie. » Pour que la libération du vrai peuple advienne, il faudra une double purge : la déportation de masse de 15 à 20 millions d'immigrés « clandestins » et la répression politique la plus martiale à l'endroit des « ennemis de l'intérieur » : « Nous avons parmi des personnes nocives, des malades, des fous radicaux de gauche… on devra s'en charger, si nécessaire, par la Garde nationale, ou pourquoi pas par l'armée. »
Le philosophe Alberto Toscano, auteur d'un ouvrage remarqué, Late fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso Books, octobre 2023) relève que le mélange trumpien de capitalisme autoritaire et d'écrasement des luttes sociales par la mystique raciale de la nation élue en guerre existentielle est un trait fasciste indéniable : « Les démocrates disent que je ne devrais pas dire que ces immigrés sont des animaux parce que ce sont des êtres humains », tonne le milliardaire, mais « ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des animaux ». A ses yeux, ces bêtes contaminent et dépossèdent les vrais Américains, des travailleurs dignes spoliés et humiliés. Dans son livre Reconnaître le fascisme (Ed. Grasset, 2018), Umberto Eco relève que l'un de ces critères essentiels est la « mobilisation d'une classe moyenne frustrée, une classe souffrant de la crise économique ou d'un sentiment d'humiliation politique, et effrayée par la pression qu'exerceraient des groupes sociaux inférieurs ».
Depuis 2016, une institutionnalisation inédite de la violence politique
Leur compatriote, l'historien Enzo Traverso, auteur des Nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2017) reconnaît lui aussi la nature indéniablement fascisante de Trump qu'il nomme un « fasciste sans fascisme ». L'ex-président américain n'est, certes, pas l'héritier d'une tradition politique strictement fasciste, ancrée dans l'histoire du XXe siècle européen. Mais les mouvements fascistes, la virtualité fasciste dans la démocratie, les processus de fascisation ont été conceptualisés comme une modalité de la politique et du pouvoir qui échappe à sa matrice européenne.
Dès les années 1930, l'intellectuel et militant noir américain [1] William Edward Burghardt Du Bois (1868-1963) parlait d'un « fascisme américain » pour qualifier le régime de violence d'Etat qui maintenait la suprématie raciale blanche dans les Etats du Sud. Dans tout le pays, un Ku Klux Klan rassemblant près de quatre millions d'adhérents dans les années 1920 est également analysé aujourd'hui comme une forme de violence politique et d'idéologie antidémocratique et anti-égalitaire de nature fasciste. La longue histoire américaine de porosité entre la violence d'Etat et la terreur raciste imposée par des foules suprémacistes ont indéniablement participé du script outre-Atlantique.
Ce spectre politique, tempère Enzo Traverso, n'a jusqu'à présent jamais vraiment imposé son hégémonie parmi les élites ni ne s'est incarné en un parti de masse organisant la répression. Mais depuis 2016, on assiste à l'institutionnalisation inédite de la violence politique contre les minorités, les médecins, les enseignants et les élus (dont la virulence a alerté le FBI). Or, ce « vigilantisme » nouveau, qui menace aujourd'hui la sécurité de centaines de bureaux de vote, relève d'une stratégie politique orchestrée par un parti de masse : s'ils ne sont que des milliers de miliciens armés, quelques milliers de parents à la sortie des écoles ou des cliniques pratiquant l'avortement, ces escadres sont encouragées par des dizaines de gouverneurs républicains, félicitées par les médias républicains et célébrés aujourd'hui par l'ensemble du parti, résolument d'extrême droite.
C'est une révolution qu'ils envisagent : la capture de l'Etat
Bien sûr, le régime des Etats-Unis sous la présidence de Trump ne fut pas fasciste et il n'a pas renversé la démocratie ni emprisonné journalistes et opposants. Néopopuliste ou post-fasciste, il n'était guère différent d'un Viktor Orbán [Premier ministre de Hongrie depuis 2010] ou d'un Jair Bolsonaro [président du Brésil de janvier 2019 à janvier 2023]. Mais à l'époque, Trump a constamment été empêché, entravé, contenu par les institutions du pays, à commencer par le parti républicain, les juges, l'administration publique, son équipe et même son propre vice-président. Aujourd'hui, plus aucune de ces digues n'existe : le parti est devenu le sien, il est dépassé dans son extrémisme par une nouvelle génération d'élus dont son colistier J.D. Vance [voir « J.D. Vance, le « VP » de Trump : itinéraire d'un repenti »].Juges et fonctionnaires sont déjà choisis pour remplacer tout récalcitrant et tout un écosystème idéologique est désormais en place.
Depuis quatre ans, fondations, journaux, groupes d'influences et réseaux intellectuels ont fourni l'armature juridique, politique et intellectuelle d'une contre-révolution dont les cadres n'attendent plus que d'être nommés. Ultranationalistes chrétiens, post-libéraux, paléo-conservateurs, catholiques intégralistes, originalistes… ont en commun de ne plus se nommer « conservateurs ». C'est une révolution qu'ils envisagent : la capture de l'Etat afin que celui-ci réinstaure ordre moral, tradition et autorité, stricte hiérarchie sociale, redéfinition de la citoyenneté dans une acception strictement ethnique, et guerre acharnée contre une « gauche marxiste » maléfique, séculière et égalitariste. L'usage de la force contre les dissidents est programmé, sous la houlette d'un César américain qui devra avoir tout pouvoir et immunité (la Cour suprême, à majorité réactionnaire désormais, s'en est déjà en partie chargée).
Donald Trump n'est ni Hitler ni Mussolini et nulle voix sérieuse n'a fait une telle comparaison (à l'exception notable de son colistier, J.D. Vance lorsqu'il lui était hostile).
Mais des éléments indiscutables de fascisation, qui s'ancrent dans l'histoire américaine sont indéniablement rassemblés dans la parole et le projet politiques de Trump : peur eugéniste du déclin moral et ethnique du pays, usage de la violence politique, racisme matriciel, haine des mouvements sociaux et de la gauche culturelle et ressentiment à l'égard de l'Etat et des institutions publiques jugées corrompues et faibles… Son énonciation limpide d'un horizon politique contre-révolutionnaire doit finalement être comprise plus que nommée : il ne s'agit pas seulement d'effacer la révolution égalitaire des droits et libertés des années 60, mais la révolution libérale de 1776, qui séparait les pouvoirs, accordait vote et souveraineté à chacun. La première fois, il ne s'agissait que de ce que l'on a appelé un « fascisme inachevé, expérimental et spéculatif ». Mais demain ? (Tribune publiée dans le quotidien Libération en date du 29 octobre 2024)
Sylvie Laurent est américaniste, enseignante à Science Po. Chercheuse Associée durant longtemps au W.E.B. Du Bois Insitute d'Harvard. Elle est l'autrice de plusieurs ouvrages dont Martin Luther King. Une biographie (Point 2016) et Pauvre petit Blanc. Le mythe de la dépossession raciale (Ed. Maison des Sciences de l'Homme, 2020) et de Capital et race. Histoire d'une hydre Moderne, Seuil, janvier 2024)
[1] Voir son ouvrage, traduit seulement 2007 en français : Les âmes du peuple noir, Ed. La Découverte. Voir aussi à ce sujet l'article de Sonya Faure, publié sur Libération le 20 novembre 2019. (Réd.)
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Etats-Unis. « Trump, les luttes sociales en péril »

Le 5 novembre, une victoire de Donald Trump mettrait à rude épreuve le timide renouveau des luttes syndicales et sociales à l'œuvre depuis quelques années aux Etats-Unis. Mais face à ce danger, la gauche peine à faire émerger une alternative progressiste.
Tiré de A l'Encontre
2 novembre 2024
Entretien avec Lance Selfa conduit par Guy Zurkinden (Le Courrier)
C'est une présidentielle aux enjeux planétaires. Le 5 novembre, à l'issue d'un scrutin annoncé comme très serré, Donald Trump, le candidat qualifié de « fasciste » par d'anciens collaborateurs et par la démocrate Kamala Harris, pourrait être propulsé de nouveau à la tête de la première puissance économique et militaire mondiale. Selon Lance Selfa, chroniqueur pour la revue de gauche Jacobin basé à Chicago, auteur et éditeur de deux ouvrages consacrés à la politique étasunienne (1), le républicain tenterait alors de mettre sur pied un régime autoritaire, sur le modèle de la Hongrie de Viktor Orbán. Avec à la clé des conséquences dramatiques pour le fragile renouveau des luttes sociales et syndicales à l'œuvre depuis quelques années dans le pays. Dans ce contexte, Lance Selfa souligne la difficulté à construire un pôle politique alternatif de gauche face à un système bipartisan inféodé au lobby capitaliste. Il a répondu aux questions du Courrier.
Malgré un discours ouvertement raciste et autoritaire, Donald Trump pourrait remporter la mise le 5 novembre. Comment expliquer sa popularité ?
Lance Selfa : Il existe des facteurs d'explication à la fois conjoncturels et structurels. Au niveau conjoncturel, l'économie étasunienne a connu la plus forte reprise économique de tous les pays industrialisés après la pandémie de Covid-19. Mais la hausse de l'inflation, sans précédent depuis quarante ans, a entraîné une baisse du niveau de vie des travailleurs durant le mandat de Joe Biden. Cela alimente l'insatisfaction sociale.
Au niveau mondial, la plupart des gouvernements en place durant la pandémie ont d'ailleurs perdu les élections. Cela a été le cas par exemple en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Zélande, en Argentine et aux Pays-Bas. Trump pourrait bénéficier d'un réflexe « dégagiste » similaire.
Qu'en est-il des raisons structurelles du vote Trump ?
Il existe un bloc conservateur consolidé aux Etats-Unis. Représentant près 47 % de l'électorat, ce pôle soutiendra Trump quoi qu'il arrive. La moitié de ses membres se trouvent probablement parmi les chrétiens conservateurs.
Le mode de scrutin indirect, où la population de chaque Etat élit un collège constitué de « grands électeurs » qui désignent ensuite le président, joue aussi en faveur de Donald Trump. Conçu à la fin du XVIIIe siècle, ce système visait à rendre la nouvelle Constitution acceptable pour les Etats esclavagistes du Sud. Il accorde ainsi un poids disproportionné aux Etats conservateurs et ruraux. Conséquence : lors des huit dernières élections présidentielles, les républicains – et notamment Trump en 2016 – ont remporté la présidence à deux reprises, alors qu'ils avaient reçu moins de votes que les démocrates. C'est aussi pour cette raison que toute la campagne présidentielle est axée sur sept « Swing states » déterminants, dont les électorats sont étroitement divisés entre les deux partis.
L'héritage esclavagiste et raciste du pays joue-t-il aussi un rôle ?
Oui, d'une certaine manière. Le parti républicain actuel est né de la réaction conservatrice contre le mouvement des droits civiques et d'autres mobilisations progressistes – en faveur de la libération des femmes et des droits LGBTQ notamment – ayant émergé dans les années 1950-1960.
La dénonciation des migrants, qui forme la « carte de visite » de Trump, a aussi des racines profondes. Dans les années 1840-1850, on a assisté à l'émergence du Native American Party, un parti de masse qui s'organisait contre les catholiques et les immigrés originaires d'Irlande et d'Allemagne. Depuis, le pays a connu de nombreux accès de nativisme (une idéologie opposant les personnes issues de la migration à celles qui sont nées sur le territoire).
Trump est certes l'homme politique de premier plan le plus raciste depuis George Wallace, le gouverneur de l'Alabama qui défendait la ségrégation raciale dans les années 1960. Mais les mesures qu'il défend sont loin d'être nouvelles.
Donald Trump se présente comme le défenseur de la « classe ouvrière ». Cette affirmation a-t-elle un fondement ?
Certaines enquêtes montrent que les électeurs sans diplôme universitaire soutiennent massivement Donald Trump. C'est vrai pour les personnes blanches, et cela commence à être le cas pour une partie des populations latino et noire – même si celles-ci votent en majorité démocrate, lorsqu'elles se rendent aux urnes.
Cette réalité ne fait pourtant pas de Trump le candidat des cols bleus. D'abord, parce que la classe ouvrière est multiraciale, et composée de manière plus que proportionnelle de personnes de couleur. Ensuite, parce qu'une grande partie des membres de cette classe sont détenteurs d'un diplôme supérieur. C'est par exemple le cas des enseignants et des infirmières, qui font partie des secteurs les plus combatifs du mouvement syndical.
Enfin, le cœur de la base sociale de Trump est aussi constitué de millions de propriétaires de petites entreprises, d'agents de maîtrise, de membres des forces de l'ordre, ainsi que de membres de la classe moyenne et de la classe moyenne supérieure. Elon Musk, l'homme le plus riche du monde, est ainsi un partisan très en vue de Trump.
La radicalisation du discours de Trump indique-t-elle la possibilité d'une dérive fasciste ?
Il y a clairement des gens d'extrême droite et des personnes attirées par le fascisme dans le cercle rapproché de Trump. Son colistier à la vice-présidence, J.D. Vance, a par exemple fait la promotion d'un livre tressant des louanges au dictateur Francisco Franco.
On dispose de nombreux indices sur le gouvernement projeté par Trump et ses sbires. Le républicain affirme ainsi qu'il veut expulser 11 à 12 millions d'immigrés sans papiers. Or la concrétisation de ce plan impliquerait un niveau de mobilisation militaire et de suspension des droits digne d'une dictature.
Le Projet 2025, un plan rédigé par le think tank ultraconservateur Heritage Fondation afin de poser les jalons d'un second mandat Trump, prévoit quant à lui un exécutif tout-puissant, appuyé par des fidèles nommés à des postes clés afin de forcer l'adoption de politiques réactionnaires.
Peut-on faire le parallèle avec les régimes fascistes des années 1930 ?
Je ne le pense pas. Mais cela n'enlève rien à la dangerosité d'un second mandat Trump, qui pourrait ressembler à la politique menée par Viktor Orbán en Hongrie. La gauche doit être prête à assumer la lutte contre cette transition vers un régime autoritaire de ce type. En effet, je ne pense pas qu'on pourra compter sur des institutions comme le système judiciaire ou la fonction publique pour s'y opposer.
Quelles sont les principales différences entre Kamala Harris et Donald Trump ?
Un gouvernement Harris représenterait le maintien d'un agenda néolibéral assez classique : soutien aux grandes entreprises, à l'armée et à l'empire étasunien à l'étranger, le tout assorti de quelques politiques sociales-libérales.
Le programme de Trump est plus régressif. Outre le soutien à l'empire étasunien et à l'armée, il prévoit notamment des baisses d'impôts pour les riches et les entreprises ainsi que le démantèlement des normes de protection en matière environnementale et de travail. Sans oublier une politique sociale revancharde, dont un des objectifs prioritaires sera de rendre l'avortement illégal dans tout le pays. La principale distinction entre Kamala Harris et Donald Trump est d'ailleurs le soutien de la candidate au droit à l'avortement (remis en cause en 2022 par un arrêt de la Cour suprême, ndlr).
Les deux partis ont-ils des points communs ?
Démocrates et républicains ne sont pas identiques. Cependant, il s'agit de deux partis capitalistes qui dirigent l'Etat américain en alternance et présentent des similitudes sur des questions clés : une politique migratoire répressive ; une politique étrangère axée sur l'affrontement avec la Chine ; un budget militaire gigantesque ; un contrôle des importations pour stimuler l'industrie manufacturière nationale ; et une politique énergétique qui s'est traduite par une production record de combustibles fossiles sous la présidence Biden.
La guerre contre Gaza illustre cette convergence de manière parlante. Bien qu'elle exprime de temps à autre son empathie pour les civils palestiniens, Kamala Harris soutient en effet Israël autant que Joe Biden. De son côté, Donald Trump approuve le génocide sans même reprendre la rhétorique atténuante de son adversaire. Une nouvelle administration Trump se traduirait par une catastrophe pour le Moyen-Orient. Mais Biden et Harris ont déjà contribué à créer ce désastre…
Quelle est la position des lobbies économiques face à cette élection ?
Une étude récente a révélé un glissement « vers la gauche » des dirigeants d'entreprises et des membres des conseils d'administration. Dans le passé, ces milieux appuyaient fidèlement les républicains. Aujourd'hui, ils penchent de plus en plus vers les démocrates. Au cours des trois mois qui ont suivi la désignation de Kamala Harris comme candidate, les démocrates ont ainsi collecté la somme stupéfiante d'un milliard de dollars.
Depuis la montée en puissance de Trump au sein du parti républicain, une grande partie de « l'Amérique des affaires » considère en effet les démocrates comme étant plus fiables pour maintenir le statu quo capitaliste.
Il y a bien sûr aussi des dirigeants économiques qui soutiennent Trump. Ces derniers mois, ce dernier a reçu près de 250 millions de dollars provenant de seulement trois milliardaires : Elon Musk ; Miriam Adelson, une israélo-américaine à la tête d'un empire dans les casinos ; et Richard Uihlein, un magnat actif dans les matériaux d'emballage.

Le regain des luttes ouvrières a-t-il un effet sur la bataille électorale ?
Entre 2018 et aujourd'hui, le pays a connu le plus haut niveau de grèves et d'actions syndicales depuis les années 1980 – en termes de nombre de travailleurs et travailleuses impliqués. Et au sein de la population, les opinions favorables à l'égard des syndicats n'ont jamais été aussi élevées.
Le syndicat United Autoworkers (UAW) a par exemple remporté une importante victoire face aux principaux constructeurs automobiles : en faisant grève, les salarié·e·s ont réussi à récupérer les pertes de revenus et d'avantages sociaux subies au cours des décennies précédentes. Le président de l'UAW, Shawn Fain, soutient la candidature de Kamala Harris. C'est le cas de la plupart des dirigeants syndicaux – à l'exception de Sean O'Brien, le président des Teamsters, qui entretient des relations cordiales avec Trump et a annoncé une position « neutre » sur la présidentielle.
Cependant, le regain des luttes depuis 2018 ne s'est pas traduit par un changement de fond au sein du mouvement syndical. Seul un·e salarié·e sur dix est membre d'un syndicat aux Etats-Unis – un pourcentage inférieur de moitié à ce qu'il était au début des années 1980. Dans ces conditions, le militantisme des « masses laborieuses » reste insuffisant pour avoir un réel effet sur la dynamique politique.
Quel serait l'impact d'une élection de Donald Trump sur le développement de ces luttes sociales ?
Une victoire du républicain porterait un coup terrible aux syndicats, mais aussi aux mobilisations de solidarité avec la Palestine et à l'ensemble des mouvements sociaux. Ces mouvements se trouveraient alors face à un défi de taille. Ils ne pourraient plus se contenter d'opérer comme des ONG cherchant un appui auprès des politiciens démocrates, mais devraient renouer avec leurs racines – soit les mouvements de masse qui ont arraché de haute lutte le droit d'adhérer à des syndicats dans les années 1930 et mis fin à la ségrégation dans le Sud du pays vers 1960.
Lance Selfa est l'auteur de The Democrats : A Critical History. Haymarket, 2012. U.S. Politics in an Age of Uncertainty : Essays on a New Reality. Haymarket, 2017.
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LA PALESTINE RATTRAPERA-T-ELLE KAMALA HARRIS ?
Où en sont les mobilisations de solidarité avec le peuple palestinien, notamment sur les campus universitaires ?
Lance Selfa : L'establishment a réussi à marginaliser le mouvement de solidarité avec la Palestine. Les universités ont ainsi adopté de nombreuses restrictions au droit de manifester. Des militants ont été pris pour cible et nombre d'entre eux, y compris des professeur·es réputé·es, ont fait l'objet de mesures disciplinaires ou été licencié·es en raison de leur activisme. De plus, le cirque électoral tend à réduire toutes les questions politiques au choix binaire entre Harris et Trump.
Malgré tout, ce mouvement a eu un impact majeur sur l'opinion publique étasunienne. Cette dernière est probablement beaucoup plus critique à l'égard d'Israël et plus favorable aux Palestiniens qu'elle ne l'a jamais été. A titre d'exemple, une enquête a révélé qu'un cessez-le-feu à Gaza était la deuxième question la plus importante pour ces élections parmi les Latinos, en particulier ceux qui sont âgés de moins de 30 ans. Il faut rappeler que l'organisation Jewish Voice for Peace et les étudiants juifs mobilisés sur les campus ont joué un rôle crucial dans les mobilisations pro-palestiniennes – ce qui dément les accusations d'antisémitisme lancées à leur égard.
Ce mouvement pourrait-il avoir une influence sur la présidentielle ?
Le mouvement des Uncommitted (non-engagés) pourrait avoir un impact très spécifique sur l'élection. En effet, si cette dernière est aussi serrée que prévu, quelques milliers de voix suffiraient pour faire basculer un Etat de l'autre côté. Or plus de 300'000 Américain·es d'origine arabe vivent dans le Swing state du Michigan. Si un nombre suffisant d'entre elles et eux ne votent pas pour Harris, il est possible qu'elle perde cet Etat.
Pourtant, la campagne démocrate n'a pris aucun engagement significatif envers ces électeurs. Au contraire. Elle tente de compenser leur perte en cherchant le soutien d'autres votants, y compris parmi les républicains. Si Harris perd le Michigan en raison de sa position sur Gaza, les démocrates ne pourront s'en prendre qu'à eux-mêmes.
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À GAUCHE, LA DIFFICILE ÉMERGENCE D'UNE ALTERNATIVE
On entend peu parler des candidatures indépendantes – notamment celle de la Verte Jill Stein, qui fait campagne autour de revendications progressistes et dénonce le génocide en cours à Gaza.
Lance Selfa : Dans le système bipartisan en vigueur aux Etats-Unis, les formations alternatives comme le Parti vert de Jill Stein, qui avait récolté 1,1% des voix lors de la présidentielle de 2016, ont peu de poids. Dans certains Etats, ces candidat·es ne figurent même pas sur les bulletins de vote. Les sondages montrent pourtant qu'une grande partie de l'électorat américain s'identifie à des candidat·es « indépendant·es » et que la confiance dans les institutions politiques est faible. On pourrait donc penser que les conditions objectives pour l'émergence d'un parti alternatif de gauche sont potentiellement réunies. Mais pour que cela devienne réalité, les syndicats et les organisations du mouvement social devront rompre avec la logique du « moindre mal » qui justifie leur soutien aux démocrates. C'est l'un des principaux défis posé à la gauche depuis des générations.
Entrevoyez-vous une possibilité d'avancer dans cette direction ?
Je ne suis pas optimiste à court terme. Une victoire de Donald Trump mettrait en effet toute la gauche sur la défensive – ce qui augmenterait le soutien aux démocrates, selon la logique du « moindre mal ». C'est en grande partie ce qui s'est passé durant le premier mandat de Trump. De nombreux mouvements de résistance – pour la justice climatique, la défense des immigrés, la justice raciale, les droits des femmes – s'étaient alors rassemblés lors d'immenses manifestations. Mais assez rapidement, ils ont priorisé le processus électoral à la rue, dans le but d'élire les démocrates. Même la montée en puissance de l'aile gauche du parti démocrate et le soutien à la candidature de Bernie Sanders ont été canalisés vers un soutien au parti démocrate.
Si Kamala Harris gagne, ses partisans interpréteront sa victoire comme une justification de leur stratégie orientée vers le « centre » et les électeurs républicains mécontents. Son mandat sera, au mieux, une réédition de celui de Barack Obama – favorable aux milieux d'affaires et hostile à la gauche militante. Les démocrates continueront à se présenter comme la seule alternative à une extrême droite renaissante – et de nombreux militants se rangeront derrière eux. On observe ce phénomène déjà aujourd'hui : les militant·e·s écologistes et favorables aux droits des immigrés sont consternés par le soutien de Kamala Harris à la fracturation hydraulique et à une politique migratoire répressive. Pourtant, ils font campagne en faveur de la démocrate, par crainte d'une victoire de Donald Trump.
L'aile gauche du parti démocrate, représentée par les Socialistes démocrates d'Amérique (DSA), a-t-elle une influence sur la campagne de Kamala Harris ?
Absolument pas. Lorsque Kamala Harris a choisi le gouverneur du Minnesota, Tim Walz, comme colistier, la DSA – qui compte près de 50'000 membres – a affirmé que ce choix était une illustration de sa force.
Cette idée est un leurre. Les militants de la DSA jouent par exemple un rôle important au sein du mouvement Uncommitted (« non aligné »), qui regroupe des démocrates solidaires avec la Palestine. Lors des primaires de ce parti, les Uncommitted avaient encouragé un vote de protestation contre Biden pour dénoncer son soutien au génocide à Gaza. Puis en août, lors de la Convention nationale du parti démocrate, une poignée de délégués « non engagés » ont demandé qu'un orateur palestinien puisse prendre la parole. Ce geste minimal a pourtant été refusé par Kamala Harris et son parti.
Quant aux figures de proue de la gauche du Parti démocrate, le sénateur Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), élue à la Chambre des représentants, ils font campagne à fond pour Harris. En parallèle, ces politiciens sociaux-démocrates affirment que l'administration de Biden a été la plus favorable aux travailleurs et travailleuses depuis des générations.
Si Harris perd, ils critiqueront probablement le fait qu'elle a passé trop de temps à courtiser les républicains et qu'elle a mis en sourdine les revendications progressistes. C'est une évidence. Pourtant, Bernie Sanders et AOC se gardent bien d'émettre ces critiques aujourd'hui. (Entretien publié dans le quotidien Le Courrier, daté du 1-3 novembre 2024)
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Le conflit israélo-iranien, enjeu de l’élection présidentielle américaine

Le bombardement de l'Iran par Israël le 26 octobre, en réponse au tir de 300 missiles par l'Iran sur Israël au début du mois d'octobre, représente une extension des guerres d'Israël à Gaza et au Liban, menace d'un conflit régional et soulève l'effrayante perspective d'impliquer le partenaire d'Israël, les États-Unis, et éventuellement l'allié de l'Iran, la Russie, tous deux des puissances nucléaires.
Hebdo L'Anticapitaliste - 727 (31/10/2024)
Par Dan La Botz
Les contradictions des deux candidatEs vis-à-vis d'Israël et de l'Iran
Le conflit est désormais un enjeu de l'élection présidentielle américaine. La vice-présidente Kamala Harris est une fois de plus mise à l'épreuve sur son soutien indéfectible à l'engagement de Joe Biden en faveur d'Israël. Tandis que Donald Trump a l'occasion de fustiger l'administration Biden-Harris pour ses échecs en matière de politique étrangère. Trump et Harris considèrent tous deux l'Iran comme un ennemi d'Israël et des États-Unis, et Trump, qui a toujours été très hostile à l'Iran (il a en particulier dénoncé le traité nucléaire conclu par Obama) a une animosité renforcée contre ce pays depuis que les services de renseignement américains l'ont informé que l'Iran projetterait de l'assassiner.
Après le bombardement de Téhéran par Israël, Kamala Harris a déclaré une fois de plus : « Nous maintenons l'importance de soutenir le droit d'Israël à se défendre », et elle a ajouté : « Nous sommes également très catégoriques sur le fait que nous devons assister à une désescalade dans la région à l'avenir, et c'est ce sur quoi nous nous concentrerons ». Cela rejoint la position antérieure de Biden-Harris, qui soutenait le droit d'Israël à faire la guerre au Hamas à Gaza, mais appelait à un cessez-le-feu dans cette région et plus tard au Liban, tout en ne prenant aucune mesure pour l'obtenir.
Quant à Trump, il a dit au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou au début du mois : « Faites ce que vous avez à faire ». Trump a communiqué régulièrement avec Netanyahou, et Biden a exprimé sa crainte que Trump ne nuise aux efforts diplomatiques déployés par les États-Unis pour empêcher l'extension du conflit. Pourtant, Trump a également déclaré : « Ils [Israël et l'Iran] sont très proches d'une catastrophe mondiale » et, a-t-il ajouté, « nous avons un président et un vice-président inexistants qui devraient être aux commandes. Mais personne ne sait ce qui se passe ».
En tant que vice-présidente, Kamala Harris a des années d'expérience en matière de politique étrangère, tout comme Trump, mais c'est lui qui affirme qu'il « rendra à l'Amérique sa grandeur », tant à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. L'attrait qu'il exerce en tant qu'homme fort pourrait lui permettre de marquer des points.
La situation économique : préoccupation majeure
Pourtant, alors que le débat sur les guerres d'Israël à Gaza, au Liban et maintenant en Iran fait rage dans les cercles de l'élite et parmi certainEs électeurEs, pour la plupart des AméricainEs, la priorité est la situation économique, suivie par l'immigration. Au cours de l'année écoulée, Trump a mené le débat politique d'abord avec Biden, puis avec Harris. Il affirme que l'Amérique est une nation en faillite, que les AméricainEs moyenNEs n'ont pas les moyens de se loger et d'acheter les produits de base. Selon lui, l'immigration constitue une menace existentielle pour la vie et l'identité nationale des États-Unis. Lui et son colistier, le sénateur J.D. Vance, affirment que les immigrantEs apportent le crime, la maladie et « empoisonnent le sang » du peuple américain. Selon eux, les immigrantEs prennent les emplois des AméricainEs, en particulier ceux des NoirEs et des Hispaniques. L'appel de K. Harris en faveur d'une « économie de l'opportunité », c'est-à-dire d'une économie qui offrirait des possibilités à chacunE, n'a pas apaisé les inquiétudes des électeurEs et Harris n'a pas proposé de programme pour la classe ouvrière, comme l'avait suggéré le sénateur Bernie Sanders.
Les affaires internationales — même la perspective d'une guerre régionale — ne peuvent vaincre le désintérêt historique des AméricainEs pour ces questions, du moins tant que les États-Unis ne sont pas directement impliqués et que des vies américaines ne sont pas menacées. La principale chose que les AméricainEs veulent, c'est que les États-Unis soient forts. Quatre-vingts ans de domination économique, politique et militaire des États-Unis à l'échelle mondiale ont conduit les AméricainEs à présumer que les États-Unis sont la « nation indispensable », comme l'ont affirmé des politicienNEs, historienNEs et journalistes. Alors, croiront-ils que Harris ou bien Trump projette la plus grande impression de force et de puissance qu'ils désirent ?
Traduit par Henri Wilno
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États-Unis – Gaza. Avec Kamala Harris, un changement de façade

Le soutien de l'administration de Joe Biden à Israël a été tel depuis le début de la guerre génocidaire à Gaza, que le changement de casting côté démocrate a suscité chez une partie des électeurs l'espoir d'une inflexion dans la politique étrangère américaine. Une attente rapidement balayée lors de la convention du parti puis lors du débat Kamala Harris-Donald Trump.
Tiré d'Orient XXI.
Alors que les parents de Hersh Goldberg-Polin, otage israélo-américain capturé par le Hamas le 7 octobre 2023 et mort entre les mains de l'organisation palestinienne peu avant la convention démocrate, à la mi-août, ont été invités à s'y exprimer, la demande de nombreux cercles démocrates pour qu'un Palestinien puisse faire de même, après des semaines de négociations, a été refusée par ses organisateurs. Une initiative, intitulée le « Uncommitted movement » (le « mouvement des non-engagés », sous-entendant qu'ils ne sont pas sûrs de voter pour Harris (1)), avait réuni des centaines de milliers de signatures pour réclamer que la voix de la Palestine soit entendue à la convention. La secrétaire du parti au Michigan, Lavora Barnes, les représentants à la Chambre Ro Khanna (Californie) et Ruwa Romman (Géorgie) et bien d'autres aussi. Brandon Johnson, maire de Chicago, où avait lieu la convention, le demanda également. Il nota que le comté de Cork, où elle se déroulait, est celui qui dispose de la plus forte population américaine d'origine palestinienne aux États-Unis.
Rien n'y fit : la réponse de l'appareil démocrate est restée négative. La représentante à la Chambre basse Cori Bush, devant une assemblée du groupement des « non-engagés » à l'ouverture de la convention, appela la gauche du parti à ne pas abandonner le combat : « Nous sommes et restons démocrates. Nous disons juste : ‘écoutez-nous, parce que ça compte' ». Chacun a compris la référence à Black Lives matter. Comme celle des Noirs, la vie des Palestiniens compte.

« Restez silencieux »
Mais Kamala Harris, en déplacement au Michigan quelque temps avant et confrontée à des protestataires contre la politique de l'actuelle Maison-Blanche envers la Palestine, leur avait répondu : « Restez silencieux si vous ne voulez pas faire élire Trump » (2). L'épisode n'est guère rassurant quant à l'attitude que pourrait avoir, si elle est élue, la prochaine présidente des États-Unis vis-à-vis du Proche-Orient.
Pourtant, certains analystes veulent croire qu'un accès de Kamala Harris au pouvoir marquerait « la fin d'une ère où les présidents américains avaient un attachement personnel à Israël » (3), comme l'a été en particulier Joe Biden. Mais jusqu'ici, ce n'est pas ce qu'elle a montré. La Plateforme démocrate pour l'élection, rédigée sous Biden, n'a pas été modifiée d'un iota après qu'il s'est retiré de la course. Certes, Harris a un peu desserré le carcan de soutien inconditionnel américain dans lequel Biden et Antony Blinken, son secrétaire d'État, avaient enserré la guerre contre Gaza, laissant libre cours à Benyamin Nétanyahou pour empêcher tout cessez-le-feu. À la convention, Harris est apparue plus ouverte à la cause palestinienne, déclarant qu'elle ne resterait pas « silencieuse » si perdurait une tragédie des Gazaouis qui « brise le cœur ».
Elle a aussi implicitement accusé le premier ministre israélien d'être le principal obstacle à une sortie de crise. Peu après, dans un entretien à CNN le 29 août, elle a proclamé que les Palestiniens devaient « accéder à leur droit à la dignité, la sécurité, la liberté et l'autodétermination ». Des propos qui ne pouvaient pas plaire à Nétanyahou ni à la quasi-totalité de la classe politique israélienne. Mais ceux-ci s'en accommoderont si demain une administration Harris ne se comporte pas différemment de celle de Biden, c'est-à-dire, qu'elle leur laisse de facto les mains libres. Or, dans la même interview, Kamala Harris a confirmé que l'accord de livraisons annuelle d'armes à Israël pour 3,8 milliards de dollars (3,4 milliards d'euros) (4) restera, si elle est élue, un pivot de la politique américaine au Proche-Orient.
Un logiciel devenu caduc
Mais que craignent donc les dirigeants démocrates pour refuser de tenir compte de l'opinion de leurs propres électeurs ? De nombreux commentateurs aux États-Unis ont considéré que la direction du parti fait fi de l'évolution profonde que connait son propre camp. Les sondages Gallup montrent que 44 % de l'électorat démocrate se prononce désormais pour un abandon de la fourniture systématique d'armes américaines à Israël, quand seuls 25 % la soutiennent encore. La jeunesse universitaire n'est pas seule à s'insurger : d'importants syndicats, ceux de l'automobile, le United Auto Workers (UAW), de la poste, de l'éducation publique et d'autres, longtemps fervents supporteurs de l'État israélien, ont eux aussi appelé Biden à « mettre fin à l'aide militaire à Israël ». À un degré moindre, cette tendance s'affirme aussi au sein des électeurs « indépendants ». Dès lors, s'interroge le journal en ligne Slate, comment expliquer que la convention démocrate n'ait offert qu'une litanie de déclarations d'appui à Israël ? (5)
L'appareil du parti semble s'accrocher à un logiciel devenu caduc. Selon le site Middle East Eye, (6) Kamala Harris, peu au fait des problèmes du Proche-Orient, formerait une équipe issue des milieux ayant agi sous les présidences de Barack Obama et qui serait dirigée au département d'État par Phil Gordon. Ce choix serait l'incarnation même d'une pérennité annoncée du statu quo en ce qui concerne la Palestine et Israël. L'homme ayant occupé des postes de plus en plus éminents dans toutes les administrations démocrates depuis les années Clinton, il ne cesse de marteler sur le sujet les propos de tous ses prédécesseurs aux affaires étrangères, comme si rien n'était advenu en trente ans. Le 24 juin 2024, Gordon participait à la conférence d'Herzliya, un forum annuel qui réunit la crème des milieux diplomatiques et sécuritaires israéliens, et accueille de nombreux invités étrangers. Gordon y a fortement plaidé pour un accord rapide sur un cessez-le-feu à Gaza et les bénéfices qu'Israël en tirerait. En mots choisis, il a critiqué le rejet israélien de facto du plan Biden pour un cessez-le-feu. Gordon a également insisté sur l'isolement international croissant d'Israël, y compris aux États-Unis, où « des segments bruyants de l'opinion publique s'opposent à cette guerre ». Et il a conclu avec quelques mises en garde :
- La réalité est qu'il n'y aura pas de défaite du Hamas sans un gouvernement et une sécurité alternatifs à Gaza – et nous avons appris quelques leçons à nos dépens de nos expériences irakiennes et afghanes.
Il n'y a que deux options, a clôturé Phil Gordon : soit la reconstruction d'une bande de Gaza palestinienne sans direction du Hamas, soit :
- un conflit sans fin […], avec des tensions et de la violence croissante en Cisjordanie et l'absence de tout horizon politique pour les Palestiniens, ce qui ne bénéficie qu'au Hamas et aux autres groupes terroristes palestiniens, et enfin la menace imminente d'une escalade régionale importante et une isolation aggravée d'Israël sur la scène internationale. […] Si Israël prend le chemin de l'espoir, les États-Unis seront avec lui à chaque pas. […] Là est son intérêt. Mais là est aussi l'intérêt de l'Amérique. (7)
Il n'a pas spécifié ce que Washington ferait si Israël ne se soumettait pas à ses suggestions. C'était il y a deux mois et demi. Depuis, rien n'a évolué : Benyamin Nétanyahou a montré le peu de cas qu'il fait de Biden, de Gordon et des plans de l'administration démocrate.
Un soutien militaire américain sans limites
Devant l'absence avérée d'impact des « pressions verbales » américaines sur la poursuite des bombardements israéliens et des massacres dans la population gazaouie, le refus d'une cessation des livraisons d'armes devient un symbole de l'impuissance de la politique menée par la Maison-Blanche. Harris répète que les ventes d'armes restent un intouchable de la diplomatie américaine, la clé de sa « relation spéciale » avec Israël. Mais aux États-Unis, cette question devient le carburant de la mobilisation pour mettre fin aux exactions israéliennes.
La candidate démocrate pourrait-elle l'entendre ? Et si oui, quand ? Récemment, Peter Beinart, le directeur du magazine juif progressiste Currents, publiait dans le New York Times une contribution où il expliquait que l'obstacle à une cessation des livraisons d'armes à Israël n'avait rien à voir avec une potentielle opposition du Congrès. Si une administration Harris le décide, il lui suffira juste… « d'appliquer la loi » américaine, plaide-t-il (8). Car le Congrès a voté en 1997 une loi de « limitation du soutien aux forces de sécurité » qu'il a renforcée en 2008, appelée Loi Leahy (du nom de son auteur, Patrick Leahy, sénateur du Vermont de 1975 à 2023). Cette loi interdit aux secrétariats d'État américains des affaires étrangères et à celui de la défense de soutenir d'une quelconque manière toute force armée étrangère qui commettrait des « violations flagrantes » du droit humanitaire. Beinart rappelle que cette loi a été utilisée depuis « des centaines de fois » par Washington, y compris contre des pays amis des États-Unis — le Mexique, par exemple. Mais cette loi peut ne pas s'appliquer aux armées étrangères dans leur totalité, seulement à des unités spécifiques, celles ayant commis des actes illégaux notoires.
Or, il existe un pays qui, depuis l'adoption de cette loi il y a 27 ans, a mené de nombreuses guerres avant celles en cours à Gaza, dans lesquelles son armée a, par exemple, largué massivement des bombes à fragmentation et d'autres types de matériaux interdits par le droit de la guerre ; qui plus est, il l'a fait contre des populations civiles (à Gaza et au Liban, en particulier). Beinart note que cette loi ne lui a « jamais été appliquée » : il s'agit évidemment d'Israël, l'État étranger qui, de très loin, perçoit le soutien militaire annuel américain le plus important depuis cinq décennies. Patrick Leahy n'a-t-il pas déclaré que l'absence absolue et répétée d'imposition de sa loi à Israël la « tourne en dérision » ?
Lors de son débat avec Donald Trump, le 10 septembre, Kamala Harris a continué de plaider son mantra : « Israël a le droit de se défendre », mais « trop de Palestiniens innocents sont morts » . Cependant, si elle entend sincèrement s'impliquer dans une résolution de la question palestinienne, elle devra se soumettre à ce qu'un nombre incalculable d'experts américains, diplomates et militaires savent depuis longtemps sans jamais l'évoquer publiquement, à savoir que pour résoudre le problème, à commencer par la fin de l'occupation par Israël des Territoires palestiniens occupés, il faudra que Washington change de paradigme, et impose à Israël des sanctions tangibles et efficaces s'il n'obtempère pas. Kamala Harris le comprend-elle ? Le veut-elle ? La question de l'indéfectible « relation spéciale » qui lie les États-Unis à Israël a fait l'objet d'innombrables analyses. Certains évoquent une alliance naturelle des messianismes juif et évangélique. D'autres le poids du lobby pro-israélien. On se contentera, ici, de constater que plus les États-Unis fournissent gratuitement des armes aux Israéliens qui en font de plus en plus usage, et plus le contribuable et le trésor favorisent l'enrichissement du complexe militaro-industriel des États-Unis. Cet argument pèse lourd dans les décisions des dirigeants américains.
Mais le seul motif du soutien indéfectible de Washington n'est pas uniquement dû aux intérêts des sociétés d'armement. Les craintes de l'impact qu'un affaiblissement de la place politique et sécuritaire d'Israël au Proche-Orient ferait peser sur le poids des États-Unis dans la région est, sans doute, un frein plus important encore à l'abandon de cette « relation spéciale ». Une relation dont les Palestiniens sont la victime récurrente. Il n'est pas un président américain qui ne l'ait pas compris.
Notes
1- Le « mouvement des non-engagés » se définit comme « luttant pour un Parti démocrate qui représente la majorité anti-guerre et pro-palestinienne ».
2- Joey Cappelletti : « Pro-Palestinian democrats say their request for a speaker at DNC rejected after weeks of négociations », Associated Press, 22 août 2024.
3- Ron Kampeas : « Biden withdrawal marks the end of an era of democrat presidents with personal Israel attachment », The Forward, 22 juillet 2024.
4- Après les accords de paix entre Israël et l'Égypte en 1978, la Maison-Blanche s'engagea à livrer annuellement et gracieusement des armes aux deux pays. En 2024, les montants se situent à 3,8 milliards de dollars pour Israël et 1,3 milliard (1,1 milliard d'euros) pour l'Égypte.
5- Alexander Sammon, « I went to a Zionist democrats party at the DNC, what I saw made me think there‘s a policy shift coming », Slate, 21 août 2024.
6- Sean Mathews, « What a Kamala Harris Middle East policy team could look like », Middle East Eye, 2 septembre 2024
7- The White House, « Remarks by National Security advisor to the vice-president Dr. Phil Gordon at the Herzliya Conference », 24 juin 2024.
8- Peter Beinart, « Harris can change Biden's policy on Israel just by upholding the law », The New York Times, 18 août 2024.
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De Twitter à X : Comment Elon Musk façonne la conversation politique américaine

En achetant Twitter pour en faire X, Elon Musk a radicalement modifié le paysage des médias socionumériques et a confirmé leur empreinte croissante sur la politique américaine. Musk joue désormais un rôle inédit dans l'arène politique américaine, influençant les perceptions et menant les débats autour de l'élection présidentielle.
Cet article examine comment ces changements affectent la portée des discours en ligne. Il s'intéresse également à l'influence de Musk, qui par son engagement tend à polariser la sphère publique et à désolidariser l'espace public.
21 octobre 2024 | Photo : Le candidat républicain à l'élection présidentielle, Donald Trump, serre la main d'Elon Musk lors d'un événement de campagne le 5 octobre 2024. (AP | Evan Vucci)
https://theconversation.com/de-twitter-a-x-comment-elon-musk-faconne-la-conversation-politique-americaine-238747
En tant que professeures associées à l'École des médias de l'Université du Québec à Montréal, enseignant notamment dans le programme de Médias numériques, nous portons une attention particulière à l'instrumentalisation des médias socionumériques dans le contexte électoral américain.
Quand la Silicone Valley s'immisce dans la politique
Les principales plates-formes de médias socionumériques, notamment les entreprises du groupe GAMAM (Google-Alphabet, Meta, Apple et Microsoft), entretiennent des relations étroites avec les instances politiques aux États-Unis et à l'international.
Alors qu'une part importante des droits fondamentaux, y compris la liberté d'expression, est souvent soumise aux décisions de ces mégaentreprises, rappelons que Mark Zuckerberg a activement fait pression contre TikTok auprès des autorités américaines. De plus, Facebook et Google ont été mêlés à des pratiques de censure sur le marché vietnamien, qu'elles cherchaient à conquérir.
Or, le cas de l'achat de Twitter par Elon Musk illustre manifestement que la « liberté d'expression » se confond avec un simple slogan publicitaire lorsqu'elle doit passer par le filtre des algorithmes et s'adapter à la vision néolibérale de la direction du réseau. Musk, après avoir endossé Obama en 2008 et 2012, ce qui a permis à Tesla de bénéficier de subventions gouvernementales, Hillary Clinton en 2016, puis Joe Biden en 2020, a réorienté son soutien en 2024 pour offrir un appui sans réserve à Donald Trump.

Il a même créé un comité d'action politique (PAC) en faveur du candidat républicain, faisant la promotion de ce soutien sur son propre profil.

Promotion du PAC sur le profil d'Elon Musk
Profil X d'Elon Musk. (https://x.com/elonmusk)
En octobre, il avait atteint la limite de contribution pour un donateur unique, soit132 millions de dollars.
L'achat de Twitter par Musk : une partie d'échecs en public
Elon Musk a acquis Twitter pour environ 44 G$ USA (61 G$ CAN). La transaction débute en avril 2022, sous la forme d'une apparente « prise de contrôle hostile », car Musk acquiert alors publiquement 9 % des actions du réseau social. Pour éviter cette prise de contrôle, les dirigeants proposent au milliardaire un siège au conseil d'administration. Musk répond par une offre d'achat pour l'ensemble des actions, à un prix supérieur à leur valeur marchande.
En juin, l'homme d'affaires joue son prochain coup : il souhaite reporter la transaction, invoquant la nécessité d'évaluer le nombre de faux comptes sur la plate-forme.

Néanmoins, ses vis-à-vis sont déterminés à conclure et engagent une action en justice. La partie d'échecs prend fin le 27 octobre 2022 et Musk, avec le soutien de la firme bancaire Morgan Stanley, procède à l'achat. Il souhaitait, dès ses premières manifestations d'intérêt pour Twitter, tirer parti du potentiel de la plate-forme.
Twitter : influencer le monde en temps réel
Musk connaissait bien le potentiel de Twitter pour influencer les marchés, ayant lui-même manipulé le cours de l'action Tesla, ce qui lui a valu une amende de 20 millions de dollars de la SEC en 2018. Il a également fait bondir le Bitcoin en 2021 en ajoutant #bitcoin à sa bio.
En outre, des événements comme le Printemps arabe en 2011 avaient révélé le rôle central de Twitter dans la mobilisation sociale et la diffusion rapide de l'information, redéfinissant aussi le journalisme par la brièveté et la vélocité de ses messages.
L'expertise universitaire, l'exigence journalistique.
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Le réseau a permis aux chercheurs, comme la professeure de communication à La Sorbonne, Virginie Julliard, d'analyser des corpus de conversations autour de mots-clics tels que #théoriedugenre. Politiciens, fonctionnaires, journalistes et chercheurs ont reconnu en Twitter un outil d'analyse sociale par mots-clics, renforcé par son moteur de recherche performant, développé avec l'entreprise russe Yandex en 2012.
C'est ce pouvoir d'influence établi que Musk cherchait à acquérir.
De Twitter à X : vers une logique algorithmique opaque et centralisée
Avant que Musk n'acquière Twitter, le réseau se distinguait par la transparence de son algorithme, lequel laissait aux utilisateurs le choix entre un affichage antéchronologique ou une présentation des messages les plus populaires.
Depuis, l'algorithme s'est complexifié et le lancement du « crochet bleu » payant a transformé la valeur de ce badge, autrefois réservé aux personnalités publiques et aux journalistes vérifiés. Aujourd'hui, pour une dizaine de dollars, Musk permet à chacun de modifier ses publications, d'écrire jusqu'à 10 000 caractères et, surtout, d'obtenir une visibilité accrue.
En réduisant le rôle de la modération, il délègue à la communauté la responsabilité de contrer la désinformation et de vérifier les « faits » grâce à la fonctionnalité Notes. Ces transformations incarnent une rupture avec la philosophie initiale de Twitter, où la transparence et l'accessibilité étaient au cœur de l'expérience utilisateur.
Cette évolution reflète une tendance plus large des médias socionumériques où la gestion algorithmique, amorcée par Facebook en 2009, puis adoptée par Twitter, Instagram et LinkedIn dans les années suivantes, transforme la manière dont l'information circule.
Selon la docteure en sciences juridiques Antoinette Rouvroy, cette logique algorithmique tend à favoriser une hypertrophie de la sphère privée au détriment de l'espace public.
Les algorithmes de ces plates-formes, qualifiés de « boîtes noires » par les chercheurs et observateurs, amplifient certaines voix tout en en rendant d'autres invisibles, segmentant les utilisateurs dans des contenus personnalisés et affaiblissants la notion même de « commun ». Sur X, cette logique est poussée à l'extrême : Elon Musk a un statut de superutilisateur et ses messages sont imposées à tous les utilisateurs, qu'ils le suivent ou non.
Loin des valeurs du Web 2.0, qui prônait une culture participative, ouverte et gratuite, X incarne désormais une vision néolibérale du droit de parole. Au sein de celle-ci, la visibilité devient une marchandise monétisée et centralisée. L'espace public s'en trouve quant à lui régi par des logiques algorithmiques et des intérêts économiques qui redéfinissent les frontières de la participation démocratique en ligne.
Un spectacle de la liberté d'expression façon Musk
Sur X, les utilisateurs baignent dans la sphère privée de son dirigeant, Elon Musk, où ses idées politiques sont omniprésentes et où sa conception de la liberté d'expression remplace celle d'un véritable espace public. Se disant « absolutiste de la liberté d'expression », Musk a rétabli, par un vote populaire sur son compte, certains comptes ayant été suspendus pour violation des règlements du réseau.

Parmi eux, l'ex-président Trump, banni après avoir soutenu les « patriotes »lors de l'insurrection du 6 janvier 2021 et Marjorie Taylor-Green, exclue en 2022 pour des publications répétées de désinformation sur la Covid-19.
Avec Musk à la tête de X, il ne s'agit plus seulement de gouvernance technologique, mais d'un contrôle direct sur les conditions mêmes de l'expression. En décidant de ce qui est amplifié ou réduit au silence, Musk redéfinit non seulement les contours de la liberté d'expression sur la plate-forme, mais aussi dans la société en général. Dès lors, parler de liberté devient dans ces conditions problématique, puisqu'étant dirigée, cette liberté n'est précisément pas libre.

D'un espace public à la tribune privée de Musk
Après avoir soutenu des candidats démocrates, Elon Musk a publiquement donné son appui à Donald Trump pour cette élection, tout en amplifiant des idées conservatrices, voire conspirationnistes. Ses contributions, tant financières que communicationnelles dans la campagne de l'ex-président, notamment par une entrevue en direct avec Trump sur X, illustrent clairement sa volonté d'influencer directement la scène politique.
Cette implication montre comment Musk utilise X pour promouvoir ses positions personnelles et donner la parole à ceux qui partagent sa vision. Conscient du pouvoir d'influence de la plate-forme, il a sciemment imposé sa propre définition de la « liberté d'expression ». La reconfiguration de l'algorithme et des fonctionnalités de X afin de maximiser la visibilité de ses idées, souvent au détriment de la diversité d'opinions, en est un exemple éloquent.
Ainsi, X ne fonctionne plus comme un espace public d'échanges démocratiques, mais comme une sphère privée façonnée par les choix idéologiques et commerciaux de Musk. En amplifiant certaines voix et en réduisant d'autres au silence — par des algorithmes opaques —, il exerce un contrôle direct sur les conditions d'expression sur la plate-forme.
Dès lors, une question se pose : une « liberté d'expression » dirigée par un individu, restreinte à sa sphère privée, ne représente-t-elle pas un danger pour la démocratie ?
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Les États-Unis affirment que Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de la personne en Cisjordanie et à Gaza, est antisémite et donc inapte à remplir ses fonctions

Les détracteurs d'Israël affirment souvent qu'il est erroné de faire l'amalgame entre antisionisme et antisémitisme. En d'autres termes, le fait de ne pas être d'accord avec la politique sioniste mise en œuvre par l'État d'Israël ne signifie en aucun cas que l'on est antisémite.
Ovide Bastien
photo Serge d'Ignazio
Bien au contraire.
En fait, un nombre croissant de Juifs, en particulier de jeunes Juifs américains, figurent parmi les critiques les plus virulents et les plus éloquents de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza au cours de l'année écoulée.
Mardi 29 octobre, je visionne « Israelism », un excellent documentaire de 80 minutes réalisé plusieurs mois avant l'attaque d'Israël par le Hamas en octobre 2023 et qui illustre très bien ce phénomène en pleine expansion. Il montre comment deux jeunes juifs américains, élevés depuis leur plus tendre enfance dans le sionisme et le soutien inconditionnel à Israël, changent radicalement d'avis lorsqu'ils voient concrètement comment Israël traite les Palestiniens avec une brutalité et une inhumanité extrêmes. Cette expérience est si bouleversante qu'elle les conduit à rejoindre un mouvement de jeunes juifs américains de plus en plus critiques à l'égard d'Israël.
Quelques heures plus tard, ce même jour, je lis par hasard le tweet que l'ambassadrice américaine au Conseil de sécurité des Nations unies, Linda Thomas-Greenfield, vient d'émettre. Dans son tweet, l'ambassadrice fait une critique cinglante de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de la personne en Cisjordanie et à Gaza.
« Je tiens à réaffirmer la conviction des États-Unis qu'elle n'est pas apte à remplir ses fonctions », tweete Thomas-Greenfield. « Les Nations unies ne devraient pas tolérer l'antisémitisme de la part d'une fonctionnaire affiliée à l'ONU et engagée pour promouvoir les droits de la personne. »
Incroyable !
Quel exemple flagrant, me suis-je dit, de quelqu'un qui fait l'amalgame entre antisionisme et antisémitisme ! Parce qu'Albanese ne mâche pas ses mots lorsqu'elle condamne les actions génocidaires d'Israël à Gaza, parce qu'elle identifie et dénonce clairement le sionisme profond dont découlent ces actions génocidaires, Thomas-Greenfield l'accuse d'antisémitisme et prétend qu'elle n'est pas apte à assumer ses fonctions à l'ONU.
Depuis l'invasion israélienne de Gaza, j'ai toujours été très impressionné par le courage moral et l'intégrité intellectuelle de Francesca Albanese.
Quelle femme exceptionnelle !
Même si Israël l'a depuis longtemps déclarée persona non grata, même si elle subit constamment des menaces de toutes sortes, elle ne recule pas. Elle refuse systématiquement de se rétracter sur un seul iota de ses observations.
Au cours des derniers mois, j'ai lu de grandes parties de ses rapports sur la catastrophe humanitaire en cours à Gaza. Je l'ai également écoutée en direct à de nombreuses reprises. Selon elle, ce qui se passe à Gaza est clairement un génocide et elle n'hésite pas à le dire.
J'invite lectrices et lecteurs à écouter le commentaire qu'elle faisait à la suite de la publication de son cinquième rapport le 1er octobre dernier. A regarder également l'interview qu'elle accordait à Al Jazeera, le 3 novembre, lors de son séjour à Montréal.
Ce qui m'impressionne le plus, ce n'est pas seulement la précision et la rigueur avec lesquelles Albanese présente les faits, mais aussi et surtout la manière dont elle replace toujours la question israélo-palestinienne dans son contexte historique. Si elle n'hésite pas à condamner les atrocités commises par le Hamas lors de l'attaque d'Israël le 7 octobre 2023, elle souligne toujours, par ailleurs, que tout n'a pas commencé ce jour-là. Les Palestiniens, rappelle-t-elle, souffrent depuis des décennies d'une occupation israélienne brutale qui présente toutes les caractéristiques du colonialisme de peuplement et de l'apartheid. Le droit international accorde aux Palestiniens, ainsi qu'à tous les peuples anciennement colonisés, le droit de résister, dit-elle. Si une occupation aussi brutale a pu se poursuivre en toute impunité pendant des décennies, poursuit-elle, c'est uniquement en raison du soutien qu'Israël a reçu de la part de quelques puissances occidentales, principalement les États-Unis. Comme Israël, ces puissances dépeignent constamment les Palestiniens qui résistent à l'occupation comme de simples terroristes.
Que Thomas-Greenfield, en tweetant que Albanese est antisémite et donc inapte à remplir le rôle qui lui a été confié par l'ONU, fasse manifestement l'amalgame entre l'antisionisme et l'antisémitisme est une chose. Mais qu'elle le fasse le 29 octobre, alors qu'elle assiste à la réunion du Conseil de sécurité de l'ONU convoquée d'urgence pour discuter d'une motion que le parlement israélien a adoptée la veille, est une tout autre chose. Dans ce contexte précis, cet amalgame, et l'accusation qui en découle, apparaissent on ne peut plus dégoûtantes, révoltantes et scandaleuses !
Le 28 octobre, les députés israéliens ont voté à une écrasante majorité - 92 voix pour et 10 voix contre - pour interdire à l'UNRWA d'opérer désormais à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. L'UNRWA, c'est-à-dire l'agence officiellement mandatée en 1948 par les Nations unies pour fournir une aide humanitaire aux centaines de milliers de Palestiniens déplacés de force lors de la création d'Israël. L'UNRWA, l'institution qui est de loin la plus importante et la plus efficace pour fournir nourriture, services de santé et éducation aux réfugiés palestiniens depuis des décennies et qui, rien qu'à Gaza, emploie actuellement plus de 3 000 personnes !
Les députés israéliens ont voté à une écrasante majorité l'interdiction de l'UNRWA dans un contexte qui ne pouvait que déclencher, dans le monde entier, une immense vague d'indignation et de condamnation. Dans le contexte d'une opération militaire israélienne d'un an qui a détruit massivement les infrastructures de Gaza au point de rendre cette région invivable ; une opération militaire qui a tué plus de 43 300 Gazaouis et en a blessé plus de 102 300 - dont 70 % de femmes et d'enfants. Dans le contexte d'un siège imposé par Israël au nord de Gaza depuis trois semaines, toute aide humanitaire étant coupée, et plongeant cette région dans une catastrophe humanitaire si terrible et apocalyptique que, selon l'UNICEF, l'ensemble de sa population - environ 400 000 Palestiniens et Palestiniennes, et surtout des enfants - serait maintenant « en danger imminent de mort à cause de la maladie, de la famine et des bombardements incessants en cours. »1
« Je ne sais pas combien de personnes dans cette salle ont vu un enfant mourir de faim. Moi, je l'ai vu. C'était il y a près de trente ans, mais c'est le genre de souvenir que l'on n'oublie pas », déclare avec émotion Thomas Greenfield lors de la réunion du Conseil de sécurité des Nations unies. « Les os de ses côtes dépassant sous sa peau, son ventre gonflé, ses yeux décharnés. Et je me souviens des yeux de sa mère, remplis de désespoir. Et je pense à elle alors que nous avons appris qu'aucune aide alimentaire n'était parvenue à Jabalia ou à Beit Lahiya depuis le début du mois d'octobre. Je pense aux côtes, aux ventres et aux yeux des enfants du nord de Gaza. Et à leurs parents, qui ont eux-mêmes passé des jours sans manger, et qui cherchent désespérément à les sauver. »
Après avoir illustré au monde entier, presque larmes aux yeux, la profonde empathie qu'elle et le pays qu'elle représente ressentent pour les horreurs subies par les Palestiniens ; après avoir tweeté que Francesca Albanese est antisémite et donc inapte à son poste de rapporteuse des Nations unies, Mme Thomas-Greenfield en vient ensuite à ce qui a déclenché les horreurs subies par les Palestiniens et Palestiniennes :
« Cette souffrance inimaginable a été initiée par le Hamas le 7 octobre, » affirme-t-elle.
Initiée par le Hamas…
Incroyable ! Quelle profondeur historique ! Quelle compétence stupéfiante l'ambassadrice américaine au Conseil de sécurité de l'ONU ne démontre-t-elle pas quant aux racines réelles du long chemin de croix enduré par Palestiniens et Palestiniennes depuis des décennies sous l'occupation israélienne brutale !
Initiée par le Hamas... Et non pas, comme le répète sans cesse Francesca Albanese, par l'occupation israélienne brutale et illégale de la Palestine, qui dure depuis des décennies ! Non pas par une occupation carrément déshumanisante, et qui présente toutes les caractéristiques du colonialisme de peuplement et de l'apartheid !
« Les États-Unis n'ont pas hésité à critiquer l'incapacité de ce Conseil à condamner les atrocités et les violations répétées du droit international commises par le Hamas », poursuit Thomas-Greenfield. « De nombreux membres de ce Conseil ne l'ont pas encore fait. »
Consciente de l'indignation et condamnation internationales croissantes que suscite le fait que les Etats-Unis, d'une part, font constamment ressortir les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre, et, d'autre part, non seulement s'abstiennent de critiquer la montagne d'atrocités commises par Israël et ses violations répétées du droit international, mais vont même jusqu'à soutenir massivement Israël - diplomatiquement, militairement et financièrement à hauteur de plus de 18 milliards de dollars rien que l'année dernière, Thomas-Greenfield s'en prend à son allié indéfectible :
« En même temps, les États-Unis ont clairement fait savoir au Premier ministre Netanyahu qu'un an après le début de ce conflit, Israël doit se pencher sur la crise humanitaire catastrophique qui sévit à Gaza », ajoute-t-elle. « Les États-Unis désapprouvent tout effort israélien visant à affamer les Palestiniens à Jabalia ou ailleurs. Et ils insistent que les paroles d'Israël doivent être accompagnées d'actions sur le terrain. Pour l'instant, ce n'est pas le cas. Cela doit changer immédiatement.
« Les États-Unis ont clairement indiqué qu'Israël devait autoriser l'entrée de nourriture, de médicaments et d'autres fournitures dans l'ensemble de la bande de Gaza - en particulier dans le nord, et surtout à l'approche de l'hiver - et protéger les personnes chargées de les distribuer.
« À cet égard, je réitère nos profondes inquiétudes quant à la législation adoptée par la Knesset concernant l'UNRWA », affirme Thomas-Greenfield.
Continuez à tuer Palestiniens et Palestiniennes par dizaines chaque jour. Continuez à bombarder et à détruire de plus en plus d'infrastructures, y compris la plupart des hôpitaux de Gaza. Nous, les États-Unis, nous allons toujours vous offrir notre appui inconditionnel. Nous ne vous abandonnerons jamais... Nous sommes vos amis, et pour toujours...
Cependant, s'il vous plaît, s'il vous plaît... Faites preuve d'un peu plus d'humanité ! Avant de tuer Palestiniens et Palestiniennes comme de simples mouches jour après jour, avant de détruire systématiquement toutes leurs maisons, leurs écoles, et toutes leurs routes, permettez-leur au moins d'avoir nourriture et eau. Permettez aux enfants de se faire vacciner contre la polio.
Continuez à blesser quotidiennement de centaines de Palestiniens et Palestiniennes. Mais de grâce, faites preuve d'un peu d'humanité ! Après les avoir blessés, permettez au moins l'entrée de fournitures médicales à Gaza afin que les blessés puissent recevoir des soins appropriés.
La plupart des gens dans le monde, chers amis israéliens, pensent que vous êtes en train de commettre un nettoyage ethnique, voire un génocide à Gaza. Y compris, d'ailleurs, la Cour internationale de justice, qui a entamé une enquête à ce sujet.
Ils se trompent tous, et complètement. Le Hamas est une organisation terroriste qui doit à tout prix être éliminée. C'est ce qu'Israël cherche à faire. Il n'y a pas de génocide en cours à Gaza !
Nous savons à quel point il est difficile pour toi, Israël, d'éliminer le Hamas sans provoquer des dommages collatéraux considérables. Nous comprenons. Surtout lorsque le mouvement terroriste que tu combats n'hésite pas une seconde à utiliser les Palestiniens et Palestiniennes qu'il prétend défendre comme boucliers humains.
« Nous savons tous », affirme Thomas-Greenfield, « que le Hamas utilise écoles, hôpitaux et ambulances pour cacher des armes et des combattants. »
Bien entendu, de telles stratégies terroristes ne peuvent qu'aboutir à de nombreuses victimes civiles. Beaucoup trop... Cela nous brise le cœur, rappelle l'ambassadrice étatsunienne... Mais n'oublions pas qui a initié toutes ces souffrances. C'est carrément le Hamas !
Cela dit, nous trouvons néanmoins profondément troublantes les récentes « informations faisant état de l'arrestation de personnel médical par les forces israéliennes dans des hôpitaux du nord de la bande de Gaza ». Nous savons qu'Israël possède l'une des armées les plus morales au monde. C'est pourquoi nous l'exhortons à « répondre publiquement et immédiatement à ces allégations ».
Le monde entier sait que pour résoudre la question israélo-palestinienne, nous devons un jour parvenir à la solution de deux États. Nous, les États-Unis, sommes tout à fait d'accord. C'est ce que nous voulons depuis longtemps. C'est le seul moyen de parvenir à une paix durable au Moyen-Orient. Paix pour Israël, paix pour le peuple israélien, et paix pour les voisins d'Israël.
Nous vous aimons, cher Israël. Ne l'oubliez jamais. Cependant, nous osons vous dire que nous trouvons un peu inquiétant que votre parlement, il y a quelques jours, ait voté à une écrasante majorité contre la solution à deux États. À notre avis, une telle décision n'est pas très productive.
Mais ne vous en faites pas plus qu'il faut ! Be happy ! Nous serons toujours à vos côtés, en paroles, bien sûr, mais, aussi et surtout, en actes.
Quant aux Palestiniens, notre soutien verbal suffit amplement. Ayant pratiquer, et ce depuis des décennies, l'art de les soutenir en paroles et de faire tout le contraire en actes, nous sommes devenus de grands spécialistes dans ce domaine.
Nous savons que la plupart des Israéliens considèrent que le Grand Israël comprend l'État d'Israël actuel ainsi que les territoires palestiniens qu'ils occupent - Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Pour eux, tous ces territoires leur ont été octroyés directement par Dieu. Nous savons également que de nombreux Israéliens jonglent sérieusement avec l'idée de déplacer les Palestiniens par la force et de réoccuper Gaza, comme ils le font depuis des années en Cisjordanie. Nous ne sommes pas d'accord avec cela.
Il « ne doit y avoir ni déplacement forcé, ni réoccupation, ni réduction territoriale de Gaza. Un point c'est tout », affirme catégoriquement Thomas-Greenfield.
Cela dit, ne vous en faites pas trop de ces paroles un peu dures et tranchantes que nous prononçons aujourd'hui. Au cours de l'année écoulée, vous vous en êtes sans doute rendus compte, vous avez pu franchir toutes les lignes rouges que nous avions fixées. Et vous avez pu le faire chaque fois sans que cela ne change quoique ce soit au soutien ferme, immense et inconditionnel que nous vous accordons.
Hier, cher Israël, votre parlement a voté à une écrasante majorité l'interdiction de l'UNRWA à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. C'est d'ailleurs cette décision de votre part qui fait en sorte que nous tenons aujourd'hui cette réunion spéciale du Conseil de sécurité des Nations unies.
Nous comprenons votre point de vue. Selon vous, l'UNRWA serait profondément infiltré par le Hamas, et c'est pourquoi vous voulez vous en débarrasser.
Il y a bien sûr une part de vérité dans votre allégation. Cependant, « nous savons qu'à l'heure actuelle, il n'y a pas d'alternative à l'UNRWA lorsqu'il s'agit de fournir de la nourriture et d'autres aides vitales à Gaza », affirme Thomas-Greenfield.
C'est pourquoi « la mise en œuvre de cette législation nous préoccupe » considérablement.
Oui, sa mise en application nous préoccupe, mais n'allez jamais penser que nous vous condamnons...
N'allez jamais penser que nous vous considérons anti-palestiniens. Non. N'allez jamais penser que nous établissons une quelconque équivalence entre vous et cette détestable Francesca Albanese, rapporteuse spéciale de l'ONU sur la Palestine. Elle, de toute évidence, est carrément antisémite. Vous, bien sûr, vous n'êtes pas du tout anti-palestiniens.
C'est pourquoi, dans votre cas, nous nous limitons à n'exprimer que de simples inquiétudes. Oui, de simples inquiétudes. Rien de plus.
Francesca Albanese, elle, doit absolument partir. Elle n'est pas du tout à la hauteur de son poste. Nous, les États-Unis, nous n'hésitons pas une seconde à le dire publiquement !
En revanche, vous, cher gouvernement israélien, vous pouvez non seulement rester au pouvoir, mais aussi compter sur notre soutien ferme et inconditionnel. Vous n'avez jamais démontré, ni en paroles ni en actes, que vous étiez anti-palestiniens et donc inaptes à votre rôle gouvernemental.
Un dernier mot, poursuit Thomas-Greenfield...
Le président Biden insiste sur le fait que vous devez mener vos « opérations à Gaza de manière à protéger les civils et à respecter le droit international ».
Jusqu'à présent, votre bilan n'est pas parfait : 43 000 morts, dont une majorité femmes et enfants... 102 300 blessés... bande de Gaza détruite au point d'être inhabitable... population de Gaza en risque imminent de mort...
Mais tout cela ne devrait pas vous empêcher de dormir. Car le Hamas, comme on le sait tous, n'hésite pas à utiliser dans son terrorisme Palestiniens et Palestiniennes comme boucliers humains.
Votre bilan n'est pas parfait, c'est vrai. Mais vous passer le test haut la main. C'est pourquoi nous allons continuer à vous envoyer de milliards de dollars d'équipement militaire. C'est pourquoi nous allons continuer à vous soutenir dans toutes les instances des Nations unies. C'est pourquoi nous allons continuer à collaborer étroitement avec vous dans toutes vos opérations militaires anti-terroristes.
Note
1.Entire northern Gaza population ‘at imminent risk' of death, UNICEF head says, The Washington Post, le 3 novembre 2024. Consulté le même jour.
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L’attaque d’Israël qui vient contre l’Iran

Dans mon commentaire sur la frappe de représailles de l'État sioniste contre l'Iran le 19 avril, j'ai considéré le caractère restreint, presque symbolique, de cette frappe, qui s'est limitée à cibler un système de défense aérienne consacré à la protection du réacteur d'enrichissement d'uranium iranien de Natanz. J'ai expliqué alors que le gouvernement Netanyahu avait « choisi de reporter la date d'une frappe à grande échelle […], conformément au souhait de Washington et pour des considérations économiques et militaires connexes », y compris la nécessité de compenser ce qu'il avait fallu utiliser pour contrer l'attaque iranienne qui avait précédé de six jours la riposte israélienne.
Tiré de Inprecor
1 novembre 2024
Par Gilbert Achcar
J'ai ensuite ajouté : « De plus, selon les médias américains et israéliens, le président américain Biden a donné le feu vert à Netanyahu pour l'offensive sur Rafah en échange du renoncement d'Israël à lancer une frappe majeure contre l'Iran pour le moment. Cela indique que l'État sioniste achèvera la guerre génocidaire qu'il mène contre Gaza depuis six mois et demi, avant de diriger inexorablement ses efforts militaires contre l'Iran et son auxiliaire libanais, le Hezbollah. » (« L'attaque israélienne reportée contre l'Iran », 23 avril 2024).
C'est ce qui s'est passé en effet. Les forces d'occupation israéliennes ont envahi Rafah le 6 mai, puis achevé leur contrôle de la bande de Gaza. Elles ont ensuite attendu la fin de la saison estivale avant de lancer leur attaque à grande échelle contre le Hezbollah. Auparavant, Israël avait intensifié ses provocations contre l'Iran en assassinant Ismaël Haniyeh en plein cœur de Téhéran le 31 juillet. L'Iran hésita à réagir à l'assassinat de l'un de ses alliés sur son propre territoire jusqu'à ce qu'Israël assassine Hassan Nasrallah à Beyrouth, en compagnie du général de brigade Abbas Nilforoushan du Corps des gardiens de la révolution iranienne. C'est le deuxième officier de haut rang de ce corps à être assassiné par Israël après le major-général Mohammad Reza Zahedi, tué dans l'attaque contre le consulat iranien à Damas, le 1er avril, qui incita Téhéran à lancer sa première attaque de représailles contre Israël le 13 avril.
Téhéran a décidé d'intensifier qualitativement sa deuxième attaque de représailles contre Israël lancée le premier de ce mois, en faisant un plus grand usage de missiles balistiques que les forces sionistes ne peuvent pas intercepter dans leur totalité : 200 de ces missiles environ ont été lancés (en avril, 9 des 55 missiles balistiques entrés dans l'espace aérien protégé par le système d'interception d'Israël étaient passés par les trous du filet – voir l'article cité ci-dessus). L'escalade était inévitable, Téhéran ayant commencé à perdre sa crédibilité, notamment parmi ses partisans chiites arabes, libanais en particulier. Il tenait toutefois à restreindre son attaque, cette fois encore, dans des limites qui n'entraînent pas une attaque israélienne à grande échelle avec participation directe des États-Unis. Téhéran sait que l'administration du président américain Joe Biden n'est pas disposée à participer à une telle attaque avant les élections américaines, de peur qu'elle ne se retourne contre la campagne présidentielle de la vice-présidente Kamala Harris.
Biden a donc exigé de Netanyahu que l'attaque israélienne reste également restreinte d'une manière qui ne nuirait pas à la campagne de Harris. Il lui a demandé d'éviter les installations pétrolières iraniennes de peur que Téhéran ne réponde en perturbant la totalité des exportations de pétrole du Golfe, provoquant ainsi une grave crise sur le marché mondial du pétrole, avec une forte hausse des prix qui pourrait avoir un effet désastreux sur la campagne de la vice-présidente. Biden a également demandé à Netanyahu de ne pas lancer de frappe directe sur les installations nucléaires iraniennes, sachant qu'Israël seul n'a de toute façon pas la capacité de les détruire. Le seul effet d'attaquer ces installations sans les détruire pourrait bien être d'accélérer le développement d'armes nucléaires par l'Iran.
Quant à ce que Biden a promis à Netanyahu en échange de sa retenue cette fois-ci, cela n'a pas encore été divulgué. Cependant, la décision de l'administration américaine d'envoyer un système de défense antimissile balistique THAAD à Israël, avec une centaine de soldats pour le mettre en œuvre, a constitué une étape qualitative dans la transformation de la participation américaine à l'assaut sioniste en cours d'indirecte à directe, à travers le déploiement de soldats américains aux côtés des forces israéliennes – sans parler du renforcement de la présence de l'armée de l'air américaine dans la région avec des escadrons supplémentaires de F-16, F-15E et A-10.
La nature de l'attaque menée par l'armée de l'air israélienne samedi dernier est très significative pour l'avenir proche. Cette attaque, la première contre l'Iran officiellement revendiquée par l'État sioniste, s'est concentrée sur la destruction des défenses anti-aériennes entourant la capitale, Téhéran, et les installations nucléaires de l'Iran, ainsi que sur la destruction des mélangeurs de carburant géants que Téhéran utilise pour fabriquer le carburant nécessaire à ses missiles (l'attaque a également tué quatre soldats iraniens). L'attaque israélienne a donc clairement constitué un prélude à une attaque ultérieure contre l'Iran en affaiblissant ses capacités défensives et sa capacité à fabriquer davantage de missiles sol-air et de missiles balistiques.
Netanyahu attend maintenant les élections de mardi pour décider de sa prochaine action : si Trump l'emporte, il le consultera pour voir s'il est prêt à mener une attaque conjointe américano-israélienne de grande envergure, dans le but principal de détruire les installations nucléaires de l'Iran. Pour atteindre cet objectif, il faudrait les bombardiers stratégiques B-2 que l'US Air Force possède à elle seule, qui peuvent transporter les bombes brise-bunker GBU-57, pesant chacune environ 15 tonnes, qu'Israël ne possède pas non plus. Si Harris l'emporte, Netanyahu s'efforcera probablement d'entraîner Biden à mener l'attaque avec lui. Il pourrait alors s'agir du dernier et plus grand cadeau de Biden à l'État sioniste après avoir servi ses intérêts pendant un demi-siècle, dans un dévouement unique pour lequel Netanyahu l'a publiquement remercié lors de sa dernière visite à la Maison Blanche fin juillet.
Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 29 octobre en ligne et dans le numéro imprimé du 30 octobre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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Le début de la fin de l’essor de la Chine ?

Dans cet entretien avec Federico Fuentes pour LINKS International Journal of Socialist Renewal, Au Loong-Yu discute des facteurs qui ont alimenté l'essor économique phénoménal de la Chine, de la manière dont ils ont commencé à s'épuiser et de l'importance du « mouvement des feuilles blanches » qui, selon lui annonce une nouvelle période dans la politique chinoise.
Tiré d'Inprecor 725 - octobre 2024
29 octobre 2024
Par Au Loong-Yu
Un slogan politique sur le mur du district de Longhua : « Tenir haut la grande bannière du socialisme aux caractéristiques chinoises pour l'ère Xi Jinping. Nous devons appliquer pleinement l'esprit du 19e Congrès national du PCC. » © Huangdan2060 – CC0
Entretien de Federico Fuentes avec Au Loong-Yu
Peux-tu nous présenter les facteurs clés qui permettent d'expliquer l'essor économique phénoménal de la Chine au cours des dernières décennies ?
L'essor de la Chine a été spectaculaire. Au cours des 20 à 30 dernières années, la croissance annuelle moyenne du PIB (produit intérieur brut) de la Chine a été d'environ 10 %, ou juste un peu moins. Cela signifie que la Chine a réussi à doubler son PIB tous les huit ans. D'une manière générale, tout pays sous-développé qui parvient à transformer un grand nombre de petits agriculteurs en ouvriers d'usine en si peu de temps connaît une forte croissance économique, en raison de l'écart important de productivité entre les deux secteurs. Il n'est toutefois pas facile d'y parvenir, car cela nécessite une quantité énorme de capitaux. À mon avis, il y a trois facteurs importants qui, bien qu'insuffisants pour expliquer complètement ce phénomène, sont indispensables – et pourtant souvent négligés – pour expliquer cette croissance rapide.
Le premier d'entre eux est le taux d'investissement de la Chine qui, en proportion de son PIB, est le plus élevé au monde. La capacité de la Chine à maintenir un taux d'investissement aussi élevé pendant une période aussi longue est sans précédent. Au cours des 20 à 30 dernières années, le taux d'investissement de la Chine est resté supérieur à 40 %, avec un pic à 45-46 % en 2014-2015. Certains lecteurs se souviendront peut-être de ce qui a été qualifié de « miracle économique » chez les « quatre dragons » : Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour. Les deux premiers en particulier avaient des taux d'investissement très élevés. Mais même eux n'ont jamais atteint qu'un peu plus de 30 % du PIB. Nous parlons donc d'une énorme part du PIB consacrée aux investissements dans de nouvelles usines et infrastructures. C'est la première explication de l'essor de la Chine : un taux d'investissement inhabituellement élevé sur une période de temps prolongée.
J'ajouterais cependant que pour bien comprendre ce facteur, il faut regarder ce qui s'est passé à l'époque de Mao Zedong. Au cours des trois premières décennies sous le régime du Parti communiste chinois (PCC), le taux d'investissement de la Chine était également très élevé : entre 1958 et 1980, le taux d'investissement atteignait presque 30 % chaque année (sans tenir compte de la période qui a suivi la famine du début des années 1960). À la mort de Mao en 1976, le pays était épuisé, mais la Chine avait jeté les bases de son économie moderne. Elle était dotée d'infrastructures et d'une industrie manufacturière plus diversifiées et plus susceptibles d'être autosuffisantes que la plupart des pays d'un niveau de développement similaire. Elle disposait également d'une main-d'œuvre au niveau d'alphabétisation relativement élevé. Sans ces éléments, l'essor ultérieur de la Chine aurait été impensable.
Mais pour maintenir des taux d'investissement encore plus élevés, il fallait davantage de capitaux, ce que la Chine ne pouvait pas trouver uniquement à partir de ses ressources nationales. C'est dans ce contexte que s'inscrit le compromis historique de Deng Xiaoping avec les États-Unis et la Grande-Bretagne, qui a permis à la Chine de commencer à attirer des capitaux étrangers et de s'intégrer dans le capitalisme mondial. Au début, le capital occidental hésitait à investir massivement, surtout après le massacre du 4 juin sur la place Tiananmen en 1989. C'est pourquoi, au cours de la première phase de « réforme et d'ouverture », les capitaux étrangers provenaient de Hong Kong et de Taïwan, deux anciennes colonies, l'une de la Grande-Bretagne, l'autre du Japon.
Cela nous amène au deuxième facteur, l'héritage colonial de la Chine, qui est important mais parfois négligé dans l'analyse de la montée en puissance de la Chine. Cette idée peut laisser le lecteur perplexe, car l'héritage colonial est généralement considéré comme un obstacle intrinsèque au développement des pays en voie de développement. Mais nous devons analyser cette question de manière concrète. À certains moments, pour certaines raisons, le contraire peut également se produire. C'est exactement ce qui s'est passé en Chine après le compromis historique de Deng avec l'empire américain et le remplacement de l'économie planifiée de Mao par une économie capitaliste.
Taïwan et Hong Kong ont permis le décollage de la Chine en apportant du capital industriel et de services (ce qui a permis de créer des emplois pour les travailleurs chinois migrants des zones rurales) et en formant la première génération d'entrepreneurs et de gestionnaires (lesquels étaient particulièrement rares dans la Chine de Mao). Hong Kong a joué un rôle important à d'autres égards. Pendant la guerre froide, Pékin a tiré un tiers de ses devises étrangères du commerce avec Hong Kong en dépit des restrictions sévères que lui imposait l'Occident. À partir de là, Hong Kong a continué à jouer le rôle essentiel de plaque tournante financière pour la « grande Chine », en aidant les entreprises chinoises à lever d'énormes quantités de capitaux et en établissant les assises de leurs ambitions mondiales. Entre 2010 et 2018, Hong Kong a été le siège de deux tiers des introductions en bourse d'entreprises de Chine continentale. Aujourd'hui, plus de la moitié des investissements directs étrangers (IDE) entrants et sortants de la Chine passent par Hong Kong. En outre, Hong Kong fonctionne essentiellement comme une machine à imprimer du dollar américain pour la Chine, étant donné que le dollar de Hong Kong est arrimé au dollar américain. Macao a également joué son rôle, même s'il était plus symbolique. Lorsque Deng a accepté de laisser la ville-casino ouverte après sa rétrocession à la Chine, c'était sa façon de dire à l'Occident : « Si nous pouvons même permettre l'existence d'une immense ville-casino avec des centaines de maisons de jeu aux portes de la Chine, imaginez à quel point nous pouvons être accueillants à l'égard du capitalisme ».
L'importance de ces héritages coloniaux est mise en évidence par le fait que Deng voulait maintenir les « forces étrangères » à Hong Kong et Macao avec son engagement : « Un pays, deux systèmes » (d'où l'autonomie de Hong Kong), même après l'expiration des baux de ces territoires respectivement en 1997 et 1999. Deng a proposé un compromis similaire à Taïwan, qui l'a refusé. Quoi qu'il en soit, il est vrai que sans Hong Kong, Taïwan et Macao, nous n'aurions pas assisté à la montée en puissance de la Chine, du moins pas à la même échelle.
Le troisième facteur, c'est le parti-État, qui a été capable de combiner les deux autres facteurs et de permettre leur mise en place. Contrairement à ce qui s'est passé en Russie avec la chute de l'Union soviétique, lorsque Deng a réintroduit le capitalisme, il a conservé le parti-État existant. C'est ce qui a permis à son régime d'être beaucoup plus impitoyable et d'écraser toute contestation venant d'en bas. Les admirateurs de Pékin font l'éloge de la Chine en tant qu'« État développementiste » modèle, mais ignorent le prix que les Chinois ont payé pour parvenir à des taux d'investissement aussi élevés. Pour garantir un tel taux d'investissement, il faut compresser la consommation et les salaires. Cela signifie qu'il faut réprimer les travailleurs pour s'assurer qu'ils ne peuvent pas s'organiser ou se mettre en grève. Cela explique pourquoi, à l'époque de Mao, les salaires sont restés gelés, malgré un taux de croissance économique annuel moyen supérieur à 4 %.
C'est là que réside la continuité entre Mao et Deng. Deng n'a été que légèrement plus modéré au lendemain de la mort de Mao, mais lui et ses successeurs sont rapidement revenus à la politique de taux d'investissement extrêmement élevé de Mao. Malgré la rhétorique du PCC qui prétend « servir le peuple », depuis l'époque de Mao, le PCC a toujours donné la priorité à la réalisation d'une industrialisation vertigineuse – résumée dans le slogan de Mao chaoyingganmei (超英趕美, « dépasser la Grande-Bretagne et rattraper les États-Unis ») – au détriment du bien-être et du niveau de vie de la population. Lorsque les travailleurs sont mécontents, la machine de propagande du parti déploie simplement le slogan xianshengchan houshenghuo (先生產,後生活,« la production d'abord, la consommation plus tard ») ou son équivalent militaire ningyao yuanzi(dan) buyao kuzi (寧要原子彈, 不要褲子, « la bombe atomique d'abord, le pantalon plus tard »).
Il y a bien sûr une justification logique à ce que les pays pauvres investissent des ressources dans les infrastructures et les moyens de production. Mais dans le cas du PCC, ces investissements ont été largement exagérés. Son taux d'investissement anormalement élevé relevait moins du socialisme et d'un programme de modernisation sensé que de la vanité et des rêves chimériques de ses principaux dirigeants. En cela, ils ont beaucoup en commun avec les empereurs volontaristes tels que Qin Shi Huang, le fondateur du premier État unifié de Chine en 221 avant J.-C., que Mao louait pour son audace impitoyable.
Il est important d'ajouter que, parallèlement à la propagande officielle sur le « rêve chinois », qui sert à justifier la poursuite impitoyable de la croissance économique par le PCC, la bureaucratie a toujours été animée par son propre rêve d'enrichissement personnel. Le résultat, c'est que la bureaucratie a accaparé le « rêve chinois » pour ses propres et viles ambitions. N'ayant de comptes à rendre à personne, si ce n'est aux chefs du parti, les bureaucrates ont mis à profit toute sorte de programmes de modernisation pour piller les richesses de la nation par la corruption et les pots-de-vin ou en fondant des entreprises.
Ce n'est pas tout à fait nouveau. Mais alors que la bureaucratie de Mao ne pouvait s'approprier le surplus social que sous la forme d'une valeur d'usage, la bureaucratie post-Mao a combiné la coercition de l'État et le pouvoir de l'argent pour parvenir à son propre enrichissement sous la forme de valeurs d'échange. Par ce processus, la bureaucratie s'est consolidée en une nouvelle classe dirigeante qui s'approprie le surproduit – une classe qui considère sa propre reproduction perpétuelle comme sa priorité absolue. Pour s'en assurer, elle n'a cessé de perfectionner les mécanismes de coercition du parti-État afin d'extraire autant de surplus social que possible.
Je voudrais revenir sur la nature de cette bureaucratie, mais tout d'abord, vous avez fait référence au compromis historique que Deng a conclu avec les États-Unis. À cause de ce compromis, les États-Unis ont commencé à délocaliser leur production vers la Chine peu de temps après. Quel impact cela a-t-il eu sur le décollage de la Chine ? Et comment expliquer les tensions actuelles entre les États-Unis et la Chine, compte tenu du processus d'intégration économique qui s'est produit au cours des dernières décennies ?
Dix ans après que les entreprises de Hong Kong et de Taïwan ont commencé à investir et à délocaliser leur production en Chine, les capitaux occidentaux et japonais ont commencé à faire de même. À l'époque, en Grande-Bretagne, l'extrême droite a fait de timides campagnes réclamant des « emplois britanniques pour les travailleurs britanniques » afin de protester contre ces délocalisations. Un phénomène semblable s'est produit aux États-Unis. Mais l'idée que les travailleur·ses chinois·es ont pris les emplois des travailleur·ses américain·es ou britanniques est une erreur fondamentale. Ce qui s'est réellement passé, c'est que les capitalistes occidentaux et japonais ont pris des emplois à leurs « concitoyen·nes » et, en collusion avec le régime chinois, ont créé des emplois bien plus mauvais en Chine. Même si l'usine était la même et que le nombre de travailleur·ses était le même, lorsque la fabrication de produits bas de gamme a été délocalisée en Chine, les emplois n'étaient pas les mêmes. Non seulement parce que les salaires et les conditions de travail étaient nettement plus bas, mais aussi parce qu'en Chine, les libertés civiles fondamentales et le droit de s'organiser étaient refusés aux travailleur·ses, ce qui les rendait largement impuissants.
Il convient également de noter que ce processus de délocalisation s'est accompagné en Chine de la privatisation de nombreuses petites et moyennes entreprises d'État et du licenciement de plus de 30 millions de travailleur·ses. En ce sens, la montée en puissance de la Chine en tant qu'atelier du monde a été assurée par la réduction des effectifs de son secteur public et le recrutement d'une classe ouvrière entièrement nouvelle en provenance de la campagne, destinée à être exploitée dans de nouvelles usines financées par le capital étranger.
Au final, les capitalistes occidentaux et japonais ainsi que le régime chinois ont largement profité des délocalisations et de la surexploitation de 250 millions de travailleur·ses migrant·es (internes) ruraux chinois sans défense. Dans le même temps, la désindustrialisation en Occident et au Japon, la privatisation et les licenciements massifs en Chine ont abouti à une situation perdant-perdant pour les travailleurs d'un côté comme de l'autre. Telle était l'essence de l'accord conclu entre Deng et le président américain George W. Bush.
Néanmoins, il est important de comprendre que les effets de cet accord commençaient déjà à s'épuiser lors de l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. À cette date, les deux parties sentaient que la lune de miel était terminée, d'autant plus que l'empire américain ne s'attendait pas à une émergence aussi rapide de la Chine. L'ascension de Xi et son projet des « nouvelles routes de la soie » peuvent à bien des égards être considérés comme une réponse au « pivot vers l'Asie » opéré en 2009 par Hillary Clinton, alors secrétaire d'État. Cette initiative a été immédiatement suivie par les guerres commerciales lancées par l'ancien président américain Donald Trump, qui soutenait que les États-Unis devaient imposer des droits de douane à la Chine parce qu'elle réalisait un excédent commercial alors que les États-Unis souffraient d'un énorme déficit de leur balance commerciale.
L'argument de Trump est toutefois trompeur, car il ne tient pas compte d'un élément important : une grande partie des exportations chinoises consiste simplement en des assemblages de composants, de matériaux et de technologies importés du monde entier. Cela signifie que seul un très faible pourcentage des bénéfices reste en Chine. Le prétexte invoqué pour justifier la guerre commerciale était donc fallacieux ; la véritable raison de la guerre commerciale était que les États-Unis, en tant qu'empire, ne peuvent en aucun cas permettre à une Chine en plein essor de menacer leur statut de puissance mondiale.
Mais il est également important de dire que la Chine a sa part de responsabilité dans la montée des tensions. Deng a toujours considéré que l'attitude de la Chine à l'égard des États-Unis devait être Tāoguāngyǎnghuì, yǒu suǒ zuòwéi (韜光養晦、有所作為),« faire profil bas et attendre notre heure ») et de ne pas essayer de remettre en cause leur hégémonie mondiale, du moins pas à court ou à moyen terme. Xi, quant à lui, se basant sur l'appréciation exprimée par la formule Dōngshēng xī jiàng (東升西降, « l'Est s'élève, l'Ouest décline »), a décidé qu'il était temps de contester l'hégémonie des États-Unis. Son slogan en matière de politique étrangère est donc devenu Ganyudouzheng (敢於鬥爭, « oser lutter »). Le premier pas de Xi dans cette direction a été sa décision de militariser la mer de Chine méridionale en 2015. À partir de ce moment-là, les actions de la Chine ne pouvaient plus être définies comme défensives. En militarisant la mer de Chine méridionale, la Chine ne combattait pas l'empire américain ; elle retirait avant tout les droits économiques des pays environnants sur leurs zones côtières. Il est donc nécessaire de s'opposer à de tels agissements.
Comment ce tournant opéré par Xi a-t-il influé sur la montée en puissance de la Chine ?
L'analyse de Xi l'a conduit non seulement à s'opposer frontalement aux États-Unis, mais aussi à écraser Hong Kong. Bien sûr, du point de vue de l'autocratie, le fait que les habitants de Hong Kong osent braver la loi de Pékin sur l'extradition était intolérable et devait être puni. Le problème est que, du point de vue de l'intérêt collectif du régime, Xi est allé trop loin. Il ne s'est pas contenté d'éliminer l'opposition, il a également détruit les institutions mêmes qui font de Hong Kong la plaque tournante financière de la Chine. En supprimant l'autonomie de Hong Kong, Xi tue la poule aux œufs d'or de Pékin.
Il se passe quelque chose de similaire en ce qui concerne Taïwan. La vérité est que le PCC a réussi à intégrer économiquement Taïwan dans son orbite. Si Taïwan devait mettre un terme à ses relations économiques avec la Chine, son économie subirait un coup très dur, voire s'effondrerait complètement. En outre, la tactique du PCC consistant à attirer le KMT (Kuomintang) dans son camp a fonctionné. Mais son orientation belliqueuse à l'égard de Taïwan est de plus en plus contre-productive.
Auparavant, l'Occident concentrait son attention sur le rôle stratégique de Taïwan dans la géopolitique de l'Asie de l'Est. Mais avec les progrès de l'IA, les pays développés sont désormais également préoccupés par le fait que la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) produit la moitié des puces au niveau mondial et environ 90 % des puces les plus sophistiquées. Il s'agit là de la monnaie d'échange dont dispose Taïwan. Contrairement à Hong Kong, Taïwan a beaucoup plus de poids pour repousser l'agression de Pékin, car si Pékin s'empare de Taïwan par la force, cela pourrait contrarier de nombreux pays. Là encore, l'épreuve de force prématurée de Xi avec les États-Unis n'a fait qu'aggraver la position de la Chine, car la réponse de Washington a été de fermer à la Chine l'importation de produits haut de gamme, en particulier de technologies de pointe. Tout cela vient confirmer que nous sommes au début de la fin du compromis historique entre Deng et les États-Unis et la Grande-Bretagne.
La Chine va avoir plus de mal à poursuivre sa croissance comme elle l'a fait jusqu'à présent. Son taux de croissance annuel est passé de 10 à 5 %. De plus, l'économie chinoise traverse une crise à la fois cyclique et structurelle. Auparavant, la Chine pouvait se contenter de consacrer des sommes considérables à l'achat d'entreprises étrangères de haute technologie ou à l'embauche d'ingénieurs de haut niveau du monde entier afin de rattraper l'Occident. Cette option est de moins en moins réalisable. En lieu et place, elle a eu recours à la production de produits haut de gamme dans des conditions où ils ne sont pas rentables, grâce à des subventions de l'État et à la surexploitation des travailleurs et de l'environnement. Mais cette option se heurte elle aussi à d'importants obstacles étant donné que non seulement les mesures prises par Washington, mais aussi le ralentissement économique de la Chine, font qu'il est plus difficile d'investir autant d'argent qu'auparavant. J'ajouterais également que l'innovation est incompatible avec l'autocratie chinoise et sa société orwellienne.
Dans tout cela, il est important de rappeler que ni l'empire américain ni la Chine ne sont des « bons flics ». L'empire américain est en déclin constant, mais la montée en puissance de la Chine n'a pas atteint le point où Pékin peut imposer sa volonté à l'Occident. Pourtant, au lieu de suivre les conseils de Deng, Xi a cherché à frapper fort, se créant ainsi des ennemis. Le règne de Xi n'a pas seulement été un désastre pour le peuple chinois, il est même devenu un boulet pour le régime. Xi doit donc assumer sa part de responsabilité dans les immenses difficultés auxquelles la Chine est confrontée à l'intérieur et à l'extérieur du pays.
Cela nous ramène à la question de la bureaucratie du parti-État. Compte tenu de ce que vous avez dit sur le comportement de Xi à la tête du pays, pourquoi la bureaucratie ne fait-elle rien pour démettre Xi de ses fonctions ? Plus généralement, qu'est-ce que tout cela nous apprend sur la nature de la bureaucratie ?
Tout d'abord, il est important de dire que nous ne pouvons pas tout mettre sur le dos de Xi. Selon certaines rumeurs, Xi, en réponse aux critiques au sein du parti, reproche à ses prédécesseurs d'avoir laissé l'économie chinoise dans un état lamentable. Dans un certain sens, c'est vrai. Après avoir fait un exemple en écrasant la contestation populaire par le massacre du 4 juin 1989, de nombreux bureaucrates ont estimé qu'ils pouvaient piller les richesses du pays sans retenue.
La crise financière mondiale de 2007-2008 a offert aux autorités locales une occasion en or de s'enrichir en détournant les fonds du plan de sauvetage du gouvernement central en les canalisant vers des mégaprojets et des opérations immobilières, tout en en empochant pour elles-mêmes des portions d'un montant inconnu. Cela a créé les conditions de la bulle immobilière et de son éclatement, dont Xi doit aujourd'hui gérer les conséquences.
Toutes ces élites dirigeantes sont complices de la crise que connaît la Chine aujourd'hui. Elles savent aussi que permettre à Xi de rester au pouvoir fait plus de mal que de bien au pays et au régime. Dans le même temps, elles ont une peur bleue de ce qui pourrait se passer si elles complotaient contre Xi : et si cela déclenchait un mouvement de masse venu d'en bas ?
Pour bien comprendre ce qui se passe, il est utile de mieux cerner la nature de la bureaucratie chinoise. Le régime chinois est porteur d'une grande partie de la culture politique prémoderne, comme le culte du sang bleu et les « droits » héréditaires de la « deuxième ou troisième génération rouge », ainsi que les mécanismes de loyauté personnelle qui imprègnent l'ensemble de la bureaucratie. Cela signifie que, contrairement au modèle idéal wébérien qui veut que la caractéristique de la bureaucratie soit son caractère impersonnel, la variante chinoise est très personnelle.
Cela met en branle un deuxième mécanisme, la sélection négative des fonctionnaires : ce sont les personnes les pires qui ont le plus de chances d'être promues, tandis que celles qui disent la vérité ou qui ont plus de mérite, d'indépendance d'esprit et de talents tendent à être mises à l'écart. En fin de compte, on se retrouve avec des bureaucrates de premier plan dont la tâche la plus importante est d'apaiser l'empereur et de travailler à la réalisation de ses rêves les plus fous, tandis qu'en coulisse, ils fomentent leurs propres intrigues à des fins personnelles.
C'est pourquoi l'innovation était incompatible avec l'autocratie chinoise. Cela n'empêche pas totalement la Chine de progresser dans le domaine de l'innovation, mais cela l'empêche de réaliser la plus grande partie de son potentiel. Les conséquences sur la communauté scientifique et technologique, par exemple, ne sont pas encore claires. Mais si l'on considère la politique zéro-covid de Xi, on peut avoir un aperçu du peu d'influence que les spécialistes médicaux, par exemple, ont sur l'élaboration de la politique de l'État. Sans parler du fait que chaque avancée technologique a un coût toujours plus élevé, puisqu'elle implique une terrible corruption.
En résumé, le régime entre dans une période de grandes difficultés dans laquelle il n'a pas encore compris qu'il n'est pas la réponse aux problèmes, mais qu'il en est en grande partie responsable. Cela ne signifie pas qu'il s'effondrera facilement de lui-même. Mais cela signifie que toute mesure qu'il prendra dans la course technologique, économique et à l'armement actuellement engagée avec les États-Unis entraînera d'immenses souffrances pour la population.
Qu'est-ce que l'éclatement de la bulle immobilière et la crise de la dettte en Chine nous apprennent sur l'état de l'économie chinoise ?
Si l'on examine le ratio dette/PIB de la Chine – qui correspond à la dette totale, y compris la dette du gouvernement et des ménages privés –, on constate qu'il était d'environ 87 % au début des années 1990, mais qu'il est passé à 211 % en 2010, soit une augmentation de plus de 100 % en 20 ans. Des chiffres datant de la fin de l'année 2023 le rapprochent de 300 %, ce qui signifie que le niveau d'endettement de la Chine est le triple de son PIB. Alors que certaines économies occidentales avancées et le Japon ont un ratio dette/PIB similaire, la Chine est le seul de la tranche supérieure des pays à revenu intermédiaire à avoir une dette aussi élevée. Le ratio moyen dette/PIB des pays en développement à revenu intermédiaire est d'environ 124 %. Cela signifie que le taux d'investissement élevé de la Chine a été partiellement financé par une montagne de dettes. Le marché immobilier en est un exemple typique.
À mon avis, l'éclatement de cette bulle immobilière marque un tournant dans la montée en puissance de la Chine. La raison en est que les trois facteurs que j'ai mentionnés précédemment comme ayant contribué à l'essor de la Chine ont désormais tous épuisé leur potentiel. Prenons l'héritage colonial de la Chine : ce facteur a toujours été étayé par le compromis historique entre la Chine et les États-Unis ou la Grande-Bretagne. Mais l'anéantissement par Xi de l'autonomie de Hong Kong et la décision d'aller de l'avant dans l'épreuve de force avec les États-Unis ont non seulement privé la Chine d'un centre financier dynamique – dont elle a cruellement besoin en cette période de ralentissement économique – mais l'ont aussi rendue vulnérable face à l'hostilité des États-Unis.
Il en va de même pour le taux d'investissement élevé de la Chine. Ce facteur a toujours dépendu d'un taux de croissance élevé, qui était auparavant alimenté par la conversion d'un grand nombre de petits agriculteurs en ouvriers d'usine. Mais le programme d'urbanisation rapide du régime a entraîné l'assèchement de ce réservoir de main-d'œuvre rurale : alors que 76 % de la population vivait dans des zones rurales il y a 40 ans, ce pourcentage n'est plus que de 35 % aujourd'hui, et ce sont principalement des femmes, des enfants et des personnes âgées. Ironie du sort, le taux d'investissement très élevé pratiqué par le régime a mis fin à l'avantage initial qu'il tirait de l'immense population rurale de la Chine. Ce problème a été aggravé par la politique de l'enfant unique, qui a elle-même stimulé le taux de croissance élevé de la Chine en permettant d'économiser les coûts financiers engendrés par l'éducation d'un grand nombre d'enfants, même si cela s'est fait aux dépens des générations suivantes.
La tendance accélérée au vieillissement de la population et la pénurie de travailleur·ses jeunes qui en a résulté ont contribué à faire baisser le taux de croissance de la Chine.
En outre, le taux d'investissement élevé antérieur n'a été possible qu'au détriment de la consommation des ménages et grâce à la faiblesse des salaires. Le niveau de consommation des ménages chinois a considérablement baissé depuis le début des années 1990, passant d'environ 50 % du PIB au début des années 1990 à un point bas de 34-35 % en 2014. Il a légèrement augmenté depuis, mais n'a pas atteint 40 %. En conséquence, la Chine se retrouve confrontée à une situation de surproduction et de surcapacité permanente, tandis que son marché intérieur se rétrécit relativement, car la population est trop pauvre pour acheter ce qui est produit.
Dans la pratique, la réponse du gouvernement chinois a été la suivante : « Nous n'avons pas besoin de faire quoi que ce soit à ce sujet, nous n'avons qu'à exporter notre production et nos capitaux excédentaires ». C'est l'une des raisons pour lesquelles la Chine est devenue l'un des principaux exportateurs de marchandises et, depuis le début du siècle, l'un des principaux exportateurs de capitaux. C'est également la raison pour laquelle les « routes de la soie » ne sont pas seulement un projet géopolitique, mais aussi un débouché pour ces surcapacités. La Chine a pour ainsi dire cherché à exporter son problème.
Mais cela ne peut pas durer éternellement pour la simple raison qu'une nouvelle guerre commerciale se profile à l'horizon. Les pays européens se plaignent que les voitures électriques chinoises sont trop bon marché en raison des subventions de l'État chinois et le gouvernement américain a déjà déclaré : « Si vous subventionnez vos voitures, nous subventionnerons également les nôtres ». Nous assistons donc à un deuxième round de la guerre commerciale. Celui-ci est toutefois différent du premier. Je n'ai aucune sympathie pour le gouvernement chinois : comment peut-on continuer à consacrer plus de 40 % du PIB à l'investissement alors que 600 millions de Chinois·es sont contraint·es de vivre avec un revenu mensuel de 1 000 renminbis (nom officiel du yuan ; environ 140 dollars, NDLR) ? C'est de l'exploitation à outrance et c'est tout le contraire du socialisme.
Le socialisme n'est pas productiviste ; son objectif ultime n'a jamais été d'accroître indéfiniment les forces productives. C'est l'état d'esprit capitaliste, pas l'état d'esprit socialiste. En maintenant un niveau d'investissement aussi élevé, le gouvernement chinois nuit au peuple chinois, à l'environnement et au monde. Cela ne veut pas dire que les mesures de rétorsion prises par les gouvernements américain et européen sont justifiées. La nouvelle guerre commerciale est le produit du capitalisme toxique et du productivisme qu'ils mettent en œuvre. Mais la Chine a également joué son rôle en se faisant le champion du capitalisme et du productivisme toxiques.
Il est vrai que l'un des atouts de la Chine est qu'une grande partie de cette dette n'est pas une dette étrangère. Le gouvernement chinois est très sensible à l'idée que des puissances étrangères puissent exercer une influence en Chine, y compris par le biais de la dette. C'est pourquoi le gouvernement chinois a toujours préféré emprunter beaucoup auprès du peuple. C'est plus sûr pour le régime, car il sait qu'il peut toujours reporter le fardeau sur le peuple chinois sous diverses formes. Par exemple, lorsque la guerre commerciale a commencé en 2016, la Chine a soutenu qu'elle n'avait pas peur d'une guerre commerciale. Un représentant de l'État est même allé jusqu'à dire que les Chinois·es étaient prêts à manger de l'herbe pendant une année entière si nécessaire, pour indiquer le degré de souffrances que les Chinois·es étaient prêts à endurer.
Cela nous amène au troisième facteur, le parti-État. Il a été le principal acteur qui a fait converger les deux autres facteurs pour permettre à la Chine de se moderniser à un rythme effréné, qui est devenu de plus en plus insupportable pour la société, la population et l'environnement. Aujourd'hui, les deux logiques internes du parti-État – un appétit sans limite pour la corruption et un appétit sans limite pour le perfectionnement de la coercition d'État – ont créé un monstre dans lequel les deux logiques s'alimentent l'une l'autre. Plus la coercition étatique sera « parfaite », plus la bureaucratie sera libérée de toute obligation de rendre compte de ses actes. Cela crée davantage d'incitations à s'enrichir par la corruption, ce qui nécessite à son tour davantage de coercition de la part de l'État pour protéger la bureaucratie. Mais tout a une limite.
La crise du marché de l'immobilier illustre les limites de la première logique. Étant donné que les terrains en zone urbaine appartiennent à l'État et sont gérés par les autorités locales, ce marché a été dominé dès le départ par les autorités locales, leurs « véhicules financiers » (LGFV) et leurs copains banquiers et promoteurs. Ce sont eux qui ont été à l'origine de l'accumulation de milliards de dollars de dettes. Ils ont créé une méga-bulle dans laquelle tant de nouveaux appartements ont été construits depuis 2009 qu'ils permettraient de loger 250 millions de personnes, alors que le taux d'inoccupation des logements s'élève actuellement à 25 %.
D'un autre côté, l'émergence du « mouvement des feuilles blanches » en réponse à la politique zéro-covid du gouvernement est un exemple des limites de la seconde logique. Celle-ci n'a jamais été un « lockdown », un confinement en règle pour éviter la propagation du virus. C'était ce que j'ai appelé un « lock up », un enfermement, car pendant trois ans, les gens ont été enfermés dans leurs quartiers ou leurs maisons pour un simple cas de Covid, sans se préoccuper de savoir s'ils avaient la nourriture ou les médicaments dont ils avaient besoin. Et pourquoi ? À cause de l'idée naïve qu'il était possible d'atteindre le niveau zéro de Covid. Dans le même temps, le régime ne s'est même pas préoccupé d'importer des quantités suffisantes de vaccins occidentaux, plus efficaces. Cette politique a cependant donné au régime une occasion en or de parfaire son contrôle sur la population. Cette apparente folie avait une autre raison d'être : elle était très rentable pour les fonctionnaires municipaux et leurs acolytes, qu'il s'agisse des distributeurs de produits alimentaires ou des sociétés chargées d'effectuer les tests Covid.
La vérité dérangeante pour le régime, cependant, est qu'il y a une limite à la douleur que les Chinois·es sont prêts à endurer avant de se rebeller. Et ce régime est devenu de plus en plus insupportable, comme nous l'avons vu avec le mouvement des feuilles blanches.
Pourrais-tu nous parler un peu de l'importance du mouvement des feuilles blanches ?
Le mouvement des feuilles blanches a démarré comme une réponse directe à l'enfermement zéro-covid, mais il est devenu un moment historiquement important parce qu'il a remporté une victoire et que, dans une certaine mesure, le régime a essuyé une défaite.
Lorsque l'on parle de ce mouvement, il est important de reconnaître le rôle joué par Peng Zaizhou qui, en pleine pandémie et en plein confinement, a manifesté seul sur le pont Sitong à Pékin dans la matinée du 13 octobre, trois jours seulement avant le 20e congrès du PCC. Pour ce faire, il a accroché deux banderoles sur le pont, dont l'une était libellée comme suit : « Nous voulons de la nourriture, pas des tests PCR. Nous voulons la liberté, pas l'enfermement. Nous voulons du respect, pas des mensonges… Nous voulons être des citoyens, pas des esclaves ». Si, à l'époque, personne n'a répondu à son appel, l'incendie de l'immeuble d'Urumqi, le 24 novembre, a donné le coup d'envoi à une vague de manifestations dans plus de 20 villes contre la politique d'enfermement zéro-covid du PCC. La colère des manifestant·es était largement motivée par le fait que les dix morts de l'incendie étaient le produit direct de la politique d'enfermement du régime, qui a fait qu'aucun camion de pompiers n'était suffisamment près pour sauver les victimes.
À partir de là, les manifestations ont rapidement fait écho aux revendications de Peng et ont finalement contraint le gouvernement à revenir sur sa politique de « zéro-covid. Bien sûr, d'aucuns pourraient contester ce point de vue, et dire : « oui, mais l'expert auprès du gouvernement conseillait déjà de mettre un terme à la politique de zéro-covid » : « Eh bien, le spécialiste du gouvernement conseillait déjà d'arrêter cette politique parce qu'elle ne marchait pas et qu'elle était devenue impossible à mettre en œuvre. » il faut supprimer l'une des 2 phrases C'est peut-être vrai. Mais tout ce qui se passe en Chine est le résultat de décisions politiques, et non de décisions de spécialistes ; ce sont les hauts dirigeants, le bureau politique, qui sont responsables de la décision définitive. Cela nous amène à poser une question légitime : pourquoi ce changement brutal de politique ? Nous ne disposons pas de suffisamment d'informations pour déterminer quel a été le facteur décisif : les voix dissidentes au sein de la direction du parti, les recommandations des spécialistes ou les manifestations de masse. Mais ces voix dissidentes et les recommandations des spécialistes ne doivent pas être mises en opposition avec la part prise par les manifestations de masse. Quiconque tente de minimiser ou de négliger le mouvement est dans l'erreur.
Cette victoire a été importante parce que le peuple chinois a été opprimé au point de s'être vu pratiquement privé de son droit à l'estime de soi. Nombreux sont ceux qui se qualifient, avec autodérision, de « poireaux » (jiucai, 韭菜), c'est-à-dire de légumes dont la récolte est continuellement sollicitée par le régime du PCC. D'autres utilisent le terme « huminéraux » (renkuang, 人礦), des minéraux humains qui sont exploités par le PCC. Cela nous donne un aperçu du profond pessimisme qui règne au sein de la population et du sentiment que l'on ne peut rien faire contre la répression et l'exploitation. Bien sûr, tout le monde ne pense pas la même chose. Il y a eu des mouvements de résistance – des grèves ont été évoquées sur les réseaux sociaux, par exemple – mais ils ont été très fragmentés, très partiels et rarement politiques.
L'importance du mouvement des feuilles blanches réside dans le fait que, même si nous ne pouvons pas dire qu'il reflète un changement complet de la mentalité du peuple, qui serait passé de l'acceptation du statu quo à une résistance courageuse, il a réveillé les jeunes. Il a non seulement incité les citoyens ordinaires à protester contre l'enfermement et les travailleurs à protester contre le fait d'être contraints de travailler, dormir et manger au même endroit, mais il leur a aussi permis de conquérir leur propre liberté, même si ce n'est que temporairement. Cela a ouvert les yeux de beaucoup, en particulier parmi les jeunes.
L'une des terribles séquelles de la répression de l'après-1989 a été la dépolitisation. Pendant 30 ans, les jeunes n'ont pas osé parler de politique. Ils se concentraient simplement sur leurs études et leur carrière professionnelle. Mais avec le mouvement des feuilles blanches, ce sont de jeunes étudiant·es qui ont pris la tête du mouvement de protestation et qui sont devenu·es plus direct·es et plus tranchant·es dans leurs attaques contre le régime. Ils ont commencé à se rencontrer sur internet et lors de manifestations et ont commencé à dire : « Nous devrions nous reprocher d'être restés silencieux lors du soulèvement et de la répression à Hong Kong, ainsi que lors de la répression contre les Ouïghours. Nous ne devrions pas laisser le gouvernement nous diviser et nous soumettre ». C'est très important.
Bien sûr, nous devons être prudents quant à l'ampleur de ce réveil – il est très inégal et, en fait, le mouvement s'est essoufflé depuis la fin de la politique du zéro-covid. Alors qu'à l'époque des milliers d'étudiant·es chinois·es d'outre-mer manifestaient à New York, Londres, etc., leur nombre s'est réduit assez rapidement, les militant·es encore présent·es ne formant plus que des cercles très restreints. Cela n'est pas surprenant compte tenu de la dureté de la répression et de l'impréparation de ces jeunes. Mais le fait que des discussions aient eu lieu sur les réseaux sociaux tels que Twitter, Instagram, Telegram et autres, entre des étudiant·es chinois·es d'outre-mer et des milliers de Chinois·es continentaux, qui ont pu échanger et partager toutes ces idées et opinions politiques, constitue un progrès significatif par rapport aux trente dernières années de dépolitisation, même s'il reste encore un long chemin à parcourir.
Comment tout cela percute-t-il la question de l'essor de la Chine ? Nous constatons que la modernisation et l'industrialisation rapides de la Chine ont également transformé les structures de classe et les cultures du pays. Aujourd'hui, les travailleur·ses, en partie à cause de leur concentration dans les villes et en partie grâce à leurs propres luttes spontanées – ainsi qu'au travail réalisé par les ONG de défense des travailleurs au cours de l'étape précédente – ne se laissent plus facilement berner par leurs employeurs. Quant à la classe moyenne urbaine, si tant est qu'il existe une possibilité qu'elle prenne la tête du mouvement démocratique, cela ne s'est jamais concrétisé. Mais elle a progressivement fait siennes des idées très rudimentaires sur la notion de responsabilité, sur les droits humains, etc.
Alors que le programme de modernisation du PCC n'a pas encore engendré les forces susceptibles d'ébranler le régime de manière substantielle, il a suscité une impatience croissante à l'égard du parti lui-même. Il devient de plus en plus difficile pour le PCC de maintenir son projet de modernisation à tout prix. Même si les Chinois·es n'ont pas encore obtenu de droits démocratiques, le mouvement des feuilles blanches a montré que leur mentalité évolue et que leur conscience politique s'accroît – très lentement, à partir d'un point de départ très bas et de manière très déséquilibrée, mais elle progresse néanmoins.
Personne ne peut dire ce qui se produira ensuite. On ne peut pas faire des projections sur une sorte de progrès linéaire lorsque nous parlons de l'avenir de la Chine. Le PCC est parfaitement conscient de ce qui se passe et réfléchit aux moyens de retourner la situation. L'une des cartes qu'il pourrait jouer consiste à détourner l'attention de la population des problèmes intérieurs pour la diriger vers des ennemis extérieurs – réels ou imaginaires. C'est pourquoi le gouvernement chinois adopte de plus en plus une attitude guerrière dans sa diplomatie. Le PCC pense pouvoir résoudre ses problèmes intérieurs par une guerre avec un pays étranger, plus particulièrement sur la question de Taïwan, ou par une forte escalade des tensions existantes.
Il est difficile de deviner ce que le régime fera ensuite. Quoi qu'il en soit, nous entrons de toute évidence dans une nouvelle période et nous devons nous y préparer.
Le 19 juillet 2024
Il s'agit du deuxième entretiend'une série en deux parties, publiées par LINKS International Journal of Socialist Renewal. (Revue internationale pour le renouveau socialiste).La premièreportait sur la nature de l'État chinois, son statut dans le monde d'aujourd'hui et de ce que cela entraîne comme conséquences pour la paix et les activités de solidarité. Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepL.
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Israël ne cible pas l’UNRWA mais le droit au retour

En accusant sans preuves une partie du personnel de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) d'avoir participé à l'opération du 7 octobre, le gouvernement israélien tente de marginaliser la question des réfugiés palestiniens et de remettre en question le droit au retour. C'est également une manière de faire oublier que le pays s'est créé sur la base d'un nettoyage ethnique.
Actualisation : le lundi 28 octobre 2024, la Knesset a adopté deux lois interdisant les activités de l'UNRWA à Jérusalem-Est et empêchant les autorités israéliennes de coopérer avec l'organisation ou ses représentants, ce qui contribuerait à entraver davantage son travail à Gaza et en Cisjordanie.
Tiré d'Orient XXI. Traduit de l'arabe par Nada Ghosn.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou a été on ne peut plus clair lorsqu'il a déclaré, lors de sa rencontre avec une délégation d'ambassadeurs à l'Organisation des Nations unies (ONU), le 31 janvier 2024, que la mission de l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devait prendre fin, car elle ne fait selon lui que « maintenir vivante la question des réfugiés palestiniens, et il est temps que l'ONU et la communauté internationale comprennent que cela doit cesser ». Plusieurs pays occidentaux, avec en tête les États-Unis, se sont alors empressés de prendre des mesures pour aider Nétanyahou à atteindre son objectif ultime : abolir l'UNRWA ou plutôt le principe juridique à l'origine de son existence.
Outre la tentative de semer le doute sur l'intégrité des rapports de l'UNRWA et des organisations apparentées – au lendemain de l'ordonnance de la Cour internationale de justice (CIJ) du 26 janvier, qui reposait en grande partie sur ses rapports -, la déclaration de Nétanyahou révèle le véritable objectif stratégique de la violente campagne israélienne contre l'organisation, durant laquelle Israël a accusé 12 de ses employés d'avoir participé aux attaques du 7 octobre, ou d'avoir exprimé leur joie à la suite de l'événement. Rappelons que ces accusations concernent seulement douze individus sur plus des treize mille travailleurs que compte l'organisation.
L'institutionnalisation d'un droit
Le Premier ministre israélien réitère ainsi une position israélienne bien ancrée sur la question des réfugiés et du droit au retour, qu'Israël perçoit comme une menace tant au niveau historique que géographique. Le simple fait de rappeler la question des réfugiés de 1948 saperait ainsi les fondements sur lesquels l'État d'Israël a été créé. Quant au droit au retour des réfugiés, quelles que soient les solutions précédemment proposées le concernant dans le cadre des Accords d'Oslo, il aurait certainement un impact géographique et démographique qui changerait toutes les équations sur le terrain.
En effaçant la question des réfugiés palestiniens, les Israéliens veulent perpétuer le mensonge « d'une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Et en essayant d'abolir l'UNRWA, les Israéliens tentent de faire oublier au monde entier comment leur État a été créé, soit à travers un processus de nettoyage ethnique et le déplacement de 750 000 Palestiniens, même s'ils cherchent à l'oublier eux-mêmes.
On peut citer ici une étude publiée en 1994 par le Centre d'études stratégiques de l'Université de Tel-Aviv, réalisée par Shlomo Gazit qui a été entre 1974 et 1978 chef du renseignement militaire après voir travaillé comme coordinateur des activités dans les territoires occupés. Cette recherche, qui faisait partie d'un ensemble de documents établis en prévision de possibles négociations fixées par Oslo sur une solution permanente, était consacrée exclusivement au « problème des réfugiés palestiniens ».
La question des réfugiés figurait officiellement parmi les questions liées à une solution permanente, censée être discutée à partir de mai 1996 selon l'agenda décidé à Oslo, négociations que les tergiversations israéliennes sont parvenues à empêcher pendant plus de cinq décennies, à savoir depuis 1948.
En préparation de ce qui pourrait être (mais n'a jamais été) les négociations d'Oslo sur une solution permanente, Shlomo Gazit prévient le futur négociateur israélien que la première étape devrait inclure « l'abolition de l'UNRWA » et le transfert de la responsabilité des camps aux pays hôtes. Il s'agissait là d'abolir le « statut légal/officiel » des réfugiés qui permet aux Palestiniens d'acquérir le « droit au retour », conformément à la résolution n°194 de l'Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948), stipulant dans son onzième article que l'Assemblée générale
- Décide qu'il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les Gouvernements ou autorités responsables.
Or, d'un point de vue purement juridique, la résolution de l'Assemblée générale de l'ONU est toujours valable et la communauté internationale n'a pris aucune décision ultérieure pour l'annuler ou la modifier.
Même si personne dans les gouvernements arabes ne se soucie de cette question ou fasse les efforts nécessaires pour activer (ou du moins rappeler) les résolutions internationales, le fait est que Nétanyahou, comme ses prédécesseurs, n'a pas oublié que l'UNRWA, de par son statut juridique, est l'agence qui consolide le statut juridique des réfugiés en accordant la carte de réfugié, et en établissant les camps de réfugiés comme des unités échappant à la responsabilité des États hôtes, et distincts de leur environnement naturel, avec toutes les conséquences juridiques que cela entraîne.
Une position historique
Tout comme son prédécesseur Naftali Bennett, qui a tenu des propos similaires lors d'une interview sur CNN le 2 février 2024, Nétanyahou ne fait ici que reprendre d'anciennes positions israéliennes. L'on se souvient d'une première proposition américaine en 1949, stipulant qu'Israël autorise le retour d'un tiers du nombre total de réfugiés palestiniens, « à condition que le gouvernement américain prenne en charge les dépenses liées à la réinstallation du reste des réfugiés dans les pays arabes voisins ». Cependant, David Ben Gourion, fondateur de l'État d'Israël et son premier Premier ministre d'alors, avait rapidement rejeté la proposition américaine, avant même que les pays arabes concernés ne se soient prononcés.
Il n'y a donc rien de surprenant dans la position israélienne qui se perpétue de Ben Gourion à Nétanyahou, dans la mesure où la reconnaissance par Israël du droit des réfugiés impliquerait une reconnaissance de sa responsabilité dans l'émergence du problème et ce qui en découle légalement, c'est-à-dire le droit au retour. Rien de surprenant non plus dans la position du leader israélien à l'égard de l'UNRWA, qui est l'incarnation juridique du problème des réfugiés.
Au moment de la création de l'UNRWA, on pensait que cette agence serait « temporaire », en vertu des deux résolutions de l'Assemblée générale la créant (résolution 212 en novembre 1948 et résolution 302 en décembre 1949). Son travail, voire son existence même, devait prendre fin lorsque les réfugiés palestiniens dont elle s'occupait retourneraient dans leurs maisons et sur leurs terres saisies par les milices sionistes en 1948. Au lieu de cela, leur nombre a augmenté à mesure que l'État d'Israël s'est emparé de davantage de territoire pendant la guerre de 1967. Puis Nétanyahou est venu tenter de mettre fin à ce problème de réfugiés, non pas en leur permettant de rentrer dans leurs foyers, comme cela semblerait être la solution naturelle face à un tel problème, mais en éliminant l'organisation internationale qui « rappelle leur existence ».
En conclusion, la campagne israélienne contre l'UNRWA a plusieurs objectifs, dont deux principaux. Elle a tout d'abord un objectif immédiat qui, comme le soutient l'éminent professeur d'histoire anglo-israélien Avi Shlaim, est lié à la décision de la CIJ. En prévision des prochaines délibérations de celle-ci, la campagne israélienne entend déformer l'image de l'UNRWA, intimider ses responsables et les pousser à garder le silence sur les violations israéliennes qui n'ont pas cessé, en plus de saper la crédibilité de ses rapports et déclarations sur lesquels le tribunal s'est appuyé dans sa décision initiale. Très probablement, comme le font habituellement les avocats du mensonge lorsqu'ils manquent de preuves, ce sera la principale carte présentée par la défense israélienne à la reprise de l'audience (au moins pour des raisons de propagande). Le deuxième objectif de la campagne israélienne est stratégique, avec un impact plus profond. Il s'agit d'une tentative nouvelle et ancienne d'effacer totalement la question des réfugiés qui, du point de vue du droit international, est toujours d'actualité et n'a pas encore été éliminée.
Bien que Nétanyahou veuille faire oublier la question des réfugiés, avec toutes ses dimensions juridiques et humanitaires, sa position sur l'UNRWA et sa déclaration claire à ce sujet révèlent qu'à l'instar d'autres porteurs de l'étendard du sionisme comme idée et stratégie, il n'a pas oublié ce qui est dit dans les statuts de l'agence des Nations unies sur la définition du réfugié ; il peut être attribué à toute personne
- qui a eu sa résidence normale en Palestine pendant deux ans au moins avant le conflit de 1948 et qui, en raison de ce conflit, a perdu à la fois son foyer et ses moyens d'existence, et a trouvé refuge, en 1948, dans l'un des pays où l'UNRWA assure ses secours
Selon les registres de l'UNRWA, le nombre de réfugiés palestiniens dépasse les six millions. Ce chiffre serait donc une menace démographique pour le sionisme ? L'idée, la stratégie (et l'État) d'Israël seraient-ils au-dessus de toute tentative de porter cette question là où le droit international pourrait être applicable — et efficace ?
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Israël vote la fin de l’aide humanitaire internationale aux Palestiniens

Le vote par le parlement Israélien d'un projet de loi interdisant les activités de l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNWRA) et la caractérisant d'organisation terroriste provoque de vives réactions de la communauté internationale. Il met surtout en lumière le mépris d'Israël pour le droit international en matière de protection de civil·es et des réfugié·es.
Tiré d'Agence médias Palestine.
Israël sera « le premier pays de l'histoire à interdire, selon la loi écrite et déclarée, le fonctionnement d'une agence des Nations Unies », comme l'explique le chercheur et écrivain palestinien Majd Kayyal sur son compte Facebook.
Le Parlement israélien a en effet voté, lundi 28 octobre, à une écrasante majorité (92 voix contre 10) en faveur d'un projet de loi interdisant les activités en Israël de l'agence des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA). Un second texte, également largement adopté (89 contre 7), interdit aux responsables israéliens de travailler avec l'UNRWA et ses employés.
Ce vote n'est que la dernière et la plus dangereuse étape d'une croisade de plusieurs décennies visant à ternir et à éradiquer l'UNRWA. Il fait suite à l'accusation par Israël selon laquelle 12 employés de l'agence auraient participé à l'attaque du Hamas du 7 octobre — une accusation formulée le jour même où la Cour internationale de justice (CIJ) a jugé que la conduite d'Israël à Gaza constituait vraisemblablement un génocide. Au cours des semaines suivantes, sans fournir de preuves, Israël a encore affirmé que quelque 1 200 employés de l'UNRWA à Gaza avaient des liens avec le Hamas, qui, selon les termes de Netanyahou, avait « totalement infiltré » l'agence.
Suite à ces annonces et malgré la totale absence de preuves apportées par Israël, 18 pays avaient suspendus leurs financements à l'agence, soit une perte de 430 millions de dollars de donc en moins, malgré la situation humanitaire catastrophique à Gaza, où plus de 1,9 millions de Palestinien·nes ont été forcés de quitter leur domicile et sont confrontés à des bombardements incessants, à la famine, à des épidémies ainsi qu'à des pénuries de tous les biens essentiels. Depuis le début de l'offensive génocidaire d'Israël à Gaza, plus de 43 000 Palestinien·nes ont été assassiné·es par Israël et 100 544 ont été blessé·es, dont une grande proportion d'enfants et de personnes âgées.
Le lien paradoxal entre Israël et l'UNRWA
Pourtant, en septembre, Israël s'était retrouvé dans une position délicate car, tout en préparant les lois qui ont été votées hier, il comptait sur l'UNRWA pour faciliter la campagne de vaccination de masse à Gaza contre la polio — principalement pour protéger ses propres citoyens.
En tant que principale agence d'aide humanitaire à Gaza, avec 13 000 employé·es — dont la plupart sont palestinien·nes – l'agence était particulièrement bien placée non seulement pour administrer les vaccins, mais aussi pour encourager les familles palestiniennes à participer à la campagne et à réaliser une inoculation de masse. Selon Sam Rose, directeur adjoint principal des affaires de l'UNRWA à Gaza, « la campagne de vaccination n'aurait jamais pu avoir lieu sans l'UNRWA ».
L'UNRWA coordonne ses activités avec le Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT) israélien depuis des décennies. Pas plus tard qu'en février, le chef du COGAT, le général de division Rasan Elian, a admis qu'« aucune autre organisation n'est équipée pour reprendre le rôle critique joué par l'UNRWA dans la distribution de l'aide humanitaire ».
Ce n'est qu'un exemple du lien paradoxal qu'Israël entretien avec l'UNRWA. Selon l'historienne Laura Robson, Israël a longtemps utilisé l'UNRWA comme un « instrument d'endiguement » : l'organisation met en place certaines des structures et des ressources d'un État, grâce à elle les territoires Palestiniens peuvent donc « fonctionner » sans représentation directe, et Israël « maintenir le couvercle » sur l'action politique palestinienne.
Cette position de l'UNRWA est donc stratégique pour Israël, mais il reste en quelque sorte « trop palestinien » pour lui. Les Palestinien·nes constituent non seulement la grande majorité des employé·es de l'agence, mais ils et elles l'ont également façonnée et transformée de manière décisive, bien que la haute direction est restée largement entre les mains d'ancien·nes diplomates occidentales·aux et de fonctionnaires de carrière des Nations unies.
Peut-être plus important encore, l'UNRWA a contribué à maintenir en vie la question des réfugié·es palestinien·nes et rappelle que la communauté internationale est responsable. C'est pour cette raison qu'Israël cherche depuis longtemps à démanteler l'UNRWA, même si cela n'aurait aucune incidence sur la résolution 194 des Nations unies, qui a inscrit le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes dans le droit international, ou sur les autres conventions affirmant ce droit pour tous les réfugié·es du monde.
C'est l'action de l'ONU qu'Israël remet en cause
L'ensemble de cette législation — qui n'entrera pas en vigueur immédiatement — devrait entraîner la fermeture du siège de l'UNRWA à Jérusalem-Est et bloquer l'acheminement de l'aide humanitaire à Gaza via Rafah, alors que plus de 1,9 million de Gazaoui-es sont déplacé·es et confronté·es à des pénuries généralisées de nourriture, d'eau et de médicaments. La disparition de l'UNWRA serait catastrophique et de nombreuses réactions ont dénoncé la décision d'Israël.
Le chef de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, l'a qualifiée d'“intolérable” et prédit “conséquences dévastatrices”. “Elle contrevient aux obligations et aux responsabilités d'Israël”, a-t-il ajouté, en soulignant que “l'UNRWA est une bouée de sauvetage irremplaçable pour le peuple palestinien”. Interrogé lundi par Al-Jazeera, le porte-parole de l'UNRWA, Adnan Abu Hasna, a dénoncé une escalade “sans précédent”. Pour le fonctionnaire de l'agence onusienne, la décision israélienne signifie “l'effondrement du processus humanitaire dans son ensemble”, note la chaîne qatarie.
Dimanche, les ministres des affaires étrangères du Canada, de l'Australie, de la France, de l'Allemagne, du Japon, de la Corée du Sud et du Royaume-Uni ont tous exprimé leur opposition à la législation et ont déclaré qu'elle pourrait avoir des « conséquences dévastatrices ».
« Jamais dans le monde un état n'a fait appliquer une loi formelle interdisant, pas seulement restreignant, le travail d'une agence de l'ONU. », affirme le chercheur et écrivain palestinien Majd Kayyal sur son compte Facebook. « Cette décision signifie interdire l'éducation, la santé, l'alimentation et les services d'hygiène publique, etc. pour des centaines de milliers de Palestiniens à Jérusalem, en Cisjordanie et à Gaza. »
Même en Israël, le projet de loi avait suscité l'inquiétude dimanche de hauts responsables du ministère des Affaires étrangères, rapporte le quotidien israélien Yediot Aharonot. Ces derniers ont averti que si le texte était adopté en deuxième et troisième lectures à la Knesset, Israël “serait suspendu des Nations unies pour violation de la charte de l'organisation”.
« Il est scandaleux qu'un État membre des Nations unies s'efforce de démanteler une agence des Nations unies qui est aussi le principal acteur de l'opération humanitaire à Gaza », a déclaré Juliette Touma, porte-parole de l'Unrwa, dans un communiqué. Cette décision sans précédent souligne en effet une rupture d'Israël avec la communauté internationale, et les réactions des pays membres de l'ONU seront décisives. Car cette rupture, si elle aura des conséquences dramatiques sur la vie des Palestinien·nes, pourrait aussi en avoir pour Israël en poussant la communauté internationale à condamner celui-ci pour son mépris du droit international.
De fait, la campagne BDS appelait ce lundi à une action internationale en ce sens, rappelant que « l'engagement en faveur du droit au retour des réfugié·es palestinien·nes était une condition nécessaire à l'admission d'Israël aux Nations Unies. Pourtant, Israël a continué à intensifier sa politique de nettoyage ethnique. » La croisade d'Israël contre l'UNWRA est une preuve supplémentaire de son intention génocidaire.

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L’armée israélienne se joint à la guerre des colons pour déplacer les Bédouins palestiniens

En Cisjordanie, les communautés bédouines sont particulièrement vulnérables du fait que l'armée israélienne reste à l'écart des attaques des colons ou s'y associe de plus en plus souvent.
Tiré d'Agence médias Palestine.
AL-MUARAJAT, Cisjordanie — Il était tôt, en cette journée de la mi-septembre, lorsqu'un groupe de colons israéliens est arrivé dans une petite école bédouine palestinienne en Cisjordanie occupée. En peu de temps, ils ont pris d'assaut le bâtiment. Armés et enhardis, les colons ont jeté des pierres, brisé des fenêtres et blessé plusieurs élèves et enseignants. Les enfants se sont précipités pour se mettre à l'abri, tandis que leurs enseignants tentaient de les protéger.
Lorsque les militaires israéliens sont arrivés, ce n'était pas pour intervenir et mettre fin à l'attaque. Au contraire, les soldats étaient venus uniquement pour arrêter le directeur de l'école, qui avait été emmené à l'hôpital pour soigner ses blessures.
Depuis un an, une autre guerre contre les Palestiniens, moins remarquée, s'est intensifiée en Cisjordanie. La violence des colons a explosé et l'armée y a répondu avec une complicité croissante et de plus en plus éhontée.
Au lieu de maintenir l'ordre dans son occupation, l'armée agit comme un exécutant pour les colons. Avec l'arrivée au pouvoir de personnalités telles que le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, fervent défenseur de l'annexion de la Cisjordanie, l'agression des colons s'est transformée en une stratégie ouverte visant à expulser les Palestiniens de leurs terres.
Depuis le 7 octobre, la violence des colons à l'encontre des Palestiniens en Cisjordanie s'est fortement accrue, faisant de nombreuses victimes, des déplacements massifs et d'importants dégâts matériels. Selon Human Rights Watch et le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies, plus de 700 attaques de colons ont été enregistrées, et plus de 1 200 Palestiniens, dont 600 enfants, ont été déplacés de leurs communautés rurales d'éleveurs. Dans près de la moitié de ces incidents, des soldats israéliens étaient présents en uniforme et ont participé aux violences ou ne sont pas intervenus.
Les violences ont été particulièrement éprouvantes pour les Bédouins palestiniens, un peuple semi-nomade qui, selon les Nations unies, « subit de plein fouet les conséquences de l'occupation ».
Les attaques des colons sont plus que de simples actes d'agression. Ils sont à l'avant-garde d'une campagne visant à repousser les Palestiniens, a déclaré Hassan Mleihat, qui supervise l'organisation non gouvernementale Al-Baidar pour la défense des droits des Bédouins. « L'armée, au lieu de servir d'arbitre neutre, est devenue un exécutant de cette stratégie, protégeant les colons et punissant les victimes. Cette dynamique, approuvée au plus haut niveau, vise à renforcer le contrôle – une arrestation, une saisie de terre, une famille déplacée à la fois. »
L'organisation a constaté qu'au cours de l'année écoulée, plus de 2 500 attaques et autres violations des droits ont été perpétrées par Israël contre des Bédouins palestiniens en Cisjordanie. Selon Mleihat, les agressions contre les Bédouins comprennent des attaques terroristes, des déplacements forcés, le vandalisme de biens et de services publics, tels que les canalisations d'eau, les lignes électriques et les panneaux solaires, ainsi que le vol de biens privés.
« La peur dans l'âme des enfants »
L'attaque de l'école bédouine illustre la manière dont les colons et les militaires opèrent désormais en tandem, poursuivant un objectif commun d'annexion de facto par la peur et le déplacement.
Il ne s'agit pas seulement d'une tentative de terroriser les élèves, mais aussi l'ensemble de la communauté, et cela fait partie du plan de Smotrich « C'est nous ou eux » », a déclaré Mleihat.
Le matin de l'attaque de l'école, Rami Damanhouri, le directeur de l'école arabe al-Kaabneh, était à son bureau en train de travailler sur l'emploi du temps des classes et de passer en revue une longue liste de tâches administratives.
« Surintendant ! Surintendant ! » Les cris d'une femme rompent le silence et le secouent. Il reconnaît la femme comme étant une mère qui est venue à l'école plus tôt pour inscrire ses enfants pour la nouvelle année scolaire. Au début, il ne comprend pas ses paroles, mais sa peur était palpable. « Ils m'ont battue », crie-t-elle encore et encore.
Il la suit dans la cour de l'école et comprend qu'elle parle d'un groupe de colons israéliens qui ont attaqué les locaux.
Damanhouri réagit rapidement. Il a fait appel au ministère de l'éducation de l'Autorité palestinienne et au plus grand nombre de parents possible. Il conduit ensuite le plus grand nombre possible d'élèves et d'enseignants dans les salles de classe les plus sûres, dont les portes sont fermées à clé. Mais les enseignants et lui-même sont en infériorité numérique.
Armés de lattes et de tiges métalliques, un groupe de 15 colons commence à détruire des chaises, des tables et des fenêtres avant de se concentrer sur Damanhouri, qui protège les enseignants à l'aide de son corps. Après l'avoir injurié en arabe, ils le plaquent au sol et le frappent à nouveau avant de le menotter avec des attaches et de l'emmener à l'extérieur. Dans ce qu'il suppose être une tentative d'enlèvement, ils le jettent à l'arrière d'une camionnette.
C'est à ce moment-là que l'armée israélienne arrive. Damanhouri pense que c'est le signal de la fin de l'attaque. Au contraire, les soldats laissent partir les colons et le détiennent pendant quatre heures à l'école, où ils le soumettent à un interrogatoire musclé. Il est ensuite détenu dans une prison, puis transféré dans une autre où il reste quatre jours, après confiscation de sa carte d'identité.
« Dans l'une des prisons, ils m'ont fait me déshabiller et les soldats ont pu voir des coupures et des ecchymoses sur mon corps. Un médecin qu'ils ont fait venir a dit que j'avais sept côtes cassées, un nez cassé et de nombreuses contusions, mais il m'a seulement fait une piqûre contre la gale », a déclaré M. Damanhouri.
Ce n'est pas la première fois que l'école bédouine est attaquée par des colons. Un soir d'octobre 2023, après l'attaque du Hamas et l'assaut subséquent contre Gaza, des colons ont creusé des tombes dans l'enceinte de l'école pour les élèves et ont placé une fleur sur chacune d'entre elles pour « semer la peur dans l'âme des enfants », selon Mleihat.
La guerre en Cisjordanie
Alors que le carnage dans la bande de Gaza a largement éclipsé la Cisjordanie, Israël a intensifié ses opérations militaires dans les deux territoires, deux campagnes de la même guerre contre les Palestiniens. En conséquence, la violence en Cisjordanie a atteint des niveaux sans précédent, y compris une campagne de frappes aériennes meurtrières.
Depuis octobre 2023, au moins 17 Palestiniens ont été tués et 400 blessés lors d'attaques menées par des colons. En outre, les colons ont incendié des maisons, saisi des terres et tué du bétail, tout en n'ayant que peu ou pas de comptes à rendre aux autorités israéliennes.
Des communautés entières de Cisjordanie ont été prises pour cible et déplacées de force. Dans les villages de Khirbet Zanuta et Khirbet al-Ratheem, près d'Hébron, la plus grande ville du sud de la Cisjordanie, les colons et les soldats ont fait des incursions conjointes dans les villages, détruit les maisons et contraint les habitants à fuir en les menaçant de mort. En conséquence, des dizaines de familles vivent aujourd'hui dans des conditions précaires, incapables de retourner sur leurs terres en raison des restrictions militaires.
Smotrich, figure clé de la coalition de la droite religieuse, s'est imposé comme une force essentielle dans le remodelage de la Cisjordanie. Connu pour sa position intransigeante en faveur de la colonisation, Smotrich a non seulement poussé à l'expansion des colonies, mais il a également réussi à obtenir un changement substantiel de l'autorité sur la région.
Au début de l'année, le Premier ministre Benjamin Netanyahu a accordé à M. Smotrich le contrôle direct de l'administration civile, qui supervise les colonies israéliennes, donnant ainsi au ministre du gouvernement le contrôle de zones clés de la Cisjordanie qui étaient traditionnellement du ressort de l'armée.
Ce nouveau cadre administratif, qu'il a qualifié de changement « méga-dramatique », a entraîné une augmentation de la construction de colonies, l'autorisation de nouveaux avant-postes et une hausse des appropriations de terres.
Ce changement de pouvoir a permis à Smotrich d'accélérer la croissance des colonies à un rythme sans précédent. Depuis sa nomination, les approbations de construction de colonies sont montées en flèche, avec des milliers de nouvelles unités prévues pour le développement, faisant de cette période la plus intensive pour l'expansion depuis plus d'une décennie.
M. Smotrich a ouvertement déclaré que son objectif était de consolider le contrôle israélien sur la Cisjordanie et d'empêcher toute possibilité d'un futur État palestinien. La vision à long terme de Smotrich semble viser une annexion progressive et de facto de la Cisjordanie par la prolifération des colonies. Non seulement ses politiques renforcent les colonies existantes, mais elles poussent également à la légalisation des avant-postes, des colonies considérées comme illégales même en vertu du droit israélien, dont certaines sont construites sur des terres palestiniennes appartenant à des propriétaires privés. Cette stratégie compromet les perspectives d'une solution à deux États en créant des « faits sur le terrain » irréversibles qui rendent la séparation des territoires de plus en plus difficile.
Les implications de l'évolution des structures de pouvoir sont profondes : L'armée ayant été largement mise à l'écart, les dirigeants des colons et les idéologues d'extrême droite jouissent désormais d'une influence sans précédent, ce qui permet l'expansion rapide et la normalisation des colonies tout en démantelant les restrictions militaires existantes.
Impunité et complicité
L'armée israélienne, pour sa part, a également modifié ses pratiques en Cisjordanie, révélant une alliance plus étroite entre les soldats et les colons.
Human Rights Watch et d'autres organisations ont documenté de nombreux incidents au cours desquels l'armée israélienne non seulement n'a pas empêché la violence des colons, mais y a même participé activement, élargissant la pratique de ce que l'on appelle les opérations conjointes.
Dans les zones rurales, comme à Ein al-Rashash, le déplacement des communautés palestiniennes a été effectué par des colons armés accompagnés de soldats.
Depuis le début de la guerre de Gaza, l'armée a également distribué des milliers de fusils aux milices de colons, soi-disant pour la « défense régionale », brouillant ainsi la frontière entre les forces militaires officielles et les groupes citoyens.
Ces changements marquent une dangereuse escalade en Cisjordanie. Selon Al-Haq, une organisation palestinienne de défense des droits de l'homme, les attaques des colons sont souvent menées en toute impunité, laissant les communautés palestiniennes vulnérables et sans protection, les autorités israéliennes n'engageant pas de poursuites contre les colons auteurs de ces attaques.
L'un des cas les plus poignants documentés par Al-Haq concerne Ahmad Hijawi, un travailleur palestinien attaqué par des colons alors qu'il traversait la communauté bédouine de Wadi al-Seeq, près de Ramallah.
Hijawi a été tenu en joue, battu et agressé verbalement par des colons qui l'ont accusé d'être un « terroriste ».
Malgré l'arrivée de soldats israéliens, Hijawi et son collègue ont été traités comme des intrus plutôt que comme des victimes. Les colons qui l'ont agressé avaient l'habitude de s'en prendre à la communauté bédouine, notamment en détruisant des maisons et des écoles.
Comme lors de l'attaque de l'école bédouine d'Arab al-Kaabneh, les soldats sont restés les bras croisés pendant que l'attaque des colons se poursuivait.
***
Dalia Hatuqa est une journaliste basée en Cisjordanie et à Washington, D.C., qui se concentre sur les affaires palestiniennes et israéliennes.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : The Intercept
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Etats-Unis – Israël. Des livraisons d’armes à une co-belligérance

[Cette étude de William Hartung sur les Etats-Unis, principal allié d'Israël, ne doit pas faire oublier l'aide militaire apportée par l'Allemagne qui, depuis octobre 2023, a augmenté de 10 fois par rapport à 2022. A cela s'ajoute la contribution du troisième exportateur, l'Italie, selon l'institut norvégien le SIPRI. Quant à la France, les données sur les exportations sont marquées par une grande opacité. – Réd.]
Tiré d'À l'encontre.
Le gouvernement des Etats-Unis a approuvé au moins 17,9 milliards de dollars d'aide à la sécurité pour les opérations militaires israéliennes à Gaza et ailleurs entre le 7 octobre 2023 et septembre 2024, mais ce chiffre ne représente qu'une image partielle du soutien total des Etats-Unis aux Forces de défense israéliennes (FDI) au cours de cette période.
La fourniture d'armes à Israël passe par de multiples canaux, notamment l'aide au titre du Programme de financement militaire à l'étranger (FMF-Foreign Military Financing), les prélèvements d'équipements sur les stocks américains existants, le transfert d'équipements usagés dans le cadre du programme Excess Defense Articles (EDA) et les ventes d'armes approuvées dans le cadre du programme de ventes militaires à l'étranger (Foreign Military Sales-FMS). Certains de ces transferts impliquent un paiement immédiat, tandis que d'autres impliquent des remboursements et des flux d'aide s'étalant sur plusieurs années [1]. En outre, une partie de l'équipement transféré à Israël pour soutenir sa guerre depuis le 7 octobre 2023 était fondée sur des accords de vente conclus au cours des années précédentes. Tout cela signifie que le chiffre de 17,9 milliards de dollars d'aide à la sécurité à Israël entre octobre 2023 et septembre 2024 n'est qu'une fraction de la valeur totale du soutien des Etats-Unis à cette guerre, qui ne sera déterminée qu'au fil du temps.
Le 13 août 2024, l'administration Biden a annoncé la signature de nouveaux accords d'armement avec Israël pour un montant de 20,3 milliards de dollars, dans le cadre du programme de ventes militaires à l'étranger (Foreign Military Sales), qui comprend des accords approuvés par le Département d'Etat et négociés ainsi qu'exécutés par le Pentagone. Ces équipements, qui seront livrés sur plusieurs années, comprennent 50 avions de combat Boeing F-15 pour un coût de 18,8 milliards de dollars [2]. Le 25 septembre, le sénateur Bernie Sanders (indépendant du Vermont) a présenté une résolution de non-approbation qui pourrait bloquer l'accord si elle recueillait un nombre suffisant de voix dans les deux chambres du Congrès : soit une majorité simple, soit un vote des deux tiers, selon que l'administration décide ou non d'opposer son veto à une résolution adoptée par une majorité de voix [3].
Un article paru en mars 2024 dans le Washington Post a révélé que l'administration Biden avait conclu au moins 100 contrats d'armement avec Israël, depuis octobre 2023, dont la valeur était inférieure à celle qui aurait déclenché l'obligation de communiquer les détails au Congrès : 14 millions de dollars pour les principaux équipements de défense et 50 millions de dollars pour les matériels et services de défense, allant des systèmes d'armes (équipements de défense) à l'entretien de l'équipement et à la formation militaire (services) [4]. Ce manque de transparence complique encore davantage tout effort visant à quantifier le niveau de soutien des Etats-Unis à Israël depuis le début de la « guerre de Gaza ».
Le soutien militaire états-unien à Israël remonte à plusieurs décennies
Pour comprendre la fourniture d'armes par les Etats-Unis à Israël depuis le 7 octobre 2023, il est nécessaire d'examiner le rôle historique du financement états-unien dans l'équipement de l'armée israélienne et le développement de l'industrie de l'armement israélienne. Cette relation unique a permis aux Etats-Unis de fournir plus facilement de grandes quantités d'équipements à Israël dans des délais très courts.
Les Etats-Unis sont le premier fournisseur d'armes d'Israël depuis plus de cinq décennies [voir ci-dessous le graphique élaboré par Stephen Semler pour Watson Intitute]. Israël est le plus grand récipiendaire total de l'aide américaine dans le monde depuis la Seconde Guerre mondiale. De plus, il est au milieu d'un accord d'aide militaire de 38 milliards de dollars sur dix ans qui a été négocié sous l'administration Obama, couvrant les années fiscales 2019 à 2028. Cet accord comprend 3,3 milliards de dollars d'aide militaire par an qui peuvent être dépensés pour tout type d'équipement militaire, plus 500 millions de dollars destinés à financer divers systèmes de défense antimissile israéliens [5].

Les Etats-Unis disposent également d'un stock d'armes déposé en Israël qui peut être utilisé pour fournir des armements à Israël avec l'approbation du gouvernement des Etats-Unis. Ce stock – appelé War Reserve Stocks Allies – Israel (WRSA-I) – pourrait avoir contenu jusqu'à 4,4 milliards de dollars d'armements, y compris des munitions à guidage de précision, avant qu'il ne soit utilisé pour fournir des dispositifs à Israël pour la guerre qui a débuté le 7 octobre [6].
Les Etats-Unis se sont également engagés à aider Israël à maintenir un « avantage militaire qualitatif » (QME-Qualitative Military Edge) sur les autres pays du Moyen-Orient. Pour atteindre cet objectif, par exemple, Israël est le seul pays de la région à posséder et à utiliser le tout dernier avion de combat américain, le F-35. Lorsqu'un accord important est conclu avec un autre Etat de la région, il est généralement assorti d'un contrat de contrepartie qui fournit à Israël des équipements supplémentaires destinés à l'aider à conserver son « avantage ».
Israël bénéficie d'accords de financement favorables liés à l'aide militaire états-unienne. Par exemple, l'aide américaine est fournie sur la base de « flux de trésorerie », ce qui signifie qu'Israël est en mesure de financer des achats pluriannuels auprès des Etats-Unis sur la base d'engagements futurs, avant que les fonds n'aient été officiellement alloués par le Congrès. Cette méthode a été utilisée pour l'achat d'avions de combat, permettant à Israël de reporter les paiements qui devraient normalement être effectués au fur et à mesure des livraisons dans les années à venir, selon un calendrier de paiement défini. Aucune autre nation ne dispose d'un tel arrangement pour l'utilisation de l'aide militaire des Etats-Unis. Israël reçoit également son aide militaire des Etats-Unis sous la forme d'une somme forfaitaire au début de l'année fiscale, ce qui lui permet de percevoir des intérêts sur cette assistance[7].
En outre, contrairement à tous les autres pays du monde, Israël est autorisé à dépenser 25% de l'aide militaire annuelle qu'il reçoit des Etats-Unis pour sa propre industrie d'armement. Pour l'année fiscale en cours [elle va du 1er octobre au 30 septembre suivant], cela représente potentiellement un quart de l'aide militaire non urgente – 95 millions de dollars – qui peut aider Israël à développer d'importantes capacités de production d'armes. La disposition relative aux 25% sera progressivement supprimée, passant à des pourcentages inférieurs à partir de 2024 et s'arrêtant complètement en 2028.
Enfin, en vertu de son statut d'« allié majeur non membre de l'OTAN », Israël peut recevoir des équipements militaires américains usagés dans le cadre du programme Excess Defense Articles (EDA). Par exemple, Israël a reçu pour 385 millions de dollars d'équipements dans le cadre de ce programme entre 2010 et 2020.
Certains éléments de l'arsenal israélien sont principalement composés d'équipements fournis par les Etats-Unis. Par exemple, les 334 avions de combat de l'armée de l'air israélienne sont entièrement composés de F-15, F-16 et F-35 fournis par les Etats-Unis. Israël possède également plus de 40 hélicoptères d'attaque Apache. Les stocks de missiles tactiques d'Israël comprennent des systèmes air-sol Sidewinder et des missiles air-air avancés à moyenne portée (AMRAAM-Advanced Medium-Range Air-to-Air Missile). Israël dispose également de bombes fournies par les Etats-Unis – GBU-31, munitions d'attaque directe conjointe, GBU-39 et bombes de petit diamètre – en quantités non spécifiées. En outre, tous les systèmes de défense antimissile d'Israël, y compris Iron Dome, Arrow et David's Sling, ont été développés grâce à un financement substantiel fourni par les Etats-Unis ainsi qu'à une coproduction entre les Etats-Unis et Israël [8].
L'importance des armes états-uniennes dans l'arsenal israélien signifie qu'une grande partie de l'équipement américain utilisé par les forces israéliennes était déjà en possession de Tsahal avant octobre 2023 !
Assistance à la sécurité et transferts d'armes des Etats-Unis à Israël d'octobre 2023 à septembre 2024
Depuis le 7 octobre 2023, les Etats-Unis ont livré à Israël des armes d'une valeur de plusieurs milliards de dollars, dont une grande partie sous forme de munitions, allant des obus d'artillerie aux bombes de quelque 900 kg en passant par les munitions à guidage de précision. Washington a également approuvé des milliards supplémentaires pour des programmes de grande envergure d'armes qui seront livrées dans le futur, dans certains cas dans plusieurs années.
Comme indiqué ci-dessus, les armes ont été acheminées par différents circuits, notamment les stocks états-uniens existants, y compris les stocks WRSA-I de plusieurs milliards de dollars situés en Israël (voir ci-dessus), les ventes privées approuvées par le Département d'Etat, les ventes incluses dans la procédure FMS, donc approuvées par le Département d'Etat et négociées et coordonnées par le Pentagone, le financement militaire à l'étranger (FMF), qui fournit des subventions pour l'achat de matériel et de services de défense, et le programme Excess Defense Articles (EDA), qui fournit des équipements usagés dont les forces états-uniennes n'ont plus besoin, gratuitement ou avec une forte réduction.
Il existe différents degrés d'information accessible au public sur chacun de ces circuits d'armements. Des efforts ont également été déployés pour dissimuler les montants totaux de l'aide et les types de dispositifs par le biais de manœuvres bureaucratiques. L'exemple le plus flagrant est la décision, citée plus haut, de conclure 100 contrats d'armement séparés avec Israël entre octobre 2023 et mars 2024, qui chacun était inférieur au plafond en dollars qui aurait exigé qu'il soit signalé au Congrès (voir plus haut). Le caractère disparate de rapports gouvernementaux sur l'aide militaire états-unienne à Israël contraste fortement avec le traitement de l'aide militaire à l'Ukraine, où les montants en dollars, les filières de livraison et les équipements spécifiques fournis (y compris leur nombre) sont régulièrement rapportés dans des fiches d'information fournies par le gouvernement [9].
Etant donné l'absence de transparence totale sur l'aide militaire américaine et les transferts d'armes à Israël, que peut-on dire de manière fiable sur la valeur de l'aide des Etats-Unis depuis octobre 2023 ? Une tranche précise de l'aide militaire à Israël a été l'aide militaire d'urgence de 14,1 milliards de dollars votée par le Congrès et signée par le président Biden en avril 2024. Ces 14,1 milliards de dollars comprenaient les éléments suivants :
– 4 milliards de dollars pour réapprovisionner les systèmes de défense antimissile Iron Dome (Dôme de fer pour intercepter des roquettes et missiles à courte portée) et David's Sling (Fronde de David conçu pour intercepter des missiles balistiques).
– 1,2 milliard de dollars pour le système laser de défense Iron Beam (Faisceau de lumière), qui est en cours de développement pour contrer les menaces de roquettes à courte portée et de mortiers [qui doit être opérationnel dans un délai d'un an et qui est développé par Rafael Advanced Defense Systems, émanant du ministère de la Défense en charge du développement d'armes et de technologies et par la société Elbit, basée à Gaza, qui se situe au 28e rang mondial pour la production d'armement, après avoir absorbé diverses entreprises].
– 3,5 milliards de dollars pour l'acquisition de systèmes d'armes avancés, de matériels de défense et de services de défense par le biais du programme de financement militaire étranger (Foreign Military Financing Program).
– 1 milliard de dollars pour améliorer la production et le développement de l'artillerie et des munitions essentielles.
– 4,4 milliards de dollars pour reconstituer les stocks de matériel et services de défense fournis à Israël à partir des réserves états-uniennes.
En plus des 14,1 milliards de dollars d'aide militaire d'urgence, Israël a reçu son aide annuelle habituelle de 3,8 milliards de dollars, ce qui porte le total de l'aide allouée depuis le 7 octobre à 17,9 milliards de dollars [10].
Comme nous l'avons suggéré plus haut, nous n'avons qu'une connaissance partielle des quantités et des types d'équipements militaires livrés à Israël depuis le 7 octobre 2023. Mais certains éléments ont été rapportés par le gouvernement Biden et les principaux organes de presse. Le Washington Post a indiqué que les transactions non notifiées au Congrès représentaient – au moins – « des milliers de munitions à guidage de précision, des bombes de faible diamètre (SDB d'environ 130 kg), des bombes anti-bunker, des armes légères et d'autres “aides létales” » [11]. Parallèlement à l'article du Washington Post, le Wall Street Journal a rapporté qu'« il y a actuellement 600 transferts en cours ou ventes à venir d'une valeur de plus de 23 milliards de dollars entre les Etats-Unis et Israël » [12]. Certains des cas cités par le Wall Street Journal sont le résultat d'accords conclus au cours des dernières années et, sans détails supplémentaires, il est impossible de savoir combien d'entre eux aboutiront à des livraisons d'armes susceptibles d'être utilisées par l'armée israélienne dans un délai relativement court [donc pour mener la phase de guerre actuelle].
D'autres articles de presse ont fait état de livraisons d'armes à Israël depuis le 7 octobre 2023, notamment des rapports de novembre 2023 selon lesquels 36 000 obus de canon de 30 mm, 1800 des 3000 BDM M141 (Bunker Defeat Munition, conçues pour détruire des structures durcies) commandées, au moins 3500 des 5000 dispositifs de vision nocturne, quelques missiles Hellfire (anti-chars à guidage laser) et d'autres armes avaient été livrés par les Etats-Unis et l'Union européenne [13]. En octobre 2023, l'agence Bloomberg a rapporté qu'Israël avait reçu 1000 bombes de petit diamètre (SDB-Small Diameter Bomb) qui avaient été utilisées dans le cadre d'un contrat préexistant [14].
Un article de Reuters publié le 29 juin 2024 souligne l'importance des munitions fournies par les Etats-Unis pour l'effort de guerre israélien. L'article note qu'à cette date les experts ont déterminé que le contenu des livraisons américaines d'octobre 2023 et de juin 2024 « semble correspondre à ce dont Israël avait besoin pour se réapprovisionner en fournitures utilisées lors de sa campagne militaire intense de huit mois à Gaza » [15].
Les Etats-Unis concluent également des accords pour fournir à Israël des systèmes qui renforceront son armée dans les années à venir. Le 13 août 2024, l'administration Biden a annoncé de nouveaux accords de vente d'armes à Israël pour un montant de 20,3 milliards de dollars, dans le cadre du programme Foreign Military Sales (FMS), qui comprend des accords approuvés par le Département d'Etat et négociés et garantis par le Pentagone. Les accords de FMS sont normalement payés par le gouvernement bénéficiaire, mais il est possible qu'Israël décide d'utiliser une partie de l'aide reçue au travers du programme du FMF (financement militaire à l'étranger) pour couvrir une partie du coût. Le contrat comprend 50 avions de combat Boeing F-15 (18,8 milliards de dollars), plus de 32 000 munitions pour chars de 120 mm (774 millions de dollars), un nombre indéterminé de véhicules tactiques (583 millions de dollars), 30 missiles air-air avancés à moyenne portée (AMRAAM) (102 millions de dollars) et 50 000 obus de mortier hautement explosif (61 millions de dollars). Le Pentagone a indiqué que les dates de livraison des divers équipements s'échelonneront entre 2026 (obus de mortier) et 2029 (F-15). Au début du mois d'août, le Pentagone a annoncé un accord portant sur la fourniture de 6500 bombes guidées [guidage par centrale à inertie et GPS] Joint Direct Attack Munitions (JDAM) [16].
La dynamique de l'aide sur le long terme ressort du graphique élaboré par Stephen Semler dans notre étude collective. (Contribution publiée par le Watson Institute for International & Public Affairs le 7 octobre 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
1- Un résumé et une description des principaux circuits d'aide militaire et de transfert d'armes des Etats-Unis sont disponibles sur le site web de la Defense Security Cooperation Agency du Pentagone : https://www.dsca.mil/programs. Le Security Assistance Monitor du Center for International Policy propose également un résumé des principales sources de données du gouvernement des Etats-Unis dans ce domaine : https://www.dsca.mil/programs . Le Conventional Arms Project du Stimson Center a publié une série d'articles sur les faiblesses des sources de données actuelles et sur la nécessité d'une plus grande transparence : https://www.stimson.org/program/conventional-defense/8.
2- Singh, K. et Stone, M. (2024, 13 août). U.S. Approves Sale to Israel of $20 Billion Weapons Package. Reuters.
3- Bernie Sanders. (2024, 25 septembre). Sénateur américain. News : Sanders et ses collègues prennent des mesures pour bloquer les ventes d'armes à Israël. https://www.sanders.senate.gov/press-releases/news-sanders-and-colleagues-move-to-block-arms-sales-to-israel/
4- Hudson, J. (2024, 6 mars). U.S. Floods Arms Into Israel Despite Mounting Alarm Over War's Conduct. The Washington Post.
5- Congressional Research Service. (2023, March 1). U.S. Foreign Aid to Israel. P. 1, 8.
6- Congressional Research Service. (2023, 1er mars) ; Mauldin, L. ; Abou Elias, J. ; Women for Weapons Trade Weapons Trade Transparency. (2023, 4 décembre). How Israel Got an Endless Supply of U.S.-Made Smart Bombs. In These Times.
7- Congressional Research Service. (2023, 1er mars). U.S. Foreign Aid to Israel.
8- International Institute for Strategic Studies. The Military Balance 2024. (London : 2024).
9- Yousif, E. (2023, August 18). Ukraine Aid Shows that Military Aid Transparency is Possible. Just Security.
10- Sources énumérées après le tableau I, ci-dessus.
11- Hudson, J. (2024, 6 mars). U.S. Floods Arms Into Israel Despite Mounting Alarm Over War's Conduct. The Washington Post.
12- Malsin, J. et Yousef, N. (2024, 6 mars). How the U.S. Arms Pipeline to Israel Avoids Public Disclosure. The Wall Street Journal.
13- Pamuk, H. et Stone, M. (2024, 29 juin). U.S. Has Sent Israel Thousands of 2,000-pound Bombs Since October 7th. Reuters.
14- Capaccio, A. (2023, 14 novembre). U.S. Is Quietly Sending More Ammunition, Missiles. Bloomberg.
15- Pamuk, H. et Stone, M. (2024, 29 juin). U.S. Has Sent Israel Thousands of 2,000-pound Bombs Since October 7th. Reuters.
16- Avec un contrat d'armement de 20 milliards de dollars, les Etats-Unis veulent aider Israël et dissuader l'Iran. (2024, 23 août). The New York Times.
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Démocratie américaine, démocratie palestinienne

Quel est le lien entre les deux ? La seconde existe-t-elle seulement ? Non bien sûr, puisque la nation palestinienne ne dispose pas encore d'État (on ne peut qualifier ainsi la faiblarde Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas qui ne contrôle de 20% de la Cisjordanie, et ce, sous haute surveillance israélienne).
photo Serge d'Ignazio
En raison de sa collaboration avec Tel-Aviv en matière de sécurité, elle se trouve discréditée auprès de son propre peuple.
Par ailleurs, la classe politique américaine dans son ensemble n'a cessé de nier en pratique le droit à l'autodétermination de la nation palestinienne. Elle a toujours protégé son allié israélien contre vents et marées au détriment de la vie, de la sécurité et de la liberté palestiniennes. Par exemple, la délégation américaine a opposé à deux reprises son véto au Conseil de sécurité de l'ONU à une résolution exigeant un cessez-le-feu dans la bande de Gaza et ce, sous une administration démocrate, celle de Joe Biden.
Les gouvernements américains ont toujours protégé Israël en raison de leur sionisme intransigeant. Ils se justifiaient en prétendant soutenir "la seule démocratie du Proche-Orient", Israël. Cet argument fut surutilisé durant des décennies. Il est vrai que l'État hébreu représente l'unique démocratie formelle du Proche-Orient, ce qui autorisait ses protecteurs américains de camoufler qu'en réalité, ils appuyaient le nationalisme israélien bien plus que le régime électoral dont les fondateurs de l'État hébreu l'avaient doté lors de sa fondation. Ils niaient la démocratie palestinienne au nom du soutien à "la seule démocratie du Proche-Orient". Tout un paradoxe ! Ils reconnaissaient bien en paroles le droit à l'autodétermination des Palestiniens mais le soumettaient à des négociations hasardeuses avec leur ennemi israélien. Le pot de fer israélien contre le pot de terre palestinien.
Du même souffle, ils dénigraient sans cesse la résistance des Palestiniens dans une tentative de délégitimation en la qualifiant de "terroriste", bref en la criminalisant. On a toujours assisté sur cette question à une politique du double standard : les responsables américains évoquaient le droit à l'autodéfense d'Israël pour justifier ses tueries de Palestiniens et de Palestiniennes et aussi son "droit à l'erreur" ; mais celui à la résistance des Palestiniens était et demeure un sujet tabou. De la "démocratie israélienne", ceux-ci ne connaissent que la dépossession, l'occupation militaire, la colonisation en Cisjordanie, et la vie misérable dans les camps de réfugiés établis sur le territoire des pays voisins. Les Arabo-israéliens, eux, sont victimes de discrimination. Pour résumer, nous observons une démocratie conçue à la seule mesure du Juif. Israël constitue un ghetto doré mis sur pied au détriment du peuple qui occupait le pays auparavant : les Palestiniens.
Ce dénigrement américain des Palestiniens à saveur raciste s'étendait à tout le monde arabe, coupable aux yeux des partisans d'Israël de ne pas partager l'échelle des valeurs politiques occidentales fondée sur un régime libéralo-électoral bon teint.
Les Arabes sont bien conscients de ce mépris et par conséquent, ne prennent guère au sérieux les sermons occidentaux sur la liberté et la démocratie. Pour les comprendre, on n'a qu'à observer le sinistre vaudeville électoral américain, lequel afflige et inquiète toute la planète.
Les États-Unis se discréditent auprès d'une bonne partie des populations de ce qu'on nomme le Tiers-Monde (en fait les deux-tiers du monde) et même en Occident. D'abord, Donald Trump est un pro-israélien fini ; les Palestiniens et bien d'autres peuples ont tout à redouter de son éventuel retour à la Maison-Blanche. Quant à Kamala Harris, elle est fondamentalement pro-israélienne même si, en bonne démocrate, elle réitère en termes vagues et généraux le droit à la liberté et à la dignité des Palestiniens et Palestiniennes. Mais ces propos lénifiants ne sont accompagnés d'aucune proposition concrète pour assurer le respect de ces droits.
Pour les peuples du monde entier et pour la plus grande partie des gauches occidentales (y compris aux États-Unis), le conflit israélo-palestinien constitue un critère d'évaluation majeur de la politique étrangère américaine. Or, les dirigeants américains se déconsidèrent en niant à la nation palestinienne son droit inaliénable à l'autodétermination, ce qui contribue au déclin de l'influence des États-Unis dans le monde.
Même si le conflit entre Israël et la Palestine n'occupe pas une place centrale dans la présente campagne électorale, il y apparaît quand même en filigrane. Le vote des électeurs et électrices d'origine arabe aujourd'hui assez nombreux dans quelques États pourrait contribuer au destin électoral de Trump ou d'Harris. Des responsables de communautés arabo-américaines se sont déclarés déçus de la position ambiguë et mollassonne de Kamala Harris sur la question palestinienne, ce qui pourrait entraîner l'abstention électorale de certains membres de leur communauté.
Ce qui prouve bien que les voies de l'histoire sont souvent sinueuses et qu'elles aboutissent parfois à des résultats déroutants.
Jean-François Delisle
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