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Au printemps 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué en quelques semaines la généralisation du télé-enseignement à tout le système scolaire. Marqués par cet événement (…)

Au printemps 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué en quelques semaines la généralisation du télé-enseignement à tout le système scolaire. Marqués par cet événement exceptionnel, les enseignants de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi ont engagé une réflexion critique sur la profondeur, l'étendue et les conséquences de l'emprise technologique sur l'institution scolaire. Je les ai rencontrés autour de l'essai Bienvenue dans la Machine [1] qui en a résulté.

À bâbord ! : Quelle est cette Machine dont vous faites la critique dans votre livre ?

Sébastien Mussi : La Machine, c'est d'abord tout l'arsenal informatique qu'on essaie d'imposer dans les écoles par tous les moyens. C'est l'informatisation de l'école, l'abstraction de tous les rapports humains dans l'enseignement. Mais on parle aussi de la Machine dans un sens plus large. Il y a la Machine capitaliste, où tout est réduit à ces calculs de coûts-bénéfices, de rationalité, de rentabilité et de risques, et où on ne voit plus du tout ce qu'il y a d'autre, c'est-à-dire le facteur humain. Aujourd'hui, dans plein de domaines, et j'inclus l'école là-dedans, on est en train de donner le relais aux machines pour des fonctions de soin, qui ont trait au sensible, un domaine qui n'est pas celui du calcul et qui ne devrait pas l'être. Et puis il y a évidemment la Machine au sens de système. Et donc on voit que ces différents aspects s'imbriquent, se mêlent et se confondent de plus en plus, mais œuvrent dans une même direction.

ÀB ! : Cette informatisation de la société et de l'école se déploie-t-elle de manière plus marquée depuis la pandémie ?

S.M. : C'est un mouvement qui préexistait à la pandémie, mais qui s'est accéléré grâce à elle. Et c'est un mouvement profond : tous les domaines qu'on peut informatiser, abstraire ou virtualiser, on est en train de le faire. Dans les établissements scolaires, l'informatique est omniprésente : on entre les notes sur un logiciel, on communique avec l'administration ou les étudiants par courriel ou portail, on se réunit via des plateformes, les relations avec les collègues sont remplacées par des sondages en ligne… On est en train de vivre une abstraction de tous les actes de l'école, et bientôt probablement de l'enseignement lui-même, en se coupant de ce fondement qui est la parole, la discussion, l'écoute de l'autre, la collaboration au profit du sondage d'opinion, du clavardage, d'un contact avec un écran.

Éric Martin : On voit que la technologie est devenue la panacée en général pour répondre à chaque problème qui apparaît en éducation. Il manque de locaux ? On va déployer le télé-enseignement. Il y a un problème de gestion de classe ? On fait entrer un logiciel développé par une entreprise capitaliste propriétaire qui va s'en mettre plein les poches. Il y a un recours presque réflexe à l'accroissement de l'emprise de la médiation technique en remplacement du lien humain, une sorte de mantra idéologique, à tel point que même les effets négatifs sont évacués ou niés. Pourtant les études se multiplient et démontrent les problèmes de toute sorte qui découlent de l'usage croissant des appareils électroniques. Je pense qu'on a affaire à une idéologie générale, autour de la technopédagogie, qui est devenue inquestionnable, vertueuse, et qu'on achète aveuglément, sans envisager la moindre remise en question de sa pertinence.

ÀB ! : À terme, quels risques anticipez-vous pour une institution comme l'école ?

S.M. : On voit que tous ces éléments marchent ensemble, en réalité, qu'ils participent d'un même projet. Il y a des énoncés ou une attitude similaire entre les décisions gouvernementales et les rapports de l'OCDE qui laissent croire qu'il y a clairement un alignement idéologique, et une continuité. La volonté d'assouplir la formation, le découpage des disciplines en compétences pour pouvoir monter des programmes à la pièce pour l'entreprise, l'idée de deschooling, de déléguer à des ressources externes privées la gestion des infrastructures informatiques, etc., tout ça participe d'un même projet à long terme, d'une même conception de l'école. On voit qu'on veut redessiner pour le 21e siècle des écoles qui vont se contenter de développer les seules compétences transversales nécessaires pour la masse des travailleur·euses interchangeables dont on a besoin pour le socle économique, pendant que les privilégié·es destiné·es aux professions libérales auront accès aux fondements de l'économie du savoir et continueront d'être privilégié·es.

É.M. : Je pense que le tout-au-numérique relève d'une stratégie de remplacement. D'après les documents de l'OCDE, le scénario le plus probable est l'abolition à terme des écoles physiques pour aller vers un système d'apprentissage en réseau où chacun serait branché devant sa machine dans une société du télé-everything, où non seulement l'enseignement, mais l'ensemble des activités sociales, la médecine, la justice ou n'importe quelle autre institution, serait accessible à travers l'ordinateur. En éducation, on aurait accès à des fournisseurs de compétences en ligne, offrant des programmes à court terme bricolés pour les besoins économiques temporaires du moment. C'est un modèle qui va permettre de liquider non seulement la force de travail, mais même les bâtiments, qui de toute façon sont vétustes, trop petits et coûteux, et de mettre en concurrence des centaines de fournisseurs dans un grand marché mondial de l'enseignement. Le projet, c'est en fin de compte une forme de dénationalisation de l'enseignement dans tous les sens, c'est-à-dire que l'État se décharge et qu'il accepte de déterritorialiser sa compétence et de la soumettre à l'assaut des compétiteurs privés internationaux.

ÀB ! : Comment arrête-t-on cette Machine ? Y a-t-il de l'espace pour résister à sa marche infernale ?

S.M. : Cet espace, il ne faut pas l'attendre, il faut le créer. Cette résistance-là, à mon sens, actuellement, elle ne peut passer que par les profs, et il y a toujours un espace qui est encore préservé – pour combien de temps, on verra – c'est la salle de classe elle-même. Or, actuellement, on met la pression sur les jeunes pour qu'ils apprennent à s'adapter et à se conformer à la technologie, en somme à se faire avaler par la Machine. On n'est pas du tout en train de leur donner ce qu'on pourrait appeler une littératie numérique. Je pense qu'il faudrait plutôt les équiper pour pouvoir contrôler les machines. Il faut leur parler de la technologie, de son accélération, de la manière dont ça fonctionne, leur donner des cours de programmation fondamentale, qu'on leur explique ce qu'est un ordinateur, un réseau, Internet, comment c'est branché sur la société, à quoi ça peut servir, quels en sont l'historique, les limites, les dangers. Qu'ils puissent s'approprier ces questions-là et amorcer une réflexion critique qu'on approfondit ensuite en classe. C'est un travail important à faire, c'est le monde dans lequel on vit, on ne peut pas l'ignorer. Mais on ne peut pas non plus rester passif·ves et les abandonner à eux- et elles-mêmes.

É.M. : Il y a une réflexion critique profonde à faire actuellement, et c'est pour ça qu'on demande un moratoire sur l'informatisation de l'école. D'abord, il faut résister au niveau local, refuser cette marche forcée qui n'a pas démontré sa pertinence et qui démontre plutôt ses effets néfastes pour les jeunes et le corps enseignant. Ensuite, il faut faire pression sur les pouvoirs publics pour y mettre un frein tant qu'on n'a pas une idée claire de ce qu'on veut faire. Actuellement, on nous présente le projet d'éducation du 21e siècle comme l'inévitable adaptation à la société cybernétique, c'est l'école assujettie à l'idée d'un 21e siècle de l'accélération technique. Cette école des machines, c'est le projet d'école d'une élite oligarchique. Alors que nous avons plutôt besoin d'une éducation du 21e siècle qui réponde aux défis d'une société écologique, rationnelle, démocratique, égalitaire. Notre projet alternatif d'école est donc étroitement lié au projet politique contre-hégémonique que nous devons imaginer pour la société à venir. C'est pourquoi il faut qu'on commence par se réapproprier le pouvoir démocratique dans les écoles et dans la société en général, pour renverser la tendance par la base.


[1] Éric Martin et Sébastien Mussi, Bienvenue dans la Machine. Enseigner à l'ère numérique, Montréal, Écosociété, 2023, 181 pages.

Photo : Mike Boening Photography (CC-BY-SA 2.0)

Protéger les locaux communautaires montréalais

En 2017, des regroupements d'organismes communautaires ont réalisé une enquête révélant que 115 organismes seraient évincés de leurs locaux au cours des trois années suivantes, (…)

En 2017, des regroupements d'organismes communautaires ont réalisé une enquête révélant que 115 organismes seraient évincés de leurs locaux au cours des trois années suivantes, et que ces organismes n'arrivaient pas à établir un plan de relocalisation accessible. Les locaux étaient désormais plus rares, plus chers et plus éloignés de leur zone de desserte. Six ans plus tard, la situation ne s'améliore pas.

De nombreux organismes vivent une reprise de leurs locaux, des hausses indues de loyer, et sont confrontés à la rareté des options qui se présentent à eux pour se reloger. Ces situations risquent de déraciner les organismes de leur milieu et de fragiliser le tissu social des quartiers vulnérables. C'est notamment ce qui s'est passé dans le quartier Villeray quand la commission scolaire a réquisitionné ses locaux du Centre Lajeunesse, forçant les organismes hébergés à se redéployer ailleurs et autrement. Avec cette délocalisation, c'est tout un milieu de vie qui a été touché. Quatre ans plus tard, les organismes existent toujours, mais souvent, leur programmation et leur desserte ont dû être revues à la baisse, malgré l'ampleur des besoins. Certains de ces organismes font aujourd'hui face à des nouvelles annonces d'éviction. On peut comprendre à quel point cette situation fragilise la capacité des organismes à répondre aux besoins sociaux.

À la recherche de solutions

Face à la rareté d'espaces adéquats, les organismes qui n'ont pas la chance d'être hébergés dans des locaux publics (comme des équipements municipaux, une salle communautaire d'un complexe géré par l'OMHM, des bâtiments excédentaires d'un centre de services scolaires ou des espaces prêtés par le réseau de la santé) doivent se rabattre sur la location d'un espace commercial avec ce que cela comporte d'inconvénients, comme la responsabilité financière de tous les travaux d'aménagement et de réparations sans aucune protection pour encadrer ou empêcher les augmentations abusives de loyer. Pour ces raisons et avec la gentrification qui s'accroît dans les quartiers centraux de l'île, il semble impossible d'envisager les locaux commerciaux comme une solution viable à la crise actuelle.

D'autres organismes optent pour l'acquisition d'un local pour héberger leurs activités. L'idée de devenir propriétaire résonne comme un signe d'autonomie et de stabilité pour un organisme. Toutefois, l'acquisition immobilière communautaire est loin d'être accessible pour la plupart des organismes. Parmi les obstacles à l'acquisition, on peut penser à l'accumulation d'un pécule pour la mise de fonds, aux contraintes des règlements d'urbanisme, à l'accès à un prêt hypothécaire suffisant, à la capacité à rembourser la dette sans gruger sur la réalisation de la mission, à la gestion de la contamination des sols ou de l'isolant à l'amiante inhérente à certains sites, etc. De plus, le rôle de propriétaire est une fonction qui vient avec de nombreuses responsabilités et une charge mentale et financière qui perturbe la réalisation du mandat des organismes. Si, pour certains, c'est une voie qu'ils souhaitent emprunter, cela ne répond pas aux besoins et aux capacités d'un grand nombre.

Le patrimoine public pour des besoins publics

Lieux de culte désaffectés, bâtiments municipaux ou anciennes écoles excédentaires : ce sont tous des sites situés au cœur des quartiers où des locaux abordables sont recherchés. Là où le bât blesse, c'est que le maillage entre des sites en attente d'une vocation et les projets d'occupation convoités ne repose actuellement sur aucune vision de développement.

Certaines victoires menées par des communautés nous rappellent que cela est pourtant possible. Cependant, le parcours est sinueux et ces victoires demeurent l'exception. Le manque de soutien pour les phases de préparation et le manque de fonds dédiés à restaurer, à rendre accessible et à mettre aux normes des bâtiments vieillissants et vétustes expliquent probablement la désaffection assez généralisée que l'on réserve à des sites pourtant propices à une prochaine vocation.

Ces bâtiments doivent rester dans le giron public. On emprunte un sillon dangereux qui consiste à penser que seuls les promoteurs privés disposent des leviers de développement. Il pourrait en être autrement, mais c'est un débat qui nous échappe à l'heure actuelle.

Ce sont bien plus que des bâtiments !

Ce dont il est question ici, c'est de tout un pan de notre maillage collectif et de nos leviers de développement en tant que société. Si nous avons pu construire ce réseau de sites publics en quelques générations, comment se fait-il que nous ne puissions pas l'entretenir et lui attribuer de nouvelles vocations ? La proposition défendue ici consiste à réhabiliter des sites pour y accueillir un paquet de fonctions qui doivent pouvoir exister sans être soumises aux prix et aux fluctuations du marché. Actuellement, on perd du terrain, au sens propre et figuré ! La Société québécoise des infrastructures, société paragouvernementale qui ne tient pas compte des besoins de la communauté lors de la caractérisation des sites dont elle fixe le prix, est plutôt connue pour vendre les sites publics, ce qui mène régulièrement à leur privatisation irréversible.

Tout porte à croire que c'est en mobilisant l'ensemble des acteurs qu'on peut trouver des solutions. À Ahuntsic, par exemple, la communauté et la ville testent un nouveau modèle pour développer une ancienne friche : une fiducie d'utilité sociale. L'objectif de cette démarche vise à planifier toutes les fonctions dont le quartier a besoin tout en maintenant leur accessibilité à travers le temps. Appelé l'écoquartier Louvain Est, le quartier projeté est axé sur la transition écologique et sur la résilience de la communauté.

La Ville de Montréal peut aussi intervenir pour favoriser l'accès à son patrimoine bâti. Elle a notamment lancé une initiative pour offrir à 1 $ certains des 68 bâtiments vacants excédentaires dont elle a la propriété. Un appel d'intérêt est en cours pour le Centre Saint-Paul. Les candidat·es doivent s'engager à le restaurer et à l'aménager dans un délai raisonnable, ce qui représente la rondelette somme de 10 millions de dollars. Il est souhaitable mais peu probable que ce site soit repris à des fins communautaires, car les contributions en subvention ne suffisent pas pour rénover des projets aussi coûteux.

Résorber la crise, une brique à la fois

La revalorisation des sites publics est une occasion de répondre à plusieurs crises que l'on connaît actuellement. Ces terrains sont une occasion de créer des milieux de vie abordables et aux fonctions diversifiées : logements sociaux, centres de la petite enfance, centres communautaires et équipements publics. Au-delà du tas de briques qui s'effritent, nous y voyons une contribution attendue pour opérer une transition sociale et écologique. À quand une réelle rencontre entre le patrimoine bâti et le patrimoine vivant ?

Gessica Gropp est chargée de projet pour les locaux communautaires adéquats à la Coalition montréalaise des Tables de quartier.

Photo : Le complexe William-Hingston qui loge une quinzaine d'organismes communautaires qui devront quitter sous peu leurs locaux (Rémi Leroux).

Décarbonation du Québec. La cape d’invisibilité de Pierre Fitzgibbon

Face aux impératifs de la transition énergétique et de la décarbonisation, le ministre Fitzgibbon n'a de yeux que pour l'électrification du système énergétique. Cette (…)

Face aux impératifs de la transition énergétique et de la décarbonisation, le ministre Fitzgibbon n'a de yeux que pour l'électrification du système énergétique. Cette stratégie, contrairement aux solutions axées sur la sobriété énergétique, ne remet pas en question les modèles de croissance dont nous devons pourtant impérativement nous détacher.

À son arrivée à Poudlard, Harry Potter découvre la cape d'invisibilité et prend vite l'habitude de s'y dissimuler pour mener ses missions ni vu ni connu. De même, lorsque François Legault lui a confié l'Énergie en plus de l'Économie et de l'Innovation, à l'aube du deuxième mandat de son gouvernement, le désormais super ministre Pierre Fitzgibbon semble avoir découvert que la décarbonation était la cape d'invisibilité toute trouvée pour dérober aux regards le projet industriel qui est la véritable raison d'être de son portefeuille Énergie, tel qu'il le conçoit. Le voile est mince et chacun·e a vu au travers, à commencer par Sophie Brochu. Le ministre n'en continue pas moins de brandir le mot « décarbonation » à chaque occasion, comme un mantra, et les médias se voient bien obligés de relayer ses propos.

Il existe plusieurs façons de sortir le pétrole, le gaz et le charbon du système énergétique, mais Pierre Fitzgibbon n'en connaît apparemment qu'une : électrifier. En effet, au-delà de mesures anecdotiques de déplacement de la demande, comme démarrer les lave-vaisselles à minuit, et d'une stratégie bancale sur les bioénergies et l'hydrogène, sa vision de la décarbonation semble se résumer à l'électrification du statu quo. Cela oblige (comme ça tombe bien ! On le voit se frotter les mains !) la mise en place d'un gigantesque chantier de construction d'installations de production d'électricité. Un demi Hydro-Québec à construire, 100 térawattheures d'énergie supplémentaire, un chantier… pharaonique, pourrait-on dire ! On poussera même le bouchon un peu plus, jusqu'à 137 TWh, pour accueillir de nouveaux projets qui « créeront de la richesse » (là, on le voit carrément saliver !). D'autant plus qu'en se drapant dans le voile de la décarbonation, le ministre prétend cacher l'archaïque mégaprojet de développement industriel dont il s'agit réellement, et ne laisser filtrer que l'aura verdâtre de la lutte au réchauffement climatique.

En fait, si l'objectif était réellement la décarbonation du système énergétique, M. Fitzgibbon n'aurait qu'à suivre le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2026 de son propre gouvernement, entré en vigueur en juin 2022. Selon ce plan, pour réussir sa transition énergétique, le Québec doit mettre en œuvre une approche structurée selon trois piliers : la sobriété, l'efficacité et les énergies renouvelables.

Malheureusement, le ministre ne semble pas en avoir pris connaissance.

Sobriété et efficacité : ne pas confondre

Après s'être brièvement aventuré sur le terrain de la sobriété énergétique, avoir démontré qu'il n'y comprenait que dalle et s'être fait contredire par son chef (qui ne voudrait surtout pas « imposer » la sobriété aux « consommateurs »), le ministre responsable de l'Énergie a bien vite cessé d'en parler en se rabattant sur l'efficacité énergétique. Certes, l'efficacité énergétique doit être exploitée à fond pour minimiser les pertes en cours de production, de transport et de consommation de l'énergie, qui absorbent 49 % de l'énergie primaire disponible au Québec selon le rapport État de l'énergie au Québec 2023. Mais efficacité et sobriété énergétique ne sont vraiment pas des synonymes et l'efficacité énergétique n'apporte qu'une partie de la réponse. Elle nous fait même souvent reculer.

Par exemple, toujours selon l'État de l'énergie au Québec 2023, la consommation énergétique par mètre carré de bâtiment a chuté de 37 % au Québec entre 1990 et 2020, mais l'énergie consommée par ménage n'a diminué que de 20 %, à cause de l'inflation des superficies. En industrie, le fabricant qui arrive à dépenser moins d'énergie par unité produite peut baisser ses prix et augmenter sa production, gonflant ainsi au passage sa consommation totale d'énergie ; c'est ce qu'on appelle l'effet rebond, tel que décrit dans le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétique du Québec 2026. En transport, l'amélioration de l'efficacité énergétique des voitures à essence n'a pas fait reculer la consommation de carburant : elle a nourri la fièvre des VUS, l'augmentation de la motorisation et la hausse des déplacements. Ainsi, dans la grande région de Montréal, la consommation totale de carburant a augmenté de 22,6 % entre 2008 et 2019, même si la performance énergétique des véhicules a progressé, selon Équiterre.

En somme, pour produire ses fruits, l'efficacité doit sans faute se combiner à la sobriété énergétique.

Sobriété 101

Pour viser la sobriété énergétique, il faut d'abord faire un tri afin de cibler les besoins réels (bonjour Pierre-Yves McSween !). Pour notre bien-être, en général, nous n'avons pas besoin de bâtiments passoires, d'un frigo plein de légumes ayant parcouru 3000 km, de perdre matin et soir une heure dans un embouteillage en solo dans notre VUS, ni de produire chacun et chacune, en moyenne, 716 kilos de déchets à envoyer au dépotoir chaque année.

Le tri fait, le défi est de trouver des manières moins énergivores de répondre aux vrais besoins. C'est un bien petit défi, car elles sont archi connues.

Il est devenu banal de le dire et pourtant, le gigantesque potentiel de la filière de la sobriété en transport reste largement sous-exploité. À court terme, des baisses substantielles de demande énergétique peuvent être obtenues en misant sur la marche et le bon vieux vélo, ainsi que sur le vélo électrique. Selon les Ministères Écologie Énergie Territoires de France, le vélo électrique consomme 70 fois moins d'énergie que la voiture. La possibilité de l'utiliser régulièrement comme substitut à l'auto solo est réelle pour plusieurs au Québec puisque 36 % de la population vit à moins de 5 km de son lieu de travail. Par ailleurs, le transport collectif et le covoiturage doivent enfin prendre leur place. Une étude de 2008 dans la région de Vancouver, mentionnée dans une étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain réalisée en collaboration avec SECOR, a démontré que sur ce territoire, à ce moment-là, la quantité d'énergie nécessaire pour déplacer une personne sur un kilomètre était 35 fois plus petite avec un tramway moderne qu'avec un VUS. Et covoiturer plutôt qu'utiliser deux autos coupe instantanément la consommation d'énergie de 50 % !

Pour réduire la demande d'énergie et de puissance liée au chauffage et à la climatisation des bâtiments, il faut entre autres établir des règlements et des programmes incitatifs qui encouragent une occupation judicieuse de l'espace. On pense ici par exemple à des subventions favorisant la construction de petits ensembles (cités-jardins, etc.) plutôt que de résidences individuelles, à des ensembles immobiliers où les grandes surfaces qui dépassent largement les besoins courants des ménages (salles de réception ou mégacuisines) sont partagées et peu chauffées lorsqu'inoccupées, aux immeubles à condos proposant des suites pour accueillir les invité·es plutôt qu'un nombre inutilement élevé de chambres dans chaque unité, à la transformation d'habitations devenues trop grandes en maisons intergénérationnelles ou, dans les villages ou quartiers peu denses, à la construction de petites maisons autour d'une grande demeure servant à loger des invité·es, à organiser des fêtes ou à faire des corvées de cuisine pour la conservation au moment des récoltes.

La mise en place de ces moyens et de bien d'autres approches de sobriété – dans les secteurs de l'alimentation, de l'industrie, des biens de consommation et ailleurs – dépend en tout premier lieu de politiques publiques ambitieuses et bien réfléchies pour créer des environnements qui assureront leur popularité et leur acceptabilité.

Des arbitrages bien concrets

Selon un porte-parole d'Hydro-Québec, si les habitudes observées aujourd'hui restaient 100 % identiques, l'impact en pointe des véhicules électriques serait de l'ordre de 7 000 MW en 2050. Trois centrales sur la rivière du Petit Mécatina, en Basse-Côte-Nord, produiraient ensemble 1 500 MW. Pour atteindre 7 000 MW et combler ainsi uniquement cette nouvelle demande, si on misait seulement sur l'hydroélectricité et sans abaisser la demande ailleurs, il faudrait aussi artificialiser par exemple le flot résiduel de la Caniapiscau, la rivière George et la rivière à la Baleine.

Bien sûr, il y a aussi d'autres manières d'augmenter l'offre d'électricité – outre l'indispensable optimisation des installations d'Hydro-Québec –, notamment par l'éolien et le solaire. Toutes, cependant, auront des impacts, parfois majeurs, sur les territoires appelés à accueillir ces infrastructures ou les projets d'extraction minière dont la construction d'infrastructures et l'électrification elle-même dépendent. Toutes affecteront les écosystèmes qui font vivre ces territoires ainsi que la santé et la qualité de vie des populations qui y habitent. Toutes présentent des enjeux capitaux de disponibilité des matières et d'accaparement de ces matières par les nations riches comme le Québec.

Ne fonçons pas tête baissée dans la cape d'invisibilité de Pierre Fitzgibbon. Exigeons que les arbitrages à faire et leurs impacts soient clairement exposés, et que des politiques publiques costaudes de sobriété, couplées à des efforts enfin sérieux d'efficacité, soient d'urgence incorporées à la réflexion collective sur l'avenir énergétique du Québec.

Illustration : Les pilliers de la transition énergétique. Adaptation de la démarche négaWatt. Association négaWatt. https://www.negawatt.org. Schéma issu du Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2026, page 6

Distribution d’électricité : Hydro-Québec doit respecter son obligation

Hydro-Québec, dans ses activités de distribution d'électricité, a la responsabilité d'assurer un approvisionnement suffisant et fiable en électricité pour répondre aux besoins (…)

Hydro-Québec, dans ses activités de distribution d'électricité, a la responsabilité d'assurer un approvisionnement suffisant et fiable en électricité pour répondre aux besoins prévus de la clientèle québécoise. Devrait-on s'inquiéter de l'apparent manque de préparation et de capacité de la société d'État pour assumer ses responsabilités et, à plus forte raison, faire face au défi de la décarbonation de l'économie québécoise ?

Cet article paraîtra dans notre numéro 96 (été 2023), bientôt disponible !

Le vieillissement des actifs et la résilience énergétique

Selon le rapport de la vérificatrice générale du Québec sur la maintenance préventive des actifs du réseau de distribution d'électricité publié en décembre 2022, la fiabilité du service de distribution d'électricité d'Hydro-Québec présente une baisse marquée, et le vieillissement des actifs va s'accentuer alors qu'il faudrait intégrer plus de 100 TWh additionnels au réseau d'ici 2050 simplement pour décarboner notre économie.

L'épisode de verglas du début du mois d'avril 2023 aura démontré le manque de fiabilité du réseau, ranimé le débat sur l'enfouissement des fils, et souligné le besoin d'investir pour que les municipalités s'adaptent face aux changements climatiques.

Le déséquilibre offre-demande

Hydro-Québec doit s'assurer de disposer d'approvisionnements suffisants pour répondre en tout temps aux besoins en électricité du Québec. Et pourtant, l'entreprise semble avoir totalement ignoré les orientations réglementaires et les cibles de décarbonation des municipalités québécoises.

En effet, Hydro-Québec a récemment jugé comme irréalistes les recommandations d'une commission d'élus de Montréal concernant l'électrification intégrale des nouveaux bâtiments construits dans la ville, et l'abandon progressif des systèmes de chauffage aux combustibles fossiles dans les bâtiments existants.

Pour justifier sa réaction, l'entreprise prétend que la conversion des clients montréalais d'Énergir à l'électricité demanderait une puissance de l'ordre de 4500 mégawatts lors des grands froids qui « compromettrait les projets d'électrification et le développement économique ». Cependant, Hydro-Québec est bien plus avenante lorsqu'il est question d'approvisionner des projets industriels tels que l'usine de batterie de Volkswagen. On peut donc constater qu'Hydro-Québec effectue un certain arbitrage parmi les usages destinés au développement économique et ceux nécessaires à la décarbonation, et ce, même parmi les projets de décarbonation.

La conversion du chauffage des client·es d'Énergir à l'électricité est basée sur une efficacité de chauffage de 100 %, puisque les thermopompes peinent à combler les besoins de chauffage lors des périodes de froid intense. Ce faisant, Hydro-Québec fait fi des solutions technologiques proposées par la Ville de Montréal pour favoriser une décarbonation graduelle et complète des bâtiments tout en minimisant les impacts sur les besoins de puissance en heure de pointe, notamment grâce au déplacement des charges que permet dorénavant le chauffage par accumulation thermique, qui est déjà subventionné par Hydro-Québec. Ces propositions sont clairement explicitées dans la Feuille de route vers des bâtiments montréalais zéro émission dès 2040.

Hydro-Québec ne se contente pas d'essayer de décourager les efforts de décarbonation de la Ville de Montréal, mais aussi ceux des autres municipalités qui désirent décarboner leur territoire. En effet, Hydro-Québec a déclaré que la Ville de Laval faisait « fausse route » lorsqu'elle a exprimé l'intention d'imposer un moratoire sur l'installation d'appareils alimentés au gaz naturel dans le secteur résidentiel. De même, Hydro-Québec a récemment fait part de son incapacité à répondre adéquatement aux perspectives de décarbonation évoquées en Outaouais.

L'obligation de distribuer l'électricité

On se rappellera qu'au début de l'année 2023, Hydro-Québec annonçait avoir reçu des demandes en alimentation électrique totalisant 23 000 mégawatts (MW) pour des projets industriels, qu'elle disait ne pas pouvoir tous alimenter. Avec l'adoption du projet de loi 2, Hydro-Québec n'a plus l'obligation de distribuer l'électricité pour les demandes d'alimentation de moins de 50 MW. Elle demeure toutefois soumise à l'obligation légale de fournir de l'électricité pour satisfaire toute demande inférieure à 5 MW, ce qui inclut les demandes individuelles de décarbonation des bâtiments.

Hydro-Québec a l'obligation de distribuer l'électricité, tel quel prévu à l'article 76 de la Loi sur la Régie de l'énergie. Elle ne devrait pas se permettre de critiquer les demandes d'alimentation exprimées par sa clientèle ni les orientations réglementaires décidées démocratiquement par les gouvernements locaux élus par la population.

Plutôt que de s'efforcer de freiner l'électrification complète et intelligente du chauffage des bâtiments, Hydro-Québec devrait jouer un rôle de premier plan dans la décarbonation rendue plus que pressante par l'urgence climatique. Pour se faire, elle se doit d'assurer un approvisionnement suffisant et fiable. Point final.

Cet article paraîtra dans notre numéro 96 (été 2023), bientôt disponible !

Jean-Pierre Finet est analyste et porte-parole du Regroupement des organismes environnementaux en énergie (ROEÉ).

Comment la lutte aux paradis fiscaux a été récupérée

On apprenait récemment la publication d'un court essai intitulé Paradis fiscaux. Comment on a changé le cours de l'histoire, qui raconte les dernières tentatives de réformer la (…)

On apprenait récemment la publication d'un court essai intitulé Paradis fiscaux. Comment on a changé le cours de l'histoire, qui raconte les dernières tentatives de réformer la fiscalité internationale. Le titre témoigne de la confiance des privilégiés qui, aux commandes des grands chantiers de réforme, s'assurent que le vent du changement tourne toujours en leur faveur.

L'auteur, Pascal Saint-Amans, était jusqu'à tout récemment directeur du Centre de politique et d'administration fiscales (CPAF) de l'OCDE. Pendant qu'il occupait cette fonction, il a supervisé l'élaboration de la réforme de la fiscalité internationale connue sous le nom de Solution à Deux Piliers, mesure intégrée au projet BEPS pour « Base Erosion and Profit Shifting » ou « Érosion de la base d'imposition et transfert des bénéfices ». Une réforme attendue, car censée refonder les principes des relations fiscales internationales, mais qui, à l'aube de son entrée en vigueur, menace de dissoudre la contestation citoyenne dans le processus de mondialisation capitaliste.

Un pétard mouillé ?

Le premier Pilier de la réforme vise les déformations produites, entre autres, par l'économie numérique en créant un nouveau droit d'imposition consistant à réallouer une partie des « surprofits » (taux de rentabilité dépassant 10 %) aux pays où l'activité économique a réellement lieu. Le second Pilier instaure un taux d'imposition minimal mondial des entreprises multinationales avec un chiffre d'affaires annuel supérieur à 750 millions € (± 1,1 milliard CAD).

La proposition de réforme de l'OCDE fait, depuis sa signature en octobre 2021, l'objet d'importantes contestations. Des ONG reconnues – Oxfam ou le Tax Justice Network, par exemple – et des économistes de renom – Jayati Ghosh, Joseph Stiglitz, etc. – contestent le seuil d'imposition de 15 %, plutôt faible face au taux moyen d'imposition des sociétés de 22 % en vigueur dans les pays de l'OCDE. Par ailleurs, des États comme le Nigeria ont témoigné des lacunes démocratiques des négociations de l'OCDE. Nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour critiquer l'insuffisance de cet accord qui doit « changer le cours de l'histoire » des paradis fiscaux [1].

Pourtant, ces critiques ne semblent pas trouver de relais médiatiques adéquats et peinent donc à opposer un contre-discours efficace à celui de l'OCDE, qui mène depuis peu une campagne autocongratulatoire. Chaque avancée, qu'elle soit véritablement décisive ou non, est tenue pour une preuve supplémentaire du succès indiscutable de l'entente parrainée par l'organisation.

Ainsi, en janvier dernier, l'OCDE annonçait en grande pompe une importante réévaluation à la hausse des retombées économiques attribuables à l'entrée en vigueur du second Pilier de la réforme – passant de 150 milliards à 220 milliards USD (202 milliards à 297 milliards CAD) [2]. Or, depuis peu, certains redoutent qu'un des mécanismes censés encourager les pays à adopter la réforme – l'impôt complémentaire minimum national [3] – réduise les recettes anticipées dans plusieurs pays. Alors que les paradis fiscaux pourraient continuer d'attirer chez eux les profits des multinationales, les pays à fiscalité dite « normale » comme le Canada verraient leurs revenus amputés jusqu'à 97 %.

Quant au premier Pilier, la rumeur veut que celui-ci, dont le secrétaire général de l'OCDE Mathias Cormann espérait encore récemment l'entérinement rapide, soit mort au feuilleton. Comble de l'ironie pour un projet censé « changer l'histoire », qui voit l'une de ses mesures phares être refusée par les pays riches membres de l'OCDE, ceux-là mêmes qu'elle devait avantager.

Opération de récupération

Ce qui change cependant avec cette réforme, c'est l'intégration officielle de la concurrence entre États au sein du système fiscal mondial. Comme l'a affirmé récemment l'économiste Gabriel Zucman, la réforme est « conceptuellement et philosophiquement déficiente [4]. »

D'une part, elle prévoit d'importantes exemptions qui auront pour conséquence de maintenir le taux d'imposition effectif des multinationales sous la barre des 15 %. L'une des exemptions les plus troublantes concerne l'absence de minimum d'imposition là où une activité économique substantielle est réalisée. Cela signifie que la concurrence fiscale est encore encouragée lorsqu'il s'agit d'une politique de développement économique. Ce faisant, la réforme ouvre un nouvel enfer sous nos pieds : les multinationales continueront de faire pression sur les gouvernements afin de magasiner leurs préférences fiscales et légales.

D'autre part, cette réforme lance le signal que les multinationales, acteurs économiques dominants, n'ont qu'à payer 15 % d'impôts alors que les PME et les particuliers dans la majorité des pays de l'OCDE sont imposé·es à des taux beaucoup plus élevés.

Soyons clairs : cette réforme vise à pouvoir déclarer que seul le phénomène des paradis fiscaux à 0 % d'imposition soit chose du passé. Or, ce modèle classique du paradis fiscal est aussi désuet que l'image d'île aux palmiers qui lui est associée. La réalité des paradis fiscaux et légaux est bien plus complexe et la réforme de l'OCDE cherche à la maintenir. Cette absence de profondeur reflète un manque de volonté de mettre fin au régime d'exception des paradis fiscaux. L'OCDE est moins gênée par les injustices dont ces législations complaisantes sont la source que par le fait que ces dernières grugent la confiance du public dans le projet de la mondialisation.

C'est d'ailleurs ce qu'affirmait Pascal Saint-Amans lui-même lors de sa dernière réunion à titre de directeur du CPAF [5]. La réforme, dit-il, a pour but d'apporter du bon sens (common sense) à un système fiscal dans lequel la juridiction où sont déclarés les profits est artificiellement dissociée de la juridiction où sont réalisées les activités économiques réelles. Une telle distorsion est « ce qui a conduit les gens dans les rues à penser que quelque chose n'allait pas et donc à rejeter la mondialisation. » Saint-Amans poursuit : « je pense que notre devoir, en tant que technocrates et politiciens, est de nous assurer que nous nous en tenons à ce bon sens et que nous veillons à ce que les règles produisent ce qu'elles sont censées produire. »

On décèle, dans cet énoncé creux, l'un des motifs sourds du projet de l'OCDE : conserver vivante la mondialisation capitaliste en l'arrimant à la notion consensuelle, mais vide, du « bon sens ». Ce dernier ne suffit cependant pas à faire oublier le pacte ruineux passé entre nos démocraties dites libérales et cette mondialisation qui, bafouant les droits et décuplant les inégalités, alimente la montée d'une droite autoritaire partout dans le monde. La réforme de l'OCDE n'est pas fondée sur le besoin d'une plus grande justice, mais sur celui de créer les conditions favorables à la poursuite de la mondialisation. Voilà pourquoi il ne pourrait être question d'aller plus loin qu'« un standard minimal c'est-à-dire un standard maximal » comme Saint-Amans le disait lors de la même occasion dans un lapsus révélateur.

Le titre du livre de Pascal Saint-Amans tient de la mauvaise blague. Comment on a changé le cours de l'histoire ? Réponse : en entérinant la tendance lourde de l'économie capitaliste pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas une excroissance anormale, mais bien un rouage essentiel. L'OCDE n'a nulle intention de lutter contre ces législations complaisantes : l'heure est à leur intégration officielle au sein de l'appareil fiscal international. L'accord de l'OCDE est un mirage de progrès.

Démasquer, condamner, encaisser

Une question s'impose au mouvement social pour la justice fiscale. Cette réforme ne fait que confirmer ce qui se produisait officieusement, tout en « renouvelant » la confiance du public en la mondialisation. Ce faisant, elle étouffe les contestations. Car la situation, telle qu'elle se profile actuellement, compromet les efforts qui ont été déployés au fil des années pour assurer une redistribution plus juste de la richesse à travers le globe. La lutte aux paradis fiscaux et aux injustices qu'ils génèrent a démontré l'efficacité de la mobilisation citoyenne sur cette question. Or, une proposition comme celle de l'OCDE – brandie comme un succès par nos gouvernements qui assurent nous avoir entendu·es – devient paradoxalement le principal obstacle à la mobilisation. Une fois la réforme adoptée, comment lutter en l'absence (apparente) d'une cause ? Le projet de l'OCDE ne se contente pas d'entériner la position dominante acquise par les grandes compagnies multinationales au fil des années : elle prévient également la naissance des foyers de contestation présents et à venir.

La dernière réforme de la fiscalité internationale datant des années 1920, nous n'avons pas le luxe de laisser cette occasion nous filer entre les mains. Il nous faut avoir le courage politique de mener la lutte à son terme.

Une campagne pour poursuivre la lutte

Le collectif Échec aux paradis fiscaux, à l'instar de plusieurs autres organismes œuvrant pour la justice fiscale ailleurs dans le monde, a pris acte de la nécessité de prévenir ce relâchement de la pression militante. Sa campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » [6] propose de poursuivre la lutte en tenant compte des mutations que le phénomène des paradis fiscaux a subies. En ramenant la lutte à sa plus simple expression, Échec aux paradis fiscaux souhaite rendre apparentes les causes des injustices fiscales afin de les cibler politiquement.

À la complaisance de l'OCDE, la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » répond par une demande politique claire, qui articule trois perspectives différentes, mais complémentaires sur la lutte aux paradis fiscaux ; le problème est à la fois présenté comme une zone d'ombre à éclaircir (Démasquer), comme une injustice à punir (Condamner) et enfin comme un outil de lutte contre les inégalités (Encaisser).

Cette campagne fournit des orientations claires à l'action politique dans une perspective de justice fiscale. Elle doit être lue comme un programme qui, à travers ses treize revendications, conjugue des luttes locales à des considérations internationales. La campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » évite l'une des difficultés typiques du problème des paradis fiscaux, difficulté qui est par ailleurs entretenue par l'OCDE : faire de la justice fiscale le débat hermétique d'une communauté experte. Les revendications que porte Échec aux paradis fiscaux sont ancrées dans des inquiétudes concrètes, qui illustrent l'incidence des paradis fiscaux sur l'organisation de la société. Le collectif est ainsi en mesure d'intervenir dans le débat politique afin de défendre une conception alternative du bien commun, comme en témoignent ses contributions aux consultations publiques [7].

Surtout, cette campagne est destinée à opposer un contre-discours à l'apparence de consensus qui règne au sein des gouvernements des pays de l'OCDE. Ce que propose le collectif, c'est une lunette de lecture qui aide à faire sens des enjeux associés aux paradis fiscaux et à mobiliser la société civile à partir d'objectifs communs. La sombre perspective qu'offre la réforme de l'OCDE montre que la lutte centrale demeure celle pour gagner l'opinion publique à la cause de la justice fiscale. Car c'est à la société civile, aux groupes citoyens qui la composent, que revient en dernière analyse la tâche d'infléchir l'action des gouvernements. L'éducation populaire, la sensibilisation à ces enjeux ont engendré et continuent de provoquer des changements lents, graduels, mais nécessaires.


[1] Pour un sommaire de ces critiques, voir l'article de Lison Rehbinder, « Taxation des multinationales : une réforme insuffisante », Relations, no 818, 2022, p. 35-37.

[2] OCDE, « Selon l'OCDE, l'impact de la réforme de la fiscalité internationale sur les recettes sera supérieur aux prévisions ». En ligne : www.oecd.org/fr/presse/l-impact-de-la-reforme-de-la-fiscalite-internationale-sur-les-recettes-sera-superieur-aux-previsions.htm.

[3] L'impôt complémentaire minimum national (ICMN) est une mesure d'imposition de droit interne arrimée aux règles du Pilier Deux. Il donne à l'État qui le promulgue le droit de capter les recettes fiscales autrement redistribuées à des juridictions étrangères au titre des règles principales instaurant l'impôt minimum mondial. Plusieurs paradis fiscaux notoires envisagent l'instauration d'un ICMN puisque celui-ci leur donnerait préséance sur les pays où l'activité économique a réellement lieu.

[4] Forum économique mondial, « Is Global Tax Reform Stalling ? ». En ligne : www.weforum.org/events/world-economic-forum-annual-meeting-2023/sessions/is-global-tax-reform-stalling.

[5] OECD, « 14th Meeting of the OECD /G20 Inclusive Framework on BEPS ». En ligne : www.oecd.org/tax/beps/oecd-g20-inclusive-framework-on-beps-meeting-october-2022.htm (à partir de 4h31min).

[6] Une présentation de la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » est disponible sur le site internet du collectif Échec aux paradis fiscaux. En ligne : www.echecparadisfiscaux.ca/agir/demasquer-condamner-encaisser.

[7] Consultez les publications du collectif à l'adresse suivante. En ligne : www.echecparadisfiscaux.ca/agir/publications/.

Edgar Lopez-Asselin est coordonnateur du collectif Échec aux paradis fiscaux. William Ross est chercheur postdoctoral à l'Université Goethe de Francfort.

Illustration : Ramon Vitesse

S’enrichir avec les litiges

Au sein du capitalisme mondial financiarisé, non seulement les entreprises privées ont leur propre instance de résolution des litiges commerciaux, parallèles aux tribunaux (…)

Au sein du capitalisme mondial financiarisé, non seulement les entreprises privées ont leur propre instance de résolution des litiges commerciaux, parallèles aux tribunaux étatiques, mais des entreprises cotées en bourse ont pour principale activité de financer de tels litiges internationaux en vue d'un gain. Quelle est la genèse de cette pratique financière déconcertante et pourquoi faut-il la craindre ?

En 2017, l'entreprise internationale d'investissement Burford Capital vendait, au prix de 107 millions $ US, ses droits sur un litige opposant l'Argentine à des compagnies aériennes que le pays avait nationalisées en 2001, dans la foulée de la plus grave crise économique de son histoire. Burford Capital agissait à titre de bailleur de fonds tiers auprès des lignes aériennes poursuivantes. Le tiers financier est un acteur extérieur à un litige juridique qui assume les coûts des procédures légales de la partie poursuivante moyennant des droits sur les réparations qui pourraient être obtenues à l'issue de l'arbitrage. Quelques mois après la transaction, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) rendait sa décision d'arbitrage et sommait l'État argentin de payer 320 millions $ US plus les intérêts aux lignes aériennes. L'année suivante, Burford capital se félicitait dans son rapport annuel pour son retour sur investissement de 722 %, soit un profit de 94 millions $ US.

Comment ces entreprises en sont-elles venues à avoir pour principale activité le financement de litiges en vue d'un gain, et en quoi est-ce que cela devrait nous alarmer ?

Des traités internationaux au service du capital

Il existe dans le monde plus de 3000 traités internationaux d'investissement qui prévoient un recours à une instance de règlement par arbitrage en cas de litige opposant un investisseur privé à un État. Ces traités ont été progressivement signés à partir de la seconde moitié du 20e siècle, dans la foulée de la décolonisation et de la naissance d'États souverains. Il fallait à ce moment encadrer cette souveraineté et protéger les investissements étrangers de possibles nationalisations ou expropriations. En s'assurant, notamment par le biais du droit international, de la continuité de leur domination, les puissances impériales scellaient le triomphe du néocolonialisme sur le postcolonialisme. Un négociateur de traités ayant œuvré dans les années 1990 en Amérique latine pour le compte de pays occidentaux témoigne [traduction libre] :

« Nombreux sont ceux qui, en Amérique latine, pensaient qu'il était inoffensif de signer ces traités ; personne n'avait la moindre idée de ce qu'ils signifiaient. Beaucoup de ceux qui ont négocié n'étaient pas des juristes, et ils les ont donc signés en quelques jours, en quelques heures, ou même par courrier électronique, parce que les voyages étaient trop chers. »

À ce jour, on compte plus de 1000 poursuites en arbitrage initiées contre les États, les audiences se déroulant pour la plupart devant le CIRDI, l'instance d'arbitrage de la Banque mondiale. Les montants en jeu sont considérables. Le Pakistan s'est par exemple vu imposer en 2019 des dommages de 5,8 milliards $ US à deux minières, dont la canadienne Barrick Gold, dans une affaire relative à l'exploitation d'une mine de cuivre et d'or que l'État du Pakistan a finalement décidé d'exploiter lui-même.

Le paiement par les États des réparations exorbitantes est assuré par un autre instrument légal, la Convention de New York de 1958, qui prévoit notamment que les entreprises peuvent user des tribunaux à travers le monde pour saisir des actifs des États récalcitrants. Comble d'ironie, le Pakistan venait de recevoir quelques jours avant le jugement d'arbitrage un prêt de 6 milliards de $ US par le Fonds monétaire international pour faire face à une crise économique nationale. Du côté des minières dédommagées, l'affaire aura été fameuse, celles-ci ayant reçu des sommes 25 fois plus importantes que les dépenses engagées, grâce à la notion « d'expectative de profits perdus » retenue par les arbitres.

L'État, l'entreprise et le financier

Jusqu'au tournant des années 2010, les acteurs en cause étaient limités aux États, aux entreprises privées et aux cabinets d'avocats à 1000 $/h. Or, des financiers se sont invités depuis quelques années à ce simulacre de justice et ont proposé aux entreprises poursuivantes de payer le coût des procédures, qui sont en moyenne de 6 millions $ US, en retour d'une partie des dommages et intérêts reçus. Pour les États, l'affaire est catastrophique puisqu'elle contribue à augmenter les poursuites à leur endroit, dont les coûts de défense atteignent en moyenne 5 millions $ US. Un État comme l'Argentine a dû se défendre à ce jour contre 62 poursuites depuis 1997, tandis que le Venezuela en a essuyé 53, et le Canada 13. Des 62 dossiers conclus de l'Argentine, seulement 6 se sont soldés en faveur du pays, les autres ayant été réglés hors cour ou à la suite d'un jugement d'arbitrage rendu.

Au tribunal d'arbitrage, l'entreprise peut se sentir chez elle. D'abord, le droit applicable est celui prévu au contrat, en plus de la lex mercatoria – le droit commercial international. Lorsque l'Argentine s'est défendue d'un litige l'opposant à la multinationale Total, les procureurs argentins ont en vain plaidé que les décrets gouvernementaux passés en 2002, qui avaient entre autres pour effet de geler les tarifs gaziers imposés par l'entreprise, avaient été votés en vertu de la constitution argentine et du respect des droits fondamentaux, menacés par la crise économique. Le tout a été jugé irrecevable par les arbitres, puisque le droit constitutionnel et national des pays ne régit pas les parties et est suppléé par la lex mercatoria. L'Argentine a été condamnée à verser 270 millions US $ à Total.

Les arbitres qui siègent au CIRDI sont pour la plupart issus du milieu privé. Dans un rapport choc publié en 2012, le Corporate Europe Observatory établissait que 15 arbitres provenant de la pratique du droit privé au Canada, en Europe et aux États-Unis s'étaient partagé 55 % des litiges du CIRDI. Ce phénomène de porte-tournante entre les cabinets d'avocats du Nord et l'instance d'arbitrage contribue au fait qu'à ce jour, les États sont, dans près de la moitié des décisions rendues, condamnés à verser des dommages aux entreprises poursuivantes, sans compter les arrangements à l'amiable gardés confidentiels.

Dans ce contexte hautement favorable au secteur privé, le financement par des tiers devient une pratique spéculative attrayante que des acteurs du milieu présentent comme une forme de promotion de l'accès à la justice. Malheureusement, cet abus de langage se vérifie, car selon une estimation du professeur et ancien arbitre Stravos L. Brekoulakis, environ 40 % des litiges opposant des investisseurs à des États sont financés par un bailleur de fonds externe.

Sabotage écologique

Par ailleurs, les traités internationaux et instances de règlements des litiges s'ajoutent désormais aux nombreux outils et stratégies dont dispose l'industrie fossile pour résister à la transition écologique et énergétique. À ce jour, plus de 230 arbitrages internationaux ont été le fait d'investissements relatifs à des actifs fossiles, ce qui représente environ 20 % de l'ensemble des litiges connus à ce jour. Dans ce secteur, la moyenne des réparations accordées aux entreprises est d'environ 600 millions $ US.

Cette menace juridique de taille qui plane sur les États a de quoi les faire réfléchir. Par exemple, les projets de développement d'actifs fossiles de la Guyane qui n'ont pas encore reçu de décision finale d'investissement (DFI) représentent des risques de poursuite de 15 milliards $ US, soit près de trois fois le PIB du pays. On estime que 20 % des actifs fossiles n'ayant pas encore reçu de DFI sont protégés par des traités prévoyant un recours à une instance d'arbitrage privé.

Le GIEC s'est montré clair : la limite du 1,5 degré Celsius exigera non seulement d'empêcher tout nouveau développement fossile, mais aussi de démanteler des infrastructures existantes. Or, le capital fossile existant et potentiel jouit d'une protection légale. Le dernier exemple de ce verrouillage juridique est celui du projet d'exportation de gaz naturel liquéfié GNL Québec, dont les promoteurs ont déposé une poursuite en dommages de 20 milliards $ US contre le Canada pour avoir refusé d'émettre les autorisations nécessaires. On ne peut toutefois déterminer si la poursuite entre le Canada et GNL Québec est l'objet d'un financement par un tiers, cette information n'étant pas publique.

S'il faut craindre la crise écologique et la croissance des inégalités socioéconomiques mondiales, alors il faut tout autant redouter ce régime de traités internationaux et ses instances de règlements parallèles protégeant les intérêts des acteurs puissants qui alimentent ces crises.

Colin Pratte est chercheur à l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques.

Photo : Marco Verch Professional (CC-BY-SA 2.0)

2025 – année de la 6ème Marche Mondiale des Femmes !

4 janvier, par Rédaction-coordination JdA-PA
La Sixième Marche mondiale des femmes aura lieu le 18 octobre prochain et fêtera ses 25 ans. La Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes a lancé la mobilisation (…)

La Sixième Marche mondiale des femmes aura lieu le 18 octobre prochain et fêtera ses 25 ans. La Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes a lancé la mobilisation ce midi à l’occasion d’une mobilisation qui a réuni plus de 500 personnes à Candiac. Elle sera précédée de plusieurs (…)

Bilan 2024—résistances et fractures dans un monde divisé

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2025/01/2024_canada-1024x491.png3 janvier, par Comité éditorial
L’année 2024 qui vient de se terminer fait partie d’un tournant majeur dans nos vies: le monde se divise de plus en plus, autant à l’international qu’à l’intérieur des pays. (…)

L’année 2024 qui vient de se terminer fait partie d’un tournant majeur dans nos vies: le monde se divise de plus en plus, autant à l’international qu’à l’intérieur des pays. Cette division montre de plus en plus que l’oligarchie des grandes puissances a perdu le contrôle et n’a plus les moyens (…)

L’illibéralisme, le nouvel encerclement

Si l'extrême droite est en expansion dans le monde, c'est dans sa version « illibérale » qu'elle menace le plus les pays démocratiques. Bien que très utilisé dans certains (…)

Si l'extrême droite est en expansion dans le monde, c'est dans sa version « illibérale » qu'elle menace le plus les pays démocratiques. Bien que très utilisé dans certains cercles, ce terme est peu connu au Québec. Est-ce parce qu'il demeure peu pertinent dans notre contexte politique, ou désigne-t-il une réalité que nous refusons de voir ?

Le terme « illibéralisme » ajoute le préfixe négatif « il » au mot « libéralisme ». L'illibéralisme serait ainsi une négation du libéralisme. Il est en quelque sorte un refus du libéralisme politique, de l'État de droit et de ses institutions plus particulièrement. S'accommodant d'élections libres et pluralistes (mais aux résultats très souvent attendus), il se permet d'affaiblir la démocratie en s'attaquant aux contrepouvoirs, en contrôlant les médias. Et surtout, en inventant une forme hybride entre la dictature et la démocratie.

Ce mot, créé par l'auteur et journaliste Farreed Zakaria, s'est répandu peu à peu à la fin des années 1990 avant de devenir très courant depuis une dizaine d'années seulement. Zakaria a observé que plusieurs pays ayant adopté des processus démocratiques en sortant d'années de dictature ont élu des partis qui favorisent indirectement un retour à l'ancien régime, du moins, dans certains aspects et avec d'importantes transformations. Par le biais, les pays qui ont une plus longue expérience de la démocratie seront aussi rapidement touchés. Les partis illibéraux s'attaquent à des vaches sacrées en démocratie comme la Constitution, les droits et libertés fondamentales, l'indépendance du système judiciaire.

La Hongrie, la Pologne et les autres

En Europe, la Pologne de Jarosław Kaczynski et la Hongrie de Viktor Orban ont donné un important élan à l'illibéralisme. Par ailleurs, le second utilise sans détour cette dénomination. Aujourd'hui élu pour un quatrième mandat, il s'est distingué dès le départ par de forts discours contre la mondialisation et défend ouvertement les valeurs conservatrices : famille traditionnelle, foi chrétienne, nationalisme très prononcé et refus de l'immigration.

Le gouvernement d'Orban est devenu un modèle pour plusieurs et on ne peut que constater les importantes avancées de l'illibéralisme depuis quelques années. S'il est difficile d'inclure dans ce courant un lieu aussi autoritaire que la Russie, par exemple, on y associe des pays très différents tels que les Philippines, l'Inde, le Venezuela, Israël.

En Europe, l'Italie vient de basculer dans le clan illibéral, avec l'élection de Georgia Meloni et des Frères d'Italie. La nouvelle première ministre se dit clairement admirative d'Orban – même si jusqu'à maintenant, elle n'a pas encore ciblé les grandes institutions du pays et celles auxquelles l'Italie appartient. En France, la forte opposition au gouvernement Macron, conséquence de la grande impopularité de sa réforme des retraites, pourrait propulser Marine le Pen et le Rassemblement national au pouvoir, ce qui amènerait un pays de plus, et des plus importants, dans le giron illibéral. Le président Macron, par son peu de respect de plusieurs institutions et du processus démocratique, et par certaines dérives autoritaires, a par ailleurs ouvert la voie à un éventuel changement de régime et a adopté certaines attitudes qui le rapprochent de l'illibéralisme.

La situation actuelle en Israël montre bien où peut aller un gouvernement illibéral dans la pure logique de ce qui définit cette tendance. La mainmise du pouvoir judiciaire par le pouvoir politique, comme voulue par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, est une grande dérive du fonctionnement de la démocratie, qui pourrait transformer en profondeur le pays, même si les élections sont maintenues. On comprend très bien l'indignation du peuple israélien engagé dans une grande bataille pour préserver une démocratie fragilisée.

Le cas des États-Unis

Même si le terme illibéralisme n'a pas été souvent utilisé ici pour qualifier le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis, il demeure clair que l'ex-président a démontré un net acharnement contre les institutions du pays, ce qui l'associe sans réserve à la tendance illibérale : entre autres, il a détruit l'équilibre entre juges démocrates et républicains à la Cour suprême, il n'a pas reconnu le résultat des dernières élections, il s'en est même pris à des institutions pourtant considérées utiles pour bien régner, comme le FBI.

Aux États-Unis, on pourrait cependant affirmer que la tendance la plus forte de l'extrême droite demeure le courant libertarien. Les deux courants semblent en apparence difficiles à concilier. Le libertarianisme prône un désengagement total de l'État dans le plus grand nombre de secteurs possible, alors que l'illibéralisme s'appuie sur un gouvernement central fort, autoritaire, et sur un chef d'État puissant qui parle et agit au nom du peuple.

Pourtant, illibéralisme et libertarianisme marchent dans la même direction et s'accommodent bien l'un de l'autre. Selon ces deux systèmes, il ne faut contraindre en rien l'économie de marché. Tant les grandes institutions et que les contrepouvoirs démocratiques doivent être démantelés ou, au minimum, affaiblis.

Aux États-Unis, il semble que les libertariens ont signé une sorte de pacte avec Trump : en s'appropriant le pouvoir et en s'attaquant aux institutions du pays comme il l'a fait et promet de le faire encore, Trump crée l'environnement propice à une diminution radicale du pouvoir de l'État qui permettrait à long terme, peut-être, d'installer un système mitoyen, ayant les caractéristiques de l'un et de l'autre régime. Cette alliance associe cependant les libertariens à des tendances particulièrement conservatrices, principalement aux groupes religieux extrémistes, un lien peu naturel qui pourrait peut-être se briser un jour.

Qu'en est-il chez nous ?

La rareté de l'utilisation du terme « illibéralisme » au Québec et au Canada ne nous met cependant pas à l'abri d'avancées dans la propagation de ce régime. Comme à toutes les fois qu'on essaie de définir une tendance politique, la réalité des choses met à l'épreuve toute interprétation simpliste. L'illibéralisme reste complexe et peut s'appliquer de différentes manières. Ainsi, pourrions-nous qualifier le gouvernement de Stephen Harper d'illibéral ? Très à droite, pas forcément populiste, s'attaquant à de nombreux contrepouvoirs sous le prétexte de compressions budgétaires, il s'en est surtout pris à une opposition en provenance des mouvements sociaux – et même du côté des artistes – sans oser affronter les grandes institutions reliées à l'État.

Il risque d'en être autrement avec son successeur Pierre Poilievre. Celui-ci semble clairement s'aligner sur la stratégie de Trump, en dépeignant, dans des discours réducteurs, un pays au bord de la catastrophe et en défiant les médias envers lesquels il a très peu de confiance. La CBC est d'ailleurs la première grande institution publique qu'il combat ouvertement et dont il souhaite l'élimination. Il faudra voir si son programme politique, peu élaboré pour le moment, continuera à s'inspirer de ce qui ressort de la tendance illibérale.

Au Québec, nous semblons plus éloigné·es d'un pareil régime. En 1997, le sociologue Dorval Brunelle a cependant utilisé le terme « illibéral » pour caractériser le gouvernement de Maurice Duplessis pendant la Grande Noirceur [1]. Si le lien peut sembler de prime abord surprenant par son anachronisme, l'association avec les gouvernements illibéraux actuels semble assez claire, par ce mélange de corruption, d'élections systématiquement remportées, de fort contrôle étatique et de libéralisme économique, ce qui convient dans les deux cas.

L'actuel gouvernement Legault aurait-il en lui quelques germes d'illibéralisme ? Son nationalisme, sa prédilection pour l'entreprise privée, son attachement à certaines valeurs conservatrices soulèvent quelques soupçons. Sûrement est-il nécessaire de bien s'en préserver et utiliser tous les ressorts de la démocratie devant un gouvernement profitant d'une si forte prédominance au parlement (par ailleurs, rappelons-le, non proportionnelle au vote obtenu), s'imaginant parler au nom de la majorité alors qu'il gouverne de plus en plus clairement pour la classe aisée.

Une surveillance qui s'impose

L'illibéralisme, parmi ses grandes tares, ramène le chef d'État autoritaire, populiste et qui comprendrait mieux que personne, selon lui ou elle, les aspirations du peuple, victime de la domination d'élites déconnectées et égoïstes. Les soi-disant capacités de cette personne à bien prendre le pouls de la population lui permettraient de faire le tri dans tout le système de contrepouvoirs dont la société s'est dotée justement pour éviter les abus et pour se protéger de l'autoritarisme.

L'illibéralisme est un terme qui définit bien la façon dont l'extrême droite et les héritiers des régimes autoritaires parviennent à s'insinuer dans les systèmes démocratiques, à les détourner de façon plus ou moins discrète, en se servant des frustrations de populations victimes d'une mondialisation si peu attentive à leurs besoins. Ce régime reste avant tout une grande duperie et une importante régression : il rétablit la chape de plomb d'un autoritarisme liberticide tout en accentuant les inégalités sociales, par son parti pris envers le libre marché et son acharnement contre les minorités discriminées. C'est pourquoi il nous faut être particulièrement attentif·ves à ses symptômes, même s'ils nous semblent légers pour le moment.


[1] « La société illibérale duplessiste », dans Duplessis, entre la grande noirceur et la société libérale, ouvrage collectif dirigé par Alain G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet, Montréal, Québec-Amérique, 1997. pp. 327 à 347.

Illustration : Elisabeth Doyon

Le transport est un bien commun !

Le transport collectif est un élément clé de la transition écologique. Le Québec reste cependant un cancre en ce domaine : mal organisé, insuffisant, mal financé, le transport (…)

Le transport collectif est un élément clé de la transition écologique. Le Québec reste cependant un cancre en ce domaine : mal organisé, insuffisant, mal financé, le transport collectif n'arrive pas à s'imposer devant la voiture individuelle – et devant les véhicules utilitaires sport plus particulièrement – toutes ces automobiles étant polluantes, coûteuses, encombrantes et dangereuses. Devant un projet de transport aussi mal conçu que le REM à Montréal, devant des transports interurbains nettement insuffisants, il nous a semblé urgent de réfléchir au déploiement d'un transport collectif efficace et bien pensé. Les bonnes idées ne manquent pourtant pas ! Ce mini-dossier a ainsi deux objectifs : revenir sur ce qui ne fonctionne pas en espérant que cette démonstration soit constructive, et proposer des solutions pour que nous puissions prendre ce virage plus que nécessaire en faveur du transport collectif, limitant autant que possible l'usage de la voiture individuelle et permettant une bien meilleure protection de notre environnement. Nous aimerions remercier chaleureusement Jean-François Boisvert qui a si habilement coordonné ce dossier.

Décarboner en développant les transports collectifs

Le secteur des transports représente le plus grand émetteur de gaz à effet de serre (GES) au Québec, avec une part de 43 % des émissions. Dans l'objectif d'atteindre la (…)

Le secteur des transports représente le plus grand émetteur de gaz à effet de serre (GES) au Québec, avec une part de 43 % des émissions. Dans l'objectif d'atteindre la carboneutralité d'ici le milieu du présent siècle, comme nous exhorte à le faire la communauté scientifique afin d'éviter la catastrophe climatique, nous devons donc entreprendre rapidement la décarbonation de nos transports, principalement celui des transports individuels.

Depuis des décennies, le parc automobile québécois ne cesse de croître. De plus, on achète désormais plus de camions légers (véhicules utilitaires sport, fourgonnettes et camionnettes) que de voitures, alors que ceux-ci, plus gros et plus gourmands, émettent davantage de GES.

Le leurre de la voiture électrique

Certain·es promeuvent l'électrification des véhicules, y voyant une panacée. La voiture électrique n'émet effectivement pas de GES lorsqu'elle roule, mais l'empreinte carbone et environnementale de sa fabrication est lourde ; l'extraction et le traitement des matières premières ainsi que la fabrication des véhicules et des batteries exigent beaucoup d'énergie (pour l'instant, et pour longtemps encore, d'origine fossile) et les activités minières ont des impacts dévastateurs sur l'environnement.

Certaines études mettent aussi en doute la possibilité d'une telle transition, faisant valoir qu'il n'y aurait pas suffisamment de métaux disponibles sur Terre pour convertir à l'électrique un parc d'environ 1,4 milliard de véhicules [1].

Remplacer les quelque 5,5 millions de véhicules de promenade circulant au Québec par leur équivalent électrique ne réglerait pas non plus les problèmes de congestion dans les grands centres et continuerait à contribuer à l'étalement urbain, qui est possible et encouragé par la possession massive d'automobiles. La véritable solution passe par une réduction importante du parc automobile, conjointement à un développement du transport collectif, tant urbain qu'interurbain.

Les défis du transport collectif

Plusieurs abandonneraient la voiture s'ils ou elles disposaient d'un service fiable et efficace de transport collectif. Une telle transition entraînerait des économies importantes pour les individus, le coût d'utilisation d'une automobile neuve étant estimé au minimum à 8 000 $ par année. Les bénéfices environnementaux seraient encore plus grands, surtout dans une perspective où les transports collectifs seraient électrifiés.

Cependant, les sociétés de transport affrontent à ce jour de sérieux problèmes de financement. L'achalandage n'est pas revenu au niveau prépandémie et la pratique du télétravail a modifié les habitudes de déplacement. À titre d'exemple, la Société de transport de Montréal prévoit un déficit de 60 M$ en 2023, et l'Autorité régionale de transport métropolitain estime le sien à 500 M$. Elles se voient ainsi contraintes de réduire leurs services, ce qui entraîne une baisse de leur utilisation, et donc des revenus, entraînant à son tour de nouvelles coupures… Un cercle vicieux qu'il faut briser.

Considérant que pour engendrer un transfert modal, l'offre de service doit être développée significativement, il faut se doter de façons de financer l'expansion des réseaux, en plus d'assurer leur fonctionnement à long terme. Des solutions existent, mais il faut la volonté et le courage politique de les mettre en œuvre. Sans nous attaquer résolument à la décarbonation des transports, nous raterons nos cibles climatiques, avec les conséquences désastreuses que cet échec implique.


[1] Voir par exemple The Mining of Minerals and the Limits to Growth, Simon P. Michaux, en ligne : https://tupa.gtk.fi/raportti/arkisto/16_2021.pdf

Jean-François Boisvert, responsable de la Table transport du Front commun pour la transition énergétique

Illustration : Elisabeth Doyon

Planification : un parcours semé d’embûches

Les transports collectifs joueront un rôle central dans la transition écologique, de concert avec une requalification du territoire respectueuse des populations qui y vivent. (…)

Les transports collectifs joueront un rôle central dans la transition écologique, de concert avec une requalification du territoire respectueuse des populations qui y vivent. Mais encore faut-il qu'ils soient efficaces et bien conçus. Le Réseau express métropolitain de Montréal a, quant à lui, de nombreux effets pernicieux sur cet écosystème de transport.

Pendant des décennies, des dizaines de compagnies de transport collectif offraient des services dans la région de Montréal sans obligation de coordonner leurs actions. À partir de 1996, l'Agence Métropolitaine de Transport améliore l'offre régionale, sans parvenir à générer la concertation espérée.

Vingt ans plus tard, en 2016, l'Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) est créée, disposant des pouvoirs nécessaires pour la création d'un réseau de transport efficace. Malheureusement, elle voit aussitôt une filiale de la Caisse de dépôt du Québec, CDPQ Infra, lui arracher ses compétences sur un immense territoire pour créer son Réseau Express Métropolitain, le REM.

Le REM, un ami dangereux

Rapidement, citoyen·nes et organismes dénoncent les vices du REM. La ligne Deux-Montagnes, le train de banlieue le plus fréquenté et le plus rentable, passe aux mains de CDPQ Infra afin de maximiser les profits du REM. Ce faisant, on empêche à jamais la création d'un lien ferroviaire (train à grande vitesse ou train à grande fréquence) menant au centre-ville.

Le pire est son modèle d'affaires qui exige le paiement d'un montant élevé pour chaque passager/kilomètre selon une somme indexée au coût de la vie pendant une période de 98 ans, renouvelable. Normalement, le financement d'infrastructures comme le métro se fait sur une trentaine d'années, période après laquelle les coûts d'exploitation diminuent. La facture totale du REM sera extraordinairement salée.

Les clauses du contrat du REM (exclusivité, gouvernance…) sont incroyablement contraignantes non seulement pour les autres sociétés de transport, mais aussi pour les citoyen·nes et les pouvoirs publics, si bien que le BAPE rejette ce projet sans la moindre ambivalence.

Malgré cela, le REM se construit. À beaucoup d'endroits, dont les abords du canal Lachine ou de l'autoroute A-40, la réalité est aux antipodes des espérances. D'autres belles promesses, dont celle de n'interrompre qu'occasionnellement le service sur la ligne Deux-Montagnes, sont elles aussi oubliées.

Le projet de REM a été conçu pour être vendu à des tiers dans un court laps de temps. C'est pourquoi des experts indépendants doivent rapidement dresser un bilan détaillé du dossier et tout particulièrement du gouffre financier que subiront les sociétés de transports et les villes concernées. Quelles seraient les conséquences sur Montréal et sa région si le REM devenait propriété d'intérêts étrangers négligents ou malveillants ?

Une grogne croissante à l'est

À l'automne 2019, l'ARTM donne enfin l'impression de pouvoir mener à bien sa tâche principale avec la publication de son Projet de plan stratégique de développement du transport collectif. Ce document propose des réseaux existants consolidés, de nouvelles infrastructures, des services améliorés et une meilleure interconnexion avec les transports actifs. En revanche, il ne laisse aucunement présager le REM de l'Est.

Citoyen·nes, organismes, villes et MRC déposent leurs mémoires avant le 14 décembre 2020. Mais le lendemain, le REM de l'Est est annoncé en grande pompe même s'il contredit les orientations du Projet de plan stratégique de l'ARTM. Plusieurs instances concernées jurent n'en avoir appris l'existence que lors de son annonce officielle ou la veille. Les citoyen·nes et organismes révisent à la hâte leurs positions pendant le temps des fêtes, car les audiences publiques se tiennent début janvier.

D'un côté, tous s'entendent pour saluer l'ampleur de l'investissement prévu pour le REM de l'Est. De l'autre, les critiques qui visaient d'abord le volet aérien s'élargissent rapidement à tous les aspects du projet, et rallient de plus en plus voix expertes, médiatiques et citoyennes.

En février 2022, plus d'un an après l'annonce du projet, les grandes lignes des rapports de l'ARTM et de la STM fuitent dans les médias. Elles révèlent autant l'inefficacité que le caractère pernicieux du REM de l'Est. Celui-ci ne répond pas aux principaux besoins de la population de l'Est, à savoir les déplacements à l'intérieur du territoire. Il ne répond qu'aux 12 % de personnes se rendant au centre-ville, et encore, partiellement. Seulement 5,6 % des automobilistes se convertiraient aux transports collectifs, plutôt que les 17 % annoncés par les promoteurs de REM. En contrepartie, 94 % de sa clientèle serait arrachée à la ligne verte et aux autres services de transport collectif. Ce transfert, combiné à un mode de financement extrêmement gourmand, aurait un impact délétère sur les finances des autres modes de transport collectif. À cela s'ajoute l'extrême difficulté d'insérer adéquatement les structures aériennes.

À partir de ce moment, le projet du REM de l'Est part en vrille. CDPQ Infra tente un dernier coup de force en dévoilant des aménagements urbains à très grande échelle dont les coûts faramineux seraient essentiellement assumés par les autres pouvoirs publics. La grogne explose. Après avoir demandé « Peut-on encore croire CDPQ Infra ? », le chroniqueur Michel C. Auger conclut alors qu'il faut « se débarrasser du cannibale ».

Devant son incapacité à imposer son train aérien au centre-ville, qui aurait maximisé la capture de client·es de la STM, CDPQ Infra laisse les rênes au gouvernement du Québec. Le train léger aérien/souterrain survivra, mais sera modifié. L'antenne est-ouest partant de la gare Pointe-aux-Trembles du train de Mascouche s'arrêtera au métro L'Assomption (un dédoublement de la ligne verte sur plusieurs kilomètres). L'antenne nord-sud, voisine du Service rapide par bus (SRB) Pie IX, diminuera significativement la clientèle de cette infrastructure récemment inaugurée. Pourquoi ne pas desservir plutôt le pôle Anjou, plus à l'est, une destination majeure et un pôle identifié comme devant être densifié depuis 1973 ?

La réplique de l'ARTM

La poursuite du projet est confiée à un groupe de travail dirigé par l'ARTM. Avant de recevoir la version écrite de son mandat, l'ARTM, par la voix de son vice-président, Michel Lemay, déclare publiquement que cet organisme étudiera toutes les options possibles et qu'elle consultera les parties prenantes avant la fin de l'année 2022.

L'ouverture promise se transforme en un long silence. Ce n'est guère surprenant étant donné la volonté manifeste du gouvernement Legault de tourner les coins ronds.

Fin janvier 2023, le rapport intermédiaire de l'ARTM sur le Projet structurant de l'Est (PSE) (nouveau nom du REM de l'Est) est déposé sur un site Internet, sans conférence de presse. Le rapport répète 59 fois le mot « enjeu » et 37 fois « analyse », montrant le caractère hautement hypothétique de plusieurs aspects du projet. L'examen du rapport permet aussi de comprendre que le train automatisé n'est ni le bon mode ni le bon tracé et que ses coûts devraient être exorbitants par rapport aux maigres bénéfices escomptés.

Dans son mémoire sur le REM de l'Est, l'ARTM dit ceci : « À la lumière des constats qui se dégagent de nos analyses, nous suggérons d'envisager des options qui permettraient un projet mieux ancré dans un principe de complémentarité avec l'écosystème de transport collectif existant, ainsi qu'une meilleure adéquation entre les besoins de déplacement, les milieux urbains traversés, le mode proposé et les coûts d'investissement. » Depuis plus de deux ans, experts, chroniqueurs et groupes citoyens exigent eux aussi, à répétition, que tous les tracés, tous les modes soient étudiés, et que les processus de revitalisation de nos quartiers soient faits en collaboration avec la population. De nombreuses publications témoignent de cette volonté, dont la lettre commune dans laquelle des groupes de l'Est et du Sud-Ouest demandent un réseau intégré de transport collectif. Cette lettre est d'ailleurs appuyée par des experts reconnus en urbanisme et en transport collectif.

Deux contrats, l'un de 3,3 millions $, l'autre de 38,4 millions $ pour l'ensemble de la région, permettraient à l'ARTM de mener un travail de qualité, en collaboration avec la Ville de Montréal et les autres municipalités, et surtout, avec la population.

Nous méritons beaucoup mieux que les improvisations coûteuses que l'on tente de nous imposer. Exigeons des processus rigoureux pour des résultats optimaux.

Daniel Chartier est vice-président du Collectif en environnement Mercier-Est

Illustration : Elisabeth Doyon

Mobilité durable : un chaînon manquant

2 janvier, par Jean-François Lefebvre, Anne-Hélène Mai, Marc-Olivier Mathieu — , , , ,
« Le tramway s'est imposé au fil des années, car il répond à une logique de réaménagement urbain, de planification des transports et de préoccupations environnementales. C'est (…)

« Le tramway s'est imposé au fil des années, car il répond à une logique de réaménagement urbain, de planification des transports et de préoccupations environnementales. C'est un choix politique : il s'ancre dans une logique de développement durable, permet de repenser la mobilité urbaine et les projets d'urbanisation. Le tramway est également devenu un outil de promotion de la ville, car implanter un tramway c'est aussi vouloir renouveler l'image de la ville qui l'accueille. » [1]

Après qu'ils eurent été chassés de nombreuses villes, incluant Montréal, Québec et Sherbrooke, une nouvelle génération de tramways est réapparue partout dans le monde. On y voit maintenant l'un des modes de transports les mieux adaptés à un environnement plus sain et à une ville plus conviviale.

De nombreux pays ont accru leurs investissements dans les infrastructures de transports collectifs et actifs. Le résultat est notamment un regain de la part du rail dans les services de transports, lequel s'intègre à la popularité croissante des aménagements axés sur les transports collectifs (Transit-Oriented Development ou TOD).

À cet égard, la renaissance de réseaux modernes de tramways représente le chaînon manquant entre le mode léger, autobus et SRB (système rapide par bus) et les modes lourds (trains de banlieue et métro). Son coût d'implantation est largement inférieur à celui du métro ou du métro automatique léger (le skytrain de la CDPQ-Infra) tout en induisant une qualité de service, un niveau de confort et surtout un effet structurant sur l'aménagement beaucoup plus importants que l'autobus, même en voies réservées.

L'exemple de Lyon

Un retour en force qui a clairement façonné les villes françaises. L'expérience de Lyon est fort révélatrice. Entre 1986 et 1995, l'ajout de onze stations de métro (hausse de 50 % du réseau) n'a pas empêché la poursuite du déclin des transports collectifs et actifs au profit de l'automobile.

De 1995 à 2015, s'il y a eu sept nouvelles stations de métro, le plus déterminant fut l'ajout de six lignes de tramways, avec 92 stations (tableau 1). La part modale de la voiture a diminué de 9 % (une baisse de l'utilisation de 17 %), tandis que le transport collectif a gagné 5 % de part modale, (une croissance de 37 %). Le taux de possession d'automobiles a chuté de 14,3 % entre 2006 et 2015 dans le quartier central Lyon-Villeurbanne et de 7,8 % pour l'ensemble de la Métropole de Lyon. (Sytral, 2016)

Lyon anticipe maintenant de faire passer la part modale de l'automobile à moins de 35 % des déplacements d'ici 2030. (voir tableau 1)

Un tel scénario est-il envisageable pour l'ensemble des grandes villes québécoises ? Oui, avec l'intégration de plusieurs réseaux de tramways modernes, reliant notamment des Écoquartiers denses, aménagés en TOD.

La construction du tramway de Québec est bel et bien lancée et, contre toute attente, le gouvernement s'est mis à l'écoute des scientifiques et expert·es et vient d'annoncer que le troisième lien sera finalement un tunnel réservé aux transports collectifs ! Il serait logique d'y mettre un tramway. L'impact attendu du tram de Québec est une hausse des taux d'achalandage des transports collectifs de 30 % à court terme et jusqu'à 50 % par la suite.

Le cas de Montréal

À Montréal, la privatisation d'une partie de notre réseau de transport collectif au profit du projet de Réseau express métropolitain de la CDPQ-Infra a monopolisé l'attention et les investissements publics, tout en retardant de plusieurs années le développement du seul mode susceptible de nous permettre réellement d'atteindre nos objectifs de transition énergétique, le tramway.

Par dollar investi, le tramway permettra de réaliser près de dix fois plus de kilomètres de lignes et 20 fois plus de stations que les prolongements du métro (comparé à la ligne bleue). On peut raisonnablement estimer qu'un réseau de trams permettra d'offrir au moins quatre fois plus de kilomètres de lignes et douze fois plus de stations par dollar investi qu'avec le skytrain de la CDPQ infra. Au moins, car le contrat facturé (pour 99 ans…) par la CDPQ-Infra représente, dans les faits, une hausse des coûts d'opération par rapport aux alternatives publiques que représentent tramway, train de banlieue ou métro.

En évitant de dilapider les fonds publics dans un skytrain qui, en fait, vise à privatiser une partie du réseau de transport collectif, dans l'Est, à Laval et à Longueuil, un scénario réaliste nous permet d'envisager entre 2030 et 2040 la mise en service de près de 140 km de tramway (soit deux fois la longueur du réseau de métro) offrant près de 250 stations de transport collectif électrifié (soit presque quatre fois plus que le métro), confortables et accessibles universellement.

L'ossature en serait, à court terme, le Réseau électrifié est-ouest de Montréal partant de Dorval et Lachine, avec une antenne vers Lasalle, se rendant au centre-ville, puis reliant l'est de Montréal et offrant un réseau en boucle desservant Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies et Pointe-aux-Trembles (80 stations pour 60 km, pour un coût semblable à celui du prolongement de la ligne bleue).

De nombreux avantages

Contrairement au skytrain aérien qui amplifie les vibrations, le nouveau tramway s'avère particulièrement silencieux et s'insère harmonieusement dans les quartiers résidentiels.

En offrant l'accessibilité universelle pour un très grand nombre de stations, un réseau de trams contribuera à diminuer les coûts croissants du transport adapté, tout en répondant au vieillissement de la population en pouvant offrir plus de places assises.

Le tramway est également adapté aux conditions hivernales, comme le démontre l'expérience de nombreux pays du nord de l'Europe et de l'Europe de l'Est.

Les temps de parcours dans l'est et le nord de Montréal ont été simulés pour 30 trajets différents, en auto, avec les transports collectifs actuels, pour le REM envisagé (aérien et souterrain) et avec un futur tramway. Le tram est systématiquement plus avantageux que le service de bus actuel et s'avère plus rapide que le skytrain pour 26 trajets sur 30, en tenant compte du trajet porte-à-porte (omis dans les évaluations du REM). Ces tendances sont accentuées lorsqu'on prend en compte la valeur du temps perçue, que ce soit pour accéder à la station ou relativement au confort offert.

Il demeure possible de mettre un tramway en mode souterrain ou aérien au besoin, si les surcoûts sont jugés justifiés sur certains segments du tracé, tout en conservant un mode en surface pour la plus grande portion des trajets desservis.

Finalement, les trams contribueront fortement à tendre vers la carboneutralité. Ils permettront d'accroître de façon spectaculaire le nombre de stations de transport collectif électrifié par fil accessibles à distance de marche, un facteur essentiel pour favoriser le transfert modal. Leurs émissions par passager-kilomètre sont dix fois moindres que celles du skytrain (qui fait un usage massif du béton). Ils favorisent la densification de la population aux stations et tout le long des corridors desservis, l'aménagement d'écoquartiers et de quartiers sans voitures. Ils permettent une augmentation rapide de l'offre de transport (jumelés à quelques SRB). Ils réduisent les crises financières découlant de la privatisation partielle du réseau. Et ils rendent ainsi possible un abaissement des tarifs.

Pour toutes ces raisons, le tram à Montréal permettra de se rapprocher de l'objectif du Plan métropolitain d'aménagement et de développement (PMAD) de faire passer la part modale en pointe dans la Communauté métropolitaine de Montréal de 26 % (en 2018) à 35 % en 2031.


[1] Ministère de l'Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement et CERTU (2011), Le renouveau du tramway en France, p. 3 : www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1072818.pdf

Certains éléments mentionnés dans cet article sont tirés de travaux réalisés dans le cadre d'un projet de recherche d'Imagine Lachine-Est appuyé par Québec, dans le cadre du Plan pour une économie verte 2030.

Mobilité en déroute. Comment sortir de l’impasse du financement ?

Le transport coûte cher, très cher. La construction d'infrastructures de transports collectifs se chiffre en milliards de dollars, les frais d'exploitation en millions, et les (…)

Le transport coûte cher, très cher. La construction d'infrastructures de transports collectifs se chiffre en milliards de dollars, les frais d'exploitation en millions, et les dépenses liées à l'entretien ont tendance à grossir chaque année. Comment peut-on alors espérer financer de nouveaux projets, étendre nos réseaux et améliorer la qualité de l'expérience usager ?

Ces folles dépenses ne sont pas l'apanage des transports en commun. Les mégaprojets autoroutiers des 70 dernières années ont aussi été développés à coup de milliards de dollars, afin de stimuler la vitalité économique. Et les montants dédiés à leurs rénovations n'ont rien à envier aux sommes consacrées à l'entretien du transport collectif. La reconstruction de l'échangeur Turcot aura totalisé 3,67 G$, le chantier de réfection de l'autoroute Ville-Marie, 2 G$, et celui du pont-tunnel Louis-Hippolyte Lafontaine, encore plus. Selon le gouvernement provincial, à peine 53 % des chaussées du réseau routier supérieur seraient en bon état.

Ceci dit, de plus en plus d'études démontrent que d'un point de vue économique, le transport en commun a un meilleur impact que le transport routier. Selon la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, les dépenses entraînées par la mobilité collective ont des retombées sur l'économie québécoise près de trois fois supérieures à celles de l'automobile privée en matière d'emplois et d'argent. L'Autorité métropolitaine de transport estime quant à elle que les coûts sociaux générés par l'utilisation de la voiture sont neuf fois plus élevés que ceux liés à l'utilisation des transports collectifs.

À cela s'ajoutent les calculs de Marion Voisin et Jean Dubé de l'Université Laval selon lesquels, dans la région de Québec, pour chaque dollar déboursé par un individu pour se déplacer en automobile, la collectivité paie 5,77 $, contre 1,21 $ pour se déplacer en autobus. Dans l'équation, les chercheur·euses ont inclus les dépenses en fonds publics, les dépenses personnelles des voyageur·euses, ainsi que les externalités négatives telles que les pollutions atmosphérique et sonore, la sédentarité, la disparition d'espaces verts et l'étalement urbain. Qui plus est, les données révèlent qu'une forte dépendance à la voiture restreint le développement économique d'une région.

Les chiffres sont sans équivoque : le transport en commun est un meilleur investissement pour nos communautés que l'expansion du réseau routier. Pourquoi donc le financement du transport collectif semble-t-il si fragile ?

Des revenus en déclin

Au Québec, le principal outil de financement des services et infrastructures de transport collectif publics et de la construction et de l'exploitation des routes est le Fonds des réseaux de transport terrestre (FORT). Ses revenus proviennent en grande partie des droits et permis d'immatriculation, de la taxe sur les carburants, du marché du carbone et des contributions fédérales.

Le FORT est censé s'autofinancer, mais il est déficitaire depuis 2017. Le manque à gagner est actuellement absorbé par les surplus cumulés, mais ceux-ci s'effritent rapidement. Au rythme où vont les choses, on anticipe un déficit de près d'un milliard de dollars d'ici 2026-2027 selon l'Alliance TRANSIT. La raison est simple : les revenus stagnent alors que les dépenses gonflent.

L'une des sources de revenus, la taxe sur les carburants, n'a pas été revalorisée depuis 2013, alors qu'il y a eu, en dix ans, 28 % d'inflation… sans compter la présence grandissante de véhicules électriques qui réduisent la part de la consommation d'essence. Ainsi, depuis 2014, les revenus annuels générés par cette taxe ont diminué de plus de 750 M$.

La contribution des automobilistes au transport en commun par le paiement de l'immatriculation n'a pas été indexée depuis sa création en… 1992 ! Elle est de 30 $ dans toutes les régions dotées d'une société de transport collectif. Dans l'agglomération de Montréal, une contribution supplémentaire de 45 $ est demandée depuis 2011, sans suivre l'inflation. Une mise à niveau est donc réclamée depuis plusieurs années, notamment par l'Alliance TRANSIT. Ce sera chose faite dans la région montréalaise : la Communauté métropolitaine de Montréal imposera une taxe d'immatriculation de 59 $ dès 2024. Cela permettra à l'Autorité métropolitaine de transport d'engranger quelque 125 M$ par année et d'éponger partiellement son déficit qui atteint les 265,6 M$.

Il faut aussi savoir qu'à partir du FORT, le gouvernement provincial redistribue les sommes aux municipalités et aux autorités organisatrices de transport par le biais de programmes à durée déterminée.

Ce mode de fonctionnement a pour principal défaut qu'il brouille la prévisibilité du financement, puisque ces organisateurs de transport doivent déposer des demandes annuellement, sans garantie des montants qui leur seront ensuite accordés. En outre, les investissements en transport collectif du gouvernement provincial se traduisent principalement par de la bonification (acquisition de trains, construction de garages, prolongement de lignes de métro, aménagement de voies réservées…), tandis que l'entretien et l'exploitation des réseaux sont principalement à la charge des municipalités.

L'entretien du réseau s'ajoute alors à l'éventail des responsabilités municipales, pour lesquelles le budget provient presque uniquement des taxes foncières, dont l'élasticité n'est pas infinie. Il reste donc les titres de transport des usagers et usagères, qui comptaient pour près de 30 % des revenus des sociétés de transport avant la baisse d'achalandage causée par la pandémie. Mais leurs prix restent limités si l'on veut éviter qu'ils soient rébarbatifs.

Cela dissuade les municipalités de développer le transport en commun sur leur territoire et les pousse à miser plutôt sur le réseau routier supérieur, qui, lui, est entièrement financé par Québec.

Déséquilibre entre le réseau routier et le transport collectif

Même si le Québec a environ la moitié de la population ontarienne, son réseau routier est une fois et demie plus vaste que celui de l'Ontario… Et le gouvernement prévoit d'y verser 70 % de nos investissements en transport des dix prochaines années, alors que cette part n'atteint pas 30 % dans notre province voisine. Pourtant, le Plan pour une économie verte 2030 du Québec (PEV) soutient que le ratio des investissements en transport en commun et dans le réseau routier doit être de 50-50.

Parmi les investissements dans le réseau routier au Québec, près d'un quart est consacré à l'augmentation de la capacité routière : les dépenses en ce sens ont d'ailleurs triplé depuis cinq ans pour atteindre 7,2 G$ dans le Plan québécois des infrastructures (PQI) de 2022-2023. La création de nouvelles routes ou l'élargissement de routes existantes, en plus d'accaparer de larges portions du budget, participent à la surchauffe du marché dans le domaine de la construction, accentuant l'inflation des prix des matériaux et la pénurie de main-d'œuvre. Qu'en vaut la peine, quand on sait que cela ne règle pas la congestion du fait de la demande induite ?

En mars dernier, la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, affirmait que « pour une deuxième année consécutive, les investissements prévus au PQI en matière de transport collectif dépassent ceux du réseau routier ». Or, ces montants reposent en bonne partie sur des projets d'investissements non confirmés, tels que le prolongement de la ligne jaune du métro de Montréal et le tunnel Québec-Lévis, dont on ne connait ni le mode ni le tracé, et encore moins le coût estimé…

Si l'on se concentre sur les investissements confirmés et en réalisation, les données présentées dans le PQI montrent que le réseau routier reçoit 31,5 G$, et le transport collectif 13,78 G$. On obtient donc le ratio 70 % – 30 % mentionné plus haut.

Le cercle vicieux du sous-financement

Face à un financement insuffisant, les sociétés de transport collectif sont forcées de réduire leurs services, entraînant ce que le chercheur Willem Klumpenhouwer appelle la « spirale de la mort ». La fréquence des passages diminue, l'efficacité du service décline, le confort des usager·ères se détériore. L'achalandage s'affaiblit et la perception des individus envers le transport en commun se dégrade. Il devient alors moins populaire, politiquement, d'investir dans ces infrastructures plutôt que dans le réseau routier vers lequel les voyageur·euses se seront tourné·es. La baisse de l'achalandage fait que la demande ne justifie plus d'accroître les services.

Pour éviter ce cycle de désinvestissement, il faut urgemment trouver des solutions durables au financement du transport collectif, rééquilibrer les investissements dédiés au réseau routier et au transport en commun et pallier le déficit annoncé du FORT et des sociétés de transport qu'il soutient. Des mesures de diversification des revenus ont été proposées par plusieurs acteurs : taxation sur le stationnement non résidentiel, instauration d'une tarification kilométrique, meilleur partage du coût du réseau routier supérieur avec les municipalités, indexation des sources existantes, péage sur les routes et autres options d'écofiscalité.

La balle est dans le camp du Gouvernement du Québec, à lui de démontrer un leadership fort en faveur de la mobilité durable !

Anne-Hélène Mai est agente de recherche et conseillère en communication à Trajectoire Québec.

Illustration : Elisabeth Doyon

Les grèves et les luttes qui ont marqué 2024

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2024/12/2024_greves-1024x491.png30 décembre 2024, par Comité éditorial
Si vous pensiez que les conflits de travail allaient ralentir après les tumultes de 2023, détrompez-vous. Entre les grèves, les lois spéciales, et les patrons paniqués, les (…)

Si vous pensiez que les conflits de travail allaient ralentir après les tumultes de 2023, détrompez-vous. Entre les grèves, les lois spéciales, et les patrons paniqués, les travailleurs ont prouvé qu’ils étaient loin d’avoir dit leur dernier mot. Voici un tour d’horizon de 2024, une année de (…)

Niger : l’altermondialiste Moussa Tchangari est déporté à près de 200 km de sa résidence

30 décembre 2024, par Rédaction-coordination JdA-PA
Avec une présence citoyenne nombreuse au Palais de justice, Moussa Tchangari est passé devant un juge hier, vendredi 3 janvier, suite au report de sa comparution prévue (…)

Avec une présence citoyenne nombreuse au Palais de justice, Moussa Tchangari est passé devant un juge hier, vendredi 3 janvier, suite au report de sa comparution prévue initialement le 30 décembre dernier. Il fut condamné à être déporté à Filingué, à 180 km de Niamey, son lieu de résidence. Les (…)

Crises à Port-au-Prince : l’attente d’une intervention salvatrice

30 décembre 2024, par Dèyè Mòn Enfo
Cet article est repris du numéro 48 de décembre 2024 de la publication numérique Haïti Magazine du collectif Dèyè mon enfo, produite à Port-au-Prince. Pour en savoir plus sur (…)

Cet article est repris du numéro 48 de décembre 2024 de la publication numérique Haïti Magazine du collectif Dèyè mon enfo, produite à Port-au-Prince. Pour en savoir plus sur le collectif et le magazine, et pour s’abonner cliquez ci-dessous: Abonnez-vous à Haïti magazine du collectif Dèyè Mòn (…)

Bas-Saint-Laurent. Repousser l’horizon

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente. Depuis plusieurs années déjà, À bâbord (…)

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Depuis plusieurs années déjà, À bâbord ! consacre un dossier par année à une région, à ses acteurs et actrices des milieux communautaires et militants. Cette fois-ci, À bâbord ! s'est penchée sur le Bas-Saint-Laurent, en collaboration avec l'équipe du Mouton Noir – un journal citoyen bien connu dans la région et à l'extérieur, actif depuis près de 30 ans et dont la couverture est résolument axée sur des enjeux de justice sociale et climatique – et la Table régionale des organismes communautaires du Bas-Saint-Laurent. C'est avec des personnes impliquées dans leur communauté que nous nous sommes interrogé·es sur les thématiques à explorer pour rendre compte de la vitalité de l'organisation citoyenne locale. Ce sont donc des gens qui œuvrent dans la région qui ont cerné les luttes et les initiatives à mettre à l'avant-plan de ce dossier. C'est aussi avec l'aide de ces collaborateur·rices que nous sommes entrées en contact avec des militant·es, des habitant·es et des organisations de la région.

Il nous est rapidement apparu que cette région se caractérise par une véritable effervescence des initiatives citoyennes ! Comme en témoignent les prochaines pages, l'image dévitalisée qu'on a pu s'en faire à une certaine époque ne tient plus. Au contraire, le Bas-Saint-Laurent bat au rythme d'une scène culturelle vibrante, à laquelle contribue une communauté queer grandissante ; de mobilisations historiques pour protéger les petites municipalités, et de plus récentes pour la protection des berges et du béluga ; d'initiatives citoyennes et communautaires visant des modes de vie plus durables et adaptés au territoire bas-laurentien. Toutefois, de nombreuses luttes sont encore à mener, comme celle contre l'accaparement des terres agricoles par des acteurs privés, la crise du logement, ou encore celle pour la protection des milieux humides et des berges menacés par le prolongement de l'autoroute 20.

Comme pour chaque dossier régional, on souhaite que les luttes menées à divers endroits de la province rejoignent ceux et celles qui mènent des luttes analogues ailleurs. Nous prenons donc le pari que ce dossier régional contribuera modestement à fomenter des solidarités.

Dossier coordonné par Valérie Beauchamp et Miriam Hatabi

Illustré par Liane Rioux (couverture et double page) et Michel Dompierre (photos)

Avec des contributions de Jean-Michel Coderre-Proulx, Donald Dubé, Abigaelle Dussol, Évariste Feurtey, Tina Laphengphratheng, François L'Italien, Yanick Perreault, Mikael Rioux, Bernard Vachon et Cassandre Vassart-Courteau

Nous voulons remercier chaleureusement Marc Simard du Mouton Noir ainsi qu'Émilie Saint-Pierre et Maxime Tremblay de la TROC-BSL pour leur collaboration à la mise au point de ce dossier régional.

Illustration : Liane Rioux

De l’exode à la reconquête

L'agriculture, la foresterie et la pêche côtière ont longtemps dominé l'activité économique de cette région. À partir des années 1950, l'industrialisation et l'urbanisation (…)

L'agriculture, la foresterie et la pêche côtière ont longtemps dominé l'activité économique de cette région. À partir des années 1950, l'industrialisation et l'urbanisation accélérée du Québec entraînent le territoire dans une profonde mutation marquée par la chute des économies traditionnelles et l'exode des populations éloignées vers les grands centres.

Les « Opérations dignité » qui se sont opposées à la fermeture de villages en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent constituent un marqueur historique de cette période de grands bouleversements. Aujourd'hui, le Bas-Saint-Laurent se distingue par la diversité de ses activités et son image de culture et de nature, à la source d'un art de vivre qui contribue à retenir la population et à exercer une attraction sur de nombreux résident·es des agglomérations métropolitaines en quête d'une meilleure qualité de vie. Or, l'étendue du territoire et la diversité géographique et socioéconomique de cette région entraînent l'absence d'une identité bas-laurentienne forte. Ce sont plutôt les sous-régions (comme le Kamouraska, la Matapédia, la Matanie ou Rimouski-Neigette) qui sont les espaces d'appartenance. Regard sur ces identités multiples.

Diversité territoriale

Les méthodes de travail, hautement mécanisées, voire automatisées et robotisées, en agriculture comme en forêt, participent à accroître la productivité et les rendements, mais diminuent d'autant les besoins en main-d'œuvre.

L'affaiblissement des secteurs agricole et forestier comme moteurs de développement des communautés rurales a été progressivement compensé par l'essor d'autres fonctions. Activités de transformation, économie du savoir, développement résidentiel, loisirs, tourisme, villégiature, préservation du milieu naturel, mise en valeur des potentiels énergétiques et autres ressources naturelles sont autant de fonctions qui se partagent désormais l'espace rural avec l'agriculture et la foresterie.

L'industrie bioalimentaire occupe une place importante dans la structure économique du Bas-Saint-Laurent. La valeur de sa production est estimée à 780 M$, soit 11 % du PIB régional et 3,2 % du PIB du Québec.

Avec l'urbanisation progressive des centres de peuplement, 15 municipalités ont acquis un statut de ville, dont Rimouski, Rivière-du-Loup et Matane sont de véritables pôles régionaux. D'autres, de plus petites tailles, complémentaires aux villages, desservent en biens et services les territoires ruraux qui les entourent. C'est Amqui, Trois-Pistoles, Dégelis, La Pocatière, Pohénégamook, etc. Les anglophones ont une expression savoureuse pour désigner ces petites villes au cœur de la campagne : « country towns ». Ce réseau de petites et moyennes villes compte une diversité d'entreprises manufacturières et de services, d'institutions d'enseignement et de recherche ainsi que des bureaux décentralisés de l'administration publique qui créent de l'emploi et de la richesse en région.

L'occupation et la vitalité du Bas-Saint-Laurent reposent donc aujourd'hui sur la présence et le développement de cette multifonctionnalité qui ne sont pas sans profiter de la révolution numérique dont un des effets est l'affranchissement de nombre d'entreprises et d'emplois de l'obligation de s'établir dans un grand centre.

Un écart de richesse subsiste toutefois entre les régions intermédiaires et périphériques, comme le Bas-Saint-Laurent, et les régions centrales de la vallée du Saint-Laurent en amont de Montmagny. Cet écart est révélé par les revenus annuels moyens des ménages, les taux de chômage et d'assistance sociale.

Croissance de la population

Après plusieurs décennies de déclin économique et démographique, la région donne des signes de reprise. En 2017, on recensait 199 534 habitant·es dans le Bas-Saint-Laurent. Selon l'Institut de la statistique du Québec (ISQ), la population estimée de la région au 1er juillet 2022 était d'environ 200 500 habitants. Le taux de croissance est en constante augmentation depuis 2017-2019. Cette croissance démographique s'explique principalement par la migration entre les différentes régions du Québec dont profite le Bas-Saint-Laurent.

Il s'agit d'une tendance récente fort encourageante pour la région. En 2017-2018, le solde migratoire interrégional enregistrait une perte de 132 habitant·es suivant plusieurs années de résultats négatifs, ce qui, selon les projections de l'Institut de la statistique du Québec, devait se poursuivre. Or, en 2018-2019, on remarque un renversement de tendance.

Ceci dit, le Bas-Saint-Laurent compte toujours la population la plus âgée du Québec : 28,4 % de la population a 65 ans et plus. Toutefois, l'afflux de jeunes (célibataires, en couple ou en famille) permet d'entrevoir une atténuation de cet effet de vieillissement dans les années à venir.

Les départs constatés depuis mars 2020 dans les régions de Montréal et Laval ne s'expliquent pas seulement par le contexte pandémique. Ils sont l'expression d'un mouvement plus vaste, plus profond, qui amène une partie des citadin·es à fuir les grandes villes, faute de pouvoir y trouver des conditions de vie en accord avec leurs attentes et leurs moyens. La pandémie et les mesures de confinement ont exacerbé une tendance déjà présente depuis près d'une vingtaine d'années et qui va en s'accroissant.

Ces mouvements migratoires témoignent du regain d'intérêt pour les régions, leurs villes et leurs villages. Profitant de ce nouvel engouement pour les régions, le Bas-Saint-Laurent a connu une croissance soutenue de son solde migratoire au cours des vingt dernières années, passant d'un déficit de 1 095 en 2001-2002 à un gain de 1 293 en 2021-2022. Ce dernier gain est inférieur à celui de 2020-2021, mais il demeure supérieur à ceux des années précédentes.

Selon le rapport Regard statistique sur la jeunesse de 2019, les jeunes seraient moins enclins à quitter leur région d'origine qu'auparavant, et celles et ceux qui partent auraient plus tendance à y revenir. Deux principaux constats se dégagent de ce rapport, soit que les jeunes de 15 à 29 ans migrent de plus en plus vers les régions éloignées et que c'est dans la tranche d'âge des 25-29 ans que le flux migratoire est le plus important. Les raisons qui expliquent ces mouvements populationnels sont l'amélioration de la qualité de vie pour fonder une famille, obtenir un emploi ou démarrer une entreprise.

Le dynamisme nouveau qui traverse l'ensemble de la région du Bas-Saint-Laurent se manifeste non seulement sur les plans économique et démographique, mais aussi dans les sphères de la culture, du plein air, de la démocratie municipale, de l'engagement social et de la sensibilité envers les questions environnementales. En témoigne la prolifération des événements artistiques et des mouvements citoyens et participatifs. On constate aussi une volonté de prise en charge accrue du développement régional et local par les élu·es et les acteurs socioéconomiques. La création de la FabRégion est une illustration d'une démarche de mobilisation territoriale pour une plus grande autonomie durable et viable.

Des défis surgissent toutefois pour satisfaire les besoins en logement, places en garderie, soins de santé, transports collectifs intra et interrégionaux, fiscalité locale, aménagement et urbanisme, etc. Sur ce dernier point, les municipalités locales et les MRC devront disposer des moyens et des ressources appropriées pour gérer adéquatement le développement de leurs territoires sous la pression des nouvelles populations.

À coup sûr, le Bas-Saint-Laurent est une région du Québec où il fait bon vivre ! La revitalisation se substitue à la dévitalisation.

Bernard Vachon est professeur retraité du département de géographie de l'UQAM et spécialiste en aménagement et développement territorial.

Photo : Une fillette et un adulte profitent de la vue sur un voilier sur un quai de Rimouski-Est (Michel Dompierre).

La leçon de Sainte-Paule. Une histoire politique des Opérations Dignité

Au début des années 70, le gouvernement du Québec prend la décision de fermer plusieurs villages de l'Est-du-Québec, arguant que ceux-ci ne peuvent répondre aux besoins de leur (…)

Au début des années 70, le gouvernement du Québec prend la décision de fermer plusieurs villages de l'Est-du-Québec, arguant que ceux-ci ne peuvent répondre aux besoins de leur population. Plusieurs familles s'opposent à la perte de leurs terres et se mobilisent dans ce qui portera le nom des Opérations Dignité pour lutter contre ce déracinement forcé.

Dans le Québec rural, il se trouve que des institutions ont été conçues et développées au siècle dernier dans la foulée de combats politiques menés par les mouvements sociaux ruraux afin justement d'accroître la maîtrise des communautés sur leur propre destin. Le Bas-Saint-Laurent est probablement l'endroit au Québec où l'on a poussé le plus loin les initiatives de développement local et régional. Pour cela, la mise en place de ces institutions a constitué un moment lumineux d'expérimentation sociale, dont l'histoire est susceptible d'alimenter les réflexions stratégiques sur l'avenir des territoires ruraux.

« Chez nous, c'est chez nous »

Nous pouvons faire remonter cette histoire à l'un de ses moments les plus significatifs. Un mois avant la crise d'Octobre, en 1970, des citoyen·nes d'un peu partout dans la région ont convergé vers l'église du village de Sainte-Paule, dans le haut pays du Bas-Saint-Laurent. Cette mobilisation populaire, animée par une élite locale ayant pris le parti de leur coin de pays, visait à préparer une riposte collective à un processus de rationalisation du territoire de tout l'Est-du-Québec. Ce processus s'était traduit par une première vague de fermetures de dix villages agroforestiers du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie en 1969. Une autre allait suivre peu de temps après, de 1970 à 1972. Un rouleau compresseur était en marche et il fallait l'arrêter.

Mais pourquoi ces fermetures ? Alors appelés « paroisses marginales », ces villages étaient jugés inaptes à répondre aux besoins à long terme de leurs habitant·es par les équipes du Bureau d'aménagement de l'Est-du-Québec (BAEQ), un organisme du gouvernement du Québec. On proposait à ces habitant·es d'être relocalisé·es dans des centres urbanisés de la région, dans des maisons construites spécifiquement pour cela. Si des familles s'étaient résignées, d'autres se sont accrochées pendant un temps, avant d'être contraintes d'accepter l'offre de relocalisation. Des milieux de vie ont ainsi été disloqués et des villages ont été démolis par les mains de celles et ceux qui les avaient bâtis trente années plus tôt.

Si l'économie de ces paroisses était peu diversifiée et ces villages parvenaient encore difficilement à offrir des perspectives intéressantes à sa jeunesse, ce n'était pas par manque de volonté ou d'ingéniosité de cette dernière. Ces établissements situés aux limites de l'écoumène habité avaient été ouverts à la colonisation dans les années 1930 sans avoir les moyens nécessaires pour se développer. Des familles entières avaient été invitées à s'installer dans ces « pays neufs », avec l'agriculture pionnière comme principale activité « économique ». Un râteau, une hache, au revoir et bonne chance. En dépit de l'omniprésence des massifs forestiers sur le territoire, leur accès était réservé à quelques grandes compagnies de pâte et à des clubs de villégiature fréquentés par des Américain·es, limitant substantiellement les possibilités de développer une économie forestière diversifiée. Ainsi, loin d'être une fatalité, la situation des « paroisses marginales » dans les années 1950 et 1960 était le fruit d'une série de choix économiques et politiques qui empêchaient d'avance leur essor.

C'est précisément pour dénoncer ces choix qui culminaient maintenant dans la fermeture des villages qu'une première grande assemblée citoyenne eut lieu à Sainte-Paule en 1970 afin de donner du mordant et de la structure à ce mouvement de résistance rurale. Non seulement s'agissait-il d'arrêter le rouleau compresseur des relocalisations, mais il était surtout question d'avancer des propositions d'institutions destinées à donner aux localités une maîtrise de leur développement. Loin de se laisser abattre, les habitant·es du haut pays ont misé sur l'action politique de long terme, qui allait osciller entre conflictualité, concertation et pédagogie sociale. C'est ainsi qu'a pris forme un mouvement social rural que l'on a surnommé les Opérations Dignité.

Un autre modèle de développement

L'assemblée générale rurale qui eut lieu à Sainte-Paule entraîna toute une série d'actions politiques allant des manifestations spontanées à la création de comités locaux d'animation et de formation. Une autre grande assemblée populaire eut lieu à Esprit-Saint en 1971, et une troisième en 1972 à Les Méchins, lesquelles furent respectivement baptisées Opérations Dignité 2 et 3.

Les Opérations Dignité avaient plusieurs forces. L'une d'entre elles était de se concevoir comme un pilier de transformation de la société et de l'économie. Les Opérations Dignité ont très tôt proposé la création d'institutions susceptibles de donner à la ruralité québécoise en général et bas-laurentienne en particulier des leviers de maîtrise de son avenir. Ces institutions étaient pensées comme l'amorce d'un autre modèle de développement, qui romprait aussi bien avec le tout au marché qu'avec le tout à l'État. On proposa notamment :

* l'élaboration d'un cadre favorisant le développement de fermes forestières, en permettant l'accès spécifique aux forêts publiques de proximité ;

* la mise sur pied d'organismes de gestion en commun des ressources naturelles des localités pour un réinvestissement prioritaire dans la région ;

* la mise à la disposition des communautés de capitaux patients destinés à financer sur le long terme des projets structurants pour l'économie et la vitalité des villages ;

* des règles pour faciliter le regroupement des propriétaires de lots forestiers privés afin qu'ils puissent mutualiser des moyens pour soutenir la viabilité de leurs exploitations et contribuer à la vitalité de leurs villages ;

* la décentralisation des lieux de décisions politiques vers les paliers régionaux du Québec, afin que les communautés puissent davantage agir par elles-mêmes et pour elles-mêmes.

Beaucoup de ces propositions sont restées lettre morte ; d'autres ont été mises en œuvre. C'est le cas notamment des Groupements forestiers de l'Est, destinés à réunir des propriétaires de lots privés, mais aussi des Sociétés d'exploitation des ressources (SER). Mentionnons aussi que des mécanismes renforçant la viabilité des fermes de petite taille et les capacités de négociation des agriculteurs vis-à-vis l'industrie ont été adoptés dans la foulée des Opérations Dignité.

Il est clair que le modèle alternatif de développement que visaient les forces vives du mouvement ne s'est pas concrétisé : l'essoufflement des troupes, l'exode rural continu, la puissance des intérêts des compagnies privées et la situation constitutionnelle du Québec ont miné les assises de cette révolution tranquille espérée de la ruralité. Cela dit, les Opérations Dignité ont laissé dans la région des traces profondes qui sont encore visibles aujourd'hui. L'une d'entre elles est une culture de la concertation et de la participation, qui se manifeste dans plusieurs domaines et secteurs de la vie du Bas-Saint-Laurent.

Que sont devenues les institutions de la ruralité ?

Des bilans de cette période ont été faits par plusieurs personnes impliquées de près ou de loin dans ce mouvement. Ces bilans sont importants : ils permettent de transmettre la mémoire des combats qui ont façonné la société à laquelle nous appartenons. Comme le suggère indirectement la devise du Québec que l'on retrouve sur les plaques automobiles, l'oubli accroît l'aliénation. Cela dit, il nous semble qu'un volet de ce bilan reste à faire, soit celui de l'évolution récente des institutions économiques issues de ce mouvement. Avec la transition écologique comme horizon, tout devra être questionné. Il s'agit d'institutions qui ont été créées pour soutenir le développement endogène du milieu, combattre la dévitalisation et défendre un autre modèle où prime l'habitation du territoire sur l'extraction des ressources naturelles.

À ce titre, le cas des Groupements forestiers vient spontanément en tête. À bien voir comment ont évolué certains de ces groupements, il semble qu'ils se sont progressivement retournés contre la raison fondamentale qui les a fait naître. De moyens mis à la disposition des propriétaires de lots pour favoriser la pérennité de leurs entreprises ainsi que de leurs communautés, des groupements sont devenus dans certains cas des agents de déstructuration des milieux. Certains groupements sont ainsi très actifs sur le marché des terres forestières en achetant plusieurs lots, contribuant du même coup à la hausse moyenne du prix des terres et compétitionnant directement avec des candidates et candidats de la relève. Il s'agit là de vrais problèmes.

Les institutions issues d'une revendication pour la justice et la poursuite du bien commun sont constamment menacées d'être détournées des intentions initiales qui les ont fait naître. La normalisation du néolibéralisme, la puissance de l'imaginaire anglo-américain valorisant la propriété privée et disqualifiant la poursuite de l'intérêt général ont accru cette menace. Face à cela aussi bien qu'à la situation qui prévaut dans les grandes organisations ou vis-à-vis la crise écologique, il faut écouter la leçon de Sainte-Paule : la politique est la seule alchimie qui puisse métamorphoser une situation menaçante en une occasion de changer le monde.

François L'Italien, Institut de recherche en économie contemporaine

Souveraineté et autonomie alimentaires menacées

Les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres et ils s'intensifient significativement depuis une quinzaine d'années. De grands investisseurs (…)

Les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres et ils s'intensifient significativement depuis une quinzaine d'années. De grands investisseurs (parfois étrangers) s'approprient nos terres.

La production agricole en région nordique représente tout un défi, puisque les coûts de production y sont plus élevés et que le rendement des cultures ne peut rivaliser avec celui des régions du sud. À première vue, le terreau semble peu fertile pour la capitalisation foncière chez nous. Sachez qu'il n'en est rien. Le Québec n'y échappe pas et ces phénomènes s'accentueront dans l'avenir, notamment au Bas-Saint-Laurent. L'achat de terres par de gros exploitants locaux, des non-résident·es ou des non-agriculteur·trices peut-il fragiliser notre souveraineté et notre capacité à gagner en autonomie d'un point de vue alimentaire ?

Oui. D'après François L'Italien [1], chercheur à l'Institut de recherche en économie contemporaine, les régions visées encourent une déstructuration de leurs communautés, une augmentation des pressions financières et commerciales sur le foncier et une fragilisation générale du secteur agricole. Qu'en est-il réellement ? Comme société (et région !) qui cherche à gagner en autonomie, sommes-nous réellement sensibles à ce qui se joue devant nos yeux ?

Phénomène mondial

L'intérêt des investisseur·es pour le secteur agricole s'accroit significativement à partir de 2005, où le mouvement de fond s'accélère dans le contexte de la crise financière de 2008. Les crises socioéconomiques qui s'entrechoquent alors restructurent l'économie mondiale. Selon L'Italien, « la crise financière de 2008 a généré les conditions pour une véritable “ruée” vers les terres considérées avec raison comme une valeur refuge par les gestionnaires de fonds en temps de crise. » L'Italien nous apprend qu'en seulement cinq ans, soit de 2005 à 2010, le nombre d'hectares transigés annuellement passe de 2,8 millions à 8,3 millions… une augmentation vertigineuse de 296 % ! Même si ces transactions touchaient principalement les pays du Sud global comme des pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud, elles n'épargnent pas des territoires du Québec comme le Bas-Saint-Laurent, surtout en raison des changements climatiques. L'attrait des régions tempérées riches en eau ne fera qu'augmenter.

Des agriculteur·rices actif·ves sur les marchés

Dans une étude réalisée en collaboration avec le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations [2], on fait le constat que ce sont majoritairement les agriculteurs et agricultrices qui transigent sur les marchés fonciers agricoles québécois. Plus récemment, dans un ouvrage écrit par Debailleul et Mundler (2018) [3], le constat demeure le même. Au Bas-Saint-Laurent, les fermes bien établies (principalement laitières) cherchent à consolider leurs activités en prenant de l'expansion. Cette demande soutenue des exploitations agricoles pousse inévitablement les prix à la hausse, induisant une forte surenchère.

Dans un article de La Presse paru en février dernier, on fait mention des terres qui s'envolent à prix d'or. Selon le plus récent bilan de Financement agricole Canada, la hausse sur les 20 dernières années a atteint le taux stratosphérique de 474 % ! À titre d'exemple, le prix des terres situées en Montérégie, terres parmi les plus fertiles du Québec, est passé de 11 431 $ à plus de 44 460 $ l'hectare en 2023. À ce prix, les revenus tirés de ces dernières ne peuvent plus couvrir la valeur marchande ou l'emprunt nécessaire pour en faire l'acquisition : le « potentiel agronomique » est désormais dépassé ! Peu importe, les actifs de grande valeur déjà détenus par les agriculteurs agissent comme garanties… au plus fort la poche ! La situation peut sembler moins criante au Bas-Saint-Laurent en raison du coût inférieur des terres. Néanmoins, alors que le prix moyen des terres du Québec en 2022 bondissait de 10 %, celui du Bas-Saint-Laurent augmentait de 9,3 %, pour une valeur moyenne de 9 250 $ l'hectare. À ce rythme, la situation bas-laurentienne ne sera bientôt plus étrangère à celle de la Montérégie. N'oublions pas que le « potentiel agronomique » de notre région est bien inférieur à celui de plusieurs autres régions du Québec.

De nouveaux acteurs financiers non-agriculteurs

Les actifs agricoles font maintenant partie de la liste des marchés à fort potentiel de rendement. Les premières transactions documentées au Bas-Saint-Laurent datent de l'automne 2015. On y fait mention d'acquisitions dans la région du Kamouraska par le fonds d'investissement PANGEA et de possibles acquisitions dans le secteur de la Mitis. Ailleurs au Québec, en Abitibi-Témiscamingue notamment, Radio-Canada rapportait en 2019 que le taux de propriété des non-agriculteurs représentait, seulement pour cette région, plus de 14 % des terres, soit une superficie de plus de 12 000 hectares.

Qu'ils s'agissent de fonds d'investissement ou de sociétés d'acquisition, c'est l'épargne capitalisée des ménages des pays industrialisés qui est mobilisée. Que le modèle retenu par ces investisseurs soit la location (ex. PANGEA, Gestion AgriTerra inc., le FIRA), l'exploitation directe (ex. Fonds de pension des employés de la Banque Nationale) ou l'intégration (ex. Partenaires agricoles S.E.C.), l'épargne des travailleur·euses est mobilisée pour une seule raison : faire des gains en capitaux sur le long terme. Et les investisseurs étrangers dans tout ça ? On semble n'avoir que les rumeurs d'acquisitions par des groupes d'intérêts chinois à se mettre sous la dent. Croyez-le ou non, on ne collecte pas les données sur la nature des propriétaires de terres agricoles. Le registre foncier du Québec les concernant ne le prévoit pas. On semble d'avis que l'accaparement des terres agricoles par des groupes d'intérêts, locaux ou étrangers, demeure marginal pour le moment. Pour plusieurs spécialistes, nous devons plancher sur la création d'une base de données sur la propriété agricole et sur les transactions foncières agricoles avant toute autre évaluation. C'est d'ailleurs la principale recommandation issue des audiences publiques de la Commission de l'agriculture, des pêcheries, de l'énergie et des ressources naturelles (CAPERN) tenue en 2015. Est-ce utile de rappeler que nous sommes en 2023 et que cette base de données n'existe toujours pas ?

Relève menacée

Hors de contrôle, la financiarisation des actifs agricoles pourrait sérieusement compromettre notre souveraineté et notre autonomie alimentaire. On peut très bien imaginer le pire et particulièrement en l'absence de relève. Qu'elle soit apparentée (enfants ou membres plus éloigné·es de la famille) ou non, l'intérêt des plus jeunes à reprendre la gestion des exploitations agricoles n'a jamais été si bas… Allons-y avec un exemple fictif simple. Supposons que Maurice et Gisèle désirent vendre leurs terres et que ces dernières constituent leur unique fonds de pension. En l'absence de relève, ils se tournent vers le marché pour trouver un acquéreur. Parmi ces potentiels acquéreurs, il y a la ferme voisine, un fonds d'investissement privé et un couple qui désire démarrer une ferme familiale.

Vous comprendrez que le contexte agricole et économique actuel ne favorise en rien le démarrage d'une nouvelle ferme familiale de proximité. La partie se jouera entre la ferme voisine et l'investisseur privé. Cette situation entraînera sûrement une surenchère qui, au mieux, maintiendra les prix actuellement élevés ou, au pire, propulsera de nouveau les prix à la hausse. Si la ferme remporte la bataille, elle verra sa taille augmenter, éloignant toujours davantage les potentielles relèves, puisque sa valeur croissante la rendra toujours plus difficilement transférable.

Si, en revanche, les terres sont avalées par le fonds d'investissement, l'objectif premier sera de capitaliser. Dans cette optique, produire localement pour nourrir et dynamiser la communauté au risque de concéder du rendement n'est pas une option. Comme le décrit L'Italien, « la financiarisation de l'économie a généralisé le développement des pratiques spéculatives portant sur les biens dits “de base” dont font partie les produits et actifs agricoles ». Depuis 2005, les investisseurs sont à la recherche de placements dans des catégories d'actifs sûrs leur permettant d'échapper à la volatilité des marchés.

Mobilisé·es pour l'Avenir !

Notre nordicité et nos lois en matière agricole ne constituent pas des remparts absolus contre la financiarisation. C'est à ce moment, quand tout nous parait joué, que des solutions porteuses d'avenir doivent s'imposer. C'est notamment le cas de l'ambitieux projet bas-laurentien FabRégion. Mené par le Living Lab en innovation ouverte (LLio) du Cégep de Rivière-du-Loup depuis 2020, il vise à atteindre 50 % d'autonomie locale dans les secteurs de la consommation alimentaire, énergétique et de biens manufacturés d'ici 2054. Parions que les regards seront tournés vers notre région pour suivre de près cette initiative unique au Canada. Ce que nous pourrions espérer, à tout le moins, c'est le maintien d'un certain équilibre entre investisseurs privés, fermes de grande taille et fermes familiales de proximité. Le pire des scénarios serait sans conteste des terres en friches se multipliant dans tout le Québec.

Au Bas-Saint-Laurent, les terres en friche ne manquent pas. Conserver les terres en production demeure une priorité. En ce sens, une alternative prometteuse inspirée des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER), implantées en France dans les années 1960, mérite notre attention. Les SAFER ont été créées dans le but d'acquérir des terres agricoles et de les subdiviser au bénéfice de l'agriculture familiale et ainsi faciliter l'accès à la propriété. Notez que cette politique n'interdit pas explicitement l'achat de terres par des investisseurs, mais voit à favoriser un groupe précis d'acheteur·euses, soit la relève. L'Italien et Laplante [4] proposaient en 2012 la mise en place d'une Société d'aménagement et de développement agricole du Québec (SADAC). Selon eux, la création d'une telle société constituerait une réponse institutionnelle forte pour freiner les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres tout en favorisant l'installation d'une relève.

Peu importe le modèle, rentabiliser les activités d'une ferme est un défi de taille. La fragilité financière constante et les heures de travail incalculables ont raison de plusieurs d'entre nous chaque année. Qu'il soit physique ou psychologique, l'épuisement finit souvent par éroder la passion. Le contexte socioéconomique actuel exacerbe plus que jamais cet état de fait. Alors que le rapport au travail est en pleine mutation et que l'endettement n'épargne aucun projet d'établissement, comment transmettre notre savoir-faire sans sombrer dans le pessimisme ? Et d'ailleurs, à qui le transmettre ? Le manque criant de relève n'est certainement pas étranger aux conditions du métier. Et que dire du manque généralisé de main-d'œuvre ? Alors que les changements climatiques bouleversent déjà notre capacité à s'approvisionner en denrées, l'avenir m'apparait incertain. J'ose imaginer que la mobilisation des acteur·rices du Bas-Saint-Laurent jouera un rôle déterminant. J'ose imaginer qu'ils nous sensibiliseront à l'importance de ces enjeux avant qu'il ne soit trop tard.


[1] François L'Italien, « L'accaparement des terres et les dispositifs d'intervention sur le foncier agricole. Les enjeux pour l'agriculture québécoise », Institut de recherche en économie contemporaine, 2012.

[2] Jean-Philippe Meloche et Guy Debailleul, « Acquisition des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. Ampleur, causes et portée du phénomène. » CIRANO, 2013.

[3] Guy Debailleul et Patrick Mundler, 2018. « Terres agricoles : entre propriétés privées et enjeux communs. Une réflexion sur les logiques d'accaparement et de concentration des terres agricoles ». Dans Lyne Letourneau et Louis-Étienne Pigeon, L'éthique du Hamburger. Penser l'agriculture et l'alimentation au XXIe siècle. Québec, Presses de l'Université Laval, pp. 235-272.

[4] François L'Italien, Robert Laplante, La Société d'aménagement et de développement agricole du Québec : une mesure d'initiative pour renforcer la vocation et le contrôle du domaine agricole, Rapport de recherche de L'IRÉC, Institut de recherche en économie contemporaine, 2012, 59 p.

Donald Dubé est producteur et copropriétaire de la ferme maraîchère Le Vert Mouton de Saint-Valérien-de-Rimouski.

Photo : Au coin du chemin du Canada et de la route du Chômage, à Saint-Juste-du-Lac, dans le Témiscouata (Michel Dompierre).

L’économie circulaire : une transition en cours vers un modèle plus soutenable ?

28 décembre 2024, par Jean-Michel Coderre-Proulx, Abigaelle Dussol, Évariste Feurtey — , , , , ,
L'économie circulaire permet de redéfinir notre mode de production et de consommation pour limiter l'utilisation de ressource et protéger les écosystèmes. Elle diffère de (…)

L'économie circulaire permet de redéfinir notre mode de production et de consommation pour limiter l'utilisation de ressource et protéger les écosystèmes. Elle diffère de l'économie linéaire qui se caractérise par la chaîne de valeur suivante : extraire, fabriquer et éliminer. Pour une économie alternative, il s'agit de récupérer ce qui se perd comme énergie dans la production ou qui se retrouve à la fin du cycle pour le réinvestir. Au Bas-Saint-Laurent, ce modèle économique s'implante à travers de nombreuses initiatives citoyennes.

Chaque année au Québec, près de 271 millions de tonnes de ressources entrent dans les systèmes de production et de consommation, soit un niveau supérieur à la moyenne canadienne. Or, seulement 3,5 % de ces ressources sont dites « circularisées » en 2022. Pour remédier à cette situation, nous devons réduire cette consommation insoutenable des ressources. C'est pourquoi il est pertinent de s'interroger sur le sujet suivant : peut-on miser sur l'économie circulaire pour réduire notre consommation de manière viable à long terme ?

Économie circulaire et décroissance

À première vue, il serait erroné de voir l'économie circulaire comme une voie d'accès vers la décroissance. L'économie circulaire vise plutôt un découplage de la croissance économique et de la consommation grandissante de ressources naturelles. Valoriser ses matières résiduelles ou implanter des mesures d'efficacité énergétique n'empêche pas une entreprise de faire des profits ou d'être en croissance, bien au contraire.

En revanche, l'économie circulaire peut être vue comme une solution transitoire de transformation économique et sociale qui guide les acteurs économiques vers l'atteinte d'objectifs de la décroissance. L'économie circulaire introduit des concepts fondamentaux partagés par l'approche axée sur la décroissance, comme la mutualisation ou la coopération. En cela, l'économie circulaire permet aux entreprises de déroger du cadre économique dominant reposant sur l'extraction d'une ressource, la transformation et la vente de celle-ci, résultant en bout de piste par la production d'un déchet et/ou de gaz à effet de serre. Elle permet une sensibilisation des acteur·rices, les invitant à remettre en question les façons de faire dans l'ensemble du cycle économique (extraction, production, transformation, consommation, fin de vie).

Pour être réellement compatible avec la décroissance, il faut cependant que les gains d'efficacité engendrés par l'économie circulaire soient réinvestis en actifs immatériels, par exemple en temps de repos, et non en production supplémentaire. Plus concrète et socialement acceptée que la décroissance, l'économie circulaire peut donc être comprise comme une étape essentielle qui peut conduire nos sociétés vers une transformation beaucoup plus large de nos façons de vivre.

Quelques exemples au Bas-Saint-Laurent

Il existe au Bas-Saint-Laurent une forte culture axée sur la concertation, les circuits courts, la valorisation des matières et le partage de ressources. Aujourd'hui, cette mentalité s'incarne de plusieurs façons à travers des projets menés tant par la communauté bas-laurentienne que par des entreprises et OBNL de notre région.

Par exemple, le Bas-Saint-Laurent est le premier territoire canadien membre du regroupement mondial Fabcity, un large réseau de villes et de territoires autosuffisants. Nommé FabRégion Bas-Saint-Laurent, cette démarche mobilise un grand nombre d'acteur·rices, (élu·es, citoyen·nes, expert·es et institutions de recherche) dans le but d'atteindre d'ici 2054 un seuil d'autosuffisance de 50 % de nos consommations. Après un diagnostic de la situation réalisé en 2021-2023, la seconde phase 2023-2026 visera à passer à l'action en mettant en œuvre des projets d'autosuffisance territoriale dans les différents axes de travail suivants : se vêtir, se nourrir, se transporter et se loger.

On retrouve aussi une grande concertation régionale sur les plastiques agricoles (notamment les plastiques employés pour l'ensilage), puisque le Bas-Saint-Laurent se classe au troisième rang des régions utilisatrices au Québec, avec près de 1000 tonnes de plastique agricole produit annuellement. Un projet débuté en 2021, piloté par Élyme Conseils, a permis de mettre en relation l'ensemble des acteur·rices de la chaîne de valeur afin de déterminer comment réduire à la source leur utilisation par de meilleures pratiques et comment améliorer le taux de recyclage de ces matières. La situation est d'autant plus urgente à traiter que ce taux de récupération est actuellement de seulement 10 % (le reste se retrouvant à l'enfouissement ou à la valorisation énergétique) et qu'une règlementation provinciale va encadrer prochainement leur gestion et obliger l'atteinte de cibles plus ambitieuses d'ici juin 2023.

À une échelle plus locale, un projet de Synergie Matanie est en cours d'implantation à Matane pour réaliser un incubateur d'entreprises en économie circulaire dans une usine laissée à l'abandon depuis 2012, l'usine RockTenn. Ce projet implique la réhabilitation complète du site (décontamination, réhabilitation des installations et partage de l'espace) pour permettre de démarrer des entreprises et des projets innovateurs dans un environnement conçu pour générer des symbioses industrielles. Ce projet est novateur dans son concept puisqu'il envisage d'autres perspectives que la construction de nouveaux bâtiments, celle de la valorisation des « verrues urbaines » comme solutions à la crise du logement que la plupart des régions du Québec connaissent actuellement.

Enfin, on retrouve aussi des entreprises qui innovent en économie circulaire en trouvant des débouchés pour des sous-produits. C'est le cas par exemple de l'entreprise Ellipse conservation, qui revalorise des résidus d'épicerie pour les transformer en collation à partir d'un processus de lyophilisation.

Freins et perspectives d'avenir

Les initiatives foisonnent au Bas-Saint-Laurent pour mettre en place des produits et services faits par et pour la communauté dans le but de tendre vers une carboneutralité et une forte autonomie régionale. De plus en plus d'entrepreneur·euses, d'élu·es municipaux et de citoyen·nes sont conscient·es des gains économiques et sociaux que l'économie circulaire peut apporter à leur entreprise.

La croissance économique a apporté au Québec une prospérité qui profite beaucoup à de nombreuses industries. Toutefois, pour faire face aux enjeux socioéconomiques et environnementaux propres à notre époque, un changement de paradigme doit s'opérer. Il nous faut, pour reprendre la définition du développement durable de Gro Harlem Brundtland, présidente de la commission mondiale sur l'environnement et le développement, « répondre à nos besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Maximiser le potentiel de circularité de l'économie québécoise nous semble une avenue porteuse pour respecter un tel engagement au regard du défi important qu'il reste encore à surmonter.

Pour y arriver, il importe de faire lever les nombreux freins qui empêchent de prendre le virage vers l'économie circulaire. Ceux-ci sont souvent de nature financière ou règlementaire. Par exemple, concernant les plastiques agricoles au Bas-Saint-Laurent, la plupart des municipalités régionales de comté (MRC) et producteur·rices de la région souhaiteraient s'aligner vers des collectes porte à porte par conteneur qui permettent d'atteindre les cibles gouvernementales de manière pérenne. Or, que faire lorsque la nouvelle réglementation implantée ne tient pas compte des meilleures pratiques du secteur, de la volonté de plusieurs organisations du milieu, et rend le financement de telles initiatives plus difficiles qu'auparavant ? Il faut mobiliser les acteur·rices après coup pour faire adopter des ajustements aux règlements. D'ailleurs, un tel front commun s'est mis en place au cours des dernières semaines et des discussions en ce sens sont en cours pour obtenir gain de cause au niveau provincial. Cette situation est contre-productive et constitue une déplorable perte de temps. Et elle n'est malheureusement pas isolée ! Pour la valorisation des résidus de viande, par exemple, des initiatives technologiques existent et permettraient de réduire le volume de ces résidus de 80 %, mais ce sont des normes sanitaires qui bloquent la réalisation de projets pilotes en ce sens.

En tant qu'organisme d'accompagnement, on se demande comment soutenir les entreprises de manière pérenne alors que le financement du gouvernement est alloué au projet, et non à la mission. La transition vers une économie plus propre et durable exigera de nos gouvernements et des institutions publiques une grande proactivité et un soutien continu envers les acteurs locaux qui sont beaucoup plus disposés qu'on le pense à changer les façons de faire. Cela passera donc par une reconnaissance du travail des organismes d'accompagnement en développement durable.

Jean-Michel Coderre-Proulx, Abigaelle Dussol et Évariste Feurtey, Élyme conseils, Organisme spécialisé en développement durable basé à Rimouski

Photo : La pêcheuse de crabe Louise Lemay durant une sortie sur le crabier, un matin de printemps. Années 1990, au large de Rimouski. Au loin, on voit l'île Saint-Barnabé (Michel Dompierre).

Saint-Valérien. De la saine réintégration du politique dans le social

Contrairement à plusieurs villages ruraux, la municipalité de Saint-Valérien résiste à la dévitalisation. Chaque année, de nouveaux ménages s'y installent et les initiatives (…)

Contrairement à plusieurs villages ruraux, la municipalité de Saint-Valérien résiste à la dévitalisation. Chaque année, de nouveaux ménages s'y installent et les initiatives citoyennes foisonnent, appuyées par les élu·es municipaux. Si bien que des gens d'un peu partout font la route pour venir comprendre le secret des irréductibles Valérienois·es.

Mentionnons d'abord la culture d'entraide et le savoir-faire transmis de génération en génération entre les familles y travaillant la terre depuis plus de 135 ans et les nouveaux ménages venus y élire domicile plus récemment. Puis, les organismes locaux et les propriétaires d'entreprises ont toujours pris part à la vie communautaire, ce qui donne lieu à des échanges intra et intergénérationnels. Par exemple, le groupe de la Tire de tracteurs antiques supporte financièrement les activités parascolaires, parmi lesquelles des ateliers d'artisanat donnés par les dames du Cercle de Fermières. Ces dernières se réjouissent de la compagnie des jeunes, parmi lesquel·les certain·es rendront éventuellement la pareille par de menus travaux ou lors de corvées dans les champs.

Ensuite, comme en témoignent plusieurs initiatives au fil des ans, un souci de prendre soin du territoire est présent depuis longtemps. Le Cercle des jeunes naturalistes dans les années 30, la Fête des Arbres instiguée dans les années 40, l'école Saint-Rosaire inscrite comme Établissement Vert Brundtland dans les années 2000, la Fête des semences et le renouvellement de politiques de développement durable sont quelques exemples parmi d'autres de ces initiatives citoyennes qui traversent les époques.

Pouvoir envisager une vie bonne

La combinaison de la culture d'entraide à échelle humaine, de l'accès au patrimoine naturel et des engagements municipaux pour en prendre soin, ainsi que la proximité d'une ville de services comme Rimouski attirent les nouveaux ménages en quête d'une vie bonne. Une fois installés, ils trouvent rapidement des groupes et activités d'intérêt par lesquels s'ancrer. Jadis, cet ancrage se faisait en grande partie par le biais de l'église. Aujourd'hui, cela passe beaucoup par le Centre communautaire.

La conversion de l'église en centre communautaire a été un processus éprouvant, parfois tendu, qui a permis de maintenir un lieu central essentiel à la rencontre. Sa gestion étant assumée par les citoyen·nes impliqué·es dans les organismes communautaires locaux, ce lieu est devenu un commun où convergent et émergent un éventail d'activités culturelles, culinaires, nourricières, sportives, festives, éducatives, intérieures, extérieures, pour les enfants, les parents, les grands-parents et, parfois, tout cela en même temps. La liberté et la responsabilité de s'organiser permettent la création de projets qui alimentent l'appareil municipal, lequel voit une motivation à appuyer les initiatives citoyennes.

Cette dynamique entre le communautaire et le municipal, enrichie par la rencontre entre la tradition et le renouveau, permet au politique de regagner lentement mais sainement le social. Évidemment, nous ne sommes pas à l'abri des flammèches, mais le choc des idées garde la communauté bien vivante.

Photo : Les cabanes de pêche apparaissent en hiver sur la banquise du Saint-Laurent, à l'embouchure de la rivière Rimouski. Selon la température, la pêche à l'éperlan s'étend sur trois semaines ou un mois chaque année (Michel Dompierre).

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