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Mexique-dossier. Claudia Sheinbaum : « un triomphe à contre-courant en Amérique latine »

Claudia Sheinbaum sera la première femme présidente du Mexique. Scientifique et vétérane des luttes étudiantes, elle aura pour défi de poursuivre le processus initié par Andrés Manuel López Obrador, tout en faisant preuve d'autonomie politique. Sa victoire ne renforce pas seulement la gauche, mais exprime également la crise du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), la force politique autrefois hégémonique du pays.
10 juin 2024 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/mexique/mexique-dossier-claudia-sheinbaum-un-triomphe-a-contre-courant-en-amerique-latine.html
La victoire de Claudia Sheinbaum aux élections présidentielles mexicaines [avec 59,75% des suffrages] marque un tournant dans l'histoire du pays, renforce la gauche institutionnelle latino-américaine et contraste avec les avancées de l'extrême droite dans la région ces dernières années.
Les résultats contredisent la prémisse rabattue selon laquelle l'un des effets de la pandémie post-Covid 19 résidait dans la défaite assurée des partis au pouvoir, sans distinction idéologique. Contrairement à ce qui s'est passé au Brésil ou en Argentine, le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a réussi à garantir la continuité du Mouvement de régénération nationale (MORENA). Il l'a fait main dans la main avec Claudia Sheinbaum, une scientifique de 61 ans qui, le 1er octobre, après avoir remporté les élections du dimanche 2 juin avec près de 60% des voix, deviendra la première femme présidente de l'histoire du Mexique. Ce seul fait, dans un pays et un continent caractérisés par une culture politique manifestement machiste, constitue l'une des facettes les plus fondamentales de la campagne électorale. Avant Claudia Sheinbaum, Rosario Ibarra de Piedra [candidate du PRT en 1982 et en 1988], Cecilia Soto [candidate du Partido del Trabajo en 1994], Marcela Lombardo [candidate du Parti alternatif social-démocrate en 1994], Patricia Mercado [candidate pour le Partido Alternativa Socialdemocrata y Campesina en 2006], Josefina Vázquez Mota [candidate du PAN-Parti d'action nationale en 2012] et Margarita Zavala [candidate du PAN en 2018] ont présenté leur candidature.
Cette année, Claudia Sheinbaum [MORENA] et Xóchitl Gálvez [27,75% des suffrages], la candidate de l'opposition [coalition réunissant le PAN, le PRI et le PRD] qui, au-delà de ses escarmouches médiatiques, n'a jamais réussi à se positionner comme une rivale compétitive, ont rejoint la liste des pionnières. Dans tous les cas, il ne faut pas succomber aux mirages fréquents liés au genre de la candidate. Même si cela semble évident, il faut rappeler qu'une femme au pouvoir n'est pas une garantie de féminisme. Pendant la campagne, Sheinbaum a inclus dans ses promesses des questions telles que le care et a répété le slogan : « Je n'arrive pas seule, nous arrivons toutes ensemble ». Mais, en réalité, tout au long de sa carrière politique, elle n'a pas embrassé les luttes féministes de manière énergique. Les tensions et les contradictions avec le mouvement des femmes qu'elle a héritées de son passage à la tête du gouvernement de Mexico [district fédéral] sont encore présentes, et nous devrons donc attendre pour voir si son arrivée au pouvoir se traduira par des politiques d'extension des droits.
D'autre part, la victoire de Claudia Sheinbaum représente une nouvelle étape dans la débâcle du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), force politique omniprésente qui, au siècle dernier, a gouverné le Mexique pendant sept décennies consécutives jusqu'à ce que, en 2000, l'alternance tant attendue commence enfin. Depuis lors, la droite (PAN) a gouverné pendant deux mandats, avec Vicente Fox [2000-2006] et Felipe Calderón [2006-2012]. Puis le PRI est revenu, avec Enrique Peña Nieto [2012-2018]. La gauche, représentée par López Obrador (AMLO), l'a emporté en 2018 et la victoire de Claudia Sheinbaum lui assure de rester au pouvoir jusqu'en 2030.
Les racines historiques des dirigeants de gauche sont toutefois multiples. Si López Obrador [membre du PRI, puis du PRD, puis fondateur [1] de MORENA] et Cuauhtémoc Cárdenas [initiateur du PRD en 1989] sont nés politiquement au sein du PRI, personne ne peut revendiquer ce passé pour Claudia Sheinbaum. Elle a toujours été une militante de gauche et a maintenu la continuité comme l'une de ses principales bannières politiques. C'est pourquoi elle représente un changement de genre, mais aussi un changement de génération en termes politiques.
Ce processus électoral n'a pas seulement conduit au triomphe de Sheinbaum et de MORENA, mais il a laissé le PRI en crise et, selon certains points de vue, au bord de l'extinction. L'alliance de ce dernier avec le Parti d'action nationale (PAN) et le Parti de la révolution démocratique (PRD), autrefois rivaux, a montré que sa seule vocation était de constituer une opposition viscérale et de classe à Lopez Obrador. La campagne du PRI était en fait centrée sur la peur, comme le démontrent les déclarations constantes du parti selon lesquelles, en cas de victoire de Sheinbaum, le Mexique serait « transformé en Venezuela », une « dictature » se développerait et le pays serait gouverné par le « communisme ». La stratégie du PRI s'est traduite par une campagne erratique et parfois embarrassante de Xóchitl Gálvez et a eu pour effet d'aggraver la crise que traverse le parti depuis près de vingt ans. Loin de relancer positivement le PRI, l'alliance avec des partis avec lesquels il s'était précédemment affronté l'a conduit à liquéfier son identité et à se retrouver dans une position critique.
L'opposition a également dû faire face à un président (AMLO) qui contrôle la communication publique et fixe l'agenda politique par le biais de ses conférences de presse quotidiennes – connues sous le nom de « mañaneras » – et qui, dans la dernière ligne droite de son gouvernement, jouit d'une cote de popularité record de 60%. López Obrador cédera son poste à Claudia Sheinbaum en lui laissant les comptes macroéconomiques en bon état. Le Mexique d'aujourd'hui, c'est un peso renforcé, des conditions salariales meilleures que par le passé, moins de pauvreté et une batterie de programmes sociaux destinés aux plus défavorisés. Claudia Sheinbaum devrait également poursuivre la rhétorique obradoriste liée à l'« humanisme » et à la « justice sociale » et les politiques qui ont permis à López Obrador d'évincer, en à peine une décennie, la triade PRI-PAN-PRD et de faire de MORENA le parti le plus important du pays. Ce déplacement et la prééminence de MORENA se sont traduits, en fait, par l'augmentation des sièges obtenus lors des élections à la Chambre des députés et au Sénat. Selon les dernières données du décompte électoral, MORENA obtiendrait une majorité qualifiée au Congrès. [MORENA aurait 250 députés sur 500 et 372 sur 500 en tenant compte de la coalition Morena-Partido del Trabajo, Partido Verde Ecologista.]
Le processus de changement de López Obrador a joué en faveur de Claudia Sheinbaum, qui a pu capitaliser sur les réalisations de l'administration du président grâce au soutien de ce dernier. Claudia Sheinbaum a promis de poursuivre la « quatrième transformation » ou « 4T », comme le président a baptisé son administration pour lui donner une aura épique, en l'assimilant à l'indépendance de 1810, à la guerre de réforme du XIXe siècle et à la révolution de 1910. Aux premières heures du lundi 3 juin, une fois son triomphe confirmé, Claudia Sheinbaum a une nouvelle fois fait preuve de loyauté en qualifiant le président comme « un homme exceptionnel qui a transformé l'histoire de notre pays pour le meilleur ».
A son tour, dans son premier message post-électoral, López Obrador a réitéré son « affection et son respect » pour Claudia Sheinbaum. « J'avoue que je suis très heureux, fier d'être le président d'un peuple exemplaire, le peuple mexicain. La journée électorale d'aujourd'hui a montré qu'il s'agit d'un peuple très politisé, le nôtre », a-t-il déclaré, soulignant qu'en 200 ans d'histoire, jamais une femme n'avait gouverné.
L'échange d'éloges a couronné une relation politique qui a débuté il y a 24 ans, lorsque López Obrador a remporté le gouvernement de la capitale et a invité Claudia Sheinbaum, alors scientifique et universitaire, à rejoindre son cabinet en tant que secrétaire à l'Environnement. Depuis lors, ils ne se sont jamais quittés. Elle a ensuite été porte-parole de la première campagne de López Obrador (2006) et a été l'une des fondatrices et des acteurs politiques de MORENA. Avec le soutien de son mentor, elle remporte en 2015 la mairie de Tlalpan [une des 16 divisions territoriales de Mexico] et, quelques années plus tard, le gouvernement de la ville de Mexico [l'agglomération compte 21 millions d'habitants]. Le 1er décembre 2018, López Obrador a prêté serment en tant que président et cinq jours plus tard, Claudia Sheinbaum a prêté serment en tant que maire de la capitale nationale. Six ans plus tard, il lui transmettra (en octobre) la présidence, consolidant ainsi leur statut de duo politique le plus performant du Mexique contemporain.
L'héritage que recevra Claudia Sheinbaum comprend également des bilans négatifs. Parmi ceux-ci se dégage la violence incessante qui sévit dans le pays. Celle-ci doit être, au même titre que les rapports avec les familles et les réparations pour les victimes, une question de la plus haute priorité. Cette violence, qui est multiple et s'exprime à différents niveaux et dans différentes directions, a coûté la vie à 30 candidats au cours de cette même campagne électorale. Bien que le président López Obrador ait tenté de minimiser les faits et présenté les élections comme « les plus propres et les plus pacifiques de l'histoire », les données montrent que de nombreux citoyens et citoyennes ont décidé de « voter » pour l'une des plus de 100 000 personnes disparues et ont inscrit leur nom sur les bulletins de vote afin de rendre visible une tragédie à laquelle les dirigeants politiques, à commencer par le président AMLO, n'ont accordé que peu ou pas d'attention. L'agenda des droits de l'homme est urgent, mais la méfiance de nombreuses organisations et groupes de familles de victimes à l'égard de la nouvelle présidente est plus qu'évidente. La proximité de Claudia Sheinbaum avec Omar García Harfuch, policier et ancien secrétaire à la Sécurité citoyenne de la ville de Mexico [du 4 octobre 2019 au 9 septembre 2023, ce dernier a donné sa dimension pour intégrer la campagne de Sheinbaum et envisager un poste gouvernemental], est, pour ces organisations, inquiétante. La raison en est évidente : García Harfuch a été désigné par les proches des étudiants de l'école normale d'Ayotzinapa disparus en 2014 comme faisant partie de ceux qui ont construit le « récit officiel » sur un cas de violations évidentes des droits de l'homme [la clarté n'a jamais été faite sur les circonstances de leur mort et du rôle de l'armée]. Ce fait conduit les organisations à émettre des réserves à l'égard de Sheinbaum, tandis que García Harfuch fait non seulement partie de l'équipe de conseillers de la nouvelle présidente, mais semble même faire partie de son prochain cabinet. Il reste à voir dans quelle mesure les « contradictions inévitables mais nécessaires », l'euphémisme utilisé par ceux qui justifient toute forme d'alliance, prévaudront.
Sur le plan extérieur, les élections mexicaines rééquilibrent la répartition du pouvoir dans une Amérique latine où l'idée fausse d'un inévitable glissement à droite s'était répandue. Le samedi 1er juin, juste un jour avant l'élection de Sheinbaum, le président argentin Javier Milei et le salvadorien Nayib Bukele se sont donné l'accolade en souriant, essayant de montrer une extrême droite qui progresse régulièrement à l'échelle mondiale. Mais le lendemain, le triomphe de MORENA au Mexique a remis les projecteurs sur la gauche démocratique diversifiée qui comprend Luiz Inácio Lula da Silva (Brésil), Gustavo Petro (Colombie), Luis Arce (Bolivie) et Gabriel Boric (Chili), le groupe restreint de présidents dont, dans quatre mois, Claudia Sheinbaum fera partie.
Comme presque toutes les femmes qui accèdent à de hautes fonctions, Claudia Sheinbaum doit faire face à de multiples préjugés. Promue par López Obrador, elle a été accusée par ses adversaires politiques et médiatiques de n'être qu'une « marionnette » de l'actuel président. En fait, ces mêmes opposants soutiennent que c'est le fondateur de MORENA – qui a déjà annoncé son prochain retrait de la vie politique – qui continuera à gouverner en coulisses. Claudia Sheinbaum doit maintenant relever le défi de démontrer son autonomie politique sans laisser entendre qu'elle est déloyale. Ce sera l'un des principaux défis de la nouvelle présidente [2].
Elle n'est pas seule dans ce processus. Un autre événement marquant de l'élection est que la capitale du pays sera également gouvernée par une femme. Il s'agit de Clara Brugada [membre de MORENA depuis 2014, elle a quitté le PRD en 2012], l'ancienne maire d'Iztapalapa [secteur populaire de l'agglomération de Mexico, de 2018 à septembre 2023], issue des luttes urbaines (occupation du territoire), qui se définit comme féministe et qui, dès son entrée en fonction, deviendra automatiquement pré-candidate à la présidence et possible successeure de Claudia Sheinbaum en 2030. Mais cela sera une autre histoire. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Cecilia González est journaliste, auteure de nombreux ouvrages sur le Mexique et l'Argentine.
[1] Sur la constitution de MORENA, voir l'ouvrage d'Hélène Combes : De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (CNRS Editions, 2024). (Réd.)
[2] Le milieu entrepreneurial a accueilli de manière assez positive l'élection de Claudia Sheinbaum. Cette dernière a rapidement pris contact avec, par exemple, le directeur général de BlackRock Mexico, pour assurer les flux d'investissements. A ses côtés, la future responsable de l'Economie, la jeune dirigeante d'entreprise Altagracia Gómez Sierra, était déjà membre de l'équipe de la campagne présidentielle de Sheinbaum. (Réd.)
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Mexique. Violente campagne de la coalition de droite : en vue de quel futur ?
Photo : Xóchitl Gálvez, le 5 juin, demande que l'exécutif soit jugé pour son intervention dans les élections.
Par Carlos Alberto Ríos Gordillo

1.- Au Mexique, à l'issue des élections présidentielles du 2 juin, la victoire de la coalition de gauche (Sigamos Haciendo Historia-Continuons à écrire l'histoire : MORENA, PT, Partido Verde Ecologista) se profilait. Dès le matin et bravant un soleil de plomb, des millions de personnes se sont alignées dans les rues, dans des files d'attente intergénérationnelles, pour voter dans tout le pays et dans les principaux consulats mexicains aux Etats-Unis et en Europe. Plus importante que l'élection de 2018, la participation citoyenne a d'emblée suscité l'étonnement. Quelle candidate tous ces votes allaient-ils favoriser ? Cette incertitude a suscité les réactions les plus diverses le jour même de l'élection.
Avant la fermeture des bureaux de vote, les instituts de sondage ont commencé à publier des résultats préalables. L'un de ces instituts, le très partial Massive Caller, a annoncé la victoire de la candidate conservatrice Xóchitl Gálvez [coalition Fuerza y Corazón por México : PRI, PAN, PRD] Peu après, elle s'est réunie avec les principaux responsables de son équipe de campagne, a annoncé lors d'une conférence de presse sa victoire éclatante à la présidence et dans les neuf Etats où se déroulaient les élections, y compris la capitale du pays. Dans un discours préparé à l'avance, elle a exigé que le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) respecte le vote, tout en demandant à l'Institut national électoral (INE) de ratifier automatiquement le résultat [1].
Délirante et sans résultats en main, assimilant la forte participation à un vote en sa faveur, la droite a célébré à l'avance une victoire : moins comme une farce que comme un faux positif. « D'après ces résultats, il est clair que nous avons déjà gagné », s'est exclamée Xóchitl Gálvez, tandis qu'un tonnerre de clameurs scande : « Présidente, Présidente ! » Cependant, les nuances du discours triomphal laissaient présager ce qui allait se passer quelques heures plus tard : « Nous sommes en concurrence avec l'autoritarisme et le pouvoir. Et ils sont capables de tout », a-t-elle déclaré. Comme si c'était un présage, elle annonce le piège qui se nicherait derrière la prétendue victoire : « Nous allons défendre votre vote, nous n'allons pas partir, nous allons défendre cette victoire. »
Créer la confusion, déformer, mentir depuis le début et jusqu'à la fin, c'est ce qu'a fait la propagande de droite avant même le début de la campagne présidentielle ; mais si l'heure de la défaite a sonné, à quoi bon ?
2.- La réalité n'a pas tardé à être connue et célébrée. Ce que la droite célébrait, c'était tout ce qu'elle n'avait pas gagné dans son ancien monde : à l'exception de cinq divisions territoriales (demarcaciones territoriales qui sont au nombre de 16) dans la capitale et d'un Etat dans le pays, elle avait tout perdu. Selon le Programme des Résultats Electoraux Préliminaires de l'INE (Instituto Nacional Electoral), Xóchitl Gálvez avait obtenu 27,90% des voix, soit presque deux fois plus que le dernier concurrent en lice : Jorge Álvarez Máynez, qui avait obtenu 10,4187%, mais trente points derrière Claudia Sheinbaum, avec 59,75% des voix. Curieusement, c'est à l'étranger (Etats-Unis, Europe) qu'elles sont le plus proches : 86 554 voix pour la première, 91 522 pour Sheinbaum.
Avec ces résultats, la majorité qualifiée au sein du pouvoir législatif est restée entre les mains de la coalition dirigée par le parti Mouvement de régénération nationale (MORENA), ce qui, en principe, lui permet d'approuver les réformes de l'INE [six modifications voulues par AMLO de la législation électorale] et du pouvoir judiciaire. Réformes auxquelles s'opposait l'opposition déguisée en « marée rose » [couleur adoptée par la coalition de droite] trouvant ainsi une cause de connexion avec les secteurs de la population mécontents du gouvernement de López Obrador et une légitimité sociale qu'elle a recherchée avec ténacité tout au long des six années du mandat d'AMLO. Si ces partis ont trouvé dans leur coalition un moyen de ne pas succomber séparément, ils ont trouvé dans les « citoyens » la légitimité qui les a animés pendant la campagne et leur a permis d'obtenir un pourcentage aussi élevé lors des élections du 2 juin.
Alors que le Zócalo de Mexico a été le théâtre d'une fête populaire en faveur de Claudia Sheinbaum et que les célébrations ont fusé de partout, les réactions internationales ne se sont pas fait attendre. Alors qu'il y a six ans, le grand sociologue Immanuel Wallerstein [disparu en 2019] considérait la victoire d'AMLO comme une « victoire de la gauche », significative pour l'ensemble de la gauche mondiale, voilà que l'intellectuel et cinéaste anglo-pakistanais Tariq Ali écrit sur son compte X : « Excellente nouvelle du Mexique. Enorme victoire pour Claudia Sheinbaum, féministe d'origine juive. Antisioniste et écologiste. Sa victoire est aussi un symbole de la popularité d'AMLO dans le pays. Un triomphe de l'espoir sur le désespoir. Un soulagement après le désastre en Argentine. »
3.- Peu après avoir célébré une telle victoire en apothéose, les dirigeants des partis politiques de droite mexicains ont annoncé une nouvelle conférence de presse, où ils ont tenu une conférence de presse durant laquelle ils ont présenté une réalité à l'opposé de celle mentionnée dans la conférence précédente mentionnée plus haut : ils ont exigé le respect de la volonté du peuple. Ils ont ainsi changé les termes de leur discours. Dans un langage guindé, Alejandro Moreno, président national du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), a dit la chose la plus révélatrice : « Nous avons gagné dans ces six Etats. Nous sommes en train de construire et de consolider les résultats de l'élection présidentielle, ce qui montre clairement que Xóchitl Gálvez a non seulement le soutien du peuple mexicain, mais que nous avons clairement gagné dans ces six Etats. » [2] En quelques minutes, les dirigeants du parti sont passés d'un air de triomphe à une tonalité de morosité. Voyant que la défaite à la présidence était acquise, ils se sont accrochés à la lutte pour seulement six Etats, finalement eux aussi perdus pour eux.
Quelques minutes plus tard, avec l'apparition des résultats préliminaires de l'INE, la candidate Xóchitl Gálvez elle-même a dû accepter l'inévitable. Elle a convoqué une nouvelle conférence de presse pour reconnaître que le vote en faveur de sa candidature ne lui était pas favorable, que les tendances électorales étaient irréversibles et que, par conséquent, « il n'y a aucune information suggérant que cela pourrait changer lors du dépouillement dans les districts ». Cette reconnaissance, comme elle l'assume, s'accompagne d'une « ferme exigence de résultats et de solutions aux graves problèmes du pays et de l'indispensable respect de la Constitution et des institutions démocratiques » [3].
Ce faisant, elle a révélé la reconfiguration de la stratégie qui avait résulté de la cuisante défaite électorale, mais dans le cadre de la survie politique des derniers mois : la formation d'un mouvement de masse [la « marée rose »]. « Nous descendrons dans la rue autant de fois qu'il le faudra pour défendre la République et la démocratie », a-t-elle déclaré. Elle a ensuite énuméré les thèmes de la lutte à venir : le soutien aux mères à la recherche de disparus, la lutte des femmes, les droits des peuples indigènes [en lien avec le projet de train Maya mis en place par AMLO], la lutte contre la corruption et, bien sûr, la promotion de l'énergie propre [place de la firme pétrolière Pemex dans la distribution budgétaire d'allocations sociales] et d'autres causes. Une fois de plus sont utilisés des thèmes que la gauche a défendus face à l'assaut de la droite.
Outre les partis politiques qui l'ont proposée à la présidence, Xóchitl Gálvez a remercié les citoyens de la « marée rose », qu'elle conservera pendant « le temps que Dieu décidera de me prêter sur cette terre ». Une « guerrière » autoproclamée pour un « Mexique où la vie, la vérité et la liberté sont respectées ». Une guerrière de la « démocratie », qui a prévenu : « Nous ne permettrons pas qu'elle soit attaquée. » Dépité, le public qui, quelques heures plus tôt, l'avait acclamée avec le slogan « Présidente ! », lui a renvoyé un simple : « Xóchitl ! », comme pour la ramener à sa simple dimension.
4.- Après avoir encouragé la perplexité et diffusé la confusion, la droite a cherché à gagner sur ce qu'elle affirmait depuis des mois : l'ingérence de López Obrador dans la campagne électorale, la présence du crime organisé et l'utilisation des programmes gouvernementaux à l'avantage de MORENA qui ont fait de cette élection une élection d'Etat. Dans cette optique, au lendemain de l'élection, Xóchitl Gálvez a, dans l'après-midi, publié un communiqué, dans lequel, très en phase avec ce que nombre de ses partisans ont écrit sur les réseaux sociaux (appelant parfois à l'usage de la violence), elle a affirmé :
« (…) Cela ne s'arrête pas là. Oui, nous présenterons les éléments qui prouvent ce que je vous dis et ce que nous savons tous. Et nous le ferons parce que nous ne pouvons pas permettre une autre élection comme celle-ci. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons défendre notre démocratie et notre république. Les contre-pouvoirs et la séparation des pouvoirs sont toujours menacés. Ce doit être un grand moment d'unité pour ceux et celles d'entre nous qui croient en la vie, la vérité et la liberté. Ils chercheront à nous diviser et à nous décourager, mais nous ne pouvons pas nous permettre de baisser les bras. Poursuivons notre lutte pour vous, pour votre famille et pour le Mexique. Nous sommes la résistance et nous devons faire notre part : défendre le Mexique contre l'autoritarisme et le mauvais gouvernement. » [4]
Le 4 juin, Xóchitl Gálvez a haussé encore le ton et diffusé une vidéo « Nous commençons la défense de ton vote », adressée « à tous ceux qui font partie de notre lutte », dans laquelle elle y expose les quatre points d'une stratégie de défense de la démocratie, appelant à un recomptage de 80% des urnes, comme si le résultat des élections était déjà clos. En outre, elle dénonce « l'intervention très claire du Président dans le processus électoral », « l'utilisation évidente des ressources publiques dans la campagne de MORENA », et « le haut niveau de violence et l'intervention du crime organisé ». Le visage tremblant, elle a poursuivi en affirmant que « le Mexique ne mérite pas une autre élection avec l'intervention de l'Etat et du crime organisé ». Fidèle à son cynisme éhonté, elle a affirmé que « nous avons commencé par la résistance pour protéger notre démocratie, notre Constitution et notre liberté ».
5.- Jusqu'à présent, deux axes semblent constituer la stratégie de la droite. Premièrement. Exiger un recomptage des votes afin de perturber le climat politique et la légitimité de l'élection et de l'INE (dans la « défense » duquel la « marée rose » a trouvé l'un de ses emblèmes les plus prestigieux), en délégitimant les vainqueurs de l'élection. Une mesure de pression et de lutte qui a créé l'indignation, la lassitude et même la mobilisation de la base de la coalition Fuerza y Corazón por México vaincue, ce qui contribue à un climat hostile que la droite elle-même ne peut presque plus contrôler, que ce soit dans le sens de la diriger ou de l'alimenter. Ainsi, la droite tente d'atténuer l'action réformatrice du nouveau gouvernement, de le ligoter pour qu'il se modère et n'approfondisse pas la réforme du système judiciaire et de l'INE. Combien de temps ce climat peut-il durer et quel type de chocs faudra-t-il pour l'alimenter ?
Deuxièmement. Maintenir sa présence et son leadership auprès de sa base électorale, non seulement mécontente de la défaite, mais en colère, dont le point de vue a longtemps été influencé par les rumeurs d'une élection orchestrée par l'Etat et le président López Obrador. Cela a obligé Xóchitl Gálvez à se maintenir dans une prétendue « résistance », alors que quelques heures plus tôt, elle avait accepté les résultats des élections. Si elle est discréditée, d'autres (ou peut-être personne) pourraient capitaliser sur cette indignation, attisée dans les médias par une pléiade de commentateurs. Risque alors d'être perdu le leadership d'une force sociale dont les partis de la coalition défaite (pour autant que le PRD survive) ont besoin pour se légitimer – pour l'instant, via la candidate des patriotes, des défenseurs de la République et de la Constitution, dont le « discours » a su séduire les électeurs de droite, mais aussi ceux qui sont mécontents du gouvernement de López Obrador.
6.- Le succès de cette symbiose entre Xóchitl Gálvez et la « marée rose » s'explique d'abord par le fait qu'elle a su réunir autour de sa candidature différents courants de la droite : catholique militant (anti-avortement, anti-féministe, anti-droits LGBT+), anti-communiste et sinarchiste [mouvement nationaliste des années 1930 à connotation fascisante, catholique], anti-immigrés et aporophobe [aversion pour les pauvres], entrepreneurial, pro-libre marché et pro-culture de l'effort, et donc aussi classiste, discriminatoire et raciste. A cet élément chimique s'en ajoute un autre, plus dangereux : l'expropriation des causes sociales les plus importantes de la gauche dans le Mexique contemporain : la recherche des disparus et le soutien du gouvernement aux mères en quête d'un enfant disparu, les droits des peuples indigènes, la demande d'une santé et d'une éducation de qualité, l'arrêt de la criminalité organisée, etc. Néanmoins, cette nébuleuse de forces politiques, d'alliances et de regroupements mise sur sa survie et est prête à muter à nouveau, à se transformer ou à se moderniser pour n'importe quelle cause ou lutte sociale, comme le font les virus lorsqu'ils cherchent un hôte, tout en s'en nourrissant.
Dans l'anatomie de ce à quoi nous assistons, il y a le germe d'un mouvement de masse qui, en revendiquant cette résistance nationale pour la démocratie et la liberté, ouvre la voie à un programme où la politique est néolibérale, donc favorable aux élites dirigeantes et aux grands médias. Tandis que, sur les questions sociales, elle se présente comme progressiste, en « défendant » tout ce que nous, la gauche, avons défendu pendant des années. En phase avec les nouveaux visages de la droite, cette philosophie politique, libérale et libertarienne, organise la vie sociale selon un modèle entrepreneurial, de guerriers courageux et charismatiques prêts à se sacrifier pour le bien commun, pour la République et la Constitution, qui entreprennent et défendent les causes de notre temps.
7.- Bien qu'il n'ait pas gagné les élections, ce programme a profité des circonstances et a su créer une base sociale propre qui, malgré tout, bouge. Elle n'est pas entièrement nouvelle, mais sa vigueur s'est développée aux dépens de ce gouvernement progressiste de MORENA. Elle réapparaîtra plus tard, mais peut-être avec de nouveaux dirigeants et représentants, ajoutant à son répertoire les promesses non tenues et les erreurs du gouvernement en place, et transformant nos thèmes programmatiques et nos slogans en une simple propagande instrumentale. Bien que, sur le fond, il se résume au pragmatisme radical brut de la droite en quête de légitimité et de pouvoir, sur la forme, le programme s'habille des causes les plus urgentes de notre époque.
Nous aurons besoin de clarté intellectuelle pour distinguer le contenu de la forme : la volonté de changement social en surface, tout en préservant le statu quo au fond. L'essentiel de la tromperie élaborée consiste à associer l'attrait de la forme à l'illusion de la substance, et donc à tout changer pour que tout reste pareil.
Cependant, si dans cette dimension cosmétique de l'œuf de serpent réside son énigmatique pouvoir de métamorphose, ainsi que son indéniable pouvoir d'attraction sociale, à travers les caractéristiques de sa membrane, il est également possible de distinguer la physionomie du reptile en pleine formation. (Article publié par le site Sin Permiso le 8 juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Carlos Alberto Ríos Gordillo enseigne au département de sociologie de l'Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Azcapotzalco.
[1] Gálvez, Xóchitl. https://www.youtube.com/watch?v=Ur-k8xl9LZg (Consultado : 2 de junio de 2024)
[2] https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R/videos/389259593473885/ (Consultado : 2 de junio de 2024)
[3] Gálvez, Xóchitl. https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R( Consultado : 2 de junio de 2024)
[4] Gálvez, Xóchitl. https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R (Consultado : 3 de junio de 2024)
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Le bolsonarisme peut revenir au pouvoir

Le lulisme, ou loyauté politique à l'expérience des gouvernements dirigés par le Parti des Travailleurs (PT) a permis de gagner le soutien des plus pauvres. Mais la gauche brésilienne a perdu son hégémonie sur sa base sociale de masse d'origine.
Bolsonaro peut-il revenir au pouvoir en 2026 ? Oui, c'est possible. Il faut considérer l'existence de puissants facteurs objectifs et subjectifs pour expliquer la résilience de l'extrême droite, même après la défaite de la semi-insurrection de janvier 2023.
27 mai 2024 | tiré du site Rebelion.org
https://rebelion.org/el-bolsonarismo-puede-volver-al-poder/
Mais, en premier lieu, il est lucide de reconnaître le contexte international du phénomène, dans lequel l'extrême droite joue un rôle déterminant :
a) les turbulences du système étatique avec le renforcement de la Chine et la stratégie de l'impérialisme américain visant à préserver la suprématie de la Troïka, pour laquelle une orientation protectionniste plus dure est utile ;
b) les différends causés par l'émergence de la crise environnementale et de la transition énergétique, qui désavantagent temporairement ceux qui décarbonent plus rapidement ;
(c) le tournant des fractions bourgeoises vers la défense des régimes autoritaires qui font face à la protestation populaire et embrassent une ligne national-impérialiste ;
d) la tendance à la stagnation économique, à l'appauvrissement et au virage à droite des classes moyennes ; et
(e) la crise de la gauche, entre autres.
Mais il y a des particularités brésiliennes dans la fragmentation politique du pays. Elles sont essentiellement cinq :
i) l'hégémonie entre l'armée et la police ;
(ii) le penchant de la grande majorité de l'évangélisme pentecôtiste vers l'extrême droite ;
(iii) le poids du bolsonarisme dans les régions les plus développées, le Sud-Est et le Sud du pays, en particulier parmi la nouvelle classe moyenne qui les dirigent, ou celle ayant un très haut niveau d'éducation et qui remplit des fonctions exécutives dans les secteurs privé et public ;
(iv) la direction du courant néofasciste au sein de l'extrême droite et
(v) le soutien à l'extrême droite parmi les classes moyennes salariées ayant des salaires compris entre trois. cinq, voire sept fois le salaire minimum.
Les quatre premières particularités ont été étudiées de manière approfondie, mais la dernière l'a moins été. L'étudier est stratégique, car il est peut-être le seul moyen d'inverser, dans le contexte d'une situation très défavorable, des rapports sociaux de force favorisant les réactionnaires.
Certains facteurs objectifs expliquent la distance politique, la division ou la séparation entre des parties de la classe ouvrière et celle des plus pauvres, tels que l'inflation dans les plans privés d'éducation et de santé, et l'augmentation de l'impôt sur le revenu, qui menacent un modèle de consommation et un niveau de vie, et qui ont des impacts subjectifs, comme le ressentiment social et le ressentiment moral et idéologique. Les deux sont entrelacés et peuvent même être indivisibles.
Mais ce n'était pas le cas lorsque la phase finale de la lutte contre la dictature s'est ouverte, il y a quarante-cinq ans. Le PT est né avec le soutien des métallurgistes, des enseignant-es du secteur public, des travailleurs-euses du pétrole, des banquiers-ères et d'autres catégories qui, par rapport à la réalité des masses, avaient plus d'éducation et de meilleurs salaires. Le lulisme, ou loyauté politique à l'expérience des gouvernements dirigés par le PT, a permis de gagner le soutien des plus pauvres. Mais la gauche, tout en maintenant ses positions, a perdu son hégémonie sur sa base sociale de masse d'origine. Cette réalité tragique, parce qu'elle est la fracture de la classe ouvrière, exige que nous l'analysions d'un point de vue historique.
La période d'après-guerre (1945/1981) qui en fut une de croissance intense, au cours de laquelle le PIB a doublé chaque décennie et qui a favorisé la mobilité sociale absolue au Brésil, accompagnée de l'urbanisation accélérée du pays, semble faire irrémédiablement partie du passé. Le plein emploi et l'augmentation de la scolarisation, dans un pays où la moitié de la main-d'œuvre était analphabète, ont été les deux facteurs clés de l'amélioration de la vie de cette couche de travailleurs et travailleuses. Mais ils n'exercent plus la même pression que par le passé.
Il est clair qu'au cours de la dernière décennie, le capitalisme brésilien a perdu de son élan. Le pays a perdu 7 % de son PIB entre 2015/17 et, après la pandémie de covid en 2020/21, il a fallu trois ans pour revenir aux niveaux de 2019. Malgré toutes les contre-réformes antisociales – travail, protection sociale – visant à réduire les coûts de production, le taux d'investissement n'a pas dépassé 18 % du PIB en 2023, malgré l'autorisation de la PEC transitoire de crever le plafond des dépenses publiques.
Le Brésil, plus grand parc industriel et marché de consommation de biens durables de la périphérie, est devenu un pays à croissance lente. L'augmentation de la scolarité n'est plus un moteur aussi puissant. Améliorer les conditions de vie est devenu beaucoup plus difficile.
Le Brésil de 2024 est un pays moins pauvre qu'au XXe siècle, mais non moins injuste. Bien sûr, il y a encore beaucoup de pauvreté : des dizaines de millions de personnes ou même plus sont toujours en situation d'insécurité alimentaire, malgré la Bolsa Família (un programme social brésilien), selon le cycle économique. Mais il y a eu une réduction de l'extrême pauvreté sans réduction qualitative des inégalités sociales.
La répartition fonctionnelle du revenu entre le capital et le travail a enregistré des variations dans la marge. La répartition des revenus personnels s'est améliorée entre 2003 et 2014, mais a de nouveau augmenté depuis 2015/16, à la suite du coup d'État institutionnel contre le gouvernement de Dilma Rousseff. L'extrême pauvreté a diminué, mais la moitié de la population économiquement active compte un revenu inférieur à deux fois le salaire minimum. Un tiers des salarié-es gagnent entre trois et cinq fois le salaire minimum. L'inégalité est restée presque intacte parce que, entre autres raisons, la position des salarié-es à revenu moyen ayant un niveau d'éducation plus élevé a stagné avec un biais descendant.
De nombreuses études confirment que l'augmentation de la scolarité moyenne n'est pas liée à l'employabilité, et les enquêtes de l'IBGE confirment paradoxalement que le chômage augmente avec la scolarisation. La plupart des millions d'emplois signés depuis la fin de la pandémie ont été réservés à des personnes gagnant jusqu'à deux fois le salaire minimum, avec des exigences de scolarité très faibles.
Pour évaluer la plus ou moins grande cohésion sociale d'un pays, deux taux de mobilité sont considérés, l'absolu et le relatif. Le taux absolu compare la profession du père et de l'enfant, ou la première activité de chacun avec son dernier emploi. Le taux de mobilité relatif montre dans quelle mesure les obstacles à l'accès à l'emploi – ou aux possibilités d'études – favorables à la promotion sociale pourraient ou non être surmontés par les personnes en position sociale inférieure.
Au Brésil, les taux absolu et relatif ont été positifs jusque dans les années 1980, mais le premier a été plus intense que le second. En d'autres termes, nous avons connu une mobilité sociale intense dans la période d'après-guerre en raison de la pression de l'urbanisation et des migrations internes, du Nord-Est vers le Sud-Est, et du Sud vers le Centre-Ouest. Mais ce n'est plus le cas. Cette étape historique s'est terminée dans les années 90, lorsque le flux du monde agricole s'est épuisé.
Depuis, la pauvreté a diminué, mais les travailleurs et travailleuses de la classe moyenne ont connu une réalité plus hostile. Ce qui explique ce processus, c'est que les trajectoires de mobilité sociale au cours des vingt dernières années ont bénéficié à des millions de personnes vivant dans l'extrême pauvreté, mais très peu ont vu leurs conditions de vie augmenter de manière significative. Beaucoup ont amélioré leur vie, mais ils n'ont fait que passer à l'étape suivante au-dessus de celle occupée par leurs parents.
La mobilité sociale relative est restée très faible, car les incitations matérielles à augmenter la scolarisation ont été plus faibles au cours des quarante dernières années qu'elles ne l'avaient été pour la génération qui a atteint l'âge adulte dans les années 1950 ou 1960. Les récompenses que les familles obtiennent pour garder leurs enfants sans emploi pendant au moins douze ans jusqu'à ce qu'ils terminent leurs études secondaires ont diminué par rapport à la génération précédente, malgré la plus grande facilité d'accès.
Un pays peut partir d'une situation de grande inégalité sociale, mais si la mobilité sociale est intense, les inégalités sociales doivent être réduites, augmentant ainsi la cohésion sociale, comme cela s'est produit dans l'Italie d'après-guerre. À l'inverse, un pays qui avait de faibles inégalités sociales par rapport à ses voisins dans une position similaire dans le monde peut voir sa situation se détériorer si la mobilité sociale devient régressive, comme c'est le cas en France aujourd'hui.
Au Brésil, contrairement à la croyance populaire, la plupart des nouveaux emplois au cours des dix dernières années n'ont pas bénéficié au secteur le plus éduqué de la population. Étudier davantage n'a pas réduit le risque de chômage. Au cours des quarante-cinq années écoulées depuis 1979, la scolarité moyenne est passée de trois à plus de huit ans. Mais il y a eu deux transformations qui ont eu un impact durable sur la conscience de la jeunesse de la classe ouvrière.
La première est que le capitalisme brésilien n'est plus une société de plein emploi, comme il l'a été pendant un demi-siècle. La seconde est que, même avec les sacrifices consentis par les familles pour garder leurs enfants à l'école et retarder leur entrée sur le marché du travail, l'employabilité s'est concentrée dans des activités qui nécessitent peu de scolarité et offrent de faibles salaires. Pour la première fois dans l'histoire, les enfants ont perdu l'espoir de pouvoir vivre mieux que leurs parents.
Le chômage des diplômé-es est proportionnellement plus élevé que celui des personnes ayant un niveau d'éducation inférieur, et si l'inégalité des revenus personnels a diminué au cours des quinze dernières années, c'est parce que le salaire moyen des diplômé-es du niveau moyen et supérieur a diminué. L'expansion vertigineuse de l'ubérisation n'est donc pas surprenante. Les enquêtes mensuelles sur l'emploi de l'IBGE dans la région métropolitaine de São Paulo indiquent une évolution très lente qui ne se rapproche, au mieux, que de la reprise de l'inflation.
Près de quarante ans après la fin de la dictature militaire, l'équilibre économique et social du régime démocratique libéral est décourageant. Les réformes menées par le régime, telles que l'élargissement de l'accès à l'éducation publique, la mise en œuvre du SUS (Système unifié de santé), la Bolsa Família pour les personnes extrêmement pauvres, entre autres, ont été progressistes, mais insuffisantes pour réduire les inégalités sociales[1]. L'hypothèse selon laquelle une population plus éduquée modifierait progressivement la réalité politique du pays, entraînant un cycle durable de croissance économique et de répartition des revenus n'a pas été confirmée.
Une forme d'illusion gradualiste dans une perspective de justice sociale à l'intérieur des limites du capitalisme était cet espoir qu'une population plus éduquée changerait progressivement la réalité sociale du pays. Cela nous ramène aux limites des gouvernements de coalition dirigés par le PT, qui ont opté pour la concertation avec la classe dirigeante pour réguler le capitalisme « sauvage ». Bien qu'il existe des corrélations à long terme entre la scolarisation et la croissance économique, aucune causalité directe n'a été identifiée qui soit incontestable, encore moins si l'on inclut la variable de la réduction des inégalités sociales, comme le confirme la Corée du Sud.
Ce qui est incontestable, c'est que la bourgeoisie brésilienne s'est unie en 2016 pour renverser le gouvernement de Dilma Rousseff, malgré la modération des réformes menées. Il n'est pas surprenant que la classe dirigeante n'ait eu aucun scrupule à aller jusqu'à manipuler la destitution, en subvertissant les règles du régime pour s'emparer du pouvoir au profit de ses représentants directs, comme Michel Temer. Le défi est d'expliquer pourquoi la classe ouvrière n'était pas prête à se battre pour la défendre.
Les salaires représentaient plus de la moitié de la richesse nationale au début des années 1990 et, au cours des trente dernières années, ils sont tombés à un peu plus de 40 % en 1999 et, malgré la reprise observée entre 2004 et 2010, ils sont toujours inférieurs au niveau de 50 % de 2014 encore aujourd'hui, en 2024. Cette variable est significative pour une évaluation de l'évolution des inégalités sociales, car le Brésil de 2024 est une société qui a déjà achevé la transition historique du monde rural vers le monde urbain (86% de la population vit en ville), et la majorité de ceux et celles qui travaillent sous contrat, soit 38 millions avec un contrat de travail et 13 millions de fonctionnaires, reçoivent des salaires.
Dix autres millions de personnes ont un employeur mais pas de contrat. Il est vrai qu'il y a encore 25 millions de Brésilien-nes qui vivent d'un travail indépendant, mais ils sont proportionnellement moins nombreux que par le passé. La bourgeoisie n'a aucune raison de se plaindre du régime libéral. Malgré cela, une fraction de la bourgeoisie, comme celle de l'agro-industrie et d'autres, soutient le néofascisme et sa stratégie autoritaire.
Les données indiquant que les inégalités sociales ont diminué parmi les salarié-es sont convaincantes. Mais pas parce que l'injustice a diminué, bien que la misère, elle, ait diminué. Ce processus s'est produit parce qu'il y a eu deux tendances opposées sur le marché du travail. L'une est relativement nouvelle et l'autre est plus ancienne. La première était l'augmentation des planchers salariaux des secteurs les moins qualifiés et les moins organisés. Le salaire minimum a augmenté lentement mais sûrement au-dessus de la dévaluation depuis 1994 avec l'introduction du real, s'accélérant dans les années des gouvernements de Lula et Dilma Rousseff.
C'est un phénomène nouveau, puisque c'est l'inverse qui s'est produit au cours des quinze années précédentes. Le salaire minimum est une variable économique clé car c'est le plancher des retraites de l'INSS, c'est pourquoi la bourgeoisie exige qu'il soit renvoyé. La reprise économique favorisée par le cycle mondial d'augmentation de la demande de matières premières a entraîné une baisse du chômage à partir du second semestre 2005, culminant en 2014 en une situation de quasi-plein emploi.
La distribution massive de Bolsa Família semble également avoir exercé une pression sur la rémunération du travail manuel, en particulier dans les régions moins industrialisées. La deuxième tendance est la baisse continue de la rémunération des emplois nécessitant des études secondaires et supérieures, un processus qui se produit depuis les années 1980. En conclusion, les données disponibles semblent indiquer que l'augmentation de la scolarisation n'est plus un facteur important d'ascension sociale, comme c'était le cas par le passé.
La loyauté politique des masses populaires envers le lulisme est une expression du premier phénomène. La vie des plus pauvres s'est améliorée pendant les années des gouvernements PT. La division entre les salarié-rs qui gagnent plus de deux fois le salaire minimum exprime un ressentiment social qui a été manipulé par le bolsonarisme. Si la gauche ne reprend pas confiance dans ce secteur de la main-d'œuvre, le danger pour 2026 est grand.
Notes
[1] L'inégalité sociale est une variable qui cherche à mesurer la disparité des conditions socio-économiques. Le Social Radar, une étude de l'IPEA (Institut de recherche économique appliquée) confirme que les 1% les plus riches des Brésilien-nes ont un revenu équivalent à celui des 50% les plus pauvres. L'autodéclaration présente des marges d'erreur importantes, si les données ne sont pas croisées avec d'autres sources, telles que l'IRPF (impôt sur le revenu des personnes physiques) et l'IRPJ (impôt sur le revenu des personnes morales). Cette incertitude a toujours été excellente pour évaluer les inégalités au Brésil. Consulter en : https://www.ibge.gov.br/
[2] Une autre dimension de l'étude de la transition d'une société à prédominance rurale est l'évaluation de la démographie brésilienne. Nous sommes au plus fort de la transition démographique. La population de plus de 60 ans est toujours d'environ 15 %, inférieure à celle des pays centraux où elle atteint 20 % voire 25 %, mais les enfants et les jeunes, qui étaient d'environ 50 %, sont tombés à environ 20 %. En 1970, les femmes brésiliennes avaient en moyenne 5,8 enfants. Trente ans plus tard, cette moyenne était de 2,3 enfants. En 2016, il était de 1,8 et est depuis tombé à 1,5. La courbe démographique est à la fois fascinante et inquiétante : chaque année, environ deux millions de jeunes sont à la recherche de leur premier emploi. Cela montre le dynamisme de l'expansion de la main-d'œuvre disponible, ainsi que la nécessité de taux de croissance élevés du PIB pour réduire le chômage. L'ampleur de cette croissance du PAE peut être pleinement évaluée si l'on compare les données du Brésil avec celles de la France : l'expansion de la population active est passée de 20 à 26 millions en l'espace de 40 ans, de 1950 à 1990, c'est-à-dire qu'elle a augmenté de 30 %, alors qu'au Brésil elle a doublé en 30 ans.
Valerio Arcary est historien, militant de la PSOL (Résistance) et auteur de O martelo da História : ensaios sobre a urgência da revolução contemporânea (Sundermann, 2016).
Traduction du portugais : Jacobinlat, révisé pour Rebelión par Alfredo Iglesias Diéguez.
Source (de l'original) : https://aterraeredonda.com.br/o-bolsonarismo-pode-voltar-ao-poder/#_ednref1
Source (de la traduction en espagnol) : https://jacobinlat.com/2024/05/25/el-bolsonarismo-puede-volver-al-poder/
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France : Deux journées riches d’enseignements

La poussée d'en bas qui veut imposer l'unité est puissante. Il n'est pas déplacé d'évoquer, avec de grandes différences sur tous les plans certes, le 12 février 1934 quand l'unité d'action du PC et de la SFIO, de la CGTU et de la CGT, a été imposée par les manifestants contre les fascistes, ce qui fut le point de départ non pas des Fronts populaires (on va revenir ici sur cette précision), mais du front unique prolétarien contre la réaction.
11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale | Photo : Paris, le 10 juin 2024. Pendant un rassemblement "Front Populaire" contre le RN, place de la République, au lendemain de la victoire du Rassemblement national aux élections européennes en France.
C'est pourquoi il importe de reprendre le fil des principaux évènements ayant suivi le dernier coup d'État macronien. Dès dimanche soir, des centaines et des centaines de manifestants se sont spontanément, avec les drapeaux des différentes organisations dites de gauche, rassemblés place de la République à Paris et dans plusieurs villes, appelant à l'unité. La principale intervention de Raphaël Glucksmann ce soir-là avait précédé l'annonce de la dissolution mais comportait une phrase refusant toute main tendue de la part de ceux qui avaient misé sur le RN pour faire passer leur loi Immigration, donc avec les macroniens.
Ce premier verrou s'impose assez facilement. Par exemple, défense de rire, Jérôme Cahuzac, l'ancien ministre du Budget de Hollande et grand fraudeur fiscal, a annoncé qu'il se présentait à Villeneuve-sur-Lot contre une député sortante RN en prétendant jouer les sauveurs : le PS a immédiatement récusé tout soutien. Il faudra bien sûr être vigilants sur les tentatives de candidatures du type « centre-gauche ».
Mais l'unité elle-même, à laquelle aucun dirigeant et autres chefs à plume n'a tenté de s'opposer frontalement, allait-elle vraiment s'imposer ?
On pouvait avoir des craintes avec le grand discours de Jean-Luc Mélenchon réagissant à la dissolution (rejoint avec 5 minutes de retard par Manon Aubry sur une estrade déjà occupée par une garde rapprochée !).
Ce discours mérite d'être écouté de près : J.L. Mélenchon y a réintroduit toute la rhétorique nationale-populiste de 2017, aux fondements de LFI, en l'adaptant à sa version « villes et banlieues multiculturelles », mais c'est fondamentalement la même méthode : « un peuple, une nation, un programme » ; une « France nouvelle » va émerger et se construire : « la France des villes ». Cette insistance sur les villes galvanisait particulièrement les militants présents au fur et à mesure que tombaient les résultats tardifs des grandes villes comme Lyon ou Montpellier et de certaines banlieues, qui faisaient remonter le score de LFI de 8% à un peu moins de 10% (cela alors que dans les zones de banlieues les pourcentages élevés de LFI vont avec une abstention ultra-majoritaire, la plus élevée de tout le pays).
De plus, dans ce discours, J.L. Mélenchon introduisait de véritables poisons de division : la supposée escalade antirusse de la France qui doit s'arrêter ; et les accusations d'antisémitisme qui n'auraient d'autre fonction que d'attiser ce qui est réellement grave, appelé tantôt « racisme » et tantôt « islamophobie » (bien que ce ne soit pas exactement la même chose …). Que, selon des sondages dont il faut bien dire qu'ils sont dignes de foi, 90% des juifs de France questionnés sur ce qui leur fait le plus peur aujourd'hui dans ce pays répondent tragiquement : « Mélenchon », ne semble pas poser ici question …
Enfin, J.L. Mélenchon présentait la dissolution macronienne comme justifiée et inévitable, sans même relever son caractère antidémocratique (l'annoncer à l'avance pour septembre aurait été tout à fait différent).
Mais à peu près au même moment, François Ruffin interrogé par les journalistes développait une orientation qui, en gros, était l'inverse de celle proclamée par J.L. Mélenchon pour LFI. Il démarrait en attaquant frontalement Macron accusé de faire n'importe quoi, poursuivait en affirmant vouloir aller à la bataille dans toutes les communes y compris les plus petites, et concluait en appelant à l'unité inconditionnelle et immédiate pour constituer un « Front populaire ».
Ainsi s'ouvrait une brèche, sous-tendue par la volonté des larges masses d'unité et de prise en compte de tous les secteurs populaires.
La transposition de la rhétorique national-populiste de Mélenchon 2017 sur le peuple des centre-villes et des banlieues livre littéralement au RN ce que l'on appelle aujourd'hui « la ruralité », laquelle n'est pas principalement paysanne même si les potagers y sont fréquents et aident à survivre, et qui est la France des ronds-points qu'occupèrent en masse les Gilets jaunes. La faille avec Ruffin passe bien entendu par là.
Le terme de « Front populaire » signifie « unité d'action » pour les larges masses. De plus, il remplace, pas fortuitement, les formules invoquant « NUPES » ou « Union populaire », formules et références qui peuvent parfaitement être utilisées de manière diviseuse, avec l'invocation d'un « programme » à la mise en œuvre duquel il serait bien naïf de croire – et les larges masses n'ont pas cette naïveté.
Quand il est écrit sur le site créé samedi soir par François Ruffin avec des députés des différents partis de gauche, Front Populaire : « Il n'y a pas de fatalité, nous pouvons l'emporter. La crise de 1929 a donné le nazisme en Allemagne, mais le Front populaire en France. », les mots clefs auxquels nous nous associons, que nous avons nous-aussi crié dès dimanche soir, sont que nous pouvons gagner.
Mais l'histoire n'a pas été celle que raconte la seconde phrase : évitant la tragédie allemande (l'arrivée au pouvoir d'Hitler en janvier 1933), le 12 février 1934 a certes imposé l'unité, mais celle-ci fut élargie, sur décision de Moscou, aux principales forces bourgeoises de l'époque (les radicaux), et c'est cela que fut le « Front populaire » qui conduisit à la défaite devant Franco en Espagne et à la défaite sociale en France aussi, suivie du retour à la division lors du pacte Hitler-Staline : ce fut finalement la chambre de Front populaire qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Nazisme et fascismes seront vaincus en Europe par la guerre et la lutte armée des peuples. Il y a donc une part d'illusions dans cette formule dont la résurgence traduit le désir sain et nécessaire d'unité.
Lundi matin, des proches de F. Ruffin et des secteurs du PS introduisaient auprès des journalistes une expression curieuse pour parler de lui : « Il prend le capitanat. » Nous n'avons nul besoin d'un capitaine pour agir et imposer l'unité, et François Ruffin en est probablement conscient, mais le sens donné à cette formule, selon « un cadre du PS » cité par Libération, serait de suggérer un premier ministre en cas de victoire, qui, ne pouvant être ni Mélenchon ni Glucksmann, pourrait être Ruffin.
Outre que c'est là aller un peu vite en besogne, soulignons la question politique principale : si nous gagnons, s'agira-t-il de cohabiter, vraiment ? Avec Macron, dans le cadre de la V° République ? Celui qui, avec sa loi Immigration et la répression, a montré qu'il peut gouverner avec le RN, laissera-t-il abroger sa loi contre les retraites ? La vraie question ne serait-elle pas, dans ce cas, celle de la souveraineté de l'Assemblée, contre le président, et donc contre les institutions de la V° République ?
Cette fameuse Constituante, qu'un J.L. Mélenchon et le programme de LFI n'ont jamais envisagée qu'octroyée et corsetée de caudillesque manière, ne sera-t-elle pas au bout du chemin si la volonté démocratique renverse les obstacles ?
Voila pourquoi, à Aplutsoc, fidèles d'ailleurs à une vieille chanson qui dit « Ni Dieu, ni César, ni tribun », nous avons dit tout de suite : Assemblée souveraine ! Voilà la question ! Et pas de capitaine premier ministre … de Macron !
C'est là une discussion qui aide à aller de l'avant, mais nous n'en sommes pas du tout là. La question immédiate, c'est l'unité pour gagner. Et, le lendemain de ces discours, lundi 10 juin, J.L.Mélenchon a multiplié les tweets appelant à « l'unité » et au « front populaire » en expliquant que c'était sa volonté qui s'imposait enfin à tout le monde !
N'en croyons rien : la ligne national-populiste « urbaine et banlieusarde » de son discours de division du dimanche a dû être rembourrée par le ralliement à la volonté populaire le lundi.
Tout au long de la journée de lundi, des militants, de simples citoyens, ont téléphoné, se sont réunis, ont parfois manifesté, ont exigé l'unité, partout, partout, en France.
En fin d'après-midi, on apprenait que la LFI, le PCF et EELV, rejoints un peu plus tard par le PS, ainsi que Place publique et les groupes résiduels comme Génération.s ou la GRS, avaient envoyé des délégations sur invitation d'EELV, à leur siège. J.L. Mélenchon et R. Glucksmann n'y étaient pas, LFI étant représentée par Manuel Bompard et le PS par Olivier Faure.
Lundi soir au 20 heures sur la 2, ce fut au tour de Raphaël Glucksmann, à contretemps et d'une manière franche, de poser des obstacles à l'unité, alors que cette réunion se tenait. Après avoir dénoncé l'irresponsabilité de Macron, il présentait « 5 conditions » selon lui impératives : le « soutien indéfectible à la construction européenne », le « soutien indéfectible à la résistance ukrainienne », l'abrogation des lois contre les retraites et l'Assurance chômage et la loi Immigration, l' « accélération de la transition écologique », et le refus de la « brutalisation », des fake news et autres.
Ces « conditions » sont de natures différentes et forment un ensemble confus. L'abrogation des lois antisociales de Macron est bien sûr au centre des exigences sociales de base. Le soutien à la résistance ukrainienne doit être imposé dans la gauche et le mouvement syndical, contre les campistes et les néopoutiniens. La référence à la « construction européenne » ne veut rien dire si, justement, elle ne dit rien de la nature actuelle de l'UE, d'ailleurs remise en cause implicitement par la demande pressante d'adhésion ukrainienne. Bref, le tout, défini comme des « conditions », pourrait en soi permettre d'interdire toute unité efficace pour empêcher l'arrivée au pouvoir du premier parti poutinien de France qu'est et reste le RN.
Puis, faisant en somme, de son point de vue, la synthèse de son orientation, R. Glucskmann concluait en se disant non candidat au poste de premier ministre, et en sortant de son chapeau une proposition, présentée comme l'antithèse de Macron : l'ancien dirigeant CFDT Laurent Berger !
Ainsi, l'évocation du poste de premier ministre, comme de la part de Mélenchon lors des législatives de 2022, comme avec le « capitanat » prêté à F. Ruffin, est facteur de division. Certes, le choix de Laurent Berger n'est pas politiquement neutre : il désigne cette grande démocratie-chrétienne qui, politiquement, n'existe pas en France, comme devant former la couche de mousse entre le peuple et le parlement, d'une part, la présidence de l'autre. Mais la question clef est là encore celle-là même de la cohabitation, c'est-à-dire du respect de la V° République. Prenons les deux points les meilleurs des prétendues « conditions » de R. Glucksmann : l'abrogation des lois retraite, assurance-chômage et immigration et un soutien aux Ukrainiens qui, précisons-le, cesserait de se faire au compte-goutte en posant des conditions diplomatiques, économiques et autres. S'imagine-t-on imposer le tout sans frottements avec la présidence, à tout l'appareil préfectoral et bureaucratique, au Conseil constitutionnel et au Sénat ? Allons donc ! A nouveau : assemblée souveraine, voilà la question !
Mais … nous n'en sommes pas du tout là. Nous en sommes à l'urgence pour éviter le gouvernement Macron/Bardella, ou Macron/Le Pen (ou des présidentielles anticipées offertes à l'un ou l'autre). Ces histoires de « conditions » et de « premier ministre » ne sont pas le sujet pour celles et ceux qui, tout ce lundi 10 juin, ont voulu verrouiller leur volonté pour des candidatures uniques, un peu comme, en janvier 2023, ils s'étaient soudés sur l'exigence de retrait de la loi Macron contre les retraites qui s'était ainsi imposée à l'intersyndicale.
Et donc, un peu plus tard dans la soirée, cela alors, c'est très important, que des centaines et des centaines de manifestants, majoritairement des jeunes, se regroupaient spontanément autour du siège d'EELV dans le X°, scandant « Trouvez un accord ! Ne trahissez pas ! », les 4 partis de l'ex-NUPES accouchaient, à 22h 20, de la déclaration suivante :
« Quelques jours pour faire Front Populaire.
Nous avons échangé ce jour pour faire face à la situation historique du pays, suite aux résultats de l'élection européenne et à la dissolution de l'Assemblée nationale.
Nous appelons à la constitution d'un nouveau front populaire rassemblant dans une forme inédite toutes les forces de gauche humanistes, syndicales, associatives et citoyennes. Nous souhaitons porter un programme de ruptures sociales et écologiques pour construire une alternative à Emmanuel Macron et combattre le projet raciste de l'extrême droite.
Dans chaque circonscription, nous voulons soutenir des candidatures uniques dès le premier tour. Elles porteront un programme de rupture détaillant les mesures à engager dans les 100 premiers jours du gouvernement du nouveau front populaire. Notre objectif est de gouverner pour répondre aux urgences démocratiques, écologiques, sociales et pour la paix.
En écho à l'appel des syndicats ce soir et de la jeunesse, nous appelons à rejoindre les cortèges et à manifester largement.
A la manière dont nous gouvernerons, sur un cap clair, nous voulons bâtir ce nouveau front populaire avec toutes les forces qui partagent cette ambition et cet espoir. »
L'essentiel immédiat est que les chefs ont cédé sur la question des candidatures uniques. Sur tout le reste – projet gouvernemental, programme, « cap clair », rien n'est réglé, et bien entendu la question de la souveraineté d'une assemblée élue contre Macron et le RN est passée sous silence. Mais l'essentiel immédiat était la première victoire d'en bas, victoire sur les chefs de tous les partis de l'ex-NUPES !
La courte allocution des chefs tenus de sourire a été suivie d'une amplification de la manifestation nocturne et de son enthousiasme. Au bout de 20 minutes, les CRS sont intervenus en bombardant la jeunesse présente de lacrymos.
Voilà le concentré de la situation : la poussée d'en bas a imposé sur un point sa volonté, et l'État nu, celui de la préfecture, de Darmanin et de Macron, devait montrer qu'il sera le dernier rempart quand les autres obstacles auront sauté. C'est aussi pour cela qu'il nous faut battre le RN et propager le thème de la souveraineté de l'assemblée à élire contre le RN et Macron.
C'est plus tard dans la soirée que les centrales syndicales réunies sortaient un communiqué signé de la CGT, la CFDT, la FSU, Solidaires et l'UNSA, appelant à manifester notamment ce week-end et à la suspension des contre-réformes engagées par Macron. Nous reviendrons dans nos prochains articles et éditoriaux sur la place des syndicats dans la crise politique.
VP, le 11/06/2024.
Communiqué de presse intersyndical 10 juin 2024 Après le choc des européennes les exigences sociales doivent être entendues !
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À l’école du (nouveau) Front populaire

Le fascisme, la France a connu il y a moins d'un siècle. Dans cette tribune, *Laurence De Cock* fait le parallèle entre cette période et ce que nous vivons actuellement. « Le danger n'a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu'on le veuille ou non le compte à rebours a commencé », écrit l'historienne.
*Tiré de Le Café pédagogique, Paris, le 17 juin 2024
https://www.cafepedagogique.net/2024/06/17/a-lecole-du-nouveau-front-populaire/
photo 1936 Jean Zay première colonie de vacances
« Telle est l'architecture de la maison que nous destinons à la jeunesse. Elle sera claire et aérée, conforme à la raison et ouverte à vie. La justice sociale n'exige-t-elle pas que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie, aussi loin et aussi haut que des aptitudes le lui permettront ? « . C'est par ces mots que Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale du Front populaire termine son projet de loi sur la réforme de l'enseignement en mars 1937.
Le pays sort d'années mouvementées. Menacée par les ligues fascistes, la gauche a réussi à s'entendre malgré de lourdes divergences idéologiques. L'heure n'est plus aux déchirures internes à la grande famille. Il faut rassembler le plus largement possible pour éviter le basculement vers les forces nationalistes, xénophobes et racistes.
*Quand le fascisme menaçait déjà l'école*
En 1936, on sait ce que le fascisme fait à l'École. On peut le voir à l'œuvre en Europe, en Italie comme en Allemagne. Le fascisme éteint la lumière ; il confisque l'innocence des enfants. Son école enferme leur corps dans des uniformes, verrouille leur pensées et leur impose ses idoles. Le fascisme est une chape de plomb posée sur l'enfance. Il trie les enfants sur des bases sociales et racistes et livre les plus fragiles en pâture au marché du travail ou à la rue.
À la veille du Front populaire, l'école en France est encore très ségrégative. Seuls 5% des élèves obtiennent le Baccalauréat à la fin du secondaire ; la plupart sont entrés au lycée dès le cours préparatoire, un lycée réservé à la bourgeoisie qui était même resté payant jusque 1933. Pour tous les autres l'aventure s'arrête à la fin de l'école primaire, des cours complémentaires ou du Primaire supérieur pour ceux qui souhaitent de courtes études. Mais la démocratisation scolaire est en débat. Elle passerait par ce qu'on appelle déjà l' »école unique ». Car tout le monde sait que la véritable condition d'une démocratisation scolaire est de laisser les enfants ensemble, le plus longtemps possible.
De nombreux pédagogues œuvrent déjà en ce sens. Parmi eux, Élise et Célestin Freinet, un couple d'instituteur et institutrice, très engagé politiquement à gauche. Depuis une quinzaine d'années, ils ont monté un petit édifice autour d'une pédagogie inspirée par ce que l'on appelle l' »éducation nouvelle » qui prône des pédagogies actives. Particulièrement soucieux des enfants les plus pauvres, le couple accueille dans sa toute jeune école, des enfants de républicains, réfugiés de la guerre d'Espagne, ainsi que des enfants d'ouvriers ou orphelins. Fou de joie à l'annonce du Front populaire, « Nous revivons » écrit-il en octobre 1935, Célestin Freinet envisage même la création d'un « Front populaire de l'enfance » pour « défendre les conquêtes populaires de l'école laïque« , améliorer les conditions matérielles de l'accueil des enfants et protéger les enseignants du fascisme.
Lorsque Jean Zay, à 31 ans, devient ministre de l'Éducation nationale, il baigne dans cette atmosphère réformatrice. Sensible aux appels des pédagogues et soucieux de s'inscrire dans la politique sociale du Front populaire, Zay veut que l'enfance prenne sa part dans cet immense mouvement historique d'espoir.
*Le ministre de la « récréation nationale »*
C'est ainsi que le qualifient ses ennemis ; ceux qui ne supportent pas l'idée que l'enfant soit un petit être humain et qui continuent de le confondre avec de la pâte à modeler. Le projet de Zay irrite les partisans de l'ordre, c'est bon signe. Lors des débats parlementaires, tandis qu'il propose de ne s'en tenir qu'à trois degrés (primaire, secondaire, supérieur), la droite redoute de voir « des barbares » monter « sur les bancs de l'entre-soi ». Alors Zay légifère à coups de circulaires, décrets et expérimentations pour bâtir cette maison « ouverte à la vie ».
Pour favoriser le passage entre le primaire et le secondaire, Zay expérimente deux cents classes de sixième d'orientation à effectifs limités (25 élèves), disposant de quatre à cinq maîtres et d'un médecin qui leur est attaché. Il propose qu'un point y soit régulièrement fait pour préparer l'orientation des enfants. Des cours d'éducation physique et sportive sont instaurés dans certains départements. Il met aussi en place, une demi-journée par semaine, des « loisirs dirigés » (ce qui lui vaut ce surnom) en coopération avec l'éducation populaire, qui deviendront des « activités dirigées » et s'intéresse à la qualité des repas des enfants à la cantine. Enfin, il promeut des pédagogies actives. « C'est bien la démocratisation moderne qui s'invente » écrit l'historien Olivier Loubes dans son livre Jean Zay, l'inconnu de la République. Cet attachement de Zay au bien-être des enfants est sa marque de fabrique. Avec le ministre socialiste Léo Lagrange, sous-secrétaire d'État aux loisirs et aux sports, et créateur des auberges de jeunesse, il développe les colonies de vacances et accompagne la découverte, par les masses populaires, du droit à la culture, aux loisirs, et au bonheur.
*Le nouveau Front Populaire*
Dans son programme, le nouveau Front populaire a dévoilé ses principales mesures sur l'école : réaffirmation de la gratuité, baisse des effectifs, fin des procédures de tri social (choc des savoirs, ParcourSup), aide à la médecine scolaire et à la scolarisation des enfants en situation de handicap, ou encore abrogation du SNU et soutien aux association d'éducation populaire. Assurément, l'esprit de Jean Zay plane sur ces mesures. Et il redevient possible de rêver. Contre l'obscurantisme fasciste et le danger qu'il fait planer sur l'enfance et la jeunesse, nous pouvons brandir l'étendard d'une école publique, protectrice et chaleureuse ; une école qui tende la main à tous les enfants et plus particulièrement aux plus fragiles ; une école émancipatrice, soucieuse de les accompagner dans la trajectoire scolaire de leur choix.
Ainsi le socle serait posé. Et il nous resterait à affiner le reste, en prenant tout notre temps : que devrait-on y apprendre et selon quelles méthodes ? Quelle formation des enseignants accompagnerait ce projet ? Comment y impliquer l'ensemble de la société ? Comment rendre l'école publique plus désirable et dissuader des bifurcations vers le privé ? Comment redonner envie d'embrasser la profession d'enseignant dont l'image a été abîmée par des années d'agression ?
Le danger n'a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu'on le veuille ou non le compte à rebours a commencé.
Laurence De Cock, Le Café pédagogique, Paris, le 17 juin 2024
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France - L’unité est un combat. Éditorial de la revue Contretemps-web

Lors de la soirée électorale, la surprise n'est pas venue des résultats, du moins en France. L'annonce de la dissolution de l'Assemblée Nationale a éclipsé en partie les dynamiques sorties des urnes de ces élections européennes. Dans une situation difficile pour la gauche de transformation sociale, cette annonce peut ajouter à la démoralisation, mais aussi à la colère, et sonner une alarme salutaire. Le temps n'est pas à se lamenter mais à nous organiser. Proposons quelques pistes d'analyse pour mieux reprendre l'initiative.
Tiré de la revue Contretemps
11 juin 2024
Par Contretemps
Prévisible, mais gigantesque, la première donnée du scrutin est bien évidemment l'abstention : la participation s'élève à peine à plus de 51% des inscrit‧es (en France comme dans l'UE en moyenne). Se gargariser d'un taux très légèrement supérieur à celui de 2019 conduirait à omettre une coordonnée centrale de la situation : la moitié de la population en droit de voter – en particulier parmi les jeunes et les classes populaires – a choisi de ne pas le faire. C'est là une dimension durable de la crise politique et un défi central pour les forces de gauche.
Autre donnée largement annoncée à l'avance, le score du Rassemblement National constitue tout de même un événement majeur. Le RN recueille plus de 31% des suffrages exprimés, soit 7,76 millions de voix (contre 23% et 5,2 millions en 2019). L'extrême-droite rassemble au total plus de 9 millions de voix, avec notamment l'apport de la liste de Marion Maréchal-Le Pen et Eric Zemmour (5,5%, 1,3 million). C'est considérable et, malgré une participation faible, non loin du nombre de suffrages obtenus lors du premier tour de la présidentielle de 2022.
De son côté le camp présidentiel enregistre un net recul : 14,6% et 3,6 millions de voix (22% et 5 millions en 2019). Les Républicains (LR) connaissent un tassement juste en-dessous de 1,8 million de voix (7,2%). Si on compare avec les élections de 2022 l'écart est bien évidemment encore plus grand. Pour autant, la Macronie figure bien en 2e position comme en 2019.
La gauche est dans une dynamique à peu près inverse de la droite au pouvoir, avec une relative progression générale (par rapport aux européennes de 2019 et même aux législatives de 2022, mais pas la présidentielle) et des dynamiques assez différentes selon les listes. Ce qui ressort au premier regard est le résultat de la liste du Parti Socialiste conduite par Raphaël Glucksmann, talonnant la liste macroniste avec 13,8% et 3,4 millions de voix. Cependant dans le même temps la liste arrivée 3e en 2019 (Europe Ecologie-Les Verts, EELV) s'effondre, et si l'on compte ensemble le score de ces deux composantes qui constituaient l'aile droite de la NUPES, sa hausse par rapport à 2019 est modérée (+300000 voix), et trois fois moindre que celle de la France Insoumise (LFI).
En effet la liste de Manon Aubry totalise cette fois près de 2,5 millions de voix et approche des 10% (soit 1 million de voix de plus qu'en 2019). La campagne Glucksman, grâce à sa surexposition médiatique en rapport inverse de la diabolisation de LFI par les forces dominantes, politiquement et médiatiquement, grâce également au vote utile pour la liste de gauche la mieux placée, a maintenu, voire fait revenir (pour cette fois au moins) une partie de l'électorat de gauche dans le giron du social-libéralisme auquel on doit d'avoir propulsé au pouvoir… Emmanuel Macron. Dans un tel contexte, le score de LFI, même s'il révèle des difficultés, confirme malgré tout des points forts.
Dans une situation électorale peu favorable pour son camp, qu'espère Emmanuel Macron avec son coup de poker de dimanche soir ? Le plan A : en espérant une division à gauche, mettre à nouveau l'électorat au pied du mur, c'est à dire face à la (fausse) alternative macronisme / lepénisme, en espérant que ce chantage fonctionne une fois encore en sa faveur dans de nombreuses circonscriptions. Pour continuer à exister, la Macronie doit continuer à effriter ses concurrents sur ses deux flancs (LR et centre gauche) avec cette fois des promesses de désistements en faveur de candidat‧es PS ou LR en cas de triangulaires avec le RN.
Si le pari était gagné, ce serait un sérieux revers pour le RN qui apparaîtrait au moins temporairement comme désavoué dans ses ambitions d'accès au pouvoir gouvernemental. Sans pour autant remettre en cause le statut de première opposition acquis par le RN, sur lequel Macron compte bien continuer à jouer. Le pouvoir macronien n'a cessé de porter des coups toujours plus durs à la gauche et au mouvement social, pour mieux servir les riches et le capital. Son ultime manœuvre s'inscrit dans le prolongement d'une violente politique anti-LFI, et par extension anti-NUPES, brutale à l'égard des mouvements sociaux et liberticide, une politique qui a atteint son paroxysme au cours de la période qui a succédé au 7 octobre et pendant la campagne de ces élections européennes.
Au vu des rapports de forces électoraux, Macron et ses conseillers ont nécessairement envisagé sérieusement le plan B que constituerait la victoire triomphante du RN, c'est-à-dire l'obtention d'une majorité absolue (Le Monde rapporte que les projections des sondeurs sur lesquelles s'est fondée la décision de dissoudre en font une réelle possibilité). Dans cette hypothèse, Macron espère sans doute que quelques années de cohabitation avec un gouvernement d'extrême-droite donneraient à son camp l'occasion de se rétablir, notamment en vue de la présidentielle de 2027.
C'est l'une des premières sources de démoralisation ou/et de colère et de révolte face à son geste : Macron vient de franchir un nouveau seuil dans son jeu avec le feu du néofascisme. S'il parvenait au gouvernement, le bloc lepéniste disposerait de nombreux leviers pour mener une politique violente et ravageuse. Tout en demeurant au service des riches, cette politique donnerait toute licence aux secteurs les plus brutaux de la police (BAC et BRAV-M notamment), mettrait plus que jamais l'Etat au service d'un déchaînement islamophobe, raciste, patriarcal, et d'une politique de destruction de toutes les formes de solidarité et de l'environnement, en brisant les contre-pouvoirs (dans la société civile ou au sein de l'État).
Un danger d'autant plus grand que le RN pourrait bien alors constituer une option séduisante pour une durée plus longue (comme on l'observe avec l'extrême-droite dans d'autres pays), pour des classes dirigeantes en mal d'hégémonie. En prenant possession des moyens du pouvoir d'Etat, il pourrait mener une politique clientéliste et raciste à destination des classes populaires, réactivant et approfondissant les divisions pour renforcer la domination capitaliste. L'hypothèse d'un résultat électoral intermédiaire d'où pourrait surgir une majorité hybride entre la droite (LR) et l'extrême droite, terrible parachèvement de la longue normalisation du RN et de l'extrémisation de la droite traditionnelle, n'est pas plus rassurante.
Pour nous, il y a donc urgence.
Pour repartir à l'offensive et conjurer la catastrophe, il nous faut aussi connaître les points d'appui dont nous pouvons disposer dans la situation. Comme on l'a souligné, la campagne courageuse et radicale menée par LFI dans une grande adversité n'a pas subi la défaite cuisante espérée par ses adversaires (contrairement à deux campagnes ayant incarné la division de la NUPES : celles du PCF et d'EELV). C'est remarquable non seulement au vu de la politique maccarthyste anti-LFI, qui s'est accentuée dans cette campagne, mais aussi des résultats plus faibles obtenus par notre camp politique dans d'autres pays d'Europe (à l'exception de la Finlande, de la Belgique et de la Suède).
Au regard de l'abstention beaucoup plus forte aux européennes qu'aux présidentielles, personne ne peut croire aujourd'hui que le score de la liste Glucksmann change foncièrement la donne dans les rapports de forces au sein de la gauche, ce qui pousse manifestement le PS à négocier un accord pour les législatives. La dynamique électorale de la gauche de lutte a été limitée notamment par la défaite sociale de 2023 sur les retraites, qui continue de peser sur la situation, au profit du parti du désespoir, c'est-à-dire, comme toujours, de l'extrême-droite. Mais si les résultats indiquent que notre camp n'a pas perdu toutes ses forces, c'est aussi justement parce que nous nous sommes battu‧es l'année dernière et que nous pouvons nous mobiliser à nouveau.
Aujourd'hui cette mobilisation est d'abord celle du combat pour l'unité d'une gauche de transformation sociale, pour éviter les désastres électoraux annoncés. Mais quelle unité, comment, et pour quoi faire ?
Le temps manquerait pour arriver à un accord sur un programme très détaillé… Peut-être est-ce tant mieux, car une liste limitée mais offensive de propositions suffirait à donner à cette unité un contenu fort et mobilisateur dans la rue et dans les urnes. L'histoire en donne bien des exemples, du « pain, paix, terre » au cours de la Révolution russe au « pain, paix, liberté » du Front populaire en France en 1936.
Cette unité ne doit pas se ramener à une coalition de partis. Nous avons tou‧te·s un rôle à jouer dans la bataille à mener pour le meilleur accord possible à gauche, dans cette campagne législative qui s'ouvre et au-delà. Cette bataille n'est pas seulement électorale, elle ne saurait se conclure par la simple reconstitution d'un cartel d'organisations par en haut. Si cette campagne doit renforcer notre camp social et politique, elle devra reposer sur une dynamique militante. Dans le mouvement syndical et associatif, des initiatives sont déjà en train de se concrétiser, dans ce sens. Il faut les amplifier et les multiplier pour aller vers un grand front social et politique sur un programme de rupture : rupture avec les politiques néolibérales mais aussi avec les politiques racistes et productivistes.
L'unité est un combat. La division laisserait derrière elle un champ de ruines (bien au-delà du plan électoral) autour d'un nouveau face-à-face entre partisan‧es de Macron et de Le Pen. L'unité n'aurait pas de sens sans reposer sur un projet politique porteur de changement radical. Des mesures fortes qui reflètent les aspirations des classes populaires, des exploité‧es et des opprimé‧es, et qui les appelle à la mobilisation sans laquelle rien ne sera possible. Dans la situation actuelle, c'est difficile, mais sous la pression collective, ce scénario est possible. Combattons pour résoudre cette équation et reconstruire une gauche de masse sur des bases radicales.
À ce stade, la situation reste ouverte et particulièrement incertaine. Elle est très périlleuse : que Macron remporte son pari ou, pire, que le RN accède au gouvernement, nous allons au-devant de désastres. Les accords annoncés hier entre les partis de gauche mais aussi entre les syndicats donnent l'espoir que chacun prenne ses responsabilités, mais on voit également la droite du PS regroupée derrière Glucksmann tenter de saborder l'union, appuyé par une bonne partie des éditocrates. L'urgence est donc de garantir que la volonté affirmée de candidatures uniques se concrétise, autour d'une base politique de rupture avec le macronisme. Une autre voie est encore possible, et nous devons mener ce combat.
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Contre l’extrême-droite et Macron, le Front Populaire ! Mobilisation générale !

Le NPA-L'Anticapitaliste a décidé de rejoindre le Front Populaire sans aucune hésitation. Macron, après sept ans de politiques ultra-libérales, racistes et autoritaires est à bout de souffle. Il ne peut plus servir la finance et le grand patronat qui en demandent toujours plus. L'extrême droite, qui a totalisé près de 40 % des votes lors de la dernière élection européenne, est un recours bienvenu pour les capitalistes. Avec la dissolution, Macron leur déroule le tapis rouge.
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)
14 juin 2024
Crédit Photo
Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
L'extrême-droite est notre pire ennemi
L'arrivée de l'extrême droite au pouvoir serait une catastrophe. D'abord pour les étrangerEs qui seraient persécutés. Pour les femmes et les personnes LGBT+ dont les droits reculent dans tous les pays dirigés par l'extrême droite. Pour les syndicalistes dont l'extrême droite veut se débarrasser pour laisser le patron seul maître à bord dans l'entreprise.
Face au danger, l'unité de la gauche sociale et politique
En quelques jours, l'ensemble des organisations de gauche, les syndicats, les associations et mouvements qui agissent sur les luttes environnementales, antiracistes, féministes, LGBT+ se sont positionnées pour l'union et soutiennent le Nouveau Front Populaire. En quelques jours, c'est bien le camp des exploitéEs et des oppriméEs, qui s'est reconstitué comme un sujet politique se battant pour son émancipation. Cela dépasse telle ou telle organisation ou personnalité. Nous sommes une force qui peut tout changer et le NPA-L'Anticapitaliste appelle à rejoindre les comités de campagne du Nouveau Front Populaire dans toutes les circonscriptions.
Nourrir le Nouveau Front Populaire de nos revendications
En quelques jours, le Nouveau Front populaire a élaboré un programme. Beaucoup de points ont été portés par le mouvement social ces derniers mois : abrogation des réformes des retraites, « Darmanin » ou de l'assurance chômage, augmentation des salaires, investissement massif dans l'école ou les hôpitaux. Mais ce programme n'est pas abouti. Il doit être nourri par les syndicats et les mouvements sociaux. Nous devons par exemple mettre sur la table la mise sous contrôle public du secteur de l'énergie face à la crise climatique ou encore la titularisation des centaines de milliers de précaires de la fonction publique. Ce travail revendicatif, chaque secteur doit se l'approprier pour solder les comptes avec le Capital.
La victoire doit être un encouragement aux luttes futures
Le Nouveau Front Populaire est en capacité de gagner les élections. Mais nous sommes des millions à percevoir que cela ne sera pas suffisant. Un nouvel échec de la gauche assurerait le triomphe de Marine Le Pen dans deux ans. Comment remettre en cause le pouvoir des capitalistes ? Comment revenir sur 40 ans de casse sociale et gagner de nouveaux droits ? Comment renforcer le soutien aux peuples palestinien et ukrainien tout en rompant avec l'alliance impérialiste qu'est l'OTAN ? Pour le NPA, les choses sont claires. C'est en luttant par en bas, dans nos quartiers et nos entreprises, que nous pourrons changer les choses. En 1936, c'est une grève générale qui a forcé le Front Populaire nouvellement élu à mettre en place les premiers congés payés de l'histoire. Si dans trois semaines le Nouveau Front Populaire gagne, le chemin de la lutte collective ne fera que commencer car l'histoire nous enseigne que les capitalistes ne céderont pas uniquement par l'action parlementaire.
Unitaire et révolutionnaire, rejoins le NPA-L'Anticapitaliste !
Si tu veux combattre l'extrême droite. Si tu es convaincu qu'il faut l'unité pour gagner contre les capitalistes et les fascistes. Si tu penses qu'il faut que le Nouveau Front Populaire gagne les élections mais qu'il faudra continuer après le 7 juillet à prendre ses affaires en mains. Si tu veux en finir avec le système capitaliste qui nous exploite et nous opprime. Si tu veux passer de l'espoir à la révolution, Alors viens discuter et rejoins-nous !
Le vendredi 14 juin 2024
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France - Feu le bloc bourgeois ? Feu sur le bloc bourgeois !

Paul Elek analyse la situation politique sortie des élections européennes et de la dissolution de l'Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron. Il montre notamment comment le bloc bourgeois se réorganise rapidement autour d'un axe nationaliste et réactionnaire, sous domination FN/RN, nécessitant une réponse unitaire de la gauche sociale et politique.
Tiré de la revue Contretemps
13 juin 2024
Par Paul Elek
L'annonce surprise de la dissolution de l'Assemblée nationale, moins d'une heure après les résultats des élections européennes, a pris de court jusqu'aux rangs de l'ancienne minorité présidentielle. Si la séquence électorale de 2022 n'avait en rien résolu la confrontation des trois blocs politiques en constitution depuis 2017, elle avait laissé place à des signes de plus en plus visibles de la décomposition de la Ve République.
En deux ans, et en l'absence de majorité stabilisée, seuls l'instrumentalisation autoritaire de la Constitution (et du règlement de l'Assemblée nationale) et les coups de poker des accords au cas par cas avec Les Républicains et le Rassemblement National alimentaient l'illusion d'un maintien du cours des affaires. Deux longues années durant lesquelles la direction du pays s'est faite sans approbation par un vote du Parlement, le budget de l'État pour 2023 et celui de 2024, comme les réformes majeures (à l'image de celle des retraites), ayant été imposées par 49.3. C'est l'échec cinglant du parti présidentiel aux européennes, perdant plus d'1,5 million de voix par rapport à l'édition précédente, qui semble marquer aujourd'hui la limite ultime des recompositions électorales du bloc bourgeois savamment orchestrées par Emmanuel Macron depuis sa victoire en 2017.
À mesure que la stratégie d'annexion de la base sociale de la droite se déclinait comme autant de reprises des propositions xénophobes et liberticides de la droite et de l'extrême-droite par la « Macronie », l'affrontement semblait inévitable entre l'ancien bloc bourgeois [1], réorganisé en « bloc de droite 2.0 » [2] et le nouveau bloc bourgeois en gestation sous le patronage national-réactionnaire du RN. Le processus d'alignement idéologique entre toutes les formations de droite sur le triptyque consensus néolibéral / fracturation raciste du corp social / autoritarisme pouvait-il d'ailleurs mener à autre chose que la constitution d'un nouvel « arc réactionnaire » [3] qui menacerait le rôle de direction du va-tout de la bourgeoisie qu'incarnait Emmanuel Macron ?
En prenant la décision de dissoudre l'Assemblée nationale, le chef de file des pompiers pyromanes a parié sur la division de la gauche avec en ligne de mire l'objectif d'abattre la « gauche du désordre au parlement ». Car si c'est la gauche, sous la forme de la coalition NUPES, qui avait empêché le parti présidentiel d'obtenir une majorité au parlement en 2022, la cible réelle reste la France Insoumise. Dans la période, en dehors de son action d'opposition parlementaire farouche, la formation politique a surtout joué le rôle de paratonnerre des forces dynamiques au sein du camp social, celles arrimées sur une ligne de rupture claire avec le consensus néolibéral et l'affirmation de sa mue raciste-autoritaire.
Or c'est ce rapport de force à gauche, imposé lors de deux élections présidentielles par la candidature de Jean-Luc Mélenchon, qui fait peur à une bourgeoisie ne voyant pas d'un bon œil l'affaiblissement des forces qui ont joué ses supplétifs à gauche. Du tournant de la marche contre l'islamophobie à la révolte des quartiers populaires contre les crimes policiers en passant par la bataille contre la réforme des retraites ou le génocide à Gaza, c'est bien une France Insoumise poussée par les mouvements populaires qui a fait face à l'agenda du pouvoir, devenant un point de repère, bon gré mal gré, de beaucoup de militants et d'électeurs à gauche.
Comment expliquer autrement la progression d'un million de voix aux européennes de ladite formation malgré le contexte maccarthyste installé par une Macronie qui a ajouté aux musulmans une longue liste d'ennemis désignés de l'État où se succèdent toutes les incarnations de l'opposition à sa politique, des « gilets jaunes » aux « islamogauchistes », en passant par les syndicalistes jugés trop combatifs, les supposés « écoterroristes » des Soulèvements de la Terre et les convoqués pour apologie de terrorisme ? À en croire les partisans du gouvernement, la France Insoumise – dont la proposition politique a surtout des airs du programme commun de 1972 [4] – serait d'ailleurs une chimère à mi-chemin entre Action Directe et le Hamas.
À court terme, Emmanuel Macron a fragilisé sa centralité politique en créant les conditions d'émergence de deux nouvelles alliances électorales à gauche et à l'extrême-droite qui préfigurent peut-être la réorganisation en deux blocs socio-politiques de la société française. Face au risque d'un parlement dominé par le RN, l'annonce de législatives anticipées a poussé les formations de l'ex-NUPES à envisager un nouvel accord, tandis que le Rassemblement National lance son appel au rassemblement de « tous les patriotes », fort des 9,5 millions de voix de l'extrême-droite aux européennes. L'hubris n'excluant pas la folie, voilà que Jupiter cavale désormais derrière l'actualité et se propose d'intervenir jusqu'à trois fois par semaine dans le débat public pour exister dans l'étau qu'il a lui-même resserré. L'effondrement du bloc bourgeois étant engagé, dans son sillage, se réouvrent les plaies du « transformisme » bancal à l'origine de sa constitution entre 2017 et 2022.
La formule « Plutôt Hitler que le Front Populaire » restera l'horizon de la bourgeoisie, mais la situation actuelle se présente d'abord comme une nouvelle phase de recomposition de ses différentes chapelles. Le lendemain de l'accord annoncé par les organisations de gauche pour les législatives anticipées, ce sont d'ailleurs les bataillons périphériques du bloc bourgeois qui ouvrent le bal de la panique. Les Républicains écartelés depuis sept ans entre le rôle de supplétifs de la Macronie et celui de moines copistes du RN se déchirent.
Alors qu'Eric Ciotti a négocié une coalition avec le RN pour près de 80 candidats LR, des ténors du parti, à commencer par les chefs des groupes parlementaires au Sénat et à l'Assemblée nationale, se sont réunis dans un bureau politique d'exception pour engager sa destitution de la direction de l'organisation ainsi que son exclusion et celle de ses partisans. Après s'être enfermé comme un forcené dans le siège en le vidant de ses salariés dans un moment tragi-comique savoureux, le député niçois, campe désormais sur ses positions arguant du soutien de milliers d'adhérents et de l'illégalité des procédures engagées contre lui. Reste à savoir comment la vieille garde outrée par son initiative compte tirer son épingle du jeu quand tous continuent d'osciller entre alliance tacite avec le parti présidentiel et attente d'une hypothétique recomposition de la droite post-Macron pour se refaire. La chute de la maison gaulliste Les Républicains est donc actée, mais le supplice pourrait durer.
Quant à la droite du PS, la voilà qui bouillonne et mise sur l'illusion Raphaël Glucksmann. « Plutôt Macron que la France Insoumise », voilà le cri de ralliement des partisans socialistes de la solidarité coloniale avec Israël et de la vieille « hollandie » menée par Bernard Cazeneuve. Les soutiens d'Anne Hidalgo et le groupuscule Place Publique ont, eux, déjà annoncé s'organiser pour présenter descandidatures dissidentes aux législatives à Paris. Enfin, cerise sur le gâteau, au-delà même des rivages adjacents de feu le bloc bourgeois, la boutique néofasciste Reconquête se fracasse aussi sur l'alliance proposée par Marion Maréchal avec le RN. Le raciste multirécidiviste à sa tête, dans sa fureur, l'a ainsi exclue du parti dénonçant une trahison supplémentaire au sein d'une longue carrière en la matière. Pas faux.
Si le bloc bourgeois s'effrite, rejoint par certains vestiges du monde qu'il avait participé à enterrer, les jeux ne sont pas faits. Pour achever la bête, une nouvelle coalition électorale à gauche pourrait être une étape nécessaire, mais en rien une garantie suffisante. L'enjeu de son périmètre programmatique sera l'objet d'une bataille intense tant les divisions entre les formations de gauche à la recherche d'une voie d'apaisement face à la crise politique et celles engagées pour une ligne de rupture avec le capitalisme et l'ordre social raciste sont vives et éloignent l'avènement d'un projet d'émancipation collective. À peine, peut-être, le geste pourrait-il permettre d'éviter le pire au sein de l'espace parlementaire, mais comme disait le poète : « Quand les blés sont sous la grêle/ Fou qui fait le délicat/ Fou qui songe à ses querelles/ Au cœur du commun combat » [5]. Cette nouvelle coalition électorale de la gauche pourrait a minima déjouer l'intention d'Emmanuel Macron de se poser une nouvelle fois comme un rempart à l'extrême-droite pour rafler la mise, quand il a été dans les faits un « boulevard » pour son accession au pouvoir [6].
Le consensus politique qui s'est exprimé en faveur de la répression des révoltes provoquées par le meurtre du jeune Nahel et l'unilatéralisme médiatique en faveur du soutien inconditionnel à l'État colonial israélien ont entravé la possibilité de tirer les leçons de l'échec cinglant de la NUPES en faisant de la France Insoumise et du camp internationaliste une citadelle assiégée. L'absence d'un espace politique à même de permettre l'intervention populaire dans le destin de la coalition l'avait par ailleurs sans doute déjà condamné à l'instabilité en raison de la lutte acharnée pour la direction politique du camp social entre son aile modérée et son aile « radicale ».
L'opportunisme constaté de certains des appareils de la NUPES (aujourd'hui Nouveau Front Populaire) incapables de s'opposer à l'agenda du pouvoir a achevé d'en clouer le cercueil, pour des résultats piteux dans le scrutin européen. Si, de nouveau, la pression populaire pour l'union et l'instinct de préservation des intérêts boutiquiers ont forcé la main aux appareils pour un « accord au sommet », le contexte de constitution express du « Nouveau Front Populaire » diffère cependant de la genèse de la Nupes au sortir de l'élection présidentielle de 2022.
L'identification saisissante du danger fasciste et le sursaut qu'elle pourrait provoquer laissent entrevoir cette fois l'opportunité de mener la bataille au-delà de l'espace électoral afin d'imposer de l'extérieur le contrôle populaire des nouveaux serments proclamés. Les principales organisations syndicales ouvriront le bal ce week-end avec un appel à manifester contre l'extrême-droite et à « porter la nécessité d'alternatives de progrès pour le monde du travail », et seront rejointes par des organisations de la société civile à l'image de la LDH ou d'Attac qui s'engagent également dans la bataille.
L'heure devrait être a minima à la constitution d'une coordination des états-majors du camp social dans le respect de l'autonomie des rôles de chacun, et, dans son sillage, d'un programme d'intervention populaire dans le débat, peut-être sous la formation de comités locaux pour le nouveau front populaire (une expérience déjà ancienne – 2005-2006 – de comités unitaires locaux, à l'occasion du référendum sur le Traité constitutionnel européenne, avait été une réussite).
Quant à l'état de furie du débat politique et médiatique dans lequel s'engage la bataille, Paul Nizan en suggérait déjà les termes en 1932 en écrivant : « Quand la pensée bourgeoisie résiste à la révolution, elle feint de croire et croit qu'elle défend la société humaine contre les agressions, contre les régressions barbares. » »[7]. Il est temps de faire mentir cette prétention infâme !
Notes
[1] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, (Nouvelle édition actualisée et augmentée) Raisons d'agir, 2018.
[2] Bruno Amable, Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?, La Dispute, 2022
[3] Voir Paul Elek, « Sur l'arc réactionnaire : quelques thèses à propos de la crise politique en 2024 », #Positions, 14 janvier 2024 [en ligne].
[4] Ce programme de gouvernement signé par le PS et le PCF en 1972 portait même sans doute une ambition politique plus radicale sur certaines questions économiques et sociales mais ne prenait pas en compte nombre de thématiques actuelles comme la question d'une transition écologique.
[5] Aragon, la rose et le Réséda : https://www.poesie.net/aragon4.htm Compléter la réf + lien (ou lien direct dans le texte).
[6] Sébastien Fontenelle, Macron et l'extrême droite : Du barrage au boulevard, éditions Massot, 2023
[7] Paul Nizan, Les chiens de garde, 1932
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Dossier : Contre la vague brune, contre ceux qui l’ont préparée, il est encore temps !

Dans trois semaines peut-être, l'extrême droite arrivera au gouvernement, aux portes du pouvoir. Cette victoire potentielle n'est pas inattendue, tant elle a été préparée, encouragée, et — disons-le – souhaitée par une partie non négligeable de la classe politique et des cercles éditorialistes. Ce courant politique et la vision du monde qu'il défend remontent au-delà des années 1930 — comme le mot même d'islamophobie – et trouve ses racines dans le rôle structurel de l'héritage colonial, notamment en Algérie.
Tiré d'Orient XXI.
Cette histoire constitue, comme le rappelle Fabrice Riceputi, la matrice essentielle de l'extrême droite, celle qui fait oublier sa collaboration et son antisémitisme structurel. Cet impensé colonial permet d'expliquer la large convergence dans le soutien à Israël, qui a vu les héritiers du Front national défiler aux côtés de l'essentiel des forces politiques dans une « marche contre l'antisémitisme » en novembre 2023.
Cette histoire coloniale rappelle également la généalogie méconnue de la gestion sécuritaire des musulmans, toujours perçus comme « un problème », comme étrangers même pour celles et ceux qui sont français⸱es, mais surtout comme un danger pour la République. Si hier dominait la figure de l'Arabe « voleur, fourbe et violeur » ou du musulman réfractaire à l'assimilation coloniale, désormais les musulman⸱es et autres « islamo-gauchistes » seraient le nouvel ennemi intérieur, comme c'était le cas, il y a près d'un siècle, pour les juifs. À un siècle de distances, juifs et musulmans, sont perçus comme deux minorités religieuses racialisées, à qui l'on prête des desseins complotistes, comme le montre l'historien Reza-Zia Ebrahimi dans l'analyse de leur histoire croisée. Par leur duplicité à l'égard de la République, par l'extrémisme inhérent à leur religion — mieux, à leur culture, puisque même la langue arabe devient ni plus ni moins que l'outil véhiculaire de terrorisme —, les musulmans de France, définis comme une masse homogène malgré leur diversité, lanceraient un défi mortel au monde. Comme le fait à l'échelle internationale « le terrorisme islamique », porteur d'une guerre contre la civilisation occidentale ou prétendument « judéo-chrétienne ».
À l'heure où l'extrême droite a déjà un pied dans la porte, on ne peut pas fermer les yeux sur la responsabilité historique de la classe dirigeante et de ses relais médiatiques, dans la banalisation d'une islamophobie d'État qui n'a fait que s'intensifier depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, pour arriver à son paroxysme sous celle d'Emmanuel Macron. Si le dévoiement de la laïcité pour en faire une arme contre l'islam et les musulman⸱es, bien loin de l'esprit de la loi de 1905 défendue par Aristide Briand, date de la fin du second mandat de Jacques Chirac, l'offensive de l'actuel président de la République et de ses ministres contre les musulman⸱es, accusé⸱es de « séparatisme », a marqué l'intensification de discours de rejet et de mesures de répression, qui ont participé à la victoire de l'extrême droite dans la bataille culturelle qu'elle mène pour l'hégémonie. Le tout avec la complicité d'intellectuels, d'éditorialistes et de quelques « chercheurs de cour », qui n'ont eu aucun scrupule à mettre leur savoir au service d'une idéologie de haine et de rejet.
En reprenant quelques articles publiés par Orient XXI qui s'articulent autour des thématiques citées ci-dessus au sein de ce dossier, nous soulignons la responsabilité des pyromanes de la République, mais nous remplissons aussi le rôle que nous nous sommes donné depuis notre création en tant que média indépendant il y a plus de dix ans, et que nous jugeons plus que jamais nécessaire : donner à nos lectrices et lecteurs les outils de comprendre, et donc de résister à la vague brune qui risque de déferler sur nous, mais qu'il est encore temps d'arrêter.
ILLUSTRATION : Castres, 13 décembre 2009. Profanation de l'entrée de la mosquée de Castres. Des tags nazis et xénophobes sont peints sur le mur, des pieds de porc pendent à la poignée et des oreilles de porc sont agrafées sur la porte. THIERRY ANTOINE / AFP
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Comment la France a traité l'islam et les musulmans
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Du séparatisme communiste au séparatisme musulman
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Olivier Besancenot : « Le danger fasciste est réel »

Lucide sur l'avancée de l'extrême droite, l'ancien candidat d'extrême gauche à la présidentielle appelle à refuser la « dictature du fait accompli » : à condition d'éviter le sectarisme, le camp de l'émancipation peut se ressaisir.
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
11 juin 2024
Par Olivier Besancenot et Mathieu Dejean
Olivier Besancenot, photo ajoutée, reprise du journal l'Anticapitaliste.
Olivier Besancenot à Paris en mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mobilisation contre la loi immigration,divisions à gauche, monde en bascule avec l'ascension des discours et des forces d'extrême droite en Europe... L'ancien candidat à la présidentielle de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 2002 et 2007 (il avait obtenu respectivement 4,25 % et 4,08 % des suffrages exprimés), désormais simple militant au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui a récemment proposé à La France insoumise (LFI) de faire liste commune aux élections européennes de 2024, porte un regard inquiet sur la situation en France et dans le monde.
Sans céder aux « fatalistes de l'Histoire » qui veulent imposer le récit d'une victoire inexorable de Marine Le Pen en 2027, il alerte sur ce « danger réel » et invite toutes les forces de gauche à reprendre le flambeau de l'antifascisme « au-delà de la seule question électorale ».
Mediapart : La loi immigration est passée fin décembre avec les voix du RN. Même si le Conseil constitutionnel censure certains de ses articles, considérez-vous qu'on est passé à une nouvelle étape dans l'évolution du macronisme ?
Olivier Besancenot : Cette loi marque un saut majeur dans l'extrême droitisation de la classe politique, c'est évident. Son élaboration témoigne de l'influence du Rassemblement national, qui est devenu une boîte à idées du pouvoir en place. Cela crédibilise un peu plus la thèse de l'accession possible du RN au pouvoir, même si l'extrême droite n'y est pas encore.
Sur la loi immigration, la bataille n'est pas terminée. Après lamanifestation du 14 janvier, il y aura celle du 21 janvier. Nous allons unifier un maximum de forces et faire entendre la voix de toutes celles et tous ceux qui y sont opposés. Les macronistes traîneront cette loi comme un boulet, y compris lors d'échéances symboliques comme l'entrée de Manouchian au Panthéon. Car faire entrer au Panthéon l'un des responsables des Francs-tireurs et partisans – Main-d'œuvre immigrée (FTP-MOI) et faire voter cette loi, ce n'est pas du « en même temps » mais une contradiction politique scandaleuse et moralement révoltante.
Les nombreux coups portés par le camp présidentiel sur la question sociale, dans une ambiance internationale sombre, pourraient susciter davantage d'abattement que de révolte. Comment percevez-vous le climat du pays ?
Un récit nous est imposé sur le thème de l'inexorable ascension du RN au sommet de l'État. Je suis plutôt du côté du révolutionnaire Auguste Blanqui, qui pourfendait les fatalistes de l'Histoire. La responsabilité première à gauche, quelle que soit sa sensibilité, est de refuser cette dictature du fait accompli et de faire en sorte que ce récit soit démenti par les faits. Je suis conscient de l'évolution du rapport de force, et je sais qu'on ne l'inversera ni par des postures ni par de la gonflette, mais l'Histoire n'est pas une construction linéaire, elle est faite de bifurcations.
Il faut rassembler les forces sur des batailles essentielles, dont la lutte contre l'extrême droite et ses idées. S'il existe un drapeau qui permet de rassembler toute la gauche sociale et politique anticapitaliste, c'est le drapeau commun de l'antifascisme. Un tournant mondial nauséabond s'opère, auquel il faut opposer un large front d'actions et de résistance à l'air du temps.
À quoi attribuer ce tournant qu'on constate en Europe, mais aussi en Amérique latine avecJavier Milei en Argentine, ou en Israël avec Nétanyahou ?
Ce qui se passe en Israël, ce qui se passe en Europe et ce qui se passe en Amérique latine, au-delà des singularités propres à chaque situation, témoigne de la fin d'un cycle. Celui de la mondialisation libérale telle que nous l'avons connue depuis quarante ans, et cela renvoie aux contradictions profondes et inhérentes au système capitaliste.
Comme toujours, une fin de cycle n'est pas synonyme de retour à la situation antérieure : c'est une situation nouvelle qui s'ouvre, marquée par des intérêts nationaux aiguisés, des compétitions interimpérialistes et des guerres locales de très haute intensité qui mettent en péril le reste du monde à chaque instant. C'est comme si le monde avait perdu le contrôle de sa propre marche, comme un train fou qui roulerait à vive allure vers un précipice. La catastrophe écologique et climatique ou même la récente crise liée au narcotrafic en Équateurvont dans ce sens.
Nous ne vivons pas une redite des années 30, car ce n'est pas tant le “péril rouge” qui inquiète la classe dominante que le désordre globalisé qui menace ses affaires. Mais le danger fasciste est réel.
Politiquement, cela produit des courants d'extrême droite, néofascistes ou fascistes – l'heure n'est plus aux colloques sur leur dénomination. Marx comparait la révolution à un train qui tire l'humanité vers l'avant. Walter Benjamin, lui, tout en faisant sienne la rhétorique marxienne, comparait la nécessité révolutionnaire au signal d'alarme de ce train que l'humanité devait tirer au plus vite et en conscience, avant qu'il ne s'écrase. La tâche du mouvement d'émancipation tient aujourd'hui précisément à cela : tirer ce signal d'arrêt d'urgence !
L'extrême droite a fortement progressé tant électoralement que sur le plan culturel depuis 2002, où l'extrême gauche représentait un débouché politique important – avec Arlette Laguiller de Lutte ouvrière, vos deux candidatures cumulaient 10 % des suffrages exprimés à la présidentielle. Comment expliquer cette extrême droitisation, et le fait que la gauche de rupture soit moins identifiée comme un débouché politique aujourd'hui ?
D'abord, il y a eu des défaites sociales sur le terrain de la lutte de classes, dont très récemment celle sur la bataille des retraites. Dans ces circonstances, l'idée que la solidarité paye est plus compliquée à démontrer. Les discours émancipateurs ne sont jamais aussi forts que lorsqu'ils sont portés par des périodes de victoires par l'action. Or, compte tenu de la crise globale que nous traversons, les luttes ne sont pas derrière nous. Tout reste ouvert.
Mais il y a aussi des tendances de fond, notamment une aspiration à l'ordre que les discours simplistes remplissent facilement de haine. Hannah Arendt l'a analysé à maintes reprises : il existe une base sociale au mouvement totalitaire, qui ne s'explique pas seulement par le haut et le jeu des classes dominantes. Elle évoque un terreau : un phénomène de « désolation », sorte de stade suprême de l'individualisation et de la fragmentation des relations sociales. Face à cela, tout projet émancipateur doit partir de cette terrible réalité pour espérer être en phase.
Dans ce contexte, nous sommes obligés de tirer les bilans de notre propre histoire, même si celle-ci ne se répète jamais à l'identique. Nous ne vivons pas une redite des années 30, car ce n'est pas tant le « péril rouge » qui inquiète la classe dominante que le désordre globalisé qui menace ses affaires à terme. Mais le danger fasciste est réel du point du vue du racisme anti-immigrés et des attaques antidémocratiques. Les erreurs tragiques du mouvement ouvrier propres aux années 30, elles, menacent de se reproduire à l'identique : le sectarisme, la fragmentation, l'aveuglement.
C'est cette analyse qui a conduit le NPA à proposer une campagne commune avec LFI aux européennes de 2024 ?
Je ne suis plus à la direction du NPA, mais j'accompagne cette démarche qui consiste en effet à interpeller les forces de la gauche de rupture. Cela étant, au-delà de la seule question électorale, il y a une nécessité de dépassement et de rassemblement des forces sociales et politiques anticapitalistes, tout en plaçant au centre le front unique contre la droite et l'extrême droite. Une unité sur une démarche d'actions concrètes qui puisse alimenter le retour nécessaire des questions stratégiques pour incarner une alternative de masse – ce que nous n'avons pas réussi jusqu'ici.
L'extrême droite mène à sa façon une bataille pour l'hégémonie culturelle de manière décomplexée depuis trente ans ! À nous de mener la nôtre. Pour l'heure, nous traversons un énorme trou d'air idéologique où les gauches en France semblent perdre leurs boussoles, au point de devenir parfois méconnaissables...
Méconnaissables en termes de faiblesse politique ou en termes de ligne ?
En termes de ligne politique. Pendant longtemps, la lutte contre le racisme, sous toutes ses formes, était un repère politique structurant à gauche. De l'affaire Dreyfus aux générations qui ont écrit les pages de la Résistance et du mouvement ouvrier, sans oublier la marche pour l'égalité des années 80. Ce combat inclut autant la lutte contre l'antisémitisme, l'islamophobie que la négrophobie. Cette boussole à gauche est fondamentale, au même titre que l'a toujours été la lutte anticoloniale – je pense au Vietnam ou à l'Algérie, par exemple.
Or, depuis le 7 octobre dernier, les gauches paraissent perdre le nord, comme si les aiguilles s'affolaient au point de renoncer à l'une ou l'autre de leurs valeurs. Idem sur l'internationalisme, victime du triste retour du « campisme » qui voudrait transformer en loi la maxime qui prétend que « l'ennemi de mon ennemi est forcément mon ami ». C'est la même cohérence qui nous pousse, au NPA, à affirmer notre solidarité pour les résistances à la fois palestinienne, kurde ou ukrainienne, par exemple.
La gauche a en effet été accusée d'antisémitisme, de complicité avec le Hamas dans cette période, et le NPA n'y a pas échappé. Y a-t-il eu des maladresses, quand vous relisez les événements depuis le 7 octobre ? Avez-vous réussi à tenir tous les bouts ?
J'appartiens à un courant politique, la IVe Internationale, où des camarades ont été porteurs de valises pour le FLN, remplies d'argent ou d'armes. C'était notre contribution à la lutte d'indépendance algérienne. Pour ma part, j'en tire une grande fierté. Cela ne nous empêchait pas à l'époque de formuler nos désaccords, voire des critiques sur certaines modalités d'action. Nous étions par exemple opposés aux attentats aveugles contre les civils. Des questions morales d'autant plus importantes qu'une des conditions pour qu'une lutte de libération nationale l'emporte, c'est que la société coloniale elle-même se fracture.
L'accusation d'apologie du terrorisme qui nous est faite est une insulte à notre histoire.
En outre, le Hamas n'est pas le FLN. Nous sommes pour le droit à l'autodétermination du peuple palestinien, parce que nous sommes pour son droit à l'émancipation. Or le projet du Hamas est à l'opposé, point par point, d'un projet d'émancipation. Pour nous, les massacres contre les civils, les corps souillés ou les viols ne seront jamais des actes de résistance mais des actes de barbarie. Je les ai toujours dénoncés. Le 7 octobre 2023 n'échappe pas à la règle.
Du reste, l'accusation d'apologie du terrorisme qui nous est faite est une insulte à notre histoire. Ici comme ailleurs, je ne ferai jamais mienne la devise qui affirme que « la fin justifie les moyens ». Les contre-révolutions bureaucratiques du XXe siècle sont toutes nées en ânonnant joyeusement ce genre de slogan. Et précisément parce que, dans chaque situation, nous plaçons la vie humaine au-dessus de toute chose, les silences politiques assourdissants sur le massacre qui se déroule à Gaza me glacent le sang.
Il y a un côté orwellien dans la situation actuelle, quand on écoute les mots qui sont utilisés. Ce n'est pas d'une guerre d'occupation coloniale qu'il serait question mais d'une « opération militaire pour éradiquer le terrorisme », donc d'une opération de paix – on n'est pas loin de « la guerre, c'est la paix » dans le roman d'Orwell. On peut multiplier les exemples : on criminalise le simple fait de participer, comme je l'ai fait, à des manifestations de solidarité avec le peuple palestinien pour réclamer le cessez-le-feu. Brandir le drapeau palestinien serait désormais considéré comme un signe antisémite ! C'est du délire.
Un porte-parole de l'armée israélienne a promis des combats à Gaza « tout au long de cette année 2024 ». On ne peut pas dire qu'en France la mobilisation pour la solidarité soit aussi massive que dans d'autres pays. Comment peser pour que cessent les massacres ?
Une responsabilité considérable pèse sur nous pour que la solidarité s'organise ici, dans les pays les plus riches. La mobilisation qui se déroule aux États-Unis − notamment les manifestations juives qui proclament « Pas en notre nom ! » − est extrêmement importante de ce point de vue. Ces luttes exercent une pression au cœur même de la puissance protectrice de l'État colonialiste israélien.
Pour qu'une solution politique binationale voie le jour là-bas, avec égalité des droits pour tous et toutes – deux États, un État, un système fédéral… –, il faut, en complément de la lutte palestinienne, que la solidarité s'organise dans nos pays pour imposer à nos gouvernants de retirer à Israël tout appui logistique, économique et militaire, et mettre fin à l'horreur à laquelle nous assistons chaque jour, impuissants.
On a besoin d'un sursaut de conscience politique et que la gauche sorte de sa léthargie. Malheureusement, la gauche française paraît trop souvent prisonnière des règles de la Ve République. Une campagne présidentielle se termine, et les futurs candidats à la prochaine se profilent d'emblée. Trop de remplaçants sur le banc, qui ne pensent qu'au brassard de capitaine et plus vraiment à l'équipe. Au foot, ça finit toujours mal. Jouer collectif, c'est taper ensemble sur les mêmes clous, même lorsque nous marchons séparément, pour reprendre la vieille formule !
Le pire des risques pour la gauche aujourd'hui, c'est donc le sectarisme ?
Il ne faut céder ni au sectarisme ni à l'opportunisme. Affirmer sa solidarité avec le peuple palestinien est un minimum, quelle que soit notre obédience, et quelles que soient les pressions exercées par le courant dominant. Nous avons, par exemple, des désaccords politiques connus avec LFI, mais la diabolisation et la cornérisation dont cette organisation fait l'objet devraient tous nous alerter.
De même, lorsque le NPA a été convoqué par la police judiciaire et entendu dans le cadre d'une enquête préliminaire pour « apologie du terrorisme », les soutiens ont été discrets. La gauche peut s'en laver les mains, ou se les frotter, sur le thème « ils l'ont bien cherché », mais si par malheur le cours politique dominant réussissait à nous mettre au ban, c'est tout le mouvement ouvrier et syndical qui pourrait être emporté par la suite. Et même une partie de la macronie – souvenez-vous decette scèneoù le député RN Laurent Jacobelli traite de « racaille » le député de la majorité Belkhir Belhaddad…
Loin des écuries présidentielles, il existe pourtant un renouvellement dans les combats de l'heure, marqués par une nouvelle génération qui s'est exprimée dans les luttes ouvrières, dans le syndicalisme, sur le terrain de l'écologie avec les Soulèvements de la Terre, dans les luttes LGBT… Les potentialités et les ressources existent. Mais en se privant sciemment d'horizons et d'espérances politiques, au nom des petits calculs électoralistes de la Ve République, la gauche continuera à creuser sa propre tombe avec enthousiasme.
J'espère que la bataille sur la loi immigration nous servira d'électrochoc. Et que le danger fasciste nous poussera à nouveau à nous serrer les coudes. Être révolutionnaire, répétait Alain Krivine, c'est aussi résister au fait de devenir cynique ou blasé. Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir un rôle à jouer pour qu'un courant anticapitaliste unitaire, large, fasse entendre sa voix.
Mathieu Dejean
Boîte noire
Cet entretien a été réalisé le 11 janvier 2024 à Paris. Olivier Besancenot l'a relu et légèrement modifié avant sa publication.
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La dimension internationale de la crise française

L'indice CAC 40 de la Bourse de Paris a baissé, lundi 10 juin, de 1,35% sur la journée, avec de fortes oscillations, et à cette heure (17H) mardi 11 juin, il a à nouveau baissé de 1,33%. L'un des points où la presse internationale s'interroge est : les Jeux olympiques et paralympiques prévus cet été à Paris et en France, qui apparaissaient déjà compliqués, vont-ils pouvoir se tenir dans un pays en crise de régime sévère ?
11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale
Le président Macron avait la possibilité d'annoncer dimanche soir qu'il comptait dissoudre l'Assemblée nationale, mettons, au 15 septembre. Et même de dire qu'en attendant, et quel que soit le caractère fallacieux d'une telle annonce, il appelait à la communion nationale pour les JOP 2024, à un été calme avec un débat démocratique montant. Mais c'est là rêver : sa stratégie est celle du choc, sa méthode celle du coup d'État permanent, sa posture celle du coup d'éclat insistant. Il a pris de cour son propre premier ministre Attal qui a proposé sa démission lundi, refusée.
De débat démocratique montant, il ne veut pas. Un discours par jour, pour l'instant, véritable matraquage apte à faire encore monter le RN. Et deux mouvements de fonds dans la société.
L'un est le mouvement des atomisés : la France de la « ruralité », qui a été celle de l'insurrection sociale des Gilets jaunes, vote massivement RN sans forcément afficher les idées du RN, et il y a encore des réserves d'abstentionnistes pour cela. Ce mouvement est amorphe, il suppose justement que la mise en mouvement, y compris sous la forme de la fraternité des ronds-points, ne soit pas là. Il est une addition d'anonymats et d'isolements dans des semi-campagnes et des villes moyennes privées de services publics et marquées par une misère, matérielle et morale, profonde.
L'autre est le mouvement que Macron voulait corseter au maximum par des délais hyper-rapides, il est le mouvement, non pas tant et pas seulement des organisés (politiquement, syndicalement, associativement) que la poussée venue d'en bas pour s'organiser et contraindre les chefs à l'unité.
Ce second mouvement a commencé dimanche soir dans la minute suivant l'annonce de la dissolution par Macron. Il peut stopper le mouvement précédent, en affrontant Macron, en prenant en compte le fait que dans des élections par territoires le RN a moins de « figures » connues et saisissables à présenter, en donnant corps à la colère sociale, et par là en attirant des électeurs revenant du RN ainsi que des abstentionnistes.
Le succès du premier mouvement, renforcé par les ralliements, qui ont commencé (Ciotti), de barons de la droite « traditionnelle », produirait soit un gouvernement de cohabitation Macron/RN, soit une démission de Macron accroissant encore la crise de régime, l'incertitude et l'instabilité.
Le second mouvement peut soit endiguer le premier suffisamment pour produire à nouveau l'élection d'une Assemblée nationale sans majorité, non dissoluble pendant un an, et renforcer la dimension d'ingouvernabilité, soit conduire à une majorité dite « de gauche » qui tentera de cohabiter avec Macron alors même que la dynamique d'une telle victoire soulèvera la question, que nous sommes encore peu à soulever mais ça va venir, de la souveraineté de l'Assemblée (1), n'obéissant pas à l'exécutif, par exemple pour abroger la contre-réforme Macron des retraites, et donc mettant en cause la constitution de la V° République et les pouvoirs du président.
Ces quatre hypothèses – victoire électorale du RN avec cohabitation, victoire électorale du RN avec démission de Macron, assemblée sans majorité, majorité de gauche- sont très différentes pour la majorité des exploité.e.s et des opprimé.e.s. Son intérêt passe par la dernière et à défaut par la troisième, il lui faut éviter les deux premières (mais la dernière peut aussi conduire à la démission de Macron mais dans de toutes autres conditions !).
Mais toutes ont un point commun : aucune d'elles ne conduit à une stabilisation.
Par conséquent, lorsqu'on aborde la dimension internationale de la crise française, il faut bien comprendre que celle-ci consiste, comme la presse internationale notamment financière l'a tout de suite saisi, dans le fait que la France est l'homme malade de l'Europe, un épicentre de la crise, l'autre épicentre étant la guerre en Ukraine, la question européenne, la question française et la question ukrainienne (et donc russe) formant une chaîne.
La présentation médiatique simplifiée d'une déferlante de l'extrême-droite en Europe ne correspond pas à la réalité, il est important de l'expliquer en France où il est facile de s'imaginer que la situation spécifique de crise de régime correspondrait à un processus européen global. C'est en fait l'inverse : c'est la crise française qui, par ses suites possibles en juin-juillet, peut modifier fortement la situation politique européenne, qui, pour l'heure, n'a pas été fondamentalement changée, mais se trouve en suspens.
La répartition des sièges au parlement européen est analogue à la précédente. En Allemagne, le SPD prend une claque sans précédent (14%) mais l'AfD, qui le dépasse à 16%, progresse moins qu'annoncé ; le parti « de gauche » poutinien-populiste-anti-migrants de Sahra Wagenknecht, qui a eu bien des contacts avec les chefs de LFI, siphonne, avec 6% des voix, l'essentiel de l'électorat de Die Linke (2%), le parti de « gauche radicale » qui avait une filiation mortifère avec l'ancien régime de RDA. En Autriche, on a un transfert de près de 10% des voix des conservateurs démocrates-chrétiens vers les « Libéraux » d'extrême-droite, sans recul de la social-démocratie et des Verts (et une légère progression du PC). Aux Pays-Bas, le PVV de G. Wilders progresse certes par rapport au dernier scrutin européen, mais moins que prévu et recule en fait par rapport aux dernières législatives. En Italie, la progression de l'extrême-droite est ancienne et sa forme actuelle remonte aux élections ayant conduit au gouvernement Meloni. En Espagne, Vox est à 9,6%, au Portugal Chega à 9,8%, contre 18% aux législatives précédentes. Dans l'aire nordique et scandinave, l'extrême-droite est plutôt en recul.
Le fait important ne réside aucunement dans une déferlante « brune » au parlement européen, mais dans l'évolution possible des alliances et regroupements entre ces partis.
Il y a actuellement deux groupements, celui des « Conservateurs et Réformistes Européens » (CRE : 73 députés) qui comporte notamment les Fratelli d'Italia de la première ministre Meloni et le PiS national-catholique de Pologne, dont la défaite aux législatives a été confirmée au scrutin de ce dimanche, et celui d'Identité et Démocratie (I&D, 58 députés) qui comporte notamment le RN français, la Lega italienne de Matteo Salvini (actuellement vice-président du conseil des ministres), les « Libéraux » autrichiens, le Vlaams Belang flamand, l'AfD allemande.
Le premier groupement est réputé plus « atlantiste » puisque Meloni s'est alignée sur la politique de l'OTAN et de l'UE depuis qu'elle est au pouvoir, et que le PiS étant polonais peut difficilement être pro-russe. Le second groupement, dont on voit que le RN est une composante clef, est très clairement poutinien.
Mais il y a une troisième composante, décisive, parmi les 45 députés non-inscrits, avec le Fidesz hongrois, le parti de Victor Orban, le chef de l'exécutif hongrois, qui a quitté le groupe PPE (conservateur, dont font partie en France les LR) et qui appelle justement à l'union des groupes CRE et I&D en se présentant comme le meneur possible de cet attelage. Lequel Fidesz vient de reculer de 57% à 44% des voix (son score le moins élevé à ce scrutin, depuis 2004) et est contesté dans la rue, cela la veille même du scrutin, par un mouvement anticorruption né d'une scission de ses rangs.
Victor Orban est organiquement lié à Poutine. Il est apparu dans la nuit de dimanche à lundi, la voix enrouée, donnant l'axe sur lequel il entend fédérer les extrêmes-droites européennes : « Immigration stop, genre stop, guerre stop, Soros stop. » (Nota Bene : « Soros stop » veut dire « Juifs stop »).
Forcément, la question de cette « union des droites » se posera vraiment après les législatives françaises, qui auront de l'influence sur elle. Clairement, ladite union ou ses avatars possibles (alliances à géométrie variable), est « poutinienne » en ce sens qu'elle fait de la « paix », c'est-à-dire de la défaite ukrainienne ou au moins de l'occupation définitive du Donbass, de la Crimée et du Sud, l'un de ses axes centraux, et plus généralement qu'elle entend jouer sur la multipolarité impérialiste.
Le parti de Marine Le Pen a été financé de manière décisive par Moscou durant les années 2010 et son local de campagne en 2017 était orné d'un portrait géant associant M. Le Pen, Poutine et Trump. Il a mis en veilleuse ces liens depuis février 2022 et J. Bardella veut se présenter comme celui qui les écarte le plus. Mais l'orientation fondamentale demeure : « paix », « souverainisme », et, récemment apparition du projet d'adhésion aux BRICS+, conjointe d'ailleurs à celle de cet autre État membre de l'OTAN qu'est la Turquie d'Erdogan (non officiellement candidate, la Turquie est actuellement invitée régulière aux réunions des ministres des Affaires étrangères des BRICS+). L'abandon de l'Ukraine est au centre de ces orientations.
N'oublions pas qu'à travers toutes les déclarations de Macron, cet abandon n'a jamais été totalement écarté et reste présent dans ce qu'il a dit lors de la venue de V. Zelenski en France la veille du scrutin, visite dénoncée ou boycottée par le RN d'une part, LFI et le PCF d'autre part : « La seule paix que nous défendons est une paix négociée par les deux parties et qui respecte le droit international et fait une place au Donbass. » Comme nous l'écrivions : qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire si ce n'est la cession à l'occupant d'une partie du Donbass et donc d'imposer ceci à l'Ukraine ?
Une victoire législative du RN en France pèserait donc très fortement dans le sens des options déjà bien présentes d'abandon de l'Ukraine. D'une certaine façon, elle serait, par son impact politique sur les fournitures d'armes, un contre-choc négatif envers le déblocage tardif de l'aide militaire par le Congrès nord-américain le 24 avril dernier.
Autrement dit : il s'instaure une relation directe entre la crise de régime en France et la place du RN, d'une part, le sort des armes en Ukraine, d'autre part.
Cette connexion ne doit pas être comprise seulement à partir de l'impact direct de la place législative et éventuellement gouvernementale du parti le plus poutinien de France sur les relations diplomatiques globales et les envois d'armes, mais plus généralement comme un arc de crise entre deux pôles, le front militaire et la résistance (armée et non armée) ukrainienne d'une part, la France en crise de régime, d'autre part, arc de crise prenant un caractère décisif par rapport à l'ensemble de l'évolution européenne.
L'arrivée au pouvoir du RN en France, quelle que soit ladite « dédiabolisation » et la « banalisation », ne serait pas un phénomène de pourrissement progressif comme l'incrustation de l'extrême-droite dans le parlementarisme vermoulu italien, mais une secousse sismique dans l'État fort et centralisé de la V° République française et à partir de lui. C'est elle qui constituerait le « basculement européen » vers l'extrême-droite qui ne s'est pas produit le 9 juin. Elle renforcerait en premier lieu Poutine.
Inversement, la défaite du RN en France ou son endiguement malgré et sans Macron entrerait en résonance avec la résistance ukrainienne et renforcerait la possibilité d'une victoire ukrainienne contribuant à l'effondrement du régime poutinien en Russie et au déferlement des aspirations sociales et nationales parmi tous les peuples de Russie, d'Asie centrale, voire d'au-delà.
De plus, le RN s'est positionné contre toute reconnaissance d'un État palestinien et amalgame toute défense des droits nationaux et démocratiques de la nation palestinienne à un soutien au Hamas, s'élevant, comme LR et les macroniens, contre la procédure de la Cour Pénale Internationale visant Netanyahou : sa victoire serait aussi une mauvaise nouvelle pour les Palestiniens, car elle diminuerait encore les possibilités d'un volet diplomatique français prenant en compte leurs droits.
La crise de régime en France, de dimension européenne, instaure donc un lien organique, fondamental, entre la question française et la défense de l'Ukraine. D'ailleurs, contrairement à ce que pensaient la plupart des commentateurs et analystes, l'Ukraine est bien présente dans la conscience des masses en France car c'est elle le point qui a initialement provoqué la relative percée de la liste Glucksmann au scrutin du 9 juin. La cause de l'Ukraine en France passe maintenant par le combat pour que le RN soit défait, donc par l'unité des candidatures et l'unité d'action.
Certains camarades, et des amis soutenant l'Ukraine, sont interloqués de ce qu'une telle alliance comporte nécessairement LFI surtout, ainsi que le PCF.
Il n'y a aucune raison de blanchir Mélenchon de son soutien à la multipolarité impérialiste, appelée par lui « non-alignement », au pire régime tortionnaire d'extrême-droite du monde, celui de Bachar el Assad, et de ses tropismes poutiniens. Aucune raison.
Mais la volonté d'unité l'inclut nécessairement, lui et LFI, dans un mouvement plus large qui, en battant le RN, contrebat Poutine. C'est le refus de cette unité qui ferait le jeu de Poutine. Les positions de LFI et, en son sein, de Mélenchon et du POI tout particulièrement, sont un facteur de confusion et de division, mais le principal relais de l'ordre impérialiste poutinien en France est le RN, pas LFI. Combattre Poutine en France c'est combattre le RN et cela passe par l'unité contre le RN, avec LFI et par le combat, dans ce cadre, pour le véritable internationalisme. La contrainte que leur impose la réalisation du front unique est une défaite de leurs orientations poutiniennes, et, depuis l'ouverture de la pluralité des lignes toujours refusée à ce jour par l'état-major omnipotent du mouvement « gazeux », qui s'est produite dimanche soir entre Mélenchon et Ruffin, cela va s'accentuer.
A nous de porter, dans le cadre de l'unité pour battre le RN et Macron, la défense de l'Ukraine et le combat pour la chute du régime poutinien. Les meetings, réunions, débats, sur l'Ukraine en pleine campagne législative doivent se tenir et affirmer l'unité du combat contre Poutine et contre le RN !
Enfin, ce qui va se passer en France aura aussi une dimension, non pas seulement européenne, mais mondiale. Le verdict sur Trump est prévu pour le 11 juillet, quelques jours après le second tour des législatives françaises. L'extrême-droite mondiale a deux fanaux, deux parrains, Poutine et Trump. Ne pas comprendre cela pour lutter contre elle, c'est s'impuissanter. Cette lutte ne vise pas des fantômes du passé mais des monstres contemporains. Battre Le Pen, c'est porter un coup à Poutine et donc à Trump.
La dimension internationale de la crise française n'est pas un aspect supplémentaire de celle-ci, elle en est un fondement. Au centre de l'année 2024, elle impose un combat qui vaut vraiment la peine d'être mené.
VP, le 11/06/2024.
(1) Seul Aplutsoc en a parlé dès dimanche soir ; les camarades qui interrogent sur ce que pourrait bien être notre marque de fabrique : la voilà ! C'est que la question centrale du pouvoir et donc de la révolution est pour nous concrète et vivante, immédiate et présente : elle appelle une politique concrète se situant dans une temporalité proche, pas une politique de témoignage aussi radical soit-il. Il y a, certes un écart entre cette compréhension et ce que nous sommes et que d'autres peuvent partager à leur façon. Mais venez en discuter ce dimanche 16 juin à 14 h au Maltais rouge !
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