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Quelle tradition, monsieur Legault ?

« La tradition catholique il faut s'en rappeler. Ça fait partie de ce qu'on est », a déclaré le premier ministre en entrevue au Devoir. Selon François Legault, il ne « faut pas être gênés » d'évoquer cette tradition dont les Québécois devraient être fiers.
Élisabeth Germain, 2024-12-07
Alors qu'il contemplait Notre-Dame des hauteurs du Centre Georges Pompidou, le premier ministre a estimé que « cette cathédrale veut dire beaucoup pour nos deux nations. Même si nos deux nations ont choisi la laïcité, il reste quand même quelque chose de cette tradition catholique. »
Eh oui, monsieur Legault, il reste quelque chose de cette tradition catholique.
Il reste vous savez quoi ? Des relents de paternalisme, des odeurs de curé contrôlant sa paroisse et les mœurs de ses ouailles, quelque chose comme un idéal de troupeau uni derrière son berger. Aujourd'hui, monsieur Legault, je trouve que vous jouez pas mal fort au berger. Pendant la Covid, votre paternalisme a pu être rassurant, et on s'est serré les coudes devant les difficultés. Mais ce temps où vous surplombiez la situation est terminé et on ne retournera pas à cette unité éphémère.
De qui, de quoi parlez-vous quand vous dites « notre Québec » ? Le Québec appartient à ceux et celles qui y vivent, qu'iels soient ici depuis un an ou cent ans. Nous ne sommes pas tous pareils, ni tous d'accord. La souche québécoise est une illusion. Si vous parlez de la tradition catholique, faites-le avec un grain de sel, car beaucoup de Québécois dits de souche en ont souffert amèrement. Comme mon grand-père, excommunié parce qu'il prônait l'école obligatoire jusqu'à 14 ans… Comme ma mère, comme les générations de femmes qui ont élevé des familles à n'en plus finir parce que le curé leur dictait de faire leur devoir conjugal et leur interdisait la contraception. Comme la honte et le rejet infligés aux « filles-mères », comme on les appelait.
Je n'en dis pas plus. Je conviens que l'église catholique a véhiculé des courants spirituels appréciables, mais dans l'ensemble, le dernier siècle du catholicisme (1850-1950) a été d'une étroitesse étouffante. Refusant les étrangers, les anglais, les juifs, les protestants, les non-catholiques, prêchant la pauvreté et l'ignorance, le clergé a façonné un ghetto québécois privé de la richesse des immigrants, des autres cultures, des autres façons de vivre. On y respirait un air de sacristie. Est-ce que c'est là que vous voulez retourner, avec votre tradition catholique ?
Nous avons créé de nouvelles traditions d'ouverture, d'accueil, de création et de dynamisme depuis les années 1960. Elles ne sont pas catholiques, et elles ne sont pas intolérantes. Ne recommencez pas à bâtir des murs d'orthodoxie, de valeurs québécoises, de protection, d'interdictions, de pouvoir mâle. En fait, vous avez déjà recommencé. Alors, stop ! Votre laïcité intolérante ressemble trop à la religion que nous avons laissée derrière. Reprenez plutôt le fil généreux et solidaire d'une (imparfaite) révolution tranquille que la droitisation néo-libérale des 40 dernières années s'acharne à tailler en pièces.
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LA CONSTRUCTION DE LA VIOLENCE, DE L’INJUSTICE PAR LES MINIÈRES AU MEXIQUE:Le film documentaire La garde blanche du cinéaste Julien Élie

Comptes rendus de lecture du mardi 17 décembre 2024

La conquête de la Palestine
Rachad Antonius
Ce court essai a été publié il y a quelques mois, alors que le génocide des Palestiniens par l'État d'Israël était déjà en cours. Il clarifie opportunément la réalité historique en Palestine, qui en est une de conquête depuis une centaine d'années, et le rôle des pays occidentaux, à commencer par la Grande-Bretagne et les États-Unis, dans cette dépossession et l'élimination des Palestiniens. Un essai nécessaire pour rétablir les faits et contrer la propagande qui fait des victimes des bourreaux et des bourreaux des victimes, et qui permet à l'État d'Israël, avec le soutien des pays occidentaux, de violer impunément les droits humains et de poursuivre actuellement cet insoutenable génocide.
Extrait :
La fiction de la conformité au droit international a encore une fois éclaté lorsqu'elle a été confrontée à l'appui des puissances occidentales à la perpétuation du massacre, exprimé par une euphémisme : oui à un cessez-le-feu, mais sous certaines conditions. Il a fallu des mois et plus de 30 000 morts palestiniens pour que, finalement, le Canada demande timidement ce cessez-le-feu, et ce, sous les mêmes conditions que celles demandées par Israël. Ces conditions ont été exigées uniquement de la part du Hamas : libérer tous les otages israéliens. Sans exiger d'Israël le moindre engagement : ni celui d'une cessez-le-feu durable, ni celui de libérer les civils palestiniens emprisonnés sans accusation, ni celui de mettre fin au blocus de Gaza imposé depuis 2007, ni celui de laisser passer les vivres et l'aide humanitaire par voie terrestre. Telle est en effet la position du Canada, exprimée par sa ministre des Affaires étrangères et du Commerce international, Mélanie Joly, lors de l'émission « Tout le monde en parle » à Radio Canada, le 7 avril 2024.

Robert Rumilly, l'homme de Duplessis
Jean-François Nadeau
Ce que m'avait rappelé la victoire de la Coalition avenir Québec (CAQ), en 2018, c'est ce vieux fond conservateur qui perdure, bien terré dans certaines régions du Québec. L'Action démocratique du Québec, la drôlement nommée, avait bien fait revivre un peu l'Union nationale de Maurice Duplessis, mais heureusement toujours en restant dans les marges. Cette fois, avec quelques carriéristes ou arrivistes bien sûr, voilà que cette vieille droite idéologique revient au pouvoir, revient nous hanter pourrait-on dire. « Robert Rumilly, l'homme de Duplessis », celle des biographies de Jean-François Nadeau que j'ai la plus appréciée, bien que j'aie bien aimé aussi « Bourgault » et « Adrien Arcand, führer canadien », nous fait revivre dans le détail cette période bien longue et bien sombre de notre histoire où cette droite exerçait le pouvoir. Pour l'historien Robert Rumilly, les idéaux de la Révolution française ont souillé la France. Il s'exile ainsi au Canada et, à compter de 1928, s'engage dans une activité intellectuelle frénétique qui a marqué son temps. On lui doit pas moins de quatre-vingt-onze livres, dont l'Histoire de la province de Québec en quarante-et-un volumes, que j'ai eu dans ma bibliothèque pendant plusieurs années, sans compter les brochures et les conférences. Écrivain donc prolifique, Rumilly se démarque aussi par son rôle de rassembleur infatigable des intellectuels de droite de son époque. Passionné par la politique, il organise des rapprochements entre des personnages comme Maurice Duplessis, Camillien Houde, Henri Bourassa, René Chaloult… et même Conrad Black. Son énergie est surtout, bien sûr, consacrée au service de l'Union nationale de Duplessis. Pétainiste impénitent, Rumilly accueille en Amérique des collaborateurs des nazis, à commencer par le célèbre Jacques Dugé comte de Bernonville. Jusqu'à la fin de sa vie, en 1983, il demeure fidèle à son maître Charles Maurras, l'idéologue de l'Action française. Somme toute, si l'on n'est guère enclin à aimer un type comme « Robert Rumilly », on aimera cependant bien sa biographie « Robert Rumilly, l'homme de Duplessis ».
Extrait :
La mort remonte à 1972. À Rio de Janeiro, au petit matin du 27 avril, on trouve le corps de Jacques Dugé, comte de Bernonville. Il gît, selon des témoignages, près d'un portrait du maréchal Pétain. De Bernonville, presque 75 ans, est mort par strangulation. On l'a garrotté, un supplice souvent utilisé dans l'Espagne de Franco, une dictature que de Bernonville a estimée presque autant que celle de Pétain.

Le mouvement masculiniste au Québec
Sous la direction de Méissa Blais et Francis Dupuis-Déri
Je vous recommande la lecture de ce bouquin fort instructif qui porte sur ce mouvement réactionnaire qu'est le masculinisme. Depuis quelques années, l'idée que les hommes vont mal gagne des adeptes. Cette prétendue crise de la masculinité aurait pour cause les femmes, et surtout les féministes, qui domineraient la société québécoise. Des partisans de la « cause des hommes » grimpent sur les ponts pour y déployer des banderoles, intentent des poursuites judiciaires contre des militantes, prennent la parole en commissions parlementaires, font du lobbyisme auprès d'institutions politiques, publient des livres et multiplient les attaques sur le Web. Certains vont même jusqu'à harceler des groupes de femmes…
Extrait :
Les remises de prix participent du processus d'héroïsation. Marc Lépine n'a pas reçu de prix, mais des saluts militaires. Durant les années 1990, des soldats du Régiment aéroporté de l'armée canadienne basé à Petawawa ont rendu cet hommage au meurtrier. Les demandes d'explication des députés de l'opposition au ministère de la Défense de l'époque n'ont pas empêché que certains de ces militaires obtiennent une promotion, ni qu'une seconde célébration en hommage à Lépine s'organise au même endroit, l'année suivante. Ces hommages rendus remplissent ici la même fonction que l'attribution d'un prix, à savoir qu'ils commémorent le tueur et confirment son statut de héros.

La grimace
Heinrich Böll
Traduit de l'allemand
Il y a peu de personnages, sauf peut-être certains personnages de Roger Martin du Gard, auxquels je me suis autant identifié qu'à celui de Hans dans « La grimace » d'Heinrich Böll. Ce roman est une virulente critique du catholicisme politique allemand des années 1960. Hans, jeune Allemand, a préféré devenir clown que de se complaire dans la société opportuniste, moralisatrice et oublieuse de l'époque. Un très beau et bon roman encore une fois. Très drôle aussi parfois.
Extrait :
Karl et Sabine se mettaient alors à discuter de ces opuscules et calendriers qui indiquent les périodes durant lesquelles une femme ne risque pas de se faire faire un enfant. Ce qui ne les empêchait pas de les mettre au monde l'un après l'autre. Il ne leur venait même pas à l'esprit que ces discussions pussent nous être pénibles, à Marie et à moi, qui n'arrivions pas à avoir d'enfant. Enfin, quand il était gris, Karl lançait force imprécations contre Rome, accumulant sur la tête du pape et des cardinaux les plus funestes malédictions ; et le plus ridicule de toute l'affaire, c'est que c'était moi qui prenait la défense du pape.
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De « Coule pas chez nous » à « Roule pas chez nous ». Une histoire de résistances

Les militant·es bas-laurentien·nes n'en sont pas à leur premier rodéo : l'industrie pétrolière canadienne reluque depuis longtemps ses berges et ses vallons pour y faire couler ou étaler du bitume. Comment une poignée de militant·es écologistes a-t-elle mis à genoux un géant de l'industrie ?
Au début des années 2000, le Bas-Saint-Laurent est à l'avant-plan de la lutte contre les mégaporcheries. Au Kamouraska, l'Union paysanne vient de voir le jour et mène une guerre de tranchées contre l'industrie porcine ! Elle réussira à éviter le pire en mobilisant toute une population effrayée à l'idée de voir cette industrie polluer l'air, le sol et l'eau si précieuse à la qualité de vie de celles et ceux qui habitent ce territoire.
À l'automne 2002, un peu plus à l'est sur la Rivière Trois-Pistoles, un groupe de personnes déterminées, dont je faisais partie, décide de s'opposer à la privatisation et au bétonnage de nos rivières en occupant le chantier de construction du barrage nuit et jour. À cette époque, près de 36 projets de petites centrales hydroélectriques privées devaient voir le jour et venir enrichir plusieurs des firmes d'ingénieurs qu'on a vues défiler à la Commission Charbonneau quelques années plus tard. Ce programme de petits barrages était en fait un bon moyen de venir remercier ces firmes qui enrichissaient les partis politiques par la technique des prête-noms. Ces derniers leur retournaient l'ascenseur en échange de petits cadeaux sous forme de projets énergétiques avec un prix d'achat garanti par Hydro-Québec Distribution.
Après une mobilisation citoyenne à la grandeur du Québec et la mise en place de la campagne « Adoptez une rivière », le gouvernement Landry refusait toujours de reculer. Par l'action directe, soit le blocage du chantier et son occupation pendant 40 jours par les militant·es écologistes, la médiatisation du dossier de la Rivière Trois-Pistoles prit une ampleur nationale. La pression populaire se fit sentir jusqu'à l'Assemblée nationale et le gouvernement n'eut d'autre choix que de mettre fin à ce programme de copinage déguisé en développement économique régional. Encore une fois, le Bas-Saint-Laurent était la figure de proue d'un mouvement national pour la protection du territoire. Des dizaines de rivières furent sauvées du bétonnage !
Cacouna et Trans-Canada : jamais deux sans trois
Au début des années 80, Trans-Canada a déjà dans ses cartons l'idée d'utiliser le port de mer en eau profonde de Gros-Cacouna comme port méthanier. Ce projet, complètement fou, avait même réussi à obtenir l'approbation du BAPE de l'époque, mais était finalement tombé à l'eau. Le projet qui comprenait une exploitation gazière dans le Grand Nord de l'Arctique était jugé trop risqué techniquement et financièrement pour aller de l'avant. En 2005, Trans-Canada est de retour à Cacouna avec Petro-Canada comme partenaire, et propose cette fois-ci d'importer du gaz russe liquéfié et de le transporter aux États-Unis par gazoduc.
La population locale est divisée : d'un côté, on s'inquiétait de la sécurité et de la protection du territoire ; de l'autre, on était attiré par les promesses d'un eldorado économique que faisait miroiter la compagnie. Le projet nommé à l'époque Énergie Cacouna recevra également le OK du BAPE et laissera beaucoup d'amertume chez les citoyen·nes de la municipalité qui, par un référendum serré, s'étaient positionné·es en faveur du projet. La persévérance des habitant·es de Cacouna qui s'opposaient à Trans-Canada aura toutefois permis d'éviter le pire en retardant le début de la construction du terminal méthanier. Ce délai fit en sorte qu'au début 2008, Gazprom annonce qu'il retire ses billes des projets Rabaska à Beaumont et d'Énergie-Cacouna en tant que fournisseur de gaz naturel, anéantissant les espoirs des promoteurs. La découverte du gaz de schiste aux États-Unis sera le prélude d'un gigantesque boom gazier qui rendra obsolète l'importation du gaz naturel provenant de Russie, évitant du même coup les deux éléphants blancs que seraient devenus ces ports méthaniers.
En 2013, lorsque Trans-Canada annonce son retour à Cacouna, cette fois pour construire un port pétrolier voué à l'exportation des sables bitumineux, la population locale est pour une troisième fois prise en otage. Dans la communauté, très peu de gens osent lever la main pour reprendre une autre bataille, car les cicatrices des luttes précédentes ne sont pas encore guéries. C'est alors que commence l'une des plus belles luttes environnementales de l'histoire du Québec, qui finira par faire plier bagage à ces cowboys de l'Ouest venus cavalièrement tenter de dérouler leur tuyau de bitume pour exporter leur pétrole sale à travers Cacouna.
Une large mobilisation
Depuis quelques mois déjà s'activait un groupe au Kamouraska qui militait contre le projet Énergie Est et son projet d'oléoduc à 14 milliards de dollars. Ce groupe deviendra l'initiateur du mouvement « Coule pas chez nous », qui ne tardera pas à faire des petits au Témiscouata et tout le long du tracé de l'oléoduc traversant le Québec. Le 10 mai 2014, lors du lancement de la campagne « Coule pas chez nous » à Cacouna, se met en branle simultanément la Marche des peuples pour la terre mère. Cette grande marche de sensibilisation réunit plus d'une centaine de marcheur·euses, qui, parti·es de Cacouna, termineront leur périple de 700 km 34 jours plus tard à Kanehsatake. Cette marche contribuera à renforcer le mouvement anti-oléoduc et à réseauter les activistes de partout au Québec qui sont affecté·es et qui luttent contre ce projet.
À Rivière-du-Loup, les Pétroliques Anonymes sont également à l'affût, tout comme « Prospérité sans pétrole » et « Non à une marée noire dans le Saint-Laurent », deux groupes très actifs à Rimouski. Un groupe de Trois-Pistoles financé par Greenpeace organise une vigile citoyenne qui fera de la surveillance en kayak de mer et à partir de la montagne de Gros-Cacouna pour observer les travaux de relevés sismiques dans la pouponnière des bélugas. Cette surveillance, avec l'aide juridique du Centre québécois du droit à l'environnement, permettra de détecter plusieurs infractions au certificat d'autorisation environnementale de Trans-Canada qui, par la voix de son porte-parole Philippe Canon, se targuait de respecter les plus grands standards de sécurité environnementale. Ces groupes du Bas-Saint-Laurent iront chercher l'appui de nombreuses organisations environnementales nationales et seront à la tête des deux manifestations d'avril et octobre 2014, cette dernière venant mettre un clou dans le cercueil du projet de port pétrolier de Cacouna. Quelques mois plus tard, c'est tout le projet Énergie-Est qui tombera, mettant fin une fois pour toutes à cette saga.
Toujours plus de bitume
Comme on peut le constater, la région du Bas-Saint-Laurent est foisonnante de groupes citoyens mobilisés pour la protection du territoire. On l'a vu plus haut, cette lutte n'est jamais réellement terminée, car le système capitaliste se nourrit de la destruction de l'environnement. La principale menace en 2023 pour le Bas-Saint-Laurent provient non pas de l'Alberta, mais plutôt de la Chambre de commerce de Rimouski, appuyée par une partie de sa population souhaitant dérouler une autoroute de bitume sur un peu plus de 50 km entre Notre-Dame-des-Neiges et le village du Bic. Cette semi-autoroute 20 à deux voies contiguës viendrait défigurer et saccager la majestueuse vallée de la Rivière Trois-Pistoles avec la construction d'un pont gigantesque évalué à près de 300 millions de dollars. En plus du magnifique paysage bas-laurentien, le projet détruirait des terres agricoles, de nombreuses érablières, des milieux humides et des kilomètres de forêt, tout ça pour un coût total de près de 1,7 milliard de dollars. Alors que la Ville de Rimouski a signé la déclaration d'urgence climatique, que la perte de biodiversité est devenue un enjeu critique sur la planète et que le GIEC soutient qu'il faut un moratoire sur la construction d'autoroutes, comment se fait-il que l'on puisse toujours rêver à plus de bitume pour les générations futures ?
La population active, celle qui se déplace le plus en voiture, sera en fort déclin au Bas-Saint-Laurent dans les années à venir. L'érosion côtière avec laquelle nous devrons composer par la protection des infrastructures routières et le déplacement du parc immobilier dans l'Est-du-Québec, coûtera plusieurs milliards de dollars aux contribuables québécois·es. Pourquoi ne pas utiliser les centaines de millions de dollars qu'on veut dépenser pour ce bout d'autoroute et plutôt en investir une petite partie pour sécuriser la route 132 existante ? On pourrait prendre le reste de l'argent pour protéger le mieux possible les nombreuses petites municipalités de l'Est-du-Québec. Ces municipalités doivent quémander au gouvernement des sommes d'argent astronomiques qu'elles reçoivent présentement au compte-gouttes alors que la situation est urgente. Quoi qu'il en soit, la mobilisation contre ce projet d'une autre époque s'organise et comme par le passé, les promoteurs de bitume croiseront sur leur route une résistance féroce, forte d'une expérience militante qui devrait leur faire réfléchir à deux fois avant de se lancer dans cette folie bitumineuse !
Mikael Rioux est activiste.
Photo : Des adolescent·es sur la passerelle des portes de l'enfer, au-dessus de la rivière Rimouski dans la réserve Duchénier, à Saint-Narcisse-de-Rimouski, dans Rimouski-Neigette. Années 2000 (Michel Dompierre).

Crise du logement. La mobilisation face à l’inaction

Le Bas-Saint-Laurent n'a pas été épargné par l'intensification de la crise du logement qui sévit partout au Québec. Voici un tour d'horizon de la situation du logement depuis le début de la pandémie et de la vague de mobilisation qui en découle.
Depuis longtemps, les régions « ressources » souffrent des kilomètres qui les séparent des lieux de pouvoir. On peine à faire entendre nos besoins qui varient d'un coin à l'autre de ce vaste territoire. De plus, la région est organisée autour d'impératifs économiques plutôt qu'autour des besoins des personnes qui l'habitent. Le logement ne fait pas exception. Alors que plusieurs circonscriptions ont récemment élu des députés caquistes, il est difficile de croire que les choses changeront de sitôt. Rappelons que le gouvernement a nié la crise du logement jusqu'en avril 2022 et que ses actions se résument à mettre fin au programme AccèsLogis, redirigeant les fonds publics vers un nouveau programme en habitation « abordable » accessible au privé. Avant d'aborder la situation actuelle du logement locatif et de la mobilisation de la communauté, mettons les dernières années en contexte.
Des structures disparates face à la crise
Le portrait d'aujourd'hui n'est pas bien différent de celui de 2020. Au niveau de la répartition de la population et des services, on doit conjuguer avec quelques grandes villes et énormément de villages. Peu de municipalités encadrent formellement le logement locatif. Même lorsqu'un règlement en salubrité existe, il est méconnu et les employé·es de la municipalité peinent à faire les suivis nécessaires. Au niveau de l'organisation communautaire, les ressources d'aide sont éparses et limitées devant autant de réalités diversifiées. Elles sont surtout concentrées dans les villes comme Rimouski et Rivière-du-Loup et arrivent difficilement à desservir les municipalités en périphérie.
Un autre élément incontournable est la présence de grandes familles de propriétaires qui possèdent une grande proportion des logements et qui jouissent d'impunité lorsqu'elles brisent les lois. Chapeau aux locataires qui font valoir leurs droits, parce qu'être en mauvais termes avec ces entreprises, c'est courir le risque d'être barré·e de centaines de logements. Bref, le manque de ressources communautaires, de cadre municipal et de conséquences pour les propriétaires mettent déjà la table pour des pratiques abusives et nuisent à la défense des droits.
En mars 2020 arrive la pandémie : les inégalités sont exacerbées et les problèmes s'intensifient. Les conditions de vie se dégradent, surtout pour les locataires déjà précarisés par l'absence de contrôle sur leur milieu de vie. Alors qu'on observe des hausses des demandes d'aide alimentaire des ménages, on voit apparaître une relève immobilière avec des pratiques plus agressives et décomplexées : coupures d'eau, rénovations surprises, intimidation… On veut évincer pour monter les prix, et ça presse ! Ces aspirations financières concordent avec l'arrivée d'une vague de gens de la ville habitué·es à payer plus cher. Les logements déjà insuffisants se font plus rares, accélérant la hausse des loyers. La compétition est tellement forte que les propriétaires ne se cachent même plus pour discriminer.
Rappelons qu'en crise du logement, on manque surtout de logements salubres, réellement abordables, près des services essentiels, où l'on n'est pas menacé·e au quotidien de se faire évincer par une rénoviction ou parce qu'on refuse une hausse abusive de loyer. Les efforts pour remédier à l'exode des jeunes et la pénurie de travailleur·euses persistent malgré les listes d'attente qui s'allongent pour les logements, les soins et les services de garde. Incapables de se loger près des services, les gens s'éloignent des centres. Alors que se déplacer sans voiture est complexe, vivre en périphérie signifie débourser pour aller à l'épicerie, au bureau de poste, à l'hôpital… sans compter l'isolement vécu par les gens qui quittent leur quartier. Entre les démarches d'attractivité et les appels à l'aide de la population et des organismes locaux, on peine à voir le bout du tunnel.
Le Comité logement Bas-Saint-Laurent
Le logement ne fait pas exception en matière de sous-financement et d'essoufflement du communautaire. Jusqu'à l'an dernier, nous étions la seule association de locataires à l'est de Québec avec un seul employé permanent à Rimouski depuis notre fondation en 1999. Depuis, nous avons pris le nom de Comité logement BSL pour mieux représenter la taille du territoire desservi. Maintenant, nous sommes deux employé·es pour couvrir tout le BSL, mais en vérité, on reçoit des appels de la Côte-Nord, de la Gaspésie, des Îles-de-la-Madeleine. Il existe maintenant Solidarité logement Rivière-du-Loup et Action-Logement de l'Est à Matane, mais le financement reste incertain à court et long terme pour ces organismes.
Évidemment, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'organismes officiels qu'il n'y a pas de solidarité et de mobilisation. À Gaspé et à Sept-Îles, des groupes citoyens s'organisent pour informer les locataires. La population est plus informée sur ses droits et l'aide aux locataires prend plus de place au sein de notre organisme. Or, victimes de notre popularité, le téléphone ne dérougit pas, alors que l'accès au Tribunal administratif du logement (TAL) est difficile : il faut y trouver la bonne personne pour avoir droit à des informations sans se faire référer vers son comité logement. D'autant plus que les prises de rendez-vous sont laborieuses au TAL ; il n'y a que quelques disponibilités par mois. Lorsqu'on a de la difficulté à lire, qu'on n'a pas Internet ou de voiture, la situation s'empire ! La mobilisation collective est essentielle, alors que l'aide individuelle comporte ses limites pour défendre l'accès à du logement abordable de qualité. Toutefois, il est difficile de se mobiliser pour les locataires à l'extérieur de Rimouski puisque l'éparpillement de la population sur un vaste territoire limite les occasions de rencontres et de concertation des luttes.
Vu la difficulté à se faire entendre par le provincial et les tentatives répétées par les gouvernements de « fermer les régions », nous nous sommes tourné·es vers un palier plus accessible : le municipal. Ainsi, on met la pression sur la ville de Rimouski pour agir face à l'impossibilité de se loger et aux pratiques illégales des propriétaires. Le comité logement BSL demande à cette instance de construire des logements hors marché, de clarifier les règles et mécanismes en matière de salubrité et de lutter activement contre la discrimination.
Réponses citoyennes
Ceux et celles qui ont vécu hors des centres urbains le savent : en étant « loin de tout » et moins nombreux·ses, si on veut que quelque chose se passe, il y a de bonnes chances qu'il faille le faire soi-même ! C'est un fardeau, mais aussi une carte blanche pour développer les espaces dont on a besoin. Malgré les embûches et le manque de lieux de rassemblement, les projets qui tiennent le coup sont fantastiques, à l'image des gens qui les portent.
Les gens ont soif de rencontres et d'entraide et ça paraît. On a envie de se donner les outils pour se rencontrer, réfléchir, faire avancer les choses. Dans les derniers mois, on remarque une mobilisation citoyenne dynamique à Rimouski : la sauvegarde des Ateliers Saint-Louis, de la Maison Brune ou du boisé à Pointe-au-Père. En plus des organismes communautaires qui effectuent un travail plus qu'essentiel avec de moins en moins de ressources, on voit beaucoup de projets collectifs grandir : les Bains Publics, la Couverte, la Frip Mob'ile, l'Aranéide, l'Outillerie, Lutte à l'Est, le FestiQueer et bien d'autres.
Au Comité logement BSL aussi, on désire se mobiliser et s'organiser concrètement. Nous avons la chance d'avoir une vingtaine de bénévoles qui s'impliquent activement à Rimouski. Depuis 2020, le groupe se rencontre pour jaser d'actualité, organiser des actions, se former sur des enjeux liés au logement. Ensemble, on cherche à comprendre ce qui se passe, à trouver les leviers de pouvoir citoyen et à mobiliser notre voisinage. Nous militons pour le développement de projets de logement communautaire où les locataires auront une emprise sur leur qualité de vie.
Même s'il est difficile d'être optimiste face à la situation actuelle, la population reste impliquée et créative. Elle a de l'audace dans ses projets, et on aimerait voir la même chose du côté des administrations municipales. Mais pendant que le municipal et le provincial se passent le blâme, prenons plutôt les devants !
Cassandre Vassart-Courteau, organisatrice communautaire au Comité Logement BSL
Photo : Des pêcheurs au saumon s'activent sur la rivière Matapédia, dans les environs de Causapscal, dans la Matapédia. Années 2000 (Michel Dompierre)

Communautés LGBTQIA2S+. La similitude de nos singularités

Ielles sont de plus en plus nombreux·euses à choisir le Bas-Saint-Laurent pour s'établir : la communauté queer dans la région est en pleine croissance, tout particulièrement dans le Kamouraska, à Trois-Pistoles et à Rimouski. Sa présence est un moteur important de dynamisme culturel et événementiel dans notre coin, et elle mène plusieurs organismes et institutions à revoir leurs pratiques et leur offre de services afin de les rendre mieux adaptées aux besoins des membres de la communauté LGBTQIA2S+ installé·es dans notre région loin des grands centres.
Même si de nombreuses luttes demeurent, des actions concrètes sont posées afin de mieux répondre aux besoins de l'ensemble de la population bas-laurentienne, que ce soit par des initiatives citoyennes ou institutionnelles. Bien que ces actions soient souvent menées par et pour des personnes issues des communautés LGBTQIA2S+, cela se fait de manière non exclusive, c'est-à-dire qu'une ouverture est conservée pour l'inclusion d'individus d'autres communautés, quel que soit leur genre, leur origine ou leur orientation sexuelle.
Une langue qui parle à tous·tes
L'un des lieux où tout le monde devrait être en mesure de se reconnaître constitue la langue. Et c'est pourquoi avec l'essor de l'écriture inclusive, qui selon moi aurait dû s'affirmer et s'implanter bien avant, de nombreux établissements révisent leur protocole de rédaction. Le journal Le Mouton Noir, originaire de Rimouski, qui œuvre pour la parole citoyenne du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie et des Îles-de-la-Madeleine, est en train de réviser ses politiques linguistiques. En tant que rédactrice adjointe, je trouve qu'il est primordial pour un journal comme Le Mouton Noir, qui devrait se démarquer de la masse, d'accorder une place pour l'expression des communautés LGBTQIA2S+. D'autant plus qu'une foule de projets initiés par et pour ces communautés dans la région méritent d'avoir une tribune et que l'ensemble du lectorat, qui comprend de nombreuses personnes qui s'identifient aux communautés de la diversité sexuelle et de la pluralité de genres, puisse s'y reconnaître.
L'université, plus qu'un lieu d'apprentissage
L'un des piliers d'une ville réside souvent dans ses établissements d'enseignement et c'est encore plus vrai lorsqu'il s'agit de la région. Ici, l'Université du Québec à Rimouski (UQAR) constitue un maillon primordial non seulement pour Rimouski, mais également pour l'ensemble du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Le regroupement ID-est, installé à l'université et se portant à la défense de la diversité des identités de genre et de la diversité sexuelle, organise de nombreux événements : karaoqueer, soirée de jeux de société, club de lecture queer, etc. L'un des enjeux auxquels souhaitent répondre ces initiatives est la création d'espaces sécuritaires pour le rassemblement et l'expression des personnes des communautés LGBTQIA2S+. En plus d'offrir ces activités, ce même organisme met également sur pied le Festiqueer, un festival célébrant la diversité sexuelle et la pluralité des genres. Par ailleurs, l'organisation lutte activement au sein de l'UQAR pour la reconnaissance du choix du nom, du prénom et du genre sans égard à ce qui figure sur les documents légaux. Sans oublier la présence du Comité Institutionnel de l'UQAR pour l'Équité, la Diversité et l'Inclusion (CIÉDI) qui appuie ces nombreux projets et en met d'autres sur pied.
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Un autre vecteur primordial au sein d'une communauté est la possibilité d'avoir un lieu d'expression et de diffusion. Répondant à ce besoin, le magazine queer Aranéide se démarque par sa popularité autant dans le Bas-Saint-Laurent qu'en dehors de la région. Sa mission : offrir un espace de partage pour les artistes queers. Les appels d'œuvres s'adressent aux artistes hors de Montréal et de Québec qui s'identifient queers, peu importe ce que cela signifie pour elleux. Maintenant que le magazine connait un franc succès, il est autosuffisant et contribue même à encourager d'autres initiatives queers. De ce fait, sous les mêmes pages se rassemblent les désirs d'un lieu commun, sécuritaire, ouvert et inclusif.
Une culture diversifiée
Ce qui anime une région est également la vie culturelle qu'on y retrouve. Le foisonnement des diverses offres de contenus, qu'il s'agisse de spectacles, d'expositions ou de pièces de théâtre, permet à l'artiste de la relève que je suis de moins en moins ressentir le besoin d'aller à Québec ou à Montréal. Parmi ces offres, j'y retrouve les incontournables spectacles de drag. Plus besoin de faire appel à des troupes géographiquement éloignées, la Haus of Boudoir présente des spectacles mettant en vedette des artistes bas-laurentien·nes dans de nombreux endroits culturels comme l'UQAR ou les Bains publics, un cabaret culturel situé en plein cœur du centre-ville de Rimouski. Dans ces soirées, les spectateur·trices sont souvent encouragé·es à défier les codes du genre et ainsi à célébrer la singularité des personnes au sein de la communauté LGBTQIA2S+.
Vers des services inclusifs
Les services en région peuvent bénéficier de certains avantages et désavantages. Au Bas-Saint-Laurent, parmi les aspects bénéfiques, on retrouve la mise à jour du mandat de La Débrouille. Ce centre d'aide aux femmes victimes de violence conjugale s'adresse maintenant à la fois aux femmes cis et aux personnes trans. Le Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel et la violence faites aux femmes (CALACS) de l'est du Bas-Saint-Laurent a également emboîté le pas. L'organisme travaille en ce moment avec un comité consultatif de personnes non-binaires afin de réviser leur vision, leurs valeurs et leur mandat. Le fait de prendre en compte le point de vue de personnes de la communauté dans la mise à jour manifeste un profond désir de proposer des services cohérents qui correspondent réellement aux besoins des personnes visées par ces changements. Ces nouvelles inclusions témoignent d'une capacité majeure à s'adapter aux réalités de la population.
Avec tous ces changements, il est facile d'affirmer que le Bas-Saint-Laurent, une région loin des grands centres, prolifère de projets et de lieux inclusifs pour les communautés LGBTQIA2S+. Toutefois, il reste de nombreuses choses à entreprendre. Les spécialistes de soins du Bas-Saint-Laurent – qu'il s'agisse de travailleur·euses social, d'infirmier·ères, de médecins, de psychologues, de psychiatres, etc. – ne bénéficient pas d'une formation permettant de répondre et d'accompagner adéquatement les personnes trans et non-binaires. Les personnes de la communauté LGBTQIA2S+ doivent encore aujourd'hui se rendre à Québec pour consulter des expert·es ayant la formation « Standards of care » [1], une formation pourtant accessible en ligne et qui devrait, selon moi, être dorénavant incluse dans toutes les formations de soins.
Une double décentralisation
Rimouski, la plus grande ville à l'est de Québec, reste un lieu de centralisation des mouvements dans le Bas-Saint-Laurent. Toutefois, la dynamique entre les différents acteur·trices de la communauté LGBTQIA2S+ déborde des frontières de Rimouski. Malgré la distance, un lien de solidarité et de partage subsiste, comme le confiait Boud lors d'une entrevue avec Le Mouton Noir [2]. Et cette dynamique s'étend au-delà des liens d'un individu à un autre. Les organismes collaborent pour s'informer et informer la population, créer des lieux de rassemblement, des événements, etc., et cette collaboration dépasse les frontières du Bas-Saint-Laurent avec quelques autres organismes provinciaux dont Divergenres, basé à Québec, qui a pour mandat de décloisonner les réalités des personnes de la diversité de genres.
De plus, certaines personnes de la communauté ont manifesté le souhait d'avoir des bars gais en région. Ces exemples ne constituent qu'une fine part des améliorations qu'il serait possible d'apporter. Je croise les doigts pour que le Bas-Saint-Laurent et toutes les autres régions du Québec (et du monde, mais ce n'est pas réaliste, du moins, pas pour le moment) commencent ou poursuivent le mouvement d'inclusion des communautés LGBTQIA2S+ afin que les personnes qui en font partie puissent s'épanouir, peu importe leur lieu de vie.
[1] Cette formation offerte par The World Professional Association for Transgender Health (WPATH) permet de s'ajuster aux besoins de santé des personnes transsexuelles, transgenres et au genre non conforme. The World Professional Association for Transgender Health, Standards of care version 8. En ligne : www.wpath.org/publications (page consultée le 23 février 2023)
[2] Belleau-Arsenault, Catherine. 2022, La communauté queer est effervescente dans l'est du Québec (partie 1), www.moutonnoir.com/2022/10/la-communaute-queer-est-effervescente-dans-lest-du-quebec (page consultée le 23 février 2023)
Tina Laphengphratheng est citoyenne rimouskoise et rédactrice adjointe au journal Le Mouton Noir. Merci à Maxence St-Onge, consultant en équité, diversité et inclusion, pour les nombreuses références, les discussions et les réflexions engendrées lors de nos échanges. Ce texte n'aurait pas pu être aussi représentatif des initiatives LGBTQIA2S+ sans sa généreuse collaboration.
Photo : Ce cœur dans le ciel est dessiné par les Snowbirds, ces avions militaires dans le cadre de l'un des rares spectacles aériens donnés dans le ciel de Rimouski. L'étonnant cœur dessiné par ces avions militaires rassemble les spectateurs aux côtés d'un chevreuil mort (Michel Dompierre).
L’asphalte s’en crisse sous les pneus, d’la culture

Arts oratoires : une scène effervescente

Quelle est la portée politique des arts de la parole ? Qu'est-ce que ça signifie, avoir une telle pratique artistique au Bas-Saint-Laurent ? J'ai questionné des personnes qui animent ces scènes et qui organisent ces événements, ces joyeuses révolutions et protestations.
Propos d'acteur·rices du milieu compilés par Yanick Perreault, slammeur basé à Rimouski
Le Bas-Saint-Laurent regorge d'artistes et de scènes des arts de la parole. Étant moi-même slammeur depuis près de cinq ans, j'avais envie d'en apprendre plus sur cette scène à laquelle j'appartiens. J'ai demandé à quelques artistes de nous parler de la portée politique des arts oratoires, et des événements qu'ielles souhaitent mettre en lumière. À mon avis, la solidarité qu'ielles cultivent, en plus de l'admiration et la reconnaissance qu'ielles témoignent les un·es envers autres, fait de cette pratique artistique un espace propice aux rassemblements et à la création d'autres mondes. Place à la parole !
Louis Melon, artiste de la parole bas-laurentien, habitant dans la région du Kamouraska :
« Le slam au Bas-Saint-Laurent, c'est des belles soirées sans prétention, où l'amateurisme côtoie l'extraordinaire. Donc, accessible par définition, éclectique et flexible. La portée politique du slam, pour moi, c'est sa propension à débroussailler des tabous, à engager des réflexions sur des sujets intimes et à s'attaquer au pouvoir, à l'ordre, à la moutonnerie et l'immobilisme – un bon coup de gueule, ça fait un peu partie de mon identité de slammeur. S'impliquer dans le milieu du slam, c'est amener sa pierre à l'édifice peu importe la manière, que ce soit en animant, en organisant, en slammant, mais surtout en étant dans le public. »
Camille Gosselin, artiste de la parole et organisatrice de soirées et événements, région du Kamouraska :
« L'art oratoire est nécessaire dans la vie culturelle d'une région, autant pour rassembler les gens autour d'un point commun inspirant que pour permettre de découvrir des gens avec des histoires pertinentes et mystérieuses. C'est un devoir de s'entraider à nommer des maux dans une communauté et de créer des espaces pour les partager et nourrir notre imagination créatrice. C'est formidable que dans une si petite région, plusieurs types de soirées poétiques s'offrent et qu'elles soient toutes de grands succès. J'aime particulièrement les Slam Poésie à la Baleine Endiablée de Rivière-Ouelle, car c'est un lieu confortable et neutre qui va chercher un public très varié, passant de jeunes étudiant·es à personnes âgées. C'est une petite région avec des grand·es artistes. »
Gabrielle Ayotte Garneau, directrice générale de l'organisme les Compagnons de la mise en valeur du patrimoine vivant de Trois-Pistoles, artiste de la parole, région Trois-Pistoles et les Basques :
« Autant le slam que les arts de la parole en général me semblent des formes d'art très fortes, dotées d'une longue tradition et ancrées dans la communauté du Bas-Saint-Laurent. D'abord, le slam : Slam-Est-du-Québec a fait un travail considérable au cours des dix dernières années pour qu'il soit bien en vie, dynamique et d'une grande qualité. Il n'y a aucune scène de slam où l'écoute est aussi bonne, la salle aussi pleine (proportionnellement parlant) et le niveau aussi fort malgré l'accessibilité et la diversité des voix que celle de la brasserie le Bien le Malt à Rimouski. Slam Rivière-du-Loup accomplit aussi un immense travail de mobilisation avec le slam. Quand je me suis installée dans la région, je n'en revenais pas de voir le bar plein à craquer un lundi soir pour écouter de la poésie. Et de voir un public aussi varié, pas uniquement constitué de profs de littérature, ça m'a fortement impressionnée.
Ensuite, le milieu du conte est fort dans la région des Basques depuis longtemps. Trois-Pistoles est l'hôte de l'un des plus gros festivals de contes au Québec, le Rendez-vous des Grandes Gueules qui s'y tient depuis 26 ans. S'y passent du conte, du récit de vie, de la poésie, des performances… et l'événement est précédé d'une réputation internationale pas piquée des vers ! Le Carrefour de la littérature, des arts et de la culture (CLAC) de la Mitis fait aussi un super travail pour faire vivre les arts littéraires au Bas-Saint-Laurent, autant avec ses résidences qu'avec son festival et sa programmation régulière. Bref, le slam et l'art oratoire dans la région c'est, selon moi, notre grosse force, notre spécialité, c'est une source de fierté et c'est surtout très vivant !
Je pense que la culture est un vecteur politique considérable et donc que ces scènes ont un rôle important à jouer. Une bonne façon d'amener le public et les artistes à réfléchir sans leçon moralisatrice, c'est de laisser les valeurs et les principes s'inviter dans les lieux culturels. Je ne parle pas nécessairement d'avoir des événements politiques en soi, mais bien que la direction artistique des scènes culturelles soit traversée d'enjeux actuels. Pour favoriser cela, il faut que les programmations paritaires mettent en valeur une diversité de voix : c'est non négociable et ça amène le public à nous suivre, à découvrir et à s'ouvrir. La programmation culturelle, ce n'est pas de la politique frontale, mais c'est un outil politique fondamental. Nos choix de programmation ont des répercussions que je souhaite positives autant pour le milieu local (le public et les artistes) que pour le milieu du conte au Québec. C'est un sujet que nous ne prenons pas à la légère dans la direction artistique de nos événements. D'ailleurs, à l'inverse, je tombe des nues quand j'entends des programmateurs se défendre de leur programmation exclusivement masculine en disant “ je n'avais pas remarqué ! ”. Programmer est un pouvoir politique important.
À titre d'exemple, l'organisme les Compagnons, qui opère à Trois-Pistoles et qui est consacré à la mise en valeur du patrimoine vivant, est un gros joueur dans le développement des arts de la parole. Sa responsabilité, lorsque vient le temps de faire des choix artistiques, est d'autant plus importante à mon sens. Nous souhaitons offrir des cachets exemplaires, offrir des expériences enrichissantes autant pour le public que pour les artistes. Nous devons rester accessibles, nous souhaitons que notre salle de spectacle le soit tout autant. Il est aussi essentiel de travailler en collaboration avec les autres organisations culturelles régionales et les autres organismes diffuseurs de contes au Canada. Personnellement, je souhaite que les Compagnons soit un centre culturel dans les Basques, un organisme solide qui peut soutenir les projets culturels naissants, soutenir les artistes dans leur création. Outre être un diffuseur, je pense que nous pouvons être un acteur du développement culturel du Bas-Saint-Laurent. »
* * *
Impossible de terminer ce tour d'horizon des arts de la parole au Bas-Saint-Laurent sans mentionner des personnes comme Caroline Jacques et Gervais Bergeron qui font un super travail pour organiser le festival Slam ton Festival à Saint-Fabien. Iels organisent aussi occasionnellement les soirées Slam ton Pirate au Vieux Théâtre de St-Fabien. Je peux affirmer que ce furent des soirées et un festival mémorables. Iels ont pris une pause durant la dernière année, mais il y a une rumeur qui court que le festival Slam ton Festival pourrait être de retour. Il y a aussi de belles soirées micro ouvert au BeauLieu Culturel du Témiscouata à Témiscouata-sur-le-Lac qui voient le jour de plus en plus. Ce sont des soirées qui font rayonner des artistes du Témiscouata et d'ailleurs. Il y a aussi des soirées micro ouvert qui émergent ici et là, notamment des soirées à la Microbrasserie La Captive à Amqui que j'organise où j'aimerais le plus possible faire rayonner des artistes du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Les arts de la parole sont en ébullition dans le Bas-Saint-Laurent, de plus en plus d'événements et d'artistes émergent. Il reste encore beaucoup à explorer. À vous la parole, maintenant !
Illustration : Quelques événements culturels consacrés à l'art oratoire au Bas-Saint-Laurent

L’archivage culturel, une responsabilité collective

Même si elle n'a plus la cote depuis l'ère numérique, la télé est toujours parmi nous et demeure très influente. Depuis 70 ans, elle marque notre imaginaire collectif et notre discours politique. Pourtant, on ne l'archive pas de manière systématique. Ce travail dépend en grande partie de passionné·es et de militant·es. Regard sur deux documentaires qui soulignent cette tâche essentielle, ainsi que l'état inquiétant de l'archivage culturel à l'ère numérique.
« All archives create futures » Thomas Levin
Recorder. The Marion Stokes Project
Dans les années 1960, l'Afro-Américaine Marion Butler est bibliothécaire. Elle se marie avec un socialiste et milite au Parti communiste – ce qui a peut-être mené à son renvoi éventuel de la bibliothèque. Entre 1967 et 1971, elle co-anime l'émission d'affaires publiques Input avec celui qui deviendra son deuxième mari, John Stokes. Elle est très sensible au pouvoir de la télévision pour façonner notre vision du monde.
À partir de 1977, Marion Stokes entreprend d'enregistrer du contenu télévisuel de manière continue. Sa démarche augmente peu à peu en intensité, notamment à partir de 1979, lors de la crise des otages américain·es en Iran. Stokes est méfiante à l'égard du récit médiatique dominant à propos de cette saga étalée sur plus d'un an. Son projet est aussi encouragé par les débuts de l'information en continu (CNN débute ses activités en 1980), qui accroît la rapidité de production et de circulation des nouvelles. Elle s'inquiète des effets de ces chaînes émergentes, notamment le temps accordé aux faits divers sensationnalistes ou sordides qui leur permettent de meubler l'espace disponible et faire de l'audience.
Les magnétoscopes de Stokes tournent sans arrêt jusqu'à son décès en 2012. Dans une journée « ordinaire », il y a trois à cinq enregistrements simultanés ; lors de grands événements, il peut y en avoir jusqu'à huit. La démarche de Stokes semble nourrie à la fois par la compulsion et par une remarquable capacité à anticiper les tendances à venir : elle refuse d'utiliser le système de programmation de sa télévision par crainte que ses enregistrements soient surveillés (inquiétude qui ne relève plus du fantasme à l'ère des télévisions connectées). Elle investit très tôt dans Apple, ce qui accroît la fortune dont disposait déjà son mari.
Après sa mort, son fils peine à trouver une organisation qui voudrait bien stocker et traiter les 71 000 cassettes vidéo de matériel, entreposées dans pas moins de neuf appartements différents ! À noter que Stokes accumulait aussi une quantité colossale de journaux, de magazines, de livres et d'ordinateurs.
C'est finalement Roger Macdonald de l'Internet Archive (sorte de bibliothèque d'Alexandrie du numérique ; voir encadré) qui va manifester de l'intérêt pour cette collection sans égal. Le matériel est transféré dans quatre conteneurs, de Philadelphie à San Francisco, où il est toujours en cours de numérisation à ce jour.
La série 7 up – 63 up
Le projet du Britannique Michael Apted (qui fût d'abord recherchiste puis réalisateur) est d'un autre ordre, mais révèle tout autant la pertinence de l'archivage des productions télévisuelles. En 1964, l'émission d'affaires publiques World in Action présente Seven up !. On y rencontre quatorze enfants de sept ans, choisi·es pour refléter la société britannique de l'époque). Certain·es proviennent de milieux très privilégiés (et affirment déjà lire le Financial Times et vouloir étudier à Cambridge !) et d'autres, de milieux plus populaires. Peu de femmes, cela dit – ce que regrettera Apted –, et une seule personne racisée.
Au départ, il n'était pas question de faire une série, mais sept ans après la première mouture, on propose de retourner voir les jeunes, devenu·es adolescent·es. Suite à cela, le rythme est pris : le public britannique aura l'occasion de retrouver ces protagonistes à 21, 28, 35, 42, 49, 56… et finalement 63 ans en 2019.
Une telle archive est véritablement unique : elle nous permet d'être témoin des aspirations, des réussites et des regrets qui tissent la trame d'une existence humaine. En filigrane, on voit aussi le Royaume-Uni se transformer, notamment lors des années Thatcher, et après le vote en faveur du Brexit en 2016.
La préoccupation initiale pour les classes sociales s'est avérée une intuition très fructueuse. Comme sociologue, j'y ai vu une démonstration éloquente de la reproduction sociale : les choix de carrière, les dispositions sociales et même le vieillissement des corps montrent sans conteste l'influence du milieu d'origine sur les parcours individuels.
Et pourtant, ces films viennent aussi montrer que ces destins ne sont jamais écrits d'avance, en particulier avec le cas de Neil, dont le parcours de vie est digne d'un roman. Fils de parents enseignants, il est confronté à la dépression et à des problèmes de santé mentale. À 21 ans, on le retrouve dans un logement pour personnes itinérantes ; à 28 et 35 ans, il est carrément à la rue. Puis, surprise, vers ses 40 ans, Neil devient conseiller municipal puis prédicateur dans une église.
Au fil des épisodes, on voit aussi la relation entre le réalisateur et ses « sujets » s'approfondir. La démarche d'Apted fait elle-même l'objet d'un regard réflexif et critique de la part de plusieurs participant·es. Certain·es sont absent·es pendant quelques épisodes avant de revenir (ou pas). Plusieurs évoquent l'angoisse montante lorsqu'un nouveau jalon de sept ans approche. D'autres critiquent explicitement le portrait que le réalisateur a fait d'eux, ou les questions déplacées qu'il a pu poser par le passé. Par exemple, même si elle demeure très attachée au projet, Jackie reproche à Apted le double standard genré dans les questions qui ont été posées à 21 ans (d'ordre politique pour les hommes et liées au mariage pour les femmes). Le format de l'émission et le développement d'une relation de confiance ouvrent ainsi un espace pour un regard critique sur la mise en récit télévisuelle elle-même. Il est plutôt rare de voir une telle remise en cause du regard de surplomb qui accompagne presque inévitablement la division des rôles propres aux médias de masse du 20e siècle.
L'édition la plus récente (celle de 2019, où les participant·es ont 63 ans) sera probablement la dernière, puisqu'une des 14 protagonistes était déjà décédée et qu'Apted lui-même s'est éteint en 2021.
Les promesses manquées du numérique
Le lectorat intéressé par ces films se demandera sans doute où il est possible de les visionner. Le documentaire sur Marion Stokes est relativement accessible : on peut l'acheter sur iTunes ou sur Amazon Prime Video. La dernière mouture de la série 7 up – 63 up est également facile à repérer. Mais dès que l'on remonte à 56 up et avant, cela devient pratiquement introuvable. Les films sont bien sur iTunes, mais ils ne peuvent être achetés depuis le Canada.
Il y a une étrange ironie à ce que des films consacrés à une forme d'archivage soient eux-mêmes si peu disponibles. L'ère numérique amenait avec elle la promesse d'un réservoir de culture presque infini, facilement accessible pour tout foyer disposant d'un bon accès à Internet. Quelques décennies plus tard, il y a bien quelques sites qui cultivent cet idéal, notamment YouTube du côté commercial (et désorganisé), ainsi que l'Internet Archive et la fondation Wikimedia du côté des projets à but non lucratif. Et pourtant, pour voir les huit premiers épisodes de la série 7 up – 63 up, c'est du côté du partage des fichiers par torrent, qu'on pourrait décrire comme une forme criminalisée d'archivage, qu'il faut se tourner. Autrement, c'est le néant.
Il n'est pas nécessaire de chercher des documents étrangers ou anciens pour se heurter à des difficultés quasi insurmontables. Le documentaire Le Dernier Nataq de Lisette Marcotte (2019), qui porte sur les racines abitibiennes de Richard Desjardins, n'est disponible absolument nulle part, pour autant que je sache. Ni en format numérique ou DVD ni en bibliothèque ou par torrent, nulle part. Le film Les fils de Manon Cousin (2019), qui documente le travail d'organisation communautaire de prêtres dans le quartier montréalais de Pointe-Saint-Charles dans les années 1970, peut être loué pendant 48 heures, mais il semble totalement impossible de le conserver.
Du côté de la fiction, la série de Xavier Dolan La nuit où Laurier Gaudreault s'est réveillé (2022) est uniquement disponible sur la plateforme Illico (et en torrent). Il faut donc s'abonner pour pouvoir la visionner et l'enregistrement ne peut être que temporaire. Même les écoles ont de la difficulté à accéder au cinéma québécois, apprenait-on récemment [1].
Le piège de la « découvrabilité »
Que s'est-il passé ? Où le bateau a-t-il été manqué ? Il y a sans doute plusieurs explications à trouver, mais il me semble qu'on ne peut écarter une piste majeure, à savoir l'attitude à la fois corporatiste, réactionnaire et répressive d'une large part de l'industrie culturelle face à l'irruption de l'environnement numérique.
Presque 25 ans après l'ascension de Napster dans le paysage musical, l'attitude de l'industrie a finalement très peu changé : plutôt que de chercher de nouvelles manières de financer la culture à l'ère numérique (notamment en s'alliant aux batailles contre les paradis fiscaux et l'évasion fiscale des géants du numérique, les principaux gagnants de ce nouveau contexte), on se crispe autour d'un droit d'auteur mal adapté et qu'il aurait fallu repenser. On se retrouve aujourd'hui avec une culture enfermée dans toutes sortes de considérations légales, au point où il est difficile non seulement de se l'approprier, mais même parfois de simplement y accéder.
On peut aisément constater l'impact de ce corporatisme et ce manque de vision lorsqu'on se penche sur le concept de « découvrabilité », de plus en plus populaire dans le milieu. D'ailleurs, selon l'Organisation internationale de la francophonie (OIF), ce concept est né au Québec. L'OIF définit la découvrabilité comme « le processus de rencontre entre un contenu et son public dans l'environnement numérique », ce qui inclut trois dimensions : la repérabilité (notamment par les moteurs de recherche), la disponibilité et enfin la visibilité par les recommandations (des algorithmes en particulier) [2].
Il est nécessaire de se donner des repères fiables dans l'environnement numérique et en cela, le concept de découvrabilité peut être utile. Par ailleurs, le terme a surtout connu un essor dans un contexte où des plateformes très voraces (Google/YouTube, Spotify, Netflix, etc.) sont parvenues à avoir une mainmise quasi monopolistique sur l'accès des citoyen·nes à toutes sortes de contenus culturels. La mobilisation actuelle du milieu culturel autour de la découvrabilité ne s'inscrit donc pas dans le cadre d'une bataille plus fondamentale contre cette mainmise des géants et pour l'appropriation collective de la culture, mais cherche principalement à amener un maximum de paires d'yeux et d'oreilles face à de la culture produite chez nous.
Ainsi, alors que les libéraux fédéraux ont fait adopter en avril dernier une loi incitant Netflix, Spotify et compagnie à ajuster leurs algorithmes pour qu'ils recommandent davantage d'œuvres canadiennes et québécoises, on ne remet pas en question le fait que ce modèle d'affaires nous ramène à un statut passif de spectateur·trices accédant à la culture par l'intermédiaire de serveurs distants. On ne remet pas non plus en question le fait que la circulation des œuvres est sévèrement entravée par une lecture du droit d'auteur devenue parfois contre-productive. De fait, selon cette logique, il vaut mieux ne pas pouvoir voir Le Dernier Nataq, et donc n'en tirer aucun revenu, que de le laisser à la disposition du public.
Dans la même veine, la récente série de Xavier Dolan a soulevé une autre cruelle ironie. En effet, le cinéaste a affirmé avoir dû renoncer à l'inclusion de chansons québécoises à ses épisodes, parce que des chansons d'Isabelle Boulay et Bruno Pelletier, par exemple, « sont en fait des chansons dont les droits ont été cédés […] les artistes étaient au début de leur carrière et ils voulaient céder leurs droits à leur “label”. Ces [maisons de disques-là] ont fait faillite ou ont cédé leur catalogue à de plus gros joueurs » [3]. Voilà pour la (re)découvrabilité.
L'archivage comme projet militant
Bien sûr, il faudrait sans doute mieux distinguer l'archivage de productions culturelles du passé de l'accessibilité aux œuvres du présent. Or, la possibilité d'accéder et de télécharger les créations contemporaines est garante de l'archivage du futur. De fait, contrairement à ce qu'on pourrait penser, les stations de télé ne conservent pas tout le matériel qu'elles produisent. Sans la contribution bénévole (et parfois militante) de personnes dévouées comme Marion Stokes, mais aussi d'un grand nombre de fans, une vaste quantité de matériel télévisuel serait aujourd'hui perdue. Après tout, quel est l'intérêt économique, pour un média privé, à conserver des archives ? Le stockage, le traitement et l'entretien par des archivistes professionnel·les représentent des coûts importants pour des bénéfices commerciaux minimes. De plus, les archives peuvent contenir des passages embarrassants ou qui ont mal vieilli, ce qui peut inciter des organisations à les laisser tomber dans l'oubli.
La capacité citoyenne d'archiver, en partie par le téléchargement, doit être revendiquée avec beaucoup plus de force qu'elle ne l'est actuellement, pour contrer le virage en cours qui nous amène à être locataires de notre propre culture. On ne peut faire confiance ni aux entreprises médiatiques, ni aux ayants droit ou aux gigantesques plateformes commerciales du numérique pour entretenir ces archives. Il faut plutôt considérer celles-ci comme des communs, et soutenir les initiatives qui vont en ce sens : bibliothèques publiques, centres d'archives – tant physiques que numériques – mais aussi stockage et partage citoyens. Disques durs de tous les foyers, unissez-vous !
[1] Olivier Du Ruisseau, « Le cinéma québécois, pas toujours accessible dans les écoles », Le Devoir, 24 avril 2023.
[2] Organisation internationale de la francophonie, « La découvrabilité des contenus culturels francophones », YouTube, 7 décembre 2021. www.youtube.com/watch ?v=pZJY2jPaRLQ
[3] Cité dans Agence QMI, « Xavier Dolan a dû renoncer à une dizaine de chansons québécoises pour sa série », Le Journal de Québec, 3 décembre 2022. www.journaldequebec.com/2022/12/03/xavier-dolan-a-du-renoncer-a-une-dizaine-de-chansons-quebecoises-pour-sa-serie
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Le « défi 50% » du Front commun pour la transition énergétique
Est-il encore une fois nécessaire de rappeler que l'année 2024 sera vraisemblablement l'année la plus chaude, la première dépassant le fatidique 1.5°C que le GIEC-ONU et la COP de Paris avaient fortement recommandé de ne pas dépasser ? Est-il utile de rappeler que les COP de 2024, sur le climat comme sur la biodiversité en passant par les négociations sur un traité sur le plastique se sont terminées en échec patent ? Faut-il souligner encore une fois que le Canada est le cancre du G-7 pour les émanations de gaz à effet de serre (GES) ? Faut-il dénoncer l'hypocrisie du Québec de prétendre être le premier de la classe au Canada, parce qu'il ne tabule pas les effarantes émanations des GES dues à la production de pétrole bitumineux albertain que pourtant il consomme ?
Cette tâche apparemment impossible de rapidement réduire les émanations de GES, le « défi 50% » de la « Journée de travail sur la sobriété énergétique » organisée par le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) a prouvé le contraire, du moins sur le plan technique. On peut avantageusement consulter les présentations Power point. Au-delà de l'argumentation technique et au besoin chiffré, l'orientation politique de l'ensemble de l'œuvre, comme le nom de la journée l'indiquait, c'est la sobriété énergétique. Pour le transport des personnes, c'est la maximisation du transport en commun électrifié comme service public gratuit. Pour le transport des marchandises, c'est la maximisation du rail électrifié pour les longs trajets et des petits véhicules électrifiés pour les courts trajets. Pour l'habitation, c'est l'habitation collective écoénergétique et socialisée. Pour l'aménagement du territoire, c'est la maximisation des trajets courts pour l'approvisionnement, l'interpénétration ville-campagne et les quartiers et villages 15 minutes. Pour l'industrie, c'est la minimisation électrifiée de la production, efficace, durable et réparable. Pour la nourriture, c'est l'agriculture biologique.
Le cul-de-sac de « l'économie sociale » dans un contexte capitaliste vert
Pour dire toute la vérité, les objectifs et moyens proposés, sauf pour l'industrie, et au-delà de leur technicité parfois trop complexe parfois trop schématique, ne se situaient pas par rapport au capitalisme vert d'où une certaine retenue des propositions. Là où le bât blesse c'est de proposer, pour y arriver, la stratégie de « l'économie sociale » qui non seulement laisse dans l'ombre le recours ou non à la centralité du marché mais qui aussi pense pouvoir bouleverser la société et son économie par uniquement une approche locale et régionale. Dans les présentations, il n'a nullement été question d'orientation, de programme, de plateforme, de stratégie et encore moins d'organisation politique nationale bien que le FCTÉ et une bonne partie des organisations membres soient des organisations sociales nationales. Quant à la centralité du marché, on a eu droit à un clash sotto voce et par la bande entre Pierre-Olivier Pineau des HEC, qui prônait « l'écofiscalité » comme première mesure pour transformer le secteur du transport des marchandises — mais le « [t]ransfert modal vers le rail & maritime » réglerait 80% du problème ! —, et sans doute au-delà, et Éric Pineault de l'UQÀM qui envisageait la possibilité de la « décroissance socialiste » pour la mise au pas de l'industrie, et sans doute pour l'ensemble de l'œuvre.
Peut-être les ateliers de l'après-midi ont-ils comblé ces lacunes et débrouillé l'écheveau politique ? Pour cause de manque de place et de retard à m'inscrire, je les ai ratés. Toujours est-il que la gauche politique, en particulier Québec solidaire, a évité un regard critique. Plus largement, les présentations se sont abstenues de faire le point climatique et écologique sur la société québécoise et, de ce fait, sur ses politiques dans ces domaines. C'est un gros trou que s'il eut été remblayé aurait mis en lumière le cul-de-sac du capitalisme vert dont son respect sacré du marché… et de l'impuissance de la stratégie de l'économie sociale. N'empêche, on réalise pleinement la possibilité technique de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour gagner la lutte climatique en autant que ce soit rapide et radical c'est-à-dire dans le contexte d'une planification démocratique hors marché laquelle justement créerait les conditions de la réalisation efficace de la créativité locale et régionale.
Marc Bonhomme, 14 décembre 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca
Signons l’appel « Israël doit être arrêté ! » d’ici le 15 janvier
Critique de film—« Union » donne la parole au processus de syndicalisation
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Voyage à la villa du jardin secret : pourquoi et pour qui écrit-on ?

Agir pour le droit international des droits humains
Retour à la table des matières Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025
Agir pour le droit international des droits humains
Sam Boskey, premier vice-président du CA de la Ligue des droits et libertés Les conflits qui se déroulent un peu partout sur la planète contribuent à nous enseigner la géographie. Nombreux sont celles et ceux qui n’auraient pu situer sur une carte la bande de Gaza, le Yémen, le Katanga, le Sud-Soudan ou le Donbass avant que les médias et les réseaux sociaux ne soient envahis de reportages ou de publications sur les assauts militaires, les tractations complexes des relations internationales, l’aide internationale de nombreuses organisations humanitaires ou encore, les missions de paix des Nations unies (ONU). [caption id="attachment_20676" align="alignnone" width="731"]
La survie de l'humanité
C’était plutôt la reconnaissance que, dans la nouvelle ère des armes nucléaires, l’éradication des conditions qui provoquent les hostilités — en utilisant l’institution du droit international des droits humains — était une condition sine qua non de la survie de l’humanité. Il s’avère nécessaire de regarder avec lucidité les revers que subit le cadre international de promotion et de protection des droits humains dans le contexte de conflits armés au Moyen-Orient et la montée des politiques réactionnaires, ici comme ailleurs. Face à la multiplication des débats sur la législation des droits humains et sur ses institutions, les répliques fusent de toute part. Une nouvelle variante pathogène germe à travers le monde : des pays, des politiques, des entreprises, des mouvements populaires, qui non seulement ignorent délibérément les décrets internationaux, mais les calomnient, les attaquent et remettent en cause leur légitimité. Plusieurs exemples le démontrent : le comportement des pays qui continuent activement à envoyer des armes dans les zones de guerre, ou à permettre aux entreprises basées chez eux de le faire ; la dérive des politiques nationales vers une attitude agressive envers les personnes réfugiées ou demandeuses d’asile ; la tentative de criminaliser la parole et le droit de manifester des personnes qui tentent de faire pression sur leur gouvernement et leurs institutions, au pays et à l’étranger, pour qu’ils respectent les droits humains.Les défis du droit international
Avec les avis de la Cour internationale de justice ou les rapports de la Rapporteuse spéciale Francesca Albanese, ouvertement ignorés par certain-e-s et insuffisants pour changer la donne, avec la désignation du secrétaire général de l’ONU comme persona non grata par Israël, les événements actuels incitent à une réflexion de fond dans la communauté promouvant et protégeant les droits humains. Les défis du droit international des droits humains et des instances qui le composent ne sont pas nouveaux ; de puissants rapports de force entre les États sont à l’œuvre depuis le départ. Néanmoins, malgré les revers, il est plus essentiel que jamais d’avoir des exigences élevées en ce qui concerne l’adoption du cadre de référence des droits humains par les gouvernements du monde entier. Malgré cette visibilité accrue du droit international durant certaines périodes, ce n’est pas pour autant que les droits humains et le système international voué à les protéger soient pleinement assimilés à notre culture commune. Par exemple, la célébration de la Journée des Nations unies, le 24 octobre, est depuis longtemps tombée en désuétude dans nos écoles. Presque passé sous silence, le 75e anniversaire de la DUDH, le 10 décembre 2023, appelait à davantage d’attention médiatique et politique que le traitement marginal que ce jalon important du XXe siècle a reçu. Si le Canada est signataire de dizaines d’accords internationaux sur les droits humains, les tribunaux sont souvent réticents à les appliquer, à moins que les législatures nationales ne les aient explicitement incorporés dans les lois internes. Mentionnons tout de même qu’avec lenteur et obstacles multiples des avancées se font en droit interne.Vers de nouvelles stratégies
Il est de plus en plus évident qu’en tant que communauté des droits humains, nous devons développer de nouvelles stratégies autres que les activités éducatives traditionnelles qui n’ont jamais suffi à induire le changement. Elles sont même de plus en plus inefficaces face aux négatrices et négateurs des droits humains, personnes de pouvoir et institutions qui ne souhaitent pas respecter les droits et libertés. Elles alimentent sciemment la désinformation, instrumentalisent certains droits, et se permettent de plus en plus de mépris dans leurs affirmations ; le droit international peut s’appliquer à d’autres, mais pas nécessairement à elles et eux.Pour le respect des droits humains
Le Québec témoigne du même glissement vers une rhétorique de rejet des droits humains : le gouvernement au pouvoir traite parfois les droits et libertés comme des obstacles exaspérants, et à d’autres occasions il appuie son argumentaire sur certains droits, au détriment d’autres droits. Il ne tient pas compte de l’interdépendance, de l’indivisibilité et de l’universalité des droits. Il déroge aux droits protégés par nos Chartes pour adopter des législations attentatoires aux droits. Il remet en cause la séparation des pouvoirs, et donc l’idée selon laquelle nul n’est au-dessus de la Loi, en remettant en question le rôle des tribunaux de vérifier la conformité des lois avec les droits humains. Ainsi, les tumultes de ces dernières années doivent nous inciter à réfléchir aux conditions systémiques qui permettent ce mépris du cadre de référence des droits humains ainsi qu’aux stratégies pour changer la donne. De tout temps, énoncer les droits et les faire connaître n’a jamais suffi à permettre leur exercice réel et leur appropriation sur le plan culturel. C’est encore plus vrai aujourd’hui. Il est essentiel de poursuivre les mobilisations et la pression sur les gouvernements pour exiger d’eux le respect des droits humains sur le plan local et le respect de leurs obligations à l’international. Il est vrai que les mécanismes et instances du droit international échouent à contraindre les États à respecter les droits. Il n’en demeure pas moins que le cadre des droits humains revêt une puissance argumentaire et analytique extraordinaire dont nous devons, toutes et tous, nous saisir collectivement pour notre avenir commun.L’article Agir pour le droit international des droits humains est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Imaginer une ville des droits humains
Nouveau numéro maintenant disponible !
La Ligue des droits et libertés consacre son nouveau numéro de Droits et libertés aux enjeux de droits humains dans les villes au Québec.
Au sein des villes, tous et toutes ne sont pas égaux. Les inégalités existent et persistent dans le temps concernant l'accès au transport, aux emplois, à l'espace public, au logement ou à l'exercice de la citoyenneté, par exemple.
Les municipalités sont appelées à jouer un rôle de plus en plus important dans l'élaboration de politiques, de programmes et d'initiatives pour relever les défis actuels et futurs, qui sont vastes et urgents, comme les enjeux environnementaux.
Ce palier gouvernemental peut assurer le respect, la protection et la mise en oeuvre des droits humains et contribuer positivement à la transformation sociale.
Bonne lecture !
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Dans ce numéro
Éditorial
Agir pour le droit international des droits humainsSam Boskey
Chroniques
Le monde de Québec
30 ans de luttes pour les droits et libertés à QuébecSophie Marois
Josyanne Proteau
Un monde de lecture
Du naturalisme antique à l'écologie contemporaineCatherine Guindon
Un monde sous surveillance
Lutter contre l'ingérence sans bafouer les droitsTim McSorley
Ailleurs dans le monde
Repenser les droits humains en HaïtiFrantz Voltaire
Hors dossier
Toutes les vies se valent-elles vraiment?Christian Djoko Kamgain Du Bandung de 1955 à 2024! Les Suds du Nord parlent!
Safa Chebbi Trump, ou comment user du droit contre la justice
Édouard de Guise
Dossier principal
Imaginer une ville des droits humains
Présentation
Imaginer une ville des droits humainsDiane Lamoureux Une exigence du droit international des droits humains
Me Lucie Lamarche Municipalités et droits humains: une rencontre qui se densifie
Me Benoît Frate
Me David Robitaille Habiter et cohabiter
Michel Parazelli Nouveaux visages de l'itinérance… issus de l'immigration
Maryse Poisson
Mauricio Trujillo Pena
Florence Bourdeau Participation citoyenne et villes, quel avenir?
Elsa Mondésir Villefort Défis de collaboration entre villes et organismes communautaires
Caroline Toupin La transition écologique, ça concerne tout le monde!
Entretien avec Nadia Lemieux
Propos recueillis par Elisabeth Dupuis Emplois municipaux, pour qui?
Elisabeth Dupuis Embarquez avec nous!
Comité mobilité de la Table des groupes de femmes de Montréal
Reproduction de la revue
L'objectif premier de la revue Droits et libertés est d'alimenter la réflexion sur différents enjeux de droits humains. Ainsi, la reproduction totale ou partielle de la revue est non seulement permise, mais encouragée, à condition de mentionner la source.
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Envahissante forêt

Tronçonnage à gogo pour des arbres qui, lentement mais sûrement, envahissent le parc du Mont St-Bruno. Protection extrême ?! Mais de quoi, mille bombes ? Du grand méchant loup ? Même pas, celui là on l'a zigouillé depuis longtemps. Reste encore ces maudits arbres qui, pas croyable, grandissent. Selon la SEPAQ, ils « empiètent », ils « envahissent » les sentiers et, tenez-vous bien, sont « accidentogènes » (ça ne vous rappelle pas les platanes le long des routes en France ?!).
Si c'était un show d'humour je me roulerais par terre… Mais, ce n'est pas une blague. Ce sérieux gestionnaire – extrême, peureux et dominateur – face à cette rarissime forêt qui mérite qu'on la respecte plutôt que de chercher des raisons d'abattre, cette fois, pas moins de 600 arbres. Une hécatombe !
On dira qu'il ne faut pas chipoter avec la sécurité – voyez par exemple la « mise à niveau » cet automne du barrage du Lac Seigneurial après celle, encore mal cautérisée, de celui du Lac du Moulin. Un massacre inadmissible, une coupe à blanc en plein parc national. Même si on peut invoquer l'ignorance, chaque arbre compte dans le présent et le dans le futur, sur lequel on scie toujours la branche sur laquelle on chancelle… Assurément, nous ne sommes pas (encore) en Amazonie ou en Colombie Britannique. Il va pourtant falloir y voir. Sans en avoir l'air, presqu'en catimini, et pour des raisons meilleures les unes que les autres, la SEPAQ nous prend pour de vulgaires client·es en nous infantilisant pour justifier les exactions arboricoles. Refusons. Nous sommes des citoyen·nes qui, coûte que coûte, devons lutter pour ne pas laisser saccager notre forêt, et incarner un rare rempart contre l'abrutissement. Ce lieu doit redevenir un sanctuaire naturel ! Il faut que les « spécialistes » et la SEPAQ cessent de jouer aux apprentis sorciers avec la nature. Nous voyons trop bien le cul de sac où cela nous mène… Même si on laisse, écologiquement (sic), les corps d'arbres au sol après leur mort violente.
Photo : Lac des Bouleaux dans le Parc National du Mont-Saint-Bruno en hiver (Remi.saias, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons)
Coup d’éclat des travailleurs de Postes Canada à Ottawa
Coup d’éclat des travailleurs de Postes Canada à Ottawa
PL 69 : Manifs aux quatre coins du Québec
PL-69 : Bloquons la privatisation de l’électricité
Le français aurait pu être la langue officielle des États-Unis
Le combat des temps partiels de la SAQ n’est pas terminé, selon une travailleuse
Le combat des temps partiels de la SAQ n’est pas terminé, selon une travailleuse

Le Chili, après deux refus des propositions constitutionnelles
Depuis 2019, le Chili vit un rythme d’intensité politique inédit depuis la fin de la dictature d’Augusto Pinochet en 1990. À l’automne 2019, un mouvement social de masse contre les grandes inégalités qui persistaient dans le pays a vu descendre des centaines de milliers de personnes dans la rue. Cette crise sociale a été globalement résolue par l’adoption d’une feuille de route pour la rédaction d’une nouvelle constitution, une revendication historique de la gauche et des mouvements sociaux plus politisés.
De plus, lors de cette vague de contestation, des élections locales ont été organisées en 2021, au cours desquelles la gauche et les indépendants ont remporté des victoires sans précédent dans des municipalités historiquement conservatrices. Plus tard, à la fin de l’année, l’ancien leader étudiant et député sortant qui a conduit l’accord sur le processus constituant, Gabriel Boric, a été élu président lors d’un second tour, quoique sans majorité parlementaire.
Force est de constater que le processus constituant s’est terminé sans l’adoption d’une nouvelle constitution. En effet, en septembre 2022, une nouvelle constitution progressiste, rédigée par une « Convention constitutionnelle » où l’on retrouvait une forte représentation de la gauche, des indépendants et des membres des Premières Nations, a été rejetée[1]. En décembre 2023, une proposition élaborée par un nouveau « Conseil constitutionnel [2]» aux tendances de droite évidentes a également été rejetée.
Le pays est donc revenu à la case départ sur le plan constitutionnel : cela signifie-t-il que nous sommes revenus au point de départ ? Nous examinons cette question dans le présent texte.
Le déjà-vu
Pour comprendre cet échec, il n’est pas inutile d’établir un parallèle entre les deux processus constitutionnels qui se sont succédé depuis 2020. De la même manière que la majorité des forces progressistes au sein de la première Assemblée constituante n’avait pu atteindre un consensus entre ses ailes maximaliste et pragmatique, la majorité tout aussi confortable détenue par la droite à la Commission constitutionnelle n’a pas non plus permis d’obtenir un soutien populaire à sa proposition .
Comme le souligne l’analyste Noam Titelman, dans un article de la revue Nueva Sociedad, la proposition soumise au référendum « contenait un ensemble d’éléments programmatiques réactionnaires tels que la constitutionnalisation des exemptions fiscales, la reconnaissance du rôle prédominant du marché dans la fourniture de biens et de services publics, ainsi qu’une conception conservatrice de la nation fondée sur un certain patriotisme traditionaliste[3] ».
La tentative d’associer l’approbation ou le rejet des propositions constitutionnelles à une attitude envers le gouvernement est une constante. En effet, face à l’impopularité du gouvernement de Boric, dont la cote de popularité est tombée à environ 30 % depuis la fin de 2022, la droite chilienne a tenté en vain de transformer le référendum constitutionnel en un vote de sanction contre l’exécutif.
En principe, cela semblait une bonne idée. Si, dans les années suivant le mouvement social de 2019, l’agenda public a été dominé par le débat sur la redistribution des richesses et du pouvoir, cela a changé depuis l’entrée en fonction du gouvernement Boric. En fait, le débat public, soumis à un complexe médiatique très concentré et conservateur, est orienté par les défis en matière de sécurité publique et par la perception d’une crise migratoire[4].
Toutefois, cela n’a pas permis de dégager une majorité et d’adopter la nouvelle constitution conservatrice. En effet, lors du deuxième tour des élections, les pourcentages de voix pour Boric et pour Kast (son adversaire d’extrême droite) et les pourcentages de voix pour le rejet et pour l’approbation de cette proposition se sont curieusement répétés. La comparaison doit toutefois être faite avec prudence, car parmi les changements politiques importants effectués par la loi, à partir de 2022, le vote est redevenu obligatoire et le bassin des électrices et électeurs a augmenté de façon spectaculaire.
Retour au point de départ ?
Après plus de deux ans d’un processus inédit, le Chili se retrouve juridiquement au point où il était avant l’explosion de la contestation sociale de 2019. La Constitution actuellement en vigueur reste celle rédigée sous la dictature d’Augusto Pinochet, bonifiée des amendements introduits sous la présidence de Ricardo Lagos dans les années 2000. Pour cette raison, la gauche et les progressistes ont eu une attitude défaitiste face à la victoire du rejet d’une constitution de droite. Cette situation a conduit à un certain immobilisme et au pessimisme.
Cependant, il serait erroné de conclure que tout ce qui a été fait l’a été en vain. Comme nous le verrons, le Chili a connu des transformations constitutionnelles et législatives notables qui, sans l’élan donné par le mouvement social, n’auraient probablement pas vu le jour avant longtemps.
L’un des principaux « verrous » de l’ancienne Constitution chilienne logeait dans les quorums exorbitants qu’elle imposait à sa propre réforme. En abaissant ces quorums aux quatre septièmes (4/7) des parlementaires, les amendements à la Constitution introduits sous la pression sociale depuis 2019 facilitent dorénavant l’adoption de révisions constitutionnelles. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de ce changement dans un pays où le débat constitutionnel est appelé à resurgir fréquemment si des initiatives consacrant des droits sociaux entrent en conflit avec la logique ultralibérale de la Constitution.
De même, les récentes nominations au Tribunal constitutionnel ont fait basculer la majorité en faveur des progressistes au sein de cette institution chargée de la vérification de la constitutionnalité des lois. Bien que ce changement ne soit pas fondamental, il s’agit d’un organisme qui représente un autre des « verrous » hérités de la dictature.
Des avancées sociales et démocratiques tangibles mais insuffisantes
Parmi les récents acquis législatifs obtenus depuis 2019, il faut mentionner l’augmentation significative du salaire minimum, la réduction progressive de la semaine de travail à 40 heures, la limitation du nombre de mandats des parlementaires et des maires, la réduction du salaire des parlementaires et des hauts fonctionnaires, l’adoption de lois renforçant la protection des femmes victimes de violences fondées sur le genre et l’augmentation des impôts miniers au bénéfice des régions. De plus, ces acquis relativisent le discours selon lequel nous revenons à la case départ.
Cependant, ces avancées restent insuffisantes au regard des attentes exprimées par le mouvement social de 2019 en matière de justice sociale et fiscale.
Au bout du compte, ni les élites politiques établies ou émergentes de gauche ou de droite n’ont pu faire de leurs propositions constitutionnelles respectives « la maison commune » d’une majorité de citoyennes et de citoyens. Le défi pour la gauche et le progressisme consiste à ne pas tomber dans le défaitisme ou l’optimisme creux. Au contraire, nous devons regarder la situation du pays avec lucidité et proposer le projet d’un pays juste et solidaire.
Par Sebastián Vielmas, politicologue
- Voir Sebastián Vielmas et Consuelo Veloso, « Rejet de la nouvelle constitution : implications pour la gauche chilienne », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 29, 2023. ↑
- Dans la pratique, la « convention » et le « conseil » peuvent être assimilés à la notion d’assemblée constituante. ↑
- Noam Titelman, « Que se jodan todos». Por qué Chile volvió a decir «no», Nueva sociedad, n° 308, novembre-décembre 2023. Ma traduction. ↑
- Carolina Palma et Sebastián Vielmas, « Migrations au Chili : xénophobie et transition politique », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, 2022. ↑

Haïti 2024 : la situation périlleuse d’une aventure démocratique
Comme une maladie du ventre
qui ne cesse de me ronger
Ayiti, la terre se sèche
la terre est aussi stérile que mes cris
Mon pays,
comme un accouchement qui dure
sans enfantement jamais
Haïti, la route est longue
la route a écourté ton nom
Aie !
Haïti doublement meurtrie par la haine et l’amour chéri
– Toto Bissainthe chante Haïti, 1977
Mon pays contradictoire
Jamais libre ni conquis
Verras-tu sur ton histoire
Planer l’aigle des Yankees– Jean Ferrat, Complainte de Pablo Neruda, 1994
Ce 12 janvier 2024 a ramené le 14e anniversaire du séisme de 2010 qui a durement frappé Haïti. Il n’est pas vain de rappeler les chiffres témoins de l’ampleur de la catastrophe : plus de 220 000 personnes ont perdu la vie et environ 300 000 ont été blessées. La destruction des infrastructures a été massive : on a dénombré 1,3 million de sans-abris, autour de 105 000 logements totalement détruits et plus de 208 000 endommagés. Les dégâts sont encore visibles, notamment au centre-ville de Port-au-Prince.
Quatorze années, ça compte dans la vie d’un peuple. D’un point de vue purement technique, une démarche de résolution de problème s’articule en quatre étapes : ce sont la compréhension, la planification, la mise en œuvre et le suivi-évaluation. Pendant ces 14 années, si des leçons adéquates avaient été apprises par des dirigeants pour qui l’intérêt national devait être la priorité, le pays aurait pu être durablement reconstruit au bénéfice de la population. Malheureusement nous n’en sommes pas là !
D’un autre côté, du point de vue humain, le traumatisme causé par cet événement tragique est toujours présent dans les mémoires et les cœurs. Bien entendu, après la catastrophe, il faut vivre ! Et comme le disait cette marchande d’eau rencontrée en 1987 par notre ami Franck Laraque[1] : « Même en l’absence des premières “lueurs d’espoir”, malgré la fragilité et la précarité de la situation, malgré les souffrances de la population, malgré les constantes inquiétantes, il faut se faire une vie ».
En des termes quelque peu différents, mais avec la même tonalité, Kesler Bien-Aimé[2] nous rappelle en 2023 que Port-au-Prince « se réinvente chaque jour, contre le gré de tous, se reproduisant singulièrement en avalant tous les morceaux de territoires qui l’environnent ». Soit ! Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?
Quiconque s’intéresse à Haïti, suit l’actualité haïtienne ou se préoccupe un tant soit peu au destin de la première république noire, libre et indépendante des Amériques ne peut manquer d’être frappé par les ravages de la société haïtienne malgré des tentatives boiteuses d’instauration d’une aventure « démocratique » sous l’égide quasi permanente de tuteurs internationaux ou multinationaux. Et l’ampleur de la dévastation nous laisse sans voix. Depuis la sortie de la dictature en 1986, l’objectif a été et reste, du point de vue formel, la construction d’un État de droit.
Mais où en est-on vraiment aujourd’hui ?
Un état des lieux fait de constantes inquiétantes
Quatorze années après le séisme de 2010, malgré les déclarations tonitruantes des uns et des autres, malgré les divers plans de développement, notamment le Plan stratégique de développement d’Haïti (PSDH, 2013) qui prévoyait sa refondation, son « émergence », à l’horizon de 2030, le pays est en état d’agonie. La population, les institutions, tout étouffe. Comme disait le poète, « des armes et des mots, ça tue pareil[3] ». Aujourd’hui encore, loin d’être sur la voie de l’émergence, la rengaine ne cesse de nous rappeler à longueur de journée qu’Haïti fait partie des pays les plus pauvres du monde. Nous semblons avoir pris durablement le chemin de l’errance en lieu et place de l’émergence !
Huit années après l’imposition en 2017 de Jovenel Moise comme président, l’homme-banane[4], par « la communauté internationale » et l’oligarchie locale, l’économie haïtienne, essentiellement basée sur l’agriculture, est actuellement à genoux alors que les deux cinquièmes de la population dépendent du secteur agricole, principalement de l’agriculture de subsistance à petite échelle. Le pays est fortement dépendant de l’aide internationale et des envois de fonds de la diaspora.
L’accès aux services sociaux de base, déjà considérablement réduits, est désormais quasi inexistant. À titre illustratif, dans la commune de Croix-des-Bouquets, plusieurs centres de santé publics ont été contraints de fermer. Depuis décembre 2022, l’électricité n’est plus distribuée dans le centre-ville de la commune, sur l’axe Croix-des-Bouquets–Meyer et sur l’axe Croix–La Tremblay. Les routes sont dégradées. Comme on peut le voir sur la photo, quelques signes, çà et là, rappellent que cette route était jadis revêtue d’asphalte. Au centre-ville de Port-au-Prince, la situation est identique.
État de dégradation de la chaussée, Croix-des-Bouquets, janvier 2024 (photo: James Darbouze)
La population haïtienne se trouve prise au piège entre les groupes armés, l’oligarchie économique et les gens mis au pouvoir par « l’international » depuis 2011. Les conditions de vie se dégradent à un niveau jamais connu auparavant : réduction de l’accès aux services de santé de base, d’eau et d’assainissement des eaux en raison de l’escalade de la violence, sans oublier l’insécurité alimentaire reliée entre autres à l’inflation et à la flambée des prix des denrées. Dans le département de l’Ouest, par exemple à Cité Soleil, les données de l’UNICEF, le Fonds des Nations unies pour l’enfance, indiquent qu’en 2023, un enfant sur cinq souffre de malnutrition aigüe.
Depuis maintenant cinq ans, la crise haïtienne connait des constantes inquiétantes, remettant en cause le narratif du « cheminement démocratique » du pays. La descente aux enfers se poursuit et la dynamique du chaos semble vouloir s’installer durablement. Le territoire libre d’accès à la simple citoyenne ou au simple citoyen se contracte sous l’action des groupes armés qui opèrent pour le compte d’acteurs économiques et politiques de moins en moins tapis dans l’ombre et issus, entre autres, tant de l’oligarchie que du pouvoir. Des mouvements forcés de population se produisent quotidiennement au gré des affrontements entre groupes armés officiels et non officiels. On constate un processus de déplacement forcé de la population de la zone métropolitaine. Les menaces constantes d’attaques armées qui pèsent sur toute la ville de Port-au-Prince forcent la population à être constamment sur le qui-vive.
Alors que les catastrophes hydroclimatiques (les cyclones de 2004 et de 2008) et le tremblement de terre de janvier 2010 avaient conduit à une extension de Port-au-Prince vers la « périphérie » nord, les troubles politiques de la période récente – depuis 2019 – sont en train de reconfigurer durablement l’espace haïtien : à l’intérieur de la Plaine du Cul de Sac, les zones connaissent un processus de désurbanisation. Au centre-ville de Port-au-Prince, dans les quartiers de Bel Air, de La Saline, de Saint Martin, de Sans Fil, de Martissant… la nature reprend ses droits.
La crise actuelle, qui se cristallise avec la poursuite de la déliquescence de l’État haïtien[5], se traduit par quatre constantes : 1) la mise en suspens de la population à l’égard des grandes décisions[6] ; 2) l’accaparement du pouvoir politique par une horde sans légitimité populaire ni légalité qui n’aspire qu’à se perpétuer[7] ; 3) la dégradation accélérée et continue des conditions de vie de la population ; et 4) la mise en place d’un dispositif terroriste de contrôle du territoire et de répression de la population par une fédération des groupes armés, lesquels intensifient leurs attaques contre la population, notamment dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Les quatre constantes sont liées.
Nous, nouveaux nomades du XXIe siècle
Le déplacement forcé de la population fait référence, selon la Banque mondiale, à la situation des personnes qui abandonnent leur foyer ou qui fuient à cause des violations des droits de la personne, des conflits, des persécutions ou de divers types de violence. Cette catégorie se différencie de celle des migrants et migrantes qui décident de changer de pays pour partir en quête de meilleures conditions, qu’elles soient économiques, sécuritaires ou climatiques, entre autres.
Durant ces trois dernières années, soit depuis 2020, la violence paraétatique s’est installée, elle constitue un élément du décor sociopolitique avec lequel la simple citoyenne, le simple citoyen est forcé de composer dans son quotidien. Et les perspectives s’assombrissent en raison du contrôle accru du territoire national par ces groupes armés qui exécutent leur sale besogne en toute impunité, obligeant les transporteurs, les petites marchandes, les petits commerçants ainsi que les administrations des écoles à payer pour leur survie.
Selon la dernière évaluation de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM)[8] datant de décembre 2023, autour de 310 000 personnes ont été déplacées à l’intérieur d’Haïti, et plus de la moitié des personnes déplacées l’ont été en 2023, ce qui illustre l’aggravation constante de la situation sécuritaire et humanitaire, en particulier dans la capitale Port-au-Prince. Il faut préciser que cette situation concerne 172 300 enfants.
Par ailleurs, selon l’UNICEF, on ne dispose pas encore de chiffres concernant le nombre exact d’enfants contraint à la déscolarisation[9], mais on sait que pour le premier trimestre de l’année scolaire 2022-2023, plus de 20 000 élèves ont perdu trois mois d’école (septembre, octobre, novembre) en raison des violences dans le quartier Carrefour-Feuilles. On peut lire dans un communiqué de l’UNICEF :
La résurgence de la violence dans les zones métropolitaines de Port-au-Prince aggrave la situation déjà extrêmement préoccupante des enfants dans le pays. Près de 3 millions d’enfants – le nombre le plus élevé jamais enregistré – ont besoin d’une aide humanitaire cette année suite aux niveaux alarmants de violence et d’insécurité, à la faim et à la crise nutritionnelle sans précédent, et en raison de la résurgence du choléra. Avant la crise actuelle, Haïti était déjà le pays le plus pauvre et le moins développé de l’hémisphère occidental. La situation ne peut que s’aggraver[10].
Les situations de violence constantes qui se sont installées depuis 2021 dans le pays et la déstabilisation produite par cette pression assidue ont généré un double mouvement de nouveau nomadisme et de migration. Car, victime d’une situation de terreur et de menace, prise en sandwich entre les hordes au pouvoir et les groupes armés, la population haïtienne étouffe. Depuis 2022, la situation s’est exacerbée en raison de la hausse exponentielle de l’inflation.
Le dispositif terroriste de contrôle du territoire et de répression de la population
Selon l’International Crisis Group, il y aurait environ 200 gangs qui opèrent dans le pays actuellement, dont 95 dans la seule région de Port-au-Prince[11]. Au nord comme au sud, à l’est comme à l’ouest, les périphéries de la région métropolitaine de Port-au-Prince sont investies par des groupes de civils armés qui exercent leur loi sur la population. L’expression consacrée de « zones de non-droit » sert désormais à désigner ces espaces perdus de la république, nommés ainsi même par une ministre qui voulait faire montre d’esprit. Ces zones urbanisées avec de nouveaux points de contrôle du territoire et de ponction directe des ressources sont devenues des espaces de prédation à l’endroit d’une population aux abois.
Dans l’histoire récente du pays, la tradition de groupes armés paramilitaires – affiliés ou non au pouvoir politique – remonte aux tontons macoutes de l’ère Duvalier[12]. Pendant la présidence de Jovenel Moïse, en particulier au cours de ses deux dernières années, les groupes armés ont gagné en puissance allant jusqu’à contrôler au moins un tiers du pays, profitant du dépérissement des institutions publiques.
Dans un rapport sur la situation de l’insécurité en Haïti publié le 23 janvier 2024, le secrétaire général de Nations unies, consterné, a indiqué que le nombre de personnes enlevées dans le pays en 2023 a augmenté de 83 % par rapport à l’année 2022, et que le nombre de personnes tuées dans les violences armées a augmenté de 120 %[13].
Après le sinistre massacre de Carrefour-Feuilles, en septembre 2023, le mois de janvier 2024 a vu un regain de violence armée dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Des milliers de familles, principalement des femmes et des enfants, des quartiers populaires de Nazon, Solino et Delmas ont ainsi été contraintes de se diriger vers des communautés d’accueil ou des sites de déplacement spontanés.
Au même moment, la situation s’est empirée à la Plaine du Cul de Sac, avec de nouveaux déplacements quotidiens causés par de nouvelles attaques et un environnement d’insécurité permanent. Les habitantes et habitants des zones de Tabarre, Clercine, Cazeau, Santo, Bon Repos sous le contrôle de la bande à Chen Mechan sont obligés de s’enfermer dans leur demeure ou de déguerpir.
Au regard de ces données, la tentation est forte de considérer la crise actuelle comme une crise de sécurité. Pourtant, il s’agit là d’un écueil majeur à éviter. La réduction de la crise à cet aspect « ponctuel » pourrait masquer les vrais enjeux d’une dynamique de lutte où s’affrontent depuis maintenant quatre décennies les antinationaux, globalement associés et soumis aux visées internationales pour Haïti, et les patriotes progressistes. À ce stade, la question du progrès – social, économique et politique – en vue d’une transformation radicale de la société est on ne peut plus fondamentale. Le pays est en proie à des problèmes structurels profonds, historiques. Pour les résoudre de manière durable, voire pour les aborder, il faut croire à ce progrès, ce qui est loin d’être le cas des antinationaux au pouvoir actuellement.
Centralité de la question néocoloniale
Fort du support inconditionnel de la communauté internationale, le groupe au pouvoir depuis bientôt trois années boude toutes les tentatives de recherche d’une solution politique haïtienne à la crise. En effet, depuis l’assassinat de Jovenel Moïse en juillet 2021, Ariel Henry dirige de facto un gouvernement provisoire, sans mandat constitutionnel, avec pour seule responsabilité la réalisation d’élections dans un délai raisonnable.
Depuis son entrée en fonction, la situation de la population n’a fait qu’empirer. Les conditions de vie se sont dangereusement dégradées. Tous les problèmes sociaux (chômage, logement, santé, éducation, insécurité alimentaire) se sont aggravés. Rien n’a été fait pour atténuer les difficultés que doit affronter la population. Au contraire, grâce au soutien de la communauté internationale, le premier ministre de facto nargue la population en multipliant les mesures impopulaires. La dernière en date est la multiplication par trois du coût de la police d’assurance de tous les véhicules à partir du 1er décembre 2023. Cela, alors que les couches intermédiaires de la population s’appauvrissent.
La population se trouve prise entre le feu des groupes armés qui l’extorquent, la rançonnent et celui du gouvernement en place qui, en dépit d’une inflation galopante de 43,9 %, d’un chômage exacerbé (plus de 60 %), la dépouille avec des mesures incohérentes au regard de la situation économique, sociale et politique. Avec la hausse brutale du prix du carburant en 2022, l’insécurité alimentaire, la non-livraison des services d’hygiène de base et d’eau, le déplacement forcé de centaines de milliers de personnes, les problèmes sociaux ont crû de manière exponentielle.
Pendant que la population étouffe et que ses conditions de vie déclinent au quotidien, les dirigeants de fait reçoivent les bons points des tuteurs internationaux[14].
Quel est notre horizon pour aujourd’hui et demain ?
Déjà en 1987, dans l’introduction de son livre Défi à la pauvreté, Franck Laraque nous rappelait que la première phase du processus de construction d’Haïti par nous-mêmes revient à passer du stade de « complète dépendance à l’interdépendance dans la plénitude de la souveraineté ». Et l’auteur de préciser :
Par nous-mêmes veut dire que c’est à nous, Haïtiens, qu’il incombe de concevoir et de mettre sur pied un programme de développement réaliste et rationnel, générateur d’emplois pour les masses, dans une lutte implacable contre la pauvreté. Ce développement est indispensable pour briser le joug néocolonial, carcan à notre cou, qui nous condamne à une asphyxie inexorable[15].
Il est frappant de constater comment, trois décennies plus tard, ces propos gardent toute leur actualité, leur fraicheur ainsi que leur pertinence.
Haïti se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins d’un difficile processus historique de quête démocratique. Celle-ci ayant pour horizon, pour reprendre un titre de Franck Laraque[16], la lutte incessante des masses haïtiennes pour leur indépendance et leur autonomie. En d’autres termes, il s’agit de reprendre le projet de « changer l’État comme premier pas de la refondation de la démocratie, par et pour les majorités et vers une société plus juste[17]».
Les structures sociales et économiques sont à un tel niveau de dégénérescence qu’elles ne sont plus en mesure de garantir le minimum à la majorité de la population. Pourtant, l’ingérence étrangère persiste et elle nous impose ses structures désuètes et dépassées comme carcan. Elle continue de manifester sa volonté de protéger ce statu quo. La seule perspective reste donc la rupture.
Selon l’écrivain et syndicaliste haïtien Marcel Gilbert, l’heure n’est plus aux rafistolages. Le moment est venu de « reprendre tout l’ouvrage », comme qui dirait : « Révolution » ! Mais nous avons l’air tellement fatigués !
Par James Darbouze, enseignant-chercheur, philosophe, sociologue et militant haïtien
- Franck Laraque, professeur au City College à New York, écrivain et militant politique, est décédé en 2016. Il a consacré une partie de sa vie à la lutte contre la dictature sanguinaire de Duvalier. ↑
- Kesler Bien-Aimé est docteur en socio-ethnologie des sciences du patrimoine de l’Université Laval, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti et spécialiste de programme Culture de l’UNESCO. ↑
- Léo Ferré, Le chien, album Amour Anarchie, 1970. ↑
- Surnom qui lui a été donné parce qu’il a exploité des plantations de bananes. ↑
- L’arrivée au pouvoir des néoduvaliéristes néolibéraux avec le support de la « communauté internationale » a consacré le processus de dépérissement capitaliste de l’État haïtien. ↑
- Depuis huit ans, il n’y a eu aucune élection dans le pays. Quoique bancales, les dernières élections ont été organisées en 2016. Depuis 2020, concernant les institutions formelles, le pays fonctionne en régime de fait. De plus, comme le soulignent des autrices, il y a les viols collectifs et les viols individuels, qui participent du dispositif de « muselage » de la population, principalement des femmes, « par le déni de dignité, l’établissement de la peur engendrant la perte de mobilité, la réclusion et l’incapacité de jouir pleinement de sa citoyenneté […] avec pour rôle de produire des citoyennes dociles, des subjectivités politiques de subalternes ». Voir Chantal Ismé et Sabine Lamour, « Réflexions géopolitiques sur le sens des viols collectifs et les féminicides en Ayiti : le genre de la guerre contre les Ayitiens », FALMAG, n° 153, avril 2023. ↑
- Également sans crédibilité dans son rapport à la société haïtienne. ↑
- Organisation internationale pour les migrations, « Haïti : plus de 60 % des déplacements forcés ont eu lieu en 2023, sur fond de brutalité accrue », communiqué, 26 janvier 2024.↑
- Au moment où nous achevons ce texte, sur l’ensemble du territoire haïtien, des centaines de milliers d’enfants, du préscolaire au secondaire, sont contraints de rester chez eux en raison des troubles politiques créés entre autres par le refus du premier ministre Ariel Henry de respecter l’accord du 21 décembre 2022, baptisé Consensus National pour une Transition Inclusive et des Élections Transparentes, qu’il a signé et fait publier dans les colonnes du journal officiel de la République d’Haïti, Le Moniteur, fixant la limite de son mandat au 7 février 2024 : <https://www.haitilibre.com/docs/Consensus-National-pour-une-transition-inclusive-et-des-elections-transparentes.pdf>. ↑
- UNICEF, « Haïti : l’escalade de la violence menace des milliers d’enfants à Port-au-Prince », 11 septembre 2023.↑
- International Crisis Group, « De nouvelles lignes de bataille déchirent Haïti sur fond d’impasse politique », 27 juillet 2022. Au début de janvier 2024, on parle de 300 groupes armés : ICG, « Les gangs en Haïti : une mission étrangère peut-elle briser leur emprise ? », 5 janvier 2024. ↑
- Une remontée dans l’histoire d’Haïti avant 1915 donnerait à considérer un éventail plus large de groupes : les Piquets, les Cacos, les Zinglins. ↑
- Agence France-Presse, « Haïti : le nombre d’homicides a plus que doublé en 2023 », Journal de Montréal, 23 janvier 2024. ↑
- Dans un communiqué de presse en date du jeudi 15 juin 2023, la direction du Fonds monétaire international (FMI) a salué les réformes importantes conduites par les autorités haïtiennes et a approuvé un nouveau programme de référence pour Haïti afin de soutenir les efforts du pays en matière de politique économique, de gouvernance et de reconstruction : voir Fonds monétaire international, « La direction du FMI achève la deuxième revue du programme de référence en faveur d’Haïti », communiqué n° 23/213, 15 juin 2023. ↑
- Franck Laraque, Défi à la pauvreté, Montréal, CIDIHCA, 1987. ↑
- Franck Laraque, L’incessante lutte des masses haïtiennes pour la liberté et leur existence, Tanbou/Tambour, Trilingual Press, été 2005. ↑
- Gérard Pierre-Charles, Haïti. La difficile transition démocratique, Canapé-Vert, Haïti, CRESFED, 1997, p. 38. ↑
L’artisanat, une solution pour l’économie rurale
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