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Solidarité syndicale mondiale au travers des chaînes d’approvisionnement

Socialiste chinois, j'ai immigré aux États-Unis il y a un peu plus de deux ans. Avant cela, j'ai travaillé dans l'industrie technologique chinoise pendant de nombreuses années, et j'espère tirer parti de cette expérience dans mon intervention. Aujourd'hui, je parlerai de la solidarité du travail à travers les chaînes d'approvisionnement, en me concentrant principalement sur Foxconn.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/02/13/solidarite-syndicale-mondiale-au-travers-des-chaines-dapprovisionnement/?jetpack_skip_subscription_popup
L'accent mis sur Foxconn se veut un point de départ pour comprendre les possibilités d'organisation à travers les chaînes d'approvisionnement entre les États-Unis et la Chine. Nous pouvons appliquer bon nombre de ces observations à d'autres entreprises chinoises, et même à d'autres entreprises mondiales.
Tout d'abord, qu'est-ce que Foxconn ?
Foxconn est le plus grand fabricant d'électronique à façon au monde, avec un chiffre d'affaires annuel de plus de 200 milliards de dollars. Son siège se trouve à Taïwan, mais l'entreprise possède des usines dans toute la Chine, ainsi qu'au Brésil, en Inde, au Mexique et aux États-Unis. Foxconn est donc un véritable conglomérat mondial. Mais que fabrique Foxconn ? Entreprise de fabrication électronique sous-traitante, Foxconn ne produit rien qui porte sa marque. Cependant, la plupart des produits électroniques que nous connaissons et utilisons portent la marque Foxconn quelque part à l'intérieur. L'entreprise fabrique, par exemple, pour Apple.
Votre iPhone, votre iPad, votre Mac, etc. ont été assemblés dans une usine Foxconn ou comportent des composants fabriqués dans une usine Foxconn. En dehors d'Apple, divers composants de téléphones Androïd sont également produits dans des usines Foxconn. Votre téléphone Android peut être assemblé au Vietnam, en Thaïlande ou ailleurs, mais le module audio ou wi-fi qu'il contient peut être passé par une chaîne de montage Foxconn. PlayStation, Nintendo et toute la gamme de produits électroniques d'Amazon (c'est-à-dire l'Echo Dot et ses assistants IA) est fabriquée par Foxconn. […]
On estime que dans le monde plus de 50% des appareils électroniques contiennent des composants Foxconn, y compris les réfrigérateurs et les machines à laver qui peuvent contenir une puce Foxconn. De même que les puces 5G des téléphones, les solutions biotechnologiques, les serveurs TV, les appareils photo, etc.
Bien que Foxconn soit une entreprise taïwanaise, son principal centre de production se trouve en Chine. Foxconn a été l'une des premières entreprises étrangères à s'installer en Chine après l'ouverture du pays aux investissements étrangers sous l'impulsion de Deng Xiaoping.
C'est l'un des pionniers du modèle de fabrication chinois : les travailleurs sous-payés vivent dans de grands complexes et travaillent dans des bâtiments situés à proximité des dortoirs dans lesquels ils vivent.
Actuellement, Foxconn emploie plus de 800 000 personnes en Chine. Ce nombre fluctue chaque année, en fonction des résultats de l'entreprise et de ses quotas d'embauche et de production. En général, plus de la moitié des salariés des usines Foxconn travaillent aux expéditions (dispatch workers). Ce sont des intérimaires qui ne sont pas directement employés par Foxconn, mais qui sont sous contrat avec des agences de main-d'œuvre, lesquelles sont connues pour bafouer régulièrement le droit du travail. Foxconn sous-traite ses ressources humaines et ses services d'embauche où il faut s'inscrire pour travailler chez Foxconn.
L'avantage pour Foxconn est de disposer d'une main-d'œuvre flexible. La demande mondiale d'appareils électroniques varie d'une saison à l'autre. Par exemple, les ventes de iPhone peuvent augmenter à Noël […] alors qu'à d'autres moments, ces ventes peuvent diminuer. Foxconn doit donc faire preuve de souplesse pour répondre à cette demande changeante, ce qui explique que plus de la moitié de ses travailleurs soient des intérimaires. Toutefois, le droit du travail chinois stipule qu'au maximum 10% des effectifs d'une entreprise peuvent être intérimaires. Mais Foxconn a l'habitude d'en embaucher beaucoup plus que ce que la loi autorise.
Foxconn enfreint le droit du travail depuis des années, voire des décennies, afin de conserver une main-d'œuvre flexible et de se protéger de toute responsabilité en cas de conflit du travail. Ainsi, si Foxconn doit des salaires à des travailleurs expatriés, la société peut rejeter la responsabilité du problème sur l'agence responsable de l'expatriation.
De cette manière, Foxconn parvient à se soustraire à ses responsabilités en matière d'embauche et de fidélisation de la main- d'œuvre en Chine.
Outre la question des travailleurs détachés, Foxconn utilise également en Chine des étudiants d'écoles professionnelles comme main-d'œuvre gratuite. Certaines de ses usines ont des relations contractuelles avec des écoles professionnelles locales qui enseignent la fabrication ou l'ingénierie électronique. Ces écoles envoient leurs étudiants en tant que stagiaires chez Foxconn où ils travaillent sur les chaînes de montage sans rémunération au prétexte qu'on leur fournit une expérience professionnelle. Foxconn place ces étudiants sur la chaîne.
Les travailleuses de Foxconn sont quant à elles victimes d'un harcèlement sexuel endémique, auquel s'ajoutent les brimades, les erreurs salariales en matière d'heures supplémentaires et une formation inadéquate en matière de sécurité, notamment en matière de manipulation de produits chimiques toxiques.
Enfin, les suicides sont monnaie courante dans les usines Foxconn. Bien que les médias aient largement cessé de parler de ces suicides à partir de 2015, ils continuent de se produire chaque année.
Répression patronale et révolte ouvrière
Pendant la période Covid-19 et la politique zéro-covid en Chine, Foxconn a mis en place un système de production en circuit fermé dans son usine de Zhengzhou, située dans le centre de la Chine. Les travailleurs devaient travailler, manger, dormir et vivre à l'intérieur de l'usine, 24 heures par jour. Ils n'étaient pas autorisés à quitter les locaux de l'usine pendant la durée de leur contrat. La direction avait installé des mesures de sécurité et des barrières pour les empêcher de sortir de l'enceinte de l'usine. Il y avait beaucoup d'heures supplémentaires, très peu de repos et peu de procédures de sécurité mises en œuvre pour prévenir la propagation du Covid-19.
Le système en circuit fermé a favorisé la transmission du virus. De nombreux témoignages publiés sur les médias sociaux nous ont appris que Foxconn n'a pas fourni les services adéquats. […] Ces conditions ont conduit à un soulèvement spontané des travailleurs qui ont brisé les barrières et qui se sont tournés vers la direction pour exiger de pouvoir quitter leur emploi. Nombre d'entre eux ont franchis les barrières et sont rentrés chez eux à pied, même s'il leur a fallu un jour ou deux pour y parvenir.
C'est dire à quel point la situation était désespérée. Le gouvernement local a même envoyé des cadres pour aider à occuper les chaînes d'approvisionnement, les membres du parti jouant essentiellement le rôle de briseurs de grève, alors que les travailleurs commençaient à partir en masse, l'entreprise refusant d'abord de céder sur les revendications.
Les travailleurs ont également publié sur les réseaux sociaux des vidéos, devenues virales, de cette agitation croissante. Foxconn a appelé le gouvernement local à l'aide qui a envoyé la police contre les travailleurs qui réclamaient simplement le respect des droits de l'homme, des salaires perdus et de meilleures conditions de travail. Des policiers vêtus de combinaisons de protection blanches ont commencé à frapper les travailleurs. C'est ce que font généralement les entreprises en Chine : c'est le modus operandi de toute action syndicale en Chine.
Le soulèvement de Foxconn à Zhengzhou a fini par faire boule de neige et s'est transformé en un mouvement qui a mis fin à la politique chinoise du « zéro Covid ».
Le soulèvement de Foxconn à Zhengzhou a été suivi d'une tragédie à Urumqi, où tout un complexe d'appartements verrouillé en raison du Covid-19 a pris feu, et les pompiers n'ont pas pu entrer dans le bâtiment, de sorte que les résidents ont été asphyxiés et sont morts dans ce qui était un désastre évitable.
Les politiques « zéro Covid » ont suscité beaucoup de colère. Dans les grandes villes, comme Pékin et Shanghai, les habitants sont restés enfermés dans leur complexe résidentiel pendant des mois, sans pouvoir accéder aux produits de première nécessité. Des per- sonnes âgées sont mortes parce qu'elles ne pouvaient pas quitter leur domicile pour se rendre à l'hôpital. Toutes les lignes téléphoniques d'urgence du gouvernement ont été saturées pendant cette période.
Ce mécontentement et le soulèvement des travailleurs de Foxconn ont conduit au bref mais important mouvement des feuilles blanches, qui a vu des masses de gens descendre dans la rue dans tout le pays. Pour moi, ce mouvement a mis en lumière le pouvoir potentiel mouvement des travailleurs en Chine. Pendant cette période, les travailleurs chinois ont mené la charge et cela montre qu'à l'avenir ils peuvent être mieux organisés et agir. Il y a donc de l'espoir que le changement puisse avoir lieu en Chine.
Construire une solidarité transnationale
J'ai pris Foxconn comme exemple, mais ces tactiques peuvent être utilisées dans différentes entreprises. L'une des façons de construire cette solidarité est de frapper Foxconn là où ça fait mal, c'est-à-dire en ciblant ses partenaires à l'étranger. En effet, Foxconn fabriquant de nombreux produits pour des entreprises basées aux États-Unis, nous pouvons donc cibler de nombreux sites pour faire pression sur Foxconn et amplifier les revendications des travailleurs.
Nous pouvons tirer des leçons du mouvement de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) de solidarité avec la Palestine. De nombreuses entreprises palestiniennes figurant sur la liste BDS fabriquent également des produits avec Foxconn. Par exemple, Google, Amazon, Siemens et Hewlett-Packard ont toutes des contrats avec Foxconn. Nous pouvons non seulement tirer des leçons de BDS pour soutenir les travailleurs chinois, mais aussi combiner nos mouvements. À l'instar du travail de solidarité avec la Palestine aux États-Unis, les syndicats peuvent jouer un rôle de premier plan dans la solidarité avec les travailleurs de Foxconn.
Le fait de soulever la question de la solidarité avec les travailleurs chinois dans le cadre d'initiatives syndicales émergentes, telles que l'Apple Retail Union, l'Amazon Labor Union et l'Alphabet Workers Union, peut également encourager les travailleurs américains à réfléchir de manière plus large à leurs horizons d'organisation.
Tous ces syndicats peuvent s'unir et affirmer qu'ils ne toléreront pas que leurs employeurs travaillent avec une entreprise qui traite notoirement ses travailleurs de manière aussi mal. Les syndicats des États-Unis peuvent faire pression sur Foxconn, d'autant plus que l'espace de syndicalisation en Chine se réduit rapidement en raison de la répression accrue.
Enfin, le développement de Foxconn dans la production de véhicules électriques peut constituer une autre opportunité, car le syndicat United Auto Workers (UAW) est à la tête d'une campagne visant à syndiquer les usines de véhicules électriques aux États-Unis. Les partenariats mondiaux de Foxconn pourraient déboucher sur d'autres possibilités d'associer les luttes[1].
Foxconn a récemment acheté une usine de véhicules électriques à Lordstown, dans l'Ohio. L'UAW est très actif à Lordstown, et comme nous l'avons vu avec l'organisation du travail et les négociations contractuelles de l'année dernière, l'UAW a la capacité d'exercer une pression énorme sur ces entreprises automobiles. Ce travail est également important pour fournir une alternative concrète au nationalisme antichinois larvé de certains travailleurs américains en soulignant les interconnexions organiques entre les capitalistes américains et chinois d'une part, et les travailleurs américains et chinois d'autre part.
[1] NdT. Stellantis et Foxconn ont annoncé la création en 2026 en Europe d'une « co-entreprise », SiliconAuto, qui produira des semi-conducteurs dédiées à l'industrie automobile.
Zhang Mazi
Zhang Mazi est un militant socialiste chinois. Il vit désormais à New York. Il est membre du Tempest Collective et des Democratic Socialists of America.
Source : New Politics, été 2024.
Publié dans Adresses internationalisme et démocr@tie N°8 :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/wp-content/uploads/2025/01/adresses-nc2b08.pdf
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Face au coup d’État Trump-Musk, des résistances dans les tribunaux et les rues

Le président Donald Trump et le milliardaire Elon Musk se sont déchaînés, fermant des agences gouvernementales, licenciant des milliers de travailleurEs et voulant pousser deux millions d'employéEs fédéraux à démissionner.
Hebdo L'Anticapitaliste - 741 (13/02/2025)
Crédit Photo
DR
Daniel Tanuro
Des actions qui menacent le bien-être de millions d'AméricainEs : les enfants, les personnes âgées, les handicapéEs, les fonctionnaires fédéraux et d'autres personnes qui dépendent du gouvernement fédéral. Ces actions constituent une sorte de coup d'État technocratique, en cours au sommet et au sein même du gouvernement, ce que l'on appelle en Amérique latine un « auto-golpe » (un coup d'État contre son propre gouvernement), car les techniciens de Musk, pour la plupart des jeunes hommes qu'il emploie, prennent effectivement le contrôle en réquisitionnant les systèmes informatiques de l'État. L'assaut de Trump a laissé le pays dans un état de choc et de confusion.
Pression judiciaire
Dans le même temps, un mois seulement après le début de son second mandat présidentiel, Trump a galvanisé des résistances à la fois dans les tribunaux et dans la rue. Ces résistances, encore modestes et limitées, commencent cependant à prendre l'allure d'un mouvement populaire de masse.
Les procès intentés devant les tribunaux fédéraux ont au moins temporairement empêché Trump de mettre en œuvre tous ses décrets. Un tribunal fédéral a empêché Trump de geler des milliards de dollars de subventions et de prêts. Un autre a empêché Musk et son Département de l'efficacité gouvernementale (DOGE) d'accéder aux dossiers du département du Trésor. Un autre encore a bloqué la tentative de Trump de forcer des employéEs fédéraux à prendre leur retraite. Un tribunal l'a également empêché de mettre fin au droit de naissance à la citoyenneté. Dans certains cas, Trump et Musk n'ont pas respecté les décisions de justice. Le nombre d'actions en justice ne cesse d'augmenter : les étudiantEs intentent des procès pour empêcher la prise de contrôle du ministère de l'Éducation par le DOGE et les syndicats intentent des procès pour protéger les emplois des fonctionnaires fédéraux.
Pendant ce temps, des dizaines de millions d'AméricainEs, 1 500 par minute, appellent leurs représentants au Congrès, saturant complètement le système téléphonique du Congrès. Ils appellent pour se plaindre que leur emploi public est menacé, que l'association dont ils dépendent n'a pas reçu de paiement, ou bien leur entreprise ou enfin eux-mêmes, ou simplement pour dénoncer ce que Trump et Musk font au pays.
Le mouvement 50501
Dans la rue, des dizaines de milliers de personnes ont protesté contre les décrets de Trump dans les villes du pays. Manifestations organisées par un mouvement émergent appelé 50501, ce qui signifie 50 manifestations dans 50 États en une seule journée. Ces manifestations, dont beaucoup se sont déroulées dans les capitales des États, ont eu lieu dans au moins 40 États, tant républicains que démocrates, et ont varié en taille, d'une poignée à des centaines ou des milliers de personnes. Elles ont abordé une grande variété de questions particulières, mais aussi la grande question de la tentative d'imposer un gouvernement oligarchique autoritaire qui ignore les institutions démocratiques. Dans l'une des manifestations, une femme portait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « C'est un coup d'État : Affrontez, ne collaborez pas ! »
Parmi les plus importantes manifestations jusqu'à présent, des milliers de personnes ont défilé à Los Angeles pour protester contre l'expulsion d'immigréEs par Trump, bloquant des rues et paralysant brièvement une grande autoroute. À New York, des milliers de personnes, dont un certain nombre d'enfants et d'adolescents non binaires, se sont rassemblées à Union Square pour protester contre l'attaque de Trump contre les soins d'affirmation de genre pour les enfants trans.
« Stop au fascisme »
Certaines de ces manifestations ont été menées par des politiciens du Parti démocrate, comme la sénatrice Elizabeth Warren qui a pris la tête d'un groupe d'éluEs, d'employéEs fédéraux et de citoyenNEs ordinaires qui ont manifesté devant le département du Trésor. Des éluEs et des fonctionnaires démocrates ont également pris la tête d'une autre manifestation à Washington DC, pour protester contre la fermeture de l'USAID, l'agence américaine d'aide et de développement.
Des manifestantEs de tous âges, de tous sexes et de toutes origines ethniques ont porté des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Stop Musk », « Stop Trump », « Arrêtez le projet 2025 » (le programme républicain), « Arrêtez le coup d'État » et « Stop au fascisme ». D'autres portaient des pancartes avec : « Chrétiens, aimez votre prochain ». Dans certaines manifestations, les manifestantEs arboraient le drapeau américain, le drapeau arc-en-ciel LGBTQ, le drapeau mexicain et le drapeau palestinien. Ce mouvement peut-il devenir un mouvement de millions de personnes capable de bloquer la politique de Trump-Musk ?
Dan La Botz,
traduction Henri Wilno
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Elon et ses commandos, la haine de l’USAID et les faux raids sur Google

La Lettre tech : chaque semaine, l'actualité de la Silicon Valley vue par les médias américains. Nous nous sommes quittés il y a une semaine, taraudés par le doute et réduits à l'expectative, et nous nous retrouvons dans un pays en chaos, un champ de bataille de l'absurde qui, avant toute explication rationnelle, suscite un mea culpa. Personne n'avait imaginé que l'alliance entre Donald Trump et Elon Musk pourrait déboucher, en quelques jours, sur un putsch administratif inédit dans l'histoire, une destruction aussi sordide et systématique du service public et de l'image internationale des États-Unis.
11 février 2025 | tiré du Courrier interntional
Depuis novembre, les médias glosaient sur l'avenir du tandem improbable, spéculaient sur le choc imminent de deux ego boursouflés et puérils. C'était clair : Elon, bailleur de 280 millions de dollars de fonds de campagne du populiste, buterait vite sur les limites de son influence. Le roi des mâles alpha, en son Bureau ovale, renverrait bientôt le merdeux de la tech à ses fusées et à ses voitures autonomes.
Au bout du compte, une autre réalité s'impose. À Washington, on arrache l'enseigne de l'USAID, l'agence américaine qui fournit 40 % de l'aide humanitaire mondiale. Des centaines de milliers de fonctionnaires dans le collimateur du Doge, le fameux “ministère” de l'Efficacité gouvernementale dirigé par Musk, attendent la suppression de leur poste ou de leur ministère, que, légalement, seul le Congrès devrait pouvoir décider.
Wired peut se targuer d'avoir, le premier, révélé le visage des escouades du Doge. Une bande de mômes âgés de 19 à 24 ans, codeurs émérites recrutés en douce depuis novembre parmi les stagiaires des multiples entreprises d'Elon Musk ou dans la foisonnante fachosphère de la Silicon Valley, qui débarquent en force dans les augustes administrations de la capitale, interrogent des hauts fonctionnaires de carrière sur l'utilité de leur boulot et branchent leurs ordinateurs portables sur les systèmes de paiement ultraprotégés et vitaux du Trésor. The New York Times décrit aussi ces inquisiteurs du moins d'État, en tee-shirts et baskets, couchant sur des lits de camp au milieu des emballages de pizza, entre deux audits du budget de la première puissance mondiale. L'un d'entre eux est connu comme Big Balls, “grosses couilles”, sur les réseaux sociaux ; un autre a dû démissionner quand on a découvert ses tweets de potache dans lesquels il se félicitait d'“avoir été raciste avant que cela devienne cool”. Musk et Trump veulent le réembaucher. Le journal confirme que le commando de 40 ingénieurs, déjà affairé à démanteler le ministère de l'Éducation, est guidé par des adultes, anciens du cabinet de conseil McKinsey ou de la banque d'affaires Morgan Stanley, ou revenants idéologues de la première ère Trump. Un juge fédéral vient de bloquer temporairement l'accès du Doge au Trésor. Trop tard, probablement, pour minimiser les dégâts.
Elon contre l'“organisation criminelle”
Au fait, pourquoi tant de haine ? NBC tente de comprendre l'acharnement d'Elon Musk contre l'USAID, l'agence d'aide au développement américaine présente dans plus de 100 pays, dont le budget de 50 milliards de dollars – un peu plus de 1 % des dépenses publiques des États-Unis – assure, entre autres, par ses fournitures de médicaments, la survie de 20 millions de séropositifs en Afrique et soutient des centaines d'ONG promouvant la démocratie. Trump s'est dit “favorable au concept de l'USAID”, tout en regrettant que cette administration soit remplie de “givrés d'extrême gauche”.
Musk y voit carrément “une organisation criminelle spécialisée dans le blanchiment d'argent”, pour avoir probablement lu trop avidement, avant de les reposter à ses 216 millions d'abonnés, les tweets d'un quarteron de trolls d'extrême droite tels Wall Street Apes, Kanekoa The Great, Autism Capital et Chief Nerd, qui s'époumonent depuis des années sur le complot mondialiste. Mais le patron de X tire avant tout son inspiration d'un dénommé Mike Benz, un ancien second couteau des services de com du département d'État durant le premier mandat de Trump, dont le fonds de commerce se résume au cassage quotidien de l'USAID sur les réseaux sociaux. La technique est simple : accuser l'aide internationale de collusion avec la CIA et avec le deep state, l'État dans l'État. Balancer des vidéos présentant, sur un ton haletant, des tableaux bourrés d'acronymes, des flèches colorées et des conclusions apocalyptiques. Agiter bien fort, puis relancer les milliers de commentaires. Elon Musk repostait ces délires en les accompagnant d'un “Wow !” ou d'un “Yes” ébaubi. Maintenant, il les met en pratique, en saccageant l'aide humanitaire.
Flics et trafics sur Google
Les expulsions massives de migrants ne sont pas si massives, en fin de compte. Trump a eu beau mobiliser toutes les polices fédérales aux côtés des agents de l'Immigration and Custom Enforcement (ICE), la police de l'immigration et des douanes, obliger des analystes du contreterrorisme du FBI à lâcher leurs dossiers pour traquer les sans-papiers mexicains dans les abattoirs de volailles, les prises sont maigres, faute de forces adéquates. Alertés par le battage médiatique, les fugitifs se planquent mieux, aussi, et les 5 000 ou 6 000 arrestations depuis le 20 janvier ne suffisent pas au plan média de la Maison-Blanche. D'où une manœuvre de génie décrite par The Guardian} : elle consiste, pour l'ICE, à manipuler les requêtes sur Google en empilant sur le web d'anciens communiqués de presse, vieux parfois d'une dizaine d'années, décrivant des raids spectaculaires, et à truquer leur date de publication pour les faire passer pour des opérations récentes. Le journal a demandé des explications à la police fédérale. Depuis lors, la glorieuse série des rafles d'immigrants s'est brusquement tarie sur le moteur de recherche.
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Premiers jours de Trump au pouvoir : les États-Unis se dirigent-ils vers le fascisme ?

La courte victoire de Trump au vote populaire lors de l'élection présidentielle américaine de novembre 2024 a alimenté les spéculations sur une éventuelle dérive des États-Unis vers l'autoritarisme, voire le fascisme.
Tiré de Inprecor 729 - février 2025
13 février 2025
Par Kay Mann
Des milliers de manifestants ont participé à la Marche du peuple à Washington. Getty images/Christopher Furlong
Bien qu'une discussion approfondie et une définition du fascisme dépassent le cadre de cet article, et que la présidence de Trump ne remonte qu'à une semaine à l'heure où nous écrivons ces lignes, l'avalanche de décrets présidentiels déjà émis donne une indication de ce qui nous attend.
Comme prévu, la plupart de ces décrets – et ceux à venir – visent les immigré·es, les personnes LGBTQI+, les femmes, les lois existantes en matière de protection de l'environnement, les communautés de couleur et les organisations syndicales et progressistes, tout en envoyant le message aux 1 % qu'ils pourront profiter de baisses d'impôts et d'une réduction des réglementations en matière de sécurité des travailleur·ses et de protection de l'environnement. Certains semblent avoir été conçus en partie pour tester la loyauté de ses alliés et les institutions de l'État, comme la grâce et les réductions de peine accordées à tous les insurgés du 6 Janvier, y compris ceux qui ont été condamnés pour des attaques violentes comme les policiers qui défendaient le Capitole.
Il est clair que Trump est un dirigeant de droite, un dictateur en puissance et qu'il a l'intention d'étendre le pouvoir présidentiel autant que possible. Mais l'orientation clairement autoritaire et d'extrême droite de Trump et de ses collaborateurs ne doit pas occulter les ruptures et les continuités opérées avec l'idéologie et les pratiques capitalistes contemporaines. En effet, la frontière entre les politiques capitalistes conservatrices et le fascisme n'est pas toujours claire. L'hostilité de Trump à l'égard des protections et des directives relatives à l'environnement, aux droits du travail et des consommateurs, tout cela le place complètement dans le giron néolibéral du marché libre. En effet, dans les premières 24 heures de sa présidence, Trump a annulé des dizaines de réglementations, et les inspecteurs généraux, qui sont responsables de l'application des réglementations gouvernementales, ont été remplacés par des partisans de Trump. Tous les agents fédéraux chargés de la diversité, de l'équité et de l'inclusion (DEI) ont été mis en congé, prélude à la suppression de leurs postes et de leurs emplois.
Protectionniste ou libéral ?
Trump a retiré les États-Unis de l'Organisation mondiale de la santé et des accords de Paris sur le changement climatique et a donné le feu vert à l'intensification de la prospection pétrolière. Les attaques de Trump contre les immigré·es et ses promesses de les expulser sont une caractéristique de son programme depuis sa première présidence, lorsqu'il a promis de construire un mur tout le long de la frontière américano-mexicaine pour dissuader l'immigration. Rappelons cependant que des traitements inhumains ont été infligés aux réfugié·es par des gouvernements de droite et les sociaux-démocrates en Europe et ailleurs, et que le gouvernement d'Obama a expulsé plus d'immigrant·es que celui de son prédécesseur, le républicain conservateur George W. Bush.
Dans le même temps, le protectionnisme proclamé haut et fort par Trump, et ses menaces d'imposer des droits de douane allant jusqu'à 25 % sur les produits importés du Mexique et de Chine, le placent en porte-à-faux avec le libre-échange néolibéral. Cette contradiction révèle un un capitalisme agressif et sans concession à l'égard de ses alliés, longtemps considérés par les présidents américains et les deux partis de l'alternance comme des partenaires, mais devenus aujourd'hui des concurrents. Le protectionnisme, le nationalisme économique et le chauvinisme ont toujours été liés, mais la vision de Trump va beaucoup plus loin et vise à remodeler l'ordre capitaliste mondial pour favoriser encore plus les États-Unis. Cela explique également l'apparente contradiction entre le penchant isolationniste de Trump et ses menaces de recours à la force militaire, une nouvelle version de la Realpolitik (1).
Les présidents américains choisissent depuis longtemps des figures du capital financier et industriel comme conseillers et représentants, mais Trump s'est entouré d'une large cour de capitalistes ultra riches comme Elon Musk, Mark Zuckerberg, et Jeff Bezos, trois des personnes les plus riches du monde. Musk, l'homme le plus riche du monde, qui s'est récemment adressé au parti fasciste allemand AfD, déclarant qu'il était le « meilleur espoir » de l'Allemagne, dispose d'un rôle officiel. En tant que propriétaires de X et de Facebook, Musk et Zuckerberg contrôlent des pans entiers des médias sociaux et de l'information. Leur proximité avec l'homme le plus puissant du monde, aux tendances dictatoriales, a d'énormes conséquences antidémocratiques.
Un fasciste ?
Une grande partie du programme et des premiers pas de Trump dans cette présidence ressemble donc aux gouvernements classiques, qu'ils soient conservateurs ou même libéraux, avec des caractéristiques extrêmes. Peuvent-ils donc être considérés comme fascistes ? Tout d'abord, les régimes autoritaires fascistes et d'extrême droite étendent considérablement la portée du pouvoir exécutif et suppriment les possibilités de contrôle de ce pouvoir, transformant les parlements en chambres d'enregistrement.
De même, ils cherchent à éliminer l'opposition juridique et politique. L'une des premières mesures prises par Trump a été de purger la fonction publique afin de s'assurer que le personnel gouvernemental est engagé en faveur de son programme. Bien qu'il n'y ait aucun signe d'une volonté de Trump d'interdire le Parti démocrate d'opposition, les menaces de poursuivre et d'emprisonner les membres de la commission du 6 Janvier du Congrès, tous démocrates, pourraient constituer un premier pas dans cette direction. L'un des derniers actes officiels de Biden en tant que président a été d'accorder des grâces préventives à des personnes susceptibles d'être persécutées, pour les protéger de la colère de Trump. Cette mesure est sans précédent dans l'histoire politique des États-Unis.
Deuxièmement, les régimes fascistes suspendent ou réduisent fortement les droits civils et politiques, notamment la liberté d'expression, la liberté de la presse et la liberté de réunion. Si les menaces de Trump à l'encontre de la presse et des journalistes critiques allaient au-delà des menaces verbales actuelles, cela placerait également Trump dans le camp autoritaire/fasciste. La querelle entre Trump et l'ancien président de l'état-major interarmées, le général Mark Miley, est née du refus de ce dernier d'utiliser l'armée contre les manifestants pacifiques de Black Lives Matter. Si Trump devait recourir à la violence et à la répression de masse contre les manifestants, il ferait clairement un pas vers l'autoritarisme et le fascisme.
Un colosse aux pieds d'argile
Trump, capitaliste de second plan et star de la télé-réalité devenu 45e président, deux fois poursuivi dans une procédure d'impeachment, inculpé et condamné, et finalement réélu, devenant le caudillo incontesté du parti républicain, peut sembler invincible. Mais comme tous les dictateurs en puissance, Trump se révélera être un colosse aux pieds d'argile. Sa majorité au Congrès est très courte et, bien que la direction du Parti républicain lui ait pour l'essentiel fait allégeance, il reste des résistants indomptés, qui ralentiront son programme. On l'a vu lors du vote de confirmation du choix ultra-réactionnaire de Trump pour le poste de secrétaire à la défense, Pete Hegseth. Trois républicains ont voté contre lui, ce qui a abouti à une égalité qui n'a été brisée que par la décision de Vance, le président de la Chambre. Si Trump a doté le système judiciaire fédéral, y compris la Cour suprême, de soutiens ultra-conservateurs, la Cour est loin d'être un organe d'approbation généralisée. Un juge fédéral conservateur nommé par Reagan a rejeté le pronunciamiento de Trump mettant fin au droit du sol, le qualifiant de manifestement inconstitutionnel.
Bon nombre des partisans les plus fervents de Trump sont fermement opposés à l'avortement mais Trump, conscient du nombre de républicain·es favorables à l'avortement, essaie de jouer sur les deux tableaux en s'attribuant le mérite d'avoir annulé l'amendement Roe v. Wade (qui permettait l'avortement dans tout le pays, NDLR), mais refuse de s'engager à interdire l'avortement au niveau fédéral, demandant plutôt que le droit à la reproduction soit décidé au niveau de l'État. Mais Trump ne pourra pas éluder la question longtemps et se heurtera inévitablement à l'opposition de l'un ou l'autre camp, si ce n'est des deux.
Le prix élevé des produits de première nécessité sous Biden a été l'une des principales raisons de la victoire de Trump. Lorsque le coût de la vie ne s'améliorera pas et sera aggravé par les tarifs douaniers de Trump, une grande partie de son soutien parmi les travailleur·ses et les électeur·trices des couches moyennes s'affaiblira. Un nombre alarmant de Latino-Américain·es et de Noir·es ont voté pour Trump en 2024. Les attaques contre l'IED et la discrimination positive, le renforcement de l'appareil carcéral et répressif de l'État finiront par faire apparaître ces contradictions.
Si Trump ne parvient pas à tenir ses promesses de prospérité générale, les élections législatives de mi-mandat prévues en novembre 2026 pourraient bien lui faire perdre sa majorité républicaine au Sénat et à la Chambre des représentants, ce qui porterait un coup à ses ambitions, mais l'inciterait, lui et ses conseillers, à agir rapidement.
En fin de compte, le trumpisme, le fascisme et le système capitaliste qui les rend possibles ne seront vaincus que par la mobilisation de masse et l'unité des travailleur·ses et des opprimé·es, indépendamment des partis démocrate et républicain. Alors que les élections semblent refléter le désespoir et la division parmi ces derniers, l'histoire récente de la lutte antiraciste de masse observée lors des manifestations du Black Lives Matter en 2020 et des luttes ouvrières impressionnantes menées par les travailleur·ses de l'automobile, les enseignant·es et d'autres, montrent la voie à suivre et soulignent le potentiel d'une riposte unie.
Le 26 janvier 2025
1. La Realpolitik est définie par le diplomate Henry Kissinger comme « la politique étrangère fondée sur le calcul des forces et l'intérêt national ».
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« Femme », « climat »... Trump interdit des mots dans les articles scientifiques

Les scientifiques étasuniens doivent désormais bannir tout un lexique environnemental et social de leurs travaux, sous peine de risquer la perte de financements. Un basculement dystopique qu'elles et ils racontent, stupéfaits.
12 février 2025 | tiré du site reporterre.net
« Je n'arrive pas à croire que j'écris ceci depuis les États-Unis. » Le 10 février, Alessandro Rigolon épanche son désarroi sur le réseau social Bluesky. Pour conserver une subvention, le professeur en urbanisme à l'université de l'Utah doit supprimer le mot « climat » du titre de ses travaux. Un infime aperçu de la liste du vocabulaire interdit dressée par le président Donald Trump.
Le 29 janvier, à Washington, son secrétaire aux Transports a autorisé une série de mesures visant à abroger les politiques « woke », portées sous l'ère Biden. En clair, ordre est donné aux agences fédérales d'identifier et d'éliminer tous les programmes, politiques, activités, règles et ordres promouvant l'activisme climatique. Et les accords de financement de la recherche n'échappent pas à l'épuration.
« Leur plan est d'utiliser l'IA [intelligence artificielle] pour détecter les mots et les contenus interdits dans tous les projets financés par le gouvernement fédéral », poursuit Alessandro Rigolon. Le chercheur précise avoir été averti par courriel qu'il est désormais déconseillé d'inclure, dans une demande de subventions, des mots comme « changement climatique », « émissions de gaz à effet de serre » ou « justice environnementale ».
« Femme », un mot interdit
Baptisé « l'abrogation Woke », ce mémorandum ne concerne pas uniquement l'écologie. Les questions d'équité raciale, de genre, de diversité et d'inclusion figurent aussi dans la liste noire du républicain climatodénialiste. Sur Bluesky, l'alternative principale au réseau social X d'Elon Musk, des scientifiques de tous domaines témoignent de leur stupéfaction.
Professeure en psychologie à l'université de Californie du Sud, Darby Saxbe a publié une liste de près de 120 mots-clés à bannir, allant de « préjugé » à… « femme ». Ce document lui a été transmis par un responsable de la National Science Foundation, une agence dotée de 9 milliards de dollars (8,7 milliards d'euros) annuels, destinés à soutenir la recherche scientifique.
« Il s'agit d'une guerre contre la science »
« Il est impossible de concevoir une étude sur les humains sans utiliser au moins un des termes figurant sur la liste des interdictions, écrit-elle. Cela signifie que la recherche biomédicale, la recherche sociale et les neurosciences sont désormais gelées aux États-Unis. » À ses yeux, « il s'agit d'une guerre contre la science ».
D'après un document interne cité par le Washington Post, les demandes de subventions n'entrant pas en conformité avec ces décrets feront l'objet de « mesures supplémentaires ». En d'autres termes, elles pourraient être soumises à des modifications ou à des résiliations partielles, voire totales.
Sous couvert d'anonymat, une chercheuse a raconté au Guardian avoir dû emprunter de l'argent à ses parents pour payer son loyer, à la suite de l'annulation de son financement. Le journal britannique précise toutefois qu'un juge de la cour de district de Washington a émis, le 3 février, une ordonnance de restriction temporaire bloquant la mise en place de ces gels.
Erreur 404
Au-delà de frapper le portefeuille, la chasse aux sorcières du milliardaire new-yorkais consiste aussi à supprimer toute référence à la crise climatique des sites internet fédéraux. De la Maison Blanche au ministère de la Défense, des onglets autrefois consacrés à la question affichent désormais le message d'erreur « 404 Not Found ».
Doctorant à l'université Duke, Tyler Norris a ainsi remarqué la suppression de ses travaux sur l'interconnexion des réseaux électriques, initialement publiés sur le site du ministère de l'Énergie. Une façon pour l'administration Trump de s'éviter toute concurrence dans la promotion des combustibles fossiles. Même son de cloche du côté du climatologue David Ho, en quête de travaux sur les cycles du carbone océanique.
« Un vol aux proportions astronomiques »
« J'aimerais bien avoir ne serait-ce qu'une estimation de ce que toutes ces données perdues ont coûté aux contribuables pour être développées, et ce qu'elles nous coûteront à l'avenir en raison de leur absence, a déploré sur Bluesky la docteure en biologie à l'université de Washington, Meade Krosby. Il s'agit d'un vol aux proportions astronomiques. »
Et la bataille débute à peine, prévient dans les colonnes du Guardian Gretchen Gehrke, de l'Environmental Date & Governance initiative, un réseau de surveillance indépendant : « Nous devons nous attendre à une nouvelle campagne massive de suppression d'informations. »
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Trump intimide la Jordanie et l’Égypte pour qu’elles participent au nettoyage ethnique de Gaza. Cela ne fonctionne pas

Malgré le refus de la Jordanie et de l'Égypte d'accueillir les Palestiniens expulsés, Trump ne renonce pas à son projet de développement immobilier. Le président Donald Trump a confirmé ses projets d'expulser de force les 2 millions de Palestiniens vivant à Gaza, bien qu'il soit revenu sur sa menace de suspendre des milliards d'aide à l'Égypte et à la Jordanie si elles ne coopéraient pas.
Tiré d'Agence médias Palestine.
Assis à côté du roi jordanien Abdallah II lors d'une conférence de presse à la Maison Blanche, Trump a déclaré qu'il était « au-dessus » du fait de menacer les alliés des États-Unis afin de faciliter son idée d'expulser tous les Palestiniens de Gaza. Il a également promis que la prise de contrôle de Gaza n'entraînerait aucun coût pour les Américains.
« Il n'y a rien à acheter. Nous aurons Gaza. Aucune raison d'acheter. Il n'y a rien à acheter, c'est Gaza, c'est une zone déchirée par la guerre, nous allons la prendre, nous allons la tenir, nous allons la chérir », a déclaré Trump.
Depuis des jours, Trump répète sa vision d'une Gaza sans Palestiniens et placée sous contrôle américain.
Le monde arabe a rejeté l'idée, en particulier les pays que Trump a désignés comme hôtes potentiels de la population palestinienne transplantée : l'Égypte et la Jordanie.
Face à cette résistance, Trump a lancé l'idée de retirer les milliards de dollars d'aide militaire et d'aide étrangère envoyés à l'Égypte et à la Jordanie, longtemps considérés comme le prix que les États-Unis doivent payer pour maintenir les accords de paix de ces pays avec Israël.
Les États-Unis ont envoyé des milliards de dollars d'aide militaire à l'Égypte depuis la signature de son traité de paix avec Israël en 1979, à la suite des accords de Camp David. Actuellement, les États-Unis envoient à l'Égypte 1,5 milliard de dollars par an, principalement sous forme d'aide militaire.
Le traité de paix de 1994 entre Israël et la Jordanie est également sous-tendu par une aide annuelle des États-Unis de 1,7 milliard de dollars.
Mardi, Trump a déclaré qu'il ne menaçait plus de suspendre l'aide.
« Je n'ai pas besoin de menacer avec de l'argent », a déclaré Trump lors d'une conférence de presse. « Nous contribuons avec beaucoup d'argent à la Jordanie et à l'Égypte, d'ailleurs, beaucoup aux deux. Mais je n'ai pas besoin de menacer avec de l'argent. Je pense que nous sommes au-dessus de ça. »
Bien qu'il ait adopté un ton plus conciliant lors de sa rencontre avec Abdallah, Trump a continué à s'entêter sur le déplacement massif des Palestiniens à Gaza.
« Je pense que ce sera quelque chose de magnifique pour les Palestiniens », a-t-il déclaré. « Ils vont adorer. J'ai très bien réussi dans l'immobilier. Je peux vous parler de l'immobilier. Ils vont tout simplement adorer. »
Le roi de Jordanie n'a pas directement rejeté cette idée lors de la conférence de presse, mais a déclaré plus tard sur les réseaux sociaux qu'il l'avait rejetée lors de sa rencontre avec Trump.
« J'ai réitéré la position ferme de la Jordanie contre le déplacement des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie. C'est la position arabe unifiée », a-t-il déclaré sur X.
Les experts de la région ont déclaré qu'il n'était pas surprenant que Trump ait renoncé à son idée de suspendre l'aide : il était impossible que les dirigeants égyptiens et jordaniens choisissent de risquer une révolte.
« Ce ne sera pas la fin du monde pour ces pays si l'aide américaine est limitée, suspendue ou supprimée. Ce sera la fin du monde pour ces pays, cependant, s'ils participent au nettoyage ethnique des Palestiniens », a déclaré Yousef Munayyer, un analyste politique palestino-américain.
Lara Friedman, présidente de la Foundation for Middle East Peace, a déclaré que c'était un accord qu'aucun des deux pays ne pouvait se permettre de conclure.
Pour l'Égypte, a fait valoir Mme Friedman, déplacer les Palestiniens dans des « camps de concentration » le long du Sinaï les exposerait à un conflit militaire avec Israël. « Il y aura inévitablement des actions militaires récurrentes de la part des Palestiniens contre Israël, ce qui conduira à une guerre entre Israël et l'Égypte », a-t-elle déclaré.
Il existe également un large soutien national à la cause palestinienne en Jordanie, qui accueille déjà la plus grande population de réfugiés palestiniens au monde, ainsi qu'en Égypte.
« Pour la Jordanie, l'idée de dépeupler Gaza et de demander potentiellement à la Jordanie d'accueillir davantage de Palestiniens constitue une menace existentielle pour le régime jordanien », a déclaré Friedman. « D'un point de vue égyptien, politiquement et en termes de sécurité nationale, je ne vois pas comment l'Égypte pourrait céder sur ce point sans se retrouver massivement déstabilisée. »
Pour ces raisons, les rêves délirants de Trump d'une « Riviera du Moyen-Orient » ne sont pas près de se concrétiser, a déclaré l'analyste israélo-britannique Daniel Levy, président du U.S./Middle East Project. Mais il a averti que les propos désinvoltes du président constituaient néanmoins un danger pour la région.
M. Levy a rappelé l'avertissement des services de renseignement militaires israéliens selon lequel discuter du plan pourrait attiser davantage la violence, ainsi que la réponse enflammée de l'Arabie saoudite à la suggestion improvisée du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu dans une interview télévisée selon laquelle le royaume devrait accueillir un État palestinien.
« Quels nouveaux fronts cela pourrait-il ouvrir ? Je n'ai jamais vu le genre d'échanges qui ont eu lieu ces derniers jours entre Israël et l'Arabie saoudite. Je pense que c'est sans précédent, les piques sont lancées », a déclaré M. Levy.
Bien que Trump semble avoir fait marche arrière sur son idée de suspendre l'aide, M. Levy a averti qu'il avait essentiellement laissé le génie sortir de la lampe en normalisant l'idée du nettoyage ethnique comme solution.
« Quand on entre dans un espace à somme nulle, et quand la chose à somme nulle postulée est le nettoyage ethnique… c'est une situation vraiment stupidement dangereuse. Ne partez pas du principe que votre somme nulle va l'emporter », a-t-il déclaré.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : The Intercept

Au Sri Lanka, la politique du nouveau gouvernement : une opportunité historique perdue

Éric Toussaint revient sur la situation du Sri Lanka depuis 2022. Des révoltes populaires jusqu'au nouveau gouvernement de centre gauche élu fin 2024, en passant par les négociations avec les créanciers, ce tour d'horizon permet de mieux comprendre la situation riche en enseignements d'un pays dont la situation sociale, économique et politique est largement méconnue. Éric Toussaint compare ce qui se déroule au Sri Lanka avec ce qui s'est passé en Grèce en 2015 et en Argentine entre 2019 et 2023 en mettant en perspective le risque de l'arrivée d'une droite dure au gouvernement dans le futur.
Tiré du site du CADTM.
Peux-tu revenir rapidement sur la crise qu'a connu le Sri Lanka en 2022 ?
Tout d'abord, une révolte populaire a eu lieu en mars-avril 2022 et s'est poursuivie jusque juillet de la même année. Cette révolte a eu lieu après que le pays ait subi plusieurs chocs ayant provoqué une grave crise économique, avec :
– Les effets d'un acte terroriste en 2019 qui a commencé à faire chuter le tourisme
– La pandémie internationale de coronavirus qui a stoppé complètement le tourisme dans le pays à partir de 2020
– Les effets de l'invasion de l'Ukraine par la Russie qui a provoqué une augmentation de la facture en dollars pour payer les combustibles, les céréales et les engrais chimiques que le Sri Lanka importe.
La combinaison de ces effets a provoqué une suspension généralisée du paiement de la dette publique en avril 2022. La situation s'était brusquement aggravée à cause des effets de l'invasion de l'Ukraine sur le prix des importations dès la fin février 2022 et de la décision des Banques centrales des États-Unis, d'Europe et de Grande-Bretagne qui ont augmenté brutalement leur taux d'intérêt à partir de février-mars 2022. Cela a rendu d'autant plus intenable la situation du Sri Lanka qui n'avait pas assez de revenus pour payer sa facture d'importation de combustibles, d'aliments, d'engrais et payer en même temps le service de la dette, d'où le défaut de paiement. Quand il s'est agi de quand même trouver de l'argent, comme la Réserve fédérale des États-Unis (FED), la Banque centrale européenne et la Banque d'Angleterre avaient augmenté leurs taux d'intérêt, c'était absolument impossible. Les fonds d'investissement comme BlackRock qui avaient acheté à profusion des titres de la dette sri lankaise au cours des années précédentes ne souhaitaient plus prêter à ce pays à moins que celui-ci n'offre un rendement très élevé avec un taux d'intérêt du genre 15% ou plus.
Ce sont donc ces facteurs économiques qui ont provoqué le soulèvement populaire ?
Oui, ils ont agi comme éléments déclencheurs. Mais la colère du peuple, pendant les manifestations, s'est tournée contre le président Gotabaya Rajapaksa, dont la famille occupait la place de Président depuis 2005 (excepté de 2015 à 2019). Le niveau de corruption du régime et l'enrichissement du clan du président avaient rendu très impopulaire le gouvernement. Le 13 juillet 2022, les manifestant·es ont réussi à obtenir la fuite du Président Gotabaya Rajapaksa vers les Maldives puis Singapour après avoir envahi le palais présidentiel et s'être baigné·es dans sa piscine.
Que s'est-il passé après la fuite du président Gotabaya Rajapaksa ?
Le problème qui s'est posé après cela, c'est qu'il n'y avait pas de force politique populaire ayant suffisamment d'assise dans la population pour remplacer le clan Rajapaksa et la population ne s'était pas donné comme objectif de prendre le pouvoir. Donc les mêmes sont restés en place, Raniil Wickremesinghe, qui était le Premier Ministre de Gotabaya Rajapaksa, est devenu Président du Sri Lanka. Puis finalement, le Président démissionnaire qui s'était exilé est revenu quelques mois plus tard sans réaction populaire.
Un autre problème a été que tous les faiseurs d'opinion mainstream, mais aussi des intellectuel·les venant du marxisme et de la famille communiste ainsi que la plupart des économistes keynésiens ont considéré qu'il n'y avait pas d'alternatives hors du recours aux prêts du Fonds monétaire international.
À partir d'avril 2022, les autorités du pays sont entrées dans une négociation avec le FMI et avec les détenteurs de titres de la dette souveraine afin d'une part, d'avoir un crédit du FMI, et d'autre part, avoir une restructuration de la dette dite commerciale avec les détenteurs de titres. L'objectif était également d'arriver à une restructuration ou à des accords de reports de paiement avec les créanciers bilatéraux, ce qui a été atteint en juin 2024.
Les négociations se sont prolongées jusqu'en mars 2023 avec le Fonds monétaire international, date à laquelle un accord a été trouvé sur un prêt d'environ 3 milliards de dollars US et le premier versement de 333 millions de dollars US effectué. Un pré-accord a également été trouvé avec les détenteurs de titres souverains en septembre 2024, deux jours avant les élections présidentielles. Par la suite cet accord a été confirmé par les nouvelles autorités.
Quelle a été l'issue des élections en 2024 ?
En septembre 2024, l'élection présidentielle a été gagnée haut la main par un Outsider de la classe politique, par rapport aux élites et aux partis qui dominaient jusque-là et contrôlaient le gouvernement, Anura Kumara Dissanayake. Il est jeune, de gauche, d'origine marxiste, ayant quand même 30 ans d'expérience parlementaire et il promet un très grand changement. Dès son arrivée au pouvoir, il a convoqué des élections anticipées du Parlement qui ont eu lieu en novembre 2024. Ces élections ont été un succès pour l'alliance politique qui le soutenait, le NPP (Pouvoir populaire national), qui a remporté 63% des suffrages et plus de deux tiers des sièges parlementaires (159 sièges sur un total de 225).

The areas in red correspond to constituencies where the NPP alliance won a majority in the November 2024 legislative elections.
Source : AntanO, CC, Wikimedia Commons, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2024_Sri_Lankan_parliamentary_election.svg
Le président Amnura Kumara Dissanayake et son groupe parlementaire ont donc les moyens d'adopter toutes les lois qu'il souhaiterait adopter, et même de modifier la constitution, puisque ceci requiert deux tiers des parlementaires.
Un tel changement débouche-t-il sur une remise en cause des engagements du pays pris par les gouvernements précédents à l'égard des créanciers ?
Non, l'Alliance NPP, le Président et son gouvernement assurent qu'ils assument la continuité des obligations de l'État. Cela signifie qu'ils maintiennent les accords signés par le gouvernement précédent avec le FMI, qu'ils maintiennent les accords passés avec les détenteurs de titres et les accords avec les créanciers bilatéraux.
Cela pose un énorme problème, c'est une occasion historique, unique pour le pays, qui est en train d'être perdue ou dilapidée. Car, en effet, le droit international, en cas de changement de gouvernement, ou de régime, donne la possibilité à un gouvernement de déclarer nuls les engagements antérieurs en matière de dette si la dette qui est réclamée au pays est une dette odieuse.
Ici, nous pouvons parler de changement de régime si l'alliance NPP le voulait, car le peuple a souhaité un changement de régime par son vote massif pour le NPP et ses candidats, dont la plupart sont des nouveaux venus. On peut parler de changement de régime, car les gens n'ont pas réélu des parlementaires qui pour certain·es étaient en place depuis des décennies. La population a élu de nouveaux visages avec l'espoir d'un changement fondamental. Donc, du point de vue de la majorité de la population, nous pouvons parler d'un changement de régime. L'alliance NPP a parlé de la nécessité d'un changement fondamental, mais ce changement fondamental n'inclut pas selon le gouvernement les engagements par rapport aux créanciers. Or s'il n'y a pas de remise en cause de ces engagements, il n'y aura pas d'authentique changement.
Le gouvernement sri lankais pourrait invoquer le caractère odieux de la dette publique extérieure pour la répudier.
Et, en plus, sans aller de suite vers la répudiation, dans les circonstances actuelles, le gouvernement pourrait suspendre le paiement en invoquant le changement fondamental de circonstances et les chocs externes qui se sont succédé depuis 2020 (pandémie, effets de l'invasion de l'Ukraine, augmentation brutale des taux d'intérêt par les grandes banques centrales des pays du Nord). Cette suspension de paiement serait parfaitement justifiée par le droit international, sans que les créanciers ne puissent prélever des arriérés de paiement sur les intérêts non payés.
C'est donc une opportunité historique qui est en train d'être perdue puisque les autorités assurent qu'elles vont assumer la continuité des obligations en matière de dette.
Ce qui est en train de se dérouler avec le nouveau gouvernement du NPP, ne rappelle-t-il pas ce qui s'est passé en Grèce en 2015 et en Argentine entre 2019 et 2023 ?
En effet, cela rappelle, malgré la différence de situation, ce qui s'est passé en Argentine avec les élections générales de fin 2019 et en Grèce en 2015.
Dans le cas de l'Argentine, en octobre 2019, l'alliance péroniste Frente de Todos (le « Front de Tous ») a obtenu une majorité dans les deux chambres et a fait élire à la présidence le péroniste Alberto Fernandez après avoir mené une campagne contre le président néolibéral Mauricio Macri, qui était soutenu par le FMI et Donald Trump, alors président des Etats-Unis. Pendant la campagne électorale, l'alliance qui soutenait Alberto Fernandez avait dénoncé l'accord passé par Macri avec le FMI en 2018 comme totalement illégitime et elle avait promis de changer fondamentalement les choses. Il faut savoir que le FMI avait octroyé un crédit de 45 milliards de dollars en 2018, le plus élevé de toute son histoire. Mais très rapidement, Alberto Fernandez et son gouvernement sont entrés en négociation avec le FMI et ont fini par réemprunter 45 milliards de dollars en mars 2022 afin de poursuivre les remboursements. Le gouvernement a également poursuivi une politique d'austérité à la demande du FMI et de la classe capitaliste argentine. Cela a produit une grande désillusion dans la base électorale péroniste et fin 2023, un outsider d'extrême-droite, Javier Milei a remporté les élections et a lancé une offensive anti populaire comme l'Argentine n'en n'avait plus connu depuis la dictature des années 1970.
Dans le cas de la Grèce, la coalition de gauche Syriza a remporté haut la main les élections du 25 janvier 2015, après une campagne électorale promettant une rupture profonde avec le FMI, la Banque centrale européenne et la commission européenne réunie dans la Troïka. Mais dès le 22 février 2015, moins d'un mois après la victoire électorale Syriza et le ministre de l'Économie et des finances Yanis Varoufakis demandaient à la Troïka de prolonger l'accord (appelé mémorandum) au lieu d'y mettre fin, comme promis pendant la campagne électorale. La Grèce paya en 5 mois près de 6 milliards d'euros au FMI. Ensuite malgré un référendum populaire rejetant massivement le 5 juillet 2015 les nouvelles exigences de la Troïka, Syriza et le premier ministre Alexis Tsipras ont signé un nouvel accord avec le FMI, la BCE et la Commission européenne et ont maintenu des politiques d'austérité et de privatisations pendant 4 ans. Cela a entraîné de manière durable l'arrivée de la droite dure au gouvernement en la personne de Mitsotakis qui a intégré dans son équipe d'ancien membres de l'extrême-droite.
C'est important d'avoir ces deux précédents à l'esprit car au Sri Lanka, les déceptions que vont créer l'orientation actuelle du NPP risquent également d'amener dans quelques années le retour de la droite dure au pouvoir et cela dans un contexte où l'extrême-droite est à l'offensive sur le plan mondial.
Peux-tu résumer les obligations en matière de dette que les gouvernements sri lankais précédents ont prises à l'égard des créanciers privés ?
Concernant l'accord avec les créanciers privés, il porte sur les titres souverains de la dette du Sri Lanka, qui étaient en suspension de paiement depuis mars ou avril 2022. Rappelons que les créanciers privés ont obtenu que le gouvernement précédent signe avec eux un accord de principe deux jours avant les élections présidentielles de septembre 2024. C'était contraire à la loi électorale du pays. C'était une manœuvre pour imposer au peuple et au nouveau président un accord qui va contre l'intérêt de la nation et contre la volonté populaire exprimée dans les urnes. Par la suite, le nouveau gouvernement a ratifié cet accord néfaste alors qu'il n'était pas tenu de le faire.
Revenons sur ce qui s'est passé après la suspension des paiements qui est intervenue en 2022. Le prix des titres souverains sri lankais sur le marché secondaire de la dette avait baissé jusqu'à 20% de leur valeur initiale. Donc toute une série de détenteurs de titres les ont revendus à d'autres. La négociation a abouti à un accord par lequel le Sri Lanka s'est engagé à échanger les titres en suspension de paiement contre de nouveaux titres qui représentent un peu plus de 85% de la valeur des anciens titres. Le pays s'est engagé à payer un taux d'intérêt de l'ordre de 6,5% et celui-ci passera à plus 9% à partir de 2032, il pourrait même atteindre 9,75%. Si la croissance économique reprend, les conditions seront encore meilleures pour les créanciers privés. C'est un accord extrêmement mauvais pour le pays comme nous pouvons le voir sur le graphique ci-dessous qui présente une série de réductions de dette intervenues dans différents pays depuis l'an 2000.
Graphique 1 : Décotes sur la dette souveraine après négociations pour différents pays (en %)

D'autres pays comme l'Équateur, la Russie, l'Argentine, la Serbie ou la Côte d'Ivoire, ont obtenu des restructurations de leurs dettes qui comprennent ce qu'on appelle un Haircut (une annulation partielle de dette) beaucoup plus important. L'Équateur a obtenu une annulation partielle de dette de presque 70% en 2009. L'Argentine, en 2005, lors de la première restructuration de sa dette après 3 ans et demi de suspension de paiement, avait obtenu une annulation de 76,8% de sa dette. Donc le présent accord est très mauvais pour le Sri Lanka : à peine 15% de réduction. Il faut souligner que vu les intérêts à payer, au final, le montant à rembourser effectivement sera supérieur d'au moins 2 milliards à ce qu'aurait représenté le maintien des anciennes conditions, celles qui ont précédé l'accord intervenu en septembre 2024.
Ce sont de grands fonds d'investissement comme BlackRock qui en profitent un maximum. Il faut aussi indiquer que les créanciers qui achetaient des titres de la dette d'un pays comme le Sri Lanka savaient très bien qu'ils prenaient des risques. Ils demandaient déjà un taux d'intérêt élevé avec une prime de risque, donc il aurait été absolument logique qu'ils doivent accepter une réduction beaucoup plus importante.
Pour les fonds d'investissement, les banques, qui ont acheté sur le marché secondaire de la dette les titres quand ils étaient au plus bas, cela représente un gain absolument colossal. Si vous avez acheté à 25% de sa valeur de départ, un titre sur le marché secondaire au moment le plus fort de la crise, c'est à dire au cours de 2022, et qu'ensuite on vous propose de l'échanger contre un titre à 85% de la valeur de départ, c'est un profit absolument énorme que vous pouvez réaliser. Quand l'accord a été signé le 19 septembre 2024, les titres sri lankais se vendaient sur le marché secondaire avec une décote de près de 50%, donc ce jour-là, ceux qui avaient acheté des titres à 50% de leur valeur, ont immédiatement fait une bonne affaire car ils pouvaient les échanger contre des titres valant 85% de la valeur initiale.
L'économiste sri lankais Dhanusha Gihan a procédé à une comparaison entre l'accord signé en 2024 par le Ghana et celui signé par le Sri Lanka la même année. Il faut savoir que l'accord signé par le Ghana a lui-même été largement critiqué par de nombreuses organisations actives sur la question de la dette car il est trop généreux à l'égard des créanciers privés. Or l'accord signé par les anciennes autorités du Sri Lanka avec les créanciers privés est bien plus mauvais.

Voici ce qu'en dit Dhanusha Gihan : « Le fait que l'accord de principe (du Sri Lanka) prenne en compte les intérêts des créanciers au détriment du grand public est encore plus évident si l'on compare le cas du Sri Lanka à la restructuration de la dette du Ghana. Le gouvernement du Ghana a rejeté une proposition désastreuse comme celle du Sri Lanka faite par ses créanciers internationaux. Il a conclu un accord avec 90 % des détenteurs d'obligations, réduisant considérablement les paiements du principal et des intérêts. Le Ghana a obtenu une décote de 37 % sur la dette souveraine en cours, tandis que le taux d'intérêt maximal applicable aux nouvelles obligations a été plafonné à 6 % contre 9,75 % pour le Sri Lanka. En conséquence, son allègement de la dette nominale s'élève à 4,4 milliards de dollars US (The Africa Report, 2024) contre une augmentation des paiements nominaux du Sri Lanka pouvant atteindre 2,3 milliards de dollars US. » [1] Dhanusha Gihan Pathirana, SRI LANKA'S INTERNATIONAL SOVEREIGN BOND RESTRUCTURING, Policy Perspectives November 2024, p. 11. https://ipe-sl.org/sri-lanka-isb-restructuring/
L'accord de principe signé par les anciennes autorités du pays deux jours avant les élections de septembre 2024, au cours desquelles elles ont été complètement désavouées, allait clairement contre l'intérêt du pays et de la population. Les nouvelles autorités auraient dû le déclarer nul afin de reprendre la négociation sur d'autres bases ou bien de répudier le montant réclamé par les créanciers privés qui ont été les complices des régimes corrompus précédents tout en faisant jusque 2022 de juteux profits. Les nouvelles autorités, en confirmant l'accord du 22 septembre 2024, sont allées à l'encontre des intérêts de la population et ont favorisé les intérêts des créanciers privés.

Qu'est-ce qui se passe en ce qui concerne la dette bilatérale du Sri Lanka ?
Le Sri Lanka est arrivé à un accord avec les créanciers bilatéraux en juin 2024 en rapport avec des créances d'un montant de 10 milliards de dollars (sur un total de 11 milliards). Cet accord ne prévoit aucune réduction du volume de la dette réclamée par les créanciers bilatéraux. Ce qui change, ce sont les taux d'intérêt qui sont ramenés à 2% et les échéances de paiement qui sont reportées. De plus, le début du remboursement du capital est reporté à 5 ans. Les principaux créanciers bilatéraux sont la Chine (5 milliards USD), le Japon (2,5 milliards USD), l'Inde (près de 1,5 milliards USD), l'Allemagne (200 millions USD).
Quid de l'accord avec le Fonds monétaire international ?
L'accord avec le FMI porte sur un crédit d'un montant de près de 3 milliards de dollars US, comme je l'expliquais plus haut. La dette actuelle vis-à-vis du FMI s'élève à environ un milliard de dollar, elle va donc augmenter dans les prochaines années au fur et à mesure des déboursements effectués par le FMI. Ce prêt du FMI est octroyé à des conditions draconiennes. Le FMI exige du gouvernement de dégager un surplus primaire du budget public de 2,3% dès 2025. Pour pouvoir arriver à cet objectif, le gouvernement va devoir réduire très fortement les dépenses publiques. Et comme il y avait déjà très peu de dépenses d'investissement productif, il s'agira de réduire quasiment à 0 les investissements publics productifs. La contrainte consistant à dégager un surplus budgétaire primaire va porter inéluctablement sur les dépenses sociales. La pression du FMI va également très fortement s'accentuer pour faire augmenter les impôts payés par les classes populaires, car le FMI ne demande jamais qu'on augmente les impôts sur les grandes sociétés multinationales, ou de créer un impôt sur le patrimoine, sur les dividendes…
Pour vous donner une idée, le service de la dette, cette année, est supérieur aux revenus de l'État. Comme les revenus de l'État sont inférieurs au service de la dette, payer cette dette implique un effort financier énorme consistant à emprunter de l'argent, par exemple au FMI, seulement pour rembourser les intérêts sur les emprunts antérieurs. Donc c'est une situation très mauvaise pour les finances publiques et le début d'un cercle vicieux de dépendance vis-à-vis des créanciers.
Le FMI pousse également à de nouvelles privatisations d'entreprises publiques. Il y a déjà eu certaines privatisations, mais le FMI, comme il l'exige dans d'autres pays, veut privatiser un grand nombre d'entreprises supplémentaires, notamment le secteur de l'électricité qui est un secteur vital pour la population. Si on privatise le secteur de l'électricité, cela va directement entrainer une hausse des prix, des difficultés énormes pour la population et une baisse de son pouvoir d'achat.
Pour plus d'informations sur la politique du gouvernement en lien avec les exigences du FMI, lire l'encadré ci-dessous. Si vous ne souhaitez pas entrer dans les détails chiffrés et techniques, vous pouvez passer cet encadré.
Encadré. Selon l'économiste Amali Wedagedara : La sortie (de l'accord avec le FMI) la plus rapide serait la meilleure pour le Sri Lanka
L'économiste sri lankaise Amali Wedagedara, membre du CADTM, qui a analysé le budget 2025 qui tient compte des demandes du FMI écrivait le 22 janvier 2025 : « Le budget 2025 illustre la difficulté de joindre les deux bouts dans une prison pour débiteurs. Le projet de loi de finances pour le budget 2025 révèle la pression fiscale et les contraintes imposées par le programme du FMI et la lutte pour mettre l'économie sur une trajectoire de développement. (…)
Au lieu de donner au gouvernement les moyens d'améliorer la structure industrielle et de renforcer le pouvoir structurel de l'économie - de stimuler les industries, de restaurer les infrastructures de développement et d'améliorer les compétences et la technologie - , le programme du FMI limite la planification et l'action au strict minimum et à des secteurs vulnérables comme le tourisme. Le projet de loi de finances et, par la suite, le budget 2025 sont des signes précurseurs des effets néfastes du programme du FMI. »
Amali Wedagedara tire une première conclusion : « La sortie (de l'accord avec le FMI) la plus rapide serait la meilleure pour le Sri Lanka. »
Elle poursuit : « Conformément aux lignes directrices du FMI, le gouvernement NPP s'efforce d'atteindre un solde primaire de 2,3 % en 2025. L'augmentation des recettes de l'État à 15,1 % du PIB, contre 11 % en 2024, est une initiative visant à atteindre l'excédent budgétaire primaire. Toutefois, les lignes directrices du FMI sur la viabilité de la dette garantissent que les augmentations des recettes publiques ne seront pas utilisées pour les activités de développement et la relance économique, mais pour satisfaire aux obligations du service de la dette. En conséquence, les objectifs de viabilité de la dette que le FMI impose à la planification budgétaire du gouvernement ne font que garantir la viabilité des créanciers.
Le gouvernement a plafonné les dépenses à 4 290 milliards de roupies (1 euro ou 1 dollar = environ 300 roupies). Les paiements d'intérêts s'élèveront à environ 3 000 milliards de roupies. Selon le gouverneur de la Banque centrale, le Sri Lanka devra assurer le service de la dette à hauteur de 4 à 5 milliards de dollars en 2025. En conséquence, la part du service de la dette dans les recettes publiques dépasse les dépenses de sécurité sociale, les services publics et les investissements dans l'économie productive. Une étude comparant les obligations de service de la dette de 145 pays en 2024 a classé le Sri Lanka au deuxième rang des pays ayant les ratios service de la dette/recettes les plus élevés au monde (Resolving the Worst Ever Global Debt Crisis : Time for a Nordic Initiative ? 2024). Au Sri Lanka, le service total de la dette représente 202 % des recettes publiques. » [2]
Quelles seraient les mesures à prendre pour sortir de ce cercle vicieux ?
Il faudrait augmenter les taxes sur ceux qui peuvent contribuer plus. Il faut savoir que les multinationales étrangères paient un impôt de 15% sur leurs bénéfices tandis que les entreprises nationales, notamment les entreprises moyennes, paient un impôt de 30%.
Les impôts indirects sur la consommation, donc les taxes comme la TVA, représentent la partie la plus importante des revenus de l'État. Sur la période janvier-août 2024, la TVA représentait un tiers des revenus du gouvernent, contre 25% sur la période janvier-août 2023 [3].
Il faudrait augmenter radicalement les impôts directs sur les revenus de ceux qui sont les plus riches et qui ont les plus grandes facultés contributives. Il faut aussi réduire les impôts indirects sur les classes populaires pour augmenter leur pouvoir d'achat. On sait que, pour les classes populaires, une baisse de taxes et une augmentation du pouvoir d'achat débouchent directement par des dépenses supplémentaires de consommation. Cela aurait donc un effet multiplicateur sur l'économie. Cela procurerait des revenus à des tiers et cela pourrait créer de l'emploi, etc.
La politique du FMI est totalement inverse : augmenter les taxes indirectes, ce qui va baisser les revenus des classes populaires, bloquer les salaires dans la fonction publique, obtenir des licenciements de fonctionnaires publics pour réduire les dépenses dans la fonction publique.
Il faut mettre fin à l'accord du Sri Lanka avec le FMI.
La dette réclamée par le FMI correspond aux deux critères qui définissent une dette comme odieuse.
- Premier critère : La dette auprès du FMI est contractée pour mener des politiques contraires aux intérêts de la population.
- En effet, les conditionnalités imposées par le FMI portent atteinte aux conditions de vie de la population et fragilisent encore un peu plus l'économie du pays.
- Deuxième critère : Les créanciers savaient cela, ils étaient complices de ces politiques.
- Dans le cas du FMI, il n'y a aucun doute qu'il sait que les politiques qu'ils recommande ou dicte sont contraires aux intérêts de la population car c'est lui-même qui impose des conditionnalités qui rendent plus difficiles les conditions de vie d'une majorité de la population.
Si le gouvernement organisait un audit à participation citoyenne pour analyser les dettes réclamées par le FMI en demandant de faire un bilan des politiques recommandées et dictées par le FMI depuis 20 ans, il pourrait avoir un outil permettant de justifier une répudiation des dettes réclamées par le FMI ou tout au moins une suspension des remboursements. Il faut également auditer les dettes octroyées par les autres institutions multilatérales : Banque mondiale (à qui le Sri Lanka devait 4,5 milliards de dollars au 3e trimestre 2024), Banque asiatique de développement (à qui le Sri Lanka devait 6,5 milliards de dollars au 3e trimestre 2024),…
Il faudrait abandonner la politique voulue par le FMI et acceptée par le nouveau gouvernement en matière d'élargissement des privatisations et de promotion des partenariats public privés.
Concernant les dettes réclamées par les créanciers privés dont le montant s'élève à environ 15 milliards de dollars, l'audit pourrait également démontrer leur caractère illégitime, voire odieux, et justifier une répudiation ou tout au moins une suspension de paiement afin d'obtenir une renégociation favorable cette fois-ci aux intérêts de la population. Les créanciers privés ont été complices du précédent régime corrompu qui a dirigé le pays entre 2005 et 2024. De plus, les créanciers ont fait des profits abusifs.
Concernant les dettes bilatérales qui s'élève à 11 milliards de dollars, il faudrait également les auditer que ce soit les dettes réclamées par la Chine, le Japon, l'Inde, par l'Allemagne ou par d'autres pays. Une grande partie des dettes bilatérales ou leur entièreté peut être considérée comme illégitime car elles n'ont pas servi à financer des projets réellement utiles pour la population, elles servaient les intérêts des pays qui soutenaient des grands projets d'infrastructures qui leur sont utiles, par exemple, la construction par la Chine d'un port en eau profonde à Hambantota.
Pour toutes les catégories de dettes, il faut que les autorités sri lankaises mettent fin à la diplomatie secrète : tous les contrats, tous les documents relatifs aux négociations sur la dette doivent être rendus publics. En effet, il faut savoir que ce qui est publié par le ministère des finances, par le FMI, la Banque mondiale, les créanciers bilatéraux et privés constituent seulement une toute petite partie de la documentation. Ce qui est publié constitue la pointe de l'iceberg et vise à légitimer la dette. Si ce qui est maintenu dans le secret était mis à la disposition du public, il y aurait une plus grande prise de conscience des dommages causés par la politique d'endettement.
Il faudrait également prendre des mesures concernant la dette publique interne qui représente 60% de la dette publique totale et atteint environ 60 milliards de dollars. En effet, la classe capitaliste locale et les membres de l'élite tournant traditionnellement autour du pouvoir ont investi dans la dette interne. Ils l'ont fait car elle leur procure une rente élevée, dans la mesure où le taux d'intérêt sur les titres de la dette interne s'élève jusqu'à 16% alors que les banques sri lankaises, qui achètent une partie des titres de la dette, se financent à un taux d'intérêt de l'ordre de 8% [4]. Elles font donc des profits juteux sur le dos des finances publiques, de même que les riches rentiers qui peuvent placer une partie de leur épargne en obtenant un rendement très élevé sans rien faire, alors que le pays a besoin d'investissements productifs. Il faudrait dans un premier temps réduire de moitié le taux d'intérêt versé par l'État aux détenteurs de titres de la dette interne.
Quid de la dette privée, de la dette des classes populaires ?
Sur cette question, il faut absolument prendre des mesures contre le microcrédit abusif et usurier, qui touche une proportion importante des femmes des classes populaires. Il faudrait que le nouveau gouvernement mette en œuvre une politique de protection des personnes endettées dans des conditions abusives. En 2017 et 2018, une première série de protestations des coopératives et des groupes de femmes dans les provinces du nord et de l'est du Sri Lanka a démontré qu'un nombre important de sociétés de microcrédit pratiquaient des taux d'intérêt usuraires, allant de 40 à 220%. Ces manifestations ont également montré que ces sociétés exerçaient des formes de violence financière et physique sur les femmes endettées.

Un rapport de l'ONU indique qu'environ 2,4 millions de femmes ont eu recours à des microcrédits en 2018 [5]. Cela équivaut à un tiers des 7,8 millions de femmes adultes au Sri Lanka (Department of Census and Statistics, n.d.). En 2022, plus de 200 femmes se sont suicidées en raison du harcèlement des prêteurs du microcrédit [6].
Le gouvernement devrait donc combattre le microcrédit abusif qui est développé au Sri Lanka par d'importantes banques locales et internationales. Il devrait fixer un taux d'intérêt maximum que les prêteurs peuvent demander. Il devrait mettre en place un système de crédit public à destination des classes populaires tout en soutenant les coopératives de femmes organisant elles-mêmes un microcrédit éthique. Le gouvernement pourrait, par la voie légale, proclamer une annulation généralisée des dettes en dessous d'un certain montant et en-dessous d'un certain revenu par personne ou foyer endetté.
Une dernière question : y a-t-il encore des secteurs dans la société sri lankaise qui adoptent un point de vue critique par rapport au FMI et par rapport à la politique du gouvernement en matière de dettes ?
Je viens de participer au Sri Lanka à un programme d'activités organisées par différentes structures : le CADTM international, le Centre Bandaranaike for International Studies, la faculté of Arts, Economics Society, de l'université de Peradeniya à Kandy, j'ai également été longuement interviewé par une télévision privée de grande audience. Au cours de ces activités, j'ai rencontré un nombre important d'économistes, de professeurs, d'étudiant-es, de journalistes, d'activistes, de responsables de mouvements sociaux qui sont critiques par rapport à la politique du gouvernement en particulier en ce qui concerne le FMI et la dette en général. Dans le cadre du programme du CADTM, nous avons également eu une réunion avec Harshana Suriyapperuma, le vice-ministre des finances du nouveau gouvernement qui a affirmé que le gouvernement allait assurer la continuité des obligations contractée par le gouvernement précédent. Quand nous lui avons fait remarquer que le programme électoral du NPP mentionnait la nécessité d'un audit des dettes, le vice-ministre a indiqué que ce serait pour plus tard, chaque chose en son temps en quelque sorte. Enfin, nous nous sommes réunis avec des organisations politiques de gauche opposées à l'accord avec le FMI. Je me suis rendu compte au cours de ce programme d'activités bien chargé qu'il y a un nombre significatif de personnes qui adoptent une critique de gauche à l'égard du gouvernement et du maintien des accords avec le FMI et les autres créanciers. Mais il est indéniable qu'il s'agit d'une minorité dans la population et qu'une course contre la montre est lancée afin qu'il y ait une prise de conscience des dangers que représente le cours actuel adopté par le gouvernement.
L'auteur remercie Amali Wadagedara pour les informations sur le microcrédit et Maxime Perriot pour la relecture.
Notes
[1] “The Agreement-in-Principle (AIP) entertaining the interests of the creditors at the expense of the general public is further revealed by comparing the Sri Lankan case with Ghana's debt restructuring. The government of Ghana rejected a disastrous proposal like that of Sri Lanka made by its international creditors. It reached an agreement with 90% of bondholders, meaningful ly reducing both principal and interest payments. Ghana secured a 37% haircut on outstanding sovereign debt, while the maximum interest rate applicable for new bonds was capped at 6% as opposed to 9.75% for Sri Lanka. As a result, its nominal debt relief amounts to US$ 4.4 billion (The Africa Report, 2024) as opposed to increase in nominal payments of Sri Lanka by up to US$ 2.3 billion.”
[2] “The Budget 2025 illustrates the drudgery of making ends meet inside a debtors' prison. The Appropriation Bill for Budget 2025 reveals the fiscal squeeze and constraints imposed by the IMF program and the struggle to set the economy on a developmental trajectory. (…) Instead of empowering the Government to upgrade the hardware and strengthen the structural power of the economy – boost industries, restore developmental infrastructure, and elevate skills and technology, the IMF program limits planning and action to the bare minimum and vulnerable sectors like tourism. The Appropriation Bill and, subsequently, the Budget 2025 are early warning signs of the harms of the IMF program. The earliest exit would mean the best for Sri Lanka.
In accordance with the IMF guidelines, the NPP Government is striving to meet a 2.3% primary account balance in 2025. Increasing the Government's revenue to 15.1% of GDP from 11% in 2024 is one initiative to meet the primary Budget surplus. However, the IMF debt sustainability guidelines ensure that the enhancements in Government revenue will not be used for developmental activities and economic recovery but to meet debt servicing obligations. Accordingly, debt sustainability targets that the IMF imposes on the Government's fiscal planning only ensure the sustainability of the creditors. The Government has capped spending at Rs. 4,290 billion. Interest rate payments will amount to around Rs. 3,000 billion. According to the Governor of the Central Bank, Sri Lanka has to service between $ 4 to 5 billion of debt in 2025. As a result, debt servicing as a share of Government revenue exceeds expenses on social security, public services and investments in the productive economy. A study comparing the debt service obligations of 145 countries in 2024 ranked Sri Lanka 2nd in terms of countries with the highest debt service to revenue ratios in the world (Resolving the Worst Ever Global Debt Crisis : Time for a Nordic Initiative ? 2024). Total debt service as a share of Government revenue in Sri Lanka is 202%.” Source : https://www.cadtm.org/Budget-2025-Adjusting-and-adapting-inside-IMF-prison and https://www.ft.lk/opinion/Budget-2025-Adjusting-and-adapting-inside-IMF-prison/14-772076
[3] Ministère des finances du Sri Lanka, « 2024 Pre Election budgetary Report », Octobre 2024, page 14, https://www.treasury.gov.lk/api/file/058b7da9-293a-4cba-8569-9b850a332342.
[4] Dhanusha Gihan Pathirana, “Sri Lanka : Fiscal and Redistributive Reform : The Burden of Interest Costs”, publié le 8 février 2025, https://www.cadtm.org/Fiscal-and-Redistributive-Reform-The-Burden-of-Interest-Costs
[5] Bohoslavsky, Juan Pablo. 2019. “Report of the Independent Expert on the Effects of Foreign Debt and Other Related International Financial Obligations of States on the Full Enjoyment of All Human Rights, Particularly Economic, Social and Cultural Rights, on His Visit to Sri Lanka.” A/HRC/40/57/Add.2. Geneva : UN Human Rights Council. https://digitallibrary.un.org/record/1663967?ln=en
[6] Finch, Gavin, and David Kocieniewski. 2022. “How Microfinance Pushes Poor Borrowers Deeper in Debt in Developing Economies.” Bloomberg.Com. May 2, 2022. https://www.bloomberg.com/graphics/2022-microfinance-banks-profit-off-developing-world/ et Fonseka, Piyumi. 2021. “Debt-Driven Suicides Continue Unabated in Sri Lanka.” Daily Mirror, March 25, 2021. https://www.dailymirror.lk/recomended-news/Debt-driven-suicides-continueunabated-in-Sri-Lanka/277-208493
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Les nouveaux dirigeants syriens abandonneront-ils la résistance contre Israël ?

À un moment presque inattendu, le régime de Bachar Al-Assad s'est effondré le 8 décembre 2024 face à l'offensive éclair dirigée par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham, soutenu par la Turquie.
Tiré du site de la revue Contretemps.
Cette date met ainsi fin à cinq décennies de la dynastie tyrannique Al-Assad. Issu du parti Baath, Hafez Al-Assad prend le pouvoir par un coup d'État en novembre 1970. Tout en poursuivant des politiques de redistribution des ressources suivant un modèle social-étatique qui domine depuis le début des années 1960 mais également suivant des logiques clientélistes, il écarte de manière extrêmement violente toute opposition à son pouvoir, jetant ce faisant les bases d'un autoritarisme d'État qui se poursuivra jusqu'à la chute du régime. À partir des années 1980, se développent, dans le giron du régime, des réseaux entre le secteur public et le secteur privé ainsi qu'une nouvelle bourgeoisie.
Sur le plan régional, une inflexion violemment hostile est opérée à l'égard de l'Organisation de libération de la Palestine par Hafez Al-Assad qui entend contrôler la scène politique palestinienne ainsi que le Liban. En 1990, le régime syrien s'allie aux États-Unis dans la coalition contre l'Irak et il met sous sa tutelle le Liban dont, au sortir de la guerre civile, il contrôle la vie politique et sécuritaire tout en assurant le droit au Hezbollah de mener la résistance contre l'occupation israélienne. Au début des années 2000, alors que les États-Unis ouvrent une ère de lutte contre le « terrorisme », le régime syrien fait l'objet d'une offensive diplomatique étasunienne essentiellement en raison de son soutien au Hezbollah.
Entretemps, le « contrat social » en Syrie consistant à légitimer la terreur d'État par le volet social se brise peu à peu au cours des années 2000. En effet, sous le mandat de Bachar Al-Assad, les logiques répressives sont toujours d'une brutalité terrifiante, les services publics deviennent de plus en plus délabrés, les politiques de libéralisation économique s'accélèrent aux dépens des classes populaires urbaines et paysannes, les privatisations renforçant la corruption et la monopolisation des ressources par le clan Al-Assad.
Dans ce contexte, le soulèvement du peuple syrien pour ses droits sociaux et démocratiques de 2011 est violemment réprimé par le régime et, assez vite, l'ingérence des puissances régionales et internationales conduit à une guerre multidimensionnelle aux conséquences dévastatrices, dont la responsabilité incombe en premier lieu au régime de Bachar Al-Assad.
À l'aune de ce contexte, on ne peut que se réjouir pour le peuple syrien à présent libéré de la dictature des Al-Assad. Dans le même temps, la situation présente de nombreuses inconnues quant aux politiques que vont mener les nouveaux dirigeants à Damas, quant aux moyens pour le peuple syrien dans sa pluralité de réellement prendre en main son destin, et quant à l'unité de la Syrie et à sa position vis-à-vis du colonialisme israélien dans la région. Toute incertaine qu'elle soit, la nouvelle conjoncture ouvre en tous cas de réelles possibilités de changement pour le peuple syrien.
Dans cette optique attentive aux questions sociales, démocratiques et coloniales, et soucieuse d'éclairer les enjeux et les défis complexes face auxquels se trouve le peuple syrien, la rédaction de Contretemps propose une série d'articles sur le sujet dont les points de vue variés ne sont pas nécessairement convergents mais permettent chacun d'éclairer les divers aspects de la situation. Après un premier article de Bassam Haddad, et un deuxième de Joseph Daher, nous publions cet article de Hicham Saffiedine qui montre que l'attitude du nouveau pouvoir syrien à l'égard de l'État colonial d'Israël reste extrêmement incertaine et inquiétante.
***
En raison de sa géographie et de son histoire communes, la Syrie a toujours été au cœur de la lutte pour la libération de la Palestine. Son rôle a toutefois fluctué au fil du temps.
Après la guerre de 1973 et la normalisation unilatérale des relations entre l'Égypte et Israël, la Syrie a mis fin à son implication militaire directe, à l'exception de quelques affrontements sporadiques pendant la guerre civile libanaise.
Cependant, son rôle indirect dans la résistance armée a pris de l'importance après l'échec de la conférence de Madrid lancée en 1991. Peu après, Israël a rapidement signé les accords d'Oslo avec l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) et le traité de Wadi Araba avec la Jordanie. La Syrie est devenue le seul État arabe frontalier, après le Liban, à rester en dehors du mouvement de normalisation.
Malgré la répression de la résistance dans le Golan occupé, la Syrie sous le régime d'Assad est restée un soutien essentiel de la résistance menée par le Hezbollah contre l'occupation israélienne voisine. Elle a fourni un soutien logistique important et une profondeur géostratégique. La libération du Sud-Liban en 2000 et la guerre de 2006 ont renforcé ces liens et justifié leur raison d'être.
En revanche, à quelques exceptions près, les relations de Damas avec la résistance palestinienne ont toujours été houleuses. Mais un rapprochement diplomatique avec le Hamas en 2022 les a rapprochés sous l'égide plus large de l'alliance connue sous le nom d'« axe de la résistance ».
Des signes inquiétants
La guerre génocidaire d'Israël contre Gaza et son offensive à grande échelle au Liban ont mis à l'épreuve la force de cet axe. Depuis le début de cette dernière fin septembre, la volonté de l'Iran, et plus encore de la Syrie, de s'engager à soutenir le Hezbollah et le Hamas est devenue suspecte.
La chute d'Assad a complètement renversé la situation. Outre de profondes répercussions nationales, son éviction a jeté un doute sérieux sur l'avenir du rôle de la Syrie dans son ensemble dans la résistance à Israël et à l'impérialisme américain dans la région.
Les premiers signes sont inquiétants. Avant d'entrer à Damas, les déclarations publiques antérieures du chef de Hay'at Tahrir al Sham (HTS), Ahmed al-Sharaa, également connu sous le nom d'Abu Mohammad al-Jolani, se concentraient sur la lutte contre le « projet iranien », tout en exprimant une tolérance envers les bases américaines dans le pays et en ignorant Israël.
La chute d'Assad n'a guère changé la donne. Les attaques aériennes israéliennes ont détruit des moyens militaires considérables de l'État syrien. L'invasion terrestre rapide de Tel Aviv, une violation flagrante de la souveraineté syrienne, a englouti de nouveaux pans du territoire syrien. Ses chars ont atteint 20 km de Damas par un couloir longeant la frontière libanaise.
La réponse d'Al-Jolani est restée tiède. Alors qu'Israël a annulé l'accord de « séparation des forces » de 1974, il s'y est accroché en soulignant que ses forces ne cherchaient pas à combattre Israël. Il a appelé, à la manière typique des régimes arabes, la communauté internationale à faire pression sur Tel-Aviv.
Tout aussi inquiétante est la fermeture annoncée des camps d'entraînement militaire des factions palestiniennes associées au régime déchu et la confirmation par le nouveau secrétaire général du Hezbollah, Naim Qassim, que la ligne d'approvisionnement en provenance de Syrie a été coupée. Qasim a tenté de minimiser l'impact d'une telle coupure. Mais elle est de mauvais augure pour la reprise et la capacité de manœuvre à long terme.
Les partisans de la rupture des liens avec le Hezbollah soutiendront que celle-ci est justifiée au vu de l'intervention du Hezbollah dans la guerre civile syrienne pour soutenir le régime répressif d'Assad. Il y a maintenant de l'animosité entre les deux. Mais ce n'est que la moitié de la vérité.
Les partisans de l'intervention soulignent qu'elle était motivée par la nécessité de défendre les lignes d'approvisionnement de la résistance. Poussés par des convenances idéologiques, les deux camps ont ignoré le point de vue de l'autre.
La vérité historique, même si elle est dérangeante, est que les deux versions sont valables. Quels que soient les griefs qui subsistent, cela ne doit pas occulter le fait qu'il est dans l'intérêt des peuples de la région de maintenir un front uni contre l'agression et l'occupation israéliennes.
La neutralité : une stratégie perdante
Il y a de la place pour que la bonne volonté l'emporte si la nouvelle puissance en Syrie est sérieuse dans sa volonté de résister à Israël et de libérer les terres syriennes occupées, sans parler de la Palestine.
La principale pomme de discorde, le régime d'Assad, a maintenant disparu. L'influence de l'Iran a diminué et la position de principe du Hezbollah sur Gaza a ravivé son estime, sinon sa popularité, dans la région arabe au sens large.
Plus important encore, Israël mène une guerre expansionniste sur plusieurs fronts sans tenir compte des intérêts palestiniens, libanais ou syriens, ni faire de distinction entre eux. Les avantages stratégiques du maintien d'une alliance avec les forces de résistance au Liban et en Palestine sont évidents.
La voie vers la consolidation d'une telle alliance avec le Hezbollah peut être ardue. Elle peut nécessiter une série de mesures visant à instaurer la confiance, notamment l'introduction d'un processus de justice réparatrice réciproque pour tenir compte des transgressions passées. Définir une vision commune de la coopération pourrait permettre de conserver la force de l'alliance passée et d'éviter les écueils.
L'autre scénario consisterait à déclencher une vendetta contre le Hezbollah, allant des affrontements frontaliers à la coupure définitive de ses lignes d'approvisionnement, tout en soutenant du bout des lèvres la résistance palestinienne à l'instar des autres régimes arabes. Une telle politique est le rêve impérialiste des États-Unis et d'Israël. C'est la recette pour de nouveaux conflits sectaires et la neutralisation du dernier État frontalier arabe.
Une Syrie « neutre », alignée sur la Turquie ou les États arabes du Golfe, ne rendra pas non plus le plateau du Golan. Contrairement à l'Égypte, où le défunt président Anouar el-Sadate a justifié sa capitulation par la récupération du Sinaï, la Syrie est dans une position beaucoup plus faible pour exiger un tel résultat.
Unir les forces
L'annexion du Golan par Israël a été approuvée par le président américain Donald Trump. Les responsables israéliens continuent d'insister sur le fait qu'il restera à jamais leur territoire. Le découplage avec le Hezbollah affaiblira encore la position de négociation de la Syrie.
Pendant trop longtemps, le régime d'Assad a invoqué le conflit avec Israël pour justifier ses mesures répressives contre son peuple. Ses opposants l'ont longtemps mis au défi de lancer une résistance dans le Golan. Maintenant que l'opposition est au pouvoir, aucun plan de ce type n'est en vue.
Mais les nouveaux vainqueurs pourraient renverser cette équation et utiliser la construction de l'État et le développement économique comme prétexte pour éviter de s'opposer à l'occupation et à l'agression israéliennes.
La lutte contre le colonialisme et l'autoritarisme ne devrait pas être exclusive.
Quel que soit le programme intérieur de la nouvelle Syrie, l'union avec les forces de résistance dans la région et au-delà reste essentielle pour se libérer d'un projet colonialiste qui a causé tant d'injustice et de souffrances aux Palestinien-nes, aux Libanais-es et aux Syrien-nes.
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Cet article a d'abord été publié en anglais par le site Middle East Eye.
Hicham Safieddine est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du Moyen-Orient moderne et professeur agrégé d'histoire à l'Université de la Colombie-Britannique. Il est l'auteur de Banking on the State : The Financial Foundations of Lebanon (SUP, 2019), l'éditeur de Arab Marxism and National Liberation : Selected Writings of Mahdi Amel (Brill, 2020) et le coéditeur de The Clarion of Syria : A Patriot's Call against the Civil War of 1860 (CUP, 2019).
Illustration : Wikimedia Commons.
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Au cœur du mouvement israélien pour coloniser Gaza

Profitant de la guerre de Gaza, Nachala a fait pression pour rectifier ce qu'elle considère comme l'« injustice historique » du désengagement israélien de 2005. Si le cessez-le-feu vacille, le groupe est prêt à bondir, avec peu d'obstacles sur son chemin.
Tiré d'Agence médias Palestine.
Daniella Weiss, 79 ans, dirige l'organisation de colons d'extrême droite Nachala. Elle est sortie de son SUV Mitsubishi blanc et s'est garée sur le parking de la gare de Sderot, à seulement trois kilomètres de la bande de Gaza. Nous étions le 26 décembre, la deuxième nuit de Hanoukka, et depuis des semaines, Nachala faisait la promotion agressive d'une « procession vers Gaza » festive et d'une cérémonie d'allumage de bougies dans une zone militaire fermée près de la frontière. L'événement devait être la prochaine étape de la campagne de plus en plus intense de Nachala pour reconstruire les colonies juives à Gaza. S'ils ne pouvaient pas encore entrer dans la bande de Gaza, ils essaieraient au moins de s'en approcher le plus possible.
Un groupe d'adolescentes en jupes longues se presse pour prendre des selfies avec Weiss, qui a été sanctionné par le gouvernement canadien en juin pour avoir commis des actes de violence extrémiste contre des Palestiniens en Cisjordanie occupée. Non loin de là, un groupe d'étudiants de la yeshiva de Sderot saute et scande « Am Yisrael Chai » – un ancien slogan qui signifie « Le peuple d'Israël vit », devenu un mantra nationaliste. Dans le coin le plus éloigné du parking, deux conteneurs maritimes (ce que les colons appellent des caravanes) arborant les mots « Gaza est à nous pour toujours ! » sont posés sur de lourds camions à plateau, attendant, semble-t-il, l'ordre de pénétrer dans le territoire dévasté. Au loin, des explosions sporadiques à Gaza illuminent l'horizon d'une lumière infernale, le bruit faisant trembler les fenêtres d'un centre commercial adjacent.
« Nous allons emmener ce cortège dans la zone de la Flèche noire, sur une colline qui surplombe Gaza », déclare Weiss à +972, décrivant le plan de Nachala pour la nuit. (La Flèche noire est un mémorial dédié aux parachutistes israéliens, administré par le Fonds national juif, situé à moins d'un kilomètre de la barrière de ciment et de barbelés qui sépare Gaza d'Israël.) « Avec un peu de chance, la police nous laissera y aller », a-t-elle ajouté en souriant. « Nous trouvons toujours un moyen. »
La ferveur fondamentaliste de Weiss dément son âge. L'une des dernières survivantes de la génération fondatrice des chefs de file des colons, elle est l'ancienne secrétaire générale du Gush Emunim (Bloc des fidèles), le mouvement messianique nationaliste religieux qui a éclaté au début des années 1970 et a mené l'entreprise de colonisation en Cisjordanie occupée. À l'approche de l'âge mûr, beaucoup de ses homologues ont troqué la vie militante contre le confort bourgeois sous les toits de terre cuite des colonies de banlieue ou ont mis derrière eux leur époque de terrorisme et de sabotage pour faire carrière dans les médias ou la politique. Pas Weiss.
À l'exception d'un passage en tant que maire de Kedumim, une colonie ultra-radicale près de la ville palestinienne de Naplouse, Weiss est restée sur les collines de la Cisjordanie occupée, exhortant les jeunes Israéliens juifs à prendre le contrôle de la terre. En 2005, elle a fondé Nachala avec un autre des dirigeants les plus extrémistes du Gush Emunim, Moshe Levinger, de la tristement célèbre colonie de Kiryat Arba près d'Hébron, dans le but de maintenir la flamme anti-establishment du mouvement des colons. Depuis, elle est devenue une sorte de gourou pour les jeunes colons radicaux vivant sur les collines, les guidant dans la construction d'avant-postes illégaux et dans l'art de la résistance, tant civile qu'incivile, à toute tentative des autorités israéliennes de les contrôler.
Presque immédiatement après l'attaque du Hamas le 7 octobre, Weiss et le reste du mouvement des colons ont jeté leur dévolu sur Gaza. Dans le contexte du bombardement massif et du nettoyage ethnique du nord du territoire par Israël, ils ont redoublé d'efforts pour rétablir les colonies juives là-bas, diffusant leurs intentions haut et fort, et sachant qu'ils pouvaient compter sur un soutien important au sein de la coalition gouvernementale.
En décembre dernier, le ministre des Finances Bezalel Smotrich, qui dirige le parti du sionisme religieux et fait office de seigneur de la Cisjordanie, a déclaré que (ce n'était pas la première fois) sur la radio publique israélienne : « Nous devons occuper Gaza, y maintenir une présence militaire et y établir des colonies ». Beaucoup dans le camp de Smotrich voulaient prolonger la guerre, estimant que plus Israël continuerait à brutaliser Gaza, plus il y aurait de chances que les colons réussissent à installer un avant-poste – le germe d'une colonie – dans la bande de Gaza.
L'annonce d'un accord de cessez-le-feu, entré en vigueur le 19 janvier, a ralenti la dynamique du mouvement de réinstallation à Gaza, mais ne l'a pas stoppé.
Le cessez-le-feu est fragile, dangereusement fragile : rien ne garantit qu'il durera au-delà de la phase initiale de six semaines, qui n'implique qu'un retrait partiel d'Israël du territoire. Et selon certaines informations, le Premier ministre Benjamin Netanyahu aurait déjà cédé à la demande de Smotrich de relancer la guerre après la fin de la première phase et d'affirmer progressivement le contrôle total d'Israël sur la bande de Gaza, afin de maintenir la cohésion de son gouvernement d'extrême droite. La réalisation de cet objectif dépendra en grande partie de la volonté de l'administration Trump d'exercer une pression continue sur Netanyahou pour qu'il mette en œuvre les étapes suivantes de l'accord de cessez-le-feu, ce qui mettrait très probablement en péril la survie de la coalition gouvernementale de Netanyahou.
Dans ce contexte d'incertitude, le mouvement des colons continue de faire pression pour imposer sa vision exterminatrice de la réinstallation à Gaza. La nuit précédant l'entrée en vigueur du cessez-le-feu, Nachala a conduit plusieurs dizaines de militants au mémorial de la Flèche noire pour organiser une manifestation contre l'accord. Les colons prient ouvertement pour que l'accord échoue, tandis qu'une poignée d'entre eux, les plus militants, restent campés à quelques encablures de la barrière de séparation.
Si le cessez-le-feu venait à être rompu et que les troupes terrestres israéliennes revenaient en force dans la bande de Gaza, les colons seraient prêts à relancer leur offensive, encore plus déterminés à y établir de nouvelles colonies. Dans ce cas de figure, le chemin qui leur resterait à parcourir qui serait terriblement court.

« Une période de miracles »
Dans les années 2000, après trois décennies d'occupation de la Cisjordanie et de Gaza par Israël, la bande de Gaza abritait près de 9 000 colons israéliens répartis dans 21 colonies. Dix-sept d'entre elles se trouvaient dans une zone que les Israéliens appelaient Gush Katif, sur la côte sud de Gaza, ce qui empêchait de facto les Palestiniens des villes de Khan Younis et de Rafah d'accéder à la mer Méditerranée. Beaucoup de colons venus à Gaza appartenaient aux factions les plus extrémistes du mouvement sioniste religieux, croyant fermement en la vision messianique d'une présence physique juive sur chaque centimètre carré de la terre biblique d'Israël.
Lorsque Israël a unilatéralement retiré tous les colons juifs de Gaza en 2005 – ce que les Israéliens appellent « le désengagement » – le Premier ministre Ariel Sharon a souligné à la communauté internationale qu'il espérait que cette décision montrerait qu'Israël était sérieux dans sa volonté de faire les compromis territoriaux nécessaires pour parvenir à un éventuel accord de paix avec les Palestiniens.
Devant l'opinion publique israélienne, Ariel Sharon a fait valoir que ces colonies en particulier n'avaient guère de sens stratégique ; Gaza n'abritait aucun site ancien d'une grande importance religieuse, et la défense des colonies exigeait trop de sacrifices humains. En privé, cependant, Ariel Sharon et ses conseillers avaient un objectif différent : mettre en suspens la création éventuelle d'un État palestinien en dissociant les destins de la Cisjordanie et de Gaza. « L'importance du plan de désengagement réside dans le gel du processus de paix », a déclaré Dov Weisglass, conseiller de Sharon. « Le désengagement est en réalité du formol. »
Pourtant, pour les membres de la droite nationaliste religieuse israélienne, tout retrait territorial était inacceptable. Depuis 2005, ils considèrent le désengagement comme une « injustice historique » qui doit être corrigée.

Avec le début de l'invasion terrestre de Gaza fin octobre 2023, les sionistes religieux extrémistes d'Israël ont vu une opportunité. Des soldats de droite ont commencé à télécharger des vidéos d'eux-mêmes jurant de retourner à Gush Katif et de recoloniser Gaza. Parmi les décombres, ils arboraient le drapeau orange devenu l'emblème du mouvement anti-désengagement, déployaient des banderoles proclamant les futurs sites de nouvelles colonies et clouaient des mezzouzas aux encadrements des portes des maisons palestiniennes en ruines.
Alors qu'une grande partie d'Israël a passé les mois qui ont suivi le 7 octobre dans le deuil, les dirigeants du mouvement des colons sont entrés dans un état d'anticipation quasi extatique qui n'a fait que s'accentuer avec le temps. « De mon point de vue », faisait remarquer Orit Strook, ministre du gouvernement du parti du sionisme religieux, au cours de l'été, « cela a été une période de miracles ».
De son côté, Nachala a commencé à organiser des événements destinés à cultiver le soutien à la réoccupation et à la réinstallation de Gaza. En novembre 2023, quelques semaines seulement après le 7 octobre, elle a tenu un congrès consacré à cet objectif dans la ville méridionale d'Ashdod. Quelques mois plus tard, en janvier 2024, Weiss et ses partenaires extrémistes ont organisé la « Conférence pour la victoire d'Israël » à Jérusalem, à laquelle ont assisté plusieurs milliers de personnes, dont 11 ministres et 15 membres de la coalition gouvernementale. Les orateurs ont salué les efforts de reconstruction des colonies de Gaza et appelé à l'expulsion des Palestiniens qui y vivent.
En mai, à l'occasion de la fête de l'indépendance d'Israël, Nachala a organisé un rassemblement à Sderot, au cours duquel le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, a réitéré la demande du mouvement en faveur de la « migration volontaire » des habitants de Gaza — un euphémisme grossier pour désigner le nettoyage ethnique — devant une foule en liesse de plusieurs milliers de personnes. En octobre, Nachala a organisé un rassemblement « festif » pour la fête de Souccot dans une zone militaire fermée près de la frontière, où des militants d'extrême droite ont installé des stands et organisé des ateliers sur la manière de préparer la colonisation de Gaza.
Lorsque le groupe s'est réuni en décembre pour la célébration de Hanoukka sur le parking de Sderot, la foule était beaucoup moins nombreuse, mais l'atmosphère n'en était pas moins joyeuse. « Voulez-vous rejoindre notre noyau de colonisation ? » demanda une femme portant un foulard orange ; un pendentif représentant le troisième temple reconstruit suspendu à une chaîne en or autour de son cou. Elle vendait des t-shirts, des serviettes, des drapeaux de voiture et des grenouillères pour bébés imprimés des mots « Gaza fait partie de la terre d'Israël ! » afin de collecter des fonds pour les efforts de son « noyau », ou groupe de colonisation. Sur les six « noyaux » de ce type organisés par Nachala pour s'installer dans différentes parties de la bande de Gaza, chacun composé d'une centaine de familles, le sien, le noyau du nord de la bande de Gaza, était « le meilleur », a-t-elle déclaré, « parce qu'il est le plus réaliste ».
En effet, expliquait-t-elle, l'armée israélienne avait déjà « vidé » la majeure partie du nord de Gaza. Quant aux Palestiniens qui sont restés, ajoute-t-elle, « ils ne sont évidemment pas innocents », et ils seraient donc traités en conséquence, c'est-à-dire expulsés ou tués.

Résidant à Ashkelon, une ville située à 19 kilomètres au nord de Gaza, cette femme était tellement convaincue que les efforts de colonisation aboutiraient qu'elle avait refusé de renouveler son bail pour l'année à venir. « D'ici l'été prochain, nous serons dans notre nouvelle maison [à Gaza] », a-t-elle déclaré. « Dieu a prévu notre retour. »
L'aide d'en haut
Bien que les colons aiment attribuer à Dieu le mérite d'avoir accéléré leur retour potentiel à Gaza, ils ont reçu une aide considérable de sources terrestres. Avant l'accord de cessez-le-feu, les forces israéliennes ont construit une vaste architecture d'occupation dans la bande de Gaza. Le long de ce que l'armée israélienne appelle le corridor de Netzarim, une route goudronnée de six kilomètres qui traverse la bande de Gaza, elle a construit plus d'une douzaine d'avant-postes et de bases militaires, équipés de logements climatisés, de douches, de cuisines et de synagogues (un rabbin orthodoxe a déclaré que de nombreux rouleaux de la Torah avaient été introduits à Gaza). D'autres groupes de postes de contrôle et d'installations d'inspection militaire ont également été construits à travers la bande de Gaza. Bien que cette infrastructure semble avoir été supprimée avec le retrait des forces israéliennes de Netzarim, elle pourrait être reconstruite aussi rapidement qu'elle a été démantelée.
À la mi-décembre, le site d'information israélien Ynet a publié un article élogieux sur une « petite retraite en bord de mer » que l'armée avait construite dans le nord de Gaza, équipée d'un système de dessalement, de studios de physiothérapie, d'un cabinet de dentiste mobile et d'une salle de jeux. « Ce lieu de retraite est un havre de paix impressionnant, offrant un confort de style civil », au milieu « des décombres de la région déchirée par la guerre », vantait l'article.
« Parmi les autres commodités, on trouve un comptoir à café avec une grande machine à expresso, des distributeurs de pop-corn et de barbe à papa, ainsi qu'un salon proposant des gaufres belges et des bretzels frais », poursuivait-il. C'est ainsi, selon le titre de l'article, que « les FDI se préparent à un séjour prolongé à Gaza ».
Pour les Palestiniens qui sont restés dans le nord de Gaza, cependant, « cela » n'a signifié que davantage de souffrances. Au nord de Netzarim, les forces israéliennes ont systématiquement démoli des quartiers entiers, détruit des infrastructures essentielles à la survie, notamment des hôpitaux, et utilisé la famine comme arme de guerre. Des images aériennes des villes autrefois densément peuplées de Beit Lahiya, Beit Hanoun et Jabalia montrent un paysage de dévastation totale, avec des montagnes de gravats gris s'étendant presque jusqu'à l'horizon.

Pour Weiss, cette dévastation était une étape bienvenue dans un plan divin. Dans une interview accordée à Kan, la chaîne publique israélienne, à la mi-novembre, elle révélait que lors d'une expédition le long de la barrière de séparation pour repérer de futurs sites de colonisation, elle avait contacté des officiers de l'armée en service actif ayant des sympathies d'extrême droite qui lui avaient fourni une jeep militaire pour l'emmener dans la bande de Gaza, où ils avaient inspecté le site qui avait été la colonie de Netzarim. « Nous, les colons, avons toutes sortes de méthodes », a déclaré Weiss à Kan.
La prochaine étape serait simple, a-t-elle poursuivi. Dans les mois à venir, ils tenteraient d'amener beaucoup plus de militants de Nachala dans les bases militaires de Gaza ; puis, en utilisant une méthode perfectionnée par le mouvement des colons depuis des décennies, ils refuseraient de partir. « Ce qui se passe en ce moment est un miracle ; nous menons une guerre sainte », a déclaré Weiss. « Dans un an, le peuple d'Israël sera de retour à Gaza. »
Netanyahu a qualifié à plusieurs reprises la perspective de reconstruire des colonies juives à Gaza « d'irréaliste ». Mais au sein du Likoud, le propre parti de Netanyahu, sans parler de sa coalition gouvernementale, l'idée bénéficie d'un soutien important. Selon le reportage de Kan sur le mouvement de colonisation de Gaza, on estime que 15 000 des quelque 60 000 électeurs du Likoud appartiennent à des groupes pro-colonisation purs et durs. Interrogé par Kan sur l'existence d'une majorité au sein du parti en faveur de la réinstallation à Gaza, Avihai Boaron, membre du Likoud à la Knesset, a répondu : « Oui, absolument ».
L'élection de Donald Trump pour un second mandat a considérablement renforcé les ambitions déjà maximalistes du mouvement des colons. Lors de l'événement Nachala à Sderot, le sentiment général était que, avec Trump au pouvoir, les colons, et l'extrême droite en général, auraient encore plus de liberté.
Debout devant une banderole promettant de construire une « Nouvelle Gaza » – une ville entièrement juive sur les ruines de ce qui est aujourd'hui la ville de Gaza – un homme nommé Yaakov expliquait avec enthousiasme comment un avenir autrefois impensable était devenu possible à ses yeux. « Nous allons raser tout Gaza et construire une ville par-dessus », a-t-il déclaré. « Si vous m'aviez posé la question il y a six mois, je vous aurais traité de fou. »

Quelques heures après son entrée en fonction, Trump a annulé les sanctions que l'administration Biden avait imposées à d'éminents dirigeants et organisations de colons, dont Amana, la branche immobilière et de lobbying du mouvement, dirigée depuis 1989 par Ze'ev « Zambish » Hever, un ancien membre du groupe terroriste Jewish Underground. L'ambassadeur de l'administration Trump en Israël, le pasteur baptiste Mike Huckabee, est un partisan de l'annexion par Israël de tout ou partie de la Cisjordanie. Le nouveau secrétaire à la Défense de Trump, Pete Hegseth, a non seulement approuvé l'annexion dans des interviews, mais a même suggéré qu'un temple juif pourrait être reconstruit sur le mont du Temple/Haram Al-Sharif à Jérusalem.
Puis est venu le plan surprise du président visant à nettoyer ethniquement toute la bande de Gaza de ses Palestiniens et à s'emparer du territoire. L'extrême droite israélienne – et, à vrai dire, une grande partie du centre – a accueilli la proposition avec un enthousiasme non dissimulé. « En supposant que l'annonce de Trump concernant le transfert des Gazaouis vers les nations du monde se traduise par des actes », a déclaré Weiss dans un communiqué du 5 février, « nous devons nous empresser d'établir des colonies dans toutes les parties de la bande de Gaza ».
Jouer la carte du long terme
Malgré tout le pouvoir que le mouvement des colons a acquis au sein de la politique israélienne – et sur le sort des Palestiniens – la majorité du pays n'a jamais soutenu la reconstruction des colonies à Gaza (plus de la moitié, selon de récents sondages, s'y oppose). Mais le succès de la droite des colons israéliens n'a jamais découlé d'un véritable soutien de masse. Au contraire, c'est un cas d'école de mouvement d'avant-garde.
Les colons ont construit un lobby qui a appris à exercer une influence au sein du Likoud, tout en transformant simultanément ses propres représentants politiques en faiseurs de rois parlementaires. En Cisjordanie, modèle de ce que les colons espèrent réaliser à Gaza, l'occupation s'est enracinée tant par l'action apparemment unilatérale des colons que par une planification délibérée de l'État.
En février dernier, un groupe de jeunes installés au sommet d'une colline, connus pour attaquer les bergers et les villes palestiniennes en Cisjordanie, a réussi à franchir un poste de contrôle militaire et à entrer dans la bande de Gaza avant d'être retrouvé par l'armée, tandis que d'autres tentaient de construire un avant-poste dans la zone tampon militarisée. Cette tentative a échoué, mais même avec le cessez-le-feu en vigueur, le risque demeure qu'un groupe de colons, qu'il soit issu des rangs de Nachala ou d'ailleurs, tente à nouveau sa chance.
Et bien que le retrait de la plupart des forces israéliennes du cœur de Gaza ait réduit les chances de réussite des colons dans un avenir immédiat, Weiss et ses compagnons de lutte ne se trompent pas en pensant que le temps joue en leur faveur. Comme les colons l'ont souvent fait comprendre – et comme Weiss l'a elle-même souligné lorsqu'elle s'est adressée à la foule lors du rassemblement de Sderot – ils jouent la carte du long terme.
« Aujourd'hui, il y a 330 colonies en Judée et en Samarie », a-t-elle déclaré, en utilisant le terme biblique préféré des colons pour désigner la Cisjordanie, « et près d'un million de Juifs au-delà de la Ligne verte. Cela ne s'est pas fait en un jour, et cela n'a pas été obtenu sans lutte.
« Nous voulons retourner dans la bande de Gaza, l'héritage de la tribu de Juda », a-t-elle poursuivi sous les applaudissements. « Nous voulons que le Néguev occidental s'étende jusqu'à la mer Méditerranée. Et nous atteindrons cet objectif grâce au mérite de toutes les personnes présentes ici et de tous ceux qui prient pour le retour du peuple juif sur l'ensemble de ses terres. »
Après la fin du discours de Weiss et les brèves exhortations de plusieurs autres militants d'extrême droite, les colons militants sont montés dans leurs grandes camionnettes blanches, ont attaché leurs nombreux enfants dans les sièges auto et se sont dirigés vers le mémorial de la Flèche noire. Un seul vétéran activiste de Nachala, Hayim, s'est attardé sur le parking, rassemblant les nombreuses pancartes qui avaient été attachées aux clôtures grillagées et enroulées autour des arbres. Il nous a désigné les caravanes, toujours garées à leur place alors que le cortège partait.
Les caravanes, expliqua-t-il, n'étaient pas destinées à être emmenées à Gaza cette nuit-là ; elles étaient là pour illustrer l'engagement du mouvement à coloniser Gaza, étape par étape. « En fin de compte, le gouvernement suit le peuple », a déclaré Hayim. « L'objectif ici est de créer une vague de fond que le gouvernement ne peut ignorer. »
Une version de cet article a également été publiée dans The Nation. Lisez-la ici.
Joshua Leifer est membre du comité de rédaction de Dissent. Il est l'auteur de Tablets Shattered : The End of an American Century and the Future of Jewish Life.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine
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L’offensive israélienne en Cisjordanie est le deuxième acte du génocide de Gaza

L'Agence Média Palestine propose une traduction de cette analyse de Qassam Muaddi, journaliste palestinien, de la continuité de la stratégie militaire et politique israélienne. L'assaut continu d'Israël en Cisjordanie n'a pas pour but d'anéantir la résistance palestinienne. Il vise au nettoyage ethnique des Palestiniens de leurs foyers et prépare le terrain pour l'annexion.
Tiré d'Agence médias Palestine.
L'armée israélienne a étendu son offensive militaire en cours dans le nord de la Cisjordanie, du camp de réfugiés de Jénine aux camps de réfugiés de Nur Shams et d'al-Far'a à Tulkarem et Tubas. L'attaque israélienne a entraîné le déplacement d'au moins 40 000 Palestiniens, selon l'UNRWA.
Des scènes de Gaza se répètent dans les camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie, où les résidents racontent avoir été chassés de chez eux par l'armée israélienne alors que les soldats vont de maison en maison, séparent les hommes, les femmes et les enfants en différents groupes et les font sortir de leur quartier sous la menace d'une arme. « C'était très humiliant et douloureux », a déclaré mardi un résident du camp de réfugiés de Nur Shams à Mondoweiss.
Les trois camps de réfugiés et les villes environnantes sont au cœur d'une nouvelle vague de résistance armée palestinienne depuis 2021, en particulier à Jénine. Dans ces trois régions, les groupes de militants locaux palestiniens ont affronté les raids israéliens avec une efficacité croissante et une expérience grandissante, malgré des moyens très limités.
Israël a tenté de briser le phénomène croissant dans le nord de la Cisjordanie au cours des quatre dernières années. Début 2022, il a intensifié ses campagnes de représailles militaires avec l'« opération Briser la vague », en lançant des raids de plus en plus violents et disproportionnés dans les camps de réfugiés palestiniens. En juillet 2022, Israël a réintroduit les frappes aériennes en Cisjordanie pour cibler les combattants palestiniens à Jénine, avant d'étendre l'utilisation des frappes aériennes à d'autres parties du nord de la Cisjordanie.
Après le 7 octobre 2023, Israël a intensifié ses raids, profitant de la fureur post-7 octobre pour changer sa stratégie militaire en Cisjordanie. Selon des responsables israéliens, l'offensive actuelle, baptisée « Opération Mur de Fer », vise à « changer le statu quo sécuritaire » en Cisjordanie en écrasant définitivement la résistance armée, ce qui suggère que son objectif principal est motivé par la sécurité. Mais la véritable raison de l'escalade généralisée en Cisjordanie dépasse toute prétention de maintenir la « sécurité ».
Au-delà de la « sécurité »
La flambée de violence israélienne après le 7 octobre n'était souvent pas accompagnée d'une explication sécuritaire, et une grande partie de celle-ci n'était pas dirigée contre des groupes armés. Israël a imposé des centaines de points de contrôle supplémentaires à travers la Cisjordanie et a arrêté jusqu'à 5 000 Palestiniens, dont plus de 3 600 en détention administrative, c'est-à-dire sans inculpation ni procès. Il a intensifié les démolitions de maisons dans la zone C (qui représente plus de 60 % de la Cisjordanie) et distribué des armes à feu aux colons qui ont déplacé de force jusqu'à 20 communautés rurales palestiniennes en Cisjordanie. La plupart de ces communautés étaient situées dans des zones qui n'avaient pas connu d'activité armée palestinienne depuis des années, comme dans les collines du sud d'Hébron et sur les pentes orientales de la vallée centrale du Jourdain.
Plusieurs mois après le 7 octobre, en mai 2024, Israël a également abrogé la loi de désengagement israélienne de 2005, qui avait conduit Israël à retirer les colons de la bande de Gaza et du nord de la Cisjordanie à la suite de la deuxième Intifada. L'abrogation de cette loi a permis aux colons israéliens de retourner dans les colonies évacuées dans les régions de Jénine et de Naplouse.
En janvier, à la suite d'une fusillade palestinienne près de Qalqilya qui a tué trois Israéliens, le chef des conseils régionaux des colonies israéliennes, Yossi Dagan, a appelé l'armée israélienne à envahir les villes de Cisjordanie comme elle l'a fait à Gaza. Le ministre israélien des Finances et leader du sionisme religieux radical, Bezalel Smotrich, a appelé à « faire de Jénine et Naplouse des villes comme Jabalia », en référence à la ville et au camp de réfugiés situés au nord de Gaza qu'Israël a complètement détruits et dépeuplés de force au cours des quatre derniers mois de la guerre, avant le cessez-le-feu actuel. Selon Smotrich, de telles actions, associées à l'expansion des colonies, rendraient impossible la création d'un État palestinien.
Lorsqu'un autre représentant de la droite religieuse dure, Itamar Ben-Gvir, a démissionné de son poste de ministre de la Sécurité nationale en opposition à l'accord de cessez-le-feu actuel, Smotrich n'a pas quitté le cabinet de Netanyahu, bien qu'il ait voté contre le cessez-le-feu. Les analystes ont décrit l'offensive du « mur de fer » en Cisjordanie comme une concession de Netanyahu à Smotrich en échange de son abstention de démissionner, ce qui aurait mis en péril le cabinet de Netanyahu et l'aurait forcé à convoquer de nouvelles élections.
La voie de l'annexion
Le principal projet politique de Smotrich a toujours été l'annexion et la colonisation massive de la Cisjordanie, qui s'est accompagnée de la destruction de toutes les possibilités de création d'un État palestinien. Avant le 7 octobre, Smotrich a déclaré que les Palestiniens n'existaient pas et que les villes palestiniennes de Cisjordanie, comme Huwwara, devraient être « rayées de la carte ». Dès 2017, il a présenté un « plan décisif » pour le nettoyage ethnique des Palestiniens de Cisjordanie qui n'accepteraient pas de vivre sous la « souveraineté juive », leur donnant le choix entre quitter le pays ou être tués.
L'idée que Netanyahou aurait besoin de l'apaiser pour maintenir son gouvernement signifie que la Cisjordanie et la vie des Palestiniens qui y vivent sont le prix à payer pour le cessez-le-feu à Gaza – et pour la survie politique de Netanyahou.
Mais ces ambitions en Cisjordanie sont également partagées par Netanyahou lui-même et par de nombreux membres de son cabinet qui sont issus de la base religieuse de droite et du mouvement des colons en Cisjordanie. Netanyahou lui-même avait promis en 2020 d'annexer de grandes parties de la Cisjordanie, en particulier la vallée du Jourdain, déclarant à plusieurs reprises qu'il n'y aurait jamais d'État palestinien sous son mandat. Netanyahu a également déclaré, au début de sa carrière politique dans les années 1980, qu'Israël devrait saisir toutes les occasions pour déplacer le plus grand nombre possible de Palestiniens, tant de Cisjordanie que de l'intérieur des frontières de l'État israélien, et plus important encore, de Gaza.
En 2018, la Knesset israélienne a adopté à une écrasante majorité la loi sur l'État-nation, stipulant que l'autodétermination nationale entre le Jourdain et la mer Méditerranée n'appartient qu'au peuple juif. Lors de la dernière guerre contre Gaza en juillet 2024, la Knesset israélienne a adopté une résolution, également à une écrasante majorité, rejetant la création d'un État palestinien où que ce soit en Palestine historique. Ces deux textes de loi font écho aux appels de la droite religieuse israélienne en faveur d'une colonisation et d'une annexion complètes de la Cisjordanie, ce qui témoigne d'une forte volonté au sein de la politique et de la société israéliennes de concrétiser enfin cette ambition. Pour les Palestiniens de Cisjordanie, cela signifie qu'ils sont dans la ligne de mire, avec à l'horizon immédiat la destruction et l'expulsion forcée, qu'elle soit partielle ou totale.
Sans perspective de fin et avec les déclarations israéliennes selon lesquelles l'offensive du « mur de fer » inclura toute la Cisjordanie, il devient clair que l'attaque israélienne n'est pas une mesure de sécurité. C'est un instrument pour réaliser les aspirations politiques de la droite sioniste. La première étape a entraîné le déplacement de 40 000 Palestiniens des camps de réfugiés du nord de la Cisjordanie, mais cela ne s'arrêtera pas là. Alors que le fragile cessez-le-feu à Gaza touche à sa fin, les Palestiniens se préparent à ce qui pourrait suivre en Cisjordanie, craignant que ce à quoi ils sont confrontés ne soit que le début d'un nouveau chapitre dans la guerre d'Israël contre le peuple palestinien.
Qassam Muaddi est le rédacteur palestinien de Mondoweiss. Suivez-le sur Twitter/X à @QassaMMuaddi.
Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : Mondoweiss
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