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L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire (1925-1935)
L’article qui suit plonge au coeur de la mobilisation des militantes communistes et libertaires de la première moitié du XXe siècle au Québec, en mettant en lumière leurs initiatives au sein de l’Université ouvrière d’Albert Saint-Martin. Il montre comment ces héroïnes montréalaises se sont emparées des théories révolutionnaires pour lutter contre leur oppression, tout en tissant des liens entre leur combat et la libération de toute l’humanité laborieuse. Cet article est initialement paru dans le numéro 31 des Nouveaux Cahiers du socialisme (Printemps 2024).
L’Université ouvrière de Montréal et le féminisme révolutionnaire (1925-1935)
Mélissa Miller
L’Université ouvrière (UO) est fondée à Montréal en 1925, sous l’impulsion du militant Albert Saint-Martin (1865-1947)[1]. Prenant ses distances avec la IIIe Internationale communiste, l’Université ouvrière se veut un lieu d’éducation populaire pour la classe ouvrière francophone montréalaise. De 1925 à 1935, son activité « alimente la critique du libéralisme et du capitalisme et participe à la propagation des idéaux anticléricaux, communistes, marxistes et, parfois même, anarchistes[2] ». Ces discours résonnent chez certaines militantes canadiennes-françaises qui, bien que toujours minoritaires au sein de ce milieu, s’y montrent particulièrement dynamiques.
Ainsi, ces femmes reprennent les critiques sociales et les idées proposées par l’Université ouvrière et élaborent leurs propres revendications afin de répondre aux défis spécifiques que leur condition leur impose au cours des années 1930. D’abord, elles participent activement aux conférences et aux activités de l’Université ouvrière. Ensuite, elles développent un discours féministe et révolutionnaire, qui s’exprime notamment le 15 mars 1931 à l’occasion de la première conférence donnée par une militante (Mignonne Ouimet) à l’Université ouvrière, intitulée La femme. Enfin, elles s’organisent au sein d’un groupe non mixte, la Ligue de réveil féminin (LRF) afin de faire valoir leurs revendications, qui répondent aux défis auxquels sont confrontées les familles de la classe ouvrière durant la Crise économique. C’est sur ces trois aspects de la mobilisation féminine au sein du réseau de l’Université ouvrière que cet article se penche.

Source : Archives nationales du Québec, Fonds Philippe Dubé, ANQ-P1000-271_PN-3.
L’Université ouvrière : un lieu d’éducation politique au service du peuple
L’Université ouvrière est fondée en 1925 et son activité se poursuit à Montréal durant une décennie. Par le biais de conférences, la distribution de pamphlets et la mise sur pied d’une bibliothèque, l’UO souhaite éveiller la conscience politique de la classe ouvrière et favoriser le développement de l’esprit critique chez les travailleur·euse·s de la métropole.
Le projet est analogue au Montreal Labor College, fondé au printemps 1920 à l’initiative de trois militantes communistes, Annie Buller, Bella Hall Gauld et Becky Buhay[3]. Toutefois, alors que les militant·e·s du Labor College en viennent à s’associer au Parti communiste du Canada (PCC), l’Université ouvrière est plutôt liée à l’Association révolutionnaire Spartakus (ARS), fondée en 1924 par Albert Saint-Martin et ses camarades[4]. Cette organisation adhère aux idéaux révolutionnaires et communistes, mais s’éloigne des conceptions organisationnelles prônées par Lénine et la IIIe Internationale, tirant plutôt son inspiration du spontanéisme de Rosa Luxembourg et des anarchistes français. Son approche préconise le développement de l’autonomie ouvrière à travers des initiatives comme les coopératives, les épiceries Spartakus, les campagnes politiques et l’éducation populaire. De plus, l’Université ouvrière s’adresse spécifiquement aux francophones tandis que les activités du Labor College sont présentées seulement en anglais. D’abord sise au 222, boulevard Saint-Laurent, l’UO prend de l’expansion en 1932 et ouvre un nouveau local au 1408, rue Montcalm qui peut accueillir près de 1 500 personnes. Ce lieu devient en quelques années « le centre à partir duquel le mouvement communiste libertaire rayonne sur les quartiers Sainte-Marie et Saint-Jacques[5] ».
L’Université ouvrière propose, chaque dimanche après-midi, des conférences de trente minutes suivies d’une séance de débat à laquelle la foule est invitée à participer[6]. Celles-ci regroupent souvent de deux à trois cents personnes. Les thèmes abordés vont de l’histoire à la littérature, de la religion aux sciences, sans oublier, bien sûr, la critique du capitalisme, la révolution et le communisme. On trouve aussi dans les locaux de l’Université une bibliothèque qui est le principal lieu de diffusion de brochures communistes, anarchistes et anticléricales en français, pour la plupart importés d’Europe[7]. Au cours de son existence, l’UO devient à la fois un lieu d’éducation politique, un espace de sociabilité où s’organisent des soirées culturelles et musicales, et un pôle d’organisation politique[8].
La participation des femmes à l’Université ouvrière
Bien que peu nombreuses, certaines ménagères et ouvrières montréalaises participent activement aux activités de l’Université ouvrière. Elles assistent aux conférences, souvent avec leurs enfants, et participent, avec leurs conjoints, aux assemblées politiques de l’organisation[9]. Les critiques virulentes que l’UO adresse au clergé et à la religion catholique, dominant la société canadienne-française dans le domaine de la morale et de l’éducation, suscitent l’intérêt des femmes qui sont particulièrement touchées par ces exigences religieuses[10]. Le milieu communiste autour de l’Université ouvrière fait une place aux femmes qui ont l’opportunité de remplir des tâches importantes : elles peuvent présider des assemblées, une fonction cruciale, ou être responsables de divers comités. Elles organisent des manifestations, des activités de financement ou des événements à caractère social et apparaissent dans les rapports de police, certaines d’entre elles ayant été arrêtées dans le cadre de rassemblements ou d’actions de désobéissance civile[11]. C’est d’ailleurs une femme – Carmen Gonzales – qui tient la bibliothèque de l’UO, s’occupant aussi de la vente des brochures anticléricales et anarchistes[12]. C’est cette même Carmen Gonzales qui s’occupait, au début des années 1920, de la librairie de l’Educational Press Association, adjacente au Montreal Labor College. En s’impliquant au sein du réseau communiste de l’Université ouvrière, ces femmes développent un discours féministe révolutionnaire et élaborent un programme original de revendications.

Mignonne Ouimet : un discours féministe et révolutionnaire
L’élaboration d’un discours féministe au sein de l’Université ouvrière se révèle le 15 mars 1931 à l’occasion de la conférence La femme, donnée par une militante de l’organisation, Mignonne Ouimet. Âgée d’à peine 16 ans, c’est la première femme à monter à la tribune de l’UO[13]. Sa conférence se veut une causerie « pour les femmes, et au point de vue des femmes[14] », qui vise à « contrebalancer les efforts des hommes[15] » et démontrer que les militantes aussi ont la capacité de produire des discours politiques et des critiques sociales. Mignonne Ouimet exprime des positions « féministes marxistes[16] » : elle dénonce l’exploitation du travail féminin et l’autorité illégitime exercée dans la sphère privée par le père ou le mari. Elle critique le rôle que joue le clergé et les institutions politiques dans le maintien des femmes dans un statut inférieur. Enfin, dans le contexte social conservateur de l’époque, qui rejette les demandes visant à faire juridiquement de la femme l’égale de l’homme, les militantes de l’Université ouvrière estiment que seules une révolution et l’instauration d’une société communiste permettront aux femmes de vivre librement.
Les militants de l’UO critiquent les fondements du système capitaliste. Influencés par Marx et Proudhon, ils se positionnent contre la propriété privée des moyens de production et dénoncent l’exploitation salariale. Ces idées sont reprises par Mignonne Ouimet dans sa conférence lorsqu’elle dénonce l’exploitation du travail féminin. Elle souligne toutefois l’oppression particulière qui touche les femmes. Bien que les hommes subissent une exploitation économique qui les maintient dans la pauvreté, les femmes doivent faire face non seulement à l’exploitation économique, mais sont en plus soumises au pouvoir des hommes : « S’il est vrai que certains hommes sont les esclaves d’autres hommes, nous, les femmes, nous sommes les esclaves, même, de ces derniers esclaves. […] Toutes les lois à notre égard sont injustes et les mœurs sont encore pires.[17] » Lorsqu’elles ne sont pas mariées, les filles sont sous la tutelle de leur père ; en se mariant, elles tombent sous le joug de leur mari, car elles sont privées de droits civiques : « Ici, la position de la femme est légalement et clairement définie ; de par le code, elle est un meuble, une propriété ou un objet, pour ainsi dire, que l’homme achète ou loue à plus ou moins long terme, et suivant les stipulations d’un contrat notarié, avec approbation du maire ou d’un ministre du culte.[18] »
Si la jeune fille ne souhaite pas se marier, dit-on, elle peut subvenir à ses propres besoins en travaillant. Pour Ouimet, cette option n’existe pas réellement en raison de la faiblesse des salaires des ouvrières : « Vous savez bien, mes camarades, que notre système économique actuel nous rend ce travail impossible et que cette dernière ressource du travail, pour gagner notre vie, est un bien beau leurre ! En effet, combien gagnent les employées des manufactures de coton, de tabac, d’allumettes, de chaussures ? Combien gagnent les employées chez Eaton, Morgan, Dupuis, etc. ? Une pitance ! » Composant 25,2 % de tous les salariés montréalais en 1931[19], les ouvrières sont cantonnées dans des emplois aux salaires très bas[20]. Ces salaires, de 5 $ à 7 $ par semaine selon Ouimet, sont bien insuffisants pour une jeune célibataire qui souhaite louer une chambre, manger à sa faim et s’habiller convenablement. La militante souligne aussi le harcèlement sexuel subi par les travailleuses dans leur milieu d’emploi. Si les femmes ne peuvent subvenir à leurs besoins en raison des bas salaires qui leur sont réservés, raisonne Ouimet, elles n’ont d’autre choix que de se marier : « En un mot, puisqu’il faut appeler les choses par leur nom, la femme est forcément entraînée vers l’une des prostitutions connues. La première, c’est la prostitution générale, mais légale. C’est-à-dire, le mariage ! La deuxième c’est… l’autre.[21] » Le mariage et la prostitution sont vus comme les deux faces d’une même médaille. Privées de droits civiques et sous-payées, les femmes sont forcées de contracter des échanges économico-sexuels pour survivre. Si les femmes doivent se marier pour pouvoir vivre, leur amour n’est donc pas donné librement ; sali par des considérations financières, l’amour devient alors prostitution.
La critique du mariage et de la famille patriarcale est un thème qui est présent dans le discours des militants de l’Université ouvrière et, plus généralement, dans la tradition communiste. Selon celle-ci, loin d’être une institution d’amour, le mariage en régime capitaliste est plutôt un outil servant à assurer la transmission du patrimoine par l’héritage et le maintien de la propriété privée. De plus, le mariage « relègue la femme au rang d’objet en la plaçant sous la tutelle de son mari, lui retirant jusqu’à son propre nom de famille[22] ». Ce sont ces idées, diffusées par le biais de brochures anarchistes et dans la littérature communiste, que reprend Ouimet dans sa conférence[23]. Pour que les femmes puissent se libérer du joug des hommes et du capitalisme, l’oratrice affirme qu’elles doivent participer à la révolution. Il faut que les femmes encouragent les hommes à se révolter contre le système capitaliste qui les maintient dans la misère, car c’est lorsque ceux-ci seront libres que les femmes pourront, elles aussi, conquérir leur liberté :
Il faut leur faire comprendre qu’ils ont tort de tolérer plus longtemps un système économique permettant à quelques-uns d’entre eux de posséder des richesses, pendant que 90 % de la masse individuelle demeure dans le salariat, l’ignorance et la misère. Sachons que notre planète, la Terre, appartient à l’humanité et non à quelques individus et que celui qui se prétend propriétaire d’un pied de terrain est un voleur ! Enseignons à nos frères que toutes les religions prétendues révélées ne sont que des fables inventées par les exploiteurs pour leurrer les imbéciles, diluer, amoindrir le courage des militants et maintenir les privilèges des repus.[24]
Mignonne Ouimet appelle les femmes à joindre le mouvement révolutionnaire qui veut abolir la propriété privée et le régime capitaliste en faveur de la propriété collective, donnant à tous la pleine valeur de leur travail. Ce n’est que par une transformation radicale des conditions de vie actuelles que les femmes pourront être libres. Alors seulement :
…l’on ne verra plus de jeunes filles accepter de vieux maris, parce que ces derniers ont de la braise… ! […] On n’entendra plus proclamer cette doctrine de la multiplication à outrance ; au lieu de procréer une sale vermine, débile, rachitique, mais nombreuse, les hommes et les femmes chercheront à produire de la qualité plutôt que de la quantité ; et c’est alors seulement que l’on pourra dire vraiment de tous les enfants : ils sont aussi beaux que les fruits de l’amour ! […] Puissent enfin les quelques remarques que je vous ai faites graver dans vos esprits cet axiome : la femme ne sera vraiment femme que lorsqu’elle aura obtenu sa liberté économique. Et les hommes sauront alors et alors seulement, quel trésor d’amour renferme le cœur de la femme.[25]
Si ces idées ne sont pas nouvelles au sein du milieu communiste canadien-français, la conférence de Ouimet exprime des considérations particulières liées au statut des femmes ouvrières dans les années 1930. Sa conférence alimente les réflexions au sujet de la condition féminine et s’inscrit dans le développement d’un militantisme révolutionnaire féminin dans les années 1930 au Québec, qui prend la pleine mesure de la lutte des classes.

Source : Musée McCord.
La Ligue du réveil féminin : une organisation d’action
La crise économique et le chômage qu’elle entraîne fournissent une nouvelle occasion pour les femmes du réseau de l’Université ouvrière de faire valoir leurs revendications politiques. En 1933, les militants autour de l’Université ouvrière fondent l’Association humanitaire (AH), qui a pour but d’aider et d’organiser les chômeurs. Les femmes y sont particulièrement actives. La même année, sous l’impulsion de la militante Éva Varrieur, elles fondent la Ligue du réveil féminin (LRF), un groupe non-mixte. Son objectif est de « soutenir les familles ouvrières aux prises avec le chômage[26] », notamment en faisant pression sur le gouvernement pour qu’il prenne des mesures de soutien aux chômeurs. La Ligue met de l’avant la capacité des femmes à prendre en charge des revendications politiques, comme l’indique son Manifeste publié dans le journal l’Autorité le 14 octobre 1933 :
Dans ce chaos indescriptible, il est malheureux de constater que la femme, mère de l’humanité, a toujours joué un rôle plutôt effacé et reste stationnaire dans l’évolution, imbue de préjugés soigneusement entretenus, pour ne pas dire cultivés. Elle est demeurée un objet de cuisine et de boudoir engoncé dans sa soi-disant dignité féminine. […] C’est pourquoi le Réveil féminin s’impose […] plus de sacrifice, de dévouement pour l’intérêt de quelques femmes, mais le réveil de la femme par l’éducation logique naturelle, basée sur des faits et leurs réalisations, opposée à l’obscurantisme de toujours. Dans un siècle de science et de lumière, faut-il que nous, les femmes, restions aveugles, laissant aux hommes le soin d’essayer d’arranger les choses à leur guise et restions à notre éternel rôle de servante et de poupée ? Le Réveil féminin entreprend de réveiller les intelligences (brillantes souvent), mais somnolentes et faire évoluer la femme vers sa véritable émancipation.[27]
En organisant un groupe d’action politique non mixte, la LRF travaille à l’éveil de la conscience des femmes, capables elles aussi de faire advenir le changement social qu’elles désirent sans rester dans l’ombre de leurs camarades masculins. L’émancipation des femmes, pour la Ligue, passe par une éducation scientifique, ainsi que par un rejet de la religion et des exigences que le clergé impose au sexe féminin. Le contexte de la crise économique n’est pas étranger à ce regain d’activité chez les femmes, leur débrouillardise et leur ingéniosité en tant que ménagères et mères de famille étant particulièrement sollicitées dans un contexte de chômage et de pénuries[28].
La Ligue de réveil féminin présente aussi, dans le même journal (16 septembre 1933), une liste de revendications. Elle exige des allocations familiales, des pensions mixtes ou individuelles pour les vieillards, ainsi que pour les veuves et les orphelins, l’assurance chômage et enfin les soins médicaux gratuits « pour la famille de l’ouvrier[29] ». Les femmes de la LRF posent ces revendications dans une société qui est largement dépourvue de filet social[30]. Au début des années 1930, le Québec accuse un retard par rapport à la majorité des provinces canadiennes[31], notamment en ce qui concerne les allocations pour les « mères nécessiteuses », les pensions de vieillesse et les indemnisations pour les travailleurs accidentés[32]. Pour endiguer les effets de la crise, le gouvernement provincial mise sur le « secours direct » et les programmes de travaux publics, des mesures d’urgence qui apaisent la misère sans toutefois s’attaquer aux racines du problème de la pauvreté[33]. Au plan de l’urbanisme, la LRF exige de nouvelles constructions pour remplacer les taudis et l’aménagement de parcs dans chaque quartier. Au plan économique, elle réclame une distribution équitable des biens, l’égalité des salaires entre les hommes et les femmes, et l’interdiction du travail des enfants. Dans tous les cas, les militantes de la LRF proposent des solutions structurelles aux causes profondes de la misère et rejettent les palliatifs superficiels proposés par les gouvernements.
Au cours de son existence, la LRF organise aussi des conférences dans les locaux de l’Université ouvrière, portant sur des sujets tels l’inexistence de Dieu ou les libertés civiles. L’une de ces conférences, donnée en 1934, attire quelque 200 femmes et leurs enfants[34]. En se dotant d’un groupe d’action féminin, les militantes de la LRF développent leur autonomie, sans jamais perdre de vue l’idée révolutionnaire. Elles font aussi apparaître de nouvelles revendications au sein de leur milieu, dont celles portant sur les droits de la jeunesse.
Les préoccupations relatives à la famille, aux enfants et à la régulation des naissances occupent une place importante pour les femmes de l’Université ouvrière et de la LRF. Mignonne Ouimet, comme les militantes de la Ligue, critiquent l’idée de la « multiplication à outrance[35] » portée par le clergé catholique, qui interdit aux couples d’utiliser la contraception pour contrôler la taille de leur famille[36]. Elles soulignent l’impossibilité, pour la classe ouvrière montréalaise, d’harmoniser les exigences morales catholiques de reproduction et le maintien de la qualité de vie des enfants. Ceux-ci font les frais de ces exigences, car ils sont mis au monde par des parents qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins en raison de leur pauvreté. Pour les militantes qui gravitent autour de l’Université ouvrière, c’est seulement en s’attaquant aux racines de la misère par un changement social radical, en faisant advenir une société basée sur la propriété collective et l’égalité entre les sexes, que chaque humain aura la possibilité de s’épanouir à sa pleine capacité.

La fin de l’Université ouvrière
Entre 1933 et 1935, la répression s’intensifie contre l’Université ouvrière et les organisations qui lui sont liées[37]. L’engouement des ouvrières et des ménagères pour les idées anticléricales et communistes, leur engagement au sein des organisations révolutionnaires, inquiète en particulier le clergé catholique. Les femmes sont, selon le bulletin catholique La Chandelle, « l’élément le plus astucieux et celui qui fera le plus pour l’avancement du mouvement communiste. C’est donc vers les femmes qu’il faudra faire converger nos efforts[38] ». Pour endiguer l’influence de ces initiatives au sein des faubourgs montréalais, le clergé crée trois contre-organisations : l’Université ouvrière catholique, l’Association humanitaire catholique et le Réveil féminin catholique[39]. Enfin, l’Église, l’extrême-droite et le gouvernement provincial tentent, par divers moyens, de faire fermer les lieux d’organisation révolutionnaires. À partir de 1934, dans un contexte où le milieu communiste libertaire périclite, les militant·e·s de l’Université ouvrière, de l’AH et de la LRF se rapprochent du Parti communiste du Canada qui cherche alors à fédérer les forces révolutionnaires canadiennes. L’Université ouvrière est remplacée en 1935 par l’Université du prolétariat, une coopérative d’enseignement mutuel, de cours et de conférences, avant de fermer définitivement ses portes un an plus tard, après avoir été violemment mise à sac par une cohorte de jeunes activistes catholiques[40].
Même si elles étaient minoritaires au sein de leur milieu, les militantes du réseau de l’Université ouvrière ont fait leur marque. Elles se sont réapproprié les idées de l’UO et, plus généralement, des traditions communistes et anarchistes, puis ont élaboré un discours et des pratiques pour répondre aux défis spécifiques auxquels étaient confrontées les ouvrières et ménagères francophones au début du XXe siècle. Tout en participant aux conférences et animant des comités, ces femmes ont développé une réflexion révolutionnaire sur l’exploitation du travail féminin, la domination masculine et les institutions sociales – le clergé, le mariage, le Code civil – participant à les maintenir dans un état de dépendance. Enfin, ces militantes ont pris davantage d’autonomie en s’organisant au sein d’une organisation non mixte, la Ligue de réveil féminin. Dans les journaux, dans la rue et par le biais de leurs organisations, elles ont fait valoir leurs revendications politiques. Par leur activité, ces militantes ont contribué à alimenter la réflexion au sujet de la condition féminine au sein du mouvement communiste canadien-français organisé autour de la figure d’Albert Saint-Martin.
Notes
[1] Au sujet du parcours d’Albert St-Martin, on consultera : Claude Larivière, Albert Saint-Martin, militant d’avant-garde, 1865-1947. (Laval : Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979).
[2] Alex Cadieux, « Le péril rouge : Le cas de l’Université ouvrière de Montréal (1925-1935) ». Strata, 4 (2018) : 26.
[3] Louise Watson, She Never Was Afraid. The Biography of Annie Buller (Toronto : Progress Books, 1979), 11-14.
[4] Mathieu Houle-Courcelles. « « Ni Rome, ni Moscou » : l’itinéraire des militants communistes libertaires de langue française à Montréal pendant l’entre-deux-guerres » (Thèse de Ph. D., Université Laval, 2020), 160.
[5] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 170 et 191.
[6] Marcel Fournier, « Histoire et idéologie du groupe canadien-français du parti communiste (1925-1945) ». Socialisme 69, 16 (1969) : 66.
[7] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 173.
[8] Claude Larivière, op.cit., 138.
[9] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 182.
[10] Marcel Fournier, op.cit, 63-84. L’anticléricalisme est un élément qui distingue l’Université ouvrière des autres organisations socialistes et syndicales comme la One Big Union ou le Parti communiste du Canada, et traduit l’expérience particulière de la société canadienne-française dominée par le clergé. Voir Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 176-177.
[11] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 233.
[12] Marcel Fournier, Communisme et anticommunisme au Québec (1920-1950) (Montréal : Les Éditions coopératives Albert Saint-Martin, 1979), 20.
[13] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 202. Mignonne Ouimet est la fille de Charles Ouimet, qui quittera le réseau de l’Université ouvrière pour rejoindre le PCC.
[14] Mignonne Ouimet, La Femme. Conférence donnée par Mlle M. Ouimet le 15 mars 1931 à l’Université ouvrière (Montréal : L’Université ouvrière, s.d.), s.p.
[15] Mignonne Ouimet, op.cit.
[16] Claude Larivière, op.cit., 146.
[17] Mignonne Ouimet, op.cit.
[18] Mignonne Ouimet, op.cit.
[19] Terry Copp, Classe ouvrière et pauvreté. Les conditions de vie des travailleurs montréalais, 1897-1929 (Montréal : Boréal express, 1978), 45-46.
[20] « De 1901 à 1929, plus du tiers des ouvrières se retrouve dans le secteur manufacturier ; un second tiers occupe le secteur des services et notamment le service domestique ; enfin, le troisième tiers se disperse en une infinité d’emplois ayant tous un facteur en commun : des salaires de famine. » Terry Copp, op.cit., 46.
[21] Mignonne Ouimet, op.cit.
[22] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 204.
[23] On compte, parmi les travaux des communistes et des anarchistes qui critiquent les institutions de la famille et du mariage en régime capitaliste : L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État de Friedrich Engels, La camaraderie amoureuse, de E. Armand, L’immoralité du mariage de René Chaughi, etc.
[24] Mignonne Ouimet, op.cit.
[25] Mignonne Ouimet, op.cit.
[26] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 213.
[27] « La Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 14 octobre 1933, 4.
[28] « Les réactions à la crise se font surtout sur le plan individuel et à travers les réseaux de solidarité de base. […] C’est l’ère de la débrouille, et les femmes jouent à cet égard un rôle fondamental dans l’économie domestique, par exemple en adaptant l’alimentation ou en retaillant les vêtements. » Paul-André Linteau et al., Histoire du Québec Contemporain. Tome II. Le Québec depuis 1930 (Montréal : Boréal, 1989) 82. Sur le rôle actif des ménagères durant la crise économique des années 1930, voir : Denyse Baillargeon, Ménagères au temps de la crise. (Montréal : Les Éditions du remue-ménage, 1991).
[29] « Les commandements de la Ligue du réveil féminin », L’Autorité, 16 septembre 1933, 4.
[30] L’aide aux indigents est encore prise en charge par les institutions religieuses qui n’ont pas toujours les moyens d’aider adéquatement les familles dans le besoin. Terry Copp, op.cit., 137.
[31] Terry Copp, op.cit., 133.
[32] Sur l’adoption des politiques sociales touchant les femmes et les familles au Québec, on consultera : Denyse Baillargeon, « Les politiques familiales au Québec. Une perspective historique », Lien social et politiques, 36 (1996) : 21-32.
[33] Robert Comeau et Bernard Dionne, Le droit de se taire. Histoire des communistes au Québec, de la Première Guerre mondiale à la Révolution tranquille. (Montréal : VLB Éditeur, 1989) 55.
[34] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 215.
[35] Mignonne Ouimet, op. cit.
[36] À propos du contrôle des naissances et des exigences du clergé catholique canadien-français au sujet de la reproduction, on consultera : Danielle Gauvreau et Peter Gossage, « « Empêcher la famille » : Fécondité et contraception au Québec, 1920–60 », The Canadian Historical Review, 78, 3 (1997) : 478-510, ainsi que Danielle Gauvreau et Diane Gervais, « Les chemins détournés vers une fécondité contrôlée : le cas du Québec, 1930-1970 », Annales de démographie historique, 106, 2 (2003) : 89-109.
[37] Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 221.
[38] H. B. « À l’Université ouvrière », La Chandelle, 1, 13 (24 mars 1934), 1. Cité dans : Mathieu Houle-Courcelles, op.cit., 215.
[39] Ibid., 215.
[40] Ibid., 232.

Relations à l’heure des ruptures

Les revues Relations et À bâbord ! évoluent en bonnes camarades au sein de la gauche québécoise depuis plus de 20 ans, chacune dans sa spécificité. La doyenne des deux, Relations, avec sa longue histoire (83 ans), ses racines profondes et ses moyens, a souvent semblé tel un chêne solide à côté du jeune roseau vibrant mais fragile qu'est À bâbord !. Ces derniers mois, malheureusement, les deux ont rencontré des vents contraires.
Comme on le sait, À bâbord ! a perdu une importante subvention qui l'a contrainte de lancer une campagne de sociofinancement pour financer ses prochains numéros. Du côté de Relations et du Centre justice et foi (CJF) qui la publie, les ruptures s'additionnent. Le lien d'emploi est définitivement rompu entre le conseil d'administration, dont les jésuites ont pris le contrôle majoritaire, et le personnel qui a été mis à pied « temporairement » en mars dernier. Une entente confidentielle a été négociée après six mois de suspension des activités et une mise à pied que les employé·es continueront sans doute de considérer injustifiables, injustes et scandaleusement contre-productives s'il s'agissait de « restructurer » et d'assurer la pérennité de Relations et de ce centre d'analyse sociale. Ces employé·es ont publié le texte « Notre version des faits [1] » en juin dernier. La majorité des partenaires du CJF et de la revue se sont montrés solidaires des employé·es dès le début de l'affaire et plus de 1 300 personnes ont exprimé leur indignation en signant une déclaration d'appui.
Exit donc toute une équipe compétente (dont certains membres travaillaient là depuis 10, 17, voire 25 ans) qui a refusé de voir s'éterniser sa mise à pied d'encore au moins quatre mois, sans signe de réparation à l'horizon. Sans garantie que son expertise et son point de vue, après des mois de refus du dialogue de la part du conseil d'administration [2], soient enfin sérieusement considérés lors d'une consultation élargie tardivement annoncée. Et sans garantie que chacun·e retrouverait son emploi et pourrait poursuivre la longue aventure de la revue Relations et du CJF. Quant à la directrice Isabelle Lemelin, qui n'aura été en poste que quelques mois (dont une bonne partie sans employé·es), elle a passé « le flambeau » à la fin de l'été, un flambeau pas mal éteint.
La fin d'un pluralisme fécond
Ce qu'on risque d'éteindre de plus grave dans cette affaire, c'est l'esprit d'ouverture et de collaboration qui caractérisait le CJF et Relations depuis des décennies et forgeait leurs réalisations – tout le contraire de l'esprit autoritaire de fermeture au dialogue dont les jésuites et le conseil d'administration du CJF ont fait preuve ces derniers mois. Au CJF et à Relations, dans différents comités, activités publiques et publications, réfléchissaient et débattaient ensemble des croyant·es, des non-croyant·es ou autrement croyant·es ; des laïques, des jésuites et des personnes d'autres confessions ; des spécialistes (professeur·es, chercheur·es, etc.), des acteurs sociaux, des artistes aussi, aux côtés de citoyen·nes. La restructuration visée au CJF ne masquera pas longtemps le déclin provoqué de ce pluralisme fécond sans lequel la voix du CJF et de la revue aura moins de portée dans la société québécoise.
Au fil des 16 années que j'ai passées à Relations, à son comité de rédaction, j'ai vu des théologien·nes (Gregory Baum, Robert Mager, Denise Couture), le jésuite Guy Paiement ou encore un professeur de sciences des religions comme Louis Rousseau dialoguer avec Eve-Lyne Couturier de l'IRIS, la sociologue Rolande Pinard et les chercheurs Jonathan Durand-Folco et Yves-Marie Abraham. Le chrétien engagé Jean-Claude Ravet, ex-rédacteur en chef de la revue (2005-2019), a entre autres attiré dans ce cercle l'anthropologue et professeur Gilles Bibeau, l'écrivaine d'origine haïtienne Marie-Célie Agnant et la militante féministe athée Lorraine Guay, qui y croisaient des croyantes féministes comme Élisabeth Garant, Claire Doran et Céline Dubé, ou encore une militante altermondialiste agnostique comme moi.
C'est rare un tel lieu où la poursuite d'un idéal de justice sociale et écologique ainsi que le développement d'une analyse critique à l'endroit des structures de pouvoir – religieux, économique ou politique – n'excluent pas l'expression d'une spiritualité engagée dans la cité. Tout un carrefour de pensées forgeait la diversité des regards qu'on trouvait dans Relations et sa capacité d'aborder certaines dimensions de l'expérience humaine avec une profondeur qui lui était spécifique et qui n'excluait ni l'expérience spirituelle ni la critique des pouvoirs religieux. Plusieurs de ses dossiers le reflètent, pensons entre autres à ceux sur l'indignation, la décroissance, le racisme (tous épuisés), la désobéissance civile, la Palestine, la gratitude, les violences sexuelles, ou encore aux questionnements portés dans son numéro du 80e anniversaire « En quoi croyons-nous ? » (no 814, automne 2021).
Repli et rétrécissement
Certes le CJF n'est pas encore mort, mais plus de 10 mois d'arrêt n'augurent rien de bon, notamment pour la survie de Relations dans cette période difficile pour l'ensemble des revues sociales et culturelles mises en marché au Québec. On sait que son CA pense proposer une nouvelle formule sans se montrer certain qu'elle plaira aux nouveaux abonnés – au point qu'il a préféré les rembourser en attendant. La rumeur court depuis plusieurs mois qu'il pense sacrifier sa version imprimée, pensant économiser en ne gardant qu'une version numérique. Un tel virage – concernant l'une des plus anciennes revues francophones au Québec, qui dispose d'un bassin enviable de fidèles abonné·es et qui arrivait en 2023 au deuxième rang des meilleures ventes parmi les revues culturelles promues par la Société de développement des périodiques culturels québécois (SODEP) – choque profondément. D'autant que ce changement n'a aucunement été élaboré (en date du 7 octobre dernier) avec l'équipe éditoriale et le comité de rédaction de Relations qui ont fait une importante refonte il y a à peine trois ans en réfléchissant à ce sujet.
Dans l'équipe d'À bâbord !, de Relations et d'autres revues, on sait que la quincaillerie du numérique a peut-être certains avantages sur le papier, mais elle a aussi des coûts, incluant des coûts écologiques cachés. On sait aussi que transformer des abonné·es et acheteur·euses en kiosques en abonné·es et client·es payant pour du contenu numérique (articles à la pièce, PDF, version epub) représente un défi important qui nécessite des investissements et des approches marketing adaptées. En outre, le blocage des médias par Facebook/Meta au Canada – À bâbord ! le subit – montre bien les écueils qui peuvent nuire à la diffusion de contenus numériques.
Quoi qu'il en soit, l'heure semble être au rétrécissement de Relations et du CJF. Le mot « restructuration » conduit rarement à autre chose à l'ère néolibérale, surtout pas lorsqu'on procède d'une manière qui ressemble autant à une stratégie du choc. Le secteur Vivre ensemble du CJF, animé par Mouloud Idir et que plusieurs lecteurs et lectrices d'À bâbord ! connaissent, risque d'écoper, tout comme d'autres aspects importants du Centre. Son apport novateur et précieux, depuis 1985, sur les sujets liés à l'immigration, au pluralisme, à la laïcité, au racisme et à l'islamophobie, laissera sa marque.
Attendons la suite, mais l'argument qu'un manque de ressources financières justifierait ce déclin vers un mini-CJF est contesté depuis le début et la situation concerne aussi d'autres bailleurs de fonds. Les Jésuites du Canada – la nouvelle entité pancanadienne qui a absorbé, en 2018, la province des jésuites du Québec et d'Haïti – font d'importants investissements ailleurs. D'autres de leurs œuvres sociales subissent des transformations difficiles (à Toronto notamment). Ils semblent se replier sur leur communauté de foi. De nombreuses relations, pourtant constitutives de l'ouverture et de la spécificité québécoise de Relations et du CJF, s'en trouvent dévalorisées, voire brisées. Ainsi, si relance il y a au bout de tout ça, il sera peut-être plus honnête de renommer autrement Relations et ce Centre que ses fondateurs avaient voulu appeler justice et foi, non pas le contraire.
[1] Lettre ouverte publiée dans Le Devoir du 25 juin 2024 et sur le site soutenonslesemployesducjf.org où se trouve la Déclaration d'appui.
[2] Ce dernier a aussi refusé une demande de rencontre faite par le comité de rédaction de Relations.
L'autrice est ex-éditrice et rédactrice à la revue Relations (2007-2023).
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Numérique à l’école : l’idéologie technopédagogique au service de la marchine

Au printemps 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué en quelques semaines la généralisation du télé-enseignement à tout le système scolaire. Marqués par cet événement exceptionnel, les enseignants de philosophie Éric Martin et Sébastien Mussi ont engagé une réflexion critique sur la profondeur, l'étendue et les conséquences de l'emprise technologique sur l'institution scolaire. Je les ai rencontrés autour de l'essai Bienvenue dans la Machine [1] qui en a résulté.
À bâbord ! : Quelle est cette Machine dont vous faites la critique dans votre livre ?
Sébastien Mussi : La Machine, c'est d'abord tout l'arsenal informatique qu'on essaie d'imposer dans les écoles par tous les moyens. C'est l'informatisation de l'école, l'abstraction de tous les rapports humains dans l'enseignement. Mais on parle aussi de la Machine dans un sens plus large. Il y a la Machine capitaliste, où tout est réduit à ces calculs de coûts-bénéfices, de rationalité, de rentabilité et de risques, et où on ne voit plus du tout ce qu'il y a d'autre, c'est-à-dire le facteur humain. Aujourd'hui, dans plein de domaines, et j'inclus l'école là-dedans, on est en train de donner le relais aux machines pour des fonctions de soin, qui ont trait au sensible, un domaine qui n'est pas celui du calcul et qui ne devrait pas l'être. Et puis il y a évidemment la Machine au sens de système. Et donc on voit que ces différents aspects s'imbriquent, se mêlent et se confondent de plus en plus, mais œuvrent dans une même direction.
ÀB ! : Cette informatisation de la société et de l'école se déploie-t-elle de manière plus marquée depuis la pandémie ?
S.M. : C'est un mouvement qui préexistait à la pandémie, mais qui s'est accéléré grâce à elle. Et c'est un mouvement profond : tous les domaines qu'on peut informatiser, abstraire ou virtualiser, on est en train de le faire. Dans les établissements scolaires, l'informatique est omniprésente : on entre les notes sur un logiciel, on communique avec l'administration ou les étudiants par courriel ou portail, on se réunit via des plateformes, les relations avec les collègues sont remplacées par des sondages en ligne… On est en train de vivre une abstraction de tous les actes de l'école, et bientôt probablement de l'enseignement lui-même, en se coupant de ce fondement qui est la parole, la discussion, l'écoute de l'autre, la collaboration au profit du sondage d'opinion, du clavardage, d'un contact avec un écran.
Éric Martin : On voit que la technologie est devenue la panacée en général pour répondre à chaque problème qui apparaît en éducation. Il manque de locaux ? On va déployer le télé-enseignement. Il y a un problème de gestion de classe ? On fait entrer un logiciel développé par une entreprise capitaliste propriétaire qui va s'en mettre plein les poches. Il y a un recours presque réflexe à l'accroissement de l'emprise de la médiation technique en remplacement du lien humain, une sorte de mantra idéologique, à tel point que même les effets négatifs sont évacués ou niés. Pourtant les études se multiplient et démontrent les problèmes de toute sorte qui découlent de l'usage croissant des appareils électroniques. Je pense qu'on a affaire à une idéologie générale, autour de la technopédagogie, qui est devenue inquestionnable, vertueuse, et qu'on achète aveuglément, sans envisager la moindre remise en question de sa pertinence.
ÀB ! : À terme, quels risques anticipez-vous pour une institution comme l'école ?
S.M. : On voit que tous ces éléments marchent ensemble, en réalité, qu'ils participent d'un même projet. Il y a des énoncés ou une attitude similaire entre les décisions gouvernementales et les rapports de l'OCDE qui laissent croire qu'il y a clairement un alignement idéologique, et une continuité. La volonté d'assouplir la formation, le découpage des disciplines en compétences pour pouvoir monter des programmes à la pièce pour l'entreprise, l'idée de deschooling, de déléguer à des ressources externes privées la gestion des infrastructures informatiques, etc., tout ça participe d'un même projet à long terme, d'une même conception de l'école. On voit qu'on veut redessiner pour le 21e siècle des écoles qui vont se contenter de développer les seules compétences transversales nécessaires pour la masse des travailleur·euses interchangeables dont on a besoin pour le socle économique, pendant que les privilégié·es destiné·es aux professions libérales auront accès aux fondements de l'économie du savoir et continueront d'être privilégié·es.
É.M. : Je pense que le tout-au-numérique relève d'une stratégie de remplacement. D'après les documents de l'OCDE, le scénario le plus probable est l'abolition à terme des écoles physiques pour aller vers un système d'apprentissage en réseau où chacun serait branché devant sa machine dans une société du télé-everything, où non seulement l'enseignement, mais l'ensemble des activités sociales, la médecine, la justice ou n'importe quelle autre institution, serait accessible à travers l'ordinateur. En éducation, on aurait accès à des fournisseurs de compétences en ligne, offrant des programmes à court terme bricolés pour les besoins économiques temporaires du moment. C'est un modèle qui va permettre de liquider non seulement la force de travail, mais même les bâtiments, qui de toute façon sont vétustes, trop petits et coûteux, et de mettre en concurrence des centaines de fournisseurs dans un grand marché mondial de l'enseignement. Le projet, c'est en fin de compte une forme de dénationalisation de l'enseignement dans tous les sens, c'est-à-dire que l'État se décharge et qu'il accepte de déterritorialiser sa compétence et de la soumettre à l'assaut des compétiteurs privés internationaux.
ÀB ! : Comment arrête-t-on cette Machine ? Y a-t-il de l'espace pour résister à sa marche infernale ?
S.M. : Cet espace, il ne faut pas l'attendre, il faut le créer. Cette résistance-là, à mon sens, actuellement, elle ne peut passer que par les profs, et il y a toujours un espace qui est encore préservé – pour combien de temps, on verra – c'est la salle de classe elle-même. Or, actuellement, on met la pression sur les jeunes pour qu'ils apprennent à s'adapter et à se conformer à la technologie, en somme à se faire avaler par la Machine. On n'est pas du tout en train de leur donner ce qu'on pourrait appeler une littératie numérique. Je pense qu'il faudrait plutôt les équiper pour pouvoir contrôler les machines. Il faut leur parler de la technologie, de son accélération, de la manière dont ça fonctionne, leur donner des cours de programmation fondamentale, qu'on leur explique ce qu'est un ordinateur, un réseau, Internet, comment c'est branché sur la société, à quoi ça peut servir, quels en sont l'historique, les limites, les dangers. Qu'ils puissent s'approprier ces questions-là et amorcer une réflexion critique qu'on approfondit ensuite en classe. C'est un travail important à faire, c'est le monde dans lequel on vit, on ne peut pas l'ignorer. Mais on ne peut pas non plus rester passif·ves et les abandonner à eux- et elles-mêmes.
É.M. : Il y a une réflexion critique profonde à faire actuellement, et c'est pour ça qu'on demande un moratoire sur l'informatisation de l'école. D'abord, il faut résister au niveau local, refuser cette marche forcée qui n'a pas démontré sa pertinence et qui démontre plutôt ses effets néfastes pour les jeunes et le corps enseignant. Ensuite, il faut faire pression sur les pouvoirs publics pour y mettre un frein tant qu'on n'a pas une idée claire de ce qu'on veut faire. Actuellement, on nous présente le projet d'éducation du 21e siècle comme l'inévitable adaptation à la société cybernétique, c'est l'école assujettie à l'idée d'un 21e siècle de l'accélération technique. Cette école des machines, c'est le projet d'école d'une élite oligarchique. Alors que nous avons plutôt besoin d'une éducation du 21e siècle qui réponde aux défis d'une société écologique, rationnelle, démocratique, égalitaire. Notre projet alternatif d'école est donc étroitement lié au projet politique contre-hégémonique que nous devons imaginer pour la société à venir. C'est pourquoi il faut qu'on commence par se réapproprier le pouvoir démocratique dans les écoles et dans la société en général, pour renverser la tendance par la base.
[1] Éric Martin et Sébastien Mussi, Bienvenue dans la Machine. Enseigner à l'ère numérique, Montréal, Écosociété, 2023, 181 pages.
Photo : Mike Boening Photography (CC-BY-SA 2.0)

Protéger les locaux communautaires montréalais

En 2017, des regroupements d'organismes communautaires ont réalisé une enquête révélant que 115 organismes seraient évincés de leurs locaux au cours des trois années suivantes, et que ces organismes n'arrivaient pas à établir un plan de relocalisation accessible. Les locaux étaient désormais plus rares, plus chers et plus éloignés de leur zone de desserte. Six ans plus tard, la situation ne s'améliore pas.
De nombreux organismes vivent une reprise de leurs locaux, des hausses indues de loyer, et sont confrontés à la rareté des options qui se présentent à eux pour se reloger. Ces situations risquent de déraciner les organismes de leur milieu et de fragiliser le tissu social des quartiers vulnérables. C'est notamment ce qui s'est passé dans le quartier Villeray quand la commission scolaire a réquisitionné ses locaux du Centre Lajeunesse, forçant les organismes hébergés à se redéployer ailleurs et autrement. Avec cette délocalisation, c'est tout un milieu de vie qui a été touché. Quatre ans plus tard, les organismes existent toujours, mais souvent, leur programmation et leur desserte ont dû être revues à la baisse, malgré l'ampleur des besoins. Certains de ces organismes font aujourd'hui face à des nouvelles annonces d'éviction. On peut comprendre à quel point cette situation fragilise la capacité des organismes à répondre aux besoins sociaux.
À la recherche de solutions
Face à la rareté d'espaces adéquats, les organismes qui n'ont pas la chance d'être hébergés dans des locaux publics (comme des équipements municipaux, une salle communautaire d'un complexe géré par l'OMHM, des bâtiments excédentaires d'un centre de services scolaires ou des espaces prêtés par le réseau de la santé) doivent se rabattre sur la location d'un espace commercial avec ce que cela comporte d'inconvénients, comme la responsabilité financière de tous les travaux d'aménagement et de réparations sans aucune protection pour encadrer ou empêcher les augmentations abusives de loyer. Pour ces raisons et avec la gentrification qui s'accroît dans les quartiers centraux de l'île, il semble impossible d'envisager les locaux commerciaux comme une solution viable à la crise actuelle.
D'autres organismes optent pour l'acquisition d'un local pour héberger leurs activités. L'idée de devenir propriétaire résonne comme un signe d'autonomie et de stabilité pour un organisme. Toutefois, l'acquisition immobilière communautaire est loin d'être accessible pour la plupart des organismes. Parmi les obstacles à l'acquisition, on peut penser à l'accumulation d'un pécule pour la mise de fonds, aux contraintes des règlements d'urbanisme, à l'accès à un prêt hypothécaire suffisant, à la capacité à rembourser la dette sans gruger sur la réalisation de la mission, à la gestion de la contamination des sols ou de l'isolant à l'amiante inhérente à certains sites, etc. De plus, le rôle de propriétaire est une fonction qui vient avec de nombreuses responsabilités et une charge mentale et financière qui perturbe la réalisation du mandat des organismes. Si, pour certains, c'est une voie qu'ils souhaitent emprunter, cela ne répond pas aux besoins et aux capacités d'un grand nombre.
Le patrimoine public pour des besoins publics
Lieux de culte désaffectés, bâtiments municipaux ou anciennes écoles excédentaires : ce sont tous des sites situés au cœur des quartiers où des locaux abordables sont recherchés. Là où le bât blesse, c'est que le maillage entre des sites en attente d'une vocation et les projets d'occupation convoités ne repose actuellement sur aucune vision de développement.
Certaines victoires menées par des communautés nous rappellent que cela est pourtant possible. Cependant, le parcours est sinueux et ces victoires demeurent l'exception. Le manque de soutien pour les phases de préparation et le manque de fonds dédiés à restaurer, à rendre accessible et à mettre aux normes des bâtiments vieillissants et vétustes expliquent probablement la désaffection assez généralisée que l'on réserve à des sites pourtant propices à une prochaine vocation.
Ces bâtiments doivent rester dans le giron public. On emprunte un sillon dangereux qui consiste à penser que seuls les promoteurs privés disposent des leviers de développement. Il pourrait en être autrement, mais c'est un débat qui nous échappe à l'heure actuelle.
Ce sont bien plus que des bâtiments !
Ce dont il est question ici, c'est de tout un pan de notre maillage collectif et de nos leviers de développement en tant que société. Si nous avons pu construire ce réseau de sites publics en quelques générations, comment se fait-il que nous ne puissions pas l'entretenir et lui attribuer de nouvelles vocations ? La proposition défendue ici consiste à réhabiliter des sites pour y accueillir un paquet de fonctions qui doivent pouvoir exister sans être soumises aux prix et aux fluctuations du marché. Actuellement, on perd du terrain, au sens propre et figuré ! La Société québécoise des infrastructures, société paragouvernementale qui ne tient pas compte des besoins de la communauté lors de la caractérisation des sites dont elle fixe le prix, est plutôt connue pour vendre les sites publics, ce qui mène régulièrement à leur privatisation irréversible.
Tout porte à croire que c'est en mobilisant l'ensemble des acteurs qu'on peut trouver des solutions. À Ahuntsic, par exemple, la communauté et la ville testent un nouveau modèle pour développer une ancienne friche : une fiducie d'utilité sociale. L'objectif de cette démarche vise à planifier toutes les fonctions dont le quartier a besoin tout en maintenant leur accessibilité à travers le temps. Appelé l'écoquartier Louvain Est, le quartier projeté est axé sur la transition écologique et sur la résilience de la communauté.
La Ville de Montréal peut aussi intervenir pour favoriser l'accès à son patrimoine bâti. Elle a notamment lancé une initiative pour offrir à 1 $ certains des 68 bâtiments vacants excédentaires dont elle a la propriété. Un appel d'intérêt est en cours pour le Centre Saint-Paul. Les candidat·es doivent s'engager à le restaurer et à l'aménager dans un délai raisonnable, ce qui représente la rondelette somme de 10 millions de dollars. Il est souhaitable mais peu probable que ce site soit repris à des fins communautaires, car les contributions en subvention ne suffisent pas pour rénover des projets aussi coûteux.
Résorber la crise, une brique à la fois
La revalorisation des sites publics est une occasion de répondre à plusieurs crises que l'on connaît actuellement. Ces terrains sont une occasion de créer des milieux de vie abordables et aux fonctions diversifiées : logements sociaux, centres de la petite enfance, centres communautaires et équipements publics. Au-delà du tas de briques qui s'effritent, nous y voyons une contribution attendue pour opérer une transition sociale et écologique. À quand une réelle rencontre entre le patrimoine bâti et le patrimoine vivant ?
Gessica Gropp est chargée de projet pour les locaux communautaires adéquats à la Coalition montréalaise des Tables de quartier.
Photo : Le complexe William-Hingston qui loge une quinzaine d'organismes communautaires qui devront quitter sous peu leurs locaux (Rémi Leroux).

Décarbonation du Québec. La cape d’invisibilité de Pierre Fitzgibbon

Face aux impératifs de la transition énergétique et de la décarbonisation, le ministre Fitzgibbon n'a de yeux que pour l'électrification du système énergétique. Cette stratégie, contrairement aux solutions axées sur la sobriété énergétique, ne remet pas en question les modèles de croissance dont nous devons pourtant impérativement nous détacher.
À son arrivée à Poudlard, Harry Potter découvre la cape d'invisibilité et prend vite l'habitude de s'y dissimuler pour mener ses missions ni vu ni connu. De même, lorsque François Legault lui a confié l'Énergie en plus de l'Économie et de l'Innovation, à l'aube du deuxième mandat de son gouvernement, le désormais super ministre Pierre Fitzgibbon semble avoir découvert que la décarbonation était la cape d'invisibilité toute trouvée pour dérober aux regards le projet industriel qui est la véritable raison d'être de son portefeuille Énergie, tel qu'il le conçoit. Le voile est mince et chacun·e a vu au travers, à commencer par Sophie Brochu. Le ministre n'en continue pas moins de brandir le mot « décarbonation » à chaque occasion, comme un mantra, et les médias se voient bien obligés de relayer ses propos.
Il existe plusieurs façons de sortir le pétrole, le gaz et le charbon du système énergétique, mais Pierre Fitzgibbon n'en connaît apparemment qu'une : électrifier. En effet, au-delà de mesures anecdotiques de déplacement de la demande, comme démarrer les lave-vaisselles à minuit, et d'une stratégie bancale sur les bioénergies et l'hydrogène, sa vision de la décarbonation semble se résumer à l'électrification du statu quo. Cela oblige (comme ça tombe bien ! On le voit se frotter les mains !) la mise en place d'un gigantesque chantier de construction d'installations de production d'électricité. Un demi Hydro-Québec à construire, 100 térawattheures d'énergie supplémentaire, un chantier… pharaonique, pourrait-on dire ! On poussera même le bouchon un peu plus, jusqu'à 137 TWh, pour accueillir de nouveaux projets qui « créeront de la richesse » (là, on le voit carrément saliver !). D'autant plus qu'en se drapant dans le voile de la décarbonation, le ministre prétend cacher l'archaïque mégaprojet de développement industriel dont il s'agit réellement, et ne laisser filtrer que l'aura verdâtre de la lutte au réchauffement climatique.
En fait, si l'objectif était réellement la décarbonation du système énergétique, M. Fitzgibbon n'aurait qu'à suivre le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2026 de son propre gouvernement, entré en vigueur en juin 2022. Selon ce plan, pour réussir sa transition énergétique, le Québec doit mettre en œuvre une approche structurée selon trois piliers : la sobriété, l'efficacité et les énergies renouvelables.
Malheureusement, le ministre ne semble pas en avoir pris connaissance.
Sobriété et efficacité : ne pas confondre
Après s'être brièvement aventuré sur le terrain de la sobriété énergétique, avoir démontré qu'il n'y comprenait que dalle et s'être fait contredire par son chef (qui ne voudrait surtout pas « imposer » la sobriété aux « consommateurs »), le ministre responsable de l'Énergie a bien vite cessé d'en parler en se rabattant sur l'efficacité énergétique. Certes, l'efficacité énergétique doit être exploitée à fond pour minimiser les pertes en cours de production, de transport et de consommation de l'énergie, qui absorbent 49 % de l'énergie primaire disponible au Québec selon le rapport État de l'énergie au Québec 2023. Mais efficacité et sobriété énergétique ne sont vraiment pas des synonymes et l'efficacité énergétique n'apporte qu'une partie de la réponse. Elle nous fait même souvent reculer.
Par exemple, toujours selon l'État de l'énergie au Québec 2023, la consommation énergétique par mètre carré de bâtiment a chuté de 37 % au Québec entre 1990 et 2020, mais l'énergie consommée par ménage n'a diminué que de 20 %, à cause de l'inflation des superficies. En industrie, le fabricant qui arrive à dépenser moins d'énergie par unité produite peut baisser ses prix et augmenter sa production, gonflant ainsi au passage sa consommation totale d'énergie ; c'est ce qu'on appelle l'effet rebond, tel que décrit dans le Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétique du Québec 2026. En transport, l'amélioration de l'efficacité énergétique des voitures à essence n'a pas fait reculer la consommation de carburant : elle a nourri la fièvre des VUS, l'augmentation de la motorisation et la hausse des déplacements. Ainsi, dans la grande région de Montréal, la consommation totale de carburant a augmenté de 22,6 % entre 2008 et 2019, même si la performance énergétique des véhicules a progressé, selon Équiterre.
En somme, pour produire ses fruits, l'efficacité doit sans faute se combiner à la sobriété énergétique.
Sobriété 101
Pour viser la sobriété énergétique, il faut d'abord faire un tri afin de cibler les besoins réels (bonjour Pierre-Yves McSween !). Pour notre bien-être, en général, nous n'avons pas besoin de bâtiments passoires, d'un frigo plein de légumes ayant parcouru 3000 km, de perdre matin et soir une heure dans un embouteillage en solo dans notre VUS, ni de produire chacun et chacune, en moyenne, 716 kilos de déchets à envoyer au dépotoir chaque année.
Le tri fait, le défi est de trouver des manières moins énergivores de répondre aux vrais besoins. C'est un bien petit défi, car elles sont archi connues.
Il est devenu banal de le dire et pourtant, le gigantesque potentiel de la filière de la sobriété en transport reste largement sous-exploité. À court terme, des baisses substantielles de demande énergétique peuvent être obtenues en misant sur la marche et le bon vieux vélo, ainsi que sur le vélo électrique. Selon les Ministères Écologie Énergie Territoires de France, le vélo électrique consomme 70 fois moins d'énergie que la voiture. La possibilité de l'utiliser régulièrement comme substitut à l'auto solo est réelle pour plusieurs au Québec puisque 36 % de la population vit à moins de 5 km de son lieu de travail. Par ailleurs, le transport collectif et le covoiturage doivent enfin prendre leur place. Une étude de 2008 dans la région de Vancouver, mentionnée dans une étude de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain réalisée en collaboration avec SECOR, a démontré que sur ce territoire, à ce moment-là, la quantité d'énergie nécessaire pour déplacer une personne sur un kilomètre était 35 fois plus petite avec un tramway moderne qu'avec un VUS. Et covoiturer plutôt qu'utiliser deux autos coupe instantanément la consommation d'énergie de 50 % !
Pour réduire la demande d'énergie et de puissance liée au chauffage et à la climatisation des bâtiments, il faut entre autres établir des règlements et des programmes incitatifs qui encouragent une occupation judicieuse de l'espace. On pense ici par exemple à des subventions favorisant la construction de petits ensembles (cités-jardins, etc.) plutôt que de résidences individuelles, à des ensembles immobiliers où les grandes surfaces qui dépassent largement les besoins courants des ménages (salles de réception ou mégacuisines) sont partagées et peu chauffées lorsqu'inoccupées, aux immeubles à condos proposant des suites pour accueillir les invité·es plutôt qu'un nombre inutilement élevé de chambres dans chaque unité, à la transformation d'habitations devenues trop grandes en maisons intergénérationnelles ou, dans les villages ou quartiers peu denses, à la construction de petites maisons autour d'une grande demeure servant à loger des invité·es, à organiser des fêtes ou à faire des corvées de cuisine pour la conservation au moment des récoltes.
La mise en place de ces moyens et de bien d'autres approches de sobriété – dans les secteurs de l'alimentation, de l'industrie, des biens de consommation et ailleurs – dépend en tout premier lieu de politiques publiques ambitieuses et bien réfléchies pour créer des environnements qui assureront leur popularité et leur acceptabilité.
Des arbitrages bien concrets
Selon un porte-parole d'Hydro-Québec, si les habitudes observées aujourd'hui restaient 100 % identiques, l'impact en pointe des véhicules électriques serait de l'ordre de 7 000 MW en 2050. Trois centrales sur la rivière du Petit Mécatina, en Basse-Côte-Nord, produiraient ensemble 1 500 MW. Pour atteindre 7 000 MW et combler ainsi uniquement cette nouvelle demande, si on misait seulement sur l'hydroélectricité et sans abaisser la demande ailleurs, il faudrait aussi artificialiser par exemple le flot résiduel de la Caniapiscau, la rivière George et la rivière à la Baleine.
Bien sûr, il y a aussi d'autres manières d'augmenter l'offre d'électricité – outre l'indispensable optimisation des installations d'Hydro-Québec –, notamment par l'éolien et le solaire. Toutes, cependant, auront des impacts, parfois majeurs, sur les territoires appelés à accueillir ces infrastructures ou les projets d'extraction minière dont la construction d'infrastructures et l'électrification elle-même dépendent. Toutes affecteront les écosystèmes qui font vivre ces territoires ainsi que la santé et la qualité de vie des populations qui y habitent. Toutes présentent des enjeux capitaux de disponibilité des matières et d'accaparement de ces matières par les nations riches comme le Québec.
Ne fonçons pas tête baissée dans la cape d'invisibilité de Pierre Fitzgibbon. Exigeons que les arbitrages à faire et leurs impacts soient clairement exposés, et que des politiques publiques costaudes de sobriété, couplées à des efforts enfin sérieux d'efficacité, soient d'urgence incorporées à la réflexion collective sur l'avenir énergétique du Québec.
Illustration : Les pilliers de la transition énergétique. Adaptation de la démarche négaWatt. Association négaWatt. https://www.negawatt.org. Schéma issu du Plan directeur en transition, innovation et efficacité énergétiques du Québec 2026, page 6

Distribution d’électricité : Hydro-Québec doit respecter son obligation

Hydro-Québec, dans ses activités de distribution d'électricité, a la responsabilité d'assurer un approvisionnement suffisant et fiable en électricité pour répondre aux besoins prévus de la clientèle québécoise. Devrait-on s'inquiéter de l'apparent manque de préparation et de capacité de la société d'État pour assumer ses responsabilités et, à plus forte raison, faire face au défi de la décarbonation de l'économie québécoise ?
Cet article paraîtra dans notre numéro 96 (été 2023), bientôt disponible !
Le vieillissement des actifs et la résilience énergétique
Selon le rapport de la vérificatrice générale du Québec sur la maintenance préventive des actifs du réseau de distribution d'électricité publié en décembre 2022, la fiabilité du service de distribution d'électricité d'Hydro-Québec présente une baisse marquée, et le vieillissement des actifs va s'accentuer alors qu'il faudrait intégrer plus de 100 TWh additionnels au réseau d'ici 2050 simplement pour décarboner notre économie.
L'épisode de verglas du début du mois d'avril 2023 aura démontré le manque de fiabilité du réseau, ranimé le débat sur l'enfouissement des fils, et souligné le besoin d'investir pour que les municipalités s'adaptent face aux changements climatiques.
Le déséquilibre offre-demande
Hydro-Québec doit s'assurer de disposer d'approvisionnements suffisants pour répondre en tout temps aux besoins en électricité du Québec. Et pourtant, l'entreprise semble avoir totalement ignoré les orientations réglementaires et les cibles de décarbonation des municipalités québécoises.
En effet, Hydro-Québec a récemment jugé comme irréalistes les recommandations d'une commission d'élus de Montréal concernant l'électrification intégrale des nouveaux bâtiments construits dans la ville, et l'abandon progressif des systèmes de chauffage aux combustibles fossiles dans les bâtiments existants.
Pour justifier sa réaction, l'entreprise prétend que la conversion des clients montréalais d'Énergir à l'électricité demanderait une puissance de l'ordre de 4500 mégawatts lors des grands froids qui « compromettrait les projets d'électrification et le développement économique ». Cependant, Hydro-Québec est bien plus avenante lorsqu'il est question d'approvisionner des projets industriels tels que l'usine de batterie de Volkswagen. On peut donc constater qu'Hydro-Québec effectue un certain arbitrage parmi les usages destinés au développement économique et ceux nécessaires à la décarbonation, et ce, même parmi les projets de décarbonation.
La conversion du chauffage des client·es d'Énergir à l'électricité est basée sur une efficacité de chauffage de 100 %, puisque les thermopompes peinent à combler les besoins de chauffage lors des périodes de froid intense. Ce faisant, Hydro-Québec fait fi des solutions technologiques proposées par la Ville de Montréal pour favoriser une décarbonation graduelle et complète des bâtiments tout en minimisant les impacts sur les besoins de puissance en heure de pointe, notamment grâce au déplacement des charges que permet dorénavant le chauffage par accumulation thermique, qui est déjà subventionné par Hydro-Québec. Ces propositions sont clairement explicitées dans la Feuille de route vers des bâtiments montréalais zéro émission dès 2040.
Hydro-Québec ne se contente pas d'essayer de décourager les efforts de décarbonation de la Ville de Montréal, mais aussi ceux des autres municipalités qui désirent décarboner leur territoire. En effet, Hydro-Québec a déclaré que la Ville de Laval faisait « fausse route » lorsqu'elle a exprimé l'intention d'imposer un moratoire sur l'installation d'appareils alimentés au gaz naturel dans le secteur résidentiel. De même, Hydro-Québec a récemment fait part de son incapacité à répondre adéquatement aux perspectives de décarbonation évoquées en Outaouais.
L'obligation de distribuer l'électricité
On se rappellera qu'au début de l'année 2023, Hydro-Québec annonçait avoir reçu des demandes en alimentation électrique totalisant 23 000 mégawatts (MW) pour des projets industriels, qu'elle disait ne pas pouvoir tous alimenter. Avec l'adoption du projet de loi 2, Hydro-Québec n'a plus l'obligation de distribuer l'électricité pour les demandes d'alimentation de moins de 50 MW. Elle demeure toutefois soumise à l'obligation légale de fournir de l'électricité pour satisfaire toute demande inférieure à 5 MW, ce qui inclut les demandes individuelles de décarbonation des bâtiments.
Hydro-Québec a l'obligation de distribuer l'électricité, tel quel prévu à l'article 76 de la Loi sur la Régie de l'énergie. Elle ne devrait pas se permettre de critiquer les demandes d'alimentation exprimées par sa clientèle ni les orientations réglementaires décidées démocratiquement par les gouvernements locaux élus par la population.
Plutôt que de s'efforcer de freiner l'électrification complète et intelligente du chauffage des bâtiments, Hydro-Québec devrait jouer un rôle de premier plan dans la décarbonation rendue plus que pressante par l'urgence climatique. Pour se faire, elle se doit d'assurer un approvisionnement suffisant et fiable. Point final.
Cet article paraîtra dans notre numéro 96 (été 2023), bientôt disponible !
Jean-Pierre Finet est analyste et porte-parole du Regroupement des organismes environnementaux en énergie (ROEÉ).

Comment la lutte aux paradis fiscaux a été récupérée

On apprenait récemment la publication d'un court essai intitulé Paradis fiscaux. Comment on a changé le cours de l'histoire, qui raconte les dernières tentatives de réformer la fiscalité internationale. Le titre témoigne de la confiance des privilégiés qui, aux commandes des grands chantiers de réforme, s'assurent que le vent du changement tourne toujours en leur faveur.
L'auteur, Pascal Saint-Amans, était jusqu'à tout récemment directeur du Centre de politique et d'administration fiscales (CPAF) de l'OCDE. Pendant qu'il occupait cette fonction, il a supervisé l'élaboration de la réforme de la fiscalité internationale connue sous le nom de Solution à Deux Piliers, mesure intégrée au projet BEPS pour « Base Erosion and Profit Shifting » ou « Érosion de la base d'imposition et transfert des bénéfices ». Une réforme attendue, car censée refonder les principes des relations fiscales internationales, mais qui, à l'aube de son entrée en vigueur, menace de dissoudre la contestation citoyenne dans le processus de mondialisation capitaliste.
Un pétard mouillé ?
Le premier Pilier de la réforme vise les déformations produites, entre autres, par l'économie numérique en créant un nouveau droit d'imposition consistant à réallouer une partie des « surprofits » (taux de rentabilité dépassant 10 %) aux pays où l'activité économique a réellement lieu. Le second Pilier instaure un taux d'imposition minimal mondial des entreprises multinationales avec un chiffre d'affaires annuel supérieur à 750 millions € (± 1,1 milliard CAD).
La proposition de réforme de l'OCDE fait, depuis sa signature en octobre 2021, l'objet d'importantes contestations. Des ONG reconnues – Oxfam ou le Tax Justice Network, par exemple – et des économistes de renom – Jayati Ghosh, Joseph Stiglitz, etc. – contestent le seuil d'imposition de 15 %, plutôt faible face au taux moyen d'imposition des sociétés de 22 % en vigueur dans les pays de l'OCDE. Par ailleurs, des États comme le Nigeria ont témoigné des lacunes démocratiques des négociations de l'OCDE. Nombreuses sont les voix qui s'élèvent pour critiquer l'insuffisance de cet accord qui doit « changer le cours de l'histoire » des paradis fiscaux [1].

Pourtant, ces critiques ne semblent pas trouver de relais médiatiques adéquats et peinent donc à opposer un contre-discours efficace à celui de l'OCDE, qui mène depuis peu une campagne autocongratulatoire. Chaque avancée, qu'elle soit véritablement décisive ou non, est tenue pour une preuve supplémentaire du succès indiscutable de l'entente parrainée par l'organisation.
Ainsi, en janvier dernier, l'OCDE annonçait en grande pompe une importante réévaluation à la hausse des retombées économiques attribuables à l'entrée en vigueur du second Pilier de la réforme – passant de 150 milliards à 220 milliards USD (202 milliards à 297 milliards CAD) [2]. Or, depuis peu, certains redoutent qu'un des mécanismes censés encourager les pays à adopter la réforme – l'impôt complémentaire minimum national [3] – réduise les recettes anticipées dans plusieurs pays. Alors que les paradis fiscaux pourraient continuer d'attirer chez eux les profits des multinationales, les pays à fiscalité dite « normale » comme le Canada verraient leurs revenus amputés jusqu'à 97 %.
Quant au premier Pilier, la rumeur veut que celui-ci, dont le secrétaire général de l'OCDE Mathias Cormann espérait encore récemment l'entérinement rapide, soit mort au feuilleton. Comble de l'ironie pour un projet censé « changer l'histoire », qui voit l'une de ses mesures phares être refusée par les pays riches membres de l'OCDE, ceux-là mêmes qu'elle devait avantager.
Opération de récupération
Ce qui change cependant avec cette réforme, c'est l'intégration officielle de la concurrence entre États au sein du système fiscal mondial. Comme l'a affirmé récemment l'économiste Gabriel Zucman, la réforme est « conceptuellement et philosophiquement déficiente [4]. »
D'une part, elle prévoit d'importantes exemptions qui auront pour conséquence de maintenir le taux d'imposition effectif des multinationales sous la barre des 15 %. L'une des exemptions les plus troublantes concerne l'absence de minimum d'imposition là où une activité économique substantielle est réalisée. Cela signifie que la concurrence fiscale est encore encouragée lorsqu'il s'agit d'une politique de développement économique. Ce faisant, la réforme ouvre un nouvel enfer sous nos pieds : les multinationales continueront de faire pression sur les gouvernements afin de magasiner leurs préférences fiscales et légales.
D'autre part, cette réforme lance le signal que les multinationales, acteurs économiques dominants, n'ont qu'à payer 15 % d'impôts alors que les PME et les particuliers dans la majorité des pays de l'OCDE sont imposé·es à des taux beaucoup plus élevés.

Soyons clairs : cette réforme vise à pouvoir déclarer que seul le phénomène des paradis fiscaux à 0 % d'imposition soit chose du passé. Or, ce modèle classique du paradis fiscal est aussi désuet que l'image d'île aux palmiers qui lui est associée. La réalité des paradis fiscaux et légaux est bien plus complexe et la réforme de l'OCDE cherche à la maintenir. Cette absence de profondeur reflète un manque de volonté de mettre fin au régime d'exception des paradis fiscaux. L'OCDE est moins gênée par les injustices dont ces législations complaisantes sont la source que par le fait que ces dernières grugent la confiance du public dans le projet de la mondialisation.
C'est d'ailleurs ce qu'affirmait Pascal Saint-Amans lui-même lors de sa dernière réunion à titre de directeur du CPAF [5]. La réforme, dit-il, a pour but d'apporter du bon sens (common sense) à un système fiscal dans lequel la juridiction où sont déclarés les profits est artificiellement dissociée de la juridiction où sont réalisées les activités économiques réelles. Une telle distorsion est « ce qui a conduit les gens dans les rues à penser que quelque chose n'allait pas et donc à rejeter la mondialisation. » Saint-Amans poursuit : « je pense que notre devoir, en tant que technocrates et politiciens, est de nous assurer que nous nous en tenons à ce bon sens et que nous veillons à ce que les règles produisent ce qu'elles sont censées produire. »
On décèle, dans cet énoncé creux, l'un des motifs sourds du projet de l'OCDE : conserver vivante la mondialisation capitaliste en l'arrimant à la notion consensuelle, mais vide, du « bon sens ». Ce dernier ne suffit cependant pas à faire oublier le pacte ruineux passé entre nos démocraties dites libérales et cette mondialisation qui, bafouant les droits et décuplant les inégalités, alimente la montée d'une droite autoritaire partout dans le monde. La réforme de l'OCDE n'est pas fondée sur le besoin d'une plus grande justice, mais sur celui de créer les conditions favorables à la poursuite de la mondialisation. Voilà pourquoi il ne pourrait être question d'aller plus loin qu'« un standard minimal c'est-à-dire un standard maximal » comme Saint-Amans le disait lors de la même occasion dans un lapsus révélateur.
Le titre du livre de Pascal Saint-Amans tient de la mauvaise blague. Comment on a changé le cours de l'histoire ? Réponse : en entérinant la tendance lourde de l'économie capitaliste pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas une excroissance anormale, mais bien un rouage essentiel. L'OCDE n'a nulle intention de lutter contre ces législations complaisantes : l'heure est à leur intégration officielle au sein de l'appareil fiscal international. L'accord de l'OCDE est un mirage de progrès.
Démasquer, condamner, encaisser
Une question s'impose au mouvement social pour la justice fiscale. Cette réforme ne fait que confirmer ce qui se produisait officieusement, tout en « renouvelant » la confiance du public en la mondialisation. Ce faisant, elle étouffe les contestations. Car la situation, telle qu'elle se profile actuellement, compromet les efforts qui ont été déployés au fil des années pour assurer une redistribution plus juste de la richesse à travers le globe. La lutte aux paradis fiscaux et aux injustices qu'ils génèrent a démontré l'efficacité de la mobilisation citoyenne sur cette question. Or, une proposition comme celle de l'OCDE – brandie comme un succès par nos gouvernements qui assurent nous avoir entendu·es – devient paradoxalement le principal obstacle à la mobilisation. Une fois la réforme adoptée, comment lutter en l'absence (apparente) d'une cause ? Le projet de l'OCDE ne se contente pas d'entériner la position dominante acquise par les grandes compagnies multinationales au fil des années : elle prévient également la naissance des foyers de contestation présents et à venir.
La dernière réforme de la fiscalité internationale datant des années 1920, nous n'avons pas le luxe de laisser cette occasion nous filer entre les mains. Il nous faut avoir le courage politique de mener la lutte à son terme.
Une campagne pour poursuivre la lutte
Le collectif Échec aux paradis fiscaux, à l'instar de plusieurs autres organismes œuvrant pour la justice fiscale ailleurs dans le monde, a pris acte de la nécessité de prévenir ce relâchement de la pression militante. Sa campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » [6] propose de poursuivre la lutte en tenant compte des mutations que le phénomène des paradis fiscaux a subies. En ramenant la lutte à sa plus simple expression, Échec aux paradis fiscaux souhaite rendre apparentes les causes des injustices fiscales afin de les cibler politiquement.

À la complaisance de l'OCDE, la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » répond par une demande politique claire, qui articule trois perspectives différentes, mais complémentaires sur la lutte aux paradis fiscaux ; le problème est à la fois présenté comme une zone d'ombre à éclaircir (Démasquer), comme une injustice à punir (Condamner) et enfin comme un outil de lutte contre les inégalités (Encaisser).
Cette campagne fournit des orientations claires à l'action politique dans une perspective de justice fiscale. Elle doit être lue comme un programme qui, à travers ses treize revendications, conjugue des luttes locales à des considérations internationales. La campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » évite l'une des difficultés typiques du problème des paradis fiscaux, difficulté qui est par ailleurs entretenue par l'OCDE : faire de la justice fiscale le débat hermétique d'une communauté experte. Les revendications que porte Échec aux paradis fiscaux sont ancrées dans des inquiétudes concrètes, qui illustrent l'incidence des paradis fiscaux sur l'organisation de la société. Le collectif est ainsi en mesure d'intervenir dans le débat politique afin de défendre une conception alternative du bien commun, comme en témoignent ses contributions aux consultations publiques [7].
Surtout, cette campagne est destinée à opposer un contre-discours à l'apparence de consensus qui règne au sein des gouvernements des pays de l'OCDE. Ce que propose le collectif, c'est une lunette de lecture qui aide à faire sens des enjeux associés aux paradis fiscaux et à mobiliser la société civile à partir d'objectifs communs. La sombre perspective qu'offre la réforme de l'OCDE montre que la lutte centrale demeure celle pour gagner l'opinion publique à la cause de la justice fiscale. Car c'est à la société civile, aux groupes citoyens qui la composent, que revient en dernière analyse la tâche d'infléchir l'action des gouvernements. L'éducation populaire, la sensibilisation à ces enjeux ont engendré et continuent de provoquer des changements lents, graduels, mais nécessaires.
[1] Pour un sommaire de ces critiques, voir l'article de Lison Rehbinder, « Taxation des multinationales : une réforme insuffisante », Relations, no 818, 2022, p. 35-37.
[2] OCDE, « Selon l'OCDE, l'impact de la réforme de la fiscalité internationale sur les recettes sera supérieur aux prévisions ». En ligne : www.oecd.org/fr/presse/l-impact-de-la-reforme-de-la-fiscalite-internationale-sur-les-recettes-sera-superieur-aux-previsions.htm.
[3] L'impôt complémentaire minimum national (ICMN) est une mesure d'imposition de droit interne arrimée aux règles du Pilier Deux. Il donne à l'État qui le promulgue le droit de capter les recettes fiscales autrement redistribuées à des juridictions étrangères au titre des règles principales instaurant l'impôt minimum mondial. Plusieurs paradis fiscaux notoires envisagent l'instauration d'un ICMN puisque celui-ci leur donnerait préséance sur les pays où l'activité économique a réellement lieu.
[4] Forum économique mondial, « Is Global Tax Reform Stalling ? ». En ligne : www.weforum.org/events/world-economic-forum-annual-meeting-2023/sessions/is-global-tax-reform-stalling.
[5] OECD, « 14th Meeting of the OECD /G20 Inclusive Framework on BEPS ». En ligne : www.oecd.org/tax/beps/oecd-g20-inclusive-framework-on-beps-meeting-october-2022.htm (à partir de 4h31min).
[6] Une présentation de la campagne « Démasquer, Condamner, Encaisser » est disponible sur le site internet du collectif Échec aux paradis fiscaux. En ligne : www.echecparadisfiscaux.ca/agir/demasquer-condamner-encaisser.
[7] Consultez les publications du collectif à l'adresse suivante. En ligne : www.echecparadisfiscaux.ca/agir/publications/.
Edgar Lopez-Asselin est coordonnateur du collectif Échec aux paradis fiscaux. William Ross est chercheur postdoctoral à l'Université Goethe de Francfort.
Illustration : Ramon Vitesse

S’enrichir avec les litiges

Au sein du capitalisme mondial financiarisé, non seulement les entreprises privées ont leur propre instance de résolution des litiges commerciaux, parallèles aux tribunaux étatiques, mais des entreprises cotées en bourse ont pour principale activité de financer de tels litiges internationaux en vue d'un gain. Quelle est la genèse de cette pratique financière déconcertante et pourquoi faut-il la craindre ?
En 2017, l'entreprise internationale d'investissement Burford Capital vendait, au prix de 107 millions $ US, ses droits sur un litige opposant l'Argentine à des compagnies aériennes que le pays avait nationalisées en 2001, dans la foulée de la plus grave crise économique de son histoire. Burford Capital agissait à titre de bailleur de fonds tiers auprès des lignes aériennes poursuivantes. Le tiers financier est un acteur extérieur à un litige juridique qui assume les coûts des procédures légales de la partie poursuivante moyennant des droits sur les réparations qui pourraient être obtenues à l'issue de l'arbitrage. Quelques mois après la transaction, le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI) rendait sa décision d'arbitrage et sommait l'État argentin de payer 320 millions $ US plus les intérêts aux lignes aériennes. L'année suivante, Burford capital se félicitait dans son rapport annuel pour son retour sur investissement de 722 %, soit un profit de 94 millions $ US.
Comment ces entreprises en sont-elles venues à avoir pour principale activité le financement de litiges en vue d'un gain, et en quoi est-ce que cela devrait nous alarmer ?
Des traités internationaux au service du capital
Il existe dans le monde plus de 3000 traités internationaux d'investissement qui prévoient un recours à une instance de règlement par arbitrage en cas de litige opposant un investisseur privé à un État. Ces traités ont été progressivement signés à partir de la seconde moitié du 20e siècle, dans la foulée de la décolonisation et de la naissance d'États souverains. Il fallait à ce moment encadrer cette souveraineté et protéger les investissements étrangers de possibles nationalisations ou expropriations. En s'assurant, notamment par le biais du droit international, de la continuité de leur domination, les puissances impériales scellaient le triomphe du néocolonialisme sur le postcolonialisme. Un négociateur de traités ayant œuvré dans les années 1990 en Amérique latine pour le compte de pays occidentaux témoigne [traduction libre] :
« Nombreux sont ceux qui, en Amérique latine, pensaient qu'il était inoffensif de signer ces traités ; personne n'avait la moindre idée de ce qu'ils signifiaient. Beaucoup de ceux qui ont négocié n'étaient pas des juristes, et ils les ont donc signés en quelques jours, en quelques heures, ou même par courrier électronique, parce que les voyages étaient trop chers. »
À ce jour, on compte plus de 1000 poursuites en arbitrage initiées contre les États, les audiences se déroulant pour la plupart devant le CIRDI, l'instance d'arbitrage de la Banque mondiale. Les montants en jeu sont considérables. Le Pakistan s'est par exemple vu imposer en 2019 des dommages de 5,8 milliards $ US à deux minières, dont la canadienne Barrick Gold, dans une affaire relative à l'exploitation d'une mine de cuivre et d'or que l'État du Pakistan a finalement décidé d'exploiter lui-même.
Le paiement par les États des réparations exorbitantes est assuré par un autre instrument légal, la Convention de New York de 1958, qui prévoit notamment que les entreprises peuvent user des tribunaux à travers le monde pour saisir des actifs des États récalcitrants. Comble d'ironie, le Pakistan venait de recevoir quelques jours avant le jugement d'arbitrage un prêt de 6 milliards de $ US par le Fonds monétaire international pour faire face à une crise économique nationale. Du côté des minières dédommagées, l'affaire aura été fameuse, celles-ci ayant reçu des sommes 25 fois plus importantes que les dépenses engagées, grâce à la notion « d'expectative de profits perdus » retenue par les arbitres.
L'État, l'entreprise et le financier
Jusqu'au tournant des années 2010, les acteurs en cause étaient limités aux États, aux entreprises privées et aux cabinets d'avocats à 1000 $/h. Or, des financiers se sont invités depuis quelques années à ce simulacre de justice et ont proposé aux entreprises poursuivantes de payer le coût des procédures, qui sont en moyenne de 6 millions $ US, en retour d'une partie des dommages et intérêts reçus. Pour les États, l'affaire est catastrophique puisqu'elle contribue à augmenter les poursuites à leur endroit, dont les coûts de défense atteignent en moyenne 5 millions $ US. Un État comme l'Argentine a dû se défendre à ce jour contre 62 poursuites depuis 1997, tandis que le Venezuela en a essuyé 53, et le Canada 13. Des 62 dossiers conclus de l'Argentine, seulement 6 se sont soldés en faveur du pays, les autres ayant été réglés hors cour ou à la suite d'un jugement d'arbitrage rendu.
Au tribunal d'arbitrage, l'entreprise peut se sentir chez elle. D'abord, le droit applicable est celui prévu au contrat, en plus de la lex mercatoria – le droit commercial international. Lorsque l'Argentine s'est défendue d'un litige l'opposant à la multinationale Total, les procureurs argentins ont en vain plaidé que les décrets gouvernementaux passés en 2002, qui avaient entre autres pour effet de geler les tarifs gaziers imposés par l'entreprise, avaient été votés en vertu de la constitution argentine et du respect des droits fondamentaux, menacés par la crise économique. Le tout a été jugé irrecevable par les arbitres, puisque le droit constitutionnel et national des pays ne régit pas les parties et est suppléé par la lex mercatoria. L'Argentine a été condamnée à verser 270 millions US $ à Total.
Les arbitres qui siègent au CIRDI sont pour la plupart issus du milieu privé. Dans un rapport choc publié en 2012, le Corporate Europe Observatory établissait que 15 arbitres provenant de la pratique du droit privé au Canada, en Europe et aux États-Unis s'étaient partagé 55 % des litiges du CIRDI. Ce phénomène de porte-tournante entre les cabinets d'avocats du Nord et l'instance d'arbitrage contribue au fait qu'à ce jour, les États sont, dans près de la moitié des décisions rendues, condamnés à verser des dommages aux entreprises poursuivantes, sans compter les arrangements à l'amiable gardés confidentiels.
Dans ce contexte hautement favorable au secteur privé, le financement par des tiers devient une pratique spéculative attrayante que des acteurs du milieu présentent comme une forme de promotion de l'accès à la justice. Malheureusement, cet abus de langage se vérifie, car selon une estimation du professeur et ancien arbitre Stravos L. Brekoulakis, environ 40 % des litiges opposant des investisseurs à des États sont financés par un bailleur de fonds externe.
Sabotage écologique
Par ailleurs, les traités internationaux et instances de règlements des litiges s'ajoutent désormais aux nombreux outils et stratégies dont dispose l'industrie fossile pour résister à la transition écologique et énergétique. À ce jour, plus de 230 arbitrages internationaux ont été le fait d'investissements relatifs à des actifs fossiles, ce qui représente environ 20 % de l'ensemble des litiges connus à ce jour. Dans ce secteur, la moyenne des réparations accordées aux entreprises est d'environ 600 millions $ US.
Cette menace juridique de taille qui plane sur les États a de quoi les faire réfléchir. Par exemple, les projets de développement d'actifs fossiles de la Guyane qui n'ont pas encore reçu de décision finale d'investissement (DFI) représentent des risques de poursuite de 15 milliards $ US, soit près de trois fois le PIB du pays. On estime que 20 % des actifs fossiles n'ayant pas encore reçu de DFI sont protégés par des traités prévoyant un recours à une instance d'arbitrage privé.
Le GIEC s'est montré clair : la limite du 1,5 degré Celsius exigera non seulement d'empêcher tout nouveau développement fossile, mais aussi de démanteler des infrastructures existantes. Or, le capital fossile existant et potentiel jouit d'une protection légale. Le dernier exemple de ce verrouillage juridique est celui du projet d'exportation de gaz naturel liquéfié GNL Québec, dont les promoteurs ont déposé une poursuite en dommages de 20 milliards $ US contre le Canada pour avoir refusé d'émettre les autorisations nécessaires. On ne peut toutefois déterminer si la poursuite entre le Canada et GNL Québec est l'objet d'un financement par un tiers, cette information n'étant pas publique.
S'il faut craindre la crise écologique et la croissance des inégalités socioéconomiques mondiales, alors il faut tout autant redouter ce régime de traités internationaux et ses instances de règlements parallèles protégeant les intérêts des acteurs puissants qui alimentent ces crises.
Colin Pratte est chercheur à l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques.
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2025 – année de la 6ème Marche Mondiale des Femmes !
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