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« L’Église catholique australienne et Donald Trump : l’art d’imposer un récit en niant toute culpabilité

11 février, par Ovide Bastien — , ,
Glorifier le coupable et vilipender ses victimes : tel fut, affirme la journaliste Louise Milligan, le comportement de l'Église catholique australienne dans l'affaire du feu (…)

Glorifier le coupable et vilipender ses victimes : tel fut, affirme la journaliste Louise Milligan, le comportement de l'Église catholique australienne dans l'affaire du feu cardinal George Pell. Un comportement qui accentue la blessure dont souffrent les victimes du cardinal, et qui amenait récemment d'autres de celles-ci à se manifester pour la première fois, à contacter Milligan, et à lui détailler les abus qu'elles ont subies de la part du cardinal.

CE N'EST PAS FACILE DE SUIVRE DONALD TRUMP, qui, lors de son premier mandat, a choisi deux juges catholiques conservateurs à la Cour suprême et, lors de son deuxième, a choisi comme vice-président le catholique extrêmement réactionnaire qu'est J. D. Vance.

Trouvé coupable de fraude financière et d'agression sexuelle, Trump nie toute culpabilité...

Les médias ‘fake news' mènent une campagne de dénigrement contre moi, dit-il. On utilise le système de justice comme arme pour me punir, alors que je suis complètement innocent !

L'économie américaine, disent la plupart des économistes, va plutôt bien en termes de croissance, de chômage, de transition vers l'énergie propre, et l'inflation, qui a monté beaucoup surtout à cause de la pandémie COVID 19, baisse de façon significative...

Non, dit Trump, l'administration Biden fut la pire de l'histoire des Etats-Unis et l'économie, qui sous Biden a connu un taux d'inflation record, est en train de crouler !

La réalité importe peu.

Que le taux d'inflation, au début des années 1980, dépasse carrément ce qu'il était sous Biden, atteignant 14% (et le taux d'intérêt 18%), tout cela n'a pas d'importance.

Ce que dit Trump devient un récit auquel adhère immédiatement une partie substantielle de la population américaine.

Lorsque la foi est énorme, les faits importent peu.

L'Église catholique ne maitrise peut-être pas aussi bien que Trump l'art de gérer un récit. Ni celui de nier systématiquement toute culpabilité en alléguant être simplement victime d'une campagne de dénigrement. Cependant, comme le démontre le cas du cardinal Pell en Australie, sa compétence dans ce domaine est tout de même assez remarquable.

L'affaire cardinal Pell

MI-MARS 2019, LE CARDINAL GEORGE PELL, le plus grand leader de l'Église catholique australienne et alors bras droit du pape François au Vatican, est reconnu, dans un verdict unanime d'un jury de douze membres, coupable d'abus sexuel de deux mineurs dans la cathédrale de Melbourne dans les années 1990. Sa sentence : six ans de prison.

Le cardinal maintient qu'il est innocent et dépose une plainte auprès de la Cour d'appel de l'État de Victoria.

En aout 2019, cette cour, dont les membres ont visionné la vidéo du témoignage choc de la victime menant au verdict du jury, rend sa décision : le verdict est maintenu tel quel.

Grand batailleur, le cardinal revient à l'attaque et adresse un nouveau recours, cette fois à la Cour suprême d'Australie. L'avocat qu'il choisit pour sa défense, Robert Richter, est un des plus illustres du pays. Le cardinal ne l'a pas retenu à cause de ses croyances religieuses – il est athée – mais en raison de sa compétence. Il est renommé pour avoir réussi à défendre avec succès même certaines figures les plus notoires de la pègre de Victoria.

La cour accepte d'entendre son appel.

Les victimes sont bouleversées et se sentent dépitées. Elles soupçonnent que les profonds liens d'amitié que le cardinal Pell entretient depuis fort longtemps avec les gens les plus puissants d'Australie, en particulier l'élite politique et financière, ont contribué à ce revers qu'elles vivent.

Début avril 2020, la Cour suprême rend sa décision : elle blanchit le cardinal.

Contrairement au jury et la Cour d'appel de Victoria, elle n'a pas visionné la vidéo du témoignage choc de la victime. Elle estime néanmoins que la Cour d'appel de Victoria et le jury n'ont pas suffisamment tenu compte de toutes les preuves présentées par l'avocat Richter, certaines de celles-ci ne permettant pas, à son avis, d'affirmer hors de tout doute la culpabilité du cardinal.

Après avoir passé 404 jours en prison, le cardinal Pell est donc libéré.

La nouvelle fait rapidement la manchette à travers le monde.

À peine quelques heures après cet acquittement, le pape François laisse clairement entendre, sans mentionner explicitement le cardinal Pell, que ce dernier a été, comme Jésus, injustement jugé et condamné. Lors d'une messe qu'il est en train de célébrer dans sa résidence Santa Maria à Rome, le pape affirme :

En ces jours de Carême, nous avons vu la persécution que Jésus a enduré et comment les docteurs de la loi se sont acharnés contre lui, le jugeant avec sévérité alors qu'il était innocent. Je voudrais prier aujourd'hui pour toutes les personnes qui, parce que quelqu'un leur en veut, subissent une peine injuste.

Et, dans les minutes qui suivent, le bureau de presse du Vatican exprime la satisfaction de l'Église de voir la cour rétablir la ‘vérité' de ‘l'innocence' du cardinal :

Le Saint-Siège, qui a toujours exprimé sa confiance dans l'autorité judiciaire australienne, se félicite de la décision unanime de la Haute Cour concernant le cardinal George Pell, l'acquittant des accusations d'abus sur mineurs et annulant sa peine. En confiant son affaire à la justice de la Cour, le cardinal Pell a toujours clamé son innocence et a attendu que la vérité soit établie.

Après avoir posé ces deux gestes de solidarité envers son ex-bras droit au Vatican, le pape François en pose un troisième quelques mois plus tard.

Le 12 octobre 2020, il accorde une audience privée au cardinal Pell, et, signe évident qu'il veut que celle-ci soit largement diffusée à travers le monde et devienne virale dans les réseaux sociaux, il autorise la production d'un bref clip vidéo où on l'entend dire chaleureusement au cardinal, Je suis content de te voir... ça fait plus qu'un an, une allusion au temps que Pell a passé en prison.

De retour à Rome, le cardinal, de toute évidence pour illustrer son innocence, accorde beaucoup d'interviews, dans lesquelles il laisse entendre qu'il y aurait peut-être une ‘connexion possible' entre le cauchemar judiciaire qu'il à vécu en Australie et sa mission dans les finances du Vatican.

À la mi-décembre 2020, le cardinal Pell publie Prison Journal, un livre rassemblant des extraits du journal intime qu'il avait tenu lors de son long séjour en prison. Lors du lancement de ce livre, il louange Donald Trump, un politicien dont les opinions conservatrices ressemblent beaucoup aux siennes, et qui vient de nommer à la Cour suprême des Etats-Unis trois juges très conservateurs, dont deux catholiques.

Sa contribution est positive. Certes, Trump est un peu barbare, mais à certains égards importants, il est « notre » barbare (chrétien), affirme le cardinal.

Lorsque trois archevêques américains lisent Prison Journal, ils couvrent immédiatement d'éloges le cardinal Pell, un le comparant à Saint Ignace de Loyola, Martin Luther King, et même à Jésus !

Le 10 janvier 2023, le cardinal Pell subit soudainement un arrêt cardiaque qui lui sera fatal.

Grand reporter à Paris Match, François de Labarre publie, quelques mois plus tard, Vatican Offshore – l'argent noir de l'Église. De Labarre raconte qu'en 2014, le pape François, dans sa recherche d'un administrateur chevronné et rigoureux qui pourrait faire le ménage dans un Vatican plongé dans une montagne de corruption financière, a retenu les services du cardinal Pell. Adhérant à l'hypothèse que faisait circuler à Rome le cardinal Pell à la suite de sa libération de prison, il affirme que les accusations de pédophilie portées contre le cardinal en Australie ne seraient qu'un coup monté par ses adversaires au Vatican qui craignaient la perte de leur assiette au beurre. Pour salir et discréditer le cardinal Pell, cette mafia en soutane, soutient De Labarre, a carrément inventé toute cette histoire d'abus sexuel, se joignant à des médias australiens assoiffés de scandales et à la police corrompue et anti-Église catholique de Victoria pour faire subir au pauvre cardinal des années de persécution !

Dans sa recension de Vatican Offshore [dans la revue Présence en juin 2023, Louis Cornellier qualifie le livre de Grand reportage, aussi solide que consternant ! . Il n'en fait pas la moindre critique.

L'Église célèbre les funérailles du cardinal Pell de façon grandiose

L'ÉGLISE CATHOLIQUE AUSTRALIENNE SAIT FORT BIEN que si le cardinal Pell a réussi à sortir de prison parce que la Cour suprême a conclu que le jury ainsi que la Cour d'appel de Victoria n'avaient pas suffisamment tenu compte de certaines preuves qui, à son avis, ne permettaient pas de conclure, hors de tout doute, la culpabilité, cela ne voulait nullement dire que le cardinal était forcément innocent ! Car on ne peut pas confondre le fait de ne pas être reconnu coupable hors de tout doute et le fait d'être, en réalité, innocent.

Cette nuance a d'autant plus d'importance que le cardinal Pell, au moment de son décès, se trouvait toujours dans une situation on ne peut plus embarrassante, les charges rejetées par la Cour suprême n'étant pas les seules portées contre lui. Il y en avait encore 27, et celles-ci provenaient de 14 présumées victimes.

Quelques exemples.

• Un homme allègue que Pell, alors séminariste, a abusé sexuellement de lui, alors enfant de chœur de 12 ans, dans un camp de jeunes de l'île Phillip en 1961 ;
• Un autre dit que, lorsqu'il était enfant, Pell l'emmenait hors du foyer pour enfants où il était pupille de l'État et le violait ;
• Un autre allègue que lorsqu'il vivait au Saint-Joseph's Home for Children à Ballarat, Pell, qui venait chez eux en été pour utiliser la piscine et jouer avec les enfants, a à plusieurs reprises mis ses mains dans son costume de bain et inséré son doigt dans son anus, lui causant une douleur considérable ;
• Deux anciens élèves de St Alipius allèguent que Pell avait saisi à plusieurs reprises leurs parties génitales, et parfois tellement fort que cela était douloureux, alors qu'il nageait avec eux dans la piscine Eureka à Ballarat en 1978-79.

De plus, de nombreuses victimes en Australie accusaient le cardinal Pell, et ce depuis plusieurs années, d'avoir protégé les prêtres, qui se trouvaient alors sous son autorité, et qui les avaient abusés sexuellement alors qu'ils étaient mineurs, tout en cherchant systématiquement à les discréditer. La Commission royale sur les réponses institutionnelles aux abus sexuels sur enfants avait écouté ce qu'alléguaient ces victimes, écouté la défense présentée par le cardinal, mené une enquête rigoureuse et tiré ses conclusions.

Cependant, comme le cardinal Pell, au moment où cette commission publiait son rapport final en 2017, était en train de subir un procès durant lequel la cour entendait le témoignage choc d'une victime qui alléguait avoir été, avec son copain adolescent, abusé sexuellement par le cardinal, la commission avait temporairement supprimé de son rapport les conclusions susmentionnées. Ceci, dans le soucis de ne pas influencer indument l'esprit des jurés appelés à statuer sur la culpabilité ou l'innocence du cardinal.

La Cour suprême d'Australie ayant libéré le cardinal Pell de prison en 2020, la commission procédait alors à rendre publiques ses conclusions dans cette affaire. Et celles-ci étaient, pour le cardinal, on ne peut plus dévastatrices. Plus que tout autre membre ecclésial important qui avait témoigné devant la commission, le cardinal se voyait écorché et carrément discrédité.

Dans ces pages jusqu'ici secrètes, affirme David Marr, le verdict rendu par la commission est on ne peut plus clair : afin de protéger les enfants de la communauté catholique qu'il servait en tant que prêtre à Ballarat, et ensuite comme évêque à Melbourne, Pell aurait pu agir, mais il ne l'a tout simplement pas fait.

Les excuses que Pell a données à la commission pour avoir fait si peu pour la protection des enfants sont disséquées et rejetées une à une. Les commissaires rejettent comme invraisemblables, inconcevables, insoutenables et inacceptables les principales affirmations contenues dans les preuves présentées par le cardinal.

Non seulement l'Église catholique sait, au moment du décès du cardinal Pell, tout ce qui précède, mais elle est aussi consciente d'une autre affaire embarrassante.

Exactement cinq semaines avant le décès du cardinal, un dénommé David reçoit une lettre du National Redress Scheme, le programme national public de réparation créé le 1er juillet 2018 en réponse à la Commission royale sur les réponses institutionnelles aux abus sexuels sur enfants. Nous avons terminé notre enquête au sujet de ton allégation d'avoir été abusé sexuellement par le cardinal Pell alors que tu étais âgé de huit ans, dit la lettre. Nous avons informé l'Église que nous reconnaissons, après enquête, le bien fondé de ton allégation et que nous allons t'octroyer une compensation de $95 000.

Malgré cette montagne de faits qui devraient normalement conduire une institution, qui affirme toujours prioriser les plus démunis et exploités de la terre, à faire preuve d'une certaine modestie, l'Église catholique organise pour le cardinal Pell le 2 février 2023, un peu à la Donald Trump, des funérailles de grande solennité et pompe.

Le récit qu'elle tente d'imposer dans l'opinion publique, avec un certain succès d'ailleurs, est que le décédé est innocent, que ses accusateurs sont des menteurs, et qu'il fut un soldat de la vérité, et possiblement un futur saint.

Au moins 275 prêtres – dont l'évêque Paul Bird du diocèse de Ballarat qui avait été informé de la compensation de $95 000 versée à David, et 75 séminaristes sont présents dans la cathédrale St. Mary de Sydney ce jour-là. Sont aussi présents plusieurs des plus prestigieux politiciens du pays, des représentants des médias, et même un juge.

L'archevêque Anthony Fisher affirme, lors de la messe funéraire, que le cardinal Pell portait un amour extraordinaire envers les séminaristes. Il a passé 404 jours en prison pour des crimes qu'il n'a jamais commis, dit-il. Le comparant à ‘Richard the Lionheart', le grand roi guerrier d'Angleterre au 12ième siècle, l'archevêque affirme que le lion dont le rugissement s'est tari de manière inattendue il y a 23 jours, a été victime d'une campagne médiatique, policière et politique visant à le punir... (...) Son influence fut énorme et celle-ci va se prolonger dans le futur.

L'ex-premier ministre australien, Tony Abbott, un catholique qui, dans sa jeunesse, a passé quelques années au séminaire en vue de la prêtrise, affirme que le cardinal est le plus grand catholique que l'Australie ait jamais produit et l'un de ses plus grands fils.

Le frère du cardinal, David Pell, affirme que les accusations portées contre son frère sont carrément fausses. Mon frère, dit-il, a été la victime d'une longue campagne de dénigrement.

Pour imposer le récit glorifiant le cardinal Pell tout en discréditent ses victimes, l'Église n'hésite pas à recourir à d'autres moyens. Dès qu'un de ses membres ose remettre en question cette interprétation de la réalité, l'Église cherche à le réduire au silence en le punissant.

En septembre 2022, le prêtre dominicain australien, Peter Murnane, publie Clerical Errors : How Clericalism Betrays the Gospel and How to Heal the Church, un livre dans lequel il dénonce carrément l'hypocrisie crasse dont fait preuve l'Église dans l'affaire Pell. L'Église dans laquelle j'œuvre comme pasteur depuis des décennies, et que j'aime profondément, est en train de trahir les valeurs évangéliques les plus fondamentales, dit-il !

Afin de mener la recherche pour son livre, et aussi pour prendre congé un certain temps de confrères dominicains qu'ils trouvaient carrément cléricalistes, Murnane avait demandé d'aller vivre seul en appartement un certain temps, et son supérieur avait acquiescé à sa demande.

Cependant, dès qu'apparaît son livre, il reçoit de son provincial dominicain, un ami de l'archevêque Fisher qui est lui-même un grand ami du cardinal Pell, le ‘précepte formel' suivant, qui, dans l'arsenal dominicain relatif à l'obéissance, est l'équivalent d'un lance-roquettes :

Tu as un mois pour revenir dans notre communauté et retirer de circulation le livre que tu viens de publier. Si tu ne le fais pas, tu pourrais en subir de graves conséquences, n'excluant pas le renvoi de notre ordre.

Peter Murnane, avec lequel je corresponds régulièrement, n'a pas retiré de circulation son livre. Il vit toujours en appartement, et a lui-même décidé de se distancer de sa communauté religieuse, tout en maintenant de profonds liens d'amitié avec plusieurs Dominicains.

Comme moi, Murnane trouve farfelue la thèse avancée dans le livre Vatican Offshore selon laquelle les accusations contre le cardinal Pell ne représenteraient qu'un simple coup monté contre lui par la mafia corrompue au Vatican. Dans L'affaire cardinal Pell : simple "coup monté par ses adversaires" ?(2023) je démolis d'ailleurs, de façon assez percutante, je crois, cette thèse simpliste. Au lieu de représenter, comme l'allègue Louis Cornellier dans Présence, un Grand reportage, aussi solide que consternant, j'affirme que ce livre reflète un journalisme d'enquête superficiel, sensationnel, voire carrément biaisé.

L'immense douleur de voir ton agresseur présenté comme un quasi saint tout en étant toi-même vilipendé

VOIR À LA TÉLÉVISION L'ÉGLISE CÉLÉBRER DE FAÇON AUSSI GRANDIOSE les funérailles de celui qui les a agressés sexuellement alors qu'ils n'étaient qu'enfant ou adolescent, représente, pour les victimes du cardinal, une douleur immense.

Une douleur qui est d'autant plus profonde et dévastatrice que, durant ces funérailles, on parle d'eux comme s'ils n'étaient que des menteurs, des personnes confuses ou délirantes, ou comme s'ils faisaient partie d'une vaste conspiration contre le cardinal.

Et une douleur qui s'ajoute à toutes les autres souffrances et traumatismes découlant des abus subis dans le passé.

Les faits d'abus « ne datent pas de 30 ans », affirme mon ami théologien Jean-Guy Nadeau, « car ils se sont produits encore hier dans l'âme des victimes et se produiront probablement encore demain, voire toute la vie. » Il ne s'agit pas seulement, poursuit-il, d'un acte « ou une série d'actes du passé, mais des conséquences quotidiennes toujours présentes de ces actes sur le plan de la santé physique, psychologique, sur le plan des relations humaines, de la relation à soi ou de la relation à Dieu : la honte, l'impression de saleté, les angoisses, les cauchemars, les réveils nocturnes ou les insomnies, les maux de ventre ou autres, (...) les relations amoureuses et parentales difficiles ou même impossibles ».(1)

La reporter Louise Milligan, autrice de Cardinal : The Rise and Fall of George Pell (2017), connaît la souffrance, si bien décrite par Jean-Guy Nadeau, qu'ont enduré et qu'endurent encore aujourd'hui les victimes du cardinal.

Depuis qu'elle a initié son enquête il y a neuf ans, Milligan a rencontré douze des quatorze victimes du cardinal. Elle croit leurs témoignages et s'en trouve profondément touchée et bouleversée.

Je ne peux pas parler au nom des multiples accusateurs de Pell, dont la plupart ne se sont jamais rencontrés et qui se trouvaient à des endroits différents à des moments différents, affirme Milligan. Je ne peux pas parler au nom de la police de l'État de Victoria, du ministère public, de la cour d'appel de l'État de Victoria, des décideurs du ‘National Redress Scheme' ou des éminents Australiens qui ont présidé pendant cinq ans la Commission royale d'enquête sur les abus sexuels commis sur des enfants, qui ont lu d'innombrables documents relatifs à la connaissance qu'avait Pell des agresseurs et qui ont conclu qu'il était au courant et qu'il n'avait rien fait pour les arrêter.

Mais je peux parler en mon nom, en tant que journaliste qui a rencontré un grand nombre de ces hommes qui ont déclaré que Pell avait volé leur innocence. (...) Ce que j'ai découvert, c'est qu'il y avait des allégations convaincantes, tragiques et bien documentées à son encontre. Et il y en a de plus en plus. (...) Je ne peux tout simplement pas me détourner et faire comme si ces hommes n'existaient pas. D'autant plus que l'Église sait maintenant qu'un organisme indépendant a évalué certaines de leurs plaintes, les a validées et leur a accordé une indemnisation.

Milligan connaît trois hommes qui ont porté des accusations contre le cardinal Pell et qui ont reçu des paiements de réparation, et au moins deux qui ont reçu des règlements civils. Et il y au moins quatre affaires civiles présentement en cours, dit-elle.

Ce qui révolte le plus les victimes, poursuit Milligan, est la tendance systématique de l'Église de toujours éviter de reconnaître sa propre responsabilité. Une révolte, dit-elle, qui a récemment amené des victimes du cardinal, qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant, à prendre contact avec elle et à lui décrire les abus qu'ils ont subis.

Une autre victime se manifeste et contacte Louise Milligan

CE N'EST QU'EN DÉCEMBRE 2024 QUE LOUISE MILLIGAN trouve enfin le courage de faire ce qu'elle avait toujours évité de faire jusqu'alors, sachant que cela serait trop éprouvant pour elle sur le plan émotionnel : s'asseoir, et visionner au complet l'enregistrement télévisé des funérailles du cardinal Pell tenues le 2 février 2023.

Alors qu'elle est en train de visionner la vidéo, plus précisément au moment même où elle arrive au discours de l'ex-premier ministre Tony Abbott dans lequel il déclare que le cardinal Pell est le plus grand catholique que l'Australie ait jamais produit et l'un de ses plus grands fils, une déclaration qui suscite de longs et bruyants applaudissements dans la cathédrale St. Mary's, son téléphone se met soudainement à sonner.

À l'autre bout du fil se trouve Andrew, une victime de Pell.

C'est la toute première fois qu'Andrew se manifeste et contacte Milligan.

Alors qu'Andrew raconte son histoire, il s'arrête souvent, éclatant en sanglots, et s'excusant chaque fois. Milligan démontre de l'empathie, et l'encourage à poursuivre.

C'est alors que je vivais une thérapie que j'en suis venu à comprendre qu'il fallait que je dise la vérité. Une compensation financière ne m'intéresse absolument pas. Celle-ci serait, à mon avis, de ‘l'argent sale'. M'ouvrir, dire ma souffrance devrait me permettre de faire mon deuil, de me réconcilier avec moi-même.

Andrew explique à Milligan que l'abus le plus violent et horrifique qu'il a subi provenait du prêtre avec lequel le cardinal Pell vivait dans un presbytère, Gerald Ridsdale.

Milligan sait que Ridsdale est considéré comme un des pédophiles les plus prolifiques d'Australie. Elle écoute avec compassion Andrew.

Ridsdale me forçait souvent à pratiquer le sexe oral et tentait le sexe anal, se fâchant contre moi parce qu'il ne parvenait pas à me pénétrer. Il me donnait fréquemment des coups de poing dans l'estomac et me frappait à la tête, raconte Andrew.

Pell venait parfois me rendre visite avec Ridsdale. Il me décrivait à Ridsdale comme étant « mon garçon ». Lorsqu'il faisait cela, tous les deux échangeaient de regards. Des regards qui traduisaient une sorte de plaisanterie privée. Leur petit secret, pour ainsi dire...

En 2002, Pell, alors archevêque de Sydney, avait allégué que l'avortement était un pire scandale moral que l'abus sexuel de mineurs par le clergé. Et lorsque l'avocate de la Commission royale sur les réponses institutionnelles aux abus sexuels sur enfants, Gail Furness, demandait au cardinal, qui témoignait en février 2016 par vidéoconférence depuis Rome, comment c'était possible qu'il puisse totalement ignorer le fait que le prêtre avec lequel il vivait dans le presbytère à Inglewood, Ridsdale, abusait sexuellement beaucoup de mineurs, un fait qui était pourtant de notoriété publique dans cette ville, Pell, alors bras droit du pape François, répondait :

Je... Je ne peux pas dire avoir déjà su que tout le monde était au courant. Je savais qu'un certain nombre de personnes le savaient. (...) C'est une histoire triste, et qui m'intéressait peu. (It is a sad story, and it was not of much interest to me). (2)

Le ‘Redress Scheme', explique Milligan, a conclu en août 2024 qu'un jeune garçon, James, avait effectivement été violé par voie anale par Pell dans un gymnase. James a reçu une lettre l'informant qu'il recevrait donc une indemnisation de $95 000.

Milligan a rencontré ce garçon, aujourd'hui adulte, et sa mère âgée, Carmel, il y a quelques semaines à Ballarat.

Voilà la plainte, affirme Milligan, que James a déposée auprès du ‘Redress Scheme' :

Le gymnase était vide, et à l'intérieur du gymnase, il y avait un petit trampoline, et Pell m'a mis dessus. Je me souviens qu'il m'a dit 'Baisse ton pantalon'. J'ai cru qu'il allait me fouetter avec sa ceinture. Il ne l'a pas fait. Il m'a mis quelque chose dans le cul - je suppose que c'était son pénis. C'était très douloureux. Je saignais des fesses par la suite. Il m'a ensuite laissé dans le gymnase.

Une fois qu'il avait déposé sa plainte et que l'Église en avait été notifié, James raconte à Milligan qu'il a rencontré par hasard l'évêque Paul Bird, du diocèse de Ballarat, dans une bibliothèque.

L'évêque Bird lui a demandé : Comment t'appelles-tu ?

Lorsque je lui ai donné mon nom complet, dit James, il m'a tout simplement tourné le dos.

Il m'a snobé. Il m'a complètement snobé.

Le diocèse de Ballarat n'a pas accepté de reconnaître l'abus que James avait subi, souligne Milligan. Il a aussi refusé de reconnaître les abus subis par les autres plaignants qui, selon la lettre du ‘Redress Scheme' adressée à James, se sont manifestés et ont contribué à la décision de reconnaître le bien-fondé de la plainte de James.

(1) Jean-Guy Nadeau, Une profonde blessure : les abus sexuels dans l'Église catholique, Médiapaul, 2020, p. 158.
(2) Cette citation provient de Chrissie Foster et Paul Kennedy, Still Standing, Penguin Random House Australia, p. 183.

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Slavoj Zizek : Les gauchistes* falsifient le choix auquel les Ukrainiens sont confrontés en temps de guerre.

11 février, par Slavoj Zizek, The Kyiv Independent — , , ,
e qui parait le plus noir, c'est ce qui est éclairé par l'espoir le plus vif « Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne » Le Blog Adresses internationalisme et (…)

e qui parait le plus noir, c'est ce qui est éclairé par l'espoir le plus vif
« Toutes les femmes sont discriminées sauf la mienne »
Le Blog

Adresses internationalisme et démocr@tie

En temps de guerre, les questions fondamentales de survie, de moralité et d'identité dominent non seulement le discours, mais exposent également les fissures des idéologies politiques mondiales. Au milieu de la clameur des récits médiatiques et des cadres partisans bien ancrés, quelques voix parviennent à s'élever au-dessus de la mêlée, offrant des critiques incisives et s'attaquant aux vérités inconfortables que les autres éludent souvent.

Slavoj Zizek, le philosophe slovène connu pour son mélange éclectique de psychanalyse, de marxisme et de critique culturelle, continue de remettre en question la pensée conventionnelle sur la politique mondiale, la guerre et les dilemmes complexes de l'idéologie de gauche.

Dans une interview accordée au Kyiv Independent, Zizek aborde le rôle de l'humour en temps de guerre, les racines de la romantisation de longue date de la Russie en Occident et l'échec de la gauche face à la lutte pour la survie de l'Ukraine.

Cet entretien a été revu pour des raisons de longueur et de clarté

6 février 2025 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/06/slavoj-zizek-les-gauchistes-falsifient-le-choix-auquel-les-ukrainiens-sont-confrontes-en-temps-de-guerre/

The Kyiv Independent : La menace persistante d'une attaque nucléaire russe au cours des trois dernières années a aiguisé l'humour noir des Ukrainiens, qui s'épanouit souvent en temps de guerre. Pourquoi pensez-vous que cela choque encore les observateurs extérieurs que les gens puissent (et aient besoin de) rire face à la mort ?

Slavoj Zizek : Je me méfie de ceux qui réagissent à la souffrance d'autrui par des larmes et des manifestations publiques spectaculaires de sympathie. D'après mon expérience, les personnes qui se comportent ainsi ne sont généralement pas celles qui ont vraiment souffert. Il s'agit d'une performance émotionnelle, détachée de la réalité de ce que signifie endurer la douleur.

Je me réfère souvent à l'histoire d'un aborigène australien qui reçoit la visite d'observateurs occidentaux animés d'intentions bienveillantes. L'aborigène leur dit : « Si vous êtes venus ici pour compatir à notre souffrance et exprimer votre compassion, rentrez chez vous. Mais si vous êtes venus ici pour vous battre à nos côtés, restez. » Je pense que cela capture parfaitement cette hypocrisie totale, la même que celle que nous voyons à plus grande échelle envers les habitants de l'Ukraine, de Gaza, et d'ailleurs aujourd'hui.

Lorsque la souffrance est insupportable, tu ne peux pas te laisser aller à un deuil trop profond parce que tu es encore au milieu de cette souffrance. Soit tu te retires complètement et tu deviens une sorte d'énergumène, soit tu t'en sors par l'humour. Même à Auschwitz, les Juifs faisaient des blagues sur leur situation difficile – c'était leur façon de gérer l'horreur. Ce n'est que plus tard, dans les années 1950, qu'ils ont commencé à prendre une certaine distance émotionnelle par rapport à tout cela et que le deuil sérieux et la réflexion sur ces tragédies ont commencé.

« Quand la souffrance est insupportable, tu ne peux pas te livrer trop profondément au deuil parce que tu es encore en plein dedans. »

La même chose s'est produite pendant les guerres de Yougoslavie, notamment après le massacre de Srebrenica. Face à un tel traumatisme, les gens ont développé des blagues pour faire face. L'humour était le seul moyen de survivre émotionnellement. Je ne vois rien d'irrespectueux là-dedans.

As-tu lu les mémoires classiques de Primo Levi sur l'Holocauste, « Si c'est un homme » ? Il y décrit des moments qui, malgré l'horreur, sont presque comiques. Par exemple, lors de la sélection mensuelle où les prisonniers devaient courir devant un officier SS qui décidait rapidement s'ils étaient encore assez sains pour travailler ou s'ils devaient être envoyés dans les chambres à gaz, les prisonniers se préparaient à ce moment fugace de jugement. Ils se pinçaient les lèvres, les joues ou le ventre pour paraître plus rouges et en meilleure santé. Ce sont des scènes absurdement tragiques et pourtant sombrement comiques.

Il y a des moments qui vont au-delà de l'horreur, et même de l'héroïsme. Dans les camps de concentration – ou les goulags staliniens, d'ailleurs – la situation était si désespérée qu'il n'y avait pas de place pour l'image traditionnelle de l'héroïsme. Vous ne pouviez pas jouer le rôle du brave martyr, se dressant avec défi et disant : « Allez-y, tuez-moi, je ne trahirai jamais mes principes ». Les conditions étaient tout simplement trop extrêmes pour cela.

Personne ne devrait avoir honte de trouver de l'humour ou d'autres moyens de faire face à la guerre. Ce n'est pas une trahison de la situation – cela peut même vous donner la force de mieux vous battre.

The Kyiv Independent : Oui – une sorte de clarté émerge lorsque vous comprenez pleinement la réalité à laquelle vous êtes confronté.

Slavoj Zizek : As-tu vu le documentaire « Real » d'Oleh Sentsov ? C'est l'une des meilleures œuvres cinématographiques que j'ai jamais vues. Sentsov a découvert lors d'une permission (de l'armée) que sa caméra montée sur un casque avait capturé des images d'une bataille, et il a utilisé ces images pour créer le film.

Ce que j'aime dans « Real », c'est la façon dont il évite deux pièges courants lorsqu'il s'agit de dépeindre la guerre. D'une part, il évite le faux pacifisme – la notion simpliste selon laquelle la guerre n'est qu'une violence et une tuerie dénuées de sens. D'autre part, il évite également de romancer l'héroïsme. Il ne se laisse pas aller à l'idée que la guerre est noble.

Le titre n'est pas une référence à la « vraie » horreur mais plutôt le nom de code d'une position (vers laquelle Sentsov essaie d'organiser l'évacuation de son unité pendant l'attaque) – il y a des noms de code de clubs de football comme le Real Madrid, Barcelone, et ainsi de suite.

Le film de Sentsov capture l'absurdité absolue de la guerre. Il met en lumière quelque chose de crucial : le véritable héroïsme ne consiste pas à s'évader dans l'imaginaire de la guerre comme quelque chose de glamour ou d'honorable. Il s'agit de faire face à la violence insensée et dénuée de sens de la guerre tout en reconnaissant la nécessité de se battre.

Ce qui est encore plus remarquable, c'est qu'après avoir terminé le film, si j'ai bien compris, Sentsov lui-même est retourné au front. Pour moi, c'est cela le véritable héroïsme.

The Kyiv Independent : Malgré les horreurs de la guerre de la Russie contre l'Ukraine, nous constatons qu'une fascination pour tout ce qui est russe perdure dans la culture occidentale. Il semble que le monde n'ait pas encore dépassé les représentations de Voltaire de l'Empire russe luttant pour sortir de la barbarie et embrasser les Lumières. Ils sont attirés par cela. Qu'est-ce qui explique, selon toi, ce romantisme de longue date ?

Slavoj Zizek : On s'est toujours demandé si la Russie pouvait vraiment être démocratique. Cependant, il ne faut pas la simplifier à l'extrême. De nombreux personnages considérés comme des héros russes – d'Ivan le Terrible à Pierre le Grand et Catherine la Grande – se voyaient comme des modernisateurs occidentaux autoritaires. Même Staline fait partie de cette tradition.

Lorsque Staline était jeune, quelqu'un lui a demandé comment il définirait un bolchevik. Sa réponse fut la suivante : « Une combinaison de dévouement messianique russe et de pragmatisme américain ». Cela révèle une dynamique intéressante – les bolcheviks ont toujours été secrètement épris de l'énergie et du dynamisme du modèle américain. Leur défi était de trouver comment fusionner cela avec leur vision idéologique.

C'est pourquoi je ne rejetterais pas Poutine comme une relique d'une vieille tradition russe. Non, Poutine représente le pire d'une tendance de longue date dans l'histoire russe, une tendance qui remonte à des personnages comme Ivan le Terrible et Pierre Ier – des modernisateurs autoritaires qui ont cherché à faire entrer la Russie dans la modernité, mais à leurs propres conditions, en utilisant un contrôle brutal et centralisé. Cette modernisation autoritaire a un fort précédent historique, qui s'étend même aux traditions de l'Extrême-Orient.

Par exemple, au début du 20e siècle, le panasiatisme a émergé dans des pays comme la Chine et le Japon. Ces pays étaient confrontés à un dilemme similaire : comment rattraper l'Occident en termes de technologie et d'économie sans perdre leur identité culturelle au profit du libéralisme occidental. Leur solution ? Le fascisme.

Ne regarde pas seulement Alexandre Douguine, mais toute la foule d'idéologues qui gravitent autour de Poutine. Leur idée centrale – c'est une pure horreur – est cette notion d'Eurasie, cette identité mystique euro-asiatique. C'est un raisonnement tellement stupide, vulgaire et fasciste. D'une part, tu as cet orientalisme primitif : embrasser l'idée que l'Orient est passif, arriéré, stupide. D'autre part, tu as cette caricature du libéralisme occidental, une sorte d'autodestruction décadente par un individualisme excessif. Bien sûr, ils positionnent la Russie comme le « bon équilibre » magique – la synthèse supposée parfaite d'un individu dans une société harmonieuse et libre.

The Kyiv Independent : Certains membres de la gauche ont remis en question votre soutien à l'Ukraine. Pourquoi pensez-vous qu'ils ont du mal à considérer cette guerre comme un exemple typique de résistance d'une petite nation à une grande puissance coloniale ?

Slavoj Zizek : Je trouve incroyable le nombre de pseudo-gauchistes qui sont attirés par cette étrange fascination pour la Russie. Même s'ils admettent que Poutine est horrible, ils s'accrochent à l'idée que la Russie, moins touchée par le consumérisme occidental, préserve en quelque sorte des relations humaines plus « authentiques ». Par exemple, un idiot m'a dit un jour que si l'Occident n'est que promiscuité et libertés sexuelles, en Russie, le « véritable amour » est encore possible.

Cette notion romancée de la Russie est souvent associée à un autre dogme gauchiste : l'OTAN est le mal absolu. Selon ce point de vue, toute personne en conflit avec l'OTAN doit avoir quelque chose de bon ou de vertueux. Selon cette logique, l'Ukraine n'a pas le droit d'être soutenue parce qu'elle est considérée comme menant simplement une « guerre par procuration » au nom de l'OTAN.

Cela m'inquiète qu'ils traitent les Ukrainiens comme des sortes d'idiots – ils falsifient le choix auquel les Ukrainiens sont confrontés. Cette simplification excessive ignore complètement la réalité. Pour les Ukrainiens, le choix n'est pas entre la paix et la guerre – il s'agit de résister ou de disparaître en tant que nation. Les Russes l'ont clairement fait comprendre.

Lorsque les gens disent : « Nous devrions cesser de soutenir l'Ukraine et pousser à la négociation avec la Russie », je réponds : « Peut-être – mais cette décision devrait en fin de compte revenir aux Ukrainiens. » Cependant, sont-ils conscients que la force actuelle de l'Ukraine pour négocier, si elle existe, est entièrement due à sa résistance ? Sans le soutien de l'Occident, l'Ukraine n'aurait jamais atteint une position où des négociations sont même possibles. C'est tout à fait clair.

The Kyiv Independent : Nous avons constaté des efforts, en particulier de la part de la droite, y compris d'une partie du cercle du président américain Donald Trump, pour discréditer Zelensky – en le dépeignant à tort comme corrompu, trop dépendant de l'aide étrangère, et en se moquant de son sens des médias plutôt que de reconnaître que c'est une force. À cela s'ajoute le fait que la gauche pousse l'idée que l'Ukraine est engagée dans une « guerre par procuration ». Que révèlent ces changements dans l'opinion publique mondiale sur la dynamique du pouvoir politique, la manipulation des médias et la façon dont ils façonnent la perception du public face à une guerre d'anéantissement total ?

Slavoj Zizek : Le problème est qu'aucun des deux camps n'écoute les contre-arguments. Par exemple, ici en Slovénie, lorsque j'ai fait remarquer que traiter la défense de l'Ukraine comme une guerre par procuration pour l'OTAN revient essentiellement à insulter les Ukrainiens, les gens ne semblent pas le comprendre. Les Ukrainiens sont présentés comme s'ils pouvaient choisir la paix mais décidaient plutôt de s'engager dans une guerre qui déplace un quart de leur population, juste pour le plaisir d'une guerre par procuration. Mais en réalité, il en va de leur survie. Ils ne l'entendent pas de cette oreille. Ils prétendent que la paix est la valeur la plus importante, mais voici l'ironie : dans mon pays, la gauche qui prétend cela soutient également la mémoire des partisans de Yougoslavie, en particulier en Slovénie, qui se sont battus contre l'occupation allemande. Les partisans faisaient quelque chose de très similaire, et sans doute plus extrême, que ce que font les Ukrainiens aujourd'hui. Ils résistaient à l'Allemagne, exécutaient souvent des otages et se livraient à des actes violents. Pendant ce temps, l'idéologie des gens de droite qui collaboraient avec les Allemands était que la résistance ne pouvait pas se permettre parce qu'elle menaçait la nation slovène. Voici donc le paradoxe : les mêmes personnes qui défendent la résistance aujourd'hui – alors que la Slovénie était beaucoup plus vulnérable que l'Ukraine, sans le soutien de l'OTAN – prônent maintenant la paix, en ignorant les complexités de la situation.

Ils prétendent que l'Ukraine est folle, l'accusant de vouloir pousser l'Occident à utiliser des armes nucléaires. Mais le vrai débat en Occident, c'est que personne ne parle de la première utilisation d'armes nucléaires – c'est la Russie qui profère constamment ces menaces. Tous les six mois, Poutine et ses alliés, en particulier le fou (vice-président du Conseil de sécurité russe) Dmitri Medvedev, ne cessent d'intensifier la rhétorique. Medvedev n'est qu'un outil pour Poutine – il dit les choses les plus extrêmes tandis que Poutine sait comment manipuler la situation. Ce qui est fou, c'est que lorsque la Russie menace d'utiliser pour la première fois des armes nucléaires, c'est accepté comme un fait. Mais lorsque l'Ukraine veut simplement se défendre (en frappant des cibles en territoire russe), elle est qualifiée de fou qui cherche à provoquer la Russie. Je trouve cela humiliant.

J'ai fait une fois cette comparaison : c'est comme si une femme, l'Ukraine dans ce cas, était brutalement violée. Désespérée, elle essaie de faire quelque chose – que ferais-tu si tu étais dans cette situation ? Je ne peux qu'imaginer qu'en tant qu'homme, peut-être que tu te gratterais, que tu essaierais de frapper ses yeux, ou que tu ferais tout ce que tu peux pour survivre. Et puis la réponse de l'Occident serait de dire à cette femme : « C'est trop douloureux, ne le provoque pas. »

Cette désorientation fondamentale m'horripile. Je pense qu'elle contribuera à la fin de la gauche telle que nous la connaissons. Une certaine forme de gauche survivra, mais à l'heure actuelle, dans des endroits comme l'Allemagne et le Royaume-Uni, la véritable opposition se situe entre les centristes modérément conservateurs – comme le Parti travailliste du Royaume-Uni, qui est maintenant largement modéré – et les conservateurs extrêmes. C'est la même chose avec les démocrates : ce sont eux qui sont modérément conservateurs face à Trump.

N'est-ce pas un triste monde quand les seuls choix sont entre les conservateurs modérés qui prétendent être des libéraux, et les figures extrêmes comme Trump qui se nourrissent de la rage des gens ordinaires ? Je suis pessimiste, je dois l'admettre.

Kate Tsurkan29 janvier 2025
Kate Tsurkan est reporter au Kyiv Independent et écrit principalement sur des sujets liés à la culture. Ses écrits et traductions ont été publiés dans The New Yorker, Vanity Fair, Harpers, The Washington Post, The New York Times et ailleurs. Elle est cofondatrice du magazine Apofenie.

* Dans la littérature anglo-saxonne et dans les textes qui y font référence le terme gauchiste ne renvoie pas « à une maladie infantile » mais désigne simplement le militant engagé à gauche. – NDR.

https://kyivindependent.com/slavoj-zizek-putin-represents-the-worst-of-a-longstanding-trend-in-russian-history/
Communiqué par ML

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L’Ukraine et l’UE. Une question à étudier du point de vue ukrainien.

11 février, par Vitaliy Dudin — , ,
Une tribune de Vitaly Dudin ,cofondateur de Sotsialnyi Rukh, pour Solidaritet, journal socialiste danois à l'occasion d'une rencontre avec l'Alliance Rouge-Vert danoise. Le (…)

Une tribune de Vitaly Dudin ,cofondateur de Sotsialnyi Rukh, pour Solidaritet, journal socialiste danois à l'occasion d'une rencontre avec l'Alliance Rouge-Vert danoise. Le syndicat ukrainien des infirmières « Sois comme Nina », invité par son homologue danois participe à cette rencontre.

27 janvier 2025 | tiré d'Europe solidaire sans frontières | Traduction Deepl Pro relue ML.

Si l'Ukraine veut espérer adhérer à l'Union européenne, les droits du travail doivent être une priorité beaucoup plus importante. C' est également nécessaire pour renforcer la résilience de la société.

Le rapport d'étape 2024 de la Commission européenne sur l'adhésion de l'Ukraine à l'UE a fait l'effet d'une douche froide pour le gouvernement ukrainien. Parmi les nombreuses exigences auxquelles l'Ukraine doit répondre, le domaine du marché social et du travail ressort comme critique par rapport aux conditions d'adhésion à l'UE.

L'Ukraine obtient même la plus mauvaise note dans ce domaine parmi les dix pays candidats, juste derrière le Kosovo. Ce mauvais classement révèle également les années de négligence systématique dans le pays, antérieures à l'invasion russe et liées au démantèlement de la réglementation. Mais aussi à la marginalisation des syndicats par les gouvernements successifs.

En conséquence, la détérioration des conditions de vie des travailleurs ukrainiens est aujourd'hui devenue un obstacle direct aux perspectives d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne.

Le dialogue social : un idéal oublié

Au sein de l'Union européenne, le « dialogue social » – ou les négociations entre les partenaires sociaux – est désormais une institution bien établie et une image de la façon dont les désaccords peuvent être résolus par la démocratie, la négociation et la reconnaissance mutuelle entre les employeurs, les syndicats et les gouvernements.

En Ukraine, le principe du dialogue social a été marginalisé. Le Conseil social et économique tripartite national officiel (NTSEC) – qui était censé être le moteur des réformes coopératives du marché du travail – est inactif depuis 2021. Sans plateforme de dialogue social fonctionnelle, les syndicats sont amenés à réagir de manière défensive aux initiatives gouvernementales au lieu de façonner de manière proactive l'élaboration des politiques.

Au niveau local, l'ébranlement de la pratique des négociations antérieures est encore plus évident. Invoquant l'état d'urgence militaire qui a suivi l'invasion, les employeurs ont été autorisés à suspendre unilatéralement les conventions collectives. De grandes entreprises comme les chemins de fer nationaux ou le plus grand producteur d'acier du pays, ArcelorMittal, n'ont pas tardé à tirer parti de cette situation.

La nouvelle législation viole des normes européennes essentielles contenues dans la Charte sociale européenne, qui garantit le droit à la négociation collective et à des salaires équitables.

L'affaiblissement du mouvement syndical est important dans la conjoncture. Le nombre de membres a chuté, avec une perte estimée à 700 000 membres depuis 2022. Ce déclin reflète la destruction des emplois, les effets de la guerre et l'affaiblissement de la capacité des syndicats à défendre les droits des travailleurs.

Sécurité au travail : qui protège les travailleurs ?

La guerre elle-même a porté un coup majeur à la sécurité des travailleurs, mais cela ne change rien au fait que la protection du travail dans le pays était déjà insuffisante. Le système en vigueur se concentre étroitement sur les mesures réactives, alors que dans l'Union européenne, par exemple, la prévention joue un rôle beaucoup plus important.

Le projet de nouvelle loi sur la sécurité au travail du gouvernement ukrainien (projet de loi n° 10147) a été vivement critiqué pour son approche néolibérale. Il accorde aux employeurs beaucoup plus d'autonomie et de liberté, tout en supprimant des garanties pour les travailleurs, notamment en réduisant le financement des mesures de sécurité et de protection lors des travaux dangereux.

Malgré une certaine inspiration des directives européennes, le projet de loi ne respecte pas les normes minimales – notamment en ce qui concerne le travail intérimaire et l'accès aux données de sécurité à des fins de prévention-.

Avec plus de 200 décès liés au travail dans l'industrie d'ici 2023 – dont la moitié directement liée à la guerre – la nécessité d'une réforme globale est urgente. Pourtant, les propositions actuelles risquent d'affaiblir encore davantage la protection. Par rapport à la législation actuelle, elles laissent encore plus de questions à la discrétion de l'employeur. Il s'agit notamment de la contribution minimale à la santé et à la sécurité au travail, ainsi que de la fréquence à laquelle les employés doivent être informés sur les questions de santé et de sécurité sur le lieu de travail.

Une inspection du travail en crise

La Commission européenne a identifié l'inefficacité de l'inspection du travail ukrainienne comme une lacune majeure. L'absence d'un cadre juridique clair empêche les inspecteurs d'appliquer efficacement la législation du travail. La situation s'est aggravée sous l'état d'urgence, les inspections ayant été suspendues et le contrôle encore affaibli.

Suite aux pressions exercées par l'UE, certaines propositions ont été faites pour renforcer l'inspection du travail, mais encore de façon limitée. Tant que l'Ukraine ne suivra pas l'exemple d'autres pays candidats qui ont adopté des lois dédiées à l'inspection du travail, son système restera inadapté.

L'absence de mesures dissuasives contre les violations liées au travail signifie que les employeurs qui exploitent la loi continueront à le faire sans entrave. Cela compromet à la fois les droits du travail et les ambitions européennes de l'Ukraine.

Des réformes au profit des travailleurs, pas seulement de Bruxelles.

Remédier à ce type de faiblesses systémiques est loin d'être une simple formalité pour l'adhésion à l'UE. C'est une nécessité pour la stabilité et la résilience de l'Ukraine. Garantir une application rigoureuse du droit du travail, renforcer le dialogue social et améliorer l'environnement de travail sont des réformes qui profitent à l'ensemble de la société.

Les syndicats ukrainiens doivent profiter de cette occasion pour travailler avec des partenaires internationaux et affirmer leur rôle dans l'élaboration de l'avenir du marché du travail du pays. La guerre a montré que la solidarité et la justice ne sont pas seulement des idéaux à atteindre mais des outils concrets et essentiels à la survie nationale.

Le respect des droits du travail et des réformes solides renforceront non seulement les perspectives d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne mais aussi sa cohésion sociale face à la poursuite de l'agression russe.

En donnant la priorité au bien-être de l'ensemble de la main-d'œuvre, l'Ukraine peut jeter les bases d'une véritable intégration européenne et montrer que les valeurs démocratiques, les droits des travailleurs sont au cœur de sa future trajectoire .

À propos de l'auteur
Vitalii Dudin
Docteur en droit du travail, cofondateur de l'ONG ukrainienne Sotsialnyi Rukh

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Ukraine : infirmières sur la ligne de front

11 février, par Oleksandr Kitral — , ,
Dans un contexte d'hostilités intenses, le système médical ukrainien est dans un état critique. Dans de nombreux villages et villes, les hôpitaux ferment leurs portes et ceux (…)

Dans un contexte d'hostilités intenses, le système médical ukrainien est dans un état critique. Dans de nombreux villages et villes, les hôpitaux ferment leurs portes et ceux qui continuent de fonctionner souffrent d'une grave pénurie de personnel, d'équipements et de médicaments.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Malgré les conditions difficiles, de nombreux professionnel·les de la santé restent dévoué·es à leur travail : ils et elles tentent de fournir aux gens les médicaments et l'assistance nécessaire et répondent aux appels, même sous le feu de l'ennemi.

« Si quelqu'un meurt, nous l'enterrons nous-mêmes »

Le village de Katerynivka dans la communauté d'Illinivska dans l'oblast de Donetsk est situé à trois kilomètres de la ligne de front. Depuis plusieurs mois, il n'y a plus d'électricité, d'eau ni de gaz, plus de la moitié des bâtiments ont été détruits et les autres sont très endommagés. Certains habitant·es vivent dans des sous-sols et il est dangereux de se déplacer dans le village en raison des bombardements réguliers.

Sur plus de 600 habitants, il n'en reste que 30 à Katerynivka, pour la plupart des retraité·es. Les soins médicaux sont assurés par deux infirmières, Olena Lobova et Inna Tur, qui ont également décidé de rester dans le village aussi longtemps que possible. Selon elles, les gens n'ont nulle part où aller, et certains d'entre eux ne sont même pas transportables.

«

Mon père a 85 ans, il est aveugle et souffre de troubles mentaux. Certains d'entre eux ont des séquelles d'accidents vasculaires cérébraux, de thrombophlébites et de nombreuses autres maladies. Ils ne survivront pas au déplacement. Bien sûr, c'est effrayant qu'ils soient bombardés, mais c'est aussi un grand risque de partir

» explique Olena Lobova.

Malgré la situation difficile, les infirmières parviennent à fournir des soins médicaux aux résident·es. Elles ont emporté de la clinique détruite tout ce qui pouvait leur être utile dans leur travail. En raison des problèmes de communication dans le village, les deux femmes doivent régulièrement rendre visite aux habitants en personne, ce qu'elles font pendant de courtes pauses entre les bombardements fréquents. Au cours d'une conversation de vingt minutes avec Olena, nous avons compté une douzaine d'explosions. La femme explique que les bombardements sont monnaie courante dans le village.

En raison de l'absence d'électricité, les infirmières ne peuvent pas procéder à des examens complets et se limitent donc à de simples manipulations : elles mesurent la tension artérielle, font des injections, pansent les plaies et administrent des pilules en cas de blessures. Les médicaments sont apportés au village par des bénévoles ou par les villageois eux-mêmes, qui se déplacent parfois jusqu'à la ville la plus proche. Les patients les plus graves doivent être transportés à Kostiantynivka, et les habitants doivent s'organiser eux-mêmes, car les ambulances ne répondent pas aux appels en raison du danger élevé.

«

L'ambulance a cessé de venir chez nous pendant l'été. Si quelqu'un meurt, nous l'enterrons nous-mêmes, car le ‘rituel' [représentant religieux] ne vient pas non plus. Nous creusons nous-mêmes les tombes tant que nous pouvons nous rendre au cimetière. Si la situation empire, nous enterrerons les gens dans les jardins », explique l'infirmière Inna Tur.

Les deux femmes expliquent leur décision de rester à Katerynivka par la volonté de soutenir leurs proches et les résident·es qui ont constamment besoin de soins médicaux et risquent de ne pas survivre au déménagement. Mais même si elles décidaient d'évacuer, elles n'auraient pas les moyens financiers de le faire.

«

Depuis trois ans, mon partenaire et moi travaillons à temps partiel. Par exemple, mon salaire est d'un peu plus de 5 000 hryvnias par mois [116 euros], alors que la location d'un appartement coûte 10 000 [232 euros]. De plus, nous devons quand même vivre avec quelque chose. Mais même si on part, il faut chercher un emploi, et c'est très difficile. J'ai déjà 50 ns, et à cet âge, on ne veut pas vraiment m'embaucher. Mais à la maison, on peut toujours compter sur le soutien de ses voisin·es, car la difficile situation que nous connaissons a rapproché les gens », explique Olena Lobova.

Un autre village de la communauté de Illinivska, Oleksandro-Kalynove, est situé à cinq kilomètres de Katerynivka. Bien que la situation n'y soit pas aussi critique, il est toujours dangereux d'y vivre. Tetiana Nahorna, une infirmière locale, précise qu'elle avait déjà changé trois fois de locaux à cause des explosions qui ont brisé les fenêtres.

«

Aujourd'hui, je reçois des patients à la maison de la culture, mais les fenêtres ont déjà été détruites deux fois. Cependant, ce n'est pas la régularité des bombardements qui est stressante – on s'habitue aux explosions. C'est l'accalmie prolongée qui m'effraie, car elle est généralement suivie d'un bombardement intense » explique l'infirmière.

Bien que le village soit moins peuplé, Tetiana Nahorna a encore beaucoup de travail à accomplir. Elle s'émeut que le stress entraîne une aggravation des maladies chroniques chez les habitants, qui sont pour la plupart des retraités. Il y a quelques mois, l'infirmière a dû prodiguer des soins d'urgence. Tard dans la soirée, un obus a frappé une maison, occupée par des parents âgés et leurs deux filles. La retraitée et l'une de ses filles ont été tuées, tandis que son mari et l'autre fille ont été grièvement blessés. L'ambulance a refusé de venir au village : elle a dit qu'elle attendrait sur la route, où les habitant·es devraient amener les victimes. Pour la première fois de sa vie, Tatiana Nagornaya a dû s'occuper de personnes gravement blessées.

« J'ai ressenti une incroyable poussée d'adrénaline à ce moment-là. Vous voyez les morts et les blessés allongés, mais vous faites votre travail automatiquement, sans réfléchir. Vous ne réalisez l'horreur que plus tard » se souvient l'infirmière. Les blessés ont finalement été transportés à l'ambulance, puis à l'hôpital.

Tatiana raconte qu'elle a souvent pensé à évacuer vers un endroit plus sûr. Cependant, elle devrait alors chercher un nouvel emploi, ce qui n'est pas si facile. En outre, de nombreux villageois seraient privés de soins médicaux.

Ce travail n'est pas fait pour tout le monde

Lyubov Lizogubova, médecin généraliste du village de Hrakovo, dans la communauté de Chkaliv, dans la région de Kharkiv, a dû travailler sous l'occupation et dans un contexte de combats intenses. Pendant plus de six mois, ce village a été sous le contrôle des troupes russes et se trouvait en fait sur la ligne de front. À la suite des combats, 70 à 80% des logements ont été détruits et l'électricité n'a été rétablie qu'en mai 2023. Liubov Lizogubova se souvient que pendant les bombardements intenses, les habitants se sont cachés dans des sous-sols humides pendant des mois, ce qui a gravement nui à leur santé. Les gens ont souffert de maladies chroniques, d'infections et d'épuisement, avec peu ou pas de traitement disponible.

« Le plus difficile, c'est le sentiment d'impuissance. Les gens manquaient cruellement de médicaments. Par exemple, on m'a donné 50 comprimés pour la tension artérielle et 20 personnes ont demandé de l'aide. J'ai dû distribuer la quantité minimale à tout le monde, parce qu'il n'y avait pas d'autre solution » raconte la médecin.

Liubov a informé les habitants du village de la situation difficile des médicaments et leur a demandé de partager leurs stocks afin qu'elle puisse aider les patients les plus graves. Les gens ont répondu à l'appel. Ainsi, ils ont même réussi à sauver un homme atteint d'un cancer qui avait développé une hémorragie interne.

«

Nous avons rassemblé dans le village des médicaments pour arrêter l'hémorragie et lui avons fourni l'assistance nécessaire. Plus tard, nous avons réussi à amener l'homme dans un territoire contrôlé par l'Ukraine » se souvient la docteure.

Liubov Lizogubova a quitté Hrakovo en juillet 2022, lorsque l'intensité des bombardements a rendu la vie dans le village insupportable. À l'époque, il ne restait plus que 47 habitants sur les 700 que comptait le village. Cependant, elle est revenue dès qu'elle l'a pu. Elle a installé une clinique dans l'une des maisons vides, détruite par les combats que les propriétaires ont accepté qu'elle utilise. Aujourd'hui, Hrakovo se rétablit progressivement : un complexe ambulatoire mobile a été installé dans le village et des équipements et des médicaments ont été livrés. Cependant, malgré ces changements positifs, Lyubov Lizogubova est inquiète pour l'avenir.

«

J'ai déjà 50 ans et je peux travailler encore dix ans. Mais il n'y a pas d'autres filles dans le village qui soient diplômées de l'école de médecine. Qui me remplacera un jour ? Le village de Zaliznychne, où est notre clinique ambulatoire, se trouve à côté de chez nous, et l'ambulancier doit s'y rendre depuis Chkalovske (son nouveau nom est Prolisne, note de l'auteur). Le village voisin de Mospanove n'a pas non plus de médecin. Il n'y a pas de changement », se désole-t-elle.

Selon elle, ce sont surtout les personnes âgées qui restent dans les villages et qui sont les premières à avoir besoin de soins médicaux. Cependant, les conditions de travail offertes par le système national de santé n'attirent pas les jeunes professionnels dans les régions estime Liubov Lizogubova.

Tetiana Nahorna est également attristée par la situation de pénurie de personnel soignant dans les régions d'Ukraine. Elle est convaincue que pour reconstruire le pays, il faut accorder l'attention nécessaire à la disponibilité de spécialistes médicaux dans les zones rurales.

« Très souvent, un rendez-vous chez le médecin dans un village n'a lieu qu'une fois par semaine. Or, il y a beaucoup de grands-parents qui ne peuvent pas se déplacer seuls. Il est nécessaire que le médecin de famille ait une voiture et du carburant pour pouvoir rendre visite à ses patient·es, leur donner des recommandations et réagir à temps en cas de détérioration de leur état de santé » souligne Tetiana Nahorna.

La situation du personnel de santé n'est pas meilleure dans certaines villes. Lyudmyla Pukha, infirmière dans un service pédiatrique de l'un des hôpitaux de Myrhorod, dans l'oblast de Poltava, déplore les importantes réductions de personnel médical dans son établissement en raison des réductions d'effectifs. Nous avions déjà abordé ce sujet dans l'un de nos reportages.

« Nous recevons maintenant huit patients par jour. Du coup, une seule personne assure toutes les fonctions : accueil des patients, tenue des dossiers, injections, perfusions, radios. La nuit, je dois remplir les fonctions d'infirmière et faire le ménage. Nous ne pouvons pas tout gérer. Nous avons besoin d'au moins une ou deux infirmières supplémentaires » estime Liudmyla Hryhorivna.

La femme souligne qu'elle reçoit 13 500 hryvnias [313 euros] par mois pour son travail extrêmement difficile, dont il reste environ 10 500 hryvnias [243 euros] après impôts. Elle affirme que des personnes sont prêtes à travailler dans un établissement de santé, mais qu'en raison de la charge de travail élevée et du faible salaire, les gens ne sont pas pressés de venir.

Malgré la situation difficile du secteur de la santé, ces exemples montrent qu'il existe des travailleur·euses de la santé pour qui les intérêts des patients sont une priorité. L'une de ces professionnelles de la santé est Svitlana Sydorenko, ancienne responsable du poste paramédical du Centre d'assistance médicale et sanitaire de Pryluky, dans l'oblast de Chernihiv. Cette femme a défendu à plusieurs reprises les intérêts des patients, ce qui a suscité le mécontentement de la direction du centre médical, qui a tenté de la licencier. En réponse, la travailleuse de la santé a créé un syndicat pour protéger les intérêts des médecins et des infirmières qui étaient menacés de licenciement collectif.

Svitlana a expliqué qu'elle était tombée en disgrâce auprès de la direction il y a plusieurs années, lorsqu'elle a commencé à défendre les droits des patients.

« J'ai toujours voulu que tout soit conforme à la loi et que les gens reçoivent des soins médicaux au moins conformes aux forfaits approuvés par le NHSU [Service de santé]. J'ai eu un patient, un homme pauvre qui souffrait d'alcoolisme. Il devait être opéré d'une hernie inguinale. Selon le protocole, le patient était censé être admis au service des urgences, puis à l'hôpital. Cependant, l'homme a été immédiatement envoyé au bloc opératoire, où on lui a demandé de payer 10 000 hryvnias [232 euros] pour l'opération. Lorsque j'ai appris cela, j'ai défendu le patient, car des fonds budgétaires avaient été alloués à cette opération » raconte Svitlana Sydorenko. Selon elle, la direction de l'établissement médical a trouvé toutes sortes d'excuses pour ne pas pratiquer l'opération, et ce n'est qu'après qu'elle ait déposé une plainte auprès du NHSU et du ministère ukrainien de la santé que le patient a bénéficié d'une opération gratuite.

Svitlana Sydorenko a acquis de l'expérience dans la protection de l'intérêt général devant les tribunaux lorsqu'elle a défendu les droits sociaux des employé·es. En 2021, le directeur d'un établissement médical a licencié une femme malgré le fait qu'elle devait s'occuper d'un jeune enfant. Svitlana Sydorenko a réussi à obtenir sa réintégration devant les tribunaux. L'employeur a alors utilisé les nouvelles dispositions du droit du travail. L'article 13 de la loi ukrainienne sur l'organisation des relations de travail sous la loi martiale permet à un employeur de suspendre un contrat de travail de sa propre initiative. Svetlana Sydorenko a de nouveau saisi la justice et le tribunal municipal, puis la cour d'appel, lui ont donné raison.

L'année dernière, Svitlana Sydorenko a elle-même pris la tête du Centre d'aide médicale et sanitaire de Pryluky. Elle se bat actuellement pour le sauver et pour traduire en justice ceux qu'elle considère comme responsables de la faillite de l'institution médicale (comme indiqué dans le registre unifié des décisions de justice). Svitlana a réussi à faire ouvrir une enquête criminelle. Elle est convaincue qu'il est important de préserver l'établissement médical, car il garantit l'accès aux soins médicaux pour les patient·es des villages environnants.

Dans le même temps, Svitlana Oleksandrivna ne reçoit pas de salaire pour le moment, car l'institution médicale a été privée de financement : selon elle, ni le NHS ni le budget local ne fournissent d'argent. Elle a également déclaré que l'institution avait d'importantes dettes. Nous aimerions ajouter que Svitlana Sydorenko est une mère célibataire et qu'elle vit avec une modeste allocation de l'État de moins de 3 000 hryvnias [69 euros] par mois. Elle pense que l'Ukraine doit créer un système médical entièrement basé sur l'aide aux personnes. Elle explique sa position dans la vie active comme suit :

«

Notre vie est déjà difficile. Par conséquent, si vous avez l'occasion d'aider une personne, vous devez l'aider et ne pas penser à la manière d'en tirer davantage… Plus nous aiderons les personnes vulnérables, plus la société se développera. Sinon, nous en arriverons à marcher sur les cadavres, en ignorant la douleur des autres, et c'est le chemin de la dégradation

».

Les conditions économiques difficiles et les opérations militaires ont considérablement compliqué le travail du système national de santé. Cependant, les conditions préalables à cette crise étaient connues bien avant les événements actuels et il existait un sous-financement systémique des soins de santé. Cela s'est traduit par un manque chronique de financement pour les équipements médicaux et les médicaments nécessaires, des salaires bas pour les travailleur·euses de la santé, ce qui a conduit à une migration massive du personnel vers le secteur privé ou à l'étranger. Les soins de santé ont été particulièrement touchés dans les régions, où le manque de financement et l'ignorance de certains fonctionnaires locaux ont entraîné la fermeture de cliniques et de centres paramédicaux, limitant ainsi l'accès de la population aux soins médicaux.

Néanmoins, quelle que soit la difficulté de la situation, de nombreux travailleur·euses de la santé en Ukraine exercent leurs fonctions courageusement, malgré des conditions de travail difficiles et une faible rémunération. Elles et ils sont bien conscient·es des difficultés que rencontrent les gens pour accéder aux soins de santé et font de leur mieux pour les aider dans des circonstances difficiles. Ces personnes sont la preuve que la principale priorité de la future réforme des soins de santé devrait être de créer un système basé sur une compréhension approfondie des besoins sociaux de la population, où l'objectif principal sera de soutenir systématiquement la population en tant que fondement de l'État, et où les travailleurs du secteur de la santé auront des conditions de travail décentes.

Oleksandr Kitral, 5 février 2025
Publié par Commons.
Illustration Katya Gritseva.
Traduction Patrick Le Tréhondat.

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Le trompe-l’œil de la politique migratoire dans l’État espagnol

11 février, par Juanjo Álvarez — , ,
Depuis des années, la politique migratoire est au centre des grands débats de nos sociétés. Il est vrai qu'elle a toujours été là, mais cela ne peut masquer la certitude que (…)

Depuis des années, la politique migratoire est au centre des grands débats de nos sociétés. Il est vrai qu'elle a toujours été là, mais cela ne peut masquer la certitude que nous sommes à une époque où le débat migratoire s'impose largement sur des positions réactionnaires formulées en termes d'identité et d'exclusion.

6 février 2025 | Hebdo L'Anticapitaliste - 740
https://lanticapitaliste.org/opinions/international/le-trompe-loeil-de-la-politique-migratoire-dans-letat-espagnol

En Espagne, le débat prend une configuration spécifique. Le rôle de l'État espagnol dans la distribution internationale du travail limite ses fonctions à des tâches productives secondaires, à faible valeur ajoutée, qui requièrent une énorme quantité de main-d'œuvre peu qualifiée.

Vague réactionnaire et reflux politique

Cela devrait conduire à une position consistant à faciliter l'arrivée de la main-d'œuvre, mais cela est en contradiction avec au moins deux autres éléments sous-jacents. D'une part, la vague réactionnaire a fait croître les positions politiques sur ces questions, en plaçant la migration comme un phénomène à craindre et en criminalisant les migrantEs dans le cadre de la politique d'exclusion et de sécurité. D'autre part, il y a une contradiction : les classes populaires autochtones peuvent bénéficier d'une certaine ascension de classe au fur et à mesure que des emplois moins valorisés sont confiés à des migrantEs, mais elles peuvent aussi, pour cette même raison, avoir des attentes et être déçues par leur accès au travail.

À cela s'ajoute la démobilisation qui, au-delà des mouvements sectoriels, affecte la politique dans son ensemble dans l'État espagnol. Après la quasi-liquidation du cycle de mobilisation et de nouvelles formes politiques entre 2010 et 2020, la situation actuelle est celle d'un reflux, avec de petits signes de mobilisation qui annoncent une possible réarticulation politique des mouvements populaires, mais qui restent très peu actifs et en position de faiblesse évidente face aux forces de l'État.

Large soutien populaire pour la régularisation

C'est, en gros, le scénario dans lequel s'inscrivent les derniers mouvements autour de la question migratoire. La proposition de régularisation massive rassemble plusieurs ONG et associations dans le but de mettre en avant la demande de légalisation de la situation de milliers de personnes qui vivent et travaillent dans l'État espagnol dans une situation de précarité absolue. La campagne pour la régularisation1 est simple et a un objectif clair : elle estime qu'il y a environ un demi-million de personnes sans papiers dans notre société et demande leur régularisation par le biais d'un mécanisme législatif tout aussi simple. Ce qui est peut-être le plus significatif, c'est qu'elle a été rédigée et soutenue par un large éventail d'organisations qui, grâce à une argumentation simple, ont obtenu un large soutien populaire — plus de 600 000 signatures — et l'accord de tous les groupes politiques, à l'exception du parti d'extrême droite VOX. Toutefois, ce soutien est encore faible, étant donné que le seul le vote qui a eu lieu doit permettre son traitement au Congrès, lequel pourrait modifier ou rejeter la proposition.

Dans leur argumentation, les organisations mettent l'accent sur la nécessité politique et sociale de reconnaître légalement la situation des centaines de milliers de sans-papierEs qui vivent de fait dans l'État espagnol. Insister sur ce point est une sagesse incontestable, tout comme rappeler les diverses régularisations qui ont eu lieu dans différents pays européens. De cette manière, la discussion est placée au bon endroit, en soulignant que les migrantEs font partie de notre société et que leur régularisation doit venir, à la fois en raison de la légitimité qu'ils ont en tant que tels et en raison des nécessités de l'État lui-même.

Toutefois, il convient de noter que la campagne, par son nom même, « essentielEs », souligne la nécessité de régulariser ces personnes qui, bien qu'en situation irrégulière, exercent des fonctions d'assistance, de nettoyage ou de soins de santé de base, qui sont fondamentales pour la viabilité de la communauté. Ce raisonnement rend visible le rôle des migrantEs dans notre monde, mais il a un côté pervers, car il soutient l'instrumentalisation d'un groupe qui, pour beaucoup, n'est acceptable que s'il vient travailler.

Une apparente position progressiste du gouvernement

Les prochaines étapes se situent au niveau des groupes parlementaires : le Bureau du Congrès doit fixer une date pour le débat afin de discuter et d'approuver, de modifier ou de rejeter le texte. Sur le papier, il semble que l'option la plus facile soit que les partis soutenant le gouvernement introduisent des modifications pour réduire le champ d'application, en exigeant une durée de séjour minimale pour bénéficier de la régularisation ou en introduisant d'autres types de conditions. Cependant, il pourrait aussi le laisser mourir ou même choisir de le soutenir en bloc tel quel s'il apparaît que les votes contre seront majoritaires. Ainsi le gouvernement et ses partenaires maintiennent apparemment une position progressiste tout en blâmant la droite pour son rejet. En tout état de cause, le gouvernement ne semble pas du tout intéressé par une régularisation qui créerait des problèmes avec de nombreux partenaires européens et donnerait des armes à l'extrême droite, et il n'a pas non plus les éléments pour la faire passer en raison de sa faiblesse parlementaire.

D'autre part, le gouvernement a déjà réagi en dehors du Parlement, en modifiant le décret sur les étrangerEs2, qui facilite l'accès à la régularisation par « arraigo », la formule la plus courante pour obtenir des papiers. Le gouvernement estime que quelque 300 000 personnes bénéficieront de cette mesure ainsi que des modifications contenues dans le décret. Ce faisant, il mise sur l'activité gouvernementale et laisse de côté l'option de la régularisation massive. Il va sans dire que, dans ce cas, le lien avec le travail n'est pas seulement discursif, mais exécutif : seulEs celleux qui ont un emploi ou la possibilité immédiate d'en obtenir un sont régulariséEs, ce qui consolide l'instrumentalisation des migrantEs.

Bien entendu, il incombe à la gauche politique de progresser dans un domaine où, jusqu'à présent, elle n'a guère apporté plus que quelques slogans. Le vide politique est énorme et nécessite un travail en profondeur pour aider à articuler une réponse sociale, main dans la main avec les migrantEs, pour apporter une proposition sérieuse autour de la migration en tant que question politique brûlante, mais aussi pour élaborer, au-delà, une politique antiraciste systématique, remettant en question les frontières et abordant le droit de tous d'aspirer à une vie digne et sans racisme.

Juanjo Álvarez, militant d'Anticapitalistas

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Serbie : Premières victoires des mobilisations étudiantes

11 février, par Catherine Samary — , ,
C'est vers Novi Sad, dans le nord de la Serbie qu'ont convergé le dimanche 2 février des dizaines de milliers de manifestantEs – dont une partie ont parcouru 80 km en venant de (…)

C'est vers Novi Sad, dans le nord de la Serbie qu'ont convergé le dimanche 2 février des dizaines de milliers de manifestantEs – dont une partie ont parcouru 80 km en venant de la capitale Belgrade à pied ou en vélo.

Hebdo L'Anticapitaliste - 740 (06/02/2025)

Par Catherine Samary

Crédit Photo
DR

C'est dans cette ville que s'est produit il y a trois mois l'effondrement de l'auvent en béton de la gare, qui venait d'être rénovée, tuant quinze personnes. Ce drame a catalysé une colère rampante contre le régime synthétisée par le slogan : « La corruption tue » (1).

Un auvent qui s'effondre à Novi Sad

Inaugurée en 1964 dans l'ancienne Yougoslavie socialiste, la gare de Novi Sad n'avait guère été entretenue après la fin du régime et de la fédération, au tournant des années 1990. Le trafic s'était effondré. En 2022, la gare bénéficia d'un coup de neuf quand Novi Sad avait été nommée « capitale européenne de la culture ». Le président serbe Aleksandar Vučić était alors venu, avec son ami le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, pour inaugurer la nouvelle rame à grande vitesse reliant la ville à Belgrade. La rénovation de la gare s'est poursuivie en 2023 et 2024 et elle a officiellement rouvert le 5 juillet dernier. Moins de quatre mois plus tard, le 1er novembre, l'auvent s'effondrait tuant sur le coup 14 personnes, une autre décédant à l'hôpital.

Des étudiantEs révoltéEs

Les étudiantEs de Novi Sad ont alors occupé leur université, faisant tache d'huile dans tout le pays, pour réclamer la transparence sur les travaux effectués, l'inculpation et la démission des responsables. Quelque trois mois après le drame, le souffle du mouvement de révolte mené par les étudiantEs ne retombe pas. Au total près de 60 établissements de l'Enseignement supérieur sont bloqués, dont toutes les facultés de l'université de Novi Sad, de Belgrade, de Niš et Kragujevac. Certaines facultés privées ont aussi rejoint le mouvement, ainsi qu'un bon nombre d'associations citoyennes et une partie des agriculteurs, notamment le collectif qui s'oppose à l'extraction du lithium par Rio Tinto (2), mais aussi des personnalités du théâtre et du cinéma ou encore des sportifs. Fin janvier, les étudiantEs ont appelé à une grève générale et à des défilés convergeant vers Novi Sad pour le 1er février, pour l'anniversaire du drame.

Les médias à la botte du régime ont accusé les étudiantEs d'être « dirigés par la CIA » et par « les politiciens de l'opposition ». En vérité, les étudiantEs se défient des partis, largement décrédibilisés.

Le président souffle le chaud et le froid

L'actuel président Aleksandar Vučić, qui dirige le parti de droite (mal) nommé Parti progressiste serbe (SNS), tend à cumuler de multiples pouvoirs. Il fut chef du gouvernement de Serbie entre 2014 et 2017, puis élu plusieurs fois président du pays depuis 2017. Il joue sur tous les tableaux géopolitiques (vers l'UE, qui lui fait les yeux doux, et la Russie) en étendant son contrôle sur tous les médias pour faciliter ses réélections successives. Face au mouvement étudiant, il a alterné menaces et tentatives d'apaisement. Pour calmer le jeu, il a reconnu sur les réseaux sociaux qu'il s'agissait d'un rassemblement « d'opposition », « exceptionnellement grand ». Il s'est dit « toujours prêt » à entendre « ce qu'ils ont à dire, car la paix et la stabilité sont les plus importants ». Le pouvoir a même tenté de mettre les lycéenNEs en vacances anticipées…

Mais rien n'y a fait, d'autant que les incidents et attaques physiques contre les manifestantEs se sont multipliés. Aux demandes de vérité et de sanctions concernant la tragédie du 1er novembre, se sont alors ajoutées les exigences de poursuite contre ceux qui avaient attaqué les étudiantEs et la démission du Premier ministre Miloš Vučević (maire de Novi Sad entre 2012 et 2022).

Démission du Premier ministre et ancien maire de Novi Sad

Le 28 janvier le mouvement a remporté plusieurs victoires. Après un long entretien avec le Président, et alors que des milliers d'étudiantEs bloquaient un important nœud routier de Belgrade, Miloš Vučević annonçait qu'il démissionnait, afin « d'éviter de nouvelles complications et de ne pas augmenter davantage les tensions dans la société ». Treize étudiantEs et professeurEs arrêtéEs pendant des manifestations ont été graciéEs, de nombreux documents relatifs à la rénovation de la gare ont été publiés. Et le pouvoir a assuré « garantir des crédits favorables pour l'achat d'appartements par les jeunes », histoire de les calmer…

Mais ces victoires du mouvement n'ont fait que stimuler l'ampleur des mobilisations vers Novi Sad le 2 février. Les manifestantEs demandent notamment la publication de tous les documents – dont les contrats passés avec une entreprise chinoise. « Nous sommes tous sous un auvent », « Nous voulons la justice, pas des pots-de-vin », disaient les pancartes d'un mouvement qui marquera la vie politique du pays.

Catherine Samary

1. Lire Courrier des Balkans, notamment https://www.courrierdesb…
2. Cf. Courrier des Balkans https://www.courrierdesb…

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Le Pentagone et la Maison-Blanche ouvrent leurs portes aux médias “favorables”

11 février, par Aruzhan Yeraliyeva — , ,
Alors que la Maison-Blanche ouvre ses portes aux créateurs de contenu, le Pentagone réorganise l'accès des médias “traditionnels” à ses locaux. La presse américaine analyse les (…)

Alors que la Maison-Blanche ouvre ses portes aux créateurs de contenu, le Pentagone réorganise l'accès des médias “traditionnels” à ses locaux. La presse américaine analyse les mutations des relations entre les médias et le pouvoir après l'investiture de Donald Trump.

Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Karolyne Leavitt, porte-parole de la Maison-Blanche, le 28 janvier 2025. Lors de son premier point de presse, elle a annoncé l'ouverture de la salle de presse présidentielle aux "nouveaux médias". Photo Roberto Schmitd/AFP.

Au Pentagone, le siège du ministère de la Défense américain, situé à l'écart du centre de Washington, le Correspondents' Corridor est un espace stratégique où “les journalistes ont leurs quartiers. Ils y disposent en permanence d'un accès à Internet, ainsi que d'un téléviseur et d'une petite cabine radio” pour capter des informations en temps réel, interpeller un porte-parole au détour d'un couloir ou saisir une déclaration à la volée, expliquent Kevin Baron, ancien vice-président de la Pentagon Press Association, laquelle représente l'ensemble des journalistes chargés de couvrir le ministère, et Price Floyd, qui a occupé le poste de ministre adjoint à la Défense pour les affaires publiques, dans une tribune publiée dans The Washington Post.

“Il est vraiment important que des journalistes chevronnés puissent arpenter chaque jour les couloirs du Pentagone pour les besoins de leur profession, en ayant la permission d'entrer dans les bureaux pour y obtenir des réponses à leurs questions”, insistent les cosignataires.

Mais, pour quatre grands médias américains, ce privilège va prendre fin. Le quotidien The New York Times, la chaîne NBC News, le diffuseur public américain National Public Radio (NPR) et le site Politico devront plier bagage. À partir du 14 février, leurs bureaux dans le Correspondents' Corridor seront occupés respectivement par le tabloïd conservateur New York Post, la chaîne pro-Trump One America News Network, le média ultraconservateur Breitbart News Network et le site HuffPost. Cette décision, communiquée par un mémo interne sans notification préalable aux médias concernés, intervient dans le cadre d'une nouvelle politique de “rotation annuelle des médias”, rapporte CNN.

Des médias “nettement favorables à Trump”

“Tout ce qui va changer pour eux, c'est qu'ils vont devoir abandonner leur espace de travail en présentiel dans le bâtiment pour permettre à de nouveaux médias de devenir à leur tour des membres résidents du corps de presse du Pentagone”, relativise Jonathan Ullyot, un haut responsable de la communication du ministère, cité par The Washington Post dans un autre article. Les médias concernés pourront donc toujours assister aux briefings et prétendre à des voyages officiels.

Selon CNN, aucune justification n'a été fournie quant aux critères d'attribution. Seule explication avancée par Jonathan Ullyot : l'instauration d'une rotation annuelle pour “permettre à davantage de médias d'avoir accès à l'espace limité du Correspondents' Corridor”. Concrètement, chaque année, une organisation de presse par catégorie (radio, télévision, presse papier et en ligne) devra céder sa place à un autre média.

Trois des nouveaux résidents, orientés à droite, sont considérés par CNN comme “des médias d'assez petite envergure et nettement favorables à Trump”. Seul média progressiste, le HuffPost détonne dans la sélection. Actuellement, il n'a pas de correspondant attitré au Pentagone.

L'orientation politique des nouveaux venus n'est pas le seul élément pointé du doigt. Breitbart News Network est ainsi censé remplacer NPR en tant que média radio, mais, comme le souligne CNN, “le mot ‘radio' n'apparaît même pas sur la page d'accueil du site”. L'organisation ne dispose que d'un podcast diffusé sur SiriusXM, une radio satellite, loin du vaste réseau national de NPR.

Place aux influenceurs et aux podcasteurs

Et le Pentagone n'est pas le seul à réorganiser ses relations avec les médias. La Maison-Blanche a annoncé l'ouverture de la salle de presse présidentielle aux “nouveaux médias”. Le 28 janvier, la porte-parole, Karoline Leavitt, a ainsi invité influenceurs, blogueurs, podcasteurs et créateurs de contenu à demander une accréditation, à condition qu'ils “produisent du contenu informationnel bien fondé”. Résultat : “C'est le débarquement des anneaux lumineux et trépieds pour smartphones à la Maison-Blanche !” décrit Fortune, média économique américain.

En moins de vingt-quatre heures, plus de 7 400 demandes ont été enregistrées, révèle le New York Post. Une tendance qui reflète l'évolution du paysage médiatique. Selon une étude du Pew Research Center relayée par Fortune, 17 % des Américains s'informent désormais sur TikTok, contre seulement 3 % en 2020. “Notre équipe doit faire passer le message du président Trump en tous lieux et nous devons adapter la Maison-Blanche au nouveau paysage médiatique de 2025. C'est capital !” affirme Karoline Leavitt, citée par The New York Times.

Cependant, Steven Buckley, spécialiste des médias numériques, estime, sur le site The Conversation, que cette mise en avant des influenceurs pourrait accentuer la défiance envers le journalisme, déjà importante. Seuls 31 % des Américains accordent encore une réelle confiance aux médias grand public, selon un sondage Gallup cité notamment par

Newsweek

. “Si les influenceurs des réseaux sociaux ont tant d'importance aux yeux du président, souligne Steven Buckley, ce n'est pas seulement en raison de leur attitude favorable à son égard, mais surtout en raison de leur grande influence sur l'opinion publique.”

Aruzhan Yeraliyeva

Bernie Sanders redonne l’envie d’avoir envie

11 février, par Bernie Sanders — , ,
Le sénateur démocrate endosse le rôle de chef de file de la résistance au rouleau-compresseur Trump. Puissant et à la hauteur du moment, il appelle à la lutte, à ne pas baisser (…)

Le sénateur démocrate endosse le rôle de chef de file de la résistance au rouleau-compresseur Trump. Puissant et à la hauteur du moment, il appelle à la lutte, à ne pas baisser les bras et surtout, redonne du courage.

Une vidéo dont la traduction et le sous-titrage ont été assurés par Baptiste Orliange

5 février 2025 | tiré de regards.fr
https://regards.fr/bernie-sanders-redonne-lenvie-davoir-envie/

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Face aux attaques brutales de Trump, la riposte reste à construire

11 février, par Dan La Botz — , ,
En deux semaines, Donald Trump a violé la Constitution et enfreint la loi pour mettre en œuvre des mesures qui menacent des millions d'emplois et les programmes de santé, (…)

En deux semaines, Donald Trump a violé la Constitution et enfreint la loi pour mettre en œuvre des mesures qui menacent des millions d'emplois et les programmes de santé, d'éducation et de protection sociale des personnes âgées, des enfants et des pauvres.

Hebdo L'Anticapitaliste - 740 (06/02/2025)

Par Dan La Botz

Bloqué à plusieurs reprises par les tribunaux, Trump a donné au milliardaire Musk, à la tête du DOGE (Département de l'efficacité du gouvernement), le pouvoir de prendre le contrôle des systèmes informatiques du gouvernement. Le président agit avec le soutien unanime du Parti républicain. Les Démocrates tergiversent et ne parviennent pas à s'opposer à lui.

Un e-coup d'État ?

Les actions de Trump sont ahurissantes. Il a d'abord tenté d'imposer un gel des dépenses pour toutes les subventions et prêts gouvernementaux, ce qui aurait affecté 20 millions d'enfants pour les repas scolaires, 2 millions de personnes âgées pour les repas à domicile, 79 millions de bénéficiaires de Medicare, 93 millions de bénéficiaires de Medicaid et de l'assurance maladie pour les enfants… Deux juges fédéraux ont bloqué Trump. Mais Musk et son équipe ont pris le contrôle des systèmes informatiques du département du Trésor et pourraient bloquer les paiements. S'agit-il d'une sorte d'e-coup d'État ?

Trump a envoyé à plus de deux millions d'employéEs du gouvernement fédéral le courriel « Fork in the Road » (« face, à une bifurcation, il faut se décider ») — une copie des courriels envoyés par Musk en novembre 2022 aux employésE de Twitter/X — leur disant qu'ils peuvent démissionner maintenant et continuer à travailler à domicile pour recevoir leur salaire et leurs avantages jusqu'au 30 septembre 2025. S'ils choisissent de ne pas démissionner, ils doivent retourner au bureau, mais n'ont aucune garantie de conserver leur emploi. Il suffit de répondre à l'e-mail avec le mot « Démission ». Selon le nombre de démissions, un dépeuplement de plusieurs agences ­g­ouvernementales est possible.

Hausse des droits de douane

Trump a l'intention de lancer une guerre commerciale contre le Mexique, le Canada et la Chine, en imposant des droits de douane de 25 % sur les produits en provenance du Mexique et du Canada, et des droits de douane supplémentaires de 10 % sur la Chine. Il s'agit des trois principaux partenaires commerciaux des États-Unis. Justin Trudeau et Claudia Sheinbaum ont déjà annoncé que leurs pays riposteraient. Compte tenu de l'intégration de la production industrielle nord-américaine, ces droits de douane pourraient, par exemple, entraîner la fermeture d'usines automobiles au Canada, au Mexique et aux États-Unis. Les droits de douane rendront plus coûteuse l'importation de bois d'œuvre pour la construction américaine.

Choc et sidération

Trump a commencé à rassembler et à expulser les immigrantEs sans papiers à l'aide d'avions militaires, quelques centaines seulement jusqu'à présent, mais il promet de les expulser tous. Il estime leur nombre à 20 millions alors que les experts en dénombrent 11 millions. De nombreux immigréEs craignent désormais d'aller au travail, à l'école, à l'hôpital, à l'église ou au temple.

Tout cela fait partie de l'objectif de Trump : réduire la taille, le pouvoir et le coût du gouvernement fédéral et surtout mettre fin à l'État-providence.

Trump a renvoyé 17 inspecteurs généraux dont le travail est de mettre un terme à la fraude, aux abus et à la corruption, de sorte qu'il n'y a guère d'opposition efficace au sein de la bureaucratie. Jusqu'à présent, l'opposition politique a utilisé les tribunaux pour tenter de bloquer Trump, avec un certain succès, mais les affaires judiciaires seront pour finir soumises à la Cour suprême conservatrice qui a eu tendance à soutenir Trump.

Les Démocrates n'ont pas réussi à parler d'une voix unifiée et claire, ni à ralentir l'assaut de Trump. Les Démocrates progressistes ont appelé le parti à réaffirmer sa prétention historique à représenter la classe ouvrière. Mais le parti vient d'élire comme président Ken Martin, qui est un apparatchik modéré.

L'attaque de Trump a été si rapide, si profonde et si intense qu'il n'y a pas encore de réponse massive de la base. Les syndicats, les organisations noires et latinos, les groupes de femmes, les groupes LGBT et la gauche discutent et planifient, mais n'ont pas encore de stratégie.

Dan La Botz, traduction Henri Wilno

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Trump, la répression anti-migratoire et les profits de la peur

11 février, par Alberto Toscano — , ,
Selon le philosophe Alberto Toscano, auteur notamment de Late Fascism (« Le fascisme tardif », qui paraîtra bientôt en français aux éditions de la Tempête), les plans (…)

Selon le philosophe Alberto Toscano, auteur notamment de Late Fascism (« Le fascisme tardif », qui paraîtra bientôt en français aux éditions de la Tempête), les plans d'expulsion massive de Trump s'inscrivent dans une histoire longue de guerre politique et juridique contre les migrant·es.

21 janvier 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/profits-peur-trump-immigration-racisme/

***

« Ils n'ont encore rien vu. Attendez 2025. » C'est ce qu'a déclaré Tom Homan, le « tsar des frontières » récemment nommé par Donald Trump, lors de la conférence du National Conservatism en juillet dernier, où Tom Homan a annoncé que, si Trump revenait à la Maison-Blanche, il dirigerait « la plus grande force de déportation que ce pays ait jamais vue ».

Quelques mois plus tôt, Stephen Miller, le futur chef de cabinet adjoint de Trump et principal agitateur anti-migrants, avait exposé sa propre vision sombre de la « répression migratoire la plus spectaculaire » : faire appel à l'ensemble des pouvoirs fédéraux pour une campagne de déportation massive qui écraserait les avocats spécialisés dans les droits des immigrants et tous les efforts visant à protéger les travailleurs sans papiers de la surveillance, de l'incarcération et de l'expulsion.

Aujourd'hui, à moins de quelques jours de l'investiture de Trump, les menaces à l'encontre des responsables municipaux ou étatiques désireux d'offrir un « sanctuaire » sont devenues plus explicites, comme lorsque Tom Homan a récemment promis de poursuivre le maire de Chicago, Brandon Johnson, s'il continuait à « héberger et dissimuler » des demandeurs d'asile.

Les plans de déportation massive de Trump sont alarmants, mais ils sont aussi une récapitulation consciente (bien qu'accélérée) de la longue histoire de racisme d'État anti-migrants des États-Unis, ainsi que le produit d'un système très rentable de détention et de surveillance soutenu par les administrations successives des deux grands partis. La principale fonction de l'expulsion dans les économies capitalistes qui dépendent de la main-d'œuvre immigrée et sans papiers n'est pas d'expulser ces travailleurs, mais de les subordonner.

Qu'elles prennent ou non la forme « spectaculaire » recherchée par Miller, elles rapporteront des dividendes de multiples façons : elles permettront aux prisons privées et autres entreprises carcérales chargées de gérer la répression à venir de continuer à faire des bénéfices, tout en permettant à Trump de tirer un profit politique de l'affirmation selon laquelle les migrants sont les premiers coupables du « carnage américain ». Cette stratégie ne connaît aucune limite morale ou factuelle, comme l'a montré la réponse de MAGA aux récentes violences à la Nouvelle-Orléans et à Las Vegas – déclarant « Nous devons sécuriser cette frontière » alors même que les deux attaques ont été perpétrées par des citoyens étatsuniens nés aux USA et ayant un long passé militaire.

Pour contester la violente désignation des migrants comme boucs émissaires qui s'annonce, il faudra se mobiliser contre la prétention de l'administration Trump à être le champion du « travailleur américain »

150 ans de guerre juridique contre les migrants

La rhétorique qui entoure la politique phare du mouvement MAGA ressemble à une compilation des plus grands succès de 150 ans de lutte contre les migrants via des lois nativistes. Les diatribes sinophobes de Trump contre le fentanyl chinois franchissant la frontière rappellent que les travailleurs chinois ont été la première cible des lois répressives et racistes sur l'immigration aux États-Unis, à commencer par la loi Page de 1875, ainsi que d'un mouvement ouvrier nativiste qui s'est battu pour que la main-d'œuvre reste blanche.

Mais ce n'est que le début. En 2015, Donald Trump a invoqué la tristement célèbre « opération Wetback » menée par Dwight Eisenhower en 1954 comme un possible modèle à suivre pour sa propre administration. Les mensonges que Trump et le vice-président élu JD Vance ont répandus cet automne sur les immigrés haïtiens de Springfield, dans l'Ohio, montrent à quel point le racisme anti-Noirs et anti-Latinos a joué un rôle crucial, depuis le « boatlift » des immigrés cubains et haïtiens de Mariel en 1980, dans la présentation de la migration comme une crise de la sécurité nationale.

La promesse du programme des Républicains pour 2024 de « déporter les gauchistes pro-Hamas » des campus universitaires nous rappelle à quel point les politiques anti-migrants ont souvent été liées à des paniques politiques concernant les subversifs étrangers, depuis la loi McCarran-Walter de 1952, qui classait les communistes et les anarchistes dans la catégorie des « étrangers expulsables, jusqu'à la Loi sur les Ennemis Étrangers de 1798 (Alien Ennemies Act 1798, utilisée pour justifier l'internement massif des Étatsuniens d'origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale (et maintenant également citée par Trump et ses acolytes comme un moyen de contourner les obstacles juridiques à l'arrestation de millions d'immigrants sans papiers).

Aujourd'hui, le Congrès est sur le point d'adopter la loi Laken Riley, avec un soutien considérable des démocrates, qui élargit encore la détention obligatoire, y compris pour les immigrés en situation régulière, sous le prétexte d'une vague inexistante de « criminalité immigrée ».

Si l'idéologie xénophobe de MAGA n'a guère innové par rapport à ses prédécesseurs – se distinguant principalement par sa grossièreté sans fard – ses efforts pour transformer le racisme nativiste en une plateforme politique centrale trouvent également des précédents dans l'histoire récente de la loi sur l'immigration et de son application.

L'administration de Bill Clinton, et en particulier son soutien à des projets de loi tels que la Loi sur la Réforme de l'Immigration Illégale et la Responsabilité des Immigrés (Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act), qui criminalisent l'immigration, ont marqué un tournant pour la « machine à expulser » des États-Unis. Comme l'a fait valoir Silky Shah, directrice exécutive de Detention Watch Network, le tournant punitif des années Clinton a facilité la fusion de l'application des lois sur l'immigration et du complexe industriel carcéral en un seul et même paysage carcéral.

C'est en 2014, sous la présidence de Barack Obama – surnommé le « déporteur en chef » bien avant l'entrée en fonction de Trump – que le même Tom Homan, alors haut responsable de l'U.S. Immigration and Customs Enforcement (ICE), a commencé à promouvoir l'idée de recourir à la « séparation des familles » pour décourager l'immigration. Bien que Obama ait hésité à mettre en œuvre cette idée, il a néanmoins honoré Homan en lui décernant le Presidential Rank Award l'année suivante. Comme le note Silky Shah, le travail de l'administration Obama pour relier le système de détention/déportation aux forces de l'ordre « s'est étendu et a mis en place une puissante machinerie » que Trump exploitera plus tard.

Profit privé, propagande publique

La privatisation a constitué une dimension importante de ces systèmes imbriqués. Sous le couvert de « réformes » bienveillantes, l'administration Obama a supervisé à la fois l'augmentation des poursuites fédérales pour des délits d'immigration tels que la réadmission illégale et le recours accru à des prisons privées et à des « alternatives à la détention » pour les migrants, y compris diverses formes de surveillance et d'« e-carceration ».L'industrie des prisons privées, qui a déjà vu ses actions dopées par la nouvelle de la victoire électorale de Trump, s'attend à une manne sous sa seconde administration.

Pour sa part, et jusqu'à ses derniers jours, l'administration Biden a prolongé des contrats lucratifs avec les sociétés qui gèrent les installations privées où sont entreposés la majorité des migrants sans papiers détenus – plus de des détenus de l'ICE se trouvaient dans des centres de détention privés en juillet 2023 – malgré des cas documentés de « négligence médicale, de décès évitables, d'utilisation punitive de l'isolement cellulaire, d'absence de procédure régulière et de traitement discriminatoire et raciste », comme l'a rapporté The Guardian. Même les centres de détention dont le bureau de l'Inspecteur Général du ministère de la Sécurité Intérieure (Department of Homeland Security) a explicitement demandé la fermeture restent ouverts.

Les groupes de défense des droits humains ont protesté contre les brutalités résultant de la dépendance de l'administration Biden à l'égard de l'industrie de la détention, qui pèse plusieurs milliards de dollars et qui est dirigée par des sociétés telles que GEO Group (anciennement Wackenhut) et CoreCivic (anciennement Corrections Corporation of America). Entre-temps, comme l'a rapporté The Lever, des sociétés de capital-investissement ont réalisé des investissements considérables dans les centres de détention fédéraux pour immigrés, « ce qui signifie que des intérêts de Wall Street opaques, non tenus de rendre des comptes et qui font des profits sont prêts à gagner des centaines de millions de dollars en détenant et en surveillant les immigrés du pays ».

L'industrie pénitentiaire privée, qui a déjà vu ses actions dopées par la nouvelle de la victoire électorale de Trump, s'attend maintenant à une manne sous sa deuxième administration. Comme l'a déclaré le président exécutif de GEO Group lors d'une conférence téléphonique sur les résultats après l'élection : « Nous nous attendons à ce que la future administration Trump adopte une approche beaucoup plus agressive en ce qui concerne la sécurité des frontières ainsi que l'application de la loi à l'intérieur du pays, et qu'elle demande au Congrès des fonds supplémentaires pour atteindre ces objectifs. » Cette agressivité accrue à l'égard des migrants se traduit directement par une augmentation des revenus pour GEO et ses semblables.

Le profit à tirer de la punition racialisée des sans-papiers ne s'arrête pas à la détention et à l'expulsion, mais comprend également le contrôle et la surveillance électroniques des migrants. Le Programme de Surveillance Intensive de l'ICE (Intensive Supervision Appearance Program) comprend des chevillières, des « montres » de surveillance et des applications pour smartphone à reconnaissance faciale, qui font toutes l'objet, avec l'extraction de données, de contrats lucratifs avec le gouvernement.

Compte tenu d'un certain scepticisme quant à la capacité de l'administration Trump à mettre en œuvre tous ses plans draconiens – Evan Benz, avocat au Centre Amica pour les droits des immigrés, note qu' il n'y a « aucun moyen rentable ou pratique pour l'ICE de détenir et d'expulser légalement les plus de trois millions de migrants inscrits au registre des personnes non détenues, malgré ce dont Trump et ses sbires fascistes peuvent rêver pour l'année prochaine » – même un échec de la campagne de déportation massive s'avérerait toujours rentable pour les intérêts des prisons privées, tout en répandant la misère et la terreur parmi les migrants.

Une économie de la peur

Regarder la machine de détention et d'expulsion que Trump et son cabinet de bigots fortunés sont en train de mettre en marche, c'est contempler toute une économie politique de la peur et de la punition, générant des profits privés à partir du carburant de la propagande démagogique, tout en récoltant les bénéfices psychologiques du nativisme en remplissant les coffres des entreprises.

Pour les travailleurs immigrés, la peur a toujours été un facteur économique : elle les contraint à accepter des emplois moins bien rémunérés, entrave la syndicalisation et permet à des employeurs despotiques d'agir. Comme l'explique Nicholas De Genova, chercheur spécialiste en études migratoires (dont on pourra lire cet article sur Contretemps), la principale fonction de l'expulsion dans les économies capitalistes qui dépendent de la main-d'œuvre immigrée et sans papiers n'est pas d'expulser ces travailleurs, mais de les subordonner, en rendant leur main-d'œuvre bon marché et contrôlable du fait qu'ils sont expulsables.

Homan lui-même a demandé ‘l'extension des visas temporaires pour les travailleurs saisonniers aux travailleurs migrants travaillant toute l'année dans l'industrie laitière, qui dépend tellement des travailleurs sans-papiers que leur absence doublerait le prix du lait. Lorsqu'ils ne sont pas montrés du doigt comme des menaces pour la sécurité nationale, les travailleurs sans papiers sont réduits à des facteurs de production, moins importants que les animaux dont ils s'occupent et les marchandises qu'ils produisent.

Il est clair que la cible principale des plans de déportation massive de Trump n'est pas la « criminalité des migrants », mais cette vaste partie de la classe travailleuse étatsunienne composée de travailleurs sans papiers et de tous ceux et toutes celles qui tombent sous l'ombre redoutable de l'expulsabilité – notamment les étudiants activistes qui se mobilisent contre le génocide. La défense de la vie des migrants n'est donc pas seulement une priorité de tout mouvement pour la justice sociale, mais aussi une lutte politique et syndicale. Pour que cette lutte prenne de l'ampleur, il sera nécessaire de briser l'équation réactionnaire de la classe travailleuse avec la blancheur et la citoyenneté nationale, qui perdure depuis la fin du. XIXème siècle.

En 2018, des milliers de personnes se sont mobilisées contre le programme de séparation des familles de l'ICE – y compris des politiciens démocrates comme Kamala Harris, qui a ensuite adopté un message de « fermeté à l'égard de l'immigration ». Dans un développement prometteur, Liz Shuler, présidente de l'AFL-CIO, a déclaré récemment que la lutte contre les raids sur les lieux de travail et les déportations massives était une « priorité absolue » pour le mouvement ouvrier. Pour contrer l'attaque de Trump contre les migrants, il faudra que le mouvement, au centre duquel se trouvent les travailleurs migrants, aille au-delà des préoccupations humanitaires et s'attelle à la tâche ardue mais nécessaire de démanteler la machine à expulser.

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ALBERTO TOSCANO enseigne à la School of Communications de l'Université Simon Fraser et codirige le Centre for Philosophy and Critical Theory de Goldsmiths, Université de Londres. Il a récemment publié Late Fascism : Race, Capitalism and the Politics of Crisis (Verso), Terms of Disorder : Keywords for an Interregnum (Seagull) et Fanaticism : On the Uses of an Idea (Verso, 2010 ; 2017, 2e éd.). Il a également traduit les travaux d'Antonio Negri, d'Alain Badiou, de Franco Fortini et de Furio Jesi.

Publié sur le site In These Times. Traduit de l'anglais pour Contretemps par Christian Dubucq.

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