Derniers articles
Bilan 2024—résistances et fractures dans un monde divisé

L’illibéralisme, le nouvel encerclement

Si l'extrême droite est en expansion dans le monde, c'est dans sa version « illibérale » qu'elle menace le plus les pays démocratiques. Bien que très utilisé dans certains cercles, ce terme est peu connu au Québec. Est-ce parce qu'il demeure peu pertinent dans notre contexte politique, ou désigne-t-il une réalité que nous refusons de voir ?
Le terme « illibéralisme » ajoute le préfixe négatif « il » au mot « libéralisme ». L'illibéralisme serait ainsi une négation du libéralisme. Il est en quelque sorte un refus du libéralisme politique, de l'État de droit et de ses institutions plus particulièrement. S'accommodant d'élections libres et pluralistes (mais aux résultats très souvent attendus), il se permet d'affaiblir la démocratie en s'attaquant aux contrepouvoirs, en contrôlant les médias. Et surtout, en inventant une forme hybride entre la dictature et la démocratie.
Ce mot, créé par l'auteur et journaliste Farreed Zakaria, s'est répandu peu à peu à la fin des années 1990 avant de devenir très courant depuis une dizaine d'années seulement. Zakaria a observé que plusieurs pays ayant adopté des processus démocratiques en sortant d'années de dictature ont élu des partis qui favorisent indirectement un retour à l'ancien régime, du moins, dans certains aspects et avec d'importantes transformations. Par le biais, les pays qui ont une plus longue expérience de la démocratie seront aussi rapidement touchés. Les partis illibéraux s'attaquent à des vaches sacrées en démocratie comme la Constitution, les droits et libertés fondamentales, l'indépendance du système judiciaire.
La Hongrie, la Pologne et les autres
En Europe, la Pologne de Jarosław Kaczynski et la Hongrie de Viktor Orban ont donné un important élan à l'illibéralisme. Par ailleurs, le second utilise sans détour cette dénomination. Aujourd'hui élu pour un quatrième mandat, il s'est distingué dès le départ par de forts discours contre la mondialisation et défend ouvertement les valeurs conservatrices : famille traditionnelle, foi chrétienne, nationalisme très prononcé et refus de l'immigration.
Le gouvernement d'Orban est devenu un modèle pour plusieurs et on ne peut que constater les importantes avancées de l'illibéralisme depuis quelques années. S'il est difficile d'inclure dans ce courant un lieu aussi autoritaire que la Russie, par exemple, on y associe des pays très différents tels que les Philippines, l'Inde, le Venezuela, Israël.
En Europe, l'Italie vient de basculer dans le clan illibéral, avec l'élection de Georgia Meloni et des Frères d'Italie. La nouvelle première ministre se dit clairement admirative d'Orban – même si jusqu'à maintenant, elle n'a pas encore ciblé les grandes institutions du pays et celles auxquelles l'Italie appartient. En France, la forte opposition au gouvernement Macron, conséquence de la grande impopularité de sa réforme des retraites, pourrait propulser Marine le Pen et le Rassemblement national au pouvoir, ce qui amènerait un pays de plus, et des plus importants, dans le giron illibéral. Le président Macron, par son peu de respect de plusieurs institutions et du processus démocratique, et par certaines dérives autoritaires, a par ailleurs ouvert la voie à un éventuel changement de régime et a adopté certaines attitudes qui le rapprochent de l'illibéralisme.
La situation actuelle en Israël montre bien où peut aller un gouvernement illibéral dans la pure logique de ce qui définit cette tendance. La mainmise du pouvoir judiciaire par le pouvoir politique, comme voulue par le gouvernement de Benjamin Netanyahou, est une grande dérive du fonctionnement de la démocratie, qui pourrait transformer en profondeur le pays, même si les élections sont maintenues. On comprend très bien l'indignation du peuple israélien engagé dans une grande bataille pour préserver une démocratie fragilisée.
Le cas des États-Unis
Même si le terme illibéralisme n'a pas été souvent utilisé ici pour qualifier le gouvernement de Donald Trump aux États-Unis, il demeure clair que l'ex-président a démontré un net acharnement contre les institutions du pays, ce qui l'associe sans réserve à la tendance illibérale : entre autres, il a détruit l'équilibre entre juges démocrates et républicains à la Cour suprême, il n'a pas reconnu le résultat des dernières élections, il s'en est même pris à des institutions pourtant considérées utiles pour bien régner, comme le FBI.
Aux États-Unis, on pourrait cependant affirmer que la tendance la plus forte de l'extrême droite demeure le courant libertarien. Les deux courants semblent en apparence difficiles à concilier. Le libertarianisme prône un désengagement total de l'État dans le plus grand nombre de secteurs possible, alors que l'illibéralisme s'appuie sur un gouvernement central fort, autoritaire, et sur un chef d'État puissant qui parle et agit au nom du peuple.
Pourtant, illibéralisme et libertarianisme marchent dans la même direction et s'accommodent bien l'un de l'autre. Selon ces deux systèmes, il ne faut contraindre en rien l'économie de marché. Tant les grandes institutions et que les contrepouvoirs démocratiques doivent être démantelés ou, au minimum, affaiblis.
Aux États-Unis, il semble que les libertariens ont signé une sorte de pacte avec Trump : en s'appropriant le pouvoir et en s'attaquant aux institutions du pays comme il l'a fait et promet de le faire encore, Trump crée l'environnement propice à une diminution radicale du pouvoir de l'État qui permettrait à long terme, peut-être, d'installer un système mitoyen, ayant les caractéristiques de l'un et de l'autre régime. Cette alliance associe cependant les libertariens à des tendances particulièrement conservatrices, principalement aux groupes religieux extrémistes, un lien peu naturel qui pourrait peut-être se briser un jour.
Qu'en est-il chez nous ?
La rareté de l'utilisation du terme « illibéralisme » au Québec et au Canada ne nous met cependant pas à l'abri d'avancées dans la propagation de ce régime. Comme à toutes les fois qu'on essaie de définir une tendance politique, la réalité des choses met à l'épreuve toute interprétation simpliste. L'illibéralisme reste complexe et peut s'appliquer de différentes manières. Ainsi, pourrions-nous qualifier le gouvernement de Stephen Harper d'illibéral ? Très à droite, pas forcément populiste, s'attaquant à de nombreux contrepouvoirs sous le prétexte de compressions budgétaires, il s'en est surtout pris à une opposition en provenance des mouvements sociaux – et même du côté des artistes – sans oser affronter les grandes institutions reliées à l'État.
Il risque d'en être autrement avec son successeur Pierre Poilievre. Celui-ci semble clairement s'aligner sur la stratégie de Trump, en dépeignant, dans des discours réducteurs, un pays au bord de la catastrophe et en défiant les médias envers lesquels il a très peu de confiance. La CBC est d'ailleurs la première grande institution publique qu'il combat ouvertement et dont il souhaite l'élimination. Il faudra voir si son programme politique, peu élaboré pour le moment, continuera à s'inspirer de ce qui ressort de la tendance illibérale.
Au Québec, nous semblons plus éloigné·es d'un pareil régime. En 1997, le sociologue Dorval Brunelle a cependant utilisé le terme « illibéral » pour caractériser le gouvernement de Maurice Duplessis pendant la Grande Noirceur [1]. Si le lien peut sembler de prime abord surprenant par son anachronisme, l'association avec les gouvernements illibéraux actuels semble assez claire, par ce mélange de corruption, d'élections systématiquement remportées, de fort contrôle étatique et de libéralisme économique, ce qui convient dans les deux cas.
L'actuel gouvernement Legault aurait-il en lui quelques germes d'illibéralisme ? Son nationalisme, sa prédilection pour l'entreprise privée, son attachement à certaines valeurs conservatrices soulèvent quelques soupçons. Sûrement est-il nécessaire de bien s'en préserver et utiliser tous les ressorts de la démocratie devant un gouvernement profitant d'une si forte prédominance au parlement (par ailleurs, rappelons-le, non proportionnelle au vote obtenu), s'imaginant parler au nom de la majorité alors qu'il gouverne de plus en plus clairement pour la classe aisée.
Une surveillance qui s'impose
L'illibéralisme, parmi ses grandes tares, ramène le chef d'État autoritaire, populiste et qui comprendrait mieux que personne, selon lui ou elle, les aspirations du peuple, victime de la domination d'élites déconnectées et égoïstes. Les soi-disant capacités de cette personne à bien prendre le pouls de la population lui permettraient de faire le tri dans tout le système de contrepouvoirs dont la société s'est dotée justement pour éviter les abus et pour se protéger de l'autoritarisme.
L'illibéralisme est un terme qui définit bien la façon dont l'extrême droite et les héritiers des régimes autoritaires parviennent à s'insinuer dans les systèmes démocratiques, à les détourner de façon plus ou moins discrète, en se servant des frustrations de populations victimes d'une mondialisation si peu attentive à leurs besoins. Ce régime reste avant tout une grande duperie et une importante régression : il rétablit la chape de plomb d'un autoritarisme liberticide tout en accentuant les inégalités sociales, par son parti pris envers le libre marché et son acharnement contre les minorités discriminées. C'est pourquoi il nous faut être particulièrement attentif·ves à ses symptômes, même s'ils nous semblent légers pour le moment.
[1] « La société illibérale duplessiste », dans Duplessis, entre la grande noirceur et la société libérale, ouvrage collectif dirigé par Alain G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet, Montréal, Québec-Amérique, 1997. pp. 327 à 347.
Illustration : Elisabeth Doyon

Le transport est un bien commun !
Le transport collectif est un élément clé de la transition écologique. Le Québec reste cependant un cancre en ce domaine : mal organisé, insuffisant, mal financé, le transport collectif n'arrive pas à s'imposer devant la voiture individuelle – et devant les véhicules utilitaires sport plus particulièrement – toutes ces automobiles étant polluantes, coûteuses, encombrantes et dangereuses. Devant un projet de transport aussi mal conçu que le REM à Montréal, devant des transports interurbains nettement insuffisants, il nous a semblé urgent de réfléchir au déploiement d'un transport collectif efficace et bien pensé. Les bonnes idées ne manquent pourtant pas ! Ce mini-dossier a ainsi deux objectifs : revenir sur ce qui ne fonctionne pas en espérant que cette démonstration soit constructive, et proposer des solutions pour que nous puissions prendre ce virage plus que nécessaire en faveur du transport collectif, limitant autant que possible l'usage de la voiture individuelle et permettant une bien meilleure protection de notre environnement. Nous aimerions remercier chaleureusement Jean-François Boisvert qui a si habilement coordonné ce dossier.

Décarboner en développant les transports collectifs

Le secteur des transports représente le plus grand émetteur de gaz à effet de serre (GES) au Québec, avec une part de 43 % des émissions. Dans l'objectif d'atteindre la carboneutralité d'ici le milieu du présent siècle, comme nous exhorte à le faire la communauté scientifique afin d'éviter la catastrophe climatique, nous devons donc entreprendre rapidement la décarbonation de nos transports, principalement celui des transports individuels.
Depuis des décennies, le parc automobile québécois ne cesse de croître. De plus, on achète désormais plus de camions légers (véhicules utilitaires sport, fourgonnettes et camionnettes) que de voitures, alors que ceux-ci, plus gros et plus gourmands, émettent davantage de GES.
Le leurre de la voiture électrique
Certain·es promeuvent l'électrification des véhicules, y voyant une panacée. La voiture électrique n'émet effectivement pas de GES lorsqu'elle roule, mais l'empreinte carbone et environnementale de sa fabrication est lourde ; l'extraction et le traitement des matières premières ainsi que la fabrication des véhicules et des batteries exigent beaucoup d'énergie (pour l'instant, et pour longtemps encore, d'origine fossile) et les activités minières ont des impacts dévastateurs sur l'environnement.
Certaines études mettent aussi en doute la possibilité d'une telle transition, faisant valoir qu'il n'y aurait pas suffisamment de métaux disponibles sur Terre pour convertir à l'électrique un parc d'environ 1,4 milliard de véhicules [1].
Remplacer les quelque 5,5 millions de véhicules de promenade circulant au Québec par leur équivalent électrique ne réglerait pas non plus les problèmes de congestion dans les grands centres et continuerait à contribuer à l'étalement urbain, qui est possible et encouragé par la possession massive d'automobiles. La véritable solution passe par une réduction importante du parc automobile, conjointement à un développement du transport collectif, tant urbain qu'interurbain.
Les défis du transport collectif
Plusieurs abandonneraient la voiture s'ils ou elles disposaient d'un service fiable et efficace de transport collectif. Une telle transition entraînerait des économies importantes pour les individus, le coût d'utilisation d'une automobile neuve étant estimé au minimum à 8 000 $ par année. Les bénéfices environnementaux seraient encore plus grands, surtout dans une perspective où les transports collectifs seraient électrifiés.
Cependant, les sociétés de transport affrontent à ce jour de sérieux problèmes de financement. L'achalandage n'est pas revenu au niveau prépandémie et la pratique du télétravail a modifié les habitudes de déplacement. À titre d'exemple, la Société de transport de Montréal prévoit un déficit de 60 M$ en 2023, et l'Autorité régionale de transport métropolitain estime le sien à 500 M$. Elles se voient ainsi contraintes de réduire leurs services, ce qui entraîne une baisse de leur utilisation, et donc des revenus, entraînant à son tour de nouvelles coupures… Un cercle vicieux qu'il faut briser.
Considérant que pour engendrer un transfert modal, l'offre de service doit être développée significativement, il faut se doter de façons de financer l'expansion des réseaux, en plus d'assurer leur fonctionnement à long terme. Des solutions existent, mais il faut la volonté et le courage politique de les mettre en œuvre. Sans nous attaquer résolument à la décarbonation des transports, nous raterons nos cibles climatiques, avec les conséquences désastreuses que cet échec implique.
[1] Voir par exemple The Mining of Minerals and the Limits to Growth, Simon P. Michaux, en ligne : https://tupa.gtk.fi/raportti/arkisto/16_2021.pdf
Jean-François Boisvert, responsable de la Table transport du Front commun pour la transition énergétique
Illustration : Elisabeth Doyon

Planification : un parcours semé d’embûches

Les transports collectifs joueront un rôle central dans la transition écologique, de concert avec une requalification du territoire respectueuse des populations qui y vivent. Mais encore faut-il qu'ils soient efficaces et bien conçus. Le Réseau express métropolitain de Montréal a, quant à lui, de nombreux effets pernicieux sur cet écosystème de transport.
Pendant des décennies, des dizaines de compagnies de transport collectif offraient des services dans la région de Montréal sans obligation de coordonner leurs actions. À partir de 1996, l'Agence Métropolitaine de Transport améliore l'offre régionale, sans parvenir à générer la concertation espérée.
Vingt ans plus tard, en 2016, l'Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) est créée, disposant des pouvoirs nécessaires pour la création d'un réseau de transport efficace. Malheureusement, elle voit aussitôt une filiale de la Caisse de dépôt du Québec, CDPQ Infra, lui arracher ses compétences sur un immense territoire pour créer son Réseau Express Métropolitain, le REM.
Le REM, un ami dangereux
Rapidement, citoyen·nes et organismes dénoncent les vices du REM. La ligne Deux-Montagnes, le train de banlieue le plus fréquenté et le plus rentable, passe aux mains de CDPQ Infra afin de maximiser les profits du REM. Ce faisant, on empêche à jamais la création d'un lien ferroviaire (train à grande vitesse ou train à grande fréquence) menant au centre-ville.
Le pire est son modèle d'affaires qui exige le paiement d'un montant élevé pour chaque passager/kilomètre selon une somme indexée au coût de la vie pendant une période de 98 ans, renouvelable. Normalement, le financement d'infrastructures comme le métro se fait sur une trentaine d'années, période après laquelle les coûts d'exploitation diminuent. La facture totale du REM sera extraordinairement salée.
Les clauses du contrat du REM (exclusivité, gouvernance…) sont incroyablement contraignantes non seulement pour les autres sociétés de transport, mais aussi pour les citoyen·nes et les pouvoirs publics, si bien que le BAPE rejette ce projet sans la moindre ambivalence.
Malgré cela, le REM se construit. À beaucoup d'endroits, dont les abords du canal Lachine ou de l'autoroute A-40, la réalité est aux antipodes des espérances. D'autres belles promesses, dont celle de n'interrompre qu'occasionnellement le service sur la ligne Deux-Montagnes, sont elles aussi oubliées.
Le projet de REM a été conçu pour être vendu à des tiers dans un court laps de temps. C'est pourquoi des experts indépendants doivent rapidement dresser un bilan détaillé du dossier et tout particulièrement du gouffre financier que subiront les sociétés de transports et les villes concernées. Quelles seraient les conséquences sur Montréal et sa région si le REM devenait propriété d'intérêts étrangers négligents ou malveillants ?
Une grogne croissante à l'est
À l'automne 2019, l'ARTM donne enfin l'impression de pouvoir mener à bien sa tâche principale avec la publication de son Projet de plan stratégique de développement du transport collectif. Ce document propose des réseaux existants consolidés, de nouvelles infrastructures, des services améliorés et une meilleure interconnexion avec les transports actifs. En revanche, il ne laisse aucunement présager le REM de l'Est.
Citoyen·nes, organismes, villes et MRC déposent leurs mémoires avant le 14 décembre 2020. Mais le lendemain, le REM de l'Est est annoncé en grande pompe même s'il contredit les orientations du Projet de plan stratégique de l'ARTM. Plusieurs instances concernées jurent n'en avoir appris l'existence que lors de son annonce officielle ou la veille. Les citoyen·nes et organismes révisent à la hâte leurs positions pendant le temps des fêtes, car les audiences publiques se tiennent début janvier.
D'un côté, tous s'entendent pour saluer l'ampleur de l'investissement prévu pour le REM de l'Est. De l'autre, les critiques qui visaient d'abord le volet aérien s'élargissent rapidement à tous les aspects du projet, et rallient de plus en plus voix expertes, médiatiques et citoyennes.
En février 2022, plus d'un an après l'annonce du projet, les grandes lignes des rapports de l'ARTM et de la STM fuitent dans les médias. Elles révèlent autant l'inefficacité que le caractère pernicieux du REM de l'Est. Celui-ci ne répond pas aux principaux besoins de la population de l'Est, à savoir les déplacements à l'intérieur du territoire. Il ne répond qu'aux 12 % de personnes se rendant au centre-ville, et encore, partiellement. Seulement 5,6 % des automobilistes se convertiraient aux transports collectifs, plutôt que les 17 % annoncés par les promoteurs de REM. En contrepartie, 94 % de sa clientèle serait arrachée à la ligne verte et aux autres services de transport collectif. Ce transfert, combiné à un mode de financement extrêmement gourmand, aurait un impact délétère sur les finances des autres modes de transport collectif. À cela s'ajoute l'extrême difficulté d'insérer adéquatement les structures aériennes.
À partir de ce moment, le projet du REM de l'Est part en vrille. CDPQ Infra tente un dernier coup de force en dévoilant des aménagements urbains à très grande échelle dont les coûts faramineux seraient essentiellement assumés par les autres pouvoirs publics. La grogne explose. Après avoir demandé « Peut-on encore croire CDPQ Infra ? », le chroniqueur Michel C. Auger conclut alors qu'il faut « se débarrasser du cannibale ».
Devant son incapacité à imposer son train aérien au centre-ville, qui aurait maximisé la capture de client·es de la STM, CDPQ Infra laisse les rênes au gouvernement du Québec. Le train léger aérien/souterrain survivra, mais sera modifié. L'antenne est-ouest partant de la gare Pointe-aux-Trembles du train de Mascouche s'arrêtera au métro L'Assomption (un dédoublement de la ligne verte sur plusieurs kilomètres). L'antenne nord-sud, voisine du Service rapide par bus (SRB) Pie IX, diminuera significativement la clientèle de cette infrastructure récemment inaugurée. Pourquoi ne pas desservir plutôt le pôle Anjou, plus à l'est, une destination majeure et un pôle identifié comme devant être densifié depuis 1973 ?
La réplique de l'ARTM
La poursuite du projet est confiée à un groupe de travail dirigé par l'ARTM. Avant de recevoir la version écrite de son mandat, l'ARTM, par la voix de son vice-président, Michel Lemay, déclare publiquement que cet organisme étudiera toutes les options possibles et qu'elle consultera les parties prenantes avant la fin de l'année 2022.
L'ouverture promise se transforme en un long silence. Ce n'est guère surprenant étant donné la volonté manifeste du gouvernement Legault de tourner les coins ronds.
Fin janvier 2023, le rapport intermédiaire de l'ARTM sur le Projet structurant de l'Est (PSE) (nouveau nom du REM de l'Est) est déposé sur un site Internet, sans conférence de presse. Le rapport répète 59 fois le mot « enjeu » et 37 fois « analyse », montrant le caractère hautement hypothétique de plusieurs aspects du projet. L'examen du rapport permet aussi de comprendre que le train automatisé n'est ni le bon mode ni le bon tracé et que ses coûts devraient être exorbitants par rapport aux maigres bénéfices escomptés.
Dans son mémoire sur le REM de l'Est, l'ARTM dit ceci : « À la lumière des constats qui se dégagent de nos analyses, nous suggérons d'envisager des options qui permettraient un projet mieux ancré dans un principe de complémentarité avec l'écosystème de transport collectif existant, ainsi qu'une meilleure adéquation entre les besoins de déplacement, les milieux urbains traversés, le mode proposé et les coûts d'investissement. » Depuis plus de deux ans, experts, chroniqueurs et groupes citoyens exigent eux aussi, à répétition, que tous les tracés, tous les modes soient étudiés, et que les processus de revitalisation de nos quartiers soient faits en collaboration avec la population. De nombreuses publications témoignent de cette volonté, dont la lettre commune dans laquelle des groupes de l'Est et du Sud-Ouest demandent un réseau intégré de transport collectif. Cette lettre est d'ailleurs appuyée par des experts reconnus en urbanisme et en transport collectif.
Deux contrats, l'un de 3,3 millions $, l'autre de 38,4 millions $ pour l'ensemble de la région, permettraient à l'ARTM de mener un travail de qualité, en collaboration avec la Ville de Montréal et les autres municipalités, et surtout, avec la population.
Nous méritons beaucoup mieux que les improvisations coûteuses que l'on tente de nous imposer. Exigeons des processus rigoureux pour des résultats optimaux.
Daniel Chartier est vice-président du Collectif en environnement Mercier-Est
Illustration : Elisabeth Doyon

Mobilité durable : un chaînon manquant
« Le tramway s'est imposé au fil des années, car il répond à une logique de réaménagement urbain, de planification des transports et de préoccupations environnementales. C'est un choix politique : il s'ancre dans une logique de développement durable, permet de repenser la mobilité urbaine et les projets d'urbanisation. Le tramway est également devenu un outil de promotion de la ville, car implanter un tramway c'est aussi vouloir renouveler l'image de la ville qui l'accueille. » [1]
Après qu'ils eurent été chassés de nombreuses villes, incluant Montréal, Québec et Sherbrooke, une nouvelle génération de tramways est réapparue partout dans le monde. On y voit maintenant l'un des modes de transports les mieux adaptés à un environnement plus sain et à une ville plus conviviale.
De nombreux pays ont accru leurs investissements dans les infrastructures de transports collectifs et actifs. Le résultat est notamment un regain de la part du rail dans les services de transports, lequel s'intègre à la popularité croissante des aménagements axés sur les transports collectifs (Transit-Oriented Development ou TOD).
À cet égard, la renaissance de réseaux modernes de tramways représente le chaînon manquant entre le mode léger, autobus et SRB (système rapide par bus) et les modes lourds (trains de banlieue et métro). Son coût d'implantation est largement inférieur à celui du métro ou du métro automatique léger (le skytrain de la CDPQ-Infra) tout en induisant une qualité de service, un niveau de confort et surtout un effet structurant sur l'aménagement beaucoup plus importants que l'autobus, même en voies réservées.
L'exemple de Lyon
Un retour en force qui a clairement façonné les villes françaises. L'expérience de Lyon est fort révélatrice. Entre 1986 et 1995, l'ajout de onze stations de métro (hausse de 50 % du réseau) n'a pas empêché la poursuite du déclin des transports collectifs et actifs au profit de l'automobile.
De 1995 à 2015, s'il y a eu sept nouvelles stations de métro, le plus déterminant fut l'ajout de six lignes de tramways, avec 92 stations (tableau 1). La part modale de la voiture a diminué de 9 % (une baisse de l'utilisation de 17 %), tandis que le transport collectif a gagné 5 % de part modale, (une croissance de 37 %). Le taux de possession d'automobiles a chuté de 14,3 % entre 2006 et 2015 dans le quartier central Lyon-Villeurbanne et de 7,8 % pour l'ensemble de la Métropole de Lyon. (Sytral, 2016)
Lyon anticipe maintenant de faire passer la part modale de l'automobile à moins de 35 % des déplacements d'ici 2030. (voir tableau 1)
Un tel scénario est-il envisageable pour l'ensemble des grandes villes québécoises ? Oui, avec l'intégration de plusieurs réseaux de tramways modernes, reliant notamment des Écoquartiers denses, aménagés en TOD.
La construction du tramway de Québec est bel et bien lancée et, contre toute attente, le gouvernement s'est mis à l'écoute des scientifiques et expert·es et vient d'annoncer que le troisième lien sera finalement un tunnel réservé aux transports collectifs ! Il serait logique d'y mettre un tramway. L'impact attendu du tram de Québec est une hausse des taux d'achalandage des transports collectifs de 30 % à court terme et jusqu'à 50 % par la suite.
Le cas de Montréal
À Montréal, la privatisation d'une partie de notre réseau de transport collectif au profit du projet de Réseau express métropolitain de la CDPQ-Infra a monopolisé l'attention et les investissements publics, tout en retardant de plusieurs années le développement du seul mode susceptible de nous permettre réellement d'atteindre nos objectifs de transition énergétique, le tramway.
Par dollar investi, le tramway permettra de réaliser près de dix fois plus de kilomètres de lignes et 20 fois plus de stations que les prolongements du métro (comparé à la ligne bleue). On peut raisonnablement estimer qu'un réseau de trams permettra d'offrir au moins quatre fois plus de kilomètres de lignes et douze fois plus de stations par dollar investi qu'avec le skytrain de la CDPQ infra. Au moins, car le contrat facturé (pour 99 ans…) par la CDPQ-Infra représente, dans les faits, une hausse des coûts d'opération par rapport aux alternatives publiques que représentent tramway, train de banlieue ou métro.
En évitant de dilapider les fonds publics dans un skytrain qui, en fait, vise à privatiser une partie du réseau de transport collectif, dans l'Est, à Laval et à Longueuil, un scénario réaliste nous permet d'envisager entre 2030 et 2040 la mise en service de près de 140 km de tramway (soit deux fois la longueur du réseau de métro) offrant près de 250 stations de transport collectif électrifié (soit presque quatre fois plus que le métro), confortables et accessibles universellement.
L'ossature en serait, à court terme, le Réseau électrifié est-ouest de Montréal partant de Dorval et Lachine, avec une antenne vers Lasalle, se rendant au centre-ville, puis reliant l'est de Montréal et offrant un réseau en boucle desservant Montréal-Nord, Rivière-des-Prairies et Pointe-aux-Trembles (80 stations pour 60 km, pour un coût semblable à celui du prolongement de la ligne bleue).
De nombreux avantages
Contrairement au skytrain aérien qui amplifie les vibrations, le nouveau tramway s'avère particulièrement silencieux et s'insère harmonieusement dans les quartiers résidentiels.
En offrant l'accessibilité universelle pour un très grand nombre de stations, un réseau de trams contribuera à diminuer les coûts croissants du transport adapté, tout en répondant au vieillissement de la population en pouvant offrir plus de places assises.
Le tramway est également adapté aux conditions hivernales, comme le démontre l'expérience de nombreux pays du nord de l'Europe et de l'Europe de l'Est.
Les temps de parcours dans l'est et le nord de Montréal ont été simulés pour 30 trajets différents, en auto, avec les transports collectifs actuels, pour le REM envisagé (aérien et souterrain) et avec un futur tramway. Le tram est systématiquement plus avantageux que le service de bus actuel et s'avère plus rapide que le skytrain pour 26 trajets sur 30, en tenant compte du trajet porte-à-porte (omis dans les évaluations du REM). Ces tendances sont accentuées lorsqu'on prend en compte la valeur du temps perçue, que ce soit pour accéder à la station ou relativement au confort offert.
Il demeure possible de mettre un tramway en mode souterrain ou aérien au besoin, si les surcoûts sont jugés justifiés sur certains segments du tracé, tout en conservant un mode en surface pour la plus grande portion des trajets desservis.
Finalement, les trams contribueront fortement à tendre vers la carboneutralité. Ils permettront d'accroître de façon spectaculaire le nombre de stations de transport collectif électrifié par fil accessibles à distance de marche, un facteur essentiel pour favoriser le transfert modal. Leurs émissions par passager-kilomètre sont dix fois moindres que celles du skytrain (qui fait un usage massif du béton). Ils favorisent la densification de la population aux stations et tout le long des corridors desservis, l'aménagement d'écoquartiers et de quartiers sans voitures. Ils permettent une augmentation rapide de l'offre de transport (jumelés à quelques SRB). Ils réduisent les crises financières découlant de la privatisation partielle du réseau. Et ils rendent ainsi possible un abaissement des tarifs.
Pour toutes ces raisons, le tram à Montréal permettra de se rapprocher de l'objectif du Plan métropolitain d'aménagement et de développement (PMAD) de faire passer la part modale en pointe dans la Communauté métropolitaine de Montréal de 26 % (en 2018) à 35 % en 2031.
[1] Ministère de l'Écologie, du Développement durable, des Transports et du Logement et CERTU (2011), Le renouveau du tramway en France, p. 3 : www.bv.transports.gouv.qc.ca/mono/1072818.pdf
Certains éléments mentionnés dans cet article sont tirés de travaux réalisés dans le cadre d'un projet de recherche d'Imagine Lachine-Est appuyé par Québec, dans le cadre du Plan pour une économie verte 2030.

Mobilité en déroute. Comment sortir de l’impasse du financement ?

Le transport coûte cher, très cher. La construction d'infrastructures de transports collectifs se chiffre en milliards de dollars, les frais d'exploitation en millions, et les dépenses liées à l'entretien ont tendance à grossir chaque année. Comment peut-on alors espérer financer de nouveaux projets, étendre nos réseaux et améliorer la qualité de l'expérience usager ?
Ces folles dépenses ne sont pas l'apanage des transports en commun. Les mégaprojets autoroutiers des 70 dernières années ont aussi été développés à coup de milliards de dollars, afin de stimuler la vitalité économique. Et les montants dédiés à leurs rénovations n'ont rien à envier aux sommes consacrées à l'entretien du transport collectif. La reconstruction de l'échangeur Turcot aura totalisé 3,67 G$, le chantier de réfection de l'autoroute Ville-Marie, 2 G$, et celui du pont-tunnel Louis-Hippolyte Lafontaine, encore plus. Selon le gouvernement provincial, à peine 53 % des chaussées du réseau routier supérieur seraient en bon état.
Ceci dit, de plus en plus d'études démontrent que d'un point de vue économique, le transport en commun a un meilleur impact que le transport routier. Selon la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, les dépenses entraînées par la mobilité collective ont des retombées sur l'économie québécoise près de trois fois supérieures à celles de l'automobile privée en matière d'emplois et d'argent. L'Autorité métropolitaine de transport estime quant à elle que les coûts sociaux générés par l'utilisation de la voiture sont neuf fois plus élevés que ceux liés à l'utilisation des transports collectifs.
À cela s'ajoutent les calculs de Marion Voisin et Jean Dubé de l'Université Laval selon lesquels, dans la région de Québec, pour chaque dollar déboursé par un individu pour se déplacer en automobile, la collectivité paie 5,77 $, contre 1,21 $ pour se déplacer en autobus. Dans l'équation, les chercheur·euses ont inclus les dépenses en fonds publics, les dépenses personnelles des voyageur·euses, ainsi que les externalités négatives telles que les pollutions atmosphérique et sonore, la sédentarité, la disparition d'espaces verts et l'étalement urbain. Qui plus est, les données révèlent qu'une forte dépendance à la voiture restreint le développement économique d'une région.
Les chiffres sont sans équivoque : le transport en commun est un meilleur investissement pour nos communautés que l'expansion du réseau routier. Pourquoi donc le financement du transport collectif semble-t-il si fragile ?
Des revenus en déclin
Au Québec, le principal outil de financement des services et infrastructures de transport collectif publics et de la construction et de l'exploitation des routes est le Fonds des réseaux de transport terrestre (FORT). Ses revenus proviennent en grande partie des droits et permis d'immatriculation, de la taxe sur les carburants, du marché du carbone et des contributions fédérales.
Le FORT est censé s'autofinancer, mais il est déficitaire depuis 2017. Le manque à gagner est actuellement absorbé par les surplus cumulés, mais ceux-ci s'effritent rapidement. Au rythme où vont les choses, on anticipe un déficit de près d'un milliard de dollars d'ici 2026-2027 selon l'Alliance TRANSIT. La raison est simple : les revenus stagnent alors que les dépenses gonflent.
L'une des sources de revenus, la taxe sur les carburants, n'a pas été revalorisée depuis 2013, alors qu'il y a eu, en dix ans, 28 % d'inflation… sans compter la présence grandissante de véhicules électriques qui réduisent la part de la consommation d'essence. Ainsi, depuis 2014, les revenus annuels générés par cette taxe ont diminué de plus de 750 M$.
La contribution des automobilistes au transport en commun par le paiement de l'immatriculation n'a pas été indexée depuis sa création en… 1992 ! Elle est de 30 $ dans toutes les régions dotées d'une société de transport collectif. Dans l'agglomération de Montréal, une contribution supplémentaire de 45 $ est demandée depuis 2011, sans suivre l'inflation. Une mise à niveau est donc réclamée depuis plusieurs années, notamment par l'Alliance TRANSIT. Ce sera chose faite dans la région montréalaise : la Communauté métropolitaine de Montréal imposera une taxe d'immatriculation de 59 $ dès 2024. Cela permettra à l'Autorité métropolitaine de transport d'engranger quelque 125 M$ par année et d'éponger partiellement son déficit qui atteint les 265,6 M$.
Il faut aussi savoir qu'à partir du FORT, le gouvernement provincial redistribue les sommes aux municipalités et aux autorités organisatrices de transport par le biais de programmes à durée déterminée.
Ce mode de fonctionnement a pour principal défaut qu'il brouille la prévisibilité du financement, puisque ces organisateurs de transport doivent déposer des demandes annuellement, sans garantie des montants qui leur seront ensuite accordés. En outre, les investissements en transport collectif du gouvernement provincial se traduisent principalement par de la bonification (acquisition de trains, construction de garages, prolongement de lignes de métro, aménagement de voies réservées…), tandis que l'entretien et l'exploitation des réseaux sont principalement à la charge des municipalités.
L'entretien du réseau s'ajoute alors à l'éventail des responsabilités municipales, pour lesquelles le budget provient presque uniquement des taxes foncières, dont l'élasticité n'est pas infinie. Il reste donc les titres de transport des usagers et usagères, qui comptaient pour près de 30 % des revenus des sociétés de transport avant la baisse d'achalandage causée par la pandémie. Mais leurs prix restent limités si l'on veut éviter qu'ils soient rébarbatifs.
Cela dissuade les municipalités de développer le transport en commun sur leur territoire et les pousse à miser plutôt sur le réseau routier supérieur, qui, lui, est entièrement financé par Québec.
Déséquilibre entre le réseau routier et le transport collectif
Même si le Québec a environ la moitié de la population ontarienne, son réseau routier est une fois et demie plus vaste que celui de l'Ontario… Et le gouvernement prévoit d'y verser 70 % de nos investissements en transport des dix prochaines années, alors que cette part n'atteint pas 30 % dans notre province voisine. Pourtant, le Plan pour une économie verte 2030 du Québec (PEV) soutient que le ratio des investissements en transport en commun et dans le réseau routier doit être de 50-50.
Parmi les investissements dans le réseau routier au Québec, près d'un quart est consacré à l'augmentation de la capacité routière : les dépenses en ce sens ont d'ailleurs triplé depuis cinq ans pour atteindre 7,2 G$ dans le Plan québécois des infrastructures (PQI) de 2022-2023. La création de nouvelles routes ou l'élargissement de routes existantes, en plus d'accaparer de larges portions du budget, participent à la surchauffe du marché dans le domaine de la construction, accentuant l'inflation des prix des matériaux et la pénurie de main-d'œuvre. Qu'en vaut la peine, quand on sait que cela ne règle pas la congestion du fait de la demande induite ?
En mars dernier, la ministre des Transports et de la Mobilité durable, Geneviève Guilbault, affirmait que « pour une deuxième année consécutive, les investissements prévus au PQI en matière de transport collectif dépassent ceux du réseau routier ». Or, ces montants reposent en bonne partie sur des projets d'investissements non confirmés, tels que le prolongement de la ligne jaune du métro de Montréal et le tunnel Québec-Lévis, dont on ne connait ni le mode ni le tracé, et encore moins le coût estimé…
Si l'on se concentre sur les investissements confirmés et en réalisation, les données présentées dans le PQI montrent que le réseau routier reçoit 31,5 G$, et le transport collectif 13,78 G$. On obtient donc le ratio 70 % – 30 % mentionné plus haut.
Le cercle vicieux du sous-financement
Face à un financement insuffisant, les sociétés de transport collectif sont forcées de réduire leurs services, entraînant ce que le chercheur Willem Klumpenhouwer appelle la « spirale de la mort ». La fréquence des passages diminue, l'efficacité du service décline, le confort des usager·ères se détériore. L'achalandage s'affaiblit et la perception des individus envers le transport en commun se dégrade. Il devient alors moins populaire, politiquement, d'investir dans ces infrastructures plutôt que dans le réseau routier vers lequel les voyageur·euses se seront tourné·es. La baisse de l'achalandage fait que la demande ne justifie plus d'accroître les services.
Pour éviter ce cycle de désinvestissement, il faut urgemment trouver des solutions durables au financement du transport collectif, rééquilibrer les investissements dédiés au réseau routier et au transport en commun et pallier le déficit annoncé du FORT et des sociétés de transport qu'il soutient. Des mesures de diversification des revenus ont été proposées par plusieurs acteurs : taxation sur le stationnement non résidentiel, instauration d'une tarification kilométrique, meilleur partage du coût du réseau routier supérieur avec les municipalités, indexation des sources existantes, péage sur les routes et autres options d'écofiscalité.
La balle est dans le camp du Gouvernement du Québec, à lui de démontrer un leadership fort en faveur de la mobilité durable !
Anne-Hélène Mai est agente de recherche et conseillère en communication à Trajectoire Québec.
Illustration : Elisabeth Doyon
Les grèves et les luttes qui ont marqué 2024
Niger : l’altermondialiste Moussa Tchangari est déporté à près de 200 km de sa résidence
Crises à Port-au-Prince : l’attente d’une intervention salvatrice

Bas-Saint-Laurent. Repousser l’horizon

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.
Depuis plusieurs années déjà, À bâbord ! consacre un dossier par année à une région, à ses acteurs et actrices des milieux communautaires et militants. Cette fois-ci, À bâbord ! s'est penchée sur le Bas-Saint-Laurent, en collaboration avec l'équipe du Mouton Noir – un journal citoyen bien connu dans la région et à l'extérieur, actif depuis près de 30 ans et dont la couverture est résolument axée sur des enjeux de justice sociale et climatique – et la Table régionale des organismes communautaires du Bas-Saint-Laurent. C'est avec des personnes impliquées dans leur communauté que nous nous sommes interrogé·es sur les thématiques à explorer pour rendre compte de la vitalité de l'organisation citoyenne locale. Ce sont donc des gens qui œuvrent dans la région qui ont cerné les luttes et les initiatives à mettre à l'avant-plan de ce dossier. C'est aussi avec l'aide de ces collaborateur·rices que nous sommes entrées en contact avec des militant·es, des habitant·es et des organisations de la région.
Il nous est rapidement apparu que cette région se caractérise par une véritable effervescence des initiatives citoyennes ! Comme en témoignent les prochaines pages, l'image dévitalisée qu'on a pu s'en faire à une certaine époque ne tient plus. Au contraire, le Bas-Saint-Laurent bat au rythme d'une scène culturelle vibrante, à laquelle contribue une communauté queer grandissante ; de mobilisations historiques pour protéger les petites municipalités, et de plus récentes pour la protection des berges et du béluga ; d'initiatives citoyennes et communautaires visant des modes de vie plus durables et adaptés au territoire bas-laurentien. Toutefois, de nombreuses luttes sont encore à mener, comme celle contre l'accaparement des terres agricoles par des acteurs privés, la crise du logement, ou encore celle pour la protection des milieux humides et des berges menacés par le prolongement de l'autoroute 20.
Comme pour chaque dossier régional, on souhaite que les luttes menées à divers endroits de la province rejoignent ceux et celles qui mènent des luttes analogues ailleurs. Nous prenons donc le pari que ce dossier régional contribuera modestement à fomenter des solidarités.
Dossier coordonné par Valérie Beauchamp et Miriam Hatabi
Illustré par Liane Rioux (couverture et double page) et Michel Dompierre (photos)
Avec des contributions de Jean-Michel Coderre-Proulx, Donald Dubé, Abigaelle Dussol, Évariste Feurtey, Tina Laphengphratheng, François L'Italien, Yanick Perreault, Mikael Rioux, Bernard Vachon et Cassandre Vassart-Courteau
Nous voulons remercier chaleureusement Marc Simard du Mouton Noir ainsi qu'Émilie Saint-Pierre et Maxime Tremblay de la TROC-BSL pour leur collaboration à la mise au point de ce dossier régional.
Illustration : Liane Rioux

De l’exode à la reconquête

L'agriculture, la foresterie et la pêche côtière ont longtemps dominé l'activité économique de cette région. À partir des années 1950, l'industrialisation et l'urbanisation accélérée du Québec entraînent le territoire dans une profonde mutation marquée par la chute des économies traditionnelles et l'exode des populations éloignées vers les grands centres.
Les « Opérations dignité » qui se sont opposées à la fermeture de villages en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent constituent un marqueur historique de cette période de grands bouleversements. Aujourd'hui, le Bas-Saint-Laurent se distingue par la diversité de ses activités et son image de culture et de nature, à la source d'un art de vivre qui contribue à retenir la population et à exercer une attraction sur de nombreux résident·es des agglomérations métropolitaines en quête d'une meilleure qualité de vie. Or, l'étendue du territoire et la diversité géographique et socioéconomique de cette région entraînent l'absence d'une identité bas-laurentienne forte. Ce sont plutôt les sous-régions (comme le Kamouraska, la Matapédia, la Matanie ou Rimouski-Neigette) qui sont les espaces d'appartenance. Regard sur ces identités multiples.
Diversité territoriale
Les méthodes de travail, hautement mécanisées, voire automatisées et robotisées, en agriculture comme en forêt, participent à accroître la productivité et les rendements, mais diminuent d'autant les besoins en main-d'œuvre.
L'affaiblissement des secteurs agricole et forestier comme moteurs de développement des communautés rurales a été progressivement compensé par l'essor d'autres fonctions. Activités de transformation, économie du savoir, développement résidentiel, loisirs, tourisme, villégiature, préservation du milieu naturel, mise en valeur des potentiels énergétiques et autres ressources naturelles sont autant de fonctions qui se partagent désormais l'espace rural avec l'agriculture et la foresterie.
L'industrie bioalimentaire occupe une place importante dans la structure économique du Bas-Saint-Laurent. La valeur de sa production est estimée à 780 M$, soit 11 % du PIB régional et 3,2 % du PIB du Québec.
Avec l'urbanisation progressive des centres de peuplement, 15 municipalités ont acquis un statut de ville, dont Rimouski, Rivière-du-Loup et Matane sont de véritables pôles régionaux. D'autres, de plus petites tailles, complémentaires aux villages, desservent en biens et services les territoires ruraux qui les entourent. C'est Amqui, Trois-Pistoles, Dégelis, La Pocatière, Pohénégamook, etc. Les anglophones ont une expression savoureuse pour désigner ces petites villes au cœur de la campagne : « country towns ». Ce réseau de petites et moyennes villes compte une diversité d'entreprises manufacturières et de services, d'institutions d'enseignement et de recherche ainsi que des bureaux décentralisés de l'administration publique qui créent de l'emploi et de la richesse en région.
L'occupation et la vitalité du Bas-Saint-Laurent reposent donc aujourd'hui sur la présence et le développement de cette multifonctionnalité qui ne sont pas sans profiter de la révolution numérique dont un des effets est l'affranchissement de nombre d'entreprises et d'emplois de l'obligation de s'établir dans un grand centre.
Un écart de richesse subsiste toutefois entre les régions intermédiaires et périphériques, comme le Bas-Saint-Laurent, et les régions centrales de la vallée du Saint-Laurent en amont de Montmagny. Cet écart est révélé par les revenus annuels moyens des ménages, les taux de chômage et d'assistance sociale.
Croissance de la population
Après plusieurs décennies de déclin économique et démographique, la région donne des signes de reprise. En 2017, on recensait 199 534 habitant·es dans le Bas-Saint-Laurent. Selon l'Institut de la statistique du Québec (ISQ), la population estimée de la région au 1er juillet 2022 était d'environ 200 500 habitants. Le taux de croissance est en constante augmentation depuis 2017-2019. Cette croissance démographique s'explique principalement par la migration entre les différentes régions du Québec dont profite le Bas-Saint-Laurent.
Il s'agit d'une tendance récente fort encourageante pour la région. En 2017-2018, le solde migratoire interrégional enregistrait une perte de 132 habitant·es suivant plusieurs années de résultats négatifs, ce qui, selon les projections de l'Institut de la statistique du Québec, devait se poursuivre. Or, en 2018-2019, on remarque un renversement de tendance.
Ceci dit, le Bas-Saint-Laurent compte toujours la population la plus âgée du Québec : 28,4 % de la population a 65 ans et plus. Toutefois, l'afflux de jeunes (célibataires, en couple ou en famille) permet d'entrevoir une atténuation de cet effet de vieillissement dans les années à venir.
Les départs constatés depuis mars 2020 dans les régions de Montréal et Laval ne s'expliquent pas seulement par le contexte pandémique. Ils sont l'expression d'un mouvement plus vaste, plus profond, qui amène une partie des citadin·es à fuir les grandes villes, faute de pouvoir y trouver des conditions de vie en accord avec leurs attentes et leurs moyens. La pandémie et les mesures de confinement ont exacerbé une tendance déjà présente depuis près d'une vingtaine d'années et qui va en s'accroissant.
Ces mouvements migratoires témoignent du regain d'intérêt pour les régions, leurs villes et leurs villages. Profitant de ce nouvel engouement pour les régions, le Bas-Saint-Laurent a connu une croissance soutenue de son solde migratoire au cours des vingt dernières années, passant d'un déficit de 1 095 en 2001-2002 à un gain de 1 293 en 2021-2022. Ce dernier gain est inférieur à celui de 2020-2021, mais il demeure supérieur à ceux des années précédentes.
Selon le rapport Regard statistique sur la jeunesse de 2019, les jeunes seraient moins enclins à quitter leur région d'origine qu'auparavant, et celles et ceux qui partent auraient plus tendance à y revenir. Deux principaux constats se dégagent de ce rapport, soit que les jeunes de 15 à 29 ans migrent de plus en plus vers les régions éloignées et que c'est dans la tranche d'âge des 25-29 ans que le flux migratoire est le plus important. Les raisons qui expliquent ces mouvements populationnels sont l'amélioration de la qualité de vie pour fonder une famille, obtenir un emploi ou démarrer une entreprise.
Le dynamisme nouveau qui traverse l'ensemble de la région du Bas-Saint-Laurent se manifeste non seulement sur les plans économique et démographique, mais aussi dans les sphères de la culture, du plein air, de la démocratie municipale, de l'engagement social et de la sensibilité envers les questions environnementales. En témoigne la prolifération des événements artistiques et des mouvements citoyens et participatifs. On constate aussi une volonté de prise en charge accrue du développement régional et local par les élu·es et les acteurs socioéconomiques. La création de la FabRégion est une illustration d'une démarche de mobilisation territoriale pour une plus grande autonomie durable et viable.
Des défis surgissent toutefois pour satisfaire les besoins en logement, places en garderie, soins de santé, transports collectifs intra et interrégionaux, fiscalité locale, aménagement et urbanisme, etc. Sur ce dernier point, les municipalités locales et les MRC devront disposer des moyens et des ressources appropriées pour gérer adéquatement le développement de leurs territoires sous la pression des nouvelles populations.
À coup sûr, le Bas-Saint-Laurent est une région du Québec où il fait bon vivre ! La revitalisation se substitue à la dévitalisation.
Bernard Vachon est professeur retraité du département de géographie de l'UQAM et spécialiste en aménagement et développement territorial.
Photo : Une fillette et un adulte profitent de la vue sur un voilier sur un quai de Rimouski-Est (Michel Dompierre).

La leçon de Sainte-Paule. Une histoire politique des Opérations Dignité

Au début des années 70, le gouvernement du Québec prend la décision de fermer plusieurs villages de l'Est-du-Québec, arguant que ceux-ci ne peuvent répondre aux besoins de leur population. Plusieurs familles s'opposent à la perte de leurs terres et se mobilisent dans ce qui portera le nom des Opérations Dignité pour lutter contre ce déracinement forcé.
Dans le Québec rural, il se trouve que des institutions ont été conçues et développées au siècle dernier dans la foulée de combats politiques menés par les mouvements sociaux ruraux afin justement d'accroître la maîtrise des communautés sur leur propre destin. Le Bas-Saint-Laurent est probablement l'endroit au Québec où l'on a poussé le plus loin les initiatives de développement local et régional. Pour cela, la mise en place de ces institutions a constitué un moment lumineux d'expérimentation sociale, dont l'histoire est susceptible d'alimenter les réflexions stratégiques sur l'avenir des territoires ruraux.
« Chez nous, c'est chez nous »
Nous pouvons faire remonter cette histoire à l'un de ses moments les plus significatifs. Un mois avant la crise d'Octobre, en 1970, des citoyen·nes d'un peu partout dans la région ont convergé vers l'église du village de Sainte-Paule, dans le haut pays du Bas-Saint-Laurent. Cette mobilisation populaire, animée par une élite locale ayant pris le parti de leur coin de pays, visait à préparer une riposte collective à un processus de rationalisation du territoire de tout l'Est-du-Québec. Ce processus s'était traduit par une première vague de fermetures de dix villages agroforestiers du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie en 1969. Une autre allait suivre peu de temps après, de 1970 à 1972. Un rouleau compresseur était en marche et il fallait l'arrêter.
Mais pourquoi ces fermetures ? Alors appelés « paroisses marginales », ces villages étaient jugés inaptes à répondre aux besoins à long terme de leurs habitant·es par les équipes du Bureau d'aménagement de l'Est-du-Québec (BAEQ), un organisme du gouvernement du Québec. On proposait à ces habitant·es d'être relocalisé·es dans des centres urbanisés de la région, dans des maisons construites spécifiquement pour cela. Si des familles s'étaient résignées, d'autres se sont accrochées pendant un temps, avant d'être contraintes d'accepter l'offre de relocalisation. Des milieux de vie ont ainsi été disloqués et des villages ont été démolis par les mains de celles et ceux qui les avaient bâtis trente années plus tôt.
Si l'économie de ces paroisses était peu diversifiée et ces villages parvenaient encore difficilement à offrir des perspectives intéressantes à sa jeunesse, ce n'était pas par manque de volonté ou d'ingéniosité de cette dernière. Ces établissements situés aux limites de l'écoumène habité avaient été ouverts à la colonisation dans les années 1930 sans avoir les moyens nécessaires pour se développer. Des familles entières avaient été invitées à s'installer dans ces « pays neufs », avec l'agriculture pionnière comme principale activité « économique ». Un râteau, une hache, au revoir et bonne chance. En dépit de l'omniprésence des massifs forestiers sur le territoire, leur accès était réservé à quelques grandes compagnies de pâte et à des clubs de villégiature fréquentés par des Américain·es, limitant substantiellement les possibilités de développer une économie forestière diversifiée. Ainsi, loin d'être une fatalité, la situation des « paroisses marginales » dans les années 1950 et 1960 était le fruit d'une série de choix économiques et politiques qui empêchaient d'avance leur essor.
C'est précisément pour dénoncer ces choix qui culminaient maintenant dans la fermeture des villages qu'une première grande assemblée citoyenne eut lieu à Sainte-Paule en 1970 afin de donner du mordant et de la structure à ce mouvement de résistance rurale. Non seulement s'agissait-il d'arrêter le rouleau compresseur des relocalisations, mais il était surtout question d'avancer des propositions d'institutions destinées à donner aux localités une maîtrise de leur développement. Loin de se laisser abattre, les habitant·es du haut pays ont misé sur l'action politique de long terme, qui allait osciller entre conflictualité, concertation et pédagogie sociale. C'est ainsi qu'a pris forme un mouvement social rural que l'on a surnommé les Opérations Dignité.
Un autre modèle de développement
L'assemblée générale rurale qui eut lieu à Sainte-Paule entraîna toute une série d'actions politiques allant des manifestations spontanées à la création de comités locaux d'animation et de formation. Une autre grande assemblée populaire eut lieu à Esprit-Saint en 1971, et une troisième en 1972 à Les Méchins, lesquelles furent respectivement baptisées Opérations Dignité 2 et 3.
Les Opérations Dignité avaient plusieurs forces. L'une d'entre elles était de se concevoir comme un pilier de transformation de la société et de l'économie. Les Opérations Dignité ont très tôt proposé la création d'institutions susceptibles de donner à la ruralité québécoise en général et bas-laurentienne en particulier des leviers de maîtrise de son avenir. Ces institutions étaient pensées comme l'amorce d'un autre modèle de développement, qui romprait aussi bien avec le tout au marché qu'avec le tout à l'État. On proposa notamment :
* l'élaboration d'un cadre favorisant le développement de fermes forestières, en permettant l'accès spécifique aux forêts publiques de proximité ;
* la mise sur pied d'organismes de gestion en commun des ressources naturelles des localités pour un réinvestissement prioritaire dans la région ;
* la mise à la disposition des communautés de capitaux patients destinés à financer sur le long terme des projets structurants pour l'économie et la vitalité des villages ;
* des règles pour faciliter le regroupement des propriétaires de lots forestiers privés afin qu'ils puissent mutualiser des moyens pour soutenir la viabilité de leurs exploitations et contribuer à la vitalité de leurs villages ;
* la décentralisation des lieux de décisions politiques vers les paliers régionaux du Québec, afin que les communautés puissent davantage agir par elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Beaucoup de ces propositions sont restées lettre morte ; d'autres ont été mises en œuvre. C'est le cas notamment des Groupements forestiers de l'Est, destinés à réunir des propriétaires de lots privés, mais aussi des Sociétés d'exploitation des ressources (SER). Mentionnons aussi que des mécanismes renforçant la viabilité des fermes de petite taille et les capacités de négociation des agriculteurs vis-à-vis l'industrie ont été adoptés dans la foulée des Opérations Dignité.
Il est clair que le modèle alternatif de développement que visaient les forces vives du mouvement ne s'est pas concrétisé : l'essoufflement des troupes, l'exode rural continu, la puissance des intérêts des compagnies privées et la situation constitutionnelle du Québec ont miné les assises de cette révolution tranquille espérée de la ruralité. Cela dit, les Opérations Dignité ont laissé dans la région des traces profondes qui sont encore visibles aujourd'hui. L'une d'entre elles est une culture de la concertation et de la participation, qui se manifeste dans plusieurs domaines et secteurs de la vie du Bas-Saint-Laurent.
Que sont devenues les institutions de la ruralité ?
Des bilans de cette période ont été faits par plusieurs personnes impliquées de près ou de loin dans ce mouvement. Ces bilans sont importants : ils permettent de transmettre la mémoire des combats qui ont façonné la société à laquelle nous appartenons. Comme le suggère indirectement la devise du Québec que l'on retrouve sur les plaques automobiles, l'oubli accroît l'aliénation. Cela dit, il nous semble qu'un volet de ce bilan reste à faire, soit celui de l'évolution récente des institutions économiques issues de ce mouvement. Avec la transition écologique comme horizon, tout devra être questionné. Il s'agit d'institutions qui ont été créées pour soutenir le développement endogène du milieu, combattre la dévitalisation et défendre un autre modèle où prime l'habitation du territoire sur l'extraction des ressources naturelles.
À ce titre, le cas des Groupements forestiers vient spontanément en tête. À bien voir comment ont évolué certains de ces groupements, il semble qu'ils se sont progressivement retournés contre la raison fondamentale qui les a fait naître. De moyens mis à la disposition des propriétaires de lots pour favoriser la pérennité de leurs entreprises ainsi que de leurs communautés, des groupements sont devenus dans certains cas des agents de déstructuration des milieux. Certains groupements sont ainsi très actifs sur le marché des terres forestières en achetant plusieurs lots, contribuant du même coup à la hausse moyenne du prix des terres et compétitionnant directement avec des candidates et candidats de la relève. Il s'agit là de vrais problèmes.
Les institutions issues d'une revendication pour la justice et la poursuite du bien commun sont constamment menacées d'être détournées des intentions initiales qui les ont fait naître. La normalisation du néolibéralisme, la puissance de l'imaginaire anglo-américain valorisant la propriété privée et disqualifiant la poursuite de l'intérêt général ont accru cette menace. Face à cela aussi bien qu'à la situation qui prévaut dans les grandes organisations ou vis-à-vis la crise écologique, il faut écouter la leçon de Sainte-Paule : la politique est la seule alchimie qui puisse métamorphoser une situation menaçante en une occasion de changer le monde.
François L'Italien, Institut de recherche en économie contemporaine

Souveraineté et autonomie alimentaires menacées

Les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres et ils s'intensifient significativement depuis une quinzaine d'années. De grands investisseurs (parfois étrangers) s'approprient nos terres.
La production agricole en région nordique représente tout un défi, puisque les coûts de production y sont plus élevés et que le rendement des cultures ne peut rivaliser avec celui des régions du sud. À première vue, le terreau semble peu fertile pour la capitalisation foncière chez nous. Sachez qu'il n'en est rien. Le Québec n'y échappe pas et ces phénomènes s'accentueront dans l'avenir, notamment au Bas-Saint-Laurent. L'achat de terres par de gros exploitants locaux, des non-résident·es ou des non-agriculteur·trices peut-il fragiliser notre souveraineté et notre capacité à gagner en autonomie d'un point de vue alimentaire ?
Oui. D'après François L'Italien [1], chercheur à l'Institut de recherche en économie contemporaine, les régions visées encourent une déstructuration de leurs communautés, une augmentation des pressions financières et commerciales sur le foncier et une fragilisation générale du secteur agricole. Qu'en est-il réellement ? Comme société (et région !) qui cherche à gagner en autonomie, sommes-nous réellement sensibles à ce qui se joue devant nos yeux ?
Phénomène mondial
L'intérêt des investisseur·es pour le secteur agricole s'accroit significativement à partir de 2005, où le mouvement de fond s'accélère dans le contexte de la crise financière de 2008. Les crises socioéconomiques qui s'entrechoquent alors restructurent l'économie mondiale. Selon L'Italien, « la crise financière de 2008 a généré les conditions pour une véritable “ruée” vers les terres considérées avec raison comme une valeur refuge par les gestionnaires de fonds en temps de crise. » L'Italien nous apprend qu'en seulement cinq ans, soit de 2005 à 2010, le nombre d'hectares transigés annuellement passe de 2,8 millions à 8,3 millions… une augmentation vertigineuse de 296 % ! Même si ces transactions touchaient principalement les pays du Sud global comme des pays d'Afrique, d'Asie ou d'Amérique du Sud, elles n'épargnent pas des territoires du Québec comme le Bas-Saint-Laurent, surtout en raison des changements climatiques. L'attrait des régions tempérées riches en eau ne fera qu'augmenter.
Des agriculteur·rices actif·ves sur les marchés
Dans une étude réalisée en collaboration avec le Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations [2], on fait le constat que ce sont majoritairement les agriculteurs et agricultrices qui transigent sur les marchés fonciers agricoles québécois. Plus récemment, dans un ouvrage écrit par Debailleul et Mundler (2018) [3], le constat demeure le même. Au Bas-Saint-Laurent, les fermes bien établies (principalement laitières) cherchent à consolider leurs activités en prenant de l'expansion. Cette demande soutenue des exploitations agricoles pousse inévitablement les prix à la hausse, induisant une forte surenchère.
Dans un article de La Presse paru en février dernier, on fait mention des terres qui s'envolent à prix d'or. Selon le plus récent bilan de Financement agricole Canada, la hausse sur les 20 dernières années a atteint le taux stratosphérique de 474 % ! À titre d'exemple, le prix des terres situées en Montérégie, terres parmi les plus fertiles du Québec, est passé de 11 431 $ à plus de 44 460 $ l'hectare en 2023. À ce prix, les revenus tirés de ces dernières ne peuvent plus couvrir la valeur marchande ou l'emprunt nécessaire pour en faire l'acquisition : le « potentiel agronomique » est désormais dépassé ! Peu importe, les actifs de grande valeur déjà détenus par les agriculteurs agissent comme garanties… au plus fort la poche ! La situation peut sembler moins criante au Bas-Saint-Laurent en raison du coût inférieur des terres. Néanmoins, alors que le prix moyen des terres du Québec en 2022 bondissait de 10 %, celui du Bas-Saint-Laurent augmentait de 9,3 %, pour une valeur moyenne de 9 250 $ l'hectare. À ce rythme, la situation bas-laurentienne ne sera bientôt plus étrangère à celle de la Montérégie. N'oublions pas que le « potentiel agronomique » de notre région est bien inférieur à celui de plusieurs autres régions du Québec.
De nouveaux acteurs financiers non-agriculteurs
Les actifs agricoles font maintenant partie de la liste des marchés à fort potentiel de rendement. Les premières transactions documentées au Bas-Saint-Laurent datent de l'automne 2015. On y fait mention d'acquisitions dans la région du Kamouraska par le fonds d'investissement PANGEA et de possibles acquisitions dans le secteur de la Mitis. Ailleurs au Québec, en Abitibi-Témiscamingue notamment, Radio-Canada rapportait en 2019 que le taux de propriété des non-agriculteurs représentait, seulement pour cette région, plus de 14 % des terres, soit une superficie de plus de 12 000 hectares.
Qu'ils s'agissent de fonds d'investissement ou de sociétés d'acquisition, c'est l'épargne capitalisée des ménages des pays industrialisés qui est mobilisée. Que le modèle retenu par ces investisseurs soit la location (ex. PANGEA, Gestion AgriTerra inc., le FIRA), l'exploitation directe (ex. Fonds de pension des employés de la Banque Nationale) ou l'intégration (ex. Partenaires agricoles S.E.C.), l'épargne des travailleur·euses est mobilisée pour une seule raison : faire des gains en capitaux sur le long terme. Et les investisseurs étrangers dans tout ça ? On semble n'avoir que les rumeurs d'acquisitions par des groupes d'intérêts chinois à se mettre sous la dent. Croyez-le ou non, on ne collecte pas les données sur la nature des propriétaires de terres agricoles. Le registre foncier du Québec les concernant ne le prévoit pas. On semble d'avis que l'accaparement des terres agricoles par des groupes d'intérêts, locaux ou étrangers, demeure marginal pour le moment. Pour plusieurs spécialistes, nous devons plancher sur la création d'une base de données sur la propriété agricole et sur les transactions foncières agricoles avant toute autre évaluation. C'est d'ailleurs la principale recommandation issue des audiences publiques de la Commission de l'agriculture, des pêcheries, de l'énergie et des ressources naturelles (CAPERN) tenue en 2015. Est-ce utile de rappeler que nous sommes en 2023 et que cette base de données n'existe toujours pas ?
Relève menacée
Hors de contrôle, la financiarisation des actifs agricoles pourrait sérieusement compromettre notre souveraineté et notre autonomie alimentaire. On peut très bien imaginer le pire et particulièrement en l'absence de relève. Qu'elle soit apparentée (enfants ou membres plus éloigné·es de la famille) ou non, l'intérêt des plus jeunes à reprendre la gestion des exploitations agricoles n'a jamais été si bas… Allons-y avec un exemple fictif simple. Supposons que Maurice et Gisèle désirent vendre leurs terres et que ces dernières constituent leur unique fonds de pension. En l'absence de relève, ils se tournent vers le marché pour trouver un acquéreur. Parmi ces potentiels acquéreurs, il y a la ferme voisine, un fonds d'investissement privé et un couple qui désire démarrer une ferme familiale.
Vous comprendrez que le contexte agricole et économique actuel ne favorise en rien le démarrage d'une nouvelle ferme familiale de proximité. La partie se jouera entre la ferme voisine et l'investisseur privé. Cette situation entraînera sûrement une surenchère qui, au mieux, maintiendra les prix actuellement élevés ou, au pire, propulsera de nouveau les prix à la hausse. Si la ferme remporte la bataille, elle verra sa taille augmenter, éloignant toujours davantage les potentielles relèves, puisque sa valeur croissante la rendra toujours plus difficilement transférable.
Si, en revanche, les terres sont avalées par le fonds d'investissement, l'objectif premier sera de capitaliser. Dans cette optique, produire localement pour nourrir et dynamiser la communauté au risque de concéder du rendement n'est pas une option. Comme le décrit L'Italien, « la financiarisation de l'économie a généralisé le développement des pratiques spéculatives portant sur les biens dits “de base” dont font partie les produits et actifs agricoles ». Depuis 2005, les investisseurs sont à la recherche de placements dans des catégories d'actifs sûrs leur permettant d'échapper à la volatilité des marchés.
Mobilisé·es pour l'Avenir !
Notre nordicité et nos lois en matière agricole ne constituent pas des remparts absolus contre la financiarisation. C'est à ce moment, quand tout nous parait joué, que des solutions porteuses d'avenir doivent s'imposer. C'est notamment le cas de l'ambitieux projet bas-laurentien FabRégion. Mené par le Living Lab en innovation ouverte (LLio) du Cégep de Rivière-du-Loup depuis 2020, il vise à atteindre 50 % d'autonomie locale dans les secteurs de la consommation alimentaire, énergétique et de biens manufacturés d'ici 2054. Parions que les regards seront tournés vers notre région pour suivre de près cette initiative unique au Canada. Ce que nous pourrions espérer, à tout le moins, c'est le maintien d'un certain équilibre entre investisseurs privés, fermes de grande taille et fermes familiales de proximité. Le pire des scénarios serait sans conteste des terres en friches se multipliant dans tout le Québec.
Au Bas-Saint-Laurent, les terres en friche ne manquent pas. Conserver les terres en production demeure une priorité. En ce sens, une alternative prometteuse inspirée des Sociétés d'aménagement foncier et d'établissement rural (SAFER), implantées en France dans les années 1960, mérite notre attention. Les SAFER ont été créées dans le but d'acquérir des terres agricoles et de les subdiviser au bénéfice de l'agriculture familiale et ainsi faciliter l'accès à la propriété. Notez que cette politique n'interdit pas explicitement l'achat de terres par des investisseurs, mais voit à favoriser un groupe précis d'acheteur·euses, soit la relève. L'Italien et Laplante [4] proposaient en 2012 la mise en place d'une Société d'aménagement et de développement agricole du Québec (SADAC). Selon eux, la création d'une telle société constituerait une réponse institutionnelle forte pour freiner les phénomènes d'accaparement, de spéculation et de surenchère des terres tout en favorisant l'installation d'une relève.
Peu importe le modèle, rentabiliser les activités d'une ferme est un défi de taille. La fragilité financière constante et les heures de travail incalculables ont raison de plusieurs d'entre nous chaque année. Qu'il soit physique ou psychologique, l'épuisement finit souvent par éroder la passion. Le contexte socioéconomique actuel exacerbe plus que jamais cet état de fait. Alors que le rapport au travail est en pleine mutation et que l'endettement n'épargne aucun projet d'établissement, comment transmettre notre savoir-faire sans sombrer dans le pessimisme ? Et d'ailleurs, à qui le transmettre ? Le manque criant de relève n'est certainement pas étranger aux conditions du métier. Et que dire du manque généralisé de main-d'œuvre ? Alors que les changements climatiques bouleversent déjà notre capacité à s'approvisionner en denrées, l'avenir m'apparait incertain. J'ose imaginer que la mobilisation des acteur·rices du Bas-Saint-Laurent jouera un rôle déterminant. J'ose imaginer qu'ils nous sensibiliseront à l'importance de ces enjeux avant qu'il ne soit trop tard.
[1] François L'Italien, « L'accaparement des terres et les dispositifs d'intervention sur le foncier agricole. Les enjeux pour l'agriculture québécoise », Institut de recherche en économie contemporaine, 2012.
[2] Jean-Philippe Meloche et Guy Debailleul, « Acquisition des terres agricoles par des non-agriculteurs au Québec. Ampleur, causes et portée du phénomène. » CIRANO, 2013.
[3] Guy Debailleul et Patrick Mundler, 2018. « Terres agricoles : entre propriétés privées et enjeux communs. Une réflexion sur les logiques d'accaparement et de concentration des terres agricoles ». Dans Lyne Letourneau et Louis-Étienne Pigeon, L'éthique du Hamburger. Penser l'agriculture et l'alimentation au XXIe siècle. Québec, Presses de l'Université Laval, pp. 235-272.
[4] François L'Italien, Robert Laplante, La Société d'aménagement et de développement agricole du Québec : une mesure d'initiative pour renforcer la vocation et le contrôle du domaine agricole, Rapport de recherche de L'IRÉC, Institut de recherche en économie contemporaine, 2012, 59 p.
Donald Dubé est producteur et copropriétaire de la ferme maraîchère Le Vert Mouton de Saint-Valérien-de-Rimouski.
Photo : Au coin du chemin du Canada et de la route du Chômage, à Saint-Juste-du-Lac, dans le Témiscouata (Michel Dompierre).

L’économie circulaire : une transition en cours vers un modèle plus soutenable ?

L'économie circulaire permet de redéfinir notre mode de production et de consommation pour limiter l'utilisation de ressource et protéger les écosystèmes. Elle diffère de l'économie linéaire qui se caractérise par la chaîne de valeur suivante : extraire, fabriquer et éliminer. Pour une économie alternative, il s'agit de récupérer ce qui se perd comme énergie dans la production ou qui se retrouve à la fin du cycle pour le réinvestir. Au Bas-Saint-Laurent, ce modèle économique s'implante à travers de nombreuses initiatives citoyennes.
Chaque année au Québec, près de 271 millions de tonnes de ressources entrent dans les systèmes de production et de consommation, soit un niveau supérieur à la moyenne canadienne. Or, seulement 3,5 % de ces ressources sont dites « circularisées » en 2022. Pour remédier à cette situation, nous devons réduire cette consommation insoutenable des ressources. C'est pourquoi il est pertinent de s'interroger sur le sujet suivant : peut-on miser sur l'économie circulaire pour réduire notre consommation de manière viable à long terme ?
Économie circulaire et décroissance
À première vue, il serait erroné de voir l'économie circulaire comme une voie d'accès vers la décroissance. L'économie circulaire vise plutôt un découplage de la croissance économique et de la consommation grandissante de ressources naturelles. Valoriser ses matières résiduelles ou implanter des mesures d'efficacité énergétique n'empêche pas une entreprise de faire des profits ou d'être en croissance, bien au contraire.
En revanche, l'économie circulaire peut être vue comme une solution transitoire de transformation économique et sociale qui guide les acteurs économiques vers l'atteinte d'objectifs de la décroissance. L'économie circulaire introduit des concepts fondamentaux partagés par l'approche axée sur la décroissance, comme la mutualisation ou la coopération. En cela, l'économie circulaire permet aux entreprises de déroger du cadre économique dominant reposant sur l'extraction d'une ressource, la transformation et la vente de celle-ci, résultant en bout de piste par la production d'un déchet et/ou de gaz à effet de serre. Elle permet une sensibilisation des acteur·rices, les invitant à remettre en question les façons de faire dans l'ensemble du cycle économique (extraction, production, transformation, consommation, fin de vie).
Pour être réellement compatible avec la décroissance, il faut cependant que les gains d'efficacité engendrés par l'économie circulaire soient réinvestis en actifs immatériels, par exemple en temps de repos, et non en production supplémentaire. Plus concrète et socialement acceptée que la décroissance, l'économie circulaire peut donc être comprise comme une étape essentielle qui peut conduire nos sociétés vers une transformation beaucoup plus large de nos façons de vivre.
Quelques exemples au Bas-Saint-Laurent
Il existe au Bas-Saint-Laurent une forte culture axée sur la concertation, les circuits courts, la valorisation des matières et le partage de ressources. Aujourd'hui, cette mentalité s'incarne de plusieurs façons à travers des projets menés tant par la communauté bas-laurentienne que par des entreprises et OBNL de notre région.
Par exemple, le Bas-Saint-Laurent est le premier territoire canadien membre du regroupement mondial Fabcity, un large réseau de villes et de territoires autosuffisants. Nommé FabRégion Bas-Saint-Laurent, cette démarche mobilise un grand nombre d'acteur·rices, (élu·es, citoyen·nes, expert·es et institutions de recherche) dans le but d'atteindre d'ici 2054 un seuil d'autosuffisance de 50 % de nos consommations. Après un diagnostic de la situation réalisé en 2021-2023, la seconde phase 2023-2026 visera à passer à l'action en mettant en œuvre des projets d'autosuffisance territoriale dans les différents axes de travail suivants : se vêtir, se nourrir, se transporter et se loger.
On retrouve aussi une grande concertation régionale sur les plastiques agricoles (notamment les plastiques employés pour l'ensilage), puisque le Bas-Saint-Laurent se classe au troisième rang des régions utilisatrices au Québec, avec près de 1000 tonnes de plastique agricole produit annuellement. Un projet débuté en 2021, piloté par Élyme Conseils, a permis de mettre en relation l'ensemble des acteur·rices de la chaîne de valeur afin de déterminer comment réduire à la source leur utilisation par de meilleures pratiques et comment améliorer le taux de recyclage de ces matières. La situation est d'autant plus urgente à traiter que ce taux de récupération est actuellement de seulement 10 % (le reste se retrouvant à l'enfouissement ou à la valorisation énergétique) et qu'une règlementation provinciale va encadrer prochainement leur gestion et obliger l'atteinte de cibles plus ambitieuses d'ici juin 2023.
À une échelle plus locale, un projet de Synergie Matanie est en cours d'implantation à Matane pour réaliser un incubateur d'entreprises en économie circulaire dans une usine laissée à l'abandon depuis 2012, l'usine RockTenn. Ce projet implique la réhabilitation complète du site (décontamination, réhabilitation des installations et partage de l'espace) pour permettre de démarrer des entreprises et des projets innovateurs dans un environnement conçu pour générer des symbioses industrielles. Ce projet est novateur dans son concept puisqu'il envisage d'autres perspectives que la construction de nouveaux bâtiments, celle de la valorisation des « verrues urbaines » comme solutions à la crise du logement que la plupart des régions du Québec connaissent actuellement.
Enfin, on retrouve aussi des entreprises qui innovent en économie circulaire en trouvant des débouchés pour des sous-produits. C'est le cas par exemple de l'entreprise Ellipse conservation, qui revalorise des résidus d'épicerie pour les transformer en collation à partir d'un processus de lyophilisation.
Freins et perspectives d'avenir
Les initiatives foisonnent au Bas-Saint-Laurent pour mettre en place des produits et services faits par et pour la communauté dans le but de tendre vers une carboneutralité et une forte autonomie régionale. De plus en plus d'entrepreneur·euses, d'élu·es municipaux et de citoyen·nes sont conscient·es des gains économiques et sociaux que l'économie circulaire peut apporter à leur entreprise.
La croissance économique a apporté au Québec une prospérité qui profite beaucoup à de nombreuses industries. Toutefois, pour faire face aux enjeux socioéconomiques et environnementaux propres à notre époque, un changement de paradigme doit s'opérer. Il nous faut, pour reprendre la définition du développement durable de Gro Harlem Brundtland, présidente de la commission mondiale sur l'environnement et le développement, « répondre à nos besoins actuels sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Maximiser le potentiel de circularité de l'économie québécoise nous semble une avenue porteuse pour respecter un tel engagement au regard du défi important qu'il reste encore à surmonter.
Pour y arriver, il importe de faire lever les nombreux freins qui empêchent de prendre le virage vers l'économie circulaire. Ceux-ci sont souvent de nature financière ou règlementaire. Par exemple, concernant les plastiques agricoles au Bas-Saint-Laurent, la plupart des municipalités régionales de comté (MRC) et producteur·rices de la région souhaiteraient s'aligner vers des collectes porte à porte par conteneur qui permettent d'atteindre les cibles gouvernementales de manière pérenne. Or, que faire lorsque la nouvelle réglementation implantée ne tient pas compte des meilleures pratiques du secteur, de la volonté de plusieurs organisations du milieu, et rend le financement de telles initiatives plus difficiles qu'auparavant ? Il faut mobiliser les acteur·rices après coup pour faire adopter des ajustements aux règlements. D'ailleurs, un tel front commun s'est mis en place au cours des dernières semaines et des discussions en ce sens sont en cours pour obtenir gain de cause au niveau provincial. Cette situation est contre-productive et constitue une déplorable perte de temps. Et elle n'est malheureusement pas isolée ! Pour la valorisation des résidus de viande, par exemple, des initiatives technologiques existent et permettraient de réduire le volume de ces résidus de 80 %, mais ce sont des normes sanitaires qui bloquent la réalisation de projets pilotes en ce sens.
En tant qu'organisme d'accompagnement, on se demande comment soutenir les entreprises de manière pérenne alors que le financement du gouvernement est alloué au projet, et non à la mission. La transition vers une économie plus propre et durable exigera de nos gouvernements et des institutions publiques une grande proactivité et un soutien continu envers les acteurs locaux qui sont beaucoup plus disposés qu'on le pense à changer les façons de faire. Cela passera donc par une reconnaissance du travail des organismes d'accompagnement en développement durable.
Jean-Michel Coderre-Proulx, Abigaelle Dussol et Évariste Feurtey, Élyme conseils, Organisme spécialisé en développement durable basé à Rimouski
Photo : La pêcheuse de crabe Louise Lemay durant une sortie sur le crabier, un matin de printemps. Années 1990, au large de Rimouski. Au loin, on voit l'île Saint-Barnabé (Michel Dompierre).

Saint-Valérien. De la saine réintégration du politique dans le social

Contrairement à plusieurs villages ruraux, la municipalité de Saint-Valérien résiste à la dévitalisation. Chaque année, de nouveaux ménages s'y installent et les initiatives citoyennes foisonnent, appuyées par les élu·es municipaux. Si bien que des gens d'un peu partout font la route pour venir comprendre le secret des irréductibles Valérienois·es.
Mentionnons d'abord la culture d'entraide et le savoir-faire transmis de génération en génération entre les familles y travaillant la terre depuis plus de 135 ans et les nouveaux ménages venus y élire domicile plus récemment. Puis, les organismes locaux et les propriétaires d'entreprises ont toujours pris part à la vie communautaire, ce qui donne lieu à des échanges intra et intergénérationnels. Par exemple, le groupe de la Tire de tracteurs antiques supporte financièrement les activités parascolaires, parmi lesquelles des ateliers d'artisanat donnés par les dames du Cercle de Fermières. Ces dernières se réjouissent de la compagnie des jeunes, parmi lesquel·les certain·es rendront éventuellement la pareille par de menus travaux ou lors de corvées dans les champs.
Ensuite, comme en témoignent plusieurs initiatives au fil des ans, un souci de prendre soin du territoire est présent depuis longtemps. Le Cercle des jeunes naturalistes dans les années 30, la Fête des Arbres instiguée dans les années 40, l'école Saint-Rosaire inscrite comme Établissement Vert Brundtland dans les années 2000, la Fête des semences et le renouvellement de politiques de développement durable sont quelques exemples parmi d'autres de ces initiatives citoyennes qui traversent les époques.
Pouvoir envisager une vie bonne
La combinaison de la culture d'entraide à échelle humaine, de l'accès au patrimoine naturel et des engagements municipaux pour en prendre soin, ainsi que la proximité d'une ville de services comme Rimouski attirent les nouveaux ménages en quête d'une vie bonne. Une fois installés, ils trouvent rapidement des groupes et activités d'intérêt par lesquels s'ancrer. Jadis, cet ancrage se faisait en grande partie par le biais de l'église. Aujourd'hui, cela passe beaucoup par le Centre communautaire.
La conversion de l'église en centre communautaire a été un processus éprouvant, parfois tendu, qui a permis de maintenir un lieu central essentiel à la rencontre. Sa gestion étant assumée par les citoyen·nes impliqué·es dans les organismes communautaires locaux, ce lieu est devenu un commun où convergent et émergent un éventail d'activités culturelles, culinaires, nourricières, sportives, festives, éducatives, intérieures, extérieures, pour les enfants, les parents, les grands-parents et, parfois, tout cela en même temps. La liberté et la responsabilité de s'organiser permettent la création de projets qui alimentent l'appareil municipal, lequel voit une motivation à appuyer les initiatives citoyennes.
Cette dynamique entre le communautaire et le municipal, enrichie par la rencontre entre la tradition et le renouveau, permet au politique de regagner lentement mais sainement le social. Évidemment, nous ne sommes pas à l'abri des flammèches, mais le choc des idées garde la communauté bien vivante.
Photo : Les cabanes de pêche apparaissent en hiver sur la banquise du Saint-Laurent, à l'embouchure de la rivière Rimouski. Selon la température, la pêche à l'éperlan s'étend sur trois semaines ou un mois chaque année (Michel Dompierre).
L’idéal des CPE publics s’effrite, travailleuses et familles payent le prix
Salaires absurdes et ratios trop élevés dans les CPE, selon un éducateur
Le dernier bulletin 2024 de JdA-PA vous offre toute la série des Chroniques libanaises
Les travailleurs d’Amazon à Laval manifestent pour une offre salariale équitable
L’importance de la reconnaissance et de la juste cause dans l’émancipation nationale
Voyage dans l’univers rebelle
Comment Postes Canada a entravé la grève via Purolator
Lutte et organisation autochtone face à la répression « Mejor represión, mejor organización »
Les syndicats de la C.-B. émettent un « décret chaud » pour soutenir des grévistes
« Le pouvoir des migrants est économique »
Le Revenu minimum : une réponse à la pauvreté et aux inégalités

Notes de lecture (Hiver 2024)
Robert Leroux, Les deux universités, Paris, Éd. du Cerf, 2022,
Des essais de professeurs d’université annonçant gravement la mort de l’université sont publiés depuis au moins 70 ans et ce n’est pas près de s’arrêter, malgré le fait inconvenant que l’université soit toujours vivante. La crise du wokisme des dernières années a ravivé cette littérature du maquis départemental. Le sociologue de l’Université d’Ottawa Robert Leroux ajoute sa pierre à ce curieux édifice avec l’ouvrage Les deux universités. Le sous-titre nous renseigne sur le critère de démarcation : Postmodernisme, néo-féminisme, wokisme et autres doctrines contre la science. Dès l’introduction, on comprend que la lutte en est à ses derniers soubresauts, car le postmodernisme contrôle déjà l’essentiel de l’université. Ses résistants sont « de plus en plus minoritaires » (p. 12), la situation est « grave et désespérée », il n’est « pas exagéré » d’affirmer que l’université « est en ruines » (p. 14).
Le premier chapitre tente de préciser l’état des lieux. On y rencontre le « postmodernisme », jamais défini, mais appréhendé comme l’opposé de la science et de la raison. L’auteur cite des tenants de l’approche scientifique des sciences sociales comme Aron, Weber, et surtout Raymond Boudon avec qui il a déjà travaillé. Leroux invoque les intellectuels des décennies précédentes qui nous prévenaient de la mort de l’université pour appuyer ses critiques actuelles, sans considérer que leurs prédictions se sont toutes avérées fausses. Il affirme par exemple qu’on ne lit plus les « classiques », citant des références des années 1960 qui disaient la même chose, ou encore le fait que presque personne n’ose critiquer le postmodernisme, s’appuyant sur des critiques du postmodernisme de Leo Strauss et de Michael Oakeshott des années 1950.
L’élan se poursuit au second chapitre, où l’auteur s’attarde sur des sujets plus précis. La position « diversitaire », qui « se veut un rejet de la nature humaine et de la démocratie, de même qu’elle est anti-scientifique » est maintenant tellement dominante sur les campus que la majorité en est réduite au silence (p. 79). À cause de l’adoption de critères EDI (équité, diversité, inclusion), « les universités nord-américaines […] sont devenues des fourre-tout, des foutoirs, des repaires d’idéologues » (p. 90). Leroux se plaint de revues anti-scientifiques comme le Journal of Transgender Studies ou le Journal of African Studies qui ont comme point commun de ne pas exister (il y a eu brièvement un JAS dans les années 1980) (p. 90). Mais sa fougue se dirige surtout vers le personnel administratif et professoral. Les recteurs sont des profs ratés, la haute administration est constituée d’« idéologues soucieux de promouvoir l’étude de sujets à la mode afin de multiplier le nombre d’étudiants » (p. 87), le corps professoral en sciences sociales est homogène à gauche et ces profs sont incapables d’enseignement car ils n’ont pas de culture générale; bref, ce sont de futurs recteurs.
Le troisième chapitre porte sur « l’art du sophisme ». Exemple de sophisme démonté : « [L]es inégalités sont naturelles. L’idée selon laquelle le capitalisme, qui est ici considéré comme un phénomène naturel, est la source de toutes les inégalités, est donc fausse » (p. 105). Le sophisme domine le champ de la formation. Les étudiants gradués doivent « se réclamer » de Foucault et de Derrida « pour espérer obtenir un poste à l’université » (p. 109); on glisse ainsi rapidement du sophisme vers le postmodernisme, qui sera l’objet du reste du chapitre. Un professeur est ciblé : David Jaclin, chercheur sur les questions de l’« animalité » qui fait effectivement partie de la mouvance des critical studies. Leroux démolit les thèses et l’homme sur sept pages (p. 120-126), sans toutefois préciser qu’il s’agit d’un de ses collègues de département.
Au quatrième chapitre, on passe au « néo-féminisme », qui inclut les débats contemporains sur le genre. D’abord, c’est « la règle du nihilisme » (p. 138). Les idées de Judith Butler et consorts « triomphent sans partage dans nos universités » (p. 152). Leroux en a long à dire au sujet d’un numéro spécial sur le féminisme de la revue Sociologie et Sociétés en 1981, qui aurait selon lui « entaché » la réputation de la revue (p. 149). Il s’attarde également sur La domination masculine (Seuil, 1998) de Pierre Bourdieu, qu’il juge incompréhensible. À la fin, il cite le professeur américain Mike Adams, un critique du féminisme dont il apprécie l’« humour grinçant », mais qu’on aurait « forcé à prendre sa retraite » pour ses propos (p. 164-165). En fait, Adams est un personnage hautement controversé depuis longtemps. C’est un provocateur de droite populiste qui humiliait fréquemment ses propres étudiants et étudiantes sur les réseaux sociaux, et qui avait notamment comparé les mesures sanitaires pandémiques à l’esclavagisme.
Le dernier chapitre est une attaque en règle contre le wokisme, au cas où les quatre précédents n’avaient pas été assez clairs. Le mouvement woke « déteste notre monde, il souhaite non seulement le réformer, mais le détruire » (p. 193). C’est une « machine de guerre idéologique dont le but, plus ou moins explicite, est d’anéantir la raison, la logique et la vérité » (p. 195). L’auteur donne l’exemple de l’Université Princeton, où « on vient d’abolir les programmes d’études grecques et latines » (p. 194), sauf que les cours de grec et de latin sont toujours au programme, mais ils sont passés d’obligatoires à cours à option. Leroux s’en prend à l’« autochtonisation » des universités, exemplifiée entre autres par des jardins autochtones sur plusieurs campus, « preuve supplémentaire que les mauvaises idées, gangrenées par le politiquement correct, se répandent aussi rapidement qu’un microbe » (p. 202). Pour Leroux toutefois, le phénomène woke n’est pas nouveau; il perçoit une continuité des premières manifestations du postmodernisme jusqu’à aujourd’hui. Ce point le distingue de la plupart des anti-wokes, mais c’est bien le seul.
En effet, l’ouvrage est tout à fait conforme au genre anti-woke défilant constamment dans nos librairies. Il cite de nombreux ouvrages, mais quasiment jamais de sources primaires « wokes ». L’aspect le plus surprenant de l’ouvrage est peut-être ses 49 références à une obscure revue américaine, Academic Questions. Après recherche, il s’agit de la revue maison de la National Association of Scholars, un pastiche de droite populiste de la très officielle National Academy of Sciences. Contrairement à la seconde, la première a pour objectif de fournir aux médias des « experts » dans les débats courants qui vont présenter des positions climatosceptiques, antiavortement, anti-vaccin, etc.
Le mouvement anti-woke est un univers parallèle qui a atteint l’autonomie parfaite : un système de think tanks, de publications et d’experts qui peuvent désormais entièrement se citer les uns les autres pour prouver l’existence de cet univers. L’hégémonie woke à l’université n’existe pas, point. Voilà une vérité empirique plate, mais comment est-il possible qu’autant de professeurs se trompent ? Comment peut-on critiquer la vision farfelue du monde académique véhiculée dans Les deux universités, alors que ses thèses sont appuyées littéralement par des centaines de références qui disent la même chose ? Mais ces références sont rarement académiques. Les maisons d’édition universitaires et les revues savantes sérieuses ne s’intéressent pas à ce genre de truc. L’institution du savoir a malgré tout ses mécanismes de défense…
Par Learry Gagné, philosophe et chercheur indépendant
Catherine Dorion, Les têtes brûlées. Carnets d’espoir punk, Montréal, Lux, 2023
Plusieurs avaient hâte de lire le nouveau livre de cette « égérie sulfureuse de la gauche déjantée et féministe[1] ». Pour le souffre, on repassera. Mais pour le reste, l’égérie, la gauche, le féminisme et le caractère déjanté (devenu punk entretemps), tous les ingrédients sont là.
Les carnets sont structurés de façon chronologique, nous invitant à revivre le parcours politique de cette députée de Québec solidaire (QS), Catherine Dorion, depuis le Sommet des Amériques en 2001 jusqu’à ses adieux définitifs à la vie parlementaire en 2022. L’essai se subdivise en quatre sections principales, chacune insistant davantage sur une thématique précise, mais sans s’interdire la possibilité de réfléchir au-delà du thème prédominant. Le traitement des différents enjeux abordés adopte tantôt le mode du témoignage, tantôt un ton plus intellectuel, mobilisant alors des autrices et des auteurs reconnus dans leur discipline respective : sociologie, anthropologie, philosophie, etc.
La première section, la plus volumineuse, porte surtout sur la relation complexe et contradictoire que la députée artiste entretient avec l’univers médiatique. Elle nous offre ici l’une des démonstrations les plus fécondes de l’ouvrage, celle qui analyse la rationalité propre à la bulle médiatique dans laquelle est enfermée la colline Parlementaire. Cette bulle impose ses règles aux élu·e·s et au personnel politique, si bien qu’elle crée un univers désincarné, indépendant et autosuffisant. Même la députation solidaire doit se soumettre aux règles impitoyables de cette bulle, au risque d’y sacrifier sa créativité et son action politique émancipatrice.
On ne pourra pas dire qu’avant octobre 2018, Mme Dorion n’avait prévenu personne de ce qu’elle s’apprêtait à faire et du style qui serait le sien, advenant une victoire électorale de Québec solidaire dans la circonscription de Taschereau. Les carnets illustrent bien dans quelle mesure la citoyenne et militante a su miser sur son originalité et son talent artistique pour communiquer son message politique et soutenir les mobilisations autour de différentes causes, dont sa propre élection. Qu’à cela ne tienne, l’industrie médiatique montera en épingle la moindre fantaisie vestimentaire ou déclaration décapante de la jeune députée. Au point où celle-ci se met vite à dos la haute direction du parti, qui ne tolère pas d’être médiatiquement reléguée au second plan et qui estime que les écarts de Dorion lui volent la vedette.
La critique des médias est très détaillée et comprend une grande variété de dimensions. Les quelques pages dédiées à l’animateur André Arthur sont édifiantes. Elles montrent à quel point la vie de l’autrice, dès l’enfance, est marquée au fer rouge par certains dérapages radiophoniques, comme ceux dont le roi Arthur avait fait sa spécialité. L’hypertrophie du « commentariat », aux dépens de la recherche fouillée et rigoureuse de l’information, est également attaquée, ainsi que l’hégémonie des multinationales du numérique, qui non seulement aggravent la crise des médias, mais concentrent le capital, standardisent l’information et abrutissent les individus.
Peu à peu, on plonge dans la seconde thématique centrale de ce livre, l’aliénation par le travail et, plus globalement, par le désir de performance dans une société définie comme productiviste. La députée Dorion décrit avec brio le processus par lequel elle perd progressivement la souveraineté sur sa propre existence. Le caractère chronophage de la fonction de député est ciblé bien sûr, mais aussi le rythme effréné découlant de son désir d’être à la hauteur des attentes de tout le monde : ses concitoyens et concitoyennes, son caucus, le personnel parlementaire, ses ami·e·s et sa famille.
Elle déplore non seulement cette accélération frénétique typique de notre ère, mais aussi la perte de sens qui accompagne trop souvent une grande part des tâches professionnelles qu’elle doit accomplir. La joute partisane à l’Assemblée nationale l’inspire peu, y compris le travail en commission parlementaire, qui devrait pourtant être l’occasion de montrer publiquement la plus-value qu’un parti comme QS peut apporter au débat public et au processus législatif. À sa décharge, reconnaissons que notre parlement provincial (comme le fédéral d’ailleurs) est resté une institution conservatrice, engluée dans un régime britannique conçu d’abord pour préserver les intérêts des classes dominantes. Certaines des caractéristiques vieillottes du Salon bleu sont d’ailleurs mises en évidence dans ce livre, comme la dichotomie entre code vestimentaire strict pour les hommes et absence totale d’un tel code pour les femmes − l’arrivée de celles-ci à l’Assemblée nationale n’ayant pas été prévue, semble-t-il.
En définitive, l’addition de toutes ces aliénations, celles découlant du traitement médiatique, du travail parlementaire et de la discipline de parti, aura raison de la santé de Mme Dorion : santé physique d’abord, mais plus durablement, santé mentale. Ce dernier sujet s’avère être un fil conducteur du livre, permettant d’apprécier la gravité des défis que l’autrice a dû affronter. On pourrait même parler d’épreuves, notamment lorsqu’on découvre certains épisodes clés de sa vie familiale.
Inversement, et heureusement, le travail de circonscription a été stimulant et profitable. L’association locale de la circonscription de Taschereau est dépeinte comme très dynamique et semble avoir connu une existence riche et trépidante. La députée décrit entre autres comment elle et son équipe ont fait du « local de circo » une ruche pouvant accomplir une variété de mandats, allant du soutien aux luttes à l’animation sociopolitique et intellectuelle.
L’avant-dernière dernière section propose une critique du fonctionnement de l’appareil parlementaire de QS, ayant lui aussi sa propre rationalité − plus ou moins partagée par Dorion − et dont l’immense pouvoir peut compromettre le caractère démocratique du parti lui-même. La personnalité de Gabriel Nadeau-Dubois est au cœur de l’insatisfaction exprimée par la députée solidaire; sa manière d’assumer la fonction de co-porte-parole jouerait un rôle de premier plan dans la critique exprimée. On a envie de demander à l’autrice si le jour où il n’occupera plus ce poste, QS redeviendra à ses yeux un parti sain et attrayant.
Elle répond indirectement à cette question en invoquant la loi d’airain de l’oligarchie formulée par le politologue Robert Michels (p. 279), qui s’applique à QS comme aux autres formations. Dorion dénonce l’émergence d’une puissante bureaucratie qui présiderait aux destinées du courant solidaire. Au bout du compte, on s’interroge : cette loi implique-t-elle de jeter le bébé avec l’eau du bain ? Quelle action politique de gauche faut-il mettre de l’avant ? La forme parti demeure-t-elle pertinente ou doit-on au contraire miser sur autre chose que l’action partisane ? Quel bilan faire de l’évolution des forces de gauche au Québec ces 20 dernières années ? Quelles sont les perspectives pour les mouvements sociaux à la recherche d’une action politique émancipatrice ? Devraient-ils intégrer l’équation électorale à leur travail et si oui, comment ? Ces questions sont grosso modo esquivées.
Un autre angle mort de ce livre est la perspective de l’indépendance du Québec, pourtant le centre de gravité de l’engagement politique de Catherine Dorion. Celle-ci revient brièvement sur la création d’Option nationale (ON), début officiel de sa trajectoire de politicienne, avec sa candidature pour ON en 2012 dans Taschereau. La fusion d’ON et de QS est présentée comme une étape positive, mais est à peine effleurée. Quel bilan en faire aujourd’hui ? Et plus largement, le projet d’indépendance est-il encore fécond ? Quelle place devrait-il occuper dans l’action politique de gauche ?
La dernière section présente des hommages que la députée a reçus en fin de mandat et communique le bonheur qu’elle éprouve à l’approche de son retour à la vie civile. La grande qualité d’écriture de ce livre indique que la flamme qui anime Catherine Dorion est loin d’être éteinte et qu’une brillante nouvelle vie l’attend.
Par Philippe Boudreau, professeur de science politique au Collège Ahuntsic
Samir Saul, L’impérialisme, passé et présent. Un essai, Paris, Les Indes savantes, 2023
Il ne faut pas se faire d’illusion : s’il est vrai, comme le disait Lénine, que « l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme », le phénomène ne date pas de la modernité. Il puise sa source aussi loin qu’à l’aube des premières civilisations, au moment où les premiers regroupements humains se sédentarisent et délaissent progressivement la chasse et la cueillette pour pratiquer l’élevage et l’agriculture.
C’est le point de départ de l’analyse que fait Samir Saul du phénomène de l’impérialisme qui, selon l’acception qu’il privilégie, s’incarne de différentes manières selon les époques, les contextes sociopolitiques et économiques, les ressources naturelles disponibles, les aléas du climat et, aussi, quoique de façon plus ponctuelle, selon les croyances religieuses et les idéologies.
L’ouvrage est divisé en quatre parties, chacune correspondant à des époques précises de l’évolution de l’impérialisme. Pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants, on pourrait cependant regrouper les différentes phases de ce phénomène de nature à la fois politique et économique en deux moments essentiels : 1) plus près de nous, l’impérialisme « post-colonial » (depuis 1945) avec la mainmise des États-Unis sur les affaires internationales et 2) l’impérialisme proprement « colonial », que l’auteur qualifie de « moderne » (Renaissance – XVIIIe siècle) ou de « contemporain » (XIXe – milieu XXe). Quant à la « préhistoire » de l’impérialisme (Antiquité gréco-romaine et ses prédécesseurs, Sumer, Babylone, Assyrie), on peut l’inscrire dans la période strictement « coloniale », non pas, évidemment, pour des raisons « historiques », mais pour des raisons « théoriques », dans la mesure où elle se rattache, en quelque sorte, au type d’impérialisme qui a précédé celui du capitalisme financier de notre époque alors que celui-ci se rattache à l’impérialisme de la modernité au moment de l’avènement du capitalisme, sa phase actuelle étant tout à fait inédite.
Ainsi, « l’impérialisme étant l’extraction à l’étranger d’avantages économiques par des moyens extraéconomiques[2] », il va sans dire qu’il est corrélatif à des rapports inégalitaires entre peuples et nations. Il prend appui sur une inégalité de fait (ou « naturelle ») et l’accentue par des pratiques de spoliation, d’extorsion, de colonisation qui vont se raffiner au fil du temps, devenant plus efficaces, systématiques, structurées, jusqu’à ce que les relations internationales deviennent des relations parfaitement intégrées dans des rapports de domination économique et, ultimement, financière. Déjà à Athènes, la nécessité d’élargir le champ d’action de la Cité au-delà des frontières délimitées par la première implantation va finir par se faire sentir : accroissement de la population, pauvreté des terres arables, dépendance des importations d’aliments de première nécessité, la ville va augmenter ses exportations en se spécialisant, ce qui va affecter les petits producteurs incapables de s’adapter à l’agriculture à grande échelle, les réduisant à la mendicité, au travail servile et à l’« exil », d’où les premières colonies de peuplement pour soulager la métropole de cette masse d’indigents et pour éviter les conflits sociaux.
Rome pousse un peu plus loin cette logique, mais dans un sens différent qui préfigure les impérialismes à l’ère moderne. La dynamique coloniale ne répond plus à un besoin vital de survie ou de première nécessité, mais bien à une politique « impériale » assumée, à une volonté de domination et d’expansion de la civilisation « romaine » aux limites des contrées « barbares ». Cette mégalomanie va causer la perte de l’Empire qui ne pourra plus répondre aux besoins toujours plus grands en esclaves, en ressources naturelles, en butins de guerre, en impôts : « Rome consomme beaucoup et produit peu » (p. 25). À partir de la fin de la guerre froide, les États-Unis vont se retrouver dans une situation semblable : leur productivisme à grande échelle qui les a hissés au sommet de la hiérarchie des pays développés va se muer en économie rentière avec des déficits commerciaux et de paiements faramineux, ainsi qu’une dette pharaonique qui, paradoxalement, sera financée par leur principal concurrent au statut de première économie mondiale : la Chine.
En fidélité à une approche « matérialiste » de l’histoire, Samir Saul place au centre de son analyse de l’impérialisme la question cruciale du développement des moyens de production, qui s’inscrit lui-même dans des rapports de production spécifiques à un moment déterminé de l’évolution des sociétés humaines, donc des relations entre forces productives et propriétaires de ces moyens de production à l’échelle internationale. Ceci est d’autant plus vrai que l’impérialisme, en tant que théorie et pratique délibérée, effectue un saut « qualitatif » au moment de l’émergence du capitalisme au tournant du XVIe siècle, à l’époque de ce que fut la Renaissance, non seulement celle de la culture des élites et de l’« humanisme » philosophique, mais aussi celle des techniques de navigation, des connaissances pratiques pour la maitrise des éléments, du savoir scientifique à ses balbutiements, en corrélation avec une nouvelle vision du monde qui se met en place.
De méditerranéens jusqu’à la fin du Moyen-Âge, les empires vont désormais se constituer à partir de la côte Atlantique en direction de l’Amérique et de l’Afrique, avec un prolongement en Asie du Sud-Est. Le XIXe siècle sera l’occasion d’un autre changement majeur dans les dynamiques impériales avec les deux industrialisations qui vont placer la Grande-Bretagne au rang incontesté de première puissance mondiale. Adviennent les deux grandes guerres du XXe siècle, qui ne sont rien d’autre que l’expression d’une volonté impérialiste « germanique » de détrôner l’Empire « britannique », échec monumental qui va entrainer avec lui toute l’Europe dans une totale dévastation, ouvrant grandes les portes aux États-Unis, puissance montante qui attendait son heure.
Encore une fois, l’impérialisme, comme phénomène à la fois politique, économique et même « culturel », échappe à une grille d’analyse qui serait par trop « naturaliste », ayant la prétention de pouvoir prédire ses développements ultérieurs à partir de ses comportements passés. L’avènement de l’impérialisme américain au sortir de la Deuxième Guerre mondiale est un bel exemple des bifurcations possibles de l’histoire des civilisations. Désormais, nul besoin de colonies de peuplement, de possessions territoriales d’outre-mer, de guerres coûteuses en argent et en hommes pour garder le contrôle sur le commerce international. La conjoncture est tellement favorable à l’Amérique que les pratiques coloniales usuelles en la matière deviennent « archaïques »; superpuissance capitaliste qui dépasse en influence toutes les autres réunies, et ce, malgré un ennemi d’importance, l’URSS, quoique d’un nouveau genre parce qu’« idéologique », les États-Unis vont envahir et contrôler le monde par la force de leur économie, le dollar se substituant à l’étalon-or comme monnaie de réserve internationale, ses multinationales dictant les politiques économiques de pays « souverains », sa puissance militaire, surtout depuis le démantèlement du Pacte de Varsovie, surpassant de loin celle des éventuels « compétiteurs ».
À la suite de cette longue et profonde investigation (très érudite et remarquablement articulée de la part de l’auteur) du phénomène de l’impérialisme à travers l’histoire, il serait tentant d’en déduire que cette propension à imposer sa loi, à accaparer terres, ressources, force de travail pour son seul profit et à développer des technologies, des moyens de coercition de plus en plus efficaces est consubstantielle à l’avènement de la civilisation, dans la mesure où l’économie de type agricole qui la caractérise s’accompagne nécessairement d’une complexification des structures socioéconomiques, d’une augmentation des besoins en nourriture, en infrastructures, en outillage, d’un élargissement de l’espace habité, cultivé, réservé à l’élevage et d’un accroissement de la population comme conséquence « logique » du passage d’un mode de vie nomade à un mode de vie sédentaire.
L’impérialisme, comme pratique et comme idéologie, s’est ancré de façon indélébile dans les relations internationales depuis la Mésopotamie, plusieurs millénaires av. J.-C. jusqu’à l’Empire américain au XXIe siècle; constitue-t-il pour autant un horizon indépassable de la vie en société ? Il faudrait un autre ouvrage, plus philosophique celui-là, pour apporter des éléments de réponse à cette terrible question. En attendant, voilà comment l’auteur pose le problème dans sa conclusion :
L’impérialisme est-il une nécessité ou un choix ? […] On ne connaît pas de période historique où elle [la voie de l’enrichissement relativement rapide et facile] n’a pas été empruntée. […] Pour une puissance qui perd ses ramifications impérialistes, une autre la remplace au pied levé. C’est dire que s’il n’y a pas nécessité d’impérialisme conformément à une logique inexorable, la permanence de l’impérialisme se vérifie empiriquement (p. 275-276).
Par Mario Charland, détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université du Québec à Trois-Rivières
- Denise Bombardier, « La députée aux longues jambes », Journal de Montréal, 5 novembre 2019. ↑
- L’impérialisme, p. 125 : « … l’usage de la force pour réussir et venir à bout des rivaux [en étant] une donnée constante ». ↑

Repenser les droits humains en Haïti
Retour à la table des matières Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025
Repenser les droits humains en Haïti
Frantz Voltaire, Président-fondateur du Centre international de documentation et d’information haïtienne, caribéenne et afro-canadienne
Parler des droits humains en Haïti en 2024 est une gageure1. Avant même d’analyser cette question, on est confronté à la nécessité de faire la preuve qu’il est possible d’en parler dans les conditions d’une violence aveugle des gangs armés, mais aussi de l’impuissance de l’État à assurer l’ordre. Comment en effet, aborder la question des droits dans un contexte où l’insécurité et l’impunité restent en tête de liste des préoccupations citoyennes ? Comment répondre à la violence meurtrière des gangs sans à la fois poser le problème de la sécurité, mais aussi celui de la réparation aux victimes ? Résoudre le problème de la sécurité est aussi une gageure pour des raisons complexes. La question sécuritaire est certes présente durant toute notre histoire de peuple. Une histoire née de la violence de l’esclavage où l’esclave n’était qu’un bien meuble. Une histoire de résistance et d’une révolution qui aura duré de 1791 à 1804, d’une révolution qui aura combattu des forces d’invasion anglaise, espagnole et française. De l’Indépendance d’Haïti en 1804 à l’occupation militaire américaine de 1915 à 1934, jusqu’à la dictature des Duvalier, la violence a été le fait d’un État qui niait les droits de la majorité de ses citoyen-ne-s. Depuis le tremblement de terre de 2010, ce sont surtout les gangs armés qui imposent une terreur aveugle et qui, aujourd’hui, contrôlent plus de 80 % du territoire de la capitale de Port-au-Prince. Cela survient dans le contexte particulier d’un pays où l’État n’a plus le monopole de la violence, et où les promesses de la communauté internationale d’aider la police nationale à rétablir même un semblant d’ordre se sont révélées vaines. La communauté internationale a joué un rôle absolument néfaste en Haïti, avec le choléra et un appui aux gouvernements illégitimes et le contrôle du système politique. Mais que dire du Canada ? Le Canada a joué un rôle particulièrement important dans la formation de la police nationale, la réforme de la justice et du système pénitentiaire. En ce sens, le Canada est aussi responsable de cet échec de l’appui international. Comment aujourd’hui répondre à la situation de terreur en Haïti, sans répondre au problème des gangs terroristes dans la capitale ? Il faut se rappeler que Hélène LaLime, la représentante du secrétaire général des Nations unies en Haïti, avait favorisé la coalition des gangs à Port-au-Prince. Voilà un autre exemple de la responsabilité de la communauté internationale dans la crise actuelle. Il faut souligner tout autant la responsabilité des pays du Core Group lors de la mise en place du gouvernement d’Ariel Henry après l’assassinat du président Jovenel Moïse. La violence reste alimentée par des armes et munitions venues de la Floride, de la Colombie et aussi de la République dominicaine. Sortir de la violence demandera d’importants moyens matériels, et la communauté internationale devra, en ce sens jouer, un rôle déterminant, en fournissant une importante aide à la reconstruction du pays. Mais, sortir de la violence et établir un État de droit demandera surtout la prise en compte des revendications citoyennes de justice et des réparations aux victimes. Il faudra mettre en place une assistance humanitaire, médicale et psychologique importante aux victimes ainsi que des réparations pécuniaires surtout pour les femmes victimes d’abus. Il faudra aussi mettre en place des programmes spéciaux de réinsertion pour les enfants victimes des gangs. Le défi sera non seulement de rétablir la sécurité, mais aussi de construire un système judiciaire qui mettra fin à l’impunité, avec l’appui des diasporas haïtiennes répondant aux aspirations de la population. Le Canada, en s’appuyant sur les positions de la diaspora haïtienne, pourrait jouer un rôle clé dans le renforcement d’un système judiciaire et électoral non corrompu et transparent. Un des défis majeurs sera de s’adresser aux problèmes des jeunes mobilisés par les gangs dans un pays où la plupart des centres carcéraux et de réadaptation ont été détruits. Pour sortir de la situation d’insécurité généralisée, la police nationale haïtienne devra être renforcée en excluant les corrompus au sein de l’institution. Comment parler de droits dans une situation où les institutions étatiques sont réduites à une peau de chagrin ? Comment combler les départs pour les États-Unis de plusieurs milliers de cadres dont plus d’un millier de policières et de policiers, de centaines d’ingénieur-e-s, de médecins et d’enseignant-e-s, tous incités par la politique migratoire mise en place par le gouvernement américain de Joe Biden en 2023 ? Comment reconstruire le pays sans l’apport de sa diaspora ? Durant cette période de transition, il faudra créer avec l’assistance de la diaspora haïtienne une commission de vérité, réparation, sécurité et justice pour établir les faits résultant de la terreur des gangs terroristes, de la corruption et des responsabilités de certains membres des élites politiques, policières, judiciaires et économiques dans cette violence. Cette commission devra apporter des pistes de réflexion sur les conséquences de la violence ; synthétiser les informations disponibles sur les conséquences médicales et psychologiques de la violence ; rassembler des témoignages et mettre en place un programme de réparations pour les victimes. De plus, cet organisme devra réaliser plusieurs actions : formuler des recommandations pour informer et protéger les droits humains ; proposer la création d’un tribunal spécial chargé de juger les crimes contre les droits humains ; assurer une assistance médicale aux victimes surtout les femmes et les enfants ; assurer la formation des professionnel-le-s de la santé : psychologues, psychiatres, infirmiers et infirmières, travailleuses et travailleurs — sociaux ; renforcer à l’échelle nationale les réseaux de défense des droits humains ; sensibiliser la population aux droits humains. L’une des exigences de la construction d’une société haïtienne respectueuse des droits humains sera de tenir compte des réparations des dommages infligés aux victimes, et aussi traduire devant un tribunal spécial les responsables des crimes commis. Les responsabilités sont multiples ; les réparations devront impliquer toutes les parties prenantes nationales comme internationales.1 Les sources de cet article sont : Benjamin Fernandez, L’échec des Nations Unies, Le Monde diplomatique, Paris, janvier 2011. Haïti, Droit de l’homme et réhabilitation des victimes. Mission civile internationale en Haïti OEA/ONU. Imprimerie Deschamps, Claude Moïse, La question sécuritaire, CIDIHCA, Montréal, 2022. Ricardo Seintenfus, L’échec de l’aide internationale à Haïti : dilemmes et égarements, CIDIHCA, Montréal, 2015.
L’article Repenser les droits humains en Haïti est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Lutter contre l’ingérence sans bafouer les droits
Retour à la table des matières Droits et libertés, automne 2024 / hiver 2025
Lutter contre l’ingérence sans bafouer les droits
Tim McSorley, Coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles
Une traduction par Barbara Ulrich, traductrice Des inquiétudes entourant l’ingérence étrangère continuent à faire les manchettes au Québec et à travers le Canada, suscitant l’examen approfondi, la controverse et les appels à agir aussi rapidement que possible afin de remédier à ce que les agences nationales de sécurité ont nommé de façon hyperbolique une menace existentielle pour le Canada. Il y a de toute évidence des incidences d’ingérence étrangère qui soulèvent des préoccupations urgentes. À titre d’exemple, les révélations que les membres de la communauté Sikh au Canada ont été des cibles d’harcèlement, de violence et même de meurtre par des agent-e-s du gouvernement indien et d’autres menaces transnationales de répression envers des activistes de droits de la personne et leurs familles au Canada. Cependant, ce débat a été trop caractérisé par la xénophobie, le racisme, la partisanerie politique, la surenchère ainsi que la précipitation à promulguer de nouvelles lois sévères étendues. Certaines de ces lois auront non seulement des retombées significatives sur les droits humains au Canada, y compris la liberté d’expression et d’association, mais également sur la contestation et la dissidence, la coopération et la solidarité internationale, la liberté académique et la liberté de presse. Ceci est dû en grande partie à des renseignements secrets divulgués par des sources anonymes dont l’exactitude et la source soulèvent des questions de crédibilité. Une partie de ceux-ci a été examinée par l’Enquête publique sur l’ingérence étrangère, mais, puisque le rapport final tarde à se faire connaître, la crédibilité de ces fuites reste entière. [caption id="attachment_20767" align="alignnone" width="719"]
Des droits bafoués, encore une fois
Malgré ces questions restées en suspens, la réponse du gouvernement a été presque exclusivement axée sur l’octroi de nouveaux pouvoirs aux agences de sécurité nationales et dans la création de nouvelles infractions importantes, lesquelles entraîneront une réaction excessive et une hypersécurisation. Notre travail, depuis 2022, sur les incidences des lois sur la sécurité nationale et les luttes contre le terrorisme adoptées, témoigne de l’importance des définitions précises, des décisions basées sur des données probantes et des réponses qui sont nécessaires et proportionnelles. Faire défaut d’adhérer à ces principes mine inévitablement les droits humains aussi bien que l’engagement et la participation démocratique. Ceci aura pour conséquence la marginalisation d’une diversité de communautés et d’organismes, notamment ceux des populations racisées, autochtones ou immigrantes et celles et ceux qui sont engagés dans la contestation, la dissidence et la remise en question du statu quo.Loi adoptée à toute vitesse
L’exemple le plus flagrant est l’adoption précipitée de la Loi C-70 — la Loi sur la lutte contre l’ingérence étrangère — au mois de juin 2024, qui a entériné des changements aux systèmes canadiens de justice criminelle et de sécurité nationale. Une loi d’une telle envergure aurait requis un examen approfondi. Cependant, dans la précipitation de légiférer sur les questions de l’ingérence étrangère aussi rapidement que possible, le projet de loi a été adopté par l’ensemble du processus législatif en moins de deux mois, presque du jamais vu. À cause de la brièveté surprenante consacrée à la période d’étude, plusieurs aspects de cette législation n’ont pas été soumis à un examen et, par conséquent, des champs de préoccupation n’ont pas été pris en considération. Moins de temps voulait dire que les expert-e-s et les organismes ayant des ressources limitées ont dû précipiter leur analyse du projet de loi, rendant la soumission de mémoires et d’amendements appropriés presque impossible. Même lorsque les parlementaires et les sénateurs et sénatrices ont reconnu certaines préoccupations, le refrain était que l’étude du projet de loi ne pouvait pas être retardée afin d’adopter les nouvelles règles avant une prochaine élection potentielle, ce qui pourrait arriver à tout moment sous un gouvernement minoritaire.Pouvoirs sans lien avec l’ingérence
À titre d’exemple, la Loi C-70 a changé la Loi sur le Service canadien du rensei gnement de sécurité (Loi sur le SCRS) en créant de nouveaux mandats plus facilement accessibles pour des perquisitions ponctuelles et la collecte secrète de renseignements à l’extérieur du Canada. Ces nouveaux pouvoirs doivent être approuvés par les tribunaux, mais ceci se passe à huis clos. Cela constitue une victoire pour le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) qui, depuis des années, contrevient aux lois existantes régissant les mandats, notamment en dupant les tribunaux. Des seuils élevés pour l’obtention des mandats secrets sont l’une des principales façons dont nos droits garantis par la Charte des droits et libertés sont protégés ; le projet de loi C-70 les a affaiblis. Ceci n’est qu’un des multiples changements inscrits dans la Loi sur le SCRS, lesquels ne sont reliés qu’en partie à la lutte contre l’ingérence étrangère et pourront, en réalité, s’appliquer désormais à toute démarche de collecte de renseignements ou d’enquête qu’entreprend le SCRS. Des défenseur-e-s des droits humains, des organismes de développement international et de solidarité, des politicien-ne-s, des académiques, des syndicalistes, des activistes environnementaux, des défenseur-e-s des terres autochtones, des journalistes et beaucoup d’autres parties prenantes au Canada travaillent directement avec des contreparties internationales au jour le jour. Un grand nombre de ces collègues internationaux peuvent travailler pour ou représenter des gouvernements, des entreprises d’État ou des entreprises affiliées, des fondations, des institutions académiques ou des médias, ou travaillent pour des organismes multilatéraux composés de gouvernements étrangers. Ces partenariats internationaux sont incontournables, aidant à proposer de nouvelles perspectives, faisant des avancés en recherche et en politiques, partageant le travail de Canadien-ne-s à l’international et en aidant à bâtir la coopération et la solidarité internationale.Moins de temps voulait dire que les experts et les organismes ayant des ressources limitées ont dû expédier leur analyse du projet de loi, rendant la soumission de mémoires et d’amendements appropriés presque impossible.
Des impacts négatifs sur les droits
Cependant, dans sa réponse aux allégations d’ingérence étrangère, le gouvernement fédéral a introduit des règles qui auront presque certainement un effet négatif sur la liberté d’association avec des collègues internationaux, la liberté d’expression et la capacité des Canadien-ne-s de manifester et de contester. La Loi C-70 a introduit des changements significatifs à la Loi sur la sécurité de l’information, qu’on appelle maintenant la Loi sur les ingérences étrangères et la sécurité de l’information1 (FISI). Il est alarmant de constater que la FISI prévoit des peines beaucoup plus sévères — jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité — pour les infractions déjà prévues dans le Code criminel, notamment le harcèlement et l’intimidation, si elles sont commises sur l’ordre d’une entité étrangère, ou en collaboration ou pour son profit, ou, dans certains cas, avec un groupe terroriste2. Un autre article troublant de la FISI se lit comme suit :20.4 (1) Commet un acte criminel quiconque, sur l’ordre d’une entité étrangère ou en collaboration avec elle, a une conduite subreptice ou trompeuse en vue d’influencer un processus politique ou gouvernemental, la gouvernance scolaire, l’exercice d’un devoir en lien avec un tel processus ou une telle gouvernance ou l’exercice d’un droit démocratique au Canada.
Pour des définitions claires
Le problème, ici, n’est pas qu’elle vise à protéger les processus démocratiques, mais plutôt la façon dont elle tente de le faire. L’exemple le plus flagrant est le terme, « en collaboration avec », un terme vague qui n’est pas défini dans la législation. Il peut facilement vouloir dire, par exemple, qu’une personne qui collabore avec un individu ou un organisme qui travaille pour ou étroitement avec une entité étrangère (y compris non seulement des gouvernements, mais aussi des organismes indépendants financés par le gouvernement, ou même des organismes multilatéraux) sur des questions d’intérêt mutuel et, par la suite, lesquels s’impliquent pour changer une politique pourrait être vue en violation de la loi même si aucune influence véritable n’a été exercée par une entité étrangère. Le gouvernement dit également que de telles activités d’influence seraient illégales uniquement si clandestines. Mais, si vous n’agissez pas sous l’influence d’une entité étrangère, vous pourriez facilement croire que ce n’est pas nécessaire de divulguer votre association publiquement — donnant lieu à une violation possible de cette loi. La définition de ce qui constitue un processus politique, la gouvernance scolaire et l’exercice d’un droit démocratique est également très vague. Même si le but de cette nouvelle loi est louable, sa formulation peut être une menace de graves répercussions à la liberté d’expression, protestation et manifestation. Par exemple, prenons les campements universitaires en solidarité avec les Palestinien-ne-s et contre le génocide israélien à Gaza. Une de leurs revendications principales demandait aux administrations universitaires, lesquelles sont des institutions de gouvernance scolaire — de désinvestir des manufacturiers d’armements qui fournissent l’armée israélienne. Il s’agit de toute évidence d’une demande légitime visant à influencer une politique universitaire ; plus spécifiquement, il pourrait y avoir des appels au retrait de certains membres de conseil d’administration ou pour des étudiant-e-s à faire campagne auprès des associations étudiantes sur cette question. Cependant, il y avait des allégations non-fondées et fallacieuses que ces campements et ces campagnes étaient soit financés, soit coordonnés avec des gouvernements étrangers. Sous la Loi C-70, les forces de police et les agences de renseignement canadiennes seraient alors justifiées d’enquêter sur ces activistes, et, s’ils découvrent qu’une association dans laquelle n’importe quel individu ou organisme serait affilié avec un gouvernement étranger, ils peuvent encourir des pénalités sérieuses. La même chose pourrait s’appliquer à celles et ceux qui luttent pour de meilleures conditions de travail, pour la justice environnementale, pour les droits autochtones et autres.Surveillance accrue à prévoir
Il est important de ne pas attiser la peur, et ce n’est pas prévu que ces accusations soient imminentes d’aucune façon – mais elles sont absolument plausibles sous ces nouvelles lois. Malgré les assurances du gouvernement, nous ne savons tout simplement pas comment elles seront appliquées. Cependant, aussi longtemps que cette possibilité existe, elles peuvent mener à une surveillance accrue, aux menaces de représailles et, enfin, à un effet paralysant sur la liberté d’expression et autres droits humains. Les préoccupations entourant « en collaboration avec » s’étendent également à la nouvelle Loi sur l’influence étrangère et la transparence3 (LTR), créant un Commissaire à l’influence étrangère et à la transparence et le très attendu Registre de l’influence étrangère et de la transparence. Le nouveau registre exigera que les individus et les organismes s’inscrivent au registre si sous la direction de ou en association avec un commettant étranger : communique avec un-e titulaire de charge publique ; communique ou diffuse de l’information reliée au processus politique ou gouvernemental ; ou distribue de l’argent, des objets de valeur ou offre un service ou l’utilisation d’un lieu. L’obligation de s’enregistrer est plus étendue que le processus décrit ci-dessus, car un commettant étranger est défini plus vaguement qu’une « entité étrangère » et comprend l’engagement d’une manière beaucoup plus élargie que pour des changements de politiques. Les pénalités sont beaucoup moins sévères et incluent des options de fournir aux individus des avis avant de formuler de telles accusations. Cependant, l’obligation de s’inscrire dans un registre « d’influence étrangère » lorsque l’on agit simplement en association avec un commettant étranger soulève des préoccupations similaires. Tout groupement au Canada qui peut travailler avec un État étranger ou organisme affilié — même s’il n’agit pas au nom de cet organisme étranger — devrait inscrire publiquement qu’il agit sous « l’influence étrangère. » Ceci a soulevé des préoccupations sérieuses dans d’autres pays. Aux États-Unis, par exemple, une loi similaire d’enregistrement a mené a des enquêtes non-fondées4 d’organismes environnementaux et à l’obligation d’au moins un organisme national d’environnement réputé de s’inscrire à titre « d’agent étranger. » Nous pouvons nous attendre à des résultats semblables au Canada, paralysant la libre expression, la libre association et la capacité de travailler avec des partenaires internationaux sur des causes sociales importantes.La même chose [enquêter] pourrait s’appliquer à ceux et celles qui luttent pour de meilleures conditions de travail, pour la justice environnementale, pour les droits autochtones et autres.
La liberté d’expression sous pression
Finalement, la Loi C-70 a élargi les délits existants de sabotage sous le Code criminel pour inclure le délit d’ingérence dans une nouvelle catégorie étendue « d’infrastructure essentielle », qui comprend le transport, l’approvisionnement alimentaire, les activités gouvernementales, l’infrastructure financière, ou toute autre infrastructure prescrite par règlement. N’importe lequel de ceux-ci peut, à un moment donné, faire l’objet d’une manifestation ou subir les répercussions d’une manifestation qui pourrait perturber leurs activités. Bien que la nouvelle loi prévoie une exclusion pour les revendications, les manifestations d’un désaccord ou les protestations, cela s’applique uniquement si les individus n’ont pas l’intention de causer du tort. Cela laisse une grande marge de manœuvre d’interpréter « l’intention » de la protestation. Par exemple, les défenseur-e-s des territoires autochtones ont créé des blocus des chemins de fer et des routes dans le cadre d’actes de désobéissance civile avec le but avoué de perturber l’activité économique afin de mettre de la pression sur des responsables gouvernementaux. Sachant que cette action pourrait, théoriquement, créer du tort, il ne serait pas farfelu d’imaginer que le gouvernement pourrait utiliser une telle loi pour criminaliser ces protestations avec une peine pouvant aller jusqu’à 10 ans. Il n’y a pas de doute que le public canadien pourrait mettre en question leur participation dans des activités de protestation puisque celles-ci pourraient être vues comme un crime plus sérieux de sabotage. Au cours des prochains mois, le gouvernement établira les règlements et nommera le Commissaire à la transparence en matière d’influence étrangère, ayant une incidence sur la manière dont ces lois seront interprétées et mises en œuvre. Il est essentiel que le public et les groupements de société civile demeurent vigilants et poursuivent leur pression sur le gouvernement afin de ne pas sacrifier les droits humains au nom de combattre l’ingérence étrangère.1 En ligne : https://laws-lois.justice.gc.ca/PDF/O-5.pdf 2 Ibid. 3 En ligne : https://laws-lois.justice.gc.ca/fra/lois/F-29.2/ 4 Nick Robinson, The regulation of foreign funding of nonprofits in a democracy, International Center for Not-for-Profit Law, février 2024. En ligne : https://www.icnl.org/wp-content/uploads/Regulation-of-Foreign-Funding-of-Nonprofits-Feb-2024-author-version.pdf
L’article Lutter contre l’ingérence sans bafouer les droits est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.