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24 septembre : l’intersyndicale lance un ultimatum au Premier ministre
L'intersyndicale tente un coup, le gouvernement doit céder avant le 24 septembre sous peine de s'exposer à une nouvelle grève, probablement avant le discours de politique générale de Sébastien Lecornu, début octobre.
19 septembre 2025 | tiré du site Rapport de forces - L'info pour les mouvements sociaux
https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/24-septembre-lintersyndicale-pose-un-ultimatum-au-premier-ministre-091925478
Décidément cette rentrée sociale est surprenante. Après une journée de grève et de manifestation réussie ce 18 septembre, l'intersyndicale tente un coup pour faire plier le gouvernement. Le propos est clair : avant mercredi 24 septembre, le Premier Ministre doit prendre des mesures concrètes.
L'intersyndicale exige l'abandon de l'ensemble du projet de budget, notamment « le doublement des franchises médicales », « l'année blanche », la suppression « de 3000 postes de fonctionnaires » et la réforme de l'assurance chômage. Elle exige encore la mise en place de dispositifs qui taxent les hauts patrimoines et les gros revenus, l'abandon du recul de l'âge légal de départ à la retraite à 64 an, la mise en place de la conditionnalité des aides publiques aux entreprises et l'investissement dans la transition écologique. En l'absence de réponse, l'intersyndicale appellera à la grève « très rapidement » soit probablement avant le discours de politique générale de Lecornu, début octobre.
La stratégie a le mérite de maintenir la pression sur le gouvernement tout en ne divisant pas l'intersyndicale avec une nouvelle date qui n'aurait pas fait l'unanimité. Elle met également le Parti Socialiste face à ses responsabilités. Prendra-t-il le risque de ne pas censurer un gouvernement qui n'aurait pas répondu positivement à la colère sociale ?
Pour rappel : la journée du 18 septembre a réuni plus d'un million de personnes dans la rue selon l'intersyndicale et 506 000 selon le ministère de l'Intérieur. La grève a également été bien suivie.
Grève dans l'éducation, la RATP…
Côté grève, si les enseignants n'étaient pas massivement en grève le 10 septembre, la journée du mercredi n'étant pas propice à la mobilisation, ils étaient largement au rendez-vous ce 18 septembre. Dans le 1er degré (écoles maternelles et primaires), le Snuipp-FSU, syndicat majoritaire, annonce un tiers de gréviste. Dans le secondaire (collèges et lycées), le SNES-FSU estime que 45% des effectifs sont grévistes. Les personnels de vie scolaire sont particulièrement mobilisés. Le ministère parle quant à lui de 17% de grévistes. A la RATP, en revanche, c'est carton plein. Toutes les lignes de métro ont été à l'arrêt, hors heures de pointe, ce jeudi. Les syndicats estiment que 85% à 90% des conducteurs étaient grévistes. En revanche, les piquets de grève ont été rares et peu fournis. Côté cheminot, le mouvement a été suivi et seul 1 intercité sur 2 et 3 TER sur 5 ont circulé. Les TGV ont roulé à 90%.
Enfin les énergéticiens de la CGT, engagés dans une bataille au long cours pour la diminution de la TVA sur l'abonnement énergétique et l'augmentation de leurs salaires, ont aussi été fortement mobilisés. Ils ont mené des actions dans leurs entreprises un peu partout en France. La FNME-CGT annonce 50 000 grévistes, sachant que l'effectif total du secteur des industries électriques et gazières est de 140 000 salariés, et que tous ne travaillaient pas ce 18 septembre.
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Sous les lacrymos, une soif de justice sociale
Alors que ce 18 septembre marque la seconde étape d'un mouvement social qui grossit, le pouvoir politique comme économique pèse de tout son poids pour tenter d'éteindre une colère qui ne demande qu'à le déborder.
18 septembre 2025 | tiré de Politis
https://www.politis.fr/articles/2025/09/parti-pris-18-septembre-sous-les-lacrymos-la-soif-de-justice-sociale/
80 000 gendarmes et policiers mobilisés partout sur le territoire français ce 18 septembre. L'équivalent d'un Stade de France plein à craquer de forces de l'ordre. Le chiffre est ahurissant. Simple comparaison : il y a deux ans, lors du mouvement contre la réforme des retraites, « seulement » 10 000 policiers et gendarmes étaient mobilisés durant les journées de manifestations intersyndicales.
Au terme de cette journée, il sera encore plus difficile de faire l'autruche sur cette colère sociale.
Une multiplication par 8 donc, quand le nombre de manifestants lui, s'avère à peu près équivalent.
Quand il s'agit de réprimer une colère sociale qui monte, Bruno Retailleau ne fait pas dans le détail. Pis, sa stratégie est double : faire peur en « allant au contact » – pour reprendre ses termes, et décrédibiliser le mouvement social en créant de l'affrontement. On connaît la chanson par cœur : les images violentes tourneront alors en boucle sur les chaînes d'info en continu et le pouvoir s'en saisira pour tirer à boulet rouge sur les près d'un million de personnes mobilisés ce jeudi.
Sur le même sujet : « Pour Macron, les manifestations ne sont plus une expression de la démocratie »
Cela suffira-t-il à éteindre la colère ? Peu probable. Car loin des morbides stratagèmes du ministre de l'intérieur démissionnaire, la séquence sociale que nous vivons est inédite par plusieurs aspects. Déjà, l'importance de la mobilisation. Si les éditorialistes assurent que le 10 septembre a été « un échec », aucun chiffre officiel ne vient conforter cette version. Autant de personnes se sont mobilisées le 10 septembre que lors du premier acte des gilets jaunes, le 17 novembre 2018 : près de 300 000 personnes (1). Notable quand on sait que ce mouvement n'avait ni leader ni aucune organisation à sa tête.
Poussées d'urticaire
Mais au terme de cette journée, il sera encore plus difficile de faire l'autruche sur cette colère sociale. Un million de personnes, deux semaines après la rentrée scolaire, cela faisait bien longtemps qu'une journée de rentrée sociale n'avait pas été aussi suivie. Dans les cortèges, partout en France, ce sont les mêmes sentiments qui émergent. Celui de ne pas être écouté. Pire, de ne pas être respecté.
« On a besoin de tout : créer des postes d'enseignants, d'AED, d'infirmiers scolaires, d'AESH… et que les AESH aient enfin un vrai statut » (1), témoigne Sandrine Leclerc, AESH dans un cortège à Dreux. Même sentiment à Roissy : « Nos salaires ne suivent pas, depuis des années. Quand je fais mes courses, je n'achète rien, mon caddie n'est même pas rempli et je paye 100 euros. On n'y arrive plus », confie ce salarié de l'aérien.
Surtout – et c'est très certainement ce qui inquiète le plus le pouvoir, cette mobilisation se construit autour de revendications « en positif ». Dans sa chute, François Bayrou a entraîné avec lui son projet de budget d'une violence et d'une austérité rares. Les centaines de milliers de personnes qui battent le pavé ce 18 septembre ne se battent pas « contre » quelque chose. Mais « pour ».
Pour plus de justice sociale et fiscale. Pour leur dignité. Pour des services publics plus forts. En somme, et pour paraphraser notre nouveau premier ministre, une véritable « rupture » avec la politique menée actuellement. Pourtant, dans les cortèges, personne ou presque ne se fait d'illusion : il ne faut pas compter sur ce nouveau et déjà fébrile locataire de Matignon pour opérer ce virage à 180 degrés.
L'arrivée en force dans le débat public de la taxe Zucman témoigne aussi de cette poussée progressiste à laquelle on assiste depuis quelques jours. Depuis combien de temps une mesure de gauche ne s'était pas imposée avec une telle force ? Les organisations syndicales l'ont d'ailleurs bien compris : il était délicieux, ce 18 septembre au matin, d'écouter Sophie Binet dérouler des arguments économiques sérieux à des intervieweurs transformés en éditorialistes néolibéraux mal préparés.
On sent une forte poussée pour continuer fort et vite.
Cette séquence souligne aussi de la force de ceux qui défendent le statu quo. Il suffit de voir les poussées d'urticaires que crée cette taxe – pourtant très sobre – à tous ceux qui ont profité du macronisme pendant huit ans. Et pour une fois, rien ne semble être de leur côté. Ni la rationalité économique – balayée par tous les plus éminents spécialistes de la question, ni le rapport de force politique – sans aucune majorité à l'Assemblée nationale, ni l'opinion publique – plus de 80 % des Français sont favorables à l'instauration d'un tel impôt, selon un sondage de l'Ifop.
Sur le même sujet : « Bloquons tout » : à la colère sociale, le RN préfère l'ordre et les urnes
Et que dire du Rassemblement national ? Le parti lepéniste, si prompt à récupérer les thématiques de justice sociale dans son projet raciste, est à la peine, bien incapable de porter une voix audible sur la question de la justice fiscale. Rien d'étonnant, en même temps, quand on connaît leur stratégie pour amadouer le patronat.
Enjeux
Ces prochains jours sont donc remplis d'enjeux. Comment les organisations syndicales réagiront-elles au succès de ce 18 septembre ? Indéniablement, leur unité démontre une nouvelle fois leur efficacité à mobiliser largement. Pendant la réforme des retraites, cependant, leur relative lenteur – des mobilisations tous les 10 jours à peu près – avait été critiquée par certains. Reproduira-t-elle le même schéma ? « On ne sait pas encore, mais on sent une forte poussée pour continuer fort et vite », assure Frédéric Souillot, numéro 1 de Force ouvrière. Même Marylise Léon, leader de la CFDT, confie vouloir « occuper le terrain » ces prochaines semaines.
Les leaders des huit organisations syndicales doivent se voir « très bientôt » pour prévoir la suite. Tous savent que ce mouvement social reste à construire dans un contexte où Sébastien Lecornu n'a pas encore fait son discours de politique générale et où la précarité reste importante pour lancer un vaste mouvement de grève. Un nouvel échec, après celui des retraites, ferait beaucoup de mal.
C'est bien un changement de politique complet qu'exigent les cortèges.
Mais, en attendant de voir ce qu'il en découle, beaucoup sentent l'occasion, enfin, de pousser des revendications pour plus de justice fiscale et sociale : « La taxe Zucman, c'est bien, mais il faut aller plus loin sur tous les autres sujets », assène Murielle Guilbert, codéléguée générale de Solidaires. Comme un rappel à certains que cet impôt ne changera pas tout. Et que c'est bien un changement de politique complet qu'exigent les cortèges lancés, ce jeudi. Malgré la brutalité de Bruno Retailleau. Et, surtout, malgré Emmanuel Macron dont la démission est de plus en plus demandée.
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La liberté d’information, pilier de la démocratie
Il n'y a pas de débats publics de qualité, pas de contrôle citoyen sur l'action publique, pas de liberté d'expression ou de campagne électorale équitable sans liberté d'information et sans une presse et des médias libres et indépendants.
Tiré du blogue de l'autrice.
La liberté de la presse est un indicateur de la santé d'une démocratie et la Cour européenne des droits de l'Homme juge que la mission des journalistes consiste à en être les « chiens de garde »[1]. Là aussi, comme pour d'autres libertés, la France recule.
Il existe de nombreuses façons de s'attaquer à la liberté de la presse : baisse des subventions (comme l'a fait D. Trump s'agissant des financements par l'Agence américaine pour les médias mondiaux, dont ceux de neuf médias sur les dix d'Ukraine), refus d'accès de journalistes à certains lieux, mise au pas de journaux, désinformation, « procédures bâillon », assassinat (par exemple celui de Jamal Khashoggi par l'Arabie saoudite à Istanbul)… Si nous avons pu nous réjouir de la libération de Julian Assange, une hirondelle ne fait pas le printemps. Nous ne pouvons que nous inquiéter de voir la multiplication des attaques dans le monde, et singulièrement dans notre pays.
Ainsi, le Schéma national sur les violences urbaines (SNVU), que la LDH (Ligue des droits de l'Homme) a attaqué avec des syndicats de journalistes, visait à exclure les journalistes de certaines opérations de sécurité, au nom de leur protection. Devant cette mobilisation, le ministre de l'Intérieur a supprimé la disposition litigieuse, se souvenant certainement de la victoire des mêmes organisations devant le Conseil d'Etat s'agissant du Schéma national du maintien de l'ordre, tant pour la liberté d'informer des journalistes que celle des observateurs indépendants.
Pour le pouvoir, il s'agit bien, comme lorsque la loi Sécurité globale voulait interdire de filmer la police, de maintenir ces opérations dans un huis clos entre les forces de sécurité intérieure et la population, sans prendre le risque de devoir rendre des comptes sur l'usage de la force et les éventuelles violences policières que le « maintien de l'ordre » aurait générées. Le rêve de la police, comme de toutes les armées, est de tenir les journalistes éloignés du champ de bataille pour ne leur laisser à commenter que les images choisies accompagnées des éléments de langage auto-justificateurs de leur action, quand elle ne les embarque pas directement dans des opérations de communication.
C'est évidemment contraire au principe de redevabilité posé par l'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789. Il n'est pas anodin que le Beauvau de la sécurité n'ait pas intégré le thème des rapports des journalistes avec la police à ses travaux. La Commission Delarue avait alors dû être créée, pour répondre aux protestations des syndicats ou associations de journalistes. L'absence de réactivité sur les cas de violences subies par des journalistes ou sur le SNVU de la part du comité de suivi de ses recommandations interroge.
Nous réaffirmons à chaque occasion qu'il ne peut y avoir de liberté d'informer sans liberté d'aller et venir pour les journalistes, sans la prise en compte de cette liberté et de sa protection par les forces de sécurité. Les images, désormais régulières, d'actes de violence exercés par des policiers contre des journalistes clairement identifiés lors d'opérations contre les manifestants, y compris lors de la mobilisation du 10 septembre 2025, laissent penser qu'à défaut de pouvoir exclure la profession de jure de ces opérations, on tente de les exclure de facto par la peur.
L'absence de sanction pour ces faits, et l'impunité que cela crée dans le rapport police journaliste, laissent craindre que les autorités politiques ne partagent ce souhait et tentent par tous les moyens de maintenir les journalistes au sein des cellules de crise, loin de la réalité du terrain. De tels agissements sont inacceptables dans un Etat de droit. Ils nous font glisser vers un Etat policier.
Le même souhait de contrôler les images et de cadrer les commentaires irrigue la sphère politique. Au nom de la logistique des déplacements présidentiels, les présidents sélectionnent les journalistes les accompagnant, créant un effet de cour puisqu'il est préférable de ne pas déplaire pour être adoubé. La réduction de l'accès à l'information est une autre dérive : depuis les gilets jaunes, le contenu de l'agenda présidentiel est très succinct. En particulier, l'information sur ses déplacements est lacunaire, pour éviter que les citoyennes et citoyens ne puissent exprimer leurs revendications ou que les journalistes soient présents pour couvrir ces moments de contestation.
Hélas, cette pratique se diffuse également au sein des partis politiques qui pensent ainsi contrôler leur image. Alors que seule l'extrême droite excluait de ses rassemblements des journalistes qui lui déplaisaient, ce procédé s'étend désormais aux autres courants politiques, comme en 2022 lors de l'unique meeting du candidat Macron, où des médias gênants, comme Reporterre, n'ont pas été accrédités « faute de place » dans une salle pourtant à moitié vide, ou plus récemment avec l'exclusion d'un journaliste du Monde de l'université d'été de LFI[2]. Qu'un parti de gauche, dont nous pourrions attendre que la défense intransigeante des libertés publiques guide l'action, puisse s'aligner sur ces pratiques est un très mauvais signe vis-à-vis de la liberté de la presse. La liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme concerne aussi les opinions minoritaires, y compris « celles qui heurtent, choquent ou inquiètent ; ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels il n'est pas de société démocratique »[3].
Il ne peut cependant y avoir de liberté de la presse sans des journalistes libres. La concentration actuelle de 90% de notre presse dans les mains d'une dizaine de milliardaires diffusant une même doxa libérale autoritaire ne permet pas cette information libre et contradictoire à laquelle nous avons droit. En 1944, au sortir d'une guerre ayant vu le gros des médias basculer dans la collaboration, mais aussi après les années 30 où des milliardaires ont acheté des titres de presse pour servir leurs intérêts économiques et politiques au service d'une extrême-droitisation des esprits, une ordonnance a réformé le secteur de la presse : interdiction de posséder une entreprise de presse, et une autre entreprise pour ne pas mettre de journaux au service d'intérêts financiers, interdiction de concentrer les journaux pour préserver les points de vue différents qui permettent une information plus honnête.
Aujourd'hui, la situation est telle, en France comme dans nombre de pays de l'Union européenne, que la présidente de la Commission européenne a dit dans son discours annuel au Parlement, début septembre : « Nous allons utiliser nos outils pour soutenir les médias indépendants et locaux. La liberté de la presse constitue le fondement de toute démocratie. Et nous aiderons la presse européenne à préserver sa liberté ». Il est temps de revenir aux fondements de l'ordonnance de 1945 avant qu'une presse sous contrôle de milliardaires, qui diffuse une vision contraire à la République sociale affirmée par le Préambule de la Constitution de 1946, ne finisse par conduire l'extrême droite au pouvoir.
La décision de 2024 du Conseil d'Etat protégeant le pluralisme des opinons devrait guider le choix lors de la répartition des concessions de chaîne sur la TNT, de même que le respect des cahiers des charges exigeant de ne pas diffuser des contenus de haine (raciste, antisémite, anti-LGBTI, etc.). La LDH s'était prononcée contre le renouvellement de C8 ou de CNews, pour leurs contenus contrevenant à tous ces principes[4]. Elle n'a pourtant été entendue que pour C8.
La protection du secret des sources n'est pas encore bien affermie puisque des journalistes, comme Ariane Lavrilleux (ayant dévoilé pour Disclose un possible crime d'Etat), ont pu être placés en garde à vue et faire l'objet d'enquêtes pour connaître leurs sources[5]. La loi de 2010 prévoit en effet une exception dangereuse pour l'effectivité de la protection des sources : la possibilité de faire prévaloir « l'impératif prépondérant d'intérêt public ».
Enfin, et nous n'en sommes heureusement pas là en France, s'attaquer à la liberté de la presse c'est aussi s'attaquer à la vie de journalistes. C'est ce que nous voyons Israël faire à Gaza depuis plus de deux ans, dans l'indifférence d'une grande partie de nos médias[6]. Plus de 240 journalistes sont morts à Gaza[7] depuis le début des opérations israéliennes, tués pour que nous puissions entendre aussi la voix de ceux qui survivent sous les bombes depuis plus de deux ans, ou à la famine organisée par Israël.
Ces journalistes sont morts parce que leur mission d'information leur paraissait plus importante dans ces circonstances que leur vie, dans le silence assourdissant de notre Etat ou de l'Union européenne. L'Unesco a par ailleurs dénoncé l'impunité pour 85% des meurtres de journalistes dans le monde.
Il n'y a pas de liberté de la presse sans des journalistes libres. Cela nécessite du courage, de l'impertinence. Non pas celui qui consiste à couper la parole au plus faible pour lui faire dire ce que l'on souhaite entendre mais le courage de rompre avec une forme d'entre-soi afin d'avoir l'impertinence de dire ce qui est au cœur du métier de journaliste : la vérité. Seule la vérité nous sauvera du programme sectaire de l'extrême droite et pour cela il nous faut urgemment une presse libre et indépendante, respectée par les pouvoirs publics et les partis et recherchant le vrai et non pas l'acceptable.
Nathalie Tehio, présidente de la LDH
Notes
[1] Voir par exemple CEDH 7 juin 2007, Dupuis c. France, n°1914/02 ou l'arrêt Goodwin c. RU de 1996
[2] Référence au refus d'accréditation par LFI à ses universités d'été d'août 2025 du journaliste du Monde Olivier Pérou, en raison de la publication de La Meute – Enquête sur La France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon.
[3] CEDH 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni
[4] https://www.ldh-france.org/renouvellement-des-frequences-tnt-dont-les-chaines-c8-et-cnews
Article de Pierre-Antoine Cazau, membre du Bureau national de la LDH
[6] La LDH et le SNJ organisent un colloque au théâtre de la Concorde à Paris le 27 septembre 2025 : « Gaza, autopsie d'une couverture médiatique ».
[7] https://www.ldh-france.org/stop-a-la-guerre-et-au-ciblage-des-journalistes-au-proche-orient/
La Fédération internationale des journalistes et l'Union internationale de la presse francophone ont lancé en 2024 le prix Shireen Abu Akleh pour récompenser le courage et l'engagement des femmes journalistes, en hommage à cette journaliste tuée dans le camp de réfugiés de Jénine, alors qu'elle effectuait un reportage en direct le 11 mai 2022.

Tour d’Espagne : Ils ne sont pas passés !
Cette année, La Vuelta, la course cycliste de trois semaines qui a fait le tour de l'État espagnol a établi de nombreux records. Non pas en termes de prouesses sportives, mais en ce qui concerne les mobilisations populaires visant à empêcher qu'elle serve à blanchir le génocide perpétré par Israël en Palestine.
Tiré de Inprecor
17 septembre 2025
Par Brian Anglo
Le produit utilisé pour redorer l'image de l'État génocidaire était en l'occurence une équipe appelée Israel-Premier Tech. Elle appartient au multimillionnaire Sylvan Adams, né au Canada mais résidant en Israël, qui se considère, ainsi que son équipe, comme l'ambassadeur de son pays d'adoption. En 2018, il a joué un rôle déterminant dans le lancement du Giro d'Italia en Israël.
La solidarité avec la Palestine dans l'État espagnol a une longue histoire, articulée principalement, mais pas exclusivement, par le Réseau de solidarité contre l'occupation de la Palestine (Rescop). Au cours des deux dernières années, des mobilisations massives et constantes ont eu lieu dans tout le pays, impliquant même les plus petites villes et villages.
Profitant de l'élan existant, le mouvement a décidé de cibler Israel-Premier Tech. Cela a commencé en Catalogne, lors de la cinquième étape, lorsqu'un groupe relativement restreint de manifestant·es a bloqué la route et réussi à retarder l'équipe pendant un court instant lors d'une étape contre-la-montre.
Au fur et à mesure que la course traversait le pays, presque chaque étape a vu un développement des perturbations, malgré plusieurs arrestations, et la revendication de l'exclusion d'Israël-Premier Tech de la compétition s'est renforcée. Bien que les organisateurs de la course aient ignoré cette demande, l'équipe a finalement supprimé « Israël » de son nom et revêtu de nouveaux maillots.
Cela était loin d'être suffisant pour un mouvement qui avait un impact réel, non seulement sur la course elle-même, dont les étapes ont dû se terminer plusieurs kilomètres avant la ligne d'arrivée prévue, mais aussi sur les médias, l'opinion publique et même le gouvernement espagnol.
Au moment de la dernière étape, qui devait être une promenade autour de Madrid, suivie d'une cérémonie de remise des prix avec les autorités locales, qui en profitent pour se faire photographier et faire de la publicité pour la ville, de nombreux points du parcours étaient déjà envahis par des manifestant·es prêts à passer à l'action.
La tentative d'éviter les manifestant·es en modifiant le parcours des coureurs n'a eu que peu d'effet. Les routes qu'ils devaient emprunter étaient envahies et les organisateurs ont dû annuler l'événement… à 55 kilomètres de l'arrivée prévue.
Il est vrai qu'Israël-Protech n'a pas été expulsé de la course, mais les perturbations causées, l'atteinte à la réputation et les répercussions politiques qui en ont découlé ont été considérées à juste titre comme une victoire pour le mouvement de solidarité et donc comme un tremplin pour d'autres actions, notamment autour de la Flottille mondiale Sumud.
Reprenant le slogan ¡No pasarán ! (Ils ne passeront pas !) des défenseurs de Madrid contre les fascistes pendant la guerre civile, il était désormais possible de dire ¡No pasaron ! (Ils ne sont pas passés !).
Le lendemain, le gouvernement espagnol, également sous pression pour ne pas avoir tenu sa promesse de décréter un embargo sur les armes à destination d'Israël, a été contraint de déclarer qu'il soutenait les actions menées pendant la Vuelta.
Les membres d'Anticapitalistas (la section de la Quatrième Internationale dans l'État espagnol) ont joué un rôle considérable, mais il s'agissait avant tout d'un effort collectif soutenu qui a puisé sa force dans l'implication de dizaines de milliers de personnes.
Le Tour de France de l'année prochaine, auquel Israel-Premier Tech devrait participer, doit débuter à Barcelone. Il reste donc largement le temps de préparer un accueil chaleureux si nécessaire.
Le 17 septembre 2025
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De Londres à Paris : la contagion xénophobe
Si l'extrême droite se rassemble en toute impunité en Angleterre, en proférant des slogans racistes et suprémacistes, c'est à la gauche, de s'unir et vite.
17 septembre 2025 | tiré de Politis | Photo : © CARLOS JASSO / AFP
Les partisans de l'activiste d'extrême droite britannique Tommy Robinson, de son vrai nom Stephen Yaxley-Lennon, défilent dans le centre de Londres en brandissant des drapeaux lors d'une marche pour la « liberté d'expression », le 13 septembre 2025.
Le 14 septembre s'est tenue à Londres une manifestation anti-immigration rassemblant plus de 110 000 personnes à l'appel du militant identitaire multicondamné Tommy Robinson. Peut-être faut-il rappeler que cette star de l'extrême droite a influencé l'auteur de l'attentat terroriste de la mosquée de Finsbury Park en 2017, Darren Osborne, qui a fait un mort et douze blessés, alors même que le camp nationaliste accuse la gauche d'être responsable de la mort de Charlie Kirk et de vouloir assassiner les « lanceurs d'alerte » islamophobes.
Cette manifestation intervient dans un contexte plus large de haine envers les exilés au Royaume-Uni.
Le média fasciste Frontièresa qualifié ce rassemblement de « manifestation patriote », et l'un de ses journalistes phare, Jordan Florentin, ose même romantiser les appels à la haine sur critères raciaux : « Qu'elles étaient belles les rues de Londres ce samedi, une marée humaine anglophone et plus largement occidentale, comme le début d'une nouvelle ère pour les peuples blancs, trop souvent victimes de racisme et d'un grand remplacement démographique. »
Cette manifestation intervient dans un contexte plus large de haine envers les exilés au Royaume-Uni où le mois d'août a été ponctué de plusieurs rassemblements anti-immigration devant des hôtels utilisés pour héberger les demandeurs d'asile mais également en Australie et au Japon. Nommées « opérations drapeaux », ces manifestations visent à rétablir le patriotisme et à lutter contre les politiques migratoires : autant dire qu'il s'agit d'un camouflage suprémaciste de revendications xénophobes sous couvert de fierté européenne.
La France n'est quant à elle pas en reste puisque les membres de Reconquête !, Éric Zemmour et Jean Messiha, y étaient invités. Sur X, le président du parti appelle clairement à reproduire ce schéma en France (« Je suis à Londres. Des centaines de milliers de patriotes se réunissent pour dire qu'ils veulent rester ce qu'ils sont. L'Europe se réveille. Demain, la France ! ») quand son second renoue avec les traditions factieuses et antirépublicaines du fascisme : « Le peuple britannique a compris qu'on ne combat pas une conquête identitaro-religieuse par les “valeurs de la République”. On combat une conquête identitaro-religieuse en réaffirmant puissamment et son identité et sa religion. La résistance à l'islamisation est en marche »
Il revient à la gauche de s'affirmer clairement pour un accueil inconditionnel
Ce coup de force de celui qui appelle à la « contre-révolution » à la suite de la « révolution mondialiste qui a attaqué la chrétienté » inspire la classe politico-médiatique identitaire française : pétitions de De Villiers pour un référendum sur l'immigration, appels à « punir » les associations d'aide aux exilés et tentative de calquer le modèle britannique avec « l'opération tricolore ».
Très largement encensé par Frontières, ce trend consiste à se photographier avec un drapeau français ou à placer des drapeaux sur des lieux stratégiques comme sur le périphérique.
Si cela peut paraître inoffensif et risible, dans un contexte de violences raciales visant les personnes exilées (inscriptions néonazies aux Arches citoyennes, action de Némésis contre le camp antiraciste du 10 septembre, vols de gilets de sauvetage et contamination de cuves d'eau à Grande-Synthe, agression à l'urine lors de l'occupation de l'Hôtel de Ville par Utopia 56, attaques constantes envers le collectif des jeunes du parc de Belleville, volonté du gouvernement de supprimer l'AME), il revient à la gauche de s'affirmer clairement pour un accueil inconditionnel et de veiller attentivement à ce que prépare l'extrême droite envers les personnes les plus vulnérables.
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Massacre à Labodri : l’œuvre parfaite des membres du CPT et de la Primature d’Alix Didier Fils-Aimé
L'organisme de défense des droits humains *ECCREDHH* exprime sa plus vive préoccupation face à la montée alarmante de l'insécurité et de la violence armée en Haïti, en particulier les exactions des gangs qui continuent de semer la terreur au sein des familles haïtiennes.
Pétion-ville, Haïti, le 15 /09/ 2025*
Dans la nuit du jeudi 11 septembre 2025, une attaque sanglante a été perpétrée à Labodri, localité située entre les communes de Cabaret et de l'Arcahaie (Nord du pays), par la coalition de gangs armés dénommée *"Viv
Ansanm".* Plus d'une quarantaine de personnes, dont des enfants, ont été froidement abattues. Les assaillants ont investi plusieurs habitations, tirant sans distinction sur les enfants, les personnes âgées, et d'autres
civils sans défense. Il s'agit d'un acte de barbarie d'une cruauté sans précédent.
D'après les enquêtes menées par *ECCREDHH,* cette attaque s'inscrit dans une logique de représailles à la mort, le dimanche 7 septembre 2025, d'un puissant chef de gang opérant à Cabaret, tué lors d'affrontements avec les forces de l'ordre, appuyées par des groupes d'autodéfense locaux.
*ECCREDHH* dénonce fermement ce massacre odieux et appelle à l'ouverture immédiate d'une enquête indépendante et rigoureuse afin d'identifier les responsables et les complices, où qu'ils se trouvent.
*ECCREDHH* condamne également le silence complice du Conseil Présidentiel de Transition *(CPT)* et de la Primature, dont l'inaction alimente un climat d'impunité insoutenable.
*ECCREDHH* rappelle que la protection de la population civile est une obligation constitutionnelle et internationale des autorités en place, et exige que des mesures concrètes soient prises sans délai pour mettre fin à ces violences et traduire les coupables en justice.
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Tensions dans les Caraïbes : le pétrole venezuelien, le véritable enjeu des interventions des États-Unis ?
Le Venezuela fait face à un nouvel épisode de tensions géopolitiques. Le ministre de la Défense, Vladimir Padrino López, a annoncé le déploiement d'un « renfort spécial » des Forces armées du pays dans cinq États côtiers Zulia, Falcón, Nueva Esparta, Sucre et Delta Amacuro à compter du lundi 8 septembre. Cette mesure répond à l'opération antidrogue menée par les États-Unis dans les Caraïbes, à quelques kilomètres des eaux territoriales vénézuéliennes, ce qui a fait monter l'inquiétude dans la région. Depuis lundi 8 septembre 2025, « des moyens et des forces » seront mobilisés dans les États Zulia, Falcón, Nueva Esparta, Sucre et Delta Amacuro.
17 septembre 2025 | Le Journal des Alternatives | Photo : @DeptofWar Département de la Guerre
https://alter.quebec/tensions-dans-les-caraibes-le-petrole-venezuelien-le-veritable-enjeu-des-interventions-des-etats-unis/?utm_source=Cyberimpact&utm_medium=email&utm_campaign=Les-Actus-dAlter-du-18-septembre-2025
Dans un message diffusé sur les réseaux sociaux, le ministre a assuré que ce déploiement vise à garantir la défense de la souveraineté nationale et à couper les routes utilisées par le narcotrafic international. Le président Nicolás Maduro a complété cette annonce en ordonnant la mobilisation de 25 000 militaires, tant à la frontière avec la Colombie que sur la côte caraïbe.
Narcotrafic et souveraineté : deux récits en conflit
La décision de Caracas intervient dans un contexte de frictions croissantes avec Washington. Deux interventions des États-Unis se sont soldées par la destruction de deux embarcations et la mort de onze personnes dans le premier cas, et de trois personnes lundi 15 septembre. Le gouvernement vénézuélien a dénoncé cette action comme une violation de sa souveraineté, tandis que les États-Unis l'ont justifiée comme faisant partie de leur stratégie régionale de lutte contre les drogues.
Cependant, les données récentes de l'Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) nuancent le récit des États-Unis. Le Rapport mondial sur les drogues 2025 confirme que le Venezuela ne produit pas de coca ni d'autres drogues illicites à grande échelle et que son rôle comme voie de transit est minime comparativement à d'autres corridors régionaux. Selon le document, la majeure partie du flux de cocaïne vers les États-Unis transite par le Pacifique colombien et équatorien, tandis que seulement 5 % passent par le Venezuela.
En revanche, le rapport identifie les États-Unis comme le plus grand marché mondial de consommation de drogues, avec plus de 70 millions de personnes consommatrices en 2023, dont environ 50 millions présentent des troubles liés à la consommation.
L'enjeu du contrôle du pétrole
Au-delà du discours antidrogue, plusieurs analystes soulignent que la lutte pour le contrôle du pétrole au Venezuela constitue un enjeu stratégique. Avec 17,1 % des réserves de pétrole dans le monde selon une étude de GeoSphere Austria (2024), le Venezuela se positionne aux côtés de l'Arabie saoudite et de l'Iran comme l'un des trois pôles stratégiques alors que les réserves mondiales de pétrole pourraient s'épuiser d'ici 50 ans.
Par ailleurs, plus lourd, le pétrole vénézuélien constitue un avantage par sa qualité, dans un contexte de raréfaction du pétrole léger de type iranien ou sibérien, et de demande croissante pour le pétrole lourd.
Soutiens et oppositions
La Chine et la Russie ont apporté leur soutien à Caracas, défendant son droit à l'autodétermination. En Amérique latine, les réactions sont partagées. La Communauté des États latino-américains et caraïbes (CELAC) a publié un communiqué, signé par la majorité de ses membres, réaffirmant le caractère de la région comme « zone de paix » et exprimant son inquiétude face à la présence militaire extrarégionale. Des pays comme le Brésil, le Mexique, la Colombie et l'Uruguay, entre autres, ont appuyé cette déclaration. Toutefois, des pays comme l'Argentine, le Pérou et l'Équateur se sont abstenus de la signer.
Le président colombien, Gustavo Petro, s'est montré catégorique en rejetant le récit états-unien, appelant à un dialogue régional : « Nous ne pouvons permettre que des récits externes imposent des conflits dans notre région. Le narcotrafic est un problème mondial qui exige des solutions multilatérales, et non des interventions unilatérales. »
En revanche, des secteurs de l'opposition au Venezuela ont critiqué l'utilisation du narcotrafic par le gouvernement comme stratégie politique pour rallier des appuis internes.
Au-delà des Caraïbes : le débat mondial sur les drogues
Ce contexte ouvre également un débat plus large sur l'efficacité des politiques antidrogues mondiales. Des organismes comme l'ONU et des références comme Noam Chomsky ont souligné que la soi-disant « guerre contre la drogue » a souvent servi de prétexte à des interventions militaires et géopolitiques, sans parvenir à réduire la consommation dans les pays les plus touchés.
Aux États-Unis, le problème de la consommation s'est aggravé avec la crise des opioïdes synthétiques, responsables de dizaines de milliers de décès chaque année. Parallèlement, la production et l'exportation de cocaïne se concentrent dans des pays où des bases militaires états-uniennes sont présentes, comme la Colombie, le Pérou et l'Équateur, ce qui soulève des questions sur l'efficacité réelle des stratégies mises en œuvre.
Le Venezuela sur l'échiquier mondial
Depuis les élections contestées de 2024, le Venezuela s'enfonce dans un autoritarisme de plus en plus marqué. Le gouvernement de Nicolás Maduro a renforcé la répression ciblant journalistes, syndicalistes, universitaires et défenseurs des droits humains. Plus de 2 000 arrestations ont été recensées, tandis que des figures critiques du régime, y compris issues de la gauche, sont accusées de comploter avec des puissances étrangères. Des institutions académiques et des ONG environnementales sont également visées, dans le cadre d'une stratégie de criminalisation du dissensus. Cette dérive autoritaire affaiblit l'unité des mouvements populaires, pourtant essentiels pour résister à l'ingérence étrangère.
Sur le plan international, le Venezuela occupe une position stratégique dans un monde marqué par la compétition énergétique. Le soutien de la Chine, de la Russie et de la CELAC montre qu'il ne sera pas isolé, malgré les pressions exercées notamment par les États-Unis. Ces derniers, via leur présence militaire et leurs sanctions, alimentent les tensions géopolitiques, exacerbant les fractures internes du pays. Le respect de la souveraineté vénézuélienne apparaît dès lors comme un enjeu central, tout comme la capacité des peuples latino-américains à s'autodéterminer sans intervention extérieure.
Ainsi, le Venezuela se trouve au cœur d'un double conflit : interne, à travers la répression des voix dissidentes ; externe, par son instrumentalisation dans des luttes d'influence mondiales. La résolution de cette crise passera par un équilibre délicat entre souveraineté, démocratie et respect des droits fondamentaux.
Sources :
• Office des Nations Unies contre la drogue et le crime 2025, Rapport mondial sur les drogues.
• GeoSphere Austria 2024, Rapport sur le pétrole et le gaz.
• Présidence du Venezuela 2025, communiqués officiels, septembre.
• CELAC 2025, Communiqué sur la présence militaire extrarégionale, septembre.
• Association internationale d'économie énergétique 2023, Energy Economics Journal.
• Agence internationale de l'énergie (AIE) 2024, World Energy Outlook 2024.
• Administration de l'information énergétique des États-Unis 2025, Petroleum Supply Monthly.
• Gounder, R. 2019, Processing of Heavy Crude Oils.
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Comment la Chine redessine l’Asie du Sud-Est
Des dettes du Laos aux équilibres fragiles de la Thaïlande : cinq exemples montrent comment Pékin tisse un réseau de dépendances économiques et politiques.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/09/19/comment-la-chine-redessine-lasie-du-sud-est/?jetpack_skip_subscription_popup
Depuis des années, la Chine tisse un réseau dense de relations en Asie du Sud-Est, combinant investissements, infrastructures, coopération technologique et pression diplomatique. Les pays de la région stratégiquement situés entre l'océan Indien et le Pacifique sont aujourd'hui au cœur d'une transformation silencieuse qui redéfinit leurs orientations économiques et, dans de nombreux cas, leurs structures décisionnelles elles-mêmes. La Chine a articulé sa stratégie autour d'une série d'initiatives qui vont bien au-delà du champ économique. La « sécurité nationale globale », concept désormais central dans la pensée stratégique chinoise, englobe des domaines tels que l'alimentation, la finance, la technologie, le cyberespace et même l'opinion publique. Dans cette optique, les initiatives promues au sud de la frontière ne sont pas isolées, mais s'inscrivent dans un projet global visant à consolider une zone d'influence stable, favorable aux intérêts de Pékin et moins perméable à la présence de rivaux.
L'Asie du Sud-Est est idéale pour ce projet. Ses économies, dynamiques mais encore vulnérables, ont besoin de capitaux, de technologies et d'infrastructures. La Chine est prête à les fournir, mais à des conditions qui ne se limitent pas aux taux d'intérêt. L'accès préférentiel aux ports, aux chemins de fer et aux centres logistiques, la promotion d'accords numériques bilatéraux, la construction de laboratoires partagés et de plates-formes industrielles communes ne sont que quelques-uns des instruments mis en œuvre. À cela s'ajoute un travail minutieux avec les élites politiques et entrepreneuriales, souvent mené loin des projecteurs. Tous les gouvernements ne réagissent pas de la même manière. Certains pays se sont laissés absorber presque entièrement, d'autres tentent de se débrouiller en conservant une marge de manœuvre. Tous évoluent toutefois dans un contexte où la Chine a su tirer parti des incertitudes mondiales et du retrait d'autres acteurs pour consolider sa position. Plus qu'une conquête fulgurante, il s'agit d'un lent rééquilibrage qui modifie les habitudes logistiques, les dépendances énergétiques et les liens institutionnels.
Dans la suite de cet article, nous analyserons cinq cas emblématiques, chacun représentatif à sa manière d'une forme différente d'influence : de la dépendance structurelle à la cooptation sélective, du compromis calculé à la résistance prudente. Il en ressortira une mosaïque hétérogène, mais tendant vers une convergence : l'adaptation, plus ou moins consciente, à une présence chinoise qui semble destinée à durer.
Le Laos : le prototype de la dépendance structurelle
Le Laos est aujourd'hui peut-être l'exemple le plus flagrant de la capacité de l'influence chinoise à remodeler profondément un pays, au point de compromettre son indépendance effective. En quelques années, le gouvernement de Vientiane a lié son destin économique, logistique et technologique à celui de la Chine, en acceptant un modèle de développement fortement dépendant du crédit et de la présence directe de la République populaire. La rhétorique officielle parle de partenariat stratégique et de modernisation accélérée, mais la réalité quotidienne montre une économie en difficulté, une population appauvrie et une administration de plus en plus perméable aux intérêts extérieurs.
La crise est évidente. Les salaires dans la fonction publique ont été réduits, les retraites sont versées avec retard, les denrées alimentaires subissent des hausses constantes et les ménages ont du mal à faire face aux dépenses de base. La dévaluation du kip, la monnaie nationale, a érodé en quelques années le pouvoir d'achat de la population urbaine et rurale, tandis que l'inflation se maintient à des niveaux élevés. Le pays, qui n'a pas les ressources nécessaires pour faire face à ses dettes, n'a évité le défaut de paiement que grâce à un soutien discret mais constant de la Chine. En échange, il a cédé le contrôle d'infrastructures essentielles, les droits d'exploitation des ressources naturelles et des parts importantes de son espace économique.
L'expansion chinoise ne s'est pas limitée aux chemins de fer et aux centrales électriques. Dans de nombreuses zones urbaines, les activités commerciales et les complexes résidentiels sont aujourd'hui entièrement gérés par des opérateurs chinois, souvent soumis à des réglementations distinctes de celles qui s'appliquent au reste du pays. Le réseau électrique a été transféré à une entreprise chinoise en garantie des prêts reçus. L'accès préférentiel à des zones économiques spéciales, la construction d'infrastructures clés et la diffusion du mandarin comme langue technique dans l'administration publique sont les signes d'un processus qui va bien au-delà de la coopération économique.
Malgré ce contexte, le gouvernement continue de tenir un discours optimiste. Chaque visite officielle chinoise s'accompagne de nouveaux protocoles d'accord et de projets communs, souvent présentés comme des succès inégalables. L'absence d'espace critique dans les médias, le contrôle de l'information et le consensus apparent contribuent à maintenir cette image figée. Cependant, les tensions sociales s'intensifient. Dans une école de la banlieue de la capitale, un enseignant commentait, résigné : « Les Chinois sont partout, ils parlent entre eux, ils construisent, ils achètent, mais nous ne comptons presque plus pour rien ». Ce témoignage, recueilli par Le Monde, reflète un sentiment qui peine à émerger mais qui est de plus en plus répandu.
Le cas du Laos montre clairement ce qui peut arriver lorsqu'un petit pays vulnérable adopte une stratégie de développement fondée sur la dépendance à un seul acteur dominant. Il n'y a pas eu d'occupation ni de mise sous tutelle formelle, mais le résultat n'est pas très différent de ce qu'aurait produit un contrôle direct, à savoir une souveraineté vidée de sa substance, une économie asservie et une société qui s'adapte en silence à un nouveau centre de commandement.
Le Cambodge : une alliance personnelle et structurelle
Au Cambodge, l'influence chinoise a trouvé un terrain fertile grâce à la convergence entre les intérêts stratégiques de Pékin et le projet dynastique de la famille Hun. Le long maintien au pouvoir de Hun Sen, suivi de l'ascension de son fils Hun Manet à la tête du gouvernement, a assuré la continuité d'une relation construite au fil du temps, consolidée par un réseau dense d'accords, d'investissements et de faveurs réciproques. Plus qu'une simple alliance politique, c'est une relation de symbiose qui s'est établie, dans laquelle la légitimité interne du régime repose en grande partie sur la protection et le soutien économique de la Chine.
À la différence du Laos, où la dépendance se manifeste sous la forme d'une dette, le Cambodge connaît plutôt une convergence stratégique. La Chine a massivement investi dans le pays, avec des projets allant des infrastructures à la sécurité. Le port de Ream, en cours d'agrandissement, est au centre des préoccupations en raison de ses potentialités militaires. Les manœuvres militaires conjointes, ainsi que la fourniture d'équipements à la police et à l'armée cambodgiennes, confirment une collaboration qui va au-delà du symbolique. Pékin a trouvé dans le gouvernement de Phnom Penh un allié fiable, prêt à défendre ses positions, y compris dans les forums multilatéraux.
Les effets de cette présence sont particulièrement visibles sur la côte. La ville de Sihanoukville, autrefois fréquentée par les touristes locaux et occidentaux, a été transformée en quelques années par une vague de capitaux chinois. Casinos, tours résidentielles, centres commerciaux et hôtels se sont multipliés, souvent sans plan d'urbanisme cohérent. La population locale a été en partie expulsée des quartiers centraux, les prix ont augmenté, le paysage urbain a été bouleversé. La croissance, concentrée dans quelques secteurs, a principalement profité aux entrepreneurs chinois et aux personnalités proches du pouvoir.
Dans le reste du pays également, la coopération s'étend à des secteurs clés : routes, ponts, barrages, réseaux numériques. Les entreprises chinoises participent à des projets de développement agricole, gèrent des zones industrielles et proposent des systèmes de surveillance urbaine. Le gouvernement cambodgien a accueilli cette pénétration comme une opportunité, favorisant l'enseignement du mandarin dans les écoles publiques et renforçant les échanges universitaires. La structure étatique s'adapte progressivement aux protocoles, aux modèles et aux priorités définis par Pékin.
Toutefois, cette centralité chinoise comporte également des vulnérabilités. L'économie cambodgienne, même si elle est en croissance, reste fragile et dépendante de quelques secteurs. Le risque qu'une crise en Chine ou un changement de ligne politique ait des répercussions immédiates sur le pays est réel. Mais pour les dirigeants de Phnom Penh, le lien avec Pékin est considéré comme une garantie de stabilité et de protection. Le système qui s'est consolidé n'a pas seulement accepté l'influence chinoise : il en a fait un élément essentiel de sa survie.
Thaïlande : un équilibre fragile
La Thaïlande se distingue des autres pays analysés par sa tradition indépendante, héritée d'une longue histoire d'équilibre entre puissances rivales. Cette attitude se reflète encore aujourd'hui dans la gestion des relations avec la Chine, perçue à la fois comme un partenaire indispensable et une source potentielle d'ingérence. Bangkok a cherché à tirer parti de la concurrence entre Pékin et Washington pour conserver une marge de manœuvre, mais les contradictions internes et les pressions extérieures rendent cette stratégie de plus en plus difficile à maintenir.
L'économie thaïlandaise est fortement intégrée à celle de la Chine. La Chine est le premier partenaire commercial du pays et a investi dans de nombreux projets d'équipements, notamment la ligne ferroviaire à grande vitesse qui devrait relier le nord du pays au réseau chinois en passant par le Laos. À cela s'ajoutent des accords dans les secteurs de l'automobile, du tourisme et de la logistique. Toutefois, l'adoption des technologies chinoises et la participation à des initiatives promues par Pékin n'ont jamais été automatiques. Les autorités thaïlandaises ont à plusieurs reprises ralenti ou renégocié les termes de projets jugés trop déséquilibrés tout en cherchant à renforcer la coopération avec d'autres acteurs régionaux et internationaux.
Sur le plan politique, les relations avec la Chine sont étroitement liées aux dynamiques internes du pouvoir. La monarchie, les dirigeants militaires et les élites entrepreneuriales partagent dans une certaine mesure la même conception d'une Thaïlande neutre, mais appelée à jouer un rôle central dans la région. Cependant, au sein même de ces cercles, des divergences d'orientation apparaissent. Certains secteurs prônent un rapprochement plus net avec Pékin, d'autres craignent qu'une dépendance excessive ne compromette l'autonomie stratégique du pays. La gestion de l'équilibre, plus qu'un art diplomatique, est devenue un exercice quotidien de compromis et d'adaptations.
Les tensions entre la Thaïlande et le Cambodge pour le contrôle des eaux entourant l'île de Ko Kut et ses ressources en gaz naturel offrent un exemple concret de la manière dont la Chine peut influencer les dynamiques régionales de façon opaque. Bien qu'elle ne soit pas directement impliquée dans le conflit, Pékin est liée aux deux pays par des intérêts convergents, et sa position ambiguë contribue à rendre le cadre des négociations plus incertain. Ce type de situation alimente en Thaïlande la crainte que la Chine, plutôt que de jouer le rôle de médiateur, agisse comme un acteur intéressé par le maintien d'une tension contrôlée qui renforce sa position centrale.
La Thaïlande n'est pas un pays passif et dispose de ressources institutionnelles, économiques et militaires suffisantes pour mener une politique étrangère autonome. Mais la pression croissante, combinée à l'érosion de la confiance dans d'autres interlocuteurs internationaux tels que les États-Unis, rend de plus en plus coûteux le maintien d'une position équilibrée. Le risque n'est pas tant celui d'une subordination formelle que celui d'une convergence progressive par inertie, dans laquelle la liberté de choix se réduirait sans être explicitement supprimée.
Vietnam et Malaisie : l'art difficile de l'équilibre
Le Vietnam et la Malaisie font face à la présence chinoise à partir de positions différentes, mais tous deux tentent, avec des résultats contrastés, de maintenir une position autonome dans une région où les pressions se multiplient. Les deux pays ne partagent ni la même histoire ni la même structure économique, mais ils sont unis par un besoin stratégique commun : éviter que l'influence de Pékin ne se transforme en une subordination structurelle, sans pour autant renoncer aux avantages économiques qu'elle comporte.
Le Vietnam est peut-être le plus prudent et le plus méfiant des pays de la région à l'égard de la Chine. Le souvenir de la guerre de 1979 est encore vif, tout comme les tensions entre les deux pays en mer de Chine méridionale, et malgré les discours sur la coopération, Hanoï se méfie des intentions chinoises. Dans le même temps, le pays est profondément intégré dans la chaîne de valeur asiatique et entretient avec la Chine l'une de ses relations commerciales les plus intenses. Les exportations vietnamiennes dépendent en grande partie des matières premières et des composants chinois, et toute tentative de diversification s'avère lente et coûteuse. Le découplage technologique entre les États-Unis et la Chine a offert au Vietnam une occasion rare. Les entreprises occidentales ont transféré une partie de leur production dans le pays, réduisant ainsi leur dépendance à l'égard de la fabrication chinoise. Mais ce transfert a également exposé Hanoï à de nouvelles pressions. Les autorités américaines ont commencé à surveiller le Vietnam pour des pratiques présumées de triangulation commerciale, l'accusant de servir de passerelle pour les marchandises chinoises destinées au marché américain. Le pays se trouve ainsi pris entre deux feux : il doit exploiter la rivalité sino-américaine pour renforcer son économie, sans toutefois devenir une cible ou un pion.
Le positionnement de la Malaisie est plus ambivalent, l'influence chinoise s'y manifestant sous des formes plus nuancées mais tout aussi pénétrantes. Ces dernières années, Pékin a renforcé sa coopération avec Kuala Lumpur dans des secteurs sensibles tels que l'intelligence artificielle, les technologies numériques et les transports. La visite du président chinois a abouti à une série de nouveaux accords qui renforcent le rôle de la Chine en tant que principal partenaire stratégique. Dans le même temps, la Malaisie exporte beaucoup vers les États-Unis et bénéficie encore d'une certaine ouverture aux capitaux occidentaux. Le gouvernement malaisien a déclaré à plusieurs reprises qu'il ne souhaitait pas s'engager en faveur d'un camp ou d'un autre, mais cette position est de plus en plus difficile à tenir. Les élites économiques et politiques sont divisées : certaines poussent à une convergence plus explicite avec la Chine, d'autres craignent que cela ne réduise la marge de manœuvre pour négocier avec d'autres acteurs internationaux. La diplomatie malaisienne continue d'invoquer l'équilibre et la neutralité, mais la structure économique du pays reflète une réalité plus complexe, où les choix formels ne coïncident pas toujours avec les choix effectifs.
Les deux pays montrent, chacun à leur manière, la difficulté d'une stratégie médiane. Le Vietnam résiste avec prudence mais dépend d'un réseau de production qui le lie étroitement à la Chine. La Malaisie tente de naviguer entre deux pôles mais risque de se retrouver dans une position de subordination dissimulée sous une apparence de souplesse. Dans les deux cas, la Chine n'impose pas mais dispose, en proposant des accords, des technologies, des capitaux et des alliances qui s'insèrent dans les espaces laissés vacants par d'autres. Le choix n'est pas toujours contraignant mais les conséquences le sont bel et bien.
Convergences et divergences dans la dépendance
La pénétration chinoise en Asie du Sud-Est n'est pas homogène mais contrastée. Elle va de modèles de dépendance structurelle, comme au Laos et au Cambodge à des configurations plus souples, comme en Thaïlande, au Vietnam et en Malaisie. Dans tous les cas, ce sont les mécanismes (prêts garantis, investissements directs, concessions stratégiques, formation d'élites locales) qui rendent l'influence chinoise efficace, et non seulement les idéologies ou la propagande. Il ne s'agit pas d'une domination explicite ou militaire, mais d'une hégémonie silencieuse qui s'exerce à plusieurs niveaux : économique, technologique et institutionnel. Dans certains cas, les gouvernements ont utilisé l'axe avec Pékin pour compenser des déficiences internes ou pour renforcer leurs régimes politiques, presque toujours au détriment de la transparence, de la neutralité administrative et, surtout, de la liberté de leurs populations. Là où la Chine a pris le rôle d'interlocuteur privilégié, la marge de manœuvre s'est réduite.
L'influence chinoise se consolide dans les contextes où les dirigeants politiques sont prêts à céder des pouvoirs de décision en échange d'un soutien économique, d'infrastructures clés en main ou d'une légitimation diplomatique. Cela vaut autant pour les pays aux institutions fragiles que pour ceux qui conservent une certaine autonomie. Ce qui change, c'est la vitesse à laquelle les règles locales s'adaptent à des logiques extérieures.
Andrea Ferrario
Source – Andrea Ferrario, 23 juillet 2025
https://andreaferrario1.substack.com/p/come-la-cina-ridisegna-lasia-sudorientale
Traduit pour ESSF par pierre Vandevoorde avec l'aide de Deeplpro
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article75804
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Le tandem Chine/Russie plus fort que jamais face à un Occident en déclin
Les derniers événements en Chine montrent, l'un après l'autre, l'émergence d'un tandem Chine/Russie plus fort que jamais face à un Occident divisé et affaibli par le naufrage de l'Amérique méthodiquement orchestré par son président Donald Trump, au point qu'il n'est plus guère permis de douter de l'existence d'une alliance stratégique solide entre Pékin et Moscou.
Tiré de Asialyst
12 septembre 2025
Par Pierre-Antoine Donnet
Vladimir Poutine et Xi Jinping. DR.
L' « alliance » sino-russe représente une puissance de projection militaire colossale en mesure de bouleverser l'équilibre des forces planétaires, estiment nombre de spécialistes en géopolitique.
« Il n'est plus suffisant de dire que les forces armées chinoises, l'Armée populaire de libération, rattrape ou copie les équipements militaires étrangers. Aujourd'hui, la Chine innove et mène la danse, » affirmait le 3 septembre Sam Roggeveen, directeur du International Security Program de l'Institut Lowy, un think tank indépendant fondé en avril 2003 spécialisé dans les questions politiques, stratégiques et économiques internationales basé à Sydney.
« Dans le cadre de cette évolution, l'équilibre militaire régional qui penchait en faveur des Etats-Unis et de leurs partenaires depuis des décennies est en train d'être irrémédiablement changé, » ajoute cet expert cité par le trimestriel américain Foreign Policy.
La dernière démonstration savamment orchestrée de cette puissance devrait convaincre : les présidents chinois et russe Xi Jinping et Vladimir Poutine étaient, côte à côte, rayonnants et détendus sur la tribune officielle face à la place Tiananmen pendant les quelque 90 minutes qu'a duré l'incroyable parade militaire pour célébrer le 80è anniversaire de « la victoire contre le fascisme » à la fin de la Seconde guerre mondiale en 1945.
Il y avait également – pour la première fois à leur côté – le dictateur nord-coréen Kim Jong-un ainsi que, plus en retrait mais bien là, le président indonésien Prabowo Subianto qui avait fait le déplacement en dépit des émeutes qui, presque au même moment, secouaient Jakarta, la capitale de son pays, de même qu'une brochette de dirigeants plus ou plus proches de Pékin dont le président iranien Massoud Pezeskhian.
La Chine fait étalage de sa puissance militaire, la Russie prend le même chemin
Cette journée a été l'occasion pour la Chine communiste de faire étalage de sa puissance militaire, un ballet minutieusement préparé dans le but prioritaire de renforcer encore le nationalisme déjà incandescent dans le pays mais aussi de convaincre ceux qui en doutent encore que désormais Pékin n'a plus peur de rien, son dirigeant suprême affichant de plus en plus ostensiblement sa volonté de prendre les rênes du monde de demain.
Pour Suyash Desai, politologue d'origine indienne spécialisé dans les questions de défense chinoises, cité le 3 septembre par le quotidien britannique Financial Times, la nature des nouvelles armes montrées lors de ce défilé montrent que « clairement, l'APL a observé et tiré des enseignements des trois conflits et guerres récents, » à savoir la guerre en Ukraine, le conflit israélo-palestinien à Gaza et le bref affrontement armé entre l'Inde et le Pakistan cette année.
Parallèlement, Vladimir Poutine suit plus ou moins le même chemin d'une attitude décomplexée et conquérante. L'intrusion surprise et inédite depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 février 2022 d'une vingtaine de drones russes dans l'espace aérien polonais aux premières heures de la journée de mercredi 10 septembre n'a trompé personne : ce n'était à l'évidence pas un accident ou une erreur, mais un acte réfléchi et délibéré de la Russie visant à tester la réaction de l'OTAN.
Or si l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord que le président français Emmanuel Macron déclarait en novembre 2019 en « mort cérébrale » a repris des couleurs depuis l'entrée en guerre de la Russie contre l'Ukraine le 24 février 2022, l'alliance est par nature fragile car elle réunit trente-deux pays membres aux intérêts parfois divergents et, par-dessus tout, dépend des Etats-Unis qui en sont la pièce maîtresse.
Confrontés à cette attaque surprise, des avions de combat néerlandais F-35 furtifs de fabrication américaine et d'autres chasseurs polonais ont aussitôt été mobilisés pour détruire ces drones, tandis que des missiles sol-air Patriot allemands étaient mis en état d'alerte.
Le secrétaire général de l'OTAN, Mark Rutte, a aussitôt déclaré que l'alliance était « déterminée à défendre chaque centimètre carré du territoire allié, » dans ce qui constitue l'épisode militaire le plus grave entre la Russie et l'OTAN depuis février 2022. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a déclaré que des drones Shahed (de conception iranienne fabriqués grâce à une technologie chinoise) étaient impliqués dans cette « violation sans précédent de l'espace aérien de la Pologne et de l'Europe. »
« Une fois de plus, la Russie teste les États frontaliers, l'UE et l'OTAN, » a renchéri le commissaire européen à la défense, Andrius Kubilius. « Moscou teste toujours les limites du possible et, s'il ne rencontre pas de réaction forte, passe à un nouveau niveau d'escalade, » a commenté le président urkainien Volodymyr Zelensky.
Vladimir Poutine met l'OTAN à l'épreuve, quelle sera sa réponse ?
Voilà pour les déclarations. Quels seront les actes ? En vérité, quelle réaction véritablement crédible peut entreprendre l'OTAN pour espérer dissuader la Russie de poursuivre ces opérations qui sont autant d'actes d'intimidation sans risquer d'initier une escalade risquée si elle devenait non contrôlée ? Pour certains observateurs, Vladimir Poutine s'en servirait alors comme d'un prétexte pour des contre-mesures nettement plus graves.
Là intervient le facteur Donald Trump. Pour que cette dissuasion occidentale soit crédible, « il faudrait que le président Donald Trump fasse preuve de courage, » ironise l'hebdomadaire britannique The Economist dans sa livraison du 10 septembre. Or, jusqu'à présent il a précisément fait preuve du contraire.
« Bien qu'il ait promis de mettre fin à la guerre en Ukraine en une journée, il s'est laissé mener par le bout du nez par Vladimir Poutine. Il a insisté pour obtenir un cessez-le-feu, puis a abandonné cette idée ; il a menacé la Russie de sanctions sévères, mais ne les a pas imposées ; il a appelé M. Poutine à s'asseoir à la table des négociations avec le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, mais s'est ensuite tu sur cette idée également. M. Trump affirme détester les effusions de sang, mais il est resté passif alors que M. Poutine intensifiait ses frappes de drones sur l'Ukraine. La réponse de M. Poutine à l'initiative de paix de M. Trump est de 800 drones par nuit, » explique l'hebdomadaire.
Visiblement, les déclarations et les actions de Donald Trump ajoutent à la confusion générale et constituent autant de cadeaux faits à Pékin. « Tout le monde n'était pas d'accord sur tout lors de la grande fête organisée par M. Xi [lors du sommet les 31 août et 1er septembre à Tianjin de l'Organisation de coopération de Shanghai organisation créée par la Chine en 2001 pour faire pendant aux organisations occidentales]. L'OCS est loin d'être une alliance de type OTAN. Mis à part le facteur unificateur que constitue le désenchantement vis-à-vis de l'Amérique de M. Trump, ces pays ont souvent peu de points communs, » soulignait le 2 septembre le même média britannique.
« Les dirigeants européens étaient notamment absents des célébrations. Pourtant, réunir des parties disparates ayant des intérêts différents n'est pas un signe de faiblesse. C'est ce que seules les superpuissances sont capables de faire. Le fait que la Chine ait accueilli autant de dirigeants à Tianjin et Pékin témoigne de sa puissance croissante. La Chine ne dirige pas encore un nouvel ordre mondial. Mais cela montre à quel point M. Trump nuit aux intérêts américains, » ajoutait cet hebdomadaire.
Pour Wolfgang Ischinger, président du Conseil de la Fondation de la Conférence de Munich sur la sécurité, le fait que Xi Jinping ait réussi à rassembler tant de hauts responsables mondiaux est en soi « préoccupant. » « Ces photos m'inquiètent, » a-t-il déclaré le 5 septembre à la chaîne de télévision américaine CNBC, évoquant la réunion tripartite entre Xi Jinping, Vladimir Poutine et le Premier ministre indien Narendra Modi.
Le monde va-t-il dans la mauvaise direction ?
« Nous savons qu'il n'y a pas d'harmonie totale entre l'Inde et la Chine […] mais le monde va dans la mauvaise direction ici, » a encore estimé ce responsable politique qui occupe plusieurs postes liés à la politique étrangère, y compris au Conseil européen des relations étrangères et au Conseil atlantique à Washington.
« Je pense que nous devons accepter le fait qu'il existe au moins la possibilité qu'une sorte d'alliance anti-occidentale se forme pour créer un ordre mondial différent, qui ne nous plaira pas, davantage fondé sur le pouvoir, la force militaire et les régimes répressifs, » a ajouté cet ancien ambassadeur d'Allemagne aux Etats-Unis.
Pour Seong-Hyon Lee, chercheur senior à la Fondation George H. W. Bush pour les relations entre les Etats-Unis et la Chine et chercheur associé au Centre asiatique de l'université Harvard, ceux qui rejettent la portée de ces liens de plus en plus forts en invoquant l'absence d'alliance formelle entre Pékin, la Corée du Nord et la Russie « passent à côté de l'essence même d'un partenariat profondément fonctionnel. »
« Le sommet et le défilé [de la semaine dernière à Pékin] ont été la manifestation publique d'un profond changement dans la posture stratégique de la Chine : un profond « découplage psychologique » avec l'Occident, » a-t-il déclaré. « Pékin a conclu que la réconciliation stratégique avec Washington n'était plus un objectif viable et poursuit désormais activement un nouvel ordre mondial, » a encore jugé ce même chercheur.
« L'erreur la plus dangereuse que Washington et ses alliés pourraient commettre serait de mal interpréter la nature de ce défi, » a-t-il insisté. « Se focaliser sur l'absence d'alliance formelle revient à se soustraire au risque d'une nouvelle guerre. La menace est […] un réseau fluide et adaptable qui opère dans les failles laissées par le droit international, tirant parti de l'ambiguïté et du déni plausible, » a-t-il encore estimé.
Pour Evgeny Roshchin, chercheur invité de la Johns Hopkins School of Advanced International Studies, il est néanmoins peu probable que cette alliance qui se dessine autour du sommet de l'OCS puisse aller beaucoup plus loin que dans sa forme actuelle.
« Le sommet de l'OCS n'est pas, et ne deviendra probablement jamais, une alliance militaire traditionnelle, » a-t-il indiqué, cité par la CNBC, tout en observant que « le sommet a révélé au moins l'existence d'un bloc cohérent rassemblant des États aux ambitions distinctes, capables de s'aligner tactiquement dans certains domaines, mais dépourvus de l'engagement unifié que l'on pourrait attendre dans le cadre d'un accord de type article 5 de l'OTAN. »
Mais les choses sont-elles aussi simples ? « Dans le calcul brutal des relations internationales, les bonnes intentions font une mauvaise stratégie. La guerre en Ukraine nous met brutalement face à cette vérité dérangeante. Sur le plan moral, les choses sont claires. La Russie a violé tous les principes de souveraineté qui sous-tendent notre ordre international […] Pourtant, la clarté morale, aussi satisfaisante soit-elle, ne peut se substituer à la sagesse stratégique. La dure réalité qui se dégage de ce conflit est celle que les dirigeants occidentaux refusent de reconnaître : nous ne pouvons pas gagner une lutte prolongée contre un axe unifié Russie-Inde-Chine, » estime Georg Schoelhammer, politologue autrichien, dans les colonnes du quotidien en ligne européen Brussels Signal le 9 septembre.
Jusqu'où iront la Chine et la Russie ?
Voilà donc posée la question de fond : la Chine et la Russie tirent ensemble parti de la faiblesse – sinon de la complicité avec la Russie – de Donald Trump pour avancer leurs pions sur l'échiquier mondial avec pour objectif de saboter l'unité du monde démocratique et le remplacer par un nouvel ordre mondial dont Pékin entend prendre la tête. Jusqu'où iront-ils ?
Il paraît, sur le fond, vraisemblable que dorénavant, Pékin et Moscou coordonnent étroitement leurs opérations militaires comme l'ont d'ailleurs montré de nombreuses opérations conjointes de plus en plus fréquentes de patrouilles navales et aériennes dans des zones sensibles à proximité du Japon, de la Corée du Sud et de Taïwan.
Rappelons que le 4 février 2022, moins de trois semaines avant le déclenchement des hostilités russes contre l'Ukraine, Xi Jinping et Vladimir Poutine avaient déclaré au sortir de plusieurs heures d'entretiens à Pékin que la coopération sino-russe serait désormais « sans limites, » suggérant ainsi que celle-ci pouvait englober le domaine militaire.
« Ils ne veulent rien de moins qu'un nouvel ordre mondial, » estime Richard Fontaine, le 5 septembre dans les colonnes du New York Times. Pour cet ancien conseiller en politique étrangère du sénateur John McCain, « cette Chine, alignée sur ces autres États, pourrait bouleverser l'ordre international existant et résister au principal architecte du système actuel, les États-Unis. »
« Disqualifier [la solidité de cette entente nouvelle] revient à méconnaître sa véritable nature : une alliance de quatre pays qui, malgré leurs différences considérables, voient dans les États-Unis un adversaire commun, » juge-t-il. « Le groupe a un objectif beaucoup plus ambitieux. Il recherche, à l'instar des puissances de l'Axe de la Seconde Guerre mondiale (Allemagne, Italie et Japon), « un nouvel ordre des choses » dans lequel chaque pays peut revendiquer « sa place légitime ». Or « C'est l'impact militaire de leurs liens qui sera sans doute le plus important. Ces pays partagent leur technologie et leur savoir-faire militaires de manière à réduire l'avantage militaire des États-Unis, » commente-t-il encore.
Pour le Wall Street Journal, qui le 7 septembre cite des diplomates occidentaux et des observateurs de la Chine, « le fossé entre les aspirations de Pékin et celles de ses partenaires juniors se réduit clairement. La rapidité et l'ampleur avec lesquelles ces contradictions pourront être comblées détermineront la forme du système international qui émerge après que le président Trump a bouleversé le réseau d'alliances de Washington en Asie et en Europe. »
« La Chine se montre de moins en moins discrète quant à son appartenance à ce qu'on appelle l'axe du bouleversement. Poussée par l'intensification de la concurrence sino-américaine, la Chine veut montrer que, contrairement à l'éloignement des alliés par les États-Unis, elle est plus à même de rallier ses amis autour d'elle, » juge ainsi Tong Zhao, chercheur senior au think tank Carnegie China cité par le même journal.
« La Chine voit une opportunité d'affirmer son propre leadership alors que les États-Unis sapent leur crédibilité internationale, » souligne-t-il.
Pour de nombreux observateurs à Pékin, le désordre actuel à Washington et les divisions entre les principales démocraties mondiales offrent à la Chine une chance unique, qui lui permet de se soucier moins des retombées diplomatiques d'un rapprochement avec des Etats parias tels que la Russie et la Corée du Nord, relève encore le journal.
Les objectifs de Donald Trump mis en échec
Comme pour illustrer cette tendance, Wang Dong, professeur à l'École d'études internationales de l'université de Pékin, a récemment déclaré : « La Chine et la Russie partagent une vision très forte de la manière dont le nouvel ordre international devrait fonctionner. Nous pensons que l'hégémonie américaine touche à sa fin – c'est une réalité objective, que vous le reconnaissiez ou non. » « Les deux parties – la Russie et la Chine – considèrent leur relation comme stratégique, et pas seulement en raison de l'animosité croissante de Washington, » ajoutait-il, ce que Pékin n'a jusque-là jamais reconnu explicitement.
Pour Alexander Gabuev, directeur du Carnegie Russia Eurasia Center, les rencontres de Pékin et Tianjin ont « mis en lumière l'échec d'une des priorités politiques de Trump : éloigner la Russie de l'orbite chinoise, » des efforts qu'il a qualifié de « pure fantaisie. »
Pour cet expert, cité le 4 septembre par le Washington Post, la plupart des résultats obtenus à Pékin resteront « invisibles » pour l'instant. « Mais à en juger par la présence de certaines personnes dans la salle [où se sont tenues les discussions], notamment des responsables militaires et bancaires, des discussions importantes — sur la coopération militaire, l'échange de technologies et la stratégie à adopter face aux droits de douane imposés par Trump — ont certainement eu lieu, » a-t-il ajouté.
Tout ceci prend place alors que resurgit l'idée d'un prochain sommet entre Xi Jinping et Donald Trump, ce dernier étant aujourd'hui en position de demandeur. Cette rencontre pourrait avoir lieu en octobre, à en juger par une activité diplomatique intense entre Pékin et Washington.
Selon plusieurs médias américains, Marco Rubio et Pete Hegseth, les secrétaires d'État et à la Défense américains, se sont entretenus avec leurs homologues chinois au cours de la semaine écoulée. Plusieurs analystes américains jugent que ce sommet pourrait se tenir en marge du prochain forum de coopération économique Asie-Pacifique prévu en octobre en Corée du Sud.
Trump et Xi se sont entretenus pour la dernière fois en juin, lorsqu'ils se sont mutuellement invités à visiter leurs pays respectifs. Les deux pays négocient actuellement les droits de douane, qui sont temporairement suspendus dans le cadre d'une deuxième trêve de 90 jours jusqu'en novembre. Il paraît probable que Xi Jinping se trouvera en position de force face à son rival dont les échecs sont patents. L'art sera de prendre le dessus sans humilier son adversaire.
Mais quelques soient les gesticulations à venir entre les deux hommes, il demeure que le centre de gravité géopolitique de la planète se déplace lentement mais sûrement en Asie avec pour principal bénéficiaire la Chine et pour perdants potentiels les alliés des Etats-Unis dans la région. Pour certains analystes, si les erreurs de jugement du 47è président américain devaient se poursuivre, le point de non-retour de la puissance sino-russe pourrait avoir lieu en 2027.
Le déséquilibre à la fois politique et géopolitique entre le bloc sino-centré et un Occident toujours plus fragilisé serait alors tel que Pékin pourrait se trouver en situation de conquérir Taïwan, de façon militaire ou non, sans que les Etats-Unis et ses voisins immédiats ne soient en capacité d‘intervenir. L'un des rêves de Xi Jinping serait alors accompli.
Pour autant, l'histoire n'est jamais écrite à l'avance et dans ce monde où les incertitudes se multiplient dans tous les domaines, personne ne pourrait raisonnablement prédire ce que sera la planète dans seulement un an.
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Le Népal rejoint la vague régionale de révolte alors que la colère populaire contre la répression et les inégalités se répand en Asie du Sud
Depuis 2022, une vague de mouvements qui a pris naissance au Sri Lanka s'est répandue à travers l'Asie du Sud. Au Bangladesh, le mouvement anti-quotas a déclenché des manifestations généralisées en 2024, poussant le gouvernement de Sheikh Hasina à répondre par une répression sévère. En représailles, des personnes de divers horizons sont descendues dans la rue. Alors que les appels à un soulèvement contre le gouvernement s'intensifiaient, Hasina a été contrainte de fuir le pays, malgré ses efforts pour supprimer le mouvement populaire.
Tiré du site du CADTM.
Cette vague de protestation a maintenant atteint le Népal voisin. Politiquement, les factions de gauche et de droite ont offert différentes interprétations de la situation. Cependant, les deux camps attribuent le mouvement de masse au Népal à l'influence de l'impérialisme américain. Bien qu'il n'y ait actuellement aucune preuve concrète d'une implication directe des États-Unis, il serait prématuré d'exclure toute manipulation de ce type.
Mais nous pouvons raisonnablement affirmer que les conspirations impérialistes ne sont pas la seule cause du soulèvement népalais. Il a plutôt été motivé par le mécontentement croissant des Népalais ordinaires, qui s'intensifie depuis près de deux décennies en raison de manœuvres politiques à leurs dépens. L'interdiction récente des médias sociaux a servi de catalyseur. Semblable aux manifestations contre les quotas au Bangladesh, qui reflétaient une profonde insatisfaction publique, l'acte antidémocratique de fermer les médias sociaux au Népal a peut-être été le point de basculement qui a fait tomber un gouvernement antipopulaire.
Après des décennies de lutte sanglante, l'établissement de la démocratie au Népal en 2008 a marqué une étape historique. À une époque où les partis communistes connaissaient des revers au niveau mondial, la prise du pouvoir d'État au Népal sous direction communiste a suscité un espoir renouvelé pour la gauche. Un soulèvement de masse au Népal a effectivement renversé le régime existant, entraînant de grandes attentes envers le gouvernement nouvellement formé. Cependant, ces dernières années, les trois principaux partis politiques du Népal — le Congrès népalais, le Parti communiste du Népal (Marxiste-léniniste unifié) et le Centre maoïste — se sont engagés dans un jeu de chaises musicales pour le pouvoir. Cet effort n'a abouti à aucune amélioration significative dans la vie quotidienne des citoyens ordinaires.
Avant d'approfondir cette question, il est essentiel de revenir brièvement sur l'histoire du mouvement anti-monarchique du Népal, car comprendre ce mouvement est crucial pour saisir le contexte de la vague actuelle de protestations.
Le mouvement anti-monarchique au Népal (2001-08)
En juin 2001, un tragique massacre s'est produit dans le palais royal du Népal, entraînant la mort du roi Birendra, de la reine Aishwarya, de l'héritier Dipendra et de presque toute la famille royale. À la suite de cet événement, le roi Gyanendra Singh est monté sur le trône. Cependant, son règne a rapidement provoqué un mécontentement public généralisé. En février 2005, Gyanendra a dissous le parlement et assumé le pouvoir exécutif. Un état d'urgence a été déclaré, les journaux ont été supprimés et les partis politiques ont été effectivement interdits. Les médias internationaux ont caractérisé cette démarche comme un pas vers l'autoritarisme.
Dans ce contexte, les partis politiques et les maoïstes ont signé le significatif « accord en 12 points » à Delhi en 2005, visant principalement à renverser la monarchie et établir un cadre démocratique. En avril 2006, le Mouvement populaire-2 a commencé. Pendant 19 jours consécutifs, des millions de personnes ont défié les couvre-feux et sont descendues dans les rues. Ouvriers, étudiants, femmes et paysans ruraux ont tous participé à ce mouvement. Sous une pression croissante, Gyanendra a été contraint de rétablir le parlement, marquant le début du déclin de la monarchie.
En décembre 2007, le parlement intérimaire a officiellement adopté une résolution pour abolir la monarchie, jetant les bases pour déclarer le Népal une république. Les médias internationaux ont rapporté : « Les législateurs ont formellement approuvé... l'abolition de la monarchie vieille de plusieurs siècles et la déclaration du pays comme république » (Dawn) [1]. Le 10 avril 2008, des élections pour l'Assemblée constituante ont eu lieu, les maoïstes remportant le plus de sièges. Après l'élection, ils ont annoncé que la monarchie cesserait d'exister.
Finalement, le 28 mai 2008, lors de la première réunion de l'Assemblée constituante, un vote a été organisé qui a officiellement mis fin à la monarchie népalaise. Parmi les représentants, 560 ont voté en faveur, tandis que seulement quatre étaient opposés. Par conséquent, le Népal a été déclaré République démocratique fédérale. Le même jour, le drapeau royal a été abaissé du palais de Narayanhiti, et le drapeau national a été hissé ; le palais a ensuite été converti en musée.
Le pouvoir communiste post-2008 et les controverses
Avec le Népal devenant une république démocratique fédérale, beaucoup espéraient qu'un gouvernement stable et progressiste pourrait mener le pays vers l'avant. Cependant, les gouvernements dirigés par les communistes népalais ont fait face à des accusations, une instabilité et une fragmentation, entraînant des aspirations non réalisées parmi la population. Dès le début, les conflits internes au sein des partis communistes sont devenus évidents.
Le parti qui est né de la rébellion armée maoïste avait promis de rédiger une nouvelle constitution en accédant au pouvoir ; pourtant en pratique, ils ont utilisé le parlement et le gouvernement pour consolider leur autorité. Il y a eu des allégations de corruption, de népotisme et de contrôle excessif de l'appareil d'État contre la direction maoïste. Les maoïstes ont constamment retardé le processus de rédaction de la constitution, créant des conflits permanents au parlement concernant l'équilibre des pouvoirs, ce qui a finalement favorisé un sentiment croissant d'incertitude parmi le peuple.
Un autre courant politique puissant au Népal était les Marxistes-léninistes unifiés, ou PcN (UML) [2]. Parfois ils s'alliaient avec les maoïstes ; parfois ils s'opposaient à eux. En 2018, un événement majeur s'est produit lorsque le PcN (UML) et le Centre maoïste se sont unis pour former le Parti communiste du Népal. Le Premier ministre de l'époque K. P. Sharma Oli et l'ancien dirigeant maoïste Prachanda [3] sont arrivés au pouvoir avec une direction conjointe. Beaucoup de gens croyaient que cette unité mènerait à une stabilité à long terme. Mais les tensions internes sont rapidement devenues apparentes. Oli a été accusé d'essayer de monopoliser le pouvoir, d'affaiblir les institutions constitutionnelles et d'utiliser le système judiciaire et le bureau du président pour ses propres intérêts. Il a également été accusé de contourner le parlement par des décisions exécutives et de supprimer les critiques.
En 2020, la crise politique a atteint son apogée lorsque Oli a brusquement annoncé la dissolution du parlement. Les opposants ont qualifié cet acte non seulement d'anticonstitutionnel mais ouvertement d'antidémocratique. Finalement, la Cour suprême a rétabli le parlement. Pendant cette période tumultueuse, de grandes manifestations ont éclaté dans les rues, érodant davantage la confiance dans le gouvernement. L'unité du Parti communiste du Népal a aussi été de courte durée. En 2021, le tribunal a annulé son existence légale en raison d'erreurs d'enregistrement et de conflits internes non résolus. Par conséquent, le Centre maoïste et le PcN (UML) se sont à nouveau séparés. Cette division a affaibli la politique de gauche au Népal et diminué leur crédibilité aux yeux du public.
Les activités du gouvernement ont fait l'objet de critiques importantes, particulièrement en raison de divers scandales de corruption. Des accusations ont été portées contre le gouvernement pour des irrégularités dans de grands projets de développement, et pour avoir accordé des avantages financiers aux dirigeants du parti et gaspillé les fonds publics. Les journaux et les organisations de la société civile ont constamment rapporté que les dirigeants communistes exploitaient les ressources de l'État pour consolider leur pouvoir plutôt que d'aborder les défis auxquels font face les citoyens ordinaires. Un facteur clé contribuant à l'érosion de la confiance publique était l'incompétence évidente du gouvernement et sa gestion faible pendant la pandémie. Des services de santé inadéquats, une politique d'approvisionnement en vaccins défaillante et la corruption dans la distribution de l'aide ont mis en colère la population tout au long de la Covid-19.
Il y a eu des allégations concernant la suppression des voix dissidentes. Les procès visant les journalistes critiques, les menaces dirigées contre les dirigeants de la société civile et les répression policières contre les manifestations ont considérablement miné les pratiques démocratiques du Népal. En 2019, Khem Thapaliya, éditeur du portail en ligne Jhaljhaliya, et Sajjan Saud de Ijhjalco ont été arrêtés pour des connexions supposées avec un groupe communiste rebelle. De plus, Deepak Pathak, membre du conseil d'administration de Radio Népal, a fait face à une arrestation pour avoir critiqué un ancien Premier ministre sur les médias sociaux.
En mars 2025, lors d'un rassemblement pro-monarchiste à Katmandou, la police a utilisé la force — incluant des gaz lacrymogènes, des balles en caoutchouc et des canons à eau — entraînant deux décès, aux côtés de nombreuses autres occurrences antidémocratiques. Les organisations de droits de l'homme ont constamment accusé le gouvernement d'utiliser la force contre les manifestants pacifiques. De plus, l'incapacité du gouvernement à sauvegarder les droits des groupes ethniques minoritaires et des communautés dalit [4] est devenue de plus en plus apparente.
Une autre faiblesse significative du mouvement communiste népalais était le factionnalisme interne. Oli, Prachanda et Madhav Nepal [5], qui a continué à diriger le Parti communiste du Népal (Socialiste unifié), une scission ultérieure du PcN (UML), ont chacun utilisé le parti pour renforcer leur influence. Par conséquent, il y a eu des changements fréquents de gouvernement. De 2008 à 2025, le Népal a connu plus d'une douzaine de changements, impliquant principalement des administrations de gauche ou dirigées par la gauche. Cependant, cette instabilité n'a pas abouti à un développement cohérent ou à un progrès démocratique pour la population. Au lieu de cela, les citoyens ordinaires ont perçu les dirigeants communistes comme préoccupés par les luttes de pouvoir.
Outre les conflits internes, la politique étrangère du Népal a également attiré la controverse. Le gouvernement a répétitivement lutté pour gérer ses relations avec l'Inde, naviguer l'influence croissante de la Chine, et aborder les pressions des donateurs internationaux. Les critiques soutiennent que les gouvernements communistes ont parfois capitulé devant l'influence chinoise et, à d'autres moments, succombé à la pression indienne, limitant ainsi la capacité du Népal pour une prise de décision indépendante. Par conséquent, la situation a mené à une montée du soutien pour les mouvements nationalistes et les groupes pro-monarchistes.
L'échec principal du gouvernement dirigé par les communistes a été son incapacité à assurer la stabilité politique. Le processus de rédaction d'une nouvelle constitution a été excessivement prolongé, la mise en œuvre de la nouvelle structure provinciale s'est révélée inefficace, et l'inégalité économique est restée non abordée. L'absence de consensus parmi les partis politiques, couplée à des luttes de pouvoir continues, a intensifié la frustration publique. Beaucoup d'analystes croient que le paysage politique du Népal est pris dans un schéma cyclique : les partis de gauche accèdent au pouvoir, échouent à cause de la corruption et de la répression, et par la suite, une nouvelle alliance émerge, seulement pour que les mêmes problèmes surgissent à nouveau.
L'élection municipale de Katmandou de 2022
Lors de l'élection municipale de 2022 à Katmandou, le triomphe du candidat indépendant Balen Shah [6]a déclenché un changement important dans le paysage politique du Népal. Pendant une période prolongée, les partis communistes avaient maintenu une emprise forte sur la politique de la capitale et du pays. Beaucoup croyaient que le rôle influent du Parti communiste du Népal dans les élections locales persisterait, même après sa scission. Cependant, la victoire de Shah a remis en question cette assumption, agissant comme un signal d'alerte précoce à la direction communiste népalaise.
Shah a gagné en popularité principalement comme rappeur et figure culturelle indépendante, restant non affilié à aucun parti politique. Il a émergé comme un symbole de protestation contre le système politique établi. Quand il a contesté l'élection municipale de Katmandou, beaucoup ont vu sa candidature comme un défi symbolique. Cependant, les résultats de l'élection ont démontré que les électeurs ne cherchaient pas simplement à envoyer un message symbolique ; ils l'ont élu comme moyen de rejeter entièrement le système politique existant.
Les partis communistes ont échoué à maintenir une position centrale comme Katmandou dans cette élection. Leurs candidats n'ont pas pu gagner la confiance des électeurs, parce que la domination de longue date, les allégations de corruption, les scissions internes et les luttes de pouvoir avaient fatigué le peuple. Shah a exploité cette frustration pendant sa campagne. Il a promis une ville propre, de meilleurs services et une administration responsable, ce qui a attiré les électeurs.
La victoire de Shah n'a pas seulement ouvert de nouvelles portes dans le paysage politique népalais mais a aussi mis en évidence les lacunes des partis communistes. Il est évident que le succès de Shah n'était pas simplement un triomphe pour un candidat indépendant ; il reflétait plutôt la confiance publique diminuante dans les forces politiques établies. La foi dans la politique de gauche, qui avait été évidente lors de la chute de la monarchie en 2008, a commencé à décliner dans cette élection. La défaite du candidat communiste dans une ville stratégiquement significative comme Katmandou a servi d'indication claire de leurs faiblesses organisationnelles.
Après 2022, le paysage politique et social du Népal est progressivement devenu plus complexe. La victoire de Shah à Katmandou a mis en évidence la frustration publique ; cependant, dans les années qui ont suivi, le gouvernement central a continué à se vautrer dans le bourbier de la politique dépassée au lieu d'écouter ce message. En résultat d'échecs administratifs, de corruption et d'instabilité politique, le système de gouvernance du Népal est tombé dans une crise profonde.
Lors de l'exercice fiscal 2022-23, le chômage des jeunes pour ceux âgés de 15 à 24 ans a atteint 22,7 %, une augmentation significative par rapport aux 7,3 % de 1995-96 (CESLAM) [7]. Simultanément, le chômage global s'élevait à 12,6 %, en hausse par rapport aux 11,4 % de 2017-18 (CESLAM). Par conséquent, la frustration parmi les jeunes chômeurs a grandi, accompagnée d'une désillusion croissante envers le gouvernement.
L'inégalité économique a continué d'augmenter, avec un écart croissant entre les zones urbaines et rurales. Lors de l'exercice fiscal 2022-23, le taux de pauvreté pour ceux vivant en dessous du seuil du coût de la vie était de 18,34 % dans les zones urbaines, comparé à 24,66 % dans les zones rurales (Asia News Network). L'élite urbaine a monopolisé la plupart de la richesse et des avantages, laissant les populations rurales négligées. Le secteur agricole est tombé en crise, menant à un déclin de la productivité.
Beaucoup de jeunes gens ont cherché à migrer en raison d'un manque d'opportunités d'emploi domestiques. Bien que les envois de fonds des travailleurs migrants aient maintenu l'économie à flot dans une certaine mesure, ils n'ont pas réussi à réduire l'inégalité économique interne. Selon les données de la Banque mondiale, 20 % de la population du Népal vit en dessous du seuil de pauvreté. Le même rapport note que le revenu des 10 % les plus riches du pays est plus de trois fois celui des 40 % les plus pauvres. Ceci met en évidence l'écart de revenus substantiel entre les classes supérieures et inférieures.
Le mouvement de protestation en cours et le scénario actuel
Le mouvement de masse anti-gouvernemental d'aujourd'hui au Népal n'a pas émergé spontanément. Au lieu de cela, il s'est développé comme résultat de deux décennies de politique inefficace et improductive des partis communistes. Indépendamment des récits concernant l'impérialisme américain qui peuvent circuler, la réalité est que l'espace démocratique au Népal a diminué. Pendant une période prolongée, une répression extrême, un échec à décentraliser le pouvoir, et l'établissement d'un système bureaucratique ont favorisé un climat dans lequel le pouvoir est perçu comme la force, rendant l'effondrement du système inévitable.
Alors que la droite peut concocter diverses histoires pour suggérer une conspiration des États-Unis contre l'Inde, il est décourageant de voir la gauche négliger la conscience politique de la classe ouvrière. Il est indéniable que, au nom de l'établissement de la démocratie et de la paix, les États-Unis ont mené des invasions impérialistes dans de nombreux pays, y compris en Asie centrale, en Afghanistan et en Irak. Il est du devoir de la gauche de se tenir en solidarité avec les peuples de ces nations, priorisant l'internationalisme. Cependant, cela ne implique pas que chaque lutte pour la démocratie devrait être rejetée comme une conspiration impérialiste — un tel rejet expose simplement une forme d'arrogance irréaliste.
Les demandes pour la nourriture et la démocratie ne sont pas mutuellement exclusives ; plutôt, quand la gauche atteint le pouvoir, une de ses responsabilités principales, avec l'abordement de l'inégalité et du chômage, est de démocratiser le système de gouvernance pour assurer que les voix des plus marginalisés sont entendues dans l'administration de l'État. S'il devait y avoir des tentatives de centraliser le pouvoir social par la dictature et l'établissement d'une classe bureaucratique, une rébellion parmi le peuple est inévitable. Les résultats d'une telle rébellion seront probablement saisis par quelles que soient les forces les plus organisées dans le mouvement à ce moment-là, que ce soit à droite ou à gauche.
Dans le cas du Népal, une indication positive est la présence de diverses forces de gauche participant activement dans les rues et dirigeant des segments de ce mouvement. Si elles sont capables de maintenir le leadership, elles seront capables de défier la droite et d'atteindre la victoire. De plus, des partis comme le Congrès népalais ont rejeté la proposition d'établir des bases militaires américaines. Il reste incertain comment efficacement les États-Unis peuvent exploiter ce mouvement pour maintenir leur influence en Asie. Cependant, si les demandes des ouvriers et paysans sont négligées dans la lutte pour la démocratie, et les individus sont vus simplement comme des marionnettes des forces impérialistes, ils sont essentiellement réduits à des « objets passifs » manipulés par des pouvoirs externes.
Il est évident que le système politique du Népal, avec la succession des gouvernements de gauche, a échoué à répondre aux attentes des masses laborieuses. La promesse de réforme qui a commencé après la fin de la monarchie a dégénéré en un modèle d'imprévisibilité, de conflits intra-partis et de mécontentement généralisé. Cet échec a érodé la crédibilité des dirigeants politiques, permettant aux mouvements sociaux émergents et aux organisations auto-gouvernantes de défier la domination des entités politiques dominantes.
Bien que rétablir une certaine forme de stabilité politique soit probable, la question critique et non résolue demeure : la gauche peut-elle retrouver pied ? Historiquement, quand les périodes révolutionnaires sont arrêtées — échouant à aller au-delà des réformes superficielles visant à atteindre un changement social plus profond — elles peuvent avoir des répercussions significatives pour la classe ouvrière et les défavorisés. Par conséquent, de tels résultats mènent souvent non seulement à la déception mais à la montée d'alternatives réactionnaires, un déclin des forces progressistes, et un affaiblissement des espaces démocratiques que la révolution cherchait à créer.
Aujourd'hui, le Népal se trouve à une conjoncture pivot. L'incapacité de la gauche à consolider ses réalisations et transformer les aspirations de la révolution en structures durables de démocratie et de justice sociale a créé un vide précaire. Si des forces autocratiques ou égoïstes remplissent ce vide, les objectifs originaux de la révolution républicaine de 2008 peuvent faire face à de sérieux retards et compromis. La question pressante n'est pas de savoir si la stabilité reviendra — il est hautement probable qu'elle le fera — mais sous quel leadership elle se manifestera et quelle forme cette stabilité prendra.
Pour la gauche, les défis sont substantiels. Pour regagner sa crédibilité, elle doit établir un cadre organisationnel intégré et subir une transformation genuine vers la responsabilité, l'inclusivité et un véritable processus démocratique. Sans un tel changement, la signification historique de la révolution risque d'être de plus en plus rappelée comme une opportunité manquée qui a favorisé un ressentiment durable parmi ceux qu'elle visait à autonomiser.
Traduit pour ESSF par Adam Novak, publié par Links le 12 septembre 2025.
Source : Inprecor
Notes
[1] https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76233#nb1
[2] https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76233#nb2
[3] https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76233#nb3
[4] https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76233#nb4
[5] https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article76233#nb5

Gaza et le néofascisme mondial
La plupart des récents scrutins dans les pays occidentaux (dernièrement en Norvège et en Allemagne) ont donné des résultats inquiétants qui confirment la montée des forces racistes d'extrême droite.
17 septembre 2025
Tiré du blogue de Gilbert Achcar
Professeur émérite, SOAS, Université de Londres
Abonné·e de Mediapart
Cela renforce la caractérisation de l'époque dans laquelle nous vivons comme une époque comparable à l'ère fasciste de l'entre-deux-guerres du siècle dernier, mais dans une version nouvelle prétendant respecter la forme démocratique de gouvernement, entre autres nouveautés. D'où l'étiquetage de ces forces comme néofascistes (voir « L'ère du néofascisme et ses particularités », 4 février 2025).
L'une des caractéristiques les plus inquiétantes de l'ère néofasciste actuelle est qu'elle inclut, en plus des pays d'Europe continentale, les deux pays occidentaux qui ont affronté l'axe fasciste au siècle dernier en alliance avec l'Union soviétique : les États-Unis et la Grande-Bretagne. Alors que la transformation néofasciste du régime états-unien, sous l'égide de Donald Trump et de ses acolytes, devient de plus en plus évidente jour après jour, Londres a été samedi dernier le théâtre du plus grand rassemblement organisé par l'extrême droite dans l'histoire britannique. Cela s'est produit dans le contexte de sondages d'opinion indiquant que l'extrême droite, dirigée par Nigel Farage, est en tête des partis travailliste et conservateur.
Or, ce n'est pas une coïncidence si les représentants du « centre » politique dans les deux pays, Joe Biden aux États-Unis et Keir Starmer en Grande-Bretagne, se sont distingués par leur soutien à la guerre génocidaire d'Israël dans la bande de Gaza. Le gouvernement actuel de Benyamin Netanyahou, qui a présidé à cette guerre génocidaire et a reçu le soutien inconditionnel des deux hommes pendant longtemps, est le gouvernement de droite le plus extrême de l'histoire de l'État sioniste. C'est même le gouvernement de droite le plus extrême de notre monde actuel, unissant le parti néofasciste Likoud avec des partis encore plus à droite, notamment les groupes néonazis d'Itamar Ben-Gvir et de Bezalel Smotrich, qui appellent ouvertement à un régime autoritaire et au nettoyage ethnique.
Le soutien des gouvernements occidentaux à la guerre génocidaire sioniste à Gaza s'inscrivait dans le cadre d'une banalisation progressive de l'extrême droite par les « centristes ». Elle a été précédée par l'adoption par ces derniers des positions des premiers sur l'immigration, ce qui a conduit à l'acceptation du racisme d'extrême droite comme idéologie légitime. Le soutien occidental à l'invasion de Gaza par Israël, en contraste frappant avec la position des mêmes gouvernements occidentaux à l'égard de l'invasion russe de l'Ukraine, a sapé les derniers vestiges de crédibilité des puissances libérales occidentales en ce qui concerne le respect du droit international et l'attachement aux relations internationales fondées sur des règles. Le dernier à souligner cette contradiction a été le Premier ministre espagnol, qui est allé le plus loin parmi les gouvernements occidentaux dans son revirement et sa critique du gouvernement sioniste, appelant à un boycott d'Israël dans les compétitions internationales, tout comme la Russie a été boycottée, afin d'éviter la dualité qui invalide toutes les normes.
Alors que le « centre » occidental soutenait le gouvernement sioniste d'extrême droite, ce dernier n'a cependant pas répondu de la même manière. Au lieu de cela, Netanyahou et ses alliés ont directement contribué à renforcer l'extrême droite occidentale aux dépens du « centre ». Cela ne s'est pas limité au soutien de Netanyahou à la campagne présidentielle de Trump aux dépens de ses rivaux démocrates, malgré le soutien illimité apporté par leur président, Biden, à sa guerre. Le gouvernement israélien a également blanchi l'extrême droite occidentale, effaçant son histoire dans laquelle l'antisémitisme constituait un pilier idéologique fondamental avant d'être remplacé par l'islamophobie. L'alliance actuelle entre l'État sioniste et l'extrême droite occidentale repose sur l'hostilité envers l'islam et les musulmans comme fondement idéologique commun.
Ainsi, Netanyahou et ses alliés ont continué à déployer des efforts pour renforcer l'extrême droite occidentale. Un exemple en est la soi-disant Conférence internationale sur la lutte contre l'antisémitisme, organisée par le ministère israélien des affaires de la diaspora à Jérusalem en mars dernier (il convient de noter que le même ministre, Amichai Chikli, a fait l'éloge de la récente manifestation d'extrême droite britannique à Londres). La conférence a rassemblé les forces les plus en vue de l'extrême droite occidentale – non seulement des forces néofascistes comme le Rassemblement national français dirigé par Marine Le Pen, mais aussi des courants encore plus extrémistes comme ce que représente la nièce de Le Pen, qui jusqu'à l'année dernière codirigeait le parti Reconquête d'Éric Zemmour (invité à prendre la parole lors du rassemblement d'extrême droite à Londres aux côtés d'Elon Musk, le néo-nazi le plus notoire de notre époque).
L'avantage qu'Israël tire de cette alliance internationale d'extrême droite est que ces forces se sont érigées en défenseurs les plus ardents de l'État sioniste en général et du gouvernement Netanyahou en particulier. Cela a été illustré par la façon dont leurs dirigeants, tels que le Britannique Farage et la Française Le Pen, se sont empressés de critiquer les gouvernements libéraux occidentaux qui ont annoncé leur intention de reconnaître l'État de Palestine. Cela n'est pas sans rappeler la façon dont Netanyahou s'est appuyé sur l'extrême droite états-unienne, alignée sur Donald Trump, pour contrer les tentatives très timides de Joe Biden de modérer les ambitions expansionnistes du régime sioniste et freiner la guerre génocidaire qu'il mène.
* Dernier ouvrage paru : Gaza, génocide annoncé. Un tournant dans l'histoire mondiale.
Traduit de ma chronique hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est d'abord paru en ligne le 16 septembre. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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« Génocide » : le mot interdit sur toutes les lèvres
Il aura donc fallu des mois de bombes, des centaines de milliers de morts, une famine, et un blocus total pour que le monde découvre ce qui se passe à Gaza. Brusquement, on ose un mot : génocide. Et le silence se fissure, jusque dans les rangs les plus fermés. Même un bateau tente de forcer la réalité. Jusqu'où ira l'éveil ?
Tiré de MondAfrique.
Le réveil est douloureux, mais apparemment inévitable. Ce qui relevait hier de l'exagération militante, voire de l'accusation diffamatoire, devient aujourd'hui une hypothèse sérieuse : et si ce qu'il se passe à Gaza relevait d'un génocide ?
Le mot circule, tout à coup, dans les rapports d'ONG, dans les bouches prudentes de diplomates, dans les plateaux télé. Il faut dire qu'avec plus de 37 000 morts, une destruction quasi totale de l'infrastructure, une famine provoquée, des évacuations interdites, des enfants amputés sans anesthésie et une population entière coupée du monde, il devenait difficile de parler simplement de « riposte sécuritaire ».
C'est toute une partie de l'opinion publique internationale qui semble être sortie de son coma moral. La France « officielle » s'en mêle, enfin. Emmanuel Macron, longtemps sur la ligne du funambule, appelle désormais à une conférence pour une solution politique « urgente et équitable », tout en martelant que les principes du droit humanitaire doivent s'appliquer partout. Même à Gaza. Quelle audace. L'Espagne, l'Irlande, la Norvège vont plus loin : ils reconnaissent l'État de Palestine, qualifient de « génocidaire » la politique de Tsahal, et demandent des comptes. Même l'Autriche commence à tousser. À ce rythme, on pourrait presque croire que le monde va se souvenir de la Convention de 1948.
L'Omerta brisée
C'est peut-être là que la secousse est la plus inattendue. Dans de nombreuses communautés juives à travers le monde, un virage moral s'opère. Des figures religieuses, intellectuelles, artistiques, prennent la parole pour dire : « Pas en mon nom. » Longtemps paralysées par la peur de nourrir l'antisémitisme ou par une loyauté historique à l'État d'Israël, ces voix brisent aujourd'hui l'omerta.
Aux États-Unis, en France, en Afrique du Sud, en Argentine, des rabbins, des survivants de la Shoah, des enseignants d'université, des citoyens ordinaires signent des tribunes, publient des lettres, manifestent avec des pancartes évoquant « le peuple juif contre l'apartheid et la terreur ».
Et l'effet domino est bien réel. En France, l'Union juive française pour la paix (UJFP) et d'autres collectifs vont plus loin : ils déposent plainte pour complicité de génocide contre des groupes qui auraient bloqué l'aide humanitaire destinée à Gaza. À lire ces textes, on comprend que l'histoire ne s'écrit plus selon les vieilles grilles binaires. La ligne de fracture ne passe plus entre Juifs et non-Juifs, mais entre ceux qui regardent, et ceux qui détournent le regard.
La justice française sort du bois
Fait rarissime : le parquet national antiterroriste (PNAT) a ouvert des enquêtes préliminaires pour « complicité de génocide », visant des activistes pro-israéliens accusés d'avoir physiquement entravé l'acheminement de l'aide vers Gaza. C'est peu dire que l'initiative a fait tousser dans certaines ambassades.
Des ONG, des familles franco-palestiniennes, des avocats, déposent plainte à tour de bras. Contre des militants. Contre des politiques. Contre des militaires. Et même contre Benjamin Netanyahu lui-même, pour « crimes contre l'humanité », « destruction délibérée de population civile » et autres joyeusetés juridiques. On ne sait pas encore ce que la justice française fera de tout cela, mais au moins, les mots sont posés.
Ce basculement est inédit. Jusqu'à présent, la France se gardait bien de toute implication directe. Désormais, elle brandit le droit international non plus comme un talisman abstrait, mais comme un outil juridique. Mieux vaut tard.
Le mur du silence s'effondre aussi dans les sphères culturelles. Des acteurs, des chanteurs, des réalisateurs, certains juifs, d'autres non, signent des tribunes, appellent à un cessez-le-feu immédiat, dénoncent la « complicité passive des démocraties ». Le monde des lettres, du théâtre, du cinéma, longtemps timide, se mobilise. Et soudain, des artistes qui faisaient des selfies avec des ministres il y a un an s'alignent sur les slogans des ONG.
Une pétition internationale, réunissant médecins, chercheurs, juristes, militants des droits humains, appelle à « désigner clairement ce qui se passe à Gaza comme un génocide en cours ». Le ton a changé : plus de conditionnel, plus de circonvolutions. Juste un constat sec. Et cette clarté fait tache d'huile.
Le bateau de la discorde : Gaza par la mer
Comme s'il manquait un symbole, un bateau, le Madleen, prend la mer début juin, depuis la Sicile. À son bord : Greta Thunberg, l'acteur Liam Cunningham (Game of Thrones), et la députée franco-palestinienne Rima Hassan. Leur objectif ? Acheminer de l'aide humanitaire et briser symboliquement le blocus israélien par la mer.
La scène a tout d'un théâtre moral : une embarcation modeste, quelques tonnes de vivres et de médicaments, une détermination sans faille. En face, la marine israélienne prévient : le navire ne passera pas. « Par tous les moyens nécessaires », déclare un ministre.
À l'approche des eaux égyptiennes, le bateau perd tout contact radio. Les ONG parlent d'un brouillage intentionnel, pratique familière dans cette région. Imaginons maintenant la scène qui les attend : une poignée d'activistes, une militante en ciré jaune, un acteur de série, une eurodéputée sous surveillance, opposés à une marine de guerre. Et dans leurs cales : de la farine et des médicaments. De quoi faire trembler une armada. Ou peut-être seulement les certitudes. Et le drapeau blanc.
Le droit maritime contre le droit à vivre
Sur le plan juridique, tout devient limpide : un État ne peut bloquer l'aide humanitaire si elle est manifestement destinée à une population civile en détresse. L'ONU a répété à plusieurs reprises que Gaza vit une catastrophe humanitaire majeure. Des millions de personnes sans eau, sans soins, sans toit, sans vivres. Alors, intercepter un bateau d'aide, est-ce encore de la défense légitime ? Israël brandit sa sécurité, la menace d'infiltration, le risque terroriste. L'argument n'est pas absurde, mais le contexte le fragilise : qui peut croire que Greta Thunberg transporte des roquettes ? L'opinion bascule. Le bateau devient ce que Gaza était devenu : un point de non-retour.
On assiste à un affrontement frontal entre deux récits.
– D'un côté, celui d'un État souverain défendant ses citoyens, entouré d'ennemis, agissant dans un cadre légal.
– De l'autre, celui d'un peuple privé d'eau, de nourriture, de refuge, de soins, et désormais de mots, sauf ceux qu'on ose à sa place.
C'est toute la cartographie morale de l'Occident qui vacille. Car si ce qui se passe à Gaza est un génocide, alors que fait-on encore à tergiverser ? Si ce n'en est pas un, alors combien de morts faudra-t-il encore ?
Le bateau n'a pas encore accosté. Il ne le pourra sans doute pas. La France lance des appels au calme. Les États-Unis regardent ailleurs. Mais les digues sont rompues. Le mot est lâché. Il circule.
Une chose est sûre : Gaza a changé la manière dont le monde se regarde. La posture du « ni-ni », le confort de l'ambiguïté…Et il aura suffi, pour que ce vacillement prenne forme, de milliers de corps sans sépulture, de villes sans murs, de voix sans micro. Et d'un bateau.
Alors maintenant, qui osera encore dire qu'il ne savait pas ?

Israël commet un holocauste à Gaza - La dénazification est notre seul remède
La suprématie ethnique meurtrière inhérente à la société israélienne est plus profonde que Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich. Elle doit être combattue à la racine.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
La ville de Gaza est en proie aux flammes, alors que l'armée israélienne lance son offensive terrestre, menacée depuis longtemps, après des semaines de bombardements incessants. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu, déjà visé par un mandat d'arrêt international pour crimes contre l'humanité, a qualifié cette dernière attaque d'« opération intensifiée ». Je vous invite à regarder les images diffusées depuis Gaza pour comprendre ce que signifie réellement cet euphémisme.
Regardez dans les yeux des personnes saisies d'une terreur sans pareille, même dans les moments les plus sombres de ce génocide qui dure depuis deux ans. Voyez les rangées d'enfants couvert·es de cendres gisant sur le sol ensanglanté de ce qui était autrefois un centre médical — certain·es à peine vivant·es, d'autres hurlant de douleur et de peur — tandis que des mains désespérées tentent de les réconforter ou de les soigner avec les quelques fournitures médicales qui restent. Écoutez les cris des familles qui fuient sans savoir où aller. Voyez les parent·es fouiller les décombres à la recherche de leurs enfants, des membres dépassant des gravats, un·e ambulancier·e berçant une fillette immobile, la suppliant en vain d'ouvrir les yeux.
Ce qu'Israël fait à Gaza n'est pas le résultat tragique d'événements chaotiques sur le terrain, mais un acte d'extermination mûrement réfléchi, exécuté de sang-froid par « l'armée du peuple », c'est-à-dire les pères, les fils, les frères et les voisins de nous, Israélien·nes.
Comment se fait-il que, malgré les témoignages de plus en plus nombreux provenant des camps de concentration et d'extermination de Gaza, aucun mouvement de refus massif ne se soit développé en Israël ? Il est vraiment inconcevable qu'après deux ans de ce carnage, seule une poignée d'objecteurs et d'objectrices de conscience soient emprisonné·es. Même les soi-disant « réfractaires gris·es » – des soldat·es de réserve qui ne s'opposent pas à la guerre pour des raisons idéologiques, mais qui sont simplement épuisé·es et s'interrogent sur son utilité – restent bien trop peu nombreuses et nombreux pour ralentir la machine à tuer, et encore moins pour l'arrêter.
Qui sont ces âmes obéissantes qui font fonctionner ce système ? Comment une société aussi profondément divisée – entre religieux et laïcs, colons et libéraux, kibboutzniks et citadin·es, immigrant·es de longue date et nouvelles ou nouveaux arrivants – peut-elle s'unir uniquement dans sa volonté d'abattre des Palestinien·nes sans la moindre hésitation ?
Au cours des 23 derniers mois, la société israélienne a tissé un réseau infini de mensonges pour justifier et permettre la destruction de Gaza, non seulement aux yeux du monde, mais surtout à ses propres yeux. Le principal de ces mensonges est l'affirmation selon laquelle les otages ne peuvent être libéré·es que par la pression militaire. Pourtant, celles et ceux qui exécutent les ordres de l'armée, semant la mort à Gaza, le font en sachant pertinemment qu'elles et ils risquent de tuer les otages dans cette situation. Les bombardements aveugles d'hôpitaux, d'écoles et de quartiers résidentiels, associés à ce mépris pour la vie des Israélien·nes retenus captifs ou captives, prouvent le véritable objectif de la guerre : l'anéantissement total de la population civile de Gaza.
Israël est en train de déclencher un holocauste à Gaza, et cela ne peut être considéré comme la seule volonté des dirigeants fascistes actuels du pays. Cette horreur va bien au-delà de Netanyahu, Ben Gvir et Smotrich. Ce à quoi nous assistons, c'est la phase finale de la nazification de la société israélienne.
La tâche urgente consiste désormais à mettre fin à cet holocauste. Mais y mettre un terme n'est qu'une première étape. Si la société israélienne veut un jour réintégrer le giron de l'humanité, elle doit se soumettre à un profond processus de dénazification.
Une fois que la poussière de la mort sera retombée, nous devrons revenir sur nos pas jusqu'à la Nakba, jusqu'aux expulsions massives, aux massacres, aux confiscations de terres, aux lois raciales et à l'idéologie de la suprématie inhérente qui a normalisé le mépris envers les peuples autochtones de cette terre, ainsi que le vol de leurs vies, de leurs biens, de leur dignité et de l'avenir de leurs enfants. Ce n'est qu'en affrontant ce mécanisme mortel inhérent à notre société que nous pourrons commencer à le déraciner.
Ce processus de dénazification doit commencer dès maintenant, et il débute par un refus. Le refus non seulement de participer activement à la destruction de Gaza, mais aussi de revêtir l'uniforme, quel que soit le grade ou le rôle. Le refus de rester dans l'ignorance. Le refus d'être aveugle. Le refus de se taire. Pour les parent·es, il est du devoir de protéger la prochaine génération afin qu'elle ne devienne pas coupable de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
La dénazification doit également inclure la reconnaissance que ce qui était ne peut rester. Il ne suffira pas de simplement remplacer le gouvernement actuel. Nous devons abandonner le mythe du caractère « juif et démocratique » d'Israël, un paradoxe dont l'emprise de fer a contribué à ouvrir la voie à la catastrophe dans laquelle nous sommes aujourd'hui plongés.
Cette tromperie doit cesser, et il faut reconnaître clairement qu'il ne reste que deux voies possibles : soit un État juif, messianique et génocidaire, soit un État véritablement démocratique pour tous et toutes ses citoyennes.
L'holocauste de Gaza a été rendu possible par l'adhésion à la logique ethno-supremaciste inhérente au sionisme. Il faut donc le dire clairement : le sionisme, sous toutes ses formes, ne peut être lavé de la souillure de ce crime. Il doit être aboli.
La dénazification sera longue et globale, touchant tous les aspects de notre vie collective. Nous sacrifierons probablement encore plusieurs générations – tant victimes que bourreaux – avant que ce fléau ne soit complètement éradiqué. Mais le processus doit commencer dès maintenant, en refusant de commettre les horreurs qui se produisent quotidiennement à Gaza et en refusant de les laisser passer comme si elles étaient normales.
Orly Noy
Traduit par DE.
Source - 972 Magazine. 18 septembre 2025.

Pas d’illusions, ni le sionisme ni son État ne sont réformables !
Bien que parler de quelques otages israéliens détenus par le Hamas peut justement paraitre déplacé au moment où Israël procède devant les yeux du monde entier à l'extermination méthodique des Palestiniens par dizaines de milliers, nous croyons qu'il faut quand même revenir sur la question de ces otages parce qu'elle est très révélatrice de la nature profondément inhumaine et monstrueuse non seulement du gouvernement Netanyahou mais surtout du sionisme lui-même dans toutes ses versions !
Par Yorgos Mitralias
En ciblant donc les négociateurs du Hamas au Qatar, les génocidaires Israéliens ont fait deux choses : d'abord, ils on enterré définitivement les espoirs des familles des otages Israéliens de voir Netanyahou passer un accord avec Hamas permettant la libération des otages. Et ensuite, ils ont donné pleinement raison à ceux et celles qui ont toujours prétendu que Netanyahou et ses ministres ne s'intéressent au sort de ces otages que dans la mesure où il sert la poursuite de leur guerre d'extermination du peuple palestinien.
Ceci étant dit, force est de constater que cette double clarification des intentions de Netanyahou et de son gouvernement provoque l'incompréhension et les interrogations des gens de bonne foi : ils n'arrivent pas à réaliser pourquoi Netanyahou sacrifie les otages juifs Israéliens se montrant totalement insensible aux pressions d'une partie de ses compatriotes. La réponse à ces interrogations est à chercher non pas au présent mais plutôt au passé du mouvement sioniste et de son État.
En effet, on doit avouer que l'attitude de Netanyahou envers les otages du Hamas n'est qu'un simple delit comparé au crime que constitue l'indifférence pour l'holocauste et meme le refus systématique de faire son possible pour sauver les juifs de la Diaspora victimes de la Shoah, de quelqu'un comme le fondateur d'Israël et dirigeant historique du mouvement sioniste David Ben Gourion ! Ce même Ben Gourion qui, devant le
comité central de son parti MAPAÏ le 7 décembre 1938, prononce ces phrases à la fois célèbres et terribles, après que Londres, choqué par la Nuit de Cristal, propose d'accueillir en Grande-Bretagne des milliers d'enfants juifs allemands et autrichiens : « Si je savais qu'il était possible de sauver tous les enfants d'Allemagne en les installant en Angleterre, ou juste la moitié en les installant en Eretz Israel, je choisirai cette deuxième solution. Car nous devons prendre en compte non seulement la vie de ces enfants, mais aussi l'histoire tout entière du peuple juif »...
On pourrait penser qu'une fois la « Solution Finale » mise en exécution, Ben Gourion et les autres dirigeants historiques du mouvement sioniste auraient changé leur attitude envers les juifs persécutés par les nazis. Il n'en a rien été. C'est ainsi qu' Eliahu Dobkin, directeur du Département de l'immigration de l'Agence juive déclare à l'automne 1944 : « Le sionisme n'a pas pour mission de sauver les Juifs d'Europe, mais de sauver la Palestine pour le peuple juif ». C'est comme si ce dirigeant sioniste donnait une réponse négative définitive aux appels désespérés à l'aide du rabbin Slovaque Weissmandl qui demandait en vain à ses « frères (sionistes) de Palestine" les fonds nécessaires pour racheter aux dirigeants SS la survie des juifs de Slovaquie. Excédé par le silence prolongé des dirigeants sionistes pour le sort des juifs destinés à la mort, l'héroïque rabbin Weissmandl, qui avait déjà pu retarder de deux ans la déportation des juifs hongrois à Auschwitz, leur lance finalement l'anathème suivant : « comment pouvez-vous demeurer muets devant ce grand meurtre ? Muets tandis que des milliers de milliers, à présent six millions de Juifs, étaient assassinés. Muets tandis que des dizaines de milliers sont encore assassinés ou en voie de l'être ? Leurs cœurs détruits vous implorent à l'aide tout en déplorant votre cruauté. Brutaux, vous êtes, et assassins aussi, à cause du sang-froid du silence dans lequel vous observez. » (1)
Comme on le voit, le sacrifice cynique des juifs sur l'autel de la réalisation des projets sionistes (la construction de l'État Israélien, l'extermination des Palestiniens ou l'édification de Eretz Israel) n'est pas l'apanage de son aile révisionniste d'extrême droite, dont se revendique Netanyahou. Ce sacrifice a été pratiqué aussi systématiquement par Ben Gourion et ses amis travaillistes et libéraux à un tel point qu'on puisse dire qu'il fait partie intégrante des pratiques du sionisme...
Une autre pratique du gouvernement Netanyahou qui choque et reste incompréhensible pour les opinions publiques de nos pays, est celle qui voit les dirigeants Israéliens non seulement fréquenter assidument la fine fleur de l'extrême droite internationale traditionnellement antisémite, mais la considérer -d'ailleurs à juste titre- le meilleur allié et soutien d'Israël. Comment est-ce possible que le pays des descendants des survivants de la Shoah s'allie avec des antisémites notoires ou des nostalgiques des régimes fascistes et nazis de l'entre-deux guerres ?
En réalité, en s'alliant actuellement à des racistes, des fascistes et des antisémites Netanyahou ne fait que perpétuer une « tradition » du courant révisionniste du sionisme auquel il appartient. Et pour plus de détails, voici ce qu'on écrivait il y a un an dans notre article Netanyahou : un fasciste pur sang de par ses origines, sa formation et ses mentors :
« Comme on l'écrivait déjà dans notre article quand Einstein appelait « fascistes » ceux qui gouvernent Israël depuis 44 ans...« le premier à pratiquer ces « alliances contre-nature » n'était autre que le fondateur et théoricien du Révisionnisme sioniste Ze'ev Jabotinsky qui, poussé par sa haine viscérale de la Révolution russe, est allé jusqu'à conclure une alliance avec le chef de guerre nationaliste et anticommuniste ukrainien, Petlioura, l'armée duquel avait commis en 1917-1922... 897 pogroms anti-juifs durant lesquels ont été massacrés au moins 30 000 juifs ukrainiens ! ». Et on continuait rappelant que « le père de « Bibi », qui a servi de secrétaire de Jabotinsky, a suivi Abba Ahimeir quand celui-ci est entré en conflit avec Jabotinsky qui a rejeté sa proposition de devenir un... Mussolini juif a la tête d'un parti sioniste clairement fasciste. Étroit collaborateur de cet idéologue et théoricien fasciste, le père de Bibi a dirigé les publications de l'organisation de Ahimeir, lequel a noué des liens assez étroits avec l'Italie fasciste de Mussolini mais il n'a jamais réussi la même chose avec l'Allemagne nazie bien qu'il n'a pas hésité de faire l'éloge d' Hitler en 1933 ! ».
Mais, il y a pire avec le mentor de Netanyahou et son organisation terroriste, car le fondateur et dirigeant de Lehi Avraham Stern n'a pas hésité, en pleine guerre mondiale, d'envoyer, par l'entremise de l'ambassade du Troisième Reich à Beyrouth, une lettre a Hitler lui proposant une alliance en bonne et due forme, bien qu'étant au courant de la persécution des juifs par le régime nazi ! C'est exactement ce cynisme et ce manque total de scrupules qui caractérisent Jabotinsky, Ahimeir, Begin et Shamir, c'est-à-dire tous les précurseurs et maîtres à penser de Netanyahou, qu'on retrouve actuellement dans les alliances que ce dernier est en train de conclure avec la fine fleur de l'extrême droite et du fascisme mondial, se foutant éperdument du fait que ses alliés archi-réactionnaires et obscurantistes soient des antisémites et des épigones ou nostalgiques des pogromistes et autres génocidaires de juifs d'antan ! ».(2)
Cependant, bien naïf celui qui pense que la fréquentation des fascistes et des antisémites patentés est l'apanage du seul Netanyahou et de ses « ancêtres » révisionnistes. Par exemple, c'est aux temps des premiers ministres travaillistes Golda Meir et Yitzhak Rabin que l'alliance économique et militaire d'Israël avec l'Afrique du Sud de l'apartheid atteignit des sommets, avec Israël brisant allègrement l'embargo économique et militaire imposé au régime raciste sud-africain par la communauté internationale. C'est ainsi qu'Israël était devenu l'allié militaire le plus proche de l'Afrique du Sud -ce qui incluait aussi une collaboration dans le domaine des armes nucléaires (!)-, le plus important fournisseur d'armes étranger de l'armée sud-africaine, et le créateur de l'industrie d'armement sud-africaine ! Et c'est le premier ministre travailliste Yitzhak Rabin qui portait en 1976 un toast en l'honneur du premier ministre sud-africain John Vorster en visite officielle en Israël, célébrant... « les idéaux partagés par Israël et l'Afrique du Sud » ! Détail éloquent : Vorster avait été interné en 1942, accusé d'être « sympathisant nazi ».
La conclusion crève les yeux : le sionisme et son État ne sont pas réformables car ni le sacrifice actuel des otages israéliens par Netanyahou, ni ses alliances privilégiées avec tout ce qu'il y a de racaille néofasciste et antisémite de par le monde, ne constituent une nouveauté pour le sionisme. Tout simplement, Netanyahou ne fait maintenant rien d'autre que pousser la logique sioniste à ses extrêmes. Pour le malheur non seulement des Palestiniens, de tout le Moyen Orient et de nous tous. Mais, aussi des juifs Israéliens eux-mêmes...
Notes
1. Affinités électives des bourreaux-Le Ghetto de Rafah comme le Ghetto de Varsovie :https://www.cadtm.org/Le-Ghetto-de-Rafah-comme-le-Ghetto-de-Varsovie
2. Netanyahou : un fasciste pur sang de par ses origines, sa formation et ses mentors... :https://blogs.mediapart.fr/yorgos-mitralias/blog/121024/netanyahou-un-fasciste-pur-sang-de-par-ses-origines-sa-formation-et-ses-mentors
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Penser Gaza : entretien de Luca Salza avec Étienne Balibar
« Penser Gaza, penser à Gaza ? Malgré les images et récits qui filtrent, nous n'y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux. Nous ne pouvons qu'y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur. » Entretien de Luca Salza avec Étienne Balibar.
Tiré du blogue de l'auteur.
À paraître dans la revue K – revue transeuropéenne de philosophie et arts. Entretien réalisé par Luca Salza entre le 8 et le 13 septembre 2025.
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LS : Je commencerai par une question philosophique, simple et terrible, qui tourmente beaucoup d'entre nous aujourd'hui. Comment et que peut-on penser face à ce qui se passe à Gaza ? Comment penser Gaza ? Comment penser à Gaza ? En somme, qu'est-ce que la pensée vaut face à un génocide ?
EB : Je viens à ta question, terrible mais pas simple du tout, mon cher Luca. Mais auparavant je veux te dire les sentiments qui m'ont fait accepter votre proposition, malgré les difficultés et les risques qu'elle comporte. D'abord il y a ceci que, pour la première fois, je vais contribuer par écrit au travail d'une revue que j'admire, et dont je souhaite qu'elle fasse longtemps entendre sa voix. Une voix que menace toujours d'offusquer celle qui s'en est approprié le nom sans aucun scrupule, à des fins de plus en plus consternantes. Et surtout il y a ce sentiment de colère et de désespoir, ce bouleversement de toutes nos certitudes que suscite le nom de Gaza et que je partage avec vous, qu'exprime bien votre appel à contribution, sous l'invocation de Mahmoud Darwich.
C'est de lui en effet, et de quelques autres (dont son ami Edward Said) qu'il faut essayer de retrouver l'inspiration pour ne pas redoubler le crime en cours d'un lamentable silence. Parler pour dire son impuissance est terriblement humiliant, mais se taire est impossible. C'est déjà de la complicité. J'ai lu les questions que tu me proposes, et j'ai tout de suite compris que je serais trop « court », dans tous les sens du terme, pour y répondre convenablement. Mais j'ai compris aussi que je ne devais pas me dérober. Je les prends donc toutes, et je dis ce que je peux. Worüber man nicht sprechen kann [oder denken], darüber muss man [doch nicht] schweigen !
Penser Gaza, penser à Gaza, demandes-tu ? Malgré les images et récits qui filtrent (des journalistes y laissent quotidiennement leur vie), nous n'y sommes pas, dans Gaza, sous les bombes et devant les chars, en train de voir nos maisons rasées, nos enfants mourants de faim, nos blessés achevés jusque dans les hôpitaux, et d'enterrer nos morts à même la terre nue. Nous ne pouvons qu'y penser nuit et jour, en ressassant notre horreur.
Nous prendre la tête en faisant l'histoire du « conflit » israélo-palestinien, cherchant ce qui l'a rendu inexpiable et ce qui l'a soustrait à tout rapport de forces réversible. Essayant de tout savoir du plan d'extermination et de sa mise en œuvre, mais aussi de la résistance, car elle subsiste sous les décombres, dans les gestes de défi ou les signaux de détresse des condamnés à mort. Dans leur dignité face aux assassins. Pour que le monde sache. Pour qu'il se souvienne, à défaut de s'être opposé.
Mais je comprends bien que ta question va au-delà du fait de penser ce qui a lieu. Elle porte sur son contenu de vérité et sa portée morale : que sommes-nous capables de penser, qui nous engage, et de quelles pensées vraiment nécessaires disposons-nous encore, quand nous disons Gaza ? Je crois qu'il faut admettre que ce sera toujours trop peu et à côté de l'énormité du crime. Un crime dont nous sommes aussi partie prenante, ne l'oublions jamais. Il faut écarter les excuses, les protections et les précautions, c'est la condition pour qu'on débouche non seulement sur une qualification de circonstance, mais sur des questions radicales, dont les réponses seront longues à trouver et à ajuster.
Ta formulation comporte une indication précieuse en ce sens : « qu'est-ce que la pensée vaut face à un génocide ? » La pensée vaut ce qu'elle peut : rien ou quelque chose selon qu'elle prend la mesure de son dénuement et de son exigence. Car génocide est l'un des noms de cette extrémité qui subvertit la rationalité au sens ordinaire, déborde la déduction, la représentation, l'évaluation du pour et du contre. Mais que veut dire, en l'occurrence, « un » génocide ? Que tous les critères, les marques distinctives énumérées dans sa définition juridique et repérables par analogie historique sont constatées ?
Sans doute, et cela fait beau temps que seuls des valets et des portevoix de l'assassin, ou des « amis du peuple juif » pour qui la vérité compte moins qu'une solidarité communautaire aveuglée, s'obstinent à en nier la réalité. Au prix de l'abjection. Hélas Gaza n'est pas un génocide « possible », à discuter, à venir et à prévenir : c'est un génocide en marche, exécuté sous nos yeux avec une inflexible détermination et sans véritable opposition, dont seule demeure encore incertaine la solution finale.
Déjà Gaza n'existe plus, tandis que sur ses ruines errent deux millions de spectres privés de nourriture, chassés d'un point d'extermination à un autre… Mais dire « un génocide » suggère aussi qu'il faut comparer. Des génocides, il n'y en a pas tous les jours et pas n'importe où, mais il y en a d'autres que Gaza, dans le passé et même dans le présent : au Soudan, pour n'en nommer qu'un dont l'occultation, à beaucoup d'égards, est aussi insupportable que l'exposition de Gaza, et fait partie d'une même catastrophe (je vais y revenir). La pulsion de mort parcourt le monde en y semant la dévastation et les cadavres. Mais dire cela, ce n'est que donner un autre nom au problème.
Cependant chaque génocide – quelle expression : chaque génocide ! – a des caractéristiques historiques, politiques et morales uniques, et ce sont elles qu'il faut « penser ». Ce qui notamment fait l'unicité de Gaza, et provoque en nous le sentiment d'une contradiction insupportable, ce n'est pas seulement le fait que le génocide soit perpétré par des Juifs qui (pour certains au moins) sont les descendants des victimes de la Shoah – le génocide des génocides. Mais c'est le fait que celle-ci, après que sa mémoire ait été institutionnalisée, soit instrumentalisée pour préparer, motiver, organiser et faire accepter Gaza.
La Shoah en tant qu'événement destructeur et fondateur, indissociable aujourd'hui de ce que Jean-Claude Milner a appelé « le nom Juif », et par où ce nom et ceux qui le portent sont, qu'ils le veuillent ou non, attachés à un exemple sans équivalent d'anéantissement de l'homme par l'homme, témoins de sa monstrueuse possibilité, avertisseurs de sa répétition, ne cesse de participer à la justification du génocide de Gaza commis par Israël : en soutenant l'affirmation que les « victimes du génocide » ne sauraient évidemment le perpétrer à leur tour, mais aussi, contradictoirement, en les autorisant à franchir impunément toutes les limites du droit et de l'humanité pour se « protéger » eux-mêmes de son retour éternel, dont ils se disent ou se croient menacés.
« Pas nous » et « seulement nous », proclament les Israéliens selon les besoins de leur autojustification, en invoquant Auschwitz et les pogroms qui l'ont préparé. Ainsi, dans une causalité « diabolique » (Poliakov), la Shoah engendre Gaza par l'intermédiaire de ses héritiers, et donc y perd son sens, non seulement pour les Juifs, mais pour nous tous[2]. Comment allons-nous pouvoir situer cette tragédie dans l'histoire, ou dans le « réel », et comment allons-nous réagir ? Qu'est-ce que nous en ferons dans nos pensées et dans nos vies ?
Je dis que c'est ce qu'il faut « penser », mais je ne sais pas trop comment, par quelle logique. Car c'est à la fois le ressort de son effroyable efficacité (qui osera contredire les héritiers de la Shoah ?), et le renversement de toutes les valeurs, morales et intellectuelles (qui osera encore proférer le « plus jamais ça » ?). Notre conversation aidera peut-être à sortir de ce blocage.
LS : La question peut être encore plus directe : que faire de la philosophie tandis que Gaza et les Gazaouis sont anéantis ? Après Auschwitz, des autrices et auteurs d'origine juive ont permis d'approfondir, d'affiner notre critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État, en contribuant à un déchiffrement généalogique de la violence du logos. C'est peut-être surtout d'eux, dans le fond, que nous sommes repartis alors que l'Europe ne comptait plus que des décombres. Ton parcours philosophique s'inscrit dans la tradition d'un certain universalisme marxiste, qui a été également une tentative de lutter contre les replis identitaires et la violence des nationalismes. Néanmoins, aujourd'hui, nous nous demandons : que vaut tout notre patrimoine culturel ?
EB : Je me souviens toujours d'une phrase de Lénine apprise par cœur dans ma jeunesse « marxiste », comme tu dis : « toute culture se divise en deux, une composante cléricale et réactionnaire, une composante progressiste et révolutionnaire », ou quelque chose d'approchant. J'aurais certes beaucoup de mal à entériner aujourd'hui l'idée que se faisait Lénine de l'universalité de la lutte des classes ou les catégories dans lesquelles il distribuait les « camps » de l'histoire et de la politique. Mais je continue de penser qu'il n'y a jamais d'unité ou d'homogénéité de ce que nous appelons la culture, ce qui inclut bien sûr l'art, la science, la philosophie empiétant les unes sur les autres, ou plutôt ce qui signifie que leur unité est un conflit permanent dont le langage commun peut demeurer introuvable (j'aime bien à cet égard la catégorie du « différend » élaborée par Lyotard[3]).
Parler de culture c'est sans doute totaliser, mais ce n'est jamais réconcilier. Dans ce que tu appelles notre « patrimoine culturel » figure évidemment aujourd'hui tout l'héritage de cette « critique du sujet, de l'appartenance, de l'identité, de l'État » et de ce « déchiffrement généalogique de la violence du logos » auxquels tu te réfères, allant d'Adorno (en qui survit d'une certaine façon l'avertissement de Benjamin[4]) à Günther Anders et d'Antelme à Primo Levi ou à Kertész. Auxquels j'ajouterais évidemment la grande entreprise d'Arendt, si discutable qu'elle soit mais sans équivalent par sa profondeur historique et analytique, jusques et y compris dans Eichmann à Jérusalem. Et même l'œuvre des salauds, comme Heidegger et Carl Schmitt, compromis jusqu'au cou dans la perpétration du génocide, mais indispensables pour en comprendre les arrière-pensées et la stratégie.
Je n'entre pas dans les détails. Je crois que de ces œuvres (et d'autres), à des titres divers, il faut plus que jamais essayer de tirer les instruments d'une compréhension de ce que représente Gaza dans notre expérience, et des modalités sous lesquelles, à nouveau, l'histoire par un génocide est coupée en deux, l'après destituant l'avant dont pourtant il procède. Mais au travers d'un déplacement complet des repères culturels, des identités, des temporalités, dont il va nous falloir tenir compte.
Au cœur de ce grand déplacement je placerai le phénomène suivant : suivant l'argument qu'Arendt a magistralement inscrit dans la composition des Origines du totalitarisme (celui-là précisément que la première traduction française avait entrepris d'occulter[5]), le génocide nazi qui a visé les Juifs européens (mais aussi les tsiganes et les « anormaux ») n'a été possible que par l'importation en Europe des méthodes de concentration et d'extermination que les Européens mettaient en œuvre et perfectionnaient dans le reste du monde (et notamment en Afrique) depuis les débuts de la colonisation. Ce qui va bien entendu de pair avec le fait que les nazis visaient à la constitution dans l'espace « eurasiatique » d'un empire colonial dominé par la race germanique où les populations autochtones étaient vouées à l'esclavage (pour les slaves) et à l'extermination (pour les juifs[6]).
Cet effet en retour (ou ce « rapatriement ») du colonialisme n'est bien entendu pas « la cause » du nazisme et de la Shoah (dont la détermination principale reste l'antisémitisme), mais il est une composante essentielle de ses conditions et de la signification « universelle » des formes politiques qu'elle met au jour. Si nous nous retournons alors vers Gaza, peut-être n'est-il pas arbitraire d'y lire une configuration symétrique, dans laquelle une invention européenne, exprimant certaines des tendances destructrices les plus invétérées de sa politique, se trouve exportée au Moyen-Orient, où elle contribue à perpétuer, refonder, exacerber le colonialisme.
Dans la version privilégiée par l'historiographie nationale palestinienne – et c'est bien le moins que la pensée du génocide palestinien écoute la voix des Palestiniens et commence par s'instruire auprès de ceux qui subissent le génocide et l'ont vu venir, depuis la Naqba jusqu'à l'éradication actuelle des populations de Gaza et de Cisjordanie (suivant des modalités complémentaires) – ce scénario prend la forme suivante : la colonisation de la Palestine est un « moment » intrinsèque de l'histoire de l'impérialisme européen (inauguré par l'empire britannique, secondairement français, et poursuivi jusqu'à aujourd'hui par l'étroite association d'Israël avec les puissances « occidentales », qui lui procurent financement, armement, protection diplomatique).
Elle en déploie les formes extrêmes (le settler colonialism, qui substitue les colons aux autochtones, programmant leur refoulement puis leur élimination) et en prolonge l'entreprise par-delà sa fin déclarée, utilisant les conséquences de l'extermination des Juifs d'Europe à la fois comme une opportunité, comme une ressource (démographique, intellectuelle) et comme une couverture idéologique[7]. Je propose une variante critique de ce scénario qui, je l'espère, n'en méconnait pas la vérité générale. Il est certain que le sionisme depuis ses pères fondateurs (Herzl, Weizmann) est à la fois un nationalisme typiquement « européen » (du côté des nationalités opprimées) et un « orientalisme » imbu de l'idée de la supériorité de la culture européenne sur la barbarie des peuples orientaux, et que cette idéologie s'est donnée libre cours dans le « messianisme laïque » de l'État d'Israël et sa volonté de puissance technologique et militaire[8].
Mais l'idée d'une entreprise de colonisation au service d'une « métropole collective » euro-américaine est une fiction qui a le grave inconvénient de minimiser la façon dont l'Europe a « vomi » ses Juifs (Shlomo Sand[9]), le rôle joué dans la fondation d'Israël par les conséquences du nazisme et de l'antisémitisme, la violence de la guerre civile européenne dont les Juifs sont les principales victimes, donc la complexité des mobiles qui ont conduit les Nations Unies de l'après-Guerre mondiale à conférer une légitimité au nouvel État sur une partie du territoire de la « Palestine historique ». Elle a aussi, subsidiairement, l'inconvénient d'occulter la complicité des États arabes (je ne parle pas des peuples), eux-mêmes soumis à l'impérialisme mais finissant, pour certains, par y conquérir des positions dominantes (ce qui est le cas aujourd'hui de l'Arabie Saoudite et des États du Golfe, également impliqués dans le génocide du Soudan), dont la politique à l'égard des Palestiniens n'a cessé d'osciller entre la rodomontade impuissante, l'instrumentalisation cynique et le marchandage intéressé…
Il me semble donc qu'une vue équilibrée de la « responsabilité historique » de l'Europe dans la colonisation de la Palestine qui aboutit aujourd'hui à la purification ethnique, au génocide et à la dévastation du pays, doit inclure la considération des antagonismes et des contradictions qui affectent, d'un côté l'histoire européenne des deux derniers siècles (histoire d'une autodestruction), de l'autre la capacité de résistance et d'autonomie du monde arabe (capacité constamment neutralisée ou trahie[10]). Cette considération n'abolit pas le sens du rapport de domination, mais elle évite de réduire celle-ci à un schéma binaire abstrait, ou de l'essentialiser.
Mais la symétrie risquée que j'esquisse ainsi à partir de la comparaison des deux génocides – Shoah, Gaza – et de la « généalogie » qui les enchaîne comporte alors une leçon générale, relevant de la philosophie de l'histoire : tout génocide est un événement singulier, chargé de déterminations « locales », mais immédiatement aussi d'une signification mondiale – je serais tenté de dire « cosmopolitique » si ce terme n'évoquait pas, dans notre culture, un idéal de civilisation plutôt qu'une marche à la mort. Il est mondial par ses causes lointaines, ses moyens et ses objectifs, les complicités ou les aveuglements qui le facilitent, par ses effets qui se disséminent à travers le monde, par le bouleversement qu'il induit dans notre imagination du sens de l'histoire, par les lignes de démarcation « globales » qu'il trace entre les individus, les nations et les idéologies. Gaza est un événement mondial, qui ne laissera rien inchangé dans nos pensées et dans nos rapports mutuels. Il est effroyable que cette mutation ait pour origine et pour prix l'extermination des Palestiniens et la destruction de la Palestine.
LS : Quand je parlais de « patrimoine culturel », j'avais en tête surtout la tradition philosophique. Les philosophies de l'altérité nous ont permis, par exemple, d'affronter au mieux, en Europe, l'après-Auschwitz. Mais Emmanuel Levinas, qui va jusqu'à penser l'altérité au point de remplacer le je par le tu, se plie durant la dernière période de sa vie à une lecture très ambiguë du conflit judéo-palestinien, éclairant d'une lumière sinistre ses thèses sur la vulnérabilité et la responsabilité éthique. Chez Levinas, en effet, nous trouvons une revendication à la fois politique et éthique du sionisme (c'est d'ailleurs ici que l'antinomie entre éthique et politique serait brisée) : « l'idée sioniste, telle que je la vois maintenant, dégagée de toute mystique, de tout faux messianisme immédiat, est cependant une idée politique qui a une justification éthique [...]. On défend le prochain quand on défend le peuple juif ; chaque juif en particulier défend le prochain quand il défend le peuple juif » (E. Levinas, A. Finkielkraut, Israël : éthique et politique, conversation radiophonique, 28 septembre 1982). En ayant à l'esprit que cet entretien a eu lieu quelques jours après les massacres de Sabra et Chatila, je demande : que faire de la philosophie de l'altérité lorsqu'elle attribue un fondement éthique, originel, à la politique d'un État ?
EB : Je ne crois pas qu'il soit intéressant de faire le procès de Levinas, un philosophe dont l'œuvre traverse le siècle et qui, par les concepts qu'elle formule, les problèmes qu'elle pose, les réactions qu'elle suscite, excède les choix politiques de son auteur, bien que certainement elle n'en soit pas indépendante. Puisque d'ailleurs tu évoques la grande lignée des philosophies de l'altérité (je dirai de l'altérité constituante, dans laquelle la relation à l'autre – un autre dissemblable, irréductible à l'alter ego – précède et informe la conscience de soi du sujet), il serait important d'évoquer des formulations antérieures au sein de la tradition juive, en particulier celles de Martin Buber, dont la relation au sionisme et à la politique d'Israël est à la fois beaucoup plus intrinsèque et beaucoup plus critique, et dont le grand livre Je et Tu date de 1923[11].
Mais le plus intéressant peut-être, puisque tu cites cette formule : « On défend le prochain quand on défend le peuple juif », qui résonne aujourd'hui de façon sinistre, c'est d'observer le renversement qui est intervenu dans la conception qu'il se faisait de l'être juif ou de « l'appartenance » au peuple juif.
Je prends comme référence le texte de 1947, « Être juif », dans lequel s'exprime l'idée que le judaïsme ne consiste pas à « rechercher un refuge dans le monde » mais à « se sentir une place dans l'économie de l'être », explicitée plus loin comme « traiter le monde [et] nous traiter nous-mêmes comme on traite les gens qui nous entourent, dont on ignore la biographie, qui, arrachés à leur famille, à leur milieu, à leur intérieur, sont tous de “père inconnu”, abstraits en quelque manière, mais pour cela donnés immédiatement », ce qui revient, si je comprends bien, à défendre ou aimer le prochain quel qu'il soit à travers le peuple juif, plutôt que l'inverse. D'où sa réfutation explicite de l'idée d'élection comme une « préférence », nationale ou autre[12].
Il est vrai que, dans la Lettre à Maurice Blanchot qui fait suite, Levinas caractérise aussi l'élection dont il croit bénéficier par filiation comme « le sentiment d'être né dans l'absolu », et c'est sans doute cette conviction de la proximité (ou « fraternité ») avec Dieu qui facilite les renversements d'un judaïsme de la responsabilité envers l'Autre en un judaïsme de la mission civilisatrice qui a « Dieu de son côté[13] ». Je crois que c'est aussi à cette ambivalence que s'adresse la critique sans concession de Derrida, lorsqu'il reproche à Levinas d'avoir toujours « agrandi » la figure de l'autre pour le désigner comme un Autre majuscule et conférer une exclusivité au Dieu d'Israël dans sa révélation : « tout autre est tout autre, ai-je un jour répondu à Levinas de façon quelque peu perverse[14] ».
Mais le vrai problème, ce n'est pas celui des fluctuations de Levinas, c'est celui que pose la notion même de « peuple juif ». Je pense qu'elle a toujours charrié une profonde équivocité (qui en un sens a fait sa richesse et nourri ses interprétations prophétiques aussi bien que messianiques) et qu'elle est en train de subir une mutation dramatique, qui place « chaque juif » devant un choix déchirant en même temps qu'elle lui confère une responsabilité écrasante. Le « peuple juif » des deux derniers millénaires ne descendait d'une même « ethnie » ou d'une nation antique que par une tradition éthico-religieuse centrée sur la transmission d'un texte (et le commentaire de sa lettre), doublée d'une fiction généalogique[15].
Sa dispersion ou diaspora en grec (galout en hébreu), vécue comme un « exil » ontologique, pouvait se décliner en multiples appartenances communautaires (et linguistiques, donc littéraires, poétiques), par exemple le Yiddichland ou la Séfarad, mais aussi fournir le cadre d'une circulation transnationale de croyances, de savoirs et d'espérances radicalement incompatible avec toute organisation ou projet étatique. C'est au XIXe siècle, comme composante de l'essor des nationalismes européens et sur le fond des persécutions antisémites que naît le sionisme, c'est-à-dire l'idée d'un « État juif » (à laquelle notons-le tous les Juifs n'ont jamais adhéré, et à laquelle ses théoriciens n'ont pas tous conféré le même caractère d'exclusivité).
Et c'est au XXe siècle, dans les circonstances que l'on sait, que cet État surgit comme puissance « souveraine », en tant que composante d'un processus de colonisation européen plus large et pôle d'attraction de populations juives à l'échelle mondiale (notamment les Juifs « orientaux » venus des terres d'Islam), en guerre ouverte ou larvée avec d'autres États. La caractéristique idéologique qui se met en place après la fondation de l'État d'Israël (et qui a été soigneusement cultivée par son appareil de propagande, non sans succès auprès de nombreuses communautés juives, mais là encore sans jamais produire une unanimité), c'est le couplage imaginaire de la citoyenneté israélienne avec l'appartenance au judaïsme mondial dans un seul « peuple juif », dont Israël serait le centre spirituel et le porteur de la légitimité politico-religieuse. De sorte que tout Juif dans le monde aurait désormais « deux patries », dont l'une a priorité sur l'autre, ou lui impose ses devoirs, notamment face aux ennemis d'Israël, ipso facto désignés comme « ennemis du peuple juif[16] ».
Avec le tournant constitutionnel actuel, on pourrait penser que cette conception totalitaire de l'appartenance au peuple juif va s'imposer irréversiblement : Israël, au titre du « refuge », installé sur la terre promise dont ses ancêtres auraient été chassés il y a deux mille ans, revendique en quelque sorte une double population, intérieure et extérieure. Le peuple juif coïncidera définitivement avec un « Grand Israël » messianique et géopolitique. Eh bien je pense que ce sera l'inverse, car la complicité active ou passive, « revendiquée » ou « subie », des citoyens israéliens (ou de leur majorité) dans le génocide palestinien (sans laquelle celui-ci n'aurait pu s'exécuter, même après le traumatisme collectif du 7 octobre 2023) va engendrer des fractures de plus en plus profondes au sein de la « diaspora ». Et comme celle-ci ne peut retourner à la conception millénaire d'une communauté exilique (car il s'est passé quelque chose d'irréversible dans le devenir-État du peuple juif auquel Israël a procédé et qui tourne aujourd'hui à la catastrophe), ma conviction est que la notion même de « peuple juif » est entrée en crise, et se trouve exposée à la dissolution. Du moins elle devra, si elle doit survivre, se refonder en dehors d'Israël (sinon de tous ses habitants) et le cas échéant contre lui – ce qui est, il faut bien l'admettre, très difficile à imaginer.
Alors les questions d'articulation de l'éthique (en particulier l'éthique de la « responsabilité historique » collective) et de la politique (en particulier comme politique de la coexistence avec l'autre, et de partage du « monde » ou de la « terre » entre ennemis héréditaires) pourront être reposées. Mais on ne sait pas comment. Et le préalable c'est que le peuple palestinien ne soit pas mort.
LS : Cette affirmation me conduit à t'interroger sur les aspects politiques de la question palestinienne. La particularité de la question palestinienne a toujours été de se présenter comme une question essentiellement et intrinsèquement politique. Jean Genet a beaucoup insisté sur ce point. À l'heure où les démocraties européennes tentent de la réduire, dans le meilleur des cas, à une question humanitaire et où le gouvernement israélien anéantit systématiquement le peuple palestinien, comment faire valoir la subjectivité politique palestinienne ? (Je suis par trop optimiste, mais je pense, en effet, que même dans le génocide la résistance du peuple palestinien ne meurt pas).
EB : Je crois avec toi que le peuple palestinien « ne meurt pas ». Et pourtant en ce moment nous le voyons périr en masse. Dans sa mort même, donc, il ne meurt pas, ou pas encore. Que veut dire ce paradoxe ? La réponse idéaliste, morale et non politique, qu'il faut je crois éviter (même si par mes comparaisons entre les différents génocides j'ai pu sembler l'autoriser) c'est qu'il survit symboliquement, dans une figure de victime absolue, donc par-delà la mort de ses enfants, comme une idée éternelle à laquelle on espère qu'il sera possible de redonner un jour un contenu. La réponse politique, matérialiste, c'est qu'il survit dans sa résistance et dans l'unité de cette résistance, que le génocide même n'arrive pas à briser.
Ce qui appelle plusieurs remarques. Premièrement l'unité de la résistance est spirituelle plutôt qu'organisationnelle ou stratégique (bien que de ce point de vue il y ait eu depuis 1948 et la Naqba, et même avant en comptant la grande révolte de 1936-1939, en passant par les deux intifadas, des phases extrêmement contrastées : rétrospectivement on peut suggérer qu'Arafat et l'OLP ont presque réussi l'unification stratégique de la résistance, et qu'Oslo l'a désagrégée, jusqu'à la division actuelle, soigneusement manipulée par Israël et entretenue par les rivalités de clans, de personnes et d'idéologies). C'est une volonté commune d'exister dans le présent et pour les générations à venir. Cette unité s'avère extraordinairement résiliente et efficace, en particulier sous les formes de la solidarité entre les différentes composantes de la société palestinienne et les multiples modalités de sa résistance quotidienne : elle inclut bien entendu des formes d'autodéfense ou de résistance armée, des manifestations périodiques de défi et de protestation collective (comme les intifadas ou la « marche du retour » de 2018), mais aussi et surtout de résistance obstinée contre l'accaparement des terres, la brutalité des occupants et de leurs appareils répressifs, l'anéantissement de la culture[17].
Ce qui me paraît former une caractéristique essentielle de toutes ces formes de résistance, c'est qu'elles ne séparent pas l'existence du peuple de son enracinement dans la terre de Palestine, à la campagne et à la ville. Elias Sanbar ne cesse, à juste titre, d'insister sur ce point. En résistant sur leur terre et avec elle au rouleau compresseur de la colonisation, en refusant de la quitter même lorsqu'elle est devenue un amas de ruines, un « désert » de champs éradiqués de leurs oliviers et vidés de leurs troupeaux, les Palestiniens défendent pied à pied la substance même de leur identité historique qui précède la colonisation et qui lui survit, ils continuent de faire obstacle à l'anéantissement de leur peuple. Mahmoud Darwich a écrit : « Et la terre se transmet comme la langue ». Ce poème est récité tous les jours par ses compatriotes.
Ce qui entraîne une deuxième remarque. Le « peuple palestinien » depuis 1948 est éclaté en trois grandes composantes : les « Arabes israéliens » (traités comme des citoyens de seconde zone), les résidents de Cisjordanie et de Gaza (qui subissent en ce moment l'assaut principal), et les réfugiés dispersés dans le monde entier, avec leurs descendants. Entre ces composantes, les différences de situation sont immenses et les conflits d'intérêt ne manquent pas. On aurait pu penser qu'avec le temps ils conduiraient à une dissolution progressive de la conscience collective dans l'ordre colonial, aggravée par les divergences entre organisations politiques et favorisée par l'environnement capitaliste.
Or il semble que ce soit plutôt l'inverse, en sorte qu'un peuple palestinien éclaté se forme et se perpétue depuis 77 ans. Ce peuple n'a pas de « représentation » étatique, mais il a une voix et une visibilité. Il est fragilisé par l'hétérogénéité des rapports qu'il entretient avec la terre de Palestine à défendre, mais en revanche il est hors d'atteinte des décisions de l'État d'Israël, ce qui est un fait politique fondamental. Entre les deux aspects que je souligne : l'enracinement des formes de la résistance populaire dans la terre des ancêtres, et l'éclatement des composantes du peuple palestinien qui préservent pourtant leur unité, il y a évidemment une sorte de contradiction. Cette contradiction aussi est politique. Mais elle n'est pas vouée à l'autodestruction. Elle évolue sous nos yeux.
Je suis donc d'accord avec toi (et avec Genêt) pour penser que la question du peuple palestinien (son unité, sa continuité historique, sa survie, sa subjectivité individuelle et collective) est politique de part en part, dans un sens complet du mot politique, qui va de la communauté à la lutte. En revanche, je n'établirai pas d'opposition radicale entre le politique et l'humanitaire, comme tu sembles le faire. Il est vrai que tu précises : « ne pas réduire la question palestinienne à sa dimension humanitaire », c'est-à-dire ne pas identifier les Palestiniens à la seule condition de victimes. Nous pouvons nous mettre d'accord là-dessus. Mais nous ne pouvons pas dire (à mon avis) que la dimension humanitaire soit absente ou politiquement secondaire dans la situation actuelle. Un génocide est par définition un effondrement de l'humain en même temps qu'un cri de détresse. Les habitants de Gaza clament le besoin urgent qu'ils ont d'une aide humanitaire qu'Israël interdit délibérément de leur fournir, pour les exterminer et les chasser.
Les « organisations humanitaires » qui seules se battent vraiment pour les défendre (depuis l'UNRWA jusqu'aux organisations israéliennes qui sauvent l'honneur de leur peuple, comme B'Tselem et Physicians for Human Rights Israel, en passant bien entendu par Médecins du Monde, Care, Amnesty International, Human Rights Watch …) sont absolument claires quant au caractère politique de leur action et de leurs exigences. Leur action et leur accès au théâtre de la guerre sont devenus des enjeux géopolitiques fondamentaux. C'est pourquoi Israël ne cesse de les attaquer et de chercher à les délégitimer.
Ce qui traduit en revanche l'hypocrisie des États ayant réclamé l'ouverture de Gaza à l'aide internationale d'urgence (médicale, alimentaire, matérielle, scolaire), c'est leur refus d'agir en accord avec leurs paroles, et d'exercer sur Israël la pression diplomatique et économique dont ils ont les moyens… La Flottille de Gaza prend les risques qu'il faut pour mettre cette lâcheté en pleine lumière. Plus que jamais la question de la politique des droits de l'homme, naguère discutée à propos de la situation dans les pays du bloc soviétique, se pose donc avec acuité comme une question centrale de la politique, dont la Palestine est le révélateur.
LS : Mais que signifie prôner la paix dans une situation de génocide ? La recherche de la paix, le pacifisme, peuvent-ils être la réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d'un peuple à un Dieu obscur ? (Lacan). Une autre violence n'est-elle pas nécessaire, pour reprendre cette différence dans la violence pensée par Benjamin, mais aussi par Merleau-Ponty, Deleuze, Nancy... ? Le pacifisme ne risque-t-il pas de masquer l'autre scène de la violence, celle qui ouvre, dévoile, suspend, voire détruit, mais pour donner naissance à de nouvelles relations (la violence mythique de Benjamin) ? À cette aune, la diffusion du terme « terrorisme » n'est-elle pas, à son tour, une autre manière de rendre impensable et impraticable la différence interne à la violence ? Le pacifisme et le terrorisme, malgré les différences abyssales qui les séparent, ne mènent-ils pas, par des voies différentes, à une impuissance paralysante ?
EB : Ces questions me semblent étroitement liées, et je vais essayer de les prendre ensemble. Il me semble d'abord que la question de la « paix dans une situation de génocide » comporte deux dimensions, l'une générale qu'on peut essayer d'éclairer à la lumière de l'histoire, l'autre renvoyant spécifiquement à ce qui se passe en ce moment à Gaza. La seconde découle de la première, mais elle ajoute l'urgence d'un « que faire ? » à la réflexion théorique sur la paix, qu'elle vient totalement surdéterminer. On peut avoir une réponse de principe au problème et se trouver dans une situation où elle est dépourvue de toute effectivité.
J'observe d'abord que ce que je suis en train d'écrire (le 10 septembre 2025) sera lu, au mieux, dans plusieurs jours, et d'ici là le massacre aura encore progressé, car il n'y a aucun moyen immédiat d'arrêter les génocidaires, qui exécutent méthodiquement leur plan avec le soutien de l'impérialisme dominant dans cette partie du monde, même si l'ONU et ses agences réitèrent leur mise en garde, et si les « démocraties » européennes passent de la remontrance à la sanction, ce à quoi en fait je ne crois pas. J'observe également que des interventions militaires dissuasives contre l'armée israéliennes sont exclues (ce qui n'était pas le cas pendant la Deuxième Guerre mondiale, ou en Bosnie, ou au Rwanda) : de qui viendraient-elles ? quelles conséquences auraient-elles ? Et que des opérations individuelles symboliques (qui seront immédiatement qualifiées de terroristes, mais pourraient relever de ce que tu appelles une « autre violence ») comme l'attentat d'hier à Jérusalem, témoignent d'une capacité individuelle de résistance et de défi, mais ne peuvent rien changer au cours des événements.
Il n'y a donc pas, en l'occurrence, de « choix » entre plusieurs méthodes ou formes d'action pour s'opposer au génocide, puisqu'elles se heurtent toutes au même déséquilibre radical dans le rapport des forces. J'ai moi-même de la peine à écrire ces formules radicalement pessimistes (comme j'en avais eu à écrire dès le 21 octobre 2023 que « la catastrophe irait à son terme[18] ») car elles peuvent ressembler à une démission. Je me corrige donc en posant qu'aucune situation historique, même désespérée, n'est fatale, immunisée contre l'imprévu. Même un cessez-le feu auquel Israël serait obligé de consentir à un moment quelconque par la « pression internationale » et celle de ses citoyens qui espèrent sauver les derniers otages vivants, serait une victoire contre l'État génocidaire. Elle changerait le cours des choses…
J'observe ensuite que la notion de pacifisme est extraordinairement équivoque. Par opposition à la guerre en tant que moyen de la politique et a fortiori en tant que « valeur » de civilisation (héroïque, c'est-à-dire virile, « créatrice » ou « médiatrice » comme chez Hegel, « accoucheuse de l'histoire » comme chez Marx), elle peut nommer le principe qui fait de la paix la seule fin souhaitable, le seul but qui soit défendable. Ou elle peut nommer l'attitude qui préfère l'acceptation du pire, le renoncement à la lutte par crainte des malheurs de la guerre ou par calcul des gains et des pertes. En cette matière il faut se garder de faire la leçon à quiconque dans un fauteuil ou devant une machine à écrire, mais il n'est pas interdit de prendre des exemples.
Mon professeur Georges Canguilhem avait été dans sa jeunesse, à la suite d'Alain, un pacifiste militant, avant de devenir dans la Résistance au nazisme un combattant qui prenait tous les risques (il n'en parlait jamais). Je ne crois pas qu'il se fût agi d'une conversion ou d'un revirement. Il fit la guerre comme pacifiste. En réalité, ce que cette équivoque révèle à mes yeux, c'est qu'il ne faut pas raisonner en termes binaires, en opposant la paix à la guerre, ou la « non-violence » à la « violence » en soi. Il faut toujours introduire un troisième terme, qui complique le débat mais peut aider à le clarifier. S'agissant de la réponse à la destruction, à l'asservissement ou à l'extermination, le troisième terme, on vient de le dire, est la résistance, qui est la « guerre juste » (c'est même la seule forme de guerre juste, sous la condition d'en ajuster aussi les moyens). S'agissant de l'objectif final, le troisième terme est la justice rendue aux opprimés, ce qui veut dire que seule la « paix juste » est une paix véritable, acceptable, honorable, et que peut-être même elle est la seule durable. Paix, guerre, résistance, justice sont les quatre pôles d'un même problème, les quatre termes d'une seule décision.
Enfin je voudrais relever ton intéressant lapsus à propos de Walter Benjamin (surtout ne le corrige pas !) : à moins que je ne t'aie mal lu, il me semble que tu confonds ce que (dans le fameux essai de 1921, Zur Kritik der Gewalt), il distinguait comme « violence mythique » (celle qui, derrière le droit ou en amont du droit, donne force à la loi et donc conforte ou restaure l'ordre établi, en lui conférant la « souveraineté ») et comme « violence divine » (ou messianique, ou révolutionnaire) qui destitue (j'emprunte pour une fois la terminologie d'Agamben) la domination, réduit ses agents à l'impuissance ou les fait sortir de l'histoire, ouvrant (idéalement) la possibilité d'un autre monde.
Ce sont deux contraires absolus, mais qui se situent dans une proximité (et parfois dans une indécision) périlleuse. Le texte de Benjamin est écrit dans une conjoncture et dans un lieu où s'affirme la radicalité révolutionnaire tandis que se profile déjà le fascisme. Il fait partie d'une tentative géniale pour inscrire l'idée de la révolution dans une grammaire eschatologique consciente de ses implications tragiques et de ses risques, au lieu de cacher l'eschatologie sous un positivisme sociologique et un évolutionnisme historiciste (auxquels Marx n'a pas échappé).
Comme toi, j'y reviens sans cesse, mais en ayant à l'esprit le changement des temps, ce qui interdit à mes yeux de « redire » littéralement Benjamin aujourd'hui : car les révolutions ont eu lieu (ou du moins des révolutions, mais d'échelle mondiale et de portée universelle), et dans l'immédiat elles ont toutes échoué (ou pire, elles n'ont réussi qu'en se transformant en contre-révolutions[19]). Leur utilisation politique de la violence est au cœur de cet échec, ce qui exige de repenser complètement l'économie et la finalité de la violence révolutionnaire, le rapport même de l'idée de révolution (donc d'émancipation, de libération, de résistance) à celle de violence. Les noms que tu cites font bien partie à mes yeux des ressources et des recours pour ce faire. Il y en aurait d'autres.
Je peux alors essayer de répondre à tes deux questions principales, sans espoir de les épuiser. D'abord celle de la « réponse adéquate à la violence des massacres et au sacrifice d'un peuple à un Dieu obscur ». Oui, le Dieu obscur est ici à l'œuvre (ce que j'appelais plus haut la pulsion de mort). Mais cela veut dire : il n'y aura pas de réponse « adéquate ». Même la défaite de ceux qui planifient et exécutent les massacres au service d'un délire de domination et de toute-puissance n'est pas une réponse adéquate. Il y a toujours un reste, une trace ineffaçable du massacre qui ne se rachète pas, qui ne se compense pas.
Cependant il y a (ou il devrait y avoir) des évidences dans l'ordre de la responsabilité. Au génocide en cours on ne répond pas par des programmes de paix, mais par un usage juste (légitime, suffisant, ciblé) de la force. Les Alliés savaient que l'extermination industrielle des Juifs avaient commencé dans les chambres à gaz. Ils auraient pu les bombarder et ils ne l'ont pas fait. Cela fait partie des choix historiques désastreux dont nous subissons encore les conséquences. Le problème avec Gaza (j'en reviens toujours à ce point) c'est qu'il n'y a pas de force disponible pour débarquer (malgré la Flottille) ou pour bombarder Tel Aviv (seuls les Houthis essayent, symboliquement, ce qui va leur coûter cher). Une « autre violence », c'est-à-dire une force hétérogène suffisante est en effet « nécessaire ». Il faut la trouver et la mettre en œuvre.
Cette force est-elle le « terrorisme » ? En risquant la symétrie entre pacifisme et terrorisme, ramenés à la même impuissance, tu suggères que non. Je suis d'accord avec toi. Mais il faut raisonner de façon serrée, car nous sommes en terrain miné. Premièrement il faut prendre garde à ceci que la qualification de terrorisme fait l'objet d'une manipulation étatique qui passe par des estampillages juridiques ou pseudo-juridiques destinés à placer certains ennemis des puissances hégémoniques dans la position de « hors la loi ». C'est ce qui se passe avec l'inscription de telle ou telle organisation ou groupement sur des listes criminelles internationales. Deux faits fondamentaux se trouvent ainsi masqués : d'abord le fait que, dans des situations de guerre de libération, les « terroristes » d'aujourd'hui sont les « interlocuteurs valables » de demain, avec lesquels il faut négocier, et que donc il faut sortir de leur statut de criminels. Parfois la négociation commence en secret alors même que les opérations d'élimination des terroristes sont en cours. C'est ce qui est arrivé en Algérie, entre le colonisateur français et le Front de Libération Nationale, au bénéfice de ce dernier. Ou en Afrique du Sud, selon d'autres modalités. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de terrorisme, mais qu'il ne faut pas passer sans examen de la reconnaissance d'actions terroristes, voire de leur revendication, à l'essentialisation des mouvements politiques et de leurs organisations comme « mouvements terroristes », intrinsèquement pervers, qu'il s'agirait d'éliminer par tous les moyens. Le Hamas, si désastreux qu'on juge son programme et condamnable son action, n'est pas l'Etat islamique (Daech). Et cela veut dire que les rapports historiques entre luttes d'émancipation ou de résistance et « terrorisme » comme tactique ont toujours été (et sont plus que jamais) complexes, impurs, sujets à évolution.
Mais surtout, ce qui se trouve ainsi masqué, c'est le fait que les définitions officielles ont pour objectif principal d'occulter la réciprocité et la dissymétrie entre actions terroristes et opérations « contre-terroristes ». De façon parfaitement arbitraire, les premières sont dites criminelles, alors que les secondes sont réputées légitimes, quelle que soit la sauvagerie des moyens dont elles se servent. Ce problème est flagrant dans le cas d'Israël et de la Palestine. Sans doute – c'est mon point de vue – l'opération du Hamas le 7 octobre 2023, brisant le blocus dans lequel était enfermée la population de Gaza, peut difficilement être qualifiée autrement, puisqu'elle a visé essentiellement des civils désarmés (hommes, femmes, enfants, vieillards), et qu'elle s'est accompagnée d'un déchaînement de brutalité (tortures, viols, enlèvements, exécutions sommaires[20]).
Mais cette cruauté ne peut faire oublier l'échelle infiniment plus grande et les moyens disproportionnés par lesquels l'État israélien – véritable État terroriste sous couverture « démocratique » – réprime et brutalise la population palestinienne. Les milliers d'emprisonnés arbitraires soumis à des régimes de détention inhumains sont bien eux aussi des otages, destinés à décourager toute protestation et à empêcher toute vie politique libre. Les raids des colons et de l'armée contre les villages et les camps de réfugiés, les assassinats ciblés de militants, de journalistes, d'intellectuels, de jeunes gens, les punitions collectives (en particulier dans la forme de destructions de maisons ou de quartiers), les humiliations quotidiennes (contrôles, interdits, passages à tabac) destinées à imprimer dans l'esprit des Palestiniens l'idée qu'ils sont au pouvoir de leurs maîtres, tout cela fait partie d'un système de terreur qui est le corrélat de l'accaparement des terres et du « nettoyage » de l'histoire nationale.
Il n'y a donc pas beaucoup de sens à ratiociner sur la moralité des actions de résistance qui relèvent ou non du terrorisme. En revanche il y en a beaucoup à se demander quels effets ces actions produisent sur le rapport des forces, interne et externe au pays, et tout particulièrement quelle responsabilité l'attaque du 7 octobre 2023 aura eue dans le déclenchement du génocide et sur l'avenir du peuple palestinien. J'ai écrit après le 7 octobre et répété depuis que le Hamas (en raison de son idéologie visant à rendre la haine mutuelle inexpiable autant que de ses faux calculs à propos du rapport des forces et de ce qu'il croyait être une imminente « levée en masse » des adversaires du sionisme dans toute la région) avait « sacrifié son peuple » à des objectifs stratégiques inaccessibles. Cette thèse m'a valu des critiques parfois véhémentes que je ne peux pas ne pas prendre au sérieux. Mais je ne peux pas faire que la question ne se pose pas.
Mais bien entendu aussi une critique du terrorisme comme tactique de libération ou de résistance, non pas en général mais compte tenu des conditions déterminées de l'affrontement, n'a de sens que si on est en mesure de proposer des alternatives, au moins dans le principe. Je n'en vois qu'une dans les circonstances actuelles, même si elle est en retard sur l'événement ou en deçà de la « dimension critique » nécessaire : c'est le développement d'une solidarité de masse, traversant les frontières entre le Nord et le Sud, l'Orient et l'Occident, avec la lutte du peuple palestinien, qui le sorte de son isolement (lequel est aussi, réciproquement, une des causes de l'attraction qu'exerce le terrorisme, comme ultime ressource des « damnés de la terre », abandonnés de tous). Un tel mouvement de masse internationaliste et antiimpérialiste ne se substitue pas à la lutte et à l'initiative propre des Palestiniens, mais il peut mettre en échec la complicité des États. C'est pourquoi il ne faut pas s'étonner que ses partisans fassent l'objet d'une sévère répression, sur les campus et dans les rues, en Amérique et en Europe. Mais il ne faut pas non plus l'accepter. La Palestine « vaincra » en ce sens qu'elle ne mourra pas, mais elle ne vaincra pas seule.
On rejoint ainsi l'autre face de la discussion sur la violence, que tu ranges sous la catégorie de « pacifisme » et que je préfère rattacher à une problématique de la paix et de la justice. Je pense que le génocide – tout génocide – fait lever une exigence de paix par la justice, indissociable de sa réalisation dans les formes du droit, de la dignité, de la réparation des torts et des dommages, qui est encore plus forte que dans toute autre situation de guerre, de violence ou d'oppression. Viser un tel objectif sans le confondre avec le renoncement ou le désarmement suppose de trouver des réponses à la violence oppressive (« mythique », si l'on veut) qui n'en soient pas l'image inversée, mais de pratiquer la violence libératrice en ayant garde aux conséquences de son usage autant qu'à sa justification ou à ses buts.
Leçon de Max Weber autant que de Gandhi. On n'est pas ici dans une problématique de la légitimité mais dans une problématique de l'effectivité, où la violence circule entre les causes et les effets, et réagit sur ceux qui s'en servent, par choix ou par nécessité. C'est ce que naguère j'avais tenté de théoriser comme « civilité ». Mais je vois que ce n'est pas une bonne dénomination. J'en cherche une autre…
LS : Si on passe aux propositions de solution diplomatique au conflit palestinien, tu as souvent évoqué la solution politique à deux États pour faire terminer la guerre. Selon toi, cette issue du conflit est toujours viable ?
EB : Non, je n'ai jamais évoqué cette « solution ». Ou plus exactement, dans la trace d'Edward Said, j'ai toujours soutenu que l'alternative de la « solution à deux États » et de la « solution à un État », indépendamment même des fluctuations de sens que chacune de ces deux expressions recouvre, est une alternative abstraite, bureaucratique et mystificatrice. Le point de vue auquel il faut se placer pour envisager une « solution » quelle qu'elle soit est en deçà de cette alternative, c'est le principe de l'égalité des voix au chapitre aussi bien que des droits historiques ou mieux, du droit à l'existence. Equality or nothing[21].
Cette condition relève de la justice autant que de l'efficacité, car il est évident qu'une paix fondée sur la perpétuation de la domination d'une partie sur l'autre, à un degré ou à un autre, n'en est pas une. Elle ne produit ni coopération ni réconciliation (ce qu'a surabondamment démontré l'expérience d'Oslo et la déconsidération de l'Autorité palestinienne qui s'en est suivie). Toute solution présuppose le démantèlement du postulat d'inégalité qui est inscrit au cœur de la colonisation et, au-delà, du colonialisme dont le sionisme est devenu historiquement la dernière incarnation. Mais cette condition est encore plus manifeste (en même temps que plus aléatoire) dès lors que, comme on est forcé de le constater, la politique israélienne a délibérément travaillé à rendre « insoluble » le conflit, ou à rendre impossible toute solution qui n'est pas l'achèvement de la conquête. La solution « à deux États », au-delà des proclamations formelles, supposerait qu'Israël se retire des territoires occupés (y compris Jérusalem-Est), déloge ses propres colons des villes et fortins qu'il leur a aménagés, détruise les murs et les routes réservées, cesse d'accaparer les ressources aquifères, etc. et admette une autre souveraineté que la sienne en Palestine, avec ses « marques » militaires, administratives, fiscales. Autant dire l'impossible dans les conditions actuelles, et peut-être pour toujours.
La solution « à un État » (sous-entendu binational, dans des formes constitutionnelles à élaborer) a certes pour base matérielle l'intrication des populations et la réalité de la domination israélienne (au profit des Juifs) sur l'ensemble du territoire[22], mais à condition précisément d'en inverser le sens en reconnaissance mutuelle et réparation des préjudices subis depuis 77 ans (y compris par l'acceptation du « droit au retour », quitte à en négocier l'application). La difficulté est aussi de l'autre côté, évidemment. Comme le disait Said, qui en a défendu le principe au moins à titre d'idée directrice, elle supposerait de surmonter le refus bien compréhensible des Palestiniens pour qui « abandonner l'idée d'une Palestine entièrement arabe équivaut à abandonner leur propre histoire[23] ». Rien de tout cela n'a de sens aussi longtemps que l'inégalité est à la fois l'état de fait et le présupposé des négociations ou des règlements.
Ce qui est vrai c'est qu'il y a aujourd'hui en Palestine (ou Israël-Palestine) deux peuples à l'histoire tragiquement entremêlée, dont aucun ne peut éliminer l'autre ni renoncer à son droit à l'existence. Israël est entré dans la logique génocidaire sans limites prévisibles sous l'impulsion de sa composante fasciste aujourd'hui au pouvoir, mais il ne tuera ou déplacera pas la totalité du peuple palestinien. Les Palestiniens n'ont pas la capacité de renverser les effets de l'histoire en faisant disparaître la présence juive (et donc les Juifs eux-mêmes), revenant en deçà d'un siècle et plus d'immigration et de colonisation, qui ont engendré un « fait national » (politique et culturel) irréversible.
Deux peuples sur une seule terre, dont l'un écrase et détruit l'autre, et dont l'autre ne peut que vouloir se débarrasser de son oppresseur, telle sont les données de l'équation historique qu'une « politique » (ou cosmopolitique) à inventer, à formuler, à faire accepter par ses propres acteurs et à imposer au monde doit résoudre. Telle est aussi la conclusion de Rachid Khalidi (dont le livre, il est vrai, a été écrit avant le 7 octobre 2023) : « perhaps such changes [dans la géopolitique mondiale et la nature des régimes politiques locaux] will allow Palestinians together with Israelis and others worldwide who wish for peace and stability together with justice in Palestine to craft a different trajectory than that of oppression of one people by another. Only such a path based on equality and justice is capable of concluding the hundred years'war on Palestine with a lasting peace, one that brings with it the liberation that the Palestinian people deserves[24] ».
LS : La dynamique coloniale d'Israël n'est possible que dans le cadre d'une structure impériale de l'ordre international. Les grandes puissances, réunies sous l'étiquette d'Occident, ont désigné Israël comme un élément central pour leurs intérêts géopolitiques. Le rapport de Francesca Albanese a démontré que le génocide en cours n'est pas simplement une destruction, mais qu'il est alimenté par de grands groupes industriels et financiers (qu'il soutient et alimente à son tour). Il existe, en somme, une « économie du génocide ». Deux aspects ne me semblent pas secondaires dans cette économie du génocide. Le premier est le projet américain, immédiatement approuvé par Netanyahou, de construire une sorte de Riviera touristique à Gaza. Le plan des États-Unis prévoit de déplacer toute la population du territoire palestinien, qui serait placé sous administration américaine pendant dix ans pour le transformer en un centre touristique et technologique. Ce projet me fait penser au Film Socialisme de Godard, qui avait compris ce que révèle et cache le tourisme de l'homme blanc occidental. Dans le cas de Gaza, il s'agit même d'un génocide. Ce serait vraiment la fin de la Méditerranée, ainsi que de l'Europe. Deuxièmement, nous nous intéressons à la question du rapport entre la technologie la plus avancée et la guerre. Israël est à la pointe du développement de l'IA à des fins militaires, à tel point qu'il semble que beaucoup de pays européens, dont l'Italie, dépendent aujourd'hui de la cybersécurité d'Israël. Selon beaucoup d'analystes, ce serait une des raisons principales du silence de ces gouvernements face au génocide en cours.
EB : Je ne suis pas en mesure de discuter techniquement tous les points que tu soulèves, mais je les crois fondamentaux, révélateurs des tendances les plus profondes du monde dans lequel nous sommes entrés, et dont le génocide de Gaza est à la fois un symbole et un accélérateur. Tout sauf un « accident », par conséquent.
Je commence par le projet trumpiste de la « Riviera » à édifier sur l'emplacement de ce qui fut Gaza. Comme beaucoup, je suis partagé entre l'incrédulité (à l'idée de la masse de conditions qu'il lui faudrait réunir : c'est plus difficile que d'aller sur Mars…) et le dégoût. Ce projet est profondément obscène, il traduit de façon ostentatoire non seulement le mépris absolu du droit international mais l'acceptation du crime contre l'humanité comme instrument de politique économique (on est tenté de dire : la forme « enfin trouvée » de la destruction créatrice au sens de Schumpeter pour l'âge du capitalisme absolu).
À supposer que son acceptation enthousiaste par le gouvernement israélien ne soit pas simplement un mouvement tactique pour garantir la continuité du soutien des États-Unis à sa politique en cours – ce dont à vrai dire je ne suis pas totalement sûr, car une partie au moins de l'extrême-droite israélienne a d'autres plans pour Gaza – il traduit comme tu le suggères une sorte de fusion entre les impérialismes étatsunien et israélien qui combine étroitement les aspects militaires, territoriaux, économiques, technologiques. À vrai dire cette fusion est en route depuis très longtemps, quasiment depuis l'origine, et ne cesse de se vérifier. [25]
Mais le projet actuel, dans le cadre plus général du plan d'annexion de la Palestine, suggère une autre réflexion : c'est l'incorporation d'une tendance constitutive de l'implantation israélienne (favorisée par le sionisme en tant qu'idéologie de « pionniers ») au sein du programme d'artificialisation du monde qui caractérise désormais le mode de production capitaliste. Quiconque a voyagé en Israël n'a pu qu'être frappé par le fait que le « retour » sur une terre décrétée ancestrale (dont les Juifs auraient été « exilés », d'un exil non métaphorique ou spirituel, mais historique et matériel) ne peut se réaliser que dans la forme d'un nettoyage du territoire de tout ce qui reflète son histoire millénaire, inscrivant dans le paysage et dans l'architecture des villes les signes de la civilisation arabo-musulmane (et accessoirement romaine, chrétienne, ottomane) : il faut y substituer un environnement « moderne » (non pas tellement « juif » d'ailleurs, car une telle culture n'existe pas en tant que telle, ou elle ne pourrait que renvoyer à la tradition des « ghettos » qui fait l'objet d'un refoulement méprisant) conçu et réalisé ex nihilo[26].
Le sionisme « réel » (celui qui est mis en œuvre pratiquement dans la fabrication de la nation israélienne et de son territoire) est si peu assuré, en réalité, du lien essentiel qu'il entretiendrait avec la terre de Palestine, qu'il lui faut systématiquement détruire tout ce qu'elle porte et qu'elle a en quelque sorte engendré, afin d'y implanter les marques ostentatoires d'une propriété fictive. Cette tendance prend des formes particulièrement brutales dans la construction des colonies fortifiées et des routes réservées qui quadrillent la Cisjordanie. À Gaza, où se combinent l'ethnocide, l'historicide et le domicide ou urbicide[27], on parvient au stade ultime où même la trace des traces doit disparaître.
Après les immeubles, les universités et les mosquées, les cimetières sont arasés sous l'action des bombes de 1000 kilos et des bulldozers géants. Mais à ce point la tendance historique du sionisme vient directement s'insérer dans le programme du capitalisme post-industriel (que j'ai appelé ailleurs capitalisme absolu) : un capitalisme financier extractiviste qui met en œuvre les ressources de la technologie révolutionnée par l'Intelligence Artificielle et l'usage des matériaux de synthèse pour déterritorialiser complètement l'habitat humain, en « inventant » des villes du futur qui ne se relient à aucun passé, dans lesquelles le comportement des individus est entièrement régi par la circulation de l'argent, le télétravail et la consommation préconditionnée.
Un capitalisme, il importe de le noter aussi, dans lequel la destruction de l'environnement n'est pas seulement une « externalité négative », mais une méthode de production. Gaza City (ou quel que soit le nom qu'on lui donnera, si le projet Trump-Netanyahu se réalise) ne sera à cet égard que le double parfait de Dubaï ou de Shenzhen. À ceci près que le sol complètement artificialisé y sera hanté par le fantôme des dizaines de milliers de cadavres qu'il recouvre.
Mais suivant ta suggestion je voudrais aussi explorer un peu la nature de la combinaison entre militarisme, technologie et géopolitique dans cette « économie du génocide » que tes formulations obligent à regarder en face. Je fais entièrement confiance à Francesca Albanese (confirmée par beaucoup d'autres sources, dont des économistes sérieux comme Yanis Varoufakis et Thomas Piketty[28]) pour démontrer l'étroitesse de ces liens d'échange, d'intérêt réciproque et de stratégie qui sont intensifiés par la « guerre » à Gaza (depuis la mise en place du véritable pont aérien de munitions américaines décidé par le Président Biden, et jamais interrompu malgré les protestations et la révélation progressive de l'ampleur des moyens de destructions – plus de 10 fois Hiroshima ! – et du nombre des victimes).
Il me semble que le sens de cet énorme phénomène (géopolitique, géoéconomique) doit être commenté à la fois au niveau de son insertion dans une nouvelle « géométrie de l'impérialisme » dont nous cherchons à décrire la configuration[29], et au niveau de la place qu'il confère à la transformation d'Israël en un impérialisme local à prétention hégémonique, au travers de Gaza et des autres opérations qui le prolongent dans toute la région : Liban, Syrie, Iran, péninsule arabique.
L'impérialisme d'aujourd'hui (qui porte en ce sens à l'extrême la tendance à la militarisation du capitalisme déjà inscrite dans sa définition par les classiques) ne se sépare pas d'une course a

Le génie de la lutte de classe est sorti de sa lampe au Népal, Xi Jinping veut l’y remettre au plus vite
Le Népal a été secoué par trois journées d'une révolte fulgurante. En moins de 48h, le pouvoir politique a été emporté comme un feu de paille par la colère populaire. De nombreux bâtiments officiels et des résidences privées de ministres ont été incendiés. Au moment où nous écrivons ces lignes, l'armée a rempli le vide du pouvoir. Un couvre-feu très strict est décrété.
13 septembre 2025 | tiré de la revue Inprecor | Photo : Manifestation à Kathmandu, au Nepal, le 21 avril 2016 – Crédit : CC0 1.0.
https://inprecor.fr/node/5006
La jeunesse népalaise a été le fer de lance et la colonne vertébrale des mobilisations. Les causes de sa colère sont bien documentées : inégalités sociales monstrueuses, misère, absence de perspectives, corruption des « élites », népotisme des trois partis au pouvoir. Les espoirs nés de la chute de la monarchie (2008) ne se sont pas concrétisés. Les deux partis communistes maoïstes, un temps unifiés puis à nouveau séparés, se sont profondément intégrés au système, aux côtés du Parti népalais du Congrès.
KP Sharma Oli, le premier ministre chassé par le soulèvement était membre d'une de ces deux formations – le Parti communiste du Népal (marxiste-léniniste unifié). Dans un premier temps, il a tourné la mobilisation de la jeunesse en dérision. Échec. Dans un deuxième temps, son gouvernement a tenté d'étouffer la mobilisation en imposant la censure sur tous les réseaux sociaux. Nouvel échec. Dans un troisième temps, il ne restait plus que la répression : quand le cortège des étudiants pacifiques s'est approché du parlement, la police a déployé les grands moyens : lacrymogènes, canon à eau, balles en caoutchouc et balles réelles. Une vingtaine de jeunes ont été tués, plusieurs centaines ont été blessés.
Mépris, censure et répression ont mis le feu aux poudres. Certains médias parlent de « heurts au Népal », mais c'est bien d'un soulèvement révolutionnaire qu'il s'agit. Comme au Bangladesh, comme à Ceylan, comme en Indonésie, un événement fortuit libère d'un coup une énorme colère sociale accumulée, qui balaie tout sur son passage.
Au moment où nous écrivons, un calme précaire est rétabli, mais rien n'est réglé. Le petit Népal est l'enjeu de luttes d'influences entre ses deux grands voisins. KP Sharma Oli faisait pencher la balance vers Pékin. En coulisses, l'Inde et la Chine manœuvrent, la première pour accroître son emprise sur le pays, la seconde pour la maintenir. D'autres voisins puissants observent avec attention, en premier lieu le Pakistan et la Russie. Dans ce contexte trouble, des tentatives d'instrumentalisation du mouvement de protestation ne sont pas exclues, de la part de l'Inde en particulier.
Le mouvement social semble avoir été très largement spontané. A distance, la prudence de jugement s'impose. Un consensus semble toutefois exister autour des revendications de dissolution de l'assemblée, de rupture claire avec le vieux système des partis corrompus et de l'aspiration à un autre développement, démocratique et social. Il va de soi que ce n'est pas dans ce sens-là que comptent aller les possédants, l'armée, Modi et Xi Jinping. Une perspective de longue haleine est donc nécessaire, pour laquelle le mouvement de la jeunesse et ses alliés auront besoin d'inventer une structuration démocratique.
En attendant, les cliques autocratiques au pouvoir, dans le monde entier, scrutent les événements népalais pour en tirer des leçons. Leur but est évidemment de mieux se protéger des classes populaires. Il ne fait aucun doute que cet examen est en cours y compris dans « nos démocraties », car leur domination impérialiste implique une vigilance constante sur les formes des soulèvements dans les pays de la périphérie. Mais, dans l'immédiat, les leçons du Népal sont étudiées tout particulièrement en Chine, pour la simple raison que celle-ci est la grande perdante des événements.
Pour le Parti communiste chinois, l'enjeu n'est pas seulement de politique étrangère. Xi Jinping et ses camarades savent en effet que le mécontentement face à la corruption et aux inégalités pourrait secouer le pouvoir chinois comme il a secoué celui des « communistes » népalais. Le pouvoir chinois est beaucoup plus solide, mais le risque existe. On comprend donc que Pékin appelle en priorité, non pas à éradiquer la corruption au Népal, mais à y rétablir la « stabilité ».
Selon le Financial Times, les poursuites pour corruption en Chine ont augmenté de 43% en 2024 par rapport à 2023 (près de 900.000 cas). Le régime donne une certaine publicité a cette répression, afin de se donner une image d'intégrité, voire d'austérité. N'empêche que le cancer de la corruption ne cesse apparemment de croître. De plus, les milliardaires chinois sont comme les autres : ils préfèrent généralement étaler leur richesse que la cacher, ce qui ne peut qu'exciter le mécontentement des classes populaires. Bref, corruption, népotisme et explosion des inégalités sociales pourraient former, ici aussi, un cocktail potentiellement explosif.
La comparaison s'arrête là. Car, il y a une grosse différence entre la Chine et le Népal d'avant les derniers événements : en Chine, les réseaux sociaux et la société en général sont très étroitement contrôlés par l'appareil policier du pouvoir. Les soi-disant « comités de quartier » sont des antennes du régime. Ensemble avec les dispositifs technologiques de surveillance, ils permettent un degré de quadrillage sécuritaire sans précédent historique. Dans ce système, dont même la STASI de l'ex-RDA n'arrive pas à la cheville, tout élément critique est immédiatement repéré et étouffé dans l'œuf, avant d'avoir eu un écho significatif sur la toile.
C'est un secret de polichinelle que l'efficacité du Big Brother chinois suscite l'envie discrète des possédants du monde entier (voyez Trump, par exemple). Toutefois, la stabilité chinoise pourrait être plus fragile qu'on le pense, notamment dans les jeunes générations. Pour rappel, les jeunes Chinois et Chinoises étaient en première ligne des protestations contre la politique ultra répressive de « zéro covid ». C'est un signe.
Napoléon aurait dit « on peut faire n'importe quoi avec des baïonnettes, sauf s'asseoir dessus ». Il est certain que les dispositifs de surveillance de Xi Jinping bâillonnent la contestation plus sûrement que les baïonnettes de l'Empereur. Mais probablement pas au point d'ouvrir une ère glaciaire des combats pour l'émancipation. Les luttes de classe se révèleront plus fortes que les digues qui prétendent les contenir.
Du point de vue des luttes de classe, justement, le cas népalais confirme trois choses : 1) l'importance stratégique des luttes contre la corruption et le népotisme (deux phénomènes liés intimement au fait que le bouclage économique du capitalisme néolibéral se fait par la consommation des riches) ; 2) la jeunesse est bien « la flamme de la révolution » (Karl Liebknecht) et le combat peut orienter cette flamme vers la gauche ; 3) une fois que le génie de la contestation démocratique et sociale de masse est sorti de sa lampe, il est très difficile de l'y renfermer…
Article issu d'un post de Daniel Tanuro sur son mur Facebook, présenté ici sous une forme augmentée par l'auteur en vue de la publication sur le site de la Gauche anticapitaliste. Le 13 septembre 2025.
Le ministre de la Sécurité publique doute de la politique de son parti
Des représentantes autochtones Xinka demandent au Canada de respecter leur autodétermination face à une mine canadienne au Guatemala

Réflexions d’une féministe de l’Outaouais

À l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2024, une organisation féministe de la région de l’Outaouais m’a invitée à participer à un panel pour témoigner d’une partie de mon cheminement féministe[2]. Afin de guider mes réflexions et de m’aider dans cette tâche, la coordinatrice de l’événement m’a demandé de répondre à trois questions ; celles-ci m’ont amenée à un exercice pour le moins stimulant qui m’a fourni l’occasion de faire le point sur mon parcours comme féministe, comme femme et comme militante, un exercice que je n’avais fait qu’une fois dans ma vie.
Mes débuts comme féministe
Dans les années 1970, alors que j’étais dans la vingtaine, mon féminisme était déjà militant et se définissait comme une lutte pour les droits des femmes que je comprenais alors comme une lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes sur le plan des revendications sociales. Une fois reconnues comme « personnes », une fois le droit de vote gagné, une fois le droit à l’éducation supérieure acquis tout comme le droit d’avoir un compte bancaire et le droit au travail, d’importants chantiers restaient bien ouverts pour les femmes. Pour moi, les revendications pressantes de l’époque englobaient la lutte contre la pauvreté et la violence faite aux femmes, le respect de leurs droits sexuels et reproductifs, le droit d’accès aux mêmes professions que les hommes de même que le droit à l’égalité dans la rémunération pour des emplois d’égale valeur.
Je voyais, et je vois toujours, l’inégalité entre les hommes et les femmes, surtout sur le plan économique, comme l’origine et la raison principale de la perpétuation de la violence faite aux femmes et aux enfants. Le travail des femmes n’étant pas évalué avec les mêmes critères que le travail des hommes, cela laissait entendre que le travail qu’elles faisaient n’était pas aussi important que celui des hommes parce que leur travail semblait nécessiter moins d’effort physique. Cette lutte, non achevée à l’époque, tristement, demeure loin d’être terminée aujourd’hui. Mes rencontres et mes pratiques m’ont cependant enseigné, dans les années qui ont suivi, qu’il ne suffit pas de trouver une solution à l’oppression patriarcale pour venir à bout de l’ensemble des oppressions subies par les femmes.
Les femmes autochtones du Québec, les femmes racisées, les femmes de deuxième génération issue de l’immigration, les femmes rencontrées dans le travail effectué à la Fédération des femmes du Québec, particulièrement pendant les États généraux de l’action et la réflexion féministes[3] qui se sont déroulés de mai 2011 à l’automne 2013, m’ont aidée à comprendre la nécessité d’élargir la définition du féminisme pour reconnaitre les réalités d’autres femmes.
Ces différents féminismes ont révélé que les femmes entre elles n’étaient pas toutes égales. Ces femmes, parce qu’elles se trouvaient à l’intersection de plusieurs oppressions, ont mis en lumière des formes d’oppression comme le racisme et le colonialisme qui étaient prioritaires pour elles, mais non prioritaires pour le mouvement féministe québécois en général.
Comme Rosa Pires nous l’explique si bien dans l’introduction de son ouvrage Ne sommes-nous pas Québécoises :
En 1851, Sojourner Truth, une abolitionniste noire américaine, ne voyant pas sa réalité reflétée ni dans le mouvement abolitionniste dirigé par les hommes noirs du Sud ni dans les revendications des femmes blanches du Nord, s’exclama devant une assemblée de suffragettes : « Ne suis-je pas une femme ? ». Ce cri du cœur, devenu célèbre et maintes fois cité depuis, révélait d’un trait les décalages existants [sic] entre les revendications d’un féminisme qui se prétend universel et les conditions de vie des Afro-Américaines[4].
En tant que fille d’immigrants, l’autrice nous explique qu’elle a longtemps eu de la difficulté à se retrouver parmi les étiquettes que le Québec donnait aux femmes de deuxième génération issue de l’immigration. Elle ne se retrouvait pas tout à fait dans le NOUS québécois ni tout à fait dans le EUX, voire dans le ELLES. Elle a aussi observé qu’elle n’était pas seule dans cette situation. Comme Sojourner Truth, elle se demandait : « Ne sommes-nous pas Québécoises ? »
Un féminisme pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste
À ce sujet, citons ce que la politicologue Diane Lamoureux rappelait, dans sa préface au livre de Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire :
Depuis quelques années, les débats sur l’intersectionnalité, l’héritage colonial et les mouvements décoloniaux à l’intérieur des pays euroaméricains soulèvent beaucoup d’intérêt dans le mouvement féministe. Certains secteurs du féminisme québécois, plus spécifiquement, cherchent à dépasser un rapport colonial avec les femmes autochtones en prenant acte du fait que le rapport que les Blanc·he·s québécois entretiennent avec les populations autochtones est colonial. À la recherche d’un féminisme plus inclusif et soucieux de la diversité des postures féministes, il peut nous être utile d’apprendre ce que pensent d’autres féministes, qui réfléchissent au sens du féminisme à partir de l’expérience qui est la leur[5].
Depuis, le travail effectué en préparation de la Marche Du pain et des roses en 1995, les Marches mondiales des femmes aux cinq ans depuis 2000, et celui réalisé dans le cadre de la tenue des États généraux de l’action et de l’analyse féministes (2011 à 2013), tout ce travail collectif m’a aidée à redéfinir, à reconceptualiser ce qu’était pour moi le féminisme. Ma définition du féminisme s’est ainsi enrichie, à l’instar de celle de bien d’autres femmes, et elle est devenue plus inclusive. Mais il reste encore beaucoup à faire pour nous, féministes du XXIe siècle. Il faut déconstruire les systèmes d’oppression qui nous entourent et il faut le faire également en nous-mêmes, individuellement et collectivement.
À la lumière de ces travaux, discussions et études, notre féminisme à toutes gagnerait à se définir comme une lutte pour les droits des femmes et pour l’égalité des femmes entre elles. En fait, pour atteindre une véritable solidarité, ou pour travailler en ce sens, notre féminisme à toutes gagnerait à devenir pluriel, intersectionnel, anticolonial et antiraciste. Ce n’est pas moi qui le dis. Référons-nous à nouveau à Diane Lamoureux :
Il me semble également que les féministes blanches ont aujourd’hui un pas de plus à faire : surmonter le solipsisme blanc, pour reprendre l’expression d’Adrienne Rich, ce qui implique non seulement de comprendre les privilèges dont je jouis comme femme blanche, intellectuelle, universitaire vivant dans un pays du Nord, mais aussi travailler activement à les déconstruire dans les débats féministes, de même que prendre acte de l’apport à la fois cognitif et épistémique des féminismes de la « marge » pour l’action et la théorie de toutes les féministes[6].
C’est pourquoi il serait à mon avis important de tendre vers un féminisme pluriel, toujours collectif, qui sait incorporer plusieurs féminismes; un féminisme intersectionnel, c’est-à-dire qui tient véritablement compte des femmes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs systèmes d’oppression et comprendre quelles sont ces oppressions que sont la race, le genre, la condition sociale, le sexe, etc.; un féminisme anticolonial qui cherche activement la voix des femmes qu’on n’entend pas habituellement, des femmes que la population dominante a fait taire et dont la première oppression est d’être privée de voix; enfin, un féminisme antiraciste qui fait sienne l’injonction portée notamment par Ibram X. Kendi[7], à savoir que le non-racisme ne peut être qu’un leurre et qu’il importe plutôt d’être activement antiraciste et de travailler à l’encontre des politiques racistes.
À ce titre, plusieurs femmes ont grandement contribué à façonner la féministe que je suis en voie de devenir et à enrichir mon féminisme.
Il y a les femmes autochtones, par exemple, issues de communautés matrilinéaires, qui étaient souvent les dirigeantes dans leurs communautés avant la colonisation européenne, car c’était un système matriarcal : on les a vues au cœur de la résistance durant la crise d’Oka en 1990. Il faut reconnaitre le système d’oppression intergénérationnel qu’elles et leurs descendantes et descendants ont subi.
Les femmes noires, souvent descendantes d’un système de pouvoir esclavagiste, ont su elles aussi se sculpter, se définir un féminisme basé sur leur expérience à elles, fait de luttes diverses.
Les femmes de deuxième génération issues de l’immigration ont poursuivi une démarche semblable, à la recherche d’une approche qui leur permettrait de faire accepter leur agentivité par la société québécoise afin d’y prendre enfin leur pleine place.
Ce qui m’a lancée sur la voie féministe
Je suis devenue militante en Outaouais pendant mes années universitaires en sociologie, au début des années 1970. Pendant ces années, mon éveil politique a bondi de façon significative. Gatineau étant à côté d’Ottawa, la capitale du Canada, plusieurs manifestations aboutissaient sur la colline du Parlement dès qu’il s’agissait d’un enjeu fédéral, comme le combat de Bonnie Robichaud, ou à la Cour suprême s’il s’agissait d’enjeux provinciaux, mais à consonance pancanadienne, comme dans la cause de Chantale Daigle.
Mais surtout, la ville de Hull était, vers la fin des années 1960, le siège d’une énorme transformation urbaine pilotée par les gouvernements fédéral et provincial qui désiraient asseoir une présence fédérale forte du côté québécois et qui avaient une volonté de transférer des emplois fédéraux en sol québécois. Des comités de citoyennes et citoyens se sont créés dans la foulée des nombreuses expropriations et démolitions de maisons de la population ouvrière de l’Ile de Hull afin de construire de grands bâtiments pour accueillir les fonctionnaires. Mentionnons qu’à la même époque est sortie l’étude d’ÉZOP-Québec, Une ville à vendre[8], qui présentait une analyse détaillée de ce qui se passait dans la ville de Québec en matière de « rénovation urbaine ». Je me suis jointe à d’autres personnes qui voulaient participer à ces comités dans une ultime tentative pour appuyer les travailleuses et travailleurs qui, dans plusieurs cas, perdaient à la fois leur emploi et leur logement.
Je me suis aussi impliquée auprès des groupes de femmes et des membres de comités de condition féminine alors que se préparaient les célébrations de la Journée internationale des droits des femmes, toujours dans les années 1970. Je participais à toute autre mobilisation, notamment en appui aux travailleurs et aux travailleuses de la compagnie E.B. Eddy.
Puis, je suis devenue employée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), un syndicat pancanadien où les droits humains, leur connaissance, leur pratique et leur enseignement étaient à l’honneur. Des gains énormes ont été obtenus grâce à ses membres et à leurs mobilisations. Je crois qu’on pourrait dire que mon féminisme a vraiment pris racine à ce moment-là. Il faut comprendre qu’une grande partie des membres de ce syndicat étaient des femmes, non rémunérées à leur juste valeur et dont beaucoup provenaient de l’Outaouais québécois où le gouvernement fédéral était le principal employeur.
Luttes syndicales de femmes de la région transfrontalière Outaouais-Est ontarien
En 1980, les 47 000 commis aux écritures, employé·es du fédéral, un groupe constitué à 76 %, de femmes, ont non seulement défié l’employeur par rapport à leurs conditions de travail et de salaires injustes, mais elles et ils ont également fait avancer leur syndicat qui avait tenté initialement de les empêcher d’exercer leur droit de grève au moment où elles et ils jugeaient stratégiquement opportun de le faire. Les négociations pour ce groupe progressaient à pas de tortue; leurs salaires et conditions de travail accusaient un retard sérieux par rapport à d’autres employé·es du fédéral, dans une période où les taux d’inflation étaient catastrophiques, autour de 17-18 %, les gens en perdaient leur logement. Les membres du groupe ont devancé la date légale du début de leur grève et sont sorti·es en grève – durant neuf jours – sans que l’ordre du syndicat soit donné[9]. Plusieurs de ces employées feront partie de la plainte sur l’équité salariale quelques années plus tard.
Une autre cause célèbre est celle de Bonnie Robichaud, victime de harcèlement sexuel à son travail comme préposée à l’entretien ménager au ministère de la Défense nationale. Sans grand soutien extérieur pendant longtemps, mais persévérante, elle a réussi, avec l’appui des femmes de son syndicat surtout, à rendre publique son importante cause de harcèlement sexuel qui s’est rendue jusqu’en Cour suprême. Cette dernière a statué pour la première fois qu’il était de la responsabilité des employeurs du Canada de garantir un milieu de travail sûr, respectueux et exempt de harcèlement[10].
La lutte pour l’équité salariale pour les groupes d’emploi à prédominance féminine, dont le groupe des commis, secrétaires, sténographes et commis au traitement des données, a duré des années pour les femmes membres de l’AFPC qui tentaient de faire reconnaitre la valeur de leur travail. Ces femmes et leur syndicat ne se sont pas laissé berner par les offres dérisoires du ministre Marcel Massé, président du Conseil du trésor, et elles ont gagné le 29 octobre 1999[11]. Beaucoup de femmes et d’hommes employés de la fonction publique fédérale et habitant en Outaouais faisaient partie de ces luttes.
La décennie 1985-1995 a été déterminante pour moi en tant que féministe, ainsi que pour plusieurs autres femmes de ma génération, celles qui amorçaient alors la quarantaine. Les événements qui se sont déroulés pendant cette période ont laissé des traces qui sont encore douloureuses.
Le combat pour l’avortement et l’affaire Chantale Daigle en 1989
L’affaire Chantale Daigle a été un moment particulièrement troublant pour les femmes de l’Outaouais qui ont assisté à son aboutissement. Il s’agit de la lutte acharnée d’une femme, soutenue par un grand nombre de femmes de partout au Québec, pour la liberté de disposer de son corps, pour le droit de choisir ce qu’elle estimait le mieux pour elle dans un contexte pour le moins difficile.
Chantale Daigle entretient une relation houleuse avec un conjoint jaloux et violent qu’elle décide de quitter au début de l’été 1989. Elle apprend, peu de temps avant la rupture, qu’elle est enceinte. Elle ne veut pas avoir d’enfant avec cet homme. En route vers une clinique d’avortement au Québec, elle apprend que son ex-conjoint a réussi à obtenir une injonction le 7 juillet lui interdisant jusqu’au 17 juillet d’avoir un avortement.
À ce moment, elle entend se conformer à la décision de la cour car il y a quelques cas qui lui donnent espoir. À Toronto, dans le cas de Barbara Dodd, un juge a refusé d’accorder une injonction pour la raison qu’il estimait qu’une femme a un droit absolu sur son propre corps. Or, le juge de la Cour supérieure du Québec émet l’injonction et avance même, dans son jugement, que le géniteur a des droits sur le fœtus. Chantale Daigle et son avocat interjettent appel afin de faire annuler l’injonction.
La Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit rassemble alors plus d’une dizaine de milliers de manifestantes et manifestants en plein mois de juillet pour l’appuyer dans son combat rendu public par les médias. La Coalition estime entre autres que cette injonction se compare à la prise en otage du corps de la femme et constitue une réelle atteinte à sa vie privée. La Coalition soutient encore que de forcer une femme à porter dans son corps un enfant qu’elle ne veut mener à terme est une violence psychologique et physique.
Chantale Daigle ne veut pas aller à l’encontre des tribunaux, elle demeure confiante, mais le temps presse. Elle est à 22 semaines de grossesse. La Coalition l’appelle et vérifie auprès d’elle si elle veut toujours se faire avorter et, si oui, si elle envisage d’aller aux États-Unis où il est possible d’avoir un avortement à 24 semaines de grossesse. Elle répond oui aux deux questions. La Coalition l’a accompagnée tout au long de ces démarches. Elle a par ailleurs amassé des fonds pour son voyage ou pour l’aider à prendre soin de l’enfant advenant qu’elle eût décidé de le garder.
La Cour d’appel du Québec maintient l’injonction interdisant l’avortement par un vote de trois contre deux. Christine Tourigny, à l’époque seule femme juge de la Cour d’appel du Québec, et Roger Chouinard inscrivent leur dissidence dans laquelle ils expliquent que, selon eux, ce jugement violait le droit des femmes en vertu de l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. En l’absence d’une loi spécifique à ce sujet, Mme Tourigny a soutenu que la loi générale du Québec ne pouvait être interprétée de façon à restreindre un droit reconnu par la Constitution canadienne.
Les juges de la Cour suprême qui, le 8 août 1989, en pleines vacances estivales, siègent pour entendre la cause apprennent en cours d’audition que Mme Daigle a eu un avortement la semaine précédente. Les juges décident, après délibération, de demeurer saisis de la cause parce que Mme Daigle, qui n’avait pas respecté l’injonction, pourrait quand même être accusée d’outrage au tribunal. Que la Cour suprême décide de siéger d’urgence est déjà inusité, de rester saisie du dossier en dépit de l’impossibilité de donner suite au recours invoqué l’est tout autant.
Dans une décision rendue sur le banc, les juges de la Cour suprême cassent l’injonction de la Cour d’appel du Québec. Dans leur décision écrite qui est sortie au mois de novembre 1989, les juges affirment : « Aucun tribunal du Québec ni d’ailleurs n’a jamais admis l’argument voulant que l’intérêt du père à l’égard d’un fœtus qu’il a engendré puisse fonder le droit d’opposer un veto aux décisions d’une femme relativement au fœtus qu’elle porte[12] ».
Il y a quand même des préoccupations à avoir quant à la question de l’avortement au Canada. Dans une analyse du cheminement de ce dossier jusqu’en 2011, Diane Lamoureux constate notamment que les arrêts de la Cour suprême portent surtout sur la défense des médecins qui sont attaqués pour avoir pratiqué des avortements[13].
Le gouvernement conservateur fédéral de Brian Mulroney a quand même légiféré sur le sujet immédiatement après l’affaire Daigle et a même failli faire adopter une législation régressive sur l’avortement qui ne reconnaissait toujours pas le droit de la femme de décider sans l’intervention d’un médecin. Le projet de loi défendu par Mulroney a bel et bien été adopté au Parlement, notamment par les troupes conservatrices dites progressistes de l’époque, lors d’un vote de 140 voix contre 131. Le projet a finalement été défait de justesse par un vote de 43 voix contre 43 au Sénat alors qu’une majorité était nécessaire pour l’adoption finale.
Stephen Harper, qui a formé le gouvernement conservateur suivant en 2006, avait dit en campagne électorale qu’il n’avait pas l’intention de présenter un nouveau projet de loi sur l’avortement, mais il n’a pas interdit à ses député·e·s de le faire. Il y a ainsi eu quatre projets de loi privés concernant le droit de reproduction des femmes présentés par ses député·e·s pendant qu’il était au pouvoir, dont un pour donner des droits au fœtus sous la Charte canadienne des droits. Rien n’empêcherait un autre gouvernement de faire la même chose avec un chef du Parti conservateur, Pierre Poilièvre par exemple.
L’importance de la solidarité
La décision écrite de la Cour suprême dans l’affaire Chantale Daigle a été publiée le 11 novembre 1989. Trois semaines et demie plus tard, le 6 décembre, survenait le drame du féminicide multiple à l’École polytechnique de l’Université de Montréal…
Lors de leur sortie de la chapelle ardente consacrée à 10 des 14 victimes du massacre survenu à Polytechnique, nombreuses et nombreux étaient celles et ceux qui rappelaient l’importance de la solidarité pour venir à bout de la violence faite aux femmes :
On a beaucoup mis en valeur la réussite individuelle au cours des 10 ou 15 dernières années et on a omis les valeurs de la vie en société. La solidarité et l’égalité sont des valeurs à mettre à l’ordre du jour. Ce serait alors une façon d’atténuer la peine épouvantable que tous ressentent aujourd’hui[14].
Chantale Daigle a pris la parole lors du rassemblement de la Coalition québécoise pour l’avortement libre et gratuit en souvenir des victimes de ce terrible féminicide. Elle a lancé un message contre la violence, particulièrement contre celle des hommes, comme dans son cas et dans celui du féminicide de Polytechnique.
Les attaques contre les droits des femmes sont encore nombreuses et peuvent en décourager plusieurs. Dans la lutte pour l’équité salariale dans la fonction publique fédérale par exemple, si la solidarité n’avait pas été au rendez-vous, les femmes n’auraient jamais eu gain de cause. L’offre du gouvernement, après de longs mois de négociation basée sur des preuves tangibles fondées en droit pour 230 000 femmes, était de 1,5 milliard de dollars. En l’absence de solidarité, elles n’auraient peut-être même pas eu ce montant, mais avec la solidarité des femmes, notamment celles qui étaient membres de l’AFPC, elles ont tenu bon et elles ont pu obtenir 3,6 milliards de dollars en réparation[15].
Chantale Daigle était indéniablement déterminée et courageuse, mais l’appui d’autres femmes lui a permis de tenir jusqu’au bout et de se solidariser avec le mouvement féministe par la suite. Il y a eu beaucoup d’exemples de solidarité au Québec, mais les plus marquants pour moi ont eu lieu à partir de 1995, en commençant par la Marche Du pain et des roses.
Les femmes avaient d’abord élaboré ensemble des revendications, et elles ont marché pendant 10 jours, à raison de 20 km par jour, jusqu’à Québec. Cette marche rappelait les revendications des ouvrières des usines de textile du début du siècle dernier, avec des femmes comme Léa Roback et Madeleine Parent, qui luttaient pour de meilleures conditions économiques leur permettant de vivre, le pain, et pour une meilleure qualité de vie, les roses.
Et puis, à la suite de la Conférence internationale des femmes de Beijing, en 1996, sous les auspices des Nations unies, les femmes ont construit leur solidarité à travers le monde entier, une solidarité partie des femmes du Québec, fortes de leur expérience de la Marche Du pain et des roses.
La Marche mondiale des femmes, dont la première a eu lieu en l’an 2000[16], a exigé la mise sur pied d’un Secrétariat international. La coordination de la première marche s’est faite à partir du Québec, mais, selon mon souvenir, il y avait des secrétariats établis dans chacun des pays participants.
La première Marche mondiale s’est donné New York comme destination où Françoise David, présidente de la Fédération des femmes du Québec à l’époque, s’est adressée à l’Assemblée générale des Nations unies sur les thèmes de la pauvreté et de la violence faite aux femmes.
Pour la marche suivante, en 2005, qui a demandé un effort de coordination extraordinaire, les femmes du monde entier ont élaboré la Charte mondiale des femmes pour l’humanité. Cette Charte, élaborée lors de la rencontre du Comité international de la Marche mondiale des femmes à Kigali au Rwanda, comprend un préambule et cinq sections qui représentent les valeurs que défendent les femmes.
En conclusion, je présente quelques extraits de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité en espérant qu’ils puissent servir d’inspiration forte face aux événements inquiétants qui assaillent le monde actuel. J’ajoute que la Marche mondiale des femmes 2025 a été lancée le 8 mars dernier, Journée internationale des droits des femmes. Des événements auront lieu à plusieurs moments durant l’année pour aboutir à un rassemblement final le 18 octobre à Québec.
Charte mondiale des femmes pour l’humanité – Extraits
Adoptée à la 5e rencontre internationale de la Marche mondiale des femmes au Rwanda, le 10 décembre 2004[17]
Préambule
La Marche mondiale des femmes, dont nous faisons partie, identifie le patriarcat comme le système d’oppression des femmes et le capitalisme comme le système d’exploitation d’une immense majorité de femmes et d’hommes par une minorité.
Ces systèmes se renforcent mutuellement. Ils s’enracinent et se conjuguent avec le racisme, le sexisme, la misogynie, la xénophobie, l’homophobie, le colonialisme, l’impérialisme, l’esclavagisme, le travail forcé. Ils font le lit des fondamentalismes et intégrismes qui empêchent les femmes et les hommes d’être libres. Ils génèrent la pauvreté, l’exclusion, violent les droits des êtres humains, particulièrement ceux des femmes, et mettent l’humanité et la planète en péril.
Cette Charte se fonde sur les valeurs d’égalité, de liberté, de solidarité, de justice et de paix.
Égalité
Affirmation 2. Aucune condition humaine ou condition de vie ne peut justifier la discrimination.
Affirmation 3. Aucune coutume, tradition, religion, idéologie, aucun système économique, ni politique ne justifie l’infériorisation de quiconque et n’autorise des actes qui remettent en cause la dignité et l’intégrité physique et psychologique.
Liberté
Affirmation 1. Tous les êtres humains vivent libres de toute violence. Aucun être humain n’appartient à un autre. Aucune personne ne peut être tenue en esclavage, forcée au mariage, subir le travail forcé, être objet de trafic, d’exploitation sexuelle.
Solidarité
Affirmation 3. Les ressources naturelles, les biens et les services nécessaires à la vie de toutes et de tous sont des biens et des services publics de qualité auxquels chaque personne a accès de manière égalitaire et équitable.
Justice
Affirmation 1. Tous les êtres humains, indépendamment de leur pays d’origine, de leur nationalité et de leur lieu de résidence, sont considérés comme des citoyennes et des citoyens à part entière jouissant de droits humains (droits sociaux, économiques, politiques, civils, culturels, sexuels, reproductifs, environnementaux) d’une manière égalitaire et équitable réellement démocratique.
Paix
Affirmation 3. Toutes les formes de domination, d’exploitation et d’exclusion de la part d’une personne sur une autre, d’un groupe sur un autre, d’une minorité sur une majorité, d’une majorité sur une minorité, d’une nation sur une autre sont exclues.
Blanche Roy est retraitée de l’Alliance de la Fonction publique du Canada et militante féministe depuis de nombreuses années.
- Djeneba Dosso, « AGIR Outaouais – Le groupe de femmes de l’Outaouais organise une journée d’action de réseautage et de conférences », Bulletin de Gatineau, mars 2024.↑
- On trouvera le contexte de ces états généraux dans l’article d’Élisabeth Garant, « Le féminisme dans tous ses états », paru dans Relations, n° 751, septembre 2011. ↑
- Rosa Pires, Ne sommes nous pas Québécoises ?, Montréal, Remue-ménage, 2019, p. 7. ↑
- Patricia Hill Collins, La pensée féministe noire, Montréal, Remue-ménage, 2016, traduit de l’anglais par Diane Lamoureux. ↑
- Ibid., p. 11. ↑
- Ibram X. Kendi, How to Be an Antiracist, Londres, One World, 2023. ↑
- L’équipe de recherche ÉZOP-Québec (Étude des zones prioritaires de Québec) publie, en 1972, une étude intitulée Une ville à vendre, éditée par le Conseil des œuvres et du bien-être. En 1981, les Éditions coopératives Albert Saint-Martin à Laval publient une synthèse de la recherche du groupe ÉZOP-Québec. ↑
- France Simard, « Plainte du Conseil du trésor. Stewart reçoit une sommation » et « Commis : le gouvernement porte plainte. Une grève illégale ? », Le Droit, 3 octobre 1980, p. 1 et 5. ↑
- Jugement de la Cour suprême, Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor) [1987] 2 RCS 84.↑
- L’AFPC-Québec souligne les 25 ans de l’entente fédérale en matière d’équité salariale, 30 octobre 2024. ↑
- Cour suprême, Tremblay c. Daigle [1989] 2 R.C.S. 530. ↑
- Diane Lamoureux, La lutte pour la liberté d’avortement au Québec 1969-1989, Strasbourg, Congrès de l’Association Française de Science Politique (AFSP), 2011. ↑
- Jean Doré, maire de Montréal, dans Josée Boileau, « Près de 10 000 personnes éplorées sur les tombes des étudiantes abattues », Le Devoir, 11 décembre 1989, p. 1. ↑
- AFPC, Équité salariale : des changements au fédéral, 29 octobre 2021. ↑
- Une histoire brève de la Marche mondiale des femmes, 2010. ↑
- Marche mondiale des femmes, Charte mondiale des femmes pour l’humanité.

Les oeillères des Célèbres cinq
En Amérique du Nord, plusieurs femmes blanches de la première vague du féminisme ont perverti les idéaux de cette lutte au détriment de femmes autochtones, racisées et/ou en situation de handicap.
Elles sont présentées par le Musée canadien pour les droits de la personne comme étant « [c]inq femmes que tout le monde au Canada devrait connaître. » Le Gouvernement du Canada insiste sur l'importance de rendre « hommage à [leur] bravoure et à [leur] détermination ». Ces « Cinq femmes célèbres » sont Emily Murphy, Henrietta Muir Edwards, Nellie McClung, Louise McKinney et Irene Parlby. Elles sont, tour à tour, militantes féministes, écrivaines, journalistes et politiciennes, et ont principalement œuvré en Alberta.
Les Célèbres cinq sont les figures les plus (re)connues de la « première vague » du mouvement féministe canadien. En Amérique du Nord, cette « vague », que l'on situe vers le milieu du 19e siècle jusqu'au début du 20e siècle, est caractérisée par une préoccupation prépondérante pour la question du suffrage, d'où l'appellation « suffragettes » pour qualifier celles qui luttaient pour le droit de vote des femmes. En outre, des enjeux tels que la participation politique des femmes, le divorce ou encore le droit de propriété des femmes mariées sont d'autres objets de luttes étant mis en lumière lorsque l'on traite de cette partie de l'histoire du mouvement féministe.
L'Affaire Personne
Ces cinq femmes célèbres sont associées à ce qu'on appelle dorénavant « l'Affaire Personne », qui est commémorée tous les 18 octobre. Depuis 1992, le mois d'octobre est d'ailleurs officiellement le Mois de l'Histoire des femmes au Canada.
Avant le 18 octobre 1929, les femmes n'étaient pas considérées comme des personnes au sens de la loi. Par ricochet, cette disposition brimait de manière implicite et concrète leur possibilité de participer à la vie politique et publique du pays, car elles étaient de facto jugées non « qualifiées » pour le faire. Indignées – à juste titre – par cette forme de discrimination légalisée, les Célèbres cinq se mobilisent et décident de contester l'article 24 de la Loi de 1867 sur l'Amérique du Nord britannique dès 1927. Elles essuient un premier revers de la Cour suprême qu'elles décident de porter en appel au Comité judiciaire du conseil privé britannique, à Londres.
Le 18 octobre 1929, elles obtiennent gain de cause devant ce qui était le plus haut tribunal d'appel au Canada de l'époque. Lord Sankey, le grand chancelier de Grande-Bretagne, accompagne alors sa décision de la déclaration suivante : « [l]'exclusion des femmes de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. […] [C]elles et ceux qui se demandent pourquoi le mot « personne » devrait inclure les femmes, la réponse évidente est : pourquoi pas ? »
Depuis la victoire des Célèbres cinq, on emploie l'expression « arbre vivant » en droit constitutionnel, en référence aux propos de Lord Sankey, pour illustrer la nécessité des lois de changer et de s'adapter à l'évolution de la société plutôt que de demeurer prisonnières du passé. Pour ce faire, elles doivent être interprétées de façon « large et libérale » en s'arrimant à la progression des mœurs et des mentalités.
Les paradoxes du mouvement féministe
Mais si les Célèbres cinq sont érigées au statut d'héroïnes nationales, plusieurs d'entre elles avaient une part d'ombre qui illustre fort bien les contradictions persistantes du mouvement féministe majoritaire. La politologue Caroline Jacquet rappelle ainsi dans le média progressiste Ricochet (aujourd'hui Pivot) [1] « l'omission », voire « l'oubli » quasi systématique de la mention du militantisme eugéniste de la majorité des Célèbres cinq.
Leur combat a consciemment exclu les femmes racisées et autochtones ainsi que les femmes en situation de handicap, perçues, à tort, comme une menace à la « pureté de la nation ». Pour Caroline Jacquet, les nombreux travaux – militants et académiques – exposant ces paradoxes devraient nous enjoindre à « déboulonner les Célèbres cinq de leur piédestal ». En effet, il est faux de croire que ces femmes se sont battues pour toutes, et je doute fortement qu'elles se seraient battues pour les femmes comme moi. Ne pas y faire référence n'est pas une « omission » ou un « oubli », mais un choix politique qui évacue toute la complexité de celles qui sont perçues comme ayant marqué la FEMstory [2].
En effet, le mouvement féministe canadien a souvent marché main dans la main avec des mouvances eugénistes et ouvertement racistes. On pourrait croire que cela n'est que par « maladresse », par « méconnaissance » ou le « reflet de cette époque ». Pourtant, ces pratiques problématiques étaient déjà contestées en leur temps et continuent de l'être aujourd'hui. Rappelons que ce n'est qu'en 1972 que la province de l'Alberta a abrogé le Sexual Sterilization Act, qui autorisait la stérilisation des personnes handicapées afin d'éviter la transmission de traits jugés indésirables. Irene Parlby s'est d'ailleurs positionnée en faveur de lois de ce type [3]. Or, comme je l'expliquais dans ma dernière chronique [4], des femmes autochtones, racisées et noires continuent de subir des stérilisations forcées, sans leur consentement, un peu partout au pays, et se mobilisent encore à ce sujet.
L'universalité des droits humains
Bien que l'on puisse évidemment remettre en question la formulation de son titre, la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui fête ses 75 ans cette année, stipule à l'article premier que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ceci invite les luttes féministes à demeurer un « arbre vivant », capables de jeter un regard critique sur leur passé et leurs angles morts persistants.
En somme, pour paraphraser les mots de Lord Sankey : l'exclusion des femmes autochtones, noires, racisées et en situation de handicap de l'histoire du mouvement féministe au Canada ainsi que de toute responsabilité publique est une relique d'un temps barbare. Si des féministes blanches se demandent pourquoi ce mouvement devrait inclure toutes les femmes, ma réponse est évidente : pourquoi pas ?
POUR ALLER PLUS LOIN
Selon l'Encyclopédie canadienne, l'eugénisme est « un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction. Il comprend deux aspects : l'eugénisme “ négatif ” qui vise à décourager ou limiter la procréation des personnes possédant des gènes ou autres caractéristiques jugées indésirables, et l'eugénisme “ positif ”, qui vise à encourager celle des gens possédant des gènes ou autres caractéristiques recherchés. Au début du 20e siècle, plusieurs Canadiens, y compris des professionnels de la médecine, des hommes politiques et des féministes, ont appuyé le mouvement eugéniste. »
[1] Caroline Jacquet, « Journée de l'affaire “ personne ” - Commémorer quelle histoire féministe ? : Retour sur quelques-unes de “ nos héroïnes ” ». En ligne : ricochet.media/fr/1471/commemorer-quelle-histoire-feministe
[2] Expression employée en réplique à HISstory pour mettre en lumière la contribution des femmes à l'Histoire.
[3] The Canadian Encyclopedia, « Irene Parlby ».En ligne : www.thecanadianencyclopedia.ca/en/article/mary-irene-parlby
[4] Kharoll-Ann Souffrant, « Violences obstétricales et gynécologiques : Se faire voler sa fertilité », À Bâbord !, no 97, 2023, p.29
Illustration : Elisabeth Doyon

Covid-19 : Individualisme et solidarité, une fausse opposition
La pandémie de COVID-19 n'est pas terminée. Alors que les vagues continuent de se succéder et que les variants sont si multiples qu'on a cessé de les dénombrer, les mêmes dynamiques rhétoriques et sociales de division simpliste entre les obéissant·es et les irresponsables continuent d'avoir cours.
Notre époque est quotidiennement qualifiée de « polarisante », comme si les débats de société opposaient inéluctablement deux extrêmes dichotomiques, irréconciliables et ontologiquement hétérogènes.
Lors de la pandémie, on a ainsi voulu opposer les « complotistes » aux confineur·euses à tous crans, les alarmistes aux minimizers, les habitant·es des villes à celleux des régions, les provaccins aux antivax, les solidaires aux individualistes, et ainsi de suite. Or, on ne divise pas les attitudes de la population face à des catastrophes ou des mesures sanitaires drastiques comme on coupe un gâteau : une telle analyse ferait bien piètre figure en anthropologie de la santé. Non seulement le trait entre ces deux pôles imaginés est-il difficile à tracer, la division en elle-même n'a pas de sens. Pourquoi donc ?
Une polarité hautement absurde
On ne saurait classer les gens entre les bons élèves « solidaires » et les mauvais élèves « individualistes » en se basant sur leur observance de mesures sanitaires elles-mêmes hautement contestables. En effet, les mesures imposées au Québec par le gouvernement Legault n'ont jamais été adossées aux consensus scientifiques et à l'efficacité épidémiologique. Elles étaient plutôt marquées par un découplage troublant avec la réalité empirique et la manière dont se comporte ce virus. Ces divisions morales binaires entre solidaires et individualistes sont des discours politiques, instrumentalisés pour répondre à des buts précis – souvent électoralistes –, mais qui n'ont souvent aucun lien avec le risque réel de transmission. C'est donc comme si, en voulant fonctionner à travers cette grille de lecture simplifiée des comportements, basée sur l'obéissance, on avait carrément oublié le virus lui-même, qui n'a guère d'opinion là-dessus. Tout ce qu'il veut, c'est se reproduire : cela lui importe peu que ce soit parce qu'on ne suit pas les règles ou bien parce qu'on les suit aveuglément.
On ne peut pas, en particulier, mesurer la solidarité d'une personne ou d'un groupe en fonction de l'obéissance aux règles ayant été imposées durant la première phase de la pandémie. Le couvre-feu, notamment, est une mesure-choc qui ne s'est absolument pas montrée efficace pour réduire la transmission de la COVID-19 et qui a par ailleurs empiré l'état psychosocial et la prévalence de comorbidités parmi des pans entiers de la population [1]. Il en va de même d'autres règles, telles que l'interdiction de voir, à l'extérieur, des individus n'appartenant pas à sa bulle familiale. Rendre visite à un·e proche vieillissant·e sur son balcon contribuait à briser l'isolement – qui est un déterminant social majeur de la santé des personnes âgées – et ne comportait à peu près aucun risque épidémiologique. La transmission de la COVID-19 est aérienne, essentiellement aérosolisée et favorisée dans des espaces intérieurs clos et/ou mal ventilés. Ainsi, les personnes qui désobéissaient à cette consigne défiant la science – et qui risquaient des contraventions onéreuses – n'étaient pas individualistes : elles étaient tout à fait solidaires !
« Vivre avec le virus », c'est d'abord le comprendre. Or, le gouvernement Legault a donné très peu de clés de compréhension à cet égard.
Autoritarisme et subjectivité citoyenne
Le gouvernement ayant opté pour une approche très autoritaire et basée dans la sécurité publique, les termes de l'équation entre solidarité et individualisme étaient nécessairement faussés.
Les appels à la délation, comme celui de Valérie Plante le 17 décembre 2020, ainsi que diverses pratiques de snitching, de surveillance mutuelle ou de stigmatisation des pratiques des jeunes furent ainsi légion, même « à gauche ». Pourquoi ? En quoi cela était-il « solidaire » ? C'est plutôt un appel à la guerre de tou·tes contre tou·tes, d'autant plus impertinent quand on se souvient que les sources principales de transmission du virus étaient alors plutôt les milieux de travail, les écoles et les hôpitaux eux-mêmes, tous encore ouverts, et non les « mauvais » comportements individuels.
Bref, ce n'est pas vraiment de la solidarité, c'est plutôt qu'il fallait « faire corps » peu importe les justifications, peu importe les résultats ou l'état de la science, on verra plus tard. Tout le monde devait aller dans le même sens : celui du respect des consignes. Être un·e « bon·ne citoyen·ne », c'était (et c'est) donc suivre les règles, peu importe si ces dernières sont efficaces ou non, pour répondre au but supposément visé, soit « sauver des vies ».
Ne nous méprenons pas : cela devrait toujours être l'objectif, mais le problème c'est justement que nous étions bien loin du compte.
Davantage que n'importe quoi, la gestion de la COVID-19 au Québec fut une gigantesque entreprise pour garder l'économie ouverte – en d'autres termes, un bail out structurel – et non un mouvement général visant réellement à empêcher la transmission ou les effets délétères du virus parmi la population. Si tel avait été le cas, la transmission aérienne nous aurait été bien expliquée, les purificateurs d'air n'auraient pas été proscrits dans les classes, et le gouvernement aurait investi massivement dans la réfection des systèmes de ventilation de son parc immobilier. De réels efforts auraient été faits pour empêcher la transmission, qui laisse dans son sillage 10 % de cas de COVID longue durée, qui garde à la maison d'indispensables profs, médecins, infirmières, préposé·es aux bénéficiaires dans un contexte criant de pénurie de main-d'œuvre. Plus encore, jamais il n'aurait été interdit de se voir à l'extérieur, les rassemblements dans les parcs n'auraient pas été démonisés, les manifestant·es n'auraient pas reçu d'amendes salées.
Des personnes ayant eu l'impression d'être « solidaires » car elles respectaient à la lettre les préceptes à gogo de la cellule de crise réunie autour de Legault ont donc pu se comporter, dans les faits, à l'antithèse exacte de cette solidarité. En allant, par exemple, au travail ou à l'école, et en dînant sans masque dans une petite pièce fermée, elles ont pu contaminer des gens possiblement vulnérables et contribuer à envenimer la situation épidémiologique. Mais à ce niveau, la faute « morale » ne doit pas être plaquée sur les individus. On change d'échelle : pourquoi les gouvernements n'ont-ils pas voulu et ne veulent-ils pas mettre en place les conditions qui permettraient de réellement réduire la prévalence de la COVID-19, que ce soit grâce à des capteurs de CO2 déployés partout, à la promotion active des masques KN95, plus efficaces que les masques de procédure qui pendouillent, ou encore en diffusant plus largement les résultats des analyses de la présence du virus dans les eaux usées ? Tout indique que les coûts d'amélioration des infrastructures seraient trop élevés pour le gouvernement.
Comment nourrir la solidarité
Au fond, c'est justement la solidarité qui a été bloquée par les mesures autoritaires. Le Québec a été champion de la répression au Canada.
Si nous avions été solidaires jusqu'au bout, une mobilisation populaire aurait pu décider d'arrêter le travail pour nous concentrer sur l'adaptation de nos environnements à ce virus qui n'est pas près de disparaître. Et aujourd'hui encore, l'absence de commission d'enquête ou de réflexion scientifique d'envergure pour revenir sur ces décisions et ces discours nous prive d'une importante agentivité politique.
Alors, que voudra dire agir « solidairement » dans un contexte de risque sanitaire accru dans les prochaines années ? Principalement, adopter les préceptes de la réduction des méfaits et ne plus succomber à la tentation du déni. Le retour à la normale (capitaliste – work hard, play hard) est séduisant, mais la COVID est un virus complexe dont les conséquences sur le corps humain dépassent largement la phase aiguë. Et pour l'heure, une infime partie des ravages pointe à la surface.
[1] Voir les analyses de Julien Simard et d'Emma Jean réunis sur le site Web https://couvrefeu.net
Josiane Cossette est rédactrice indépendante et collaboratrice, Point de vue, Le Devoir. Julien Simard est gérontologue social.
Photo : Miguel Tremblay (CC BY 2.0)

L’anti-wokisme et ses intellectuel·les : le cas de Nathalie Heinich
Parmi les cautions intellectuelles de l'anti-wokisme, on retrouve la sociologue française Nathalie Heinich. On se réclame de son autorité intellectuelle jusque dans les pages du Journal de Montréal. Ses prises de position méritent pourtant d'être replacées dans leur véritable contexte d'énonciation.
Les wokes peuplent les pages de l'actualité québécoise depuis bientôt trois longues années. C'est autour ou à partir de ce qu'on a appelé « l'affaire Lieutenant-Duval » que s'est essentiellement construit, au Québec, le récit de la « menace woke ». Depuis, des dizaines de tribunes lâchées dans l'écosystème médiatique québécois alertent la population du « nouveau péril » que représente « l'idéologie woke ».
À en croire les formules qui se retrouvent en quatrième de couverture, sur le bandeau ou dans le titre de livres publiés récemment, « l'effrayant » mouvement woke, ou wokisme, quoique d'importation récente au Québec, mais aussi en France, ne cesserait d'étendre son emprise, en particulier à l'université et dans le monde culturel [1].
La recette qui nous est proposée est connue : un mot piégé, l'appréhension d'une menace, une hostilité envers les personnes censées l'incarner, etc. Ce qui frappe se trouve toutefois ailleurs. Ressaisie à partir d'une perspective québécoise, l'industrie des idées réactionnaires s'apparente à une forme de commerce triangulaire États-Unis – France – Québec. Pour qui veut se joindre à cette industrie qui mise sur l'import-export et qui a le vent en poupe, il paraît tout indiqué d'adopter une stratégie de positionnement bien connue des spécialistes en marketing : la recherche d'un avantage distinctif permettant d'être concurrentiel sur le marché des idées.
Les « vrais chercheurs » et les autres
Comment se distinguer des chroniqueurs-chasseurs qui sévissent dans nos écosystèmes médiatiques et qui font de la chasse aux wokes un sujet de prédilection ? En faisant paraître l'ouvrage Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Nathalie Heinich nous partage sa propre réponse à cette question.
Il se pourrait qu'une partie du grand public québécois ne la découvre qu'à cette occasion, malgré une abondante production intellectuelle. Au cours de la dernière année et demie, son nom apparaît en effet à quelques reprises dans les pages du Journal de Montréal. Dans au moins une chronique et trois billets de blogue de Joseph Facal, elle sert de caution intellectuelle de l'anti-wokisme.
Heinich a également été reçue en entrevue à la première chaîne de Radio-Canada pour discuter de son livre le plus récent dans lequel elle plaide en faveur d'une gauche anti-wokes. Présentée comme une spécialiste de la sociologie des professions artistiques et des pratiques culturelles, elle n'hésite pas, en cours d'entrevue, à insister sur son appartenance au monde universitaire et à rappeler qu'elle est sociologue. C'est donc parée de l'autorité que lui confère son titre qu'elle prétend s'exprimer.
Selon Heinich, les « vrais chercheurs » (à commencer par elle-même, comprend-on) se distinguent d'une catégorie de chercheur·es qu'elle qualifie « d'académo-militants » (c'est-à-dire les universitaires « wokes ») puisqu'ils se conduiraient comme des militant·es à l'intérieur du monde académique. D'un côté : recherche de la vérité, rationalité scientifique et visée maximum d'objectivité. De l'autre : quête d'un monde meilleur, mépris de la rationalité scientifique au profit de l'idéologie et confusion entre arène scientifique et arène politique.
De gauche, Nathalie Heinich ?
Invitée à parler de sa posture intellectuelle, Heinich affirme que l'on peut être de gauche et anti-wokes. C'est aussi en tant que sociologue « clairement de gauche » que l'animatrice de la première chaîne de Radio-Canada, Evelyne Charuest, lui demande de répondre à ses questions.
L'itinéraire d'Heinich est pourtant marqué, au fil des ans, par de multiples prises de position acerbes dans le débat public français, aux antipodes de l'image qu'elle cherche à présenter d'elle-même, soit celle d'une scientifique engagée dans la seule recherche de la vérité. Bien qu'elle déclare sa posture comme étant résolument analytique (elle emploie ainsi le conditionnel pour le titre de son livre et ajoute un point d'interrogation décoratif à la fin de celui-ci), la sociologue trempe continuellement sa plume dans le venin.
Des exemples ? Elle écrit, au sujet du port du burkini, qu'il « relève de l'expression d'une opinion délictueuse, puisqu'il s'agit d'une incitation à la discrimination sexiste, qui en outre banalise l'idéologie au nom de laquelle on nous fait la guerre ». Dans un texte où elle s'oppose à l'ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) et de la gestation pour autrui (GPA), elle qualifie à neuf reprises de perverse la démarche des couples gais et lesbiens – ses mots exacts seront, entre autres, « perversion de l'idéal républicain » et « dispositif pervers ».
Impliquée depuis des années dans les guerres culturelles fomentées par la droite réactionnaire, elle fut, sans surprise, l'une des premières signataires d'une tribune parue dans Le Monde en août 2020 visant à alerter l'opinion publique sur les dérives islamistes et la prétendue persistance d'un déni sur la question.
Elle répondait ainsi positivement à l'appel du pied de Jean-Michel Blanquer, alors ministre dans le gouvernement d'Emmanuel Macron, qui avait déclaré que « l'islamogauchisme fait des ravages », que ce sont des « idées qui souvent viennent d'ailleurs » et que « [l]e poisson pourrit par la tête », ajoutant que l'on trouvait, au sein même des universités françaises, des « complices » de l'assassinat de l'enseignant Samuel Paty.
Une sociologue en perte de crédibilité
Si Heinich n'hésite pas à décrier les méthodes wokes, qu'elle juge « antidémocratiques », c'est au nom de valeurs morales abstraites toutes plus ou moins rattachées à une conception républicaine et universaliste de l'identité et de
la citoyenneté, revendiquée comme typiquement française. Le tort des wokes, asséné, mais jamais démontré, serait ainsi d'enfermer l'identité de chaque individu dans une appartenance communautaire dont nul ne pourrait plus sortir.
Ses positions relèvent pourtant d'une forme motivée de scientisme, puisqu'elles ne prennent pas racine dans le simple attachement à la production et à la transmission de « savoirs objectifs », comme elle l'affirme, mais se situent plutôt sur le terrain des stratégies de la droite conservatrice et réactionnaire. Selon les mots du philosophe Ruwen Ogien, il s'agit d'une position où l'on « brandit des valeurs abstraites que personne ne peut rejeter pour mettre en pièces les droits concrets de personnes concrètes » [2].
Qu'il s'agisse de refuser aux personnes homosexuelles le droit de se marier au nom de la valeur « famille », ou le droit de grève au nom de la valeur « travail », des stratégies de ce type ne sont pas inédites dans l'histoire de la France ou du Québec ; dont on trouve des précédents historiques peu glorieux, notamment en pleine période duplessiste.
Heinich a beau recourir dans les faits au langage paternaliste des valeurs morales, elle tente néanmoins de faire valoir l'autorité intellectuelle que lui confère son double titre de sociologue et directrice de recherche au CNRS. Dans une tribune publiée dans Le Monde, elle s'attribue ainsi une expertise dans l'analyse « des prises d'opinion », laquelle lui permettrait, selon elle, de pointer quelques arguments non valides dans le débat sur le « mariage pour tous » [3].
Les positions qu'elle a prises dans le débat public français au fil des années ne cessent de miner sa crédibilité intellectuelle. En raison des jugements à l'emporte-pièce dont elle s'est fait une spécialité, Heinich suscite aujourd'hui la gêne parmi ses collègues sociologues. Dans l'Hexagone même, son étoile a beaucoup pâli au cours des dix ou quinze dernières années.
Contrairement aux prétentions du chroniqueur Joseph Facal et de l'animatrice Evelyne Charuest, Heinich n'est ni une autorité intellectuelle au-dessus de tout soupçon ni une sociologue « clairement de gauche ». Son plaidoyer en faveur d'une gauche anti-wokes mérite dès lors d'être replacé dans son véritable contexte d'énonciation. S'y déploie en effet tout l'arsenal habituel des techniques de domination visant à un retour de l'ordre antérieur des choses au nom de la vieille hantise de l'égalité.
[1] Notamment : Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ?, Albin Michel, 2023, 180 p.
[2] Ruwen Ogien, L'État nous rend-il meilleurs ?, Éditions Gallimard, 2013, p. 256.
[3] Nathalie Heinich, « Mariage gay : halte aux sophismes », Le Monde, 29 janvier 2013. En ligne : www.lemonde.fr/idees/article/2013/01/29/mariage-gay-halte-aux-sophismes_1823018_3232.html.
Photo : Michael Coghlan (CC BY-NC 2.0)

Lobby : Halte aux dérapages
En continuité avec notre dossier Lobbyisme, le pouvoir obscur (no. 95), nous publions la déclaration Lobby : halte aux dérapages, que nous vous invitons à lire attentivement et à signer en allant à l'adresse https://lobby-halte-aux-derapages.org. Votre appui permettra d'ajouter une action simple mais importante à la lecture de notre numéro sur le sujet.
Déclaration pour contrôler la recherche de profit et garantir le droit d'association
Comme partout ailleurs, le lobbyisme au Québec est un enjeu démocratique majeur. Nous entendons par « lobbyisme » la défense d'intérêts commerciaux par des entreprises ou des groupes d'entreprises. La Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, adoptée en 2002, a été conçue pour encadrer cette activité. Mais elle ne parvient pas à contrôler l'accès privilégié et systématique au pouvoir politique des entreprises cherchant l'augmentation de leurs profits. Et elle menace d'assujettir des organisations sans but lucratif qui font de la représentation en toute transparence afin de défendre des intérêts collectifs reliés au bien commun. Nous estimons que la Loi doit mieux encadrer les lobbyistes ayant des visées mercantiles et ne pas assujettir les organisations citoyennes qui ont déjà un accès plus restreint que les entreprises aux titulaires de charges publiques. La présente déclaration vise à sensibiliser la population et à amorcer une réflexion qui pourrait mener à des propositions législatives améliorant la surveillance des lobbyistes qui travaillent pour le profit de certains et protégeant le droit d'association des mouvements citoyens sans but lucratif œuvrant pour les collectivités.
Attendu qu'à l'égard de l'influence des lobbyistes :
- La loi sur le lobbyisme a été créée en 2002, surtout afin de rendre visibles les interventions d'influence menant à des bénéfices lucratifs et qui seraient cachés autrement ;
- L'encadrement du lobbyisme, notamment par le registre, nécessite une loi forte pour contrer les risques de collusion et de corruption découlant de l'opacité de pratiques mercantiles, d'enjeux de concurrence et de protection de secrets commerciaux ;
- Le lobbyisme vise l'obtention d'intérêts économiques particuliers en privilégiant les intérêts commerciaux des entreprises, et cela souvent aux dépens de ceux de la collectivité et du bien commun ;
- Le phénomène des « portes tournantes », soit lorsque des titulaires de charges publiques deviennent des lobbyistes ou que ceux-ci intègrent des organismes gouvernementaux, place ces personnes en situation de conflits d'intérêts nuisibles à la démocratie ;
- Les lobbyistes influencent indûment l'opinion publique, le contenu de publications scientifiques, le fonctionnement d'organismes gouvernementaux, l'octroi de contrats lucratifs et la rédaction de projets de loi ;
- Les moyens de communication et d'influence des lobbyistes auprès des élu·es, et des fonctionnaires et des médias sont beaucoup plus grands que ceux des groupes citoyens ;
- La nécessité de bien informer les élu·es et fonctionnaires requiert de s'assurer que l'accès à ceux-ci ne favorise pas le lobbyisme des intérêts commerciaux privés ;
- Les campagnes commerciales ayant faussement l'apparence d'interventions citoyennes (similitantisme ou astroturfing) doivent être sanctionnées pour ce qu'elles sont : des pratiques frauduleuses. Celles-ci n'ont rien en commun avec les mobilisations publiques que sont les appels lancés par les mouvements sociaux ;
- Les pénalités en cas d'infraction sont insuffisantes et n'empêchent pas les pratiques frauduleuses de lobbyistes.
Attendu qu'à l'égard des droits des organisations sans but lucratif (OSBL) :
- Les États ont non seulement la responsabilité de ne pas entraver le droit d'association, qui est essentiel dans une démocratie, mais d'en faciliter l'exercice ;
- Les OSBL sont des lieux d'exercice du droit d'association de 60 000 organisations citoyennes et des personnes qui en sont membres ;
- Contrairement aux lobbyistes, les OSBL ne défendent pas d'intérêts économiques particuliers, mais l'intérêt collectif en privilégiant le respect des droits et le bien commun. Sans motivations lucratives, ils expriment, publiquement et dans la transparence, une parole citoyenne sur des enjeux de société et permettent notamment le soutien mutuel et la collectivisation de ressources ;
- La Loi tient compte de la présence d'intention lucrative en précisant, par règlement, qu'elle ne s'applique pas aux OSBL sauf à ceux formés de membres « dont la majorité sont des entreprises à but lucratif ou des représentants de telles entreprises. » ;
- Depuis 2002, le Commissaire au lobbyisme du Québec ou le gouvernement ont tenté à six reprises d'assujettir tous les OSBL à la Loi, nécessitant que ceux-ci mobilisent des ressources importantes pour défendre l'intégrité de leur droit d'association et se protéger contre les applications fautives de la part des titulaires de charges publiques ;
- L'assujettissement de tous les OSBL à la Loi aurait pour effet d'augmenter considérablement le nombre d'inscriptions au registre, diluant la qualité de celui-ci et rendant plus difficile la nécessaire vigilance des activités des lobbyistes.
Concernant la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme, nous demandons :
- Que la Loi soit recentrée sur son objectif initial en s'appliquant uniquement aux interventions d'influence ayant des visées lucratives, effectuées par des entreprises et organisations dont la majorité des membres sont à but lucratif, ainsi qu'à leurs représentant·es ;
- Que le registre des lobbyistes soit plus transparent, notamment en rendant public le contenu des rencontres entre lobbyistes, élu·es et fonctionnaires ;
- Que le nombre et la fréquence des communications entre lobbyistes et titulaires de charges publiques soient limités ;
- Qu'un véritable contrôle de l'effet de « porte-tournante » soit effectué, en empêchant tout ancien élu·e ou fonctionnaire d'exercer des activités de lobbyisme auprès d'un titulaire d'une charge publique et tout lobbyiste de travailler pour un organisme gouvernemental ;
- Que les activités légitimes de mobilisation citoyenne, comme l'appel au grand public sans visée lucrative, ne soient pas considérées comme une activité de lobbyisme ;
- Que cessent les tentatives d'assujettissement de tous les OSBL en confirmant, à même la Loi, leur exclusion et celle de leurs activités ;
- Que la Loi prévoie qu'un titulaire de charge publique ne peut, sous peine de sanction, inciter des personnes ou organisations à se conformer à la Loi, alors qu'elles n'y sont pas assujetties.
Concernant d'autres lois, nous demandons :
- Que les lois appropriées soient utilisées pour empêcher et sanctionner les publications scientifiques frauduleuses, le similitantisme (astroturfing) et les conflits d'intérêts non divulgués,
- en tant que diffusion d'informations trompeuses et de fausses représentations ;
- Que soient exclus du personnel et de conseils d'administration d'organismes gouvernementaux, les lobbyistes et les personnes travaillant pour une entreprise pouvant en tirer des avantages économiques ;
- Que la population ait accès aux informations scientifiques, nonobstant des enjeux commerciaux de concurrence.
Les justices transformatrice et réparatrice
Penser la justice au delà de la punition et de l'incarcération.
Au Canada comme ailleurs, le système pénal repose sur un modèle de justice punitive qui pénalise les individus reconnus coupables d'avoir causé des torts. Si on punit à l'aide du système carcéral, l'idéologie punitive s'étend bien au-delà des prisons. L'école, le lieu de travail, les milieux militants : nombreux sont les espaces où les conflits et les problèmes sont réglés à coups de sanctions. L'idée sous-jacente est que la punition dissuade l'individu de commettre à nouveau des infractions, rend justice aux victimes, et envoie un message préventif au reste de la société sur les conséquences encourues pour de tels actes.
Pourtant, de plus en plus de gens doutent de la capacité de la justice punitive à atteindre ces objectifs, et affirment que cette approche ne fait qu'engendrer plus de violence. Dans les communautés marginalisées, de nouveaux paradigmes se dessinent : c'est le cas notamment de regroupements de femmes qui cherchent à guérir des violences sexuelles, et des communautés noires ou autochtones pour qui le recours à la police ne mène qu'à plus de torts et d'injustices. La justice réparatrice et la justice transformatrice sont des exemples de ces paradigmes. La première, la justice réparatrice, vise à réparer les torts causés par des individus, la plupart du temps en donnant aux victimes l'occasion de rencontrer la personne qui leur a fait du tort pour lui expliquer les répercussions de ses actes. La deuxième, la justice transformatrice, va encore plus loin : elle cherche à transformer les conditions qui rendent ces torts possibles et développer la prise de responsabilité, la transformation, la guérison et la sécurité de toutes et tous. Refusant le recours à la police et à l'État sous toutes ses formes, elle se tourne plutôt vers les communautés, perçues comme les mieux placées pour combler les besoins de leurs membres en matière de justice et de sécurité. Son objectif ultime est une révolution sociale qui éradiquera la violence en renversant les systèmes d'oppression et les injustices qui sont à sa source.
Le dossier qui suit présente différents points de vue et expériences concrètes en ce qui a trait aux justices réparatrice et transformatrice. Nous espérons que la lecture de ces textes vous inspirera à intégrer les principes de ces modèles dans vos pratiques et réflexions. Bonne lecture !

La guérison par la justice transformatrice
Les gens qui passent par le système de justice canadien après avoir été reconnus coupables d'un tort perçu sont séparé·es de force de leur famille, de leurs ami·es et de leur communauté. À leur arrivée en prison, la plupart des gens (moi comprise) font déjà, et depuis longtemps, l'expérience de ce cycle de séparation et de relocalisation nocif. Punition ultime, l'emprisonnement ne fait que causer plus de torts à l'individu, ainsi qu'à sa famille et sa collectivité.
Au Canada, passer d'un modèle de justice punitif à une justice transformatrice serait un pas dans la bonne direction. Selon Stas Schmiedt, la justice transformatrice « cherche non seulement à réparer les torts causés, mais aussi à comprendre pourquoi ces torts ont été causés, ainsi qu'à réparer les dynamiques sous-jacentes ayant créé les conditions de ces torts ». Dans les mots d'Adrienne Maree Brown, « comment changer, guérir et grandir à partir de la racine, de sorte que les torts ne soient plus possibles » ?
La guérison, une affaire collective
S'attaquer à la source du problème doit passer par nos communautés, et non par le gouvernement, qui criminalise et punit les gens aux prises avec des problèmes sociaux. La justice transformatrice se tourne donc non seulement vers les gens ayant causé des torts, mais aussi vers les membres de leur communauté, car tout le monde est responsable du bien-être et de la sécurité de toustes. Par exemple, ne rien faire lorsqu'on est témoin de comportements nuisibles permet à ces comportements de continuer, voire de s'aggraver. Ne rien dire en réponse à des blagues racistes, homophobes ou sexistes contribue à perpétuer la violence.
Je suis une survivante de violence sexuelle, verbale et physique. Mes mécanismes d'adaptation m'ont poussée à boire, à multiplier les relations sexuelles avec des inconnus, à m'automédicamenter à l'aide de drogues et à faire des tentatives de suicide. J'ai longtemps cru, à tort, que les services sociaux canadiens seraient là pour m'aider. Tout ce que j'ai reçu, ce sont des séjours en hôpital psychiatrique et en centre d'accueil pendant l'enfance, l'adolescence et à l'âge adulte. Autrement dit, j'ai été coupée de ma famille et de ma communauté en guise de punition pour mes comportements perçus comme problématiques. Dans un système de soins de santé sous-financé, on m'a diagnostiquée à tort avec un trouble bipolaire et prescrit des antidépresseurs et des psychorégulateurs.
En 2007, mes comportements nocifs ont abouti à un événement horrible. Quelqu'un a tenté de me violer et est passé proche de me tuer, dans ma propre maison. Mes voisins ont entendu mes cris à l'aide, mais personne n'est venu à mon secours. J'ai survécu à l'attaque, mais mon agresseur, malheureusement, non. Je peux juste m'imaginer à quel point les choses auraient été différentes si j'avais reçu le soutien dont j'avais besoin et si ma communauté s'était mobilisée. L'agresseur serait toujours en vie, avec sa famille, et ma vie à moi aurait pris une tout autre trajectoire. À la place, j'ai plaidé la légitime défense et j'ai reçu une peine d'emprisonnement à vie pour m'être protégée.
Au début, en prison, je pensais que la seule personne qui pouvait m'aider à m'en sortir, c'était moi-même, que c'était chacun pour soi. J'avais tout faux. La Société Elizabeth Fry, un organisme à but non lucratif qui vient en aide aux détenues femmes et de la diversité de genre partout dans au pays et engagé dans la lutte anticarcérale, venait à la prison de Joliette chaque mois. Elle organise des activités, exerce des pressions sur la direction des prisons afin d'améliorer les conditions d'incarcération, et milite au nom des détenues autour d'enjeux comme le racisme et la surreprésentation des Autochtones dans les prisons. Travailler auprès de ses membres en tant que présidente du comité des détenues a changé ma vie ; leur simple présence et leur bienveillance m'ont énormément aidée à guérir.
C'est à ce moment que j'ai eu une épiphanie. Alors que j'essayais de survivre dans une cage, j'ai commencé à aider les autres autour de moi et à faire tout mon possible pour rendre la vie de tout le monde plus supportable. Je me suis impliquée dans toutes sortes de projets et d'initiatives. J'ai présidé le comité des détenues pendant trois ans, j'ai rencontré régulièrement la direction de l'établissement pour amener à son attention leurs demandes, et j'ai été conseillère auprès de mes paires. C'est en aidant les autres que j'ai moi-même commencé à guérir. Si je ne peux changer ce qui m'est arrivé, je peux au moins changer le monde dans lequel ce genre de choses arrivent.
La justice transformatrice au quotidien
J'ai passé dix ans dans le système carcéral et la seule aide que j'y ai reçue, c'est celle de la communauté. Grâce à mes efforts et au soutien de ma communauté, et malgré les effets nocifs du système pénal, j'ai réussi, au cours de ces dix années, à guérir. Je suis sortie de prison en 2020 et j'ai trouvé depuis une communauté qui comprend les changements nécessaires pour stopper le cycle de la violence. Je travaille aujourd'hui pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry, je milite auprès du collectif féministe Joint Effort, je suis devenue rédactrice de rapports Gladue [1], et je participe activement à des initiatives de sensibilisation, notamment la Journée de la justice pour les détenu·es. J'utilise une approche de justice transformatrice dans ma vie personnelle et refuse désormais de garder le silence lorsque je suis témoin de remarques ou de gestes dommageables. Je suis dévouée envers ma communauté. J'ai une voix, et je la fais entendre.
[1] Les rapports Gladue fournissent des renseignements sur le contexte culturel, social et historique des contrevenants autochtones dans le but d'alléger leurs peines en raison de leurs conditions sociohistoriques désavantageuses.
Johanne Wendy Bariteau a une connaissance poussée du système carcéral canadien et de ses conséquences sur les personnes incarcérées dans les prisons fédérales pour femmes. Ayant œuvré au sein de plusieurs groupes et organisations en soutien aux personnes incarcérées et anciennement incarcérées à travers le Canada, elle travaille maintenant pour l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry.
Illustration : Ramon Vitesse

Le syndicat des professeur·es de l’UQAM appelle à protéger la flottille pour Gaza
Alors que la flottille Sumud vient de quitter la Tunisie et a mis le cap sur Gaza, les professeur·es de l'UQAM interpellent leur centrale syndicale, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), deuxième plus grande centrale du Québec, avec plus de 330 000 membres et le gouvernement du Canada.
Face à l'urgence elles et ils demandent à leur centrale de prendre ses responsabilités et de saisir la Confédération syndicale internationale (CSI), la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël (Histadrut) et le Gouvernement du Canada afin qu'ils prennent les mesures nécessaires pour assurer la livraison et la distribution de l'aide humanitaire apportée par la flottille Sumud.
De telles prises de positions syndicales, réellement internationalistes, et qui exigent des gouvernements qu'ils prennent concrètement leur responsabilité sont rares et elles méritent d'être diffusées.
RÉUNION DU CONSEIL SYNDICAL
Le 18 septembre 2025 EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL
LE GÉNOCIDE À GAZA, LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ET LE RALLIEMENT AUTOUR DE LA FLOTTILLE HUMANITAIRE SUMUD
Proposition du Comité exécutif
[1] ATTENDU le rapport de la Commission d'enquête indépendante des Nations Unies sur le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et Israël du 16 septembre 2025 ;
[2] ATTENDU qu'au terme de son analyse la Commission conclut :
[S]tatements made by Israeli authorities are direct evidence of genocidal intent. Additionally, on the basis of circumstantial evidence, the Commission finds that genocidal intent was the only reasonable inference that could be drawn based on the pattern of conduct of the Israeli authorities. Thus, the Commission concludes that the Israeli authorities and Israeli security forces have the genocidal intent to destroy, in whole or in part, the Palestinians in the Gaza Strip.
[3] ATTENDU que le jour-même de la publication du rapport, les Forces de défense israéliennes ont déclenché une invasion terrestre de la ville de Gaza ;
[4] ATTENDUles ordonnances de la Cour internationale de Justice des 26 janvier,
28 mars et 24 mai 2024 exigeant du gouvernement d'Israel des mesures visant à la prévention d'actes de génocide à Gaza ;
[5] ATTENDU le rapport de l'organisation palestinienne Al-Haqdu 22 juillet 2025 intitulé « Third States and International Organisations Complicity in Genocide through the Failure to Protect Palestinians and Failure to Enforce International Law », et le rapport de l'organisation palestinienne Palestinian Center for Human Rights du 28 août 2025 intitulé « Voices of Genocide » ;
[6] ATTENDU le rapport de l'organisation israélienne B'Tselem du 27 juillet 2025 intitulé Our Genocide, et le rapport de l'organisation israélienne Physicians for Human Rights intitulé Genocide in Gaza du 28 juillet 2025 ;
[7] ATTENDUl'appel de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël (le Histadrut) à la grève générale en septembre 2024 pour forcer un cessez-le-feu à Gaza ;
[8] ATTENDU le refus de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël de participer à la grève générale le 17 août 2025, pourtant soutenue entre autres par des universités, des organisations de la société civile, le Barreau d'Israël, et 80 municipalités, en contestation de la stratégie du gouvernement Netanyahou à Gaza, de l'occupation de la ville de Gaza, et en faveur d'une fin négociée à la guerre ;
[9] ATTENDU que le selon les termesmêmes utilisés par la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël :
If the trade union movement is to remain a force for good, it must return to its roots. That means standing up for all workers, Israeli and Palestinian alike, without prejudice or political bias. It means engaging in honest dialogue, rejecting extremism, and promoting coexistence over confrontation. Solidarity is not a slogan. It is a responsibility. And it must be extended to all, or it means nothing at all.
[10] ATTENDU que la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël a manifesté l'importance d'acheminer l'aide humanitaire à Gaza ;
[11] ATTENDU la constitution le 31 août 2025 de la flottille humanitaire Sumud, d'une cinquantaine de vaisseaux, affrétés par des organisations de la société civile internationale, à destination de Gaza malgré le blocus naval des côtes palestiniennes par les Forces de défense israéliennes ;
[12] ATTENDU la coalition intersyndicale européenne et internationale organisée en soutien à la flottille Sumud, et la menace des dockers européens de bloquer le traffic portuaire si la flottille est interceptée par les Forces de défense israéliennes ;
[13] ATTENDU que la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël est membre de la Confédération syndicale internationale, tout comme l'est la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ;
[14] ATTENDU les résolutions du Conseil syndical du SPUQ du 16 février 2024 et du 31 mai 2024 concernant la guerre à Gaza ;
[15] ATTENDU l'importance de la solidarité internationale des travailleuses et travailleurs, et la responsabilité historique qui pèse sur les organisations syndicales progressistes de s'opposer au fascisme et au colonialisme sous toutes leurs formes ;
[16] ATTENDU les discussions en séance ;
IL EST RÉSOLU QUE LE CONSEIL SYNDICAL :
[17] AFFIRME sa solidarité avec le peuple palestinien dans l'exercice de son droit à l'autodétermination et à la survie, ainsi qu'avec les organisations syndicales palestiniennes ;
[18] AFFIRME sa solidarité avec les forces progressistes israéliennes qui s'opposent au gouvernement fascisant de Netanyahou et à la campagne militaire caractérisée de génocidaire par la Commission d'enquête indépendante des Nations Unies ;
[19] REJETTE l'instrumentalisation irresponsable de l'antisémitisme par le gouvernement fascisant de Netanyahou pour protéger ses actions criminelles de la critique internationale et du jugement de l'histoire ;
[20] SALUE l'initiative courageuse des dockers européens et la solidarité affichée par les personnes et organisations qui les appuient, et déplore que l'inaction des gouvernements oblige les travailleuses et travailleurs à des mesures d'action directe pour s'opposer à ce qui est caractérisé par les Nations Unies comme un génocide ;
[21] DEMANDE à l'exécutif de la CSN de saisir la Confédération syndicale internationale en vue d'une prise de position sur la qualification historique du génocide en cours à Gaza et sur les conséquences à en tirer pour le mouvement syndical international ;
[22] DEMANDE à la Présidente de la CSN, Caroline Senneville, de solliciter personnellement le Président de la Fédération générale des travailleuses et travailleurs d'Israël, Arnon Bar-David, pour qu'il exige du gouvernement israélien des garanties pour le libre passage de la flottille Sumud et une distribution libre des denrées humanitaires auprès de la population de Gaza.
[23] DEMANDE à la Présidente de la CSN de solliciter le Premier ministre du Canada pour que le Canada garantisse la sécurité des membres de la flottille et l'acheminement de l'aide humanitaire à la population de Gaza ;
[24] MANDATE le Comité exécutif du SPUQ pour qu'il achemine d'urgence cette résolution à toutes les organisations syndicales appelées à l'action.
ADOPTÉE À L'UNANIMITÉ
L’amour, l’art et le hasard, une philosophie de la vie en résistance
L’assaut sur Gaza a tué plus de journalistes que toutes les grandes guerres

Marxisme et écologie : notes pour un programme de réflexion
La conjoncture actuelle, marquée par la montée de l’internationale réactionnaire, semble avoir fait reculer les luttes écologistes. Au Canada et au Québec, l’élite indexe sa politique économique nationale sur celle du plus gros poisson de la chaîne impérialiste mondiale : les États-Unis. Si Trump recule en bloc sur les accords de Paris, la preuve est faite : nous devons faire de même. Alors qu’elle cherchait jadis à apparaître sous son jour le plus « vert », la bourgeoisie canadienne se recentre sur ses vieilles priorités : la compétitivité, le flux des capitaux, en un mot, la croissance capitaliste.
Ce texte s’inscrit dans ce moment politique. Il rappelle que l’écologie peut et doit continuer à être l’un des ciments des luttes populaires. L’auteur défend que l’écologie marxiste devient un champ de débats à investir pour revitaliser ces luttes, en plus de fournir une réflexion stratégique et des pistes d’action. C’est son grand mérite que d’offrir une synthèse générale des principales discussions théoriques sur l’éco-marxisme, tout en les articulant au contexte québécois.
Par D.R. (été 2025)
Au moment d’écrire ces lignes, l’alliance des Premières Nations MAMO[1], composée de chefs héréditaires et gardiens du territoire Atikamekws, Innus et Abénakis bloquent plusieurs routes et chantiers forestiers. Des appels à la solidarité et au soutien se partagent dans les réseaux progressistes[2]. Pendant ce temps, celui des vacances de la construction, les VR fusent sur la 40 et la 20, sur la 132 et la 138, les quartiers de lime se font enfoncer dans les longs goulots des coronas lights tenus par les amis de la famille assis sur leurs chaises de camping, et on entend les gens regretter l’époque où on pouvait goûter sans tracas la légèreté de l’émission estivale Sucré Salé. Les gardiens du territoire autochtones dans les mouches à chevreuil et les machineries à l’arrêt, les classes populaires qui recherchent à goûter enfin un moment de détente qui rompt avec le quotidien : deux solitudes au fond de l’été.
Les Atikamekws, Innus et Abénakis ne sont pas pour autant les seuls à lutter, mettant leurs corps et leurs existences légales en jeu, pour la protection du territoire – qu’on ne saurait plus simplement nommer aujourd’hui « québécois » l’esprit tranquille. Les raisons ne manquent effectivement pas. Les dernières années de l’épisode caquiste, qui semble bientôt tirer à sa fin, aura été le théâtre de nombreux affronts lancés aux milieux sociaux et naturels du Québec. Le projet de loi 97, déposé en avril 2025, qui pourrait céder sans consultations adéquates le tiers des forêts québécoises aux extractivistes forestiers et qui a provoqué la mobilisation de MAMO, n’est que la plus récente attaque. Rappelons que le projet de loi 69, actuellement en révision parlementaire jusqu’en septembre 2025, compte libéraliser le secteur de l’énergie au Québec, mettant ainsi à mal le monopole déjà fissuré d’Hydro-Québec, et ce, au nom de la lutte « efficace » contre les changements climatiques et la croissance économique « verte ». Pensons en outre au projet de loi 81 qui vise à permettre à l’exécutif d’autoriser des « travaux préalables » pour des projets extractifs avant l’évaluation environnementale du BAPE, dans le but d’entraîner des économies pour les (amis des) entreprises. Les simples noms de Stablex, Northvolt, TES Canada, Fitzgibbon et ses « blocs d’électricité » à lui, suffisent pour évoquer l’essentiel : l’odeur âcre de dépossession qui flotte dans l’air, mêlée à la fumée des feux de forêt.
C’est dans ce contexte que le mouvement environnemental québécois est secoué de son sommeil pandémique et, obligé par les événements, qu’il a renoué avec la critique de la consanguinité nauséabonde entre capital, colonialisme et État. Car il est en effet difficile de ne pas voir dans le gouvernement de la CAQ l’ingénuité de ceux qui croient que de se faire le comité d’administration de la classe capitaliste est le meilleur moyen de garantir la place au soleil du peuple (blanc et francophone) québécois. Le rapport au territoire ne change pas, mais la justification, si, qui est dorénavant vertueuse : on le fait au nom de « la transition écologique ». Cette vision est largement technocentriste, axée sur l’enjeu carbone, néo-extractiviste, clientéliste et néolibérale. Élargissant la sphère du marché, l’État québécois intervient néanmoins de manière active afin de rendre le territoire québécois plus investissable, de rendre moins risquée la recherche de profitabilité sur ses étendues, et – le refrain – de le valoriser pour en distribuer les fruits sous forme de (quelques) emplois. Ainsi, la transition énergétique et/ou écologique s’est de plus en plus affirmée dans les dernières années comme le moyen de réaliser la chimère de la croissance verte, et – non accessoirement – de soigner le complexe atavique du « retard québécois », quoi qu’à la manière étroite du mononc’ appliquant, comme les plus hot que lui, la logique concurrentielle du « manger ou être mangé ». En un mot : Elvis Gratton en char électrique.
Les projets justifiés au nom de « la transition » prennent et risquent de prendre de plus en plus le devant de la scène écologique politique en tant que forces à affronter, théoriquement et pratiquement. Dans ce contexte, la question du rapport entre antagonismes de classe, capital, État, lutte et transition écologique est plus actuelle et urgente que jamais. C’est pour nous préparer à encaisser ce choc, qui a déjà commencé, que je propose de faire connaître l’éco-marxisme qui, à mes yeux, recèle la potentialité de contribuer à l’affûtage des armes théoriques et politiques des mouvements de résistance écologiques et socialistes québécois. Ainsi, le présent essai a pour objectif de faire connaître quelques aspects de la littérature éco-marxiste contemporaine et de révéler succinctement ces bénéfices pour regarder la conjoncture québécoise les yeux dans les yeux, et l’affronter. Un mot, toutefois, sur ma démarche.
Parlant de la tradition politique occidentale, Hannah Arendt aimait citer le mot de René Char, poète et résistant, selon lequel « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». C’est qu’il appartiendrait à toute collectivité politique de s’approprier réflexivement, dans l’élément de l’action, les concepts hérités de liberté, d’égalité, de politique, d’action et ainsi de suite. Or, une des spécificités de la tradition marxiste est qu’elle a précisément longtemps été, au contraire, précédée d’un testament – d’ailleurs assez contraignant – sous la forme de la doctrine soviétique, des lignes de partis et autres orthodoxies institutionnalisées. Cela est lié à la finalité pratique de la théorie marxiste, et à tout un tas de contingences historiques et politiques. Néanmoins, le fait est que donner réellement vie à l’héritage marxiste exige – là est la porte étroite que je tenterai d’emprunter ici – de s’inspirer sans imiter le geste de tous les marxistes nous ayant précédés, et de conserver un esprit de liberté par rapport à la lettre marxienne et engelsienne.
C’est pourquoi ce court essai ne prendra pas la forme d’une énième démonstration du fait que le « isme » du marxisme tombe effectivement, essentiellement ou objectivement, sous le « isme » de l’écologisme. À mes yeux, il s’agit d’une question qui a fait couler trop d’encre, et pour somme toute peu de résultats qui importent réellement d’un point de vue politique[3]. Ces débats servent d’excellents prétextes pour justifier la rédaction d’articles académiques, mais en tant que débats qui ont souvent simultanément des aspirations analytiques, politiques et stratégiques, ils ne sont pas sans lien avec la dynamique factionnaire commune dans les mouvements de gauche. En plus de laisser place, en somme, à de sempiternelles discussions historiographiques et exégétiques d’ordre essentiellement herméneutique, qui peuvent par ailleurs avoir leur pertinence dans certains contextes spécifiques, ils mènent la plupart du temps à des combats ringards d’hommes de paille qui nous font oublier l’essentiel. Que pendant qu’on s’arrache les cheveux à essayer de (se) convaincre du caractère vert de la pensée du vieux Marx ou du véritable sens du concept de dialectique, nous sommes en réalité seuls au milieu d’un champ ayant été délaissé depuis longtemps par les gens qui cherchent des ressources théoriques utiles pour penser leur action, et que nos discussions font l’effet d’un épouvantail pour ceux et celles qui se demandent « quoi faire » et qui tentent de trouver la clé de la synthèse rouge-verte tant espérée. Mon point : elle ne se trouve pas clé en main dans une note de bas de page du Capital.
C’est pourquoi j’aborderai ici l’éco-marxisme comme un champ de recherche, comme un champ de problématiques ouvert, caractérisé par une sensibilité pour certains types de problèmes et unifié par une communauté d’hypothèses de travail – et non comme une doctrine plus ou moins dogmatique condamnée à se répéter inlassablement. Ainsi, l’enjeu est pour moi de montrer que l’éco-marxisme pose les bonnes questions, sans avoir toutes les réponses, de dégager les champs d’enquête qu’elles ouvrent et, au passage d’en tirer quelques enseignements pertinents pour l’intelligence de notre conjoncture et des luttes actuelles.

L’approche matérialiste historique de l’écologie
J’aimerais d’abord aborder le type de posture critique et politique qu’implique l’éco-marxisme, qu’on pourrait aussi appeler l’écologie matérialiste historique. Car en effet, la première hypothèse de travail de l’éco-marxisme est celle du matérialisme historique, à savoir que ce qui doit être premier dans notre conception du rapport nature-société, c’est le travail concret et matériel de reproduction de la vie humaine par lequel celle-ci, en modifiant les conditions biophysiques (la « nature ») dont elle dépend toujours, s’assure une durabilité et, en même temps, transforme ses structures sociales. Beaucoup d’efforts ont été consacrés pour déterminer si cette conception du rapport nature-société est dualiste ou non, le dualisme moderne étant généralement associé par les critiques de la modernité occidentale à une foule de rapports hiérarchiques structurant les processus de naturalisation de la domination sociale[4].
Qu’on me permette d’enjamber ces débats assez techniques pour signaler simplement que l’approche matérialiste historique a, selon moi, le bénéfice, d’un côté, de faire théoriquement droit au rapport de dépendance indépassable (le moment « matérialiste »), quoique hautement modifiable suivant les transformations des structures sociales (le moment « historique »), que les sociétés humaines entretiennent avec la nature, dont elles font évidemment partie. De l’autre côté, cette approche révèle que la distinction analytique entre société et nature est nécessaire afin d’analyser, mais surtout de critiquer, la manière dont certaines structures sociales (telles que le « capitalisme industriel ») transforment la nature de manière plus délétère que d’autres. Après tout, il faut bien être capable d’isoler non seulement la responsabilité humaine indéniable dans les bouleversements écologiques actuels, mais, plus encore, de pointer du doigt les structures de classe, de genre et de racialisation qui rendent certains types de société, certains groupes et certains individus plus responsables que d’autres de cet état de fait. C’est d’ailleurs pourquoi le concept d’anthropocène n’est pas en soi inutile, mais que celui de capitalocène est sans doute meilleur d’un point de vue critique. C’est aussi pourquoi l’éco-marxisme est évidemment une théorie anticapitaliste et révolutionnaire, étant fondée sur l’étude de contradictions indépassables, bien que pouvant être différées[5], entre rapports de production, forme de vie et croissance capitaliste, d’un côté, et conditions biophysiques, de l’autre.
Ces remarques conceptuelles ne sont pas sans conséquences pour la théorie ni pour les dimensions éthiques et politiques des luttes en cours au Québec. Elle permet d’abord de faire droit à deux grands slogans des luttes écologiques, qu’il faut savoir tenir ensemble. D’un côté, le « nous sommes la nature qui se défend » souvent entendu dans les manifestations écologistes, qui signale la relationalité fondamentale qui relie les humains à leurs conditions biophysiques et qui montre que défendre la nature, c’est défendre les humains. De l’autre côté, « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage » qui signale que cette relationalité est un lieu de luttes et de rapports de force, que certains types de relations à la nature sont préférables à d’autres, et qu’une élite doit être tenue responsable pour le désastre écologique et social contemporain.
Ensuite, ce point de départ matérialiste implique, fort pragmatiquement, que nos pratiques de reproduction de nos vies, nos pratiques de subsistance, délimitent les visions du monde que nous sommes susceptibles d’adopter durablement et profondément – plus longtemps qu’une fin de semaine au chalet. Un·e montréalais·e dont la subsistance dépend presque entièrement de l’expérience aliénante du salariat et de l’existence d’un marché de biens et services, qui est matériellement coupé des conditions écologiques permettant la production (une fois passée dans les dédales de la techno-masse industrielle moderne) de son alimentation, peut difficilement être animiste. Il s’agit du fondement de la théorie matérialiste qui exige de la pensée critique et stratégique un peu de pragmatisme. Il est peut-être vain, et même contre-productif et offensant dans certains cas, pour un·e franco-québécois·e appartenant à la majorité allochtone et vivant dans les centres urbains de la vallée du Saint-Laurent, de singer l’animisme dans ses pratiques de luttes, dans ses discours à teneur politiques ou dans ses efforts de mobilisation. À ce titre, il appartient à tous et toutes d’être honnêtes avec soi-même.
Par ailleurs, loin de moi la volonté d’accuser unilatéralement le mouvement environnementaliste québécois de « singer l’animisme », ni de discréditer la nécessaire solidarité que nous devons entretenir avec les luttes autochtones, ni d’ignorer le fait que les blancs aient énormément à apprendre des cultures, traditions et pratiques de luttes autochtones, ni de me prononcer sur la validité des visions du monde occidentales et/ou autochtones. Mon seul point est de dire que si l’imagination politique est certainement une partie intégrante de la réflexion et de l’action écologiste et socialiste, et que s’il est vrai que les visions du monde autochtones inspirent objectivement un grand nombre de personnes et groupes en luttes, tout comme les luttes autochtones font souvent office de flambeaux dans la nuit pour ceux qui rêvent d’un monde plus juste ; malgré tout cela, il subsiste le fait qu’il est mal avisé de baser un discours de transformation écologiste et socialiste sur « l’indigénisation » des masses blanches. Ce discours stratégique a pris racine dans plusieurs milieux militants, souvent universitaires. Or, les vents de face sont simplement trop forts. C’est un enseignement essentiel de ce que j’appelle l’éco-marxisme.
N’en déplaise à plusieurs, le vieux débat « matérialisme versus idéalisme » refait ici surface, dans la réflexion stratégique rouge-verte. L’argument de l’éco-marxisme est que la posture matérialiste a l’avantage de souligner, simplement, qu’il faut sortir de la problématisation de l’enjeu écologique comme une interrogation sur la posture morale qu’il faudrait adopter, de quelle vision du monde est la plus écologique, comme si la volonté morale pouvait émanciper le sujet politique de ses conditions matérielles sociales, comme si on pouvait tout simplement choisir, grâce à une parfaite liberté d’airain, les valeurs qui nous animent, et par effet de contamination, se faire les passeurs de la vertu pour convertir les récalcitrants. On perçoit ici un réflexe de consommateur de l’action et d’une conception libérale des processus de transformation sociale.
L’hypothèse des éco-marxistes est qu’il faut plutôt reposer le problème à partir de celui des conditions matérielles d’existence, de l’exploitation et de l’aliénation dans l’organisation du travail concret[6]. On ne saurait penser les conditions d’émergence de sensibilités et de visions du monde plus « écologiques », qui devront effectivement voir le jour, notamment chez les Québécois·es urbanisé·es, sans s’attaquer frontalement à la question des conditions de subsistance et réussir à montrer que les conditions de vie, qui sont si malmenées depuis la contre-révolution néolibérale, sont en grande partie déterminées par des facteurs écologiques, par le métabolisme de nos sociétés et donc par la santé des écosystèmes. Bref, comme souvent, les problèmes théoriques, abstraits et moraux, se résolvent dans la pratique : ici, dans celle visant à transformer l’organisation concrète de la reproduction de la vie. C’est peut-être un des chemins qu’on peut emprunter pour montrer en quoi les luttes anticapitalistes et les initiatives de reconfiguration des rapports de subsistance concrets au territoire peuvent être qualifiées d’écologistes.
Travail et écologie
La question du travail et des conditions de vie est donc centrale pour les penseurs éco-marxistes, autant théoriquement que stratégiquement. Nombre de celles-ci pourraient être interprétées comme des extensions et des applications contemporaines de la thèse séminale de Marx selon laquelle le procès de production capitaliste dégrade tout autant le travailleur que la terre[7], les deux phénomènes étant les deux faces d’une même médaille, deux regards sur le même phénomène. On pourrait ainsi dire que la littérature éco-marxiste se caractérise par la volonté de tenir ensemble ces deux enquêtes qui n’en font finalement qu’une seule.
La position éco-marxiste se démarque d’un point de vue théorique, celui de l’étude des causes présidant à la catastrophe écologique qu’on connaît aujourd’hui, mais aussi d’un point de vue stratégique, celui de savoir par quel bout doit être prise la question d’échafauder un projet écologique populaire. Le pari est qu’on gagne à prendre ces problèmes à partir « du point de la production », où est concentrée le pouvoir de créer des chemins de dépendances aux conséquences écologiques dévastatrices (investir dans un oléoduc), le pouvoir de se doter d’une demande pour des biens et services écologiquement désastreux au point de consommation, bref de contrôler l’économie. La posture éco-marxiste prend le contre-pied analytique et stratégique de la position libérale dominante qui consiste à inonder d’une lumière accusatrice et moralisante le consommateur individuel et à lever les yeux sur le rapport capital-travail. Or, c’est lui qui oriente le plus, dans la production et la reproduction sociale, dans la sphère du travail (payé ou non) et dans les modalités du salariat (ou du chômage), la conception du monde plus ou moins verte ou rouge que les gens sont susceptibles de manifester. On pourrait même dire que leur qualité de vie reste et sera toujours le facteur déterminant dans la mobilisation écologiste des classes moyennes et populaires, et ce, à une échelle mondiale[8]. Lier la question des conditions de vie concrètes, de la misère et de la précarisation, avec celle des conditions écologiques, est la tâche la plus importante, mais aussi la plus difficile, que se donne le programme éco-marxiste.
Corollairement, il semble stratégiquement essentiel de donner une voix, de reconnaître et de rendre visible la misère du Nord pour rendre audible dans les cafés de quartiers populaires, dans les gaz-bars et les poutineries, la douleur du Sud. On ne peut pas niveler les rapports de classe dans le Nord et opposer en bloc le Nord et le Sud, comme si tous les Québécois·es, par exemple, étaient responsables de la même manière des injustices environnementales accablant les régions pillées et exploitées du globe[9]. Il en va de la possibilité même de rendre plausible, convaincant et simplement possible un environnementalisme des classes travaillantes.

Capital et énergie
Un des dadas de la littérature éco-marxiste est son investigation des liens de dépendance structurelle entre le capitalisme et sa base énergétique. Tandis que l’histoire de l’analyse de la spatio-temporalité du capitalisme industriel est depuis longtemps un sujet d’intérêt pour les géographes marxistes, commençant avec l’œuvre titanesque de David Harvey[10], poursuivie par des figures telles que Neil Smith, Noel Castree, ou Matt Huber, la question du rapport entre capitalisme et énergie a progressivement pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure des diverses vagues de greenwashing ayant accompagné les diverses annonces de « transition énergétique ». À ce niveau, un pan du travail éco-marxiste a été et continue d’être l’investigation du rapport historique, actuel et à venir entre les énergies fossiles et le capitalisme comme mode de production et de forme de vie. À ce niveau, la spécificité de l’éco-marxisme est, encore une fois, de localiser son point de départ analytique dans les rapports de production et de propriété changeant selon les époques et les contextes. Tout rapport de production ne s’harmonise pas arbitrairement avec n’importe quelle source énergétique. La proposition fondamentale de l’éco-marxisme est que les rapports de production et les rapports sociaux capitalistes, basés sur la privatisation des moyens de travail et la médiatisation de la reproduction de la vie par un marché relativement compétitif, ont trouvé leur base énergétique adéquate, permettant à ceux-ci de prendre une dimension véritablement globale, dans les énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz)[11]. Celles-ci ont en effet l’avantage (aux yeux du capital) d’être stockables et donc accumulables et contrôlables, transportables, énergétiquement denses et polyvalentes, conférant une mobilité spatiale et une élasticité temporelle aux processus matériels de métamorphose du capital.
Un autre champ d’enquête, plus récent encore, consiste en la théorisation du soi-disant « capitalisme vert » qui serait basé non plus sur les énergies fossiles, mais sur les énergies renouvelables qui ont évidemment un tout autre profil spatio-temporel, étant généralement moins denses, polyvalentes et stockables (à l’exception de l’hydroélectricité), que le charbon ou le pétrole. La question en débat est de savoir si un capitalisme basé sur des énergies renouvelables serait même possible et, si oui, avec quelles transformations sociales, politiques et économiques, étant donné que les énergies fossiles ne fournissent pas seulement la base énergétique de nos sociétés industrielles avancées, mais aussi une grande part de sa base matérielle (le plastique) et alimentaire (les fertilisants synthétiques)[12].
Ces deux grandes questions sont traitées par les éco-marxistes en termes théoriques généraux, mais sont aussi mises en contexte. La question du capitalisme fossile et celle du capitalisme vert ne se posent évidemment pas de la même manière au Québec qu’au Qatar. De même que la grande œuvre d’Andreas Malm sur l’émergence du capitalisme fossile en Angleterre pendant la révolution industrielle n’a pas de validité universelle. Beaucoup reste à faire au niveau de la contextualisation et de l’historicisation du rapport entre relations de production et relations sociales capitalistes, et la possibilité de les harmoniser à des énergies renouvelables.
Lutte des classes et transition
Il est beaucoup plus facile de célébrer ou de déplorer vocalement la lutte des classes, dépendant du côté où on se situe, que de l’analyser. C’est sans doute encore plus vrai quand il s’agit d’opérationnaliser une analyse de classe marxiste avec les enjeux socio-environnementaux soulevés par les efforts (authentiques ou hypocrites) de transition hors du capitalisme fossile[13]. Pourtant, il est d’une importance cruciale, là est la conviction de tout éco-marxiste, de fournir une analyse de classe de la transition énergétique qui rompt avec la conceptualisation dominante, techno-centrée, ingénue et power-blind. Celle-ci pourrait presque se résumer de la manière suivante : attendre que les capitalistes développent lentement des technologies vertes moins dispendieuses, que les consommateurs d’énergie vont alors acheter mécaniquement, à la recherche d’intrants énergétiques au plus bas coût, le processus parrainé par un État maniant à l’égard des capitalistes fossiles la carotte plutôt que le bâton[14]. Or, contrairement à cette recette pour un désastre, il s’agit de prendre acte avec les éco-marxistes, encore une fois, de l’enracinement des forces productives dépendantes des énergies fossiles dans les rapports de production et de propriété dont la configuration étatique et capitaliste varie selon les contextes.
Contextualiser cette question force les éco-marxistes, avec beaucoup de gains en concrétude et en force de persuasion, à développer une théorie sociopolitique de l’hégémonisation des intérêts de classe liés aux secteurs fossiles et à leur conversion ou leur diversification dans les secteurs renouvelables. À ce sujet, l’empreinte d’Antonio Gramsci est partout, comme celle de Nikos Poulantzas. Les théories de l’hégémonie et de l’État marxistes permettent dans ce contexte de comprendre comment les intérêts de classe sont négociés dans les diverses alcôves des appareils d’État et dans la société civile, comment ils font l’objet de processus de légitimation discursifs menant à la construction et au maintien constant d’un certain « sens commun » anti-écologique ou fondamentalement inoffensif, et comment ils sont affrontés par diverses forces contre-hégémoniques[15].
À mes yeux, c’est ici qu’il y a le plus à faire, notamment au Québec, qui a la particularité de ne pas avoir de bloc hégémonique fossile domestique extrêmement puissant, ce qui ouvre la porte à l’hégémonisation d’un programme de croissance verte plus affirmé. Celui-ci doit néanmoins toujours composer avec les pressions du bloc fossile de l’Ouest canadien tout en réussissant à rendre crédible le mariage d’intérêts entre le projet local de croissance verte et celui des divers vautours internationaux à la recherche d’intrants permettant de verdir leurs industries – hydroélectricité, terres abordables et eau douce. Il est difficile de comprendre les luttes écologiques politiques actuelles et celles à venir au Québec sans avoir l’esprit lucide par rapport à la question du rapport non accidentel entre les luttes des classes domestiques et globales, l’agenda québécois pour la croissance verte, la démonopolisation d’Hydro-Québec, les attaques sur la souveraineté territoriale autochtone, la marchandisation encouragée par l’État caquiste de biens communs écologiques, la légitimation verte de l’extractivisme et j’en passe. Voilà l’hypothèse de travail que propose, sans détours, l’éco-marxiste face à la conjoncture québécoise : la lutte des classes est la clé de compréhension permettant de connecter tous les points. Mais, encore une fois, beaucoup reste à faire à ce niveau : il s’agit maintenant de se mettre au travail.
Bibliographie
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[1] L’alliance des Premières Nations MAMO a été créée à la suite d’une assemblée tenue à La Tuque le 11 avril 2025 pour faire face à la surexploitation de leurs terres ancestrales par les entreprises minières, forestières et énergétiques qui menacent leurs traditions et coutumes ancestrales. « Mamo » en Nehiromowin (langue des Atikamekw) et « mamu » en Innuaimun (langue des Innuat) signifient « ensemble ». Voir en lige :
https://www.facebook.com/people/Premi%C3%A8re-Nation-MAMO-MAMU-First-Nation/61576252172060/?_rdr
[2] Pour contribuer : https://gardiensduterritoire.com/
[3] Entre autres, on a reproché à la tradition marxiste d’être anthropocentrique, prométhéenne, de ne pas prendre en compte les limites naturelles, de concevoir la nature de manière instrumentale, d’échouer à incorporer des valeurs authentiquement écologiques dans son armature normative, de dénigrer la vie paysanne et j’en passe – ce à quoi les marxologues éco-socialistes ont répondu point par point. Pour ceux et celles que ça intéresse, voir pour commencer John Bellamy Foster et Paul Burkett, Marx and the Earth: An Anti-Critique (Leiden : Brill, 2016).
[4] Pour des discussions serrées de ces enjeux, voir Kate Soper, What is Nature?: Culture, Politics and the Non-Human (Oxford ; Cambridge, Mass : Wiley-Blackwell, 1995); Andreas Malm, The Progress of This Storm: Nature and Society in a Warming World (London ; New York : Verso, 2018); Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism, nouvelle édition (Cambridge ; New York, NY : Cambridge University Press, 2023).
[5] Sur la question du déplacement des coûts sociaux et environnementaux du capitalisme, par exemple dans le contexte de la transition énergétique, voir Christos Zografos et Paul Robbins. « Green Sacrifice Zones, or Why a Green New Deal Cannot Ignore the Cost Shifts of Just Transitions », One Earth 3, no 5 (20 novembre 2020) : 543‑46. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2020.10.012; Miriam Lang, Mary Ann Manahan, et Breno Bringel, The Geopolitics of Green Colonialism Global Justice and Eco-social Transitions (London : Pluto Press, 2024); Andreas Roos et Alf Hornborg. « Technology as Capital: Challenging the Illusion of the Green Machine », Capitalism Nature Socialism 35, no 2 (2 avril 2024) : 75‑95. https://doi.org/10.1080/10455752.2024.2332218.
[6] C’est une intuition qui fonde par exemple la proposition stratégique suivante, qui a en outre ses propres problèmes : Matthew T. Huber, Climate Change as Class War: Building Socialism on a Warming Planet (London ; New York : Verso, 2022).
[7] Karl Marx, Le Capital, Volume I (Paris : Éditions sociales, 2022), 484.
[8] Évidemment, l’hétérogénéité des expériences est ici immense et suit les lignes de pouvoir impérialistes, coloniales et de genre, entre autres. Voir là-dessus les classiques Maria Mies, Patriarchy and Accumulation On A World Scale: Women in the International Division of Labour (London : Palgrave Macmillan, 1998); Ariel Salleh, Ecofeminism As Politics: Nature, Marx and the Postmodern (London ; New York : Zed Books, 1997).
[9] Pour une discussion de ces enjeux, voir Ulrich Brand et Markus Wissen, The Imperial Mode of Living: Everyday Life and the Ecological Crisis of Capitalism (London ; New York : Verso, 2021).
[10] David Harvey, The Limits to Capital, nouvelle édition (Oxford : Basil Blackwell, 1984).
[11] Andreas Malm, Fossil Capital: The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Illustré édition (London : Verso, 2016); Matthew T. Huber, Lifeblood: Oil, Freedom, and the Forces of Capital, Illustré édition (Minneapolis : Univ Of Minnesota Press, 2013); Adam Hanieh, Crude Capitalism: Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market (London New York : Verso, 2024); William K. Carroll, Refusing Ecocide: From Fossil Capitalism to a Liveable World (London : Routledge, 2025).
[12] Voir Brett Christophers, The Price is Wrong: Why Capitalism Won’t Save the Planet (London ; New York : Verso, 2024); Hanieh, Crude Capitalism, 135 et ss.
[13] Un excellent état de la question : Murat Arsel. « Climate change and class conflict in the Anthropocene: sink or swim together? », The Journal of Peasant Studies 50, no 1 (2 janvier 2023) : 67‑95.
https://doi.org/10.1080/03066150.2022.2113390.
[14] Pour une déconstruction chirurgicale de ce narratif, voir Christophers, The Price is Wrong.
[15] Dans le contexte du Canada, voir par exemple Carroll, William K., dir., Regime of Obstruction: How Corporate Power Blocks Energy Democracy (Edmonton, AB : Athabasca University Press, 2021).
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