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Mexique-dossier. Claudia Sheinbaum : « un triomphe à contre-courant en Amérique latine »

Claudia Sheinbaum sera la première femme présidente du Mexique. Scientifique et vétérane des luttes étudiantes, elle aura pour défi de poursuivre le processus initié par Andrés Manuel López Obrador, tout en faisant preuve d'autonomie politique. Sa victoire ne renforce pas seulement la gauche, mais exprime également la crise du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), la force politique autrefois hégémonique du pays.
10 juin 2024 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/ameriques/amelat/mexique/mexique-dossier-claudia-sheinbaum-un-triomphe-a-contre-courant-en-amerique-latine.html
La victoire de Claudia Sheinbaum aux élections présidentielles mexicaines [avec 59,75% des suffrages] marque un tournant dans l'histoire du pays, renforce la gauche institutionnelle latino-américaine et contraste avec les avancées de l'extrême droite dans la région ces dernières années.
Les résultats contredisent la prémisse rabattue selon laquelle l'un des effets de la pandémie post-Covid 19 résidait dans la défaite assurée des partis au pouvoir, sans distinction idéologique. Contrairement à ce qui s'est passé au Brésil ou en Argentine, le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a réussi à garantir la continuité du Mouvement de régénération nationale (MORENA). Il l'a fait main dans la main avec Claudia Sheinbaum, une scientifique de 61 ans qui, le 1er octobre, après avoir remporté les élections du dimanche 2 juin avec près de 60% des voix, deviendra la première femme présidente de l'histoire du Mexique. Ce seul fait, dans un pays et un continent caractérisés par une culture politique manifestement machiste, constitue l'une des facettes les plus fondamentales de la campagne électorale. Avant Claudia Sheinbaum, Rosario Ibarra de Piedra [candidate du PRT en 1982 et en 1988], Cecilia Soto [candidate du Partido del Trabajo en 1994], Marcela Lombardo [candidate du Parti alternatif social-démocrate en 1994], Patricia Mercado [candidate pour le Partido Alternativa Socialdemocrata y Campesina en 2006], Josefina Vázquez Mota [candidate du PAN-Parti d'action nationale en 2012] et Margarita Zavala [candidate du PAN en 2018] ont présenté leur candidature.
Cette année, Claudia Sheinbaum [MORENA] et Xóchitl Gálvez [27,75% des suffrages], la candidate de l'opposition [coalition réunissant le PAN, le PRI et le PRD] qui, au-delà de ses escarmouches médiatiques, n'a jamais réussi à se positionner comme une rivale compétitive, ont rejoint la liste des pionnières. Dans tous les cas, il ne faut pas succomber aux mirages fréquents liés au genre de la candidate. Même si cela semble évident, il faut rappeler qu'une femme au pouvoir n'est pas une garantie de féminisme. Pendant la campagne, Sheinbaum a inclus dans ses promesses des questions telles que le care et a répété le slogan : « Je n'arrive pas seule, nous arrivons toutes ensemble ». Mais, en réalité, tout au long de sa carrière politique, elle n'a pas embrassé les luttes féministes de manière énergique. Les tensions et les contradictions avec le mouvement des femmes qu'elle a héritées de son passage à la tête du gouvernement de Mexico [district fédéral] sont encore présentes, et nous devrons donc attendre pour voir si son arrivée au pouvoir se traduira par des politiques d'extension des droits.
D'autre part, la victoire de Claudia Sheinbaum représente une nouvelle étape dans la débâcle du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), force politique omniprésente qui, au siècle dernier, a gouverné le Mexique pendant sept décennies consécutives jusqu'à ce que, en 2000, l'alternance tant attendue commence enfin. Depuis lors, la droite (PAN) a gouverné pendant deux mandats, avec Vicente Fox [2000-2006] et Felipe Calderón [2006-2012]. Puis le PRI est revenu, avec Enrique Peña Nieto [2012-2018]. La gauche, représentée par López Obrador (AMLO), l'a emporté en 2018 et la victoire de Claudia Sheinbaum lui assure de rester au pouvoir jusqu'en 2030.
Les racines historiques des dirigeants de gauche sont toutefois multiples. Si López Obrador [membre du PRI, puis du PRD, puis fondateur [1] de MORENA] et Cuauhtémoc Cárdenas [initiateur du PRD en 1989] sont nés politiquement au sein du PRI, personne ne peut revendiquer ce passé pour Claudia Sheinbaum. Elle a toujours été une militante de gauche et a maintenu la continuité comme l'une de ses principales bannières politiques. C'est pourquoi elle représente un changement de genre, mais aussi un changement de génération en termes politiques.
Ce processus électoral n'a pas seulement conduit au triomphe de Sheinbaum et de MORENA, mais il a laissé le PRI en crise et, selon certains points de vue, au bord de l'extinction. L'alliance de ce dernier avec le Parti d'action nationale (PAN) et le Parti de la révolution démocratique (PRD), autrefois rivaux, a montré que sa seule vocation était de constituer une opposition viscérale et de classe à Lopez Obrador. La campagne du PRI était en fait centrée sur la peur, comme le démontrent les déclarations constantes du parti selon lesquelles, en cas de victoire de Sheinbaum, le Mexique serait « transformé en Venezuela », une « dictature » se développerait et le pays serait gouverné par le « communisme ». La stratégie du PRI s'est traduite par une campagne erratique et parfois embarrassante de Xóchitl Gálvez et a eu pour effet d'aggraver la crise que traverse le parti depuis près de vingt ans. Loin de relancer positivement le PRI, l'alliance avec des partis avec lesquels il s'était précédemment affronté l'a conduit à liquéfier son identité et à se retrouver dans une position critique.
L'opposition a également dû faire face à un président (AMLO) qui contrôle la communication publique et fixe l'agenda politique par le biais de ses conférences de presse quotidiennes – connues sous le nom de « mañaneras » – et qui, dans la dernière ligne droite de son gouvernement, jouit d'une cote de popularité record de 60%. López Obrador cédera son poste à Claudia Sheinbaum en lui laissant les comptes macroéconomiques en bon état. Le Mexique d'aujourd'hui, c'est un peso renforcé, des conditions salariales meilleures que par le passé, moins de pauvreté et une batterie de programmes sociaux destinés aux plus défavorisés. Claudia Sheinbaum devrait également poursuivre la rhétorique obradoriste liée à l'« humanisme » et à la « justice sociale » et les politiques qui ont permis à López Obrador d'évincer, en à peine une décennie, la triade PRI-PAN-PRD et de faire de MORENA le parti le plus important du pays. Ce déplacement et la prééminence de MORENA se sont traduits, en fait, par l'augmentation des sièges obtenus lors des élections à la Chambre des députés et au Sénat. Selon les dernières données du décompte électoral, MORENA obtiendrait une majorité qualifiée au Congrès. [MORENA aurait 250 députés sur 500 et 372 sur 500 en tenant compte de la coalition Morena-Partido del Trabajo, Partido Verde Ecologista.]
Le processus de changement de López Obrador a joué en faveur de Claudia Sheinbaum, qui a pu capitaliser sur les réalisations de l'administration du président grâce au soutien de ce dernier. Claudia Sheinbaum a promis de poursuivre la « quatrième transformation » ou « 4T », comme le président a baptisé son administration pour lui donner une aura épique, en l'assimilant à l'indépendance de 1810, à la guerre de réforme du XIXe siècle et à la révolution de 1910. Aux premières heures du lundi 3 juin, une fois son triomphe confirmé, Claudia Sheinbaum a une nouvelle fois fait preuve de loyauté en qualifiant le président comme « un homme exceptionnel qui a transformé l'histoire de notre pays pour le meilleur ».
A son tour, dans son premier message post-électoral, López Obrador a réitéré son « affection et son respect » pour Claudia Sheinbaum. « J'avoue que je suis très heureux, fier d'être le président d'un peuple exemplaire, le peuple mexicain. La journée électorale d'aujourd'hui a montré qu'il s'agit d'un peuple très politisé, le nôtre », a-t-il déclaré, soulignant qu'en 200 ans d'histoire, jamais une femme n'avait gouverné.
L'échange d'éloges a couronné une relation politique qui a débuté il y a 24 ans, lorsque López Obrador a remporté le gouvernement de la capitale et a invité Claudia Sheinbaum, alors scientifique et universitaire, à rejoindre son cabinet en tant que secrétaire à l'Environnement. Depuis lors, ils ne se sont jamais quittés. Elle a ensuite été porte-parole de la première campagne de López Obrador (2006) et a été l'une des fondatrices et des acteurs politiques de MORENA. Avec le soutien de son mentor, elle remporte en 2015 la mairie de Tlalpan [une des 16 divisions territoriales de Mexico] et, quelques années plus tard, le gouvernement de la ville de Mexico [l'agglomération compte 21 millions d'habitants]. Le 1er décembre 2018, López Obrador a prêté serment en tant que président et cinq jours plus tard, Claudia Sheinbaum a prêté serment en tant que maire de la capitale nationale. Six ans plus tard, il lui transmettra (en octobre) la présidence, consolidant ainsi leur statut de duo politique le plus performant du Mexique contemporain.
L'héritage que recevra Claudia Sheinbaum comprend également des bilans négatifs. Parmi ceux-ci se dégage la violence incessante qui sévit dans le pays. Celle-ci doit être, au même titre que les rapports avec les familles et les réparations pour les victimes, une question de la plus haute priorité. Cette violence, qui est multiple et s'exprime à différents niveaux et dans différentes directions, a coûté la vie à 30 candidats au cours de cette même campagne électorale. Bien que le président López Obrador ait tenté de minimiser les faits et présenté les élections comme « les plus propres et les plus pacifiques de l'histoire », les données montrent que de nombreux citoyens et citoyennes ont décidé de « voter » pour l'une des plus de 100 000 personnes disparues et ont inscrit leur nom sur les bulletins de vote afin de rendre visible une tragédie à laquelle les dirigeants politiques, à commencer par le président AMLO, n'ont accordé que peu ou pas d'attention. L'agenda des droits de l'homme est urgent, mais la méfiance de nombreuses organisations et groupes de familles de victimes à l'égard de la nouvelle présidente est plus qu'évidente. La proximité de Claudia Sheinbaum avec Omar García Harfuch, policier et ancien secrétaire à la Sécurité citoyenne de la ville de Mexico [du 4 octobre 2019 au 9 septembre 2023, ce dernier a donné sa dimension pour intégrer la campagne de Sheinbaum et envisager un poste gouvernemental], est, pour ces organisations, inquiétante. La raison en est évidente : García Harfuch a été désigné par les proches des étudiants de l'école normale d'Ayotzinapa disparus en 2014 comme faisant partie de ceux qui ont construit le « récit officiel » sur un cas de violations évidentes des droits de l'homme [la clarté n'a jamais été faite sur les circonstances de leur mort et du rôle de l'armée]. Ce fait conduit les organisations à émettre des réserves à l'égard de Sheinbaum, tandis que García Harfuch fait non seulement partie de l'équipe de conseillers de la nouvelle présidente, mais semble même faire partie de son prochain cabinet. Il reste à voir dans quelle mesure les « contradictions inévitables mais nécessaires », l'euphémisme utilisé par ceux qui justifient toute forme d'alliance, prévaudront.
Sur le plan extérieur, les élections mexicaines rééquilibrent la répartition du pouvoir dans une Amérique latine où l'idée fausse d'un inévitable glissement à droite s'était répandue. Le samedi 1er juin, juste un jour avant l'élection de Sheinbaum, le président argentin Javier Milei et le salvadorien Nayib Bukele se sont donné l'accolade en souriant, essayant de montrer une extrême droite qui progresse régulièrement à l'échelle mondiale. Mais le lendemain, le triomphe de MORENA au Mexique a remis les projecteurs sur la gauche démocratique diversifiée qui comprend Luiz Inácio Lula da Silva (Brésil), Gustavo Petro (Colombie), Luis Arce (Bolivie) et Gabriel Boric (Chili), le groupe restreint de présidents dont, dans quatre mois, Claudia Sheinbaum fera partie.
Comme presque toutes les femmes qui accèdent à de hautes fonctions, Claudia Sheinbaum doit faire face à de multiples préjugés. Promue par López Obrador, elle a été accusée par ses adversaires politiques et médiatiques de n'être qu'une « marionnette » de l'actuel président. En fait, ces mêmes opposants soutiennent que c'est le fondateur de MORENA – qui a déjà annoncé son prochain retrait de la vie politique – qui continuera à gouverner en coulisses. Claudia Sheinbaum doit maintenant relever le défi de démontrer son autonomie politique sans laisser entendre qu'elle est déloyale. Ce sera l'un des principaux défis de la nouvelle présidente [2].
Elle n'est pas seule dans ce processus. Un autre événement marquant de l'élection est que la capitale du pays sera également gouvernée par une femme. Il s'agit de Clara Brugada [membre de MORENA depuis 2014, elle a quitté le PRD en 2012], l'ancienne maire d'Iztapalapa [secteur populaire de l'agglomération de Mexico, de 2018 à septembre 2023], issue des luttes urbaines (occupation du territoire), qui se définit comme féministe et qui, dès son entrée en fonction, deviendra automatiquement pré-candidate à la présidence et possible successeure de Claudia Sheinbaum en 2030. Mais cela sera une autre histoire. (Article publié dans la revue Nueva Sociedad, juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Cecilia González est journaliste, auteure de nombreux ouvrages sur le Mexique et l'Argentine.
[1] Sur la constitution de MORENA, voir l'ouvrage d'Hélène Combes : De la rue à la présidence. Foyers contestataires à Mexico (CNRS Editions, 2024). (Réd.)
[2] Le milieu entrepreneurial a accueilli de manière assez positive l'élection de Claudia Sheinbaum. Cette dernière a rapidement pris contact avec, par exemple, le directeur général de BlackRock Mexico, pour assurer les flux d'investissements. A ses côtés, la future responsable de l'Economie, la jeune dirigeante d'entreprise Altagracia Gómez Sierra, était déjà membre de l'équipe de la campagne présidentielle de Sheinbaum. (Réd.)
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Mexique. Violente campagne de la coalition de droite : en vue de quel futur ?
Photo : Xóchitl Gálvez, le 5 juin, demande que l'exécutif soit jugé pour son intervention dans les élections.
Par Carlos Alberto Ríos Gordillo

1.- Au Mexique, à l'issue des élections présidentielles du 2 juin, la victoire de la coalition de gauche (Sigamos Haciendo Historia-Continuons à écrire l'histoire : MORENA, PT, Partido Verde Ecologista) se profilait. Dès le matin et bravant un soleil de plomb, des millions de personnes se sont alignées dans les rues, dans des files d'attente intergénérationnelles, pour voter dans tout le pays et dans les principaux consulats mexicains aux Etats-Unis et en Europe. Plus importante que l'élection de 2018, la participation citoyenne a d'emblée suscité l'étonnement. Quelle candidate tous ces votes allaient-ils favoriser ? Cette incertitude a suscité les réactions les plus diverses le jour même de l'élection.
Avant la fermeture des bureaux de vote, les instituts de sondage ont commencé à publier des résultats préalables. L'un de ces instituts, le très partial Massive Caller, a annoncé la victoire de la candidate conservatrice Xóchitl Gálvez [coalition Fuerza y Corazón por México : PRI, PAN, PRD] Peu après, elle s'est réunie avec les principaux responsables de son équipe de campagne, a annoncé lors d'une conférence de presse sa victoire éclatante à la présidence et dans les neuf Etats où se déroulaient les élections, y compris la capitale du pays. Dans un discours préparé à l'avance, elle a exigé que le président Andrés Manuel López Obrador (AMLO) respecte le vote, tout en demandant à l'Institut national électoral (INE) de ratifier automatiquement le résultat [1].
Délirante et sans résultats en main, assimilant la forte participation à un vote en sa faveur, la droite a célébré à l'avance une victoire : moins comme une farce que comme un faux positif. « D'après ces résultats, il est clair que nous avons déjà gagné », s'est exclamée Xóchitl Gálvez, tandis qu'un tonnerre de clameurs scande : « Présidente, Présidente ! » Cependant, les nuances du discours triomphal laissaient présager ce qui allait se passer quelques heures plus tard : « Nous sommes en concurrence avec l'autoritarisme et le pouvoir. Et ils sont capables de tout », a-t-elle déclaré. Comme si c'était un présage, elle annonce le piège qui se nicherait derrière la prétendue victoire : « Nous allons défendre votre vote, nous n'allons pas partir, nous allons défendre cette victoire. »
Créer la confusion, déformer, mentir depuis le début et jusqu'à la fin, c'est ce qu'a fait la propagande de droite avant même le début de la campagne présidentielle ; mais si l'heure de la défaite a sonné, à quoi bon ?
2.- La réalité n'a pas tardé à être connue et célébrée. Ce que la droite célébrait, c'était tout ce qu'elle n'avait pas gagné dans son ancien monde : à l'exception de cinq divisions territoriales (demarcaciones territoriales qui sont au nombre de 16) dans la capitale et d'un Etat dans le pays, elle avait tout perdu. Selon le Programme des Résultats Electoraux Préliminaires de l'INE (Instituto Nacional Electoral), Xóchitl Gálvez avait obtenu 27,90% des voix, soit presque deux fois plus que le dernier concurrent en lice : Jorge Álvarez Máynez, qui avait obtenu 10,4187%, mais trente points derrière Claudia Sheinbaum, avec 59,75% des voix. Curieusement, c'est à l'étranger (Etats-Unis, Europe) qu'elles sont le plus proches : 86 554 voix pour la première, 91 522 pour Sheinbaum.
Avec ces résultats, la majorité qualifiée au sein du pouvoir législatif est restée entre les mains de la coalition dirigée par le parti Mouvement de régénération nationale (MORENA), ce qui, en principe, lui permet d'approuver les réformes de l'INE [six modifications voulues par AMLO de la législation électorale] et du pouvoir judiciaire. Réformes auxquelles s'opposait l'opposition déguisée en « marée rose » [couleur adoptée par la coalition de droite] trouvant ainsi une cause de connexion avec les secteurs de la population mécontents du gouvernement de López Obrador et une légitimité sociale qu'elle a recherchée avec ténacité tout au long des six années du mandat d'AMLO. Si ces partis ont trouvé dans leur coalition un moyen de ne pas succomber séparément, ils ont trouvé dans les « citoyens » la légitimité qui les a animés pendant la campagne et leur a permis d'obtenir un pourcentage aussi élevé lors des élections du 2 juin.
Alors que le Zócalo de Mexico a été le théâtre d'une fête populaire en faveur de Claudia Sheinbaum et que les célébrations ont fusé de partout, les réactions internationales ne se sont pas fait attendre. Alors qu'il y a six ans, le grand sociologue Immanuel Wallerstein [disparu en 2019] considérait la victoire d'AMLO comme une « victoire de la gauche », significative pour l'ensemble de la gauche mondiale, voilà que l'intellectuel et cinéaste anglo-pakistanais Tariq Ali écrit sur son compte X : « Excellente nouvelle du Mexique. Enorme victoire pour Claudia Sheinbaum, féministe d'origine juive. Antisioniste et écologiste. Sa victoire est aussi un symbole de la popularité d'AMLO dans le pays. Un triomphe de l'espoir sur le désespoir. Un soulagement après le désastre en Argentine. »
3.- Peu après avoir célébré une telle victoire en apothéose, les dirigeants des partis politiques de droite mexicains ont annoncé une nouvelle conférence de presse, où ils ont tenu une conférence de presse durant laquelle ils ont présenté une réalité à l'opposé de celle mentionnée dans la conférence précédente mentionnée plus haut : ils ont exigé le respect de la volonté du peuple. Ils ont ainsi changé les termes de leur discours. Dans un langage guindé, Alejandro Moreno, président national du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), a dit la chose la plus révélatrice : « Nous avons gagné dans ces six Etats. Nous sommes en train de construire et de consolider les résultats de l'élection présidentielle, ce qui montre clairement que Xóchitl Gálvez a non seulement le soutien du peuple mexicain, mais que nous avons clairement gagné dans ces six Etats. » [2] En quelques minutes, les dirigeants du parti sont passés d'un air de triomphe à une tonalité de morosité. Voyant que la défaite à la présidence était acquise, ils se sont accrochés à la lutte pour seulement six Etats, finalement eux aussi perdus pour eux.
Quelques minutes plus tard, avec l'apparition des résultats préliminaires de l'INE, la candidate Xóchitl Gálvez elle-même a dû accepter l'inévitable. Elle a convoqué une nouvelle conférence de presse pour reconnaître que le vote en faveur de sa candidature ne lui était pas favorable, que les tendances électorales étaient irréversibles et que, par conséquent, « il n'y a aucune information suggérant que cela pourrait changer lors du dépouillement dans les districts ». Cette reconnaissance, comme elle l'assume, s'accompagne d'une « ferme exigence de résultats et de solutions aux graves problèmes du pays et de l'indispensable respect de la Constitution et des institutions démocratiques » [3].
Ce faisant, elle a révélé la reconfiguration de la stratégie qui avait résulté de la cuisante défaite électorale, mais dans le cadre de la survie politique des derniers mois : la formation d'un mouvement de masse [la « marée rose »]. « Nous descendrons dans la rue autant de fois qu'il le faudra pour défendre la République et la démocratie », a-t-elle déclaré. Elle a ensuite énuméré les thèmes de la lutte à venir : le soutien aux mères à la recherche de disparus, la lutte des femmes, les droits des peuples indigènes [en lien avec le projet de train Maya mis en place par AMLO], la lutte contre la corruption et, bien sûr, la promotion de l'énergie propre [place de la firme pétrolière Pemex dans la distribution budgétaire d'allocations sociales] et d'autres causes. Une fois de plus sont utilisés des thèmes que la gauche a défendus face à l'assaut de la droite.
Outre les partis politiques qui l'ont proposée à la présidence, Xóchitl Gálvez a remercié les citoyens de la « marée rose », qu'elle conservera pendant « le temps que Dieu décidera de me prêter sur cette terre ». Une « guerrière » autoproclamée pour un « Mexique où la vie, la vérité et la liberté sont respectées ». Une guerrière de la « démocratie », qui a prévenu : « Nous ne permettrons pas qu'elle soit attaquée. » Dépité, le public qui, quelques heures plus tôt, l'avait acclamée avec le slogan « Présidente ! », lui a renvoyé un simple : « Xóchitl ! », comme pour la ramener à sa simple dimension.
4.- Après avoir encouragé la perplexité et diffusé la confusion, la droite a cherché à gagner sur ce qu'elle affirmait depuis des mois : l'ingérence de López Obrador dans la campagne électorale, la présence du crime organisé et l'utilisation des programmes gouvernementaux à l'avantage de MORENA qui ont fait de cette élection une élection d'Etat. Dans cette optique, au lendemain de l'élection, Xóchitl Gálvez a, dans l'après-midi, publié un communiqué, dans lequel, très en phase avec ce que nombre de ses partisans ont écrit sur les réseaux sociaux (appelant parfois à l'usage de la violence), elle a affirmé :
« (…) Cela ne s'arrête pas là. Oui, nous présenterons les éléments qui prouvent ce que je vous dis et ce que nous savons tous. Et nous le ferons parce que nous ne pouvons pas permettre une autre élection comme celle-ci. Aujourd'hui plus que jamais, nous devons défendre notre démocratie et notre république. Les contre-pouvoirs et la séparation des pouvoirs sont toujours menacés. Ce doit être un grand moment d'unité pour ceux et celles d'entre nous qui croient en la vie, la vérité et la liberté. Ils chercheront à nous diviser et à nous décourager, mais nous ne pouvons pas nous permettre de baisser les bras. Poursuivons notre lutte pour vous, pour votre famille et pour le Mexique. Nous sommes la résistance et nous devons faire notre part : défendre le Mexique contre l'autoritarisme et le mauvais gouvernement. » [4]
Le 4 juin, Xóchitl Gálvez a haussé encore le ton et diffusé une vidéo « Nous commençons la défense de ton vote », adressée « à tous ceux qui font partie de notre lutte », dans laquelle elle y expose les quatre points d'une stratégie de défense de la démocratie, appelant à un recomptage de 80% des urnes, comme si le résultat des élections était déjà clos. En outre, elle dénonce « l'intervention très claire du Président dans le processus électoral », « l'utilisation évidente des ressources publiques dans la campagne de MORENA », et « le haut niveau de violence et l'intervention du crime organisé ». Le visage tremblant, elle a poursuivi en affirmant que « le Mexique ne mérite pas une autre élection avec l'intervention de l'Etat et du crime organisé ». Fidèle à son cynisme éhonté, elle a affirmé que « nous avons commencé par la résistance pour protéger notre démocratie, notre Constitution et notre liberté ».
5.- Jusqu'à présent, deux axes semblent constituer la stratégie de la droite. Premièrement. Exiger un recomptage des votes afin de perturber le climat politique et la légitimité de l'élection et de l'INE (dans la « défense » duquel la « marée rose » a trouvé l'un de ses emblèmes les plus prestigieux), en délégitimant les vainqueurs de l'élection. Une mesure de pression et de lutte qui a créé l'indignation, la lassitude et même la mobilisation de la base de la coalition Fuerza y Corazón por México vaincue, ce qui contribue à un climat hostile que la droite elle-même ne peut presque plus contrôler, que ce soit dans le sens de la diriger ou de l'alimenter. Ainsi, la droite tente d'atténuer l'action réformatrice du nouveau gouvernement, de le ligoter pour qu'il se modère et n'approfondisse pas la réforme du système judiciaire et de l'INE. Combien de temps ce climat peut-il durer et quel type de chocs faudra-t-il pour l'alimenter ?
Deuxièmement. Maintenir sa présence et son leadership auprès de sa base électorale, non seulement mécontente de la défaite, mais en colère, dont le point de vue a longtemps été influencé par les rumeurs d'une élection orchestrée par l'Etat et le président López Obrador. Cela a obligé Xóchitl Gálvez à se maintenir dans une prétendue « résistance », alors que quelques heures plus tôt, elle avait accepté les résultats des élections. Si elle est discréditée, d'autres (ou peut-être personne) pourraient capitaliser sur cette indignation, attisée dans les médias par une pléiade de commentateurs. Risque alors d'être perdu le leadership d'une force sociale dont les partis de la coalition défaite (pour autant que le PRD survive) ont besoin pour se légitimer – pour l'instant, via la candidate des patriotes, des défenseurs de la République et de la Constitution, dont le « discours » a su séduire les électeurs de droite, mais aussi ceux qui sont mécontents du gouvernement de López Obrador.
6.- Le succès de cette symbiose entre Xóchitl Gálvez et la « marée rose » s'explique d'abord par le fait qu'elle a su réunir autour de sa candidature différents courants de la droite : catholique militant (anti-avortement, anti-féministe, anti-droits LGBT+), anti-communiste et sinarchiste [mouvement nationaliste des années 1930 à connotation fascisante, catholique], anti-immigrés et aporophobe [aversion pour les pauvres], entrepreneurial, pro-libre marché et pro-culture de l'effort, et donc aussi classiste, discriminatoire et raciste. A cet élément chimique s'en ajoute un autre, plus dangereux : l'expropriation des causes sociales les plus importantes de la gauche dans le Mexique contemporain : la recherche des disparus et le soutien du gouvernement aux mères en quête d'un enfant disparu, les droits des peuples indigènes, la demande d'une santé et d'une éducation de qualité, l'arrêt de la criminalité organisée, etc. Néanmoins, cette nébuleuse de forces politiques, d'alliances et de regroupements mise sur sa survie et est prête à muter à nouveau, à se transformer ou à se moderniser pour n'importe quelle cause ou lutte sociale, comme le font les virus lorsqu'ils cherchent un hôte, tout en s'en nourrissant.
Dans l'anatomie de ce à quoi nous assistons, il y a le germe d'un mouvement de masse qui, en revendiquant cette résistance nationale pour la démocratie et la liberté, ouvre la voie à un programme où la politique est néolibérale, donc favorable aux élites dirigeantes et aux grands médias. Tandis que, sur les questions sociales, elle se présente comme progressiste, en « défendant » tout ce que nous, la gauche, avons défendu pendant des années. En phase avec les nouveaux visages de la droite, cette philosophie politique, libérale et libertarienne, organise la vie sociale selon un modèle entrepreneurial, de guerriers courageux et charismatiques prêts à se sacrifier pour le bien commun, pour la République et la Constitution, qui entreprennent et défendent les causes de notre temps.
7.- Bien qu'il n'ait pas gagné les élections, ce programme a profité des circonstances et a su créer une base sociale propre qui, malgré tout, bouge. Elle n'est pas entièrement nouvelle, mais sa vigueur s'est développée aux dépens de ce gouvernement progressiste de MORENA. Elle réapparaîtra plus tard, mais peut-être avec de nouveaux dirigeants et représentants, ajoutant à son répertoire les promesses non tenues et les erreurs du gouvernement en place, et transformant nos thèmes programmatiques et nos slogans en une simple propagande instrumentale. Bien que, sur le fond, il se résume au pragmatisme radical brut de la droite en quête de légitimité et de pouvoir, sur la forme, le programme s'habille des causes les plus urgentes de notre époque.
Nous aurons besoin de clarté intellectuelle pour distinguer le contenu de la forme : la volonté de changement social en surface, tout en préservant le statu quo au fond. L'essentiel de la tromperie élaborée consiste à associer l'attrait de la forme à l'illusion de la substance, et donc à tout changer pour que tout reste pareil.
Cependant, si dans cette dimension cosmétique de l'œuf de serpent réside son énigmatique pouvoir de métamorphose, ainsi que son indéniable pouvoir d'attraction sociale, à travers les caractéristiques de sa membrane, il est également possible de distinguer la physionomie du reptile en pleine formation. (Article publié par le site Sin Permiso le 8 juin 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Carlos Alberto Ríos Gordillo enseigne au département de sociologie de l'Universidad Autónoma Metropolitana, Unidad Azcapotzalco.
[1] Gálvez, Xóchitl. https://www.youtube.com/watch?v=Ur-k8xl9LZg (Consultado : 2 de junio de 2024)
[2] https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R/videos/389259593473885/ (Consultado : 2 de junio de 2024)
[3] Gálvez, Xóchitl. https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R( Consultado : 2 de junio de 2024)
[4] Gálvez, Xóchitl. https://www.facebook.com/Xochitl.Galvez.R (Consultado : 3 de junio de 2024)
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Le bolsonarisme peut revenir au pouvoir

Le lulisme, ou loyauté politique à l'expérience des gouvernements dirigés par le Parti des Travailleurs (PT) a permis de gagner le soutien des plus pauvres. Mais la gauche brésilienne a perdu son hégémonie sur sa base sociale de masse d'origine.
Bolsonaro peut-il revenir au pouvoir en 2026 ? Oui, c'est possible. Il faut considérer l'existence de puissants facteurs objectifs et subjectifs pour expliquer la résilience de l'extrême droite, même après la défaite de la semi-insurrection de janvier 2023.
27 mai 2024 | tiré du site Rebelion.org
https://rebelion.org/el-bolsonarismo-puede-volver-al-poder/
Mais, en premier lieu, il est lucide de reconnaître le contexte international du phénomène, dans lequel l'extrême droite joue un rôle déterminant :
a) les turbulences du système étatique avec le renforcement de la Chine et la stratégie de l'impérialisme américain visant à préserver la suprématie de la Troïka, pour laquelle une orientation protectionniste plus dure est utile ;
b) les différends causés par l'émergence de la crise environnementale et de la transition énergétique, qui désavantagent temporairement ceux qui décarbonent plus rapidement ;
(c) le tournant des fractions bourgeoises vers la défense des régimes autoritaires qui font face à la protestation populaire et embrassent une ligne national-impérialiste ;
d) la tendance à la stagnation économique, à l'appauvrissement et au virage à droite des classes moyennes ; et
(e) la crise de la gauche, entre autres.
Mais il y a des particularités brésiliennes dans la fragmentation politique du pays. Elles sont essentiellement cinq :
i) l'hégémonie entre l'armée et la police ;
(ii) le penchant de la grande majorité de l'évangélisme pentecôtiste vers l'extrême droite ;
(iii) le poids du bolsonarisme dans les régions les plus développées, le Sud-Est et le Sud du pays, en particulier parmi la nouvelle classe moyenne qui les dirigent, ou celle ayant un très haut niveau d'éducation et qui remplit des fonctions exécutives dans les secteurs privé et public ;
(iv) la direction du courant néofasciste au sein de l'extrême droite et
(v) le soutien à l'extrême droite parmi les classes moyennes salariées ayant des salaires compris entre trois. cinq, voire sept fois le salaire minimum.
Les quatre premières particularités ont été étudiées de manière approfondie, mais la dernière l'a moins été. L'étudier est stratégique, car il est peut-être le seul moyen d'inverser, dans le contexte d'une situation très défavorable, des rapports sociaux de force favorisant les réactionnaires.
Certains facteurs objectifs expliquent la distance politique, la division ou la séparation entre des parties de la classe ouvrière et celle des plus pauvres, tels que l'inflation dans les plans privés d'éducation et de santé, et l'augmentation de l'impôt sur le revenu, qui menacent un modèle de consommation et un niveau de vie, et qui ont des impacts subjectifs, comme le ressentiment social et le ressentiment moral et idéologique. Les deux sont entrelacés et peuvent même être indivisibles.
Mais ce n'était pas le cas lorsque la phase finale de la lutte contre la dictature s'est ouverte, il y a quarante-cinq ans. Le PT est né avec le soutien des métallurgistes, des enseignant-es du secteur public, des travailleurs-euses du pétrole, des banquiers-ères et d'autres catégories qui, par rapport à la réalité des masses, avaient plus d'éducation et de meilleurs salaires. Le lulisme, ou loyauté politique à l'expérience des gouvernements dirigés par le PT, a permis de gagner le soutien des plus pauvres. Mais la gauche, tout en maintenant ses positions, a perdu son hégémonie sur sa base sociale de masse d'origine. Cette réalité tragique, parce qu'elle est la fracture de la classe ouvrière, exige que nous l'analysions d'un point de vue historique.
La période d'après-guerre (1945/1981) qui en fut une de croissance intense, au cours de laquelle le PIB a doublé chaque décennie et qui a favorisé la mobilité sociale absolue au Brésil, accompagnée de l'urbanisation accélérée du pays, semble faire irrémédiablement partie du passé. Le plein emploi et l'augmentation de la scolarisation, dans un pays où la moitié de la main-d'œuvre était analphabète, ont été les deux facteurs clés de l'amélioration de la vie de cette couche de travailleurs et travailleuses. Mais ils n'exercent plus la même pression que par le passé.
Il est clair qu'au cours de la dernière décennie, le capitalisme brésilien a perdu de son élan. Le pays a perdu 7 % de son PIB entre 2015/17 et, après la pandémie de covid en 2020/21, il a fallu trois ans pour revenir aux niveaux de 2019. Malgré toutes les contre-réformes antisociales – travail, protection sociale – visant à réduire les coûts de production, le taux d'investissement n'a pas dépassé 18 % du PIB en 2023, malgré l'autorisation de la PEC transitoire de crever le plafond des dépenses publiques.
Le Brésil, plus grand parc industriel et marché de consommation de biens durables de la périphérie, est devenu un pays à croissance lente. L'augmentation de la scolarité n'est plus un moteur aussi puissant. Améliorer les conditions de vie est devenu beaucoup plus difficile.
Le Brésil de 2024 est un pays moins pauvre qu'au XXe siècle, mais non moins injuste. Bien sûr, il y a encore beaucoup de pauvreté : des dizaines de millions de personnes ou même plus sont toujours en situation d'insécurité alimentaire, malgré la Bolsa Família (un programme social brésilien), selon le cycle économique. Mais il y a eu une réduction de l'extrême pauvreté sans réduction qualitative des inégalités sociales.
La répartition fonctionnelle du revenu entre le capital et le travail a enregistré des variations dans la marge. La répartition des revenus personnels s'est améliorée entre 2003 et 2014, mais a de nouveau augmenté depuis 2015/16, à la suite du coup d'État institutionnel contre le gouvernement de Dilma Rousseff. L'extrême pauvreté a diminué, mais la moitié de la population économiquement active compte un revenu inférieur à deux fois le salaire minimum. Un tiers des salarié-es gagnent entre trois et cinq fois le salaire minimum. L'inégalité est restée presque intacte parce que, entre autres raisons, la position des salarié-es à revenu moyen ayant un niveau d'éducation plus élevé a stagné avec un biais descendant.
De nombreuses études confirment que l'augmentation de la scolarité moyenne n'est pas liée à l'employabilité, et les enquêtes de l'IBGE confirment paradoxalement que le chômage augmente avec la scolarisation. La plupart des millions d'emplois signés depuis la fin de la pandémie ont été réservés à des personnes gagnant jusqu'à deux fois le salaire minimum, avec des exigences de scolarité très faibles.
Pour évaluer la plus ou moins grande cohésion sociale d'un pays, deux taux de mobilité sont considérés, l'absolu et le relatif. Le taux absolu compare la profession du père et de l'enfant, ou la première activité de chacun avec son dernier emploi. Le taux de mobilité relatif montre dans quelle mesure les obstacles à l'accès à l'emploi – ou aux possibilités d'études – favorables à la promotion sociale pourraient ou non être surmontés par les personnes en position sociale inférieure.
Au Brésil, les taux absolu et relatif ont été positifs jusque dans les années 1980, mais le premier a été plus intense que le second. En d'autres termes, nous avons connu une mobilité sociale intense dans la période d'après-guerre en raison de la pression de l'urbanisation et des migrations internes, du Nord-Est vers le Sud-Est, et du Sud vers le Centre-Ouest. Mais ce n'est plus le cas. Cette étape historique s'est terminée dans les années 90, lorsque le flux du monde agricole s'est épuisé.
Depuis, la pauvreté a diminué, mais les travailleurs et travailleuses de la classe moyenne ont connu une réalité plus hostile. Ce qui explique ce processus, c'est que les trajectoires de mobilité sociale au cours des vingt dernières années ont bénéficié à des millions de personnes vivant dans l'extrême pauvreté, mais très peu ont vu leurs conditions de vie augmenter de manière significative. Beaucoup ont amélioré leur vie, mais ils n'ont fait que passer à l'étape suivante au-dessus de celle occupée par leurs parents.
La mobilité sociale relative est restée très faible, car les incitations matérielles à augmenter la scolarisation ont été plus faibles au cours des quarante dernières années qu'elles ne l'avaient été pour la génération qui a atteint l'âge adulte dans les années 1950 ou 1960. Les récompenses que les familles obtiennent pour garder leurs enfants sans emploi pendant au moins douze ans jusqu'à ce qu'ils terminent leurs études secondaires ont diminué par rapport à la génération précédente, malgré la plus grande facilité d'accès.
Un pays peut partir d'une situation de grande inégalité sociale, mais si la mobilité sociale est intense, les inégalités sociales doivent être réduites, augmentant ainsi la cohésion sociale, comme cela s'est produit dans l'Italie d'après-guerre. À l'inverse, un pays qui avait de faibles inégalités sociales par rapport à ses voisins dans une position similaire dans le monde peut voir sa situation se détériorer si la mobilité sociale devient régressive, comme c'est le cas en France aujourd'hui.
Au Brésil, contrairement à la croyance populaire, la plupart des nouveaux emplois au cours des dix dernières années n'ont pas bénéficié au secteur le plus éduqué de la population. Étudier davantage n'a pas réduit le risque de chômage. Au cours des quarante-cinq années écoulées depuis 1979, la scolarité moyenne est passée de trois à plus de huit ans. Mais il y a eu deux transformations qui ont eu un impact durable sur la conscience de la jeunesse de la classe ouvrière.
La première est que le capitalisme brésilien n'est plus une société de plein emploi, comme il l'a été pendant un demi-siècle. La seconde est que, même avec les sacrifices consentis par les familles pour garder leurs enfants à l'école et retarder leur entrée sur le marché du travail, l'employabilité s'est concentrée dans des activités qui nécessitent peu de scolarité et offrent de faibles salaires. Pour la première fois dans l'histoire, les enfants ont perdu l'espoir de pouvoir vivre mieux que leurs parents.
Le chômage des diplômé-es est proportionnellement plus élevé que celui des personnes ayant un niveau d'éducation inférieur, et si l'inégalité des revenus personnels a diminué au cours des quinze dernières années, c'est parce que le salaire moyen des diplômé-es du niveau moyen et supérieur a diminué. L'expansion vertigineuse de l'ubérisation n'est donc pas surprenante. Les enquêtes mensuelles sur l'emploi de l'IBGE dans la région métropolitaine de São Paulo indiquent une évolution très lente qui ne se rapproche, au mieux, que de la reprise de l'inflation.
Près de quarante ans après la fin de la dictature militaire, l'équilibre économique et social du régime démocratique libéral est décourageant. Les réformes menées par le régime, telles que l'élargissement de l'accès à l'éducation publique, la mise en œuvre du SUS (Système unifié de santé), la Bolsa Família pour les personnes extrêmement pauvres, entre autres, ont été progressistes, mais insuffisantes pour réduire les inégalités sociales[1]. L'hypothèse selon laquelle une population plus éduquée modifierait progressivement la réalité politique du pays, entraînant un cycle durable de croissance économique et de répartition des revenus n'a pas été confirmée.
Une forme d'illusion gradualiste dans une perspective de justice sociale à l'intérieur des limites du capitalisme était cet espoir qu'une population plus éduquée changerait progressivement la réalité sociale du pays. Cela nous ramène aux limites des gouvernements de coalition dirigés par le PT, qui ont opté pour la concertation avec la classe dirigeante pour réguler le capitalisme « sauvage ». Bien qu'il existe des corrélations à long terme entre la scolarisation et la croissance économique, aucune causalité directe n'a été identifiée qui soit incontestable, encore moins si l'on inclut la variable de la réduction des inégalités sociales, comme le confirme la Corée du Sud.
Ce qui est incontestable, c'est que la bourgeoisie brésilienne s'est unie en 2016 pour renverser le gouvernement de Dilma Rousseff, malgré la modération des réformes menées. Il n'est pas surprenant que la classe dirigeante n'ait eu aucun scrupule à aller jusqu'à manipuler la destitution, en subvertissant les règles du régime pour s'emparer du pouvoir au profit de ses représentants directs, comme Michel Temer. Le défi est d'expliquer pourquoi la classe ouvrière n'était pas prête à se battre pour la défendre.
Les salaires représentaient plus de la moitié de la richesse nationale au début des années 1990 et, au cours des trente dernières années, ils sont tombés à un peu plus de 40 % en 1999 et, malgré la reprise observée entre 2004 et 2010, ils sont toujours inférieurs au niveau de 50 % de 2014 encore aujourd'hui, en 2024. Cette variable est significative pour une évaluation de l'évolution des inégalités sociales, car le Brésil de 2024 est une société qui a déjà achevé la transition historique du monde rural vers le monde urbain (86% de la population vit en ville), et la majorité de ceux et celles qui travaillent sous contrat, soit 38 millions avec un contrat de travail et 13 millions de fonctionnaires, reçoivent des salaires.
Dix autres millions de personnes ont un employeur mais pas de contrat. Il est vrai qu'il y a encore 25 millions de Brésilien-nes qui vivent d'un travail indépendant, mais ils sont proportionnellement moins nombreux que par le passé. La bourgeoisie n'a aucune raison de se plaindre du régime libéral. Malgré cela, une fraction de la bourgeoisie, comme celle de l'agro-industrie et d'autres, soutient le néofascisme et sa stratégie autoritaire.
Les données indiquant que les inégalités sociales ont diminué parmi les salarié-es sont convaincantes. Mais pas parce que l'injustice a diminué, bien que la misère, elle, ait diminué. Ce processus s'est produit parce qu'il y a eu deux tendances opposées sur le marché du travail. L'une est relativement nouvelle et l'autre est plus ancienne. La première était l'augmentation des planchers salariaux des secteurs les moins qualifiés et les moins organisés. Le salaire minimum a augmenté lentement mais sûrement au-dessus de la dévaluation depuis 1994 avec l'introduction du real, s'accélérant dans les années des gouvernements de Lula et Dilma Rousseff.
C'est un phénomène nouveau, puisque c'est l'inverse qui s'est produit au cours des quinze années précédentes. Le salaire minimum est une variable économique clé car c'est le plancher des retraites de l'INSS, c'est pourquoi la bourgeoisie exige qu'il soit renvoyé. La reprise économique favorisée par le cycle mondial d'augmentation de la demande de matières premières a entraîné une baisse du chômage à partir du second semestre 2005, culminant en 2014 en une situation de quasi-plein emploi.
La distribution massive de Bolsa Família semble également avoir exercé une pression sur la rémunération du travail manuel, en particulier dans les régions moins industrialisées. La deuxième tendance est la baisse continue de la rémunération des emplois nécessitant des études secondaires et supérieures, un processus qui se produit depuis les années 1980. En conclusion, les données disponibles semblent indiquer que l'augmentation de la scolarisation n'est plus un facteur important d'ascension sociale, comme c'était le cas par le passé.
La loyauté politique des masses populaires envers le lulisme est une expression du premier phénomène. La vie des plus pauvres s'est améliorée pendant les années des gouvernements PT. La division entre les salarié-rs qui gagnent plus de deux fois le salaire minimum exprime un ressentiment social qui a été manipulé par le bolsonarisme. Si la gauche ne reprend pas confiance dans ce secteur de la main-d'œuvre, le danger pour 2026 est grand.
Notes
[1] L'inégalité sociale est une variable qui cherche à mesurer la disparité des conditions socio-économiques. Le Social Radar, une étude de l'IPEA (Institut de recherche économique appliquée) confirme que les 1% les plus riches des Brésilien-nes ont un revenu équivalent à celui des 50% les plus pauvres. L'autodéclaration présente des marges d'erreur importantes, si les données ne sont pas croisées avec d'autres sources, telles que l'IRPF (impôt sur le revenu des personnes physiques) et l'IRPJ (impôt sur le revenu des personnes morales). Cette incertitude a toujours été excellente pour évaluer les inégalités au Brésil. Consulter en : https://www.ibge.gov.br/
[2] Une autre dimension de l'étude de la transition d'une société à prédominance rurale est l'évaluation de la démographie brésilienne. Nous sommes au plus fort de la transition démographique. La population de plus de 60 ans est toujours d'environ 15 %, inférieure à celle des pays centraux où elle atteint 20 % voire 25 %, mais les enfants et les jeunes, qui étaient d'environ 50 %, sont tombés à environ 20 %. En 1970, les femmes brésiliennes avaient en moyenne 5,8 enfants. Trente ans plus tard, cette moyenne était de 2,3 enfants. En 2016, il était de 1,8 et est depuis tombé à 1,5. La courbe démographique est à la fois fascinante et inquiétante : chaque année, environ deux millions de jeunes sont à la recherche de leur premier emploi. Cela montre le dynamisme de l'expansion de la main-d'œuvre disponible, ainsi que la nécessité de taux de croissance élevés du PIB pour réduire le chômage. L'ampleur de cette croissance du PAE peut être pleinement évaluée si l'on compare les données du Brésil avec celles de la France : l'expansion de la population active est passée de 20 à 26 millions en l'espace de 40 ans, de 1950 à 1990, c'est-à-dire qu'elle a augmenté de 30 %, alors qu'au Brésil elle a doublé en 30 ans.
Valerio Arcary est historien, militant de la PSOL (Résistance) et auteur de O martelo da História : ensaios sobre a urgência da revolução contemporânea (Sundermann, 2016).
Traduction du portugais : Jacobinlat, révisé pour Rebelión par Alfredo Iglesias Diéguez.
Source (de l'original) : https://aterraeredonda.com.br/o-bolsonarismo-pode-voltar-ao-poder/#_ednref1
Source (de la traduction en espagnol) : https://jacobinlat.com/2024/05/25/el-bolsonarismo-puede-volver-al-poder/
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France : Deux journées riches d’enseignements

La poussée d'en bas qui veut imposer l'unité est puissante. Il n'est pas déplacé d'évoquer, avec de grandes différences sur tous les plans certes, le 12 février 1934 quand l'unité d'action du PC et de la SFIO, de la CGTU et de la CGT, a été imposée par les manifestants contre les fascistes, ce qui fut le point de départ non pas des Fronts populaires (on va revenir ici sur cette précision), mais du front unique prolétarien contre la réaction.
11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale | Photo : Paris, le 10 juin 2024. Pendant un rassemblement "Front Populaire" contre le RN, place de la République, au lendemain de la victoire du Rassemblement national aux élections européennes en France.
C'est pourquoi il importe de reprendre le fil des principaux évènements ayant suivi le dernier coup d'État macronien. Dès dimanche soir, des centaines et des centaines de manifestants se sont spontanément, avec les drapeaux des différentes organisations dites de gauche, rassemblés place de la République à Paris et dans plusieurs villes, appelant à l'unité. La principale intervention de Raphaël Glucksmann ce soir-là avait précédé l'annonce de la dissolution mais comportait une phrase refusant toute main tendue de la part de ceux qui avaient misé sur le RN pour faire passer leur loi Immigration, donc avec les macroniens.
Ce premier verrou s'impose assez facilement. Par exemple, défense de rire, Jérôme Cahuzac, l'ancien ministre du Budget de Hollande et grand fraudeur fiscal, a annoncé qu'il se présentait à Villeneuve-sur-Lot contre une député sortante RN en prétendant jouer les sauveurs : le PS a immédiatement récusé tout soutien. Il faudra bien sûr être vigilants sur les tentatives de candidatures du type « centre-gauche ».
Mais l'unité elle-même, à laquelle aucun dirigeant et autres chefs à plume n'a tenté de s'opposer frontalement, allait-elle vraiment s'imposer ?
On pouvait avoir des craintes avec le grand discours de Jean-Luc Mélenchon réagissant à la dissolution (rejoint avec 5 minutes de retard par Manon Aubry sur une estrade déjà occupée par une garde rapprochée !).
Ce discours mérite d'être écouté de près : J.L. Mélenchon y a réintroduit toute la rhétorique nationale-populiste de 2017, aux fondements de LFI, en l'adaptant à sa version « villes et banlieues multiculturelles », mais c'est fondamentalement la même méthode : « un peuple, une nation, un programme » ; une « France nouvelle » va émerger et se construire : « la France des villes ». Cette insistance sur les villes galvanisait particulièrement les militants présents au fur et à mesure que tombaient les résultats tardifs des grandes villes comme Lyon ou Montpellier et de certaines banlieues, qui faisaient remonter le score de LFI de 8% à un peu moins de 10% (cela alors que dans les zones de banlieues les pourcentages élevés de LFI vont avec une abstention ultra-majoritaire, la plus élevée de tout le pays).
De plus, dans ce discours, J.L. Mélenchon introduisait de véritables poisons de division : la supposée escalade antirusse de la France qui doit s'arrêter ; et les accusations d'antisémitisme qui n'auraient d'autre fonction que d'attiser ce qui est réellement grave, appelé tantôt « racisme » et tantôt « islamophobie » (bien que ce ne soit pas exactement la même chose …). Que, selon des sondages dont il faut bien dire qu'ils sont dignes de foi, 90% des juifs de France questionnés sur ce qui leur fait le plus peur aujourd'hui dans ce pays répondent tragiquement : « Mélenchon », ne semble pas poser ici question …
Enfin, J.L. Mélenchon présentait la dissolution macronienne comme justifiée et inévitable, sans même relever son caractère antidémocratique (l'annoncer à l'avance pour septembre aurait été tout à fait différent).
Mais à peu près au même moment, François Ruffin interrogé par les journalistes développait une orientation qui, en gros, était l'inverse de celle proclamée par J.L. Mélenchon pour LFI. Il démarrait en attaquant frontalement Macron accusé de faire n'importe quoi, poursuivait en affirmant vouloir aller à la bataille dans toutes les communes y compris les plus petites, et concluait en appelant à l'unité inconditionnelle et immédiate pour constituer un « Front populaire ».
Ainsi s'ouvrait une brèche, sous-tendue par la volonté des larges masses d'unité et de prise en compte de tous les secteurs populaires.
La transposition de la rhétorique national-populiste de Mélenchon 2017 sur le peuple des centre-villes et des banlieues livre littéralement au RN ce que l'on appelle aujourd'hui « la ruralité », laquelle n'est pas principalement paysanne même si les potagers y sont fréquents et aident à survivre, et qui est la France des ronds-points qu'occupèrent en masse les Gilets jaunes. La faille avec Ruffin passe bien entendu par là.
Le terme de « Front populaire » signifie « unité d'action » pour les larges masses. De plus, il remplace, pas fortuitement, les formules invoquant « NUPES » ou « Union populaire », formules et références qui peuvent parfaitement être utilisées de manière diviseuse, avec l'invocation d'un « programme » à la mise en œuvre duquel il serait bien naïf de croire – et les larges masses n'ont pas cette naïveté.
Quand il est écrit sur le site créé samedi soir par François Ruffin avec des députés des différents partis de gauche, Front Populaire : « Il n'y a pas de fatalité, nous pouvons l'emporter. La crise de 1929 a donné le nazisme en Allemagne, mais le Front populaire en France. », les mots clefs auxquels nous nous associons, que nous avons nous-aussi crié dès dimanche soir, sont que nous pouvons gagner.
Mais l'histoire n'a pas été celle que raconte la seconde phrase : évitant la tragédie allemande (l'arrivée au pouvoir d'Hitler en janvier 1933), le 12 février 1934 a certes imposé l'unité, mais celle-ci fut élargie, sur décision de Moscou, aux principales forces bourgeoises de l'époque (les radicaux), et c'est cela que fut le « Front populaire » qui conduisit à la défaite devant Franco en Espagne et à la défaite sociale en France aussi, suivie du retour à la division lors du pacte Hitler-Staline : ce fut finalement la chambre de Front populaire qui vota les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Nazisme et fascismes seront vaincus en Europe par la guerre et la lutte armée des peuples. Il y a donc une part d'illusions dans cette formule dont la résurgence traduit le désir sain et nécessaire d'unité.
Lundi matin, des proches de F. Ruffin et des secteurs du PS introduisaient auprès des journalistes une expression curieuse pour parler de lui : « Il prend le capitanat. » Nous n'avons nul besoin d'un capitaine pour agir et imposer l'unité, et François Ruffin en est probablement conscient, mais le sens donné à cette formule, selon « un cadre du PS » cité par Libération, serait de suggérer un premier ministre en cas de victoire, qui, ne pouvant être ni Mélenchon ni Glucksmann, pourrait être Ruffin.
Outre que c'est là aller un peu vite en besogne, soulignons la question politique principale : si nous gagnons, s'agira-t-il de cohabiter, vraiment ? Avec Macron, dans le cadre de la V° République ? Celui qui, avec sa loi Immigration et la répression, a montré qu'il peut gouverner avec le RN, laissera-t-il abroger sa loi contre les retraites ? La vraie question ne serait-elle pas, dans ce cas, celle de la souveraineté de l'Assemblée, contre le président, et donc contre les institutions de la V° République ?
Cette fameuse Constituante, qu'un J.L. Mélenchon et le programme de LFI n'ont jamais envisagée qu'octroyée et corsetée de caudillesque manière, ne sera-t-elle pas au bout du chemin si la volonté démocratique renverse les obstacles ?
Voila pourquoi, à Aplutsoc, fidèles d'ailleurs à une vieille chanson qui dit « Ni Dieu, ni César, ni tribun », nous avons dit tout de suite : Assemblée souveraine ! Voilà la question ! Et pas de capitaine premier ministre … de Macron !
C'est là une discussion qui aide à aller de l'avant, mais nous n'en sommes pas du tout là. La question immédiate, c'est l'unité pour gagner. Et, le lendemain de ces discours, lundi 10 juin, J.L.Mélenchon a multiplié les tweets appelant à « l'unité » et au « front populaire » en expliquant que c'était sa volonté qui s'imposait enfin à tout le monde !
N'en croyons rien : la ligne national-populiste « urbaine et banlieusarde » de son discours de division du dimanche a dû être rembourrée par le ralliement à la volonté populaire le lundi.
Tout au long de la journée de lundi, des militants, de simples citoyens, ont téléphoné, se sont réunis, ont parfois manifesté, ont exigé l'unité, partout, partout, en France.
En fin d'après-midi, on apprenait que la LFI, le PCF et EELV, rejoints un peu plus tard par le PS, ainsi que Place publique et les groupes résiduels comme Génération.s ou la GRS, avaient envoyé des délégations sur invitation d'EELV, à leur siège. J.L. Mélenchon et R. Glucksmann n'y étaient pas, LFI étant représentée par Manuel Bompard et le PS par Olivier Faure.
Lundi soir au 20 heures sur la 2, ce fut au tour de Raphaël Glucksmann, à contretemps et d'une manière franche, de poser des obstacles à l'unité, alors que cette réunion se tenait. Après avoir dénoncé l'irresponsabilité de Macron, il présentait « 5 conditions » selon lui impératives : le « soutien indéfectible à la construction européenne », le « soutien indéfectible à la résistance ukrainienne », l'abrogation des lois contre les retraites et l'Assurance chômage et la loi Immigration, l' « accélération de la transition écologique », et le refus de la « brutalisation », des fake news et autres.
Ces « conditions » sont de natures différentes et forment un ensemble confus. L'abrogation des lois antisociales de Macron est bien sûr au centre des exigences sociales de base. Le soutien à la résistance ukrainienne doit être imposé dans la gauche et le mouvement syndical, contre les campistes et les néopoutiniens. La référence à la « construction européenne » ne veut rien dire si, justement, elle ne dit rien de la nature actuelle de l'UE, d'ailleurs remise en cause implicitement par la demande pressante d'adhésion ukrainienne. Bref, le tout, défini comme des « conditions », pourrait en soi permettre d'interdire toute unité efficace pour empêcher l'arrivée au pouvoir du premier parti poutinien de France qu'est et reste le RN.
Puis, faisant en somme, de son point de vue, la synthèse de son orientation, R. Glucskmann concluait en se disant non candidat au poste de premier ministre, et en sortant de son chapeau une proposition, présentée comme l'antithèse de Macron : l'ancien dirigeant CFDT Laurent Berger !
Ainsi, l'évocation du poste de premier ministre, comme de la part de Mélenchon lors des législatives de 2022, comme avec le « capitanat » prêté à F. Ruffin, est facteur de division. Certes, le choix de Laurent Berger n'est pas politiquement neutre : il désigne cette grande démocratie-chrétienne qui, politiquement, n'existe pas en France, comme devant former la couche de mousse entre le peuple et le parlement, d'une part, la présidence de l'autre. Mais la question clef est là encore celle-là même de la cohabitation, c'est-à-dire du respect de la V° République. Prenons les deux points les meilleurs des prétendues « conditions » de R. Glucksmann : l'abrogation des lois retraite, assurance-chômage et immigration et un soutien aux Ukrainiens qui, précisons-le, cesserait de se faire au compte-goutte en posant des conditions diplomatiques, économiques et autres. S'imagine-t-on imposer le tout sans frottements avec la présidence, à tout l'appareil préfectoral et bureaucratique, au Conseil constitutionnel et au Sénat ? Allons donc ! A nouveau : assemblée souveraine, voilà la question !
Mais … nous n'en sommes pas du tout là. Nous en sommes à l'urgence pour éviter le gouvernement Macron/Bardella, ou Macron/Le Pen (ou des présidentielles anticipées offertes à l'un ou l'autre). Ces histoires de « conditions » et de « premier ministre » ne sont pas le sujet pour celles et ceux qui, tout ce lundi 10 juin, ont voulu verrouiller leur volonté pour des candidatures uniques, un peu comme, en janvier 2023, ils s'étaient soudés sur l'exigence de retrait de la loi Macron contre les retraites qui s'était ainsi imposée à l'intersyndicale.
Et donc, un peu plus tard dans la soirée, cela alors, c'est très important, que des centaines et des centaines de manifestants, majoritairement des jeunes, se regroupaient spontanément autour du siège d'EELV dans le X°, scandant « Trouvez un accord ! Ne trahissez pas ! », les 4 partis de l'ex-NUPES accouchaient, à 22h 20, de la déclaration suivante :
« Quelques jours pour faire Front Populaire.
Nous avons échangé ce jour pour faire face à la situation historique du pays, suite aux résultats de l'élection européenne et à la dissolution de l'Assemblée nationale.
Nous appelons à la constitution d'un nouveau front populaire rassemblant dans une forme inédite toutes les forces de gauche humanistes, syndicales, associatives et citoyennes. Nous souhaitons porter un programme de ruptures sociales et écologiques pour construire une alternative à Emmanuel Macron et combattre le projet raciste de l'extrême droite.
Dans chaque circonscription, nous voulons soutenir des candidatures uniques dès le premier tour. Elles porteront un programme de rupture détaillant les mesures à engager dans les 100 premiers jours du gouvernement du nouveau front populaire. Notre objectif est de gouverner pour répondre aux urgences démocratiques, écologiques, sociales et pour la paix.
En écho à l'appel des syndicats ce soir et de la jeunesse, nous appelons à rejoindre les cortèges et à manifester largement.
A la manière dont nous gouvernerons, sur un cap clair, nous voulons bâtir ce nouveau front populaire avec toutes les forces qui partagent cette ambition et cet espoir. »
L'essentiel immédiat est que les chefs ont cédé sur la question des candidatures uniques. Sur tout le reste – projet gouvernemental, programme, « cap clair », rien n'est réglé, et bien entendu la question de la souveraineté d'une assemblée élue contre Macron et le RN est passée sous silence. Mais l'essentiel immédiat était la première victoire d'en bas, victoire sur les chefs de tous les partis de l'ex-NUPES !
La courte allocution des chefs tenus de sourire a été suivie d'une amplification de la manifestation nocturne et de son enthousiasme. Au bout de 20 minutes, les CRS sont intervenus en bombardant la jeunesse présente de lacrymos.
Voilà le concentré de la situation : la poussée d'en bas a imposé sur un point sa volonté, et l'État nu, celui de la préfecture, de Darmanin et de Macron, devait montrer qu'il sera le dernier rempart quand les autres obstacles auront sauté. C'est aussi pour cela qu'il nous faut battre le RN et propager le thème de la souveraineté de l'assemblée à élire contre le RN et Macron.
C'est plus tard dans la soirée que les centrales syndicales réunies sortaient un communiqué signé de la CGT, la CFDT, la FSU, Solidaires et l'UNSA, appelant à manifester notamment ce week-end et à la suspension des contre-réformes engagées par Macron. Nous reviendrons dans nos prochains articles et éditoriaux sur la place des syndicats dans la crise politique.
VP, le 11/06/2024.
Communiqué de presse intersyndical 10 juin 2024 Après le choc des européennes les exigences sociales doivent être entendues !
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À l’école du (nouveau) Front populaire

Le fascisme, la France a connu il y a moins d'un siècle. Dans cette tribune, *Laurence De Cock* fait le parallèle entre cette période et ce que nous vivons actuellement. « Le danger n'a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu'on le veuille ou non le compte à rebours a commencé », écrit l'historienne.
*Tiré de Le Café pédagogique, Paris, le 17 juin 2024
https://www.cafepedagogique.net/2024/06/17/a-lecole-du-nouveau-front-populaire/
photo 1936 Jean Zay première colonie de vacances
« Telle est l'architecture de la maison que nous destinons à la jeunesse. Elle sera claire et aérée, conforme à la raison et ouverte à vie. La justice sociale n'exige-t-elle pas que, quel que soit le point de départ, chacun puisse aller dans la direction choisie, aussi loin et aussi haut que des aptitudes le lui permettront ? « . C'est par ces mots que Jean Zay, ministre de l'Éducation nationale du Front populaire termine son projet de loi sur la réforme de l'enseignement en mars 1937.
Le pays sort d'années mouvementées. Menacée par les ligues fascistes, la gauche a réussi à s'entendre malgré de lourdes divergences idéologiques. L'heure n'est plus aux déchirures internes à la grande famille. Il faut rassembler le plus largement possible pour éviter le basculement vers les forces nationalistes, xénophobes et racistes.
*Quand le fascisme menaçait déjà l'école*
En 1936, on sait ce que le fascisme fait à l'École. On peut le voir à l'œuvre en Europe, en Italie comme en Allemagne. Le fascisme éteint la lumière ; il confisque l'innocence des enfants. Son école enferme leur corps dans des uniformes, verrouille leur pensées et leur impose ses idoles. Le fascisme est une chape de plomb posée sur l'enfance. Il trie les enfants sur des bases sociales et racistes et livre les plus fragiles en pâture au marché du travail ou à la rue.
À la veille du Front populaire, l'école en France est encore très ségrégative. Seuls 5% des élèves obtiennent le Baccalauréat à la fin du secondaire ; la plupart sont entrés au lycée dès le cours préparatoire, un lycée réservé à la bourgeoisie qui était même resté payant jusque 1933. Pour tous les autres l'aventure s'arrête à la fin de l'école primaire, des cours complémentaires ou du Primaire supérieur pour ceux qui souhaitent de courtes études. Mais la démocratisation scolaire est en débat. Elle passerait par ce qu'on appelle déjà l' »école unique ». Car tout le monde sait que la véritable condition d'une démocratisation scolaire est de laisser les enfants ensemble, le plus longtemps possible.
De nombreux pédagogues œuvrent déjà en ce sens. Parmi eux, Élise et Célestin Freinet, un couple d'instituteur et institutrice, très engagé politiquement à gauche. Depuis une quinzaine d'années, ils ont monté un petit édifice autour d'une pédagogie inspirée par ce que l'on appelle l' »éducation nouvelle » qui prône des pédagogies actives. Particulièrement soucieux des enfants les plus pauvres, le couple accueille dans sa toute jeune école, des enfants de républicains, réfugiés de la guerre d'Espagne, ainsi que des enfants d'ouvriers ou orphelins. Fou de joie à l'annonce du Front populaire, « Nous revivons » écrit-il en octobre 1935, Célestin Freinet envisage même la création d'un « Front populaire de l'enfance » pour « défendre les conquêtes populaires de l'école laïque« , améliorer les conditions matérielles de l'accueil des enfants et protéger les enseignants du fascisme.
Lorsque Jean Zay, à 31 ans, devient ministre de l'Éducation nationale, il baigne dans cette atmosphère réformatrice. Sensible aux appels des pédagogues et soucieux de s'inscrire dans la politique sociale du Front populaire, Zay veut que l'enfance prenne sa part dans cet immense mouvement historique d'espoir.
*Le ministre de la « récréation nationale »*
C'est ainsi que le qualifient ses ennemis ; ceux qui ne supportent pas l'idée que l'enfant soit un petit être humain et qui continuent de le confondre avec de la pâte à modeler. Le projet de Zay irrite les partisans de l'ordre, c'est bon signe. Lors des débats parlementaires, tandis qu'il propose de ne s'en tenir qu'à trois degrés (primaire, secondaire, supérieur), la droite redoute de voir « des barbares » monter « sur les bancs de l'entre-soi ». Alors Zay légifère à coups de circulaires, décrets et expérimentations pour bâtir cette maison « ouverte à la vie ».
Pour favoriser le passage entre le primaire et le secondaire, Zay expérimente deux cents classes de sixième d'orientation à effectifs limités (25 élèves), disposant de quatre à cinq maîtres et d'un médecin qui leur est attaché. Il propose qu'un point y soit régulièrement fait pour préparer l'orientation des enfants. Des cours d'éducation physique et sportive sont instaurés dans certains départements. Il met aussi en place, une demi-journée par semaine, des « loisirs dirigés » (ce qui lui vaut ce surnom) en coopération avec l'éducation populaire, qui deviendront des « activités dirigées » et s'intéresse à la qualité des repas des enfants à la cantine. Enfin, il promeut des pédagogies actives. « C'est bien la démocratisation moderne qui s'invente » écrit l'historien Olivier Loubes dans son livre Jean Zay, l'inconnu de la République. Cet attachement de Zay au bien-être des enfants est sa marque de fabrique. Avec le ministre socialiste Léo Lagrange, sous-secrétaire d'État aux loisirs et aux sports, et créateur des auberges de jeunesse, il développe les colonies de vacances et accompagne la découverte, par les masses populaires, du droit à la culture, aux loisirs, et au bonheur.
*Le nouveau Front Populaire*
Dans son programme, le nouveau Front populaire a dévoilé ses principales mesures sur l'école : réaffirmation de la gratuité, baisse des effectifs, fin des procédures de tri social (choc des savoirs, ParcourSup), aide à la médecine scolaire et à la scolarisation des enfants en situation de handicap, ou encore abrogation du SNU et soutien aux association d'éducation populaire. Assurément, l'esprit de Jean Zay plane sur ces mesures. Et il redevient possible de rêver. Contre l'obscurantisme fasciste et le danger qu'il fait planer sur l'enfance et la jeunesse, nous pouvons brandir l'étendard d'une école publique, protectrice et chaleureuse ; une école qui tende la main à tous les enfants et plus particulièrement aux plus fragiles ; une école émancipatrice, soucieuse de les accompagner dans la trajectoire scolaire de leur choix.
Ainsi le socle serait posé. Et il nous resterait à affiner le reste, en prenant tout notre temps : que devrait-on y apprendre et selon quelles méthodes ? Quelle formation des enseignants accompagnerait ce projet ? Comment y impliquer l'ensemble de la société ? Comment rendre l'école publique plus désirable et dissuader des bifurcations vers le privé ? Comment redonner envie d'embrasser la profession d'enseignant dont l'image a été abîmée par des années d'agression ?
Le danger n'a jamais été aussi grand de voir notre école publique tomber aux mains de ses fossoyeurs. La solution réside dans notre sursaut collectif. Oui le défi est vertigineux ; oui nous sommes déjà épuisés par une incessante maltraitance ; mais qu'on le veuille ou non le compte à rebours a commencé.
Laurence De Cock, Le Café pédagogique, Paris, le 17 juin 2024
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France - L’unité est un combat. Éditorial de la revue Contretemps-web

Lors de la soirée électorale, la surprise n'est pas venue des résultats, du moins en France. L'annonce de la dissolution de l'Assemblée Nationale a éclipsé en partie les dynamiques sorties des urnes de ces élections européennes. Dans une situation difficile pour la gauche de transformation sociale, cette annonce peut ajouter à la démoralisation, mais aussi à la colère, et sonner une alarme salutaire. Le temps n'est pas à se lamenter mais à nous organiser. Proposons quelques pistes d'analyse pour mieux reprendre l'initiative.
Tiré de la revue Contretemps
11 juin 2024
Par Contretemps
Prévisible, mais gigantesque, la première donnée du scrutin est bien évidemment l'abstention : la participation s'élève à peine à plus de 51% des inscrit‧es (en France comme dans l'UE en moyenne). Se gargariser d'un taux très légèrement supérieur à celui de 2019 conduirait à omettre une coordonnée centrale de la situation : la moitié de la population en droit de voter – en particulier parmi les jeunes et les classes populaires – a choisi de ne pas le faire. C'est là une dimension durable de la crise politique et un défi central pour les forces de gauche.
Autre donnée largement annoncée à l'avance, le score du Rassemblement National constitue tout de même un événement majeur. Le RN recueille plus de 31% des suffrages exprimés, soit 7,76 millions de voix (contre 23% et 5,2 millions en 2019). L'extrême-droite rassemble au total plus de 9 millions de voix, avec notamment l'apport de la liste de Marion Maréchal-Le Pen et Eric Zemmour (5,5%, 1,3 million). C'est considérable et, malgré une participation faible, non loin du nombre de suffrages obtenus lors du premier tour de la présidentielle de 2022.
De son côté le camp présidentiel enregistre un net recul : 14,6% et 3,6 millions de voix (22% et 5 millions en 2019). Les Républicains (LR) connaissent un tassement juste en-dessous de 1,8 million de voix (7,2%). Si on compare avec les élections de 2022 l'écart est bien évidemment encore plus grand. Pour autant, la Macronie figure bien en 2e position comme en 2019.
La gauche est dans une dynamique à peu près inverse de la droite au pouvoir, avec une relative progression générale (par rapport aux européennes de 2019 et même aux législatives de 2022, mais pas la présidentielle) et des dynamiques assez différentes selon les listes. Ce qui ressort au premier regard est le résultat de la liste du Parti Socialiste conduite par Raphaël Glucksmann, talonnant la liste macroniste avec 13,8% et 3,4 millions de voix. Cependant dans le même temps la liste arrivée 3e en 2019 (Europe Ecologie-Les Verts, EELV) s'effondre, et si l'on compte ensemble le score de ces deux composantes qui constituaient l'aile droite de la NUPES, sa hausse par rapport à 2019 est modérée (+300000 voix), et trois fois moindre que celle de la France Insoumise (LFI).
En effet la liste de Manon Aubry totalise cette fois près de 2,5 millions de voix et approche des 10% (soit 1 million de voix de plus qu'en 2019). La campagne Glucksman, grâce à sa surexposition médiatique en rapport inverse de la diabolisation de LFI par les forces dominantes, politiquement et médiatiquement, grâce également au vote utile pour la liste de gauche la mieux placée, a maintenu, voire fait revenir (pour cette fois au moins) une partie de l'électorat de gauche dans le giron du social-libéralisme auquel on doit d'avoir propulsé au pouvoir… Emmanuel Macron. Dans un tel contexte, le score de LFI, même s'il révèle des difficultés, confirme malgré tout des points forts.
Dans une situation électorale peu favorable pour son camp, qu'espère Emmanuel Macron avec son coup de poker de dimanche soir ? Le plan A : en espérant une division à gauche, mettre à nouveau l'électorat au pied du mur, c'est à dire face à la (fausse) alternative macronisme / lepénisme, en espérant que ce chantage fonctionne une fois encore en sa faveur dans de nombreuses circonscriptions. Pour continuer à exister, la Macronie doit continuer à effriter ses concurrents sur ses deux flancs (LR et centre gauche) avec cette fois des promesses de désistements en faveur de candidat‧es PS ou LR en cas de triangulaires avec le RN.
Si le pari était gagné, ce serait un sérieux revers pour le RN qui apparaîtrait au moins temporairement comme désavoué dans ses ambitions d'accès au pouvoir gouvernemental. Sans pour autant remettre en cause le statut de première opposition acquis par le RN, sur lequel Macron compte bien continuer à jouer. Le pouvoir macronien n'a cessé de porter des coups toujours plus durs à la gauche et au mouvement social, pour mieux servir les riches et le capital. Son ultime manœuvre s'inscrit dans le prolongement d'une violente politique anti-LFI, et par extension anti-NUPES, brutale à l'égard des mouvements sociaux et liberticide, une politique qui a atteint son paroxysme au cours de la période qui a succédé au 7 octobre et pendant la campagne de ces élections européennes.
Au vu des rapports de forces électoraux, Macron et ses conseillers ont nécessairement envisagé sérieusement le plan B que constituerait la victoire triomphante du RN, c'est-à-dire l'obtention d'une majorité absolue (Le Monde rapporte que les projections des sondeurs sur lesquelles s'est fondée la décision de dissoudre en font une réelle possibilité). Dans cette hypothèse, Macron espère sans doute que quelques années de cohabitation avec un gouvernement d'extrême-droite donneraient à son camp l'occasion de se rétablir, notamment en vue de la présidentielle de 2027.
C'est l'une des premières sources de démoralisation ou/et de colère et de révolte face à son geste : Macron vient de franchir un nouveau seuil dans son jeu avec le feu du néofascisme. S'il parvenait au gouvernement, le bloc lepéniste disposerait de nombreux leviers pour mener une politique violente et ravageuse. Tout en demeurant au service des riches, cette politique donnerait toute licence aux secteurs les plus brutaux de la police (BAC et BRAV-M notamment), mettrait plus que jamais l'Etat au service d'un déchaînement islamophobe, raciste, patriarcal, et d'une politique de destruction de toutes les formes de solidarité et de l'environnement, en brisant les contre-pouvoirs (dans la société civile ou au sein de l'État).
Un danger d'autant plus grand que le RN pourrait bien alors constituer une option séduisante pour une durée plus longue (comme on l'observe avec l'extrême-droite dans d'autres pays), pour des classes dirigeantes en mal d'hégémonie. En prenant possession des moyens du pouvoir d'Etat, il pourrait mener une politique clientéliste et raciste à destination des classes populaires, réactivant et approfondissant les divisions pour renforcer la domination capitaliste. L'hypothèse d'un résultat électoral intermédiaire d'où pourrait surgir une majorité hybride entre la droite (LR) et l'extrême droite, terrible parachèvement de la longue normalisation du RN et de l'extrémisation de la droite traditionnelle, n'est pas plus rassurante.
Pour nous, il y a donc urgence.
Pour repartir à l'offensive et conjurer la catastrophe, il nous faut aussi connaître les points d'appui dont nous pouvons disposer dans la situation. Comme on l'a souligné, la campagne courageuse et radicale menée par LFI dans une grande adversité n'a pas subi la défaite cuisante espérée par ses adversaires (contrairement à deux campagnes ayant incarné la division de la NUPES : celles du PCF et d'EELV). C'est remarquable non seulement au vu de la politique maccarthyste anti-LFI, qui s'est accentuée dans cette campagne, mais aussi des résultats plus faibles obtenus par notre camp politique dans d'autres pays d'Europe (à l'exception de la Finlande, de la Belgique et de la Suède).
Au regard de l'abstention beaucoup plus forte aux européennes qu'aux présidentielles, personne ne peut croire aujourd'hui que le score de la liste Glucksmann change foncièrement la donne dans les rapports de forces au sein de la gauche, ce qui pousse manifestement le PS à négocier un accord pour les législatives. La dynamique électorale de la gauche de lutte a été limitée notamment par la défaite sociale de 2023 sur les retraites, qui continue de peser sur la situation, au profit du parti du désespoir, c'est-à-dire, comme toujours, de l'extrême-droite. Mais si les résultats indiquent que notre camp n'a pas perdu toutes ses forces, c'est aussi justement parce que nous nous sommes battu‧es l'année dernière et que nous pouvons nous mobiliser à nouveau.
Aujourd'hui cette mobilisation est d'abord celle du combat pour l'unité d'une gauche de transformation sociale, pour éviter les désastres électoraux annoncés. Mais quelle unité, comment, et pour quoi faire ?
Le temps manquerait pour arriver à un accord sur un programme très détaillé… Peut-être est-ce tant mieux, car une liste limitée mais offensive de propositions suffirait à donner à cette unité un contenu fort et mobilisateur dans la rue et dans les urnes. L'histoire en donne bien des exemples, du « pain, paix, terre » au cours de la Révolution russe au « pain, paix, liberté » du Front populaire en France en 1936.
Cette unité ne doit pas se ramener à une coalition de partis. Nous avons tou‧te·s un rôle à jouer dans la bataille à mener pour le meilleur accord possible à gauche, dans cette campagne législative qui s'ouvre et au-delà. Cette bataille n'est pas seulement électorale, elle ne saurait se conclure par la simple reconstitution d'un cartel d'organisations par en haut. Si cette campagne doit renforcer notre camp social et politique, elle devra reposer sur une dynamique militante. Dans le mouvement syndical et associatif, des initiatives sont déjà en train de se concrétiser, dans ce sens. Il faut les amplifier et les multiplier pour aller vers un grand front social et politique sur un programme de rupture : rupture avec les politiques néolibérales mais aussi avec les politiques racistes et productivistes.
L'unité est un combat. La division laisserait derrière elle un champ de ruines (bien au-delà du plan électoral) autour d'un nouveau face-à-face entre partisan‧es de Macron et de Le Pen. L'unité n'aurait pas de sens sans reposer sur un projet politique porteur de changement radical. Des mesures fortes qui reflètent les aspirations des classes populaires, des exploité‧es et des opprimé‧es, et qui les appelle à la mobilisation sans laquelle rien ne sera possible. Dans la situation actuelle, c'est difficile, mais sous la pression collective, ce scénario est possible. Combattons pour résoudre cette équation et reconstruire une gauche de masse sur des bases radicales.
À ce stade, la situation reste ouverte et particulièrement incertaine. Elle est très périlleuse : que Macron remporte son pari ou, pire, que le RN accède au gouvernement, nous allons au-devant de désastres. Les accords annoncés hier entre les partis de gauche mais aussi entre les syndicats donnent l'espoir que chacun prenne ses responsabilités, mais on voit également la droite du PS regroupée derrière Glucksmann tenter de saborder l'union, appuyé par une bonne partie des éditocrates. L'urgence est donc de garantir que la volonté affirmée de candidatures uniques se concrétise, autour d'une base politique de rupture avec le macronisme. Une autre voie est encore possible, et nous devons mener ce combat.
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Contre l’extrême-droite et Macron, le Front Populaire ! Mobilisation générale !

Le NPA-L'Anticapitaliste a décidé de rejoindre le Front Populaire sans aucune hésitation. Macron, après sept ans de politiques ultra-libérales, racistes et autoritaires est à bout de souffle. Il ne peut plus servir la finance et le grand patronat qui en demandent toujours plus. L'extrême droite, qui a totalisé près de 40 % des votes lors de la dernière élection européenne, est un recours bienvenu pour les capitalistes. Avec la dissolution, Macron leur déroule le tapis rouge.
Nouveau Parti anticapitaliste (NPA)
14 juin 2024
Crédit Photo
Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
L'extrême-droite est notre pire ennemi
L'arrivée de l'extrême droite au pouvoir serait une catastrophe. D'abord pour les étrangerEs qui seraient persécutés. Pour les femmes et les personnes LGBT+ dont les droits reculent dans tous les pays dirigés par l'extrême droite. Pour les syndicalistes dont l'extrême droite veut se débarrasser pour laisser le patron seul maître à bord dans l'entreprise.
Face au danger, l'unité de la gauche sociale et politique
En quelques jours, l'ensemble des organisations de gauche, les syndicats, les associations et mouvements qui agissent sur les luttes environnementales, antiracistes, féministes, LGBT+ se sont positionnées pour l'union et soutiennent le Nouveau Front Populaire. En quelques jours, c'est bien le camp des exploitéEs et des oppriméEs, qui s'est reconstitué comme un sujet politique se battant pour son émancipation. Cela dépasse telle ou telle organisation ou personnalité. Nous sommes une force qui peut tout changer et le NPA-L'Anticapitaliste appelle à rejoindre les comités de campagne du Nouveau Front Populaire dans toutes les circonscriptions.
Nourrir le Nouveau Front Populaire de nos revendications
En quelques jours, le Nouveau Front populaire a élaboré un programme. Beaucoup de points ont été portés par le mouvement social ces derniers mois : abrogation des réformes des retraites, « Darmanin » ou de l'assurance chômage, augmentation des salaires, investissement massif dans l'école ou les hôpitaux. Mais ce programme n'est pas abouti. Il doit être nourri par les syndicats et les mouvements sociaux. Nous devons par exemple mettre sur la table la mise sous contrôle public du secteur de l'énergie face à la crise climatique ou encore la titularisation des centaines de milliers de précaires de la fonction publique. Ce travail revendicatif, chaque secteur doit se l'approprier pour solder les comptes avec le Capital.
La victoire doit être un encouragement aux luttes futures
Le Nouveau Front Populaire est en capacité de gagner les élections. Mais nous sommes des millions à percevoir que cela ne sera pas suffisant. Un nouvel échec de la gauche assurerait le triomphe de Marine Le Pen dans deux ans. Comment remettre en cause le pouvoir des capitalistes ? Comment revenir sur 40 ans de casse sociale et gagner de nouveaux droits ? Comment renforcer le soutien aux peuples palestinien et ukrainien tout en rompant avec l'alliance impérialiste qu'est l'OTAN ? Pour le NPA, les choses sont claires. C'est en luttant par en bas, dans nos quartiers et nos entreprises, que nous pourrons changer les choses. En 1936, c'est une grève générale qui a forcé le Front Populaire nouvellement élu à mettre en place les premiers congés payés de l'histoire. Si dans trois semaines le Nouveau Front Populaire gagne, le chemin de la lutte collective ne fera que commencer car l'histoire nous enseigne que les capitalistes ne céderont pas uniquement par l'action parlementaire.
Unitaire et révolutionnaire, rejoins le NPA-L'Anticapitaliste !
Si tu veux combattre l'extrême droite. Si tu es convaincu qu'il faut l'unité pour gagner contre les capitalistes et les fascistes. Si tu penses qu'il faut que le Nouveau Front Populaire gagne les élections mais qu'il faudra continuer après le 7 juillet à prendre ses affaires en mains. Si tu veux en finir avec le système capitaliste qui nous exploite et nous opprime. Si tu veux passer de l'espoir à la révolution, Alors viens discuter et rejoins-nous !
Le vendredi 14 juin 2024
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France - Feu le bloc bourgeois ? Feu sur le bloc bourgeois !

Paul Elek analyse la situation politique sortie des élections européennes et de la dissolution de l'Assemblée nationale décidée par Emmanuel Macron. Il montre notamment comment le bloc bourgeois se réorganise rapidement autour d'un axe nationaliste et réactionnaire, sous domination FN/RN, nécessitant une réponse unitaire de la gauche sociale et politique.
Tiré de la revue Contretemps
13 juin 2024
Par Paul Elek
L'annonce surprise de la dissolution de l'Assemblée nationale, moins d'une heure après les résultats des élections européennes, a pris de court jusqu'aux rangs de l'ancienne minorité présidentielle. Si la séquence électorale de 2022 n'avait en rien résolu la confrontation des trois blocs politiques en constitution depuis 2017, elle avait laissé place à des signes de plus en plus visibles de la décomposition de la Ve République.
En deux ans, et en l'absence de majorité stabilisée, seuls l'instrumentalisation autoritaire de la Constitution (et du règlement de l'Assemblée nationale) et les coups de poker des accords au cas par cas avec Les Républicains et le Rassemblement National alimentaient l'illusion d'un maintien du cours des affaires. Deux longues années durant lesquelles la direction du pays s'est faite sans approbation par un vote du Parlement, le budget de l'État pour 2023 et celui de 2024, comme les réformes majeures (à l'image de celle des retraites), ayant été imposées par 49.3. C'est l'échec cinglant du parti présidentiel aux européennes, perdant plus d'1,5 million de voix par rapport à l'édition précédente, qui semble marquer aujourd'hui la limite ultime des recompositions électorales du bloc bourgeois savamment orchestrées par Emmanuel Macron depuis sa victoire en 2017.
À mesure que la stratégie d'annexion de la base sociale de la droite se déclinait comme autant de reprises des propositions xénophobes et liberticides de la droite et de l'extrême-droite par la « Macronie », l'affrontement semblait inévitable entre l'ancien bloc bourgeois [1], réorganisé en « bloc de droite 2.0 » [2] et le nouveau bloc bourgeois en gestation sous le patronage national-réactionnaire du RN. Le processus d'alignement idéologique entre toutes les formations de droite sur le triptyque consensus néolibéral / fracturation raciste du corp social / autoritarisme pouvait-il d'ailleurs mener à autre chose que la constitution d'un nouvel « arc réactionnaire » [3] qui menacerait le rôle de direction du va-tout de la bourgeoisie qu'incarnait Emmanuel Macron ?
En prenant la décision de dissoudre l'Assemblée nationale, le chef de file des pompiers pyromanes a parié sur la division de la gauche avec en ligne de mire l'objectif d'abattre la « gauche du désordre au parlement ». Car si c'est la gauche, sous la forme de la coalition NUPES, qui avait empêché le parti présidentiel d'obtenir une majorité au parlement en 2022, la cible réelle reste la France Insoumise. Dans la période, en dehors de son action d'opposition parlementaire farouche, la formation politique a surtout joué le rôle de paratonnerre des forces dynamiques au sein du camp social, celles arrimées sur une ligne de rupture claire avec le consensus néolibéral et l'affirmation de sa mue raciste-autoritaire.
Or c'est ce rapport de force à gauche, imposé lors de deux élections présidentielles par la candidature de Jean-Luc Mélenchon, qui fait peur à une bourgeoisie ne voyant pas d'un bon œil l'affaiblissement des forces qui ont joué ses supplétifs à gauche. Du tournant de la marche contre l'islamophobie à la révolte des quartiers populaires contre les crimes policiers en passant par la bataille contre la réforme des retraites ou le génocide à Gaza, c'est bien une France Insoumise poussée par les mouvements populaires qui a fait face à l'agenda du pouvoir, devenant un point de repère, bon gré mal gré, de beaucoup de militants et d'électeurs à gauche.
Comment expliquer autrement la progression d'un million de voix aux européennes de ladite formation malgré le contexte maccarthyste installé par une Macronie qui a ajouté aux musulmans une longue liste d'ennemis désignés de l'État où se succèdent toutes les incarnations de l'opposition à sa politique, des « gilets jaunes » aux « islamogauchistes », en passant par les syndicalistes jugés trop combatifs, les supposés « écoterroristes » des Soulèvements de la Terre et les convoqués pour apologie de terrorisme ? À en croire les partisans du gouvernement, la France Insoumise – dont la proposition politique a surtout des airs du programme commun de 1972 [4] – serait d'ailleurs une chimère à mi-chemin entre Action Directe et le Hamas.
À court terme, Emmanuel Macron a fragilisé sa centralité politique en créant les conditions d'émergence de deux nouvelles alliances électorales à gauche et à l'extrême-droite qui préfigurent peut-être la réorganisation en deux blocs socio-politiques de la société française. Face au risque d'un parlement dominé par le RN, l'annonce de législatives anticipées a poussé les formations de l'ex-NUPES à envisager un nouvel accord, tandis que le Rassemblement National lance son appel au rassemblement de « tous les patriotes », fort des 9,5 millions de voix de l'extrême-droite aux européennes. L'hubris n'excluant pas la folie, voilà que Jupiter cavale désormais derrière l'actualité et se propose d'intervenir jusqu'à trois fois par semaine dans le débat public pour exister dans l'étau qu'il a lui-même resserré. L'effondrement du bloc bourgeois étant engagé, dans son sillage, se réouvrent les plaies du « transformisme » bancal à l'origine de sa constitution entre 2017 et 2022.
La formule « Plutôt Hitler que le Front Populaire » restera l'horizon de la bourgeoisie, mais la situation actuelle se présente d'abord comme une nouvelle phase de recomposition de ses différentes chapelles. Le lendemain de l'accord annoncé par les organisations de gauche pour les législatives anticipées, ce sont d'ailleurs les bataillons périphériques du bloc bourgeois qui ouvrent le bal de la panique. Les Républicains écartelés depuis sept ans entre le rôle de supplétifs de la Macronie et celui de moines copistes du RN se déchirent.
Alors qu'Eric Ciotti a négocié une coalition avec le RN pour près de 80 candidats LR, des ténors du parti, à commencer par les chefs des groupes parlementaires au Sénat et à l'Assemblée nationale, se sont réunis dans un bureau politique d'exception pour engager sa destitution de la direction de l'organisation ainsi que son exclusion et celle de ses partisans. Après s'être enfermé comme un forcené dans le siège en le vidant de ses salariés dans un moment tragi-comique savoureux, le député niçois, campe désormais sur ses positions arguant du soutien de milliers d'adhérents et de l'illégalité des procédures engagées contre lui. Reste à savoir comment la vieille garde outrée par son initiative compte tirer son épingle du jeu quand tous continuent d'osciller entre alliance tacite avec le parti présidentiel et attente d'une hypothétique recomposition de la droite post-Macron pour se refaire. La chute de la maison gaulliste Les Républicains est donc actée, mais le supplice pourrait durer.
Quant à la droite du PS, la voilà qui bouillonne et mise sur l'illusion Raphaël Glucksmann. « Plutôt Macron que la France Insoumise », voilà le cri de ralliement des partisans socialistes de la solidarité coloniale avec Israël et de la vieille « hollandie » menée par Bernard Cazeneuve. Les soutiens d'Anne Hidalgo et le groupuscule Place Publique ont, eux, déjà annoncé s'organiser pour présenter descandidatures dissidentes aux législatives à Paris. Enfin, cerise sur le gâteau, au-delà même des rivages adjacents de feu le bloc bourgeois, la boutique néofasciste Reconquête se fracasse aussi sur l'alliance proposée par Marion Maréchal avec le RN. Le raciste multirécidiviste à sa tête, dans sa fureur, l'a ainsi exclue du parti dénonçant une trahison supplémentaire au sein d'une longue carrière en la matière. Pas faux.
Si le bloc bourgeois s'effrite, rejoint par certains vestiges du monde qu'il avait participé à enterrer, les jeux ne sont pas faits. Pour achever la bête, une nouvelle coalition électorale à gauche pourrait être une étape nécessaire, mais en rien une garantie suffisante. L'enjeu de son périmètre programmatique sera l'objet d'une bataille intense tant les divisions entre les formations de gauche à la recherche d'une voie d'apaisement face à la crise politique et celles engagées pour une ligne de rupture avec le capitalisme et l'ordre social raciste sont vives et éloignent l'avènement d'un projet d'émancipation collective. À peine, peut-être, le geste pourrait-il permettre d'éviter le pire au sein de l'espace parlementaire, mais comme disait le poète : « Quand les blés sont sous la grêle/ Fou qui fait le délicat/ Fou qui songe à ses querelles/ Au cœur du commun combat » [5]. Cette nouvelle coalition électorale de la gauche pourrait a minima déjouer l'intention d'Emmanuel Macron de se poser une nouvelle fois comme un rempart à l'extrême-droite pour rafler la mise, quand il a été dans les faits un « boulevard » pour son accession au pouvoir [6].
Le consensus politique qui s'est exprimé en faveur de la répression des révoltes provoquées par le meurtre du jeune Nahel et l'unilatéralisme médiatique en faveur du soutien inconditionnel à l'État colonial israélien ont entravé la possibilité de tirer les leçons de l'échec cinglant de la NUPES en faisant de la France Insoumise et du camp internationaliste une citadelle assiégée. L'absence d'un espace politique à même de permettre l'intervention populaire dans le destin de la coalition l'avait par ailleurs sans doute déjà condamné à l'instabilité en raison de la lutte acharnée pour la direction politique du camp social entre son aile modérée et son aile « radicale ».
L'opportunisme constaté de certains des appareils de la NUPES (aujourd'hui Nouveau Front Populaire) incapables de s'opposer à l'agenda du pouvoir a achevé d'en clouer le cercueil, pour des résultats piteux dans le scrutin européen. Si, de nouveau, la pression populaire pour l'union et l'instinct de préservation des intérêts boutiquiers ont forcé la main aux appareils pour un « accord au sommet », le contexte de constitution express du « Nouveau Front Populaire » diffère cependant de la genèse de la Nupes au sortir de l'élection présidentielle de 2022.
L'identification saisissante du danger fasciste et le sursaut qu'elle pourrait provoquer laissent entrevoir cette fois l'opportunité de mener la bataille au-delà de l'espace électoral afin d'imposer de l'extérieur le contrôle populaire des nouveaux serments proclamés. Les principales organisations syndicales ouvriront le bal ce week-end avec un appel à manifester contre l'extrême-droite et à « porter la nécessité d'alternatives de progrès pour le monde du travail », et seront rejointes par des organisations de la société civile à l'image de la LDH ou d'Attac qui s'engagent également dans la bataille.
L'heure devrait être a minima à la constitution d'une coordination des états-majors du camp social dans le respect de l'autonomie des rôles de chacun, et, dans son sillage, d'un programme d'intervention populaire dans le débat, peut-être sous la formation de comités locaux pour le nouveau front populaire (une expérience déjà ancienne – 2005-2006 – de comités unitaires locaux, à l'occasion du référendum sur le Traité constitutionnel européenne, avait été une réussite).
Quant à l'état de furie du débat politique et médiatique dans lequel s'engage la bataille, Paul Nizan en suggérait déjà les termes en 1932 en écrivant : « Quand la pensée bourgeoisie résiste à la révolution, elle feint de croire et croit qu'elle défend la société humaine contre les agressions, contre les régressions barbares. » »[7]. Il est temps de faire mentir cette prétention infâme !
Notes
[1] Bruno Amable, Stefano Palombarini, L'illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, (Nouvelle édition actualisée et augmentée) Raisons d'agir, 2018.
[2] Bruno Amable, Stefano Palombarini, Où va le bloc bourgeois ?, La Dispute, 2022
[3] Voir Paul Elek, « Sur l'arc réactionnaire : quelques thèses à propos de la crise politique en 2024 », #Positions, 14 janvier 2024 [en ligne].
[4] Ce programme de gouvernement signé par le PS et le PCF en 1972 portait même sans doute une ambition politique plus radicale sur certaines questions économiques et sociales mais ne prenait pas en compte nombre de thématiques actuelles comme la question d'une transition écologique.
[5] Aragon, la rose et le Réséda : https://www.poesie.net/aragon4.htm Compléter la réf + lien (ou lien direct dans le texte).
[6] Sébastien Fontenelle, Macron et l'extrême droite : Du barrage au boulevard, éditions Massot, 2023
[7] Paul Nizan, Les chiens de garde, 1932
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Dossier : Contre la vague brune, contre ceux qui l’ont préparée, il est encore temps !

Dans trois semaines peut-être, l'extrême droite arrivera au gouvernement, aux portes du pouvoir. Cette victoire potentielle n'est pas inattendue, tant elle a été préparée, encouragée, et — disons-le – souhaitée par une partie non négligeable de la classe politique et des cercles éditorialistes. Ce courant politique et la vision du monde qu'il défend remontent au-delà des années 1930 — comme le mot même d'islamophobie – et trouve ses racines dans le rôle structurel de l'héritage colonial, notamment en Algérie.
Tiré d'Orient XXI.
Cette histoire constitue, comme le rappelle Fabrice Riceputi, la matrice essentielle de l'extrême droite, celle qui fait oublier sa collaboration et son antisémitisme structurel. Cet impensé colonial permet d'expliquer la large convergence dans le soutien à Israël, qui a vu les héritiers du Front national défiler aux côtés de l'essentiel des forces politiques dans une « marche contre l'antisémitisme » en novembre 2023.
Cette histoire coloniale rappelle également la généalogie méconnue de la gestion sécuritaire des musulmans, toujours perçus comme « un problème », comme étrangers même pour celles et ceux qui sont français⸱es, mais surtout comme un danger pour la République. Si hier dominait la figure de l'Arabe « voleur, fourbe et violeur » ou du musulman réfractaire à l'assimilation coloniale, désormais les musulman⸱es et autres « islamo-gauchistes » seraient le nouvel ennemi intérieur, comme c'était le cas, il y a près d'un siècle, pour les juifs. À un siècle de distances, juifs et musulmans, sont perçus comme deux minorités religieuses racialisées, à qui l'on prête des desseins complotistes, comme le montre l'historien Reza-Zia Ebrahimi dans l'analyse de leur histoire croisée. Par leur duplicité à l'égard de la République, par l'extrémisme inhérent à leur religion — mieux, à leur culture, puisque même la langue arabe devient ni plus ni moins que l'outil véhiculaire de terrorisme —, les musulmans de France, définis comme une masse homogène malgré leur diversité, lanceraient un défi mortel au monde. Comme le fait à l'échelle internationale « le terrorisme islamique », porteur d'une guerre contre la civilisation occidentale ou prétendument « judéo-chrétienne ».
À l'heure où l'extrême droite a déjà un pied dans la porte, on ne peut pas fermer les yeux sur la responsabilité historique de la classe dirigeante et de ses relais médiatiques, dans la banalisation d'une islamophobie d'État qui n'a fait que s'intensifier depuis la présidence de Nicolas Sarkozy, pour arriver à son paroxysme sous celle d'Emmanuel Macron. Si le dévoiement de la laïcité pour en faire une arme contre l'islam et les musulman⸱es, bien loin de l'esprit de la loi de 1905 défendue par Aristide Briand, date de la fin du second mandat de Jacques Chirac, l'offensive de l'actuel président de la République et de ses ministres contre les musulman⸱es, accusé⸱es de « séparatisme », a marqué l'intensification de discours de rejet et de mesures de répression, qui ont participé à la victoire de l'extrême droite dans la bataille culturelle qu'elle mène pour l'hégémonie. Le tout avec la complicité d'intellectuels, d'éditorialistes et de quelques « chercheurs de cour », qui n'ont eu aucun scrupule à mettre leur savoir au service d'une idéologie de haine et de rejet.
En reprenant quelques articles publiés par Orient XXI qui s'articulent autour des thématiques citées ci-dessus au sein de ce dossier, nous soulignons la responsabilité des pyromanes de la République, mais nous remplissons aussi le rôle que nous nous sommes donné depuis notre création en tant que média indépendant il y a plus de dix ans, et que nous jugeons plus que jamais nécessaire : donner à nos lectrices et lecteurs les outils de comprendre, et donc de résister à la vague brune qui risque de déferler sur nous, mais qu'il est encore temps d'arrêter.
ILLUSTRATION : Castres, 13 décembre 2009. Profanation de l'entrée de la mosquée de Castres. Des tags nazis et xénophobes sont peints sur le mur, des pieds de porc pendent à la poignée et des oreilles de porc sont agrafées sur la porte. THIERRY ANTOINE / AFP
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Comment la France a traité l'islam et les musulmans
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Du séparatisme communiste au séparatisme musulman
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Olivier Besancenot : « Le danger fasciste est réel »

Lucide sur l'avancée de l'extrême droite, l'ancien candidat d'extrême gauche à la présidentielle appelle à refuser la « dictature du fait accompli » : à condition d'éviter le sectarisme, le camp de l'émancipation peut se ressaisir.
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
11 juin 2024
Par Olivier Besancenot et Mathieu Dejean
Olivier Besancenot, photo ajoutée, reprise du journal l'Anticapitaliste.
Olivier Besancenot à Paris en mai 2022. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Mobilisation contre la loi immigration,divisions à gauche, monde en bascule avec l'ascension des discours et des forces d'extrême droite en Europe... L'ancien candidat à la présidentielle de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) en 2002 et 2007 (il avait obtenu respectivement 4,25 % et 4,08 % des suffrages exprimés), désormais simple militant au Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), qui a récemment proposé à La France insoumise (LFI) de faire liste commune aux élections européennes de 2024, porte un regard inquiet sur la situation en France et dans le monde.
Sans céder aux « fatalistes de l'Histoire » qui veulent imposer le récit d'une victoire inexorable de Marine Le Pen en 2027, il alerte sur ce « danger réel » et invite toutes les forces de gauche à reprendre le flambeau de l'antifascisme « au-delà de la seule question électorale ».
Mediapart : La loi immigration est passée fin décembre avec les voix du RN. Même si le Conseil constitutionnel censure certains de ses articles, considérez-vous qu'on est passé à une nouvelle étape dans l'évolution du macronisme ?
Olivier Besancenot : Cette loi marque un saut majeur dans l'extrême droitisation de la classe politique, c'est évident. Son élaboration témoigne de l'influence du Rassemblement national, qui est devenu une boîte à idées du pouvoir en place. Cela crédibilise un peu plus la thèse de l'accession possible du RN au pouvoir, même si l'extrême droite n'y est pas encore.
Sur la loi immigration, la bataille n'est pas terminée. Après lamanifestation du 14 janvier, il y aura celle du 21 janvier. Nous allons unifier un maximum de forces et faire entendre la voix de toutes celles et tous ceux qui y sont opposés. Les macronistes traîneront cette loi comme un boulet, y compris lors d'échéances symboliques comme l'entrée de Manouchian au Panthéon. Car faire entrer au Panthéon l'un des responsables des Francs-tireurs et partisans – Main-d'œuvre immigrée (FTP-MOI) et faire voter cette loi, ce n'est pas du « en même temps » mais une contradiction politique scandaleuse et moralement révoltante.
Les nombreux coups portés par le camp présidentiel sur la question sociale, dans une ambiance internationale sombre, pourraient susciter davantage d'abattement que de révolte. Comment percevez-vous le climat du pays ?
Un récit nous est imposé sur le thème de l'inexorable ascension du RN au sommet de l'État. Je suis plutôt du côté du révolutionnaire Auguste Blanqui, qui pourfendait les fatalistes de l'Histoire. La responsabilité première à gauche, quelle que soit sa sensibilité, est de refuser cette dictature du fait accompli et de faire en sorte que ce récit soit démenti par les faits. Je suis conscient de l'évolution du rapport de force, et je sais qu'on ne l'inversera ni par des postures ni par de la gonflette, mais l'Histoire n'est pas une construction linéaire, elle est faite de bifurcations.
Il faut rassembler les forces sur des batailles essentielles, dont la lutte contre l'extrême droite et ses idées. S'il existe un drapeau qui permet de rassembler toute la gauche sociale et politique anticapitaliste, c'est le drapeau commun de l'antifascisme. Un tournant mondial nauséabond s'opère, auquel il faut opposer un large front d'actions et de résistance à l'air du temps.
À quoi attribuer ce tournant qu'on constate en Europe, mais aussi en Amérique latine avecJavier Milei en Argentine, ou en Israël avec Nétanyahou ?
Ce qui se passe en Israël, ce qui se passe en Europe et ce qui se passe en Amérique latine, au-delà des singularités propres à chaque situation, témoigne de la fin d'un cycle. Celui de la mondialisation libérale telle que nous l'avons connue depuis quarante ans, et cela renvoie aux contradictions profondes et inhérentes au système capitaliste.
Comme toujours, une fin de cycle n'est pas synonyme de retour à la situation antérieure : c'est une situation nouvelle qui s'ouvre, marquée par des intérêts nationaux aiguisés, des compétitions interimpérialistes et des guerres locales de très haute intensité qui mettent en péril le reste du monde à chaque instant. C'est comme si le monde avait perdu le contrôle de sa propre marche, comme un train fou qui roulerait à vive allure vers un précipice. La catastrophe écologique et climatique ou même la récente crise liée au narcotrafic en Équateurvont dans ce sens.
Nous ne vivons pas une redite des années 30, car ce n'est pas tant le “péril rouge” qui inquiète la classe dominante que le désordre globalisé qui menace ses affaires. Mais le danger fasciste est réel.
Politiquement, cela produit des courants d'extrême droite, néofascistes ou fascistes – l'heure n'est plus aux colloques sur leur dénomination. Marx comparait la révolution à un train qui tire l'humanité vers l'avant. Walter Benjamin, lui, tout en faisant sienne la rhétorique marxienne, comparait la nécessité révolutionnaire au signal d'alarme de ce train que l'humanité devait tirer au plus vite et en conscience, avant qu'il ne s'écrase. La tâche du mouvement d'émancipation tient aujourd'hui précisément à cela : tirer ce signal d'arrêt d'urgence !
L'extrême droite a fortement progressé tant électoralement que sur le plan culturel depuis 2002, où l'extrême gauche représentait un débouché politique important – avec Arlette Laguiller de Lutte ouvrière, vos deux candidatures cumulaient 10 % des suffrages exprimés à la présidentielle. Comment expliquer cette extrême droitisation, et le fait que la gauche de rupture soit moins identifiée comme un débouché politique aujourd'hui ?
D'abord, il y a eu des défaites sociales sur le terrain de la lutte de classes, dont très récemment celle sur la bataille des retraites. Dans ces circonstances, l'idée que la solidarité paye est plus compliquée à démontrer. Les discours émancipateurs ne sont jamais aussi forts que lorsqu'ils sont portés par des périodes de victoires par l'action. Or, compte tenu de la crise globale que nous traversons, les luttes ne sont pas derrière nous. Tout reste ouvert.
Mais il y a aussi des tendances de fond, notamment une aspiration à l'ordre que les discours simplistes remplissent facilement de haine. Hannah Arendt l'a analysé à maintes reprises : il existe une base sociale au mouvement totalitaire, qui ne s'explique pas seulement par le haut et le jeu des classes dominantes. Elle évoque un terreau : un phénomène de « désolation », sorte de stade suprême de l'individualisation et de la fragmentation des relations sociales. Face à cela, tout projet émancipateur doit partir de cette terrible réalité pour espérer être en phase.
Dans ce contexte, nous sommes obligés de tirer les bilans de notre propre histoire, même si celle-ci ne se répète jamais à l'identique. Nous ne vivons pas une redite des années 30, car ce n'est pas tant le « péril rouge » qui inquiète la classe dominante que le désordre globalisé qui menace ses affaires à terme. Mais le danger fasciste est réel du point du vue du racisme anti-immigrés et des attaques antidémocratiques. Les erreurs tragiques du mouvement ouvrier propres aux années 30, elles, menacent de se reproduire à l'identique : le sectarisme, la fragmentation, l'aveuglement.
C'est cette analyse qui a conduit le NPA à proposer une campagne commune avec LFI aux européennes de 2024 ?
Je ne suis plus à la direction du NPA, mais j'accompagne cette démarche qui consiste en effet à interpeller les forces de la gauche de rupture. Cela étant, au-delà de la seule question électorale, il y a une nécessité de dépassement et de rassemblement des forces sociales et politiques anticapitalistes, tout en plaçant au centre le front unique contre la droite et l'extrême droite. Une unité sur une démarche d'actions concrètes qui puisse alimenter le retour nécessaire des questions stratégiques pour incarner une alternative de masse – ce que nous n'avons pas réussi jusqu'ici.
L'extrême droite mène à sa façon une bataille pour l'hégémonie culturelle de manière décomplexée depuis trente ans ! À nous de mener la nôtre. Pour l'heure, nous traversons un énorme trou d'air idéologique où les gauches en France semblent perdre leurs boussoles, au point de devenir parfois méconnaissables...
Méconnaissables en termes de faiblesse politique ou en termes de ligne ?
En termes de ligne politique. Pendant longtemps, la lutte contre le racisme, sous toutes ses formes, était un repère politique structurant à gauche. De l'affaire Dreyfus aux générations qui ont écrit les pages de la Résistance et du mouvement ouvrier, sans oublier la marche pour l'égalité des années 80. Ce combat inclut autant la lutte contre l'antisémitisme, l'islamophobie que la négrophobie. Cette boussole à gauche est fondamentale, au même titre que l'a toujours été la lutte anticoloniale – je pense au Vietnam ou à l'Algérie, par exemple.
Or, depuis le 7 octobre dernier, les gauches paraissent perdre le nord, comme si les aiguilles s'affolaient au point de renoncer à l'une ou l'autre de leurs valeurs. Idem sur l'internationalisme, victime du triste retour du « campisme » qui voudrait transformer en loi la maxime qui prétend que « l'ennemi de mon ennemi est forcément mon ami ». C'est la même cohérence qui nous pousse, au NPA, à affirmer notre solidarité pour les résistances à la fois palestinienne, kurde ou ukrainienne, par exemple.
La gauche a en effet été accusée d'antisémitisme, de complicité avec le Hamas dans cette période, et le NPA n'y a pas échappé. Y a-t-il eu des maladresses, quand vous relisez les événements depuis le 7 octobre ? Avez-vous réussi à tenir tous les bouts ?
J'appartiens à un courant politique, la IVe Internationale, où des camarades ont été porteurs de valises pour le FLN, remplies d'argent ou d'armes. C'était notre contribution à la lutte d'indépendance algérienne. Pour ma part, j'en tire une grande fierté. Cela ne nous empêchait pas à l'époque de formuler nos désaccords, voire des critiques sur certaines modalités d'action. Nous étions par exemple opposés aux attentats aveugles contre les civils. Des questions morales d'autant plus importantes qu'une des conditions pour qu'une lutte de libération nationale l'emporte, c'est que la société coloniale elle-même se fracture.
L'accusation d'apologie du terrorisme qui nous est faite est une insulte à notre histoire.
En outre, le Hamas n'est pas le FLN. Nous sommes pour le droit à l'autodétermination du peuple palestinien, parce que nous sommes pour son droit à l'émancipation. Or le projet du Hamas est à l'opposé, point par point, d'un projet d'émancipation. Pour nous, les massacres contre les civils, les corps souillés ou les viols ne seront jamais des actes de résistance mais des actes de barbarie. Je les ai toujours dénoncés. Le 7 octobre 2023 n'échappe pas à la règle.
Du reste, l'accusation d'apologie du terrorisme qui nous est faite est une insulte à notre histoire. Ici comme ailleurs, je ne ferai jamais mienne la devise qui affirme que « la fin justifie les moyens ». Les contre-révolutions bureaucratiques du XXe siècle sont toutes nées en ânonnant joyeusement ce genre de slogan. Et précisément parce que, dans chaque situation, nous plaçons la vie humaine au-dessus de toute chose, les silences politiques assourdissants sur le massacre qui se déroule à Gaza me glacent le sang.
Il y a un côté orwellien dans la situation actuelle, quand on écoute les mots qui sont utilisés. Ce n'est pas d'une guerre d'occupation coloniale qu'il serait question mais d'une « opération militaire pour éradiquer le terrorisme », donc d'une opération de paix – on n'est pas loin de « la guerre, c'est la paix » dans le roman d'Orwell. On peut multiplier les exemples : on criminalise le simple fait de participer, comme je l'ai fait, à des manifestations de solidarité avec le peuple palestinien pour réclamer le cessez-le-feu. Brandir le drapeau palestinien serait désormais considéré comme un signe antisémite ! C'est du délire.
Un porte-parole de l'armée israélienne a promis des combats à Gaza « tout au long de cette année 2024 ». On ne peut pas dire qu'en France la mobilisation pour la solidarité soit aussi massive que dans d'autres pays. Comment peser pour que cessent les massacres ?
Une responsabilité considérable pèse sur nous pour que la solidarité s'organise ici, dans les pays les plus riches. La mobilisation qui se déroule aux États-Unis − notamment les manifestations juives qui proclament « Pas en notre nom ! » − est extrêmement importante de ce point de vue. Ces luttes exercent une pression au cœur même de la puissance protectrice de l'État colonialiste israélien.
Pour qu'une solution politique binationale voie le jour là-bas, avec égalité des droits pour tous et toutes – deux États, un État, un système fédéral… –, il faut, en complément de la lutte palestinienne, que la solidarité s'organise dans nos pays pour imposer à nos gouvernants de retirer à Israël tout appui logistique, économique et militaire, et mettre fin à l'horreur à laquelle nous assistons chaque jour, impuissants.
On a besoin d'un sursaut de conscience politique et que la gauche sorte de sa léthargie. Malheureusement, la gauche française paraît trop souvent prisonnière des règles de la Ve République. Une campagne présidentielle se termine, et les futurs candidats à la prochaine se profilent d'emblée. Trop de remplaçants sur le banc, qui ne pensent qu'au brassard de capitaine et plus vraiment à l'équipe. Au foot, ça finit toujours mal. Jouer collectif, c'est taper ensemble sur les mêmes clous, même lorsque nous marchons séparément, pour reprendre la vieille formule !
Le pire des risques pour la gauche aujourd'hui, c'est donc le sectarisme ?
Il ne faut céder ni au sectarisme ni à l'opportunisme. Affirmer sa solidarité avec le peuple palestinien est un minimum, quelle que soit notre obédience, et quelles que soient les pressions exercées par le courant dominant. Nous avons, par exemple, des désaccords politiques connus avec LFI, mais la diabolisation et la cornérisation dont cette organisation fait l'objet devraient tous nous alerter.
De même, lorsque le NPA a été convoqué par la police judiciaire et entendu dans le cadre d'une enquête préliminaire pour « apologie du terrorisme », les soutiens ont été discrets. La gauche peut s'en laver les mains, ou se les frotter, sur le thème « ils l'ont bien cherché », mais si par malheur le cours politique dominant réussissait à nous mettre au ban, c'est tout le mouvement ouvrier et syndical qui pourrait être emporté par la suite. Et même une partie de la macronie – souvenez-vous decette scèneoù le député RN Laurent Jacobelli traite de « racaille » le député de la majorité Belkhir Belhaddad…
Loin des écuries présidentielles, il existe pourtant un renouvellement dans les combats de l'heure, marqués par une nouvelle génération qui s'est exprimée dans les luttes ouvrières, dans le syndicalisme, sur le terrain de l'écologie avec les Soulèvements de la Terre, dans les luttes LGBT… Les potentialités et les ressources existent. Mais en se privant sciemment d'horizons et d'espérances politiques, au nom des petits calculs électoralistes de la Ve République, la gauche continuera à creuser sa propre tombe avec enthousiasme.
J'espère que la bataille sur la loi immigration nous servira d'électrochoc. Et que le danger fasciste nous poussera à nouveau à nous serrer les coudes. Être révolutionnaire, répétait Alain Krivine, c'est aussi résister au fait de devenir cynique ou blasé. Nous sommes nombreuses et nombreux à avoir un rôle à jouer pour qu'un courant anticapitaliste unitaire, large, fasse entendre sa voix.
Mathieu Dejean
Boîte noire
Cet entretien a été réalisé le 11 janvier 2024 à Paris. Olivier Besancenot l'a relu et légèrement modifié avant sa publication.
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La dimension internationale de la crise française

L'indice CAC 40 de la Bourse de Paris a baissé, lundi 10 juin, de 1,35% sur la journée, avec de fortes oscillations, et à cette heure (17H) mardi 11 juin, il a à nouveau baissé de 1,33%. L'un des points où la presse internationale s'interroge est : les Jeux olympiques et paralympiques prévus cet été à Paris et en France, qui apparaissaient déjà compliqués, vont-ils pouvoir se tenir dans un pays en crise de régime sévère ?
11 juin 2024 | tiré du site Arguments pour la lutte sociale
Le président Macron avait la possibilité d'annoncer dimanche soir qu'il comptait dissoudre l'Assemblée nationale, mettons, au 15 septembre. Et même de dire qu'en attendant, et quel que soit le caractère fallacieux d'une telle annonce, il appelait à la communion nationale pour les JOP 2024, à un été calme avec un débat démocratique montant. Mais c'est là rêver : sa stratégie est celle du choc, sa méthode celle du coup d'État permanent, sa posture celle du coup d'éclat insistant. Il a pris de cour son propre premier ministre Attal qui a proposé sa démission lundi, refusée.
De débat démocratique montant, il ne veut pas. Un discours par jour, pour l'instant, véritable matraquage apte à faire encore monter le RN. Et deux mouvements de fonds dans la société.
L'un est le mouvement des atomisés : la France de la « ruralité », qui a été celle de l'insurrection sociale des Gilets jaunes, vote massivement RN sans forcément afficher les idées du RN, et il y a encore des réserves d'abstentionnistes pour cela. Ce mouvement est amorphe, il suppose justement que la mise en mouvement, y compris sous la forme de la fraternité des ronds-points, ne soit pas là. Il est une addition d'anonymats et d'isolements dans des semi-campagnes et des villes moyennes privées de services publics et marquées par une misère, matérielle et morale, profonde.
L'autre est le mouvement que Macron voulait corseter au maximum par des délais hyper-rapides, il est le mouvement, non pas tant et pas seulement des organisés (politiquement, syndicalement, associativement) que la poussée venue d'en bas pour s'organiser et contraindre les chefs à l'unité.
Ce second mouvement a commencé dimanche soir dans la minute suivant l'annonce de la dissolution par Macron. Il peut stopper le mouvement précédent, en affrontant Macron, en prenant en compte le fait que dans des élections par territoires le RN a moins de « figures » connues et saisissables à présenter, en donnant corps à la colère sociale, et par là en attirant des électeurs revenant du RN ainsi que des abstentionnistes.
Le succès du premier mouvement, renforcé par les ralliements, qui ont commencé (Ciotti), de barons de la droite « traditionnelle », produirait soit un gouvernement de cohabitation Macron/RN, soit une démission de Macron accroissant encore la crise de régime, l'incertitude et l'instabilité.
Le second mouvement peut soit endiguer le premier suffisamment pour produire à nouveau l'élection d'une Assemblée nationale sans majorité, non dissoluble pendant un an, et renforcer la dimension d'ingouvernabilité, soit conduire à une majorité dite « de gauche » qui tentera de cohabiter avec Macron alors même que la dynamique d'une telle victoire soulèvera la question, que nous sommes encore peu à soulever mais ça va venir, de la souveraineté de l'Assemblée (1), n'obéissant pas à l'exécutif, par exemple pour abroger la contre-réforme Macron des retraites, et donc mettant en cause la constitution de la V° République et les pouvoirs du président.
Ces quatre hypothèses – victoire électorale du RN avec cohabitation, victoire électorale du RN avec démission de Macron, assemblée sans majorité, majorité de gauche- sont très différentes pour la majorité des exploité.e.s et des opprimé.e.s. Son intérêt passe par la dernière et à défaut par la troisième, il lui faut éviter les deux premières (mais la dernière peut aussi conduire à la démission de Macron mais dans de toutes autres conditions !).
Mais toutes ont un point commun : aucune d'elles ne conduit à une stabilisation.
Par conséquent, lorsqu'on aborde la dimension internationale de la crise française, il faut bien comprendre que celle-ci consiste, comme la presse internationale notamment financière l'a tout de suite saisi, dans le fait que la France est l'homme malade de l'Europe, un épicentre de la crise, l'autre épicentre étant la guerre en Ukraine, la question européenne, la question française et la question ukrainienne (et donc russe) formant une chaîne.
La présentation médiatique simplifiée d'une déferlante de l'extrême-droite en Europe ne correspond pas à la réalité, il est important de l'expliquer en France où il est facile de s'imaginer que la situation spécifique de crise de régime correspondrait à un processus européen global. C'est en fait l'inverse : c'est la crise française qui, par ses suites possibles en juin-juillet, peut modifier fortement la situation politique européenne, qui, pour l'heure, n'a pas été fondamentalement changée, mais se trouve en suspens.
La répartition des sièges au parlement européen est analogue à la précédente. En Allemagne, le SPD prend une claque sans précédent (14%) mais l'AfD, qui le dépasse à 16%, progresse moins qu'annoncé ; le parti « de gauche » poutinien-populiste-anti-migrants de Sahra Wagenknecht, qui a eu bien des contacts avec les chefs de LFI, siphonne, avec 6% des voix, l'essentiel de l'électorat de Die Linke (2%), le parti de « gauche radicale » qui avait une filiation mortifère avec l'ancien régime de RDA. En Autriche, on a un transfert de près de 10% des voix des conservateurs démocrates-chrétiens vers les « Libéraux » d'extrême-droite, sans recul de la social-démocratie et des Verts (et une légère progression du PC). Aux Pays-Bas, le PVV de G. Wilders progresse certes par rapport au dernier scrutin européen, mais moins que prévu et recule en fait par rapport aux dernières législatives. En Italie, la progression de l'extrême-droite est ancienne et sa forme actuelle remonte aux élections ayant conduit au gouvernement Meloni. En Espagne, Vox est à 9,6%, au Portugal Chega à 9,8%, contre 18% aux législatives précédentes. Dans l'aire nordique et scandinave, l'extrême-droite est plutôt en recul.
Le fait important ne réside aucunement dans une déferlante « brune » au parlement européen, mais dans l'évolution possible des alliances et regroupements entre ces partis.
Il y a actuellement deux groupements, celui des « Conservateurs et Réformistes Européens » (CRE : 73 députés) qui comporte notamment les Fratelli d'Italia de la première ministre Meloni et le PiS national-catholique de Pologne, dont la défaite aux législatives a été confirmée au scrutin de ce dimanche, et celui d'Identité et Démocratie (I&D, 58 députés) qui comporte notamment le RN français, la Lega italienne de Matteo Salvini (actuellement vice-président du conseil des ministres), les « Libéraux » autrichiens, le Vlaams Belang flamand, l'AfD allemande.
Le premier groupement est réputé plus « atlantiste » puisque Meloni s'est alignée sur la politique de l'OTAN et de l'UE depuis qu'elle est au pouvoir, et que le PiS étant polonais peut difficilement être pro-russe. Le second groupement, dont on voit que le RN est une composante clef, est très clairement poutinien.
Mais il y a une troisième composante, décisive, parmi les 45 députés non-inscrits, avec le Fidesz hongrois, le parti de Victor Orban, le chef de l'exécutif hongrois, qui a quitté le groupe PPE (conservateur, dont font partie en France les LR) et qui appelle justement à l'union des groupes CRE et I&D en se présentant comme le meneur possible de cet attelage. Lequel Fidesz vient de reculer de 57% à 44% des voix (son score le moins élevé à ce scrutin, depuis 2004) et est contesté dans la rue, cela la veille même du scrutin, par un mouvement anticorruption né d'une scission de ses rangs.
Victor Orban est organiquement lié à Poutine. Il est apparu dans la nuit de dimanche à lundi, la voix enrouée, donnant l'axe sur lequel il entend fédérer les extrêmes-droites européennes : « Immigration stop, genre stop, guerre stop, Soros stop. » (Nota Bene : « Soros stop » veut dire « Juifs stop »).
Forcément, la question de cette « union des droites » se posera vraiment après les législatives françaises, qui auront de l'influence sur elle. Clairement, ladite union ou ses avatars possibles (alliances à géométrie variable), est « poutinienne » en ce sens qu'elle fait de la « paix », c'est-à-dire de la défaite ukrainienne ou au moins de l'occupation définitive du Donbass, de la Crimée et du Sud, l'un de ses axes centraux, et plus généralement qu'elle entend jouer sur la multipolarité impérialiste.
Le parti de Marine Le Pen a été financé de manière décisive par Moscou durant les années 2010 et son local de campagne en 2017 était orné d'un portrait géant associant M. Le Pen, Poutine et Trump. Il a mis en veilleuse ces liens depuis février 2022 et J. Bardella veut se présenter comme celui qui les écarte le plus. Mais l'orientation fondamentale demeure : « paix », « souverainisme », et, récemment apparition du projet d'adhésion aux BRICS+, conjointe d'ailleurs à celle de cet autre État membre de l'OTAN qu'est la Turquie d'Erdogan (non officiellement candidate, la Turquie est actuellement invitée régulière aux réunions des ministres des Affaires étrangères des BRICS+). L'abandon de l'Ukraine est au centre de ces orientations.
N'oublions pas qu'à travers toutes les déclarations de Macron, cet abandon n'a jamais été totalement écarté et reste présent dans ce qu'il a dit lors de la venue de V. Zelenski en France la veille du scrutin, visite dénoncée ou boycottée par le RN d'une part, LFI et le PCF d'autre part : « La seule paix que nous défendons est une paix négociée par les deux parties et qui respecte le droit international et fait une place au Donbass. » Comme nous l'écrivions : qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire si ce n'est la cession à l'occupant d'une partie du Donbass et donc d'imposer ceci à l'Ukraine ?
Une victoire législative du RN en France pèserait donc très fortement dans le sens des options déjà bien présentes d'abandon de l'Ukraine. D'une certaine façon, elle serait, par son impact politique sur les fournitures d'armes, un contre-choc négatif envers le déblocage tardif de l'aide militaire par le Congrès nord-américain le 24 avril dernier.
Autrement dit : il s'instaure une relation directe entre la crise de régime en France et la place du RN, d'une part, le sort des armes en Ukraine, d'autre part.
Cette connexion ne doit pas être comprise seulement à partir de l'impact direct de la place législative et éventuellement gouvernementale du parti le plus poutinien de France sur les relations diplomatiques globales et les envois d'armes, mais plus généralement comme un arc de crise entre deux pôles, le front militaire et la résistance (armée et non armée) ukrainienne d'une part, la France en crise de régime, d'autre part, arc de crise prenant un caractère décisif par rapport à l'ensemble de l'évolution européenne.
L'arrivée au pouvoir du RN en France, quelle que soit ladite « dédiabolisation » et la « banalisation », ne serait pas un phénomène de pourrissement progressif comme l'incrustation de l'extrême-droite dans le parlementarisme vermoulu italien, mais une secousse sismique dans l'État fort et centralisé de la V° République française et à partir de lui. C'est elle qui constituerait le « basculement européen » vers l'extrême-droite qui ne s'est pas produit le 9 juin. Elle renforcerait en premier lieu Poutine.
Inversement, la défaite du RN en France ou son endiguement malgré et sans Macron entrerait en résonance avec la résistance ukrainienne et renforcerait la possibilité d'une victoire ukrainienne contribuant à l'effondrement du régime poutinien en Russie et au déferlement des aspirations sociales et nationales parmi tous les peuples de Russie, d'Asie centrale, voire d'au-delà.
De plus, le RN s'est positionné contre toute reconnaissance d'un État palestinien et amalgame toute défense des droits nationaux et démocratiques de la nation palestinienne à un soutien au Hamas, s'élevant, comme LR et les macroniens, contre la procédure de la Cour Pénale Internationale visant Netanyahou : sa victoire serait aussi une mauvaise nouvelle pour les Palestiniens, car elle diminuerait encore les possibilités d'un volet diplomatique français prenant en compte leurs droits.
La crise de régime en France, de dimension européenne, instaure donc un lien organique, fondamental, entre la question française et la défense de l'Ukraine. D'ailleurs, contrairement à ce que pensaient la plupart des commentateurs et analystes, l'Ukraine est bien présente dans la conscience des masses en France car c'est elle le point qui a initialement provoqué la relative percée de la liste Glucksmann au scrutin du 9 juin. La cause de l'Ukraine en France passe maintenant par le combat pour que le RN soit défait, donc par l'unité des candidatures et l'unité d'action.
Certains camarades, et des amis soutenant l'Ukraine, sont interloqués de ce qu'une telle alliance comporte nécessairement LFI surtout, ainsi que le PCF.
Il n'y a aucune raison de blanchir Mélenchon de son soutien à la multipolarité impérialiste, appelée par lui « non-alignement », au pire régime tortionnaire d'extrême-droite du monde, celui de Bachar el Assad, et de ses tropismes poutiniens. Aucune raison.
Mais la volonté d'unité l'inclut nécessairement, lui et LFI, dans un mouvement plus large qui, en battant le RN, contrebat Poutine. C'est le refus de cette unité qui ferait le jeu de Poutine. Les positions de LFI et, en son sein, de Mélenchon et du POI tout particulièrement, sont un facteur de confusion et de division, mais le principal relais de l'ordre impérialiste poutinien en France est le RN, pas LFI. Combattre Poutine en France c'est combattre le RN et cela passe par l'unité contre le RN, avec LFI et par le combat, dans ce cadre, pour le véritable internationalisme. La contrainte que leur impose la réalisation du front unique est une défaite de leurs orientations poutiniennes, et, depuis l'ouverture de la pluralité des lignes toujours refusée à ce jour par l'état-major omnipotent du mouvement « gazeux », qui s'est produite dimanche soir entre Mélenchon et Ruffin, cela va s'accentuer.
A nous de porter, dans le cadre de l'unité pour battre le RN et Macron, la défense de l'Ukraine et le combat pour la chute du régime poutinien. Les meetings, réunions, débats, sur l'Ukraine en pleine campagne législative doivent se tenir et affirmer l'unité du combat contre Poutine et contre le RN !
Enfin, ce qui va se passer en France aura aussi une dimension, non pas seulement européenne, mais mondiale. Le verdict sur Trump est prévu pour le 11 juillet, quelques jours après le second tour des législatives françaises. L'extrême-droite mondiale a deux fanaux, deux parrains, Poutine et Trump. Ne pas comprendre cela pour lutter contre elle, c'est s'impuissanter. Cette lutte ne vise pas des fantômes du passé mais des monstres contemporains. Battre Le Pen, c'est porter un coup à Poutine et donc à Trump.
La dimension internationale de la crise française n'est pas un aspect supplémentaire de celle-ci, elle en est un fondement. Au centre de l'année 2024, elle impose un combat qui vaut vraiment la peine d'être mené.
VP, le 11/06/2024.
(1) Seul Aplutsoc en a parlé dès dimanche soir ; les camarades qui interrogent sur ce que pourrait bien être notre marque de fabrique : la voilà ! C'est que la question centrale du pouvoir et donc de la révolution est pour nous concrète et vivante, immédiate et présente : elle appelle une politique concrète se situant dans une temporalité proche, pas une politique de témoignage aussi radical soit-il. Il y a, certes un écart entre cette compréhension et ce que nous sommes et que d'autres peuvent partager à leur façon. Mais venez en discuter ce dimanche 16 juin à 14 h au Maltais rouge !
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Ilaria Salis, élue au Parlement européen pour échapper à Viktor Orban

Après plus d'un an dans les sinistres geôles hongroises, Ilaria Salais, la jeune enseignante de Monza, dans les environs de Milan (Italie), devrait pouvoir retrouver son pays, sa famille, ses proches et ses camarades. Elle vient d'être élue au Parlement européen.
<https://www.humanite.fr/sections/societe>
L'Humanité, France. Mis à jour le 10 juin 2024 à 17h16
Par Thomas Lemahieu <https://www.humanite.fr/authors/tho...>
Adieu cafards, punaises de lit et souris ! Au revoir, les mauvais traitements, la nourriture avariée et les autres formes de torture blanche. Après plus d'un an dans les sinistres geôles hongroises et quelques semaines assignée à résidence en liberté très surveillée à Budapest, la jeune enseignante de Monza, dans les environs de Milan (Italie), devrait pouvoir retrouver son pays, sa famille, ses proches et ses camarades.
Placée en bonne position sur la liste pour les européennes de l'Alliance des Verts et de la Gauche ( AVS ), Ilaria Salis, la militante antifasciste italienne qui avait été arrêtée, emprisonnée et poursuivie pour sa participation, en février 2023, aux protestations contre le « Jour de l'honneur » – un rassemblement strictement néonazi célébrant l'« héroïsme » des SS, la Wehrmacht et les collabos magyars face à l'Armée rouge –, a été élue au Parlement européen.
Ilaria Salis doit pouvoir quitter la Hongrie
Le but, c'était bien de la sortir des griffes de Viktor Orbán, de la protéger des brutes locales qui faisaient circuler son adresse ces dernières semaines et de lui éviter une peine pouvant aller jusqu'à vingt ans de prison, sur la base d'un dossier complètement fabriqué en toute dépendance du gouvernement hongrois…
Dans le paysage passablement désolé de l'Union européenne>, c'est une belle victoire : en vertu de l'immunité délivrée par les électeurs italiens, Ilaria Salis doit pouvoir quitter la Hongrie. Reste une incertitude pour son père, Roberto, qui a mené sa campagne par procuration : que va faire le gouvernement postfasciste de Giorgia Meloni particulièrement passif dans cette affaire, si le premier ministre hongrois cherche le bras de fer ? /« J'attends qu'ils fassent respecter la volonté des citoyens italiens… »/
L'enseignante et activiste italienne Ilaria Salis est accusée d'avoir attaqué des néonazis
présumés en Hongrie.
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Israël. Une “pause tactique” à Gaza qui met Nétanyahou hors de lui

L'armée israélienne a annoncé dimanche 16 juin l'instauration d'une pause humanitaire de onze heures chaque jour pour permettre l'acheminement d'aide dans le sud de la bande de Gaza. Aucun membre du gouvernement n'en avait, semble-t-il, été informé.
Tiré de Courrier international. Légende de la photo : Distribution d'aide alimentaire par l'UNRWA dans le camp de réfugiés de Jabalia dans le nord de la bande de Gaza le 13 juin 2024. Photo Omar Al Qaatta/AFP
Une “pause tactique et humanitaire” quotidienne de onze heures dans le sud de la bande Gaza jusqu'à nouvel ordre. C'est ce qu'a annoncé, tôt dimanche 16 juin, un porte-parole de l'armée israélienne, repris par ynet, le site d'information du quotidien Yedioth Ahronot.
“Afin d'augmenter le volume de l'aide humanitaire entrant à Gaza et à la suite de discussions supplémentaires avec l'ONU et les organisations internationales, une pause locale et tactique de l'activité militaire à des fins humanitaires aura lieu de 8 heures à 19 heures tous les jours jusqu'à nouvel ordre le long de la route qui mène du point de passage de Kerem Shalom à la route de Salah Al-Din et plus loin vers le nord”, est-il écrit dans un message mis en ligne sur X et accompagné d'une carte.

Plus précisément, cette pause devrait être observée dans la zone allant de Kerem Shalom, passage dans le sud de Gaza, à la frontière avec l'Égypte, jusqu'à la route Salaheddine puis vers le nord du territoire palestinien. Sur la carte publiée par l'armée, on voit la route humanitaire s'étendant jusqu'à l'hôpital européen de Rafah, à environ 10 km de Kerem Shalom.
Comme pris par surprise, les plus hauts dirigeants israéliens, à commencer par le Premier ministre Benyamin Nétanyahou lui-même, se sont élevés contre cette annonce. Benyamin Nétanyahou l'a qualifiée d'“inacceptable”, selon ynet. Le ministre de la Défense Yoav Gallant a, lui aussi, dit ne pas avoir été informé de cette décision.
Quant au ministre de la Sécurité nationale, l'extrémiste Itamar Ben Gvir, il est sorti de ses gonds : “La personne qui a pris la décision d'instaurer une pause à un moment où les meilleurs de nos soldats tombent au combat […] est maléfique et stupide “, a-t-il tempêté, en faisant référence à la mort, la veille, de onze militaires. Et d'ajouter :
- “Il est temps de mettre fin à cette approche folle et délirante.”
“Après enquête, le Premier ministre a été informé qu'il n'y avait pas de changement dans la politique de l'armée et que les combats à Rafah se poursuivaient comme prévu”, rapporte pourtant The Times of Israel, qui indique que Tsahal a dû publier un nouveau communiqué pour mettre les choses au clair.
Le pont flottant américain a cessé de fonctionner
L'ONU a, pour sa part, salué cette annonce mais a demandé que cela “conduise à d'autres mesures concrètes” pour faciliter l'aide humanitaire, a souligné Jens Laerke, le porte-parole de l'agence onusienne pour les situations d'urgence (Ocha), à l'AFP. “Nous saluons cette annonce mais bien entendu, cela ne s'est pas encore traduit par une aide accrue pour les personnes dans le besoin.”
Israël est vivement condamné par la communauté internationale, y compris par les États-Unis, pour ne pas avoir pris suffisamment de mesures pour assurer la distribution de l'aide humanitaire à Gaza, rappelle The Jerusalem Post.
- “L'absence d'un système efficace de distribution de l'aide a conduit les Nations unies à affirmer que la population de Gaza était affamée et à accuser Israël d'utiliser la faim comme arme de guerre.”
La Coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT) affirme qu'aucune restriction à l'entrée de camions à Gaza n'est imposée et que 8 600 camions commerciaux ou humanitaires y sont arrivés entre le 2 mai et le 13 juin, soit 201 en moyenne chaque jour, écrit Al-Jazeera en reproduisant un tweet de la COGAT.

Mais, ajoute aussitôt le média qatari, “une grande partie de cette aide s'entasse aux points de passage et n'atteint pas sa destination finale, car les déplacements à l'intérieur de la bande de Gaza sont très dangereux”.
De plus, le port flottant construit à grands frais par les États-Unis a cessé de fonctionner fin mai après seulement onze jours de service. L'armée américaine a annoncé samedi 15 juin qu'il allait être remorqué jusqu'au port israélien d'Ashdod pour y être réparé.
Courrier international
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Le salaire du génocide ou comment l’économie israélienne tient

Comme toutes les guerres, celle que mène Israël contre Gaza coûte extrêmement cher économiquement et la croissance est en chute libre. Toutefois, si elle ne s'effondre pas, c'est grâce à l'aide publique et privée des États-Unis, mais aussi de l'Union européenne qui a poursuivi ses échanges commerciaux comme si de rien n'était. Sans oublier l'Inde et la Chine. Benyamin Nétanyahou peut poursuivre tranquillement son génocide des Palestiniens.
Tiré d'Orient XXI.
L'économie israélienne a enregistré une chute de 21 % du produit intérieur brut (PIB) au dernier trimestre 2023 (comparé à celui de l'année précédente), soit deux fois plus que ne le prévoyait la banque centrale, après le 7 octobre. En février 2024, l'agence américaine Moody's a pris la décision sans précédent d'abaisser la note de l'État et celle des cinq plus grandes banques commerciales d'Israël.
Les conséquences vont surtout peser sur l'industrie technologique. En temps normal, cette branche emploie un Israélien sur sept et génère environ la moitié des exportations du pays, un cinquième du produit intérieur brut (PIB) et plus d'un quart des recettes de l'impôt sur le revenu. Une performance qui ne peut se maintenir qu'avec un accès aux capitaux étrangers dont le coût de collecte menace d'augmenter.
Chute des investissements dans la tech
Depuis la fin de 2022, les investissements dans les hautes technologies n'ont cessé de s'affaisser, et fin 2023, la chute a atteint 20 % par rapport aux chiffres déjà faibles de l'année précédente ; les investissements étrangers ont dégringolé de 29 % (1). Les premières données pour 2024 montrent que les flux sont au plus bas depuis neuf ans.
Le modèle de croissance du pays étant lié à ce secteur, de tels résultats posent des problèmes majeurs. D'autant que les projets du premier ministre Benyamin Nétanyahou visant à orienter l'économie vers la production de matières premières, au détriment de ce secteur dont il doute de la loyauté politique, ont été mis à mal. En mars 2024, inquiets des missiles houthis autant que des retombées politiques, l'Abu Dhabi National Oil Company (ADNOC) et British Petroleum (BP) ont interrompu les discussions concernant l'acquisition prévue de la moitié du principal producteur israélien de gaz naturel, NewMed Energy (2).
Tout cela soulève des questions sur la viabilité de l'économie d'Israël et, par conséquent, sur sa capacité à poursuivre son assaut contre Gaza. Déjà les économistes du ministère des finances avaient estimé que les seules manœuvres de Benyamin Nétanyahou pour changer la constitution (et l'opposition que cela suscitait) conduiraient à une amputation de la croissance de 15 à 25 milliards de dollars (14,9 milliards à 18,6 milliards d'euros) par an (3). Une étude de la société de conseil américaine RAND a indiqué que les pertes économiques en cas de campagne militaire limitée, mais de longue durée contre la Palestine, s'élèveraient à 400 milliards de dollars (plus de 373 milliards d'euros) sur dix ans (4). Selon le ministère des finances, l'opération « Sabre de fer » coûte 269 millions de dollars (plus de 350 millions d'euros) par jour à l'économie — une guerre à l'échelle de la région serait, bien sûr, beaucoup plus onéreuse.
On peut s'interroger sur la capacité de la société israélienne qui vit dans un certain confort matériel à supporter un retour à une économie de guerre comme dans les années 1970 lorsque les dépenses militaires représentaient 30 % du PIB. Même si l'on fait abstraction de cette question, beaucoup d'autres se posent : les réalités économiques peuvent-elles influer sur la voie suivie par les dirigeants politiques et militaires ? Si oui, comment ? Les entreprises étrangères qui contribuent au génocide pourront-elles maintenir leur politique sur une longue période ?
Les sources de la résilience à moyen terme
Malgré les vents contraires, il y a peu de raisons de penser que les pressions économiques puissent accélérer la fin de la guerre à court ou moyen terme. Cela tient à l'ampleur des marchés financiers israéliens et aux réserves en devises étrangères, d'une part, ainsi qu'aux relations extérieures de l'État et de l'économie, d'autre part.
1. Des marchés de capitaux profonds et des réserves abondantes
La profondeur des marchés de capitaux israéliens permet à la coalition au pouvoir de financer localement une grande partie de ses projets militaires : cette année environ 70 % des 60 milliards de dollars (55,8 milliards d'euros) des emprunts d'État seront vendus sur les marchés intérieurs et libellés en nouveau shekel israélien (NIS). De plus, comme il y a une forte demande des institutions financières locales, les taux d'intérêt restent peu élevés localement, un peu plus quand il s'agit de bons du Trésor proposés à l'international, mais pas excessivement plus que pour ceux actuellement émis par les États-Unis. De ce fait, au cours des cinq premiers mois de cette année, le ministère israélien des finances a pu emprunter (en vendant des obligations d'État) un total de 67,5 milliards de NIS (16,7 milliards d'euros) sans encourir de lourdes charges de remboursement.
Ainsi, bien que le gouverneur de la Banque d'Israël mette régulièrement en garde contre les emprunts excessifs — et bien que certains indicateurs signalent un malaise sur le marché — Tel-Aviv peut s'endetter sans trop souffrir financièrement, tout au moins pour l'instant. Cela donne aux dirigeants une grande autonomie et cela se répercute sur la guerre.
L'accumulation de réserves de devises étrangères au cours des deux dernières décennies a un effet protecteur similaire. De 27 milliards de dollars (25 milliards d'euros) en 2005, la valeur des réserves détenues par la Banque d'Israël a dépassé les 200 milliards de dollars (186 milliards d'euros) au début 2024. Non seulement ces actifs génèrent des revenus pour l'État, mais ils permettent également à la banque centrale de défendre le shekel sur les marchés des changes (5). Ce qui contribue à maintenir l'inflation à un faible niveau, renforçant ainsi la stabilité de l'économie de guerre.
Toutefois, la violence génocidaire de l'armée nécessite des volumes de munitions bien supérieurs à ce que les fabricants nationaux, qui ont réorienté leurs activités vers des produits haut de gamme, sont actuellement capables de produire. Sans les flux incessants d'obus d'artillerie, de missiles, d'ogives et autres, qui proviennent presque tous des États-Unis (ou de caches d'armes leur appartenant prépositionnées en Israël avant cette guerre) (6) et d'Allemagne, les campagnes actuelles sur Gaza et le Sud-Liban échoueraient rapidement. De même, sans les clouds fournis par Google et Microsoft ainsi que le partage de données WhatsApp par Meta, on peut être certain que le plan israélien d'assassinats de masse pilotés par l'intelligence artificielle s'effondrerait rapidement.
2. La solidité des relations extérieures
Le deuxième facteur, peut-être le plus important, expliquant la résilience à moyen terme de l'économie israélienne est la solidité de ses relations extérieures. Elles lui apportent des appuis en tout genre : des flux financiers au commerce, en passant par le soutien logistique, sans oublier les armées de réserve de main-d'œuvre, telle la promesse de l'Inde de fournir 50 à 100 000 travailleurs pour remplacer les Palestiniens de Cisjordanie. De quoi, en fin de compte, rendre le génocide israélien possible.
Une vaste constellation d'acteurs américains, publics et privés, soutient actuellement financièrement l'État, l'armée et l'économie. Les flux provenant du gouvernement fédéral demeurent les plus importants. La subvention annuelle du Programme américain de financement militaire à l'étranger — 3,3 milliards de dollars (3,075 milliards d'euros) par an depuis l'administration Obama (2009-2017) — couvre, en général, 15 % de ses dépenses de défense. Comme ces dernières devraient augmenter de près de 15 milliards de dollars (13,95 milliards d'euros) en 2024, la ligne de crédit gratuite du gouvernement américain va considérablement augmenter cette année. En avril dernier, le Congrès américain a voté la loi sur la sécurité nationale accordant 13 milliards de dollars (12 milliards d'euros) d'aide supplémentaire (7). Sur cette somme, 5,2 milliards de dollars ont été affectés au réapprovisionnement des systèmes de défense Iron Dome, Iron Beam et David's Sling, 4,4 milliards de dollars (4,1 milliards d'euros) à la reconstitution des stocks de munitions épuisés et 3,5 milliards de dollars (3, 2 milliards d'euros) aux systèmes d'armes avancés.
Organisations américaines pour budget israélien
Mais, cela va au-delà. Sur l'ensemble du territoire états-unien, des États, des comtés et même des municipalités sortent également leur carnet de chèques. Le canal de financements est supervisé par la Development Corporation for Israel (DCI), une entité enregistrée aux États-Unis qui agit en tant que courtier local et souscripteur pour le compte du ministère israélien des finances. Depuis 1951, la DCI émet ce que l'on appelle des « obligations israéliennes » sur le marché américain. Bien que rarement connus du public, ces instruments financiers, libellés en dollars et destinés à fournir un soutien général au budget israélien, représentent 12 à 15 % de la dette extérieure totale d'Israël. Ils constituent donc une source substantielle de crédit et de devises fortes pour Tel-Aviv.
Depuis le 7 octobre, la DCI a considérablement accru ces ventes d'obligations, en partie en développant ses partenariats avec une organisation de droite l'American Legislative Exchange Council (ALEC). Au cours des deux dernières décennies, l'ALEC a été l'une des forces les plus influentes dans les coulisses de la politique américaine. Son activité consiste généralement à rédiger des projets de loi sur des sujets allant de l'avortement au mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) puis à diffuser des modèles législatifs auprès de ses alliés dans les assemblées des États, où ils deviennent lois.
Cet automne, l'ALEC a diversifié ses opérations en mobilisant sa Fondation des agents financiers de l'État pour encourager l'achat d'obligations israéliennes par des fonds de pension publics et par les trésoreries des États et des municipalités. Les fruits de ces efforts sont assez stupéfiants : 1,7 milliard de dollars (1,58 milliard d'euros) d'achats d'obligations en six mois seulement. Au-delà de leur valeur matérielle pour Israël, ces achats constituent un engagement important de la part de l'appareil d'État américain dans son ensemble. Les autorités locales comme le gouvernement fédéral se montrent ainsi prêts à investir des sommes significatives dans les entreprises génocidaires d'Israël.
Malheureusement les citoyens et les institutions financières ont la même attitude que les dirigeants. Ils ont, eux aussi, accordé (et/ou facilité) un grand nombre de crédits à Israël depuis le début de sa destruction de Gaza. Certains l'ont fait, au printemps dernier, en achetant près des trois-quarts des obligations dont il vient d'être question. Au lendemain de l'opération « Sabre de fer », des banques américaines ont également organisé des ventes d'obligations privées pour le compte de l'État israélien, dont les rendements n'ont pas été rendus publics.
De Goldman Sacha à BNP-Paribas
Le fait le plus marquant, cependant, a été l'opération menée par Bank of America et Goldman Sachs qui, en mars 2024, ont souscrit à la première vente internationale d'obligations israéliennes post-7 octobre. Aux côtés de la Deutsche Bank et de BNP Paribas, ces financiers sont parvenus à attirer suffisamment d'investisseurs du monde entier pour en faire la plus importante vente de l'histoire d'Israël : près de 7,5 milliards d'euro-obligations (8).
Les contributions privées américaines ne s'arrêtent pas là. Si les investissements technologiques sont globalement en retrait, un certain nombre d'entreprises continuent d'injecter des capitaux, malgré le génocide en cours. Ainsi, ces six derniers mois, Nvidia, le leader mondial de la production de puces et de l'intelligence artificielle basé à Santa Clara, a investi des sommes considérables dans l'acquisition d'entreprises israéliennes (9). En décembre, fort d'une subvention de 3,2 milliards de dollars (3 milliards d'euros) et d'un taux d'imposition extrêmement réduit (7,5 % au lieu de 23 %), Intel a accepté de construire une nouvelle usine de semi-conducteurs. Un mois plus tard, Palantir Technologies, l'entreprise de modélisation d'intelligence artificielle, a annoncé un nouveau partenariat stratégique avec le ministère israélien de la défense.
L'Union européenne, bouée de sauvetage
Comme en témoigne la participation de la Deutsche Bank et de BNP Paribas à l'émission d'euro-obligations, l'Europe joue un rôle non négligeable. La Banque européenne d'investissement, basée à Luxembourg et détenue conjointement par les 27 États membres de l'Union européenne, a maintenu son intention d'injecter 900 millions de dollars (838 millions d'euros) dans l'économie israélienne (10). Depuis le 7 octobre, le programme Horizon Europe, principal instrument de financement de la recherche et de l'innovation, a autorisé l'octroi de près d'une centaine de subventions à des entreprises et institutions israéliennes. À plus petite échelle, l'organisation à but non lucratif European Investment council (EIC) a récemment augmenté ses investissements dans les startups israéliennes.
Mais ce sont surtout les échanges de biens et de services qui comptent. Le flux ininterrompu d'exportations vers le marché européen, qui reste son principal partenaire, a joué un rôle essentiel dans l'excédent de 5,1 % de la balance commerciale d'Israël au cours du dernier trimestre 2023. Bien qu'il ait été question dans les capitales européennes de revoir l'accord d'association de l'Union européenne avec Israël, les premières données publiées pour 2024 montrent que celle-ci continue d'importer des produits israéliens : plus de 4,27 milliards d'euros au premier trimestre — une somme qui correspond à peu près à ce qui a été observé ces dernières années et qui sert de bouée de sauvetage à l'économie israélienne.
Les affaires continuent avec la Chine et l'Inde
Le maintien par Tel-Aviv de relations extérieures (secrètes et ouvertes) avec des économies non occidentales a également renforcé la viabilité de son économie de guerre. Même si elles n'atteignent pas tout à fait les volumes d'avant le 7 octobre, même si elles sont sans aucun doute réduites en raison des interventions des Houthis, qui ont forcé les compagnies maritimes à suspendre le commerce direct, les données communiquées par la Banque d'Israël indiquent que les importations en provenance de Chine sont toujours substantielles : 10 milliards de dollars (9,3 milliards d'euros) au premier trimestre 2024. Elles demeurent l'un des éléments vitaux de l'économie au quotidien, bien que les investissements chinois restent déprimés — en grande partie en raison des pressions exercées par les États-Unis sur Tel-Aviv.
Quant à la contribution de l'Inde, qui importe de grandes quantités d'armes israéliennes et exporte des travailleurs bon marché pour remplir les postes de travail vidés des Palestiniens, elle est loin d'être négligeable. Malgré les difficultés, il est clair que des marchandises sont acheminées en Israël via le Golfe et la Jordanie, approvisionnant les rayons des magasins.
Enfin, il faut tenir compte des relations ambiguës de la Turquie. Bien que le ministère du commerce d'Ankara ait instauré des interdictions progressives sur le commerce avec Israël à partir du début du mois d'avril 2024, il y a des raisons de penser que la mesure ne sera pas totalement appliquée. Dans un premier temps, la politique prévoit un sursis de trois mois permettant aux entreprises d'honorer les commandes existantes par l'intermédiaire de pays tiers. Il est donc peu probable qu'elle provoque un resserrement immédiat de l'offre. Deuxièmement, les liens commerciaux entre les producteurs turcs d'acier et d'aluminium et Israël sont profonds et anciens, la dépendance des premiers à l'égard de ce marché est bien connue. Il ne faut donc pas écarter la possibilité que les fournisseurs turcs trouvent une solution pour livrer des fournitures essentielles non seulement aux entreprises de construction, mais aussi à l'industrie de l'armement — peut-être par le biais d'un transbordement en Slovénie.
Capable de s'appuyer sur des marchés de capitaux importants, des réserves de devises fortes et des relations solides avec des partenaires économiques extérieurs, Israël n'est confronté à aucune limite matérielle immédiate dans la conduite de son génocide. À moins que la politique des partenaires extérieurs en question ne change, Israël sera libre de poursuivre son massacre inadmissible pendant un certain temps encore.
Un espoir à long terme ?
À long terme, plusieurs éléments peuvent jouer contre cette économie de guerre. Parmi eux, la tendance au désinvestissement évoquée précédemment, que les interventions du gouvernement ne parviendront probablement pas à inverser. S'y ajoute une possible augmentation des impôts pour reconstituer les réserves. Mais, peut-être plus important encore, ce sont les tensions sociales que la poursuite du génocide accentuera dans les mois et les années à venir.
Depuis longtemps, le pays figure parmi les plus inégalitaires de l'OCDE11. Des mesures plus sophistiquées estiment actuellement le taux de pauvreté à 27,8 %, avec un tiers des habitants en situation d'insécurité alimentaire. Malgré toute la mythologie qui a entouré la « startup nation », il s'avère en outre que la croissance et les gains de productivité réalisés au cours des deux dernières décennies sont en réalité relativement faibles, la fuite des cerveaux ayant des conséquences.
À ce mélange s'ajoute désormais l'austérité. En effet, après avoir enregistré des déficits considérables tout au long de sa campagne sur Gaza, Israël va accélérer le retrait de son État-providence en réduisant les dépenses sociales et éducatives, tout en pressurant les ménages pauvres par l'augmentation des taxes à la consommation. Il est certain que des tensions sociales importantes sont à prévoir alors que, déjà, des clivages fracturent la société israélienne – entre les quelques personnes qui ont profité du boom technologique et immobilier et les nombreuses autres qui n'en ont pas vu la couleur ; entre les communautés religieuses exemptées du service militaire et celles qui sont chargées de risquer leur vie pour faire avancer leur vision de la conquête ; entre une communauté de colons bénéficiant d'une dérogation spéciale de la part de l'État et toutes les autres obligées de compter sur les banques alimentaires pour assurer leur subsistance. D'une manière ou d'une autre, cela ne peut que se répercuter négativement sur la cohérence du projet d'État et sur la capacité du gouvernement actuel à poursuivre ses complots destructeurs.
Pour la Palestine, et plus particulièrement pour les Palestiniens de Gaza, il y a urgence. Le temps nécessaire pour que la dynamique sociale se mette en place au sein de la société israélienne — pour que la capacité d'Israël à faire la guerre soit corrodée de l'intérieur — est tout simplement trop long.
Donc, quiconque espère mettre fin à ce génocide ne peut que prôner l'isolement de l'économie israélienne dans tous les domaines possibles, seul moyen d'y parvenir. Tant que les solides relations extérieures du pays ne seront pas affaiblies, voire rompues, les moteurs de la violence israélienne continueront à fonctionner sans le moindre crachotement. Pour les bloquer au point que les bombes cessent de tomber, il faut perturber les circuits financiers et commerciaux existants.
Colin Powers
Notes
1- Adrian Filut, « Economic concerns mount as Israel faces drop in foreign investment and services export », Ctech, 18 mars 2024.
2- Ani, « BP, UAE suspend USD 2 bn gas deal in Israel amid Gaza war », The Economic Times, Bombay, 15 mars 2024.
3- Nimrod Flaschenberg, « Israel's economy was Netanyahu's crown jewel. Can apartheid survive without it ? », +972 Magazine, 27 mars 2023.
4- C. Ross Anthony et al., The Costs o the Israeli-Palestinian Conflict, Rand Corporation, Santa Monica (États-Unis), 2015.
5- Galit Alstein, « Israel's $48 billion war leaves it at mercy of bond markets », BNN Bloomberg, Toronto, 22 novembre 2023.
6- Connor Echols, « Bombs, guns, treasure : What Israel wants, the US gives », The New Arab, 12 mars 2024.
7- « FY2024 National Security Supplemental Funding : Defense Appropriations », Insight, Congressional Research Service, Washington, 25 avril 2024.
8- Steven Scheer, « Israel sells record $8 billion in bonds despite Oct 7 attacks, downgrade », Reuters, 6 mars 2024.
9- Meir Orbach, « Nvidia continues Israel shopping spree with acquisition of Deci », Ctech, 25 avril 2024.
10- Sharon Wrobel, « EU financial arm to invest €900m in Israel, including Western Galilee desalination », The Times of Israel, 25 juin 2023.
11- Le coefficient de Gini qui s'établit à 0 quand il y a égalité parfaite et 1 pour une inégalité totale s'élève à 0,34, contre 0, 395 pour les États-Unis et 0,298 pour la France.
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Alors que Gaza est victime d’un génocide physique, la Cisjordanie est confrontée à un génocide économique

Alors que le monde est préoccupé par l'horrible génocide dans la bande de Gaza, Israël tue des centaines de Palestiniens, s'empare de plus en plus de terres et étrangle économiquement la Cisjordanie occupée.
Tiré de France Palestine Solidarité. Photo : L'armée israélienne attaque et détruit la ville de Jénine en Cisjordanie occupée, accompagnée de nombreux bulldozers, 30 mai 2024 © Quds News Network
Le 22 mai, à la suite des décisions de la Cour internationale de justice contre Israël et de la reconnaissance de la Palestine par trois pays européens, le ministre israélien des finances d'extrême droite, Bezalel Smotrich, a pris des "mesures punitives sévères" à l'encontre de l'Autorité palestinienne. Il a notamment bloqué le transfert des recettes fiscales perçues par Israël au nom de l'Autorité palestinienne, ce qui pourrait entraîner l'effondrement de cette dernière.
Depuis sa création dans le cadre des accords d'Oslo de 1993, l'Autorité palestinienne a été limitée par des accords politiques, économiques et de sécurité imposés par Israël et ses alliés. L'un des plus importants est l'accord économique de Paris de 1994, qui était censé être temporaire et durer cinq ans. Il a établi la dépendance de l'économie palestinienne à l'égard de l'économie israélienne et a donné à l'État d'occupation les moyens de rendre cet accord temporaire permanent. Pour l'essentiel, l'accord a intégré l'économie palestinienne dans celle d'Israël par le biais d'une union douanière, Israël contrôlant toutes les frontières, les siennes et celles de l'Autorité palestinienne. Cela signifie que la Palestine reste dépourvue de portes d'accès indépendantes à l'économie mondiale.
Cela signifie que la Palestine reste dépourvue de portes d'entrée indépendantes dans l'économie mondiale. Selon l'accord, le gouvernement israélien est chargé de collecter les taxes sur les marchandises importées en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, qu'il transfère au trésor de l'Autorité palestinienne en échange d'une commission de 3 %.
Il est supposé que cet argent sera transféré en douceur à l'Autorité palestinienne, à raison d'une moyenne de 190 à 220 millions de dollars américains par mois. L'AP compte sur ces fonds pour payer les salaires de ses employés et s'acquitter de ses obligations en matière de dépenses de fonctionnement de ses institutions.
La décision de M. Smotrich n'est pas la première que le gouvernement israélien prend à l'encontre de l'Autorité palestinienne et de l'économie palestinienne en général. Elle s'inscrit dans le prolongement d'une série de mesures déclarées et non déclarées visant à saper l'autorité. En effet, l'AP représente le gouvernement potentiel d'un futur État palestinien auquel les gouvernements israéliens successifs, qu'ils soient de droite ou de gauche, se sont toujours opposés.
Israël a toujours utilisé les recettes fiscales pour faire pression sur l'Autorité palestinienne et saper l'économie palestinienne ; il ne s'agit pas d'une réponse au 7 octobre.
Les transferts ont été bloqués sous de nombreux prétextes, dont celui de punir l'AP pour toute démarche politique qu'elle entreprend, comme l'adhésion à la Cour pénale internationale en 2015, par exemple. En effet, l'État d'occupation déduit systématiquement une partie des fonds depuis 2019, sous prétexte que l'AP verse des allocations aux familles des prisonniers et martyrs palestiniens, ce qu'Israël qualifie de "soutien au terrorisme".
Depuis le 7 octobre, le gouvernement d'occupation israélien a également déduit des recettes fiscales le montant que l'AP verse normalement à ses institutions dans la bande de Gaza, qui s'élève à environ 75 millions de dollars par mois, ce qui a entraîné une crise économique majeure. Il est clair qu'Israël veut séparer complètement la Cisjordanie de Gaza, bien que les deux soient des territoires palestiniens occupés et fassent partie de l'État palestinien indépendant envisagé.
En septembre de l'année dernière, le ministre palestinien des finances, Shukri Bishara, a annoncé qu'Israël retenait 800 millions de dollars à l'Autorité palestinienne. Selon les données du ministère des finances à Ramallah le mois dernier, le montant total des recettes fiscales retenues par Israël s'élevait à 1,6 milliard de dollars, soit l'équivalent de 25 à 30 % du budget annuel total de l'Autorité palestinienne.
Cette situation a entraîné un déficit financier sans précédent dans la trésorerie de l'Autorité palestinienne, menaçant sa capacité à fournir des services de base tels que la santé, l'éducation et la sécurité, et à payer les salaires des fonctionnaires qui reçoivent des salaires partiels depuis des années. En raison de ces déductions, le gouvernement palestinien n'a pas été en mesure de payer l'intégralité des salaires de ses employés depuis novembre 2021, alors qu'il s'était engagé à en payer 80 à 85 % jusqu'au déclenchement de la guerre contre les Palestiniens de Gaza. Ce pourcentage a progressivement diminué pour atteindre 50 % au cours des deux derniers mois. Les fonctionnaires sont désormais dans l'incapacité de s'acquitter de leurs obligations financières mensuelles envers les banques et les écoles.
Les institutions publiques palestiniennes ont réduit les heures de travail afin d'économiser de l'argent, ce qui a entraîné une réduction des services, notamment dans les domaines de la santé et de l'éducation dans les écoles et les universités. L'enseignement se fait principalement en ligne.
Les fonctionnaires palestiniens - dont je fais partie - n'ont pas reçu de salaire complet depuis 2021, et le total des arriérés dus équivaut à six mois de salaire complet. Collectivement, cela représente environ 750 millions de dollars, auxquels s'ajoutent 800 millions de dollars de dettes envers le secteur privé, ce qui a eu un impact majeur sur les hôpitaux privés et les sociétés pharmaceutiques. Incapable de remplir ses propres obligations financières, et avec un pouvoir d'achat réduit pour les biens et les services, le secteur privé du commerce et des services a été paralysé.
Outre les dépenses du gouvernement, en particulier les salaires des 147 000 fonctionnaires, l'économie palestinienne repose sur deux autres piliers qui ont été gravement endommagés depuis le 7 octobre : le marché du travail israélien et le secteur privé. Israël a empêché les travailleurs palestiniens d'entrer dans l'État d'occupation, ce qui signifie que 200 000 d'entre eux ont perdu leur unique ou principale source de revenus et sont au chômage.
Cette situation a réduit le pouvoir d'achat des familles palestiniennes, ce qui a eu un effet d'entraînement sur les entreprises privées et a augmenté le chômage. On estime à 500 000 le nombre de Palestiniens au chômage en Cisjordanie occupée, des milliers d'emplois ayant été perdus.
Le chômage atteint un niveau sans précédent
La diminution du soutien financier accordé à l'Autorité palestinienne par les États arabes a encore aggravé la situation. En outre, l'Autorité a atteint sa limite d'emprunt auprès des banques, ce qui a rendu encore plus difficile le paiement des salaires des employés, et le cycle des dépenses continue donc de s'effondrer.
Tout cela a conduit à la quasi-paralysie de l'économie palestinienne et à une forte pression sur les citoyens ordinaires qui ne peuvent plus trouver d'emploi et n'ont que peu ou pas d'économies pour couvrir les besoins de base. Cette situation risque de déclencher des crises sociales, politiques et économiques majeures.
À tout cela s'ajoute le fait qu'Israël a tué plus de 500 Palestiniens en Cisjordanie depuis octobre et en a arrêté 9 000, la plupart sans inculpation ni jugement. Les camps de réfugiés et les villes du territoire occupé ont vu leurs infrastructures vitales détruites dans le cadre d'actes vicieux de punition collective visant à saper les activités légitimes de lutte contre l'occupation.
Nous, Palestiniens de Cisjordanie occupée, avons honte de parler de notre situation à cause de l'horreur du génocide sans précédent qui se déroule sous nos yeux à Gaza. Nous préférons garder le silence pour ne pas détourner l'attention de ce qui se passe là-bas. Nous comprenons qu'Israël cherche à séparer Gaza de la Cisjordanie afin d'anéantir tout niveau de solidarité au sein d'une société palestinienne unie. Le fait est que nous, en Cisjordanie, préférerions mourir de faim avec nos frères de la bande de Gaza plutôt que de voir l'Autorité palestinienne cesser de remplir ses obligations à leur égard et à l'égard des familles des martyrs et des blessés.
Journaliste palestinien vivant à Ramallah, Fareed est agriculteur et militant politique et environnemental.
Traduction : AFPS
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Comment Biden s’est transformé en colombe

Afin que personne ne puisse imaginer qu'une révélation divine s'est abattue sur Biden et son administration, et qu'ils se sont repentis de leur collusion avec les auteurs du génocide... (traduit de l'arabe).
Gilbert Achcar
Professeur, SOAS, Université de Londres
Ainsi donc, après huit mois de génocide au moyen de bombardements intensifs de zones palestiniennes densément peuplées, qui ont coûté la vie à près de cinquante mille personnes, entre les morts qui ont été dénombrés et ceux qui sont encore sous les quarante millions de tonnes de gravats résultant de la destruction de près de 300 000 logements selon les estimations de l'ONU, sans parler des bâtiments publics, après toute cette férocité meurtrière et destructrice de « l'État juif » à côté de laquelle la férocité de « l'État islamique » semble plutôt modeste, et après des efforts continus pour faciliter ce génocide en s'opposant à tout projet de cessez-le-feu, c'est-à-dire de cessation du massacre, notamment en exerçant un droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU, voici Biden, le sioniste fier de l'être, insistant soudainement pour obtenir un cessez-le-feu au point de soumettre un projet de résolution à cet effet au Conseil de sécurité de l'ONU lundi dernier.
Afin que personne ne puisse imaginer qu'une révélation divine s'est abattue sur Biden et son administration, et qu'ils se sont repentis de leur collusion avec les auteurs du génocide, ils ont tenu à présenter leur projet de trêve, consistant en un cessez-le-feu temporaire et un échange de prisonniers, en prélude à des négociations visant à mettre fin à l'agression israélienne sur la bande de Gaza, comme s'il s'agissait d'un projet qui avait l'approbation d'Israël, voire même un projet israélien, de sorte que la responsabilité de son échec à entrer en vigueur retombe sur le seul Hamas. C'est de la pure hypocrisie, puisque Netanyahu n'a jamais officiellement annoncé son approbation du projet, mais a agi jusque là comme voulant s'en dissocier. De leur côté, les dirigeants politiques du Hamas ont fait preuve de perspicacité et de compréhension du jeu en s'empressant de saluer la résolution du Conseil de sécurité et d'exprimer leur volonté de négocier les termes de sa mise en œuvre, renvoyant ainsi la balle dans le camp du gouvernement sioniste après que l'administration américaine ait tenté de la confiner dans leur propre camp.
C'est parce que le gouvernement sioniste est dans un état de confusion. Si Netanyahu avait publiquement accepté le projet de trêve, Gantz et son groupe n'auraient pas décidé de mettre fin dimanche à leur participation au cabinet de guerre. Ils ont attribué leur retrait à la réticence de Netanyahu à accepter le projet de trêve et à fixer des conditions pour mettre fin à la guerre qui soient conformes aux intérêts israéliens et aux souhaits du parrain américain. En vérité, l'objectif de la récente initiative de Washington au Conseil de sécurité n'est pas de faire pression sur le Hamas, mais plutôt de faire pression sur Netanyahu pour qu'il accepte le projet officiellement et publiquement. Ceci en deuxième lieu, mais en premier lieu, Biden déploie des efforts pour montrer à cette partie importante de l'opinion publique américaine qui est bouleversée par la guerre génocidaire menée par l'État sioniste, et qui constitue une proportion importante des électeurs traditionnels du Parti démocrate, qu'il est sérieux dans ses efforts pour arrêter la guerre.
L'administration américaine intensifiera la pression sur Netanyahu pour qu'il accepte la trêve temporaire, dont ils savent tous qu'elle ne durera pas plus de quelques semaines (comme expliqué la semaine dernière dans « La trêve à Gaza et les dilemmes de Netanyahu et du Hamas », 4/6/2024), et pour qu'il mette fin à sa dépendance envers les « néonazis » de son gouvernement et accepte l'offre de ses rivaux Gantz et Lapid de former un gouvernement d'unité nationale incluant le Likoud, les deux principaux partis d'opposition, ainsi que d'autres groupes sionistes moins extrémistes que ceux de Ben-Gvir et Smotrich. Que cela se produise ou non, Biden a besoin de ressembler à un faucon qui s'est transformé en colombe, afin d'atténuer les manifestations contre lui qui devraient perturber la Convention nationale démocrate en août prochain (19-22) à Chicago, lorsque le Parti démocrate adoptera officiellement ses candidats à la présidence et à la vice-présidence.
Voilà le secret de la métamorphose de Biden, d'un partenaire clé dans la guerre génocidaire sioniste en un défenseur de la paix. Si cette mutation est un hommage à l'importance du mouvement de protestation contre la guerre aux États-Unis, nous ne pouvons ignorer sa nature opportuniste et hypocrite et le fait que Biden, Gantz et leurs entourages diffèrent avec Netanyahu sur la manière de liquider la cause palestinienne après avoir perpétré conjointement la « Seconde Nakba », et non sur l'objectif de la liquidation lui-même.
Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 11 juin en ligne et dans le numéro imprimé du 12 juin. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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USA : les contradictions de la politique étrangère de Biden

Au cimetière américain de Normandie, en France, lors d'un discours prononcé à l'occasion du 80e anniversaire du jour J, Joe Biden a appelé l'alliance occidentale à s'unir une fois de plus pour défendre la liberté et la démocratie contre « un tyran déterminé à dominer », c'est-à-dire Vladimir Poutine et sa guerre contre l'Ukraine.
Hebdo L'Anticapitaliste - 712 (12/06/2024)
Par Dan La Botz
Crédit Photo
Wikimedia commons
Les contradictions de la politique étrangère de Joe Biden ont été mises en évidence tant à l'étranger qu'à l'intérieur du pays le week-end dernier.
La liberté et la politique de Netanyahou
Le président américain a demandé à l'auditoire : « Allons-nous nous dresser contre la tyrannie, contre le mal, contre la brutalité écrasante de la poigne de fer ? » Pendant ce temps, des dizaines de milliers de PalestinienNEs et leurs alliés ont encerclé la Maison Blanche avec une liste de noms de milliers de PalestinienNEs tués par la main de fer à Gaza. Ces noms étaient inscrits sur une bannière rouge symbolisant les lignes rouges fixées par Joe Biden, et que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou continue d'ignorer et de franchir.
L'affirmation de Biden selon laquelle les États-Unis sont toujours le leader d'un monde libre et démocratique qui galvanise les alliés européens de l'Amérique pour s'opposer à un dictateur déterminé à conquérir, entre en contradiction avec le fait que les États-Unis soutiennent Israël. C'est un fossé qui divise les électeurEs démocrates. Le candidat républicain Donald Trump a uni son parti et sa base autour de sa personnalité charismatique et autoritaire et son programme réactionnaire qui menace de saper et de détruire la démocratie américaine. La campagne de Joe Biden repose en grande partie sur la promesse de défendre la démocratie et la liberté — celle des femmes de choisir l'avortement, de vote, d'organiser un syndicat ou une manifestation pour les droits civiques — menacées par une victoire de Trump.
Le parti démocrate est soumis à d'énormes pressions, en grande partie à cause du soutien de Biden à Israël. Le groupe parlementaire progressiste a fait pression sur Biden pour qu'il freine Israël et instaure un cessez-le-feu, mais le groupe lui-même s'est divisé sur ces questions. Les neuf membres du groupe de gauche, dont quatre de DSA, les Socialistes démocrates d'Amérique, ont adopté les positions les plus critiques à l'égard de la politique de soutien de Biden à Israël, même s'ils répugnent à critiquer le président de manière trop virulente, de peur de compromettre sa réélection. D'autre part, certains représentantEs ont quitté le Progressive Caucus parce qu'ils estiment qu'il est trop critique à l'égard d'Israël.
Politique migratoire
Une autre contradiction profonde entre la rhétorique et la politique se trouve dans la politique d'immigration de Biden. Dans un récent discours sur la politique migratoire, Biden a déclaré, pour se distinguer de Trump, « je ne diaboliserai jamais les immigrés. Je ne dirai jamais des immigrés qu'ils “empoisonnent le sang” d'un pays ».
Ces mots ont été prononcés lors de l'annonce par Biden de l'adoption d'une politique de restrictions plus sévères à l'égard des migrantEs demandant l'asile à la frontière mexicaine, une politique qui ressemble beaucoup à celle de Trump. Lorsque le niveau de 2 500 sans-papiers par jour sera atteint, ce qui arrive presque tous les jours, la frontière leur sera complètement fermée.
À 150 jours de l'élection, les républicains s'unissent autour de Trump, malgré sa récente condamnation pour crime, tandis que les démocrates se fragmentent en raison du manque de cohérence politique et morale de Biden.
Traduction par la rédaction
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Le capitalisme domine le monde du sport
Comment Israël utilise l’IA contre le peuple palestinien
Les travailleurs de la LCBO annoncent un vote de grève historique
Festival de la décroissance conviviale : des zones à défendre, des luttes à construire, des imaginaires à réinventer

Le gaz me donne les bleus

« On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels », écrivait Anatole France en 1922 dans L'Humanité, au sujet de la guerre. « On croit mourir à cause de l'emballement du climat ; on meurt à cause des industriels », pourront dire nos enfants, si la tendance se maintient. Les stratégies gazières qui se mettent en place au Québec illustrent de manière troublante la primauté des intérêts industriels sur la vie.
Environ 80 % du gaz qui est brûlé au Québec pourrait être remplacé par l'électricité. Eh oui : alors que la planète en feu hurle l'urgence de se libérer des énergies fossiles, environ 200 000 bâtiments résidentiels, commerciaux et institutionnels demeurent inexplicablement chauffés au gaz, au pays de René Lévesque. Et près de 2 000 branchements se sont encore ajoutés entre octobre 2021 et juillet 2022 ! D'importants volumes de gaz servent également à des procédés industriels dont la conversion à l'électricité ne présente aucun défi technique particulier.
Électrifier ces usages permettrait de réduire de neuf mégatonnes (sur 12) les émissions de gaz à effet de serre attribuables au gaz naturel, ce qui améliorerait le bilan carbone total du Québec de plus de 10 %. Cela pourrait se faire en une quinzaine d'années : il suffirait d'interdire l'installation d'équipements au gaz dans tous les cas où l'électricité peut rendre le service énergétique attendu, qu'il s'agisse de nouveaux équipements ou du remplacement d'équipements en fin de vie.
Quand on pense que les émissions totales de GES du Québec ont reculé d'à peine 2,7 % en près de 30 ans, malgré les milliards dépensés par les gouvernements, il est difficile d'imaginer une bonne raison de se priver d'une telle réglementation qui compenserait au moins partiellement la lenteur de la décarbonation d'autres secteurs. Or, vous ne trouverez aucun document en ce sens dans les cartons de nos gouvernements. C'est là une des raisons pour lesquelles la petite flamme bleue adoptée il y a 20 ans par le principal distributeur gazier du Québec ne me fait plus danser la bossa-nova.
Tartufferie climatique au service de l'industrie
Le deuxième motif de consternation, relativement au gaz naturel, est l'importance des ressources collectives consacrées à des stratégies alambiquées qui nous éloignent de nos cibles climatiques tout en se donnant l'air de vouloir nous en rapprocher.
L'offre biénergie parrainée conjointement par Hydro-Québec et Énergir en est un excellent exemple. En vertu de cette offre, présentement réservée au marché résidentiel [1], les ménages qui ont un système de chauffage central au gaz sont invités à convertir leur système à la biénergie afin que l'électricité devienne leur principale source d'énergie pour le chauffage et que le gaz naturel ne soit consommé qu'en période de pointe hivernale.
Intuitivement attrayante, l'offre de biénergie n'en a pas moins été vertement critiquée par des environnementalistes et des scientifiques, et pour cause : elle est incompatible avec les objectifs climatiques du Québec. Alors que, tel que mentionné, l'abandon du gaz naturel dans tous les usages convertibles permettrait de diminuer les émissions totales de GES du Québec de plus de 10 %, les chercheurs de l'Institut de l'énergie Trottier estiment que le programme de biénergie ne permettra, au mieux, qu'une réduction de 0,6 %. Il aura aussi pour effet de verrouiller la dépendance du Québec à l'égard du gaz pour des décennies et de compromettre l'atteinte de la carboneutralité en favorisant le renouvellement d'équipements de chauffage au gaz naturel qui devraient simplement être mis de côté à la fin de leur vie utile.
Le règlement qui exige l'injection d'un pourcentage minimal de gaz naturel renouvelable (GNR) dans le réseau gazier est aussi une ingénieuse supercherie. Initialement adopté en 2019, ce règlement fait présentement l'objet d'une mise à jour qui introduit le concept de « gaz de source renouvelable » (GSR), incluant non seulement le GNR, mais aussi l'hydrogène vert, et porte de 5 % en 2025 à 10 % en 2030 la part des GSR devant circuler dans le réseau gazier.
Tout est problématique dans ce règlement. D'abord, l'idée même d'exiger l'injection de 10 % de GSR dans le réseau signifie en clair assurer une continuation de la consommation massive (90 %) de gaz fossile, issu principalement de la fracturation, pour des besoins qui pourraient rapidement et facilement, pour la plupart, être comblés par l'électricité.
Ensuite, produire du gaz qui sera brûlé est dans bien des cas le pire usage qu'on puisse faire de la biomasse résiduelle. Pour respecter les limites biophysiques des écosystèmes, préserver les milieux naturels et la biodiversité, éviter de concurrencer la production alimentaire et les usages plus écologiques de la biomasse résiduelle comme le compostage, en cette période sombre pour la santé de la nature, il est essentiel que le GNR soit produit en quantité limitée et réservé à des usages pour lesquels le gaz est irremplaçable (les usages dits « sans regret »).
Produire de l'hydrogène vert pour le mélanger à du gaz fossile servant principalement à des usages électrifiables serait encore plus absurde, si cela est possible, car l'électricité dépensée pour produire l'hydrogène est beaucoup plus grande que l'énergie contenue dans l'hydrogène. Le concept même est une aberration scientifique et économique.
« It's the industry, stupid ! »
Ces stratégies vous semblent rocambolesques ? Elles deviennent tout à fait limpides quand on les analyse du point de vue de l'industrie et quand on sait qu'elles sont assorties de généreuses contributions du trésor public, notamment par l'entremise du fonds Capital ressources naturelles et énergie (CRNE), doté d'une enveloppe de 1 milliard $, et du Programme de soutien à la production de gaz naturel renouvelable (PSPGNR).
En fait, la raison pour laquelle il « faut » préserver le réseau gazier le plus longtemps possible, en le légitimant notamment par l'offre de biénergie et le verdissement partiel du combustible, est fort simple : si on cessait de brûler du gaz pour 80 % des usages actuels, les grandes industries dont les procédés ne sont pas facilement convertibles à l'électricité devraient assumer seules les coûts du réseau gazier en attendant de pouvoir compter sur de nouveaux procédés ou sur des gaz de source renouvelable. Or, selon une étude réalisée à HEC Montréal, « l'électrification des marchés Résidentiel et Affaires évincerait (sic) 91 % des revenus de distribution du gaz naturel au Québec et entraînerait nécessairement la clientèle industrielle dont les usages sont non convertibles vers une “spirale de la mort” puisque les quelques grands consommateurs de gaz naturel restants ne seraient sans doute pas en mesure de soutenir l'augmentation tarifaire causée par le départ des autres clients. » [2]
Doublement futées, les stratégies gazières du gouvernement (peut-être aidé par les quelque 140 lobbyistes inscrits d'Énergir ?) permettent aussi de brouiller le message des scientifiques et des écologistes qui ont bien du mal à expliquer, en « lignes de com » de 20 mots, pourquoi ils et elles s'opposent à des mesures de réduction des émissions de GES. De plus, comme le développement du GNR et de l'hydrogène vert est coûteux, ces stratégies justifient de siphonner des fonds publics destinés à la décarbonation vers des filières dont la contribution à la lutte au réchauffement climatique restera toujours marginale, mais dont nos quelques grandes industries auront besoin pour poursuivre leurs opérations quand la consommation de gaz fossile ne sera vraiment plus admise.
L'industrie ou la vie ? Le choix est clair. Repose en paix, Anatole France.
[1] Une offre pour les secteurs commercial et institutionnel devrait être déployée dans les prochains mois, sous réserve de l'approbation de la Régie de l'énergie.
[2] Rapport d'étude no 01-2020, Électrification des usages du gaz naturel au Québec : analyse des impacts économiques, Alexandre Paradis Michaud, étudiant à HEC Montréal, sous la supervision de Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l'énergie, HEC Montréal. Disponible en ligne.
Illustration : Ramon Vitesse

Fonderie Horne : la ville au coeur de cuivre

Le verdict est tombé à Rouyn-Noranda le 15 août dernier : les émissions d'arsenic dans l'air de notre ville seront tolérées jusqu'à cinq fois au-dessus de la norme prévue par la Santé publique. L'échéancier de cinq ans ne prévoit aucune cible intermédiaire précise pour contraindre Glencore à abaisser ses rejets toxiques dans l'air d'ici là. Les Rouynorandien·nes, décidément, devront boire la coupe jusqu'à la lie.
Il y a une chose que les gens de l'extérieur ont du mal à comprendre. Parler contre la fonderie, c'est parler contre Rouyn. C'est une vérité que chacun ici sent au fond de soi dès sa naissance. Les employé·es de la fonderie sont vos ami·es d'enfance, votre oncle ou tante, votre voisin·e ou votre fille ou fils. On ne médit pas contre les siens et on évoque encore moins la mort de ce qui nous a donné la vie.
Malgré le plan annoncé de réduction des émissions toxiques de la fonderie, certain·es s'écrient déjà bruyamment et refusent le compromis. Les positions se crispent de nouveau. On s'apprête à rejouer bientôt la grande scène tragique qui traverse toute notre histoire : ce n'est pas la première fois que la fonderie divise notre communauté. On regarde alors au fond de soi comme dans le puits noir d'une ancienne mine. On ne sait jamais ce qui risque d'en remonter.
Les luttes se mènent ici dans une douleur coupable. Même les allié·es de la fonderie sont rongé·es sourdement par le doute. Les militant·es finissent par se taire, agacé·es de s'entendre eux·elles-mêmes radoter. Mais les forces de l'immobilisme, elles, n'ont jamais cessé de piocher à la même inépuisable veine.
Parler contre la fonderie, c'est parler contre Rouyn.
Cette croyance remonte au temps de nos grands-parents, que l'on a pourtant enterré·es, encore jeunes, depuis très longtemps déjà au Cimetière Notre-Dame. C'est une idée vieille et ennuyeuse comme la pluie (acide), et peut-être même plus vieille que les cheminées, que l'on dit pourtant éternelles. C'est une idée, en somme, très vieille, trop vieille peut-être.
Entendez-vous la rumeur…
Des citoyen·es influent·es déclarent publiquement qu'ils et elles prendront la clé des champs, loin des nuages oranges, au Témiscamingue, là où les prés sont calmes et où il fait bon respirer. D'autres en sont encore à aiguiser leurs armes. La plupart regardent en retrait et ne savent plus très bien comment juger de la situation. Bien des gens se demandent, et non sans raison, si la réputation de notre ville n'est pas entachée durablement. La fracture va en augmentant.

Depuis peu, les bannières Facebook claquent au vent des réseaux comme les drapeaux noirs de la piraterie. Le nouveau slogan publicitaire de la ville, Douce Rebelle, est subverti par une formule ironique qui en choque plusieurs : Douce Poubelle. À Val-d'Or, Amos ou Ville-Marie, des voix plus lointaines s'élèvent pour faire entendre leur solidarité. La ville fourmille de journalistes sur lesquel·les on trébuche maintenant à tous les deux coins de rue. Les un·es évoquent la fermeture de l'usine comme s'il s'agissait d'un dépanneur et les autres nous parlent de la disparition complète d'un quartier, et avec lui les lieux chers à notre enfance. Les citoyen·nes alternent entre la stupeur et le découragement.
Rouyn donne à voir sa douleur publiquement. Certain·es estiment que là c'est un manque de dignité. Des Mères au Front portent un écusson vert taillé en cœur – vert comme la couleur du cuivre rouillé – et s'adressent à la mairesse en la tutoyant. Leurs filles et leurs fils sont blotti·es contre elles, inquiété·es par l'agitation. Les enfants se demandent pourquoi leurs mères pleurent. Elles sont venues parler pour la jeunesse, pour tout ce que le monde pourrait devenir.
Un militant écologiste de la première heure se prend la tête entre les mains et croit revivre un cauchemar alors qu'on évoque un appui gouvernemental dans la modernisation de la fonderie. Des médecins s'inquiètent de la prévalence potentielle de maladies aux noms imprononçables devant une assistance qui fait des yeux ronds. Une femme âgée qui a vécu toute sa vie dans le quartier Notre-Dame, adossée contre l'usine métallurgique, témoigne, à une assemblée entière, avec une simplicité qui arrache des larmes. Sa santé est compromise et elle ne veut pas mourir en sachant que les tout-petit·es pâtiront encore de la qualité de l'air.

On entend ici toutes sortes de choses dernièrement, des choses édifiantes et des plus regrettables. Notre parole s'emporte comme la rivière qui rompt son embâcle. Les débordements sont à prévoir. Mais c'est surtout à une formidable leçon de mobilisation sociale à laquelle nous ont convié·es les citoyen·nes de Rouyn-Noranda. Ceux et celles qui parlent aiment leur ville suffisamment pour transgresser un interdit qui les fait souffrir eux·elles aussi.
Parce que parfois, parler contre la fonderie, c'est aussi parler pour Rouyn.
Le soleil s'est levé sur Rouyn
Depuis les premiers signes du printemps, quelque chose en nous cherche à naître. Notre mobilisation devient le tremplin d'une nouvelle fierté. Les villes jumelles ont renfilé leur robe des plus beaux jours. Notre indignation prend parfois la forme soudaine de l'espoir. On nous écoute de très loin. On s'enorgueillit de voir notre communauté debout et agissante. On dit maintenant partout que les gens de Rouyn ont beaucoup de courage. La multinationale est forcée de nous regarder en face. Il faudra apprendre dorénavant à nous respecter.

Notre lutte n'est pas encore terminée, mais nous voici à nouveau engagé·es dans la bataille de l'essoufflement. Notre cœur est plus large et notre sang plus oxygéné que jamais. Avec l'été qui rayonne, on respire en tout cas un air franchement plus sain. C'est celui du droit à parler enfin, et pour nous-mêmes, de ce qui nous inquiète depuis très longtemps.
Photos : une enfant tenant un tambourin lors d'un rassemblement à la Place de la Citoyenneté à Rouyn-Noranda ; un placard portant les mots « Les écocidaires ont des noms et des adresses » est modifié afin d'en faire une menace contre les militant·es écologistes à Rouyn-Noranda ; des femmes affichent un air déçu lors du conseil de ville de Rouyn-Noranda ; coucher de soleil sur le lac Osisko et la fonderie Horne à Rouyn-Noranda (Marie-Raphaëlle Leblond).

Disséquer la « sensibilité » nationaliste conservatrice

Le schisme identitaire : Guerre culturelle et imaginaire québécois a été écrit par la vedette montante du nationalisme conservateur québécois, Étienne-Alexandre Beauregard [1]. Si sa thèse est faible et friable, le livre demeure toutefois intéressant, car il expose les travers du débat actuel sur l'identité.
L'ouvrage s'inscrit dans la mouvance identitaire droitiste qui, malgré la forte diffusion de ses idées dans les médias et au sein du gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), sous-estime constamment son pouvoir, ce qui nourrit sa posture victimaire. Les remerciements de ce livre constituent une véritable cartographie de cette mouvance, dont font partie Mathieu Bock-Côté et son maître à penser, Jacques Beauchemin.
L'hégémonie et la guerre culturelle
Beauregard mobilise le concept d'« hégémonie » du philosophe marxiste Antonio Gramsci pour avancer que de 1960 à 1995 existait une hégémonie néonationaliste promouvant la vision du Québec de Lionel Groulx, comme « État-nation du sujet unitaire francophone ». Cet État aurait comme missions « la survie culturelle de la nation francophone » et l'atteinte du destin naturel du Québec : l'indépendance.
Les propos de Jacques Parizeau attribuant la défaite référendaire de 1995 à « l'argent et des votes ethniques » auraient ouvert l'ère d'une hégémonie libérale, « où toute affirmation nationale est désormais suspecte de racisme et d'exclusion. » Elle serait promue par des élites intellectuelles et politiques, et axée sur le fédéralisme trudeauiste, les droits individuels et le multiculturalisme postnationaliste. Depuis l'arrivée de la CAQ au pouvoir en 2018, une contre-hégémonie propose « un nationalisme fermement ancré dans le désir de durer. Promettant sans honte une loi sur la laïcité et une baisse des seuils d'immigration, Legault parlait pour le Québec francophone, le Québec des banlieues, celui dont j'étais issu et que je souhaitais plus que tout pérenniser grâce à mon engagement politique. »
Depuis 2018, selon Beauregard, nous serions en pleine guerre culturelle entre deux camps irréconciliables où se jouerait le destin de la nation. Les « nationalistes » s'appuieraient sur une « éthique de la loyauté » envers la nation et son noyau historique canadien-français. Les « multiculturalistes » défendraient une « éthique de l'altérité », valorisant la diversité en soi et l'effacement national.
Beauregard propose donc une vision asociologique de l'hégémonie comme domination d'un ensemble statique d'idées et de valeurs sur l'histoire et la société. Il omet que l'hégémonie gramscienne est une domination de classe dynamique, qui se renouvelle grâce au contrôle de l'économie, de l'État et des institutions culturelles. La conception culturelle de l'hégémonie de Beauregard est en phase avec le « gramscisme de droite », développé par l'extrême droite intellectuelle française à partir de 1973. Celle-ci promouvait une guerre culturelle afin de s'opposer à la domination des idées de gauche, d'imposer des valeurs conservatrices et de préparer la prise du pouvoir [2]. Enfin, il partage aussi leur conception « naturelle » de la nation ainsi que leur méfiance envers les droits de la personne et la diversité culturelle.
Libéralisme et nationalisme au Québec
Contrairement à ce qu'affirme Beauregard, avant 1995, on n'observe pas d'unanimité idéologique au Québec, et après 1995, on ne voit pas d'hégémonie antinationaliste.
Le libéralisme et le néonationalisme étaient bien présents au Parti québécois (PQ) et au Parti libéral du Québec (PLQ) avant 1995, mais le premier était souverainiste, le second fédéraliste, et ils ne s'entendaient pas sur la protection du français. Néanmoins, ils partageaient une vision ouverte et inclusive de la nation, défendaient les droits des individus et des minorités et ont bâti un État social moderne. Ils ont aussi reconnu la diversité constitutive du Québec.
Quant au nationalisme culturel conservateur, il se manifeste bien avant 2018. Dès 2006, Mario Dumont attaquait les minorités religieuses, qui minaient les valeurs « communes » avec des accommodements « déraisonnables ». Depuis, l'immigration et la diversité sont perçues comme des problèmes culturels. Au pouvoir en 2012, le PQ a proposé une Charte des valeurs, reprenant la carte identitaire, à défaut d'un véritable projet politique.
De grands sensibles
Ce livre est caractéristique du discours nationaliste conservateur, dont il a tous les travers.
Les nationalistes conservateurs, comme Beauregard ou Bock-Côté, font fi de la sociologie historique et ne proposent pas de véritable « pensée ». Ils mettent plutôt en scène leur « sensibilité » et compensent la faiblesse de leurs idées par des néologismes. En effet, la « pensée » a des exigences rationnelles plus élevées : se confronter honnêtement aux faits ainsi qu'aux perspectives avancées par les autres. La pensée existe de manière dialectique, relationnelle. Elle est le contraire de l'enfermement sentimental et idéologique.
Au départ, il y a donc le « sentiment » que des forces maléfiques et élitistes complotent contre « nous », veulent effacer « notre » mémoire longue et « notre » culture pour « nous » assimiler. Pour arriver à leurs fins, ces forces ont recours aux droits individuels, à l'immigration et la diversité ethnoculturelle. La « raison » arrive ensuite pour justifier ce « sentiment », en s'appuyant sur une lecture biaisée et révisionniste de l'histoire.
Pour cette mouvance, la nation québécoise est « naturalisée » et équivalente à la majorité culturelle canadienne-française. Constamment menacée, elle doit être protégée, justifiant des mesures et des discours mesquins envers les minorités, dont les revendications de droits seraient des attaques antidémocratiques envers la nation. Il relève alors de l'évidence d'affirmer qu'« au Québec, c'est comme ça qu'on vit », comme s'il y avait unanimité et une seule bonne façon de concevoir la nation. Comme si la majorité était homogène, monolithique, alors que l'on sait très bien qu'elle aussi est plurielle aux plans culturel, économique et politique. Il n'y a pas de test de loyauté et il n'y a pas qu'une seule appartenance légitime à la nation québécoise, telle qu'essentialisée par la droite identitaire.
Enfin, cette dernière se réclame du débat démocratique, mais l'évacue et voit toute critique de leur « sensibilité » comme une preuve de censure, critique qui sera brandie sans nuance et de façon polarisante sur toutes les tribunes, afin de s'indigner des méchantes élites multiculturalistes. Et, à la question « qu'est-ce que la nation québécoise et son devenir ? », elle ne conçoit qu'une seule bonne réponse, la sienne. Toute déviation de cette trajectoire serait aliénation, aplaventrisme et déloyauté.
En décrivant la reconnaissance de la diversité ethnoculturelle et la protection des droits de la personne comme des attaques élitistes envers la majorité culturelle, les nationalistes conservateurs ciblent les minorités comme ennemies de la nation et minent les institutions démocratiques qu'ils prétendent défendre face au « gouvernement des juges ».
Démocratie et majorité
La démocratie doit en effet être comprise comme un équilibre complexe entre pouvoir collectif de la majorité et droits des individus et des minorités. La démocratie ne peut pas être la pure expression d'une majorité immuable, auquel cas elle ne serait que tyrannie. Elle ne peut pas représenter que les intérêts d'une petite nation conservatrice rabougrie et revancharde, ce « Québec francophone des banlieues ».
La démocratie est un moyen pacifique de trancher les conflits politiques et d'arbitrer différents intérêts, afin de trouver un modus vivendi acceptable. Elle ne s'arrête pas aux élections, elle continue de vivre dans les débats publics, par l'action des mouvements sociaux, par des revendications de droits. C'est démocratiquement que l'Assemblée nationale a adopté la Charte des droits et libertés de la personne du Québec, en 1975. Plutôt que de critiquer les droits de la personne en soi, c'est une critique de l'État canadien et des juges qu'il nomme qui devrait être faite.
L'héritage de la Révolution tranquille
En lieu et place d'un vrai projet politique, la droite identitaire alimente l'idée d'une guerre culturelle qui est dommageable pour le vivre-ensemble et met sur la sellette les minorités culturelles. Elle reproduit un scénario classique (aux États-Unis, en France, etc.) où des acteurs politiques voient la nation comme une majorité culturelle traditionnelle menacée par les minorités, les élites multiculturalistes et les droits de la personne. Cette politique de la peur et du ressentiment mène ensuite à la haine et au rejet de l'autre, vu comme ennemi existentiel au sein de la société.
Une petite nation culturelle inquiète qui se replie sur elle-même est très loin de l'idéal de la Révolution tranquille d'une grande nation inclusive qui propose, avec confiance, un projet politique inspirant et égalitaire. Plutôt que de revenir au cul-de-sac de l'idéologie de la survivance culturelle, il faut retrouver l'esprit d'audace, de générosité et d'ouverture qui animait les révolutionnaires tranquilles.
[1] Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Guerre culturelle et imaginaire québécois, Montréal, Boréal, 2022, 282 pages.
[2] Pierre-André Taguieff, « Origines et métamorphoses de la nouvelle droite », Vingtième Siècle. Revue d'histoire, n° 40, 1993, pp. 3-22.
David Sanschagrin est politologue.
Illustration : Ramon Vitesse

L’inquiétante propagation du mensonge

Des histoires complètement fantaisistes se transforment en réalité pour certain·es. Ce phénomène qu'on aurait voulu croire en voie de disparition revient en force. Le mensonge reste un moyen particulièrement efficace pour saboter la démocratie ou pour l'empêcher de s'épanouir, d'où la nécessité de bien comprendre sa mécanique.
Trois cas récents, hypermédiatisés et très différents, en Russie, aux États-Unis et aux Philippines, ont montré à quel point la régression est profonde et à quel point la vieille stratégie de propager d'immenses tromperies a de beaux jours devant elle. Et cela à une époque où l'information vraie est plus accessible que jamais.
L'invention d'un régime néonazi en Ukraine par la Russie, dans le but de justifier son invasion, ne cesse de stupéfaire, tant par l'énormité de cette affabulation, par l'ampleur de sa diffusion et par les menaces contre les personnes qui ne veulent pas y croire. Elle rappelle les pires moments du régime stalinien, alors qu'on multipliait les condamnations sous les prétextes les plus fantaisistes. Dans les deux cas, les contrevérités sont diffusées par une dictature qui a le pouvoir de faire passer des vessies pour des lanternes et de réprimer durement les sceptiques. La propagande officielle russe d'aujourd'hui semble aussi improbable que l'invasion territoriale qu'elle justifie, inquiétant vestige de l'esprit de conquête territoriale des siècles précédents. Même dans un pays aussi fragile que la Russie, une pareille régression paraissait encore impensable quelque temps avant le début de la guerre.
Aux États-Unis, le grand mensonge diffusé par Donald Trump selon lequel on lui aurait volé la victoire aux dernières élections est cru par un public bien ciblé, important tout de même, composé essentiellement de partisans de l'ex-président. Ici, la croyance est reliée à un intérêt partisan, celui de délégitimer l'élection de Joe Biden en dépit du verdict démocratique, si bien qu'il devient difficile de savoir si cette croyance est bien réelle ou si elle découle d'un calcul cynique et d'extrême mauvaise foi, basé sur le principe selon lequel la fin justifie les moyens. La persistance de cette fabrication, en dépit de l'absence de faits pour la soutenir, étonne tout même envers et malgré tout. La patiente et précise déconstruction du grand mensonge de Trump par la Commission du 6-janvier envoie du plomb dans l'aile à cette mystification, mais au moment d'écrire ces lignes, il est difficile de savoir quelles en seront les conséquences chez celles et ceux qui prétendent y croire.
La victoire électorale du fils de Ferdinand Marcos aux Philippines, malgré les extractions et les violences du régime de son père, chassé du pouvoir par son peuple las de trop de corruption, n'a pas manqué d'en laisser plusieurs estomaqué·es. Pourtant, le retour du clan Marcos a été planifié depuis plusieurs années, par une stratégie de révision mensongère de l'histoire de ce régime honni : il s'agissait tout simplement de présenter les années Marcos comme un âge d'or, une période de prospérité économique, biffant du paysage toutes les violences contre le peuple et les opposants au régime, inventant en outre une histoire d'or hérité d'une famille royale et qui mettrait le clan richissime des Marcos à l'abri de toute corruption. De toute évidence, une grande partie de la population des Philippines y a cru puisque Marcos Jr a été élu avec une majorité confortable.
Mensonge et relations publiques
Ces trois histoires révèlent la perméabilité de très nombreuses personnes aux récits les plus fantaisistes, sous de fortes pressions propagandistes, à l'avantage de très grands intérêts et une réelle difficulté à s'en défendre. Mais le mensonge peut aussi être proféré par des gouvernements qui ne semblent pas extrémistes et qui, grâce à une apparente modération, réussissent à duper leurs populations et même leurs alliés. N'oublions pas que deux des plus grandes guerres déclenchées par les États-Unis ont trouvé leur justification par de très grands mensonges : de fausses attaques de torpilleurs nord-vietnamiens contre des destroyers américains ont offert un prétexte pour déclarer la guerre sans s'empêtrer dans les formalités démocratiques habituelles ; le gouvernement de George W. Bush a quant à lui prétendu qu'il existait des armes de destruction massive en Irak afin de justifier une invasion qui déstabilisera une importante région du monde pendant des années.
Edward Bernays, auteur du célèbre essai Progaganda (1928), a bien montré comment les relations publiques contribuent à conditionner les publics, tant pour les gouvernements que les grandes entreprises. Leurs expert·es peuvent se permettre de fabriquer des faussetés qui seront gobées par les populations en les propulsant dans la sphère publique par de vastes campagnes dans les médias (et si nécessaire, dans des publications scientifiques). Dans son dernier roman, Temps sauvages, Mario Vargas Llosa montre, de façon très documentée, comment le remplacement d'un gouvernement démocratique par une dictature au Guatemala pendant les années 1950 a été justifié par la pure invention d'un ennemi communiste, en suivant un plan mené par Bernays [1].
Les théories de Bernays ont sûrement fait le plus de dommages par une utilisation particulièrement subtile du mensonge. L'idée n'est plus de mentir effrontément, d'inventer des histoires fantaisistes, mais de mettre en doute des faits scientifiquement admis. Ce qui est faux n'est plus un discours en tant que tel, mais une controverse sur un sujet scientifique. On crée un débat allant à l'encontre du consensus scientifique, en faisant croire que ce consensus n'existe pas vraiment. Les fabricants de cigarettes ont ainsi financé des campagnes qui remettaient en cause les méfaits du tabac sur la santé. En créant l'incertitude sur ces effets nocifs, elles ont réussi à faire retarder de plusieurs années une réglementation efficace contre ce produit, un retard qui a causé au passage des millions de morts. La compagnie ExxonMobil a quant à elle subventionné généreusement le mouvement climatosceptique, alors qu'elle connaissait très bien les effets dévastateurs du réchauffement climatique, faisant perdre ainsi d'irremplaçables années à la transition écologique.
Juifs, francs-maçons, jésuites
Dans Le cimetière de Prague, Umberto Eco s'intéresse à des aspects importants de la diffusion des grands mensonges : qui les fabrique ? Dans quel but ? Comment procède-t-on pour y arriver ? Le romancier se penche sur une période particulièrement fertile en ce qui concerne l'invention de fausses nouvelles, quoique plutôt méconnue : la fin du XIXe siècle en France (mais aussi, de façon plus large, en Europe). Ce foisonnement de théories du complot naissant d'un peu partout rappelle inévitablement ce qui est aujourd'hui véhiculé dans les réseaux sociaux.
Dans ce roman, qui présente une galerie de propagandistes ayant tous réellement existé, à l'exception du personnage principal, Eco montre bien à quel point la fabrication de mensonges et la propagation de la haine occupaient une place importante dans le paysage intellectuel. Une recherche rapide nous permet de constater que les livres antisémites, ceux ciblant les francs-maçons ou les jésuites, accusant tant de personnes de pratiques les plus invraisemblables, allant des rites sataniques à des projets de domination mondiale, remportaient des succès auprès d'un large lectorat. Des livres comme La conquête du monde par les Juifs d'Osman Bey, La France juive d'Édouard Dumont ou Essai sur l'inégalité des races humaines d'Arthur de Gobineau, étalant plus précisément un racisme anti-juif démesuré, ont exercé une influence qui s'est poursuivie jusqu'à la chute du Troisième Reich.
Parmi les grandes fumisteries mentionnées dans le roman, Eco nous rappelle l'œuvre de l'un des maîtres du genre, Augustin Barruel, qui s'en est pris au rôle des jacobins pendant la Révolution française. Sous sa plume, ces derniers cachent un groupe puissamment organisé par des athées et des francs-maçons, dont l'esprit complotiste, s'en prenant à la France noble et catholique, provient d'aussi loin que de l'extermination de l'ordre des Templiers au Moyen-Âge. Ceux-ci, se maintenant dans les ordres maçonniques, sont revivifiés par les Illuminés de Bavière, un groupe propageant, en vérité, les valeurs philosophiques des Lumières. Mais dans le délire de Barruel, ce groupe est transformé en complotistes omnipotents, infiltrant les principales sociétés secrètes.
Eco accorde aussi beaucoup d'importance à l'affaire Léo Taxil. Celui-ci était un complotiste anticlérical qui fera un virage radical pour devenir l'inventeur d'une fable très sophistiquée accusant les francs-maçons de satanisme. Cette fabrication, provoquant un grand bruit à l'époque, se retournera finalement contre les éléments les plus conservateurs de l'Église lorsque le canular, impliquant des personnalités inventées, sera exposé au grand jour : ces catholiques rigides s'étaient trop réjouis de cette histoire invraisemblable et avaient ainsi révélé leur crédulité. Cette affaire n'est pas sans ressemblances avec la diffusion des théories de QAnon dont les adeptes répandent l'idée selon laquelle leurs adversaires politiques, principalement démocrates, commettent des crimes sataniques, pédophiles et cannibales.
Eco s'intéresse surtout aux Protocoles des Sages de Sion, œuvre de propagande de la police tsariste, publiée en 1905, mais qui sera largement diffusée à partir des années 1920, présentant ni plus ni moins qu'un plan juif, soi-disant écrit par des sages, pour conquérir le monde. Ce texte, qu'écrit dans le roman le personnage principal [2], est l'un des libelles de propagande raciste aux plus fortes répercussions, continuant à trouver des adeptes même aujourd'hui.
Le grand mensonge d'une domination mondiale juive, qui serait paradoxalement effectuée par un peuple soi-disant inférieur, a mené à la catastrophe de l'Holocauste, comme quoi les idées de quelques exaltés possédés par la haine, par le plaisir pervers de manipuler les autres et par une folle paranoïa peuvent se transmettre aisément et avancer très loin. C'est ce chemin d'abord étroit et d'apparence assez tranquille, puis menant aux pires abominations, qu'a voulu nous faire parcourir Umberto Eco dans Le cimetière de Prague. L'auteur rappelle, si nécessaire, que lier la haine à des théories du complot ne sera jamais inoffensif.
Des contrevérités en excellente santé
L'ampleur et la très grande propagation des contrevérités aujourd'hui surprennent, alors que l'on connaît plus que jamais les méfaits de cette dangereuse stratégie pour faire avancer un programme politique. On a plusieurs fois expliqué les raisons de la grande diffusion des hypothèses les plus invraisemblables, bien que ces éclaircissements ne semblent jamais entièrement satisfaisants : le développement des réseaux sociaux qui donnent une importante chambre d'écho aux propos les plus fantaisistes ; un manque de confiance aux médias traditionnels ; la libéralisation du secteur de l'information qui ouvre la voie à la parole des démagogues, source de profit pour les entreprises médiatiques ; l'immense capacité de surveillance offerte par l'industrie numérique particulièrement profitable aux régimes autoritaires ; un affaiblissement du système éducatif qui a cessé de valoriser le développement de l'esprit critique.
Même si les mensonges politiques peuvent survenir de partout, il n'en reste pas moins que leur relance aujourd'hui provient essentiellement de l'extrême droite qui en tire d'immenses avantages. On constate la grande efficacité de cette stratégie : elle assure des victoires politiques majeures en simplifiant les enjeux, en donnant des explications commodes qu'on peut implanter par un matraquage médiatique et par leur bonne circulation dans les réseaux sociaux, tout cela adressé à des populations déconcertées devant les effets négatifs de la mondialisation et rendues plus vulnérables à la suite des confinements nécessités par la COVID-19.
Pour les progressistes, ces mensonges posent un défi très particulier et difficile à relever. En de pareilles circonstances, le débat politique ne peut plus avancer par le raisonnement, l'argumentation bien développée et le recours à des sources crédibles d'information. L'adversaire politique nourrit de croyances et de fabulations le public dont il cherche à obtenir l'appui. Lutter contre des croyances est certes beaucoup plus difficile que débattre, et de nombreux·euses militant·es progressistes restent déconcerté·es et mal préparé·es pour faire face à cette puissante stratégie de l'extrême droite. Mettre en lumière les mystifications et révéler la vérité, quoique toujours indispensables, ne semblent plus suffisants. Ainsi faudrait-il penser à développer une façon nouvelle de combattre l'implantation du mensonge dans certains esprits, entrevoir des voies de contournement, creuser du côté de la psychologie, bref, développer des outils inusités devant cette charge qui ne cesse de marquer des points.
[1] Lire à ce sujet « Les temps sauvages » de Jacques Pelletier et « Des interventions brutales » de Claude Vaillancourt dans le numéro 92 d'À bâbord !
[2] Eco a profité du fait que les historiens ne s'entendent pas sur l'auteur et sur l'origine même du document pour en donner la paternité à son antihéros.
Illustration : Elisabeth Doyon

États-Unis : tueries de masse et complotisme

La fusillade dans une école primaire d'Uvalde au Texas le 24 mai dernier ne manque pas de rappeler la tuerie de Sandy Hook et le rôle des figures de proue des théories complotistes aux États-Unis. Quel pouvoir détiennent ces vedettes complotistes, et quels sont les échos au Canada ?
Peut-être avez-vous vu sur les réseaux sociaux les fameux vidéos dénonçant les mesures sanitaires ou encore clamant que le vaccin contient des puces qui permettront au gouvernement de suivre tous nos mouvements en tout temps. Galvanisés par des dizaines de supporteur·euses, certain·es complotistes se sont même retrouvé·es en prison pour avoir harcelé et menacé de mort François Legault. [1]
Pourtant, ces théories ont toujours existé, fortement liées à des événements d'actualité comme l'assassinat de JFK ou l'élection de Barack Obama. Parmi les plus farfelues, notons les fameux extraterrestres enfermés à Area 51, l'installation hautement secrète de l'armée de l'air américaine au Nevada. On peut aussi penser à celle des reptiliens, ces extraterrestres à la physionomie de lézard déguisés en humain avec l'objectif secret de contrôler la planète en acquérant des pouvoirs politiques et financiers.
Les plus troublantes de ces théories sont malheureusement liées à des événements tragiques : les tueries de masse. Le 14 décembre 2012, un jeune adulte pénètre dans l'école primaire Sandy Hook et tue 26 personnes, dont 20 enfants. Quelques jours plus tard, les premières hypothèses complotistes font surface sur Internet : le massacre était un événement planifié par l'administration Obama pour confisquer les armes à feu ; les enfants sont des acteurs ; il y avait un deuxième tireur ; les Illuminati sont responsables… Il n'en fallait pas plus pour que l'animateur conservateur et complotiste Alex Jones reprenne ces idées farfelues sur son site web et sur ses multiples plateformes de diffusion.
Qui est Alex Jones ?
Né en 1974, il lit à l'adolescence son premier livre de nature complotiste sur les banquiers mondiaux qui contrôleraient la politique américaine. C'est une révélation qui le guidera tout au long de sa carrière médiatique. Il fait ses débuts à la télévision publique de la ville d'Austin au Texas où il discutera abondamment de la théorie du Nouvel Ordre mondial [2]. En 1996, Alex Jones décide de se consacrer à la radio et sera même nommé l'un des meilleurs animateurs de radio d'Austin. Très politisé, il consacre de grands pans de son émission à attaquer des membres éminents de la politique américaine comme Bill Clinton et à prôner un retour aux valeurs religieuses.
Renvoyé de la station de radio, Alex Jones décide de se tourner vers Internet et fonde Infowars, un site web qui deviendra un pilier dans la propagande complotiste en ligne. Il y anime une émission de radio qui sera éventuellement diffusée sur plus de 100 stations à travers les États-Unis ainsi que sous format vidéo. Sa plateforme rejoint des millions de personnes et devient une véritable porte d'entrée pour les extrémistes de tous genres ; il reçoit régulièrement Stewart Rhodes, leader des Oath Keepers, une organisation de type « milice » voulant défendre la constitution américaine contre une soi-disant tyrannie. Soulignons que de nombreux membres des Oath Keepers ont participé à l'assaut du Capitole le 6 janvier 2021 ; ceci explique peut-être cela.
De Sandy Hook à Uvalde
Après la tuerie de Sandy Hook en 2012, Alex Jones clame sur ses multiples plateformes que celle-ci est en fait un canular. Selon lui, les enfants et leurs familles sont des acteur·rices qui ont été engagé·es pour créer une opération policière de type false flag. Ce terme est utilisé pour décrire une tactique de déguisement de l'identité ou un motif d'opération militaire. Les adeptes du complotisme croient que des forces puissantes (Le Nouvel Ordre mondial ?) organisent ce type d'événement tragique en dirigeant la responsabilité sur une personne ou un groupe dans le but d'atteindre des objectifs politiques comme le contrôle des armes à feu. En plus de cette affirmation ridicule, Alex Jones n'hésite pas à clamer que personne n'est mort lors de cet événement malheureux.
La propagande de l'animateur entraînera une foule de conséquences fâcheuses ; des parents d'enfants tué·es seront harcelé·es par téléphone et courriel ; accusé·es de participer à un canular, des personnes oseront même leur demander de prouver que leur enfant est vraiment mort. Un de ces parents, Lenny Pozner, dont le fils Noah a été tué à Sandy Hook, décidera de s'attaquer aux théories du complot sur le web. En 2014, il fonde le HONR Network, un regroupement de volontaires qui participent au signalement et à la suppression des publications haineuses et complotistes reliées aux tueries de masse sur les réseaux sociaux. En 2018, Lenny Pozner ainsi que sept autres familles de victimes de la tuerie décident de poursuivre Alex Jones pour diffamation. Ce dernier sera condamné en avril 2022 à verser des dommages et intérêts aux familles des huit victimes.
Récemment, la tuerie d'Uvalde au Texas n'a pas fait exception. Les théoriciens du complot ont saisi l'occasion pour affirmer que le massacre des enfants était un canular mis en place par le gouvernement pour promouvoir un meilleur contrôle des armes à feu. De plus, ils ont propagé de fausses informations sur l'identité du tireur, affirmant qu'il était un immigrant illégal ou encore une personne transgenre. Bien sûr, Alex Jones ne se gêne pas pour partager ces publications mensongères.
Des effets bien réels
Avec l'ancrage de ces théories en lien avec les tueries de masse dans l'imaginaire populaire, principalement par l'entremise des réseaux sociaux, quelles conséquences cela a-t-il sur les victimes de ces événements tragiques ? Revenons à Lenny Pozner, le père de Noah, abattu à Sandy Hook. Militant de longue date s'opposant aux théories du complot, il se fait constamment harceler, que ce soit en ligne ou au téléphone ; ses adresses résidentielles et celles de ses proches ont été publiées sur Internet ; on l'a accusé d'être un acteur payé par le gouvernement ; il s'est fait menacer de mort. Aujourd'hui, il vit caché et doit constamment changer de logement pour ne pas être trouvé. Malgré tout, il continue son combat et vit en permanence avec le deuil de son fils et la peur d'être traqué par un zélé complotiste.
Au Canada, le candidat au leadership du Parti conservateur du Canada Pierre Poilievre côtoie des complotistes et des figures notoires de l'extrême droite. Par ailleurs, les nombreuses manifestations contre les mesures sanitaires (comme le siège d'Ottawa) et l'engouement quasi sectaire devant certains théoriciens du complot nous ont montré que le phénomène ne se concentrait pas seulement aux États-Unis. Même le Québec n'est pas épargné : selon un sondage Léger réalisé en avril 2021, 23 % des Québécois·es croient qu'il existe un gouvernement mondial qui contrôle le monde, 18 % croient qu'il existe un projet secret en lien avec le Nouvel Ordre mondial et 13 % sont persuadés qu'il existe un complot juif à l'échelle planétaire [3]. Face à cet enjeu, nous avons le devoir de trouver collectivement des solutions pour éradiquer ce phénomène : c'est notre santé mentale collective qui en dépend.
[1] « Conseil général de la CAQ à Trois-Rivières : François Amalega arrêté deux fois ce week-end », Radio-Canada, 15 novembre 2021. En ligne : ici.radio-canada.ca/nouvelle/1840020/arrestations-francois-amalega-bitondo-conseil-general-caq-trois-rivieres-shawinigan. Louis-Samuel Perron, « Menaces de mort contre François Legault. Le complotiste Pierre Dion condamné à 30 jours de prison », La Presse, 23 juin 2022. Disponible en ligne.
[2] Théorie selon laquelle une élite secrète conspire pour gouverner le monde via un seul gouvernement mondial et autoritaire, mettant ainsi fin à la souveraineté des nations. La série X-files a fait de cette théorie un pilier majeur de son univers.
[3] Sondage Léger : baromètre des théories du complot populaires au Québec », Le Journal de Montréal, 19 avril 2021. Disponible en ligne.
Nathalie Garceau est animatrice du podcast Solidaire.
Illustration : Elisabeth Doyon

Avortement : le Canada, un modèle ?

Le 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renverse l'arrêt Roe v. Wade de 1973 qui protégeait le droit à l'avortement. Quelle est la situation au Canada ?
Cette décision survient alors que les États-Unis connaissent, depuis plusieurs années, un recul spectaculaire en matière de droit à l'avortement. Prenons le cas de l'Alabama qui, en 2019, avait voté une loi pour rendre l'avortement légal uniquement en cas d'anomalie létale du fœtus ou de risque vital pour la personne enceinte. L'avortement est donc illégal dans tout autre contexte, y compris en cas de viol ou d'inceste, sous peine d'emprisonnement pour le·la patient·e et le·la praticien·ne. Cette loi était, jusqu'alors, la plus restrictive du pays, mais n'était qu'un exemple parmi d'autres : uniquement en 2019, 28 États font passer plus de 300 lois visant à restreindre l'accès à l'avortement. Elles étaient majoritairement des lois dites « Heartbeat Bills », c'est-à-dire des « lois de battement de cœur » : l'avortement était illégal à partir du moment où il y avait un battement de cœur, donc à environ six semaines de grossesse. Or, six semaines, quand on ne cherche pas activement à tomber enceinte, c'est très souvent le temps que cela prend pour réaliser qu'une grossesse est en cours. D'un point de vue légal, si on compte les listes d'attente éventuelles ou encore le temps de recherche d'un médecin qui autorise la procédure, ce qui est exigé de certains États, l'avortement devenait quasiment impossible. Néanmoins, ces lois, bien que votées, pouvaient être renversées grâce à l'arrêt historique de Roe v. Wade. Aujourd'hui, c'est terminé. La dernière barrière de protection a été supprimée.
Depuis l'annonce de la Cour suprême, de nombreux discours médiatiques ont comparé les États-Unis au Canada. Le Canada est alors dépeint de manière très favorable vis-à-vis de son voisin du Sud. Pour autant, cette propension à chanter les louanges du Canada est surtout révélatrice de l'ignorance globale concernant les inégalités qui existent en matière d'accès à la justice reproductive. Au Canada, le droit à l'avortement a été décriminalisé tandis qu'aux États-Unis il a été légalisé. Il s'agit d'une différence majeure en matière de protection. Légaliser signifie d'autoriser l'avortement sous certaines conditions. Si ces conditions ne sont pas respectées, il y a criminalisation. Or, si une loi met en place des conditions drastiques, cela revient dans les faits à rendre l'accès à l'avortement impossible. C'est ce qu'illustre notamment le cas des « Heartbeat Bills ». Au Canada, en 1988, le droit à l'avortement a été décriminalisé avec la décision Morgentaler. Ce qui signifie qu'il est interdit de poursuivre en justice une personne ou un médecin pour avoir pratiqué un avortement. Il est important de noter que la Cour suprême canadienne a également déclaré le fœtus comme n'ayant aucune personnalité juridique. Enfin, le·la géniteur·rice ne peut s'opposer à la décision d'interrompre la grossesse de la personne enceinte. Ce contexte juridique fait du Canada l'un des pays où le droit à l'avortement est parmi le mieux protégé au monde et donc, théoriquement, là où c'est le plus improbable de le renverser.
Décriminaliser sans rendre accessible
Maintenant – et c'est là que le bât blesse –, qui dit droit à l'avortement théorique, ne dit pas pour autant accessibilité en pratique. Depuis des années, des associations de défense du droit à l'avortement tirent la sonnette d'alarme sur le sujet. Des barrières d'accès à l'avortement existent bel et bien au Canada, et elles entravent l'exercice de ce droit. Notamment, parce que l'avortement est traité comme un acte médical comme un autre, chaque province est libre d'en encadrer différemment l'accès. Par exemple, au Nouveau-Brunswick, seuls les hôpitaux sont financés, tandis qu'en Ontario toutes les cliniques ne sont pas entièrement financées, ce qui a été dénoncé comme contraire à la loi selon des associations de défense de droit à l'avortement. Dans ce contexte, la procédure peut être accessible uniquement dans le réseau privé, ce qui pose une barrière économique. De plus, les distances géographiques sont telles que, si seul un établissement offre la procédure pour toute une région, recevoir l'acte médical peut devenir un véritable périple d'organisation. Cela, c'est avant même de prendre en considération l'attente d'accès aux services. La différence d'option est d'ailleurs drastique entre les zones urbaines et les zones rurales, tandis que les localités du Nord sont parmi les moins bien desservies dans tout le pays.
À cela s'ajoute le désengagement public autour de l'avortement. Les groupes de défense peinent à recevoir du financement, tandis que collectivement l'impression de droit acquis se traduit par une perte de mobilisation active. Or, les associations dénoncent depuis quelques années l'augmentation du nombre de groupes antiavortements qui eux disposent de plus de fonds provenant notamment du secteur privé. Certains sont même étroitement liés à des groupes homologues aux États-Unis. Particulièrement bien organisé, le milieu anti-choix ouvre des cliniques d'accompagnement ou encore des lignes d'écoute. Sous le couvert de conseils aux personnes enceintes, iels diffusent des discours antiavortements en jouant sur les mythes qui entourent la grossesse ou encore sur les procédures médicales et la culpabilité des personnes appelantes. Ces mêmes groupes font du lobbyisme politique auprès d'élu·es canadien·nes pour rouvrir le débat sur l'avortement. Des député·es ont même déjà publiquement déclaré leurs intentions de le faire.
Une question de justice reproductive
Enfin, gardons en tête que le droit à l'avortement fait partie, de manière plus globale, du droit à la justice reproductive. Toutes les communautés ne sont pas affectées de la même manière par le manque d'accessibilité, au même titre que toutes les communautés n'ont pas les mêmes droits à disposer de leur corps. Par exemple, des membres issu·es des communautés autochtones ont subi des procédures de stérilisation forcée. Une histoire pour laquelle justice ou même reconnaissance n'a toujours pas eu lieu. De plus, les enfants des communautés autochtones continuent d'être placés en familles d'accueil à un rythme si effréné que des organismes de défense parlent d'un nombre de séparations des familles plus élevé qu'à la période des pensionnats. L'acte médical que représente l'avortement, tout comme l'existence de la contraception, c'est aussi une histoire d'instrumentalisation des corps noirs et racisés. Il s'agit de technologies développées dans d'atroces souffrances et dans le non-respect de la vie d'autrui, notamment des personnes noires mises en esclavage ou encore des personnes issues des communautés pauvres des territoires du Sud global. À cela s'ajoute le fait que les risques de complications de grossesse et d'accouchement sont directement liés aux conditions de traitement médical saturé par le racisme systémique. Enfin, la décision d'avoir des enfants ou non se réduit pour beaucoup à une impossibilité économique. L'enjeu de classe rejoint ainsi celui de race, de genre, mais aussi de capacitisme, puisqu'une partie de la population se voit, encore aujourd'hui, privée du choix d'avoir des enfants sous prétexte de normes eugénistes.
Par conséquent, l'actualité états-unienne constitue certes un développement désastreux pour les droits de toute personne à disposer de son corps, mais faire l'éloge du Canada, c'est ignorer tout le travail qui reste à faire en matière de justice reproductive. C'est également passer sous silence tout un contexte colonial qui produit d'innombrables violences envers de multiples communautés minorisées. Enfin, c'est participer au mythe d'une Amérique du Nord idéale typique de protection des droits, ce que contredisent les centaines d'années de son histoire. Le Canada n'est certes pas les États-Unis, mais cela ne suffit pas à en faire un modèle. La barre n'est pas si basse.
Illustration : Elisabeth Doyon
EN SAVOIR PLUS
Dans le numéro 92 d' À bâbord !, Mat Michaud a fouillé la question de l'accès à l'avortement. Il a d'abord rencontré Marie-Eve Blanchard, cofondatrice des Passeuses, pour aborder les obstacles à l'accès à l'avortement au Québec, et s'est aussi entretenu avec Valérie Tremblay et Sylvie O'Connor du Centre des Femmes de Forestville pour aborder les difficultés d'accès aux services qui sont particulières à la Côte-Nord.
« Avortement : un droit encore à défendre », À bâbord !, no 92, 2022, p. 14
« Accès difficile à l'avortement », À bâbord !, no 92, 2022, p. 52

LUTTER POUR LA DIGNITÉ – Le combat des chauffeurs de taxi haïtiens dans les années 1980
Au début des années 1980, le ressac des luttes sociales, la crise économique et le triomphe politique d’une droite dure entraînent un renouveau de l’exploitation des travailleur-euse-s et des divisions au sein de la classe ouvrière. À Montréal, les chauffeurs de taxi d’origine haïtienne[1] subissent des violences redoublées de la part de leurs employeurs et le racisme de nombreux collègues blancs. Rapidement, ces chauffeurs haïtiens s’organisent afin de lutter pour leurs droits, jusqu’à l’explosion de l’été 1983[2].
À partir de la fin des années 1950, l’instauration de la dictature de François Duvalier en Haïti force de nombreuses personnes à l’exil, dont plusieurs intellectuel-le-s et militant-e-s de gauche qui s’installent à Montréal. Au départ, le gouvernement canadien accueille surtout des professionnel-le-s, une situation qui change vers 1972 afin de combler un manque de main-d’œuvre peu ou pas qualifiée dans différents secteurs. Dans les années suivantes, la communauté haïtienne de Montréal est présente dans les domaines de l’éducation et de la santé, mais aussi dans les manufactures et dans l’industrie, par exemple à la fonderie Shellcast, ainsi que dans le domaine du taxi. Cette communauté participe aux luttes de l’époque, qu’elles soient culturelles, politiques ou ouvrières. Malheureusement, avec la décomposition des mouvements de gauche et l’imposition graduelle d’un néolibéralisme intransigeant, les travailleur-euse-s haïtien-ne-s se trouvent de plus en plus isolé-e-s, ouvrant la porte aux attaques patronales et racistes. C’est particulièrement le cas pour les chauffeurs de taxi, un « métier de crève-faim »[3].
Le taxi, « poubelle de l’emploi »
Depuis son apparition au début du XXe siècle, le métier de chauffeur de taxi est très difficile. Coincés entre la situation de travailleurs indépendants ou le monopole de compagnies voraces (dont Taxi Diamond et Murray Hill), les chauffeurs doivent travailler plus de 12 heures par jour, souvent sept jours par semaine, sans sécurité d’emploi. Malgré les luttes des années 1960, menées notamment par le Mouvement de libération du taxi (MLT)[4], les conditions ne sont guère meilleures dans les années 1970, et s’aggravent à nouveau avec la crise économique du début des années 1980. Au Canada, le taux de chômage atteint 12 % en 1983, nuisant fortement à la capacité de négociation des travailleur-euse-s, surtout des plus précaires. De nombreux chauffeurs de taxi indépendants font faillite ou se trouvent obligés de travailler pour les compagnies. Les propriétaires de flotte en profitent pour diminuer les salaires, tout en encourageant les rivalités entre les chauffeurs, notamment selon un principe racial. Les chauffeurs haïtiens subissent une double violence économique et symbolique, tout en étant confrontés au racisme grandissant de plusieurs collègues.

Lutter contre un système raciste
De 1978 à 1982, le nombre de chauffeurs d’origine haïtienne à Montréal passe d’environ 300 à plus de 1 000. Pour faire face aux avanies de l’époque, ils créent l’Association haïtienne des travailleurs du taxi (AHTT) en mars 1982, dont le premier geste marquant est de porter plainte auprès de la Commission des droits de la personne du Québec (CDPQ) pour « discrimination raciale dans l’industrie du taxi à Montréal ». Une enquête publique est lancée dès l’été, qui durera plus de deux ans, et qui démontre la structuration raciste du monde du taxi à l’époque. Ainsi, dix des quinze compagnies montréalaises de taxi ont des pratiques indiscutablement discriminatoires, notamment en refusant d’embaucher des chauffeurs noirs, en les licenciant les premiers ou en leur attribuant les zones et les horaires les moins payants. Ces stratagèmes permettent aux compagnies de maximiser leurs profits et entretiennent les divisions entre chauffeurs blancs et noirs, nuisant à leur potentielle coalition. Le racisme fait doublement l’affaire des gros propriétaires qui peuvent aussi s’appuyer sur une négrophobie sociale plus large. Quant à la question du racisme de plusieurs chauffeurs blancs, Antonin Dumas-Pierre analyse bien la situation : « L’agressivité à l’égard du compagnon de travail noir est une réaction commode qui permet d’économiser les frais d’une lutte contre ceux qui font de tous les chauffeurs des crève-la-faim. »[5]
En parallèle des travaux de la CDPQ, les travailleurs haïtiens du taxi appellent à boycotter l’aéroport de Dorval, régi depuis avril 1982 par un nouveau système imposant le paiement d’une redevance annuelle de 1 200 dollars pour pouvoir y travailler et un quota de chauffeurs. Des manifestations sont aussi organisées afin de mettre la pression sur les propriétaires de flotte et le gouvernement. Le 28 juin 1983, avec l’appui de la Ligue des Noirs du Québec (LNQ), les chauffeurs se rassemblent devant le Palais de justice de Montréal (rue Saint-Antoine). En juillet, ils manifestent devant le siège social de la Coop de l’Est dans le quartier de Montréal-Nord, une corporation qui refuse d’embaucher des chauffeurs noirs. En août, ces derniers participent à une grande manifestation dénonçant le racisme dans l’emploi et l’éducation, ainsi que le harcèlement policier au Québec. Ces mobilisations portent fruit, alors que la question du racisme systémique dans le taxi et dans la société québécoise fait les manchettes durant tout l’été, provoquant une véritable « crise du racisme ». Pourtant, le combat se poursuit afin de traduire cette visibilité en gains concrets pour les travailleurs d’origine haïtienne.

Quelques victoires, et quelques luttes encore à mener
Une première étape est franchie en novembre 1984 lors du dépôt du rapport final de la Commission d’enquête qui reconnaît et documente le racisme structurel dans le milieu du taxi[6], en imposant notamment une amende à la Coop de l’Est. En mars 1985, un « comité de surveillance » est mis sur pied, alors que la création du Bureau du taxi de Montréal (BTM) en 1986 consolide les acquis des chauffeurs, en mettant en place des mesures diminuant l’hégémonie des compagnies de taxi et leur pouvoir discrétionnaire sur les chauffeurs, dont ceux issus de l’immigration. Mais ces gains sont partiels puisque le cadre légal mis en place tend à individualiser le problème du racisme tout en se montrant frileux à trop empiéter sur le sacro-saint droit des propriétaires de gérer leur flotte à leur guise. Le manque de structures permettant aux chauffeurs de s’organiser collectivement pour défendre leurs intérêts demeure un obstacle important pour lutter contre les discriminations et l’exploitation économique. En somme, les luttes des chauffeurs haïtiens ont rompu le silence autour des violences racistes qu’ils subissaient et ont débouché sur un cadre légal plus avantageux, mais n’ont malheureusement pas permis une réorganisation du monde du taxi qui aurait brisé le cercle de l’isolement et de la pauvreté des chauffeurs.
Quarante ans plus tard, il est important de se rappeler le combat des travailleurs haïtiens du taxi, le contexte dans lequel ils ont lutté et les stratégies qu’ils ont développées. Nous devons être sensibles au fait que les crises économiques demeurent un contexte de réajustement pour les capitalistes et que les propriétaires, comme ce fut le cas dans les années 1980, profitent de ces moments pour réimposer des conditions d’exploitation abusives aux travailleur-euse-s et s’attaquer aux organisations ouvrières. Dans ce contexte, le racisme est un outil de prédilection pour paupériser et diviser. La seule réponse à de telles situations de crise et de racisme demeure l’auto-organisation, sur le modèle par exemple de l’AHTT. Par contre, il demeure essentiel que de tels groupes soient en mesure de forger des alliances larges, tout en luttant sur les plans économiques et politiques. De tels résultats n’ont guère pu être obtenus dans le contexte difficile des années 1980, suivant le paradoxe selon lequel les situations les plus accablantes nécessitent les organisations les plus fortes. Puisque les crises du capitalisme sont cycliques, il faut nous préparer et garder nos communautés mobilisées pour la lutte contre les exploiteurs et pour l’égalité.

Notes
[1] Le masculin est employé pour désigner les chauffeurs de taxi, quasi exclusivement des hommes à l’époque.
[2] Cet article est la version en ligne, avec images, d’un article paru dans le numéro 97 de la revue À Bâbord !
[3] À ce sujet, voir WARREN, Jean-Philippe. Histoire du taxi à Montréal, Montréal, Boréal, 2020.
[4] À ce sujet, voir : https://archivesrevolutionnaires.com/2019/05/04/mouvement-de-liberation-du-taxi/
[5] Cité par WARREN. Histoire du taxi, page 286, note 34.
[6] Le rapport final de l’Enquête sur les allégations de discrimination raciale dans l’industrie du taxi à Montréal comprend trois volumes qui détaillent tous les aspects de ce racisme structurel.
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