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TRANSNATIONAL 1968 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

17 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles.

L’exposition Transnational 1968 (créée en 2018) présente des photos et des affiches produites lors des nombreux mouvements sociaux qui ont marqué l’année 1968 à travers le monde. Cinquante ans plus tard, l’écho des revendications provenant du Québec, du Mexique, des États-Unis, de la Palestine, de l’Afrique du Sud, de l’Italie, du Japon, de la Tchécoslovaquie, d’Espagne ou d’Allemagne trouvent leur chemin jusqu’à nous.

TRANSNATIONAL 1968


68 est un rêve de grève sans trêve. Quelques drapeaux en lambeaux de ces luttes passées qui nous traversent encore aujourd’hui ont été réunis ici. Comme les vêtements des pauvres qui ont été usés jusqu’à la corde, ces témoins de 68 étaient difficiles à repérer. Ils ne trouvent pas leur place aux Beaux-Arts de ce monde ou dans tout autre régurgit de bonne volonté commémorative qui converti ces œuvres en simples objets de consommation historique. Nous tenions aussi à rappeler que les renégats de cette époque sont légion, du Québec aux États-Unis, en passant par la République tchèque et le Mexique.

Ces enfants de la Deuxième Guerre mondiale auront été les meilleurs agents de propagande du néo-libéralisme triomphant : « On a fait 68 pour ne pas devenir ce qu’on est devenu. » Tu parles, yuppie !

Qu’à cela ne tienne, nous souhaitons rappeler qu’un bon nombre d’affiches et de photos accrochées ici ont été réalisées collectivement, anonymement, dans une perspective transocéanique et dans une esthétique radicalement anti-spectaculaire. Elles n’appartiennent à personne. Si les possibilités d’appropriation de 68 se sont multipliées pour les uns ces derniers temps, nous avons fait le pari de s’en servir à nos fins.

Commençons ici, avec l’expo. Pour chaque pays auquel nous nous sommes intéressés parmi tant d’autres, nous avons reproduit une grande affiche et d’autres plus petites. Nous avons aussi imaginé des titres à ces œuvres, qui faisaient écho à des livres écrits en 68 ; les affiches politiques parlent souvent d’elles-mêmes, mais à quoi nous font-elles penser, en 2018 ?


QUÉBEC

« Collaborer, c’est s’faire fourrer ! »
Affiche de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)

Ancêtre de la CLASSE, l’UGEQ rassemble à partir de novembre 1963 les étudiants de l’Université Laval, de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke. En 1966, l’association milite déjà pour la gratuité scolaire. En février 1968, elle fait paraître Université ou fabrique de ronds-de-cuir, un manifeste corrosif et inégal où l’on célèbre le fait de dénoncer de ce qui ne va pas dans la société : « Nous pensons que parler c’est déjà agir, si la parole contribue à é-motiver et à motiver. » Prenant le pouls de la colère qui gronde et dont ils auront des échos français quelques mois plus tard, ces jeunes mettent la table pour deux moments marquants dans l’histoire du Québec. Le Lundi de la matraque, cette émeute à la veille d’une élection fédérale lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin 1968 à Montréal, où 290 personnes furent arrêtées et 125 blessées. Dans cette rafle, il y avait entre autres Paul Rose et Jacques Lanctôt. Ils en tireront un livre, Le lundi de la matraque (Parti pris, 1968). Dans un deuxième temps, l’été a continué de chauffer les esprits. En octobre, un vaste mouvement de grève étudiante est déclenché. Le Parti québécois est fondé. En novembre, une charge de dynamite détruit un garage. Plus tard le même mois, une bombe cause pour 25 000 $ de dommages au magasin Eaton du centre-ville de Montréal. Ce n’est qu’un début…

« J’abolirai le gouvernement / Avec le métier de président »*
Pub pour L’Osstidcho, renommé « … de chaux » pour éviter la censure de l’époque (La Presse, 25 mai 1968) + Deuxième page de la bande dessinée sur L’Osstidcho avec entre autres Claudine Monfette, Mouffe, qui « FESSE ! » (Magazine Maclean de novembre 1968. Illustration : Jacques Delisle, Graphisme : Richard Désormeau)

Inspiré par la contestation états-unienne et de la jeunesse québécoise en beau joual vert, le Chaud show est créé à la dernière minute pour remplacer Les belles-sœurs de Michel Tremblay au Théâtre de Quat’Sous. Le happening fou furieux de Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier et Mouffe, sur une musique du Quatuor de jazz libre du Québec, est un électrochoc. Scrutant l’actualité, les camarades créent lLossticho king size en septembre 68. En décembre, la même troupe se rassemble pour une revue de l’année intitulée Peuple à genoux. En 69, c’est leur chant du cygne avec L’ossticho meurt à la Place des Arts… avec pour finale le I Have a Dream de Martin Luther King, suivi par un coup de feu.

* La marche du président, chanson de Gilles Vigneault et Robert Charlebois.


MEXIQUE

Los filósofos de la destrucción
Lithographie provenant de L’Atelier populaire (École des Beaux-arts de Paris, France)*

À l’été 1968, les manifestations étudiantes se multiplient au Mexique, avec le soutien du recteur de l’UNAM. Même s’il n’y a pas de cours durant cette saison, tout le dispositif entourant les Jeux olympiques d’été à Mexico a de quoi faire enrager…même la date d’ouverture, le 12 octobre, qui a été choisie parce qu’elle commémore la découverte de l’Amérique ! Le 2 octobre, quelques jours avant l’ouverture des Jeux, 10 000 policiers et militaires tirent sur une foule d’étudiants non armés sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco pour protester contre l’autoritarisme du gouvernement de Gustavo Diaz Ordaz. L’omerta règne encore à ce jour à propos du nombre de victimes : 200 et 300 morts d’un côté, « 4 morts, 20 blessés » selon les officiels…

* Des copies de cette affiche furent faites partout France et affichées à Paris avec des inscriptions de manifs de solidarité deux jours après le massacre. Ces copies raturées se vendent plus de 300 euros.

Los dioses del estadio
Photographie, anonyme, Associated Press / SIPA

Les athlètes afro-américains des Jeux de Mexico, mais aussi beaucoup de leurs compatriotes Blancs, affichaient sur leur veston un macaron portant l’inscription « Olympic project for human rights », comme l’Australien Peter Norman qu’on peut voir sur la photo. Le 16 octobre, les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos protestent contre la ségrégation raciale aux États-Unis en baissant la tête et en pointant, lors de l’hymne américain, leur poing ganté de noir vers le ciel. Ils montrent ainsi leur soutien au Black Panthers et au Black Power. Les sprinteurs ont aussi posé sur le podium leurs paires de Puma Suede pour rappeler que les Afro-américains n’avaient même pas les moyens de s’offrir ce type de chaussures. Les deux sportifs vivent un enfer après ce geste : boycottage de toute compétition sportive, menaces de mort, renvoi… leur geste ne sera reconnu que dans les années 1990.


ÉTATS-UNIS

« Do It! »*
Affiche, anonyme, Chicago

Les Chicago 8 étaient Abbie Hoffman, Jerry Rubin, David Dellinger, Tom Hayden, Rennie Davis, John Froines, Lee Weiner et Bobby Seale. Ils furent accusés de conspiration, d’incitation à la révolte, et d’autres charges, à cause des émeutes contre la guerre du Vietnam qui se sont déroulées à Chicago lors de la Convention démocrate d’août 68. Seale, membre des Black Panthers et faisant initialement partie du Chicago 8, a été jugé séparément lors du procès. La répression des manifestations a été tellement violente que huit policiers ont été inculpés pour violation des droits civiques. Le procès des militants commença le 20 mars 1969 et fut largement médiatisé dû à la défiance, l’outrage et l’arrogance des prévenus. Le 18 février 1970, tous les inculpés furent acquittés des charges de conspiration. Cinq d’entre eux furent néanmoins reconnus coupables d’avoir franchi la frontière d’un État pour inciter à la révolte, un crime en regard d’une loi de 1968 contre les émeutes.

* Do It ! Scénarios de la révolution est un livre de Jerry Rubin. Avant de devenir ce qu’il honnissait, c’est-à-dire un yuppie, il a écrit : « Une société qui abolit toute aventure, fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible. »

« La Guerre, Yes Sir ! »*
Fuck the draft, de Kuromiya Kiyosh (sous le nom fictif de « Dirty Linen Corp »), New York, dans le journal contestataire Berkeley Barb

Durant la guerre du Vietnam (1955-1975), plusieurs jeunes Américains ont tenté d’échapper à la conscription. En 1965, David Miller, membre du « Pacifist Catholic Worker Movement » est le premier américain à brûler son avis de circonscription (draft). Un projet de loi est voté, menant à une forte criminalisation de cet acte, soumettant les dissidents à une amende de 10 000 $ et/ou à 5 ans de prison. En octobre 1967, lors du « Stop the draft week », plus de 1000 hommes retournent aux acteurs concernés leur avis de circonscription. À la fin de la guerre, l’État américain recense que plus de 600 000 hommes ont défié la « Selective service law », qui contraint tout Américain en âge de combattre et en bonne condition physique à se soumettre à la circonscription. L’avis de circonscription a été un symbole marquant de la lutte contre la guerre au Vietnam, surtout pour les étudiants, pour qui le brûler est devenu l’acte symbolique ultime de défiance.

En 1968, Kuromiya distribue l’affiche par la poste en suggérant de l’offrir en cadeau pour la fête des Mères. Il est par la suite arrêté par le FBI. Plus tard cette année-là, Kuromiya défie encore l’autorité en distribuant plus de 2000 copies de ces affiches à la Convention démocrate à Chicago.

* La Guerre, Yes Sir ! est un roman de Roch Carrier paru en 1968 sur la conscription et les relations entre francophones et anglophones.


PALESTINE

* رجال في الشمس
Affiche par l’artiste Shukri pour le Fatah

Moins d’un an après la Guerre de Six jours (juin 1967), Israël attaque, le 21 mars 1968, des bases du Fatah situées près du village jordanien de Karameh, où se trouve Yasser Arafat. Si la résistance palestinienne y est défaite militairement, elle bénéficiera, à la suite de cet affrontement, d’une reconnaissance symbolique et politique décisive.

Localement, cette bataille deviendra un symbole d’héroïsme pour toute une génération de fedayin, incitant des milliers de jeunes palestiniens à grossir les rangs du Fatah (dont les effectifs passeront, en quelques mois, de 2000 à près de 15 000). À l’international, elle contribuera fortement à ce que la cause palestinienne ne soit plus comprise que d’une perspective purement humanitaire, mais comme une lutte de libération populaire et anticoloniale. Tout au long de l’année 1968, des comités de soutien propalestiniens essaimeront dans quelque 80 pays.

* Des hommes dans le soleil est un recueil de nouvelles de Ghassan Kanafani, auteur et porte-parole du FPLP en 1967, assassiné en 1972 par le Mossad.

Soldat rêvant de lis blancs*
Affiche, par l’artiste Natheer Nabah. Selon plusieurs sources, il s’agirait d’une des premières affiches du Fatah.

Après la bataille de Karameh, l’enterrement des « martyrs » à Amman le lendemain prend des allures de triomphe pour les fedayin. Ces derniers sont en tête du cortège funèbre, le visage masqué par un keffieh. En Occident, les combattants palestiniens sont encensés à gauche. Le voyage à Amman devient un incontournable pour la gauche de 68. Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville et les membres du Groupe Dziga Vertov viennent tourner Ici et ailleurs dans un camp de réfugiés palestiniens en 1969-1970…

* Poème écrit par Mahmoud Darwich après sa rencontre avec l’historien Schlomo Sand en 1968.


AFRIQUE DU SUD

« Which Side Are You On? »*
Affiche et programme d’un concert au Royal Albert Hall de Londres le 26 juin 1968 pour amasser des fonds pour la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

Le 21 mars 1960, des centaines de personnes non armées se sont rassemblées devant un commissariat de Sharpeville, en Afrique du Sud, contre les « pass », ces documents d’identité imposés par le régime pour contrôler les déplacements des personnes à la peau noire. La police a tiré à bout portant sur les manifestants, faisant près de 70 morts. Le massacre de Sharpeville a convaincu Nelson Mandela des limites des campagnes pacifiques de désobéissance civile. Il fondera la branche armée de l’ANC, l’Umkhonto we Sizwe (Le fer de lance de la nation) en 1961.

Depuis 1956, des exilés sud-africains en sol britannique appelaient au boycottage des produits du pays. Après le massacre, ils fondèrent l’AAM, le Mouvement Anti-Apartheid (1956 à 1998), pour lutter contre toutes les formes de collaboration militaire, bancaire, commerciale, touristique, sportive avec l’Afrique du Sud et appuyer les mouvements de libération.

En 1968, ils furent particulièrement actifs durant l’Affaire D’Oliveira (plusieurs incidents au cours desquels le joueur de cricket métis Basil D’Oliveira était écarté des compétitions) et la sélection de l’Afrique du Sud aux Jeux olympiques de Mexico. Ils organisèrent des centaines de manifestations et des concerts pour récolter des fonds pour les militants incarcérés.

* Chanson écrite en 1931 par Florence Reece pour soutenir son mari et ses camarades dans une grève de mineurs dans le Kentucky (États-Unis).

« I Write What I Like »
Stephen Bantu Biko, photographie de Mark Peters pour l’agence Liaison

Dégoûté par le « libéralisme blanc » qu’il avait expérimenté au sein de plusieurs mouvements étudiants multiraciaux, Stephen Bantu Biko décide de fonder, fin décembre 1968, l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Student Organisation, SASO). La SASO, dont Biko devient le président en 1969, défend l’idée que les Noirs peuvent se définir et s’organiser eux-mêmes tout en décidant de leur propre destin à travers une nouvelle identité politique et culturelle qui tire ses racines de la « conscience noire ». La SASO s’associe ainsi aux mouvements de Black Power et d’humanisme africain. Elle lit Fanon, Césaire, Sartre, Kaunda, Nyerere, James Cone et Paulo Freire. La SASO sera entre autres derrière les émeutes des élèves noirs de Soweto en 1976. Arrêté, déshabillé, attaché, frappé, mutilé par le régime, Steve Biko meurt au bout de ses souffrances le 12 septembre 1977. Mandela dira plus tard : « Biko a été le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » On laisse à Biko les derniers mots, compilé dans l’ouvrage I Write What I Like : « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé. »


ITALIE

Le miracle italien
Affiche, Avola, Viareggio, Roma, Bologna: le pagherete tutte! Manifesto dei Comitati Unitari di Base (Manifeste des comités de l’unité de base)

Le 68 italien se caractérise par la réussite de l’alliance entre la lutte étudiante et ouvrière. Lorsqu’arrive mai 68 en France, le gros des affrontements est déjà survenu en Italie. La jeunesse étudiante en était déjà à explorer des manières de se lier avec d’autres révolutionnaires. Dès le début de l’année, des échanges fertiles se font entre grévistes et étudiants, notamment à Turin et à Pise. Le slogan ‘Étudiants et ouvriers unis dans la lutte’ et le pont vertueux 1968-69 entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l’âpre race païenne, fut un miracle italien. « Démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne », écrit Tronti en 1998 dans La politique au crépuscule. Des syndiqués des usines Marzotto à Valdagno et Pirelli à Milan, notamment, se révoltent contre leurs syndicats et forment des cellules autonomes appelées Comités unitaires de base. À titre d’exemple de cette collaboration, une manifestation ouvrière, le 3 juillet 1969 attire un nombre surprenant de participants. Toutefois, ce ne sont pas les syndicats qui en ont fait la promotion, mais une assemblée mixte constituée d’ouvriers et d’étudiants.

« Maggio strisciante »
Modeste affiche dessinée dans un livre provenant de la petite ville d’Udine, dans la région du Frioul. La ville n’ayant pas d’université, les groupes de gauche et l’extrême gauche sur place s’alignaient sur les différentes orientations des groupes universitaires.

Le printemps 68 italien est l’un des plus longuement mûris : d’où son appellation de « Maggio strisciante », ou « Mai rampant ». Dès 1966, des étudiants de sciences sociales de l’Université de Trente songent à créer une « contre-université » en protestation contre ce qu’ils qualifient « d’université de classe ». En 1967, la grogne prend de l’ampleur, notamment grâce à la contestation contre la guerre du Vietnam. Mais c’est en 1968 que l’impact sera le plus grand : à l’hiver, des occupations ont déjà lieu dans des universités de presque toutes les grandes villes du pays. Les affrontements violents avec les forces policières sont fréquents. En février, les étudiants occupent la faculté d’Architecture de l’Université de Rome. Ils seront délogés par la police le 29 février, à la suite d’une plainte du recteur.

Le lendemain, le 1er mars, survient la « Battaglia di Valle Giulia », la bataille de la rue Giulia dans laquelle près de 4000 étudiants se rassemblent Piazza di Spagna pour protester contre l’évacuation de la veille. Le rassemblement se scinde rapidement en deux : l’un des groupes se dirigera vers la faculté d’Architecture pour reprendre les lieux des mains de la police. De violents affrontements surviendront, faisant 500 blessés parmi les étudiants. Dans la mêlée, militants communistes et fascistes s’opposent. Les étudiants de gauche finiront par occuper la faculté des Lettres, ceux de droite, la faculté de Droit. Le « Maggio strisciante » perdura jusqu’à « l’automne chaud » de 1969, trois mois qui ont marqué l’Italie par son enchaînement de grèves et de luttes sociales dans la péninsule.


JAPON

胎児が密猟する時*
Affiche, CIRA-Japan

Sur l’affiche, on peut lire « Écrasez le régime sécuritaire des États-Unis et du Japon par l’action directe ouvrière ! » ; « N’allez pas au Parlement ; manifestations contre les usines et les marchands de la mort ! ».

Cette affiche du Comité d’Action directe contre la Guerre du Vietnam appelle à la perturbation de la production d’armes (mortiers et canons de chars d’assaut) à l’usine Toya à Nagoya, le 19 octobre 1966. Tout en se présentant comme une nation pacifique, le Japon fait fleurir son économie à en approvisionnant les États-Unis en armes diverses pour les Guerres en Corée et au Vietnam. Après 1965, l’armée américaine commence à attaquer le Vietnam ; des mouvements contre cette guerre pullulent au Japon. À cette époque, au Japon comme ailleurs, la plupart des actions étaient basées sur la croyance que l’on pouvait faire changer les politiques parlementaires. Les gens se limitaient à protester contre le gouvernement japonais devant le parlement. Plus d’une dizaine d’arrêtés ont reçu de lourdes charges criminelles suite à l’action de perturbation que nous voyons sur l’affiche, mais cet événement a ouvert une nouvelle dimension à l’engagement militant du mouvement social de 1968 au Japon.

* Quand l’embryon part braconner est un film de Kōji Wakamatsu, 1966. À la sortie du film, Wakamatsu dit : « Pour moi, la violence, le corps et le sexe sont partie intégrante de la vie. »

春雪*
Photo du 31 mars 1968 prise par un journaliste du quotidien japonais Asahi Shimbun.

En 1962, le gouvernement japonais souhaite construire un nouvel aéroport international. Prévu au départ à Tomisato, le projet a été déplacé à 5 km au nord-est, à Sanrizuka, où la famille impériale possédait une grande ferme… ce qui facilita la confiscation des terres, sans empêcher la colère. Les expropriations commencèrent en même temps que de violents affrontements. Officiellement, on dénombre 13 morts, dont 5 policiers, 291 paysans arrêtés. Plus d’un millier d’étudiants venus soutenir les paysans sont blessés et arrêtés lors des combats. Sur notre photo, des étudiants armés de 2×4 se battent contre la police antiémeute le 31 mars 1968 lors d’une manif contre la construction de l’aéroport. L’aéroport devait être inauguré en mars 1978, mais la résistance retarda le projet de deux mois. Le 1er avril 2004, l’aéroport est privatisé.

L’année 1968 au Japon sera agitée. Les mouvements étudiants luttent contre l’augmentation des frais de scolarité, grèvent et occupent leurs universités. Le paroxysme est atteint le 21 octobre avec l’« assaut de Tokyo ». La gare de Shinjuku est mise à sac pour bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant. Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

* Neige de printemps est le premier tome de la tétralogie de l’écrivain Yukio Mishima, La Mer de la fertilité.


TCHÉCOSLOVAQUIE

DIRECT ACTION – Une expérience radicale au Canada (1980-1983)

10 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie (…)

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C’est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d’attaques contre l’État et l’industrie de 1980 à 1983. Retour sur une expérience radicale[1].

À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970, marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l’Autonomie[2] ainsi que l’anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l’URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l’impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·e·s, ainsi que la délocalisation, nuisent aux groupes qui s’organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l’Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, plusieurs groupes militants cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c’est le cas de Direct Action au Canada.

Dans l’ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·e·s de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·e·s relancent le débat sur les causes de l’oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l’injustice. Acculés à la marginalité, les mouvements d’extrême-gauche arrivent toutefois à se maintenir au sein des milieux contre-culturels en Occident, en particulier au sein de la scène punk.

À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue donc un rôle important dans le renouveau d’une pensée révolutionnaire au Canada. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes, afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d’un mouvement de masse, Direct Action est un petit groupe qui souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.

Dessin par Julie Belmas. Source.

Repenser le rapport de force

Direct Action s’inscrit dans la pensée anarchiste et critique le développement technique ainsi que l’État. En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, de s’attaquer aux infrastructures de l’État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, etc. Direct Action tente de s’intégrer à l’ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d’éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu’un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l’action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, il souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d’avant-garde tactique ». Par son analyse politique et par les méthodes de lutte qu’il propose, Direct Action peut être associé au courant de l’anarchisme vert, qui se développe au cours des années 1980 en réponse à l’institutionnalisation des mouvements écologistes en Occident.

Direct Action procède d’abord à des actes de vandalisme contre l’entreprise minière Amax puis les bureaux du ministère de l’Environnement. Une première attaque d’envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l’île de Vancouver. Cette station fait partie d’un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l’environnement que les luttes populaires n’avaient pas été en mesure de bloquer. L’attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.

Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L’attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·ne·s, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires-du-Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l’appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L’attaque est annoncée par Direct Action afin d’éviter de faire des victimes, mais Litton n’écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l’attaque, dont une rassemblant 15 000 personnes à Ottawa en octobre. De plus l’usine finit par perdre son financement gouvernemental.

Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin’s Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise alors dans la distribution de films pornographiques hardcore pirates. Au nom de la « liberté de choix » elle rend disponible une sélection de vidéos violentes et dégradantes qui mettent en scène viols et torture. En un an, la chaîne était passé d’une succursale à treize. L’attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne.

Six mois de luttes légales contre l’entreprise (pétions, soirées d’information, appels à la justice, manifestations) se butaient à la soude-oreille du gouvernement. Le coup d’éclat, accompagné d’un communiqué, s’attire donc la sympathie marquée du mouvement féministe qui refuse, malgré les pressions politiques et médiatiques, de « condamner la violence » de l’action. Le succès de l’initiative, selon plusieurs journaux militants de l’époque, s’explique par la complémentarité de celle-ci avec la campagne publique légale. Pendant plusieurs mois, des militantes avaient pris le temps de faire un travail d’information et porté leurs revendications dans l’espace public, créant ainsi un bassin de personnes conscientisées et déterminées à combattre cet affront capitaliste, sexiste et violent contre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l’opération ; les autorités, d’abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer.

En janvier 1983, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·e·s, interpellé·e·s sur la route par des agents de la GRC déguisés en travailleurs routiers dans le cadre d’une opération policière élaborée. Le procès de ceux qu’on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines. Ann Hansen, Brent Taylor, Juliet Belmas, Doug Stewart et Gerry Hannah écopent tous de plusieurs années de prison.

De la lutte armée à la lutte populaire

L’arrestation des membres de Direct Action témoigne d’une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L’usage de l’action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d’attirer l’attention sur un enjeu précis, voire d’instaurer un rapport de force direct avec l’État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·e·s moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, la tactique de Direct Action était-elle suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et participait-elle d’un horizon stratégique à même d’ébranler l’État canadien et le régime capitaliste ? Le réseau d’appui du groupe, ancré surtout dans la scène punk, constituait-il un bassin suffisant pour donner de la légitimité et de la visibilité aux actions qu’il posait ?

À propos de l’expérience de Direct Action et des enjeux tactiques et stratégiques autour des actions de propagande armée, le journal torontois Prison News Service (1980-1996), écrivait :

« Les actions de guérilla ne sont pas une fin en soi ; un acte unique, ou même une série d’actions coordonnées, a peu probabilité d’atteindre autre chose qu’un objectif immédiat. De telles actions sont problématiques si l’on suppose qu’elles peuvent être substituées au travail légal, mais si elles peuvent être comprises dans une politique plus large, comme une tactique parmi tant d’autres, alors elles peuvent donner aux mouvements légaux plus de marge de manœuvre, les rendre plus visibles et plus crédibles. […]

Pour la plupart des activistes nord-américains, la lutte armée est réduite à une question morale : “Devrions-nous ou ne devrions-nous pas utiliser des moyens violents pour faire avancer la lutte ?” Bien que cette question soit pertinente sur le plan personnel, elle ne fait que brouiller une question qui, dans les faits, est politique. La plupart des radicaux, de toute façon, à ce stade, ne participeront pas directement à des attaques armées. Mais, à mesure que les mouvements de résistance se développeront en Amérique du Nord – et ils doivent se développer, ou nous sommes tous perdus – il est inévitable que des actions armées seront entreprises par certains. La question demeure si ces actions armées seront acceptées dans le spectre des tactiques nécessaires. […]

Loin d’être “terroriste”, l’histoire de la lutte armée en Amérique du Nord montre que les groupes de guérilla ont été très prudents dans la sélection de leurs cibles. Il y a une différence majeure entre attaquer une cible militaire, corporative, […] et poser une bombe dans les rues encombrées de la ville. La gauche en Amérique du Nord n’a jamais posé d’actes de terreur aléatoires contre la population en général. Dénoncer ceux qui voudraient choisir d’agir en dehors des limites étroitement définies des “actions pacifiques” pour paraître moralement supérieur, ou pour soi-disant éviter de s’aliéner la population, c’est donner à l’État le droit de déterminer quelles sont les limites admissibles de la protestation.»

Ce qui est certain, c’est que le groupe a su renouveler avec originalité l’analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l’audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l’écologie, du sexisme et de l’impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires : l’anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet’suwet’en depuis 2019. L’activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu’une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l’empêchent objectivement d’avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?

Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n’avons pas d’armées, d’armement, de pouvoir ou d’argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu’ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l’exige. Cette stratégie évite l’isolement d’un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l’État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.

L’affiche en couverture, présentée aussi à droite ici, est l’œuvre de Matt Gauck (2013). Ses œuvres sont disponibles sur le site de la coopérative d’artistes engagé.es Justseeds.

Pour en savoir plus sur l’expérience de Direct Action, on consultera l’autobiographie d’Ann Hensen Direct Action. Memoirs of an Urban Guerrilla (2001). En 2018, cette militante publiait Taking the Rap: Women Doing Time for Society’s Crimes, un ouvrage portant à la fois sur son expérience en prison ainsi que sur celle des nombreuses femmes qu’elles y a rencontrées. Pour une discussion extensive sur le contexte politique, culturel et idéologique dans lequel évoluait le groupe Direct Action, on consultera la thèse d’Eryk Martin Burn it Down! Anarchism, Activism, and the Vancouver Five, 1967–1985. On lira aussi avec profit les textes et écrits des Vancouver Five ainsi que le pamphlet War on Patriarchy, War on The Death Technology. Toutes ces ressources sont en anglais (quelques traductions en français sont aussi disponibles, mais éparses).

Le journal libertaire Open Road nous fournit plus d’informations sur l’actualité, les débats et les procès entourant Direct Action, notamment dans le #15, Printemps 1983 et le #16, Printemps 1984.

Enfin, le site d’archives bilingue sur les Vancouver Five recense (presque) tout ce qui existe et se publie sur le groupe.


Notes

[1] Cet article est une version bonifiée de l’article « Direct Action : une expérience radicale », paru dans le numéro 94 de la revue À Bâbord !

[2] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s’inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d’action à d’autres thèmes que le travail.

Pierre Beaudet et la revue Mobilisation : une méthode d’enquête originale

8 avril 2023, par Rédaction

Au printemps 1972, Pierre Beaudet et d’autres camarades fondent la Librairie progressiste, au coin des rues Ontario et Amherst, aujourd’hui Atateken[1]. Ils et elles se procurent de petites presses de calibre commercial et achètent des livres de toutes les tendances de la gauche radicale, puis organisent une fête pour l’ouverture du lieu. La nouvelle librairie devient vite un point de repère pour la gauche en ébullition. De jeunes syndicalistes viennent s’y procurer des ouvrages sur l’économie politique ou sur les mouvements de grève qui secouent le monde. Des professeur·e·s de cégep y font imprimer le Manifeste du Parti communiste[2] qui figure dans leur plan de cours. La Librairie progressiste est aussi un lieu de rencontre. On vient y faire un tour :

En principe pour acheter des livres. Mais aussi pour se donner rendez-vous, débattre, élaborer des concertations et des stratégies, et s’engueuler aussi, de manière plus ou moins polie. C’est une sorte de café sans café, d’espace politique ouvert à presque tous les vents[3].

Une des initiatives les plus intéressantes associées à la Librairie progressiste est la publication de la revue Mobilisation. Fondée en tant qu’organe du Front de libération populaire (un petit groupe militant issu d’une scission de l’aile gauche du Rassemblement pour l’indépendance nationale), elle connait une refonte en 1972, sous la direction de Pierre Beaudet et de ses camarades de la librairie. Mobilisation se conçoit comme une revue marxiste œuvrant à l’édification du parti du prolétariat. Elle souhaite accueillir des militantes et militants de différents milieux et renforcer les liens entre les groupes et les individus progressistes.

La revue publie des textes d’analyse politique et des articles de fond sur les enjeux internationaux. On y traite par exemple de la lutte de libération en Angola ou du mouvement révolutionnaire au Chili. Mais l’aspect le plus important de Mobilisation est son travail de réflexion approfondie sur les étapes de la liaison entre les intellectuel·le·s et le mouvement ouvrier. Dans ce texte, je souhaite présenter la méthode d’enquête de Mobilisation, une approche originale qui consiste à combiner la description détaillée d’un milieu, l’analyse de l’inscription de ce milieu dans un système plus vaste, la réflexion critique sur les actions militantes posées dans ce milieu et la prise en compte des leçons à en tirer pour agir ailleurs. Loin d’avoir un intérêt purement historique, ces considérations sur la revue Mobilisation me semblent avoir une pertinence aujourd’hui, pour tenter de reconstruire le lien entre la gauche et les personnes des classes populaires.

Un contexte bouillonnant

La nouvelle mouture de Mobilisation, à partir de 1972, émerge dans un climat politique orageux, dont l’atmosphère est bien saisie par le documentaire 24 heures ou plus de Gilles Groulx[4]. De 1963 à 1968, la revue Parti pris et le Rassemblement pour l’indépendance nationale contribuent à populariser l’idée d’indépendance. En 1968, la fondation du Parti québécois soulève bien des espoirs. Mais à son premier test électoral, au printemps 1970, le nouveau parti ne fait élire que sept députés, malgré 23 % des voix. Cette distorsion du système électoral convainc plusieurs jeunes militantes et militants que la voie parlementaire est un cul-de-sac. À gauche, certaines et certains se méfient aussi déjà de ce parti dont beaucoup de membres sont issus de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

À Montréal, depuis le milieu des années 1960, des comités de citoyennes et citoyens s’activent pour revendiquer des améliorations à la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Ils demandent – et obtiennent parfois – de nouvelles infrastructures : coopératives d’habitation, centres communautaires, écoles, etc. Forts de ces gains, mais conscients des limites de leur action, ils décident de se coaliser pour agir à l’échelle municipale. En collaboration avec les syndicats, particulièrement la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui adopte des positions de plus en plus radicales, ils se transforment en comités d’action politique (CAP) et forment le Front d’action politique (FRAP)[5], un parti municipal opposé à l’administration Drapeau.

La campagne électorale municipale se déroule à l’automne 1970… en même temps que l’enlèvement de James Cross et de Pierre Laporte par le Front de libération du Québec (FLQ) et la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau[6]. Le FRAP, associé injustement au FLQ, subit un échec cuisant. Pour beaucoup de militantes et militants des CAP, cette défaite est interprétée comme le signe que le FRAP n’avait pas un ancrage populaire assez solide. De même, face à l’ampleur de la répression militaire et policière, il devient évident pour plusieurs que l’action armée clandestine du FLQ n’est pas la voie à suivre, puisqu’elle est peu soutenue par la population.

Ces évènements se déroulent durant une période où le nombre de conflits de travail dans la province ne cesse d’augmenter, au point où, au milieu des années 1970, le Québec devient avec l’Italie une des nations occidentales où la conflictualité ouvrière est la plus grande. Les travailleuses et travailleurs obtiennent des augmentations de salaire et des améliorations de leurs conditions de travail, en plus d’expérimenter de nouvelles formes de lutte et d’exprimer une certaine aspiration au contrôle de leurs milieux de travail. Le point culminant de cette mobilisation syndicale est la grève du Front commun du secteur public au printemps 1972[7], qui reste encore aujourd’hui l’une des principales grèves de l’histoire du Québec.

Dans l’esprit de bon nombre de militantes et militants de gauche, dont une forte proportion est composée d’étudiantes et étudiants de cégep ou d’université, ces évènements se conjuguent et indiquent la direction à prendre : il faut se lier davantage à la classe ouvrière. Les groupes qui collaborent avec Mobilisation – le CAP Saint-Jacques, le CAP Maisonneuve, le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ) et plusieurs autres plus petits groupes – partagent tous une lecture marxiste des qui les invite à créer des liens plus solides avec les travailleurs et les travailleuses.

L’élaboration d’une méthode d’enquête à partir du conflit à l’entreprise Rémi Carrier

Le 9 novembre 1971, une quarantaine de travailleurs et travailleuses de Rémi Carrier, une petite usine de rembourrage située sur la rue Ontario, dans l’est de Montréal, débraient pour protester contre le congédiement injuste de cinq de leurs camarades impliqués dans la campagne de syndicalisation de l’entreprise. Quand les militantes et militants du CAP Maisonneuve entendent parler du conflit dans les journaux, ils y voient une occasion de mettre en pratique leur volonté de renforcer les liens avec des ouvriers et des ouvrières. Bien accueilli·e·s sur la ligne de piquetage, les membres du CAP se joignent à la lutte et y acquièrent rapidement un rôle de direction.

Les militantes et militants du CAP Maisonneuve mènent également une enquête sur Rémi Carrier qui débouche sur la publication du dossier On s’organise, diffusé dans d’autres usines et dans les milieux étudiants. Ce texte d’une trentaine de pages a été écrit à la suite de deux semaines de rencontres entre les membres du CAP et deux groupes de dix travailleurs et travailleuses. Le dossier décrit en détail les opérations de production à l’usine. Cette description permet d’une part de montrer comment les travailleuses et les travailleurs sont divisés dans le processus de production, ce qui nuit à leur unité politique. Elle permet d’autre part de mieux comprendre comment fonctionne l’exploitation, en se servant de l’exemple concret de l’usine de rembourrage pour présenter des concepts de base du marxisme, comme le profit et la force de travail.

En juin 1974, deux ans après la fin du conflit, Mobilisation publie un dossier en profondeur qui fait le bilan de la grève à Rémi Carrier. Le texte dense reprend et approfondit certains éléments du dossier On s’organise, mais il y ajoute une description chronologique de la lutte, accompagnée de réflexions critiques sur les succès et les échecs du travail militant effectué durant la grève. Les textes de Mobilisation ne sont pas signés, mais Pierre Beaudet m’a confirmé qu’il était le principal auteur de ce dossier. L’écriture a représenté un travail de longue haleine appuyé sur des rencontres avec les principaux protagonistes de la lutte. On suppose aussi que Pierre a lui-même participé de près ou de loin aux actions de soutien à la grève, ou du moins qu’il en a suivi attentivement le déroulement avec ses camarades du CAP.

Le texte « La lutte des travailleurs de Rémi Carrier » débute par une analyse du développement des forces productives dans l’entreprise. L’usine de 75 employé·e·s à la production est en pleine expansion, grâce notamment à un contrat de Bombardier pour la fabrication de bancs de motoneige. En décrivant l’évolution et le fonctionnement de l’entreprise, Mobilisation souhaite expliquer comment le patron parvient à maintenir l’exploitation, par exemple en embauchant des jeunes et des femmes qu’il se permet de payer moins cher, ou encore en congédiant les employé·e·s dès qu’ils et elles acquièrent de l’expérience. Cette pratique entraine un taux de roulement élevé qui mine les efforts de syndicalisation[8]. Ces réflexions sur l’organisation interne de l’entreprise Rémi Carrier s’accompagnent aussi d’une analyse du rôle que les petites entreprises jouent dans l’économie capitaliste. Chargées de fabriquer des produits dont le taux de profit est bas et forcées de se concurrencer entre elles pour obtenir des contrats de joueurs plus gros, elles sont souvent amenées à surexploiter leur main-d’œuvre[9].

Après la description de l’entreprise Rémi Carrier, le texte de Mobilisation est structuré autour du récit chronologique de la grève, qui s’est étalée de novembre 1971 à avril 1972. Tout au long du récit, on fait ressortir les aspects positifs et les aspects négatifs de l’intervention des militantes et militants du CAP. On souligne ainsi que l’implication du CAP et ses efforts de sensibilisation auprès de différents groupes ont permis aux employé·e·s de Rémi Carrier d’obtenir des dons en argent et du soutien sur la ligne de piquetage, entre autres[10]. En même temps, on relève, parfois de manière sévère, les erreurs tactiques et stratégiques des membres du CAP. On affirme par exemple qu’en essayant de recruter les travailleurs les plus conscientisés dans les CAP, on les a isolés de leurs collègues. On mentionne aussi que le dossier On s’organise n’était pas suffisamment accessible pour la plupart des ouvriers et des ouvrières[11].

Le conflit à Rémi Carrier se solde en principe par une victoire. Le syndicat a été reconnu et les employé·e·s congédiés ont été réembauchés. Toutefois, durant la grève, la production, qui n’a jamais été interrompue complètement, a été réorganisée, de sorte que la moitié des ouvrières et ouvriers sont mis à pied. En pratique, il ne reste donc à peu près rien de la mobilisation exemplaire des grévistes de l’usine.

De cette première expérience de liaison avec la classe ouvrière, les militantes et militants du CAP tirent la leçon qu’au lieu de soutenir les luttes ouvrières de l’extérieur, il vaut mieux être présent à l’intérieur même des milieux de travail. Leur objectif est de mieux connaitre la réalité ouvrière et de créer au sein des entreprises des structures qui permettent aux plus politisé·e·s de rester en contact avec leurs collègues, plutôt que de se couper d’eux et elles en intégrant une organisation comme le CAP. La grève à Rémi Carrier constitue donc un des points de départ du processus d’implantation de militantes et militants en usine et dans les hôpitaux qui marque le mouvement marxiste-léniniste durant les années 1970.

En phase avec ce virage vers la classe ouvrière, le dossier de Mobilisation sur Rémi Carrier inaugure une méthode d’enquête caractérisée par les traits suivants :

  • Penser dans l’action. Les militantes et militants des groupes proches de la revue sont encouragés à s’implanter dans des milieux de travail ou à s’investir dans des projets dans les quartiers populaires. Les textes de la revue se veulent donc directement liés à ces expériences concrètes. Ils sont écrits par les acteurs de ces initiatives ou en collaboration étroite avec eux.
  • Faire l’analyse sociale, économique et politique d’un milieu pour en extraire une meilleure compréhension des facteurs qui facilitent ou entravent l’intervention militante.
  • Faire un bilan de pratique qui intègre une réflexion critique sur les bons coups et les erreurs commises durant une lutte.
  • Tirer des leçons de cette analyse pour infléchir la pratique militante, y compris en envisageant de changer de modèle d’organisation ou de milieu d’implantation si cela parait plus propice à l’action.

Une méthode d’enquête transposée à d’autres milieux de travail

La méthode d’enquête élaborée à partir de Rémi Carrier est reprise par la suite dans d’autres numéros de Mobilisation, notamment par des militantes et militants qui rendent compte de leurs premières tentatives d’implantation en milieu ouvrier. Par exemple, deux militants racontent comment, pendant deux ans, ils se sont impliqués dans la syndicalisation d’une petite usine du quartier Saint-Michel. La description de l’entreprise et de ses travailleurs permet de saisir les défis de l’organisation politique dans ce milieu : on constate en effet que les ouvriers sont divisés en fonction de leur âge, de leur poste et de leur origine ethnique[12]. L’explication du déroulement de la campagne de syndicalisation met en lumière le rôle d’adversaire que peuvent jouer les conseillers permanents des centrales syndicales dans certains contextes. Comme à Rémi Carrier, les travailleurs de l’usine de Saint-Michel mènent une grève victorieuse, mais le taux de roulement élevé et le paternalisme patronal amoindrissent considérablement les gains militants.

En vue des négociations collectives du secteur public de 1975-1976, Mobilisation publie des textes qui effectuent un retour critique sur le Front commun de 1972 et appellent à un « front commun à la base » pour les prochaines négociations[13]. L’analyse que fait Mobilisation du rôle du système hospitalier dans l’économie capitaliste justifie que des militantes et militants marxistes s’implantent dans ce secteur et y consacrent beaucoup d’énergie, alors que leurs homologues d’autres pays ont souvent tendance à négliger les milieux non industriels. De plus, Mobilisation insiste sur les efforts de l’État pour opposer les travailleurs et les travailleuses du secteur public à ceux et celles du secteur privé, ce qui incite les militantes et militants de gauche à élaborer un discours axé sur l’unité entre les différentes fractions de la classe ouvrière.

Dans les textes de la revue, l’analyse socio-économique et la réflexion stratégique se nourrissent donc mutuellement. Leur imbrication permet d’identifier les échecs qui relèvent d’obstacles structurels ou contextuels et ceux qui relèvent d’erreurs militantes. Ainsi, il est possible pour les militantes et militants d’apprendre de leurs erreurs afin de ne pas les reproduire, par exemple produire du matériel de mobilisation qui vulgarise mieux leurs analyses pour s’ajuster au niveau de compréhension des ouvriers et des ouvrières qu’ils côtoient. Il est aussi possible de concevoir des manières de contourner les obstacles structurels auxquels ils et elles font face. Par exemple, après les expériences de Rémi Carrier et de Saint-Michel, les militants et militantes font le constat que les petites entreprises sont trop précaires et trop fragiles pour y faire du travail politique et syndical durable. Ils décident donc de s’orienter plutôt vers les grandes usines et les hôpitaux, « où les conditions de stabilité et d’organisation sont plus propices pour un travail politique prolongé[14] ». Cet aller-retour entre l’action et l’analyse permet donc de s’ajuster aux conditions concrètes.

Une démarche encore actuelle

En 2019, le processus de production du numéro 22 des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) – « Valleyfield, mémoires et résistances » – a fait ressortir la persistance d’une culture militante forte dans cette ville industrielle encore aujourd’hui. Valleyfield s’est construite autour de l’usine de la Montreal Cotton, pendant un temps la plus grande usine de textile au Canada, où, en 1946, une grève victorieuse de 100 jours contre les patrons, les briseurs de grève et la police du premier ministre Maurice Duplessis a eu un retentissement important. Dans les années 1970, plusieurs jeunes militantes et militants, inspirés par cette grève héroïque, se sont impliqués dans les syndicats industriels de la région.

En juillet 2021, Pierre Beaudet a voulu poursuivre l’enquête entamée en 2019 par le dossier des NCS sur Valleyfield et pour explorer davantage ce qu’il reste de la tradition syndicale de la ville. Le dossier des NCS avait interrogé principalement des intellectuel·le·s et des militantes et militants de longue date. En 2021, Pierre proposait de faire des entrevues en profondeur avec des travailleurs et travailleuses « de la base » pour comprendre quelle est la condition ouvrière aujourd’hui. Ces rencontres auraient inclus à la fois des responsables syndicaux et des employé·e·s peu ou moins engagés, pour saisir aussi ce qui freine l’implication des travailleurs et travailleuses de la base. Les personnes participantes auraient pu relire le texte final pour s’assurer qu’il reflète bien leur pensée et leurs aspirations. La démarche se serait conclue par une table ronde « sur cette condition ouvrière, sur les espoirs et les luttes, et aussi les obstacles ».

En un sens, Pierre revenait par ce projet à la méthode d’enquête qu’il avait contribué à créer à l’époque de Mobilisation. Il s’agissait d’aller sur le terrain avec ouverture pour explorer un milieu sous toutes ses dimensions, avec la participation pleine et entière des protagonistes de ce milieu. L’objectif était aussi de mettre nos capacités de rédaction au service de personnes qui sont actives dans leur milieu, mais qui n’ont pas nécessairement la plume facile. En d’autres mots, il s’agissait d’utiliser l’écriture pour mettre en forme et synthétiser la parole des gens et rendre visible leur expérience de la vie quotidienne, afin de voir ce qui peut en surgir. Menée dans une diversité de milieux, une telle démarche d’enquête pourrait peut-être faire émerger de nouvelles pistes d’action.

Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Pour plus de détails sur l’histoire de Mobilisation et sur son rôle dans l’émergence du mouvement marxiste-léniniste québécois, voir le premier chapitre de ma thèse de doctorat, disponible en ligne. Guillaume Tremblay-Boily, Le virage vers la classe ouvrière. L’implantation et l’engagement des marxistes-léninistes québécois·es en milieu de travail, Montréal, Université Concordia, 2022.
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848.
  3. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 130-132.
  4. Gilles Groulx, 24 heures ou plus, documentaire politique, ONF, 1973.
  5. Sur l’expérience du FRAP telle que vécue par son président, voir Paul Cliche, Un militant qui n’a jamais lâché. Chronique de la gauche politique des années 1950 à aujourd’hui, Montréal, Varia, 2018, ainsi que Pierre Beaudet, « L’entrevue : Paul Cliche », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 13, 2015.
  6. Pour un récit de ces évènements, voir entre autres Éric Bédard, Chronique d’une insurrection appréhendée. Jeunesse et crise d’Octobre, Québec, Septentrion, 2020.
  7. En 1972, les trois grandes centrales syndicales (la Fédération des travailleurs du Québec, FTQ, la Confédération des syndicats nationaux, CSN, la Centrale de l’enseignement du Québec, CEQ) forment pour la première fois un front commun face au gouvernement dans le cadre des négociations du secteur public et parapublic. Au mois d’avril, les travailleuses et travailleurs du Front commun déclenchent une grève générale illimitée, mais ils rentrent au travail à la suite de la promulgation d’une loi spéciale. Or, quand un juge ordonne l’emprisonnement des chefs des trois centrales pour avoir incité leurs membres à défier des injonctions, cela entraine une vaste grève spontanée. Des centaines de milliers de personnes du secteur privé et du secteur public protestent contre cet outrage, ce qui amène le gouvernement à faire des concessions majeures aux syndiqué·e·s. De plus, dans certains endroits au Québec, dont Sept-Îles, les travailleuses et travailleurs expérimentent des formes d’autogestion.
  8. « La lutte des travailleurs chez Rémi Carrier » Mobilisation, vol. 3, n° 8, 1974a, p. 3.
  9. Ibid., p. 16.
  10. Ibid., p. 10.
  11. Ibid., p. 7.
  12. « La syndicalisation dans une petite usine », Mobilisation, vol. 3, n° 9, 1974b, p. 3.
  13. « Pour un Front commun à la base », Mobilisation, vol. 4, 1975, n° 8.
  14. Mobilisation, 1974a, op. cit. p. 17.

« On a raison de se révolter » – Regard sur la contribution intellectuelle, politique et militante de Pierre Beaudet

7 avril 2023, par Rédaction

Notre compagnon de vie, ami et camarade Pierre Beaudet, est parti sans prévenir, à 71 ans, le 8 mars 2022. Quelques mois à peine avant son décès, il enseignait encore à l’Université du Québec en Outaouais et était retourné à la barre d’Alternatives, cette organisation de coopération et de solidarité internationales qu’il avait contribué à créer en 1994, et qui représente encore aujourd’hui un legs important de son engagement. Ce retour à la direction d’Alternatives qu’il avait quittée en 2006 devait être temporaire, quelques mois ou une année tout au plus, histoire de lui redonner un nouveau souffle. La mort est venue contrecarrer ses plans alors qu’il croyait, et nous avec lui, pouvoir recouvrer la santé et son énergie. Pierre avait des idées plein la tête et des projets qui lui tenaient à cœur. Il rêvait de mettre sur pied un centre de formation politique pour les militantes et militants de différents mouvements sociaux, en particulier pour les plus jeunes. Contribuer à la relève militante et politique de la gauche, ici et à l’international, était un impératif et le restera jusqu’à la fin de sa vie.

Pour témoigner de son parcours, long de plus de cinquante ans au sein de la gauche québécoise et internationaliste, les Nouveaux Cahiers du socialisme ont choisi de lui consacrer ce dossier dont l’objectif est modeste et ambitieux à la fois, un peu à l’image du personnage. Il s’agit d’aller au-delà de l’hommage à son œuvre et à sa vie qui lui a été rendu le 23 avril 2022 lors d’une cérémonie à l’UQAM, son alma mater, pour souligner sa contribution intellectuelle, politique et militante. Les signataires des articles ont côtoyé Pierre, ont milité ou travaillé avec lui, mais là ne sont pas les raisons principales qui ont motivé la constitution de ce dossier.

À la lecture de l’ensemble des textes qui suivent, force est de constater que Pierre Beaudet a occupé une « place à part » dans le village d’Astérix, pour reprendre une expression qui lui était chère pour désigner le Québec, et en particulier la gauche québécoise. C’est pourquoi rendre compte de sa contribution nous apparait comme un devoir de mémoire, mais aussi un « devoir politique ».

En cette période d’hégémonie néolibérale où des organisations de coopération et de solidarité internationales[1] peinent à jouer pleinement leur rôle, s’affaiblissent, voire disparaissent face à des gouvernements pour qui « l’aide internationale » passe essentiellement par le secteur privé, à l’heure où la combativité des organisations sociales et communautaires s’est affaiblie, et enfin à l’heure où l’altermondialisme semble en recul, lire ou relire les écrits de Pierre Beaudet permet de réfléchir en vue de repenser nos analyses, pratiques et stratégies.

Comme bon nombre de jeunes de sa génération, Pierre découvre la vie militante au sein du mouvement étudiant à la fin des années 1960 et 1970, comme le rappelle André Vincent dans l’entrevue qu’il accorde à Milan Bernard, ou encore Ronald Cameron dans son texte « Le parcours d’un combattant ». Malgré son jeune âge et son manque d’expérience politique et militante, il se démarque dans les organisations dans lesquelles il s’engage, comme la Libraire progressiste et Mobilisation, par sa soif insatiable de lectures et de connaissances ainsi que par son volontarisme qui se traduit dans le nécessaire travail d’analyse, de publication et d’action. À l’issue de ce dossier, nous pourrions avancer qu’il s’agit là des trois piliers principaux de la praxis du militant et de l’intellectuel qu’il a été.

Contrairement à un certain nombre de militantes et de militants de la génération des baby-boomers qui ont été membres de partis politiques d’extrême gauche et qui ont abandonné en cours de route, ou qui en sont ressortis désillusionnés, Pierre a maintenu le cap à gauche durant plus de cinquante ans d’engagement actif. À l’encontre de plusieurs de ses camarades de l’époque, il n’a pas eu peur de sortir des sentiers battus, d’adopter une distance critique face à certains dogmes ou face à la « ligne de parti » imposée par telle organisation politique ou tel mouvement comme en fait foi l’entrevue menée avec André Vincent. Loin d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, Pierre cherchait à comprendre les erreurs des pays qui ont tenté l’expérience socialiste, réfléchissait et discutait de la planification démocratique comme le relate le texte de son ancien collègue Munro. Selon Cameron, il n’hésitait pas à revisiter Lénine pour en faire une nouvelle lecture, et pour vulgariser sa contribution afin d’en faire profiter le plus grand nombre de lectrices et lecteurs possible.

Tous les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont saisi l’importance pour Pierre de lier la théorie à la pratique. Comme l’écrit Tremblay-Pepin : « Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante ». À titre d’exemple, à peine âgé de 22 ou 23 ans, Pierre, qui joue un rôle important dans la revue marxiste Mobilisation, propose une méthode d’enquête originale en vue de rapprocher les intellectuel·le·s des classes populaires, nous dit Tremblay-Boily. Cette préoccupation restera sienne tout au long de sa trajectoire.

Toujours dans la perspective de la bataille idéologique qui nécessitait de proposer une vision du monde alternative au discours hégémonique des élites économiques et politiques, Pierre avait aussi le souci de rejoindre le public le plus large possible C’est ainsi qu’il créa ou collabora à la création d’une diversité de publications : des bulletins, des revues comme Mobilisation et les Nouveaux Cahiers du socialisme, le Journal des Alternatives et d’autres encore. Parallèlement, il signait aussi des articles dans les médias traditionnels nationaux ou accordait des entrevues aux chaines de radio ou de télévision publiques ou commencera à intervenir sur des blogues, avec deux objectifs en tête : vulgariser et rendre accessible au grand public la compréhension de conflits géopolitiques complexes et proposer une analyse critique dévoilant le plus souvent le jeu et les intérêts des puissances dominantes. Ses publications ont contribué à amener le « monde » au Québec et, en même temps, il ne perd aucune occasion pour raconter ou expliquer le Québec au reste du Canada comme le rappelle Frappier, ou à l’international, d’où ses collaborations avec Le Monde diplomatique notamment ou avec d’autres publications un peu moins connues.

On retrouve dans ces publications ou ailleurs dans des revues comme Presse-toi à gauche, ses innombrables textes sur les luttes contre l’apartheid et pour la démocratisation de l’Afrique du Sud, la résistance palestinienne contre le sionisme et l’État colonial israélien, les révoltes populaires en Amérique latine ou encore les luttes des mouvements autochtones ici ou ailleurs. Cela incite Hernandez à voir en Pierre un passeur et un « intellectuel frontalier » en mesure de traduire et d’interpréter les analyses et les stratégies de partis politiques ou de mouvements sociaux d’un pays ou d’une région du monde, selon l’histoire et les spécificités du contexte national ou international. Ismé souligne à quel point Pierre a joué un grand rôle dans la mobilisation de la gauche et du secteur progressiste québécois en solidarité avec Haïti : « Il était capable de rendre intelligible pour ses pair·e·s de la société québéoise la réalité complexe des pays du Sud dont Ayiti, loin des raccourcis et des regards réducteurs et discriminatoires de la grande presse ». Il savait ainsi faciliter les échanges et les dialogues entre militantes, militants et intellectuel·le·s de différents pays, ce qui constituait un atout indéniable pour celui qui contribuera à la construction du Forum social mondial, de la Plateforme altermondialiste ou d’autres initiatives misant sur la convergence des luttes.

Un peu dans la même perspective, O’Meara, un camarade sud-africain venu s’établir au Québec, évoque le bagage extensif de connaissances de Pierre sur l’histoire politique de nombreux mouvements de libération nationale, ce qui lui permettait par exemple de dépasser l’exceptionnalisme du cas sud-africain. En dépit de sa modestie et de sa posture politique d’allié des classes populaires, Pierre était aussi un intellectuel de haut niveau. Levy n’hésite pas à en parler comme d’un remarquable spécialiste et « savant des mouvements sociaux » en ce sens qu’il savait lire et interpréter les pratiques et stratégies des mouvements, et il savait proposer des pistes d’action. Ces caractéristiques ont d’ailleurs permis à Pierre d’assurer rapidement un leadership intellectuel et politique dans un certain nombre d’organisations de solidarité internationale dont le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA), le Centre d’études arabes pour le développement (CEAD) et Alternatives, de même qu’au sein du Forum social mondial.

Dès leur première rencontre, Pierre a invité Feroz Mehdi, qui deviendra un de ses grands amis, un camarade et un collègue de travail, « à descendre des montagnes ». Par cette métaphore, Pierre lui a appris à traduire ses idées politiques en projets « pour soutenir nos organisations partenaires à l’étranger, tout en mettant sur pied un programme de mobilisation et d’éducation populaire pour développer de façon durable et continue une conscience politique au Québec ». Hernandez, un collègue de Pierre, estime lui aussi que ce dernier a conjugué tout au long de son parcours, analyse théorique et praxis. Pour reprendre ses mots : « Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle ».

À l’instar de Frappier, plusieurs autrices et auteurs soulignent les grandes qualités de pédagogue de Pierre pour qui la formation de la relève militante était un impératif. Tour à tour, il proposera des stages, des petits contrats ou de nouveaux projets à des jeunes qui se rapprochent d’Alternatives, sans compter les programmes de stages qui ont pris de l’expansion au sein de la programmation de cette ONG. Pierre croyait en la jeunesse et à son rôle dans les luttes et mouvements de transformation sociale et politique. Il faisait confiance aux jeunes et les soutenait dans leurs apprentissages, sans paternalisme. C’est ce que relatent L’Écuyer et Gauthier, tous les deux parmi les premiers stagiaires d’Alternatives. Ils ont recueilli les propos d’autres stagiaires qui ont croisé ou côtoyé Pierre dans les années 1990 et 2000. Il vaut la peine de souligner que, jusqu’à aujourd’hui, il y aurait eu plus de 1500 stagiaires à Alternatives ou au sein d’organismes partenaires dans le Sud global depuis la mise en place de ces programmes de stages, en 1994.

Massiah, un intellectuel et camarade de France avec qui il s’est lié d’amitié surtout autour du Forum social mondial, estime que « l’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires ». Ismé observe, elle aussi, cette grande sensibilité de Pierre aux réalités des luttes du Sud global, dont celles menées en Ayiti. « Son désir sincère de rencontrer l’autre dans une relation horizontale au-delà des divergences était marquant. Pierre, pourtant farouche défenseur de ses idées, a su développer cette capacité rare d’apprendre de l’autre en toute humilité et d’enseigner à l’autre sans arrogance. Il va s’ouvrir, même si avec une certaine réserve, au féminisme, à la décolonialité », dit-elle. Comme l’évoque Massiah, l’internationalisme de Pierre était loin des rigidités et des hiérarchies. Et il adhéra à ce que son ami Vinod Raina a exprimé : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens »

Finalement, Dufour estime à propos de La Grande Transition qu’il s’agit d’une initiative qui « m’apparaît comme une forme d’aboutissement du chemin parcouru par Pierre Beaudet, en apprentissage perpétuel et dans sa volonté de rassembler ou du moins de faire converger les forces vives progressistes pour penser les alternatives, affuter leurs analyses et agir ensemble pour faire barrage à la droite, aux forces néolibérales, au capitalisme débridé, ici et ailleurs ».

Comme en témoigne ce dossier, Pierre a été de plusieurs combats politiques et intellectuels, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur : la lutte des classes, pour reprendre une terminologie devenue moins populaire, le socialisme, la question nationale québécoise et la nécessaire alliance avec la gauche du reste du Canada, le colonialisme, la situation des Autochtones, le racisme, les luttes écologiques qu’il avait découvertes plus récemment et, bien sûr, l’internationalisme et l’altermondialisme. À cela, s’ajoute une panoplie d’autres questions qu’il défendait comme celles des droits économiques et sociaux, les luttes syndicales et féministes. Ce bref portrait est loin d’être exhaustif. Étrangement, la Palestine pourtant si présente dans son cœur et son action est relativement absente de ce dossier. Des contraintes de temps ont limité le nombre de personnes sollicitées, ce qui explique peut-être, mais n’excuse pas, cette lacune.

Malgré cela, nous espérons que ce dossier puisse faire découvrir ce grand intellectuel et militant à des jeunes et moins jeunes, qu’il les invite à lire ou relire certains ouvrages de Pierre, et qu’il les encourage à mettre en pratique les trois piliers de sa méthodologie, soit l’analyse, la production et la diffusion d’information et l’action pour mieux faire face à la crise globale actuelle. Enfin, souhaitons que ce dossier permette de dépasser l’individu et sa singularité, qu’il nourrisse nos réflexions politiques et qu’il contribue à la mémoire collective de la gauche, de l’internationalisme et son corollaire, l’altermondialisme.

Par Anne Latendresse, professeure au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal


NOTE

  1. Surtout celles qui ont une posture critique à l’égard des orientations des gouvernements canadien et québécois.

La criminalisation de l’immigration : comment la droite gagne la bataille des idées

7 avril 2023, par Rédaction

ÉDITORIAL – Au cours des élections québécoises d’octobre 2022, l’immigration et les politiques d’accueil sont devenues l’un des principaux enjeux. La figure de l’immigrant, plus précisément celle de l’immigrant racisé, est devenue l’étranger, celui ou celle qui menace l’existence même de la nation québécoise[1]. Pour le premier ministre François Legault, et pour plusieurs acteurs politiques du Québec, l’immigration est liée au déclin de la langue française et à la disparition des valeurs québécoises[2]. De plus en plus, le gouvernement de la Coalition avenir Québec développe un discours anti-immigrant, à connotation raciste, comme l’ont montré les amalgames énoncés par le ministre Jean Boulet lors de la campagne électorale[3].

Ce discours participe de la criminalisation de l’immigration. Il se diffuse aussi en Europe, notamment en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Lettonie, et plus récemment en Suède et en Italie, où l’extrême droite siège dans les gouvernements ou y détient les rênes.

Les discours et politiques anti-immigration ne sont pas chose nouvelle dans l’histoire occidentale : la fermeture à l’immigration par les États-Unis en 1921, un siècle ou presque avant l’interdiction de voyage (travel ban) de Donald Trump, avait été instaurée à la demande d’une partie du mouvement ouvrier. Ce dernier y voyait alors une façon de renforcer son pouvoir de négociation, en évitant une concurrence par le recours à des personnes particulièrement exploitées et abusées comme le sont les « nouveaux arrivants » en règle générale. Cet évènement a eu des conséquences fort dommageables, car la satisfaction de cette revendication des mouvements ouvriers américains « ferma ce qui avait été une soupape de sécurité “sociale” pour l’Europe au XIXe siècle […] et, selon E.H. Carr, cela prépara leur défaite [celle des mouvements ouvriers européens] et la montée du fascisme[4] ».

Certes, le discours et les mesures répressives ne constituent pas l’équivalent du système d’extermination mis en œuvre par le régime nazi, ni même des camps d’internement lors de la Seconde Guerre mondiale[5]. En ce début du XXIe siècle, si l’immigrant racisé est devenu un danger, la droite et l’extrême droite n’écartent pas toujours la possibilité de l’intégrer, mais selon un processus soit économique, soit identitaire, qui repose essentiellement sur les épaules du nouvel arrivant. Cette personne doit faire la démonstration de vouloir parler et apprendre la langue, le français au Québec, et on attend souvent d’elle qu’elle rejette sa langue maternelle et la culture de son pays d’origine[6]. En France, par exemple, à peine réélus, Emmanuel Macron et son gouvernement ont ouvert la porte à une attaque majeure contre les immigrants et immigrantes, en choisissant la voie de la criminalisation plutôt que de la reconnaissance de leur apport durant la pandémie[7]. Les annonces françaises sur le projet de loi en préparation indiquent une aggravation de la précarité en rendant les immigrantes et les immigrants plus vulnérables et donc corvéables à merci dans les « secteurs d’activité en tension », qui sont en fait les secteurs qui subissent une pénurie de main-d’œuvre, faute d’offrir des conditions de travail correctes.

L’idéologie de l’extrême droite fait ainsi son chemin. Certes, cette idéologie ne se réduit pas aux discours anti-immigrant; elle articule aussi un discours, des pratiques et des lois rétrogrades et répressives envers les femmes, les membres des communautés LGBTQ+, les minorités ethniques, etc. Son discours et ses actes sont aussi intersectionnels.

Cependant, c’est sur la question de l’immigration, pierre de touche de la gestion mondialisée des flux de main-d’œuvre, que l’extrême droite bénéficie du soutien des classes dirigeantes : même chez les gouvernements d’Europe où l’extrême droite n’est pas présente ni nécessaire à l’obtention d’une majorité, ses idées sur ce sujet sont reprises et mêmes affinées, en s’appuyant sur un appareil à la fois politique, économique et médiatique similaire d’un pays à l’autre, et en recourant à des réseaux de diffusion institutionnalisés, l’OCDE notamment, ou à des think tanks entre nations. Par exemple, certains débats qui se font en France migrent quasi instantanément vers le Québec. Des commentateurs et chroniqueurs à l’emploi de médias détenus par les plus grandes fortunes de leur pays respectif, et parfois proches des partis politiques ou même des politiciennes et politiciens eux-mêmes, agissent comme relayeurs, facilitant ainsi la diffusion et l’expression de ces idées sur l’immigration, entre autres.

Tout courant idéologique correspond à une lecture de la réalité socio-économique et des rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent. Le parallèle avec les années 1930 peut ainsi être prolongé, car l’époque actuelle partage de nombreuses caractéristiques avec cette dernière et les années « folles » qui l’ont précédée et préparée. D’une part, le capitalisme a renoué avec la profitabilité mise à mal par l’extension du compromis fordiste, en misant cette fois encore sur la financiarisation de l’économie, les avancées technologiques et le retour ou l’aggravation de la marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. D’autre part, les conflits sociaux se sont intensifiés depuis 2011, ce qui exacerbe la crise de légitimité que traverse le système-monde capitaliste dans la lignée de celle des États-Unis[8].

Cette situation nourrit les stratégies de court terme de la part des classes dirigeantes. L’illustration actuelle la plus flagrante est la réponse à l’inflation, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt au profit des détenteurs de patrimoine et des entreprises financiarisées au lieu de réduire les inégalités et l’appauvrissement et de développer des politiques de transition énergétique écologique[9]. Cette stratégie à courte vue motivée par la préservation du profit et du pouvoir permet en partie d’expliquer comment la droite peut flirter avec l’extrême droite en espérant ramasser quelques voix par-ci par-là, et prendre le dessus. Mais l’extrême droite devient en fait la droite de référence, car la politique traditionnelle de la droite disparait derrière un programme économique et le discours néolibéral.

Il ne fait aucun doute que cette capacité du capitalisme de se reproduire en surfant sur les vagues portées par les classes dirigeantes les plus réactionnaires repose aussi sur le fait qu’il domine le discours[10] et imprègne la vie sociale sous tous ses aspects. Toutefois ce système et la rhétorique faisant de l’immigration un problème difficile à gérer n’ont jamais été remis en question par la gauche traditionnelle et par celle qui participe à des élections. Pire, cette dernière a tendance à rejeter sur les classes populaires la responsabilité de la montée de l’extrême droite et de ses idées, ce qui la dédouanerait de flirter avec le cadre néolibéral pour aller chercher des voix ailleurs.

Or, si les régimes fascistes des années 1930 semblent avoir bénéficié d’un soutien des masses – soutien au sujet duquel on oublie souvent de mentionner qu’il a été acquis par la terreur des milices et des méthodes d’intimidation, de harcèlement et même d’assassinats que l’on voit renaître avec effroi au Brésil ou aux États-Unis chez les partisans de Jair Bolsonaro et de Trump –, il s’est aussi construit sur la débâcle de la gauche. Socialistes et communistes allemands étaient plus pressés de s’affronter, y compris physiquement, que de s’allier contre la menace nazie. De leur côté, les communistes espagnols, et surtout staliniens, ont préféré liquider les anarchistes plutôt que de s’allier avec eux contre Franco.

Voilà le dernier trait similaire entre les deux périodes, cette incapacité de la gauche à s’opposer et à proposer sa lecture de la situation face aux idées réactionnaires. Non pas qu’au XXIe siècle, elle se divise de façon excessive ou s’entretue. Avec l’appui des classes moyennes aisées, la social-démocratie a plutôt consenti à accepter le cadre économique forgé par la droite. Maintenant, plutôt que de se décider à reconnaitre que c’est ce qui a contribué à banaliser le néolibéralisme en le présentant comme insurmontable, en reprenant le discours sacré sur le développement économique et la croissance – pourtant incompatible avec la protection de l’environnement comme nous le savons aujourd’hui – pour « rassurer les marchés », la gauche, ses organisations traditionnelles et ses partis, parfois même étiquetés comme radicaux, rendent responsables de ses propres égarements les classes populaires qui leur font défaut. Non parce que celles-ci sont (effectivement) désillusionnées et s’abstiennent en grand nombre, mais parce qu’elles seraient peu éduquées et donc « naturellement » sensibles aux sirènes d’extrême droite. Comme si le racisme était une affaire individuelle et non pas un rapport de pouvoir et de domination inscrit dans les institutions et les biais inconscients.

Cette représentation aberrante à l’heure de l’élévation générale, à l’échelle planétaire, des niveaux d’instruction a préséance contre les faits eux-mêmes. Car, que l’on regarde au Chili, au Brésil[11], aux États-Unis, en Grèce, ceux et celles qui sauvent la démocratie ou lui rendent ses lettres de noblesse ne sont pas les classes moyennes aisées, mais les classes populaires, en manifestant massivement contre les traitements discriminatoires et liberticides envers les immigrantes et les immigrants[12], ou en se rendant malgré tout aux urnes pour infliger une défaite aux dictateurs en herbe. D’ailleurs, plusieurs études récentes confirment que le comportement électoral des classes populaires ne se distingue guère du reste de la population, si ce n’est par une plus grande abstention, sauf de la part d’un noyau conservateur actif[13].

En déniant la réalité des résistances populaires et leur radicalité, la gauche traditionnelle, ou celle qui joue le jeu électoral, laisse le champ libre aux idées d’extrême droite et de droite. Elle se contente de reprendre le modèle libéral, parlant de la nécessité de construire un « modèle d’immigration » pour donner le gout du français et de la culture québécoise aux nouvelles et nouveaux arrivants, et essayant de vanter l’immigration comme solution pratique de dernier recours, pour faire face aux difficultés de rétention de la main-d’œuvre de la part des entreprises. Les propositions de Québec solidaire pendant la campagne électorale étaient loin de remettre en question ce discours utilitaire et économique sur l’immigration.

Nous devons rompre avec ce cercle vicieux. C’est de courage moral dont nous avons besoin pour énoncer sur la scène politique qu’il faut accueillir dignement les immigrants en tant que citoyennes et citoyens, et non en les réduisant à une force de travail; pour régulariser les sans-papiers; pour favoriser les relations interculturelles. Il faut également avoir le courage de dénoncer la domination impérialiste occidentale sur les pays du Sud, domination qui constitue l’une des principales causes de cette vaste migration vers le nord.

Parallèlement, il s’agit de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en soutenant les initiatives alternatives locales, écologiques, féministes et radicalement anticapitalistes portées par des mouvements populaires ou autochtones qui offrent en réalité des réponses globales pour peu qu’on cesse de les traiter au filtre du système économique capitaliste.

Par Milan Bernard, Alain Saint-Victor, Carole Yerochewski pour le comité de rédaction.


NOTES

  1. Voir : Marc-André Gagnon, « Pouvoirs en immigration : “une question de survie” pour la nation, signale Legault », Journal de Québec, 29 mai 2022.
  2. Voir notamment : Charles Lecavalier, « Le gouvernement Legault souhaite un “réveil national” pour stopper le déclin du français », La Presse, 29 novembre 2022.
  3. Gabriel Delisle, « Déclaration de Jean Boulet sur l’immigration : des propos “préoccupants” et “désolants” », Le Nouvelliste, 28 septembre 2022.
  4. Beverly J. Silver, Forces du travail. Les conflits ouvriers et la globalisation depuis 1870, Toulouse (France), Éditions de l’Asymétrie, 2019, p. 40.
  5. Ce constat ne vise pas à atténuer l’impact actuel des politiques anti-immigrant, qui se traduisent notamment par des morts en Méditerranée ainsi que par les conditions esclavagistes ou extrêmement brutales que la plupart subissent en devant s’en remettre à des passeurs de diverses natures. On ne peut ignorer non plus la façon dont cela alimente la traite de femmes et d’enfants.
  6. Pour une lecture critique des politiques actuelles d’immigration marquées par la colonialité du pouvoir, voir le dossier consacré à ce sujet dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistance, 2022.
  7. Sur la criminalisation des immigrants, voir la vidéo en accès libre de Mediapart, qui interviewe notamment une avocate spécialiste du sujet : <www.mediapart.fr/journal/france/061222/projet-de-loi-immigration-nous-sommes-sur-des-propositions-racistes?utm_source=nl-video-20221211-185726&utm_medium=email&utm_campaign=ALL&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALL]-nl-video-20221211-185726&M_BT=1257261095238>. Cette criminalisation des immigrants va de pair avec une criminalisation de la pauvreté; voir à ce sujet le projet de loi français antisquat qui s’attaque en fait aux mal-logé·e·s en défaisant les protections obtenues dans les années 1950 par les mobilisations autour d’Emmaüs et de l’abbé Pierre, concernant l’occupation de logements vides : <www.alternatives-economiques.fr/manuel-domergue/loi-anti-squats-criminalisation-mal-loges/00105346?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=hebdo&utm_content=11122022>.
  8. La crise de légitimité était aussi vive dans les années 1930 et signait la fin du leadership britannique. En prolongement des analyses en termes de système-monde d’Immanuel Wallerstein et de Giovanni Arrighi, voir les contributions de Sahan Savas Karatasli, Sefika Kumral et Beverly Silver, A New Global Tide of Rising Social Protest ? The Early Twenty-first Century in World Historical Perspective, communication à la conférence annuelle de la Eastern Sociological Society, Baltimore (Maryland), 24 février 2018, ainsi que Beverly J. Silver et Corey R. Payne, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, 2021.
  9. Voir à ce propos l’entrevue de Bertrand Shepper, « Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski dans le n° 28 des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2022.
  10. Voir les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, notamment : Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.
  11. Voir Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili », Le Monde diplomatique, janvier 2022, p. 8-9; Valério Arcary, « Le Brésil est fracturé comme jamais auparavant », Alencontre, 19 octobre 2022.
  12. Voir les grandes manifestations antifascistes du 5 mars 2020 contre un gouvernement de droite qui a légitimé l’action de gangs fascistes contre les immigrants et réfugiés présents massivement en Grèce : Sandro Mezzadra, « Entre la Grèce et la Turquie », Euronomade, 2020, < https://editionsasymetrie.org/frontieres/sandro-mezzadra-entre-la-grece-et-la-turquie/#more-158>.
  13. Voir entre autres : Nonna Mayer, « Que reste-t-il du vote de classe ? Le cas français », Lien social et Politiques, n° 49, 2003.

RENDEZ-VOUS DES MÉDIAS CRITIQUES DE GAUCHE

3 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se (…)

Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se rencontrer et de discuter des défis que nous vivons. Au cœur de cette première journée : les enjeux de fabrication, les questions politiques et l’idée d’une coopération afin de nous entraider, de dynamiser nos pratiques et de contribuer à l’instauration d’une société plus juste.

Aux origines d’une rencontre

Depuis longtemps, la nécessité pour les médias québécois de gauche de mieux se connaître s’impose. Face au fractionnement de notre milieu, et alors que l’isolement ordonné par l’état d’urgence sanitaire accentuait nos solitudes, l’idée de créer un événement rassembleur s’est développée avec plus de netteté. Imaginée par Pierre Beaudet (1950-2022)[1], militant socialiste de premier plan, la convergence a commencé à se structurer, dans le but de nous rapprocher et surtout de favoriser la mutualisation des ressources afin d’augmenter notre force de frappe.

À la suite du décès de Pierre, le projet s’est construit dans la continuité de sa vision, soit d’organiser une rencontre des médias permettant de surmonter l’éloignement et de nous renforcer collectivement. De janvier à juillet 2022, le comité organisateur s’est mis en place, rassemblant des représentant·es de six différents médias. Durant l’été, les médias québécois écrits, ayant une édition papier ou en ligne, et se réclamant de la gauche, ont été contactés. Le premier objectif était de nous connaître : partant, il deviendrait possible de trouver des horizons communs, voire des possibilités d’alliance.

Une journée de réflexions

Le 19 novembre, dès 9 h, les artisan·es des différents médias se retrouvaient au café l’Exode du Cégep du Vieux Montréal. Après nous être toutes et tous présenté·es, nous sommes entré·es dans le vif du sujet. La matinée, réservée aux membres des médias, était composée de deux tables rondes portant respectivement sur les enjeux de fabrication et sur les rapports que nous entretenons avec les mouvements et organisations politiques. Durant l’après-midi, qui était ouvert au public, une conférence intitulée Écrire et agir. Revues, journaux et organisations de gauche au Québec (1959-2001) était présentée par le collectif Archives Révolutionnaires[2]. En parallèle, une foire aux kiosques a permis aux médias de s’adresser au public tout en vendant leurs publications. La journée s’est terminée par un moment de réflexion quant aux suites à donner à la rencontre puis par une soirée festive où se poursuivirent les discussions.

En tout, seize médias se sont rassemblés, liés par leur ancrage commun à gauche, tout en représentant une grande diversité d’approches et de moyens déployés pour transmettre leurs idées. Il y avait des médias imprimés, des médias uniquement en ligne, de « grands » titres à l’histoire au long cours, de toutes nouvelles revues, des groupes s’identifiant comme révolutionnaires, d’autres plus réformistes, des publications à vocation scientifique ou encore des périodiques directement rattachés à des organisations politiques. Cette pluralité n’a pas été un frein à la discussion, au contraire. Par-delà nos différences, plusieurs enjeux nous sont communs, dont ceux de la participation à nos médias, de notre « santé financière » et de notre diffusion, ainsi que des problèmes engendrés par notre statut de militant·es de gauche dans une société néolibérale. Pareillement, notre vocation progressiste implique pour toutes et pour tous de réfléchir à notre relation avec les mouvements populaires et les organisations politiques. Par-delà notre hétérogénéité, nous avions donc beaucoup à nous dire[3].

Défis de la fabrication des médias de gauche

Un important défi, peut-être le plus fondamental, demeure celui de la fabrication d’un média reposant largement sur le travail bénévole de personnes ayant par ailleurs d’autres obligations. La question du travail bénévole se décline de deux manières : d’abord, la difficulté à recruter et à garder des membres, ensuite, l’épuisement des artisan·es de longue date. Il nous faut, pour recruter, miser sur le dévouement des militant·es, et nous imposer une surcharge de travail, souvent en soirée et les fins de semaine, afin de maintenir nos médias à flot. La nécessité de maîtriser de nombreuses compétences (théoriques, linguistiques, informatiques, etc.) complique aussi le recrutement tout en maintenant la pression sur celles et ceux qui produisent les médias. L’exigence d’une telle implication est parfois rebutante. De plus, un défi demeure autour de l’inclusion d’une diversité culturelle dans nos médias.

C’est pourquoi nous devons porter une attention particulière au recrutement, à la formation des nouvelles personnes impliquées, à la répartition des tâches moins gratifiantes, ainsi qu’à de possibles aménagements avec nos différentes obligations. Nous ne devons pas cacher le fait qu’en régime capitaliste, nous sommes forcé·es de travailler de façon salariée pour vivre et que le bénévolat n’est pas à la portée de toutes et de tous. La question monétaire se pose malheureusement pour les individus ainsi que pour le financement même de nos médias : services informatiques, graphiques, frais d’impression, de diffusion, etc. La tension entre nos valeurs anticapitalistes et les nécessités financières du monde actuel reste difficile à surmonter.

De nombreux médias, en raison de leur mode de fonctionnement alternatif, constatent que leur réalité n’est comprise ni par les organismes subventionnaires ni par les entreprises d’impression ou de diffusion. Plusieurs sont inadmissibles aux subventions même s’ils aimeraient en bénéficier. Dans ce contexte, les frais de production sont un enjeu constant. Certains se questionnent aussi sur l’avantage ou non d’une version papier considérant les frais d’impression et d’expédition. Pourtant, la baisse d’intérêt envers les revues papier, que l’on aurait pu soupçonner a priori, ne semble pas se concrétiser. Les abonnements permettent en fait une fidélisation et un revenu prévisible, ce qui est un avantage au final.

Quelques bonnes pratiques

Au-delà des enjeux liés au bénévolat et au financement, plusieurs pistes intéressantes ont émergé lors des discussions concernant la production. Il a été rappelé à plusieurs reprises l’intérêt de travailler en collaboration pour limiter le dédoublement du travail et pour mieux profiter des expertises les un.e·s des autres. La communisation de certaines ressources est une option réaliste et porteuse. Ainsi, nous pourrions acheter ensemble une imprimante, louer un local ou encore partager les frais d’un·e graphiste.

L’importance de la communauté a été soulignée, et pas seulement au sein des médias et entre nous. Le lien avec le lectorat est à valoriser, car ce sont les lectrices et les lecteurs qui nous font, en dernière instance, exister. Nous pourrions créer plus d’événements, suggérer un tarif d’abonnement solidaire, appeler directement au lectorat pour qu’il écrive dans nos médias, etc. Comme cela a été dit, nous avons aussi constaté que les abonnements forment la meilleure source de financement pour les médias payants, notamment imprimés. Nous avons tout à gagner à nous rendre mutuellement service pour favoriser la production de nos médias, leur visibilité et donc leur portée. En plus de diminuer notre charge de travail, cela augmentera notre influence sociale.

Médias de gauche et militantisme politique

Plusieurs questions se sont posées d’emblée quant aux liens entre nos médias, le militantisme, les mouvements sociaux et les organisations politiques. D’abord, quelle ligne éditoriale adopter : doit-on privilégier une ligne ferme ou miser, à l’intérieur d’un même média, sur le pluralisme ? Ensuite, quelle position adopter face aux groupes politiques : faut-il se lier à eux, est-ce une « nécessité » des médias de gauche ? Et puis, comment favoriser l’accessibilité à nos contenus, pour ne pas prêcher uniquement à des convaincu·es ? Quel niveau de langage adopter pour s’adresser à différentes classes sociales ?

Un point a clairement émergé : si nous tenons à produire un contenu rigoureux, nous avons vocation à donner une lecture progressiste et militante des faits traités. Nous assumons toutes et tous une posture engagée. L’objectivité des faits rapportés ne nous exonère pas d’un traitement politique de ceux-ci, au contraire. Nous existons parce que nous croyons qu’une lecture gauchiste des faits est plus à même de rendre compte du réel et de nous aider à le transformer, en vue d’instaurer une société plus juste. L’enrichissement de la lecture des faits par l’accrétion des traitements médiatiques multiples a aussi été souligné, éclairant le fait que notre variété est une force. Par contre, notre fractionnement n’aide pas nécessairement à notre visibilité, chacun·e ne rejoignant que « son » public particulier. D’où l’idée de ne pas fusionner (afin de préserver la richesse de notre diversité), mais de chercher des horizons communs, et possiblement de produire des textes ensemble sur des enjeux importants, afin d’augmenter l’impact de nos idées. Une question reste toutefois en suspens : comment augmenter notre influence sans nous plier aux diktats de la culture bourgeoise ?

De plus, nous avons discuté de l’importance de maintenir une perspective politique de transformation sociale. Il est important que notre travail reste axé, au final, sur la diffusion des idées de gauche dans le but avoué de changer la société. En ce sens, l’idée d’une coalition est intéressante, à la fois respectueuse de la diversité et unificatrice. L’ennui principal est de trouver un terrain d’entente suffisamment solide pour qu’une collaboration pérenne puisse en découler. Jusqu’où sommes-nous prêt·es à nous lier et quels compromis cela impliquerait ? D’un autre côté, la crainte, pour plusieurs, reste de perdre leur autonomie. C’est donc un travail de funambule – entre un degré d’unité idéologique fonctionnel et la volonté d’une majorité de médias de rester indépendants – qui nous attend si nous prenons au sérieux l’idée de nous coaliser.

Deux voies, non exclusives, se dessinent. La première, tenant pour acquis que nos positionnements à gauche sont suffisants pour entamer une collaboration, propose une mise en commun de certaines ressources, telle qu’énoncée plus haut, ou encore la création d’une plateforme web qui rediffuserait l’ensemble des articles des médias afin de permettre une consultation « unifiée ». La seconde suppose des orientations politiques communes qui permettaient de créer un organe de liaison, voire une structure fédérative, ralliant les médias de gauche. Un tel processus nécessitera, s’il se produit, une discussion transparente et minutieuse impliquant tous les médias intéressés, afin de déterminer précisément ce qui nous lie, ce que nous pouvons écrire et faire en commun, la manière dont nous pouvons nous fédérer et le fonctionnement technique que cela impliquerait. Enfin, il nous faudrait aussi, individuellement et collectivement, renforcer nos liens avec les milieux syndicaux, politiques, communautaires, universitaires et internationaux, afin d’affirmer notre présence et notre portée.

Pour la suite ?

À la fin de ce premier Rendez-vous des médias critiques de gauche, la nécessité de poursuivre le dialogue a fait consensus. Une prochaine rencontre aura donc lieu en mars 2023 afin de voir quelles formes de collaborations nous souhaitons nous donner. En resterons-nous à un dialogue courtois ou choisirons-nous de nous liguer plus sérieusement ? Allons-nous demeurer des analystes de la situation ou déciderons-nous de nous lier organiquement à des groupes politiques ? Peu importe la voie choisie, la nécessité de maintenir le dialogue et l’entraide resteront. Nous poursuivons donc le travail, de notre côté et ensemble, et espérons densifier les liens qui nous unissent. Nous sommes encore loin de la société juste à laquelle nous aspirons : il faudra travailler ensemble pour l’atteindre. Si vous faites partie d’un média qui était absent, n’hésitez pas à nous écrire pour vous joindre au mouvement. On se retrouve très vite pour continuer le combat.


Ce texte est originellement paru dans le no. 95 de la revue À bâbord. Un bilan complet de la journée du 19 novembre 2022 est également disponible.


Notes

[1] Le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme (no 29, printemps 2023) sera entièrement consacré au parcours de Pierre Beaudet.

[2] Le contenu de cette conférence sera diffusé sous la forme d’un article sur le site d’Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com) au printemps 2023.

[3] Un bilan détaillé du Rendez-vous sera disponible au printemps 2023 sur les sites de plusieurs des médias impliqués.

« NI DIEU, NI PATRON, NI MARI ! » militantes anarchistes en Argentine (1890-1930) par Hélène Finet (2013)

https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/arton93967.jpg https://0.gravatar.com/avatar/08b9589eb27d3c06729f93084302d98e4131a5e1c0977a835d8b57b967e3a53b?s=96&d=identicon&%2338;r=G https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/arton93967.jpg?w=770 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/medinaonrubia01.jpg?w=285 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/cuota-marzo-2020-pilar-rufino.jpg?w=960 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/salvadora_03.jpg?w=772 https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/juana-rouco-buela.webp?w=7368 mars 2023, par liberteouvriere
Tiré du livre Viva la Social !Anarchistes & anarcho-syndicalistes en Amérique Latine (1860-1930)Co-éditions América libertariaParis (France), 2013- 249 p. En 1896, à la (…)

Tiré du livre Viva la Social !Anarchistes & anarcho-syndicalistes en Amérique Latine (1860-1930)Co-éditions América libertariaParis (France), 2013- 249 p. En 1896, à la faveur du discours sur la révolution sociale prôné par des militants libertaires bien souvent échoués sur les terres (...)

8 MARS. LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES FEMMES – Québécoise Deboutte ! (1973)

7 mars 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a été publié au mois de mars 1973 dans le journal de théorie féministe et révolutionnaire Québécoises Deboutte ! (QD). D’abord l’organe du Front de libération des (…)

Cet article a été publié au mois de mars 1973 dans le journal de théorie féministe et révolutionnaire Québécoises Deboutte ! (QD). D’abord l’organe du Front de libération des femmes (FLF, 1969-1971), Québécoise Deboutte ! devient ensuite la revue du Centre des femmes (1972-1975). Fondé par des militantes du FLF et du Comité ouvrier de Saint-Henri, le Centre des femmes est à la fois un groupe politique et un lieu d’organisation féministe qui s’adresse aux ménagères, aux travailleuses et aux étudiantes. L’équipe du Centre anime notamment une clinique de conseils en avortement dans un contexte où cette pratique médicale est illégale et inaccessible aux femmes des classes populaires, tout en éditant leur journal qui rejoint à l’époque plus de 2000 abonnées.

Par le biais d’enquêtes sur le terrain et sur les luttes des femmes à travers le monde, Québécoises Deboutte ! théorise l’exploitation capitaliste et l’oppression sexiste que vivent les femmes d’ici. Par leurs recherches historiques, les militantes de QD cherchent aussi à mettre en valeur les luttes passées, l’intelligence et la combativité des ouvrières, ainsi que l’engagement révolutionnaire de nombreuses militantes.

Voici donc, en réédition, un article publié par QD en 1973 qui rend compte de l’origine révolutionnaire de la journée du 8 mars et du lien qui existe entre cette journée et les luttes des ouvrières, qui dès la fin du XIXe siècle réclamaient de meilleures conditions de travail, le droit de vote et, plus globalement, l’égalité et la fin des discriminations à leur égard. L’article propose un historique succinct des grèves menées par les travailleuses d’ici depuis 1900.

Bien qu’elle naisse dans un contexte de luttes internationales au début du XXe siècle, la journée du 8 mars est célébrée uniquement par les pays socialistes jusqu’aux années 1960, la Russie soviétique étant le premier pays à l’officialiser en 1921. Les mouvements féministes qui émergent au tournant des années 1970 se réapproprient le 8 mars, avant que l’ONU en fasse une journée internationale en 1977. En insistant sur le caractère anticapitaliste de la Journée internationale des femmes, les militantes de QD réinscrivent les luttes féministes pour la dignité et l’égalité dans une perspective révolutionnaire. Elles cherchent ainsi la transformation radicale des structures sociales et du système économique qui permet d’envisager un monde débarrassé de l’oppression et de l’exploitation.

De gauche à droite : 10 mars 1984, par Robert Mailloux (BAnQ, fonds La Presse), manifestation en faveur du droit à l’avortement (BAnQ, Fonds Antoine Desilets), manifestation intersyndicale du 8 mars 1979 à Montréal, par Henri Rémillard (BAnQ, Fonds Ministère de la Culture et des Communications).

8 MARS : LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES FEMMES

Québécoises Deboutte ! (vol.1, no.4, mars 1973)

Comme le 1er mai pour les travailleur·euse·s québécois·e·s, le 8 mars revêt peu de signification pour la majorité des femmes québécoises. À peine soulignée par les médias, tristement célébrée par les organisations féminines réformistes, la Journée internationale des femmes passe en douce. C’est que les exploiteurs n’ont pas intérêt à ce que les Québécoises commémorent les luttes qu’elles ont menées contre eux. Ils n’ont pas intérêt non plus à ce qu’elles affirment bien haut leur volonté de continuer le combat, liant leur lutte contre toutes les formes d’exploitation à celles que mènent les femmes partout dans le monde.

Mais nos intérêts ne sont pas les mêmes que ceux des exploiteurs. Les femmes d’ici et d’ailleurs ont toujours lutté pour le respect de leurs droits et l’amélioration de leurs conditions d’existence. Le combat que nous menons n’est donc pas nouveau et commémorer ces dures luttes ne peut que renforcir notre détermination à vaincre. C’est dans ce sens qu’il est important que nous fassions revivre la Journée internationale des femmes et que nous lui redonnions le contenu révolutionnaire qu’elle avait à ses origines.

8 mars : une tradition de luttes

Le 8 mars 1857 dans le Lower East Side de New York : des travailleuses du textile et du vêtement manifestent contre la journée de 12 heures, les bas salaires et les mauvaises conditions de travail. Quand le défilé sort des quartiers pauvres vers les secteurs plus riches de la ville, la police intervient et attaque les manifestantes. Plusieurs sont arrêtées, certaines sont piétinées par les chevaux dans la confusion qui s’ensuit. Trois ans plus tard, en mars 1860, ces femmes forment leur propre syndicat.

Le 8 mars 1908, sous l’instigation de militantes socialistes, des milliers de femmes de l’industrie de l’aiguille marchent de nouveau, encore à partir du Lower East Side de New York. À 51 ans de distance, les revendications sont sensiblement les mêmes : heures de travail plus courtes et meilleures conditions de travail. S’y ajoutent une condamnation du travail des enfants et la réclamation du droit de vote.

Deux ans plus tard, à Copenhague, au Congrès de la 2e Internationale socialiste, Clara Zetkin, une des dirigeantes du Parti socialiste allemand fait approuver une motion présentée par les militantes américaines proclamant le 8 mars, Journée internationale des femmes, en commémoration de la violente grève des travailleuses du textile de New York.

En 1911, pour la première fois, la Journée internationale des femmes est célébrée avec éclat en Allemagne, en Autriche, au Danemark, en Suisse et aux États-Unis.

Le 8 mars 1914, Clara Zetkin organise une manifestation à laquelle participent des milliers de femmes pour protester contre la course à la guerre en Allemagne, et l’arrestation de Rosa Luxembourg, militante socialiste (le Kaiser disait de Clara Zetkin qu’elle était « la plus dangereuse menace de l’Empire »).

Le 8 mars 1917, les travailleuses du textile de Petrograd se mettent en grève pour protester contre leurs mauvaises conditions de travail, la famine et les longues filées d’attente pour se procurer du pain. Des milliers de femmes descendent dans la rue. D’autres travailleurs manifestent leur solidarité avec la lutte des femmes et c’est bientôt la grève générale qui sera à l’origine de la révolution russe.

« les femmes

doivent conquérir

la moitié du ciel »

Mao

8 mars : la lutte continue

Le 8 mars, ça n’est donc pas une mini fête des Mères, ce seul jour dans l’année où l’on vient sanctifier notre rôle servile pour mieux nous y maintenir. Tout au contraire, la Journée internationale vient souligner l’extrême combativité des femmes à travers l’histoire et poser que c’est dans la lutte contre toute forme d’exploitation que nous trouvons notre dignité.

Travailleuses, ménagères, étudiantes québécoises rappelons-nous en ce jour les luttes héroïques des travailleuses québécoises, particulièrement celles des femmes du textile et du vêtement, qui depuis plus de cent ans s’opposent violemment à cette poignée de capitalistes qui surexploitent leur force de travail. Citons entre autres:

1900Grève de la Montreal Cotton Mills. 15 jours.
1900 Grève à la filature de Valleyfield. Les travailleuses doivent retourner au travail sous la pression de l’armée fédérale. L’année suivante, elles se remettront en grève.
1900- 
1908
Les travailleuses du textile mèneront plus de 40 grèves, extrêmement dures.
1934Les ouvrières de l’aiguille ferment 125 boutiques à Montréal. Matraquées par des fiers-à-bras, elles doivent « se défendre des charges policières, en enfonçant des épingles dans les chairs des chevaux ». Le lendemain, « les autorités publiques parlèrent d’émeutes et il y eut 12 arrestations: dix femmes et deux hommes[1] ».
1935-
1940
Le textile et la confection connaissent des grèves importantes. Trois-Rivières, Sorel, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Acton Vale, Louiseville sont touchées. À Montréal, 4 000 ouvrières de la robe se mettent en grève du 16 avril au 6 mai 1937.
1946Grève du textile à Valleyfield ; 99 jours. Violence.
1947Grève à Ayers de Lachute ; 152 jours. Grève à Shuttle de Lachute ; 132 jours. Madeleine Parent est accusée de conspiration séditieuse et condamnée à 2 ans de prison.
1952Grève du textile à Louiseville. 321 jours. Violence.
1972Regent Knitting : occupation.
1973Susa Van Heusen de la Canadian Converters. Pierrette Troie accuse la CSD de ne pas être intervenue à l’avis de fermeture de l’usine. Elle est expulsée de son syndicat pour avoir sollicité de l’aide de l’extérieur.

Travailleuses, ménagères, étudiantes québécoises proclamons en ce jour notre détermination à poursuivre le combat jusqu’à ce que tous nos droits soient respectés. Québécoises Deboutte ! travaillons à mettre fin à toutes les formes d’exploitation, y compris la discrimination sexuelle exercée envers les femmes sur le plan social, économique politique et culturel.

Québécoises Deboutte !

LA LUTTE DES FEMMES CONTINUE


[1] Dumas, Évelyne. Dans le sommeil de nos os. Leméac, 1971. Page 170.

FORA : sa structure, sa pratique et son idéologie ouvrière anarchiste

https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/bonhomme-fora.png https://0.gravatar.com/avatar/08b9589eb27d3c06729f93084302d98e4131a5e1c0977a835d8b57b967e3a53b?s=96&d=identicon&%2338;r=G https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/03/bonhomme-fora.png?w=3683 mars 2023, par liberteouvriere
Le trait principal de l'anarchisme argentin fut sa liaison directe avec le mouvement ouvrier, avec une nette réaction contre les routines du syndicalisme, tout en puisant son (…)

Le trait principal de l'anarchisme argentin fut sa liaison directe avec le mouvement ouvrier, avec une nette réaction contre les routines du syndicalisme, tout en puisant son impulsion, son activité et son rayonnement populaire dans les organismes ouvriers qui portaient depuis près de soixante (...)

Après la pandémie, l’urgence d’un plan pour la transition

23 février 2023, par Rédaction
APRÈS LA PANDÉMIE[1] Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il (…)

APRÈS LA PANDÉMIE[1]

Depuis deux ans, la pandémie de COVID-19 a pris beaucoup de place, à la fois dans nos vies, dans la sphère publique et dans l’action gouvernementale. Il y avait urgence; il fallait agir. On a d’ailleurs pu voir que, lorsqu’il y a un consensus politique, le gouvernement n’est pas impotent et les ressources collectives peuvent être rapidement mobilisées. Cette pandémie a néanmoins montré toute la fragilité de notre filet social. Pour assurer une sortie de crise solidaire, il est impératif de réparer ce filet social et de mettre en place de nouvelles structures pour prendre soin adéquatement les uns des autres. Par ailleurs, les enjeux environnementaux, temporairement mis en veilleuse alors que l’économie tournait au ralenti, ne sont pas disparus. C’est le grand défi planétaire de notre époque et, pour s’y attaquer, il faudra mettre tout le monde à contribution.

Pourtant, le gouvernement du Québec se contente d’une gestion à la petite semaine, bouchant quelques trous de temps à autre quand les fissures deviennent béantes. Alors que nous avons besoin d’une action d’envergure, cohérente et coordonnée, nous disposons plutôt de petites mesures ciblées et ponctuelles. Pire, nous avons un gouvernement davantage entiché des lubies d’un autre siècle, et qui, le plus sérieusement du monde, prétend qu’un projet comme le troisième lien à Québec est bon pour l’environnement.

Dans ce contexte, la gauche doit se démarquer en proposant un projet politique à la hauteur des défis de notre époque. Sans détour, nous devons mettre de l’avant qu’une transition écologique d’envergure doit être planifiée démocratiquement et non laissée aux seules « forces » du marché.

Trois éléments doivent être mis en lumière : le type de transformations devant être proposées, leur mode de financement et la manière de tirer notre épingle du jeu dans le présent contexte inflationniste.

Transformations structurelles

Pour en arriver à une économie québécoise au service des personnes dans le respect du contexte écologique, une modification fondamentale des bases sur lesquelles opère l’économie est nécessaire. On peut identifier trois catégories de transformations structurelles pour y arriver.

Premièrement, il faut aménager la société pour que toutes et tous y aient leur place et reçoivent les services dont ils ont besoin. Les dynamiques actuelles sur le marché de l’immobilier rendent l’accès à un logement décent à prix raisonnable de plus en plus difficile pour nombre de personnes. De plus, après des années de négligence et de laisser-aller, les services publics sont dans un piteux état, compromettant à la fois leur accès et leur qualité. Dans les deux cas, il faut un investissement massif et rapide pour redresser la barre : augmenter le nombre de logements en densifiant les zones urbaines d’une part et augmenter les ressources et la main-d’œuvre disponible en santé, en éducation et dans le milieu communautaire d’autre part.

En même temps, il faut modifier les règles sur lesquelles opère le marché immobilier. On doit resserrer le contrôle des loyers, par exemple, en donnant au Tribunal administratif du logement le pouvoir de décréter des hausses statutaires en fonction des caractéristiques des appartements et des rénovations effectuées, éventuellement modulables en cas de situation exceptionnelle. Ainsi, au lieu du système actuel où ce sont les locataires qui doivent contester les hausses qu’ils jugent abusives en regard des barèmes du Tribunal, ce nouveau système forcerait les propriétaires à faire eux-mêmes la démonstration que la hausse est inadéquate. On pourrait par ailleurs étendre le principe aux appartements où il y a changement de locataire, en établissant un registre de baux. Ainsi, à moins que le propriétaire soit en mesure de justifier une hausse, le même loyer devrait être demandé aux nouveaux locataires.

Deuxièmement, il faut amorcer sans tarder la transition écologique de l’économie afin de la rendre plus résiliente. Pour ce faire, c’est toute l’économie qu’il faudra, à terme, réorienter vers une production en adéquation avec le contexte environnemental, affranchie autant que possible de la dépendance actuelle aux filières de production mondialisées. À cette fin, il faudra se débarrasser des réflexes extractivistes pour cibler davantage des secteurs de transformation, moins dans un souci d’industrialisation comme fin en soi que dans une logique d’autonomie et de résilience. Dans un premier temps, il s’agira ainsi d’encourager les circuits courts et la production locale, notamment en matière d’agriculture et d’alimentation, tout en redonnant aux différentes régions et municipalités les leviers nécessaires pour effectuer des transformations économiques conséquentes. En d’autres termes, il faudra mobiliser les acteurs locaux tout en leur assurant des ressources suffisantes pour agir et en créant un contexte où les initiatives porteuses pourront être pérennes.

Graduellement, c’est toute la logique économique qui devra être modifiée. À l’organisation actuelle qui fait la part belle aux « forces » du marché pour l’orientation des ressources de la société, en fonction de critères de rentabilité financière, on devra substituer une gestion démocratique des processus économiques par les communautés concernées. L’intégration des enjeux économiques dans des processus décisionnels plus larges permettrait une prise en compte à la fois des aspects sociaux, environnementaux et de vitalité économique nécessaire afin d’assurer une transition écologique offrant de bonnes conditions de vie à toutes et à tous. En d’autres termes, plutôt que de laisser agir les « forces » du marché et d’essayer ensuite de corriger le tir les – nombreuses – fois où le résultat a des effets sociaux ou environnementaux délétères, l’économie pourrait être planifiée de manière démocratique, à différentes échelles en fonction des enjeux, pour qu’elle soit orientée vers l’atteinte des objectifs que nous nous fixerons collectivement.

C’est là le troisième élément central du projet politique : il faut réapprendre à revendiquer une expansion de nos droits démocratiques. Ces droits ne doivent pas seulement s’appliquer dans l’arène politique proprement dite, mais ils doivent également s’étendre à la sphère économique afin que nous ayons la capacité collective de décider ensemble de la direction à donner à notre société.

Une transition et des services publics, ça se finance

L’ampleur des défis auxquels nous faisons face exige de subordonner les considérations financières aux objectifs à atteindre. Il n’y a rien de responsable à maintenir un budget équilibré alors que les problèmes s’accumulent. Niveaux de dette et déficit ne doivent donc plus constituer des cibles en eux-mêmes, mais simplement une indication des ressources dont nous disposons pour amorcer la transformation vers une économie juste et résiliente. Bref, il faut revoir complètement la manière dont nos finances publiques sont pensées et construire un cadre financier qui permet d’orienter le Québec vers une trajectoire économique dynamique et pérenne sur le long terme.

L’obsession contemporaine pour le déficit public et la dette a quelque chose de risible, d’autant qu’on la suspend à loisir quand l’enjeu semble assez important, comme ce fut le cas pendant la pandémie[2]. Il faut néanmoins reconnaître certaines limites à l’action de l’État. Les ressources matérielles de toute société sont limitées et le nombre de personnes disponibles l’est également. La finance, elle, l’est beaucoup moins. Il s’agit donc d’examiner comment on peut organiser les structures financières pour que les personnes et les ressources puissent être mobilisées afin de mettre en œuvre les visées collectives.

De cette manière, si on doit emprunter pour investir en vue d’une transition écologique, il ne faudrait pas s’en empêcher sous prétexte que cela pénalise les générations futures. Celles-ci souhaitent probablement plus vivre dans un environnement sain que par l’équilibrage des comptes nationaux. Néanmoins, dans un contexte où le gouvernement québécois ne dispose pas d’une monnaie souveraine, les déficits peuvent effectivement devenir problématiques à terme. Par conséquent, le cadre fiscal peut représenter une bonne avenue pour s’assurer que chacun contribue à la hauteur de ses capacités. La timidité des gouvernements successifs à taxer adéquatement les entreprises et les plus riches a fortement contraint la capacité d’action de l’État. Diverses mesures pourraient concourir à rééquilibrer les choses, comme une taxe sur le patrimoine ou un réajustement des taxes corporatives pour les grandes entreprises, notamment en incluant des mesures d’écofiscalité.

De même, les paliers d’imposition doivent être adaptés pour les rendre plus progressifs et les gains en capitaux doivent être taxés à 100 %. De plus, les entreprises opérant au Québec et qui disposent présentement d’une vaste épargne doivent être mises à contribution. À la fin de 2021[3], les entreprises canadiennes détenaient plus de 800 milliards de dollars en dépôts et devises. Cette « surépargne » doit être utilisée pour autre chose que de la spéculation. C’est pourquoi il faut créer un programme afin que ces entreprises investissent cette épargne, notamment par des subventions conditionnelles à la réalisation de projets correspondant à certains objectifs sociaux et écologiques.

Finalement, le mandat de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) pourrait être modifié pour être en adéquation avec un projet réel de transition écologique. Il ne s’agirait plus simplement de viser un bon rendement, mais plutôt de favoriser le virage vert tout en maintenant le dynamisme de l’économie. En procédant de la sorte, il serait possible d’encourager les entreprises ancrées dans leur milieu et même, pourquoi pas, de privilégier les entreprises démocratiques de l’économie sociale. La CDPQ pourrait alors être utilisée à son plein potentiel et devenir le vaisseau amiral de la transition. Ainsi, on réorienterait les ressources dédiées à des projets peu porteurs vers d’autres permettant de bâtir une économie inclusive et résiliente.

Lié au processus de réappropriation démocratique de l’économie évoquée plus haut, on peut imaginer une mobilisation des ressources financières à l’échelle du Québec, puis une redistribution d’une partie importante de ces ressources aux communautés et aux régions, en fonction des projets et des besoins. Il s’agirait, dès lors, d’utiliser les leviers à la disposition de l’État tout en préservant et en encourageant l’autonomie et le dynamisme régional, et la solidarité entre les communautés. L’État se placerait ainsi dans une position de coordination, de soutien et d’accompagnement, se distinguant d’une approche interventionniste centralisée.

Inflation et main-d’œuvre

Un tel plan est-il réalisable dans le contexte actuel d’inflation et de taux peu élevé de chômage ? Tout à fait !

L’inflation, on le sait, vient principalement de l’extérieur, causée par une hausse du prix du pétrole et des difficultés dans les chaînes d’approvisionnement, un fait d’ailleurs admis par la Banque du Canada[4]. Cela renforce donc la nécessité de réduire la dépendance de l’économie québécoise aux énergies fossiles et aux filières de production mondialisées. En attendant, il faut aider les personnes qui sont au bas de l’échelle en indexant les prestations de manière régulière, en augmentant le salaire minimum et en rendant disponibles davantage de services publics gratuitement ou à prix modique. Plutôt que de simplement attendre que les autorités monétaires gèrent le problème, il faut aider les gens à y faire face.

C’est d’ailleurs probablement le mieux à faire à court terme. Dans la mesure où une grande partie de l’inflation vient d’ailleurs, on voit mal comment une hausse des taux d’intérêt de la part de la Banque du Canada, recette habituelle en cas d’inflation, pourrait régler la situation. Un impact négatif risque plutôt de se faire sentir sur les familles endettées, notamment pour celles qui verront le coût de leur hypothèque augmenter. Par ailleurs, les hausses de taux d’intérêt pourraient également causer un ralentissement économique, entraînant pertes d’emploi et hausse du chômage. Même en cas de diminution de l’inflation, les choses ne se seront pas améliorées pour celles et ceux qui auront perdu leur source de revenus. De plus, si la hausse du chômage est importante, elle pourra nuire aux efforts de négociation des travailleuses et des travailleurs. Les salaires ne suivant pas l’inflation, une telle situation viendrait davantage compliquer les choses. Bref, plutôt que d’utiliser, par réflexe, les vieilles recettes, nous devrions plutôt nous appliquer à transformer l’économie pour être moins sujets aux aléas économiques internationaux, tout en aidant les gens à passer au travers dans l’intérim.

Au-delà des dynamiques internationales, une portion de la hausse du coût de la vie est tout de même imputable au secteur de l’immobilier, ce qui est davantage du ressort du gouvernement québécois. On peut s’y attaquer par le biais d’un programme de construction de logements, dans le cadre d’un projet de densification des zones d’habitation. Une politique plus ferme de contrôle des loyers telle qu’évoquée plus haut, combinée à diverses mesures pour limiter la spéculation dans le secteur et d’un meilleur encadrement des locations à court terme, devrait contribuer à modérer la spirale des prix dans le secteur.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, une bonification des ressources allouées aux services publics devrait permettre d’amenuiser les enjeux actuels en améliorant les conditions de travail. Il y aurait alors moins de surmenage, de congés de maladie ou d’absentéisme. Une telle mesure contribuerait également à diminuer le roulement de personnel. Par ailleurs, en modifiant les priorités d’investissement pour le Québec, on réorienterait à la fois les ressources financières et la main-d’œuvre prévues pour certains projets vers d’autres projets. Par exemple, pour en revenir au troisième lien, les ouvriers employés à creuser un éventuel tunnel sous le fleuve Saint-Laurent dans la région de Québec pourraient être mobilisés pour la construction d’infrastructures de transport collectif.

Par ailleurs, le Québec pourrait également bénéficier grandement de meilleures pratiques en matière d’immigration. D’une part, on peut favoriser l’inclusion des immigrantes et immigrants par une amélioration des services d’accueil et de francisation, et ce, dans toutes les régions du Québec. D’autre part, il reste encore beaucoup de travail à faire pour une reconnaissance adéquate des diplômes. Plus généralement, une posture d’ouverture et d’accueil facilitera la venue de personnes qui pourront se joindre au mouvement collectif de transformation économique.

Conclusion

La transition ne se fera pas seule. Elle doit être pensée, débattue, planifiée et mise en place avec le concours du plus grand éventail possible d’acteurs. Elle doit devenir la priorité numéro un de tout gouvernement, sans quoi les années à venir nous imposeront des changements brutaux et autoritaires.

Pour y arriver, il faudra arriver à se projeter au-delà de l’ordinaire du système économique actuel pour instaurer un ensemble de pratiques tournées vers la satisfaction des besoins des individus dans le respect de l’environnement. Ce faisant, il faudra également se départir des principes de gestion associés à cet ordinaire ; il ne s’agit plus de régler un budget d’une année à l’autre, de faire quelques ajustements à la marge, mais bien d’effectuer un virage fondamental. L’ensemble de la collectivité doit être mobilisé et avoir tout l’espace nécessaire pour s’exprimer.

Dans cette reconfiguration économique, le défi tient donc à une redéfinition de la conception d’une saine gestion des leviers économiques. Il n’est ni raisonnable ni souhaitable d’atteindre des cibles financières une année après l’autre en hypothéquant l’environnement. En même temps, il n’est pas utile non plus de dilapider les ressources dont nous disposons à poursuivre des objectifs irréalisables. Il faut donc assurer une gestion serrée, mais dans une perspective de transformation économique et sociale à court terme. Plus nous attendrons, plus la cible s’éloignera et la transition sera difficile.

Mais si au contraire nous retroussons nos manches et débutons dès maintenant, nous pouvons y parvenir. Dans la mesure où les processus économiques se verdiront, se démocratiseront, et que nous redéfinirons notre rapport au monde, nous nous rapprocherons d’une économie au service de la collectivité. Il ne tient qu’à nous de la faire advenir.

Par Mathieu Dufour, professeur d’économie à l’Université du Québec en Outaouais.


NOTES

  1. Ce texte s’inspire d’une présentation au colloque Après la pandémie : austérité, relance ou transition ?, colloque en ligne organisé par l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul (Ottawa) les 16 et 17 février 2022.
  2. Cela dit, selon les données du gouvernement du Québec, malgré les déficits encourus pendant la pandémie, la dette brute québécoise en proportion du PIB n’avait pas atteint à la fin de l’exercice 2020-2021 le niveau de 2016-2017. Il y a amplement de marge de ce côté en cas de besoin.
  3. Julia Posca, En un graphique : la surépargne des entreprises pendant la pandémie, Institut de recherche et d’informations socioéconomiques, janvier 2022.
  4. Anaïs Brasier, « La Banque du Canada augmente son taux directeur d’un demi-point », Radio-Canada, 1er juin 2022.

AIT : 100 ans de luttes … et on continue !

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Indéniablement, l’anarchosyndicalisme, ses principes et des modes d’actions sont plus d’actualité que jamais. Le syndicalisme institutionnel n’en finit plus de sombrer dans la (…)

Indéniablement, l’anarchosyndicalisme, ses principes et des modes d’actions sont plus d’actualité que jamais. Le syndicalisme institutionnel n’en finit plus de sombrer dans la corruption avec les patrons et les puissants. L’inculpation de Luca Vicenti, secrétaire générale de la Confédération (...)

L’action politique de la CSN de 1921 à 1976 : une « indépendance partisane » en cinq temps

18 février 2023, par Rédaction
La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous (…)

La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, 1921-1961), devenue la Confédération des syndicats nationaux (CSN) en 1961, a eu 100 ans en 2021, ce qui nous donne l’occasion de nous pencher sur certains aspects de son histoire. Nous nous sommes intéressé à la période de la présidence de Marcel Pepin, de 1965 à 1976. Nous tenterons de clarifier la conception de l’action politique syndicale qu’il a proposée à la centrale à travers ses rapports moraux dans le but d’expliquer l’originalité de sa contribution.

D’abord, nous nous interrogerons sur la nature du rapport entre la CTCC-CSN et les partis politiques. Sommes-nous en présence d’un rapport d’appui, de subordination ou d’indépendance ? Puis, nous examinerons la position adoptée par la CTCC-CSN à l’endroit du gouvernement. S’agit-il d’un rapport de collaboration, de critique ou d’opposition ? Nous nous demanderons s’il est juste d’affirmer, comme en fait foi un document officiel de la centrale syndicale, que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[1] ». On y soutient également que « l’action syndicale doit dépasser la négociation. L’ouverture d’un deuxième front doit se concrétiser notamment par la mise en place de comités d’action politique[2] ». Finalement, nous nous poserons de nouvelles questions : peut-on vraiment parler d’apolitisme[3] et de neutralité politique[4] de la part de la CTCC pendant les deux premières décennies de la centrale ? À quand précisément remonte la création des comités d’action politique à la CSN ? Tout au long de cette période, qui va de 1921 à 1976, la position de la CTCC-CSN face aux partis politiques est-elle restée invariable ? Nous montrerons que l’action politique partisane de la CSN constitue une mélodie en cinq variations sur le même thème « d’indépendance partisane[5] ».

1921 à 1949 : indépendance, action politique non partisane et représentation auprès des gouvernements

Dès sa fondation en 1921, les délégués au congrès de la CTCC adoptent les Règlements et Constitution de la CTCC qui prévoient que « la CTCC ne pourra jamais s’affilier à aucun parti politique » (art. III) et qu’aucune discussion de partisanerie politique ne sera tolérée dans les congrès de la Confédération » (art. XXIX)[6]. La CTCC décide donc, dès son tout premier congrès, qu’il n’est pas question pour elle de s’affilier, de se subordonner ni d’appuyer un parti politique quelconque. Elle opte pour une action politique résolument « non partisane[7] » et s’affirme clairement en faveur d’une position d’indépendance face aux partis politiques. Les membres, cependant, restent libres d’appuyer ou non des candidats lors des campagnes électorales.

Au congrès de 1923, les délégués affirment de nouveau que la confédération et ses regroupements ne peuvent en aucun cas faire de la politique partisane[8]. Il leur est permis, par contre, de « présenter des mémoires au gouvernement, d’appuyer certaines doctrines ou de marquer leur désapprobation pour certaines lois ou certains projets de loi[9] ». Les membres demeurent toujours libres de leurs positions politiques partisanes. On demande régulièrement à la CTCC et aux regroupements affiliés de « garder leur attitude d’indépendance en matière politique[10] ». De plus, au cours « des années suivantes, de nombreuses propositions sont adoptées pour qu’un programme de réclamations politiques soit établi et pour que des questionnaires politiques soient envoyés aux candidats des différents partis afin de connaître leur position sur différents problèmes[11] ».

En 1936, le président de la CTCC, Alfred Charpentier, est d’avis « que l’on ne peut corriger l’ordre politique que par le social… La politique ne corrige rien, seul le social corrige tout[12] ». Pour lui, c’est par « l’éducation et l’instruction » que des changements politiques viendront un jour à bout de la misère sociale. Sous sa présidence (1935-1946), la ligne de conduite à l’endroit du gouvernement demeure donc la collaboration non partisane :

La CTCC n’est pas en principe un adversaire déclaré du gouvernement lorsqu’elle est forcée trop souvent de récriminer contre lui. Bien au contraire, elle a pour principe de collaborer avec le gouvernement, avec le parti au pouvoir, sans être toutefois partisane. Car il est admissible qu’un mouvement comme la CTCC puisse approuver ou désapprouver les mesures politiques qui affectent ou intéressent la classe ouvrière. Collaborer n’enlève pas le droit de critiquer pourvu que nous respections l’autorité politique[13].

En matière d’action politique, durant les deux premières décennies de son existence, la position qui se dégage des décisions des congrès de la CTCC se résume donc, pour l’essentiel, en trois points : l’indépendance et la non-affiliation de la confédération syndicale à un parti politique; le droit des membres, des dirigeants et des officiers à leurs opinions politiques; et l’autorisation pour la CTCC, en tant qu’organisation syndicale ouvrière, de présenter des mémoires et de critiquer certaines politiques gouvernementales qui intéressent ou affectent les membres de la centrale[14].

1949 : une première rupture

C’est à l’occasion du congrès de 1949 qu’une première rupture significative s’effectue dans la conception de l’action politique syndicale de la CTCC. La province de Québec est dirigée, à ce moment-là, par l’antisyndicaliste Maurice Duplessis qui ne lésine pas sur les moyens répressifs pour mâter la résistance syndicale. La grève de l’amiante à Asbestos, en 1949, ainsi que l’intransigeance du gouvernement du Québec devant les demandes répétées du mouvement syndical en vue de moderniser les relations de travail vont avoir pour effet d’amener le président Gérard Picard à demander aux congressistes de repenser le rôle politique de la centrale, toujours confessionnelle :

Il faut pourtant presser le pas et ne pas hésiter à prendre tous les moyens honnêtes, y compris l’action politique si nécessaire, pour assurer la protection efficace des travailleurs sans pour cela nuire aux autres classes de la société. L’action politique dans un mouvement comme la C.T.C.C. ne saurait être un but, mais un moyen de mieux défendre les intérêts professionnels menacés de ses membres[15].

Lors de ce congrès, les délégués adoptent une proposition débouchant sur la création d’un « comité d’action civique » ayant trois objectifs : voir à ce que les réformes économiques et sociales préconisées par la CTCC s’expriment dans la législation; faire l’éducation civique des membres de la classe ouvrière et orienter l’opinion publique vers une collaboration des classes qui respecte les exigences de la doctrine sociale de l’Église[16].

Ce « comité d’action civique » deviendra, l’année suivante, « le comité d’orientation politique » de la CTCC. Ce dernier est autorisé à rendre public le programme de la centrale syndicale en matière politique. Il s’occupe d’éduquer les syndiqués et les ouvriers pour que ceux-ci puissent se servir de leur droit de vote, conformément à leurs intérêts et au bien commun. Il informe les membres et le public sur les attitudes prises par les parlementaires face aux problèmes qui concernent autant les ouvriers que leur organisation syndicale. Pour mener à bien leurs actions, les membres du comité d’orientation politique travaillent principalement avec les conseils centraux[17].

Lors de l’élection provinciale de 1952, le comité d’orientation politique décide que le moment est bien choisi pour renseigner l’électorat et les membres de la CTCC sur ses revendications législatives. Le comité prend alors l’initiative de diffuser un document intitulé Ce qu’il faut exiger d’eux le 16 juillet prochain dans lequel il « dénonça ouvertement cinq candidats qui pouvaient être considérés comme des adversaires acharnés du mouvement syndical. Quatre de ces candidats étaient de l’Union nationale et le cinquième, un libéral. Ils furent dénoncés parce qu’ils s’étaient montrés hostiles à la CTCC[18] ». Cette intervention a donné lieu à l’adoption, au congrès de 1954, d’une résolution qui permettait à la CTCC de pratiquer une action politique non partisane à la fois directe (intervention d’appui ou de désaveu de certaines candidatures lors des élections) et indirecte par le biais de l’éducation de ses membres[19].

Bref, les différents congrès qui ont eu lieu durant les années cinquante ont montré que l’action politique de la CTCC doit exclure la création par la centrale d’un parti politique ainsi que l’affiliation à un parti et qu’elle doit rester une action non partisane. Elle peut se déployer sur deux plans : soit en faisant l’éducation politique de ses membres pour que ceux-ci soient capables de poser des gestes significatifs lors des élections; soit en autorisant le comité à se prononcer en faveur de candidats soucieux du bien commun et sympathiques aux revendications et propositions du monde ouvrier. Il importe de préciser que l’éducation politique des membres est prise en charge par les conseils centraux. Le congrès de 1958 a aussi voté :

Que le Congrès décide d’instituer une commission d’éducation politique qui aura pour mission de guider le service d’éducation de la C.T.C.C. et les comités régionaux d’éducation quant au contenu et aux techniques des programmes d’éducation politique du mouvement.

Que le Bureau confédéral de la C.T.C.C. soit autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional sauf toute action politique partisane[20].

En résumé, dès 1921, la CTCC a établi qu’elle ne s’affilierait jamais à un parti politique et cette position est inébranlable. Les membres et les dirigeants de la confédération restent libres sur le plan politique. Cependant, à la fin des années cinquante, cette liberté soulève un nombre important de critiques. C’est pour cette raison, selon Lortie, que :

La CTCC décida d’organiser et d’intensifier l’éducation politique. Le comité, à cette fin, travailla en collaboration avec les conseils centraux. C’est ainsi que ces conseils centraux commencèrent leur action politique. Sans s’affilier ouvertement à un parti, ils s’occupèrent de politique locale et aussi provinciale. Non seulement ils eurent la liberté d’agir sur le plan politique, mais de plus, le congrès de 1958 décida que le Bureau confédéral serait autorisé à seconder toute action politique décidée sur le plan régional. Une telle attitude n’avait jamais été formulée auparavant au sein de la CTCC[21].

1959 : indépendance face aux partis politiques, mais possibilité d’intervenir durant la campagne électorale

À la fin des années cinquante, plus précisément en 1959, l’article 30 de la Constitution de la CTCC prévoit dorénavant que la confédération pourra :

soumettre aux Gouvernements les différentes revendications des travailleurs et, par son comité d’éducation politique, faire connaître la nature et la portée de ces revendications. De plus, les officiers, tels que le Président et le Secrétaire général, pourront faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC. La seule restriction faite à ces officiers est que les déclarations d’ordre public leur sont interdites à l’occasion de campagnes électorales. Quant aux organisations affiliées, elles peuvent opter pour les attitudes qu’elles jugent nécessaires et utiles sur le plan politique. Enfin, comme on l’a toujours fait, on reconnaît à tous les syndiqués la plénitude de leurs droits de citoyens[22].

L’autorisation accordée au président et au secrétaire général de faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC a pour effet d’élargir les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

1962 : de l’action politique non partisane indirecte[23] à l’action politique non partisane directe[24]

Le congrès de 1962 est l’occasion d’un réalignement majeur de la centrale. Les délégués modifient la Constitution pour permettre à ses dirigeants de se prononcer, sur la recommandation du bureau confédéral et après consultation du comité central d’action politique, soit en faveur, soit contre un parti politique. Pour Lortie, ce fut l’un des plus importants changements adoptés à ce congrès. Beausoleil précise que c’est lors de ce congrès que la CSN « s’engagea à créer des comités d’action politique à tous les niveaux et permit à ses dirigeants d’endosser un parti politique lors d’élections[25] ».

La CSN venait de décider de se donner les moyens d’étendre son action politique non partisane, directe et indirecte. Le comité central devait rester en lien avec les comités régionaux ou locaux et se pencher sur les divers régimes politiques et sur les différentes théories économiques. Les résultats de ces recherches devaient être par la suite communiqués au bureau confédéral autorisé à poser les gestes commandés par la conjoncture politique.

1965 à 1976 : l’action politique sous la présidence de Marcel Pepin, continuité et rupture

Au cours de sa présidence, de 1965 à 1976, Marcel Pepin a présenté aux congressistes de la confédération syndicale six rapports moraux dont certains ont marqué un tournant dans la direction adoptée par la centrale. Exposons d’abord le contenu de ces rapports en matière de critique de la société, d’action politique partisane ou électorale et de type de société à privilégier.

Dans son premier rapport moral, Une société bâtie pour l’homme[26], en 1966, Pepin effectue un procès bien en règle de la société libérale. Il affirme que pour améliorer la condition ouvrière, il faut changer la société tout entière et que les travailleurs doivent également être partie prenante des décisions économiques. Les réformes qu’il envisage se situent principalement au niveau des entreprises, surtout par la création de « conseils d’entreprise ». L’État doit se libérer de l’emprise du capital financier et agir de manière à instaurer un terrain d’entente entre le capital et le travail.

En 1968, dans Le deuxième front[27], Pepin poursuit sa réflexion, amorcée deux années auparavant, et étend sa perspective d’analyse critique à l’univers de la consommation, soit en dehors de l’entreprise. Il fait le constat que l’exploitation dans le monde du travail sévit toujours, mais qu’elle est plus sévère en ce qui concerne les conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs. Il identifie dix situations et secteurs où ces conditions sont déplorables : le chômage, le logement, l’inflation, le prêt usuraire, les mesures sociales absentes, les élections, la fiscalité, les médias de masse, les honoraires professionnels et les caisses de retraite. Sur les lieux de travail, les ouvrières et les ouvriers se sont organisés pour rendre l’exploitation patronale moins aisée, mais il leur faut agir aussi sur leurs conditions d’existence. C’est pourquoi il propose notamment que la CSN lutte contre l’usure. Il se montre aussi en faveur de l’autonomie politique des travailleuses et des travailleurs, c’est-à-dire pour une action indépendante des partis politiques[28]. En plus de recommander la création d’un service d’information syndicale, il propose d’activer les comités d’action politique, afin qu’ils deviennent des lieux privilégiés de réflexion critique face aux pièges de la société de consommation, et ce, pour que le peuple prenne conscience que son destin est entre ses mains. Il écrit :

Dans l’intention et jusqu’à un certain point dans les faits, les comités d’action politique, dont l’expérience n’est pas vieille puisqu’ils remontent à deux ans à peine, visent à regrouper les salariés par comtés et par quartiers, en dehors des partis politiques, pour organiser des actions concrètes en vue d’atteindre tel ou tel objectif politique particulier et de former la population des travailleurs à une action politique autonome, collective, bien identifiée aux classes laborieuses[29].

Pepin vise la construction d’une société juste et démocratique[30]. Il ne propose pas la création de comités d’action politique car ils existent déjà. Il entend plutôt les activer, ce qui semble nécessaire selon ce qu’écrit Hélène David :

À la CSN, il y a bien maintenant un responsable des comités d’action politique depuis que leur création a été décidée, mais l’importance qu’on y accorde se juge aussi en fonction des possibilités financières qui lui sont accordées; jusqu’à maintenant ses ressources sont à peu près nulles. Le prochain budget, lors du congrès d’octobre, renseignera sur l’importance qu’on accorde réellement à l’action politique. Le rapport moral du président de la CSN en 1966 avait la teneur d’un véritable manifeste politique par sa vigoureuse critique du pouvoir dirigeant de la société, ses exigences de participation aux décisions, ses revendications concernant le droit à l’information. Mais comme personne n’a entrepris de poursuivre la réflexion et de définir des modes d’action dans cette perspective, on parle maintenant du rapport « Une société bâtie pour l’homme » comme de « l’Encyclique »; on le cite constamment, mais sa publication n’a absolument rien changé au comportement des gens[31].

Le congrès de la CSN de 1970 s’est tenu en décembre, alors que la crise felquiste d’octobre n’est toujours pas dénouée. Le rapport de Pepin s’intitule Un camp de la liberté[32]. Il constate que la collusion entre l’État et le pouvoir économique a donné naissance à un superpouvoir économicopolitique. Il envisage des luttes à mener pour instaurer et élargir la démocratisation de la vie politique ainsi que pour procéder à une réforme des lois électorales. Il réclame une politique de plein-emploi de la part des deux paliers de gouvernement et demande au gouvernement du Québec d’adopter une loi pour faire du français la langue officielle de la province et au travail. Finalement, il met de l’avant des propositions portant sur le contrôle des caisses de retraite et pour la promotion du mouvement coopératif.

En 1972, dans Pour vaincre[33], Pepin poursuit l’analyse du superpouvoir en le dénonçant plus à fond. La tâche à court terme consiste, selon lui, à « abattre » le gouvernement Bourassa lors de la prochaine élection. Pour ce faire, il propose la création d’un regroupement inédit dans l’histoire de la CSN : la création de comités populaires dans chaque district électoral du Québec. Il s’agit d’une action politique qui se veut légale et démocratique, mais il rejette toujours un appui formel de la centrale à une formation politique quelconque. Les comités populaires auxquels il pense, présents dans chaque comté électoral, regrouperaient les membres des trois centrales syndicales, la CSN, la CEQ et la FTQ[34], ainsi que tout autre travailleur ou travailleuse désirant s’y joindre. Lors des élections provinciales, les comités présenteraient un candidat ou appuieraient un candidat clairement opposé à tout candidat du parti libéral. Le candidat devrait endosser « des positions économiques et sociales des trois centrales syndicales, plus particulièrement des positions reposant sur la condamnation formelle du capitalisme et du libéralisme économique ». Pepin invite les membres de la CSN, ainsi que ceux des autres organisations syndicales, principalement la CEQ et la FTQ, à une pratique qui va au-delà d’un syndicalisme confiné à la négociation d’une convention collective. Il veut créer un regroupement des forces politiques progressistes et anticapitalistes au niveau des quartiers, des villes et des comtés. Pas question, par contre, de rompre avec la position traditionnelle de la CSN d’indépendance face aux partis politiques.

Dans son rapport Vivre à notre goût[35], en 1974, Pepin constate, devant un pouvoir politique à la merci des investisseurs étrangers anglo-américains, que la rupture avec le régime politique est inéluctable. Mais, pour prendre le pouvoir au sein de la société, il faut d’abord conquérir le pouvoir dans les lieux de travail. Il oppose le « syndicalisme tranquille » au « syndicalisme de combat », sans définir ce dernier avec précision. Il revient à la charge sur la question des comités populaires proposés au congrès précédent et insiste sur le fait que leur implantation doit se poursuivre, car l’action syndicale « quand viendra le temps […] débouchera certainement sur l’action politique directe, les travailleurs pourront alors compter sur une infrastructure de combat dans toutes les régions du Québec ». C’est dans ce rapport que Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme[36].

Durant ses 55 années d’existence, la CTCC a milité d’abord en faveur de la propagation de la foi chrétienne, puis elle a adhéré, durant les années 1930 à 1949, à un projet d’inspiration corporatiste avant de développer un point de vue critique sur l’automatisation au sein des entreprises et sur le libéralisme. Comme nous venons de le voir, c’est sous la présidence de Pepin que la CSN accentue sa critique de la société libérale et réclame la mise en place d’une société plus juste et démocratique. Finalement, en 1974, il propose que la CSN adhère au socialisme.

Dans Prenons notre pouvoir[37], écrit en 1976, Pepin s’intéresse à la triple crise – économique, sociale et politique – que traverse la société de cette époque. Devant cette crise, il soulève la perspective d’avenir suivante :

Au moment où pourrait se généraliser par suite d’un dégoût par ailleurs compréhensible, une espèce de retour à un sauvetage individuel, nous avons la responsabilité, le devoir, d’amener le plus grand nombre à croire et à travailler à l’avènement d’un système économique et social où c’est collectivement que les affaires seraient prises en main, que les orientations seraient décidées et que les ressources seraient utilisées[38].

La répression à l’endroit du syndicalisme militant qui mène des luttes sur différents fronts (linguistique, politique, juridique…) oblige, selon lui, à une réflexion sur la « vraie vocation » du syndicalisme. Celui qu’il a en tête doit s’attaquer aux abus du capitalisme. Il s’agit du syndicalisme de combat qui s’oppose au syndicalisme d’affaires.

Dans la section intitulée « L’action politique syndicale autonome des travailleurs », Pepin soulève deux questions incontournables à ses yeux : « Notre action syndicale a-t-elle une dimension politique ? Quelle attitude devons-nous prendre face à la politique électorale, à la formation d’un parti des travailleurs ? » Avant de répondre à ces questions, le président de la CSN se demande dans quel lieu le pouvoir de la « classe dominante » se manifeste principalement. Après avoir passé en revue la somme des appareils de domination politiques et coercitifs (le gouvernement, les tribunaux et la police), il en arrive à la conclusion que « le pouvoir politique, il faut s’en rendre compte, il faut s’ouvrir les yeux, s’exerce d’abord, et principalement, sur les lieux de travail. Dans les usines, les institutions, les hôpitaux, les écoles. […] Ce pouvoir-là est politique ! Et l’attaquer est un acte profondément politique ![39] » Puisque le lieu de travail est un espace de domination politique, « le pouvoir des travailleurs doit passer par une plus grande autonomie sur les lieux de travail, par des responsabilités accrues dans l’usine ou l’institution[40] ».

Pepin affirme cependant qu’il n’appartient pas à la CSN de faire la promotion d’un parti politique des travailleurs et des travailleuses. Il ajoute :

La CSN, en tant que centrale syndicale, n’a jamais fait de politique électorale et n’en fera jamais tant que les membres voudront que cette position soit maintenue. À tort ou à raison, c’est ainsi que nous avons fonctionné jusqu’à maintenant. Si les travailleurs en décidaient autrement, cela changerait, mais pour l’instant, il n’est pas question d’afficher le syndicalisme au chariot d’un parti politique[41].

Plus concrètement, il soutient que :

Les travailleurs doivent mettre au monde les organismes dont ils ont besoin, mais ils doivent financer ces organismes eux-mêmes. Ils doivent être indépendants de l’organisation syndicale. D’un autre côté, même si un parti politique était fondé, formé et dirigé par des travailleurs, nous n’aurions pas à nous inféoder à ce parti. Parce que même si ce parti politique existait, il ne serait pas une réponse à tous les problèmes quotidiens du monde du travail[42].

En matière d’action politique partisane, la démarche de Pepin s’oppose à l’anarcho-syndicalisme[43] et se distingue du trade-unionisme[44]. Telle est, selon nous, l’originalité de la démarche qu’il a proposée à la CSN entre 1972 et 1976.

Conclusion

En 55 ans d’existence, la CTCC-CSN a donné le droit à ses organismes affiliés d’intervenir auprès des pouvoirs publics (scolaire, municipal, provincial, fédéral). Durant ces années, les congressistes ont accepté que l’action de leur confédération déborde le cadre strict de la négociation d’une convention collective de travail et se situe sur le plan politique, grâce à des représentations auprès des gouvernements ainsi qu’à l’éducation politique de ses membres. À partir de 1952, la CTCC juge que l’action de lobby auprès des gouvernements n’est pas suffisante. Elle encourage une action politique non partisane directe en dénonçant les candidatures hostiles à la classe ouvrière ou à l’action syndicale. Le congrès de 1958 accepte que le bureau confédéral appuie toute action politique décidée sur le plan régional. En 1959, il permet aux principaux officiers de « faire des déclarations d’ordre public au nom de la CTCC », après consultation du comité central d’action politique et dans le cadre des décisions prises par le bureau confédéral, ce qui élargit les possibilités d’intervention des deux principaux dirigeants de la confédération.

À partir de 1962, le congrès accepte que la CSN crée des comités d’action politique et permette à ses dirigeants d’endosser ou de dénoncer le programme d’un parti politique lors des élections. Dans Le deuxième front, en 1968, le président Pepin précise les champs de revendication et d’intervention et clarifie ses attentes à l’endroit des comités d’action politique. Lors du congrès de 1972, la CSN se prononce en faveur de la création de comités populaires regroupant des militantes et des militants progressistes sans égard à leur affiliation syndicale. En 1974, Pepin identifie le socialisme comme solution alternative au capitalisme, et déclare, en 1976, que ce sont les travailleurs et les travailleuses qui doivent mettre au monde les organisations politiques partisanes dont ils ont besoin, à la condition que celles-ci puissent s’autofinancer et être indépendantes de l’organisation syndicale.

Tout au long de ces 55 ans, nous observons une constance en matière d’action politique partisane. En effet, la CTCC-CSN a toujours affirmé son indépendance face aux partis politiques, même si, à partir de 1972, elle s’est montrée prête à appuyer des candidatures anticapitalistes et totalement opposées au Parti libéral du Québec. Son action politique partisane s’est surtout développée dans certains conseils centraux[45]. D’après notre étude, la relation de la CTCC-CSN avec les partis politiques est une relation « d’indépendance ». À l’endroit du gouvernement, ce fut tantôt la collaboration tantôt l’opposition, mais sans jamais renoncer à critiquer certaines politiques gouvernementales. Ainsi, de 1952 à 1976, les dirigeants de la centrale ont invité leurs membres à combattre les candidatures antisyndicales, puis, à partir de 1972, à susciter et à appuyer des candidatures anticapitalistes. Il n’est donc pas juste, selon nous, d’avancer que « pendant les deux premières décennies de son existence, la CTCC, résolument apolitique, limita son action sur la scène publique à des réclamations législatives en évitant de prendre position directement contre les gouvernements[46] ». Il ne s’agit ni d’apolitisme ni de neutralité politique.

Le président Pepin a voulu, comme plusieurs de ses prédécesseurs, que l’action syndicale dépasse le champ strict de la négociation d’une convention collective. Dans l’ouverture du Deuxième front, en 1968, il s’est attaqué plus spécifiquement aux conditions d’existence des travailleuses et des travailleurs et au monde de la consommation. Il a cherché à activer et à dynamiser les comités d’action politique, une structure qui existait depuis 1962. Avant de porter aux nues l’action politique de la CSN annoncée dans Le deuxième front et dans les rapports moraux qui ont suivi, il importe de se demander jusqu’à quel point les moyens mis en place furent réellement inédits et à la hauteur des ambitions annoncées. Marcel Pepin a osé, dans ses rapports moraux, lever le voile sur la face cachée de la pauvreté et sur l’exploitation tous azimuts de la classe ouvrière. Sa contribution originale sur le plan de l’action politique, en tant que président de la CSN, reste la création des comités populaires et l’adhésion de la centrale syndicale au projet du socialisme. Sa démarche se démarque de l’anarcho-syndicalisme et du trade-unionisme. Là réside, selon nous, l’originalité de la voie qu’il a proposée.

En somme, la vision de la CTCC-CSN en matière d’action politique, tout au long de la période 1921-1976, n’a jamais rompu avec l’alignement sur « l’indépendance partisane ». Mais il est normal que cette constante prise de position ait évolué en cinquante-cinq ans. Nous pouvons donc nous poser une nouvelle question : jusqu’à quel point une organisation, qui affilie des syndicats et non des membres individuels, est-elle en mesure d’influencer ou d’orienter l’idéologie et la position politique de ses membres ? La réponse n’est pas facile, surtout dans le cadre du syndicalisme industriel d’entreprise. La conscience de classe est souvent peu élaborée chez certaines et certains salarié·e·s syndiqués, ce qui les amène, encore aujourd’hui, à accorder leur vote à un parti politique qui agit contre leurs intérêts.

Yvan Perrier, professeur de science politique au Cégep du Vieux Montréal.


NOTES

  1. CSN, L’action politique à la CSN et les rapports avec les partis : Document de réflexion, Montréal, Comité d’orientation, 2001, p. 12.
  2. Ibid., p. 14.
  3. Par apolitisme, il faut comprendre l’attitude d’une personne ou d’une association qui récuse les idéologies, qui affirme ne pas s’occuper de politique ni se sentir concernée par la politique, ou encore qui n’affiche aucune opinion politique.
  4. Le concept de neutralité s’applique, en règle générale, à un État qui renonce à s’engager auprès d’un autre État belligérant lors d’un conflit militaire.
  5. Indépendance : qui n’a aucun lien organique avec une autre organisation. Il s’agit d’une position d’indépendance en matière d’action politique partisane, position qui est toujours en vigueur (selon l’article 7.01 des Statuts et règlements de la CSN), <www.csn.qc.ca/wp-content/uploads/2022/04/2021_status_regl_csn.pdf>.
  6. Guy Lortie, « L’évolution de l’action politique de la CSN », Relations industrielles, vol. 22, no. 4, 1967, p. 533. Sur la question de l’action politique de la CTCC-CSN, nous avons également consulté Jacques Rouillard, Histoire de la CSN 1921-1981, Montréal, Boréal Express/CSN, 1981 et Louis-Marie Tremblay, Le syndicalisme québécois. Idéologies de la C.S.N. et de la F.T.Q. 1940-1970, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1972, p. 54-61.
  7. L’action politique syndicale non partisane s’exprime concrètement à travers un jeu de pression et d’influence sur le gouvernement ou sur les personnes élues. Cependant, l’action non partisane n’exclut pas un appui occasionnel ou ponctuel à un parti politique, à une candidate ou un candidat ou à un programme électoral quelconque.
  8. Nous sommes en présence d’une action politique syndicale partisane quand une organisation syndicale est officiellement affiliée à une organisation politique (dans le modèle léniniste, le syndicat est la courroie de transmission du parti) ou quand un syndicat crée lui-même une organisation politique (dans le modèle Labour, le parti politique est l’émanation des syndicats et porte devant l’électorat les revendications syndicales).
  9. Lortie, op. cit., p. 535.
  10. Ibid.
  11. Ibid.
  12. Lortie, p. 536.
  13. Rapport du Président, congrès de la CTCC, 1939, cité par Lortie, op. cit., p. 536.
  14. Lortie, p. 536-537; Raymond Hudon, Syndicalisme d’opposition en société libérale. La culture politique de la CSN, Québec, Université Laval, 1974, p. 55 à 57.
  15. Rapport du président, congrès de la CTCC, 1949, cité par Lortie, op. cit., p. 540.
  16. Lortie, p. 541.
  17. Ibid.
  18. Lortie, p. 542.
  19. Lortie, p. 545.
  20. Lortie, p. 546.
  21. Lortie, p. 547.
  22. Lortie, p. 550.
  23. Action politique syndicale non partisane indirecte : quand l’organisation syndicale se limite à développer en son sein, auprès de ses membres ou de l’électorat un programme d’éducation politique et dépose des mémoires auprès du gouvernement.
  24. Action politique syndicale non partisane directe : quand l’organisation syndicale développe en son sein un programme d’éducation politique et dénonce ou attaque, en période électorale ou non, certaines politiques gouvernementales, ou encore critique les membres d’un gouvernement ou désapprouve en partie ou en totalité le programme d’un parti politique.
  25. Gilles Beausoleil, « Le congrès de 1962 de la C.S.N. : l’action politique », Relations industrielles, vol. 18, no 1, 1963, p. 80.
  26. Marcel Pepin, Une société bâtie pour l’homme, Rapport moral du président général, 42e congrès de la CSN, 9-15 octobre 1966.
  27. Marcel Pepin, Le deuxième front, Rapport moral de Marcel Pepin, président général, 43e congrès de la CSN, 13-19 octobre 1968.
  28. Jacques Rouillard, L’expérience syndicale au Québec. Ses rapports avec l’État, la nation et l’opinion publique, Montréal, VLB éditeur, 2009, p. 27.
  29. Pepin, Le deuxième front, 1968, p. 46.
  30. Marcel Pepin, « Le “deuxième front” de la CSN ». Prêtres et laïcs, vol. XIX, n° 2, février 1969, p. 88.
  31. Hélène David, « Outils syndicaux et pouvoir ouvrier au Québec », Le travail du permanent, CSN, vol. 4, n° 35, 1er novembre 1968, p. 140.
  32. Marcel Pepin, Un camp de la liberté, Rapport moral du président général au congrès de la CSN, Montréal, 6 décembre 1970.
  33. Marcel Pepin, Pour vaincre, Rapport moral du président général, 45e congrès de la CSN, Québec, 11 juin 1972.
  34. CEQ : Centrale de l’enseignement du Québec, aujourd’hui la Centrale des syndicats du Québec (CSQ); FTQ : la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec.
  35. Marcel Pepin, Vivre à notre goût, Rapport moral du président général de la CSN, Montréal, 1974.
  36. Ibid., p. 43 et 95.
  37. Marcel Pepin, Prenons notre pouvoir, Rapport du président, 47e congrès de la CSN, Québec, 27 juin 1976.
  38. Ibid., p. 49
  39. Ibid., p. 99
  40. Ibid., p. 101
  41. Ibid., p. 105.
  42. Ibid., p. 107.
  43. Un syndicalisme résolument anticapitaliste qui élimine la nécessité d’une organisation politique partisane ouvrière. C’est, selon ce courant, la grève générale qui engendrera une nouvelle société.
  44. Un syndicalisme qui est à l’origine d’une formation politique ouvrière sur la scène électorale.
  45. Rouillard a parfaitement raison d’écrire que la CTCC-CSN a toujours eu des réserves relativement à la création d’un parti politique des travailleurs. En matière d’action politique, sous la présidence de Pepin, à l’occasion du congrès de 1972, une véritable rupture se produit au niveau de l’action politique partisane grâce à la création des comités populaires. Jacques Rouillard, « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, vol. 19, no. 2, 2011, p. 177.
  46. Voir l’introduction de l’article.

Pour comprendre la crise sociopolitique haïtienne

14 février 2023, par Rédaction
Introduction La décennie 2010-2020 a été riche en événements marquants pour la société haïtienne. Le séisme du 12 janvier 2010, avec son cortège de victimes, fut l’événement (…)

Introduction

La décennie 2010-2020 a été riche en événements marquants pour la société haïtienne. Le séisme du 12 janvier 2010, avec son cortège de victimes, fut l’événement le plus visible et le plus médiatisé[1]. Il s’en est suivi une forte mobilisation internationale en soutien aux victimes. Cette décennie ne fut pas seulement marquée par une catastrophe humanitaire. Elle fut aussi l’occasion d’un nouvel ajustement de l’ordre néocolonial de l’État haïtien[2]. Ce nouvel ajustement se caractérise par une plus grande mainmise des puissances impérialistes dans la gestion du pays, au point que les termes de « domination » et de « dépendance » ne suffisent peut-être plus à expliquer la situation de la deuxième république du Nouveau Monde.

Traditionnellement, la catégorie de « pays dominé » renvoie à un pays dans lequel la bourgeoisie et l’État sont en grande partie subordonnés aux intérêts des puissances impérialistes. Les pays qui se trouvent dans cette situation de vassalisation sont nombreux et diversifiés. Toutefois, plusieurs d’entre eux ont un certain niveau d’autonomie institutionnelle et de développement des forces productives relativement autocentrées. C’est le cas de plusieurs ex-colonies en Afrique, en Amérique latine, en Asie et ailleurs. Dans le cas d’Haïti, la subordination a pris une proportion telle que la catégorie « pays dominé » ne permet pas de comprendre la véritable nature des liens qu’entretiennent les puissances impérialistes avec elle. Cet assujettissement s’inscrit dans une logique de délitement de l’ossature institutionnelle du pays.

Il est devenu anodin, en Haïti, que les ambassades des puissances impérialistes, dont les États-Unis, l’Union européenne et le Canada, s’arrogent le droit de changer les résultats électoraux et de légitimer des dirigeants non élus. Ces puissances constituent ouvertement, et sur tous les plans, des « gouvernements parallèles » même si cela outrepasse manifestement les lois et les institutions du pays[3]. En Haïti, la parole des émissaires occidentaux est dotée d’un pouvoir qu’elle ne détient nulle part ailleurs[4]. Cette domination est visible au quotidien à travers la coopération technique dans presque tous les ministères et dans la mise en œuvre des activités de développement dans les quartiers. Des institutions régulatrices de l’État, comme la police, sont formées et financées directement par des puissances étrangères. Cette domination s’étend même aux choix du calendrier électoral, du ministre des Finances et du directeur de la Police nationale.

Bref historique de la subordination de l’État d’Haïti

Après la victoire héroïque des esclaves de Saint-Domingue contre l’armée de Napoléon, le 18 novembre 1803, le nouvel État fait face à l’hostilité des puissances capitalistes de l’époque dont l’économie repose essentiellement sur l’esclavage. En dépit de leurs rivalités, les puissances voient dans la création de l’État d’Haïti l’émergence d’un ennemi commun. Les États-Unis aussi bien que les puissances européennes ne reconnaissent pas le nouvel État. Conformément à leurs intérêts fondés sur le système esclavagiste, ils s’entendent pour imposer un blocus à Haïti.

Pour sortir de l’isolement international, les classes dominantes haïtiennes se plient, en 1825, à l’injonction de la France qui les oblige à payer une indemnité aux colons esclavagistes[5]. À peine deux décennies après l’indépendance, le pays retombe dans le piège de la subordination. La jeune nation est alors asservie financièrement au point qu’une majeure partie de son économie sera siphonnée par la bourgeoisie financière française pendant tout le XIXe siècle[6]. Cette subordination financière, qui enferme la jeune nation dans le labyrinthe du sous-développement, se poursuit au XXe siècle sous l’occupation étatsunienne[7]. En plus du contrôle militaire et politique, les États-Unis, à leur tour, prennent le contrôle des finances du pays pour spolier et piller les maigres ressources économiques du peuple haïtien[8].

Même si la dette néocoloniale a été payée à la fin des années 1940, les classes dirigeantes continuent d’accepter le carcan de l’endettement, notamment pendant le long règne des Duvalier[9]. Après plus d’un siècle d’asservissement, elles ne semblent à l’aise que dans la subordination à l’égard de l’impérialisme. Soulignons que cette subordination se fait au prix de la sauvage répression des masses populaires urbaines et rurales qui aspirent à la construction d’un modèle de société alternative au système (néo)colonial. En fait, l’endettement a non seulement freiné tout progrès économique et social des classes populaires urbaines et paysannes, mais il a aussi coincé le pays dans une spirale d’arriération et de sous-développement[10]. Cela peut expliquer l’effondrement de l’État et l’asservissement d’Haïti aux organisations de coopérants ainsi qu’aux organismes financiers internationaux tels que la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI).

En 1986, les révoltes populaires font chuter la dictature, mais la machine de l’État néocolonial demeure intacte. Les orientations de gouvernance néolibérale, amorcées depuis les années 1970, sont renforcées par le retour de Jean-Bertrand Aristide, en 1994, sous la surveillance des forces d’occupation étatsuniennes et de l’ONU. L’aspiration populaire à la démocratie est alors neutralisée par la coalition de la bourgeoisie compradore haïtienne et les puissances impérialistes. Dans les faits, la population n’a droit qu’à « une démocratie sans participation du demos[11] », une démocratie fantoche !

La spoliation se poursuit par l’application de nouvelles mesures économiques comme la privatisation des industries étatiques, le retrait de l’État de l’économie, le partenariat public-privé et la consécration de la loi suprême du marché. De 1980 à 2010, un cycle de 30 ans de purge économique néolibérale fait suite à deux siècles de saccage et de rançonnage financier. Le séisme de 2010 n’a fait que mettre à nu la catastrophe sociale et humanitaire orchestrée durant cette longue histoire de pillage éhonté.

Décennie 2010 : vers l’invention d’un nouveau modèle de société post-néocolonial

La décennie 2010-2020 est marquée par une importante contestation populaire contre le nouvel ajustement de l’ordre néocolonial. La première manche est enclenchée à la fin du mandat du néo-duvaliériste Michel Martelly. Après avoir dirigé le pays comme un autocrate complètement asservi aux grandes ambassades occidentales et aux agences internationales, Martelly se bute à une grande résistance populaire lorsqu’il essaie, en 2016, de passer le pouvoir à un membre de son parti par le truchement d’élections truquées. Mais l’important appui international et local lui permet de garder le pouvoir en faisant élire son dauphin, Jovenel Moïse, avec moins de 20 % de l’électorat. Pendant ce temps, la gestion calamiteuse des fonds PetroCaribe et la reconstruction post-séisme ont exacerbé le pillage et la spoliation des biens publics. De surcroît, les politiques néolibérales renforcées par les diktats du FMI et de la Banque mondiale ont jeté les masses urbaines et rurales dans une situation de désespoir[12].

Une deuxième manche de mobilisation est enclenchée les 6 et 7 juillet 2018 après l’annonce de l’augmentation du prix de l’essence par le gouvernement de Jovenel Moïse. Cette fois-ci, la lutte porte sur des revendications sociales et sur la gouvernance de l’État. Le retrait des mesures d’augmentation du prix de l’essence ne suffit pas à calmer l’ardeur des masses qui exigent désormais que l’État rende des comptes sur la gestion des fonds de la reconstruction. La population tend alors à se radicaliser au point de revendiquer un changement de système social et politique. Le rejet du modèle d’État néocolonial apparaît sans équivoque lorsque près d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens décident de marcher quotidiennement à la grandeur du pays. Cette lutte ouvre la perspective de construction d’un ordre social nouveau qui se démarque de la longue tradition capitaliste coloniale et néocoloniale. Mais cette utopie achoppe à cause de l’entêtement des forces conservatrices du statu quo, tant à l’échelle locale qu’internationale.

Réponse politique du régime à la contestation populaire

La mobilisation populaire n’a pas seulement mis à mal le régime du Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), mais elle a également ébranlé les mécanismes d’ajustement et de réajustement de la domination néocoloniale de l’État. L’implication directe des grandes ambassades et des agences transnationales dans le façonnement des institutions haïtiennes a été mise à nu. C’est pourquoi, en dépit de la nature purement démocratique des revendications populaires, les grands médias occidentaux, qui font habituellement l’apologie de la démocratie bourgeoise et du respect des droits de l’homme dans certains pays, ont très peu couvert ces événements en Haïti[13].

Avec l’appui des ambassades et des grandes agences internationales comme l’ONU, le gouvernement PHTK a fait le choix de privilégier la terreur pour sortir de l’impasse politique. Englué dans le pillage et la spoliation des biens publics, il s’est révélé incapable de faire preuve d’un minimum de justice et de reddition de comptes[14]. Face à l’incapacité de la police à exercer une répression, le pouvoir a amorcé un nouveau cycle de répression et d’oppression par l’intermédiaire de « seigneurs de la guerre » ou gangs. En effet, la mobilisation populaire a été progressivement écrasée par la remobilisation d’anciens chefs de gang et par la création de nouveaux gangs en soutien au régime.

Le plan gouvernemental pour casser la mobilisation populaire s’est fait de deux manières. La première, par une stratégie qui a consisté à prendre le contrôle, par le truchement de gangs armés, de territoires et de quartiers populeux dans la région de Port-au-Prince et dans les villes de province. En assiégeant ces lieux, le pouvoir a cherché à empêcher la participation des habitants au mouvement de contestation sociale et politique. La seconde, par une tactique qui a consisté à instaurer la peur, aussi bien dans l’opinion publique que dans les quartiers contrôlés par les sbires du régime. En fait, il s’agissait de discipliner le corps social par l’instauration d’un climat permanent de terreur devenu nécessaire à la survie du régime. C’est pour cette raison que les gangs se sont lancés dans des actes d’horreur spectaculaires à grande échelle. Ils ont mené des raids sanglants dans les quartiers populaires de l’aire métropolitaine, raids qui se sont soldés par plus d’une douzaine de massacres. Les rapports des organismes de droits humains et des agences internationales ont établi que certaines opérations des gangs ont bénéficié de l’active collaboration de hauts cadres du gouvernement et de certaines unités de la Police nationale[15]. Dans le cas, par exemple, du massacre de La Saline, les rapports de l’ONU et des organismes des droits humains ont documenté la présence de hauts cadres du ministère de l’Intérieur et d’équipements de la police sur le théâtre des opérations, en soutien aux gangs.

Le pouvoir a également renforcé les gangs en leur fournissant beaucoup d’argent ainsi que des munitions. En novembre 2019, le Palais national a envoyé l’émissaire Fritz Jean Louis, ancien secrétaire d’État, auprès des principaux chefs de gangs de la banlieue sud de Port-au-Prince dans le but d’orienter leurs actions, moyennant de fortes sommes d’argent[16]. Il a aussi rencontré et acheté les services de différents gangs tels que Krisla, Izo et Tilapli.

La logique de consolidation des gangs a atteint son paroxysme lorsque le gouvernement PHTK et ses alliés ont procédé à leur fédération sous le label de « G9, familles et alliés ». Dans son rapport du mois d’octobre 2020, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a salué l’initiative de la fédération des gangs comme un moyen de résoudre le problème de l’insécurité[17]. De son côté, la Banque interaméricaine de développement a pris l’initiative de développer des projets communautaires dans les quartiers contrôlés par les gangs. Cela sous-entend que la gouvernance par la terreur des gangs n’est pas seulement un choix de l’État haïtien, mais qu’il s’inscrit également dans le programme de l’ONU et des principales agences internationales œuvrant dans le pays.

Le 7 juillet 2021, à la suite de conflits de clans au sein du parti PHTK, le président Jovenel Moïse fut mystérieusement assassiné dans sa résidence par un commando lourdement armé. Certes, cet événement s’est ajouté à la crise politique du pays. Mais l’intervention des puissances internationales, dont les États-Unis, a permis au régime du PHTK et à ses alliés de garder le pouvoir grâce à la gouvernance par la terreur.

Pourtant, le dossier de l’assassinat de Jovenel Moïse fut, paradoxalement, considéré comme une question de sécurité nationale par l’État américain[18]. La justice étatsunienne s’empara de l’affaire, bien qu’il fut formellement interdit de faire toute la lumière sur les réseaux criminels transnationaux possiblement responsables de cet acte crapuleux. La gestion de l’assassinat et du remplacement de Jovenel Moïse dans l’appareil d’État haïtien ressemblait plus à l’effacement d’un parrain qu’à une enquête sur la mort d’un président de la République. C’est le sens possible de l’imposition d’Ariel Henry au poste de premier ministre par les ambassades occidentales et l’ONU, en dépit de son implication présumée dans le mystérieux assassinat de Jovenel Moïse. Pendant ce temps, les initiatives citoyennes de dialogue pour mener la transition politique ont été tenues en respect au profit des caïds du PHTK et des grandes familles de la bourgeoisie compradore haïtienne.

L’appui inconditionnel de puissances et d’organisations internationales aux dirigeants illégitimes et corrompus au sommet de l’État se poursuit en dépit du fait que des membres du cabinet du premier ministre de facto, Ariel Henry, aient exigé la libération de présumés membres de gangs arrêtés par la police[19]. Plusieurs membres du gouvernement ont aussi été probablement impliqués dans des actes de kidnapping et de trafic de drogues, dont le ministre de la Justice et le ministre de l’Intérieur[20]. C’est au prix d’un climat de terreur que l’État néocolonial haïtien se maintient.

Conclusion

En somme, la crise haïtienne a pris l’allure d’une crise de l’État néocolonial haïtien. Les mécanismes régaliens ne sont plus à même de maintenir l’État en selle. L’armée et la police se délitent au point de partager les tâches de gestion et de contrôle du territoire avec des « seigneurs de la guerre » dont le rôle est quasi institutionnalisé. La fédération des gangs, G9, familles et alliés, est devenue le moyen par lequel les pouvoirs publics résistent aux forces populaires contestataires de l’État néocolonial en déclin. Ce plan bénéficie de l’appui des principales ambassades occidentales et des agences internationales. Celles-ci cherchent à légitimer le régime par la multiplication d’appels au dialogue et par la recherche d’un consensus entre les acteurs de la scène haïtienne. Pendant ce temps, les masses urbaines et rurales paient le prix d’un climat de terreur pour avoir revendiqué la fin du règne de l’État néocolonial en Haïti. La violence de la guerre qui oppose les classes dominantes aux classes populaires et rurales se traduit par les centaines de milliers de personnes kidnappées et assassinées. En continuant de soutenir le statu quo, les puissances occidentales, comme les États-Unis et le Canada, ne font que perpétuer une situation déplorable. Elles semblent avoir choisi leur camp.

Renel Exentus, doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique.


NOTES

  1. Selon l’estimation officielle, le tremblement de terre aurait fait plus 220 000 morts et 300 000 blessé·e·s.
  2. Plusieurs spécialistes de la société haïtienne soutiennent la thèse selon laquelle une nouvelle phase a été franchie dans le processus de subordination de l’État haïtien aux forces impérialistes. C’est le cas de James Darbouze, « Capitalisme du désastre, la formule de Dieu et notre avenir en Haïti », AlterPresse, 7 juin 2022, et de Sabine Lamour « Les acquis du mouvement féministe haïtien hypothéqués par la dynamique politique de ces 10 dernières années », Enquet’Action, 4 avril 2022, <www.enquetaction.com/articles/sabine-lamour-les-acquis-du-mouvement-feministe-haitien-hypotheques-par-la-dynamique-politique-de-ces-10-dernieres-annees)>. Nous avons interprété ce changement comme étant un nième « ajustement de l’État néocolonial haïtien ». Voir aussi : Renel Exentus, « Palestine – Haïti : du terrorisme colonial à la domination néocoloniale », AlterPresse, 17 mai 2022, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article28310>.
  3. L’imposition de Ariel Henry au poste de premier ministre fait partie de cette longue tradition d’ingérence des puissances occidentales dans les affaires internes d’Haïti. Pour plus de détails, voir Robenson Geffrard, « Sous la pression internationale, Haïti changera de gouvernement », Le Devoir, 20 juillet 2021 et Ginette Chérubin, Le ventre pourri de la bête immonde, Port-au-Prince, Université d’État d’Haïti, 2014.
  4. La dénonciation de cet état de fait par la démission, à la fin du mois de septembre 2021, de l’envoyé spécial pour Haïti vient du cœur même de l’empire étatsunien. « Mais, par-dessus tout, ce que nos amis haïtiens veulent vraiment, et ce dont ils ont besoin, c’est l’opportunité de tracer leur propre voie, sans marionnettes internationales et sans candidats privilégiés mais avec un véritable soutien pour cette voie. Je ne crois pas qu’Haïti puisse jouir de la stabilité tant que ses citoyens n’auront pas la dignité de vraiment choisir leurs propres dirigeants de manière juste et acceptable. » Voir : « La lettre de démission de Daniel Foote au Secrétaire d’État américain Anthony Blinken », Le Projet d’information Canada-Haïti, septembre-octobre 2021, <https://canada-haiti.ca/fr/content/la-lettre-de-demission-de-daniel-foote-au-secretaire-detat-americain-anthony-blinken>.
  5. Il est important de souligner aussi que ces classes dominantes ont été acculées, à l’interne, par les revendications des nouveaux « libres » dans le but de casser définitivement le système plantationnaire. En acceptant de payer l’indemnité, ces classes dominantes ont utilisé l’appui des puissances pour mieux mater les nouveaux libres. Ils ont accepté de partager avec la bourgeoisie française la plus-value extorquée du travail des cultivateurs.
  6. Plusieurs travaux de recherche, en Haïti et ailleurs, ont porté sur cette question de la dette de l’indépendance, mais la presse occidentale ne l’a presque pas abordée. Au cours du mois de mai 2022, le New York Times a publié plusieurs articles sur le sujet. On a eu l’impression que la presse américaine venait de découvrir la barbarie typique de la domination occidentale. Voir : Eric Nagourney, « 6 infos à retenir sur les réparations versées par Haïti à la France », New York Times, 20 mai 2022, <www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-reparations-aristide.html> ; Gusti-Klara Gaillard, Haïti : Il y a 196 ans, la “dette de l’indépendance”, CADTM international, 27 août 2021, <www.cadtm.org/Haiti-Il-y-a-196-ans-la-dette-de-l-independance>.
  7. Frantz-Voltaire, Pouvoir noir en Haïti, Montréal, Éditions CIDIHCA, 1988.
  8. Suzy Castor, L’occupation américaine, Port-au-Prince, CRESFED, 1988.
  9. Le desserrement de l’étau de la dette a été de très courte durée. Après le coup d’État de Magloire contre le gouvernement d’Estimé, en 1950, l’État reprend progressivement le chemin de l’endettement. Pour plus de détails, voir Gérard Pierre-Charles, L’économie haïtienne et sa voie de développement, Port-au-Prince, Éd. Henri Deschamps, 1993.
  10. Les rapports de la Banque mondiale présentent généralement le développement social et économique d’Haïti à travers des catégories macroéconomiques. En 2021, la BM souligne que « le pays a un PIB par habitant de 1 815 dollars US, le plus bas en Amérique latine et aux Caraïbes, alors que moins d’un cinquième de la moyenne des pays de la région a un PIB de 15 092 dollars US. Selon l’indice de développement humain de l’ONU, en 2020, Haïti a été classé 170e sur 189 pays, <www.banquemondiale.org/fr/country/haiti/overview>. De notre point de vue, le niveau de sous-développement peut également s’expliquer par le fait que le pays dépend largement de l’extérieur pour combler ses besoins de base. Il ne produit même pas les principaux outils rudimentaires pour son économie de subsistance. Cela ne peut être compris que si l’on prend en compte la longue histoire de pillage et de rançonnage du pays.
  11. Nous nous sommes inspiré de l’expression « démocratie néolibérale assistée » de Franklin Midi, « “Transition démocratique” en Haïti ! – mais démocratie dans quel état ? », Chemins critiques, vol. 6, n° 1, 2017.
  12. Au cours de la décennie 2010, plus d’un million d’Haïtiens et d’Haïtiennes ont fui leur pays. Accablés par le désespoir, ils se sont rendus dans plusieurs pays d’Amérique latine comme le Brésil, le Chili, etc. Voir Alain Saint-Victor et Renel Exentus, « Haïti : migration et surexploitation, Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, hiver 2022.
  13. À la même période, la grande presse a diffusé l’information sur la mobilisation dite prodémocratie à Hong Kong, alors que les événements en Haïti furent complètement ignorés.
  14. Un mouvement de contestation sociale contre la corruption a eu lieu à la même période en République dominicaine. En dépit de sa domination, l’État dominicain a donné une réponse différente aux revendications populaires. Il a mis en œuvre des procès de certains dignitaires impliqués dans la corruption. Cette parodie de justice a permis de créer l’illusion que les institutions démocratiques bourgeoises fonctionnaient bien.
  15. Rapports du Réseau National de Défense des Droits Humains – RNDDH, 2018, 2019, 2022 à travers le site du RNDDH : <https://web.rnddh.org/> ; La Saline : justice pour les victimes. L’État a l’obligation de protéger tous les citoyens, Rapport 2019 de la MINUJUSTH et du HCDH, Port-au-Prince, <https://minujusth.unmissions.org/sites/default/files/minujusth_hcdh_rapport_la_saline_1.pdf>.
  16. Au cours de la campagne de distribution d’argent, Fritz Jean Louis, émissaire du Palais national, a été blessé par le chef de gang Tipli pour avoir financé des gangs ennemis. « Haïti/Activités gangs : Fritz Jean-Louis, émissaire du Palais, blessé par balles lors de négociations avec “Ti Lapli” », Gazette Haïti, 24 novembre 2019. Pour plus de détails, <https://www.gazettehaiti.com/node/761>.
  17. Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’occupation d’Haïti (REHMONCO), « Haïti : les dessous de la fédération des gangs armées », Presse-toi à gauche, 1er septembre 2020.
  18. « Haiti-Meurtre de Jovenel Moïse : l’enquête criminelle américaine transformée en une affaire de sécurité nationale, révèle le journal Miami Herald », AlterPresse, 28 avril 2022, <www.alterpresse.org/spip.php?article28245>.
  19. « Haïti-Justice : le RNDHH a documenté la présence de proches d’Ariel Henry dans la libération de membres du gang 400 Mawoso arrêtés par la police », AlterPresse, 21 mars 2022, <www.alterpresse.org/spip.php?article28106>.
  20. Maria Abi Habib, « Le président haïtien dressait une liste de narco-trafiquants. Ses tueurs l’ont saisie », The New Yok Times, 12 décembre 2021, <www.nytimes.com/fr/2021/12/12/world/americas/haiti-jovenel-trafic-drogue.html> ; « Kidnapping : le ministre de l’Intérieur Liszt Quitel a ordonné le kidnapping du pasteur Jean Ferret Michel, selon le RNDDH », Gazette Haïti, 21 octobre 2020, <www.gazettehaiti.com/index.php/node/5164>.

Pionnières des garderies populaires – Entrevue avec Guylaine Thauvette et Francine Godin

10 février 2023, par Rédaction
Entrevue réalisé par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS. On célèbre cette année le 25e anniversaire de la mise en place du réseau des centres de la petite enfance (…)

Entrevue réalisé par Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.

On célèbre cette année le 25e anniversaire de la mise en place du réseau des centres de la petite enfance (CPE). Dans le discours médiatique, on attribue généralement la création des CPE à Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation, mais on passe trop souvent sous silence le rôle de tous les précurseurs du mouvement des garderies, celles et ceux qui se sont battus pour créer, entretenir et étendre le réseau des garderies sans but lucratif. Dans cette entrevue, on donne donc la parole à deux pionnières des garderies populaires fondées dans les années 1970. Guylaine Thauvette a été l’une des principales responsables de la garderie Lafontaine sur le Plateau-Mont-Royal à Montréal et Francine Godin l’une des fondatrices de la Garderie Populaire Saint-Michel aussi à Montréal. Guylaine a par la suite été organisatrice communautaire dans le Centre-Sud, tandis que Francine a été enseignante en éducation à l’enfance au cégep du Vieux Montréal.[1]

Guillaume Tremblay-Boily – Pouvez-vous raconter comment vous avez commencé à vous impliquer dans les garderies populaires ?

Guylaine Thauvette – D’abord un court rappel du contexte des années 1960 et 1970. C’est la Révolution tranquille au Québec. Les grandes réformes de l’éducation ont marqué la décennie 1960. Le projet d’indépendance du Québec prend forme et nous interpelle. Le Parti québécois (PQ) de René Lévesque est fondé en 1968. En octobre 1970, le Québec subit la Loi sur les mesures de guerre. Les mouvements de contestation et de lutte pour les droits sociaux vont se multiplier au cours des années 1970. Le mouvement féministe prendra de l’ampleur et bataillera fort pour qu’on reconnaisse aux femmes le droit à l’avortement, le droit au travail, l’équité salariale, bref l’égalité hommes-femmes sur tous les plans. Des organismes de défense des droits vont se former et se développer dont l’Association de défense des droits sociaux (ADDS), les associations coopératives d’économie familiale (ACEF), le Mouvement Action-Chômage, le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), les cliniques juridiques et les cliniques communautaires de santé. Ces dernières, qui ont enfin lié le curatif au social et à la prévention, deviendront les CLSC[2]. Des tables de concertation et des comités de citoyens et citoyennes s’organiseront dans les quartiers pour revendiquer du logement social, des emplois, etc. La lutte des garderies va s’inscrire dans toute cette mouvance et mobilisera un grand nombre de femmes.

À 17 ans, je rentre à l’École des Beaux-arts. En 1969, je participe à l’occupation de l’École. On revendique alors la cogestion. La même année, je manifeste lors de l’Opération McGill français organisée par le mouvement étudiant.

À la campagne avec mon amoureux, on cultive un grand jardin, on vend à Montréal nos légumes bios, je fais des contrats de photos, la récolte des pommes, un calendrier artistique que je vends au Salon des métiers d’art. Notre fille naît en 1972. Son père nous quitte du jour au lendemain et par la suite ne pourra aucunement nous soutenir. C’est la monoparentalité totale.

Je reviens à Montréal au début de 1974. C’est là que j’inscris Chloé qui a deux ans et demi à la garderie Lafontaine. Cela me donne l’occasion avec quatre autres personnes de partir La Becquée, un restaurant coopératif végétarien où on fait de la formation sur le végétarisme. On est associé avec la coop d’aliments naturels Saint-Louis. Ça va quand même durer10 ans. On organise des mariages, des évènements…

La garderie Lafontaine lutte alors pour ne pas disparaître. Comme le fédéral a retiré ses billes dès 1973[3], plusieurs garderies ont dû fermer leurs portes. La riposte s’est organisée : six garderies populaires de Montréal se sont regroupées pour former le Comité de liaison des garderies populaires (CLGP).

À Lafontaine, deux militantes font un travail extraordinaire. Ce sont des femmes engagées, politisées, généreuses. Les réunions ont une couleur marxiste-léniniste mais j’y trouve une réflexion, une analyse des inégalités sociales, entre autres celles des familles monoparentales, une compréhension des jeux de pouvoir qui font ressortir les privilèges des uns et l’exploitation des autres. Pour que la garderie continue d’opérer, elles mobilisent les parents autour de l’enjeu de la survie des garderies. C’est ainsi que je commence à m’impliquer et que je me retrouve déléguée à SOS Garderies fondé en 1974 pour remplacer le CLGP.

Francine Godin – Donc, c’est comme parent que tu t’es impliquée à la garderie ?

G.T. – Oui, au début. Par la suite je remplace bénévolement des monitrices et des moniteurs (les « éducs ») pour l’été. En quittant La Becquée, on m’engage à temps plein. Je pourrai donc voir grandir ma fille. Les militantes du début quittent la garderie après quelque temps. Un moniteur et moi-même devenons alors responsables de la garderie.

F.G.  – Moi, je suis une petite fille de Rosemont. Mère enseignante au primaire, enfant unique. J’avais des amis qui militaient dans le quartier Saint-Michel. J’avais alors 20 ans et fait le choix d’aller faire un baccalauréat en enseignement préscolaire à l’Université de Montréal. Je me suis mise à militer durant ma deuxième année d’université. Je dois avouer que je m’y ennuyais un peu. Je trouvais que le programme n’avait pas une mission assez sociale. Je me suis mise à m’impliquer dans le quartier Saint-Michel. J’étais membre active du comptoir alimentaire et de la clinique juridique. En tant que groupe, nous nous définissions comme le Comité d’action politique de Saint-Michel, le CAP. À un moment donné, on a constaté qu’il manquait une garderie dans le quartier. Cela m’a allumé des lumières. Ce qui a parti le bal, c’est que le gouvernement fédéral a permis d’organiser des services de garderie dans le cadre de projets PIL (Programme d’initiatives locales) et Perspectives-Jeunesse, mais dans leur tête, ce n’était que pour financer du travail étudiant pendant l’été.

G.T.-B. – Donc au début, c’était temporaire ?

F.G. – Mais nous, on ne voulait pas que ça soit temporaire. On s’est donc mis à lutter pour éviter que les garderies ferment. Je suis donc allée dans la partie la plus défavorisée du quartier Saint-Michel, dans le secteur Saint-René-Goupil, un des endroits les plus pauvres au Canada. J’ai fait du porte-à-porte pour savoir si les familles avaient besoin d’un service de garderie. Je prenais les noms des éventuels parents. On a tout d’abord organisé la garderie dans le sous-sol de l’église Saint-René-Goupil, le vicaire étant de notre bord. Les six premiers mois, on nous permettait d’utiliser tout le sous-sol, mais le soir, il y avait du bingo… Je me souviens que je devais arriver à 6 h du matin et enlever les gommes à mâcher par terre avec un grattoir pour pouvoir mettre les meubles et les jouets de la garderie. Chaque soir, il fallait tout ranger. C’était évident qu’on ne pouvait pas rester là très longtemps.

Dans ma tête, je faisais ça quelques années, puis j’allais enseigner, mais je me suis fait prendre, car je me suis beaucoup investie dans ce projet : on a organisé une garderie sans but lucratif qui est devenue plus tard un centre de la petite enfance. Entre 1972 et 1983, je me suis aussi beaucoup impliquée dans le mouvement des garderies. J’aimais beaucoup le métier d’éducatrice, le travail avec les enfants.

G.T.-B. – Comment cela se passait-il dans les garderies populaires ? Comment était-ce géré ?

F.G. – C’était l’époque de la cogestion, donc on n’avait pas de directeur. J’étais responsable des finances, mais on faisait ça sur le bout de la table. C’était un peu tout croche, mais on essayait d’arriver. « Madame Une telle, a-t-elle payé cette semaine ? Non, je pense qu’elle n’a pas d’argent, mais elle paiera la semaine prochaine ». « Ils ont deux enfants, on ne peut pas leur faire payer le plein prix pour deux enfants ». On vivait tout ça. C’était un quartier très pauvre. On attirait aussi quelques familles plus petites-bourgeoises qui voulaient participer à ce projet parce que ça les emballait. On avait aussi beaucoup de familles immigrantes, de l’immigration haïtienne, entre autres. On enseignait le français aux enfants immigrants. Tellement qu’à un moment donné, on a pensé à demander des subventions au ministère de l’Immigration parce qu’on faisait un peu le travail des classes d’immersion et des COFI (Centre d’orientation et de formation des immigrants). On voulait que la langue que les enfants apprenaient à la garderie soit reconnue, qu’elle leur permettait ensuite d’intégrer une classe ordinaire à l’école. On intégrait aussi des enfants handicapés bien avant que certaines subventions spécifiques nous soient octroyées pour ces enfants.

G.T. – Et les valeurs ! On mettait de l’avant des valeurs pacifistes. Cela faisait partie des éléments pédagogiques.

F.G. – On faisait de belles choses dans les garderies populaires. Il y avait entre autres la cogestion qui s’exerçait avec les parents. Nous voulions que les décisions se prennent ensemble avec tout le monde; nous demandions ainsi du bénévolat aux parents qui avaient plusieurs autres obligations. Il y avait un petit côté un peu utopique dans ce fonctionnement. Ce n’était pas toujours fonctionnel, cela ne convenait pas à tout le monde non plus. Nous tenions à parler de pédagogie avec les parents pour être certains qu’il y avait un accord entre les valeurs du milieu de garde et celles de la famille. Nous n’avions pas de programme pédagogique à suivre puisqu’il n’y avait aucun programme préscolaire au Québec à part celui de la maternelle.

G.T. – La pédagogie touchant la petite enfance n’était pas aussi développée d’un point de vue théorique qu’elle l’est aujourd’hui. Mais on avait des réflexions intéressantes qui nous amenaient à rejeter les modèles d’éducation qui favorisaient le sexisme, la violence, la compétition, le racisme. On commençait à s’éveiller sur toutes ces questions. Un exemple : on avait pris la décision que les petits garçons n’apportaient pas de fusils ou de chars d’assaut à la garderie. Les poupées Barbie ne passaient pas la porte non plus. Et si cela arrivait, on leur disait : « Écoute, on va mettre Barbie ou le fusil dans ton casier et tu le reprendras quand papa ou maman viendra te chercher ».

Pour assurer le lien garderie-maison et mettre de la cohérence entre les interventions des parents et des éducs de la garderie, on se réunissait avec les parents de nos groupes d’enfants pour parler éducation. Il arrivait que des parents confient leurs difficultés dans ces rencontres. Il y avait de l’entraide entre les parents, des amitiés y naissaient.

F.G. – On ramassait des vêtements usagés mais en bon état et nous invitions les parents à se servir s’ils en avaient besoin. On avait vraiment de la difficulté sur le plan financier au début, donc on recrutait des bénévoles parmi des parents ou des militants provenant d’autres organismes. Ils s’engageaient, par exemple, à venir faire le dîner une fois par semaine. On avait beaucoup de réunions ! [Rires] Et tout le monde avait le même salaire.

G.T. – Je me rappelle qu’il fallait être très très malade pour ne pas rentrer au travail. On faisait appel à des personnes bénévoles, souvent des étudiantes qui venaient nous remplacer si possible. On peut dire qu’on tenait les garderies à bout de bras. À Lafontaine, il a été question de donner des salaires plus élevés aux éducs qui avaient plus d’ancienneté, entre autres celles et ceux qui faisaient de la formation auprès des nouvelles personnes embauchées. Finalement, on s’est mis d’accord pour que le seul privilège soit celui de choisir en premier les dates de vacances !

G.T.-B. – Est-ce que les parents participaient bien ?

G.T. – Certains parents énormément. Le fait de fonctionner en cogestion favorisait la mobilisation. C’était une forme de démocratie. On voulait que les parents s’impliquent, et ceux-ci ne crachaient pas là-dessus. C’était la garderie de leurs enfants. C’était un travail constant de mobiliser et d’intéresser également les éducs. On mettait sur pied plein de comités avec les parents : alimentation, pédagogie, lutte des garderies, finances, intégration-sélection, etc. À chaque assemblée, on avait un point sur la lutte et ses enjeux, pour dire où en étaient les représentations du Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain (RGMM) et du Regroupement des garderies sans but lucratif au Québec (RGQ), quelles actions étaient mises de l’avant et comment les parents pouvaient contribuer à faire avancer les revendications. J’étais déléguée aux deux exécutifs, j’avais souvent du mal à transmettre toutes ces informations et à me préparer adéquatement, mais les parents comprenaient.

F.G. – Les parents construisaient des modules de motricité et aménageaient la cour avec nous. Ils venaient aussi faire du ménage. Ils nous donnaient des jouets dont ils n’avaient plus besoin.

G.T. – Mais oui, les corvées de ménage, ça contribuait à nous serrer les coudes.

G.T.-B. – Est-ce que cette idée de collaboration avec les parents est encore présente dans le réseau des CPE ?

F.G. – Cela se fait encore un peu. Depuis que ça s’est hiérarchisé sur le plan de la loi et de la réglementation, les garderies sans but lucratif doivent avoir un conseil d’administration (CA) formé majoritairement de parents. Les éducatrices et les éducateurs sont représentés par une ou un délégué du personnel. Les parents qui s’impliquent sur les CA travaillent fort. C’est là que toutes les décisions se concentrent. L’assemblée générale se tient une seule fois par année et c’est surtout pour élire leurs représentants. Ce sont des parents un peu militants qui siègent au CA. Il ne faut pas oublier que certains parents fréquenteront le CPE durant huit ans parfois s’ils ont deux ou trois enfants, et ils seront sollicités pour participer durant toute cette période.

Les conditions de travail sont maintenant négociées par les syndicats avec le ministère de la Famille ou avec l’association patronale des CPE. Les éducatrices et les éducateurs ont commencé à se syndiquer dans les années 1980. Au début, on était un peu utopistes. On croyait que chaque convention collective pourrait se régler avec les parents, afin de garder le contrôle au niveau local. Les syndicats étaient sceptiques. Ils voulaient une grande négociation provinciale, surtout pour les salaires. Il s’agissait de se tourner vers le gouvernement pour mener la lutte. Et je pense que c’était nécessaire. C’est comme ça qu’ils ont pu négocier des conditions proches de celles du secteur public. Il y a eu beaucoup de gains au cours des dernières décennies et, heureusement, car le coût de la vie n’a jamais cessé d’augmenter.

G.T.-B. – Le mouvement des garderies était-il surtout concentré à Montréal ?

F.G. – SOS Garderies représentait surtout des garderies de Montréal, mais il y en avait quelques-unes ailleurs, en Abitibi, à Sherbrooke, etc. On réclamait un réseau universel de garderies financé par l’État et contrôlé par les usagères et les usagers.

G.T. – Et les travailleuses et les travailleurs ! Un réseau universel de garderies sans but lucratif, cela voulait dire dans toutes les régions du Québec.

F.G. – En 1974, les libéraux étaient au pouvoir. Ils se sont réveillés : « Oh, mon Dieu, c’est une compétence provinciale, les garderies, il faut au moins qu’on fasse semblant que ça nous intéresse ». Donc, ils ont tout d’abord créé le plan Bacon, du nom de la ministre Lise Bacon, responsable du dossier. Ce plan consistait à accorder un peu d’aide financière aux parents au lieu de donner de l’aide directe aux garderies. Au fil des années, on s’est battu pour que cette aide aux parents augmente et aussi pour obtenir des subventions directes aux garderies. Celles-ci ne sont arrivées qu’en 1979. Un maigre deux dollars par jour qui était loin d’être suffisant pour couvrir les coûts de fonctionnement du service.

G.T. – On était en mode survie.

F.G. – Comme salaire, on s’accordait presque rien, l’équivalent du chômage.

G.T. – Il y a eu des luttes importantes, dont la grève des loyers pour certaines garderies et on les appuyait. La garderie Lafontaine, dans cette période, était logée dans une petite maison à deux étages de la rue Brébeuf, prêtée par les Frères des Écoles chrétiennes. Et ça brassait dans notre garderie. On avait des tracts à saveur socialiste, des pancartes et des bannières pour afficher nos revendications. Cela commençait à les fatiguer un peu. Ils nous ont dit qu’il fallait qu’on parte parce qu’ils voulaient démolir la maison (qui est toujours là…). De toute manière, on devait partir. Le plancher du rez-de-chaussée était très froid en hiver. La cuisinière montait les repas par l’escalier extérieur beau temps mauvais temps. Comme toutes les garderies, nous devions refuser de prendre des enfants faute de places. On a donc commencé à faire des pressions pour être relocalisé, entre autres auprès du député. On a fait du porte-à-porte dans le quartier, informé les citoyens de notre situation, fait signer des pétitions. C’était important que la population soit de notre côté. Quand on a fait l’occupation, on avait aussi des alliés dans le quartier, comme la Clinique de santé, et bien d’autres qui nous appuyaient. Par une belle journée de printemps, on est allés occuper les bureaux de Gérald Godin, qui était député du Parti québécois pour le comté de Mercier. Arrivés au local du député, sa secrétaire nous dit: « M. Godin est en rencontre à Valleyfield. Je vais lui téléphoner ». Elle me passe le téléphone : « Bonjour, M. Godin, on est ici pour vous rencontrer et faire bouger la relocalisation de notre garderie, on vous attend ». Il me répond: « Oui, mais là, je suis en réunion, prenez rendez-vous avec Suzanne ! » Il avait son franc-parler, il était très sympathique. « Monsieur Godin, nous autres, on veut pas trop vous déranger. On a apporté notre lunch pour dîner. On a les lits pour les siestes des enfants…»

G.T.-B. – Ah ! vous faisiez l’occupation avec les enfants ?

G.T. – Oui ! Et avec les parents. Les plus jeunes enfants étaient restés à la garderie. Pour terminer cette histoire, j’ajoute : « Il y a d’autres enfants qui font du tricycle dehors. On a installé nos pancartes sur votre clôture. On peut même dormir ici, et vous rencontrer demain… On a nos sacs de couchage ». Quand il est arrivé, les stores étaient baissés parce que c’était la sieste. Des parents étaient là, silencieux. C’était quelque chose. Quelques mois plus tard, on a été relocalisé. On est alors passé d’un permis de 30 à 53 enfants. On a eu des loyers gratuits pendant des années et des années à l’ancien et bel édifice des sourds-muets sur la rue Saint-Denis.

F.G. – Quand on convoquait les journalistes, ils venaient. C’était souvent les mêmes femmes journalistes, qui connaissaient le dossier; certaines appuyaient même notre cause. Je vais continuer au sujet des locaux. Nous autres, après notre sous-sol d’église, on a loué un petit local commercial où on a organisé une mini-garderie avec 15 enfants. On avait une grande cuisine familiale. Avec un petit nombre d’enfants, c’était moins difficile pour survivre. Par la suite, étant donné qu’on avait sans arrêt des demandes de parents, j’ai réussi à faire rouvrir une ancienne résidence de sœurs anciennement placardée. On voyait le potentiel de cet édifice de trois étages, adjacent à une belle cour. On a fait un arrangement avec la Commission scolaire de Montréal. Le carrefour populaire et l’ADDS sont venus s’installer au troisième étage. Le local était composé de petites chambres de religieuses et de quelques grandes salles servant de réfectoire et de chapelle. On a dû réaménager le tout pour faire des locaux de petits groupes. Une des trois installations du CPE y est toujours logée présentement.

G.T.-B. – Est-ce qu’il y a eu d’autres luttes mémorables ?

G.T. – On a organisé quelques petites manifs dans le temps des Fêtes sur des rues commerciales comme l’avenue Mont-Royal et la rue Saint-Hubert. Il y avait toujours beaucoup de monde ! Et c’était comme du théâtre. La Mère Noël enceinte promenait son gros ventre accompagnée du Père Noël qui poussait le petit dernier (une marionnette) dans la poussette. La procession s’arrêtait sur les coins de rue, les tambours roulaient… Oyez, oyez… La Mère criait dans le porte-voix : « Père Noël, on n’a pas de garderies, y’ont plus de place nulle part… On va être pris pour recourir à la garde en milieu familial ou mettre le petit en garderie privée ! Comment je ferai pour retourner travailler ? » On invectivait et dénonçait certaines politiques des ministres responsables. Et on repartait en défilé, répétant le slogan de l’heure au son de la musique de nos ami·es.

F.G. – La Mère Noël, c’était Guylaine !

G.T. – Pendant une autre manif sur Mont-Royal, les gens nous approchaient, nous questionnaient, on passait des tracts, on chantait nos tounes, dont « On veut des garderies, pas des garde-robes ! » et « Si on avait tous des garderies, toutes les mamans pourraient travailler. Partir le matin sans plus de soucis, sachant leur enfant entre bonnes mains, entre bonnes mains, entre bonnes mains ». Sur l’air de Passe-partout !

F.G. – Au fil des années, pour faire entendre nos revendications, il y a eu beaucoup de luttes, de manifs et d’occupations et quelques actions plus originales. À un moment donné, le Regroupement des garderies de la Région 6 C (Rive-Sud) a envoyé les formulaires T4 de toutes les éducatrices à l’Assemblée nationale pour montrer à quel point elles ne gagnaient peu. Une autre année, pour protester contre des augmentations ridicules des subventions, des éducatrices avaient apporté une piscine remplie de « cennes » noires à l’Assemblée nationale. On invitait les parents à porter des macarons de revendications à leur travail. Ce n’était pas toujours évident d’organiser des manifestations car les parents travaillaient et les éducatrices s’occupaient des enfants. Sur les conditions de travail, les syndicats mènent actuellement de très belles luttes, mais il y a encore du travail à faire pour compléter le réseau tout en accordant de bonnes conditions de travail aux éducatrices.

G.T. – En mai 1981, une action d’éclat fut l’occupation de l’Office des services de garde durant deux jours. Là aussi, on avait nos sacs de couchage. Et pour décrire cette mobilisation à travers toutes les garderies membres du RGQ, il faudrait un autre article…

GTB : Comment se passaient vos relations avec les gouvernements ?

G.T. – Quand le Parti québécois était au pouvoir, il y avait vraiment un plus grand développement de garderies à but non lucratif. Le PQ avait un préjugé favorable à ce type de garderie. Mais aussitôt que le gouvernement libéral reprenait le pouvoir, le développement des garderies sans but lucratif était ralenti et les garderies privées prenaient de l’expansion. C’est très clair.

F.G. – À l’Office des services de garde à l’enfance, il y avait des personnes ouvertes à notre cause et qui étaient prêtes à collaborer avec nous. Ça leur faisait un bon argument auprès du gouvernement : « Écoutez, nos bureaux ont été occupés par le monde ».

Mais il ne faut jamais oublier de toutes ces années que rien n’a été accordé aux garderies sans qu’il n’y ait eu de lutte. Quand la subvention augmentait, c’était toujours parce qu’il y avait eu des manifestations, des pétitions, des occupations, etc.

G.T.-B. – On dit que les groupes marxistes-léninistes étaient très présents dans le mouvement des garderies dans les années 1970. Quels étaient vos liens avec ces groupes ?

F.G. – À un moment donné, SOS Garderies s’est radicalisé, principalement en 1976. La lutte des garderies devait être liée à la lutte des classes. Moi, je me considérais plutôt comme une personne de gauche, j’étais proche de plusieurs membres du groupe Mobilisation, mais je trouvais que ça n’avait pas de bon sens de demander aux parents de la garderie de s’engager pour le socialisme. Pour moi, être de gauche consistait à m’engager dans un projet concret. Ce n’était pas juste de faire valoir des idées sociales. C’est là qu’on a fondé le Regroupement des garderies sans but lucratif du Montréal métropolitain parce qu’on ne s’identifiait plus à SOS Garderies qui ne comptait plus qu’une dizaine de garderies à Montréal alors qu’il avait été un mouvement d’une cinquantaine de garderies. Les militantes et militants de la Ligue communiste (marxiste-léniniste) du Canada ont joué un rôle important dans cette radicalisation. Pourtant, quand venait le temps de faire des revendications au Ministère, tout le monde menait la lutte ensemble. Dès qu’il y avait une manif de garderies, on sentait aussi le soutien des syndicats. C’est ce qui a fait que ça a marché. En 1976, le PQ est arrivé au pouvoir, pis on leur a dit: « Vous souvenez-vous que quand vous vouliez vous faire élire, vous aviez parlé d’un réseau public de garderies contrôlé par les usagers ? » Cela a sonné des cloches parce qu’à partir de ce moment, on s’est mis à recevoir des subventions liées au développement de nouveaux services.

G.T.-B. – J’aimerais vous entendre sur la dimension féministe des garderies. Est-ce que c’était central pour vous ? Avez-vous été en lien avec des groupes féministes ?

F.G. – Moi, j’ai toujours considéré que le mouvement des garderies faisait partie du mouvement féministe. On pouvait toujours compter sur des membres de la Fédération des femmes du Québec (FFQ) ou des comités de condition féminine des syndicats qui venaient toujours dans nos manifs. On avait des causes communes comme le droit à l’avortement, par exemple. Des membres du Conseil central de Montréal de la CSN venaient aussi nous appuyer.

G.T. – À certains moments, le Conseil du statut de la femme a pris des positions qui ne promouvaient pas le développement du réseau des garderies.

F.G. – Mais parfois, il l’a appuyé. Ça dépendait souvent de la personne qui était à la présidence !

G.T. – Le mouvement féministe n’est pas un mouvement où on peut prendre sa carte de membre, mais toutes ces luttes sont liées au mouvement d’émancipation des femmes qui porte des valeurs de justice sociale.

F.G. – Il y avait aussi des hommes dans le mouvement des garderies, mais il fallait qu’ils soient, pour cette époque, un peu féministes pour nous suivre. Certains hommes ont d’ailleurs été de solides piliers du mouvement.

G.T. – Oui, des hommes gagnés à la cause des femmes. C’était des alliés. Plusieurs éducs étaient très engagés et des pères aussi s’impliquaient.

G.T.-B. – Quel pourcentage d’hommes environ travaillait dans les garderies populaires ?

F.G. – Peut-être autour de 30 %. Mais aujourd’hui, dans les programmes de formation, on a bien de la difficulté à recruter des hommes. On a pourtant essayé de faire des campagnes de valorisation pour que de jeunes hommes deviennent éducateurs. C’est sûr qu’il y a des hommes qui aimeraient faire ce métier et qu’ils y seraient très heureux, mais c’est encore vu comme un métier féminin. Les enfants ont tellement besoin d’avoir des éducateurs masculins. Pour les petits enfants qui n’ont pas de modèle masculin dans leur vie par exemple. Les trop peu nombreux éducateurs masculins qualifiés sont de très bons éducateurs et ils y croient. Mais mon Dieu qu’on n’a pas réussi à en convaincre beaucoup ! Quand est venu le temps du perfectionnement lors de la création des CPE, les personnes qui ont décidé de rester, d’en faire un métier et d’être officiellement reconnues comme qualifiées ont surtout été des femmes.

G.T.-B. – Auprès du public, dans les débuts, il devait y avoir des préjugés à combattre, comme l’idée que les femmes devraient rester à la maison pour s’occuper des enfants ?

G.T.– D’énormes préjugés ! Cela n’allait pas de soi dans les années 70 de revendiquer des garderies. C’était subversif. On faisait face à des préjugés tenaces contre les mères. On était des voleuses de jobs, des mauvaises mères, des irresponsables. Lutter pour le droit au travail des femmes, pour la reconnaissance des garderies, pour le droit des enfants à vivre des conditions de garde décentes et épanouissantes, accessibles à toutes les familles de toutes conditions, cela a impliqué un gros travail d’information, de sensibilisation de la population qui se traduisait par des conférences de presse, des lignes ouvertes à la radio, des articles dans les journaux, du porte à porte dans nos quartiers, des manifs.

F.G. – Il y a aussi des mères qui nous jalousaient parce qu’on pouvait garder notre enfant avec nous tout en exerçant un métier.

G.T.-B. – Dans le réseau actuel, est-ce qu’il reste quelque chose de l’esprit des garderies populaires ?

F.G. – La mobilisation est encore présente, mais elle s’est tournée vers l’amélioration des conditions de travail des éducatrices et des éducateurs, une très juste cause, j’en conviens. Je crois qu’une nouvelle mobilisation sera nécessaire pour obtenir ce réseau de garderies sans but lucratif qui est loin d’être complété pour le moment. Les places y sont convoitées par beaucoup de parents qui doivent se résoudre pour le moment à envoyer leurs jeunes enfants dans des garderies commerciales à but lucratif quand ils ne doivent pas tout simplement retarder leur retour au travail. Le réseau des centres de la petite enfance est bien structuré, le programme pédagogique est de qualité, le métier d’éducatrice s’appuie sur une formation de qualité. Cependant, même si on est passé d’une dizaine de garderies à plus de 500 CPE, c’est toujours nettement insuffisant pour répondre à la demande des parents. On devra toujours trouver une façon pour que les parents demeurent vigilants et impliqués dans la garderie de leurs jeunes enfants.

G.T. – Ce qui est resté de l’époque des garderies populaires, ce sont entre autres les programmes éducatifs qu’on a contribué à créer et qui sont enseignés dans les cégeps. Et ça paraît aujourd’hui chez les éducatrices qui ont complété leur diplôme d’études collégiales (DEC).

F.G. – C’est vrai. Le programme du Ministère est beau. Mais il faut l’appliquer, il ne peut rester juste un document.

G.T. – Comme le dit Francine, il est nécessaire de demeurer vigilants, afin de ne pas perdre ou de dénaturer ce modèle d’organisation, ses valeurs, sa mission.

  1. Guylaine Thauvette est organisatrice communautaire retraitée et Francine Godin est enseignante retraitée en Techniques d’éducation à l’enfance.
  2. CLSC : centres locaux de services communautaires.
  3. NDLR. « Au début des années 1970, le gouvernement fédéral instaure le programme Initiatives locales afin de financer des projets communautaires créateurs d’emplois. Entre 1972 et 1974, quelque 70 garderies sont ainsi mises sur pied, dont une trentaine à Montréal. Constituées pour la plupart en organismes sans but lucratif contrôlés par des parents usagers, ces garderies desservent des quartiers populaires, souvent défavorisés. Mais il est difficile d’assurer leur survie à long terme, les maigres subventions, renouvelables de six mois en six mois, ne visant qu’à payer les salaires. Comment assurer les coûts d’un loyer avec un tel mode de financement ? Outre l’insuffisance du financement, les règles d’émission des permis d’opération enferment ces garderies dans un inextricable cercle vicieux : Québec refuse d’accorder le permis sans qu’un financement à long terme ne soit assuré; Ottawa exige l’obtention du permis avant l’octroi d’une subvention. Cette situation est propice à la montée d’une grande insatisfaction. » Voir CSN, 30 ans déjà. Le mouvement syndical et le développement des services de garde au Québec. Les années 1970, <www.sttpem-csn.com/les-annees-1970-1e-partie/>.

Le parcours du livre Pour une écologie du 99 % : une contribution à l’éducation populaire écosocialiste

6 février 2023, par Rédaction
Le 21 septembre 2021 sortait notre ouvrage Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme[1], coécrit avec Alain Savard. On peut concevoir ce livre comme (…)

Le 21 septembre 2021 sortait notre ouvrage Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme[1], coécrit avec Alain Savard. On peut concevoir ce livre comme un projet d’éducation populaire aux perspectives anticapitalistes. D’abord essentiellement un objet de papier, ce livre a finalement trouvé au Québec un certain écho dans le débat public et dans le mouvement écologiste, ce qui nous a permis d’en transmettre oralement les principales idées. Dans cet article, nous préciserons quelles étaient les intentions de notre projet d’écriture et nous tenterons de réfléchir à la façon dont nos interventions ont été reçues. Nous dresserons un premier bilan de cette expérience pour mieux tracer l’avenir de la voie anticapitaliste du mouvement pour la justice climatique.

Les intentions du livre

Ce livre est le produit d’une double volonté : répondre aux besoins émergeant des débats du mouvement écologiste et intervenir pour insuffler à celui-ci une orientation anticapitaliste, en particulier dans le mouvement des grèves climatiques. Par le biais de notre implication au sein du collectif La Planète s’invite au parlement et du Front commun pour la transition énergétique, nous avons remarqué qu’une certaine confusion régnait dans le mouvement vert, en ce qui concerne des notions clés d’économie politique critique. Cette confusion a très certainement des conséquences sur les orientations politiques et stratégiques des militantes et militants pour le climat, de même que sur leurs organisations. Il nous semblait urgent de contribuer à lever ces ambiguïtés.

À notre connaissance, aucun livre n’avait réussi, ni par son argumentation ni par ses qualités de vulgarisation, à s’attaquer aux principaux mythes entourant le capitalisme et l’impossibilité de le remplacer. L’ouvrage What Every Environmentalist Needs to Know About Capitalism[2] de John Bellamy Foster et Fred Magdoff, au titre évocateur, fut l’une de nos inspirations et le point de départ de notre réflexion. Cependant, malgré sa volonté de vulgarisation, l’auteur nous paraissait reproduire les écueils des ouvrages universitaires : absence de dynamisme dans la forme et trop nombreuses citations apologétiques de Marx. À cela, il faut ajouter qu’il ne s’aventurait aucunement sur le terrain de la nécessaire planification démocratique de l’économie ni même sur les perspectives d’action politique.

L’objectif premier de notre ouvrage fut donc de rendre « digeste » et accessible au plus grand nombre une compréhension anticapitaliste de la crise écologique, de montrer qu’il était possible d’organiser notre économie autrement et de défendre les pratiques d’organisation politique les plus prometteuses en vue de dépasser le système économique actuel. Mettre de nouveau à l’avant le concept de « capitalisme » ne fut pas une mince affaire, comme en témoigne notre difficulté à faire parler de notre ouvrage plus largement dans les médias de masse, à l’exception de quelques entrevues[3].

Nous avons pensé notre projet comme un ouvrage de vulgarisation. Plutôt que de prendre notre propre univers théorique comme point de départ, nous sommes partis des termes mêmes avec lesquels notre public cible formule les problèmes. Le livre est structuré en chapitres qui traitent de différents « mythes », autant de lieux communs du débat écologiste actuel. Nous avons porté une attention particulière à la forme du livre, dans un souci d’accessibilité : production de nombreux graphiques et schémas, renvoi des notes en fin d’ouvrage, absence de références à de grandes autorités scientifiques afin de faciliter la transmission de nos idées. Nous avons également tenté de rester le plus proches possible du registre du dialogue argumentatif (argument-objection-réfutation). Nous avons cherché les occasions de démontrer la pertinence de notre perspective, en évitant le plus possible de supposer que notre lectorat était d’emblée favorable à nos idées. En fin d’ouvrage, nous avons également produit un glossaire des principaux termes techniques, une annexe sur les moyens de s’initier à l’engagement ainsi qu’une bibliographie commentée.

Sur le plan du vocabulaire, nous avons tenté de limiter les référents théoriques et les « étiquettes » du militantisme traditionnel. Trop souvent, celles-ci servent plus à renforcer le sentiment d’appartenance des convaincu·e·s qu’à élargir la masse critique nécessaire pour transformer la société. Étant donné que la gauche écologiste est dans une phase de (re)construction, nous avons cru bon sortir de l’entre-nous en privilégiant le partage du contenu plutôt que l’orthodoxie terminologique.

De surcroît, nous avons intégré une dimension artistique au projet grâce aux dessins de Clément de Gaulejac. Ceux-ci permettent de renouveler l’iconographie anticapitaliste traditionnelle en donnant à penser par un autre moyen que l’argumentation. Dans le livre, les dessins entrent en dialogue avec le texte et contrebalancent l’effet de lourdeur que pourrait ressentir le lectorat devant les forces qui constituent le capitalisme. En mettant en scène le Capital et le Capitaliste, deux personnages inséparables dignes d’une série comique, la lectrice ou le lecteur est encouragé à se moquer d’eux, parfois même avec dérision, et à les trouver ridicules, de sorte que lui-même puisse gagner en courage.

La réception et la diffusion des idées du livre

De manière générale, notre livre a connu un accueil enthousiaste à la fois dans les milieux militants de gauche et dans certains milieux institutionnels, scolaires et médiatiques. À la suite de sa publication, nous avons effectué une trentaine d’interventions publiques touchant au total plusieurs centaines de personnes sous la forme de conférences, d’entrevues dans les journaux ou à la radio, de participation à des événements dans les salons du livre ou dans les institutions scolaires, et par le biais de lettres ouvertes. La plupart de ces activités n’avaient pas été planifiées avant la publication et ont été le fruit de demandes suscitées par la lecture de notre ouvrage. D’autres interventions sont déjà prévues pour les mois à venir.

Alors que notre propos était d’abord destiné aux jeunes grévistes du climat, nous avons été agréablement surpris de la réception favorable de nos idées dans les cercles et lors d’événements destinés à un plus vaste public. Les nombreuses invitations dans les médias de masse, dans les salons du livre et dans les établissements scolaires, nous laissent croire que notre propos survient à un moment propice. Cela témoigne aussi d’une ouverture du débat politique et écologiste à des perspectives plus radicales, ouverture favorisée par les mobilisations de 2018 et 2019 en faveur de la justice climatique. Nous croyons que les écosocialistes doivent saisir cette occasion.

Notre ouvrage remet explicitement en question le capitalisme, c’est pourquoi nous avons été étonnés qu’il soit reçu de façon si positive. Dans le cadre de nos interventions, nous avons été frappés par l’absence de réactions négatives par rapport à notre posture clairement anticapitaliste. Nous avions appréhendé une certaine hostilité de la part du public, mais les questions provoquées par nos présentations ont surtout porté sur des aspects techniques : Que penser des voitures électriques ? de l’hydrogène ? du potentiel des énergies renouvelables ? ; sur des aspects stratégiques : Que faire des élections ? Faut-il envisager l’action directe ou des actions de sabotage ?; ou sur des aspects plus larges comme : Est-il trop tard pour agir ? Cependant le cadre de réflexion à l’intérieur duquel se sont déroulés les échanges fut a priori considéré comme légitime. Personne n’a formulé de défense explicite du capitalisme ni même la possibilité de le réformer. Peu de participantes et de participants se sont montrés sceptiques quant à la nécessité ou au désir de se doter d’un système économique socialement plus juste et écologiquement plus viable. Nous croyons que le cadrage « scientifique » (en référence à l’état des savoirs scientifiques) plutôt que militant de la question a facilité la transmission de certaines de nos idées.

La manière dont le livre a été reçu peut aussi être interprétée comme un indice de la crise de légitimité du capitalisme. Un récent sondage[4] vient corroborer cette crise de légitimité. Réalisé auprès de plus de 34 000 travailleuses et travailleurs répartis dans plus de 28 pays et conduit par la firme de communication Edelman, ce sondage rapporte que 56 % des répondants sont d’avis que « le capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui fait plus de mal que de bien dans le monde ». Ces chiffres, qui montent à 69 % en France, à 75 % en Thaïlande et à 74 % en Inde, témoignent d’un désaveu clair du capitalisme. L’aggravation de la crise écologique joue probablement un rôle important dans cette nouvelle donne politique.

Notons tout de même que certains mythes ont été plus coriaces que d’autres à « déboulonner ». Nous avons rencontré des illusions bien enracinées, surtout celle que « la consommation détermine la production », mais aussi les idées néolibérales de la « souveraineté du consommateur » et de la « responsabilisation individuelle ». La persistance opiniâtre de ces idées a montré toute la force du travail idéologique dominant qui tend à individualiser les problèmes écologiques et sociaux.

En outre, lors de nos présentations, de nombreuses questions et commentaires du public témoignaient d’une forme de découragement et de désorientation politique. L’incapacité à penser aisément les voies de la résistance au capitalisme exprime bien la difficulté actuelle à penser l’action collective, conséquence probable d’une pratique sociale de plus en plus individualiste. L’absence de canaux politiques facilement accessibles pour l’implication citoyenne, notamment dans les syndicats, peut certainement en être tenue responsable.

Une éducation populaire à poursuivre dans le cadre de la lutte écosocialiste

Ce livre ne constitue pas une proposition théorique nouvelle, aucune idée originale n’y figure, à l’exception peut-être de quelques perspectives stratégiques. Il s’agissait avant tout d’une synthèse permettant aux idées écosocialistes d’étendre leurs frontières pour les diffuser dans l’espace public. Pour y arriver, nous avons opté pour un dépoussiérage de la rhétorique socialiste afin de la rendre plus attrayante dans sa forme, tout en préservant la force de ses arguments. Nous avons laissé à d’autres le travail d’exégèse qui cherche à prouver que Marx était vraiment écologiste, nous avons écarté le langage hermétique d’universitaires et l’autoréférentialité dérangeante. En parlant, par exemple, de « démocratie économique » et du « 99 % », nous avons tenté de jouer le rôle de passerelle entre le débat au sein du grand public et l’univers écosocialiste.

Nous pensons qu’il est nécessaire de renouveler et d’élargir le mouvement socialiste et de l’ancrer dans le XXIe siècle, en raison de sa faiblesse actuelle. La reconstruction d’un mouvement de masse a besoin que certaines idées pénètrent à nouveau la culture populaire. Cette pénétration ne peut se faire qu’en reprenant certains des codes culturels dominants et en les adaptant à la stratégie socialiste. Peut-être faudrait-il même considérer s’impliquer avec sérieux et professionnalisme dans la diffusion vidéo sur le Web, afin de rejoindre un plus large auditoire.

Notre stratégie peut se comprendre comme une forme de « populisme écologique ». Nous avons cherché à souligner l’antagonisme qui existe entre l’élite antitransition, le « 1 % », et le groupe du « 99 % ». D’un côté, une minorité, composée de criminels climatiques de l’industrie fossile et de leurs complices, est outrageusement responsable de la crise écologique. Elle s’acharne activement à ralentir ou à saboter les efforts populaires pour sortir de la dépendance aux hydrocarbures. De l’autre côté, le groupe du 99 %, dont l’empreinte écologique est souvent involontaire ou contrainte, n’a qu’une responsabilité négligeable dans la crise climatique. Sans être sociologiquement homogène, le groupe du 99 % est susceptible de former une large coalition politique dans son opposition à l’élite.

Ce que nous appelons le populisme écologique est avant tout une stratégie rhétorique qui consiste à adopter un ton plus frondeur et à démasquer le rôle social de nos adversaires. Elle implique de penser nos actions et nos revendications en gardant en tête la dimension irréductiblement conflictuelle dans laquelle est engagé le mouvement pour la justice climatique. Son slogan pourrait être : « La culpabilité environnementale doit changer de camp ». En visant en priorité l’industrie fossile et en soutenant la nécessité de son expropriation et de sa fermeture définitive, nous croyons élargir une brèche déjà ouverte dans le débat public, en favorisant la diffusion de la critique anticapitaliste, notamment celle de la propriété.

La rédaction de notre livre ainsi que nos interventions s’inscrivent dans notre volonté de favoriser l’organisation par la base de mobilisations de masse plutôt que le lobbyisme et la concertation. Notre livre s’est révélé être une clé pour nous ouvrir les portes de nouveaux publics. Le bon accueil de notre discours nous fait croire qu’il est nécessaire de poursuivre ce travail d’éducation populaire et de persister dans cette voie.

La mise sur pied d’un camp annuel de formation écologiste, possiblement structuré autour du Front commun pour la transition énergétique, est une avenue à explorer. Ce camp aurait plusieurs avantages. Il permettrait de former le mouvement vert aux perspectives d’économie politique critique sur l’écologie. Il pourrait aussi servir de rassemblement convivial grâce aux échanges d’idées, au partage d’expériences et à la socialisation. Il serait enfin l’occasion de tisser des liens de confiance entre les participants et les participantes et de favoriser leur sentiment d’appartenance au mouvement écologiste, ce qui pourrait contribuer à augmenter leur niveau d’implication.

Par ailleurs, il faudrait élargir les grèves climatiques au-delà des institutions scolaires. Un travail important de réseautage et d’éducation populaire doit se poursuivre dans d’autres milieux de travail. Amorcée par les Travailleurs et travailleuses pour la justice climatique (TJC), cette voie devrait être considérée comme une priorité stratégique. Malheureusement, nous n’avons pas reçu beaucoup d’invitations à engager le débat avec des travailleuses et des travailleurs, syndiqués ou pas. Il nous faudrait faire davantage d’efforts en ce sens, en particulier, tisser des liens de confiance avec des employé·e·s des industries polluantes pour construire une stratégie de grève qui frappe au cœur des grandes corporations capitalistes et de leurs infrastructures fossiles actuelles, et pas seulement de leurs nouveaux projets d’investissement, par exemple GNL-Québec. C’est un défi immense et absolument urgent.

Notre livre se veut une modeste contribution en éducation populaire. Par la voie d’interventions surtout orales, nous avons pu faire rayonner nos idées là où elles n’auraient peut-être pas circulé. Chacune de nos démarches nous a permis d’agir concrètement pour que les idées écosocialistes s’emparent des masses et se constituent un jour en une force historique. Il faudra d’autres actions concrètes pour construire notre mouvement sur ce long chemin de la lutte pour la justice climatique et écologique.

Frédéric Legault, professeur de sociologie au Collège Ahuntsic et doctorant à l’UQAM et Arnaud Theurillat-Cloutier, professeur de philosophie au Collège Brébeuf et doctorant en sociologie à l’UQAM.


NOTES

  1. Publié par Écosociété à Montréal.
  2. Publié en 2011 par Monthly Review Press à New York.
  3. Il est significatif que sur le Web, dans la présentation écrite d’une de nos entrevues réalisées à la radio de Radio-Canada, on ait effacé le terme « capitalisme » du sous-titre de l’ouvrage.
  4. Edelman, Edelman Trust Barometer 2020, Global Report, 78 p.

Récit de trois mobilisations écologistes : que retenir pour favoriser la transition juste ?

4 février 2023, par Rédaction
Alors que la crise écologique préoccupe une partie de plus en plus importante de la population et que l’idée d’une transition juste tente de se faire une place dans l’espace (…)

Alors que la crise écologique préoccupe une partie de plus en plus importante de la population et que l’idée d’une transition juste tente de se faire une place dans l’espace public, qu’en est-il des luttes concrètes, à différentes échelles, permettant de favoriser un changement ? De l’opposition au mégacentre commercial Royalmount à la mise sur pied en pleine pandémie d’un réseau qui souhaite favoriser des candidatures écologistes au municipal, en passant par la création de comités citoyens contre les projets de mégaporcherie en région, nous proposons dans cet article un bref récit de ces luttes suivi d’une réflexion visant à déterminer à la fois leurs succès et leurs difficultés. Il s’agira également, dans une perspective critique et en vue de renforcer la mobilisation climatique, de s’interroger sur la capacité de l’action climatique à revêtir une dimension plus sociale susceptible de rejoindre une plus grande partie de la population.

Contexte

Avant de procéder à notre récit, rappelons dans quel contexte se sont déroulées ces expériences de mobilisation qui ont débuté à l’automne 2019. Vingt-sept septembre 2019, le collectif La Planète s’invite au Parlement organise une manifestation historique dans les rues de Montréal avec la présence remarquée de Greta Thunberg. La mobilisation pour le climat bat son plein et s’enracine notamment dans le milieu de l’éducation avec les grèves étudiantes, particulièrement des élèves du secondaire, ainsi qu’avec la Coalition étudiante pour un virage environnemental et social (CEVES) en enseignement supérieur. Outre ces nouveaux réseaux, le mouvement écologique québécois est multiple et ancré historiquement, avec pour preuves notamment les dizaines de groupes qui se sont ralliés depuis 2015 au Front commun pour la transition écologique et à sa feuille de route vers la carboneutralité, le projet Québec ZéN (zéro émission nette). Les expériences exposées ici s’inscrivent donc dans un ensemble beaucoup plus large de mobilisation.

Ces expériences se situent également dans un contexte de révolution numérique qui redéfinit les stratégies des acteurs sociaux comme le démontrent les recherches de Mireille Lalancette et collaborateurs[1]. Du Printemps érable au Printemps arabe, en passant par le mouvement des Indignados en Espagne ou du Tea Party aux États-Unis, leurs travaux permettent de mieux décrypter ce qui est constitutif de ces mouvements sociaux pour lesquels l’utilisation des réseaux sociaux a été très importante. La croissance fulgurante de la possession d’un appareil mobile couplée à l’explosion de l’utilisation des réseaux sociaux a redéfini les modes d’interaction au sein de la société civile. La révolution numérique a eu des effets directs sur la sphère médiatique ainsi que sur la vie démocratique, et il en est de même en ce qui concerne l’implication citoyenne. Les acteurs considérés comme traditionnels, tels que les partis politiques, les groupes communautaires, les syndicats et les organisations patronales, ne sont plus seuls à être capables de se faire entendre dans la sphère publique. Les nouveaux outils technologiques à la disposition de tout un chacun permettent en effet d’interpeller directement la population ainsi que les élites et de faire évoluer les préoccupations politiques. Les médias sociaux ont pu donner une voix à des groupes minoritaires comme les Premières Nations, avec Idle No More, ou favoriser le débat public sur des sujets tabous comme les agressions sexuelles avec le mouvement #MoiAussi (#MeeToo). Comme le notent Lalancette et coll., cela a permis à plusieurs mouvements sociaux d’être plus inclusifs, plus spontanés, mais également plus décentralisés que les mobilisations traditionnelles. Ce type d’organisation, qui peut encourager la démocratie directe et la participation, présente toutefois son lot de contreparties comme le fait d’être très fragmenté, de manquer de cohésion ou de frôler « l’égo-militantisme ». Cette nouvelle réalité permet aussi de favoriser des regroupements réactionnaires…

Enfin, une troisième perspective, proposée par le philosophe Bruno Latour dans son Mémo sur la nouvelle classe écologique accompagnera notre récit. Selon ce dernier :

On assiste à une véritable recomposition, avec l’émergence de nombreuses contradictions à l’intérieur des anciennes classes. Nous ne sommes plus certains de la classe à laquelle nous appartenons, sous ce nouveau régime climatique. Il y a maintenant des situations où les gens qui étaient unis par la notion de classe sociale se trouvent désormais désunis par la question écologiste[2].

Il s’agira donc, dans une perspective écosocialiste, d’utiliser cette grille de lecture proposée notamment par Latour pour tirer certaines conclusions afin de renforcer la capacité d’action des groupes sociaux qui agissent dans l’écosystème écologiste.

Royalement contre Royalmount

Annoncé depuis 2015, le projet du mégacentre commercial Royalmount, qui a fait beaucoup parler de lui dans les médias au cours des dernières années, a rencontré de l’opposition. Projetée au coin des autoroutes 15 et 40 sur le territoire de Ville de Mont-Royal, une ville défusionnée sous le gouvernement libéral mais située en plein cœur de Montréal, la construction de ce centre commercial est planifiée sur une superficie de plus de 2 millions de pieds carrés pour des investissements de plusieurs milliards de dollars. Comme le mentionnait le président d’ATTAC-Québec, Claude Vaillancourt, le 4 mars 2020 :

En suivant la piste de l’argent, on se lance dans un parcours révélateur. Carbonleo s’associe à L. Catterton Real Estate (LCRE), basé au Connecticut, « la plus grande entreprise de placements privés orientés vers les biens de consommation au monde ». L. Catterton est partie prenante de l’une des plus grandes firmes internationales du luxe, LVMH (Louis Vuitton Moët Hennessy), dont l’actionnaire majoritaire est celui qui serait en ce moment l’homme le plus riche du monde, Bernard Arnault[3].

Royalmount, c’est donc une histoire de gros chiffres : 170 commerces comprenant des hôtels et un parc aquatique, 5000 habitations pouvant accueillir 10 000 personnes (mais aucun logement social…), une salle de spectacle, 9000 places de stationnements (12 000 prévues au départ) pour un total de plus de 20 000 millions de visites par année ! Alors que le nombre de déplacements quotidien dans le secteur est estimé à 140 000 par un rapport de la professeure et urbaniste Florence Junca-Adenot publié au printemps 2019, le projet en amènerait près de 94 000 supplémentaires. Le caractère pharaonique du projet est donc clair, ainsi que son impact sur cet espace urbain déjà fortement congestionné.

Le promoteur Carbonleo a fait face dès le début à une opposition et tente depuis des années de donner un visage vert au projet comme on peut aisément l’observer en visitant le site Web de ce dernier : bâtiments écoénergétiques, récupération de l’eau de pluie, murs végétalisés, promenades urbaines, etc. L’indécence va même jusqu’à présenter Royalmount comme favorisant « le luxe pour tous » (sic). Il faut donc comprendre que les promoteurs sont passés à côté du livre de Hervé Kempf justement intitulé Comment les riches détruisent la planète[4]. Les images virtuelles en trois dimensions présentent des arbres venant d’être plantés, mais déjà matures alors qu’en dessous le gigantesque stationnement disparait. Une passerelle surplombant l’autoroute 15 et donnant accès au métro est programmée, mais il a fallu des années de critiques avant que le promoteur accepte de payer la facture. De plus, et c’est bien le cœur du problème, on privatise les profits générés par ce projet alors que les externalités négatives liées à la congestion, à la baisse de la qualité de l’air ou encore à la dévitalisation d’autres espaces du centre-ville seront assumées par l’argent public.

Pour bien comprendre l’histoire de l’opposition à Royalmount, il faut savoir que la ville de Montréal a tout d’abord tenté de s’y opposer officiellement en organisant une très intéressante commission menée par le conseiller municipal Richard Ryan. Ces travaux, qui ont abouti au début de l’année 2019 et dont les mémoires sont encore accessibles, ont recommandé un moratoire sur la poursuite du projet en raison de ses effets négatifs : circulation et pollution, compétition malsaine avec le centre-ville de Montréal, absence de logements sociaux, etc. Toutefois, et c’est en partie là que réside la complexité du cadre légal entourant ce projet, le terrain fait partie de Ville de Mont-Royal et non de Montréal, ce qui a fait en sorte de limiter fortement les pouvoirs de la métropole[5]. C’est ce qui nous amènera plus tard à intervenir auprès du conseil municipal de Ville de Mont-Royal, mais également auprès de la ministre Chantal Rouleau, responsable de la Métropole et ministre déléguée aux Transports, pour ce qui est des aspects des autoroutes 15 et 40.

Alors que de nombreux groupes, notamment Vivre en ville et Coalition climat Montréal, se sont mobilisés pour dénoncer ce projet, l’absence de possibilités d’intervention de la ville de Montréal a fini par en décourager plusieurs. S’inspirant de la lettre ouverte « Dans ces conditions, c’est Royalement non ! » publiée dans La Presse le 4 février 2019 par un collectif de signataires dont plusieurs groupes écologistes, le regroupement Royalement contre Royalmount a été mis sur pied à l’automne 2019.

Né d’une initiative citoyenne, et donc sans ressources, le groupe s’est tourné vers les réseaux sociaux qui, dans un premier temps, ont constitué une véritable clef de voûte. Malgré les critiques justifiées envers les GAFAM, il faut reconnaitre l’intérêt de la création d’un groupe Facebook pour amorcer une mobilisation : plus de deux adultes québécois sur trois disposent d’un compte Facebook et la programmation des algorithmes de Facebook favorise les publications de groupes aux dépens des publications de pages. Les interactions virtuelles permettent également d’entrer rapidement en contact avec les personnes responsables d’autres groupes ou pages, ce qui fut le cas avec un groupe de citoyennes et citoyens critiques de l’administration municipale de Mont-Royal. Ainsi, en publiant quotidiennement des actualités, des références, des images et des commentaires, le groupe a rassemblé plus 400 membres en quelques mois, ce qui a permis de relancer la mobilisation contre le projet.

La mobilisation a aussi été rendue possible et crédible grâce à l’importante documentation produite préalablement, mais également grâce au soutien de groupes dont l’implication est passée du virtuel au présentiel. Il y eut l’organisation de rencontres des personnes intéressées, puis la planification d’une action coup d’éclat au début de décembre. Cette dernière a ciblé le conseil municipal de Mont-Royal, un lieu décisionnel ayant encore des capacités d’action, et demanda l’arrêt du projet sous le slogan On ne veut pas se faire passer un sapin. À partir de cet événement, la couverture médiatique a permis de rendre plus visible Royalement contre Royalmount[6]. Au début de l’année 2020, la ministre Rouleau a accepté une rencontre qui avait pour objectif de la sensibiliser à nouveau sur l’impact du projet sur les infrastructures publiques sous la responsabilité du gouvernement provincial. Royalement contre Royalmount avait aussi organisé une mobilisation publique planifiée pour mars 2020… annulée pour cause de pandémie et mettant un terme à cette phase de la mobilisation. Il y eut une certaine réduction de la superficie du centre commercial après la relance postpandémique, mais, surtout, les élections municipales du 7 novembre 2021 ont fait élire une nouvelle équipe à Mont-Royal qui a fait campagne notamment contre Royalmount et qui conserve le pouvoir sur le développement résidentiel dans ce secteur.

Vague écologiste au municipal

La dernière campagne des élections municipales s’est déroulée dans le contexte très particulier de la pandémie. La mise sur pied du mouvement Vague écologiste au municipal a été tout autant particulière, car ce mouvement s’est constitué et développé entièrement en ligne. Créé à la fin de l’année 2020 et d’abord informel, il visait à encourager puis à soutenir les candidatures de personnes écologistes lors des élections du 7 novembre 2021. « Notre réseau vous fournira des outils, des formations, des espaces de réseautage et de partage pour vous soutenir dans cette aventure de démocratie locale. Formez ou rejoignez une équipe de soutien locale, ou présentez-vous comme personne candidate aux élections municipales de 2021 », voici l’objectif tel que défini sur leur site Internet[7].

Si le syndrome « pas dans ma cour » est souvent à l’origine des mobilisations citoyennes, la bougie d’allumage de la vague écologiste repose davantage sur un ralliement de personnes déjà mobilisées autour des enjeux écologiques et qui ont été regroupées une première fois par Carole Dupuis, membre du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique et militante de longue date. À la suite d’un article qu’elle avait publié dans la revue À bâbord! sur l’importance de mobiliser les collectivités locales pour lutter contre le changement climatique[8], nous l’avons interpellée pour savoir si un regroupement écologiste intermunicipal existait au Québec. Elle a alors mobilisé son réseau par une première rencontre virtuelle à laquelle participaient notamment des personnes ayant déjà entrepris le même type d’initiative dans la municipale régionale de comté (MRC) de Brome-Missisquoi ainsi que d’autres militants écologistes. Partant d’un constat commun concernant le potentiel des municipalités pour favoriser la transition énergétique, un groupe s’est constitué et a développé ce qui deviendra la vague écologiste au municipal : déclaration de principe, formations, sorties médiatiques, site Web, page et groupe Facebook.

Le groupe a d’abord cerné plusieurs enjeux, dont la très grande différence entre la dynamique de la politique municipale des grandes villes et celle des villages. Dans les villes de moins de 5000 habitants, les partis ne sont pas autorisés contrairement aux grandes villes. De plus, la politique municipale n’a pas bonne presse, surtout après la Commission Charbonneau; les taux de participation y sont faméliques, les femmes et les jeunes minoritaires et plus de la majorité des élu·e·s le sont par acclamation[9]. Ce palier de gouvernement détient pourtant un potentiel important : mobilité, gestion des déchets, démocratie participative, etc. Cependant, si on observe un intérêt et un certain renouvellement dans les grandes villes, notamment par la victoire de plusieurs femmes écologistes à leur tête, l’implication bénévole et la faible culture démocratique dans les plus petites villes créent encore un effet repoussoir en particulier pour les femmes et les plus jeunes.

Quoiqu’il en soit, il apparaissait indispensable aux personnes militantes d’agir à la fois pour faire face à l’urgence climatique et également au manque de vitalité de la démocratie municipale. Le défi était de taille et les moyens limités. Toutefois, s’il a d’abord fallu bien déterminer les limites imposées par l’encadrement légal dans lequel notre action politique pouvait s’exercer, ce qui a rendu possible ce projet, c’est bien l’expérience de mobilisation, de formation ou de communication des personnes impliquées dans différentes sphères de la société (mouvements sociaux, écologiques, syndicaux, communautaires ou universitaires), notamment Jonathan Durand Folco qui est devenu co-porte-parole avec Marie-Ève Bélanger-Southey. Dans un laps de temps limité et de façon bénévole, le collectif a dû à la fois développer une structure de prise de décision, effectuer le recrutement de candidates, de candidats, de bénévoles et organiser des activités de formation, tout cela à distance !

Quant à la couverture médiatique et aux résultats obtenus de la part de près d’une centaine d’élu·e·s se réclamant de la Vague[10], nous pouvons constater un certain succès de cette initiative originale. Nous devons toutefois rappeler que cette dernière s’inscrit dans une dynamique plus large du mouvement écologiste au Québec. Les outils numériques et les médias sociaux, largement utilisés, ont permis une flexibilité importante. Par contre, au regard de la très faible participation au scrutin (38 %), de l’importance du nombre d’élu·e·s sans opposition (62 %), du faible nombre de femmes (35 %) et de jeunes élu·e·s (âge médian des élu·e·s : 55 ans) sur l’ensemble des 8062 postes en élection au sein des municipalités, on ne peut que constater l’ampleur du travail qu’il reste à faire. L’importante sensibilité écologiste des mairesses de Montréal, de Longueuil et de Sherbrooke ainsi que celle du maire de Québec, tout comme les prises de position sur le climat de l’Union des municipalités du Québec[11], peuvent cependant faire naitre un certain espoir. De l’espoir, il en faut, mais il faut surtout un renforcement à la fois des compétences municipales et des espaces de consultation citoyenne, au regard de l’enjeu des mégaporcheries au Québec !

Mégaporcherie, non merci !

À l’été 2020, dans la municipalité du Canton de Valcourt en Estrie, une citoyenne lance un cri du cœur au Téléjournal. Elle vient d’apprendre par un avis de sa municipalité régionale de comté du Val-Saint-François qu’une « consultation publique » se tiendra concernant l’installation d’une mégaporcherie de 3996 (et non 4000) porcs à quelques kilomètres de son domicile. D’autres résidentes et résidents la contactent, elle organise une rencontre sur son terrain alors que la crise sanitaire est en cours. Un comité citoyen se forme et s’organise notamment par les réseaux sociaux[12]. La consultation qui devait d’abord se faire à distance se tiendra finalement en présence, non sans une tension certaine. Les médias couvrent le sujet[13], les élu·e·s locaux écoutent sagement, le producteur, ses agronomes et le ministère de l’Environnement expliquent que tout est fait selon les normes et que le projet est déjà accepté. Le rapport de consultation est rédigé, puis déposé au conseil municipal qui l’adopte et délivre le permis de construction. Pendant ce temps, l’émission de télévision de Radio-Canada, La semaine verte, produit un reportage sur nos lacs et nos rivières en danger[14]

En avril 2021, même MRC, même type de projet, même processus, mêmes frustrations… Malgré une demande d’enquête de la part du Bureau d’audience publique sur l’environnement (BAPE), car les deux projets rassemblés de 3996 porcs dépassaient le nombre de 4000 porcs permettant de réclamer une telle enquête, le ministre de l’Environnement et de la Lutte aux changements climatiques (MELCC) refuse. Recevant l’appui de l’Union paysanne, puis de l’agronome lanceur d’alerte Louis Robert, une majorité de conseillers municipaux résistent et reportent l’adoption du permis de construire. Comme résultat, ils reçoivent une mise en demeure à leur domicile de la part du promoteur qui les force à adopter le document ! Il y a une seule petite consolation : à travers la MRC, les maires demandent au gouvernement une révision du processus de consultation, mais la demande n’a pas encore trouvé écho…

Ces histoires locales sont malheureusement loin d’être uniques sur le territoire du Québec et dans le temps. Récemment, un nouveau comité citoyen s’est formé dans un autre petit village de la Mauricie[15]. L’histoire rurale québécoise a été marquée par de très nombreuses oppositions à la multiplication des porcheries, notamment à la fin des années 1990. Cette période, durant laquelle la production est passée de moins de 5 millions de porcs à plus de 7 millions, correspond en effet à celle où, sous l’impulsion du premier ministre péquiste Lucien Bouchard et la montée du libre-échange, le Québec a mis en place des politiques agricoles pour soutenir le développement de la filière porcine en vue des exportations qui représentent 70 % de la production. Les contestations se structureront particulièrement autour de la fondation de l’Union paysanne en 2001, et elles seront publicisées largement par le documentaire Bacon du cinéaste Hugo Latulippe, puis par l’ouvrage collectif Porcheries![16] en 2007. C’est finalement le ministre de l’Environnement du même parti politique, qui décrétera un moratoire de la production de 2002 à 2005 et commandera un rapport du BAPE.

Près de 20 ans plus tard, alors que la crise sanitaire a mis en avant-scène la fragilité de nos systèmes d’échanges commerciaux et de production, l’attrait pour l’autonomie alimentaire et la consommation locale s’est accentué. À l’échelle internationale, le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est à nouveau alarmant et le rapport de 2021 de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation porte un titre qui parle de lui-même : Des systèmes au bord de la rupture.

C’est dans ce contexte que la coalition Mégaporcherie, non merci! est née. Ralliant les comités citoyens mobilisés, particulièrement par les réseaux sociaux, ainsi que les organisations structurées sur les enjeux agricoles (Union paysanne, Eau secours, Fondation Rivières, Victimes des pesticides au Québec et Vigilance OGM), la coalition a publié un rapport, Une autre agriculture est possible, à la fin de l’hiver 2022 qui a été bien couvert par les médias[17] et qui a été suivi de plusieurs rencontres avec le cabinet du ministère de l’Environnement.

Pistes de réflexion et d’action pour le nouveau régime écologiste

Que ce soit pour la coalition Mégaporcherie, non merci ! ou pour toutes les initiatives militantes que l’on pourrait qualifier de « réseau informel », le principal défi consiste à rester actives dans le temps. Souvent créés en réaction et dans l’urgence, les regroupements citoyens bénévoles s’apparentent parfois à des feux de paille. Il s’avère en effet très difficile de continuer à mobiliser lorsque les obstacles s’additionnent. À l’inverse, les organisations structurées, ayant généralement des personnes permanentes à leur emploi, demeurent plus stables et développent de l’expertise dans des domaines clefs (juridiques, médiatiques ou politiques). Elles sont cependant souvent moins mobilisatrices, car plus prudentes, mais également parce qu’elles doivent utiliser une partie de leurs ressources, en temps et argent, pour faire fonctionner la vie démocratique interne plutôt que pour faire connaître publiquement les revendications. Dans les trois cas que nous avons exposés ici, seul le dernier réunit encore des militantes et des militants actifs. Dans tous ces cas cependant, il y a une collaboration entre des individus et des organisations pérennes qui poursuivent leur implication.

Ces exemples d’implication démontrent également que l’engagement à l’échelle locale constitue un espace d’action qui apparaît plus significatif pour une plus large partie de la population. Bien que les compétences des autorités municipales soient limitées, les mobilisations contre Royalmount ou contre les mégaporcheries ont toutefois provoqué des rencontres avec les responsables ministériels provinciaux notamment parce que plusieurs élu·e·s demeurent plus sensibles aux critiques et aux revendications des citoyennes et des citoyens qui les élisent. Deux mouvements se développent d’ailleurs actuellement pour favoriser les mobilisations locales, soit le Réseau Demain le Québec de la Fondations David Suziki et le Front commun pour la transition énergétique, ce qui nous amène à penser que le palier local semble porteur pour les mobilisations en faveur de la transition écologique. Même si l’échiquier politique provincial n’a pas l’air de virer au vert comme le souhaite la coalition du même nom, la mobilisation écologique au Québec demeure relativement importante, ce qu’a démontré la mobilisation de la Planète s’invite au parlement, un réseau informel qui a été partie prenante avec la Vague écologiste au municipal et qui continue d’être actif.

Comme nous l’avons mentionné en introduction, c’est notamment en s’appuyant sur les outils numériques que plusieurs mobilisations sont rendues possibles. Toutefois, si le numérique peut soutenir les actions des groupes informels, ces outils ont leurs contraintes. Ils nous permettent en effet d’intervenir uniquement dans la limite de nos bulles algorithmiques et, plus encore, ils ne réparent en rien la fracture numérique qui exclut une partie de la population de cette sphère du débat social. C’est sans doute une des raisons qui expliquent que la mobilisation citoyenne écologiste a de la difficulté à lever dans l’ensemble des classes sociales. Pourtant, dans presque tous les cas, les revendications environnementales rejoignent les préoccupations de la population en s’opposant à des entreprises privées très lucratives et peu respectueuses du bien commun, par exemple Royalmount : en plus de vouloir créer des magasins de luxe et des espaces de loisir pour les touristes, les logements prévus sont loin d’être des logements sociaux ! Dans le cas des mégaporcheries, il s’agit de combattre l’accaparement des terres et des fermes par quelques gros joueurs de l’industrie agroalimentaire. C’est la vitalité des territoires et le tissu social qui en dépendent alors que le nombre de fermes ne cesse de diminuer. Malheureusement, les alliances entre des groupes plus favorisés et militants écologistes et des groupes sociaux plus défavorisés sont difficiles. L’exemple des gilets jaunes en France, une opposition contre une taxe carbone, l’illustre bien. On peut toutefois constater que toutes ces dynamiques participent à la recomposition des alliances de classe ou à ce que Latour appelle le nouveau régime écologique. Par exemple, les résidentes et résidents privilégiés de Mont-Royal se sont retrouvés à militer à côté de personnes impliquées dans la lutte pour des logements sociaux à Montréal. Même si leurs intérêts et objectifs étaient différents, l’enjeu écologique à l’origine de la mobilisation a pu créer d’improbables rencontres. Il en est de même pour les enjeux liés à l’agriculture, car les solidarités ne sont pas aussi homogènes que ce que le monopole de l’Union des producteurs agricoles (UPA) voudrait nous faire croire. De nombreux agriculteurs, dont la ferme est de taille plutôt moyenne, comprennent bien comment les grands consortiums les prennent en étau et se montrent sensibles aux préoccupations environnementales. Récemment, ce sont les éleveurs de porcs indépendants eux-mêmes qui ont décrété un moratoire sur les nouveaux élevages, et ce, en réaction au quasi-monopole de la compagnie Olymel sur l’abattage !

Si les mobilisations écologiques ont de la difficulté à se maintenir dans le temps et demandent une implication bénévole considérable, de telles mobilisations sont indispensables pour démontrer que l’argent n’est pas tout-puissant, et aussi parce qu’une opposition citoyenne réussit souvent à limiter les effets catastrophiques de certains projets tant sur le plan écologique que social. Ces mobilisations sont également créatrices de liens sociaux et d’expertises qu’il ne faudrait surtout pas négliger et qui sauront certainement s’exprimer à l’occasion de la prochaine campagne électorale municipale.

D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel que le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie, le FCTÉ fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Ce serait le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. D’ailleurs, le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.

D’ici là, une hypothèse à envisager serait l’adhésion des comités issus de luttes locales à un large regroupement tel le Réseau Demain le Québec ou le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ). Ce dernier est d’ailleurs le principal regroupement des organisations écologiques, syndicales, communautaires et étudiantes sur le front de la lutte climatique, plus de 85 organisations en font déjà partie. Il fédère aussi plusieurs comités citoyens locaux issus des luttes du début des années 2010 contre le pipeline Énergie Est ou contre l’exploration gazière à fracturation hydraulique. Il pourrait constituer le lieu idéal pour créer de larges alliances sociales et trouver les appuis politiques et techniques essentiels à la survie des luttes écologistes locales tout en leur donnant la résonance dont elles ont besoin. Le réseau de la Planète s’invite au parlement s’est joint à ce front commun dès 2019 et travaille de concert avec des organismes communautaires et étudiants pour dynamiser les mobilisations climatiques tant locales que nationales.

Pierre Avignon, conseiller politique et militant écologiste.


NOTES

  1. Vincent Raynauld, Mireille Lalancette et Sofia Tourigny-Koné, « Political protest 2.0 : social media and the 2012 student strike in the Province of Quebec », French Politics, vol. 14, n° 1, 2016, p. 1-29.
  2. Bruno Latour et Nikolaj Schultz, Mémo sur la nouvelle classe écologique. Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même, Paris, La Découverte/Empêcheurs de penser en rond, janvier 2022.
  3. Claude Vaillancourt, « Royalmount, lieu de luxe, d’écoblanchiment et d’exclusion », Le Devoir, 4 mars 2020.
  4. Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Paris, Seuil, 2007.
  5. De manière encore plus précise, alors que la partie commerciale dépend d’autorisations du conseil d’agglomération, l’aspect résidentiel appartient à la Ville de Mont-Royal.
  6. « Nouvelle action citoyenne contre le projet Royalmount lundi », Métro, 16 décembre 2019 ; « Royalmount : des opposants frustrés de se faire passer un sapin », TVA Nouvelles, 17 décembre 2019 ; « Royalmount opponents crash T.M.R.’s last city council », The Gazette, 17 décembre 2019 ; « Mégaprojet Royalmount : le troisième lien de Montréal », La Presse, 5 janvier 2020 ; « Royalmount revu et corrigé mais toujours aussi controversé », Le Devoir, 26 février 2020.
  7. <https://vagueecologistemunicipal.com/:Vague écologiste au municipal – Un réseau pour l’émergence de candidatures écologistes>.
  8. Carole Dupuis, « Collectivités territoriales. Champ de lutte pour un avenir viable », À bâbord!, n° 86, décembre 2020.
  9. Données statistiques relatives à l’élection générale municipale 2021 : <www.electionsmunicipales.gouv.qc.ca/candidatures-resultats-et-statistiques/>.
  10. « Une “Vague écologiste” s’invite aux élections municipales », La Presse, 4 avril 2021 ; « Une centaine de candidats à travers le Québec pour un mouvement écologiste municipal », Le Devoir, 10 août 2021 ; « Des écologistes prennent d’assaut les élections municipales », Le Soleil, 8 octobre  2021 ; « Des écologistes qui veulent investir les hôtels de ville  », La Voix de l’Est, 10 septembre 2021 ; « Des candidats écologistes portés au pouvoir dans les municipalités du Québec », Radio-Canada, 13 novembre 2021.
  11. UMQ, Adaptation aux changements climatiques. L’UMQ lance un guide à l’intention des municipalités, communiqué, 28 mars 2022. Voir également : <https://umq.qc.ca/dossiers/environnement/>.
  12. Pour en savoir plus sur le comité citoyen du Val-Saint-François, consulter le groupe public Facebook, Vers un Val Vert.
  13. Jean-François Desbiens, « Valcourt : un projet de mégaporcherie fait des inquiets », Journal de Montréal, 9 septembre 2010.
  14. Claude Labbé et Pier Gagné, « Lacs en danger. Activités humaines et changements climatiques menacent nos plans d’eau », Radio-Canada, 4 décembre 2021.
  15. Geneviève Beaulieu-Veilleux, « Saint-Adelphe : un imposant projet de porcherie suscite des questionnements », Le Nouvelliste, 23 décembre 2021.
  16. Denise Proulx et Lucie Sauvé (dir.), Porcheries ! La porciculture intempestive au Québec, Montréal, Écosociété, 2007.
  17. « Gérer les porcheries par bassins versants », La Presse, 22 mars 2022 ; « Si tu ne t’occupes pas de la politique, la politique va s’occuper de toi! : un rapport pour transformer l’industrie porcine », Le Nouvelliste, 22 mars 2022 ; « La coalition Mégaporcherie, non merci! publie un portrait critique de l’industrie porcine », La Tribune, 22 mars 2022.

Les mouvements pour la justice climatique après la COP26

29 janvier 2023, par Rédaction
Deux approchesLe rapport aux institutionsDe

Le réchauffement climatique ainsi que la perte de la biodiversité liée aux activités humaines dirigent la planète vers une sixième phase d’extinction massive et constituent les plus grands défis auxquels l’humanité n’ait jamais eu à faire face. Si la conscience de ces défis est aujourd’hui acquise chez une grande majorité de la population et le climatoscepticisme désormais marginal, elle n’a pour autant pas entraîné, jusqu’à tout récemment, de mobilisations à la hauteur de ces enjeux. Cela fait pourtant plus d’un siècle que des scientifiques savent, et le disent, que l’utilisation massive des combustibles fossiles conduira inéluctablement à un important réchauffement du climat. De plus, le caractère anthropique du réchauffement climatique fait consensus dans la communauté scientifique depuis les années 1970. Les atteintes à l’environnement associées au développement non contrôlé du capitalisme industriel sont dénoncées dès le XIXe siècle. Au demeurant, cette prise de conscience ne s’est jamais limitée aux seul·e·s scientifiques ou aux militantes et militants écologistes. En 1972, l’année où les Nations unies organisent le premier « Sommet de la Terre », le Club de Rome, dont les membres ne sont en rien des économistes hétérodoxes, publie un rapport[1] sur les limites de la planète et l’impossibilité d’une croissance sans fin.

Devant ces défis, des mouvements de défense de l’environnement et de la nature se créent très tôt, dès la fin du XIXe siècle dans le cas du Sierra Club aux États-Unis ou des sociétés de protection des oiseaux en Grande-Bretagne, puis tout au long du XXe siècle sur tous les continents. La parution de l’ouvrage fondateur de Rachel Carson, Printemps silencieux, en 1962, contribuera à diffuser l’idée que nous faisons face à des bouleversements catastrophiques provoqués par le mode de vie occidental. En 1970, deux sénateurs étatsuniens, un démocrate et un républicain, organisent la première journée mondiale de la Terre ; plus de 20 millions de personnes, soit 10 % de la population des États-Unis à l’époque, prendront part à ce « Earthday » et participeront à des manifestations, des sit in, etc. Mais sur la question spécifique du changement climatique, il faudra attendre ces toutes dernières décennies pour voir émerger des mouvements un tant soit peu importants.

La protection de l’environnement et de la biodiversité peut se décliner à différents niveaux et à partir de différents objets et les groupes militants peuvent gagner des victoires locales et sectorielles. À l’inverse, les seules victoires locales possibles sur la question du climat concernent des infrastructures spécifiques. Les progrès dans les pays ou régions qui ont vu leurs émissions de gaz à effet de serre reculer sont totalement invisibles, noyés dans l’évolution globale d’un changement climatique planétaire.

Deux approches

Le fait que deux approches très différentes de la construction d’un mouvement sur la crise climatique s’opposent amplifie les difficultés.

La première approche consiste à aborder le problème dans sa dimension mondiale, voire globale. Elle vise à provoquer une prise de conscience la plus large possible à partir de faits scientifiques, pour que tout le monde s’entende et agisse de concert. Le changement climatique représente un défi tellement important qu’il transcende les clivages qui traversent nos sociétés, et il faut par conséquent rallier le plus de monde à la nécessité d’adopter des mesures ambitieuses. Ce choix peut déboucher sur des orientations stratégiques différentes. Les grandes ONG actives depuis plusieurs décennies, tout comme les mouvements plus récents engagés dans des actions radicales à l’instar d’Extinction Rebellion ou encore le mouvement mondial des grèves du climat partagent l’idée qu’il est primordial « d’écouter la science » et qu’il serait possible de construire une vaste alliance pour le climat. Cette dernière pourrait, dans certains cas, comprendre de grandes entreprises et des directions politiques.

La seconde approche est privilégiée par des mouvements dont l’objectif est de s’assurer que les peuples et les communautés « en première ligne » puissent défendre leurs moyens d’existence (forêts, rivières, mangroves, océans, etc.) qui sont accaparés ou détruits par le réchauffement climatique, l’extractivisme ou encore l’agriculture industrielle. Ces mouvements se rencontrent sur tous les continents, dans les pays du sud bien sûr, mais aussi dans ceux du nord, en France par exemple, où on retrouve des luttes contre l’exploitation du gaz de schiste ou contre les projets d’infrastructures, comme le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes ou la ligne à grande vitesse (LGV) au Pays basque. Ces mouvements ne se sont pas construits à partir de la question climatique, mais à partir de revendications très concrètes. Ils se mobilisent autant contre l’industrie fossile que contre les programmes de compensation carbone (notamment le programme des Nations unies REDD+[2]), autant pour la reconnaissance d’une dette écologique que pour les droits des peuples et tribus autochtones. Leur insertion dans le mouvement pour la justice climatique s’est faite pour des raisons pragmatiques : trouver des alliés et des réseaux qui peuvent soutenir leurs revendications; et surtout, ils sont convaincus que les problèmes qu’ils soulèvent, la déforestation et l’extractivisme, sont au cœur du système économique responsable du changement climatique.

Cette tension entre deux approches, l’une ancrée dans des luttes concrètes et le plus souvent locales, l’autre portant une vision globale, mais souvent déconnectée des réalités vécues par les populations affectées, traverse différentes périodes historiques. Nous pouvons remonter à l’émergence du mouvement ouvrier dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle et à ses relations avec les intellectuels porteurs de la philosophie des Lumières et inspirés par la Révolution française. Nous pouvons rappeler Mai 68 où le mouvement étudiant mondial a entretenu avec le mouvement ouvrier des relations très différentes suivant les pays, mais toujours compliquées. Nous pouvons aussi mentionner le mouvement altermondialiste dont les premières manifestations, comme celle de Seattle en 1999, ont été jugées par les mouvements de base nord-américains comme « trop blanches et trop classes supérieures ». Il a fallu attendre Porto Alegre, au Brésil, pour que se retrouvent, en janvier 2001, ces mouvements et les premiers concernés, dont les paysans de la Via Campesina, les peuples autochtones, les associations de petits pêcheurs. Les mêmes défis attendent les mouvements pour la justice climatique pour qui se posent les problèmes d’alliance de mouvements d’origine, de base sociale et de vision différente, ainsi que la nécessité de penser un « nouveau modèle de développement » qui permette à la fois de prendre à bras le corps la question climatique et de permettre à toutes les populations, en commençant par les plus affectées par les crises environnementales et climatiques, de vivre dignement.

Le rapport aux institutions

Les différences entre les approches se sont largement structurées en fonction de leur position sur le processus onusien de négociation sur le climat. Le Sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992 a lancé le processus. Ce dernier a abouti à la création de trois conventions-cadres des Nations unies, sur les questions environnementales, sur la désertification et sur la biodiversité, ainsi qu’à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), plus connue sous son sigle anglais UNFCCC (United Nations Framework Convention on Climate Change). L’UNFCCC est une structure permanente qui tient des réunions annuelles (les COP, Conférences des Parties, c’est-à-dire des États) et des réunions intermédiaires. Mais la particularité de la Convention-cadre sur le climat réside dans la présence, à tous les niveaux, d’ONG et d’organisations de la société civile, qui, sans être décisionnels, assistent aux débats, y interviennent et y exercent une influence, en particulier auprès des petits pays qui n’ont ni l’expertise ni les moyens pour suivre des discussions très longues et très techniques. Cette participation, non prévue à la création de l’ONU, s’explique par le contexte très particulier des années 1990 : après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS s’est ouverte une courte phase de multilatéralisme où des ONG se sont de plus en plus manifestées dans les arènes internationales.

L’UNFCCC a permis l’adoption, en 1997, du protocole de Kyoto qui fixait des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre des pays industrialisés et établissait un système de compensations, c’est-à-dire un marché mondial de permis d’émissions en échange d’investissements dits « verts » dans des pays tiers. Le protocole de Kyoto a eu une portée limitée en particulier parce que les États-Unis, de même que l’Australie, à l’époque les plus importants émetteurs de gaz à effet de serre, ne l’ont pas ratifié et que le Canada s’en est retiré après l’avoir ratifié. Il a cependant donné aux COP et à l’UNFCCC un rôle central dans l’élaboration de politiques de lutte contre le changement climatique.

Les années 1990 vont voir une coalition d’ONG prendre une importance croissante, le Climate Action Network (CAN). Ce réseau est à l’origine, en 1989, une création occidentale constituée d’un noyau européen qui s’est allié à un regroupement comparable aux États-Unis, puis au Canada. Après le Sommet de Rio, en 1993, le CAN s’est doté de structures plus officielles et s’est imposé comme un interlocuteur clé dans les négociations de l’UNFCCC parce qu’il regroupait plus de 1500 organisations venant de 130 pays. Mais le poids des grandes ONG, comme le World Wildlife Fund (WWF) ou Greenpeace, et surtout le poids de leurs représentants des pays industrialisés, en particulier européens, n’ont pas permis que le CAN critique les marchés du carbone et les autres mécanismes de compensation. Ce sont ces questions d’orientation politique, mais aussi l’absence, dans le CAN, de mouvements sociaux de base, de paysans, de pêcheurs et d’autres acteurs de luttes pour les conditions de vie qui expliquent la mise sur pied d’une autre coalition.

Dès 2004, un groupe d’intellectuel·le·s, de militantes et de militants, issus principalement de pays du Sud, ont créé le Durban Group for Climate Justice qui a défendu à la fois une ligne plus radicale de critique du marché et la nécessité de s’allier aux mouvements sociaux. En 2007, à l’occasion de la COP de Bali, est créé le Climate Justice Now!, une alliance entre les Amis de la Terre, une grande ONG environnementale, des réseaux internationaux de mouvements sociaux créés dans les années 1990, la Via Campesina, des organisations de petits pêcheurs artisanaux et de très nombreux mouvements de base. Ces réseaux ont un temps porté l’espoir que pourrait émerger un leadership du Sud au sein du processus onusien, soutenu par les chantres du « néo-extractivisme », la Bolivie, l’Équateur et dans une moindre mesure le Venezuela, leadership qui pourrait construire un autre type de développement, libéré de l’extraction des combustibles fossiles.

De Copenhague à Cochabamba puis à Paris

La COP de Copenhague, en décembre 2009, constitue un moment décisif du mouvement pour la justice climatique. La force des mouvements les plus radicaux comme la coalition Climate Justice Now! et de nombreux groupes européens, qui étaient les plus nombreux dans la rue, associée à l’engagement des pays les plus progressistes en matière de climat, notamment les membres de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (l’ALBA)[3], ont abouti au rejet d’un accord qui représentait un recul par rapport au protocole de Kyoto.

La Bolivie et l’Équateur n’ont pas seulement attiré l’attention des militantes et des militants soucieux d’observer l’expérience de présidents et de gouvernements progressistes issus des mouvements populaires afin de s’en inspirer, mais ces deux pays ont également beaucoup intéressé les écologistes. Quelques semaines après le sommet de l’ONU sur le climat, le président bolivien Evo Morales a convoqué une Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-Mère. Tenue du 19 au 22 avril 2010 à Cochabamba, elle a réuni deux chefs d’État, Evo Morales et Hugo Chavez, des négociateurs, des délégué·e·s officiels et surtout plusieurs dizaines de milliers de militantes et militants des organisations et mouvements altermondialistes, écologistes et autochtones.

Cette « conférence » a débouché sur un « Accord des peuples » ambitieux : réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre, reconnaissance de la dette écologique des pays industrialisés envers les pays du sud et nécessité des transferts financiers et technologiques que cela implique, promotion d’une agriculture locale, rejet des mécanismes de marché. Bref, des mesures indispensables au maintien du réchauffement climatique à moins de 2 °C, voire de 1,5 °C, comme le préconise cet accord de Cochabamba. Le texte réclame en outre l’adoption d’une Déclaration universelle des droits de la Nature.

Les droits de la Nature ont d’abord été reconnus dans la nouvelle Constitution de l’Équateur, adoptée le 28 septembre 2008. Le processus constituant a été, en lui-même, inédit. L’Assemblée constituante était composée de 130 citoyennes et citoyens équatoriens ainsi que d’organisations de la société civile, équatoriennes et internationales. Des organisations françaises ont ainsi apporté leur expertise sur les questions de service public, le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM) a contribué à alimenter les discussions de la Constituante sur les questions de dette et d’architecture financière nationale et régionale. La démarche a également mis à contribution l’expérience et les analyses des militantes et militants écologistes des municipalités et comtés des États-Unis qui ont voté des ordonnances reconnaissant les droits de la Nature.

Alberto Acosta, ancien président de l’Assemblée constitutionnelle, membre fondateur du parti indigéniste et socialiste Pachacutik, est également à l’origine d’une des premières traductions concrètes des mandats constitutionnels de préservation de la Nature : l’initiative Yasuni-ITT[4]. Il s’agissait de renoncer à des forages d’exploration et d’exploitation dans une zone riche en pétrole, au sein du parc national de Yasuni, ce qui représentait 850 millions de barils, contre une contribution financière de la communauté internationale. L’Équateur entendait ainsi appliquer les obligations inscrites dans sa constitution : préserver un écosystème riche et fragile, garantir le respect du droit des Indiens d’Amazonie à vivre en situation d’isolement volontaire et ouvrir par là même une voie originale dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Ces gouvernements faisaient face à un paradoxe fondamental : leurs politiques redistributives, celles-là mêmes qui permettaient de les définir comme progressistes, étaient possibles grâce à la rente extractiviste. C’est ce que le journaliste E. Gudynas a appelé le « néo-extractivisme » : les gouvernements de gauche latino-américains, ceux de la Bolivie et de l’Équateur, mais aussi du Brésil et du Venezuela notamment, ont poursuivi l’exploitation et l’extraction des ressources naturelles destinées à l’exportation. Les revenus de ces ventes ont permis de financer leurs politiques de lutte contre la pauvreté, les services publics d’éducation ou de santé, etc. Soucieux de ne plus dépendre uniquement de l’exportation de ces ressources et d’être tributaires des cours fluctuants des marchés mondiaux, ils ont commencé à « moderniser » leurs infrastructures et à développer leurs industries de transformation pour traiter ces matières premières à l’intérieur de leurs frontières. Mais les dommages aux écosystèmes, à l’environnement et à ceux, humains et non-humains qui y vivent, se sont accélérés. En Équateur comme en Bolivie, les gouvernements ont rapidement effectué un virage politique et se sont opposés aux mouvements indigènes qui avaient contribué à les porter au pouvoir. L’expérience n’a donc malheureusement pas fait long feu et l’espoir issu de la rencontre de Cochabamba et des initiatives équatoriennes s’est dissipé rapidement. Plus encore, la rencontre de Cochabamba n’a pas eu de suites, et le mouvement pour la justice climatique n’est pas parvenu depuis à se doter d’espaces de rencontre et d’actions communes indépendamment du cycle institutionnel, au contraire des forums sociaux et de la dynamique altermondialiste.

De leur côté, les négociations onusiennes se sont enlisées, à mesure que les négociateurs ont compris qu’il était illusoire de travailler à un nouvel accord contraignant. Les négociations ont alors progressivement changé d’objectif, un glissement qui a abouti à l’adoption de l’Accord de Paris en décembre 2015. Ce dernier, salué comme une « révolution » par ses promoteurs ainsi que par certaines ONG, fait pourtant état de nets reculs. Quoiqu’il appelle à limiter le réchauffement à très près de 1,5 °C, il entérine la mise à l’écart du principe de « responsabilité commune, mais différenciée » qui fondait le Protocole de Kyoto et ses objectifs contraignants. L’Accord de Paris se base sur des contributions « volontaires », non contraignantes, décidées par chaque pays. Or, à ce jour, les engagements pris par les États annoncent un réchauffement bien supérieur à 2 °C. Malgré l’accélération des changements climatiques et l’intensification des phénomènes météorologiques graves depuis 2015, seule la moitié des signataires de l’Accord de Paris a révisé à la hausse les engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre.

Ce changement de stratégie dans les négociations a comme conséquence de déplacer le terrain de mobilisation de l’UNFCCC et des COP vers les États, seuls responsables de définir leurs objectifs et leurs politiques. À partir de 2015, les mobilisations vont donc se détacher progressivement des COP et, dans le même temps, prendre une plus grande ampleur.

Ces glissements peuvent sembler insignifiants vus de l’extérieur, d’autant plus que les controverses qu’ils alimentent ne portent pas sur les mêmes enjeux que les débats sur les stratégies et les tactiques (voir la partie suivante). Ainsi, Extinction Rebellion critique grandement la pusillanimité des ONG, mais continue, au Royaume-Uni du moins, à organiser des mobilisations qui laissent largement au gouvernement le soin de traduire les revendications en des mesures politiques concrètes. De son côté, l’association « Citoyens pour le climat » refuse d’appeler à la désobéissance civile, mais s’oppose aux grandes ONG, jugées trop peu ambitieuses et trop bureaucratiques dans leur approche.

Surtout, ces glissements ne se font pas qu’en surface, mais s’apparentent plutôt à des évolutions tectoniques : souterrains, certes, mais d’une ampleur profonde. Les débats évoqués ci-dessus sont en effet très similaires à ceux qui ont accompagné l’émergence du mouvement altermondialiste, entre des actrices et des acteurs déterminés à agir directement, sans attendre des États qu’ils traduisent les revendications en politiques concrètes, et des organisations et réseaux soucieux de formuler un ensemble de propositions précises à soumettre aux gouvernements. Plus encore, la dynamique altermondialiste, à l’instar du mouvement pour la justice climatique, avait fait le pari de s’adosser aux espaces institutionnels transnationaux. Comme le rapport de force était trop défavorable pour espérer « changer de système » ou faire advenir « un autre monde », il est apparu pertinent d’« utiliser » les sommets d’organisations internationales (Organisation mondiale du commerce (OMC), Banque mondiale, Fonds monétaire internationale, Union européenne dans le cas de la dynamique altermondialiste, arènes onusiennes dans le cas du mouvement pour le climat). Là où les militants et militantes altermondialistes entendaient tout simplement saper la légitimité de ces institutions et les bloquer au moins temporairement, les acteurs et actrices du mouvement pour la justice climatique ont dû composer avec une situation plus complexe. Il n’est en effet pas question de remettre en cause le cadre onusien, dont les principes fondateurs sont en théorie bien plus égalitaires que ceux, par exemple, de l’OMC : chaque État dispose d’une voix, les décisions sont prises par consensus et l’UNFCCC offre aux États les plus affectés par le changement climatique un rare espace de discussion direct avec les principaux pollueurs. On défend plutôt l’idée de construire des mobilisations de masse en marge des sommets officiels : à Copenhague (COP15, 2009), ATTAC[5] et d’autres ont appelé à raviver la flamme de Seattle.

Nouvelles cibles et nouvelle approche

Après Copenhague, une partie du mouvement pour le climat décide de changer d’approche et de cibler plus directement l’industrie fossile. L’ONG 350.org, qui coordonne alors une campagne mondiale de « désinvestissement », en est l’un des fers de lance, mais le mouvement est plus vaste. En Angleterre, des militantes et des militants lassés du rythme des contre-sommets organisent le premier « camp climat » pour protester contre le projet d’agrandissement de l’aéroport d’Heathrow de Londres.

L’initiative essaime rapidement. En France, la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes trouve son second souffle à la suite des deux premiers camps climat organisés sur place, qui déboucheront sur l’occupation plus massive du site du futur aéroport. En Allemagne, les militantes et militants du mouvement Ende Gelände s’inspirent directement de l’expérience des camps climat anglais pour organiser de gigantesques blocages de mines de charbon dans le but de pousser le gouvernement d’Angela Merkel à accélérer la transition vers une combinaison de sources d’énergie renouvelable à 100 %. Ces réseaux organisent régulièrement des actions de désobéissance civile de masse, mais délaissent très largement les arènes institutionnelles : ainsi Ende Gelände n’a jamais véritablement organisé de mobilisation contre les COP, alors même que le siège de l’UNFCCC est à Bonn, qui accueillera d’ailleurs la COP23, sous présidence fidjienne.

Il faudra finalement attendre 2018 pour qu’apparaisse le début d’un mouvement de masse mondial : à la fin du mois d’août, Greta Thunberg, une adolescente suédoise, décide de faire la grève de l’école tous les vendredis, pour demander à la Suède de revoir ses ambitions climatiques à la hausse. Assez rapidement, d’autres adolescentes et adolescents l’imitent, notamment en Australie. Invitée à la COP24 à Katowice, en Pologne, à la fin de l’année, elle y lance un appel à multiplier les grèves du climat. Ces grèves essaimeront en Belgique, en Allemagne et au Royaume-Uni notamment, avant de prendre plus d’ampleur en France à la faveur de la venue de Greta Thunberg en février 2019. Les jeunes grévistes du climat organisent plusieurs journées mondiales d’action, qui réuniront chacune plusieurs millions de participantes et de participants, jusqu’à culminer en septembre 2019 : plus de 7 millions de personnes descendent dans la rue à l’appel de Fridays for Future et de nombreuses autres organisations.

En parallèle, des militantes, militants et chercheur·e·s anglais lancent un appel à se rebeller contre l’extinction[6] des espèces à l’automne 2018 et appellent à bloquer Londres quelques mois plus tard. Extinction Rebellion affiche alors l’ambition de donner naissance au mouvement de désobéissance civile « le plus vaste de l’histoire ».

D’autres groupes vont utiliser les tribunaux pour forcer les gouvernements à assumer la responsabilité de leur inaction, pour les contraindre à enfin agir. Les Pays-Bas ont ainsi été condamnés par un tribunal en 2016, verdict confirmé par la Cour suprême, pour inaction, dans un jugement qui les enjoignait à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici 2020 par rapport aux émissions de 1990. En France, l’Affaire du siècle[7] obtenait une première victoire le 3 février 2021 : le Tribunal administratif de Paris reconnaissait en effet la responsabilité de l’État dans la crise climatique et jugeait illégal le non-respect de ses engagements de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Plus récemment, le 1er juillet 2021, le Conseil d’État donnait neuf mois à la France pour « prendre toutes les mesures utiles permettant d’infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre ».

Bien que ces jugements aient une portée concrète limitée, ils contribuent à entériner le déplacement de l’attention de l’arène onusienne vers un ciblage des États. De plus, ils légitiment l’idée que les gouvernements sont responsables, sinon coupables, du réchauffement climatique. En cela, ils offrent des perspectives stratégiques nouvelles au mouvement pour la justice climatique.

Ainsi, malgré le désintérêt relatif des ONG envers les instances onusiennes, certaines d’entre elles ainsi que des mouvements citoyens créés récemment cherchent à influer sur les arènes institutionnelles. La Convention citoyenne pour le climat (CCC) en est, en France, l’un des derniers exemples à ce jour. Certains collectifs et organisations ont sciemment choisi de ne pas contribuer aux travaux des 150 membres de la Convention citoyenne, choisis par tirage au sort, tandis que d’autres ont au contraire décidé d’y prendre part. Cependant, quasiment tous et toutes partagent un sentiment d’échec à l’issue de cette expérience. Le double langage d’Emmanuel Macron, qui s’était engagé à reprendre « sans filtre » l’essentiel des propositions de la CCC avant d’y opposer une fin de non-recevoir, a changé la donne : le temps et l’énergie investis dans les espaces institutionnels apparaissent ici comme largement perdus, non pas parce que la société civile ne parviendrait pas à se montrer à la hauteur des enjeux, mais parce que les dirigeantes et dirigeants politiques décident de supprimer les possibilités politiques que représentaient, jusqu’alors, les mécanismes de consultation. La CCC n’est ici qu’un exemple parmi les nombreux mécanismes de consultation locale qui devrait précéder tout projet d’aménagement du territoire.

Vers de nouvelles perspectives et de nouvelles alliances?

Le processus des COP est enlisé : la communauté internationale n’est toujours pas parvenue à s’entendre sur un véritable plan de réduction des émissions de gaz à effet de serre, sans parler de sa mise en œuvre. Pour autant, le sommet de Glasgow, qui s’est tenu en novembre 2021, marque une inflexion qui pourrait avoir des conséquences stratégiques importantes. Le texte adopté lors de cette 26e COP, le « pacte » de Glasgow, n’a pas la portée juridique d’un « accord ». Il est, sans surprise, décevant et bien en deçà de ce qui est nécessaire.

Cependant, la COP26 a permis quelques avancées notables. Pour la première fois de l’histoire des COP, la nécessité d’abandonner les combustibles fossiles est explicitement mentionnée dans un texte onusien. La première formulation, « sortir du charbon et des subventions aux énergies fossiles », a malheureusement été transformée en une version plus floue et moins ambitieuse : il ne s’agit désormais plus que de « diminuer » la part du charbon et de mettre fin aux subventions « inefficaces » aux combustibles fossiles. Malgré cela, la mention de la sortie des combustibles fossiles ouvre de nouvelles perspectives militantes : le blocage d’infrastructures charbonnières, gazières ou pétrolières pourra désormais se faire au nom d’un texte onusien et la jurisprudence pourrait rapidement évoluer et reconnaître la légitimité de ces actions.

Parallèlement à la COP, des coalitions d’États se sont par ailleurs engagées à sortir du charbon, à cesser tout investissement « à l’étranger » dans le gaz et le pétrole, à sortir du gaz et du pétrole. Le processus onusien est encore loin du compte et les engagements pris à Glasgow ne dessinent pas une feuille de route vers un réchauffement de 1,5 °C (plutôt que 2 °C) ; les blocages sont nombreux sur d’autres points essentiels : financement, compensation pour les « pertes et dommages », refus des « fausses solutions ». Mais l’inflexion est toutefois importante : s’ouvre peut-être une phase où les mouvements peuvent à nouveau espérer obtenir des victoires de l’intérieur des institutions, s’ils parviennent à exercer une pression suffisante sur les États clés et à construire de nouvelles alliances au sein de la société civile et entre les acteurs de la société civile et les États.

Les COP à venir seront à cet égard riches d’enseignements.

Christophe Aguiton, sociologue militant syndical et politique
Nicolas Haeringer, directeur des campagnes à 350.org


  1. Donella Meadows, Dennis Meadows, Jorgen Randers et William Behrens, The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972. Traduction française : Halte à la croissance ?, Paris, Fayard, 1972.
  2. NDLR. Le mécanisme REDD (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation forestière) relève de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques pour inciter les grands pays forestiers tropicaux à éviter la déforestation et la dégradation des forêts. On attribue une valeur financière au carbone stocké dans les forêts, ce qui constitue une incitation économique à la diminution de la déforestation dans les pays en voie de développement. Le programme REDD+ va au-delà de la déforestation et de la dégradation des forêts et comprend la gestion durable et la conservation des forêts ainsi que le renforcement des stocks de carbone liés à la forêt.
  3. NDLR. L’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique – Traité de commerce des Peuples (ALBA – TCP) est une organisation politique, culturelle, sociale et économique pour promouvoir l’intégration des pays de l’Amérique latine et des Caraïbes. Elle assume des positions de défense des droits de la Terre-Mère (en référence à la Pachamama) et des droits de l’Homme, pour le rétablissement de la paix et pour l’autodétermination des peuples. Au 15 novembre 2019, l’Alliance compte dix membres : Cuba, le Venezuela, le Nicaragua, la Dominique Antigua-et-Barbuda, l’Équateur, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Sainte-Lucie, Saint-Christophe-et-Niévès et la Grenade (dans l’ordre d’adhésion). Wikipédia.
  4. NDLR. L’initiative concernait les champs pétroliers d’Ishpingo, de Tambococha et de Tiputini, d’où ITT.
  5. ATTAC : Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne.
  6. NDLR. Le mouvement utilise un sablier stylisé connu sous le nom de symbole d’extinction, pour avertir que le temps presse rapidement pour de nombreuses espèces.
  7. NDLR. L’Affaire du siècle est une campagne de justice climatique en France visant à poursuivre en justice l’État pour inaction en matière de lutte contre le réchauffement climatique.

 

Pour résoudre le dilemme de Greta : rompre avec le modèle économique dominant

26 janvier 2023, par Rédaction
Introduction Le film Don’t look up[1], avec Leonardo Di Caprio dans le rôle principal, présente une parodie de la situation actuelle concernant la crise climatique. Une (…)

Introduction

Le film Don’t look up[1], avec Leonardo Di Caprio dans le rôle principal, présente une parodie de la situation actuelle concernant la crise climatique. Une catastrophe est annoncée par les scientifiques, mais on refuse d’agir. Les médias se préoccupent davantage de divertissement que des avertissements de la communauté scientifique. L’appareil politique corrompu est incapable de répondre à l’urgence : cette comédie noire illustre un peu ce que nous vivons. En effet, selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), nous nous dirigeons tout droit vers la catastrophe. Devant cela, la jeune Greta Thunberg refuse de baisser les bras et réclame de véritables actions concrètes. Pourquoi les gens ne coopèrent-ils pas pour faire changer les choses ? Pourquoi ne faisons-nous rien malgré tous ces avertissements ?

C’est ce que Kaushik Basu, ancien économiste en chef à la Banque mondiale, tente d’expliquer par ce qu’il appelle le « dilemme » de Greta. Il s’efforce d’éclairer nos comportements face à la crise à la lumière de théories économiques qui évitent cependant toute rupture avec le modèle économique dominant. Selon Basu, « si nous avons raison de nous inquiéter que les dirigeants n’en fassent pas assez à la COP26, nous devons également être conscients qu’il y a un problème scientifique sur cette question. À propos des changements climatiques et d’autres questions, nous devons comprendre le jeu social et économique que nous jouons, et essayer de modifier ses règles afin que nos intentions morales individuelles soient mieux reflétées dans les résultats collectifs[2] ».

Et si le problème était mal posé ? S’il ne concernait pas nos actions individuelles, mais le système économique dans son ensemble ? Comme l’affirment Legault, Theurillat-Cloutier et Savard dans Pour une écologie du 99 %[3], nous avons de bonnes raisons de croire que le capitalisme est incompatible avec la préservation de la vie humaine sur terre. Il convient d’abord de montrer les limites des solutions qui passent, notamment, par un marché du carbone et insister plutôt sur l’importance d’une véritable démocratisation de l’économie. Pour ce faire, il faudra délaisser la théorie des jeux et les autres théories économiques qui ne remettent pas en cause les fondements de l’ordre destructeur du monde.

Un marché du carbone

Pour faire la transition vers une économie à faible émission de carbone, la COP26 mise sur une mobilisation du capital. En se défendant de faire la promotion du blanchiment d’argent, on croit sincèrement à la possibilité que le capital puisse permettre de faire une véritable transition écologique d’ici 2050. On espère ainsi décarboniser le marché tout en préservant les structures économiques actuelles. C’est ce que l’économiste Marianna Mazzucato, citée par Basu, défend dans ses nouvelles théories économiques. Il s’agit d’encourager certains comportements en utilisant les taxes et les impôts. L’État est vu comme outil servant à façonner le marché : la fiscalité pourrait ainsi servir, selon Mazzucato, de gouvernail pour effectuer la transition souhaitée et s’attaquer à la crise climatique. Pour l’autrice, le socialisme est dépourvu de sens pratique et le capitalisme est là pour de bon. Tout se passe comme si notre système économique ne faisait pas partie du problème, comme s’il suffisait de changer des règles en surface sans changer de modèle économique.

Ces changements de surface n’empêcheront pas les multinationales de s’en tirer à bon compte. Comme le notent Legault, Theurillat-Cloutier et Savard : « Le marché du carbone est non seulement inefficace, mais dangereux. Même s’il réussissait vraiment à réduire significativement les émissions (ce qui n’est pas le cas actuellement), il resterait difficile à comprendre pour le commun des mortels, sujet à la spéculation et à la fraude et, enfin, injuste pour la majorité, en particulier pour les habitants du Sud[4] ».

Le capitalisme, qui ne peut survivre sans exploitation, profit, accumulation et production sans fin, est incompatible avec la production d’énergie renouvelable et la décroissance. « Pour ce qui est des réserves de pétrole qui doivent être laissées sous terre, il faudrait que les multinationales acceptent de rayer près de 27 000 milliards de dollars de leurs actifs, soit près de 10 fois le PIB du Royaume-Uni. Faire cela sans planification de l’économie provoquerait une crise économique et sociale explosive. Cette planification est impossible sans rompre avec la propriété privée de ces infrastructures. Cela signifie s’attaquer à un des piliers du système capitaliste[5]

Il faut donc poser le problème autrement, à l’extérieur du cadre économique actuel, parce que c’est précisément ce cadre qui pose problème. Comme l’a noté Kovel, le capitalisme n’est pas un système rationnel neutre, composé d’acteurs libres de leurs choix. C’est un système de domination qui exploite le travail et qui est incompatible avec la protection de l’environnement[6]. Pour changer notre façon de produire, il faut donc quitter le mode de production actuel. « Cela implique que l’on travaille à constituer un mouvement politique anticapitaliste au sein de coopératives de travail, de syndicats locaux, d’associations étudiantes, de groupes écologistes et communautaires[7]

Sortir du cadre restreint de la théorie des jeux

Une véritable théorie critique doit aussi bien décrire les circonstances et les causes de notre aliénation que d’indiquer les chemins qui libèrent. Or, la plupart des économistes s’inspirant de la théorie des jeux cherchent à donner un verni scientifique, soi-disant neutre, à leur motivation profonde pour justifier le statu quo. L’explication de l’inaction en matière de justice climatique à l’échelle des relations internationales proposée par certains économistes n’échappe pas à cette logique du « après moi le déluge ». Si nous souhaitons aller dans le sens d’une critique émancipatrice, nous ne pouvons plus sérieusement prétendre nous en tenir à des modèles inspirés de la théorie des jeux.

Rappelons que cette théorie, élaborée dans le contexte de la guerre froide, fait la promotion d’une vision solipsiste du social[8]. En effet, la plupart des modèles de jeu utilisés dans diverses expérimentations, réelles ou fictives, réduisent la personne humaine à l’état de monade, calculatrice de ses intérêts, engagée dans une lutte sans merci pour la victoire. Cette vision de la personne humaine a une incidence sur les schémas appliqués aux problèmes de décisions collectives que les économistes comme Basu cherchent à interpréter. Pour formaliser les problèmes de décisions collectives, ils doivent les réduire à des configurations finies et à des causalités proximales. Or, cette double réduction bloque toute possibilité de tenir compte des valeurs, conceptions de la justice concurrentes, normes, idéologies, identités, qui structurent des systèmes de domination et d’exploitation dont la description et la dénonciation ne sont pas modélisables dans un jeu formel. L’horizon spatio-temporel et idéologique déterminant en grande partie le monde vécu par les acteurs du « jeu social » se trouve ainsi dépouillé de tout ce qui compte pour parvenir à s’entendre sur le diagnostic des circonstances qui nous asservissent et les moyens à notre disposition pour nous en libérer.

Prenons l’exemple devenu classique de la « tragédie des communs[9] » pour mieux comprendre l’aporie dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous tentons d’utiliser la théorie des jeux pour expliquer un problème à la fois économique et écologique. Nous devons la version originale de cette expérience de pensée devenue célébrissime au biologiste Garrett Hardin. Depuis plus de 50 ans, l’influence de cette expérience de pensée formulée en 1968 ne faiblit pas. Elle a été utilisée dans l’ensemble des sciences sociales et a donné lieu à plusieurs variantes inspirées de la théorie des jeux[10].

Examinons une variante de cette « tragédie des communs[11] ». Imaginons que nous sommes tous des producteurs laitiers, partageant une parcelle de terrain. Si nous faisons tous paître nos vaches de 9 h à 17 h, cinq jours par semaine, l’herbe aura assez de temps pour récupérer, nos vaches auront assez à manger et nous pourrons continuer à utiliser cette parcelle de terre pour de nombreuses années à venir. Parce que toutes nos vaches arrivent pour manger en même temps et partent en même temps, toutes reçoivent leur juste part. Mais supposons qu’un agriculteur décide de faire paître ses vaches à 8 h plutôt qu’à 9 h. Au moment où le reste d’entre nous aura amené ses vaches au pâturage, ces dernières auront mangé plus d’herbe qu’elles ne le feraient normalement; le reste des vaches ne mangent pas autant. Ainsi, les autres agriculteurs commencent à amener leurs vaches à 8 h, puis à 7 h, puis 6 h, et ainsi de suite. Nous aurons tous des vaches plus grasses et en meilleure santé, mais bientôt, l’herbe n’aura pas le temps de récupérer, et finalement, nous aurons détruit le pâturage commun. Sans herbe, toutes les vaches mourront.

Comme cette expérience de pensée met en relief des enjeux évidents de coordination, de compétition et de coopération dans un contexte où les ressources disponibles sont limitées, il n’est pas si étonnant qu’elle ait été reprise dans une myriade de travaux portant sur les décisions collectives dans le contexte de la crise écologique. Le géographe David Harvey notait déjà il y a une dizaine d’années[12] qu’il ne comptait plus les fois qu’il avait vu l’article de Hardin cité comme un argument irréfutable de la supériorité du libre marché pour une gestion saine des ressources sur la propriété commune. Car c’est bel et bien l’une des interprétations dominantes de la « tragédie des communs » : plusieurs tenants du néolibéralisme se sont saisis de l’expérience de pensée pour illustrer les risques d’une propriété commune des ressources. La solution néolibérale à la « tragédie des communs » : la privatisation de l’herbe ! Les économistes néoclassiques ont ainsi pu formaliser le tout dans un modèle inspiré de la théorie des jeux et le tout devint « scientifique ». Or, comme le souligne à juste titre Harvey, cette façon de poser et d’interpréter le problème occulte complètement l’une des causes évidentes de la tragédie : la propriété privée des vaches.

Par ailleurs, l’utilisation d’une telle expérience de pensée par certains économistes pour expliquer l’impasse de la crise climatique vise trop souvent à déplorer les intérêts égoïstes des individus cupides ou à envisager des réformes pour verdir le capitalisme. Il s’agit bien évidemment d’un faux dilemme. Le cadre limité de la « tragédie des communs » dans le temps et dans l’espace nous empêche de voir qu’à l’échelle du globe et selon une échelle temporelle beaucoup plus étendue, les interactions sociales, politiques, économiques et écologiques ne produisent pas les mêmes effets que dans un « pâturage ». Une telle expérience de pensée a peut-être le mérite d’exhiber certains éléments d’un problème que nous n’aurions pu percevoir autrement, mais elle ne peut se substituer à une véritable mise en récit par les historiens et les sociologues du débat démocratique impliquant des valeurs, identités, normes et idéologies conflictuelles.

Conclusion

Nous ne coopérons pas parce que nous sommes prisonniers d’un ordre économique dont il nous faut impérativement nous libérer. C’est une véritable tâche collective de reconstruction et non celle d’acteurs isolés, prisonniers de leurs contradictions, dirait Marx, qui tentent de ménager la chèvre et le chou dans un jeu absurde. Pour paraphraser, Greta Thunberg : « L’espoir ce n’est pas du bla-bla-bla, l’espoir c’est dire la vérité, c’est agir et ça doit venir du peuple ». Ainsi, les solutions pensées dans le cadre étroit de l’économie néolibérale ne nous seront d’aucun secours pour faire face ensemble aux défis de la crise climatique. Il faut repenser le problème plus largement en changeant notre mode de production et l’orientation donnée à nos sociétés. Comme l’ont noté Legault, Theurillat-Cloutier et Savard :

On ne se débarrassera pas de la consommation marchande et de ses conséquences écologiques en posant un jugement de haut sur les achats de nos voisins. On le fera en remettant en question la production dirigée par les capitalistes. On le fera en donnant accès à des moyens d’autosubsistance, en démocratisant l’économie et en cherchant à nous défaire de la nécessité du travail salarié[13].

Louis Desmeules, Jean-Luc Filion, professeurs de philosophie au Cégep de Sherbrooke


  1. Don’t look up, film réalisé par Adam McKay, 138 min., 2021.
  2. Kaushik Basu, « Glasgow, Greta et les bonnes intentions », La Presse, 30 octobre 2021.
  3. Frédéric Legault, Arnaud Theurillat-Cloutier et Alain Savard, Pour une écologie du 99 %. 20 mythes à déboulonner sur le capitalisme, Montréal, Écosociété, 2021.
  4. Legault, Theurillat-Cloutier, Savard, ibid., p. 133.
  5. Ibid., p. 113.
  6. Joel Kovel, The Enemy of Nature. The End of Capitalism or the End of the World ?, Londres/New York, Zed Books, 2007.
  7. Legault, Theurillat-Cloutier, Savard., op. cit., p. 259.
  8. Fabien Locher, « Les pâturages de la Guerre froide : Garrett Hardin et la “Tragédie des communs” », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 60-1, 2013, p. 24.
  9. Garrett Hardin, « The tragedy of the commons », Science, vol. 162, 13 décembre 1968, p. 1243-1248.
  10. Pour l’histoire détaillée de l’influence de l’article de Hardin, voir Locher, op. cit.
  11. Nous empruntons cette formulation de la « tragédie des communs » à Clancy Martin, Moral Decision Making. How to Approach Everyday Ethics, Chantilly (Virginie), The Great Courses, 2014, p. 41-42.
  12. David Harvey, « The future of the commons », Radical History Review, n° 109, 2011, p. 101.
  13. Legault, Theurillat-Cloutier et Savard, op. cit. p. 39.

 

Éditorial – Les mobilisations sociales, au-delà des obstacles

18 janvier 2023, par Marie-Ève Marleau et Roselyne Gagnon
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L’écosocialisme contre toutes les guerres de domination

17 janvier 2023, par Rédaction
L’écosocialisme peut se concrétiser en une pratique qui permet d’allier la lutte des classes à la lutte contre tous les systèmes de domination qui menacent la vie sur Terre. (…)

L’écosocialisme peut se concrétiser en une pratique qui permet d’allier la lutte des classes à la lutte contre tous les systèmes de domination qui menacent la vie sur Terre. Plusieurs chercheurs et penseurs occidentaux se sont prononcés sur les enjeux théoriques et pratiques de l’écologie politique ou de l’écosocialisme au cours des dernières décennies[1]. On aurait cependant tort d’ignorer qu’il vaut mieux s’éloigner de l’Occident et aller plutôt chercher du côté de l’Amérique latine pour se retrouver au centre d’un foisonnement de réflexions et d’expériences sur le sujet[2]. Par souci d’éviter les angles morts d’une vision occidentalocentriste de la lutte existentielle portée par l’écosocialisme, il faut se référer aux écrits émanant des peuples qui vivent en périphérie des États impérialistes. À cet égard, des éclairages d’un grand intérêt émergent de la stratégie commune et du plan d’action qui ont été élaborés par la centaine de participantes et participants qui ont répondu à la convocation de la Première Internationale écosocialiste tenue du 31 octobre au 3 novembre 2017 dans la Cumbe[3] de Veroes au Venezuela. Soulignons notamment les passages suivants :

Nous nous engageons d’abord et avant tout à tisser des liens entre nous et les diverses luttes des peuples originels des cinq continents, afin de récupérer et de démarquer leurs terres et territoires. Nous comprenons que dans leur cosmovision, la terre forme une partie indissociable de leur identité culturelle. Leurs traditions ancestrales, leurs sites sacrés et leurs souverainetés territoriales doivent être respectés. Afin de garantir cela, il est nécessaire d’expulser les entreprises transnationales, les groupes paramilitaires et les mafias qui accaparent des terres. […]

Nous acceptons notre responsabilité de récupérer, d’étudier et d’arrêter la perte des langues originelles du monde car dans ces langages se trouvent les codes que nos ancêtres nous ont laissés en héritage. Plusieurs façons de protéger la vie sont cryptées dans ces langages. Lorsque nous aurons sauvegardé ces langages en danger d’être perdus, nous pourrons aussi rescaper nos cultures d’origine. Ainsi nous construirons, avec tous nos peuples, nos propres significations afin de lutter contre l’aliénation du modèle de développement capitaliste international et contre ses effets secondaires. […]

Nous dirons et enseignerons la vérité au sujet de l’empire et du capitalisme qui détruisent la vie; nous ferons tomber leurs déguisements, nous les reconnaîtrons et les identifierons comme nos ennemis[4].

L’analyse des extraits ci-dessus nous permet notamment de constater que les entreprises transnationales sont indistinctement nommées aux côtés des paramilitaires et des mafias accapareuses de terres. Il y a là une accusation sous-entendue qui est tout à fait fondée. En effet, en 2007, la compagnie Chiquita, anciennement United Fruit Company, qui détenait le monopole de la banane en Colombie, a plaidé coupable aux accusations d’avoir payé des groupes paramilitaires qui violaient, tuaient et terrorisaient la paysannerie colombienne[5]. Pour mémoire, United Fruit Company est cette puissante mégacorporation surnommée El pulpo (la pieuvre) qui avait été impliquée au Guatemala dans le coup d’État de 1954 piloté par la CIA[6] et le gouvernement étatsunien[7]. De la United Fruit Company à Monsanto en passant par les compagnies minières canadiennes, les multinationales ont perpétué la longue tradition de pillage et de massacres instituée par les conquistadors espagnols dans les Amériques, il y a plus de 500 ans. Pour appréhender ce passé génocidaire et les violences du présent, il faut se référer à l’ouvrage phare d’Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, afin de tracer les liens entre guerres de conquête, monopole, collusion étatique et impérialisme:

Les Mayas avaient été de grands astronomes, ils savaient mesurer le temps et l’espace avec une précision étonnante et avaient découvert la valeur du zéro avant tout autre peuple dans l’histoire de l’humanité. Les canaux d’irrigation et les îles artificielles créées par les Aztèques émerveillèrent Hernan Cortès, bien qu’elles ne fussent pas en or. La Conquête sapa les bases de ces civilisations. L’implantation d’une économie minière eut des conséquences pires que le sang et le feu de la guerre. Les mines exigeaient de grands déplacements de population et démembraient les communautés agricoles; non seulement elles exterminaient quantité de vies par le travail forcé, mais indirectement elles ruinaient le système collectif des cultures. […]

Le capitalisme actuel, montre en son centre universel de pouvoir, un accord absolu entre les monopoles privés et l’appareil gouvernemental. Les multinationales utilisent directement l’État pour accumuler, multiplier et concentrer les capitaux, approfondir la révolution technologique, militariser l’économie et, à travers différents mécanismes, assurer le succès de la nord-américanisation du monde capitaliste[8].

En somme, Galeano décrit l’objectif actuel de nord-américanisation du monde capitaliste comme une continuation de la logique d’extermination des vies et des cultures enclenchée par l’invasion, et non pas la découverte, des terres des indigènes du « Nouveau Monde » par Christophe Colomb. La prise en compte de ce contexte historique permet de mieux comprendre pourquoi l’un des engagements de la Première Internationale écosocialiste consiste à construire d’autres significations propres aux peuples opprimés afin de « lutter contre l’aliénation du modèle de développement capitaliste international et contre ses effets secondaires[9] ». Mais comment envisager la construction de significations alternatives dans un monde où l’histoire a été écrite par les vainqueurs européens de façon à justifier, à normaliser et à perpétuer leur domination sur les autres[10] ? Comment se soustraire à l’aliénation lorsque l’information est manipulée par des monopoles médiatiques qui parlent d’acceptabilité sociale afin de passer sous silence la « fabrication du consentement par ceux qui disposent des ressources et du pouvoir[11]» ?

La pensée de Hanna Arendt nous fournit une réponse qui s’articule autour d’une résurgence de la pluralité humaine prenant la parole dans l’espace public et passant à l’action pour former un monde commun[12]. On retrouve des applications concrètes qui semblent inspirées d’Arendt dans la stratégie commune et le plan d’action de la Première Internationale écosocialiste. En effet, il y est indiqué qu’il faut à court terme et à moyen terme « réhabiliter les enseignants dont la sagesse et les connaissances ancestrales ne sont pas basées sur des reconnaissances institutionnelles formelles, mais sur la connaissance expérientielle et symbolique fondée sur la praxis ». Il s’agit par exemple de lancer des campagnes d’information et de créer des actions concrètes à travers le monde contre la fracturation hydraulique et la guerre nucléaire. Il s’agit aussi de parvenir à l’augmentation des échanges solidaires et des coopératives pour promouvoir la transition vers une économie écosocialiste. Et finalement, sur le temps long, autour de 500 ans, il s’agit de « prendre la responsabilité de l’utopie en tant qu’éternel périple comportant des arrêts et des retraites[13] ».

En définitive, nous constatons que plusieurs des recommandations de la Première Internationale écosocialiste visent à mettre fin à la guerre menée par un petit groupe d’individus fortunés contre le reste de l’humanité et contre la nature elle-même. Comme l’explique Geneviève Azam, cette guerre s’inscrit dans le dualisme occidental opposant la nature à la culture et la société :

Ce dualisme anthropocentrique a fait de la nature un « environnement » à l’usage des humains, dans lequel on peut à l’infini puiser des ressources et déverser des déchets. Ceci a été amplifié avec les prémisses du capitalisme industriel, qui supposaient la possibilité d’extraction infinie des matières nécessaires à l’accumulation. La rupture des liens qui unissaient les humains et la terre, l’abandon de l’idée de Terre nourricière, le passage de principes de coopération à ceux de la concurrence ont autorisé cette extraction sans bornes. Dans ce cadre, l’arrachement à la nature, la rupture des liens sont civilisateurs et émancipateurs. Par conséquent, la question sociale a été amputée de toute la dimension naturelle des sociétés et des humains[14].

Considérant que l’humanité ne peut réellement en être « arrachée », la guerre contre la nature est forcément une guerre multiforme ou plutôt hybride devant laquelle rien ni personne n’est vraiment à l’abri, pas même les dominants. Ainsi, après avoir déclaré la guerre métaphorique à un virus, les chefs d’État occidentaux ont plongé leurs populations respectives dans un psychodrame persistant ayant des ramifications et des conséquences globales qui commencent à peine à être évaluées. Pendant plus de deux ans, ils ont politisé à outrance des enjeux d’ordre médical individuel et ont dépolitisé les multiples questionnements d’ordre démocratique entourant les déterminants sociaux de la santé. Alors que leur gestion technocratique désastreuse de la crise sanitaire mondiale affectait toujours le quotidien des citoyennes et des citoyens, les politiciens occidentaux ont renoncé d’emblée à toute tentative de négociation et ont opté pour l’escalade de la véritable guerre militaire qui avait cours au Donbass depuis 2014, à la suite du sanglant coup d’État soutenu par les États-Unis en Ukraine[15]. Ce faisant, la menace de destruction nucléaire de l’humanité et de la planète n’a jamais été aussi grande. Quoi qu’il en soit, les profits des industriels atteignent des sommets dans les secteurs militaires et pharmaceutiques entre autres. La capacité de destruction liée aux nouvelles connaissances scientifiques avait été prédite par Arendt, et celle-ci considérait que la question de ce qu’il fallait faire de cette capacité ne devait pas être abandonnée aux professionnels de la science ou de la politique[16].

Pour conclure, réitérons que c’est surtout en périphérie des États impérialistes que se crée actuellement la mise en commun d’expériences et de réflexions écosocialistes plurielles. Nous parvenons à cette compréhension par la lecture des recommandations de la Première Internationale écosocialiste et à la lumière des analyses de Galeano, Arendt et Amzan notamment. En ce qui concerne plus particulièrement l’empire déclinant des États-Unis qui, par la primauté de sa force militaire, tente toujours de triompher sans partage en menant de multiples guerres de domination, gardons en tête les mots de Rosa Luxembourg : « Le triomphe de l’impérialisme aboutit à l’anéantissement de la civilisation – sporadiquement pendant la durée d’une guerre moderne et définitivement si la période des guerres mondiales qui débute maintenant devait se poursuivre sans entraves jusque dans ses dernières conséquences[17] ».

Jennie-Laure Sully, organisatrice communautaire


  1. Sébastien Jahan et Jérôme Lamy, « Introduction : Pour une histoire de l’écosocialisme », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 130, 2016, p. 11-32.
  2. Denis Chartier et Michael Löwy, « L’Amérique latine, terre de luttes socioécologiques », Écologie et politique, n° 46, 2013, p. 13-20 ; Arlindo Rodrigues, « Luttes socio-écologiques au Brésil », EcoRev’, n° 49, 2020, p. 25-32.
  3. Cumbe est le nom donné au Venezuela aux communautés marrones fondées à partir de 1532 par les fugitifs et fugitives des plantations esclavagistes.
  4. La Première Internationale écosocialiste : stratégie et plan d’action combinés, Ecosocialist Horizons, 19 décembre 2017, <https://ecosocialisthorizons-com.translate.goog/2017/12/the-first-ecosocialist-international-combined-strategy-and-plan-of-action/?_x_tr_sl=en&_x_tr_tl=fr&_x_tr_hl=fr&_x_tr_pto=sc&_x_tr_sch=http>.
  5. Département de la Justice, Chiquita Brands International Pleads Guilty to Making Payments to a Designated Terrorist Organization And Agrees to Pay $25 Million Fine, communiqué, Washinton, 19 mars 2007, <www.justice.gov/archive/opa/pr/2007/March/07_nsd_161.html> ; Rachel Knaebel, « La multinationale Chiquita bientôt poursuivie pour complicité de crimes contre l’humanité ? », Basta!, 6 juin 2017.
  6. CIA : Central Intelligence Agency.
  7. Mylène Desautels, « Coup d’État de 1954 au Guatemala : une opération téléguidée par la CIA », Radio-Canada, Aujourd’hui l’histoire, 10 janvier 2018.
  8. Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Pocket, 2002, p. 64 et 314.
  9. Ecosocialists Horizons, op. cit.
  10. Sébastien Billard, «“L’Europe a construit sa domination en écrivant l’histoire des autres”. Entretien avec Serge Gruzinski », BibliOBS, 22 décembre 2017.
  11. Noam Chomsky et Robert W. McChesney, Propagande, médias et démocratie, Montréal, Écosociété, 2000, p. 37.
  12. Francesco Fistetti, « Hannah Arendt à l’âge de la mondialisation », Tumultes, vol. 1, n° 30, 2008.
  13. Ecosocialists Horizons, op. cit.
  14. Anthony Laurent, «“Abandonner le délire prométhéen d’une maîtrise infinie du monde”. Entretien avec Geneviève Azam », Sciences critiques, 15 septembre 2018.
  15. Samir Saul et Michel Seymour, « Guerre indirecte entre les États-Unis et la Russie en Ukraine », La Presse, 27 juin 2022 ; Ivan Katchanovski, « The ‘Snipers’ Massacre’ on the Maidan in Ukraine », Social Science Research Network (SSRN), 9 September 2015.
  16. Thierry Ternisien d’Ouville, Un monde menacé par l’action des hommes sur la nature, blogue Autour de Hannah Arendt, 24 février 2014, <http://www.ttoarendt.com/2014/02/un-monde-menac%C3%A9-par-l-action-des-hommes-sur-la-nature.html>.
  17. Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie. Socialisme ou barbarie ?, 1915, <www.marxists.org/francais/luxembur/junius/rljaf.html>.

Malm au Québec

12 janvier 2023, par Rédaction
Pour une conception marxiste de l’écologieLe réchauffement climatique et la COVID-19, une même sourceL’action viol

La rencontre avec Andreas Malm[1] nous laisse avec un sentiment contradictoire : la gauche radicale peut être fière et coupable à la fois. Comme si l’auteur nous envoyait un message codé, une sorte de palimpseste que nous pourrions déchiffrer ainsi : « C’est très bien ce que vous avez fait. Vous avez participé à réactualiser le marxisme dans une perspective intersectionnelle (classe, genre, race et nature). Vous avez injecté beaucoup de démocratie dans la pratique socialiste. Vous avez cessé vos conflits sectaires et créé un parti politique qui mène les débats à l’Assemblée nationale. Cependant, il y a une chose que vous n’avez pas encore faite : réunir les conditions pour lutter de toute urgence contre le réchauffement climatique, et ce, par des actions dérangeantes, voire violentes. Car la perturbation est nécessaire. Et cette action ne doit pas uniquement se penser dans les interstices de la gauche politique, syndicale et universitaire; elle doit se mener conjointement avec la classe ouvrière contemporaine qui est centrale dans la lutte écosocialiste qui doit se mener.

Les interventions du géographe Andreas Malm ont été remarquées dans les réseaux écologistes et socialistes un peu partout dans le monde. Ses références répétées au léninisme écologique ont franchement étonné et nous avons été plusieurs à nous plonger dans ses livres pour en comprendre les raisons. Dardot et Laval semblaient, en 2017, par leur livre L’ombre d’Octobre[2], avoir réglé le sort de Lénine et des bolchéviques dans la construction historique de la gauche radicale internationale. Ils parlaient même de catastrophe pour qualifier la prise du pouvoir par les bolchéviques : à la fois pour le mouvement ouvrier et pour l’histoire même de son émancipation.

Malm se réclame du léninisme sans aucune réserve. Est-ce une provocation ? Une proposition stratégique ? Un peu des deux, croyons-nous. Remettre Lénine à l’ordre du jour aura été certainement une façon de susciter l’ire des anarchistes de l’Europe du Nord confortablement installés dans leurs positions libertaires, refusant de prendre le pouvoir d’État et encore moins de le transformer. Une perspective radicale écosocialiste implique, au contraire, une confrontation directe avec l’État capitaliste afin de limiter les impacts des changements climatiques. Dans ce sens, Lénine peut encore nous aider à construire cette perspective.

Notre surprise devant un retour de la pensée de Lénine nous amène à faire une analyse stratégique des ouvrages d’Andreas Malm. Nous proposons ici une lecture de trois de ses livres[3] en les inscrivant dans la conjoncture des luttes écosocialistes actuelles au Québec et ailleurs. En ce contexte de crise économique et sanitaire, il nous apparaît pertinent d’examiner comment les enseignements de Malm pourraient nous aider à fourbir des armes sur les plans théorique et stratégique en tenant compte de la spécificité politique québécoise. Quelles sont les idées maîtresses de Malm ?

Ce sont des hypothèses politiques fortement appuyées par une quantité impressionnante de données scientifiques :

  • proposer une conception matérialiste et marxiste de l’écologie sur le plan théorique;
  • développer un lien conséquent entre les changements climatiques et la pandémie;
  • briser l’hégémonie de l’action non violente dans le champ politique écologique dans la mesure où elle n’a apporté aucun gain depuis 20 ans.

Pour une conception marxiste de l’écologie

Il faut d’abord affirmer que le problème sociopolitique le plus important auquel il faut s’attaquer de toute urgence est celui du réchauffement climatique. Nous pouvons établir un consensus sur cette question, mais nous pouvons diverger sur la ou les causes du réchauffement climatique et sur la manière d’en venir à bout.

Les débats dans les milieux écologiques peuvent parfois être complexes dans la mesure où une certaine tendance idéaliste du mouvement écologiste tend à cibler l’ensemble des êtres humains comme les responsables de la catastrophe écologique. C’est dans ce sens que Malm s’attaque d’une manière convaincante au concept d’anthropocène ou âge de l’homme, c’est-à-dire que les problèmes sur la Terre auraient commencé avec l’arrivée des humains. C’est le récit téléologique de l’anthropocène. Or, comme le dit Malm, « tous les humains qui savaient allumer un feu n’ont pas développé une économie fossile[4]. […] Il ne faut pas attribuer à l’être humain abstrait d’être imputable à la crise écologique, car les combustibles fossiles sont par définition un condensé de rapports sociaux inégalitaires, puisqu’aucun humain ne s’est jamais lancé dans leur extraction systématique pour satisfaire des besoins vitaux[5] ».

Or si l’on veut comprendre le réchauffement climatique, ce « ne sont pas les archives de l’espèce humaine » qu’il faut sonder mais commencer d’abord par celles de l’Empire britannique. On y apprend par exemple que, dans les années 1830, la machine à vapeur alimentée par le charbon constituait, aux mains des capitalistes anglais, un outil redoutable pour discipliner la force de travail, ainsi qu’une arme de guerre impérialiste ; on y suit la progression fulgurante de cette machine mise au point par James Watt qui supplante en quelques années la force hydraulique – pourtant abondante et moins chère – dans l’industrie textile anglaise[6].

Par ailleurs, Malm marque déjà la centralité de la classe ouvrière dans le processus du réchauffement climatique dans la mesure où une classe de travailleuses et de travailleurs a œuvré dans des conditions très dangereuses pour le développement de l’économie fossile. Et aujourd’hui, il fait de plus en plus chaud dans le monde du travail. Les conditions thermiques dans des millions de lieux de travail dans le monde s’aggravent un peu plus, surtout dans les régions tropicales et subtropicales. Du delta du Nil aux cercles polaires, le constat est effrayant : la Terre se réchauffe dans des proportions qui nous mènent au seuil de la catastrophe.

Dans ce contexte de catastrophe climatique imminente, le léninisme écologique est davantage une posture qu’un appel au sectarisme bien présent dans les cercles d’avant-garde un peu partout dans le monde. C’est la posture stratégique appropriée pour se battre contre le réchauffement climatique, une boussole pour mener la lutte écosocialiste vers des perspectives constructives, voire victorieuses.

Après avoir établi la centralité de la classe ouvrière, il pose aussi la nécessité de mener une lutte ouverte contre l’État néolibéral. Il faut regrouper les forces pour se battre contre l’État et non chercher à l’occulter comme le font les anarchistes ou chercher à s’en accommoder ou à s’y adapter comme le font les sociaux-libéraux. Nous ne pouvons faire l’économie de la lutte contre l’État; nous devons placer ce dernier devant ses responsabilités face au réchauffement climatique.

Malm reprend avec pertinence l’exemple de la Syrie pour illustrer son propos sur la révolution dans un monde de plus en plus chaud. Avant la révolution syrienne de 2011, il y a eu une sécheresse sévère qui a forcé le déplacement de plus de deux millions d’agriculteurs, mais Bachar el-Assad ne s’est pas préoccupé de cette catastrophe climatique. Il a plutôt opté pour une rénovation des fondements de la classe dirigeante syrienne, ce qui a permis un boom d’accumulation dans le secteur de l’immobilier, accompagné de la création de zones franches. Mais avec le temps, la pénurie d’eau s’est fait sentir dans les villes, et la Syrie a littéralement explosé. Selon Malm, on peut dire que les changements climatiques ont constitué le détonateur de la révolution syrienne.

Malgré le réchauffement climatique, les capitalistes exigent que la production soit maintenue, ce qui cause inévitablement un développement inégal. Nous avons observé la même équation lors de la Première Guerre mondiale alors qu’a eu lieu un effondrement du système alimentaire. Pour Lénine, cette catastrophe a été un vigoureux accélérateur, une occasion à saisir pour le conjurer. Selon Malm, le Parti bolchevique était le seul parti suffisamment fort et discipliné pour reconstituer un centre et régner sur les forces centrifuges. Il faut s’inspirer du communisme de guerre, profiter de la faiblesse de l’État et prôner l’action directe.

Aujourd’hui, le communisme de guerre du temps de Lénine pourrait prendre le visage de la révolution écosocialiste, « car si les rapports entravent la possibilité d’une adaptation pour les pauvres, il faut les transformer[7] ». Dans ce sens, il faut des révolutionnaires formés pour déployer des actions pour contrer les effets du changement climatique.

Dans une offensive contre le capital fossile, il faut vaincre le capital lui-même. Aucune réserve fossile ne doit sortir de la terre. Les émissions peuvent être réduites à zéro. Le leitmotiv de Malm est : rompre par la violence avec les vieilleries périmées. L’auteur s’amuse même à réécrire le manifeste du Parti communiste et à l’ancrer dans les inégalités d’aujourd’hui. Par exemple, on pourrait demander un moratoire sur le charbon, le pétrole et le gaz, fermer les centrales alimentées par ces combustibles fossiles et produire l’électricité par des précédés non fossiles à 100 %.

Qui accomplira cette révolution écosocialiste ? Peut-on penser que de nouvelles organisations pourraient surgir ou qu’il y ait conversion d’anciennes organisations ? La conscience ouvrière peut-elle se transformer dans un monde qui se réchauffe ? On peut douter de la capacité d’intervention mais non de sa nécessité ainsi que de celle de s’organiser collectivement.

Le réchauffement climatique et la COVID-19, une même source

Le livre La chauve-souris et le capital se veut une analyse à chaud de la pandémie. Il constitue une intervention très pertinente pour la gauche déchirée entre une compréhension scientifique et crédible de cette pandémie et un scepticisme tout aussi pertinent à l’égard des gouvernances néolibérales qui, soudainement, avaient le mandat de rassurer les communautés maltraitées depuis une trentaine d’années par ces mêmes gouvernances.

Mais avant tout, Malm se questionne : comment se fait-il que le néolibéralisme ait réagi aussi rapidement à la COVID-19 et qu’il ait agi en abruti devant les changements climatiques ?

Mais si le réchauffement climatique et la COVID-19 ont certes des points en commun et qu’ils résultent des mêmes sources, pourquoi se battre contre la COVID-19 et ne pas lutter contre le réchauffement climatique ? Parce que les pays riches ont été touchés en premier et qu’ils se sont retrouvés dans la position rare de devoir sacrifier le bien-être de leur économie capitaliste pour sauver les vies[8].

La réponse a été rapide mais pouvait-elle être différente ? Dans le fond, tout autant que pour le réchauffement climatique, il s’agit d’un simulacre d’action. Sauf pour la rapidité d’exécution, le néolibéralisme réagit à peu près de la même manière à la COVID et au réchauffement climatique. Il évite les pratiques de prévention et offre une solution uniquement curative et de type militaire aux communautés qui ont été attaquées de plein fouet par la COVID-19.

De quelles sources proviennent la COVID-19 et le réchauffement climatique, le premier étant l’enfièvrement du second ? Premièrement, « l’histoire des maladies infectieuses au début de l’ère moderne s’est écrite à l’encre du capital marchand dont la spécialité était d’aller chercher des produits bon marché dans des lieux reculés et de traverser le globe et les revendre à plus fort prix[9] ». Puis on peut parler de la déforestation massive comme déterminant majeur de la pandémie et du réchauffement climatique. « Lorsque les arbres tombent et que les animaux indigènes sont massacrés, les microbes volent comme de la poussière sous les bulldozers[10]. » Cette déforestation à grande échelle est entreprise un peu partout dans le monde pour contenter les classes privilégiées des pays du Nord afin qu’elles puissent consommer du bœuf, du soya et de l’huile de palme comme bon leur semble. L’ouverture des forêts aux circuits mondiaux du capital constitue en soi une cause première de toutes ces maladies[11]. On peut alors parler d’un échange économique inégal, car il existe une séparation entre la production et la consommation.

D’une manière générale, Malm se réfère au géographe marxiste David Harvey quand celui-ci disait : « Le capitalisme est accro à l’expansion géographique autant qu’au changement technologique et qu’à la croissance économique[12] ».

Malm déplore le recul important de la lutte contre le réchauffement climatique depuis le début de la pandémie. On aurait dû agir comme les antiracistes américains et prendre quand même la rue pour maintenir la résistance, d’autant plus que les deux problématiques proviennent de la même source. Mais ces deux années de pandémie constituent une épreuve collective supplémentaire pour stimuler la lutte contre le réchauffement climatique.

L’action violente contre le réchauffement climatique

Il faut maintenant poser la question stratégique fondamentale : que faire ? C’est là le propos de Comment saboter un pipeline. Après avoir situé le réchauffement climatique dans un contexte de capitalisme mondialisé, effectué les liens entre la COVID-19 et le réchauffement climatique, constaté l’irresponsabilité et la violence généralisée des États capitalistes, dénoncé l’incurie de la stratégie anarchiste et social-libérale comme réponse à la catastrophe mondiale du réchauffement climatique, nous devons ouvrir les perspectives pour nous sortir de ces impasses écologique et économique : « La victoire historique du capital et la ruine de la planète sont une seule et même chose. Pour nous en sortir, nous devons réapprendre à nous battre, à l’heure qui pourrait être la plus défavorable de toute l’histoire de la vie humaine sur la planète[13]».

Le mouvement pour le climat est devenu le mouvement social le plus dynamique dans beaucoup de pays. On peut penser à la grande notoriété de Greta Thunberg et à son interpellation des grands de ce monde : « Comment osez-vous ? » (How dare you ?). La position de Greta est sans appel : « Si les émissions carbone doivent s’arrêter, alors nous devons arrêter les émissions carbone ».

Cependant, force est de constater que cette stratégie qui passe par une reconnaissance médiatique et par de grands rassemblements comme celui du 27 septembre 2019 a besoin de certains renforts malgré son importance certaine. Sur le terrain des luttes, une mobilisation de masse mondiale devra passer par un travail d’organisation de perturbations anticapitalistes. Pour cela, il manque trois grands éléments selon Malm :

  • il faut un changement de mentalité chez la gauche;
  • il faut mener une lutte frontale contre l’État capitaliste;
  • il faut reconnaître une diversité de tactiques, dont l’action violente.

Malm reproche à la gauche de s’en tenir à un discours axé sur la vulnérabilité et les inégalités sociales et de santé à travers le monde. Il donne un exemple d’un énoncé typique de la gauche à la fin de 2020 : « Il est évident que ce n’est pas tant la létalité de la COVID-19 elle-même qui tue tous ces gens en Italie que la néolibéralisation du système de soin et les mesures d’austérité de l’Union européenne[14] ». Même si cet énoncé est exact, il ne touche pas l’enjeu principal, le réchauffement climatique.

En effet, nous avons été plusieurs à évoquer les enjeux des inégalités sociales, de la destruction du secteur public par le néolibéralisme, de la nécessité de redonner le réseau de la santé et des services sociaux aux mains de la communauté, du revenu minimum universel, d’un régime d’assurance maladie universel et gratuit, de l’abrogation immédiate des politiques d’austérité, des paradis fiscaux pour financer le développement de tous les secteurs des services publics de santé, de l’augmentation du salaire des travailleuses et travailleurs des hôpitaux et des centres pour personnes âgées, de l’ouverture des frontières, du développement des vaccins par la mise en commun des brevets accaparés par les compagnies pharmaceutiques, etc.

Mais nous devons donner raison à Malm lorsqu’il affirme que « malheureusement, toutefois, même la satisfaction de l’ensemble de ces revendications ne suffira pas tant qu’on se s’occupe pas des causes de l’épidémie, et dans l’écrasante majorité des cas, la gauche a vu en effet le virus comme une infortune qui s’abattait sur l’humanité[15] »; nous vivons une crise sociale et sanitaire. Mais la gauche vit aussi une crise stratégique majeure, Malm nous le rappelle vivement.

Conjurer la catastrophe

Pour sortir de la crise, Malm nous propose de retourner à Lénine et surtout aux moyens de conjurer la catastrophe imminente à l’aube de la révolution d’Octobre. Alors que les menchéviks et les socialistes révolutionnaires s’échangeaient des faveurs à la tête du gouvernement, la famine faisait rage et une crise économique et sanitaire s’abattait sur la Russie. L’État russe ne savait pas quoi faire, enfoncé dans la passivité complète devant la catastrophe qui s’en venait. D’une manière péremptoire, Lénine souligne les interventions majeures qui sont à la portée de l’État russe s’il veut, bien sûr, s’approcher du socialisme : la nationalisation des banques et des syndicats patronaux et la levée du secret commercial, des étapes à franchir pour avancer vers le socialisme.

Le contrôle, la surveillance, le recensement, voilà le premier mot de la lutte contre la catastrophe et la famine. Personne ne le conteste, tout le monde en convient. Mais c’est justement ce qu’on ne fait pas, de crainte d’attenter à la toute-puissance des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, aux profits démesurés, inouïs, scandaleux qu’ils réalisent sur la vie chère et les fournitures de guerre (et presque tous « travaillent » aujourd’hui, directement ou indirectement, pour la guerre), profits que tout le monde connaît, que tout le monde peut constater et au sujet desquels tout le monde pousse des « oh ! » et des « ah ! »[16].

Contraindre l’État

En affirmant que le réchauffement de la planète n’est pas causé par une tare de l’être humain, mais bien par le capital fossile, on s’éloigne d’une frange défaitiste du mouvement écologique. En affirmant qu’on ne peut faire l’économie des actions violentes pour augmenter le rapport de force dans la mesure où c’est ce type d’action qui permet de l’augmenter, un débat collectif s’ouvre pour les prochaines années. Il faut impressionner l’État capitaliste avec notre volonté de nous battre contre le réchauffement climatique. Des manifestations historiques comme celle du 29 septembre 2019 ne sont pas suffisantes pour faire bouger l’État. Pour éviter de faire peur à la population, on a évité de construire une force offensive dans le mouvement écologique. Malm nous invite, avec raison, à construire nos alliances dans cette perspective de passer à l’offensive.

La question du positionnement face à l’État est probablement l’élément le plus important qu’Andreas Malm apporte dans ses réflexions stratégiques. Nous savons que le renouvellement de la lutte écosocialiste passe par le développement d’alliances entre tous les acteurs impliqués dans la lutte contre le réchauffement climatique, et ce, au Québec comme ailleurs dans le monde. Ce qu’il faut ajouter, c’est que cette lutte multisectorielle doit se faire en opposition complète à l’État néolibéral ou populiste. En ce sens, les possibilités d’adaptation au néolibéralisme comme ont cherché à nous le faire croire les élites de l’économie sociale dans les 30 dernières années s’avèrent des échecs dramatiques. Par ailleurs, Malm souligne le dysfonctionnement stratégique du mouvement anarchiste dans son rapport à l’État. Comme nous l’avons déjà noté, pour les anarchistes, l’État est le problème, son absence est la solution.

Non seulement une lutte frontale contre l’État pour le contraindre à prendre les mesures pour combattre le réchauffement climatique est-elle nécessaire, mais elle peut nous permettre de vaincre ce réchauffement. C’est l’autre enseignement que nous pouvons retirer d’Andreas Malm : il est possible de conjurer la catastrophe imminente la crise climatique comme l’ont fait les bolchéviques en 1917.

Un autre argument pour appuyer la nécessité d’une confrontation directe avec l’État capitaliste est que, depuis longtemps, l’État s’est affaibli considérablement, en particulier depuis le début de la crise sanitaire. L’État social, le bras gauche de l’État, s’est transformé en un état autoritaire[17] qui ne parvient plus à une cohésion sociale et à une certaine stabilité économique.

Notre travail de construction d’alliances dans une perspective écosocialiste peut se poursuivre par l’élaboration d’un new deal québécois en prenant la défense prioritaire de la classe ouvrière. Comme le disait Naomi Klein :

On pourrait créer des économies conçues à la fois pour protéger et régénérer les écosystèmes et pour nourrir et respecter les personnes qui en dépendent. On répondrait également à une nécessité plus vague, quoique tout aussi importante : en cette époque où les gens sont de plus en plus isolés dans des bulles d’information herméneutiquement closes, où l’on ne s’entend pratiquement plus sur ce qui est vrai ou faux, un New Deal vert pourrait insuffler à la société un sentiment, une motivation à vivre ensemble et des objectifs concrets à l’atteinte desquels tout le monde contribuerait[18].

Les mouvements sociaux québécois sont présentement enlisés dans une logique de reproduction. Lorsque le capitalisme sévit d’une manière aussi autoritaire qu’aujourd’hui, les mouvements sociaux sont coincés entre deux options : se battre ouvertement au risque de se dissoudre ou demeurer dans une logique de reproduction. Mais une autre s’ouvre à la nouvelle classe ouvrière et propose un véritable projet politique qui transforme le marasme du néolibéralisme, qui vise à s’approprier le territoire et des solutions réelles à la crise climatique.

Lorsque le capitalisme sévit d’une manière aussi autoritaire qu’aujourd’hui, les mouvements sociaux sont coincés entre deux options : se battre ouvertement au risque de s’épuiser et de disparaître ou demeurer dans une logique de protection et de reproduction où ils sont présentement enlisés. Une autre voie peut s’ouvrir à la nouvelle classe ouvrière, celle d’un véritable projet politique qui transforme le marasme du néolibéralisme qui s’approprie le territoire et des solutions réelles à la crise climatique.

Choisir l’écosyndicalisme

Développer un camp écosocialiste au Québec implique l’entrée en scène de la classe ouvrière. Elle est redevenue plus visible depuis le début de la pandémie. On l’a entendue dénoncer ses conditions de travail dans le secteur de la vente au détail, dans la livraison à domicile, dans l’agroalimentaire. Même les directions syndicales l’admettent, il y a une remontée des luttes syndicales[19].

La classe ouvrière est la classe la plus touchée par le réchauffement climatique partout dans le monde. Au Québec, elle va continuer à se défendre sur son lieu de travail, mais elle devra aussi s’armer pour défendre le droit à la ville, des logements décents, dans des quartiers où on retrouve une qualité de l’air, sans déchets dangereux. Ainsi les questions de justice sociale, de santé, de gouvernance de la communauté relèvent toutes de l’écologie. Car l’environnement est constitué de l’espace dans lequel on travaille, on vit, on joue[20].

Une chance s’offre au mouvement syndical de renouveler sa pratique dans une perspective écologiste. Il est possible d’intégrer des revendications résolument écologiques dans les demandes syndicales et citoyennes comme la libéralisation du temps de travail, un appui au care, des demandes sur le transport, la revitalisation des communautés, le logement, le revenu. On peut exiger le retrait du capitalisme transnational du réseau de la santé et des services sociaux.

Les perspectives écosocialistes peuvent se dessiner dans les pratiques démocratiques qui sont à l’œuvre aujourd’hui dans les mouvements sociaux. Car, à l’instar de nos camarades américains qui disent que la démocratie a besoin de socialisme pour pouvoir survivre, nous disons que l’écologie a aussi besoin de socialisme pour se déployer activement.

René Charest, organisateur communautaire, chercheur et militant.


  1. Andreas Malm est maître de conférences en géographie humaine à l’Université Lund en Suède et militant pour le climat.
  2. Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’Octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets, Montréal, Lux, 2017.
  3. Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017 ; La chauve- souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, Paris, La Fabrique, 2020 ; Comment saboter un pipeline, Montréal, Rue Dorion, 2020.
  4. L’anthropocène contre l’histoire, ibid., p. 43.
  5. Ibid., p. 45.
  6. NDLR. On pourra aussi lire les étapes de cette industrialisation dans un texte de Frédéric Legault, « Les trois transitions », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 21, 2019.
  7. L’anthropocène contre l’histoire, op. cit., p. 150.
  8. La chauve- souris et le capital, op. cit., p. 38.
  9. Ibid., p. 94.
  10. Ibid., p. 51.
  11. Ibid., p. 70.
  12. Cécile Gintrac, « David Harvey : la revanche de l’espace », Cause commune n° 5, mai-juin 2018.
  13. Comment saboter un pipeline, op. cit., p. 89.
  14. Comment saboter un pipeline, op. cit.
  15. Ibid., p. 127-128.
  16. Vladimir Lénine, Œuvres, tome 25, 1917, Paris, Éd. Sociales, 1975, p. 395.
  17. Voir Nicos Poulantzas, L’État, les classes sociales, le socialisme, Paris, Prairies ordinaires, 2013.
  18. Naomi Klein, La maison brûle. Plaidoyer pour un New Deal vert, Montréal, Lux, 2019.
  19. Frédéric Lacrois-Couture, « La CSN n’a jamais vécu autant de conflits de travail qu’en 2021 », Le Devoir, 31 décembre 2021.
  20. Giovanna di Choro, « La nature comme communauté », dans Émilie Hache (dir.), Écologie politique. Communautés, cosmos, milieux, Paris, Éd. Amsterdam, 2012.

Des mouvements de masse nécessaires pour sauver l’humanité

8 janvier 2023, par Rédaction
Entrevue avec David Camfield[1] Par Donald Cuccioletta, rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS)[1] NCS – Dans le dernier paragraphe de la préface de votre livre, (…)

Entrevue avec David Camfield[1]

Par Donald Cuccioletta, rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS)[1]

NCS – Dans le dernier paragraphe de la préface de votre livre, Future on Fire[2], Dharma Noor affirme et je cite : « Future on Fire est une lecture essentielle pour ceux et celles qui cherchent une façon d’effectuer [des] changements et de bâtir un monde plus juste. Camfield éclaire le territoire non exploré qui s’étend devant nous… il donne aussi aux lecteurs et lectrices une étoile polaire : réaliser l’écosocialisme ». Je vous demande d’abord, David, de donner une brève définition de ce que vous entendez par écosocialisme.

David Camfield – Bonne question ! Il est important d’être clair sur ce qu’on entend par écosocialisme parce que, de nos jours, on emploie régulièrement le terme pour désigner des choses fort différentes. Certaines personnes l’utilisent pour désigner une société dans laquelle l’État réglemente les entreprises privées et la société dans son ensemble dans l’intérêt de la justice sociale et écologique. À mon avis, une telle société serait toujours capitaliste. D’autres comprennent l’écosocialisme comme une société où l’État contrôle l’ensemble ou la majeure partie de l’économie et la planifie de manière à satisfaire les besoins humains et les objectifs écologiques. Ce n’est pas ce que j’entends non plus.

Par écosocialisme, j’entends une société fondée sur une planification hautement démocratique qui vise à répondre aux besoins humains d’une manière écologiquement rationnelle. Déterminée à réparer les dommages écologiques, cette société entretiendrait une relation tout à fait différente de celle qui prévaut aujourd’hui entre les humains et le reste de la nature. Ce serait également une société sans divisions de classe et sans pouvoir d’État, œuvrant à l’émancipation humaine. Ce type de société ne peut résulter que d’un long processus de reconstruction socioécologique planifié de façon démocratique. Une telle société est-elle possible ? On n’en sait trop rien ! Mais je crois qu’elle l’est, et je crois qu’il faut travailler à amorcer la transition vers cette société.

Je dois mentionner que mon livre ne traite pas en profondeur de l’écosocialisme ; il se concentre sur la façon de concevoir un programme d’urgence minimal en faveur de la justice climatique.

NCS – Dans le premier chapitre, intitulé « The Path We’re On » (« Le chemin que nous avons pris »), il est très clair que vous souhaitez que vos lectrices et lecteurs se sentent interpellés et prennent conscience que le temps ne joue pas en notre faveur.

D. C. – Oui, je pense que c’est vrai. Je pense que toute personne qui comprend les éléments fondamentaux de la science actuelle du climat reconnaît l’urgence de la situation.

NCS – Dans le premier chapitre, vous faites référence à Andreas Malm à propos de « l’objectif des deux degrés » et vous poursuivez en qualifiant le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) des Nations unies d’« étalon-or » des rapports scientifiques conservateurs. Le rapport du GIEC envoie-t-il un signal d’alarme ou est-ce un rapport modéré ?

D. C. – En ce qui concerne le rapport du GIEC de 2018, la réponse est peut-être l’un et l’autre. Je ne revendique pas une grande connaissance de la science du climat, mais je pense que ce que l’économiste politique Geoff Mann a écrit récemment est important : « Les modèles les plus sophistiqués de la science climatique décrivent une gamme de conditions environnementales possibles, façonnées par un éventail d’effets de seuil et de boucles de rétroaction interreliés mais mal compris, et il ne s’agit là que de systèmes non humains. Ces modèles sont comme des radeaux de complexité mathématique flottant sur des mers d’incertitude, même pour ce qui est des mesures aussi fondamentales que la relation entre les émissions et le changement de température de la planète ». Il n’est pas question ici de minimiser la menace, pas du tout. Il s’agit simplement de reconnaître la complexité et le caractère incertain des processus étudiés par la science du climat.

NCS – Comme vous le dites, certains scientifiques concluent que nous vivons une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, que d’autres appellent le capitalocène. Que veulent-ils dire à votre avis ?

D. C. – L’anthropocène désigne une époque de l’histoire géologique de la Terre qui succède à l’époque holocène, qui a débuté, elle, il y a environ 11 700 ans. Les scientifiques qui proposent de reconnaître l’anthropocène comme une époque s’appuient sur l’importance de l’empreinte humaine sur le système terrestre. Mais ce sont des chercheuses et des chercheurs politiquement radicaux qui ont proposé de parler plutôt de capitalocène pour mieux faire valoir que le capitalisme est responsable des changements et non l’humanité. Le sociologue Jason Moore emploie le terme capitalocène pour désigner tout autre chose, ce qui porte à confusion.

Je suis d’accord pour dire que le capitalisme est la cause de ces changements, mais je ne crois pas qu’il soit utile de proposer le concept de capitalocène. À mon avis, il vaut mieux tirer des leçons des avancées de la science des systèmes terrestres et proposer ensuite une explication matérialiste historique des causes qui font que ce mode particulier d’organisation humaine a eu un impact aussi marqué et aussi dévastateur sur la planète, un changement tel que de nombreux scientifiques militent en faveur du concept d’anthropocène.

NCS – Vous écrivez : « Why Are We On This Path ? » (« Pourquoi en sommes-nous là ? »). Peut-on se demander pourquoi les gouvernements ont failli à la tâche, alors que l’on connaît depuis des décennies l’enjeu des changements climatiques ?

D. C. – Il s’agit d’une question cruciale. Il est clair que nous nous dirigeons vers des hausses extrêmement dangereuses de la température de la planète (entre 2,7 et 3,1 degrés Celsius au-dessus des niveaux préindustriels d’ici 2100 selon le groupe Climate Action Tracker). Pourquoi ? Principalement en raison de la façon dont les combustibles fossiles sont si fondamentalement intégrés au fonctionnement de la société capitaliste. L’expression capitalisme fossile est vraiment appropriée.

Pourquoi alors les gouvernements ont-ils fait si peu pour réduire les émissions de gaz à effet de serre qui sont à l’origine des changements climatiques ? Principalement parce que les changements radicaux et rapides nécessaires pour réduire considérablement les émissions auraient un impact énorme sur les profits des grandes entreprises, qui crieraient au meurtre à la seule perspective de tels changements. Ça ne concerne pas seulement les entreprises qui extraient, raffinent, transportent et vendent des combustibles fossiles. On parle également des banques, des fonds d’investissement et d’autres entreprises qui investissent dans les énergies fossiles. Il y a aussi la question du coût de ces changements pour les États, mais je pense que le pouvoir du capital de même que les rapports entre les États et le capital expliquent pourquoi ces changements n’ont pas été entrepris.

NCS – Le Canada a généralement bonne réputation, mais qu’en est-il réellement lorsque nous parlons du Canada et de l’industrie des combustibles fossiles ?

D. C. – Il suffit de regarder l’ampleur des émissions de CO2 au Canada au cours des dernières décennies pour comprendre de quoi il retourne. Les émissions ont diminué dans de nombreux pays capitalistes avancés – nulle part de façon suffisante, mais même aux États-Unis, je crois qu’elles ont diminué de près de 8 % entre 1990 et 2020. Au Canada, les émissions ont augmenté de 20 % au cours de ces années. La déclaration de Justin Trudeau lors d’un discours prononcé il y a plusieurs années disant qu’« aucun pays ne laisserait dormir 173 milliards de barils de pétrole dans le sol » laisse planer peu de doutes. L’industrie des combustibles fossiles est très puissante au Canada. Mais il y n’a pas que le pouvoir de ces entreprises. Les personnes à la tête du gouvernement fédéral voient dans l’extraction des combustibles fossiles destinés à l’exportation une source importante de dynamisme pour l’économie canadienne, qui, à l’instar des autres économies dans le monde, a connu de faibles taux de croissance depuis 2008, au cours de ce que certains ont appelé la « Longue Dépression » (ici, je dois remercier Geoff McCormack et Todd Gordon pour leur analyse[3]).

NCS – Les sociaux-démocrates, y compris ceux du Canada, ont-ils vraiment combattu les changements climatiques ?

D. C. – Bon nombre d’adeptes des partis sociaux-démocrates ont été et sont toujours engagé·e·s dans diverses actions en faveur de la justice climatique. Cependant, ces partis, comme le Nouveau Parti démocratique, n’exigent pas le type de changements qu’il faudrait pour nous rapprocher le plus près possible de la cible de zéro émission de gaz à effet de serre – et j’entends là un véritable zéro, non pas l’objectif trompeur et dangereux du « zéro net[4] ». Ils ne se situent pas non plus dans une perspective de lutte contre les injustices sociales à l’échelle mondiale. Croire qu’il est possible d’effectuer les changements nécessaires en élisant un parti plus à gauche et plus engagé dans la lutte pour la justice climatique, c’est oublier les obstacles que dresseraient le capital et les grands fonctionnaires de l’État devant un gouvernement qui voudrait appliquer un tel programme.

NCS – Comment les peuples autochtones sont-ils perçus dans la lutte pour les changements écologiques ? Sont-ils des leaders ?

D. C. – Les peuples autochtones jouent un rôle de premier plan dans cette lutte, sans aucun doute. Les émissions seraient même pires qu’elles ne le sont présentement si ce n’avait été de l’opposition déterminée des Autochtones aux projets liés aux combustibles fossiles, aux projets miniers et aux empiètements grandissants des grandes entreprises sur les forêts. Au Canada, l’opposition des chefs héréditaires des Wet’suwet’en au projet de gazoduc de Coastal GasLink destiné à alimenter le vaste projet de gaz naturel liquéfié de Kitimat est exemplaire. Je pense que la résistance autochtone internationale a aussi incité de nombreux non-Autochtones à remettre en question certains présupposés néfastes pour l’environnement et à se mobiliser pour la justice écologique dans son ensemble.

NCS – Certaines personnes qui luttent contre les changements climatiques continuent de voir la réforme du capitalisme comme une solution. Ne s’agit-il pas alors d’écocapitalisme ?

D. C. – Oui, beaucoup de gens pensent qu’il est possible de rendre le capitalisme écologiquement soutenable. Malheureusement, je pense que c’est une chimère : l’échelle et la vitesse de l’accumulation concurrentielle rendent le capitalisme intrinsèquement destructeur pour l’environnement.

NCS – Pour gagner cette bataille, ne devrions-nous pas nous ancrer dans les mouvements de masse, à l’échelle locale et internationale ?

D. C. – Certainement ! L’épigraphe de mon livre est empruntée à Naomi Klein : « Seuls les mouvements sociaux de masse peuvent nous sauver maintenant », et l’essentiel du livre consiste à démontrer pourquoi il en est ainsi.

NCS – Quand nous appuyons un New Deal vert, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une approche tactique et que la perspective stratégique visant à détruire le capitalisme demeure le but ultime, n’est-ce pas ?

D. C. – C’est précisément l’approche que je défends dans le livre. J’ajouterais qu’il faut utiliser de façon prudente l’expression « New Deal vert » et être attentif au contenu de chaque réforme portant cette étiquette : les mots peuvent être trompeurs.

Le type de programme d’urgence pour la justice climatique que je préconise dans Future on Fire correspond à ce que certains ont appelé un « New Deal vert radical ». Il doit comporter des mesures pour affaiblir l’emprise impérialiste du capitalisme sur le Sud – les pays soumis à l’impérialisme – et permettre à la majorité des habitants de la planète de consommer davantage d’énergie tout en réduisant leurs émissions de gaz à effet de serre. Cela signifie que l’abandon des énergies fossiles passera notamment par la réduction de la demande en énergie dans les pays riches.

Obtenir des réformes d’une telle ampleur en matière de justice climatique constituerait une victoire incroyable pour l’humanité ! Je pense également que pour effectuer ces changements, il faudra mobiliser un nombre considérable de personnes ayant des attentes élevées, ce qui rendra les changements radicaux beaucoup plus probables.

NCS – Il semble que beaucoup de personnes aient perdu espoir, qu’elles croient que nous sommes intervenus trop tard et qu’il n’y a plus rien à espérer. Pourtant, dans la quatrième partie de votre livre, vous affirmez : « Even a Ravaged Planet is Worth Fighting For » (« Il vaut la peine de lutter, même pour une planète dévastée »). Donnez un peu d’espoir à ceux et celles qui n’en ont pas.

D. C. – Je vais faire de mon mieux. Commençons par réfléchir à ce qu’affirme le climatologue Michael Mann : « Aujourd’hui, le catastrophisme constitue sans doute une plus grande menace pour l’action climatique que le déni pur et simple. En effet, si le réchauffement catastrophique de la planète est vraiment inéluctable et que nous ne pouvons rien faire pour l’éviter, pourquoi devrions-nous agir ? Le catastrophisme conduit potentiellement à la même inaction que le déni pur et simple de la menace ». Ainsi, dire « Il est trop tard, il n’y a plus d’espoir » incite aisément à ne rien faire. Nous devons plutôt prendre la mesure des dangers auxquels nous devons faire face et agir collectivement pour la justice climatique.

Deuxièmement, il ne s’agit pas de choisir entre limiter le réchauffement à 2 °C ou abandonner la lutte. La différence entre, disons, 2,5 °C et 3 °C correspond à des millions de vies humaines. Nous devons viser une transition équitable qui limite le réchauffement à 1,5 °C, sans entretenir d’illusions quant à nos chances d’y arriver. Si cette limite s’avérait impossible à atteindre en raison du volume des émissions, nous devrions redoubler d’efforts dans la lutte pour une transition juste et une adaptation équitable aux effets du réchauffement de la planète.

Troisièmement, grande est l’incertitude quant à l’ampleur des changements climatiques à venir et plus encore quant à l’avenir des sociétés humaines. Les crises sociales et écologiques pourraient provoquer diverses formes de révolte dans les années à venir. Peut-être pourrions-nous dire que la porte n’est pas fermée à toute possibilité de libération. Elle est encore entrouverte, alors passons-y la main et forçons-la à s’ouvrir. Je ne crois pas qu’il soit impossible d’obtenir de vastes réformes en matière de justice climatique. Je ne crois pas que l’écosocialisme soit impossible. Nos chances sont minces, sans aucun doute, mais les enjeux sont exceptionnellement élevés. Que pouvons-nous faire alors, jouer ? C’est ce que Daniel Bensaïd appelle « le pari mélancolique ».

Enfin, je pense que Terry Eagleton l’exprime magnifiquement bien dans son livre Hope without Optimism[5] : « Il est irrationnel d’espérer l’impossible, mais pas le très improbable […] peut-être n’y a-t-il pas d’espoir; mais à moins que nous n’agissions comme s’il y en avait, cette possibilité risque fort de devenir une certitude ».


  1. David Camfield est professeur à l’Université du Manitoba où il enseigne les « Labour Studies » (Études sur le travail et le mouvement ouvrier).
  2. David Camfield, Future on Fire. Capitalism and the Politics of Climate Change, Halifax, Fernwood Publishing/PM Press, 2022.
  3. Geoff McCormack et Todd Gordon, « Flagging profitability and the oil frontier. State power, the world market, and settler-colonial capitalism in Canada », Historical Materialism, vol. 28, n° 4, 2020, p. 25-66.
  4. NDLR. Le concept de « zéro net » qui prévaut dans les conférences internationales sur le climat ainsi qu’au niveau des politiques gouvernementales est considéré par plusieurs écologistes comme étant profondément trompeur car il postule que l’on peut atteindre la neutralité carbone en développant des mécanismes compensatoires qui contrebalanceraient les émissions de gaz à effet de serre. Or l’efficacité de ces mécanismes est souvent non prouvée, ou carrément surévaluée, de telle sorte que l’effort pour réduire les émissions de GES, notamment en coupant drastiquement dans les énergies fossiles, est insuffisant pour atteindre une réelle carboneutralité. Voir Maik Marahrens, Why Net Zero and Offsets won’t solve the climate crisis, Greenpeace International, 4 juin 2021, <www.greenpeace.org/international/story/48180/why-net-zero-offsets-wont-solve-climate-crisis/>.
  5. Terry Eagleton, Hope without Optimism, New York, University of Virginia Press, 2015.

 

Redécouvrir l’éthique du socialisme : ébauche d’une théorie critique des vertus

5 janvier 2023, par Rédaction
Au-delà de la dichotomie fait/valeurDéontologisme, conséquentialisme et morale révolutionnaireLa voie oubliée de l’éthique des vertusLa nécessité d’une théorie critique des (…)

Longtemps le socialisme a oublié l’éthique, au profit d’une perspective uniquement centrée sur l’économie politique, la critique sociale et la réflexion stratégique. Cela est sans doute dû à une large influence du marxisme, ou plutôt d’une certaine forme de marxisme ou de matérialisme historique qui privilégie la prise en compte des motifs économiques, des intérêts et des conditions matérielles d’existence au détriment des considérations éthiques et morales liées au projet socialiste.

Or, plusieurs courants de la tradition socialiste ont longtemps insisté sur des principes comme la justice sociale, l’entraide, la coopération et la dignité humaine pour s’opposer à l’avarice, à l’individualisme possessif et aux autres vices associés à l’économie capitaliste. Une certaine forme de « socialisme éthique » a été élaborée par divers penseurs du socialisme utopique (Saint-Simon, Fourier), du socialisme libertaire (Proudhon, Landauer), et d’autres variantes de cette large famille : socialisme chrétien, fabianisme, socialisme de guilde, socialisme libéral, social-démocratie réformiste, etc.[1]

L’expression « socialisme éthique » fut d’ailleurs utilisée comme terme polémique par Rosa Luxemburg dans sa querelle avec le révisionnisme de Berstein, les réformistes et libéraux néo-kantiens qui cherchaient à faire reposer le socialisme sur des fondements éthiques plutôt que matérialistes[2]. On constate ici l’opposition bien connue que Marx et Engels ont établie entre le « socialisme utopique » et le « socialisme scientifique ». Ce dernier n’est pas centré sur la réflexion morale ou la construction d’une société idéale, mais sur l’analyse objective des faits historiques, sur l’économie politique et sur la lutte de classes[3]. Comme le note André Heywood : « La base théorique de la social-démocratie a été fournie plus par des croyances morales ou religieuses que par une analyse scientifique. Les sociaux-démocrates n’ont pas accepté les idées matérialistes et hautement systématiques de Marx et Engels, mais ont plutôt avancé une critique essentiellement morale du capitalisme[4] ».

Au-delà de la dichotomie fait/valeur

Le clivage classique entre réforme et révolution, socialisme éthique et socialisme scientifique, n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît à première vue. Par exemple, dans son Appel au socialisme (1911), le militant révolutionnaire Gustav Landauer montre qu’une perspective socialiste radicale peut se fonder sur autre chose que la vulgate marxiste orthodoxe. Au lieu de miser sur une vision réductionniste et mécaniciste de la société humaine, appuyée sur une philosophie téléologique de l’histoire et la croyance au progrès des forces productives, il faudrait plutôt développer un socialisme basé sur la communauté, le lien social, l’association libre et volontaire, ou ce que le Landauer nomme l’« Esprit »[5].

Par ailleurs, la redécouverte des Manuscrits de 1844 de Marx, publiés pour la première fois en 1932, a largement influencé le courant du « marxisme humaniste » sous l’impulsion d’Erich Fromm et d’autres qui ont remis de l’avant des thèmes oubliés de la pensée de Marx comme l’aliénation, l’épanouissement humain, la liberté, etc.[6] De plus, plusieurs ont souligné qu’il y avait bien une certaine conception (implicite) de la justice chez Marx, le concept d’exploitation n’étant pas seulement une notion descriptive, mais aussi normative[7].

Autrement dit, des considérations éthiques traversent l’ensemble de la famille socialiste, à différents degrés d’intensité, y compris dans les courants marxistes qui font appel à un riche vocabulaire moral lié aux injustices, aux droits, etc. Trop souvent, la pensée binaire oppose de façon rigide la science et l’éthique, les jugements de faits et les jugements de valeur. Comme le note Hilary Putnam, la dichotomie fait/valeur est souvent trompeuse, l’éthique étant un « mélange bigarré au carré », ce qui signifie que la prise en compte des faits et les évaluations normatives sont presque toujours inextricablement liées.

Une autre version de cette dichotomie se retrouve chez Max Weber dans Le savant et le politique, qui oppose une éthique de la conviction (idéaliste) et une éthique de la responsabilité (pragmatique), la première centrée sur l’adhésion fidèle à des idéaux moraux, la seconde orientée vers la prise en compte des conséquences complexes de l’action politique. Cette tension se retrouve dans la famille socialiste, où se chamaillent utopistes et réalistes, révolutionnaires et réformistes, « moralistes » et défenseurs de la « pensée stratégique ». On voit ici apparaître une querelle sur la bonne approche éthique ou politique à adopter pour réaliser le socialisme.

Dans ce texte, nous ne ferons pas une histoire des idées visant à mettre en lumière les conceptions morales de la tradition socialiste, Marx, Proudhon, Luxemburg… Cet exercice serait intéressant à effectuer, mais il nous semble plus urgent de revenir aux fondements de l’éthique et de nous situer par rapport aux trois grands paradigmes : le déontologisme, le conséquentialisme et l’éthique des vertus.

Déontologisme, conséquentialisme et morale révolutionnaire

Tout d’abord, l’approche déontologique met l’accent sur le respect de règles, le devoir moral, les droits et les obligations, lesquelles peuvent être fournies par la raison (Kant), l’intuition ou encore la tradition. Dans le champ du socialisme, les personnes qui mettent de l’avant des vérités morales, le respect rigoureux de principes d’intégrité ou de solidarité, des lois universelles (de l’Histoire) ou des droits absolus et inaliénables, s’inscrivent dans une interprétation déontologique de l’éthique. Il faudrait alors trouver la plus grande adéquation entre la fin et les moyens, des principes moraux ne pouvant être enfreints sous peine de commettre une action immorale et par le fait même condamnable.

Par contraste, l’approche conséquentialiste ne se soucie pas d’abord de l’action comme telle ou de principes universalisables, mais plutôt des conséquences des actions et de leur effet sur le bien-être. Par exemple, l’utilitarisme préconise la maximisation du bonheur du plus grand nombre, ou à l’inverse la réduction de la souffrance des êtres sensibles. Mais il y a aussi d’autres versions du conséquentialisme, comme en témoigne Trostky dans son célèbre ouvrage Leur morale et la nôtre (1938). Critiquant à la fois les « règles obligatoires de la morale » et l’utilitarisme anglo-saxon comme deux variantes de la morale bourgeoise, il adopte plutôt une posture conséquentialiste proche de celle de Lénine. Ce dernier, souvent accusé d’amoralisme, a écrit notamment : « Il faut savoir consentir à tout, à tous les sacrifices et même en cas de nécessité user de stratagèmes variés, de ruses, de procédés illégaux, du silence, de la dissimulation de la vérité pour pénétrer dans les syndicats, y demeurer, y poursuivre à tout prix l’action communiste ».

Si la devise « la fin justifie les moyens » semble dénuée de toute considération éthique à première vue, Trotsky note que cet « amoralisme » cache en fait l’adhésion à une morale supérieure : « L’“amoralisme” de Lénine, c’est-à-dire son refus d’admettre une morale supérieure aux classes, ne l’empêcha pas de demeurer toute sa vie fidèle au même idéal ; de se donner entièrement à la cause des opprimés ; de se montrer hautement scrupuleux dans la sphère des idées et intrépide dans l’action […]. Ne semble-t-il pas que l’amoralisme n’est dans ce cas que le synonyme d’une morale humaine plus élevée[8]? »

On voit que la pensée conséquentialiste est centrée sur une certaine forme de rationalité pratique orientée vers l’atteinte de résultats capables de réaliser un idéal. Je cite encore Trotsky qui exprime de façon nette cette perspective et délaisse les prétentions universalistes d’une morale impartiale au profit d’une éthique axée sur la défense vigoureuse des intérêts des classes opprimées : « Le moyen ne peut être justifié que par la fin. Mais la fin a aussi besoin de justification. Du point de vue du marxisme, qui exprime les intérêts historiques du prolétariat, la fin est justifiée si elle mène à l’accroissement du pouvoir de l’homme sur la nature et à l’abolition du pouvoir de l’homme sur l’homme[9] ».

On voit dès lors apparaître une « éthique de la responsabilité » (au sens de Weber) pour qui la prise en compte des conséquences négatives et positives de l’action doit être judicieusement pesée en fonction d’une morale supérieure, ce qui permet en retour de donner sa bénédiction à une série d’actions jugées légitimes pour atteindre ce but ultime (la révolution). Or, il s’avère que la morale révolutionnaire de Trotsky, qui justifia notamment la Terreur au nom de la sauvegarde du processus révolutionnaire face à la réaction, est ancrée dans une certaine « éthique de la conviction ». Le dogme religieux ou le caractère fétiche de la légalité bourgeoise sont remplacés par l’adhésion à une loi suprême qui semble se confondre à une loi universelle de l’Histoire, principe premier justifiant les diverses décisions stratégiques sur le terrain.

Serait-ce que pour atteindre cette fin tout est permis ? nous demandera sarcastiquement le philistin, révélant qu’il n’a rien compris. Est permis, répondrons-nous, tout ce qui mène réellement à la libération des hommes. Cette fin ne pouvant être atteinte que par les voies révolutionnaires, la morale émancipatrice du prolétariat a nécessairement un caractère révolutionnaire. De même qu’aux dogmes de la religion, elle s’oppose irréductiblement aux fétiches, quels qu’ils soient, de l’idéalisme, ces gendarmes philosophiques de la classe dominante. Elle déduit les règles de la conduite des lois du développement social, c’est-à-dire avant tout de la lutte des classes, qui est la loi des lois[10].

On voit ici l’impasse de l’éthique conséquentialiste révolutionnaire qui, pour se justifier, doit inévitablement passer par une certaine conception du bien-être humain, de la société juste ou de la vie bonne. Qu’est-ce qui permet de fonder une telle compréhension de l’objectif ultime, au-delà d’une croyance aux « lois du développement social » ? Y a-t-il d’autres balises pour orienter les pratiques militantes, au-delà du respect scrupuleux de lois morales, ou de la maximisation des intérêts du prolétariat dans une guerre sans merci contre la bourgeoisie ? Bref, quels sont les fondements de l’éthique socialiste ?

La voie oubliée de l’éthique des vertus

Outre l’approche déontologique et conséquentialiste, il y a la tradition oubliée de l’éthique des vertus centrée sur le développement de traits de caractère permettant d’accomplir de bonnes actions. Les vertus sont des dispositions à agir, penser et ressentir qui permettent à un individu ou un groupe de bien interagir avec son milieu[11]. L’honnêteté, le courage, la modération et la bienveillance sont des exemples de vertus qui permettent d’agir de façon appropriée ou « excellente » au gré des circonstances.

Dans la philosophie antique, tout comme dans la plupart des sociétés à travers le monde, l’éthique des vertus a longtemps été l’approche prédominante pour interpréter les phénomènes moraux. Les vertus, fondées sur des habitudes, des pratiques sociales et des coutumes, sont l’objet d’approbation morale de la communauté, alors que les vices sont au contraire vigoureusement condamnés, ou parfois tolérés pour diverses raisons[12]. Le mot « éthique » dérive notamment du terme grec ethos qui signifie « coutume », ce qui renvoie aux mœurs, aux habitudes et manières d’être d’un individu ou d’un groupe.

Les vertus sont en quelque sorte des habiletés, acquises par l’apprentissage, la pratique et la socialisation, qui permettent de répondre de façon efficace à différentes situations et problèmes de la vie. Par exemple, l’honnêteté permet un certain degré de confiance dans les relations interpersonnelles. La tempérance ou modération permet de réguler les plaisirs, désirs et impulsions liées au corps, sur le plan de l’alimentation et de la sexualité notamment. Dans chaque cas, la vertu n’est pas une règle précise, mais une certaine propension à agir en trouvant le bon équilibre entre deux extrêmes. Pour Aristote, la vertu est un certain dosage qui permet d’éviter à la fois le déficit et l’excès, un « juste milieu » qui correspond chaque fois à une situation concrète. Par exemple, le courage est la capacité à affronter une situation de risque ou d’adversité, en évitant le piège de la lâcheté (manque de courage) et de la témérité (excès de courage), où l’individu peut se mettre lui-même ou mettre les autres en danger.

Comment déterminer ce qui constitue la bonne dose de courage dans un contexte particulier ? L’éthique des vertus fait ici appel à l’expérience pratique. Aristote dit par exemple : « C’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, en pratiquant les actions modérées que nous devenons modérés, et en pratiquant les actions courageuses que nous devenons courageux ». D’où l’importance de la vertu intellectuelle de la sagesse pratique (phronesis, aussi traduite par prudence ou sagacité), qui s’acquiert par l’expérience de la vie et permet de trouver la bonne action en fonction de circonstances singulières, complexes et changeantes.

L’éthique des vertus connaît une recrudescence depuis les années 1980, à la suite des travaux de philosophes comme Alasdair MacIntyre, Philippe Foot, Rosalind Hursthouse, Michael Slote, Julia Annas, Christine Swanton et bien d’autres. Elle répond à certaines impasses des approches dominantes en éthique, le déontologisme et l’utilitarisme, en déplaçant l’objet de l’éthique de l’évaluation des actions individuelles (comment dois-je agir ?) vers la question plus large et fondamentale de la vie bonne : comment dois-je mener ma vie ? Selon l’approche néo-aristotélicienne, les vertus trouvent ultimement leur signification dans leur contribution à l’épanouissement humain. À la question de savoir « pourquoi être vertueux ? », la réponse la plus simple est « pour bien vivre » ou « pour être heureux ». En effet, les vertus sont vues comme des dispositions pratiques permettant de bien affronter diverses situations de la vie quotidienne, de résoudre des problèmes, d’interagir avec ses semblables de manière à favoriser l’épanouissement individuel et collectif.

La nécessité d’une théorie critique des vertus

De prime abord, la pensée socialiste pourrait formuler divers doutes et préoccupations vis-à-vis de l’éthique des vertus. Par exemple, si les vertus sont ancrées dans le monde social, comment s’assurer que celles-ci ne sont pas simplement des vertus bourgeoises ancrées dans l’idéologie dominante, à l’instar de l’éthique protestante sous-jacente à l’esprit du capitalisme ? Comment distinguer les vertus de l’élite et les vertus des classes populaires, en quoi cela nous aide-t-il à comprendre le monde dans lequel nous vivons ?

Par ailleurs, l’éthique des vertus semble surtout axée sur la bonne conduite individuelle, sur le développement de bons traits de caractère permettant aux acteurs de se distinguer socialement, comme l’ont bien montré les travaux de Pierre Bourdieu pour qui l’habitus est toujours lié à des divisions de classe et de capital culturel[13]. En quoi cela aurait-il un potentiel émancipateur ?

Dans le même ordre d’idée, Aristote ne justifiait-il pas l’esclavage, l’infériorité des femmes, la défense de la propriété privée et d’autres considérations élitistes du même genre ? Sa doctrine du juste milieu n’est-elle pas une forme de philosophie « centriste » prônant la modération à tout prix, rejetant ainsi d’emblée certaines perspectives plus radicales ? Pourquoi s’appuyer sur un tel auteur pour mener la critique du capitalisme et guider la lutte de classes ?

Enfin, l’éthique des vertus ne semble pas très utile à première vue pour concevoir un modèle de société socialiste ni pour guider l’action révolutionnaire d’un point de vue pratique. Comment les simples vertus d’entraide, de coopération et de bienveillance peuvent-elles nous aider à construire des coalitions de mouvements sociaux pour renverser l’ordre établi ? Étant donné que l’éthique des vertus se base souvent sur l’heuristique de l’agent vertueux pour guider l’action morale en situation concrète, cela signifie-t-il que pour bien agir d’un point de socialiste, il faudrait se poser la question suivante : comment Lénine ou Che Guevera agirait-il dans cette situation ?

Toutes ces objections pertinentes doivent être soulevées afin de débarrasser l’éthique des vertus de ses angles morts et préjugés. Il s’agit donc de reconstruire une approche à partir d’une théorie critique sensible aux rapports de domination comme le capitalisme, le colonialisme, le patriarcat. Lisa Tessman a déjà entrepris cette tâche dans son livre Burdened Virtues. Virtue Ethics for Liberatory Struggles (‎Oxford University Press, 2005), où elle propose une révision originale de la théorie d’Aristote en la remaniant pour qu’elle devienne utile aux luttes contre différentes formes d’oppression. Il n’est pas question ici de se lancer dans de longs développements théoriques, mais de proposer quelques pistes de réflexion préalables à une éthique des vertus socialiste.

Vices capitalistes et vertus socialistes

Une première façon de mobiliser l’éthique des vertus est de proposer une nouvelle lecture critique du capitalisme. Comme le note la philosophe Rahel Jaeggi, il faut distinguer trois formes de critique. La critique fonctionnaliste consiste à repérer les problèmes et dysfonctionnements de ce système économique (tendances à la crise, contradictions, perturbations de ses conditions de possibilité) afin de montrer que le capitalisme ne fonctionne pas bien ou menace sa propre viabilité à moyen et long terme. Quant à elle, la critique morale du capitalisme met de l’avant la question des injustices et les problèmes associés : exploitation, inégalités en termes de redistribution, de reconnaissance, de participation, etc. Enfin, la critique éthique s’intéresse plutôt au capitalisme comme « forme de vie », c’est-à-dire comme ensemble de pratiques sociales, de normes, de manières d’être et de relations au monde qui peuvent produire de l’aliénation et s’avérer nuisible à l’épanouissement humain[14].

En ce sens, il est possible de critiquer le capitalisme en présentant ses « vices » sur différents plans. Sur le plan fonctionnel ou structurel, ce système est fondamentalement vicié, car il est en train de détruire les conditions biophysiques de la vie humaine sur Terre en raison de l’impératif de profit, de croissance et d’expansion au cœur de son fonctionnement. Sur le plan moral, le capitalisme contribue à l’amplification des inégalités sociales, et donc aux vices liés à l’injustice, à l’exclusion, au manque de solidarité. Sur le plan éthique, le capitalisme contribue à l’aliénation et à des relations au monde qui favorisent l’impuissance (des masses), le manque de temps (dû à l’impératif de compétition et d’accélération sociale), ou encore l’apathie, l’ennui et l’indifférence. On pourrait ajouter à cela d’autres critiques liées aux vices dans la sphère politique, sur le plan culturel, de l’idéologie, ou encore aux vices que le capitalisme favorise chez les individus en façonnant les subjectivités : avarice, consumérisme, productivisme, culture de la performance…

À l’inverse, l’éthique des vertus pourrait permettre d’identifier les vertus nécessaires à la construction d’un monde post-capitaliste : la sobriété et l’autolimitation (sorte de modération à l’échelle collective), la justice, la convivialité, le soin (le care), l’empathie, l’entraide, l’engagement politique, la bonne radicalité, et autres vertus civiques. Il n’est pas question ici de proposer une liste des vertus socialistes, bien que cela pourrait être l’objet de réflexions et de débats ultérieurs. L’important consiste ici à situer les vertus en matière de pratiques sociales, des manières d’être et d’interagir, de façon à cultiver une « nouvelle sensibilité » (comme le préconisait Marcuse[15]), ou encore une « culture socialiste » dans laquelle certaines valeurs, normes et habitudes permettraient d’ancrer le socialisme au sein de « formes de vie » capables d’incarner ce projet dans la pratique. La littérature récente sur la préfiguration, les communs, l’économie postcapitaliste, les utopies réelles, les initiatives de transition et autres projets collectifs de résilience socioécologique s’inscrit dans cette perspective[16].

Une autre avenue intéressante consiste à mobiliser la réflexion critique sur les vertus afin de dépasser certaines impasses liées aux pratiques, au dogmatisme, au sectarisme et à d’autres formes de violence et d’ostracisation au sein des milieux militants. Les récents débats sur les « wokes », la rectitude politique et la cancel culture (la culture du bannissement) ont réanimé ces enjeux, souvent en opposant une approche moraliste et particulariste (reliée à la gauche postmoderne, la pensée intersectionnelle ou décoloniale) à une approche universalise et stratégique (d’inspiration marxiste, anarchiste ou autre)[17]. Pose problème ici une opposition binaire entre une critique de l’approche déontologique (associée à une forme d’absolutisme moral) et une approche essentiellement conséquentialiste (centrée sur les nécessités stratégiques), sans véritablement penser l’articulation complexe entre les dimensions éthique et stratégique des luttes.

À l’inverse, des livres récents comme Joie militante. Le conflit n’est pas une agression ou We Will Not Cancel Us (Nous ne nous annulerons pas) proposent diverses critiques des vices du « radicalisme rigide » qui ronge les mouvements de l’intérieur. Ces ouvrages proposent aussi de cultiver diverses dispositions (comme l’écoute, l’empathie, le soin, la joie, la résilience) comme remèdes à la sclérose des pratiques et comme vecteurs de groupes militants plus forts, inclusifs et dynamiques[18]. Au-delà des vertus nécessaires à l’édification d’un monde socialiste libéré des différents systèmes d’oppression, une interrogation pratique sur les vertus et les vices au sein des milieux militants s’avère essentielle à la construction de mouvements sociaux bienveillants et combatifs, inclusifs et dotés d’une certaine efficacité.

La centralité de la sagesse pratique militante

Afin de ne pas s’enfermer dans une version performative des vertus (vertu ostentatoire ou virtue signaling), visant à « marquer des points » dans les médias sociaux ou les milieux militants en adoptant les bonnes expressions, positions ou postures, il faut être capable de développer une certaine réflexivité sur nos pratiques, normes et dispositions qui cultivent l’épanouissement des mouvements sociaux (la « joie militante » comme puissance d’agir) et permettent d’éviter certains vices : lourdeur procédurale, exclusions, manque d’efficacité, conception purement esthétique des luttes, course à la radicalité, bien-pensance, moralisme. Il s’agit là d’un réflexe essentiel à développer pour éviter que les vertus militantes ne se réduisent à un simple jeu de distinction sociale et de conduite individuelle exemplaire.

Par la suite, il est nécessaire de voir en quoi les vertus peuvent guider l’élaboration d’un projet socialiste, inclusif, démocratique et émancipateur, c’est-à-dire par la construction de nouvelles institutions politiques, économiques et sociales qui permettent de cultiver les vertus chez les individus, de nourrir la solidarité au sein de la communauté (aussi nommée « amitié civique »), et de favoriser l’épanouissement personnel et collectif. On pourrait dès lors penser aux formes de gouvernance, aux modes d’organisation du travail et de processus démocratiques nécessaires pour réaliser ces diverses dispositions, en transformant, en améliorant ou en abolissant carrément les institutions qui contribuent à reproduire la domination et les vices.

Enfin, il est essentiel de cultiver une certaine « sagesse pratique » au sein des milieux militants. Il faut entendre par là la capacité à prendre de bonnes décisions en fonction d’une prise en considération sérieuse des possibilités, contraintes et tensions liées à chaque contexte. Cette faculté cognitive et émotionnelle n’est pas un don individuel ou surnaturel, mais une disposition à raisonner de manière pratique qui s’acquiert par l’expérience, mais aussi par la transmission d’expériences et de savoirs militants. La sagesse pratique nécessaire à la culture socialiste et au plein déploiement des vertus révolutionnaires ne peut s’acquérir que par une relation active au passé, à la « tradition des vaincus » et des opprimés, aux expériences révolutionnaires où certaines figures singulières (comme Lénine, Gramsci, Luxemburg) ou encore des groupes collectifs anonymes ont fait preuve de vertus dans des contextes hautement explosifs.

Pour revenir à la « morale révolutionnaire » de Trotsky que nous avons évoquée au début de ce texte, celle-ci s’apparente finalement moins à l’approche déontologique ou conséquentialiste qu’à une éthique des vertus adaptée au contexte révolutionnaire. Pour ce grand socialiste, il n’y pas de loi morale absolue, ni un simple calcul stratégique centré sur l’atteinte d’objectifs particuliers faisant fi de toute morale; il s’agit plutôt de penser l’action en incarnant un idéal en fonction de situations singulières et complexes. Trotsky fait appel à la phronesis (sagesse pratique) qui s’acquiert par et dans la lutte contre le capitalisme, par l’accumulation et le raffinement de l’expérience pratique historique. Au lieu de savoir ce que tel révolutionnaire aurait fait dans une situation x ou y, il s’avère préférable de s’appuyer sur la transmission de savoirs militants et sur l’exercice d’un raisonnement pratique ouvert à l’expérimentation et à l’adaptation continue aux circonstances changeantes. L’éthique socialiste, en fin de compte, doit reposer sur cette expérience vivante de la lutte pour l’émancipation, comme le soulignaient Rosa Luxemburg et Trotksy à leur époque.

Le moraliste insiste encore : Serait-ce que dans la lutte des classes contre le capitalisme tous les moyens sont permis ? Le mensonge, le faux, la trahison, l’assassinat, « et cætera » ?

Nous lui répondons : Ne sont admissibles et obligatoires que les moyens qui accroissent la cohésion du prolétariat, lui insufflent dans l’âme une haine inextinguible de l’oppression, lui apprennent à mépriser la morale officielle et ses suiveurs démocrates, le pénètrent de la conscience de sa propre mission historique, augmentent son courage et son abnégation. […] Ces critériums ne disent pas, cela va de soi, ce qui est permis ou inadmissible dans une situation donnée. Il ne saurait y avoir de pareilles réponses automatiques. Les questions de morale révolutionnaire se confondent avec les questions de stratégie et de tactique révolutionnaire. L’expérience vivante du mouvement, éclairée par la théorie, leur donne la juste réponse[19].

Jonathan Durand Folco est professeur à l’Université Saint-Paul, Ottawa


  1. Noël W. Thompson, Political Economy and the Labour Party. The Economics of Democratic Socialism  1884-2005, 2e éd., Abingdon, Angleterre, Routledge, 2006.
  2. Manfred B. Steger, The Quest for Evolutionary Socialism. Eduard Bernstein and Social Democracy, Cambridge, Angleterre, Cambridge University Press, 1997, p. 115.
  3. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, 1848, Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales ; Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1880, Chicoutimi, Les classiques des sciences sociales.
  4. André Heywood, Political Ideologies. An Introduction, 5e éd, Basingstoke, Angleterre, Palgrave Macmillan, 2012.
  5. Gustav Landauer, L’appel au socialisme, Paris, Éditions l’Échappée, 1911. Pour un bref survol de sa pensée, voir « Gustav Landauer : un appel au socialisme », revue Ballast, 13  janvier 2020, <https://www.revue-ballast.fr/gustav-landauer-un-appel-au-socialisme/>.
  6. Voir notamment Erich Fromm (dir.), Socialist Humanism. An International Symposium, Garden City, Doubleday, 1965.
  7. Donald Van de Veer, « Marx’s View of Justice », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 33, n° 3, 1973, p. 366-386 ; Marshall Cohen (dir.), Marx, Justice and History. A Philosophy and Public Affairs Reader, Princeton, N. J., Princeton University Press, 1980.
  8. Léon Trotksy, Leur morale et la nôtre, 1938, p. 14, <https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale14.htm>.
  9. Ibid., p. 16, <https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/morale/morale16.htm>.
  10. Ibid.
  11. Pour un aperçu clair, concis et accessible de l’éthique des vertus, voir Rosalind Hursthouse, « Virtue Ethics », Stanford Encyclopedia of Philosophy, 8 décembre 2016.
  12. John Dewey et James H. Tufts [1915], Éthique, Paris, Gallimard, 2021.
  13. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les éditions de Minuit, 1979.
  14. Rahel Jaeggi, « What (if Anything) Is Wrong with Capitalism ? Dysfunctionality, Exploitation and Alienation : Three Approaches to the Critique of Capitalism », The Southern Journal of Philosophy, vol. 54, 2016, p. 44-65. Voir aussi Nancy Fraser et Rahel Jaeggi, Capitalism. A Conversation in Critical Theory, Cambridge, Polity Press, 2018.
  15. Herbert Marcuse, Vers la libération, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
  16. Voir à ce titre Erik Olin Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017 ; Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014; J. K. Gibsom-Graham, Jenny Cameron et Stephan Healy, Take Back the Economy. An Ethical Guide for Transforming our Communities, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2013.
  17. Voir à ce titre Pierre Mouterde, Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019.
  18. Voir Carla Bergman et Nick Montgomery, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, Paris, Éditions du commun, 2021 ; Sarah Schulman, Le conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, Paris, Éditions B42, 2021; Adrienne Maree Brown, We Will Not Cancel Us. And Other Dreams of Transformative Justice, Chico, AK Press, 2020.
  19. Trotksy, Leur morale et la nôtre, op. cit., p. 16.

 

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L’environnement et la planification démocratique de l’économie

28 décembre 2022, par Rédaction
Deux modèles de planification démocratique de l’économie et leur rapport à l’environnementLa coordination négociéeL’économie participalisteLe problème : les modèles et (…)

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Parmi les propositions de structuration d’une société postcapitaliste, la planification économique démocratique est celle qui parvient le mieux à concilier une coordination des activités économiques et la préservation de l’autonomie locale. Les mécanismes de prise de décision y intègrent une variété de considérations importantes pour les communautés et les citoyens et citoyennes. Cependant, les premiers modèles développés dans les années 1990 laissent peu de place aux préoccupations environnementales et se concentrent davantage sur les processus sociaux et économiques. Avec l’aggravation de la crise environnementale au cours des dernières décennies, certains des partisans de la planification démocratique ont récemment intégré les questions environnementales à leurs modèles. Bien que ces efforts soient certainement utiles, nous pensons qu’il est possible de franchir le pas suivant de façon à ce que les modèles de planification démocratique de l’économie puissent pleinement tenir compte des bases biophysiques et écologiques des processus socioéconomiques.

Dans un premier temps, cet article présente deux modèles de planification démocratique de l’économie et leur rapport à l’environnement. Ensuite, il montre en quoi cette approche pose problème. Enfin, il propose une façon d’adapter les modèles pour les rendre acceptables du point de vue écologique.

Deux modèles de planification démocratique de l’économie et leur rapport à l’environnement

La coordination négociée

Pat Devine publie Democracy and Economic Planning en 1988. Il y présente un modèle de planification démocratique fondé sur la coordination négociée des activités économiques par les personnes que les décisions affectent. Ce modèle combine démocratie directe et démocratie représentative[2] : toutes les grandes décisions économiques sont prises de la façon la plus décentralisée possible.

Devine a continué de développer son modèle avec Fikret Adaman et ils ont écrit plusieurs textes sur la relation entre la coordination négociée et l’environnement[3]. Cependant, ils ne désignent aucune instance ou institution responsable des enjeux écologiques. Pour les auteurs, la planification collective des investissements lierait l’activité économique aux besoins humains plutôt qu’aux profits. Selon eux, le principal avantage d’une économie planifiée démocratiquement par rapport au capitalisme, c’est sur le plan écologique. Puisque les investissements majeurs seront planifiés démocratiquement, les incitations à la concurrence et à la croissance seront vraisemblablement inopérantes, ce qui atténuera considérablement la pression sur les travailleurs, les travailleuses et les écosystèmes.

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de concevoir des instances qui se consacreraient aux questions écologiques puisque le contrôle démocratique produirait naturellement les résultats environnementaux souhaités.

Il y a une exception à cette règle : la rente sur les ressources naturelles que propose Devine dès son ouvrage de 1988 pourrait être considérée comme un élément du modèle qui est spécifiquement environnemental même si elle n’a pas été conçue comme telle à l’époque. Cette rente refléterait le taux d’exploitation socialement souhaité, dans des limites scientifiquement établies, et permettrait aux unités de production de tenir compte de la rareté relative des ressources naturelles. Là encore, cette rente serait déterminée démocratiquement dans le cadre de la procédure de planification négociée.

Cette prise en charge des questions environnementales est tout à fait en phase avec le modèle qui est, depuis son origine, présenté comme une contribution au « mouvement vers une société autogouvernée[4] ». L’autogestion des milieux de travail se développe à mesure que l’économie se politise et que la société devient de plus en plus consciente de ce qu’elle fait. Il s’agit d’un enchâssement de l’économie dans la société et dans la nature. La coordination négociée propose donc que la question de la protection de l’environnement soit prise en compte politiquement lors de la négociation des décisions d’investissement.

L’économie participaliste

En 1991, Michael Albert et Robin Hahnel ont développé un modèle de planification économique démocratique, l’« économie participaliste[5] ». L’économie participaliste se centre sur la démocratie directe qu’appliquent deux structures de base : les conseils de travailleurs ainsi que les conseils de consommateurs. Les décisions de production sont prises là où elles affectent les gens. Les conseils de travailleurs gèrent tous les lieux de travail et sont regroupés en fédérations selon leur secteur d’activité. La rémunération des travailleurs et des travailleuses est calculée à partir de l’effort qu’exigent les tâches qu’ils et elles accomplissent. La rémunération que les gens reçoivent leur donne accès à des droits de consommation. L’organisation des conseils de consommateurs est similaire à celle des conseils de travailleurs, mais déterminée selon la localisation des milieux de vie.

L’économie participaliste se distingue de la coordination négociée par deux mécanismes conçus pour répondre aux problèmes écologiques. Le premier sert à mettre au jour les dommages causés par la pollution. Il s’agit essentiellement d’un système de pollueur-payeur selon lequel les communautés directement touchées par la pollution se regroupent pour déterminer la valeur des dommages subis. Ces communautés peuvent interdire l’utilisation de certains polluants ou fixer des droits de consommation que leurs membres recevraient à titre de compensation. Ce mécanisme attribue donc un prix à la pollution, prix dont tient compte le processus de planification participative. Ainsi, le coût de la pollution fait-il partie du coût social cumulé de la production auquel on compare[6] son bénéfice social.

Deuxième mécanisme, la procédure de planification à long terme aide les générations actuelles à déterminer quelles dépenses elles veulent engager maintenant afin que l’avenir soit meilleur. Ces plans à long terme sont le fruit d’une collaboration entre la fédération nationale des consommateurs et la fédération nationale des travailleurs. La première produit une évaluation de ce que seront les préférences en matière de consommation dans les années à venir, tandis que la seconde produit une estimation de la croissance de la productivité. Mais ces analyses sont limitées par une « contrainte d’équité entre les générations » qui balise la façon dont le niveau de consommation d’une année peut différer de celui de l’année précédente ou suivante. Cette contrainte impose à la génération actuelle une modération de la consommation afin de préserver le bien-être de la génération à venir. La planification à long terme délimite le cadre dans lequel la planification annuelle doit s’effectuer. Grâce à ce processus, les générations actuelles peuvent être amenées à mieux tenir compte de l’environnement. Hahnel répète toutefois que ce résultat n’est jamais garanti ; la démocratie a besoin que les générations actuelles soient prêtes à faire des sacrifices maintenant pour un bénéfice collectif qui viendra plus tard[7].

Ces propositions de mécanismes écologiques sont parfaitement cohérentes avec les principales caractéristiques de l’économie participaliste. L’idée que les gens doivent prendre les décisions qui les concernent est au cœur de l’économie participaliste. Il est donc logique que la pollution soit mesurée et évaluée par ceux et celles qu’elle affecte. Pourtant, la planification à long terme marque les limites de ce principe puisque les générations futures ne peuvent pas s’exprimer. Cependant, la contrainte d’équité oblige la première génération à prendre des décisions qui limitent sa consommation et ne devraient donc pas nuire aux générations à venir.

Le problème : les modèles et l’écologie

L’économie écologique, un domaine distinct au sein de l’économie hétérodoxe, s’appuie sur une perspective biophysique de l’économie. Cette approche considère que l’économie fait partie de l’écosystème global, que caractérisent des interrelations dynamiques entre les systèmes économiques et les systèmes physiques et sociaux. La question de la taille de l’économie et des limites biophysiques est alors centrale, car l’allocation ou la distribution des ressources seules ne suffisent pas à en tenir compte. L’économie écologique présente donc la taille de l’économie comme un problème en soi, dont il faut traiter spécifiquement. Cela revient à reconnaître l’encastrement de l’économie dans le système social et à souligner le rôle de l’économie politique au sens large dans la médiation des interactions entre les processus économiques et les dynamiques environnementales. Dans cette perspective, l’économie écologique rend opérationnels divers cadres, modèles et outils, et fournit des indicateurs des processus socioéconomiques différents de ceux mis de l’avant par l’économie orthodoxe[8].

L’économie écologique nous apprend que la complexité, l’incertitude et l’ignorance inhérentes aux processus écologiques signifient que les conséquences biophysiques des décisions économiques ne peuvent être connues ou prévues de façon précise. Ainsi, les prix du marché, qu’ils soient explicites ou imputés, peuvent-ils au mieux refléter une information incomplète ; ils ne reflètent pas et ne peuvent pas refléter chaque aspect, inter-temporel, des coûts et des avantages associés à un bien ou à un service environnemental spécifique. De plus, l’environnement est marqué par des interdépendances sociales et biophysiques – les actions des uns influent directement sur les possibilités des autres. Or, la prise de décision par des individus isolés et sans rapports politiques entre eux dans le contexte du marché ne peut pas rendre compte de ces interdépendances de manière adéquate. Enfin, les prix du marché ne constituent pas une mesure pertinente de la valeur, car les valeurs attribuées à l’environnement ne peuvent être ramenées et agrégées à un seul dénominateur ; c’est la notion d’« incommensurabilité des valeurs[9] ». Par conséquent, les prix formés sur les marchés peuvent au mieux saisir un sous-ensemble des dimensions de la valeur d’un bien ou d’un service environnemental.

Les économistes écologiques recommandent que les décisions environnementales soient prises au terme d’un processus social de délibération auquel participent ceux et celles que la décision affecte. Un tel processus devrait s’appuyer sur des connaissances scientifiques, par ailleurs souvent contestées, mais surtout sur les points de vue et les valeurs de ceux et celles que pourraient toucher les possibles résultats. La prise de décision collective permet également de respecter des critères moraux, de faire connaître les interdépendances et de favoriser des règles de coopération et de réciprocité grâce à un dialogue raisonné. Les économistes écologiques défendent également des méthodes d’expression et d’agrégation des valeurs autres que le prix. Il s’agit notamment de méthodes d’évaluation multicritères ainsi que du principe de précaution lorsque les impacts environnementaux sont potentiellement élevés mais difficiles à mesurer, c’est-à-dire lorsque les preuves scientifiques sont insuffisantes, non concluantes ou incertaines[10].

La coordination négociée proposée par Devine et Adaman se fonde sur des mécanismes participatifs d’allocation de la capacité de production. Bien que ce modèle soit silencieux sur la manière d’établir les limites biophysiques, il fournit un cadre dans lequel les conséquences sociales et écologiques des différentes propositions ainsi que les décisions concernant les limites de l’activité économique pourraient être débattues et pesées selon les différents points de vue des parties prenantes. En ce sens, la planification participative peut potentiellement étendre les mécanismes envisagés par l’économie écologique pour faire face à l’incertitude, à la complexité et à l’interdépendance en environnement le domaine plus large des décisions économiques. Le modèle est également silencieux sur la manière dont l’incommensurabilité des valeurs serait traitée et sur le type de critères non monétaires qui seraient utilisés lors des délibérations.

Les améliorations apportées par Hahnel à l’économie participaliste comprennent deux mécanismes distincts. Le premier repose sur les communautés directement affectées par la pollution qui décident du prix et du degré de pollution acceptable. Les limites de l’activité économique émergent ainsi de l’évaluation individuelle des dommages causés par la pollution que produisent les personnes concernées. Paradoxalement, le point de vue de Hahnel ne diffère pas beaucoup de la solution habituellement appliquée aux externalités environnementales, car il imite un processus de négociation inspiré de Ronald Coase qui reconnaît un degré de pollution dit « efficace ». Cette approche est profondément troublante du point de vue de l’économie écologique, à plusieurs titres. Tout d’abord, les processus écologiques étant marqués par la complexité, l’ignorance et les décalages temporels, il est impossible de connaître les effets et les coûts futurs de la pollution. Les impacts environnementaux imprévus et inconnus peuvent très bien être beaucoup plus coûteux que ce qui est envisagé et l’ampleur de la pollution autorisée à l’avance peut être supérieure à ce qui s’avérera réellement « efficace » à l’avenir. Deuxièmement, les impacts de la pollution sont réduits à une simple mesure quantitative, ce qui ne permet pas de saisir les multiples valeurs associées à l’environnement qui ne peuvent être tarifées. Enfin, ce mécanisme ne reconnaît pas les effets interreliés de la pollution sur l’écosystème au-delà de ce qui affecte les humains, ainsi que sur ceux qui ne sont pas directement (ou actuellement) touchés par les dommages. En ce sens, la proposition de Hahnel est insuffisante et ne peut traiter les questions de complexité, d’ignorance et d’interdépendance, des questions fondamentales quand il s’agit de durabilité écologique.

Le deuxième mécanisme, quant à lui, repose sur une procédure de planification à long terme qui imposerait certaines normes et certains objectifs pour prendre en compte, autant que cela est possible, le bien-être des générations futures. Si ce mécanisme semble prometteur, sa réduction à un processus de vote fondé sur les préférences de la génération actuelle reste problématique. La formule de Hahnel exclut une procédure délibérative plus complète qui impliquerait un débat public de qualité. Comme nous l’avons vu précédemment, une telle procédure est nécessaire non seulement parce qu’elle révèle des informations et une conscience des interdépendances, mais aussi parce que les préférences ne sont pas figées et que les valeurs peuvent changer grâce à un dialogue raisonné.

Une piste de solution

D’un point de vue biophysique, le processus économique apparaît comme un flux matériel soumis à une série de transformations métaboliques des sources (où on puise les ressources naturelles) jusqu’aux puits (où on se débarrasse des résidus de la production en les retournant à la nature), tel qu’illustré à la figure 1. Ce flux métabolique inscrit l’économie dans les systèmes écologiques et les cycles biogéochimiques qui font de la planète notre monde. Il est régi par les lois de la physique et de la chimie ainsi que par les principes de l’écologie. Au premier rang figurent les lois de la thermodynamique, celles de la dynamique du système terrestre et celles de la résilience écologique, caractérisée par des points de basculement et des effets de seuil[11]. Cela nous amène à souligner que les débats classiques sur la planification démocratique s’intéressent à la production, à la circulation et à la distribution d’un produit porteur de valeur, d’échange ou d’usage, tandis que l’économie écologique conçoit le processus métabolique comme un flux d’énergie et de matière qui traverse la société et sert ainsi à sa reproduction matérielle. Le flux de matière est toujours plus important que la production considérée comme porteuse de valeur. Il se calcule en unités biophysiques et non en unités de valeur : tonnes et joules plutôt que dollars ou heures de travail[12].

Figure 1

Le métabolisme social
FIGURE 1 – Source : Krystof Beaucaire, Clara Vivin, Marc Dionne et Éric Pineault, Le métabolisme social. Un cadre d’analyse pour vivre collectivement à l’intérieur des capacités limites de la terre, L’atelier d’Écologie Sociale du Capitalisme Avancé, UQAM, 1er mars 2022, p. 3, <https://esca.uqam.ca/wp-content/uploads/2022/03/Rapport-Metabolisme-Social-ESCA-2022-2.pdf>.

Est aussi crucial le fait qu’avant d’entamer toute production de biens et de services, ce flux d’énergie et de matière doit être extrait, et une fois son travail effectué au sens biophysique du terme et sa matérialité « utilisée » d’un point de vue social, ce qui, en termes de production, est conceptualisé comme une consommation, le débit sera englouti « dans l’environnement » sous forme de déchets et d’émissions. Enfin, à mesure que le flux traverse la société, il se maintient ou s’accumule sous forme de stocks matériels – artefacts, machines, bâtiments et infrastructures – et par les populations animales domestiquées qui sont les médiateurs de nos vies sociales et biologiques et l’expression de nos cultures. Le type et la masse des stocks matériels qu’une société accumule déterminent en grande partie la taille de l’économie nécessaire à la satisfaction des besoins de sa population. Les comptes de flux de matière à l’échelle de l’économie permettent de mesurer cette dimension.

Les sources (de matière et d’énergie) et les puits (de déchets et d’émissions) sont les points de contact entre les économies et la nature, entendue ici comme les écosystèmes et les cycles biogéochimiques. C’est le long de cette frontière que les impacts environnementaux d’une économie apparaissent non pas comme des « externalités », mais comme le réseau des relations écologiques créées par le régime métabolique d’une société. Cette intégration biophysique des économies à l’écologie peut être représentée au mieux par une « circularité écologique » : l’extraction et la dissipation sont dépendantes du « travail » des écosystèmes et des cycles biogéochimiques qui absorbent et produisent les éléments en circulation. Ils peuvent effectuer ce travail biophysique de manière durable ou être déséquilibrés et poussés vers des points de basculement où ils s’effondrent. Selon la nature et l’échelle du régime métabolique d’une société, cette rupture métabolique[13] peut être locale ou globale, et peut concerner des éléments centraux ou périphériques du flux qui traverse une société.

Bien que cet encastrement écologique des économies ait été discuté par divers écomarxismes et écosocialismes au cours des dernières décennies, ce riche courant de recherche n’a pas encore pleinement intégré les outils analytiques et les concepts développés par les écologistes sociaux et les économistes biophysiques. La plupart des écomarxismes et des écosocialismes politiques restent dans un cadre classique « centré sur la valeur », fondé sur l’interaction entre les facteurs de production et les pratiques de consommation, à laquelle s’ajoutent ensuite des considérations écologiques et environnementales. Le modèle économique de base est un processus circulaire en deux étapes : la production d’un flux d’extrants porteurs de valeur qui, une fois consommés, ce qui comprend la « consommation productive », reproduit des intrants tels que le travail créateur de valeur et le capital fixe.

Du point de vue du métabolisme social, l’économie est plutôt modélisée comme un processus linéaire en quatre moments : 1) un point d’extraction ; 2) un point de production ; 3) un point de consommation ; et 4) un point de gaspillage et de dissipation du flux de production[14]. Chacun de ces points est régulé par un ensemble spécifique de relations sociales instituées et de formations matérielles accumulées sous forme de stocks ; chacun est soumis à des lois et des déterminations biophysiques, telles que la loi de l’entropie ou les principes de résilience écologique. En chaque point, les relations sociales et les processus biophysiques influent les uns sur les autres ; ces relations de cause à effet sont complexes et non linéaires, mais s’assemblent en structures sociométaboliques relativement stables. En outre, chaque point exerce ses déterminations de façon autonome sur le passage d’un point à l’autre et doit être examiné en tant que tel ; aucun point ne peut être réduit à la logique d’un autre ni être régi par un autre. Les changements au sein d’une structure auront un impact sur les autres. Par exemple, des modifications de la capacité de se débarrasser des déchets peuvent avoir un effet sur la capacité d’extraction tandis que des modifications des normes de production et de consommation auront un effet sur les deux extrémités du processus de production.

Les sections précédentes ont montré que les mécanismes ou institutions proposés par les modèles de planification démocratique de l’économie ne sont pas suffisants et ne peuvent prendre en compte les enjeux écologiques. Les modèles de planification économique démocratiques ont été construits autour du double processus typique de l’économie classique : la production et la consommation. Ainsi les contraintes et les possibilités environnementales ont-elles été examinées dans le langage réducteur des prix et des catégories de production. Une planification écologique du processus économique devrait donc :

  1. mettre sur pied des mécanismes ou institutions de planification délibérative tout au long du flux de matière et d’énergie, c’est-à-dire en tenant compte des quatre moments du processus économique ;
  2. institutionnaliser des catégories non réductionnistes qui expriment le métabolisme social en termes biophysiques et écologiques, plutôt qu’en termes de production ;
  3. créer un cadre de travail pour gérer l’échelle biophysique du résultat et la nature des relations écologiques inhérentes au métabolisme social d’une société postcapitaliste.

Une combinaison des caractéristiques des différents modèles pourrait donner une première réponse intéressante au point 1 ; cela devrait faire l’objet de recherches futures. Les recherches sur la décroissance et l’écologie sociale peuvent aisément apporter des éléments de réponse aux points 2 et 3. Sur le plan du langage et du vocabulaire, une expression standardisée du métabolisme des sociétés a été développée et il serait possible de l’utiliser pour planifier en détail la composition et la dimension du débit d’une économie donnée. Cependant, il est impératif que ce langage biophysique soit complété par d’autres langages d’évaluation et d’autres critères diversifiés d’évaluation qui pourraient être jugés importants du point de vue d’acteurs sociaux situés différemment. En d’autres termes, les indicateurs biophysiques ne doivent pas devenir un langage réducteur de plus, censé représenter tous les enjeux de l’environnement.

Conclusion

Les modèles de planification économique démocratique développés au cours des dernières décennies constituent des efforts essentiels pour imaginer ce à quoi pourrait ressembler une société postcapitaliste. On devrait les étudier davantage et de manière critique, dans le but de les fusionner et de les modifier pour répondre de manière adéquate à l’enjeu fondamental de notre siècle : l’écologie. Les défauts pointés du doigt dans les modèles ne sont que des défauts, ils peuvent être corrigés. Mais pour cela, il faut voir l’économie à travers un prisme écologique, avec des outils appropriés. Nous avons suggéré quelques principes qu’il serait utile d’explorer. Nous espérons continuer à faire avancer ce programme de recherche en discutant avec d’autres personnes qui travaillent sur des modèles de planification économique démocratique.

Bengi Akbulut , Mathieu Dufour, Frédéric Legault, Éric Pineault, Simon Tremblay-Pepin [1]


  1. Bengi Akbulut est professeure à l’Université Concordia, Mathieu Dufour, professeur à l’Université du Québec en Outaouais, Frédéric Legault, candidat au doctorat à l’Université du Québec à Montréal et professeur au Collège Ahuntsic, Éric Pineault, professeur à l’Université du Québec à Montréal et Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’Université Saint-Paul à Ottawa. Ces cinq professeurs constituent le groupe Planning for Entropy qui signe un article en anglais qui a été traduit, modifié, mis à jour et écourté par Simon Tremblay-Pepin. L’article est intitulé « Democratic economic planning, social metabolism and the environment » et publié dans Science & Society, vol. 86, n° 2, avril 2022.
  2. Pat Devine, Democracy and Economic Planning. The Political Economy of a Self-Governing Society, Boulder, Colorado, Westview Press, 1988, p. 60-61.
  3. Fikret Adaman, Pat Devine et Begum Ozkaynak, « Reinstituting the economic process : (re)embedding the economy in society and nature », International Review of Sociology – Revue Internationale de Sociologie, vol. 13, n° 2, 2003, p. 357-374 ; Pat Devine, « Ecosocialism for a new era », dans Richard Westra, Robert Albritton et Seongjin Jeong, Varieties of Alternative Economic Systems. Practical Utopias for an Age of Global Crisis and Austerity, New York, Routledge, 2017, p 33-51.
  4. Devine, 1988, op. cit., p. 114.
  5. Michael Albert et Robin Hahnel, The Political Economy of Participatory Economics, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1991.
  6. Robin Hahnel, Democratic Economic Planning, New York, Routledge, 2021, p. 139-149.
  7. Ibid., p. 225-226.
  8. Joan Martinez-Alier, The Environmentalism of the Poor. A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Cheltenham, RU, Edward Elgar, 2003.
  9. Ibid.
  10. Joan Martinez-Alier, Giuseppe Munda et John O’Neill, « Weak comparability of values as a foundation for ecological economics », Ecological Economics, vol. 26, n° 3, 1998, p. 277-286.
  11. Nicholas, Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1971.
  12. Marina Fischer-Kowalski et Helmut Haberl, « Tons, joules, and money : modes of production and their sustainability problems », Society & Natural Resources, vol. 10, n° 1, 1997, p. 61-85.
  13. John Bellamy Foster et Brett Clark, The Robbery of Nature. Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press, 2020.
  14. Adelheid Biesecker et Sabine Hofmeister, « Focus : (Re)productivity: Sustainable relations both between society and nature and between the genders », Ecological Economics, vol. 69, n° 8, 2010, p. 1703-1711.

La coordination négociée, un modèle écosocialiste

22 décembre 2022, par Rédaction

La nécessité de définir les contours d’une société juste fondée sur les valeurs démocratiques[1], la liberté, l’égalité et le respect des limites écologiques à l’échelle locale et mondiale, n’a jamais été aussi urgente qu’aujourd’hui. Pour celles et ceux d’entre nous qui prétendent que le système capitaliste – même s’il est réformé – continuera à rendre impossible une bonne vie en harmonie avec l’environnement, il est crucial de donner forme à cette vision de la société à venir. Notre contribution a été de développer un modèle économique écosocialiste dans lequel les considérations sociales et écologiques sont intégrées aux décisions économiques; l’avenir de la vie économique est planifié pour être démocratique, les activités économiques interdépendantes sont coordonnées entre elles et les citoyennes et citoyens sont habilités à s’engager activement dans la prise de décision à différents niveaux du système économique.

Exposé du modèle de la coodination négociée

En 1988, Pat Devine a publié Democracy and Economic Planning[2] qui jette les bases du modèle de la « coordination négociée », modifié et étendu par la suite avec la coopération de Fikret Adaman. Dans ce modèle, les propriétaires sociaux des moyens de production s’engagent dans une procédure délibérative pour parvenir collectivement à un plan qui établit et réalise ce qui est économiquement juste pour toute la société.

Devine soutient que les moyens de production devraient être la propriété sociale des parties prenantes, personnes ou groupes, directement affectées par leur utilisation. Les propriétaires sociaux d’une entreprise seraient donc constitués des travailleuses et travailleurs de cette entreprise, mais aussi de celles et ceux d’autres entreprises de la même industrie, de membres de la communauté où est située l’entreprise, de fournisseurs, de clients, de représentants des commissions de planification et d’autres groupes de la société civile ayant un intérêt direct dans le résultat du travail effectué par cette entreprise. Le modèle est décentralisé et suppose une dynamique transformatrice : les parties prenantes sont amenées à négocier – d’où le terme de coordination négociée  – les objectifs économiques de leur propre entreprise, en son sein et dans des espaces qui réunissent plusieurs entreprises, sur la base des informations quantitatives et qualitatives pertinentes. Le processus délibératif proposé place le débat public au cœur de la prise de décision économique. Les parties prenantes s’engagent dans un processus d’apprentissage collectif par lequel elles cherchent à parvenir à des décisions concertées sur la planification de l’économie.

Le modèle établit une distinction entre « l’échange marchand », qui implique la vente et l’achat de la production à partir des capacités productives déjà existantes, et les « forces du marché », qui concernent des décisions d’investissement prises par les entreprises sur la base de leur seul intérêt. La coordination négociée conserve l’échange marchand mais élimine les forces du marché. Les décisions relatives aux changements de capacité productive d’une entreprise, par le biais d’investissements ou de désinvestissements, affectent un ensemble plus large de groupes que les décisions qui ne touchent que l’utilisation de ses capacités existantes. C’est donc cet ensemble plus large qui constitue le conseil d’administration des entreprises et qui forme les conseils industriels où elles se rassemblent pour négocier les investissements du secteur. Les entreprises ne sont pas en concurrence les unes avec les autres ; les propriétaires sociaux prennent collectivement les décisions d’investissement et de désinvestissement au sein du conseil industriel. Ce conseil comprend toutes les entreprises de l’industrie, des représentants et représentantes des communautés où elles sont situées, les conseils industriels des industries qui achètent la production de l’industrie et qui fournissent ses intrants, les groupes de la société civile pertinents et les commissions de planification des régions concernées. Au sein du conseil industriel, les propriétaires sociaux négocient un plan coordonné d’investissement et de désinvestissement pour chaque entreprise de l’industrie dans son ensemble. C’est ce processus de coordination négociée qui remplace les forces du marché dans un système de planification sociale.

Les conseils industriels peuvent se situer à diverses échelles géographiques et sont guidés par le principe de subsidiarité selon lequel les décisions doivent être prises au niveau le plus local, en veillant à ce que tous les groupes concernés par une décision participent à cette décision. Le niveau pertinent de prise de décision sera déterminé par l’importance des économies d’échelle dans la production, la nécessité de minimiser les coûts de transport, l’intérêt d’avoir des économies équilibrées dans la mesure du possible, les caractéristiques écologiques et la topographie des différents lieux et activités, etc. Les propriétaires sociaux à chaque niveau disposent de trois types d’informations à partir desquelles négocier : les données générées par les échanges marchands qui révèlent la performance de chaque entreprise, les connaissances explicites et tacites fournies par les représentants des différents propriétaires sociaux sur leurs expériences et besoins particuliers et les informations générales sur la société fournies par les représentants des conseils de planification concernés. Le processus de coordination négociée est un processus délibératif qui permet à ceux et celles qui y participent d’apprendre à prendre les meilleures décisions collectives possibles. Au cours de ce processus, les propriétaires sociaux sont informés des intérêts et des préoccupations des autres parties prenantes; ainsi ils sont mieux en mesure d’établir des objectifs sociaux larges qui dépassent leurs intérêts spécifiques. Il ne s’agit pas d’un processus d’agrégation de préférences préexistantes, mais d’un processus par lequel les personnes apprennent et font évoluer leurs préférences.

Comparaison avec le modèle de l’économie participaliste de Robin Hahnel et Michael Albert

La coordination négociée n’est pas le seul modèle qui tente de proposer le dépassement du capitalisme par la mise en place de la planification démocratique de l’économie. L’économiste Robin Hahnel a publié en 2021 Democratic Economic Planning[3], un livre dans lequel il met à jour le modèle nommé « économie participaliste » qu’il a développé avec Michael Albert. Ce modèle repose sur un processus d’itération walrasien[4] entre les offres de conseils de travailleurs et travailleuses et les demandes de conseils de consommateurs et consommatrices qui convergent vers un état d’équilibre. Son point de départ est un conseil central qui émet un ensemble de prix pour chaque produit, sur la base duquel les conseils des travailleurs et des communautés décident de ce qu’ils proposent de produire (l’offre) ou demandent d’utiliser (la demande). Ces offres et demandes sont communiquées à un ordinateur, qui compare le total des offres et des demandes pour chaque produit et ajuste l’ensemble des prix théoriques jusqu’à ce que les offres et les demandes pour chaque produit soient égales. Il y a des discussions entre les personnes du conseil des travailleurs et de la communauté, mais aucune discussion entre les personnes en tant que travailleuses et membres de la communauté. Les offres et les demandes reflètent les préférences préexistantes des personnes impliquées. On planifie la production de chaque produit ou catégorie de produits, y compris l’investissement ou le désinvestissement. L’allocation « optimale » des ressources est enclenchée lorsque le processus itératif a atteint le point d’équilibre.

Bien que les approches de Hahnel et de Devine partagent toutes deux le principe fondamental selon lequel la participation généralisée doit être la caractéristique centrale de toute future société socialiste, et qu’elles rejettent ce qu’on appelait alors le style soviétique de planification centralisée, il existe des différences entre les deux : a) le modèle de Hahnel sépare les intérêts des personnes en tant que travailleurs et consommateurs, alors que le modèle de Devine les relie à travers le concept de propriété sociale ; b) le premier part de préférences préexistantes, alors que le second est un processus d’apprentissage délibératif de négociation au cours duquel les personnes prennent en compte les intérêts des autres et modifient leurs préférences en conséquence ; c) le modèle de Hahnel recueille des micro-informations détaillées sur la production et l’investissement planifiés actuels en se basant sur la seule mesure monétaire du coût d’opportunité, tandis que le modèle de Devine utilise des critères quantitatifs et qualitatifs, ces derniers s’appuyant sur les connaissances tacites des propriétaires sociaux.

La proposition de Hahnel découle d’un cadre théorique et d’une position politique différents de la nôtre : l’idéologie néoclassique par opposition à l’économie politique marxiste et l’individualisme anarchiste par opposition au collectivisme socialiste. Il s’agit d’un exercice de mathématiques appliquées et d’électronique informatique apolitique qui n’a donc aucune incidence sur le processus politique de la coordination négociée issue de l’expérience historique des personnes dans les luttes de préfiguration. Ainsi, toute approche qui n’offre pas un moyen d’égaliser les coûts marginaux et les avantages sociaux est considérée par Hahnel comme un échec. À l’inverse, le modèle de Devine, qui s’oppose à l’approche néoclassique, s’appuie sur la connaissance sous différentes formes et formats, articulée non seulement sur le plan individuel mais aussi sur les plans institutionnel et sociétal. La différence paradigmatique et le choc inévitable entre les deux approches sont clairs.

En outre, Hahnel accorde également beaucoup trop de poids à l’hypothèse de l’Homo economicus et sous-estime ainsi la possibilité d’une expérience et d’un apprentissage sociaux transformateurs. Bien que différentes parties prenantes puissent avoir des positions différentes sur diverses questions, et donc avoir des intérêts contradictoires concernant le cours général de l’économie ou une voie spécifique à suivre, le modèle de Devine incorpore une dynamique transformatrice où les intérêts particuliers sont considérés les uns par rapport aux autres et sont donc intégrés dans l’intérêt général socialement construit – ce qui permet ainsi aux parties prenantes de défendre leurs positions tout en reconnaissant les conséquences sociales de leurs demandes, plutôt que de poursuivre leurs intérêts personnels étroitement définis. Le caractère central de l’apprentissage et de la transformation nous fait penser que la coordination négociée que nous défendons est un modèle économique écosocialiste.

La coordination négociée et l’écosocialisme

L’une des principales raisons pour lesquelles la croissance économique et le consumérisme sont si idéologiquement dominants est que le capitalisme dépend de la croissance et que le consumérisme constitue une forme de compensation pour le manque important de contrôle sur leur vie que la plupart des personnes connaissent. L’anarchie de la production capitaliste, l’allocation des ressources par le fonctionnement impersonnel des forces du marché à la recherche du profit, créent un sentiment d’impuissance car les gens n’ont aucun contrôle sur ce qui se passe dans leur milieu de travail et dans leur communauté. Ce sentiment est renforcé par le fait que les politiques gouvernementales sont conçues par une élite politique branchée sur le monde des affaires qui, de toute façon, est relativement impuissante face à un monde de plus en plus mondialisé et dominé par les sociétés transnationales. Il n’est pas surprenant qu’une mentalité antisystème du type « nous et eux » se soit développée et donne lieu à des réponses de droite mortifères, mais également à des innovations politiques créatives à gauche du spectre politique.

Une société écosocialiste doit être autonome et fondée sur une structure ascendante de démocratie participative. Ses organes de base sont les associations volontaires de la société civile dans laquelle les personnes apprennent à prendre des décisions et à participer à leur mise en œuvre. Cette structure serait façonnée par le principe de subsidiarité : les décisions devraient être prises et mises en œuvre au niveau le plus local, en veillant à ce que celles et ceux qui seront affectés par une décision puissent participer, directement ou indirectement, à son élaboration. Une telle structure de prise de décision à plusieurs niveaux, du local au mondial, implique à la fois des éléments de démocratie directe et de démocratie représentative. Pour réaliser ce projet, il faut abolir la division sociale du travail et la stratification de la société en classes. Les gens passent la plus grande partie de leur vie dans des milieux de travail hiérarchisés qui façonnent ce qu’ils et elles sont, et créent des êtres unidimensionnels, non des personnes complètes et épanouies. Or, dans une société écosocialiste, les personnes doivent pouvoir développer tout leur potentiel, devenir des êtres humains complets capables de participer efficacement à tous les niveaux de la société.

Ajoutons que les modes de vie écologiquement durables n’ont pas besoin d’être des ascétismes sévères. Kate Soper a développé le concept d’« hédonisme alternatif[5] », qui met l’accent sur les sources qualitatives du plaisir et de la bonne vie, par opposition aux faux moyens quantitatifs du consumérisme. Une hausse de la productivité peut être utilisée pour accroître le temps disponible pour le développement créatif et émancipateur de soi plutôt que pour la production et la consommation de plus de « babioles ».

Le capitalisme produit une « rupture métabolique » entre les humains et la nature qui les entoure. Se faisant, il sape les écosystèmes dont le capitalisme dépend pour sa reproduction en dégradant la nature non humaine[6] par le biais des émissions de gaz à effet de serre qui provoquent le changement climatique et menacent la biodiversité. Pour dépasser cette situation de rupture, il est nécessaire d’envisager une nouvelle relation entre la nature humaine et la nature non humaine. Une nouvelle relation entre les personnes impliquera inévitablement des modifications majeures du mode de vie et de l’utilisation du territoire. Pour inverser le déclin catastrophique de la biodiversité depuis les années 1950, contenir l’ampleur du changement climatique et restaurer l’intégrité de la biosphère, il faudra que les communautés locales gèrent soigneusement leur habitat.

La planification participative par le biais d’une coordination négociée dans tous les aspects de la vie sociale permettrait de réaliser les deux principes qui guident l’écosocialisme : surmonter la rupture métabolique et éliminer la division sociale du travail. Elle permettrait de créer, de gérer et d’améliorer une société propice à la vie bonne, à l’épanouissement de la nature humaine et non humaine. La société civile contrôlerait la politique et l’économie. La production et le travail, l’éducation et le cycle de vie, l’utilisation du territoire et les conditions de vie seraient façonnés pour répondre aux besoins humains, au plein développement du potentiel humain, à la vie spirituelle et à l’émancipation[7].

Fikret Adaman et Pat Devine, respectivement chercheur principal au Centre de politique d’Istanbul et professeur d’économie à l’Université de Boğaziçi (Istanbul), chercheur honoraire à l’Université de Manchester.

 


  1. Ce texte est une traduction réalisée par Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’Université Saint-Paul, et inspirée de deux textes publiés par les auteurs : Pat Devine, «Ecosocialism for a new era», dans Richard Westra, Robert Albritton et Seongjin Jeong (dir.), Varieties of Alternative Economic Systems. Practical Utopias for an Age of Global Crisis and Austerity, Oxon, Routledge, 2017, et Pat Devine et Fikret Adaman, Clarifications on Democracy and Economic Planning. An Engagement with Robin Hahnel, à paraître en 2022. Le texte a été relu et approuvé par ses auteurs.
  2. Pat Devine, Democracy and Economic Planning, Toronto, Wiley, 1988.
  3. Robin Hahnel, Democratic Economic Planning, Londres, Routledge, 2021.
  4. NDLR. Léon Walras (1834-1910) est un économiste français.
  5. Kate Soper, Post-Growth Living. For an Alternative Hedonism, Londres, Verso, 2020.
  6. NDLR. Les termes nature non humaine et nature humaine se retrouvent chez certains auteurs.
  7. « L’écosocialisme serait non seulement un nouveau mode de production dans lequel la prise de décision économique est pleinement intégrée à la prise de décision sociale, mais aussi un nouveau mode de vie, une nouvelle civilisation écosocialiste, fondée sur une conception écologiquement durable de la “bonne vie”.» Pat Devine, « Ecosocialist economics », p. 278, dans Leigh Brownhill, Salvatore Engel-Di Mauro, Terran Giacomini, Ana Isla, Michael Löwy, Terisa E. Turner (dir.), Routledge Handbook of Ecosocialism, Londres, Routledge, 2021.

 

Sur l’écologie de Marx et le retour de la nature

19 décembre 2022, par Rédaction
Entrevue de John Bellamy Foster[1] par Alejandro Pedregal, chercheur et cinéaste espagnol. Professeur de sociologie à l’Université de l’Oregon et rédacteur en chef de la (…)

Entrevue de John Bellamy Foster[1]
par Alejandro Pedregal, chercheur et cinéaste espagnol.

Professeur de sociologie à l’Université de l’Oregon et rédacteur en chef de la prestigieuse revue théorique américaine Monthly Review, John Bellamy Foster a révolutionné l’écosocialisme, il y a vingt ans, grâce à un livre fondamental, Marx’s Ecology[2]. Ce livre a lancé une deuxième série de recherches écosocialistes qui a réfuté toutes sortes de préjugés sur l’œuvre de Karl Marx, et il est en passe de fournir de solides fondements théoriques à un socialisme écologique pour notre époque.

Ce grand développement de la pensée écologique marxiste, amorcée principalement par Foster et d’autres intellectuels liés à la Monthly Review (Paul Burkett, Fred Magdoff, Brett Clark), a démontré que Marx, bien qu’il ait écrit au XIXe siècle, est essentiel si on veut réfléchir à la crise écologique contemporaine.

L’école marxiste de la « rupture métabolique »

Le courant de la pensée écologique marxiste s’est fait connaître sous le nom d’école de la « rupture métabolique » en raison de la place centrale de cette notion que Foster a extraite des chapitres sur la rente foncière dans les volumes 1 et 3 du Capital de Marx. Ce courant a stimulé de nombreuses pistes de recherche écologiques tant en sciences sociales qu’en sciences naturelles – allant de l’impérialisme et l’étude de l’exploitation des océans à la ségrégation sociale et à l’épidémiologie.

Dans son dernier livre qu’il a mis 20 ans à écrire, The Return of Nature[3], une monumentale généalogie de grands penseurs écosocialistes, Foster nous parle du chemin parcouru entre la mort de Marx en 1883 et l’émergence de l’environnementalisme dans les années 1960 et 1970.

L’œuvre de Foster est très peu disponible en français. Tant son premier grand livre, Marx’s Ecology, que son dernier, The Return of Nature, sont introuvables pour le moment dans la langue de Molière. Afin de commencer à pallier cette lacune, les Nouveaux Cahiers du socialisme vous présentent ce texte inédit en français de John Bellamy Foster.

Ce sont des extraits d’une longue entrevue publiée il y a plus d’un an dans la Monthly Review. Dans cette entrevue remarquable, conduite par Alejandro Pedregal, chercheur et cinéaste espagnol, Foster résume très bien ses principales contributions théoriques à l’écologie marxiste, sa redécouverte d’Engels ainsi que quelques principes stratégiques fondamentaux de l’écosocialisme du XXIe siècle.

Roger Rashi, traducteur de l’entrevue

Alejandro Pedregal – Dans votre livre Marx’s Ecology, vous avez réfuté certaines hypothèses généralement admises sur la relation entre Marx et l’écologie, à savoir que la pensée écologique dans l’œuvre de Marx est marginale, que ses quelques idées écologiques se trouvent principalement (sinon uniquement) dans ses premiers travaux… qu’il voit dans la technologie et le développement des forces productives la solution aux contradictions de la société avec la nature… Pensez-vous que ces idées persistent dans les débats actuels ?

  • La critique écologique de Marx est centrale dans sa critique du capitalisme

John Bellamy Foster – Au sein des cercles socialistes et écologistes des pays anglophones, et, en fait, dans la plupart des pays du monde, ces premières critiques de Marx en ce qui concerne l’écologie sont maintenant réfutées. Non seulement elles n’ont aucun fondement dans les faits, mais elles sont entièrement contredites par la solide conception écologique de Marx, laquelle a été fondamentale dans le développement de l’écosocialisme et, de plus en plus, par des analyses socioscientifiques des ruptures écologiques produites par le capitalisme.

Cela est particulièrement évident en ce qui concerne l’influence généralisée et croissante de la théorie de Marx sur la rupture métabolique, dont la compréhension s’accroît et qui, maintenant, est appliquée à presque tous nos problèmes écologiques. En dehors du monde anglophone, on rencontre encore occasionnellement certaines fausses idées du passé, sans doute parce que les travaux les plus importants ont été, jusqu’à présent, réalisés en anglais et qu’une grande partie n’a pas encore été traduite. Néanmoins, je pense que nous pouvons considérer que ces critiques sont désormais presque universellement comprises comme non valides, non seulement en raison de mon travail, mais aussi de celui de Paul Burkett dans Marx and Nature[4], de Kohei Saito dans Karl Marx’s Ecosocialism[5], et de bien d’autres.

Aujourd’hui, pratiquement personne à gauche n’est simpliste au point de juger Marx comme un penseur prométhéen qui fait la promotion de l’industrialisation par-dessus tout. On comprend maintenant, de façon générale, comment la science et la conception matérialiste de la nature ont pénétré sa pensée, une perception renforcée par la publication de certains de ses carnets et notes de lecture scientifiques et écologiques dans le projet MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe, la publication des œuvres complètes de Marx et Engels). Ainsi, je ne pense pas que le point de vue selon lequel l’analyse écologique de Marx est en quelque sorte marginale dans sa pensée soit très crédible parmi les socialistes du monde anglophone aujourd’hui, et ce point de vue perd du terrain rapidement partout ailleurs.

Le marxisme écologique est un sujet très important en Europe, en Amérique latine, en Chine, en Afrique du Sud, au Moyen-Orient – presque partout, en fait. La seule façon de considérer l’analyse écologique de Marx comme marginale est d’adopter une définition extrêmement étroite et autodestructrice de l’écologie. De plus, en science, ce sont souvent les intuitions les plus « marginales » d’un penseur qui s’avèrent les plus révolutionnaires et les plus avant-gardistes.

Pourquoi tant de personnes étaient-elles convaincues que Marx avait négligé l’écologie ? Je pense que la réponse la plus simple est que la plupart des socialistes ont simplement ignoré l’analyse écologique présente chez Marx. Tout le monde lisait les mêmes choses de Marx, de la manière prescrite, en passant sous silence ce qui était alors désigné comme secondaire et de peu d’importance. Je me souviens avoir conversé avec quelqu’un il y a quelques années qui disait qu’il n’y avait pas de discussions écologiques chez Marx. Je lui ai demandé s’il avait déjà lu les chapitres sur l’agriculture et sur la rente dans le volume 3 du Capital. Il s’est avéré que non. J’ai demandé : « Si vous n’avez pas lu les parties du Capital où Marx examine l’agriculture et le sol, comment pouvez-vous être si sûr que Marx n’a pas traité des questions écologiques ? » Il n’avait pas de réponse. D’autres problèmes sont dus à la traduction. Dans la traduction anglaise originale du Capital, le terme « Stoffwechsel », métabolisme, d’abord employé par Marx, a été traduit par « échange de matériel » (material exchange), ce qui a nui plutôt qu’aidé à la compréhension. Mais il y a aussi des raisons plus profondes, comme la tendance à négliger ce que Marx entendait par matérialisme, ce qui englobait non seulement la conception matérialiste de l’histoire, mais aussi, plus fondamentalement, la conception matérialiste de la nature.

La critique écologique de Marx est importante parce qu’elle est unifiée avec sa critique politico-économique du capitalisme. En effet, on peut affirmer qu’aucune des deux n’a de sens sans l’autre. La critique que fait Marx de la valeur d’échange sous le capitalisme n’a aucune signification en dehors de sa critique de la valeur d’usage, qui est liée aux conditions naturelles-matérielles. La conception matérialiste de l’histoire n’a de sens que si elle est mise en relation avec une conception matérialiste de la nature. L’aliénation du travail ne peut être considérée indépendamment de l’aliénation de la nature. L’exploitation de la nature est basée sur l’appropriation par le capital des « dons gratuits de la nature ».

Comme l’explique István Mészáros dans La théorie de l’aliénation chez Marx (1970), la définition même de Marx des êtres humains comme automédiateurs de la nature repose sur une conception du processus de travail comme métabolisme entre les êtres humains et la nature[6]. La science comme moyen de renforcer l’exploitation du travail ne peut être séparée de la science conçue comme domination de la nature. La notion de métabolisme social chez Marx ne peut être séparée de la question de la rupture métabolique. Et ainsi de suite.

Ces éléments n’étaient pas réellement dissociés chez Marx, mais ils ont été isolés plus tard les uns des autres par des penseurs de gauche, qui ont généralement ignoré les questions écologiques, ou qui ont employé des perspectives idéalistes, mécanistes ou dualistes et qui ont ainsi privé la critique de l’économie politique de sa véritable base matérielle.

AP – Vingt ans après Marx’s Ecology, les travaux approfondis de l’école de la rupture métabolique ont transformé les débats sur le marxisme et l’écologie. Quels sont les continuités et les changements entre le passé et le contexte actuel ?

  • Le concept de la rupture métabolique est crucial pour construire un mouvement écosocialiste révolutionnaire

JBF – Il y a plusieurs pistes de discussion et de débat. L’une, la plus importante selon moi, est que le grand nombre de recherches sur la rupture métabolique constitue un moyen pour comprendre la crise écologique planétaire actuelle et pour construire un mouvement écosocialiste révolutionnaire en réponse à cette crise.

Fondamentalement, ce qui a changé les choses, c’est l’essor spectaculaire de l’écologie marxienne elle-même, qui apporte un éclairage sur tant de domaines différents, non seulement en sciences sociales, mais aussi en sciences naturelles. Par exemple, Mauricio Betancourt a récemment écrit une merveilleuse étude pour Global Environmental Change sur l’effet de l’agroécologie cubaine dans l’atténuation de la fracture métabolique[7]. Stefano Longo, Rebecca Clausen et Brett Clark ont appliqué la méthode de Marx à l’analyse de la rupture métabolique dans les océans dans The Tragedy of the Commodity (2015). Hannah Holleman l’a utilisée pour explorer les sécheresses passées et présentes dans Dust Bowls of Empire (2018). Un nombre considérable d’ouvrages ont utilisé le concept de rupture métabolique pour comprendre le problème du changement climatique, notamment Brett Clark, Richard York et moi-même dans notre livre The Ecological Rift (2011) et Ian Angus dans Face à l’anthropocène (Écosociété, 2018). Ces travaux, ainsi que les contributions d’autres personnes, comme Andreas Malm, Eamonn Slater, Del Weston, Michael Friedman, Brian Napoletano, et un nombre croissant d’universitaires et de militants trop nombreux pour être cités, peuvent tous et toutes être considérés essentiellement sous cet angle. Citons une organisation importante, le Réseau écosocialiste mondial, dans lequel John Molyneux joue un rôle de premier plan, de même que System Change Not Climate Change, un réseau écosocialiste et anticapitaliste aux États-Unis. Le travail de Naomi Klein s’est appuyé sur le concept de rupture métabolique. Ce concept a joué un rôle dans le Mouvement des sans-terre (MST) au Brésil et dans les discussions sur la question de la civilisation écologique en Chine.

Une autre question concerne les relations entre l’écologie marxienne et la théorie marxiste féministe de la reproduction sociale, ainsi que les nouvelles analyses du capitalisme racial. Ces trois perspectives se sont appuyées ces dernières années sur le concept d’expropriation de Marx comme partie intégrante de sa critique globale, au-delà de l’exploitation. Ce sont ces liens qui ont motivé Brett Clark et moi-même à écrire notre récent livre, The Robbery of Nature[8], sur la relation entre le vol et la rupture, c’est-à-dire comment l’expropriation des terres, des valeurs d’usage et des corps humains est lié à la rupture métabolique. Un domaine important est celui de l’impérialisme écologique et des échanges écologiques inégaux, sur lequel j’ai travaillé avec Brett Clark et Hannah Holleman.

Aujourd’hui, de nouvelles critiques adressées à Marx visent la théorie de la rupture métabolique elle-même et soutiennent qu’elle est dualiste plutôt que dialectique. Mais il s’agit bien sûr d’une idée fausse, puisque pour Marx, le métabolisme social entre l’humanité et la nature (humains non compris) par le biais du travail et du processus de production constitue par définition la médiation entre la nature et la société. Dans le cas du capitalisme, cela se manifeste comme une médiation aliénée sous la forme de rupture métabolique. Une telle approche, centrée sur le travail/métabolisme en tant que médiation dialectique de la totalité, ne pourrait pas être plus opposée au dualisme.

D’autres ont dit que si le marxisme classique avait abordé les questions écologiques, celles-ci seraient apparues dans les analyses socialistes postérieures à Marx, mais ce ne fut pas le cas. Cette position est également erronée. En fait, c’est la question que j’aborde dans The Return of Nature, un livre qui vise expressément à explorer la dynamique de la continuité et du changement dans l’écologie socialiste et matérialiste au cours du siècle qui a suivi la mort de Charles Darwin et de Marx, respectivement en 1882 et 1883.

AP – Pendant longtemps, au sein de certains courants marxistes, Engels a été accusé d’avoir vulgarisé la pensée de Marx, mais vous soulignez la pertinence et la complexité du matérialisme dialectique d’Engels dans l’élaboration d’une critique sociale et écologique du capitalisme. Comment contester ces positions du point de vue de la pensée écologique marxiste ?

  • Le matérialisme dialectique d’Engels est essentiel à l’écologie marxienne

JBF – Je me souviens d’avoir entendu David McClellan discuter, en décembre 1974, peu de temps après qu’il ait écrit sa biographie de Marx. J’ai été complètement décontenancé par une tirade incroyable contre Engels, qui constituait le cœur de son discours. C’était mon premier véritable contact avec les attaques contre Engels qui, à bien des égards, ont défini la tradition marxiste occidentale à l’époque de la guerre froide et qui se sont poursuivies dans la période de l’après-guerre froide. Tout cela concernait clairement moins Engels en tant que penseur que les « deux marxismes », comme disait Alvin Gouldner. Le marxisme occidental et, dans une large mesure le monde universitaire, ont revendiqué Marx comme un des leurs, un penseur raffiné, mais ont pour la plupart rejeté Engels comme trop « grossier » selon eux, le plaçant dans le rôle du trouble-fête, comme celui qui aurait créé un « marxisme » qui n’avait rien à voir avec Marx, et donc responsable de l’économisme, du déterminisme, du scientisme, des conceptions philosophiques et politiques médiocres de la Deuxième Internationale et au-delà, jusqu’à Staline.

Bien que nous puissions trouver des centaines, voire des milliers, de livres et d’articles qui mentionnent la Dialectique de la nature d’Engels, il ne faudrait pas s’étonner qu’il n’y ait pratiquement rien à en tirer. Soit parce qu’ils traitent les conceptions d’Engels de manière doctrinaire à l’instar du vieux marxisme officiel, soit que, dans le cas de la tradition philosophique du marxisme occidental, ces écrits se limitent à citer simplement quelques lignes de la Dialectique de la nature, ou parfois de l’Anti-Dühring, mais uniquement dans le but d’établir qu’Engels aurait vulgarisé le marxisme.

En matière d’écologie marxienne, Engels est essentiel. Car aussi brillante que soit l’analyse de Marx à cet égard, nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer les immenses contributions d’Engels à l’épidémiologie de classe (le sujet principal de son livre La Condition de la classe laborieuse en Angleterre, 1844), à la dialectique de la nature et de l’émergence, à la critique de la conquête de la nature ou à la compréhension du processus évolutif humain. L’appropriation critique de Darwin par Engels dans l’Anti-Dühring a été fondamentale pour le développement de l’écologie évolutionniste. Le matérialisme émergentiste développé dans la Dialectique de la nature est central pour une vision scientifique critique du monde.

AP – Malheureusement, et dans une certaine mesure en raison des limites du marxisme occidental, le lien entre écologie et impérialisme a souvent été sous-estimé par des courants marxistes et écologiques. Certains ont même considéré l’impérialisme comme une catégorie dépassée pour comprendre le capitalisme mondial. Comment se fait-il que cette séparation entre géopolitique et écologie reste si forte dans certains secteurs de la gauche ?

  • Il ne peut y avoir de révolution écologique qui ne soit anti-impérialiste

JBF – De ma génération, aux États-Unis, affectée par la guerre du Vietnam et le coup d’État au Chili, la plupart de celles et ceux qui ont été attirés par le marxisme y sont venus par opposition à l’impérialisme. C’est en partie pour cette raison que j’ai été attiré très tôt par la Monthly Review qui, pratiquement depuis sa naissance en 1949, a constitué une source majeure de critique de l’impérialisme, y compris de la théorie de la dépendance et de l’analyse du système-monde. Les écrits d’Harry Magdoff sur l’impérialisme, L’âge de l’impérialisme (1970) et Imperialism. From the Colonial Age to the Present (1978), sont essentiels pour nous, ainsi que les travaux sur l’impérialisme de Paul Baran, Paul Sweezy, Oliver Cromwell Cox, Che Guevara, Andre Gunder Frank, Walter Rodney, Samir Amin, Immanuel Wallerstein, et une foule d’autres.

Le fait que la perspective la plus révolutionnaire aux États-Unis soit historiquement issue du mouvement noir, qui a toujours été plus internationaliste et anti-impérialiste, a été crucial pour définir la gauche radicale américaine. Pourtant, malgré tout cela, il y a toujours eu des figures sociales-démocrates majeures aux États-Unis, comme Michael Harrington, qui ont fait la paix avec l’impérialisme américain. Aujourd’hui, certains des représentants du nouveau mouvement pour le « socialisme démocratique » ferment régulièrement les yeux sur les interventions impitoyables de Washington à l’étranger.

Bien sûr, rien de tout cela n’est nouveau. On peut observer des variantes du désaccord sur la question de l’impérialisme au sein de la gauche dès les débuts du mouvement socialiste en Angleterre. H. M. Hyndman, le fondateur de la Fédération sociale-démocrate, et George Bernard Shaw, l’un des principaux fabiens[9], soutenaient tous deux l’Empire britannique et le « social-impérialisme ». De l’autre côté, on trouve des personnalités associées à la Socialist League, comme Morris, Eleanor Marx et Engels, qui sont tous anti-impérialistes. C’est la question de l’impérialisme qui a divisé de la manière la plus décisive le mouvement socialiste européen au moment de la Première Guerre mondiale, comme le raconte Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917).

À partir des années 1960, l’impérialisme constituait une source de divergence majeure au sein de la Nouvelle Gauche en Grande-Bretagne. Ceux qui s’identifiaient à la première Nouvelle Gauche, comme Thompson, Ralph Miliband et Raymond Williams, étaient fortement anti-impérialistes, tandis que la deuxième Nouvelle Gauche, associée en particulier à la New Left Review, voyait l’impérialisme comme une force progressiste dans l’histoire, c’est le cas de Bill Warren, ou avait tendance à minimiser son importance. Il en est résulté, en particulier avec la montée de l’idéologie de la mondialisation au cours de ce siècle, un déclin spectaculaire des études sur l’impérialisme, bien qu’accompagné de l’augmentation des études culturelles sur le colonialisme et le postcolonialisme, tant en Grande-Bretagne qu’aux États-Unis. Comme résultante logique de cette situation, une personnalité aussi influente que David Havey dans les cercles universitaires de gauche a récemment déclaré que l’impérialisme a été « inversé », l’Occident étant désormais du côté des perdants.

Tout cela nous amène à la question de la très faible performance de la gauche en général dans le développement d’une théorie de l’impérialisme écologique, ou de l’échange écologique inégal. La gauche a échoué de façon systématique à étudier l’impitoyable « expropriation » des ressources par le capitalisme ainsi que l’écologie de la majeure partie du monde. Il s’agit de la valeur d’usage, pas seulement de la valeur d’échange. Ainsi, les famines vécues en Inde sous le régime colonial britannique étaient liées à la manière dont les Britanniques ont modifié de force le régime alimentaire en Inde, en changeant les valeurs d’usage, les relations métaboliques et l’infrastructure hydrologique essentielles à la survie humaine, tout en drainant les surplus du pays. Bien que ce processus d’expropriation écologique ait été compris depuis longtemps par la gauche en Inde, et dans une grande partie du reste du Sud, il n’est toujours pas pleinement saisi par les marxistes du Nord. Une exception est l’excellent Late Victorian Holocausts (2002) de Mike Davis.

De même, l’accaparement massif du guano du Pérou pour fertiliser le sol européen, qui avait été privé de ses nutriments (une manifestation de la rupture métabolique), devait avoir toutes sortes d’effets négatifs à long terme sur le développement du Pérou, y compris l’importation de travailleurs chinois dans des conditions souvent qualifiées de « pires que l’esclavage » pour récolter le guano. Tout cela était lié à ce qu’Eduardo Galeano a décrit dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine (1971).

Cela nous montre que les questions d’écologie et d’impérialisme ont toujours été intimement liées et qu’elles le sont de plus en plus. Le rapport Ecological Threat Register 2020 de l’Institute of Economics and Peace indique que pas moins de 1,2 milliard de personnes pourraient être déplacées de leur foyer et devenir ainsi des réfugié·e·s climatiques d’ici 2050. Dans ces conditions, l’impérialisme ne peut plus être analysé indépendamment de la destruction écologique planétaire qu’il a produite et la crise écologique planétaire ne peut être traitée indépendamment de l’impérialisme dans lequel elle se joue aujourd’hui. C’est le message que Brett Clark et moi-même avons cherché à transmettre dans The Robbery of Nature, et que nous nous sommes efforcés d’expliquer tous les deux, avec Hannah Holleman, dans notre article « Imperialism in the Anthropocene », publié dans le numéro de juillet-août 2019 de Monthly Review. Dans cet article, nous concluons : « Il ne peut y avoir de révolution écologique face à la crise existentielle actuelle que si elle est anti-impérialiste, tirant sa puissance de la grande masse de l’humanité souffrante. Les pauvres hériteront de la Terre ou il n’y aura plus de Terre à hériter ».

AP – Pourquoi est-il important pour la pensée écologique actuelle de revenir aux idées de Marx ? Et quels sont les défis pour la pensée écologique marxiste aujourd’hui ?

  • Le mouvement environnemental doit être écosocialiste

JBF – L’écologie de Marx constitue un point de départ et un ensemble de fondements, non un point d’arrivée. C’est avant tout dans la pensée de Marx que l’on trouve les bases de la critique de l’économie politique, laquelle était aussi une critique des dévastations écologiques du capitalisme. Ce n’est pas un hasard, puisque Marx présente de façon dialectique le processus de travail comme étant le métabolisme social (la médiation) de la nature et de la société. Pour Marx, le capitalisme, en aliénant le processus de travail, a également aliéné le métabolisme entre l’humanité et la nature, produisant ainsi une rupture métabolique. Marx a poussé ce raisonnement jusqu’à ses conclusions logiques, en affirmant que personne ne possède la terre, pas même tous les habitants de tous les pays du monde, mais que ceux-ci ont simplement la responsabilité d’en prendre soin et, si possible, de l’améliorer pour la chaîne des futures générations, en bons chefs de famille. Il définit le socialisme comme la régulation rationnelle du métabolisme (l’échange) de l’humanité et de la nature, de manière à économiser l’énergie autant que possible et à favoriser le plein épanouissement de l’être humain.

Il n’y a rien dans les théories vertes courantes ou de gauche – même si elles remettent en question en partie le capitalisme – qui puisse présenter cette unité entre critique écologique et économique ou une synthèse historique aussi complète. Par conséquent, dans notre situation d’urgence planétaire, l’écosocialisme finit par s’appuyer inévitablement sur la conception fondamentale élaborée par Marx. Le mouvement écologiste, s’il doit avoir une quelconque importance, doit être écosocialiste.

Mais, bien sûr, je n’aurais pas écrit The Return of Nature, qui se concentre sur le siècle qui a suivi la mort de Marx et de Darwin, si l’écologie socialiste avait simplement commencé, puis s’était terminée avec Marx. Il est crucial de comprendre comment les perspectives dialectiques, matérialistes et écologiques socialistes se sont développées de la fin du XIXe siècle jusqu’à la fin du XXe siècle afin de saisir la théorie et la pratique historiques qui alimentent les luttes d’aujourd’hui.

Notre tâche maintenant n’est pas simplement de nous attarder sur le passé, mais d’assembler tout cela pour relever les défis et les contraintes de notre époque historique. Marx se révèle utile pour démontrer l’unité essentielle des contradictions politiques, économiques et écologiques que nous subissons ainsi que leurs racines dans l’ordre social et écologique aliéné actuel. Cela nous aide à démasquer les contradictions du présent. Mais pour réaliser le changement nécessaire, nous devons procéder en tenant compte de la manière dont le passé éclaire le présent et nous permet d’envisager l’action révolutionnaire nécessaire.

Le but de la pensée écologique marxienne n’est pas simplement de comprendre nos contradictions sociales et écologiques actuelles, mais de les transcender. Étant donné que l’humanité fait face à des dangers plus grands que jamais auparavant et que le train capitaliste s’emballe et se dirige vers le précipice, cela doit être notre principale préoccupation. Faire face à l’urgence écologique planétaire signifie que nous devons être plus révolutionnaires que jamais, et ne pas avoir peur de poser la question de la transformation de la société, comme le disait Marx, « de haut en bas », en partant de là où nous sommes. L’approche fragmentaire et réformiste de la plupart des écologistes qui font confiance au marché et à la technologie tout en faisant la paix en grande partie avec le système dominant, malgré sa destruction écologique incessante et totalisante, ne fonctionnera pas, même à court terme.

Nous avons accumulé plus d’un siècle de critique socialiste des contradictions écologiques du capitalisme. Cela constitue un ensemble théorique considérable qui nous ouvre le chemin vers une philosophie différente de la praxis. Tout en reconnaissant qu’il n’y a pas d’autre choix que d’abandonner la maison en feu du capitalisme, nous avons besoin d’une compréhension théorique plus approfondie du potentiel humain, social et écologique, de la liberté comme nécessité, que nous offre le marxisme écologique.


  1. Extraits d’une entrevue publiée dans Monthly Review, vol. 72, n° 7, décembre 2020, <https://monthlyreview.org/category/2020/volume-72-issue-07-december/>. La traduction est de Roger Rashi.
  2. John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, New York, Monthly Review Press, 2000.
  3. John Bellany Foster, The Return of Nature. Socialism and Ecology, New York, Monthly Review Press, 2020.
  4. Paul Burkett, Marx and Nature. A red and Green Perspective, Chicago, Haymarket Books, 2014.
  5. Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism. Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, New York, Monthly Review Press, 2017.
  6. NDLR. Le terme de métabolisme chez Marx réfère à l’échange de matière et d’énergie entre les êtres humains et la nature. Il désigne « tant les échanges matériels internes à la société (le métabolisme social) et les échanges matériels internes à la nature (le métabolisme naturel) que les échanges matériels entre hommes et nature (Kohei Saïto, La nature contre le capital, Paris, Syllepse, 2021, p.  80-85, dans Alain Bihr, « L’écologie (méconnue) de Marx », Contretemps, 10 décembre 2021). Notons que le concept de métabolisme est utilisé en biologie pour désigner l’ensemble des processus de transformation biochimiques chez un organisme vivant ou, si l’on veut, les mécanismes d’échange de matière et de flux d’énergie à l’intérieur d’un organisme. Le concept est ici élargi pour l’appliquer aux relations complexes entre l’organisme humain et son environnement.
  7. Mauricio Betancourt, « The effect of Cuban agroecology in mitigating the metabolic rift. A quantitative approach to Latin American food production », Global Environmental Change, vol. 63, juillet 2020.
  8. John Bellamy Foster et Brett Clark, The Robbery of Nature. Capitalism and the Ecological Rift, New York, Monthly Review Press, 2020.
  9. NDLR. La Fabian Society ou Société fabienne est à la fois un cercle de réflexion et un club politique anglais de centre gauche créé en 1884. De mouvance socialiste et réformatrice, elle a été partie prenante de la création du Parti travailliste en 1900 et la refonte de celui-ci dans les années 1990 avec le New Labour. Wikipedia.

Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique

9 décembre 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique

Michelle Albert-Rochette, candidate à la maîtrise en droit, Université Laval Marie-Pier Jolicoeur, candidate au doctorat en droit du design numérique, Université Laval Shoshana Zuboff dénonce, dans son ouvrage The Age of Surveillance Capitalism, un modèle économique basé sur l’extraction de nos données personnelles1. Dans cette nouvelle forme de capitalisme, la professeure Zuboff expose que l’on cherche, de toutes les manières possibles et pour des motifs économiques, à ce que les personnes passent le plus de temps possible en ligne afin de générer toujours plus de données2. La collecte et le traitement d’une quantité massive de données permettent ultimement aux grandes entreprises de mieux prédire et contrôler le comportement des personnes3. Les outils technologiques et les médias sociaux que nous utilisons quotidiennement sont ainsi mis au service de l’addiction by design4, soit l’objectif de créer une propension à utiliser continuellement ces technologies. L’objet de ce court article n’est pas de proposer des pistes de solution révolutionnaires au modèle décrit par la professeure Zuboff, mais plutôt d’ouvrir les lectrices et lecteurs à de nouvelles perspectives. Nous décrirons donc certaines initiatives qui visent à créer un environnement numérique davantage respectueux de la vie privée et des vulnérabilités humaines. Nous présentons d’abord, dans une perspective critique, quelques propositions juridiques. Ensuite, nous proposons un court examen du thème de l’éthique du numérique.

Aperçu du projet de loi 64

Le projet de loi 645 (PL 64), adopté le 21 septembre 2021, a modifié la loi québécoise de protection des renseignements personnels6 (RP) dans le secteur privé. Un de ses objectifs est d’accroître le contrôle qu’ont les personnes sur leurs données. Les modifications introduites par PL 64 s’intéressent notamment aux pratiques de profilage en imposant de nouvelles obligations aux entreprises, qui devront désormais avertir les personnes et les informer des moyens dont elles disposent pour activer les fonctions de profilage7, comme la publicité ciblée. Le PL 64 a aussi introduit des exigences à l’obtention du consentement pour la collecte, l’utilisation ou la communication de RP8. Le but est de mieux informer les personnes pour les protéger en leur permettant de faire des choix éclairés. Ces modifications paraissent positives, mais on peut douter de leur utilité : même si le consentement est renforcé par l’introduction de nouvelles normes, ce mécanisme demeure ancré dans une vision individualiste de la vie privée peu adaptée au fonctionnement du capitalisme de surveillance. En effet, à l’ère du numérique, il est peu praticable de refuser son consentement. On peut par exemple penser à la nécessité d’accepter les politiques de confidentialité de Facebook pour accéder à différents services et pour entretenir des liens sociaux9. Le mécanisme de consentement individuel occulte par ailleurs les effets systémiques liés au traitement des données. Au moment de consentir, on peut difficilement imaginer ce que ses données peuvent révéler sur soi lorsqu’elles sont croisées avec des milliards d’autres10. On ne peut non plus appréhender le pouvoir que confère aux entreprises le cumul de données d’apparence anodine11. Et même si un consentement était réellement libre et éclairé, ce choix individuel a des effets collectifs puisqu’il permet d’inférer des informations sur les autres : « [b]y consenting […] a user becomes a conduit for gathering information about her entire social network, whether or not they have consented12».
Le mécanisme de consentement individuel occulte par ailleurs les effets systémiques liés au traitement des données.

Vers des solutions collectives

Face à ces limites, des autrices et auteurs ont envisagé des solutions qui s’écartent de la perspective dominante de contrôle individuel des données, parmi lesquelles figurent les fiducies de données13 – qui consistent en une mise en commun de données gérées par un tiers indépendant agissant pour le compte des personnes – et le devoir de loyauté (duty of loyalty 14). Cette deuxième solution cherche à garantir que les entreprises qui collectent et traitent les données agissent conformément à la confiance que les personnes leur accordent. Un réseau social assujetti à une telle obligation devrait donc agir selon les attentes raisonnables des personnes relativement à l’utilisation de leurs données et à leur expérience en ligne15. Ainsi, l’utilisation des données à des fins de publicité contextuelle serait loyale, mais pas celle réalisée à des fins de publicité comportementale. Par exemple, une personne consultant un site de voyage sur un pays donné pourrait s’attendre à recevoir de la publicité en lien avec ce pays, mais il serait déloyal pour une entreprise de diffuser une publicité basée sur le traitement de nombreux types de données issues de sources variées16. En matière d’expérience en ligne, le devoir de loyauté pourrait aussi inclure une exigence d’influence loyale17, où les entreprises ne pourraient pas concevoir un design visant à manipuler le comportement des personnes à l’encontre de leurs intérêts. L’imposition d’un tel devoir de loyauté aurait pour avantage de protéger les personnes indépendamment de leur niveau de compréhension des politiques de confidentialité18.

Pour une éthique du numérique

Dans un article de 2018 s’intéressant au capitalisme de surveillance et visant à mettre en lumière le processus par lequel l’IA parvient à collecter nos données personnelles, le professeur Pierre-Luc Déziel émettait certaines réserves sur la capacité de la législation canadienne à protéger à elle seule notre vie privée :

Au cours des dernières années, de nouveaux droits visant la protection de la vie privée informationnelle des personnes rent leur apparition : droit à l’explication, droit à la portabilité des données et le fameux droit à l’oubli. Ces droits [...] pourraient aider les personnes à mieux protéger leur vie privée dans les environnements numériques. Toutefois, je crois que, pour répondre aux dés soulevés [...], le droit à la vie privée ne peut agir seul, et que d’autres pans du droit peuvent et doivent être mobilisés19.

Pour compléter ce court article, il nous apparaît intéressant de nous ouvrir aux enjeux entourant l’éthique du numérique. Pour les programmeuses et programmeurs informatiques, réfléchir à ce qu’est un bon code informatique est fondamental20, mais cette question ne se limite plus seulement à la création d’outils efficaces et performants. De nouveaux concepts comme celui de Privacy by design, Safety by design et Éthique by design, qui répondent à des questions morales et de devoir- être de l’objet technique21, ont vu le jour. La PhD Flora Fisher explique que la prolifération des termes by design dans les dernières décennies révèle l’existence de nouveaux concepts polysémiques obligeant à entamer une réflexion sur l’éthique virtuelle et sa puissance normative22. Très sommairement, l’idée serait, dans le cas de la vie privée, de tenir compte dès la phase de conception des systèmes informatiques, des exigences en matière de protection des données personnelles en les intégrant directement dans le produit, au lieu de les ajouter ultérieurement23. On chercherait donc à limiter, a priori, la divulgation de données collectées24. Pour Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard, le code informatique a une force équivalente à celle de la loi puisque le design du numérique impose de produire certains comportements. Ce code constitue également un levier important pour protéger les droits de ces utilisatrices et utilisateurs25. En somme, s’il l’on veut réellement avoir un impact pour améliorer les choses à long terme, c’est à l’architecture même du code informatique, au design du numérique, qu’il faudra s’intéresser, pour éviter que les solutions avancées soient de simples coups d’épée dans l’eau.
Très sommairement, l’idée serait, dans le cas de la vie privée, de tenir compte dès la phase de conception des systèmes informatiques, des exigences en matière de protection des données personnelles en les intégrant directement dans le produit, au lieu de les ajouter ultérieurement.

  1. S. Zuboff, The Age of Surveillance Capitalism. The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, PublicAffairs, New York, 2019.
  2. Id.
  3. N. Richards et W. Hartzog, A Duty of Loyalty for Privacy Law, 2021, 99 Wash.U. L. Rev. 961, p. 18
  4. N. D. Schüll, Addiction by design, Princeton University Press, 2012.
  5. Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels (Loi modernisant la loi sur le privé).
  6. Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé.
  7. Loi modernisant la loi sur le privé, 8.1.
  8. Id, 14.
  9. Jack Balkin,The Fiduciary Model of Privac, 2020, 134:1 HLRF 11, p. 13.
  10. J. A.T. Fairfield et C. Engel, Privacy as a Public Goo, 2015, 65:3 Duke L.J. 385, p. 390.
  11. Ex: S. Delacroix et N. D. Lawrence, Bottom-up data Trusts: disturbing the ‘one size fits all’ approach to data governance, 2019, 9:4 Int. Data Priv. Law 236, p. 237.
  12. A.T. Fairfield et C. Engel, supra note 10, p. 410.
  13. Ex : Delacroix et N. D. Lawrence, supra note 11.
  14. N. Richards et W. Hartzog, A Duty of Loyalty for Privacy Law, supra note 3.
  15. N. Richards et W. Hartzog, The Surprising Virtues of Data Loyalty, 71 ELJ (à paraître 2022), p. 8.
  16. Jack Balkin, supra note 10, p. 28.
  17. N. Richards et W. Hartzog, supra note 15, p.44.
  18. N. Richards et W. Hartzog, supra note 15, p. 27.
  19. P-L. Déziel, Les limites du droit à la vie privée à l’ère de l’intelligence artifici- elle : groupes algorithmiques, contrôle individuel et cycle de traitement de l’information, 2018, 30:3 C.P.I. 827.

L’article Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Pour un écosocialisme trans-environnemental

5 décembre 2022, par Rédaction
Pour une nouvelle écopolitique[1] Jusqu’à présent, j’ai fourni des arguments structurels et des réflexions historiques à l’appui de deux propositions : premièrement, que le (…)

Pour une nouvelle écopolitique[1]

Jusqu’à présent, j’ai fourni des arguments structurels et des réflexions historiques à l’appui de deux propositions : premièrement, que le capitalisme comporte une contradiction écologique profondément ancrée qui le prédispose intrinsèquement à des crises environnementales; deuxièmement, que ces dynamiques[2] sont inextricablement liées à d’autres propensions aux crises « non environnementales » et ne peuvent pas être résolues indépendamment de ces dernières. Dans la pratique, les répercussions politiques, aussi difficiles soient-elles, en sont conceptuellement simples : pour sauver la planète, toute écopolitique doit être anticapitaliste et trans-environnementale[3].

Les réflexions historiques exposées ici approfondissent ces propositions. Ce que j’ai d’abord présenté comme une logique abstraite de type 4D[4] selon laquelle le capital est programmé pour perturber les conditions naturelles dont il dépend apparaît désormais comme un processus concret qui se déploie dans l’espace et dans le temps. La trajectoire de ce processus ressemble à peu près à ceci : une impasse socioécologique issue du centre[5] déclenche un cycle de pillage dans la périphérie (y compris la périphérie au sein du centre) et vise les richesses naturelles de populations privées de moyens politiques de légitime défense. Dans chaque cas, la « solution » suppose une conspiration et une appropriation inédite, où ce qui était vu comme un déchet se transforme soudainement en or, en bien indispensable sur le marché mondial, considéré opportunément comme n’appartenant à personne et pouvant donc être pillé. Ce qui s’ensuit finalement, ce sont des effets incontrôlés qui déclenchent de nouvelles impasses socioécologiques et de nouvelles itérations du cycle. Répété sous chaque régime[6], ce processus se déploie de façon extensive à l’échelle mondiale. Brassant du sucre et de l’argent, du charbon et du guano, du pétrole raffiné et des engrais chimiques, du coltan et des semences transgéniques, ce processus suit une série d’étapes, de la conquête à la colonisation, du néoimpérialisme à la financiarisation. Il en résulte une géographie centre-périphérie instable, où la frontière entre ces deux espaces conjointement constitués se déplace périodiquement, comme se déplace la frontière entre économie et nature. Le processus à l’origine de ces changements est responsable de la spatialité distinctive du développement capitaliste.

Ce processus façonne également la temporalité du capitalisme. Chacune des impasses naît du choc de nos trois Natures[7] qui évoluent selon des échelles de temps différentes. Au cours de chacune de ces phases, le capital, sous l’emprise de son fantasme d’une Nature II éternellement généreuse, capable de s’autoconstituer sans fin, réinvente la Nature III selon ses propres spécifications, ce qui suppose des dépenses minimales en reproduction écologique et une accélération maximale du temps de renouvellement. La Nature I, quant à elle, évolue selon une échelle de temps « qui lui est propre », enregistre les effets d’un point de vue biophysique et « riposte ». Avec le temps, les dommages écologiques qui s’ensuivent se conjuguent à d’autres dommages dits « non environnementaux », enracinés dans les contradictions « non environnementales » de la société capitaliste. À ce moment-là, le régime en question plonge dans une crise de développement, ce qui conduit à faire des efforts pour lui trouver un successeur. Une fois installé, ce dernier réorganise le lien nature-économie de façon à dénouer le blocage en jeu tout en respectant la loi de la valeur qui commande une expansion maximale du capital à une vitesse maximale. Loin d’être surmontée, la contradiction écologique du capital est alors sans cesse déplacée, dans l’espace et dans le temps. Les coûts sont répercutés non seulement sur les populations qui « ne comptent pas », mais également sur les générations à venir, dont les vies sont ainsi dépréciées pour que le capital puisse se développer sans entrave et sans fin.

Cette dernière formulation suggère que la temporalité de la contradiction écologique du capitalisme peut ne pas être « simplement » liée au développement de ce dernier. Derrière la tendance du système à déclencher une série interminable de crises spécifiques à un régime d’accumulation se cache quelque chose de plus profond et de plus inquiétant : la perspective d’une crise historique, enracinée dans des siècles d’émissions croissantes de gaz à effet de serre, dont le volume excède désormais les capacités de séquestration de la Terre. La progression du réchauffement climatique laisse présager une crise d’un autre ordre. Progressant implacablement dans toute la succession des régimes et des natures historiques, les changements climatiques présentent le caractère pervers d’une bombe à retardement qui pourrait précipiter la phase capitaliste de l’histoire humaine, voire l’histoire humaine tout court, vers une fin ignoble.

Un projet trans-environnemental

Parler de crise historique ne signifie pas pour autant que l’effondrement est imminent. Cela n’exclut pas non plus l’avènement d’un nouveau régime d’accumulation qui pourrait gérer provisoirement la crise actuelle ou la retarder temporairement. En vérité, nous ne pouvons pas savoir avec certitude si le capitalisme cache d’autres tours dans son sac et pourrait repousser le réchauffement climatique ni, le cas échéant, pour combien de temps. Nous ne savons pas non plus si les partisans du système sont capables de concevoir, de vendre et de mettre en œuvre de telles astuces assez rapidement, puisqu’ils sont, comme nous, engagés dans une course contre la montre avec la Nature I. Mais ce qui est clair, c’est qu’à moins de nous en tenir à un palliatif, il faudra recourir à une réorganisation en profondeur du lien entre économie et nature, limiter sérieusement les prérogatives du capital, voire les abolir totalement.

Cette conclusion confirme ma thèse principale : toute écopolitique visant à prévenir les catastrophes doit être anticapitaliste et trans-environnementale. Si le premier de ces objectifs se justifie sans peine, le second se fonde sur le lien étroit entre la destruction de l’environnement et d’autres formes de dysfonctionnement ou de domination inhérentes à la société capitaliste.

Considérons tout d’abord les liens internes étroits entre la spoliation de la nature et l’expropriation raciale et impériale. Contrairement à la doctrine de la Terra nullius, ou territoire sans maître, les parties de la nature que le capital s’approprie déterminent pratiquement toujours les conditions de vie d’un groupe humain, c’est-à-dire son habitat et le lieu de ses interactions sociales significatives, ses moyens de subsistance et la base matérielle de sa reproduction sociale. De plus, les groupes humains en question ont presque toujours été incapables de se défendre et souvent relégués du mauvais côté de la frontière mondiale des critères raciaux. La preuve en a été faite à maintes reprises tout au long de la succession des régimes. Cela démontre que les questions écologiques ne peuvent pas être séparées des questions de pouvoir politique, d’une part, ni, d’autre part, des questions d’oppression raciale, de domination impériale, de dépossession des indigènes et de génocide.

Cette thèse vaut également en ce qui concerne la reproduction sociale, étroitement liée à la reproduction naturelle. La plupart du temps, les dommages écosystémiques ajoutent de lourdes pressions sur les épaules de ceux et celles qui assument les soins, la protection sociale et la prise en charge des corps et des psychismes, ce qui use parfois les liens sociaux jusqu’au point de rupture. Les femmes sont les plus durement touchées, car elles sont les premières responsables du bien-être des familles et des collectivités. Certaines exceptions, cependant, confirment la règle. Elles surviennent lorsque des pouvoirs asymétriques permettent à certains groupes de se délester des « externalités » sur d’autres, comme à l’époque du capitalisme géré par l’État, quand les riches États-providence du Nord ont financé chez eux des programmes sociaux plus ou moins généreux et intensifié l’exploitation extractiviste en dehors de leurs frontières. Cette dynamique politique qui conjugue démocratie sociale interne et domination étrangère ouvre la voie à un compromis entre reproduction sociale et dégradation écologique dont les femmes et les personnes racisées sont les victimes – un compromis que les partisans du capital vont bientôt rejeter pour adopter un nouveau régime financier capable de gagner sur les deux tableaux.

Rien d’étonnant alors à ce que les luttes pour la nature et les luttes pour le travail, la protection sociale et le pouvoir politique aient été profondément enchevêtrées dans chacune des phases du développement capitaliste. Ni à ce que l’environnementalisme comme enjeu unique soit un fait historiquement exceptionnel et problématique sur le plan politique. Rappelons les formes et les définitions changeantes que revêt la lutte pour l’environnement dans la succession des régimes socioécologiques. À l’époque marchande, l’exploitation minière extractiviste a empoisonné les terres et les fleuves du Pérou, pendant qu’en Angleterre l’« enclosure » des terres détruisait les forêts, ce qui, dans les deux cas, a constitué un recul considérable. Dans ces luttes, cependant, les militantes et militants n’ont pas séparé la protection de la nature ou de l’habitat de la défense des moyens d’existence, de l’autonomie politique ou de la reproduction sociale de leur communauté. Ils et elles se sont plutôt battus pour tous ces enjeux à la fois, et pour toutes les formes de vie partagées. À l’époque libérale et coloniale, la « défense de la nature » est effectivement apparue comme une cause en soi parmi ceux dont les moyens de subsistance, la communauté et les droits politiques n’étaient pas menacés. Libéré de ces autres préoccupations, leur environnementalisme autonome était, nécessairement, un environnementalisme de riches[8].

À ce titre, l’environnementalisme des riches contrastait fortement avec ses contemporains, l’environnementalisme social du centre et l’environnementalisme anticolonial de la périphérie, qui se sont tous deux attaqués aux dommages causés à la fois à la nature et aux êtres humains, ce qui annonçait les luttes actuelles en faveur de l’écosocialisme et de la justice environnementale. Ces mouvements ont cependant été rayés de l’histoire officielle de l’environnementalisme, dont les canons ont plutôt célébré la vision étroite de la lutte pour l’environnement. Cette vision s’est quelque peu élargie par la suite sous le capitalisme géré par l’État, alors que ceux et celles qui luttaient pour qu’on fasse appel au pouvoir d’État contre les grands pollueurs ont joint leurs efforts à ceux des écologistes qui œuvraient à la protection de la nature sauvage. Si ce régime a remporté des succès sur le plan écologique, c’est parce qu’il a eu recours à ce pouvoir, alors que ses échecs découlent de son refus de prendre en compte sérieusement l’imbrication des questions trans-environnementales et des autres enjeux, soit le caractère essentiellement sans frontières des émissions, la force du racisme environnemental local (qui fait retomber les dégâts environnementaux sur les lieux habités par les populations racisées), le pouvoir du capital de se soustraire à la réglementation en recourant au lobbying et aux échappatoires, les limites intrinsèques d’un mouvement axé sur les désastres écologiques plutôt que sur le fonctionnement actuel d’une économie consumériste nourrie aux énergies fossiles. Toutes ces dérobades sont bien réelles et elles continuent leurs ravages à l’époque du capitalisme financier. Le postulat selon lequel « l’environnement » peut être protégé de manière adéquate sans perturber le cadre institutionnel et la dynamique structurelle de la société capitaliste a été et demeure, encore aujourd’hui, particulièrement problématique.

La voie à suivre

Ces échecs se répéteront-ils ? La possibilité de sauver la planète sera-t-elle gâchée par notre incapacité à élaborer une écopolitique trans-environnementale et anticapitaliste ? Nous connaissons déjà sous une forme ou une autre de nombreuses composantes essentielles de cette politique. Les mouvements de justice environnementale sont déjà en principe trans-environnementaux, puisqu’ils ciblent les liens étroits entre les dommages écologiques et l’un ou plusieurs des grands axes de la domination, en particulier le genre, la race, l’ethnicité et la nationalité, et certains d’entre eux sont explicitement anticapitalistes. De même, les mouvements ouvriers, les adeptes d’un New Deal vert et certains écologistes populistes prennent en compte certaines exigences de classe pour combattre le réchauffement climatique, en particulier la nécessité de lier la transition vers des énergies renouvelables à des politiques favorables à la classe ouvrière en matière de revenu et d’emploi, de même que le besoin de renforcer le pouvoir des États face aux grandes entreprises. Enfin, les mouvements décoloniaux et des peuples autochtones prennent la mesure de l’enchevêtrement entre extractivisme et impérialisme. Avec les courants de la décroissance, ils militent pour une révision profonde de notre relation à la nature et de nos modes de vie. Chacune de ces perspectives politicoécologiques recèle des idées très pertinentes.

Néanmoins, la situation actuelle de ces mouvements, considérés isolément ou dans leur ensemble, n’est pas (encore) à la hauteur de la tâche qui les attend. Dans la mesure où les mouvements de justice environnementale restent axés essentiellement sur les effets disproportionnés des menaces environnementales sur les populations vulnérables, ils sont incapables d’accorder une attention suffisante à la dynamique structurelle sous-jacente à un système social qui produit non seulement des disparités de résultats, mais une crise généralisée qui menace le bien-être de tous et toutes, voire de la planète elle-même. Ainsi, leur anticapitalisme n’est pas encore assez important et leur trans-environnementalisme pas encore assez intense.

Il en va de même des mouvements centrés sur l’État, en particulier les mouvements écologistes populistes (réactionnaires), mais aussi les partisans (progressistes) d’un New Deal vert et les syndicats. Dans la mesure où ces acteurs privilégient le cadre de l’État national et territorial ainsi que la création d’emplois au moyen de projets d’infrastructures vertes, ils expriment une vision étroite et peu diversifiée de la « classe ouvrière ». Par classe ouvrière, on entend non seulement les travailleurs et travailleuses de la construction, mais aussi ceux et celles qui œuvrent dans les services ; non seulement les salarié·e·s, mais aussi ceux et celles dont le travail n’est pas rémunéré ; non seulement ceux et celles qui travaillent au pays, mais aussi les expatrié·e·s ; non seulement ceux et celles qui sont exploité·e·s, mais aussi ceux et celles qui sont exproprié·e·s. Les courants centrés sur l’État ne tiennent pas suffisamment compte non plus de la position et du pouvoir des forces qui font face à cette classe, dans la mesure où ils se fondent toujours sur la prémisse sociale-démocrate classique selon laquelle l’État peut servir deux maîtres, à savoir la planète qu’il veut sauver et le capitalisme qu’il ne veut pas abolir. Ils sont donc, eux aussi, trop peu anticapitalistes et trans-environnementalistes, du moins pour le moment.

Enfin, les militantes et militants de la décroissance tendent à brouiller les cartes politiques en confondant ce qui doit croître sous le capitalisme, c’est-à-dire, la valeur, avec ce qui devrait croître mais ne peut le faire dans ce système, à savoir les biens, les relations et les activités pouvant satisfaire la vaste étendue des besoins humains fondamentaux partout dans le monde. Toute véritable écopolitique anticapitaliste doit, d’une part, rompre avec l’impératif profondément ancré de la croissance de la valeur et considérer, d’autre part, la question d’une croissance durable comme un enjeu politique soumis à la délibération démocratique et à la planification sociale. De même, les orientations associées à la décroissance, comme l’adoption d’un style de vie écologiste ou les expériences alternatives tournées vers le commun, tendent à éviter la nécessité d’affronter le pouvoir capitaliste.

Considérés dans leur ensemble, d’ailleurs, les apports réels de ces mouvements n’ont pas encore abouti, en pratique, à une nouvelle approche politicoécologique. Ils ne convergent pas non plus vers un projet contre-hégémonique de transformation écosociétale pouvant, au moins en principe, sauver la planète. Ils contiennent assurément des éléments trans-environnementaux essentiels : droit du travail, féminisme, antiracisme, anti-impérialisme, conscience de classe, promotion de la démocratie, anticonsumérisme, anti-extractivisme. Ces éléments ne sont toutefois pas encore intégrés dans un diagnostic solide des racines structurelles et historiques de la crise actuelle. Ce qui manque à ce jour, c’est une perspective claire et probante qui relie tous nos malheurs, écologiques ou autres, à un seul et même système social, et, de ce fait, les relie les uns aux autres.

J’ai insisté ici sur le fait que ce système a un nom : la société capitaliste, conçue au sens large de façon à comprendre toutes les conditions nécessaires à une économie capitaliste – un monde naturel et un pouvoir public, des populations qu’on peut exproprier et une reproduction sociale. Toutes ces conditions sont délibérément cannibalisées par le capital et maintenant fragilisées par le saccage en cours. Nommer ce système et en avoir une conception large permet d’ajouter une pièce au puzzle contre-hégémonique que nous devons constituer. Cette pièce peut nous aider à aligner les autres, à révéler leurs tensions probables et leurs synergies potentielles, à clarifier d’où elles proviennent et où elles pourraient aller ensemble. L’anticapitalisme donne son orientation politique et sa force critique au trans-environnementalisme. Si ce dernier ouvre l’écopolitique au monde, le premier ramène l’attention sur l’ennemi principal.

L’anticapitalisme est donc ce qui permet d’établir la distinction entre « nous » et « eux », distinction essentielle à tout bloc historique. En démasquant l’escroquerie que constitue le marché du carbone, il pousse toute forme potentiellement émancipatrice d’écopolitique à se dissocier publiquement du « capitalisme vert ». Il pousse chaque courant, également, à porter attention à son propre talon d’Achille, sa propension à ne pas affronter le capital, que ce soit en recherchant une déconnexion (illusoire), un compromis de classe (asymétrique) ou une parité (désastreuse) dans la vulnérabilité extrême. De plus, en insistant sur l’ennemi commun, la pièce anticapitaliste du puzzle ouvre une voie que les adeptes de la décroissance, de la justice environnementale et du New Deal vert peuvent emprunter ensemble, même s’ils ne peuvent pas encore en entrevoir, et encore moins en approuver, la destination précise.

Reste à voir, bien sûr, si l’on atteindra une destination quelconque ou si la Terre continuera de se réchauffer jusqu’au point d’ébullition. Le meilleur espoir pour éviter cette fin reste la construction d’un bloc contre-hégémonique qui soit trans-environnemental et anticapitaliste. On ne sait pas où exactement nous conduira ce bloc, en admettant qu’il réussisse, mais si je devais donner un nom au but, j’opterais pour l’« écosocialisme »[9].


  1. Partie 3 de l’article intitulé « Climates of Capital. For a trans-environmental eco-socialism », publié dans New Left Review, no 127, janvier-février 2021. La traduction est de Colette St-Hilaire.
  2. NDLR. Dans sa recherche du profit maximum, le capitalisme a besoin de la nature, mais en même temps, il l’épuise, de telle sorte qu’il a tendance à détruire les conditions de sa propre survie. « Le capitalisme est un cannibale qui dévore ses propres organes vitaux ». Nancy Fraser, « Climates of Capital. For a trans-environmental eco-socialism », ibid., p. 101.
  3. NDLR. Trans-environnementale (ou multidimensionnelle) dans le sens de dépasser un écologisme étroit (single-issue ecologism) en faveur d’une conception qui intègre l’environnement à toutes les facettes de la lutte anticapitaliste tout en tenant compte des contradictions sociales qui influent en retour sur l’environnement. « L’écopolitique doit aujourd’hui transcender le “simple environnement” en devenant antisystémique à tous les niveaux ». Nancy Fraser, « Les climats du Capital », 21 avril 2021, <www.cahiersdusocialisme.org/les-climats-du-capital/>.
  4. NDLR. « La contradiction écologique logée au cœur de la société capitaliste […] se résume en quatre mots débutant par un d : dépendance, division, désaveu et déstabilisation. ». Fraser, ibid.
  5. NDLR. Nancy Fraser se réfère ici à la dynamique « centre-périphérie », que l’on traduit en anglais par « core-periphery ». Cette conception est au cœur de la critique de l’impérialisme développée par des auteurs marxistes tels que Samir Amin et Immanuel Wallerstein, entre autres.
  6. NDLR. « La contradiction écologique du capitalisme s’étend sur quatre régimes d’accumulation : la phase capitaliste mercantile du XVIe au XVIIIe siècle ; le régime libéral-colonial du XIXe et du début du XXsiècle ; la phase étatique du deuxième tiers du XXe siècle et le régime actuel du capitalisme financiarisé. », Fraser, ibid.
  7. NDLR. La Nature I est celle qu’étudie la science. La Nature II est la nature telle que la conçoit le capital : reproduisible à l’infini, susceptible d’être accaparée pour créer de la valeur. La Nature III est telle que conçue par le matérialisme historique de Marx : en mouvement perpétuel et marquée par le métabolisme (échange de matière et d’énergie) entre ses composantes humaine et non humaine. Nancy Fraser, « Climates of Capital. For a trans-environmental eco-socialism », p. 107-108.
  8. Cette observation rejoint celle que les féministes noires et socialistes ont formulée à maintes reprises à propos du féminisme autonome (single-issue feminism) qui prétend isoler les « véritables » questions de genre des préoccupations qui leur sont « extérieures », et qui finit par un féminisme bourgeois et institutionnel taillé sur mesure pour les professionnelles et les cadres qui sont les seules à vivre ces préoccupations comme extérieures.
  9. Le contenu d’un écosocialisme viable, adapté au XXIe siècle, reste à inventer. Pour quelques réflexions préliminaires, voir Nancy Fraser, « What should socialism mean in the twenty-first century? », Socialist Register, vol. 56, n2020, p. 282-294.

 

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