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Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec I Profilage racial

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Maxim Fortin, coordonnateur de la Ligue des droits et libertés – Section Québec et politologue Mélina Chasles, stagiaire à la Ligue des droits et libertés – Section Québec et organisatrice communautaire Le profilage racial est l’une des formes de racisme systémique   les   plus   fréquentes   et   constitue   en   soi une violation de droits. Pire, lorsqu’une interpellation policière tourne mal, ce profilage est souvent accompagné de violences et de brutalités qui mettent en danger la liberté, la sécurité et même la vie des personnes racisées. Nous avons pu le constater avec le cas de George Floyd aux États-Unis et avec celui de Fredy Villanueva au Québec. Depuis plusieurs décennies déjà, des voix s’élèvent partout dans le monde pour dénoncer cette forme de racisme. À l’automne 2021, un cas de profilage racial et de brutalité policière dans la Ville de Québec a relancé le débat et provoqué une polémique qui a fait de cette question un enjeu désormais central dans le dossier du vivre-ensemble. Le 28 novembre 2021, des policiers du Groupe de relations et d’intervention policière auprès de la population (GRIPP) interpellent des jeunes afro-descendants sur la Grande Allée à Québec, à la sortie des bars. Les agents interviennent dans ce qui apparaît être une dispute entre fêtards éméchés, mais, rapidement, la tension monte d’un cran : les jeunes sentent alors qu’ils sont l’objet d’une attention démesurée de la part des forces de l’ordre. Un jeune homme et une jeune femme sont violemment interpellé-e-s. Le jeune homme est immobilisé au sol et un policier lui envoie de la neige au visage… La jeune femme est elle aussi maîtrisée et immobilisée. Le jeune homme a subi des blessures. Les images de l’arrestation montrant des agents largement supérieurs en nombre rudoyant des jeunes racisé-e-s et utilisant des techniques rappelant celles qui ont causé le décès de George Floyd par arrêt respiratoire ne passent pas : leur publication sur les réseaux sociaux déclenche une salve de dénonciations. Rapidement, le nouveau maire Bruno Marchand fait part de sa volonté de faire la lumière sur cette histoire. L’affaire prend même une dimension nationale alors que le journaliste Antoine Robitaille1, l’humoriste Eddie King2 et le député fédéral Joel Lightbound3 expriment publiquement leurs préoccupations quant à ce dossier. Cinq policiers impliqués dans les événements sont suspendus et une enquête interne est déclenchée. La diffusion des images et la dénonciation des actions du Service de police de la Ville de Québec (SPVQ) ont un effet inattendu. De nouvelles images sont alors rendues publiques, montrant cette fois-ci des agents du SPVQ brutalisant des personnes blanches dans des contextes où le suspect ne représente pas une menace directe. Le 30 novembre 2021, une nouvelle vidéo est publiée sur les réseaux sociaux. On peut cette fois-ci y voir des agents du SPVQ, membres de l’escouade GRIPP, malmener et blesser un client d’un restaurant du secteur Sainte-Foy lors de son arrestation4. Une autre vidéo est publiée pendant la semaine. Celle-ci montre un client d’un bar du centre-ville se faire projeter contre un mur5. Deux autres vidéos, moins médiatisées, témoignent quant à elles du niveau d’hostilité et d’agressivité des agents du SPVQ à l’égard des citoyen-ne-s lorsqu’ils sont contrariés. C’est donc la diffusion des vidéos de ces arrestations violentes qui mettent en lumière une problématique qui s’ajoute et se lie à celle du profilage racial : la brutalité policière flagrante du SPVQ et plus particulièrement de l’escouade GRIPP.

Pour la reconnaissance du profilage racial

Dans la foulée des événements, le collectif d’organisations à l’origine de la fresque publique La vie des noir-e-s compte/ Black Lives Matter Qc6, réalisée à l’été 2021, lance un appel à la mobilisation. La Ligue des droits et libertés – Section Québec, le Collectif 1629 et des groupes de la communauté afro-descendante de Québec organisent une marche le 4 décembre. Cette marche Contre le prolage racial et la brutalité policière réclame notamment la reconnaissance du profilage racial et des engagements fermes pour y mettre un terme. Le 5 décembre, le gouvernement du Québec annonce qu’une Formation pour contrer le racisme et le prolage racial et social sera mise en place pour l’ensemble des corps policiers de la province. La Ville de Québec, visiblement ébranlée par cette histoire, annonce de nouvelles mesures pour rétablir la confiance envers son service de police. Un Plan de développement pour de meilleures pratiques policières est annoncé le 9 décembre. Le SPVQ s’associe à la Chaire de recherche sur l’intégration et la gestion des diversités en emploi (CRIDE) de l’Université Laval afin d’améliorer ses compétences culturelles et se pencher sur la question des possibles biais inconscients7. Elle annonce aussi l’embauche d’un examinateur externe en la personne de Mario Bilodeau. La Ville se montre aussi ouverte à la création d’un registre des interpellations et à une révision du mandat de l’unité GRIPP8.

Documenter les interpellations

La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues. La Ville de Québec et le SPVQ continuent de nier l’existence du profilage racial, sur la base d’un manque de données probantes permettant de le démontrer. Au même moment, la Ville de Québec refuse de produire des données sur l’ethnicité, l’origine ou la couleur de peau des personnes interpellées. Dans le cadre de la Semaine d’actions contre le racisme de mars 2022, les groupes antiracistes de Québec ont lancé une nouvelle mobilisation. Deux des trois revendications de cette mobilisation s’adressent directement à la Ville de Québec. Si la reconnaissance du racisme systémique par le gouvernement québécois fait toujours partie du programme, l’accent, cette année, a été mis sur la demande de documenter les interpellations faites par le SPVQ en utilisant la méthodologie développée par l’équipe de recherche dirigée par les chercheur-se-s Victor Armony, Mariam Houssaoui et Massimiliano Mulone. Précisons que c’est grâce à cette méthodologie qu’il a été démontré que, durant les dernières années, les personnes racisées ont été 2 à 3 fois9 plus interpellées à Montréal et à Repentigny10. La troisième et dernière revendication concerne la tenue d’une nouvelle consultation des groupes de la diversité ethnique et culturelle. Une marche a lieu le 27 mars.
La poussière est retombée au courant de l’hiver sans que les principales doléances des groupes et personnes racisées dans le dossier du profilage racial n’aient été satisfaites ou réellement entendues.
Quelques semaines avant, la Ville de Québec avait convoqué en comité plénier le SPVQ afin qu’il réponde aux questions des élu-e-s sur son travail. Loin d’avoir à se défendre ou à se justifier, le SPVQ a bénéficié de trois heures d’encensement par des membres du conseil municipal. La Ligue des droits et libertés – Section Québec et l’organisme communautaire Droit de cité11 ont d’ailleurs dénoncé haut et fort cet exercice de promotion. « Les élu-e-s de la Ville de Québec semblent préférer ignorer le sujet du profilage racial dans leurs questions posées au directeur du SPVQ. Bien que le comité plénier portait principalement sur le plan d’action mis en place à la suite des arrestations de l’automne dernier, plus de la moitié des questions posées concernait des sujets ayant pu être abordés à d’autres moments – les plaintes sur le bruit dans les rues, par exemple12». Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées. Le député solidaire Sol Zanetti a organisé une assemblée publique en mars sur la question du profilage racial. Plusieurs acteurs et groupes du mouvement antiraciste ont participé à la rencontre. La conseillère municipale Jackie Smith (Transition Québec), seule élue à aborder le profilage lors du comité plénier, a déposé le 21 mars dernier une proposition afin qu’une étude sur l’ethnicité, l’origine et la couleur de peau des personnes interpellées par la police soit réalisée à Québec et que cette étude utilise la méthodologie Armony13. Or, sa proposition ne fut ni appuyée par le comité exécutif ni par aucune autre personne élue du Conseil municipal; elle a donc été rejetée le 4 avril.
Néanmoins, certains acteurs politiques intéressés par le dossier continuent de faire pression afin d’instaurer des politiques publiques respectueuses des droits humains des personnes racisées.

La mobilisation pour faire pression

Que conclure de la crise au SPVQ et des mobilisations récentes contre le profilage racial? Premièrement, soulignons le manque de volonté politique de la Ville de Québec et de ses élu-e-s. Bien que sensibles à la question du racisme, les élu-e-s du Conseil municipal semblent sous-estimer la réalité du profilage racial et le degré de méfiance/défiance qu’il suscite au sein des populations racisées. Deuxièmement, la Ville de Québec semble ne pas vouloir s’opposer à ce que le SPVQ nie l’existence du profilage racial, tout en refusant de produire les données qui attesteraient de son ampleur. Troisièmement, les mobilisations contre le profilage racial ont fait en sorte que les communautés afro-descendantes de Québec sont plus mobilisées, qu’une perspective sociopolitique centrée sur la défense collective des droits et libertés émerge au sein des groupes racisés et que nous pouvons désormais construire un rapport de force avec les autorités afin de maintenir et d’accentuer la pression.
  1. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/11/30/il-sappelle- pacifique-1
  2. En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2021/11/29/arrestation- musclee-de-pacifique-eddy-king-annule-des-spectacles-a-quebec
  3. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/12/01/arrestations- musclees-a-quebec-une-enquete-externe-serait-mieux-selon-lightbound
  4. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844000/enquete- independante-spvq-protofino-police-quebec-intervenation-arrestation
  5. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1844406/quatrieme-video- spvq-crise-interventions-musclees-district-saint-joseph
  6. En ligne : https://www.journaldequebec.com/2021/08/16/black-lives- matter-une-fresque-inauguree-dans-une-rue-de-quebec
  7. En ligne : https://www.ledevoir.com/societe/653046/le-spvq-se-penchera- sur-ses-possibles-biais-inconscients
  8. Ibid.
  9. En ligne : https://spvm.qc.ca/upload/Rapport_Armony-Hassaoui-Mulone.pdf En ligne : https://cridaq.uqam.ca/wp-content/uploads/2021/09/Rapport- Armony-Hassaoui-Mulone-SPVR.pdf
  10. À Montréal, les personnes noires, autochtones et arabes avaient respective- ment 4,2 fois, 4,6 fois et 2 fois plus de chances d’être interpellées que les per- sonnes blanches, selon le À Repentigny, les personnes noires avaient 2,5 à 3 fois plus de chance d’être interpellées que les personnes blanches.
  11. En ligne : https://www.lesoleil.com/2022/03/06/un-exercice-dautopromotion-qui-fait-fi-des-abus-policiers-a-legard-de-certaines-citoyenes-52d4d2b93ef3d464a4126c543c931e42
  12. En ligne : En ligne : http://liguedesdroitsqc.org/2022/03/comite-plenier-des-fleurs-pour-le-spvq-et-des-elu-e-s-qui-tournent-autour-du-pot/
  13. En ligne : https://wchttp://www.carrefourdequebec.com/2022/03/jackie-smith-veut-documenter-le-profilage-racial-a-quebec/

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Les ficelles du capitalisme de surveillance

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Cynthia Morinville, Ph. D., militante au comité environnement L’importance du capitalisme de surveillance en émergence a été soulignée par l’hebdomadaire britannique The Economist qui titrait en 2017 « Data is the new oil » – les données sont le nouveau pétrole. Si la publication libérale saluait le potentiel de croissance et de productivité d’une économie basée sur les données, leur parallèle vaut aussi pour le côté moins reluisant de l’or noir. Si le pétrole nous a précipités dans une crise sociale et environnementale, les données risquent de nous y enfoncer. Ce système économique a évidemment une empreinte écologique. Mais au-delà de l’impact environnemental d’une consommation effrénée encouragée par le capitalisme, quelle est l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance? Quelles infrastructures soutiennent cette économie? Le capitalisme de surveillance repose d’abord sur l’exploitation de mégadonnées, souvent mieux connues sous l’appellation Big Data. Pour que ce système d’exploitation fonctionne, ces données doivent circuler et elles doivent être assemblées en banques à partir desquelles des analyses peuvent être tirées. L’internet est une condition nécessaire à l’émergence d’un capitalisme de surveillance, mais ce sont les récents développements de connectivité accélérée qui ont permis de réaliser le véritable potentiel des données massives. [caption id="attachment_14084" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption] Il est difficile de concevoir l’infrastructure physique d’une technologie accessible par un simple balayage de doigts sur un téléphone portable. Pourtant l’internet, malgré une accessibilité sans fil pour la vaste majorité des utilisateurs contemporains, repose bel et bien sur une infrastructure physique et matérielle. L’ampleur de ces infrastructures est telle qu’il est difficile d’en imaginer la magnitude. Le Big Data requiert une quantité de données gigantesque se déversant en torrent effréné. Un réseau immense de filage et de fibre optique connecte le routeur de chaque utilisateur au monde numérique permettant ainsi la copie et rediffusion de données connues sous l’appellation de packets à un intervalle de quelques millisecondes. Ces packets forment une série de relais qui permet à l’information de voyager sur des routes bien établies à travers le globe1. À cela s’ajoutent des centres de données, des tours et des antennes. Cette infrastructure dépasse même les frontières de notre atmosphère alors que les constellations de microsatellites se multiplient.

L’expansion de la sphère de connectivité

Le capitalisme de surveillance ne se nourrit pas seulement du volume des données, mais aussi de leur type et de leur qualité. On cherche donc constamment à extraire des informations toujours plus précises sur nos habitudes quotidiennes. Des données plus variées demandent aussi plus de connectivité. En terme absolu, on assiste à ce qu’on pourrait appeler une expansion de la sphère de notre connectivité. Bien sûr, les bases de données sont nourries par notre utilisation de la téléphonie mobile et ses nombreuses applications. Elles le sont également par l’intermédiaire d’une collection de cartes de points et de privilège présentées chez les détaillants qui cartographient méticuleusement nos   habitudes   d’achat. La liste de nos points de connexion s’agrandit rapidement pour inclure certains modèles de voiture, les poignées de porte opérationnelles à distance, les électroménagers dits intelligents nous permettant de cuisiner à partir du bureau ou encore un réfrigérateur nous rappelant d’acheter du lait. L’internet des objets promet de connecter une panoplie d’outils du quotidien à l’internet et offre des gains en efficacité en échange d’un flux ininterrompu de données. Pour réaliser ce monde connecté, il faut produire des appareils supportant la connectivité. En plus de l’empreinte écologique liée à la production d’électroménagers traditionnels, la connectivité de ces nouveaux produits à l’internet requiert de grandes quantités de matériaux et minéraux dits critiques, allant du lithium au cobalt en passant par les terres rares2. En terme simple, plus de connectivité va de pair avec plus de production et d’extraction.
Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation.
Toutefois, l’empreinte écologique du capitalisme de surveillance ne se limite pas à la production d’appareils technologiques. En effet, l’utilisation de ces technologies a aussi un impact environnemental. Le capitalisme de surveillance repose sur le stockage massif de données qui nécessite un volume grandissant de serveurs. Selon la firme allemande Statista, spécialisée en données concernant les marchés et la consommation, à la fin de 2021, 79 zetabytes3 de données avaient été générées mondialement. On s’attend à ce que ce volume, qui atteignait à peine 2 zetabytes en 2010, surpasse les 180 zetabytes en 2025. Ces données sont stockées dans des centres de données ayant non seulement une empreinte écologique notable à la production, mais aussi une importante empreinte énergétique à l’utilisation. [caption id="attachment_14085" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption] L’International Energy   Agency   estime   que   les   centres de données et leurs réseaux de transmission étaient responsables d’approximativement 2 % de la consommation mondiale d’électricité en 2020. Cette grande consommation énergétique a poussé les entreprises du secteur des technologies de l’information et des communications à augmenter, au cours des dernières années, leur efficacité énergétique et leur consommation d’énergies renouvelables. Bien que les géants du web aient fait des gains importants en efficacité énergétique, leur consommation d’énergie en terme absolue continue d’augmenter. Le dernier rapport4 publié par Google chiffre cette consommation pour 2016 à 6,5 térawatts heures (TWh), 5 ans plus tard, en 2021, cette consommation atteignait 15,4 TWh. Au niveau mondial, alors que le trafic internet a triplé entre 2015 et 2020, la consommation d’énergie attribuée aux centres de données est restée plus ou moins stable et se chiffrait en 2020 à près de 200 TWh, selon l’International Energy Agency5. Ce plafonnement malgré les gains énergétiques s’explique entre autres par un effet rebond, appelé le paradoxe de Jevons, selon lequel les gains en efficacité sont annulés par une plus grande utilisation des technologies. Par exemple, alors que l’autonomie des batteries de nos téléphones portables s’est nettement améliorée au cours des dernières années, nous passons beaucoup plus de temps connecté au téléphone mobile en 2022 qu’on ne le faisait il y a à peine 5 ans. De ce fait, notre consommation d’énergie reliée à la téléphonie portable ne baisse pas ou augmente même. Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils. L’adoption du 5G, par exemple, promet de rendre caduques non seulement tous les appareils compatibles uniquement avec le 4G – ce qui inclus la majorité des téléphones portables que nous utilisons présentement – mais aussi toute l’infrastructure de ce réseau incluant les tours, les antennes et les transmetteurs. Notons que le volume de déchets électroniques produit mondialement en 2019 était déjà estimé à 53,6 millions de tonnes. Juxtaposés, ces déchets formeraient une mosaïque plus grande que l’île de Manhattan. En termes de volume, ils seraient équivalents à près de 5 300 Tour Eiffel6!
Le développement de cet univers connecté a aussi un impact important sur la production de déchets. Le progrès technologique accélère l’obsolescence de ces technologies et raccourcit le cycle de vie de nos appareils.
Les changements technologiques sont tels que le réseau 5G ne pourra passer par la même grille de connexion que son prédécesseur. Qu’adviendra-t-il alors de l’infrastructure actuelle? Dans certains endroits, comme les grands centres urbains où l’espace est un enjeu, elle sera remplacée, mais elle sera sans doute aussi laissée en place dans d’autres endroits où son démantèlement serait moins rentable. Dans ces endroits où le recyclage ne saurait générer de nouvelles opportunités économiques, elle deviendra l’artéfact d’une ère révolue un peu comme les stations radars du réseau d’alerte avancé (aussi appelé réseau DEW) qui parsème le territoire nordique de l’Alaska à l’Islande en passant par le Canada et le Groenland. Construites dans les années 1950, ces stations avaient nécessité plus de 30 000 tonnes de matériel acheminées par bateaux et avions afin de construite une ligne de défense visant à détecter les bombardiers soviétiques. Aujourd’hui, ce legs d’une autre époque et cette conception de la surveillance sont principalement laissés à une désintégration millénaire au gré des éléments et cela nous rappelle que la durée de vie courte de nos technologies ne raccourcit pas leur pérennité lorsqu’elles atteignent la fin de vie. Alors qu’on nous promet des gains en efficacité et durabilité, la facture environnementale des technologies de l’information qui soutiennent le capitalisme de surveillance est appelée à grossir de pair avec la croissance de ce modèle économique.
  1. Pour une exploration fascinante de l’envers de l’internet voir Andrew, Blum, 2012, Tubes: A Journey to the Center of the Internet. New York : Ecco.
  2. Anthony Y. Ku, 2018. Anticipating critical materials implications from the Internet of Things (IOT): Potential stress on future supply chains from emerging data storage Sustainable Materials and Technologies, 15, 27-32. Le terme « terres rares » désigne un ensemble de 17 éléments du tableau périodique reconnus pour leurs propriétés magnétique et conduc- trice. Les gisements de terres rares coïncident souvent avec ceux d’autres éléments plus dangereux tels que l’uranium, le thorium, l’arsenic, le fluor et divers métaux lourds pouvant rendre leur extraction particulièrement dommageable pour l’environnement.
  3. Un zetabyte est égal à 1 000 000 000 000 gigabites (GB), mille milliards de GB, ou 1012
  4. En ligne : https://wgstatic.com/gumdrop/sustainability/google-2021- environmental-report.pdf
  5. En ligne : https://www.itu.int/en/ITU-T/climatechange/Documents/ITU%20 AI4EE%20-%20George%20KAMIYA.pdf
  6. Ces équivalences sont tirées du Global E-Waste Monitor 2017, et ajustées avec les données mises à jour en 2019

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Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne – Proposition du gouvernement du Canada

7 juin 2022, par Ligue des droits et libertés
Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2022 Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des (…)

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Revue Droits et libertés, printemps / été 2022

Tim McSorley, coordonnateur national, Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC)

Au cours des deux dernières décennies, nous en sommes venu-e-s à dépendre des plateformes en ligne pour des besoins de base, la communication, l’éducation et le divertissement. En ligne, nous voyons le bon – l’accès à des informations autrement difficiles à trouver, la communication avec des êtres chers – et le mauvais. Le mauvais englobe souvent des méfaits que nous connaissons bien, notamment les discours haineux, le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, l’exploitation sexuelle de mineurs, l’intimidation et l’incitation à la violence, avec de nouvelles formes de harcèlement et d’abus qui peuvent se produire à une échelle beaucoup plus grande, et avec de nouveaux moyens de diffuser des contenus préjudiciables et illégaux.

Plusieurs sites de médias sociaux se sont engagés à remédier à ces méfaits. Toutefois, les modèles commerciaux axés sur la rétention de l’engagement de l’utilisateur, peu importe le contenu se sont avérés être incapables d’y parvenir. Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure. Par ailleurs, des gouvernements à travers le monde ont utilisé le prétexte de la lutte contre le discours haineux et les méfaits en ligne pour censurer et réduire au silence des opposants, notamment des défenseurs des droits humains.

Le gouvernement canadien promettait depuis 2019 de s’attaquer à ce problème, en le situant explicitement dans le cadre de la lutte contre la haine en ligne. Fin juillet 2021, le gouvernement a finalement dévoilé son projet pour s’attaquer aux méfaits en ligne, en même temps qu’il amorçait une consultation publique. Le fait que la consultation ait lieu au cœur de l’été, avec une élection imminente à l’horizon, a immédiatement suscité des inquiétudes. Quand les élections ont été déclenchées quelques semaines plus tard, les tables rondes avec des représentant-e-s du gouvernement qui pouvaient répondre aux questions concernant le projet ont été annulées.

L’approche du gouvernement était mauvaise et le projet lui-même encore pire. Comme l’a décrit Daphne Keller, chercheuse en cyberpolitique, la proposition initiale du Canada était « comme une liste des pires idées dans le monde – celles que les groupes de défense des droits humains – combattent dans l’UE, en Inde, en Australie, à Singapour, en Indonésie et ailleurs ».

Les chercheurs ont constaté que lorsque ces plateformes en ligne suppriment du contenu préjudiciable, ce sont souvent les communautés qui subissent du harcèlement qui subissent le plus de censure.

Quels étaient certains de ces problèmes?

Tout d’abord, plusieurs groupes ont exprimé des inquiétudes sur la portée de la proposition qui tentait de créer un seul système pour traiter cinq types de méfaits très différents – le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, le matériel d’abus sexuel d’enfant, le contenu incitant à la violence et le contenu terroriste – et qui nécessitaient des solutions distinctes et spécifiques. En effet, ce qui est efficace dans un cas peut être inutile, voire nuisible, dans un autre.

Ensuite, l’inclusion du contenu terroriste était problématique en soi. Depuis que le Canada s’est joint à la guerre contre le terrorisme en 2001, nous avons vu comment l’application des lois sur le terrorisme a mené à la violation de droits humains, en particulier parce que la définition de terrorisme peut être détournée à des fins politiques. Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateurs-trices à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique, en particulier envers les musulman-e-s, les autochtones et d’autres groupes de personnes racisées, et la violation de leurs droits et libertés.

Troisièmement, le projet aurait créé un nouveau et vaste régime de surveillance, appliqué par les entreprises de médias sociaux. Ces entreprises seraient ainsi tenues de surveiller tout le contenu visible et publié sur leurs plateformes au Canada, de le filtrer pour détecter les méfaits et de prendre « toutes les mesures raisonnables » pour bloquer le contenu préjudiciable, même en utilisant des algorithmes automatisés. Les plateformes devraient aussi agir dans un délai de 24 heures contre tout contenu signalé par des personnes utilisatrices – un délai incroyablement court. Avec des pénalités pouvant atteindre des millions de dollars, les plateformes auraient été incitées à supprimer le contenu d’abord, quitte à en assumer les conséquences par la suite. Cela serait une incitation massive à la censure de contenus controversés, même légaux.

Comme quatrième problème identifié, notons celui des nouvelles règles qui obligeraient les plateformes à partager automatiquement des informations avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale, privatisant encore davantage la surveillance et la criminalisation des internautes. Cela signifiait non seulement que les plateformes décideraient quel contenu supprimer, mais aussi qui et quoi devrait être signalé à la police. Comme l’ont souligné plusieurs critiques, impliquer davantage la police et les agences de renseignement n’est pas une approche souhaitable quand il s’agit de traiter les préjudices causés à des groupes qui font déjà face à des niveaux de criminalisation plus élevés.

Pourtant, on voulait demander à des entreprises de médias sociaux d’identifier le contenu terroriste et, sur cette base, de signaler ce contenu et ses utilisateur-trice-s à la police. C’était la recette parfaite pour induire du profilage racial et politique […]

Le projet a aussi avancé l’argument ahurissant, qu’on devrait accorder au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), sans justifications, une nouvelle forme de mandat qui simplierait le processus pour obtenir les données de base sur les abonnés, ceci afin de faciliter les enquêtes sur les méfaits en ligne. Cela survient à un moment où des tribunaux ont critiqué le SCRS pour avoir enfreint des exigences de mandats plus strictes déjà en place.

Finalement, l’une des leçons claires tirées d’autres pays est la nécessité d’établir des règles rigoureuses en matière de transparence et de reddition de comptes, tant pour les plateformes que pour l’organisme responsable d’appliquer la réglementation sur les méfaits en ligne. Malheureusement, le projet du gouvernement canadien ne prévoyait pas de divulgations publiques significatives et comportait très peu d’exigences de transparence et de reddition de comptes.

Derniers développements

En février 2022, le ministère du Patrimoine a publié un rapport intitulé Ce que nous avons entendu, dans lequel il reconnaissait plusieurs des questions valables   concernant   l’approche du gouvernement. Il a annoncé un nouveau processus de consultation mené par un nouveau groupe consultatif d’expert-e-s pour examiner ces questions et formuler des recommandations sur ce que devrait être l’approche du gouvernement. Il est important de noter que le processus et les délibérations du groupe seront rendus publics.

Nous en sommes maintenant aux toutes premières étapes de ce processus. D’un côté, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’une victoire : des groupes issus de secteurs très différents ont ensemble fait part de leurs préoccupations concernant un projet législatif vicié, et le gouvernement a accepté de le revoir. Cependant, une première lecture des documents d’orientation du nouveau projet envoie des messages contradictoires.

Le gouvernement semble concéder qu’un système basé principalement sur la suppression de contenu et sur une surveillance accrue est inacceptable. Les documents d’information mettent aussi davantage l’accent sur la protection de la liberté d’expression et de la vie privée.

En même temps, ces documents s’appuient explicitement sur un nouveau modèle britannique, présenté dans un projet de loi sur la sécurité en ligne et connu sous le nom de devoir de diligence. Bien que ce modèle soit basé sur l’idée que les plateformes doivent assumer la responsabilité de leurs actions, il a aussi été l’objet de vives critiques pour cibler lui aussi les contenus lawful but awful (légal mais ignoble). Par légal mais ignoble, on entend des contenus et des activités qui, bien que légaux, peuvent être considérés comme préjudiciables. Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.

Parallèlement à la nouvelle approche, l’idée de traiter les cinq mêmes méfaits dans le cadre d’un seul système demeure envisagée ainsi que le signalement obligatoire aux forces de l’ordre, bien que formulée différemment.

Divers groupes, dont la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), continuent de travailler ensemble pour répondre aux propositions du gouvernement et pour développer des réflexions sur la meilleure façon de combattre les méfaits en ligne. Il s’agit manifestement d’un problème complexe, et il est plus facile d’en pointer les défauts que de développer des solutions concrètes. Ce qui semble clair, cependant, est que le fait de donner aux plateformes en ligne privées le pouvoir d’exercer une surveillance accrue et de supprimer du contenu non seulement ne résoudrait pas le cœur du problème, mais créerait davantage de dommages. Les gouvernements doivent plutôt investir dans des solutions hors ligne pour combattre les racines du racisme, de la misogynie, du sectarisme et de la haine. Il est tout aussi important que les gouvernements s’attaquent aux modèles commerciaux des plateformes de médias sociaux qui tirent profit de la surveillance et utilisent des contenus qui provoquent l’indignation et la division pour susciter l’engagement et fidéliser le public. Tant qu’il y aura des profits à faire en alimentant ces préjudices, nous ne pourrons jamais les éliminer vraiment.

Le problème est que les plateformes seraient non seulement tenues de déterminer si un contenu est illégal – ce qui peut déjà être difficile – mais aussi si un contenu légal doit être considéré comme préjudiciable. Ce flou pourrait conduire à une suppression et à une censure encore plus large de contenus.

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Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie

7 juin 2022, par Revue Droits et libertés

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Stéphanie Mayer, Ph. D., enseignante de science politique au Cégep, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés Pour les fins de la mémoire collective, il importe de rappeler quelques pans de l’histoire pandémique des derniers mois. En vertu de la Loi sur la santé publique du Québec, le gouvernement de la Coalition Avenir Québec (CAQ), par la voix du premier ministre François Legault, a déclaré le 13 mars 2020, l’état d’urgence sanitaire (EUS) dès les premiers moments de la pandémie de la COVID-19. Notons que l’EUS est une disposition exceptionnelle qui permet à l’État d’agir en contexte d’urgence, c’est-à-dire lors d’une situation extraordinaire qui demande une attention immédiate. Dans de telles circonstances, tous et chacun-e a la juste attente que le gouvernement y apporte toute son attention par-delà la partisanerie. De plus, très peu contestent qu’une fois la COVID-19 déclarée mondiale, il y avait urgence d’agir, ni la part d’improvisation que cette pandémie impliquait. Selon la Ligue des droits et libertés (LDL), cette situation n’excuse pas les dérapages et les violations de droits humains auxquels sa gestion a donné lieu (pensons aux couvre-feux, aux nombreux constats d’infraction, à la limitation du droit de manifester, au déni de droits aux personnes itinérantes ou incarcérées).
Banalisation de l’état d’urgence sanitaire et les tendances autoritaires de la CAQ
Deux ans plus tard, après des ressacs et des vagues de contagion ainsi que des variations sur les mesures populationnelles, l’EUS est encore en place, ayant été renouvelé 113 fois en date du 18 mai 2022, aux 10 jours environ comme le permet la loi, sans consulter les parlementaires. Pour la LDL, il est devenu évident que le gouvernement s’accommode bien des pouvoirs conférés par cette loi, qu’il considère les consultations citoyennes et les débats démocratiques comme du sable dans l’engrenage de sa gestion de la pandémie. Plusieurs des ténors de la CAQ – son chef a fortiori – agissent comme des chef-fe-s d’entreprises ou des pères de famille alliant autoritarisme et paternalisme – par chance, le discours guerrier contre la COVID-19 ne nous a pas été resservi. On nous a demandé d’être dociles, de respecter les consignes, de se faire vacciner, d’être patient-e-s. Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec. Sans nier le caractère extraordinaire de la pandémie, des voix se sont élevées depuis plus d’un an pour exiger la fin de l’EUS et le rétablissement des débats parlementaires à l’Assemblée nationale (AN). D’ailleurs, une campagne à l’initiative de la LDL a été lancée en mai 2021, appuyée par 128 organisations de divers horizons, pour réclamer la fin de l’état d’urgence au Québec. Malgré le soutien manifesté à l’endroit de notre campagne, il faut rappeler combien il était – et il demeure – difficile de formuler un discours critique à l’encontre des mesures du gouvernement sans se voir délégitimer ou reléguer à la posture fourre-tout de complotistes ou d’antivaccins. Plus encore il a fallu – et il faut encore – user d’une imagination communicationnelle pour susciter un peu d’indignation à l’égard du maintien banalisé de l’EUS. Or, il nous semble que ce dernier soit une normalisation d’une gestion autoritaire des questions sociales par le gouvernement et une perte évidente de pratiques démocratiques.
Notre confiance comme un chèque en blanc : on ne nous a jamais demandé notre avis directement ou si peu, indirectement par le truchement des élu-e-s au Parlement à Québec.
[caption id="attachment_14076" align="aligncenter" width="448"] Crédit : André Querry[/caption]

« Fausse levée de l’état d’urgence sanitaire » : le projet de loi 28 est une illusion

Affirmer que le gouvernement de CAQ apprécie les pouvoirs conférés par l’EUS et qu’il y trouve son confort serait un euphémisme comme en atteste le PL 28 – Loi visant à mettre n à l’état d’urgence – déposé le 31 mars 2022 par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé. On aurait tort de faire confiance au titre, car le PL 28 ne vise pas dans les faits à mettre fin à l’EUS; au contraire, il le prolonge. En l’état, le PL 28 permet au gouvernement de se prévaloir de différents pouvoirs discrétionnaires (résultant de décrets, mesures et arrêtés adoptés sous l’état d’urgence sans consultation parlementaire), jusqu’au 31 décembre 2022. La LDL n’a pas raté l’occasion d’aller devant la Commission de la Santé et des Services sociaux du Québec, le 6 avril 2022, pour dénoncer ce qui nous semble une aberration en termes de droits humains et de pratiques démocratiques. La LDL devant la Commission s’est exprimée en ces termes : À vrai dire, le PL 28 propose une sortie progressive de l’état d’urgence an de prolonger les mesures d’urgence qui avantagent et protègent le gouvernement et non la population. [Si le PL 28 est adopté, il aura] pour effet de maintenir un droit des rapports collectifs de travail d’exception dans les domaines de la santé et de l’éducation en conférant [au gouvernement] la noblesse d’un vote de l’Assemblée nationale. [Si le PL 28 est adopté, il] n’absout en rien deux années de gestion autoritaire et ne corrige d’aucune façon l’absence de débats ou de mécanismes consultatifs ayant entouré l’adoption effrénée d’une pléthore de décrets et d’arrêtés ministériels depuis mars 2020 (Mémoire de la LDL, avril 2022)1. Si le PL 28 est adopté à l’AN, ce sera parmi les premiers véritables débats parlementaires et probablement l’un des derniers, au sujet la gestion de la pandémie par le gouvernement de la CAQ, en raison de l’imminence du déclenchement des élections provinciales. Dans le parlementarisme québécois et devant un gouvernement majoritaire, le rôle conféré aux partis de l’opposition dans notre démocratie représentative reste réduit et depuis deux ans, quasiment nul. À ce titre, rappelons que François Legault s’est fait élire en promettant de réformer le mode de scrutin et que le PL 39 – Loi établissant un nouveau mode de scrutin – a été abandonné, lequel envisageait de mettre en place un mode de scrutin proportionnel avec compensation régionale. Le maintien de l’EUS a permis de mettre hors champ des débats parlementaires la question de la gestion par la CAQ de la pandémie et plus largement, celle de la santé et de son système public affaibli par des années de politiques néolibérales. Il ne faut pas être dupes du calendrier électoral automnal! Il est quasiment impossible que le ministre Dubé rende des comptes de sa gestion des deux dernières années devant l’AN dans les délais prévus par la Loi sur la santé publique du Québec avant que la chambre ne soit dissoute et les élections déclenchées. En d’autres mots, le gouvernement tente, avant les élections, d’avoir l’assentiment des parlementaires pour se laver les mains de toute reddition de compte concernant la gestion pandémique et de ses abus avérés de la disposition de l’EUS.

Prendre soin de nos solidarités pour lutter et faire société

Face à tous les gouvernements et plus particulièrement lorsqu’il se révèle être si ouvertement favorable à des politiques publiques d’austérité et lorsqu’il adopte des pratiques autoritaires de gestion de la population, comme c’est le cas pour la CAQ, les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir. Or, le maintien sur la durée de l’EUS illustre notre lente accoutumance à la gestion bureaucratique et autoritaire du social : ce qui est à l’antipode d’une l’école de la démocratie. Si le néolibéralisme altère subtilement les relations sociales, nous soumettant à des logiques de performance et de compétition mutuelle, la pandémie de la COVID-19 aura, pour sa part, exacerbé ce mouvement de manière pernicieuse en faisant des autres des dangers : des transmetteurs de la maladie. Le spectre de la contagion affectera durablement nos manières d’interagir, de s’approcher, de se soutenir, d’être ensemble, de s’aimer, de s’entraider... L’individualisme, l’isolement et la peur d’être contaminé-e-s par les autres ont mis à rude épreuve nos solidarités, des conditions qui laissent le champ libre à des gouvernements peu démocratiques.
Les titulaires des droits – c’est-à-dire nous – ont le besoin voire le devoir d’être solidaires et organisé-e-s pour remettre les autorités face à leurs devoirs en termes de droits humains et de pratiques démocratiques, pour exposer nos vues sur l’immédiat et l’avenir.
Saviez-vous que la Ligue des droits et libertés fêtera en 2023 son 60e anniversaire? Le contexte nous force à admettre que la défense collective des droits humains et leur réalisation reste tributaire des mobilisations sociales. La pandémie de la COVID-19 aura brutalement rappelé la précarité structurelle des droits sociaux au Québec (par exemple : la santé, l’éducation, le logement, la culture, le travail) et pour la réalisation pleine et entière des droits humains, leur interdépendance demeure une condition. Alors que l’avenir est incertain, les luttes en faveur des droits humains devraient être un lieu de convergence afin que la société soit plus juste, inclusive et solidaire. Heureusement, le calendrier des activités du 60e anniversaire de la LDL permettra, entre autres, de prendre la mesure des luttes sociales et politiques conduites depuis 1963 et celles qui nous attendent collectivement, voilà déjà une belle manière de prendre soin de nos solidarités pour continuer à faire société.
  1. En ligne : https://liguedesdroits.ca/memoire-le-pl-28-est-une-illusion-letat-durgence-continue/
 

L’article Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Haïr la Palestine – Sionisme et effacement

3 juin 2022, par CAP-NCS
YEAR AFTER YEAR L’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shirine Abou Aqleh par les forces d’occupation israéliennes à Jénine, le mercredi 11 mai 2022, a donné à la (…)

YEAR AFTER YEAR

L’assassinat de la journaliste d’Al-Jazeera Shirine Abou Aqleh par les forces d’occupation israéliennes à Jénine, le mercredi 11 mai 2022, a donné à la question palestinienne sa petite lucarne annuelle de visibilité dans le Nord global. Ainsi va la vie.

En 2021, c’était le sanglant épisode causé par la tentative d’occupation du quartier de Sheikh Jarrah par des colons juifs et les provocations policières à Al-Aqsa. En 2020, le tragi-comique plan Trump et les normalisations des monarchies et émirats arabes corrompus avec Israël. En 2018, l’arrestation d’Ahed Tamimi. Ahed, certes, était Palestinienne, mais blonde et non-voilée. C’est assez pour semer la dissonance cognitive dans le Nord global, qui frémit d’une passagère mais sincère émotion pour cette jeune fille qui aurait mérité d’être Ukrainienne. Et ainsi pourrions-nous remonter, d’année en année, jusqu’en 2000, ou en 1987, ou en 1973, ou en 1967, ou en 1948. Ainsi, tristement, va la vie.

Chaque année, donc, pendant quelques jours, au mieux quelques semaines, on bavarde. En France, les sionistes sionisent, violemment comme Meyer Habib, Valls ou Finkielkraut, ou modérément comme la cohorte des défenseur·se·s interchangeables de la petite solution à l’amiable. Les marches pour la Palestine sont passées au détecteur d’Allah-akbars. Ou réprimées. Ou interdites. Les Blanc·he·s, êtres pacifiques par excellence, sont bien sûr peiné·e·s de la « recrudescence » du « conflit au Proche-Orient », forcément incompréhensible, sans lien avec leur propre histoire assurément. Iels s’inquiètent cependant du risque qu’on leur importe ce conflit dans leur petite vie de Blanc·he·s du capitalisme tardif, par exemple au moyen de manifestations à Barbès ou à Châtelet-Les-Halles où il y a déjà trop d’Arabes en temps normal. Le « conflit au Proche-Orient », c’est proche bien sûr, mais c’est tout de même en Orient. C’est marqué dans le nom.

Ainsi va la vie.

 PALESTINE INTROUVABLE

Il y a un peu plus d’un an, lors du précédent épisode de cette passionnante série, qu’on pourrait appeler « Pourquoi tant de haine ? », lundimatin publiait un texte intitulé « Penser la Palestine ». Il était présenté comme potentiellement polémique, mais de nature à « permettre de réfléchir ». Ceci parce qu’il était signé Stéphane Zagdanski, un écrivain assurément doté d’un savoir non-négligeable. Ce très très gros savoir s’exprime dans ce texte par une accumulation d’idées générales, formulées tantôt en phrases tirées du génie propre de leur auteur, tantôt par citations empruntées au tout venant : Kafka, l’historien sioniste Walter Laqueur, Libé, Maxime Nicolle….

Les lignes stupides et condescendantes (« Antisionistes, apprenez à penser ») signées Stéphane Zagdanski ne m’intéressent pas en tant que telles. En dépit de son arrogance, de son culte infantile des granzauteurs dont il aura sa vie entière omis de se demander qui les sacre tels et pourquoi, de ses écrits lamentables et dégradants sur « l’Afrique », « les Noirs » et surtout « les Noires » [2], qu’il prend pour des éloges comme le bonhomme d’Oliver Sacks sa femme pour un chapeau, Stéphane Zagdanski se montre parfois capable de réflexions profondes et son travail sur les textes sacrés du judaïsme et sa mystique forme une honnête et originale introduction pour le profane en la matière [3]

Si j’entreprends de gloser ici sa prose pourrie, c’est pour deux raisons. D’abord parce que lundimatin vaut mieux que ce torchon. Ensuite parce que le texte s’intitule « Penser la Palestine » et qu’il se distingue de bout en bout par l’oubli symptomatique d’un détail. Ce détail s’appelle la Palestine, c’est-à-dire rien de moins que l’objet qu’il s’assigne. Stéphane Zagdanski, sur ce point, ne fait qu’exprimer, exemplairement quoiqu’à à son insu, ce qui fonde l’idéologie sioniste : l’oblitération. Le postulat fondamental du sionisme est le suivant : la Palestine n’existe pas. Intéressant.

Néo-libéralisme en Israël, rapport entre mystique juive et capitalisme : tant de passionnants hors-piste s’esquissent dans ce texte. Leur seul tort est de n’avoir rien à voir avec le début d’une pensée sur la Palestine. Stéphane Zagdanski digresse également sur le statut du signifiant « Juif » chez Alain Badiou et l’antisionisme prétendument endémique dans le star system et le monde académique français. Ces problèmes, à coup sûr, passionnent Palestinien·ne·s et Israëlien·ne·s jusqu’à l’insomnie, et aident grandement à éclairer leurs rapports. Qui n’a entendu retentir, sur l’esplanade des Mosquées, l’insupportable cri de « Badiou Akbar », qui attise rage et peur le long du Mur des Lamentations ? La clé de Sheikh Jarrah ? À l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, camarades ! Sur la montagne Sainte-Geneviève, où de toute éternité rôtit la cuisse de Jupiter, dont la réalité entière suinte par grasses gouttelettes de Pensée. Misère bavarde des khâgneux éternels.

Et la Palestine, Zagdanski ? Bien sûr, dans le texte, le mot apparaît parfois, sans quoi la ficelle serait trop grosse. Quand c’est par l’auteur, c’est entre guillemets : « la “Palestine” ottomane ». Franz Kafka, repeint en good cop du sionisme à longueur de citations, les omet dans les passages produits : « Il y a de plus en plus de Juifs qui retournent en Palestine. » Bien sûr, Kafka a tort, ou a oublié. Le texte sacré des Ottomans, la Torah, s’exprime clairement, Exode XXIII, 31 : וְשַׁתִּי אֶת-גְּבֻלְךָ, מִיַּם-סוּף וְעַד-יָם פְּלִשְׁתִּים וּמִמִּדְבָּר עַד-הַנָּהָר (traduction d’André Chouraqui : « Je placerai ta frontière de la mer du Jonc jusqu’à la mer des Pelishtîms, du désert jusqu’au fleuve »). L’origine allogène du mot « Palestine » ainsi établie, on voit la pertinence des guillemets. On n’en saura pas plus à ce propos. Rien sur ce qu’il a bien pu recouvrir à l’âge du fer, au temps des tribus, des royaumes d’Israël et de Juda, sous Babylone, sous les Achéménides, sous les Parthes et les Grecs, sous les princes Hasmonéens, sous les Romains et les Byzantins, sous les Arabes et les Croisés. Pas même sous Mahmoud Abbas. Inutile. Car tout ça, c’est de l’histoire, et notre guide nous prévient d’emblée : l’histoire n’existe pas. Du moins avant que les Ottomans n’inventent la “Palestine”.

 DE L’INCOMPARABLE

Sur les Palestinien·ne·s, c’est un peu plus disert. Zagdanski leur reconnaît le statut de « population ». Comme toute population indigène, ces gens sont dotés d’aspirations confuses, nimbées de mystère : « Nul ne sait ce que désire vraiment la population palestinienne, qui n’a pas et n’a jamais eu voix au chapitre. » Rappelons qu’en France, septième puissance mondiale et bonne mère pour les sien·ne·s, d’excellentes prothèses auditives sont à la disposition de chacun·e et (bien mal) couvertes par la sécurité sociale. Elles permettraient peut-être à notre guide d’entendre ce que l’écrasante majorité des Palestinien·ne·s des territoires de 1948, de Cisjordanie, de Gaza et de la diaspora exprime en fait de désir depuis la Nakba et même avant : le droit à sa terre et à la maîtrise de son destin collectif.

L’ennui, c’est que les Palestinien·ne·s forment une population comme les autres. Une population bof. C’est leur différence avec le peuple juif, et ceci pour les raisons suivantes : « Le peuple juif, par son histoire, par son rôle livresque et métaphysique dans la constitution spirituelle de l’Occident chrétien et de l’Orient musulman est incomparable avec un autre peuple de ces deux immenses régions du monde. » Je voudrais m’arrêter sur cette phrase et lui donner le bénéfice du doute.

Le terme « incomparable » est porteur d’une ambiguïté venimeuse. Selon le Larousse, il peut désigner « ce qui est très différent, ce qui ne peut être comparé ». Sous cet angle, celleux qu’on appelle communément les Juif·ve·s (je ne m’étends pas ici sur le mot « peuple » par souci de brièveté) possèdent sans conteste un génie propre d’une part, d’autre part une empreinte particulière sur les deux « immenses régions » dont il est question, du fait de sa dissémination sur le pourtour méditerranéen et au-delà. Ces très estimables qualités lui sont inaliénables, comme le sont les qualités propres à tout autre groupe humain de ces régions et de toutes les autres. Exemple au hasard : les Palestinien·ne·s.

Par conséquent, si c’est en ce sens que Zagdanski emploie le mot, son propos est juste mais sans grand intérêt et un peu mièvre. Il cache en toute vraisemblance son ignorance quasi-totale des cultures turque, kurde, arménienne, arabe, amazighe ou égyptienne, ainsi que de celles des Balkans, du pourtour de la Mer Noire, de l’Iran ou de l’Afghanistan. Cette ignorance n’est pas un crime. Rien qu’une banalité, et un impensé.

La seconde définition d’« incomparable » est la suivante, et je souligne : « qui l’emporte par ses qualités, qui ne peut être égalé ». Si nous retenons cette acception, l’énoncé que nous commentons est un énoncé suprémaciste. Pour prévenir tout procès d’intention, voici la définition que ce même dictionnaire donne du terme suprémacisme. « Nom masculin (de suprématie) : Idéologie qui postule la supériorité d’un peuple ou d’une civilisation sur tous les autres, et légitime ainsi leurs aspirations hégémoniques. » À la lettre, défendre l’État d’Israël et sa politique coloniale au titre de l’incomparabilité des Juif·ve·s relève de ce qu’énonce cette définition.

Sionistes, apprenez à vous penser.

 MORT EN PALESTINE

Zagdanski reconnaît un deuxième trait aux Palestinien·ne·s : leur tendance à mourir en nombre conséquent sous les balles de Tsahal. Et ici, c’est le point Godwin qui lui sert d’excuse : toutes les guerres font des morts, et les jeunes garçons palestiniens « embrigadés par le Hamas » valent bien les adolescents allemands embrigadés par le nazisme : victimes innocentes, mais servant une cause injuste. Ici, il faudra d’abord rappeler à Stéphane Zagdanski qu’à la différence des troupes fanatisées des Hitler Jungend, les adolescents palestiniens en arme ne servent aucun projet d’hégémonie mondiale, de mise en esclavage de leurs voisins ni de conquête d’un espace vital fantasmé comme celui de leur race. Ils sont, ni plus ni moins, les descendants des habitant·e·s qui se trouvaient sur le territoire de l’actuel État d’Israël avant sa création, qui peuplaient par exemple les 418 villages détruits en 1948, ou la zone nommée Cisjordanie, désormais contrôlée à 60% par Israël et grignotée de jour en jour par des colons fanatisés ultra-violents, ou encore al-Quds/Jérusalem aux trois quarts volée dont les derniers habitant·e·s palestinien·ne·s, en zone est, sont jour et nuit harcelé·e·s par leurs voisinage prédateur.

Puisque Stéphane Zagdanski préfère les histoires à l’Histoire, en voici une. Elle se passe dans la vieille ville d’al-Quds/Jérusalem, le 16 mai 2022, où je me trouvais en train de dîner avec un être cher. Nous sommes le lendemain des funérailles de Shirine Abou Aqleh, où le monde entier a pu voir la police israélienne s’attaquer non seulement au cortège venu accompagner la journaliste et lui exprimer sa reconnaissance, mais au cercueil même. Ce jour-là, un autre cercueil est remis par les occupants. Le corps qui se trouve dans ce cercueil n’est pas celui d’une journaliste chrétienne connue mondialement, mais d’un homme de 23 ans dont le nom est Walid Al Sharif. En tant qu’homme et en tant que musulman, il n’intéresse pas la presse du Nord global. Trois jours plus tôt, il était décédé des suites des blessures que lui avaient infligé l’armée israéliennes le 22 avril sur l’Esplanade des Mosquées. Ce jour-là, Walid avait lancé des pierres en direction du Mur des Lamentations voisin, en réaction aux intrusions israéliennes violant le statu quo sur les lieux saints de la ville. D’après la presse israélienne, il est mort d’une crise cardiaque et les images de l’émeute du 22 avril confirment l’absence de tirs contre lui. Ces images, naturellement, sont introuvables en ligne.

Les autorités israéliennes ont retenu le corps de Walid trois jours après sa mort, tenté de tordre le bras à sa famille pour la forcer à l’autopsier contre son gré, cherché à imposer des funérailles en pleine nuit pour éviter qu’elles ne soient suivies. Finalement, les funérailles sont prévues vers 19 heures. La foule des Palestinien·ne·s de Jérusalem Est réunie à Bab Al-Asbat scande : « Par l’âme et par le corps, nous nous sacrifions pour toi Walid. » Nous nous trouvons à 15 mètres de cette foule. À 19h05, les tirs commencent à retentir, les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes fusent, un mouvement de foule commence à se dessiner dans les ruelles qui séparent Bab al-Asbat de Bab al-Sahra. Des soldates israéliennes lourdement armées courent après des adolescents. Des dizaines de garçons et de jeunes hommes arrivent de Bab al-Sahra, nous croisant pour se rendre sur les lieux de l’affrontement naissant. J’en vois un passer, 16 ans tout au plus. La blessure qu’il a à l’œil a brûlé sa peau et la fait pendre sur sa joue. Et pourtant, tout adolescent qu’il est, tout dévisagé et meurtri qu’il est, il descend vers Bab al-Asbat où les tirs résonnent, d’un pas sûr, tranquille. Est-ce le Hamas qui lui a détruit le visage ? Est-ce la « propagande antisémite » venue de Gaza qui fait de ce garçon une proie consentante et de sa chair la nourriture probable d’une nouvelle balle ? Non, Stéphane Zagdanski. Ce qui pousse ces jeunes hommes à la mort, c’est l’État d’Israël et sa politique dévastatrice. Toute cette nuit-là, des tirs retentissent et des traînées lumineuses strient le ciel d’al-Quds. Nous nous réfugions dans un café du Mont des Oliviers, qui domine la vieille ville. Ici, tout le monde regarde ce spectacle avec nervosité mais sans surprise. À Jérusalem-est, on n’appelle pas cela une scène de guerre ou un spectacle de mort, mais un lundi soir.

Ce qui échappe aux personnages du genre de Zagdanski, qui mangent à leur faim et dorment paisiblement après avoir éructé leur haine, c’est que leur vie, quoi qu’ils prétendent, n’est pas en cause. On a beau jeu de qualifier de nihilisme le martyrologe palestinien quand on ignore ce que signifie, ici et maintenant, de vivre sous une occupation inique, cruelle, écrasante surtout par les moyens techniques et militaires auxquels l’Occident unanime a pourvu et continue de pourvoir pour la faire prospérer. Mourir pour que ce type de vie cesse, c’est offrir sa vie à la vie même. Zagdanski et ses potes, qui prétendent avoir médité le destin du peuple juif mieux que quiconque, et tiré toutes les leçons de l’effroyable génocide subi par les Juif.ve.s d’Europe au XXe siècle, devraient mieux le savoir que d’autres. Et puisque cette clique ne s’intéresse aux autres cultures que pour les folkloriser, et ne savent pas lire, voici ce qu’en dit le plus célèbre des innombrables poètes·se·s palestinien·ne·s (je souligne) :

Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : les hésitations d’avril, l’odeur du pain à l’aube, les opinions d’une femme sur les hommes, les écrits d’Eschyle, les débuts d’un amour, de l’herbe sur des pierres, des mères se tenant debout sur la ligne d’une flûte et la peur qu’éprouvent les conquérants du souvenir. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : la fin de septembre, une dame qui franchit la quarantaine avec tous ses fruits, l’heure de la promenade au soleil en prison, un nuage mimant une nuée de créatures, les ovations d’un peuple pour ceux qui montent à la mort souriants et la peur qu’ont les tyrans des chansons. Il y a sur cette terre ce qui mérite de vivre : il y a sur cette terre, le commencement des commencements, la fin des fins, On l’appelait Palestine et on l’appelle désormais Palestine. Madame je mérite, parce que vous êtes ma dame, je mérite de vivre.

C’est l’espoir de cette vie parfaitement méritée qui fait les martyrs.

 DU FAIT COLONIAL

Du caractère colonial de l’idéologie sioniste, j’ai jusqu’ici disposé comme d’une évidence. Manifestement, il ne suffit pas à certains de constater la présence de 480 000 colons en Cisjordanie, ni l’annexion du plateau du Golan, territoire syrien, pour se poser la moindre question. À seule fin de m’en débarrasser, donc, voici de la lecture : « Pour l’Europe, nous formerons là-bas un élément du mur contre l’Asie ainsi que l’avant-poste de la civilisation contre la barbarie. » Cette phrase est-elle due au général Gouraud, administrateur du mandat français en Syrie et au Liban au début du XXe siècle ? À Herbert Samuel, administrateur britannique de la Palestine mandataire ? Non. Cette phrase est de Theodor Herzl, dans L’Etat des Juifs [4]. Dans la foulée du second Congrès Sioniste de Londres, une banque servant à réunir les capitaux nécessaires à la formation de cet avant-poste de la civilisation fut créée. Son nom : Jewish Colonial Trust [5]

Remettre en cause le caractère colonial du projet sioniste dès son origine relève donc du pur et simple mensonge, et va contre les textes fondateurs dudit projet qui s’inscrivent en droite ligne dans la rhétorique européenne de la mission civilisatrice. C’est par calcul cynique, alors que la grande vague des décolonisations s’amorce dans les années 1930-1940 et qu’il commence à faire mauvais genre d’adopter cette posture en face de l’opinion internationale, que le mouvement sioniste, qui a déjà eu un demi-siècle pour s’implanter sur le territoire qu’il convoitait avec la complicité des Britanniques, repeint son entreprise coloniale en guerre d’indépendance [6]. C’est sur ce terrain que Zagdanski est le plus malin. En faisant jouer la distinction tout à fait pertinente entre l’État d’Israël, fruit de ce projet de colonisation revendiqué par ses penseurs et ses acteurs, et Israël en tant qu’il nomme un symbole religieux central dans l’imaginaire des Juif.ve.s sous toutes les latitudes depuis la disparition des royaumes juifs en Asie du sud-ouest, il tente un remarquable coup de force rhétorique qu’il n’est pas à la portée de toute personne vaguement intéressée à la question de déjouer. Qui, en effet, peut nier la formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem », la présence continue de communautés juives sur cette terre, « la place centrale occupée par Sion dans les pensées, les prières et les rêves des Juifs de la diaspora » ? Personne ne le peut sauf à être malhonnête.

L’ennui, c’est que ce fait, qui mérite d’être reconnu et respecté, n’est une fois de plus nullement incomparable à d’autres, sans stricte équivalence bien sûr. Prenons l’exemple des populations de confession musulmane au Maghreb, en Égypte, dans les Bilâd al-Shâm et en Iraq, dans le Golfe, en Iran, en Asie centrale, en Indonésie, en Chine. Al-Quds fait tout autant partie de leurs rêves, de leurs espoirs et de leurs symboles. Depuis des siècles, le pèlerinage de la Mecque et de Médine est considéré comme incomplet sans la visite à l’esplanade des mosquées, lieu décrit comme le point de départ de l’ascension céleste du prophète Mohammed. Ne seraient-iels donc pas, au titre de leur islamité et selon vos propres critères, aussi fondé·e·s à planifier l’établissement d’une colonie de peuplement en Palestine que les Juif·ve·s de Pologne, d’Autriche, de Russie ou de la mer Baltique ? Est-il acceptable que la situation qui prévaut depuis 1948 prive l’écrasante majorité des musulman·e·s d’un pèlerinage pareil ? Et la destruction par Israël, en 1967, du quartier où vivaient les maghrébin·e·s d’Al-Quds/Jérusalem (Hayy al-maghâriba), installé·e·s génération après génération auprès de leur lieu saint, là même où se trouve maintenant l’esplanade qui jouxte maintenant le Mur des Lamentations (Kotel) ? N’est-elle donc pas aussi infâme de ce point de vue que le prétendu projet palestinien, qu’aucune charte d’aucune organisation politique n’étaye, de jeter les Juif·ve·s à la mer ? En bref : de qui vous foutez-vous au juste ? Et qui nie qui ?

 QUI SONT LES SIONISTES ?

La triade peuple-état-nation est un assemblage conceptuel européen du XIXe siècle, dont l’exacerbation est concomitante à la sauvage entreprise coloniale et constitue l’origine des deux conflits mondiaux du XXe siècle. Cette exacerbation est donc l’une des causes indirectes de la Shoah. Le mouvement sioniste, de Herzl à Netanyahou, est à l’origine un nationalisme typique de la Mitteleuropa autour de 1848, et en relève donc substantiellement. Dans « la monumentale histoire du sionisme de Walter Laqueur », comme dit votre pingouin professeur de pensée, il n’est question que des Juif·ve·s d’Europe (et encore devrait-on dire : d’un groupe fort minoritaire de Juif·ve·s d’Europe) dans les chapitres qui concernent l’émergence de ce mouvement. Et pour cause : le sionisme n’est né ni au Yémen, ni en Iran ni au Maroc, pour ne citer que trois pays où la présence du judaïsme fut de longue date particulièrement vibrante.

Où étaient donc les Juif·ve·s de ces contrées autour de 1850 ? À la maison, tranquilles, en train de ne pas planifier la colonisation d’une terre et la déportation de ses habitant·e·s. Iels vivaient comme toutes les minorités sous le colonialisme français ou britannique, sous les sultanats islamiques arabes ou non. Non pas, comme le croit Zagdanski, sous le joug d’une entité abstraite nommée « antisémitisme musulman », car il n’y a que des musulman·e·s, oppresseur·e·s et opprimé·e·s, riches et pauvres, vivant en tel lieu et à telle époque. Leur statut de minorité s’accompagnait, comme partout et toujours, de racisme et de partage, de brimades et d’inclusion. Comme toutes les minorités, partout et toujours, celles-ci furent infériorisées ou utilisées, lésées ou respectées, massacrées ou valorisées selon les circonstances, et en tout cas juridiquement et factuellement discriminées. Ce sont ces discriminations qui ont rendu à ces populations l’offre sioniste séduisante. Elle fut diffusée par l’Alliance Israélite Universelle, entité née en France et soutenue par les institutions françaises trop heureuses d’y trouver le moyen de diviser les différentes populations des sociétés indigènes. Une centaine d’écoles, de Tétouan à Izmir, préparèrent le terrain de l’exode.

Un défenseur d’Israël qui prétend administrer des gifles pensantes à ceux qui divergent de sa doctrine devrait aussi se renseigner préalablement sur ce qu’il est advenu de ces Juif·ve·s qui n’ont pas eu le bonheur d’être hertzliens, et découvrir qu’après avoir été ignoblement chassé·e·s de la totalité des pays des mondes arabes à partir de la fin des années 1940, les Juif·ve·s du Maghreb et du Mashriq ont eu à subir à leur arrivée en Israël des discrimination dont l’ignominie est parfaitement comparable à celle qu’iels venaient de fuir : internement, aspersion au DDT, kidnapping institutionnalisé de leurs enfants, exploitation à bas coût, injures publiques de la part des principaux responsables politiques du pays…

Les HaPanterim HaSh’horim, mouvement des Black Panthers d’Israël fondé en 1971 pour résister à ces discriminations, constituent une intéressante et significative réaction à ces discriminations systémiques et institutionnalisées du point de vue desquelles Israël ne se distingue guère des autres états-nations [7]. Jusqu’à nos jours, ceux qu’on appelle mizrahim en Israël vivent pour une bonne part une vie de subalternes, ce qui ne les empêche pas de participer avec enthousiasme à la colonisation de la Cisjordanie, encouragé·e·s par la droite israélienne qui s’est depuis longtemps et de manière parfaitement cynique posée comme leur protectrice, du bourreau Begin à l’infâme Bennett.

C’est donc ce groupe de Juif·ve·s d’Europe, et l’ensemble de celleux qui se sont reconnu·e·s à travers le temps et l’espace dans leur projet et dans la société absurde et violente dont il a accouché, conglomérat de Juif·ve·s réel·le·s ou supposé·e·s où règne la violence sociale et raciale, que nous autres appelons sionistes. Personne d’autre.

 JUIF·VE·S EN PALESTINE

Contrairement à ce qu’affirme Zagdanski, les organisations politiques palestiniennes ne sont pas toutes ni de tout temps montrées « révulsées à l’idée que des Juifs puissent vivre parmi eux avec un statut d’égalité à part entière ». Fatah, déclaration du 1er janvier 1969 : « Le Mouvement de Libération Nationale Palestinienne Fath ne lutte pas contre les juifs en tant que communauté ethnique et religieuse. Il lutte contre Israël, expression d’une colonisation basée sur un système théocratique raciste et expansionniste, expression du sionisme et du colonialisme [8]. » Le même Fatah, dans un texte de 1971 intitulé « La révolution palestinienne et les Juifs », a produit une remarquable réflexion sur l’antisémitisme dans le mouvement palestinien et l’impasse qu’il constituait, se posant la question suivante : « Comment pouvons-nous haïr les juifs en tant que juifs ? (…) Comment avons-nous pu tomber dans le piège du racisme ? [9] » Le projet de ce Fatah, loin encore d’être devenu le pantin impuissant qui fait semblant d’administrer l’Autorité Palestinienne actuelle, était la constitution d’un état multiconfessionnel où les Juif·ve·s auraient toute leur place.

Quant au Hamas, dont l’usage de la rhétorique antisémite a suffisamment été souligné, on rappellera simplement ses relations historiques fort troubles avec Israël. C’est initialement la branche gazaouie de l’Organisation des Frères Musulmans, groupe politique présent dans tout le monde arabe et brutalement réprimé en Égypte sous le régime de Gamal Abdel Nasser. En Palestine, cette branche fut étonnamment protégée de la brutale répression orchestrée par un certain général Ariel Sharon sur la bande de Gaza au début des années 1970. Le gouverneur israélien qui régit alors l’occupation de Gaza assiste même à l’inauguration d’une mosquée, Jawrat al-Shams, qui sert de vitrine à l’organisation.

Les ennemis des ennemis étant toujours bien utiles, l’État d’Israël a cyniquement entretenu avec cette organisation une relation constante tout au long des années 1970 et 1980, laissant s’étendre ses réseaux, tolérant la constitution de sa propre milice, le Majd. L’objectif était de laisser le soin à ce groupe d’autochtones de lutter à sa place, et bien plus efficacement, contre l’influence du communisme et du panarabisme en Palestine. Ce n’est qu’au moment de la première Intifada (1987), contraint de revoir sa position attentiste par l’insurrection de la société palestinienne, que ce groupe islamiste cesse sa politique de collaboration avec l’occupant et opère le virage complet vers le radicalisme qui lui est actuellement reproché avec tant de vigueur [10]. Le racisme réactif des cadres du Hamas et plus généralement de certain·e·s palestinien·ne·s, regrettable mais une fois de plus banal dans une société coloniale, n’est donc pas comme le croient Zagdanski et ses semblables, l’effet lointain de la bataille de Khaybar, d’on ne sait quel hadith ou des pogroms de Fès, mais un phénomène entièrement explicable par son contexte et dans lequel les manipulations éhontées des institutions israéliennes ne sont pas pour peu. Quand le vassal finit par mordre la main de son maître, sot qui s’étonne que ses dents sentent le poison.

 QUI SONT LES PALESTINIEN·NE·S ?

Pas plus que nous ne posons d’équivalence entre État d’Israël et Juif·ve·s nous ne chercherons ici à défendre l’idée qu’un peuple palestinien préexista à 1948. Se livrer à cet exercice est inutile, car c’est reconnaître à l’ennemi son vocabulaire. Peuple, chez Zagdanski et ses semblables, est évidemment entendu au sens national du terme, et il nous faut à nous autres antisionistes récuser fermement l’évidence selon laquelle faire nation est le prérequis de la légitimité. Pas plus qu’il n’y avait de « peuple algérien » unifié en nation dans les frontières actuelles avant 1830, il n’y a eu de « peuple palestinien » au sens que ce mot prend dans les dispositifs politiques du Nord global. Il y avait en revanche des gens sur le territoire de la Palestine mandataire, dont les grands-parents se trouvaient ou non sur le territoire de la Province ottomane et ainsi de suite. Ces gens, ce sont les Palestinien·ne·s.

La seule raison qui fait, donc, que l’expression de « peuple palestinien » est légitime et en vérité indiscutable pour qui sait raisonner, est que c’est celle qu’utilise désormais l’écrasante majorité des autochtones dont les terres ont été spoliées, les villages rasés, le droit à vivre chez elleux dénié et la vie foutue en l’air par la naissance et le développement de l’État d’Israël. Pour des raisons circonstancielles, ces populations ont choisi le vocable « peuple palestinien » pour s’identifier dans le malheur et l’injustice qu’elles subissent ensemble, et dans le projet de récupérer terres et droits. Comme les Juif·ve·s d’Europe ont adopté le terme linguistiquement impropre d’antisémitisme pour désigner la forme particulière d’oppression dont iels furent victime aux XIXe et au XXe siècle, par distinction avec les phases précédentes de l’histoire multimillénaire de la haine des Juif·ve·s. Aux concerné·e·s de nommer leur oppression comme de se constituer peuple.

Est Palestinien·ne toute personne que l’État d’Israël nomme « Arabe » pour effacer le nom que porte son crime aux yeux du monde. C’est indifféremment une Chrétienne de Bethlehem ou d’Hébron, un Musulman de Haïfa ou de Gaza, un Arabe du Néguev, une exilée à Beyrouth, Venise ou New-York. Et puisque Stéphane Zagdanski est friand d’histoires, en voici une deuxième et dernière à ce sujet.

Elle se passe le soir du jeudi 26 mai 2022. C’est une histoire banale. Un couple d’arabo-européens, elle Palestinienne, lui non, se rendent à Akka. Iels se baignent dans la Méditerranée puis visitent la vieille ville. Depuis 1948, cette citadelle résiste à la pénétration des occupant·e·s. Par miracle, elle n’a pas cédé. Officiellement, nous sommes en Israël. Pourtant, tous·te·s deux le sentent bien, ce soir à Akka c’est Israël qui n’existe pas. De partout surgissent de la musique, des cris d’enfants et des visages heureux. Dans le port de plaisance, de petites embarcations vous font faire le tour de la forteresse. Certaines vont à pleine vitesse, slaloment gracieusement sur la surface de l’eau et font pousser des cris de peur et d’enthousiasme aux passagèr·e·s. Il fait beau, le ciel est d’un orange tendre que déjà grignote la nuit montante. Dans les restaurants sur la rive, on mange du poisson frit. Pas un·e soldat·e de Tsahal à l’horizon. Pas de check-point. Sur les petits bateaux, des femmes dansent. Et ce couple un peu usé, que la vie en ce moment ne ménage pas, se mêle à leur bonheur d’exister, et noie quelques heures ses peines dans la splendide baie de Haïfa, dans la mer qui est à tout le monde et à personne, que l’amertume du rivage indiffère. Voici une soirée palestinienne. Une soirée parmi des femmes et des hommes qui, comme dirait l’autre, valent tous·te·s les autres et que n’importe qui vaut. Qui aiment la vie, eux aussi, « quand ils en ont les moyens. » Qui se donnent les moyens de l’aimer malgré l’acharnement des occupant·e·s à la leur gâcher.

Malgré vos efforts pour vous octroyer le monopole de la joie de vivre, vous autres sionistes n’avez pas tout à fait réussi à saboter celle de vos victimes. Et votre insistance si lourde à souligner à quel point vous aimez la vie ne traduit que votre culpabilité sourde, dont l’effacement du dernier souffle de la résistance qui vous est opposée depuis 74 ans ne vous délivrerait pas. Les nations coloniales, comme les impériales et les exterminatrices, sont des nations hantées. Voyez les États-Unis, l’Allemagne, la France, la Russie. Notre cause est peut-être perdue, mais pas notre joie. Quant à vous, tant que vous n’aurez pas réparé Deir Yassine, vous n’aurez jamais la paix. Celle-ci se mérite, et à l’évidence, vous n’en avez pas les moyens.

Paris, dimanche 29 mai 2022, jour de la Marche des drapeaux.

Mabny Lil-Majhoul


P.-S.

• Paru dans Lundi matin #341, le 30 mai 2022 :
https://lundi.am/Hair-la-Palestine

Notes

[1https://lundi.am/Penser-la-Palestine

[2] Voir Noire est la beauté, Pauvert, 2001.

[3] Je pense par exemple au beau L’Impureté de Dieu, Le Félin, 1991.

[4] Theodor Herzl, L’État des Juifs [1896], Paris, La Découverte, 1990, p. 47.

[5] Voir la page dédiée à l’histoire de cette banque sur le site de la Jewish Virtual Library, encyclopédie de la très antisioniste American-Israeli Cooperative Entreprise (AICE) aux Etats-Unis : https://www.jewishvirtuallibrary.org/jewish-colonial-trust

[6] Voir à ce sujet Joseph Massad, The Persistence of the Palestinian Question : Essays on Zionism and the Palestinians, Londres, Routledge, 2006. Gilbert Achcar résume fort bien les enjeux de la question dans « La dualité du projet sioniste », Manières de voir n°157, février-mars 2018. https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306

[7] Voir Sami Shalom Chetrit, “Either the pie is for everyone, or there won’t be no pie !” HaPanterim HaSh’horim (the Black Panthers Movement) : The generating collective confrontation, Londres, Routledge, 2009.

[8https://lesmaterialistes.com/fatah-declaration-1er-janvier-1969

[9La Révolution Palestinienne et les Juifs [1971], Minuit, 1970. Réédition Libertalia, 2021. Par souci d’honnêteté, on renverra à la lecture critique, d’un point de vue sioniste, proposée par Ivan Segré dans lundimatin : https://lundi.am/La-revolution-palestinienne-et-les-Juifs-Un-document-historique L’espace et l’énergie nous manquent pour la commenter ici.

[10] Voir Jean-Pierre Filiu, « Les fondements historiques du Hamas à Gaza (1946-1987) », Vingtième siècle n°12, 2012, p. 3-14.

 

Islamophobie, fascisation, racisation

3 juin 2022, par CAP-NCS
La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ? Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. (…)

La Dispute – Pouvez-vous en dire plus sur cette spécificité de l’islamophobie en France ?

Omar Slaouti – Quand on parle de racisme, il faut en souligner les déclinaisons. L’antitsiganisme, le racisme antiasiatique, en particulier dans cette période de Covid, la négrophobie et l’islamophobie n’ont pas les mêmes ressorts et, en fonction des contextes, certains sont plus activés que d’autres, sans que cela signifie qu’il y ait de concurrence ou de compétition entre les uns et les autres du point de vue des racisé·e·s d’en  bas. S’agissant de l’islamophobie […], il y a quand même des spécificités françaises: à l’étranger, on ne comprend pas ce qui se passe en France, sur   la question de l’islam et de l’islamophobie en particulier. Et ce n’est pas non plus sans lien avec la dimension impérialiste évoquée et avec la dimension coloniale que souligne Saïd Bouamama dans son dernier livre[1]  ou qu’Olivier Le Cour Grandmaison traite dans l’un de ses ouvrages[2] : la France a une histoire coloniale dont elle ne se défait pas et qui continue à la structurer. Des événements comme les 4 000 perquisitions organisées pendant l’état d’urgence ou les déclarations de Darmanin expliquant qu’il était temps de donner des signaux aux musulman·e·s même s’ils et elles ne sont pas impliqué·e·s dans des actions terroristes ne sont évidemment pas sans lien avec la pénétration et l’appropriation des sphères privées et des corps pendant les périodes coloniales.

Il y a eu pendant un moment chez beaucoup de musulman·e·s, ce que je nomme le « syndrome de la porte cassée». On pouvait se sentir visé, pour n’importe quoi, une sensation de terreur en habitait quelques-un·e·s juste parce qu’ils et elles sont musulman·e·s. De là-haut, on sentait qu’ils nous convoquaient. « Au nom du féminisme, on t’empêchera de te vêtir comme tu veux » : on débat du port du foulard partout, mais sans les premières concernées. Au nom de la liberté d’expression, on est capable de fermer une maison d’édition. Au nom de la laïcité, on pénètre l’organisation du culte musulman et édicte une Charte des principes de l’islam que doivent ratifier les imams et les organisations cultuelles, et où il est précisé (article 9 de la Charte) :

« Les actes antimusulmans sont l’œuvre d’une minorité extrémiste qui ne saurait être confondue ni avec l’État ni avec le peuple français. Dès lors, les dénonciations d’un prétendu racisme d’État, comme toutes les postures victimaires, relèvent de la diffamation. Elles nourrissent et exacerbent à la fois la haine antimusulmane et la haine de la France. »

On a là une déclinaison parfaite d’une injonction islamophobe d’État. Enfin, au nom de la lutte contre le racisme, on dissout des associations qui luttent contre le racisme, en particulier si le racisme combattu est précisément l’islamophobie. La Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) a été dissoute en octobre 2021 : les motivations avancées pour justifier cette dissolution – et c’est la même excuse qui est utilisée dans le cas du CCIF, soit la plus grosse association antiraciste de France et même d’Europe en nombre d’adhérents – pointent en particulier le fait que la CRI dénonce l’islamophobie en France.

La spécificité de cette islamophobie en France tient déjà à sa matrice coloniale. Si on prend à nouveau l’exemple du port du foulard, pendant que les militaires Bugeaud et Massu étaient en train de torturer et d’assassiner, leurs épouses respectives convoquaient le 16 mai 1958 une douzaine de femmes algériennes « afin d’œuvrer à l’union des cœurs» et provoquaient cette séance du dévoilement, au nom de la libération de la femme musulmane et de la mission civilisatrice. Des images de ces « cérémonies» circulent. L’idée aussi selon laquelle l’islam est une religion qui, intrinsèque ment, est potentiellement dangereuse et signe d’une infériorité civilisationnelle relève de l’islamophobie savante dans la IIIe République. Déjà à l’époque, la religion musulmane était perçue et construite comme un frein à l’expansion coloniale de la France, donc il fallait l’occidentaliser et, aujourd’hui encore, cette religion est montrée comme barbare et s’opposant au progrès et à l’émancipation, contrairement bien entendu aux « valeurs judéo-chrétiennes»  blanches – d’où  cet « islam de France» qui s’oppose à l’«islam en France». C’est précisément par cette construction essentialisée et stigmatisée de l’islam que s’opère sa racialisation et  que son traitement politique relève de la politique de la race.

Dans ce contexte, l’une des priorités serait de dénoncer cette islamophobie d’État qui dissout ou menace nos structures cultuelles et nos solidarités organiques, et qui fait de nous des ennemis de l’intérieur avec la loi sur le séparatisme. Au lieu de ça, les organisations qui luttent contre l’islamophobie ont été isolées, lâchées par un grand nombre d’organisations qui habituellement se mobilisent contre toutes les discriminations. Les cadres d’organisation des manifestations massives contre la loi « sécurité globale» n’ont pas souhaité mobiliser avec la même ardeur contre cette loi dite « séparatisme » alors même que son article 36 réintroduit l’article 24 abandonné dans la loi « sécurité globale». Finalement, cette loi inique et ces dissolutions racistes se passent en silence, celui-là même qui accompagne les processus de fascisation.

Ugo Palheta – Il y a aussi une spécificité française, à mon sens, dans le degré d’institutionnalisation de l’islamophobie. Sur le plan idéologique, en Italie par exemple, des bouquins d’une islamophobie absolument délirante et conspiratoire, comme ceux d’Oriana Fallaci, se sont vendus à des millions d’exemplaires[3]. En Allemagne, le mouvement Pegida – un mouvement spécifiquement islamophobe – a réussi à mettre des dizaines de milliers de gens dans la rue en 2014 et 2015, alors même que les mouvements équivalents en France n’ont jamais réussi à le faire. En Angleterre et aux États-Unis, il y a aussi  des idéologues islamophobes qui ont un rôle important dans le débat public. Mais c’est vrai qu’en France, et c’est là sa singularité à mon avis, l’État est un acteur central de l’islamophobie. La loi du 15 mars 2004 sur le port de signes religieux dits « ostentatoires» dans les établissements scolaires, la circulaire Chatel sur les mères accompagnatrices ou plus, récemment, la loi dite « séparatisme » (devenue « loi confortant le respect des principes de la République») et l’article de la loi Travail qui permet aux entreprises d’imposer des chartes de la laïcité, tous ces dispositifs juridiques visent de fait les musulman·e·s. C’est souvent ce degré d’institutionnalisation qui étonne à l’étranger. Les médias étatsuniens ne découvrent pas l’islamophobie, mais, par exemple, imaginer que des élus locaux prennent la décision d’interdire le «burkini» sur les plages de leurs communes, pour des Américains ou des Anglais, ça semble assez impensable.

Et je  pense  que  l’histoire  ne  se  serait  pas  passée comme ça si toute une partie de la gauche en France n’était pas aussi empreinte de colonialisme. Comme le rappelait Pierre Tévanian dans Le Voile médiatique, en 2005[4], quand le débat sur le foulard à l’école commence, les sondages montrent que la population est très partagée sur la question de la nécessité d’une nouvelle loi sur les signes religieux à l’école, c’est à peu près 50/50. Au début, les gens sont globalement sceptiques, d’ailleurs ils le sont plus dans les classes populaires que dans les classes dominantes, beaucoup plus d’ailleurs parmi les partisans de gauche que de droite, il y a des variations sociologiques et politiques de ce type. Mais après un an de pseudo-débats orchestrés par les grands médias, après le « travail » d’une commission parlementaire dont on pouvait savoir dès le départ  quelles seraient les recommandations finales, et surtout  avec une gauche qui soit se montre très favorable à la loi (PS, LO), soit, dans le meilleur des cas, est divisée sur la question (PCF, Verts, LCR), un retournement s’est opéré et une très large majorité des gens sondés s’affirment alors favorables à une nouvelle loi.

Il y a eu un travail idéologique très puissant de la part du personnel politique, des grands médias, pour imposer l’idée, là encore, que l’islam et les musulmans constitueraient un « problème » pour la France, nécessitant une « nouvelle laïcité » (en fait une « laïcité  falsifiée », pour reprendre les mots de l’historien Jean Baubérot) permettant de protéger « la République ». C’est aussi ce que disait le sociologue Pierre Bourdieu, mais presque quinze ans auparavant, au moment de ladite « affaire de Creil » en 1989 : « Un problème peut en cacher un autre[5]. » Autrement dit, le prétendu problème du foulard dissimule ce qui fait réellement problème pour les racistes, ce qui est insupportable pour eux, à savoir la présence  durable  de  millions de personnes issues de l’immigration postcoloniale. Bourdieu dit ça en 1989, ça paraît terriblement de bon sens et c’est d’ailleurs amplement validé par l’évolution du débat politique en la matière (on est passé en quinze  ans de la question des signes religieux à l’école à celle  du « grand remplacement»…), mais si tu dis ça dans  le débat public aujourd’hui en France, tu as toutes les chances d’être taxé d’«islamogauchiste», de soutien du « séparatisme», d’alimenter le terrorisme, donc d’être disqualifié d’emblée et une fois pour toutes.

 

La Dispute – Vous avez utilisé plusieurs fois des termes qu’il serait utile de définir précisément: racialisation, racisme d’État, racisme structurel, mais aussi fascisation, fascisme, néo-fascisme… Pouvez-vous les expliquer et interroger leurs rapports ?

Ugo Palheta – Commençons peut-être par définir rapidement le fascisme, qui désigne essentiellement un certain type de projet ou d’idéologie, qui peut se concrétiser ou non dans des organisations (dont les formes varient selon les contextes historiques et nationaux) et un certain type d’État (un pouvoir dictatorial dont je ne développerai pas les caractéristiques spécifiques ici, ça nous emmènerait trop loin). Le projet fasciste consiste à prétendre régénérer une  communauté   imaginaire (en général la « nation», mais potentiellement aussi la « civilisation» ou la « race») par une vaste opération de « purification», d’« épuration» ou de « nettoyage » :  purification ethnoraciale (ciblant les minorités ethno-raciales, religieuses, etc., lesquelles empêcheraient la nation d’être elle-même, fidèle à son passé ancestral, à ses racines profondes, à son identité quasi éternelle et glorieuse, etc.) et purification politique (ciblant les mouvements accusés de diviser la nation et donc de l’affaiblir : ceux qui pratiquent la lutte des classes, les féministes, les antiracistes, etc.). Il va sans dire qu’un tel projet repose sur une vision complètement fantasmatique de la nation (essentialisée, éternisée, fétichisée) et sur une conception mythologique de son passé…

Dans notre livre Face à la menace fasciste, écrit avec Ludivine Bantigny, on a cherché  à  développer une approche en termes de fascisation. D’abord, l’idée  principale,  c’est  que  le  fascisme  n’advient  pas du jour au lendemain, mais qu’il y a, en quelque sorte,  tout un processus qui intervient en amont et en aval  de la conquête du pouvoir politique par les fascistes. Le fascisme, en tant que régime, en tant que pouvoir fasciste, fondé  sur  l’écrasement  de  toute  forme  de contestation sociale, syndicale, politique, artistique, etc., ne peut advenir sans toute une phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle, sans une série de transformations qui vont à la fois modifier les équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression (en particulier la police), démultipliant   sa capacité d’intervention autonome (donc arbitraire), et justifier idéologiquement, légitimer, cette vaste entreprise de « purification» dont je viens de parler. Le  concept de fascisation sert justement à désigner cette phase de préparation idéologique et matérielle. Une des idées que l’on développe ensuite, c’est qu’il y a deux étapes de fascisation: la première qui précède l’arrivée  au pouvoir des fascistes (et je pense que c’est dans ce type de phase qu’on se situe en France) ; la seconde qui   succède à la conquête du pouvoir politique (c’est à ce stade que se situe par exemple le Brésil de Bolsonaro ou l’Inde de Modi).

Sur la préparation idéologique, on le voit de mille manières et à partir de mille indices en consultant les médias dominants et en observant le débat politique actuellement en France ; je ne m’y attarde pas parce que   c’est l’aspect le plus visible. Sur la préparation matérielle, c’est le fait que les gouvernements ont construit tout un arsenal juridique et toute une base institutionnelle qui permettraient à un pouvoir d’extrême droite d’écraser toute forme d’opposition sans avoir à sortir de la « légalité républicaine ». L’exemple de la dissolution du CCIF est très significatif de ce point de vue. On a une organisation essentiellement constituée de  juristes, qui faisait à la fois un travail de recensement statistique d’actes et de discours islamophobes, et un travail juridique de défense des musulman·e·s. Cette  organisation se retrouve dissoute du jour au lendemain, sans aucun motif sérieux. Voilà quelque chose de proprement ahurissant et qui devrait paraître scandaleux à toute personne un tant soit peu attachée aux  libertés publiques, mais qui n’a pas suscité de mobilisation d’ampleur.

La seconde phase de fascisation, c’est la transformation de l’État dans le sens du passage d’une démocratie capitaliste au sens traditionnel (rôle important du Parlement, respect des libertés publiques, etc.) ou d’une forme très dégradée de démocratie capitaliste (« démocrature», « démocratie autoritaire», « démocratie illibérale», etc.) à un État fasciste. On s’imagine parfois que détenir le pouvoir politique, c’est détenir le pouvoir et avoir la capacité d’en faire ce qu’on veut, mais cette  idée a été régulièrement démentie parce que les détenteurs du pouvoir politique peuvent être confrontés à des secteurs de l’État hostiles, au pouvoir économique (le capital ou certaines fractions du capital), mais aussi évidemment aux luttes populaires. Par exemple, Trump  ou Bolsonaro arrivant au pouvoir respectivement aux États-Unis et au Brésil n’ont pas pu faire exactement ce qu’ils voulaient. Donc il y a une seconde étape de fascisation, qui peut être victorieuse pour les fascistes ou aboutir à leur défaite. Si l’on prend l’exemple du fascisme historique, Mussolini ne parvient réellement à fasciser l’État que trois ou quatre ans après son arrivée au pouvoir (Hitler ira quant à lui beaucoup plus   vite dans le cadre de ce que les nazis eux-mêmes ont nommé la « Gleichschaltung », c’est-à-dire la « mise au pas»). Pendant trois ou quatre ans en Italie, il y a encore des oppositions politiques, y compris au Parlement (le dirigeant communiste Antonio Gramsci est même député jusqu’à son arrestation en novembre 1926), il y a des mouvements sociaux, des grèves, qui sont évidemment réprimés plus durement que dans la période précédente, mais on ne se situe pas encore dans le cadre  de l’État fasciste tel qu’il s’impose à la fin des années 1920.

Effectivement, comme Omar l’a souligné, la fascisation procède de manière différente selon la position dans la société et notamment selon l’appartenance ou non aux minorités religieuses et ethnoraciales qui sont en général la cible principale non seulement des fascistes, mais aussi de l’État en phase de fascisation: toutes ces personnes qu’on peut perquisitionner sans motif réel ; toutes ces personnes dont on peut dissoudre les organisations; toutes ces personnes qu’on peut contrôler dans la rue, palper, violenter, humilier, etc. C’est pourquoi nous disons avec Ludivine Bantigny que le fascisme est  à la fois là et pas là : il n’est pas là au sens où il n’y a pas à proprement parler d’État fasciste, sinon il n’y aurait pas de médias indépendants ou de syndicats indépendants de l’État, les organisations féministes, antiracistes et antifascistes ne survivraient sans doute pas très longtemps, la gauche radicale non plus… Mais le fascisme  est là au sens où il y a des éléments et des processus de fascisation qui sont à l’œuvre et qui touchent en particulier les minorités, les Rrom·e·s, privé·e·s par exemple de leur droit de scolarisation dans certaines communes, les migrant·e·s évidemment (sans cesse pourchassé·e·s et violenté·e·s), les musulman·e·s, les habitant·e·s des quartiers populaires et d’immigration, etc.

C’est pourquoi il est difficile de trouver les termes adéquats pour définir le régime politique dans lequel nous nous trouvons actuellement. Est-ce que c’est une démocratie? On voit bien que si l’on prend les mots  au sérieux, c’est-à-dire la démocratie comme pouvoir populaire (au sens étymologique du terme), ça semble difficile de prétendre que nous serions en démocratie. Est-ce qu’on est dans une dictature? Non. Avec Ludivine, nous avons voulu mettre des mots derrière cette situation qui nous semble intermédiaire, dans un entre-deux, entre une démocratie capitaliste classique (disposant d’institutions politiques relevant du libéralisme au sens classique) et une dictature de type fasciste. Une des hypothèses liées à l’idée de fascisation, c’est que le néolibéralisme autoritaire, que Macron incarne parfaitement, n’est pas le stade ultime de ce processus parce qu’il constitue un mode de domination politique structurellement instable. Ce pourrait n’être qu’une étape vers la construction d’un autre type de  pouvoir, une manière d’ouvrir la voie à un pouvoir de type fasciste, si du moins le processus n’est pas enrayé…

Omar Slaouti – Ou alors il y aura peut-être une transformation interne de l’État, qui s’accélère avec un pouvoir néolibéral des plus classiques et qui va accentuer encore la fascisation, selon les rapports de forces avec les mouvements sociaux, ce dont on a déjà discuté au début de l’entretien. À mon sens, c’est un premier point. Le deuxième, c’est qu’il y a un écueil à éviter et qui consisterait à s’interroger sur le moment de la croisée des chemins pour déterminer si « on y va ou on n’y va  pas » pour en découdre avec ce système. Notre préoccupation du moment, c’est qu’on a une tendance fascisante contre laquelle il faut dès maintenant évidemment s’opposer. Je dis ça parce que certains disent : « On n’est quand même pas en période fasciste, il n’y a pas obligatoirement urgence dans la période. » C’est très dangereux parce que ça a des conséquences extrêmement graves dès maintenant, pour les migrant·e·s, pour tous les racisé·e·s et pour toutes nos libertés syndicales, politiques et associatives. Mais c’est aussi dangereux car la fascisation prépare le fascisme si rien ne s’y oppose. L’autre écueil à éviter, je crois, c’est qu’on ne doit pas être prisonnier de l’histoire, c’est-à-dire qu’on ne gagnerait rien à appréhender les temps présents en essayant de faire un copier-coller avec les scénarios historiques hérités du passé. Les fascistes ont une capacité d’adaptation face aux nouvelles configurations du moment, y  compris par rapport à ce qui existait hier. Leurs discours et leurs pratiques ne peuvent pas être les mêmes: c’est la raison pour laquelle le FN, fasciste par nature, adapte son discours. Bien sûr, il existe des constantes. L’une des constantes des périodes fascistes ou fascisantes, c’est que la bourgeoisie puisse continuer à faire ce qu’elle doit faire, c’est-à-dire dégager de la plus-value dans le rapport capital-travail et financiariser davantage l’économie à partir des dividendes. Une autre constante est que la fascisation ne peut s’appuyer que sur une construction essentialisée et stigmatisée de ceux qui représenteront le « eux», opposé à un « nous» moderne, pur et civilisé. C’est pourquoi le racisme institutionnel est si important, car il prépare un terreau favorable à ce processus total et totalitaire.

Si le racisme institutionnel, lui, relève finalement de la non-intentionnalité, au sens où il ne s’agit pas, pour les institutions, d’écrire noir sur blanc ou de dire ouvertement qu’il faut discriminer les gens à partir d’une couleur de peau, d’une religion supposée ou réelle (même si, dans les faits, ces institutions vont discriminer: ça c’est factuel et largement documenté par de nombreux sociologues, juristes, syndicalistes et y compris par des structures très centre droit), le racisme par l’État est quant à lui ouvertement assumé par les propos et l’arsenal juridique. Bien sûr, ces modalités d’expression du racisme peuvent tout à fait se croiser et s’enrichir mutuellement. Au point où, par exemple, les musulman·e·s en France sont plus discriminé·e·s  à l’emploi que ne le sont les Noir·e·s aux États-Unis, ou encore que la quatrième génération héritière des immigrations postcoloniales reste elle aussi victime du racisme. Le racisme étatique dans sa triple dimension – racisme dans l’État (racisme institutionnel), racisme d’État (racisme propre à la création de l’État-nation), racisme par l’État (ensemble des propos et textes de lois racistes) – incarne, finalement, ce qu’une grande partie de la gauche n’a cessé de nier, à chaque fois qu’elle a rabattu la question du racisme sur la dimension individuelle, en psychologisant et donc en dénaturant cette oppression structurelle et systémique.

 

La Dispute – Dans le prolongement des définitions que vous venez de proposer, une dernière question d’ordre général : comment voyez-vous le rapport entre luttes antifascistes et antiracistes ?

Ugo Palheta – Une dimension souvent méconnue de nombreuses luttes antifascistes  historiques,  c’est  la participation centrale des minorités. Et ça renvoie bien  à ce que tu disais, Omar, sur l’occultation des luttes des populations minorisées, racialisées, d’ailleurs que ce soient les juif·ve·s dans le contexte européen ou les Africain·e·s-Américain·e·s aux États-Unis ou évidemment les immigré·e·s postcoloniaux dans le contexte français. Dans l’entre-deux-guerres, effectivement, le mouvement ouvrier prenait en charge l’antifascisme à une échelle de masse, avec par ailleurs en son sein   de nombreux travailleurs immigrés (qu’on pense par exemple au rôle, dans la résistance au nazisme et à  la collaboration vichyste, des Francs-tireurs et partisans – main-d’œuvre immigrée, FTP-MOI). Mais si tu  prends une mobilisation antifasciste aussi importante historiquement en Angleterre que la bataille de Cable Street, en 1936, quand les quartiers de l’Est londonien mettent dehors les fascistes et empêchent leur démonstration de force, cette victoire est inconcevable sans la mobilisation des juif·ve·s de ces quartiers (organisés notamment dans le cadre du Jewish People’s Council Against Fascism and Antisemitism), en alliance avec des dockers irlandais (qui ont aidé à construire des barricades) et avec des groupes plus liés au mouvement  ouvrier, à la gauche du Labour. Ce qui a permis cette mobilisation et cette victoire, qui a eu un rôle important dans le recul de la British Union of Fascists de Mosley, c’est donc l’alliance entre la gauche du mouvement ouvrier et les minorités.

En France, l’antifascisme est souvent perçu comme un mouvement essentiellement blanc, mais l’antifascisme aux États-Unis, dans les années 1960-1970, est en grande partie un antifascisme noir. C’est le moment où le Black Panther Party (BPP)[6] dit explicitement qu’il y a une dimension fasciste dans l’État américain dans la mesure où celui-ci réprime très brutalement l’essentiel des mouvements militants afro-américains, allant parfois jusqu’au massacre. Les militant·e·s du BPP proposent ainsi l’idée qu’il y aurait des éléments de fascisme présents  au  sein  de  l’État,  dans  une société structurée par l’esclavage puis l’apartheid (lois Jim Crow). Ce que n’a pas réussi historiquement le mouvement antifasciste dans pas mal de pays, c’est la connexion nécessaire avec celles et ceux qui subissent en premier lieu l’autoritarisme et la répression d’État, qui sont la cible principale des extrêmes droites, et qui   sont, de manière disproportionnée, les membres des minorités ethno-raciales. Que ce soit les juif·ve·s dans les sociétés européennes de l’entre-deux-guerres, avec un antisémitisme absolument central et endémique dans la culture politique de ces sociétés, en particulier dans les élites d’ailleurs mais avec une imprégnation de l’ensemble des populations, les Noir·e·s aux États-Unis, et les musulman·e·s aujourd’hui en Europe de l’Ouest notamment.

Il n’y aura pas de renforcement de l’antifascisme, en France en particulier, s’il n’y a pas une connexion qui se crée, organique, avec les collectifs antiracistes, les collectifs de familles contre les violences policières, ou les fronts contre l’islamophobie, etc. Et d’ailleurs certains groupes antifascistes se donnent aujourd’hui cet objectif avec raison. Pendant très longtemps, on a dit : « Le FN est le pire ennemi des travailleurs.» Ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. La première cible des fascistes actuels, ceux et celles qu’ils pointent comme leur « ennemi principal », ce sont les migrant·e·s, les musulman·e·s, les Rrom·e·s, et c’est en les attaquant de manière systématique (verbalement  et parfois physiquement) qu’ils bâtissent leur récit de la nation menacée, submergée, assiégée, en phase de délitement, etc. Si on rate ça, et si on n’est pas capable de pointer l’articulation avec le racisme systémique, de mettre en évidence le rôle de l’État, on ne peut pas combattre sérieusement le fascisme, on ne peut pas s’adresser à celles et ceux qui sont ciblé·e·s par l’extrême droite, et on ne peut pas non plus s’attendre à ce qu’ils et elles se sentent mobilisé·e·s par le danger que représente le fascisme.

Omar Slaouti  Ce que j’entends souvent de la part de celles et ceux qui sont victimes du racisme en continu, c’est : « Moi, le FN/RN ne m’a rien fait dans mon quotidien. Ce que je vis en continu, c’est ce racisme dans telle ou telle institution, c’est l’islamophobie dans les médias, dans la bouche, les actes, les décrets et les  lois, ce sont les violences policières, etc. C’est cela qui me plombe, et toutes les inégalités produites par ce système qui me précarise, m’insécurise socialement, casse l’école de mes enfants et ruine notre santé. » Et régulièrement, elles et ils sont amené·e·s à s’opposer  à cette logique du système. C’est le cas de la lutte des femmes de l’hôtel Ibis Batignolles: bien sûr qu’il y a une dimension de classe, mais, évidemment, il y a aussi une dimension de genre et de race. Et elles tiennent tous les  bouts de la lutte, ces femmes racisées, et pas de manière mécanique! C’est ça la force de l’intersectionnalité : il n’y a pas de curseurs préétablis du type où commence la race, où commence la classe et où commence le genre,  il y a une interpénétration dynamique de toutes ces oppressions jusqu’à en faire des singularités nouvelles. Celles et ceux qui se vivent dans une lutte de confrontation avec la fascisation de l’État, même si ce n’est pas les termes utilisés, ce sont en premier celles et ceux qui luttent aujourd’hui dans les quartiers populaires.

Les résistances des mouvements des sans-papiers, extrêmement fortes, ont contraint les syndicats à devoir les suivre, et c’est une bonne nouvelle. De même, les collectifs de lutte contre les violences policières ont  mis en exergue le racisme structurel dans la police,  et c’est ce qui a permis aux Gilets jaunes de libérer la parole sur cette violence institutionnelle : ce sont là des cadres de rencontres et d’articulations prometteurs.

Ces résistances se retrouvent y compris dans les solidarités alimentaires mises en place durant le couvre-feu. On a été obligé de construire des solidarités actives, communautaires, à l’échelle d’un quartier, d’un arrondissement ou même d’une ville comme Marseille, avec cette  lutte exemplaire de l’Après M où la lutte des travailleurs d’un McDo a donné lieu à la réquisition du restaurant pour en faire un espace solidaire. Donc ces solidarités vivantes,  évidemment,  font  peur,  et  ce  d’autant  plus lorsqu’elles sont teintées de religion musulmane, pour les raisons historiques évoquées précédemment.

Je ne veux pas faire des habitant.e·s des quartiers populaires des sujets révolutionnaires par nature ou par  essence, mais objectivement, parce qu’elles et ils sont au  carrefour d’une exploitation capitaliste violente et en même temps d’un autoritarisme raciste indéniable, elles  et ils ont toutes les raisons d’en découdre avec ce système  néolibéral en cours de fascisation. Si les quartiers populaires en France, peuplés de gens du Sud global, sont les premières victimes du néolibéralisme, ce n’est pas sans lien avec cette histoire mondiale. Le pays qui a servi de laboratoire au néolibéralisme, c’est le Chili sous Pinochet dans les années 1970. En 1975, c’est là où on en expérimente les grandes lignes, ce qui montre, pour celles et ceux  qui  en  douteraient  encore,  que  l’État  néolibéral capitaliste, probourgeois, et l’État fasciste, tortionnaire, dictatorial et militaire, ça se marie très bien ensemble. Rien d’étonnant à ce que le potentiel de résistances puisse se révéler et exploser aux confins du monde blanc. Et en  effet, ce n’est pas étonnant que, dans l’histoire, on ait des groupes racisés d’en bas de la hiérarchie raciale, qui se retrouvent aux avant-postes de la lutte antifasciste.

On peut dire sans risque que les Noir·e·s, les Arabes, les Tsiganes opèrent déjà des luttes antifascistes, même si elles et ils n’y accolent pas forcément le nom, car ils s’opposent dans tous leurs combats à la police et à l’armée d’un État fascisant. Restent les articulations qu’il faut construire avec toutes les résistances  en cours ici, dans les Outre-mer colonisés et ailleurs dans le monde du Sud global, et qui sont si nécessaires  à la perspective d’un monde déracialisé et conjuguant toutes les égalités.


Notes

 

[1] Saïd Bouamama, Des classes dangereuses à l’ennemi intérieur, Syllepse, Paris, 2021.

 

[2] Olivier Le Cour Grandmaison, « Ennemis mortels». Représentations de l’islam et politiques musulmanes en France à l’ époque coloniale, La Découverte, Paris, 2019.

 

[3] Sur Oriana Fallaci, voir Bruno Cousin et Tommaso Vitale, « Les intellectuels italiens et l’islamophobie», Contretemps, février 2012, URL: https://www.contretemps.eu/intellectuels-italiens-islamophobie/.

 

[4] Pierre Tévanian, Le Voile médiatique, un faux débat : « L’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, Paris, 2005.

 

[5] Pierre Bourdieu, « Un problème peut en cacher un autre. Réflexions sur les affaires de voile islamique», in Interventions, 1961- 2001. Science sociale & action politique, Éditions Agone, Marseille, 2002.

 

[6]  Parti révolutionnaire noir fondé en 1966 à Oakland (Californie), notamment par Bobby Seale et Huey P. Newton.

 

 

Bon débarras Kenney

2 juin 2022, par CAP-NCS
Après avoir reçu seulement 51 % des voix du Parti conservateur unifié, Jason Kenney a quitté son poste de premier ministre de l’Alberta, après un seul mandat. La mort (…)

Après avoir reçu seulement 51 % des voix du Parti conservateur unifié, Jason Kenney a quitté son poste de premier ministre de l’Alberta, après un seul mandat.

La mort politique annoncée de Kenney était évidente pour de nombreux Albertains, car la cote de popularité du Parti conservateur uni n’a cessé de chuter au cours des deux dernières années de COVID-19. Les critiques internes de son parti sur l’utilisation de restrictions (bien que minimes) en matière de santé publique ont indiqué son manque de soutien, avec des chiffres de collecte de fonds lamentables et des critiques ouvertes de la part de nombreux membres de l’UCP (United Conservative Party) qui ont mis le dernier clou dans le cercueil de Kenney.

Kenney s’est d’abord fait connaître dans les années 1980 en tant que militant d’extrême droite à l’Université de San Fransisco, faisant campagne contre le droit à l’avortement, harcelant les étudiants pro-choix sur le campus et empêchant activement les couples de même sexe de s’enregistrer en tant que partenariats domestiques, ce qui donnait aux couples gays des droits comme les droits de visite à l’hôpital et les droits liés au deuil. En 2015, il est revenu à la politique albertaine après avoir servi sous le gouvernement Harper pendant près de dix ans.

Connu pour avoir uni les partis de droite progressistes-conservateurs et Wildrose en 2017, sa capacité à tenir ses promesses ou à rassembler son parti (sans parler de la province) a été sérieusement diminuée. Dans l’ensemble, son mandat de premier ministre a autant consisté à renflouer des profiteurs de pandémie qu’à boire du whisky à prix modique au milieu d’une crise des soins de santé à l’échelle de la province.

La liste des attaques de Kenney contre les travailleurs et travailleuses est longue et comprend la perte de dizaines de milliers d’emplois au cours de sa carrière politique en tant que premier ministre. Voici quelques-uns des mauvais faits saillants des quatre dernières années :

2022 :

– L’UCP prend des mesures pour soustraire le financement des Services de santé de l’Alberta du programme d’agonistes opioïdes injectables, qui fournit des médicaments comme la méthadone pour gérer les dépendances graves dans le contexte de la crise des intoxications médicamenteuses.

– M. Kenney retire aux municipalités le droit d’adopter leurs propres règlements sur les masques, même si la pandémie n’est pas terminée, et supprime les obligations en matière de vaccination afin de permettre aux personnes non vaccinées de travailler dans les établissements de santé.

– L’UCP va de l’avant avec quatre projets de mines de charbon à ciel ouvert.

– Le budget provincial réserve 133 millions de dollars en fonds d’immobilisations pour la privatisation de l’Alberta Surgical Initiative, et 72 millions de dollars pour les écoles à charte.

– Kenney abandonne les protections sanitaires COVID-19 pour apaiser un blocus illégal anti-vax à la frontière américaine.

2021 :

– 22 conseils d’association de circonscription du UCP envoient une lettre à l’exécutif du parti pour demander que Kenney fasse l’objet d’une révision anticipée de son leadership.

– Enquête coûteuse de 3,5 millions de dollars sur les soi-disant ” campagnes anti-énergie de l’Alberta “.

– Plus de 6 membres de l’UCP voyagent à l’extérieur du pays pendant la pandémie malgré les directives du gouvernement d’éviter les voyages.

– Ouvre les portes aux promoteurs du privés en santé pour qu’ils fassent pression sur Alberta Health et augmentent le nombre de cliniques privées, de fournisseurs de services de santé privés et de sociétés pharmaceutiques, notamment en permettant aux principaux donateurs de l’UCP de représenter des médecins.

– Lance un programme d’éducation controversé sans consulter les enseignants. Le programme est critiqué pour son manque de diversité, sa promotion exclusive du christianisme et l’absence de consultation des Autochtones.

2020 :

– Kenney ignore les conseils des professionnels de la santé alors que le COVID-19 se propage de façon incontrôlée dans la province, remettant des contrats de pandémie aux donateurs du parti UCP.

– Crée le plus grand licenciement collectif de l’histoire de la province, en supprimant 128 millions de dollars de financement pour 26 000 personnes assistantes d’éducation, chauffeurs et chauffeuses d’autobus, personnes enseignantes suppléantes et autres membres du personnels de soutien de la maternelle à la 12e année.

– Adoption du projet de loi 32 : ” Restoring Balance in Alberta’s Workplaces Act “ qui limite la capacité des syndicats à mener des activités politiques, légifère sur les endroits où les syndicats peuvent faire du piquetage, fixe le salaire minimum à deux niveaux pour les jeunes et apporte des changements à la Employment Standards Act et au Labour Relations Code.

– Adoption du projet de loi 1, la ” Loi sur la défense des infrastructures essentielles “, qui impose des sanctions sévères aux manifestants qui ferment ou bloquent des infrastructures essentielles, y compris des pipelines et des chemins de fer. Les manifestants sont passibles d’amendes allant jusqu’à 10 000 $ et 25 000 $ pour les premières infractions et les infractions subséquentes, avec une possibilité d’emprisonnement allant jusqu’à 6 mois.

– Adoption du projet de loi 47, la ” Loi visant à assurer la sécurité et à réduire les formalités administratives “, qui apporte des modifications à la Loi sur la santé et la sécurité au travail et à la Loi sur les accidents du travail. Il limite la couverture présumée des blessures psychologiques, veille à ce que les employeurs désignent les membres des comités mixtes de santé et de sécurité, et supprime la présence des représentants des travailleurs lors des enquêtes sur des travaux présumés dangereux.

– Adoption du projet de loi 22, la ” Reform of Agencies, Boards and Commissions and Government Enterprises Act “, qui s’attaque à l’Alberta Teachers Retirement Fund, au Special Forces Pension Plan, au Public Service Pension Plan (PSPP) et au Local Authorities Pension Plan (LAPP). Le projet de loi permet à l’AIMCo (une agence détenue et contrôlée par le gouvernement) de gérer tous les investissements, et ignore les organismes de gouvernance conjointe et enlève l’autonomie des conseils de pension qui gèrent les régimes des travailleurs.

2019 :

– Kenney accorde un cadeau fiscal de 4,7 milliards de dollars aux sociétés pétrolières, dont beaucoup ont procédé à des licenciements massifs et ont fermé des opérations.

– Coupe 1,3 milliard de dollars dans la santé, l’éducation et d’autres domaines dans son budget d’automne.

– Réduit le salaire minimum pour les jeunes de 2 $/heure.

– Supprime 46 000 personnes du régime d’assurance-médicaments pour les aînés.

– Il consacre des millions de dollars à la création d’une ” salle de guerre de l’énergie ” pour espionner les défenseurs des terres autochtones et les organisateurs environnementaux et communautaires.

– Il arrache aux travailleurs albertains le contrôle d’environ 78,5 milliards de dollars en actifs de retraite.

– Adopte le projet de loi 22, renvoyant de fait l’homme qui enquête sur le propre parti de Kenney pour inconduite électorale en 2017.

***

Comme beaucoup l’ont souligné, Kenney n’est pas le seul cerveau derrière les attaques de la droite contre les médecins, les travailleurs et travailleuses de la santé et de l’éducation. Deux candidats importants de la droite radicale de l’UCP se sont présentés pour prendre sa place et poursuivre son idéologie : les anciens chefs du Wildrose, Brian Jean et Danielle Smith.

Maintenant, les travailleurs et travailleuses de l’Alberta ont l’occasion de contester l’avancée de l’ultra-droite à l’approche des élections provinciales. Si la gauche peut saisir ce moment et obtenir une vision centrée sur les travailleurs pour la province, l’Alberta peut dire adieu non seulement à Kenney, mais aussi à l’austérité.

Mais ne soyez pas triste pour le premier ministre en disgrâce, il a déclaré que s’il perdait, il trouverait du réconfort dans le secteur privé, même s’il ne sait pas comment pomper de l’essence (Une vidéo récente montrait Jason Kenney essayant avec difficulté d’utiliser une pompe à essence dans une station libre-service) . Bonne chance avec ça Jason, et bon débarras.

Traduction NCS avec l’aide de www.DeepL.com/Translator

 

Colombie : la gauche en tête et un séisme politique

2 juin 2022, par CAP-NCS
Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat (…)

Bogota (Colombie).– C’est bien un duel gauche-droite qui aura lieu au deuxième tour de la présidentielle colombienne. Mais ce n’est pas le duel attendu. Gustavo Petro, candidat des gauches, affrontera un candidat de droite indépendant, sans parti ni programme bien défini.

Rodolfo Hernández, un homme d’affaires sans scrupules qui a fait campagne sur les réseaux sociaux, arrive en deuxième position avec 28 % des suffrages. Federico Gutiérrez, lui, soutenu par le parti au pouvoir, n’arrive qu’en troisième position avec 23 % des voix. De son côté, le centriste Sergio Fajardo encaisse un faible score : 4 %.

« Une période se termine, une ère s’achève », clamait Gustavo Petro après l’annonce des résultats. Un vote sans précédent pour la gauche, une défaite historique pour le parti de l’ex-président Alvaro Uribe, et un séisme politique  pour la Colombie.

Pourtant dimanche soir, à l’annonce des résultats, c’est la sidération chez les partisans de Gustavo Petro. Avec le surgissement du millionnaire dans la bataille politique, la victoire de la gauche, donnée jusqu’ici largement gagnante, est loin d’être assurée.

« Allez, reprenez-vous, on a gagné », lance au micro le sénateur Gustavo Bolivar dans le salon rouge de l’hôtel Tequendama, lieu de rassemblement du Pacte historique, la coalition qui soutient Petro. Certains visages sont en larmes. Les plus pessimistes ressassent ce calcul consternant : les voix de Federico Gutiérrez, ajoutées à celles de Rodolfo Hernández, totalisent 51 % des suffrages. « Ça va être très difficile de les battre », souffle une militante de la région du Chocó.

Au sein du Pacte historique, beaucoup croyaient à une victoire possible au premier tour. Mais le score reste loin de la majorité absolue. Avec un peu plus de 8,5 millions de voix, soit 40 % des suffrages, Gustavo Petro et sa candidate à la vice-présidence Francia Márquez, devancent pourtant largement leurs adversaires, atteignant le meilleur résultat de l’histoire pour la gauche en Colombie.

Longtemps assimilée aux guérillas d’extrême gauche, elle n’a que tardivement pu accéder aux hautes sphères de la politique. Aujourd’hui encore, une grande partie de la population refuse de céder les rênes de l’État à un ex-guérilléro. Une position qui pourrait expliquer en partie le report des voix du mécontentement sur la figure de Rodolfo Hernández. La droite colombienne le sait, qui a fait campagne en agitant la menace de l’instauration d’un régime « castro-chaviste » à la vénézuélienne si Gustavo Petro était élu.

Pourtant, si sa personnalité est parfois perçue comme à tendance caudilliste, son programme est plutôt d’inspiration social-démocrate – cela peut suffire à apparaître comme révolutionnaire pour un pays qui a toujours été gouverné à droite.

La carrière politique de Gustavo Petro va bien au-delà de ses années de clandestinité au sein du M19, mouvement armé qui a signé la paix en 1990. Plusieurs fois sénateur puis maire de Bogotá, il s’est progressivement imposé comme leader progressiste. Cependant, la haine du guérilléro reste très fortement ancrée dans un secteur important de la société. « Je préfère mille fois voter pour un machiste que pour un guérilléro », écrit une jeune citoyenne sur Twitter, reflétant une opinion largement répandue en Colombie.

Un parallèle avec Donald Trump ou Jair Bolsonaro

Après l’annonce des résultats, Rodolfo Hernández s’est exprimé sur Facebook, depuis la luxueuse cuisine d’une de ses maisons de campagne. « Aujourd’hui, c’est le pays de la politicaillerie et de la corruption qui a perdu. Ce sont les bandes qui croyaient gouverner éternellement ce pays qui ont perdu. Aujourd’hui, ce sont les citoyens qui ont gagné, c’est la Colombie qui a gagné », a-t-il déclaré, lisant péniblement son discours.

À 77 ans, l’ex-maire de la ville de Bucaramanga (centre-nord du pays) a raflé la première place dans les départements du centre du pays, en grande partie grâce au vote rural. Celui qui se fait appeler « l’ingénieur » a fait fortune dans l’obscur marché de l’immobilier colombien.

Il s’est enrichi grâce aux hypothèques – en Colombie les hauts taux d’intérêt ruinent souvent les petits consommateurs, les endettant à vie. Son discours repose principalement sur la lutte anticorruption. Pourtant, il est lui-même impliqué dans une affaire de corruption, et sera appelé à en répondre devant un tribunal en juillet.

Pour Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), le score obtenu par Rodolfo Hernández « s’inscrit dans une tendance qui n’est pas limitée à la Colombie. On la retrouve dans le trumpisme aux États-Unis, puis en Angleterre dans une forme différente avec Boris Johnson et le Brexit ou encore Bolsonaro au Brésil ».

Rodolfo Hernández a promis que tous les Colombiens verraient la mer et qu’il ne toucherait pas un sou de son salaire. Il a fait campagne sans presque sortir de chez lui, sur les réseaux sociaux TikTok, Facebook et Twitter. Pas de meetings, pas de participation aux derniers débats présidentiels. Il affirme que la place des femmes est au foyer et s’est dit admirateur d’Adolf Hitler avant de se reprendre et affirmer qu’il l’avait confondu avec Albert Einstein.

On ne connaît que des bribes de son programme. Entre autres mesures excentriques, il affirme vouloir déclarer l’état d’urgence, afin de pouvoir gouverner par décret, faisant fi du Congrès élu en mars, où la gauche est la première force politique. Parmi ses soutiens, la Franco-Colombienne Ingrid Betancourt a rallié sa campagne après avoir renoncé à être elle-même candidate, quelques jours avant le scrutin.

“Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système.”

Christophe Ventura, directeur de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris)

« Le premier fondement de ces phénomènes politiques, c’est le positionnement antisystème, l’idée que le temps est venu de changer toute une classe politique pourrie pour régler les problèmes du pays, poursuit Christophe Ventura, qui se trouve à Bogotá en tant qu’observateur de la mission d’observation électorale (MOE). Deuxième dimension : ce sont des programmes généralement néolibéraux, autoritaires, mais avec un aspect de protection populaire, c’est-à-dire une forme d’offre de protection pour une partie de la population vulnérable. »

Face à ce redoutable adversaire, la campagne de Gustavo Petro peaufine à présent sa stratégie. « Nous devons convaincre une grande partie des personnes qui n’ont pas voté. Nous devons leur tendre la main, examiner ce qui s’est passé et voir où nous pouvons gagner un nombre important de voix pour gagner au second tour », explique Claudia Florez, directrice du journal communiste Voz. L’abstention, la plus basse de ces vingt dernières années, atteint tout de même 45 % de l’électorat. Un vivier que les deux bords vont chercher à convaincre.

Autre pan de la stratégie des forces de gauche : tenter de séduire les électeurs de Rodolfo Hernández, reprenant contre le personnage ses propres arguments. « Qu’est-ce qui est mieux : qu’une femme reste à la maison ou qu’elle aille à l’université ? » demandait lundi Gustavo Petro sur la chaîne de télévision Caracol.

« En quoi consiste le changement en Colombie ? Qu’une famille vive éternellement en payant des intérêts, ce qu’il a appelé “un délice”, ou plutôt qu’on réforme le système hypothécaire afin qu’elles soient propriétaires de leurs maisons sans être esclaves des intérêts durant toute leur vie ? », enchaînait-il.

Pour le deuxième tour, Rodolfo Hernández bénéficie du soutien des partisans de l’ex-président Alvaro Uribe. Bien qu’aujourd’hui beaucoup moins populaire, rongé par les affaires et proche des paramilitaires et de la mafia, ce dernier rallie tout de même un électeur sur cinq, autour du candidat Federico Gutiérrez.

Dès l’annonce des résultats du premier tour, les dirigeants de son parti, le Centre démocratique, ont très vite apporté leur appui à Rodolfo Hernández. Sur la messagerie WhatsApp, les groupes de campagne de Federico Gutiérrez se sont aussitôt transformés en groupes de soutien au nouveau vainqueur de la droite. Un apport de voix nécessaire, mais embarrassant pour celui qui se revendique antisystème et contre les clans politiques traditionnels.

« L’ex-maire de Bucaramanga est en même temps le symbole de la défaite d’Uribe, et sa grande opportunité pour continuer de gouverner », selon l’éditorialiste Daniel Coronell. « Rodolfo Hernández n’incarne pas un projet antisystème, conclut Christophe Ventura. En réalité, il est plutôt le nouveau visage du système. »

Flairant qu’une alliance avec le parti au pouvoir pourrait faire fuir une partie de son électorat, Rodolfo Hernández tente désormais de prendre ses distances avec les « uribistes », du moins en apparence. « Comme toujours, j’accueille avec gratitude le soutien que chacun peut offrir, mais ma seule alliance est avec le peuple colombien », a-t-il écrit lundi sur Twitter. Les prochains jours seront décisifs, avant un deuxième tour qui pourrait être serré, le 19 juin.

 

 

Qu’est-ce que le capacitisme ?

1er juin 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, printemps / été 2022

Laurence Parent, Ph. D. en études critiques du handicap Le terme capacitisme est une traduction du terme anglais ableism qui tire ses origines des études du handicap anglo-saxonnes. Fiona K. Campbell, professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, définit le capacitisme comme un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un‑e citoyen‑ne typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une manière uniforme et standardisée (ex. : travailler 40 heures par semaine et plus, se nourrir sans aide humaine, comprendre les codes sociaux, etc.). Une des conséquences du capacitisme est la discrimination fondée sur le handicap telle que nous la connaissons dans les textes de droits de la personne. À l’instar d’autres systèmes d’oppression tels que le racisme et le sexisme, le capacitisme repose sur une panoplie de représentations stéréotypées et fausses (ex. : les personnes handicapées ont besoin d’être protégées, elles n’ont pas de vie sexuelle, etc.). Le collectif français féministe et anti‑capacitiste Les Dévalideuses définissent le capacitisme comme un « système d’oppression subi par les personnes handicapées du fait de leur non-correspondance aux normes médicales établissant la validité».
« L’idéologie validiste[1] postule que les corps non correspondants, jugés handicapés, ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminables[2]. »
Le capacitisme prend plusieurs formes puisqu’il infuse toutes les sphères de la société. « Il peut se manifester par un rejet franc (insultes, maltraitances, silenciation, stigmatisation, refus d’inclusion…) mais se cache aussi souvent sous des allures de validisme bienveillant » (infantilisation, pitié, aide non sollicitée…). », expliquent Les Dévalideuses. Talila «TL» Lewis, organisateur communautaire et avocat pour les droits des personnes handicapées aux États‑Unis, explique qu’il est impossible de dissocier le capacitisme des autres systèmes d’oppression puisque le capacitisme repose sur des idées construites qui sont « profondément enracinées dans le racisme anti‑noir, l’eugénisme, la misogynie, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme[3] ». En bref, les chercheur‑e‑s et militant‑e‑s anti‑capacitistes revendiquent la nécessité de déconstruire le capacitisme et ses impacts afin de créer un monde réellement accessible et inclusif. S’intéresser au capacitisme permet en effet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées.  
[1] En France, le terme validisme est employé. [2] En ligne : http://lesdevalideuses.org/les-devalideuses/notre-manifeste [3] En ligne : https://www.talilalewis.com/blog/january-2021-working-definition-of-ableism    

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Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

1er juin 2022, par CAP-NCS
Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021   « Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous (…)

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021

 

« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.

L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).

Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.

Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.

Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.

C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.

Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.

Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.

Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.

On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.

 

Le mouvement ouvrier québécois et ses revendications à propos de la question nationale

1er juin 2022, par CAP-NCS
1- LE MOUVEMENT OURIER QUEBECOIS AU LENDEMAIN DU 15 NOVEMBRE 1976 Avec l’avènement du PQ au pouvoir, en novembre ’76, le mouvement ouvrier québécois1 est obligé plus que (…)

1- LE MOUVEMENT OURIER QUEBECOIS AU LENDEMAIN DU 15 NOVEMBRE 1976

Avec l’avènement du PQ au pouvoir, en novembre ’76, le mouvement ouvrier québécois1 est obligé plus que jamais d’intervenir sur la question nationale. En fait, il s’agit d’une réintervention, après une éclipse ces dernières années, puisque cette question était présente à un titre ou à un autre, de façon partielle ou globale, dans plusieurs organisations qui le composent, et ce depuis plus de 10 ans: on peut, par exemple, se rappeler le débat sur l’unilinguisme dans les centrales syndicales à la fin des années ’60, débat qui n’avait pas été d’ailleurs sans créer quelques sérieux tiraillements (notamment à la CSN).

Cette implication du mouvement ouvrier par rapport à la question nationale ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit là de revendications qui veulent s’attaquer à l’oppression nationale, oppression nationale que les travailleurs subissent avec autant de force, sinon plus, que les autres couches et classes sociales du peuple québécois (petite bourgeoisie): la discrimination linguistique (l’anglais, langue de travail), un taux de chomage plus élevé, des salaires inférieurs pour le même travail, le caractère réservé de bon nombre d’emplois dans certains secteurs et aux échelons supérieurs, la plus grande difficulté d’accès à une formation technique, professionnelle et universitaire. 2

L’avènement du P.Q. au pouvoir pose avec plus d’acuité la question nationale puisque ce parti prétend détenir seul la solution à cette oppression en lui donnant un contenu qui veut se situer au­ dessus des classes sociales. C’est pourquoi la question nationale devient, pour le mouvement ouvrier, une question politique centrale dans la conjoncture actuelle: plus que jamais le mouvement ouvrier doit mener cette lutte contre l’oppression nationale à partir de ses propres intérêts, de ses propres objectifs, de sa propre base, sinon il se trouve enchaîné à une solution qui n’est pas la sienne mais celle du PQ donc celle d’autres classes principalement.

Cependant, ce qui rend encore plus nécessaire l’intervention du mouvement ouvrier québécois sur la question nationale, c’est que le P.Q., par son arrivée au pouvoir, a provoqué un élargissement de la crise politique au Canada. Cette situation accentue les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie au Canada. Ce moment de crise est donc décisif. Le mouvement ouvrier québécois peut profiter de cette crise en modifiant le rapport de forces en faveur des travail­ leurs s’il parvient à faire valoir ses propres solutions à l’oppression nationale.

La revendication d’indépendance politique portée par le mouve­ ment ouvrier est au cœur de la lutte contre l’oppression nationale, c’est ce que nous voulons examiner ici : quelle est la place, la signification, la portée de cette revendication (si elle est assumée par le mouvement ouvrier) dans le contexte actuel?

2- LES PARTICULARITES DE LA LUTTE CONTRE L’OPPRESSION NATIONALE AU QUEBEC

Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la lutte contre l’oppression nationale au Québec a ses caractéristiques propres:

1) il ne s’agit pas d’une· lutte de libération nationale au sens fort de ce terme, c’est-à dire une lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme (contre l’occupation économique, politique et militaire d’une métropole)3 dans le contexte de sociétés où la démocratie politique est absente, et où l’industrialisation et l’urbanisation de type capitaliste demeurent relativement peu développées; 2) il ne s’agit pas non plus de la lutte d’une minorité nationale (les francophones hors Québec, par exemple).

Il s’agit bien plutôt de la lutte d’une nation dominée qui aspire à se transformer éventuellement en un véritable Etat-nation au1 sens plein du terme, donc, entre autres, à conquérir l’indépendance politique 4, lutte dont la permanence dans l’histoire du Canada en révèle toute l’importance.

En fait, au Québec, plusieurs phénomènes s’imbriquent les uns dans les autres, se renforcent mutuellement: 1) une oppression nationale (qui donne lieu à une lutte autour de revendications débouchant sur la volonté de développer un État-nation); 2) une dépendance régionale (qui donne lieu à une lutte contre le développement inégal des régions au Canada, lutte qui passe par les affrontements entre les États provinciaux et l’État central) et, finalement 3) une dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis 5.

L’État canadien est au cœur de cette dynamique: “Les principaux mécanismes d’intervention économique relèvent de l’État canadien: politique monétaire et fiscale, tarifs et douanes, banque et crédit, commerce extérieur, contrôle des investissements… L’État québécois a une juridiction prédominante sur les domaines de l’éducation, de la langue et de la culture, du droit civil et des relations de travail et doit partager avec Ottawa la juridiction sur la santé, la fiscalité, la police. 6

On est donc à même de constater, compte tenu des fonctions respectives qu’exercent l’État canadien et l’État québécois, que l’oppression nationale des Québécois, la question régionale et la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis ont été et sont réalisées et maintenues par une subordination politique qu’exerce la bourgeoisie canadienne à partir de l’État central canadien (et de ses supports au Québec même).

C’est ainsi, on le verra plus loin que la revendication de l’indépendance politique portée par le mouvement ouvrier se trouve au CARREFOUR de la lutte 1) contre l’oppression nationale; 2) contre le développement inégal des régions au Canada (le Québec étant une de ces régions) provoqué par le capitalisme à partir de l’État fédéral, garant principal du maintien de ces inégalités; 3) contre la dépendance économique provoquée par la présence impérialiste des U.S.A.

3- LE MOUVEMENT DE REVENDICATIONS NATIONALE AU QUEBEC DEPUIS LA “REVOLUTION TRANQUILLE”

A- Les transformations dans les classes- sociales au Québec depuis 20 ans

C’est à la faveur de la “Révolution Tranquille” 7. (1960-66>7 qu’émerge au Québec une “nouvelle” petite bourgeoisie et que se développent, dans la classe ouvrière, de nouveaux secteurs.

Comme on peut le constater dans le tableau qui suit, les secteurs du commerce, des finances, des assurances et de l’immeuble et, surtout, des services accroissent considérablement leur indice d’emploi 8.

De façon plus générale, on peut dire que l’après-guerre (les années ’50) est une période d’expansion du capitalisme qui se continue dans les années 160 en s’exprimant surtout à travers la modernisation de l’État. De telle sorte qu’à la fin des années ’60 (1966-67…) on se retrouve au Québec avec 1)une augmentation de la classe ouvrière (dans la production – usines-, dans la distribution et la circulation -commerce et transport-); 2) des nouveaux salariés engagés dans des secteurs en plein développement tels l’enseignement, l’information, la santé; 3) une classe ouvrière qui est plus spécialisée et plus scolarisée (G.M., Firestone…); 4) une classe ouvrière plus fortement “tertiarisée” (dans les services publics comme employés A l’entretien dans les écoles, dans les hôpitaux comme préposés aux malades et dans les services privés comme employés dans des banques, des compagnies d’assurance ,des commerces…); 5) une classe ouvrière principalement de langue française, confrontée à un patronat majoritairement anglophone (canadien anglais ou américain).

B- Les deux composantes du mouvement national

La conséquence immédiate de cette situation, c’est que l’assise sociale principale du mouvement de revendications nationales change, elle ne peut plus être celle qui sous tendait les courants nationalistes traditionnels (type Union Nationale avec Duplessis) à savoir la petite bourgeoisie traditionnelle (clergé, professionnels…) et la paysannerie (petits producteurs agricoles, artisans…).

Ce constat est capital pour comprendre que le mouvement de revendications nationales au Québec pourra désormais avoir deux faces et non pas une, d’autant que la “nouvelle” petite bourgeoisie, de même que les nouveaux· secteurs de la classe ouvrière, pourront s’organiser syndicalement et, ce faisant, viendront, ou bien renforcer des organisations syndicales proprement québécoises, ou bien renforcer le caractère québécois d’organisations syndicales comme la FTQ. C’est ainsi, par exemple, comme l’illustre le tableau suivant que la CSN passe de 94,000 membres en 1960 à 200,000 en ’66 ou encore que la CIC (qui devient CEQ par la suite) passe de 28,000 membres en 1960 à 55,000 mem­ bres en 1966, ou encore que du côté de la FTQ, des groupes de plus en plus nombreux (surtout au début des années ’70) s’affilient directement et même exclusivement à celle-ci sans passer par le CTC (électriciens, ouvriers du textile, des communications, de la radio-télévision…)9 .

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La “Révolution Tranquille” provoque, au sein des classes dominantes québécoises, l’émergence d’un courant nationaliste réformiste dont l’expression principale est le M.S.A. (Mouvement souveraineté­ association) issu du P Q (Parti Libéral du Québec) qui récupère la majorité des militants du R.I.N. pour finalement constituer le Parti Québécois.

Mais au même moment existe de façon concomitante dans le mouvement étudiant, populaire et syndical, une fraction combative et progressiste qui remet en question, sur un point ou sur un autre, autant le capitalisme que l’oppression nationale, à titre d’illustration, mentionnons que la manifestation pour un Mc Gill français10 avait été organisée par une coalition d’organisations syndicales, populaires et politiques.

Cette manifestation fournit un bon exemple de l’existence de cette deuxième face du mouvement de revendications nationales. Ce qui s’explique bien par le fait que l’oppression nationale n’affecte pas la classe ouvrière et la petite bourgeoisie de la même façon que la classe bourgeoise. D’où des pratiques et des luttes contre l’oppression nationale qui sont différentes.

C) La revendication de l’indépendance politique à cette période

De façon plus générale, mentionnons que la période qui va de 1967 à 1973 est une période où la revendication de l’indépendance11 politique du Québec est une revendication centrale servant d’élément unificateur de toutes les forces progressistes et de toile de fond à un bon nombre de mobilisations. Pour être plus exact, cette période peut se diviser en deux. La première qui va de 1967 à 1970, renvoie davantage à des revendications particulières à partir de la question linguistique. Question qui amène de plus en plus d’organisations syndicales, populaires et étudiantes à pr8ner l’unilinguisme français au Québec. La seconde qui va de 1971 à 1973, suite à l’électro choc de l’occupation armée du Québec, va lier plus fortement la question linguistique et la question nationale dans son ensemble à la lutte pour le socialisme (cas du Conseil central de Montréal, cas des militants de nombreux comités d’action politique dans des quartiers de Montréal ou dans des syndicats à la CSN et à la CEQ, militants de cer­ tains conseils du travail.)12 .

Les conclusions que l’on peut tirer de ces années sont les su vantes: 1) les groupes les plus radicaux de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie ont à certain moment dirigé carrément les luttes de revendications nationales -le P.Q. n’a jamais été la seule expression politique du mouvement de revendications nationales 2) la classe ouvrière (au sens large) forme une des bases sociales majeures du mouvement de revendications nationales; 3) cependant, la question de. l’organisation politique propre à cette classe dans la lutte contre l’op­ pression nationale est demeurée jusqu’ici sans réponse.

4- LE OUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS ET L’INDEPENDANCE POLITIQUE COMME REVENDICATION

A- Souveraineté-association et indépendance politique

La constitution d’un pays n’est pas qu’un simple texte juridique auquel on se réfère à l’occasion pour faire reconnaître un droit particulier. La constitution est beaucoup plus que cela, “elle est une institution politique fondamentale, reflet de l’équilibre des forces d’une société, à un moment privilégié de son évolution historique”13.

Or, le P.Q. est porteur d’une solution constitutionnelle différente de celle que soutient le Parti Libéral du Canada, et par son arrivée au pouvoir en ’76, il s’est trouvé à accentuer le déséquilibre politique de l’Etat canadien. Pourtant le P.Q. -par-delà certaines déclarations- n’avance pas l’idée de l’indépendance politique au sens fort et plein de ce terme, du moins lorsqu’on étudie de près la position dominante à l’intérieur du parti et de façon plus évidente encore lorsqu’il s’agit du gouvernement. La politique constitutionnelle du P.Q. a deux volets: 1) la souveraineté comprise comme rapatriement du pouvoir de faire des lois et de lever des impôts; 2- l’association économique, ce qui signifie la détermination en commun, par l’intermédiaire de comités mixtes14, d’une politique monétaire, d’une politique commerciale, d’une politique douanière, d’une politique en matière de contrôle des investissements… Il s’agirait donc, en quelque sorte, de deux États associés, organiquement liés dans leurs décisions fondamentales. Le Québec ne disposerait pas de tous les pouvoirs et donc de tous les outils économiques nécessaires â l’élaboration de sa propre politique économique, il les partagerait avec le reste du Canada dans le cadre d’une stratégie qui, pour l’essentiel, maintient les liens économiques continentaux (Canada-USA)15.

Il existe, par ailleurs, un discours indépendantiste à l’intérieur du P.Q. qui s’est exprimé à certaines périodes (1970-72, entre autres) avec beaucoup de vigueur, surtout dans les périodes ou des forces exter nes au PQ plus radicales sur le plan social et constitutionnel, poussaient ou forçaient le débat â l’intérieur: les comités de citoyens auprès des associations locales du P.Q. dans les quartiers ouvriers de Montréal, des syndicats revendiquant le français comme langue de travail, des organisations syndicales tels les Conseils centraux de Montréal et des Laurentides qui affirmaient des positions anticapitalistes et pour l’indépendance tout à la fois…

Il n’en demeure pas moins que la position de fond de la direction du P.Q. demeure celle de la souveraineté-association, position à laquelle correspond une stratégie référendaire de plus en plus timorée. Ce qui nous fait dire que le projet politique véhiculé par le PQ offre de bonnes garanties pour éviter tout glissement anticapitaliste du mouvement de revendications nationales au Québec.

B- L’indépendance politique : une revendication pour les travailleurs?

Une fois levée l’ambiguïté dans laquelle nous entretient régulièrement la presse anglophone, le P.Q. lui-même et la gauche pancanadienne sur la politique constitutionnelle réelle du P.Q., il est davantage possible d’examiner si la revendication d’indépendance politique peut profiter véritablement aux travailleurs.

Précisons d’abord qu’aucune revendication politique (ou réforme) n’est par elle-m e réformiste ou révolutionnaire (permettant d’abolir le capitalisme). Chaque revendication politique doit être envisagée:

    1. En fonction du rapport de forces,
    2. En fonction des possibilités qu’elle fournit de faire avancer la conscience politique des travailleurs;
    3. En fonction de la réponse qu’elle fournit à certains besoins fonda- mentaux des travailleurs et du peuple en général.

Autrement dit, deux questions peuvent être posées: cette revendication de l’indépendance politique, si elle était reprise par le mouvement ouvrier 1) pourrait-elle porter atteinte aux intérêts « immédiats » de la bourgeoisie ou d’une partie de la bourgeoisie tout en répondant à certains besoins fondamentaux des travailleurs? 2) serait-elle susceptible de déclencher de larges mobilisations (débats dans des congrès, manifestations…) et donc être l’occasion d’une éducation politique de masse?

Le dossier du CFP sur la question nationale avance la proposition de l’indépendance politique comme lutte à faire et à gagner, comme revendication à faire progresser à l’intérieur du mouvement ouvrier- dans la mesure où cette revendication s’inscrit dans une stratégie de lutte pour le socialisme, dans la mesure où elle est liée à l’élaboration d’un projet social alternatif à celui de la bourgeoisie canadienne et à celui de la bourgeoisie québécoise (actuelle et potentielle

La revendication d’indépendance politique est susceptible de modifier le rapport de forces en faveur des travailleurs parce qu’elle porte atteinte aux intérêts de la bourgeoisie canadienne, menace ses intérêts en opérant une rupture du cadre politique {l’État fédéral canadien) qui lui offre la garantie ultime de son maintien et de son développement. Par l’indépendance politique du Québec, c’est toute la structure de pouvoir de la bourgeoisie canadienne ici et de ses rapports à l’impérialisme U.S.A. qui est remise en cause car elle se trouve alors coupée d’une partie de ses moyens au Québec. Ce qui revient à dire que sile projet politique du P.Q. fait déjà peur malgré les garanties qu’il offre de solutionner la crise politique canadienne, l’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier québécois est subversive ou en tout cas difficilement assimilable par le capitalisme dans le contexte nord-américain: sa réalisation risquerait de modifier substantiellement les données du marché canadien et risquerait aussi de chambarder la politique américaine au Canada.

Mais cette affirmation est-elle, d’une certaine manière, démontrable?

1. On peut tout au moins en faire une démonstration par la négative puisqu’au Canada le développement du capitalisme et la Confédération vont de pair: “La Confédération correspond aux impératifs économiques et stratégiques de l’Empire, d’une part. D’autre part, la Confédération représente la forme achevée du projet d’État-nation de la bourgeoisie canadienne. Dans son contenu même, l’A.A.N.B. consacre le caractère centralisateur de l’État “fédéral”. Aux termes de l’A.A.N.B., le gouvernement central a tous les pouvoirs; aux provinces sont délégués des pouvoirs locaux…16

On voit donc par là que les secteurs les plus forts de la bourgeoisie canadienne ont constitué en fonction de leurs intérêts ce cadre politique qu’est la Confédération et dans laquelle l’État fédéral occupe la place déterminante. La domination de la bourgeoisie canadienne sur le Québec, via l’État fédéral et les politiques qu’il applique ici17, lui sert d’atout pour assurer son maintien et/ou son développement: comme réservoir de main d’œuvre à bon marché, comme important débouché pour l’industrie ontarienne, partiellement comme réservoir de ressources naturelles et, finalement, comme source d’épargne.

Faudrait-il alors s’étonner de voir que c’est le patronat canadien (et la fraction québécoise qui lui est directement liée) qui est leplus farouchement opposé à l’indépendance politique.

2. Il nous semble aussi qu’une partie de l’histoire récente du mouvement de revendications nationales au Québec démontre, cette fois­ ci par la positive, que l’indépendance est menaçante pour la bourgeoisie canadienne. La dynamique nationale qui va de 1967 à 1973 est révélatrice à ce sujet, notamment le moment-clé qu’a été l’occupation armée du Québec en 1970: c’est au moment où la revendication d’indépendance politique devenait de plus en plus liée à des mouvements sociaux ra­ dicaux que la répression s’est fait le plus sentir. C’est ce qui fait dire aux auteurs du livre sur l’histoire du mouvement ouvrier au Québec:

« L’État fédéral, avec la collaboration de l’État québécois et des pouvoirs municipaux à Montréal, va frapper un grand coup. Il utilise le prétexte de l’action terroriste d’une nouvelle vague du FLQ pour tenter de mater l’opposition nationale et so­ ciale. Résultat: plus de 500 citoyens sont emprisonnés et plusde 2000 autres perquisitionnés, choisis parmi les forces vives de la lutte nationale et ouvrière » 18.

L’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier et liée à d’autres revendications qui s’attaqueraient, par exemple, à l’intégration u Québec au bloc continental Canada/U.S.A., est inacceptable pour le capitalisme nord-américain. D’ailleurs il n’est pas étonnant de voir que la très nette modération du P.Q. dans sa politique constitutionnelle va de pair avec sa modération sur le plan économique et social.

L’indépendance politique est donc susceptible d’être une revendication qui profite aux travailleurs dans la mesure où le rapport de forces modifié permettrait de faire reculer l’oppression nationale dans ses manifestations les plus importantes (langue de travail, surexploita tien de la main d’œuvre, formation professionnelle et technique… bref de faire avancer rapidement un ensemble de droits socio-politiques et culturels). Mais cette revendication se doit de faire partie d’un ensemble de revendications qui s’attaquent également â la dépendance économique vis à vis des États Unis et qui cherchent à. rompre avec le développement régional inégal dans lequel est inscrit le Québec. Le mouvement ouvrier québécois a-t-il entamé une démarche dans ce sens?

5- LES REVENDICATIONS DU MOUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOUD’HUI?

La fin des années ’60 et les premières années de la décennie ’70 amène, â l’intérieur du mouvement ouvrier, un clivage car certaines de ces composantes adoptent progressivement des positions sur la ques- tion nationale, des positions également contre le capitalisme et contre l’impérialisme. Et cela à la faveur de luttes dures (Mc Gill français en· 1969, dénonciation de 1’occupation armée du Québec en 1970, grève de La Presse en 1971, Front commun du secteur public et parapublic en 1972, lutte pour l’indexation en 1973-74, dénonciation du coup. d’État au Chili en 1973 et du rôle actif qu’y jouent les Etats-Unis…).

La gauche syndicale et populaire qui est apparue dans ces luttes et dans ces débats n’a pas réussi, par la suite, à reprendre son souffle, à se redéfinir une perspective lui permettant de reprendre l’offensive. Au même moment, certaines interventions du gouvernement Bourassa provoquent de sérieuses divisions au sein des organisations syndicales -(Enquête Cliche dans la construction …) et le P.Q. réussit à s’offrir comme seule alternative sur les questions autant d’ordre social que national, face à un régime aussi clairement fédéra­ liste, pro-impérialiste et antisyndical que le régime Bourassa. La gauche politique est â la même période (1974-75) divisée et impuissante: une partie importante de celle-ci opère un virage sans précédent sur la question nationale (rejet de l’indépendance politique comme objectif) comme sur plusieurs autres problèmes: c’est le courant. “M-L” qui prend forme en canalisant à son profit une partie des militants radicalisés du mouvement syndical et populaire.

C’est donc dans un contexte de reflux des luttes, de reflux idéologique et politique de la gauche (autant dans la gauche syndicale et populaire que dans la gauche politique comme telle) que survient la victoire du P.Q. le 15 novembre 1976, suite à l’appui massif de tout le Québec et de la classe ouvrière: vote de révolte, vote de défaite, pas au sens d’un recul d’une conscience articulée, mais au sens de la remise entre les mains du P.Q. de la combativité et du dynamisme ouvriers des années ’70.

La combativité ouvrière après le 15 novembre 1976 se maintient uniquement au niveau local et n’est pas en mesure de provoquer le renouvellement des perspectives ni de favoriser non plus une meilleure unité d’action. Bien au contraire, la division, au sein du mouvement syndical, est plus forte que jamais (CSN par rapport à la FTQ surtout) et les mobilisations politiques de ces organisations (vs le Bill 45 par exemple) demeurent relativement limitées. La période qui va de novembre 1976 à la fin de 1978 est donc une période où l’aspect dominant dans l’ensemble du mouvement ouvrier reflète davantage l’attentisme (“laissons au P.Q, une chance de faire ses preuves”) et la démobilisation, On assiste cependant dès 1978 à une certaine ressaisie du soutien des travail­ leurs· organisés aux luttes dures {CJMS, Commonwealth Plywood, postiers…) et une amorce de réflexion politique commandée indirectement par deux échéances centrales: le Front commun du secteur public et le référendum du P.Q.

Une partie importante du mouvement syndical a relancé le débat politique dans ses rangs sur plusieurs problèmes mais de façon notable sur la question nationale en particulier. On assiste donc à une reprise en charge de la question nationale: analyse de l’oppression nationale aujourd’hui, retour sur l’histoire de l’oppression nationale, positions de principe reconnaissant le droit à l’autodétermination du Québec, voire même l’indépendance si elle est liée aux intérêts économiques et sociaux des travailleurs … Mais la question politique centrale à l’intérieur du mouvement ouvrier demeure la suivante: comment faire progresser le débat en dehors du seul cadre théorique ou du corridor électoral du PQ? En d’autres termes, comment le mouvement ouvrier tel qu’il est, c’est à dire en considérant qu’aucune organisation politique de travailleurs n’existe, peut intervenir politiquement dans la conjoncture présente et ainsi traduire ses positions de principe dans le rapport de force actuel?

6- LES ACHES POLITIQUES DE LA GAUCHE SYNDICALE ET POPULAIRE SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOURD’HUI

Dans la mesure où nous assumons l’orientation que s’est tracée une partie du mouvement syndical, à savoir développer un syndicalisme de classe et de masse (“syndicalisme de combat”), de même que l’autonomie des organisations populaires face à l’État, il nous faut considérer· tout à la fois les deux axes d travail suivants: 1) développer une stratégie dans les luttes quotidiennes, leur donner une direction (et non pas faire du syndicat ou du groupe populaire un simple fournisseur de services); 2) développer une stratégie globale, une stratégie qui assume un ensemble de problèmes sociaux et politiques à partir d’une compréhension nationale, voire internationale de ces mêmes problèmes.

Quels sont les moyens que la gauche syndicale et populaire ont à leur disposition actuellement pour favoriser le développement de cette stratégie globale? Comment faire des syndicats et des groupes populaires des éléments encore plus vigoureux de transformation de la société?

Le débat du CFP sur la ·question nationale en mai 1978 avançait l’idée que les militants de la gauche syndicale et populaire devaient travailler à “l’élaboration d’une plate-forme unitaire qui puisse associer le plus largement possible les organisations syndicales et populaires autour d’une position autonome à défendre dans le débat public du référendum”.

L’élaboration d’une plate-forme peut en effet être un des moyens politiques spécifiques aux organisations de masse pour s’assurer que les intérêts des travailleurs seront présents dans le débat. Toute démarche politique de cet ordre peut favoriser à court et à moyen terme:

  1. Une certaine autonomie du mouvement ouvrier;
  2. Le développement d’une solidarité et une unité d’action entre organisations, voire un ralliement d’un ensemble de forces progressistes;
  3. La contribution indirecte au développement d1une force politique des travailleurs;
  4. La possibilité de développer des formes spécifiques d’intervention dans des moments particuliers tels que des élections et des référendums.

Nous n’en sommes pas encore là bien qu’un certain nombre de militants souhaitent ouvrir une porte dans cette direction. Il faut l’affirmer nettement: la situation actuelle commande autre chose que la simple énonciation du principe du droit d s peuples à l’auto­ détermination, principe qui n’engage que très faiblement dans la lutte politique; la situation actuelle commande de dépasser les prises de positions sur telle ou telle question économique ou sociale prise séparément.

La situation actuelle exige un programme alternatif à l’inté rieur duquel la revendication d’indépendance politique serait avancée comme telle, situant ainsi le cadre politique dans lequel les casses populaires seront le mieux à même de faire avancer leur projet de société et leur lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression.

Ce serait une erreur grave que de tomber dans le relativisme constitutionnel (fédéralisme renouvelé, souveraineté-association ou indépendance) au moment même où le mouvement ouvrier peut, de façon considérable, faire progresser les choses sur cette question.

Les militants de la gauche syndicale et populaire doivent donc pousser plus loin la démarche politique qui s’amorce dans leur1 organisation autour de l’élaboration d’une plate-forme de revendications (ou introduire cette démarche politique s’ils n’en n’ont pas encore). Et l’élaboration de cette plate-forme doit se faire l) en accordant à la revendication de l’indépendance politique la place objective qu’elle mérite dans le contexte actuel; 2) en avançant des solutions consistantes pour répondre aux autres problèmes vécus par les travailleurs (mesures anti impérialistes…).

C’est là un minimum permettant à de plus n plus de secteurs du mouvement ouvrier de s’insérer dans la conjoncture actuelle, y com­ pris dans le corridor référendaire, sur leurs propres bases. En d’autres termes, un nouveau rapport de forces est à construire d’ici le référendum.

Ce rapport de forces passe par l’é1aboration collective d’une telle plate-forme et par la mobilisation des militants et de l’ensemble des travailleurs sur cette base.


1 On entend ici, par mouvement ouvrier, l’ensemble des forces qui luttent pour trans­ former la société dans le sens des intérêts de la majorité qui la compose (les travailleurs en général et tous ceux qui sont exclus du marché du travail par le système capitaliste tels les assistés sociaux, les chômeurs) dans les milieux de travail et en dehors des milieux de travail (syndicats, organisations populaires}.

2 Sur l’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires au Québec, nous renvoyons le lecteur à un autre document de travail du CFP, L’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires dans le Québec d’aujourd’hui, comité de recherche sur la question nationale, février 1979, 20 pages.

3 Comme ce fut le cas du Portugal en Angola, de la France et des Etats Unis au Vietnam

4 CFP, La question nationale: un défi à relever pour le mouvement ouvrier, 1979, p. 16.

5 Plus de 60 % de l’industrie manufacturière est directement sous contr8le américain. Certains secteurs stratégiques de l’économie sont contrôlés par les Américains à

80-90 %, telle l’industrie pétrolière et pétrochimique. Cette dépendance économique n’est d’ailleurs pas sans incidences politiques (pressions des filiales américaines installées ci sur les gouvernements locaux) et culturelles (mode de pensée et façon de vivre imposés par l’impérialisme américain)

6 Céline st Pierre et Paul R. Bélanger, Dépendance économique, subordination politique et oppression nationale: le Québec 1960-77, p. 6. 1

7 Et précédemment à la faveur de la 2e Guerre mondiale et de la Guerre de Corée. Période également pendant laquelle s’accroit le contrôle américain sur l’économie québécoise et canadienne.

8 Il faut noter ici qu1une grande partie des emplois du secteur dit des services a trait aux services publics et para-publics (-hôpitaux, écoles et collèges, ser- vices sociaux…): les réformes de l’appareil de santé et de sécurité sociale (réforme des services hospitaliers et loi de l’assurance-hospitalisation en 1961) et celles de l’appareil scolaire (extension de l’enseignement public et gratuit et création d’un ministère de l’éducation en 1964) expliquent assez bien cette croissance.

9 CSN CEQ Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976), p. 201 et pp. 227 à 230.

10 Il s’ agit, notons-le au passage, de la plus importante manifestation de l’après­ guerre qui ait eu lieu dans les années ’60.

11 Il vaut ici la peine de rappeler que, jusqu’en 1966, le mouvement syndical dans son ensemble est farouchement contre le “séparatisme”. C’est surtout à partir de 1970 que le tournant se prend de façon substantielle.

12 Il faut évidemment noter ici que l’indépendance politique n’a pas le même sens pour tout le monde et que le socialisme dont il est question dans les débats ne se démarque pas très bien, la plupart du temps, de la social-démocratie. Ce qui s’affirme, d’abord et avant tout, c’est la critique du régime social (â ce sujet les manifestes des centrales en 1972-73 sont révélateur. Ajoutons à cela que deux stratégies apparaissent: la 1ère qui articule la question nationale directement à la question sociale à partir de la constitution d’une organisation po­ litique des travailleurs, la seconde qui affirme d’abord la nécessité de régler la question nationale en soutenant Parti Québécois, avant de pouvoir affirmer le reste.

13 “Les fondements historiques de la crise des sociétés canadienne et québécoise”; dans Le capitalisme au Québec, Ed. Albert St-Martin, Montréal, 1978, p. 53.

14 Ce qui renforcerait l’exécutif au détriment du législatif.

15 A ce sujet, voir les documents de travail du CFP sur les politiques économique et constitutionnelle du P.Q.

16 Bureau national de la CEQ, S’approprier la question nationale, juin 1978, p. 44.

17 Et cela bien souvent en collaboration avec l’État provincial, de façon plus évidente encore dans les périodes où on retrouve au gouvernement le même parti au pouvoir à Ottawa et à Québec: par exemple, le Pa ti Libéral de 1970 à 1976.

18 CSN CEQ, Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 1970, p. 165.

 

Joan Robinson a changé notre façon de penser le capitalisme

31 mai 2022, par CAP-NCS
Joan Robinson a été l’une des figures les plus remarquables du monde de l’économie au cours du XXe siècle. Elle s’est battue pour s’établir dans une culture universitaire (…)

Joan Robinson a été l’une des figures les plus remarquables du monde de l’économie au cours du XXe siècle. Elle s’est battue pour s’établir dans une culture universitaire britannique profondément sexiste et s’est hissée au sommet de son domaine. Disciple précoce de John Maynard Keynes, elle s’est également engagée avec sympathie dans les théories économiques de Karl Marx et de Rosa Luxemburg à une époque où les économistes universitaires ignoraient largement ces chiffres. Dans un monde où les idées de Keynes et de Marx dominent encore les approches critiques du capitalisme, la pensée créative et hétérodoxe de Robinson a beaucoup à nous offrir.

Briser le moule

Joan Violet Robinson est née à Camberley, Surrey, le 31 octobre 1903, dans une famille anglaise de la classe supérieure. Son père était major-général dans l’armée britannique et son grand-père maternel avait été professeur de chirurgie à l’Université de Cambridge. Elle a fait ses études à la St Paul’s Girls’ School de Londres et au Girton College de Cambridge, où elle a étudié l’économie, obtenant un diplôme de deuxième classe supérieure en 1925 – bien qu’elle n’ait reçu le diplôme réel qu’en 1948, lorsque l’université a reconnu les femmes diplômées pour la première fois.

En 1926, elle épouse l’économiste E. A. G. (Austin) Robinson, avec qui elle a deux filles. Elle l’accompagna en Inde peu après le mariage, où il fut employé comme précepteur du fils d’un maharadjah. À leur retour à Cambridge en 1929, Austin a été nommé à un poste de professeur universitaire en économie et est rapidement devenu un membre de l’université.

Cependant, le sexisme profondément enraciné de l’institution a fait de la carrière de Joan une affaire beaucoup moins simple. Elle « a développé une relation informelle avec la Faculté d’économie et de politique », comme l’a noté Prue Kerr, « en assistant à des conférences et en prenant des supervisions collégiales ». (« Les supervisions » étaient des tutoriels individuels.) En 1931 – « bien qu’avec une certaine controverse », selon les mots de Kerr – l’université lui permit de donner des conférences occasionnelles.

Trois ans plus tard, elle a été nommée maître de conférences adjointe à la faculté (mais pour un an seulement); en 1937, elle occupe un poste permanent de chargée de cours. Promu lecteur en 1949, Robinson devient finalement professeur en 1965, l’année même où son mari prend sa retraite. À cette époque, elle avait la soixantaine et s’était forgé une réputation bien méritée en tant que meilleure femme économiste universitaire au monde.

La retraite de Robinson en 1971 était entièrement pro forma. Elle a continué à entreprendre des recherches et à publier presque jusqu’à sa mort le 3 août 1983, trois mois avant son quatre-vingtième anniversaire.

L’économie de la concurrence imparfaite

Robinson a appris son économie à partir des Principes d’Alfred Marshall, tels qu’interprétés par ses disciples A.C. Pigou, John Maynard Keynes et Dennis Robertson. Elle faisait partie d’une cohorte très talentueuse de jeunes théoriciens qui ont réagi plus ou moins contre la tradition marshallienne, dont Piero Sraffa (1898-1983) et Richard Kahn (1905-1989).

Cependant, Keynes a été de loin la plus grande influence sur sa carrière dans son ensemble. Keynes lui-même était en train de remettre en question de nombreux aspects de la pensée de Marshall. Robinson a consacré une grande partie de son travail académique pendant cinq décennies à un examen critique de la macroéconomie de Keynes et à un effort soutenu pour étendre sa théorie à court terme au long terme.

Robinson appartenait à la dernière génération d’économistes universitaires qui considéraient la publication d’un livre comme n’étant pas moins précieuse que l’apparition de leurs articles dans des revues savantes (une recette pour la mort de carrière en 2022!). Son premier livre majeur, The Economics of Imperfect Competition (1933), s’intéressait à la microéconomie plutôt qu’à la macroéconomie keynésienne (ou à toute autre variante). C’était aussi plus ou moins son dernier engagement avec la théorie économique néoclassique, selon laquelle les entreprises maximisant le profit appliquaient des principes marginalistes pour maximiser leurs profits.

J’ai toujours été particulièrement impressionné par les derniers chapitres de The Economics of Imperfect Competition. Robinson a présenté une analyse claire et convaincante du rôle joué par le pouvoir de monopsone sur le marché du travail, et n’a pas du tout été restreinte dans son utilisation du terme « exploitation ». Ses diagrammes étaient bien expliqués, avec leur signification énoncée très clairement par l’auteur.

Robinson a présenté une version précoce et faisant autorité de la théorie de la discrimination sur le marché du travail.

Elle a expliqué les implications de sa théorie pour l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes dans un chapitre intitulé « Exploitation monopsoniste du travail », qui comprenait des diagrammes élaborés. Bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme, Robinson présentait ici une version précoce et faisant autorité de la théorie néoclassique de la discrimination sur le marché du travail, qui dépendait des différentes élasticités de l’offre de main-d’œuvre des hommes et des femmes.

Robinson n’a pas étendu la portée de cette analyse à la discrimination raciale – sans surprise, puisqu’elle écrivait une quinzaine d’années avant le début de l’immigration massive de travailleurs noirs des colonies antillaises britanniques. Mais l’analyse s’applique également très clairement aux différences de rémunération raciales.

Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Robinson était fortement autocritique. Cependant, elle a exempté les chapitres sur la monopsone du marché du travail: Robinson a estimé qu’elle avait « réussi à prouver, dans le cadre de la théorie orthodoxe, qu’il n’est pas vrai que les salaires sont normalement égaux à la valeur du produit marginal du travail », ce qu’elle considérait comme le point principal.

Une évaluation globale plus charitable du livre que la sienne pourrait être que The Economics of Imperfect Competition a démontré ses grands pouvoirs de raisonnement et d’explication. Robinson allait bientôt utiliser ces pouvoirs dans un contexte très différent, en tant que critique convaincu de la théorie économique néoclassique (« mainstream », « orthodoxe »).

Premières réactions à Keynes

Au début des années 1930, Robinson était l’un des jeunes économistes de Cambridge qui discuta avec Keynes des nouvelles idées macroéconomiques qui allaient bientôt constituer la base de son ouvrage The General Theory of Employment, Interest and Money. Keynes lui-même était notoirement incohérent dans sa propre caractérisation de la nouvelle théorie: il prétendait avoir révolutionné l’économie, mais décrivait également les implications politiques de son livre comme « modérément conservatrices ».

Robinson a pris ces questions très au sérieux. Dans ce qu’elle a toujours appelé ses « essais de 1935 » – qui ont été publiés deux ans plus tard sous le titre d’Essais dans la théorie de l’emploi – elle a révélé sa propre approche distinctive et peu orthodoxe de certaines des questions les plus importantes que Keynes a soulevées dans la Théorie générale, en particulier en ce qui concerne le marché du travail, l’inflation, la politique macroéconomique. et la méthodologie de la théorie économique. Nous pouvons voir les Essais comme le tout premier texte de ce qui allait devenir beaucoup plus tard connu sous le nom d’économie post-keynésienne.

Cela était le plus évident dans la discussion de Robinson sur le marché du travail, qui reposait sur une théorie explicite de l’inflation fondée sur la poussée salariale, car « une pression constante à la hausse sur les salaires monétaires est exercée par les travailleurs (plus ils sont fortement organisés) et une pression constante à la baisse par les employeurs, le niveau des salaires augmentant ou diminuant à mesure que l’une ou l’autre partie obtient un avantage ». Elle a failli anticiper la courbe de Phillips, selon laquelle il existe une relation inverse entre les taux de chômage et les augmentations de salaire dans une économie, notant que « l’existence du chômage affaiblit la position des syndicats en réduisant leurs ressources financières et en éveillant la peur de la concurrence du travail non syndiqué ».

Cela a conduit Robinson à redéfinir le plein emploi, rejetant la discussion alambiquée de Keynes dans la théorie générale en faveur d’une définition beaucoup plus simple: « le point du plein emploi » était simplement « le point auquel tout obstacle du côté du travail à une augmentation des salaires monétaires finit par céder la place ». Cet argument avait d’importantes répercussions sur les politiques. Si le niveau des salaires monétaires déterminait le niveau des prix – qui fixait le taux d’intérêt via la demande de transactions pour l’argent – et déterminait donc l’investissement, la demande effective et l’emploi, alors les syndicats avaient un pouvoir économique considérable :

Le contrôle de la politique est, dans un certain sens, partagé entre les syndicats et les autorités monétaires, car, compte tenu des conditions monétaires, le niveau du taux d’intérêt est largement déterminé par le niveau des salaires monétaires. Une augmentation suffisante des salaires monétaires entraînera toujours une hausse du taux d’intérêt et donc une augmentation de l’emploi.

Cela était suffisant, selon Robinson, pour discréditer la théorie quantitative de la monnaie (relancée plus tard par des économistes monétaristes tels que Milton Friedman). Cela posait également de réelles difficultés à tout gouvernement engagé dans l’objectif du plein emploi, car sans contrôle central sur les augmentations de salaire monétaire, il y avait un risque réel que des niveaux élevés d’emploi induisent une accélération de l’inflation.

Dans les essais, Robinson utilisait déjà ce qui allait devenir sa propre méthode d’analyse caractéristique, comparant deux économies différentes (qu’elle appelait « Alpha » et « Beta ») sans prétendre raconter une histoire de changements dans le temps historique. Vingt ans plus tard, ce sera un élément important de son texte majeur L’accumulation du capital.

Keynes et Marx

Au lendemain de la Grande Dépression, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler jetant le doute sur l’engagement de nombreux capitalistes en faveur de la démocratie bourgeoise, il n’est pas surprenant que l’intérêt académique pour l’économie politique de Karl Marx ait augmenté rapidement du milieu à la fin des années 1930. Joan Robinson a beaucoup lu dans la littérature marxiste et néo-marxiste avant de publier un article sur la théorie du chômage de Marx en 1941. et un livre bref mais incisif intitulé An Essay on Marxian Economics l’année suivante.

Robinson s’est fortement inspiré des travaux de l’économiste polonais émigré Michał Kalecki. Kalecki avait utilisé des éléments de Marx et de Keynes pour développer un corpus persuasif de théorie macroéconomique qui soulignait à la fois l’instabilité inhérente et la nature de classe fondamentale de la société capitaliste.

Dans son essai, Robinson a cité Kalecki à plusieurs endroits, et a comparé son argument selon lequel c’était « le niveau de la demande effective qui régule le total des profits » avec l’accent peu convaincant de Marx sur des facteurs très différents qui limitaient les profits. Elle a également vivement critiqué Marx pour d’autres raisons, répudiant les éléments hégéliens dans sa pensée et attaquant la théorie de la valeur du travail comme source de maladresse et d’obscurité dans son exposé: « Aucune des idées importantes qu’il exprime en termes de concept de valeur ne peut être mieux exprimée sans elle. »

Cependant, le verdict global de Robinson sur son analyse dans les trois volumes de Capital était positif:

Marx s’intéressait principalement à l’analyse dynamique à long terme, et ce domaine est encore largement labouré. L’analyse académique orthodoxe, liée au concept d’équilibre, y contribue peu, et la théorie moderne n’a pas encore beaucoup dépassé les limites de la courte période. Les changements à long terme dans les salaires réels et dans le taux de profit, le progrès de l’accumulation du capital, la croissance et la décadence du monopole et les réactions à grande échelle des changements de technique sur la structure de classe de la société appartiennent tous à ce domaine.

Elle a également noté que la distinction de Marx entre la production et la réalisation de la plus-value lui permettait de fournir les éléments d’une théorie de la demande effective.

Nous pouvions trouver ces éléments, selon Robinson, dans la composante sous-consumériste de la pensée de Marx, elle-même étroitement liée à son traitement de la disproportionnalité entre les départements I (moyens de production) et II (articles de consommation), et donc aussi entre l’investissement et les dépenses de consommation. Dans une crise, elle a observé :

les travailleurs ne peuvent pas consommer, et les capitalistes ne le feront pas. Les industries des biens de consommation présentent donc un champ étroit pour l’investissement, et les industries des biens d’équipement souffrent à leur tour d’une demande restreinte. Ici, la loi de Say est enfin renversée, et Marx semble préfigurer la théorie moderne de la demande effective.

La dernière phrase de l’essai a souvent été citée, et avec raison:

Marx, même s’il a imparfaitement travaillé les détails, s’est donné pour tâche de découvrir la loi du mouvement du capitalisme, et s’il y a un espoir de progrès en économie, ce doit être dans l’utilisation de méthodes académiques pour résoudre les problèmes posés par Marx.

Robinson n’a pas révisé de manière significative cette évaluation dans la longue préface qu’elle a écrite pour la deuxième édition du livre, publiée en 1966.

L’accumulation de capital

Sa propre tentative de résoudre ces problèmes est apparue quatorze ans plus tard. Il a emprunté son titre au texte classique de Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, que Robinson avait loué dans l’Essai sur l’économie marxiste et (beaucoup plus longuement) dans son introduction à la traduction anglaise du livre de Luxemburg. Étrangement, il n’y avait qu’une seule référence à Luxemburg dans le propre livre de Robinson.

J’ai trouvé qu’une étude approfondie de l’accumulation de capital de Robinson était une expérience enrichissante, mais aussi une tâche difficile. C’est un livre très long, qui compte 425 pages dans la deuxième édition définitive de 1965, avec une annexe mathématique supplémentaire de sept pages par David Champernowne et Richard Kahn. Robinson semble avoir voulu que le livre soit l’aboutissement d’un quart de siècle de travail théorique, de la même manière que la Théorie générale l’avait été pour Keynes : les deux économistes avaient cinquante-trois ans lorsque leurs chefs-d’œuvre respectifs sont apparus.

L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.

Robinson a divisé l’ouvrage en huit sections, qu’elle a intitulées Livre I, Livre II et ainsi de suite, suivies de dix « notes sur divers sujets » et, enfin, de quinze pages de diagrammes. Dans le livre I, Robinson a fourni une introduction générale au sujet de l’économie. Cela contenait des problèmes réels, à commencer par le niveau de difficulté très inégal de l’analyse dans les six chapitres, aggravé par le refus de Robinson de fournir des illustrations schématiques (ou des exemples numériques) de la théorie keynésienne élémentaire de l’épargne et de l’investissement qu’elle a exposée. Elle n’a pas non plus fourni de preuves empiriques ou de discussion sur des exemples historiques pertinents.

Le cœur de son argument est venu dans le livre II, qui souffrait de nombreux problèmes déjà apparents dans le livre I. Dans cette section, elle a d’abord exposé son analyse théorique de l’accumulation avec une seule technique de production, puis a discuté des complications posées par le progrès technique, le choix de la technique et la mesure du capital. Cette fois, Robinson a fourni des exemples numériques (bien que parfois seulement dans des notes de bas de page). Elle a poursuivi en discutant de la mesure du capital, de la frontière technique dans un « âge d’or » où il n’y avait pas de contradictions internes au sein du système capitaliste, et de la distinction entre le progrès technique neutre et biaisé.

À un moment donné, Robinson a évoqué la possibilité de ce qu’elle a appelé une « relation perverse » entre le taux de salaire et le degré de mécanisation, dans laquelle des salaires réels plus élevés ont induit l’introduction d’un ratio capital-travail plus faible, plutôt que plus élevé. Elle a reconnu dans une note de bas de page que sa collègue de Cambridge, Ruth Cohen, lui avait fait remarquer cela. En effet, il a ensuite été surnommé le « curus de Ruth Cohen ».

Robinson n’a pas pris ce point très au sérieux. En l’espace d’une décennie, cependant, le résultat des controverses de Cambridge dans la théorie du capital démontrerait les implications profondes de ce qui est devenu connu sous le nom de « réaccépission » et de « renversement du capital ». Il a jeté le doute sur toute la théorie néoclassique de la répartition des revenus, ouvrant la voie à des approches théoriques alternatives plus acceptables pour les post-keynésiens, impliquant, par exemple, l’importance des rapports de pouvoir sociaux et des différences de classe dans la propension à épargner. En termes politiques, il a subverti l’idée de relations harmonieuses qui étaient implicites dans la théorie néoclassique de la distribution et a suggéré un rôle fort pour l’analyse économique des conflits sociaux.

À une exception près, les six sections restantes ont étendu et nuancé les arguments du livre II sans ajouter quoi que ce soit de grande importance. L’exception est venue dans le livre IV, où Robinson a apporté une contribution précoce importante à ce qui deviendra plus tard la vaste littérature post-keynésienne sur la monnaie endogène.

Sa conclusion très étrange de cinq lignes mérite d’être citée dans son intégralité :

Le lecteur doit tirer ses conclusions pour lui-même. En me séparant, je le supplie seulement de revenir au chapitre 2 et de rappeler que les extrants dont nous avons discuté tout ce temps sont des produits de biens vendables; ils ne sont pas co-extensifs avec la richesse économique, et encore moins avec la base du bien-être humain.

Cette étrange conclusion représente un aveu de défaite, je pense. L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.

Les vingt-cinq dernières années

Joan Robinson a continué à argumenter, écrire et publier sur ces questions pendant quelques années, avec une série d’articles et trois livres: Exercices d’analyse économiqueEssais dans la théorie de la croissance économique et Hérésies économiques. Le dernier de ces travaux traitait également d’un éventail beaucoup plus large de questions, y compris les controverses capitales et les questions méthodologiques pour lesquelles elle avait déjà montré un certain intérêt.

En décembre 1971, lorsqu’elle a été invitée à donner la prestigieuse conférence Richard T. Ely à la réunion annuelle de l’American Economic Association, ses intérêts s’étaient déplacés vers l’échec de l’économie dominante à traiter de manière adéquate les problèmes posés par la pauvreté mondiale et la pollution de l’environnement, et elle n’a fait aucune référence directe à ses travaux antérieurs sur l’accumulation du capital. L’héritage de Joan Robinson est profond et durable, bien que l’accumulation du capital ne soit pas au cœur de celui-ci.

 

CONTRIBUTEURS

John E. King est professeur émérite à l’Université La Trobe, en Australie. Son travail le plus récent est The Alternative Austrian Economics: A Brief History (2019).

 

Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État

31 mai 2022, par CAP-NCS

Eduardo Viveiros de Castro, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020

Les dernières années ont été marquées par un recul inquiétant de la vague rose, qui figure parmi les plus importants cycles de luttes menés par la gauche à travers le monde depuis le début des années 2000. Cette vague, qui s’est manifestée entre autres au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et en Argentine, se bute actuellement à un ressac, dont le président brésilien Jair Bolsonaro représente sans doute l’exemple le plus dramatique. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, connu pour ses études sur le terrain avec le peuple Araweté au nord de l’Amazonie et son concept de « perspectivisme », offre avec Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État une analyse des travaux de Pierre Clastres qui peut éclairer, à plusieurs égards, les enjeux auxquels le Brésil fait face. Clastres, qui a notamment écrit La société contre l’État (1974) et Archéologie de la violence (1997), offre selon Viveiros de Castro des clés de lecture pour affronter les défis de notre époque, de la montée internationale de l’autoritarisme de droite en passant par l’aggravation des inégalités et la crise environnementale.

Le premier chapitre lance une invitation à « réapprendre à lire Clastres », en situant son œuvre dans le contexte social où elle a pris forme, caractérisé par un « brusque tournant dans la sensibilité politico-culturelle de l’Occident qui est venu marquer les années 1960-1970 » (p. 18-19). Viveiros de Castro souligne que les mobilisations de gauche durant ce tournant ont eu un impact profond sur la pensée de Clastres. Ce dernier s’est effectivement affairé, tant avec son concept célèbre de « société contre l’État » qu’avec ses autres propositions théoriques, à montrer « qu’un autre monde est possible : qu’il y a de la vie hors du capitalisme, comme il y a de la socialité hors de l’État » (p. 27). Cette réflexion sur la pluralité des mondes suppose toutefois une transition « du silence au dialogue » avec les peuples et les communautés qui mettent en pratique d’autres modes de vie que ceux qui prévalent dans les sociétés capitalistes avancées (p. 34). Les conditions d’un tel dialogue sont abordées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Viveiros de Castro propose notamment de s’opposer à un universalisme réactionnaire, qui appréhende l’humanité comme un vaste ensemble unifié et orienté spontanément vers le développement de certaines institutions. Les sociétés où l’on ne retrouve pas ces institutions sont alors définies comme étant « en retard », « sans État », « sans histoire », et ainsi de suite. L’anthropologue brésilien nous invite alors à concevoir le travail anthropologique comme une « élucidation des conditions d’autodétermination ontologique des autres (peuples, sociétés, civilisations), ce qui signifie, entre autres choses, lui reconnaître une consistance sociopolitique propre » (p. 43).

Le troisième chapitre s’attaque à l’idée selon laquelle la perspective politique prônée par Clastres se limiterait à un éloge du libertarianisme (p. 53). Contre cette lecture de Clastres, Viveiros de Castro indique que l’anthropologue français nous convie plutôt à penser les marges d’autonomie dont nous disposons face à l’État. Cette réflexion sur nos marges d’autonomie semble d’autant plus nécessaire devant la montée du néolibéralisme, qui a encouragé l’émergence d’un « gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la “dérégulation” de l’économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un marché libre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p. 60, souligné dans l’original). Le quatrième chapitre se penche sur les manières dont l’œuvre de Clastres nous invite à repenser notre rapport à l’État. Viveiros de Castro met notamment en lumière les rapprochements entre les travaux de Clastres et ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En s’inspirant des recherches de l’anthropologue français sur les sociétés contre l’État, les deux philosophes proposent de rejeter la distinction binaire entre l’État et l’absence d’État, au profit d’agencements sociopolitiques plus riches et nuancés (p. 78).

Le cinquième chapitre se concentre sur l’interprétation du monde social à laquelle les travaux de Clastres nous invitent. Cette interprétation met notamment en lumière le caractère pluriel et mouvant des définitions de « l’humanité », en nous invitant du même souffle à une véritable ouverture à l’altérité et à la diversité des manières de vivre et d’être humain (p. 108-109). Dans sa postface pour l’ouvrage, le philosophe Julien Pallotta affirme que Viveiros de Castro trouve dans les travaux de Clastres une source d’inspiration pour une « redécouverte d’un Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission, à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » (p. 115). Une telle redécouverte pourrait mener, selon Viveiros de Castro, à une convergence entre les mouvements écologistes et les luttes des peuples indigènes du Brésil contre des projets technocratiques qui nuisent à l’environnement (p. 149-150).

Le recul actuel de la vague rose est lié, entre autres, aux difficultés qui accompagnent les tentatives de transformer l’État par la voie électorale. Face à ces difficultés, la tension entre les luttes à l’intérieur de l’État et celles à l’extérieur de l’État mérite plus que jamais notre attention[1]. Les travaux de Viveiros de Castro et de Clastres peuvent nous aider à réfléchir les manières d’agir avec l’État qui font avancer les mobilisations pour l’égalité et la justice et celles qui entravent ces mêmes mobilisations, tout en nous invitant à prendre en compte la pluralité des mondes et des assemblages humains et non humains qui permettent de faire sens de nos vies et d’intervenir politiquement dans nos milieux.


  1. Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Paris, L’Harmattan, 2018.

 

Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie[1]

30 mai 2022, par CAP-NCS
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020   L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, (…)

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020

 

L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, selon E. Saez et G. Zuckman, de l’injustice d’un système fiscal régressif. Les auteurs s’appuient sur l’histoire et l’analyse statistique pour montrer comment le système mis en place à l’époque du New Deal s’est effondré. Ils proposent un autre type de mondialisation qui rétablirait la progressivité de l’impôt. Cette révolution fiscale permettrait de rétablir la justice sociale en finançant adéquatement les services publics et en réduisant les inégalités par la taxation des super riches.

En 2019, le salaire annuel moyen des Américains s’élevait à 77 000 dollars, mais le salaire médian, lui, était de 18 500 dollars. Pour savoir qui gagne quoi et qui paye quoi, les auteurs ont divisé la population en quatre groupes, les classes populaires, moyennes, moyennes-supérieures et les très riches. Il ressort de cette analyse que pour les trois premiers groupes, le système américain actuel ressemble à un impôt uniforme (flat tax) qui se situe entre 25 et 30 %, alors que la taxation du fameux 1 % n’est que de 23 %. Cette répartition alimente la croissance des inégalités.

L’histoire de la fiscalité aux États-Unis est étroitement liée aux inégalités et aux conceptions relatives à la propriété privée et à la démocratie. Le discours anti-État origine des États sudistes. Les propriétaires d’esclaves voulaient éviter à tout prix l’extension de l’impôt sur la propriété. Après la guerre de Sécession, cette idéologie s’est répandue de sorte que l’impôt sur le revenu fut supprimé en 1872. L’explosion des inégalités provoqua le retour d’un mouvement favorable à l’impôt progressif, et l’impôt sur le revenu fut rétabli en 1913. C’est avec le New Deal qu’on instaure une fiscalité très progressive. Pour Roosevelt, l’impôt ne sert pas seulement à collecter des recettes, mais aussi à limiter les inégalités par des taux marginaux prohibitifs pour les riches. Cela implique une idéologie favorable à l’État et surtout une lutte efficace contre l’évasion fiscale.

L’agonie de la progressivité de l’impôt commence dans les années 1970, mais c’est l’adoption, par les deux grands partis étatsuniens, de la loi sur la réforme fiscale (Tax Reform Act) en 1986 qui marque le début des attaques contre l’impôt. Avant, la loi permettait de déduire les pertes des entreprises des revenus imposables. Cette faille a permis aux avocats de proposer à leurs clients et clientes des abris fiscaux pour se soustraire à l’impôt. L’explosion de l’évasion fiscale, une pratique tolérée, a entraîné la chute des recettes fiscales. Ce fut le prétexte pour la réforme de Reagan qui réduisit le taux d’imposition à 28 %. Cette réforme devait favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale. De fait, les abris fiscaux ont disparu, mais non l’« optimisation fiscale ». Une multitude d’agences propose des montages, certifiés légaux, mais souvent franchement illégaux. L’opacité des montages et le manque de ressources de l’administration expliquent le petit nombre de poursuites, surtout que la volonté politique fait défaut.

Une nouvelle industrie de l’optimisation fiscale commence avec le déclin de la productivité et la crise pétrolière, et s’appuie sur la délocalisation des profits. Cette forme de manipulation fiscale ne deviendra dominante qu’avec la mondialisation dans les années 1990. Les abris fiscaux touchent les revenus des individus, les paradis fiscaux concernent l’impôt sur les sociétés. Cette forme d’évasion fiscale est possible, car les filiales sont, selon la loi, des entités autonomes. Même si les mécanismes de l’optimisation sont complexes, le principe est simple : il s’agit de transférer les profits dans un pays où le taux de taxation des sociétés est faible. Dans certains cas, en Irlande par exemple, on délocalise aussi la production, mais en général seuls les profits sont délocalisés. L’industrie de l’optimisation fiscale a exploité la possibilité d’échanges intragroupes pour créer des montages qui permettent aux multinationales de déterminer elles-mêmes la valeur des actifs et des services échangés entre filiales. Quarante pour cent des profits des multinationales atterrissent ainsi dans des paradis fiscaux. Ces montages, certifiés légaux, font perdre aux États des milliards de dollars.

Cette évasion a affamé les États. Pour résoudre ce problème, l’idée de réduire les impôts des sociétés pour favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale – air connu – a fait son chemin. En 2017, la Tax Cuts and Jobs Act, proposée par Trump, a ramené le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Cette réforme permet aux riches d’échapper à l’impôt en encaissant leur revenu par le biais des entreprises. Un riche médecin peut facilement s’incorporer pour transformer le statut fiscal de ses revenus. Pour les auteurs, l’effondrement de la taxation des sociétés risque d’entrainer le « basculement des revenus du travail vers ceux du capital », et avec lui la disparition de l’impôt progressif.

Selon Saez et Zucman, « rien dans la mondialisation n’exige que l’impôt sur les sociétés disparaisse » (p. 167). Cependant, les réformes nécessaires au rétablissement de l’impôt progressif impliquent un effort mondial. Par le passé, la coordination de l’action des pays n’a réussi qu’en partie à cause de l’opacité des pratiques des multinationales, mais ce n’est pas le facteur déterminant. Le lobbying de l’industrie de l’évasion fiscale, outre l’offre pléthorique des montages financiers, a répandu l’idée que la concurrence fiscale internationale favorise la croissance en limitant l’intervention de l’État, ce qui serait nécessaire pour échapper à la tyrannie de la majorité. Or, la concurrence fiscale internationale menace l’impôt progressif, le meilleur outil pour combattre les inégalités.

Dans le cadre légal actuel, les pays peuvent collecter eux-mêmes, auprès de leurs multinationales, les impôts que les paradis fiscaux n’ont pas perçus. Tous les pays peuvent donc policer leurs multinationales malgré l’existence de ces paradis. Une coordination des grands pays industriels suffirait à ralentir la concurrence fiscale. De plus, pour les multinationales installées dans des pays qui refusent de coopérer, chaque pays pourrait collecter les impôts de ces entreprises proportionnellement aux activités de l’entreprise dans le pays. Cet impôt de rattrapage est aussi conforme aux traités. Finalement, il faudrait sanctionner les paradis fiscaux en évaluant les externalités négatives qu’ils imposent au monde en commercialisant leur souveraineté. Dans un premier temps, il faudrait intégrer la fiscalité dans les traités commerciaux et s’entendre sur un taux de taxation minimal mondial. Selon les auteurs, une refondation de l’impôt sur les sociétés pourrait seule assurer une mondialisation durable.

L’impôt sur le revenu sert aussi à limiter la concentration de la richesse. Un taux moyen d’imposition de 60 % permet de maximier les recettes, mais l’impôt progressif ne suffit pas. Pour limiter l’évasion fiscale, les auteurs suggèrent une autorité anti-optimisation. Afin de s’assurer qu’à revenu égal, l’impôt soit égal, il faut intégrer l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés pour que les riches n’échappent pas à l’impôt. Il faut cependant surtaxer les milliardaires par un impôt sur la fortune pour atteindre cet objectif. Même si les biens fonciers ne constituent pas l’essentiel du patrimoine des ultras riches, cet impôt est techniquement possible. Il faudrait des taux quasi confiscatoires pour réduire la concentration de la richesse qui menace la démocratie.

Afin de financer les trois piliers de l’État social, l’éducation, la santé et les pensions des personnes âgées, les auteurs proposent un impôt sur le revenu national qui couvre toutes les sources de revenu, salaire, dividendes, intérêts, etc. Il s’agit d’un impôt proportionnel qui exclut toute exemption. Aux États-Unis, ce sont les cotisations sociales qui financent en grande partie la santé, l’éducation et les pensions. Selon les auteurs, il s’agit d’un impôt privatisé fortement régressif. Grâce à l’ampleur de l’assiette fiscale, l’impôt sur le revenu national pourrait financer toutes les missions de l’État social à un faible taux.

Saez et Zucman estiment avoir montré que la progressivité de l’impôt dépend des choix que font les sociétés; l’injustice fiscale n’est pas une fatalité. Pour répondre à ces défis, ils proposent trois mesures fondamentales : un impôt sur la fortune très progressif, une taxation équitable des entreprises et un impôt sur le revenu national pour financer l’État social. D’autres solutions sont possibles, mais dans tous les cas, il faut comprendre les interactions entre le système fiscal et les inégalités sociales et combattre l’évasion fiscale.


  1. Le site <https://taxjusticenow.org/> contient un simulateur qui modélise les impacts de différentes politiques fiscales sur les inégalités sociales.

 

Thèses sur la question nationale et linguistique

27 mai 2022, par CAP-NCS
1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones (…)

1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones hors-Québec qui ont tous été réduits à un statut subordonné et placé sous la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne et de son État central à Ottawa. Ces nations continuent d’être opprimées plus de cent ans après la fondation de la Confédération. Cette oppression nationale s’exprime sur le terrain politique par la négation de leur droit à l’auto-détermination; les nations opprimées par l’État canadien se voient refusé le droit de décider librement de leur propre sort sur le plan linguistique, l’oppression nationale se manifeste par la domination de la langue anglaise au détriment des langues française ct autochtones. Sur le plan économique, 1’oppression se traduit par des revenus plus bas, un taux de chômage plus élevé, une incidence plus forte de la pauvreté, une plus grande vulnérabilité aux crises capitalistes, et généralement, la relégation au statut de citoyen-ne-s de deuxième ou troisième classe.

2. Cette négation systémique des droits nationaux du Québec et des autres nationalités dominées dans l’État canadien engendre continuellement des tensions et des contradictions potentiellement explosives pour la stabilité de l’État. C’est pourquoi la grande bourgeoisie canadienne n’a ménagé aucun effort pour marginaliser et minoriser toujours davantage les nations dominées sur son territoire dans le but de stabiliser l’État canadien, instrument de sa domination. Elle ne faisait que reprendre la politique suivie jusque là par le colonialisme britannique, dont on trouve l’expression officielle dans le rapport Durham de 1840, et qui consiste à minoriser toujours davantage la population francophone, d’abord à l’échelle du Canada, puis éventuellement au Québec même, pour finalement l’assimiler définitivement.

3. Ces efforts se sont traduits par la suppression du statut légal du français dans une province après l’autre (Manitoba 1870, Saskatchewan 1905, Ontario 1912…) et par des efforts systématiques pour imposer le bilinguisme officiel au Québec, auquel on avait dû accorder le statut de province pour faire passer la Confédération, tout en la subordonnant étroitement aux institutions fédérales. C’est seulement devant la menace du mouvement indépendantiste québécois à partir des années 1960 qu’Ottawa a été amené à instaurer le bilinguisme officiel de l’administration fédérale et à pres­surer certaines provinces canadiennes-anglaises pour qu’elles fassent des concessions mineures à leurs minorités francophones, sans pour autant abandonner son objectif à long terme de réduction du français à un statut purement folklorique.

4. L ‘immigration jouait le rôle central dans les projets de la bourgeoisie canadienne lors de la Confédération. De façon générale, le capitalisme recourt à l’immigration pour élargir le bassin de main d’oeuvre disponible et pour reconstituer sans cesse l’armée de réserve de sans-emploi grâce à laquelle la bourgeoisie veut peser sur les conditions de travail et de salaire de la classe ouvrière. Dans le cas d’une « colonie de peuplement » comme le Canada, l’immigration servait plus particulièrement à accélérer le peuplement des territoires arrachés aux peuples indigènes pour noyer ces derniers sous des populations davantage loyales à l’État canadien. L’immigration massive servait aussi à minoriser progressivement la population francophone au Canada par le ralliement en bloc des nouveaux-elles venu-e-s à la population anglophone; d’où l’acharnement mis par l’État fédéral pour détruire les droits historiques du français dans les provinces des Prairies, principale cible des campagnes d’immigration, pour empêcher la formation d’un deuxième Québec dans l’Ouest.

5. Seul le maintien d’une croissance démographique particulièrement forte a permis à la population francophone de maintenir son poids relatif à l’échelle de l’État canadien et au Québec jusqu’aux années 1960 en compensant 1’apport de 1’immigration à la population anglophone. Mais cette forte démographie reposait elle-même sur le maintien des valeurs conservatrices et des structures sociales et familiales traditionnelles défendues avec acharnement par les forces réactionnaires de la société québécoise comme seule garantie de survie de la “race”. L’acceptation du cadre fédéral et de la domination économique de la bourgeoisie anglophone par le nationalisme traditionnel faisait donc retomber sur les femmes québécoises le poids de la survivance nationale.

6. Mais tout ceci allait voler en éclat dans les années 60 sous le poids de la montée du mouvement des femmes, des effets sociaux de l’urbanisation, des mouvements sociaux et culturels qui traversaient généralement l’ensemble des pays occidentaux. En quelques années, la démographie québécoise s’aligne sur celle des pays capitalistes les plus développés du Nord de l’Europe. Par ailleurs, la longue période d’expansion de l’économie capitaliste internationale après la deuxième guerre mondiale a donné une nouvelle impulsion à l’immigration vers les pays développés, qui a atteint des sommets dans les années 60 pour se poursuivre à un rythme plus lent dans les années 70 et 80.

7. Dans ces conditions, il est évident que si les communautés immigrées continuaient à se rallier massivement à la population anglophone, il ne pouvait en résulter à la longue qu’une minorisation effective de la population francophone et tout particulièrement dans la grande région de Montréal, où se concentre la moitié de la population du Québec et la vaste majorité de l’immigration, et où la proportion de francophones est tombée sous la barre de 60% à la fin des années 60. La poursuite de ces tendances conduira à minoriser les francophones dans la grande métropole du Québec. A partir de ce moment-là, ce serait une question de temps avant que le français soit réduit au rang de langue folklorique parlée dans certaines régions périphériques du Québec et dans certains quartiers exotiques de Montréal.

8. La nation québécoise résiste depuis maintenant plus de deux siècles à l’assimilation à l’anglais. Elle veut vivre dans un Québec français et refuse la perspective d’une minorisation graduelle sur le territoire qu’elle considère comme son pays. Une longue série de luttes à caractère de masse sont là pour démontrer la profondeur et la ténacité de ces aspirations, qui ne sont pas seulement celles d’une mince couche d’intellectuels et de petit-bourgeois, mais celles de la vaste majorité des couches ouvrières ci populaires, qui veulent vivre en français au Québec. Au-delà de l’évolution conjoncturelle à court terme, nous sommes en présence d’un mouvement de fond qui ne disparaitra qu’avec la libération nationale effective du Québec, à moins que la bourgeoisie canadienne ne finisse par vaincre la résistance nationale acharnée du peuple québécois et lui imposer l’assimilation définitive.

9. Aucune société ne peut jamais être pleinement bilingue ou multilingue. II peut se parler des dizaines de langues différentes dans une société donnée, comme c’est le cas actuellement au Québec, mais il faut nécessairement qu’il existe une langue commune par laquelle les différentes communautés linguistiques peuvent communiquer entre elles et qui sert de véhicule à la vie en société, indépendamment du statut ou des privilèges qui peuvent être accordés à d’autres langues. Les cas où deux langues rivalisent pour remplir cette fonction de langue commune ne peuvent jamais être que des situations transitoires, instables, où l’une des langues en présence tend à prendre le dessus sur l’autre à la longue.

10. Dans le contexte du capitalisme nord-américain et de la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne sur l’économie québécoise, il est évident que le laissez-faire linguistique conduit inévitablement à donner la position dominante à l’anglais. La minorité anglo-québécoise reste l’un des groupes les plus favorisés dans l’État canadien, même en comparaison des populations anglophones d’autres provinces, en raison de son rôle historiquement dominant au Québec. Les communautés immigrées subissent fortement l’attraction de l’anglais, qu ‘elles perçoivent comme la voie royale de la promotion sociale en Amérique du Nord, tandis que le français les mènerait au contraire dans l’impasse d’un ghetto provincial en perte de vitesse. C’est ainsi que ‘anglais devient “spontanément” de facto la langue dominante au Québec, commune aux différentes communautés linguistiques. C’est ainsi que les québécois-es francophones se retrouvent citoyen-ne-s de deuxième classe dans le tcnitoirc où ils et elles sont pourtant la majorité, et se voient dans l’impossibilité de vivre et travailler normalement en français au Québec, alors qu’il a été possible aux anglo-québécois de vivre et prospérer au Québec pendant des générations sans parler ou comprendre un seul mot de français.

11.. Autant les mesures d’action positives ont finalement été reconnues comme seul moyen de redresser les effets de la discrimination systémique faire aux femmes, autant il faut des mesures énergiques pour redresser la balance linguistique et redonner au français le rôle que la majorité de la population québécoise veut qu’il joue au Quéhec, à savoir la langue commune, la langue des affaires publiques et de la vie en société. C’est ainsi que la population francophone se tourne vers le seul palier de gouvernement où elle dispose de la majorité, le gouvernement provincial québécois pour exiger qu’il légifère en défense du français pour en faire la langue commune du Québec.

12. La soi-disant défense des “droits et libertés” par la Cour suprême et le gouvernement fédéral en matière linguistique visent tout bonnement à empêcher la majorité francophone du Québec d’utiliser son nombre pour légiférer en défense du français. Il s’agit d’un dispositif foncièrement anti-démocratique qui sert à faire obstacle à la volonté populaire du Québec sous le prétexte de défendre les droits et libertés de la personne. Il faut particulièrement dénoncer le caractère raciste anti-quéhécois de l’argumentation selon laquelle les droits et libertés doivent être protégés par une autorité supérieure contre la majorité québécoise, alors que ces mêmes droits et libertés n’ont évidemment rien à craindre de la majorité anglophone qui existe à l’échelle de l’État canadien. Il s’agit, sous le couvert des “droits et libertés” en matière linguistique, de laisser libre jeu aux forces qui conduisent à donner la suprématie à l’anglais au Québec, au mépris de la claire volonté populaire du peuple québécois pour un Québec français.

13, Même du point de vue démocratique élémentaire, il faut se battre contre le gouvernement des juges, et plus encore quand ces juges sont nommés par un gouvernement extérieur qui veut faire obstacle à la volonté populaire démocratique exprimée du Québec. Peu de législation au Québec ou au Canada pourraient se prévaloir d’une légitimité démocratique aussi forte que la loi 101. Dans ses grandes lignes, elle a fait l’objet de promesses répétées de la part du PQ quand il était encore dans l’opposition, ce qui n’a pas peu contribuée à sa victoire électorale de 1976, le PQ a été réélu en 1981 en grande partie à cause de sa détermination affichée à défendre la loi 101, face à l’attitude équivoque des libéraux; ces derniers ont dû promettre de respecter la loi 101 pour reprendre le pouvoir en 1985 ; tous les sondages d’opinion indiquent une forte majorité de la population en faveur de la loi. Pourtant, dès son adoption, la loi 101 a fait l’objet d’une campagne acharnée pour la faire sauter tranche par tranche devant la Cour suprême, dans une atteinte grossière au droit à l’autodétermination du Québec. La question centrale, mille fois plus importante que celle de savoir où l’affichage anglais sera autorisé ou pas, c’est de savoir qui va décider de ces questions : le peuple québécois ou la Cour suprême.

14. La loi l01 ne représente pourtant qu’une timide amorce de législation dans le sens de la défense du français. Elle laisse intacte la position de l’anglais comme langue de travail dans la foule des petites et moyennes entreprises où travaille la majorité de la classe ouvrière du Québec. La francisation des grandes entreprises reste souvent très superficielle, et les dérogations se sont multipliées face aux filiales de multinationales. Plus généralement, le maintien du contrôle anglo-canadien et américain sur l’économie québécoise fait que l’anglais reste la langue des affaires par excellence et continue par conséquent d’avoir un fort pouvoir d’attraction, en tant qu’instrument par excellence de la promotion sociale. L’incapacité du nationalisme bourgeois à mettre fin à l’emprise extérieure sur l’économie du Québec laisse le français en position de fragilité perpétuelle.

15. Nous rejetons l’identification démagogique faite par les adversaires de la langue française entre la liberté d’expression et la question de la langue d’affichage. Personne ne propose de supprimer le droit de publier des livres, journaux en anglais ou dans toute autre langue; une telle interdiction serait effectivement une atteinte à la liberté d’expression. Mais dans le capitalisme monopoliste actuel, la question de l’affichage commercial et de la publicité commerciale concerne principalement les Zellers, Steinberg, Provigo, Eaton, La Baie et autres conglomérats géants qui utilisent leur “liberté d’expression” pour inonder le Québec de millions d’exemplaires de circulaires en anglais ou pour réintroduire l’anglais comme langue du commerce. Ce sont eux, ces grands monopoles commerciaux qu’il est particulièrement important de forcer à utiliser le français. Il ne faut pas permettre aux milliardaires de tourner en dérision la volonté du peuple québécois de vivre en français. La soi-disant “liberté d’expression ” des commerces et des entreprises en matière d’affichage n’est en fait qu’une extension du droit de propriété, qui signifie en réalité la dictature des propriétaires d’entreprises et leur “liberté” de se moquer de la volonté populaire clairement exprimée.

16. De même, la “liberté de presse” en régime capitaliste signifie la liberté pour les milliardaires de collectionner les journaux, postes de radio et de télévision pour imposer leur vision des choses et modeler à leur gré la fameuse “opinion publique”. Dans le contexte actuel, cela signifie le monopole virtuel des mil­liardaires fédéralistes (anglophones ou francophones) et de l’appareil d’État fédéral à travers Radio-Canada; de plus, la réglementation en la matière appartient à l’État fédéral. Il faut exiger que cette juridiction soit réappropriée par Québec et que le pouvoir de réglementation des média soit utilisé pour restaurer un meilleur équilibre linguistique au niveau des média, pour briser les monopoles privés dans le domaine et pour ouvrir largement l’accès aux média aux organisations ouvrières et populaires du Québec.

17. Nous rejetons l’argumentation démagogique qui trace un trait d’égalité entre la minorité anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, qu’il s’agirait de “défendre” face à leurs majorités respectives. La minorité anglophone du Québec fait partie intégrante de la nation dominante dans l’État canadien, tandis que la majorité francophone constitue l’une des nations opprimées dans cet État, avec les minorités francophones hors Québec. Le fait est que dans les deux cas, c’est le français qu’il faut défendre face aux forces écrasantes qui pèsent dans le sens de l’anglais. Nous dénonçons particulièrement la campagne raciste anti-québécoise selon laquelle les anglophones seraient “persécutés” au Québec, alors que leur position, même sous 1’empire intégral de la loi 101, resterait sans aucune comparaison avec celle des francophones hors-Québec, qui réclament depuis longtemps d’être aussi “persécutés” que les anglophones du Québec

18. Les francophones hors-Québec forment une minorité nationale opprimée qui lutte pour sa survie dans presque toutes les provinces canadiennes-anglaises. Ils et elles sont en butte à des vexations continuelles et relégué-e-s dans les échelons socio-économiques les moins élevés. Les services en français dont ils et elles jouissent sont ridiculement pauvres en comparaison des services en anglais disponibles à la minorité anglophone du Québec. Nous défendons le droit des francophones hors-Québec à définir leurs revendications linguistiques et nationales et nous préconisons que l’enseignement en français soit rendu disponible dans les écoles publiques des provinces canadiennes-anglaises, partout où le nombre le justifie.

19. Ce qu’on appelle le bilinguisme n’a pas la même signification au Québec et dans les provinces canadiennes-anglaises. Dans ce cas, il s’agit de concessions plus ou moins substantielles faites à la minorité francophone et qui lui donnent accès à certains services en français, alors que la langue commune reste évidemment l’anglais. Au Quéhec, la minorité anglophone dispose de tous les services désirés (écoles, universités, hôpitaux, journaux quotidiens, postes de radio et de télévision, nombreux théâtres et cinémas, etc, etc); les efforts pour “bilinguiser” le Québec servent en fait à imposer l’anglais aux francophones et faire de l’anglais la langue commune de fait au Québec. C’est pourquoi nous n’avons pas peur dire que nous sommes pour le “bilinguisme” au Canada-anglais et contre au Québec, car ce n’est pas du tout de la même chose dont on parle ; dans les deux cas, il s’agit de permettre aux francophones de vivre dans leur langue, malgré les pressions écrasantes qui jouent en faveur de l’anglais dans le contexte nord-américain.

20. Nous nous prononçons donc en faveur de l’unilinguisme français au Québec, car il est clair pour nous que le “bilinguisme” ne saurait être qu’une étape intermédiaire vers la domination de l’anglais, sinon une façade en trompe-l’oeil pour dissimuler cette domination. Mais se prononcer pour un Québec français ne signifie pas vouloir proscrire les autres langues. Comme indiqué plus haut, il s’agit de faire du français la langue commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles du Québec, la langue du travail, du commerce et de la vie publique en général, ce qui n’interdit pas aux différentes communautés culturelles d’utiliser leur langue dans leurs activités communautaires. Mais la nécessité de redresser la balance en faveur du français requiert des mesures rigoureuses dans ce sens, tant que les droits nationaux du Québec n’auront pas été définitivement assurés par l’indépendance.

21. Les peuples indigènes, amérindiens et Inuit sont des nations opprimées dont nous défendons le droit à l’autodétermination. Cela signifie concrètement le droit de décider librement de leur avenir et de leur statut politique, y compris les langues qu’elles veulent utiliser. Elles ont le droit à l’autogouvernement et au contrôle de leurs ressources sur les territoires qu’elles habitent. Nous dénonçons les efforts des courants nationalistes de droite pour instaurer ou consacrer la domination du Québec sur ces peuples et sur leurs territoires, et nous travaillons à construire une alliance des peuples québécois et indigènes sur la base du respect du droit à l’autodétermination de tous les peuples, dans la lutte commune contre l’État canadien oppresseur.

22. L’incapacité des gouvernements québécois même nationalistes à prendre des mesures réellement efficaces contre les privilèges historiques de la minorité anglophone a toujours eu pour effet de faire retomber le poids de la législation linguistique principalement sur les communautés culturelles et immigrées, qui sont les seules à être réellement contraintes au niveau de la langue d’enseignement, notamment. Ceci engendre un sentiment justifié d’injustice dans ces communautés et conduit à les souder encore plus étroitement au bloc anglophone, à qui elles servent de chair à canon et de masse de manoeuvre contre la majorité francophone, alors qu’il s’agit souvent des couches les plus opprimées et les plus exploitées dans la société québécoise.

23. Nous nous prononçons en faveur de réunification du système scolaire québécois au sein d’un seul réseau public et laïque français, où une large place serait faite à l’enseignement dans la langue maternelle à l’école primaire là où le nombre le justifierait, que ce soit l’anglais ou une autre langue, mais où la proportion de renseignement donnée en français progresserait graduellement jusqu’à l’enseignement intégral en français au niveau secondaire, obligatoire pour l’ensemble de la population. Au niveau de l’enseignement post-secondaire, nous réclamons un effort de rattrapage pour relever le taux de fréquentation de la population francophone par des mesures économiques appropriées et par l’amélioration des infrastructures collégiales et universitaires particulièrement hors des grands centres.

24. Bien que les mobilisations nationales rejoignent surtout les couches jeunes, ouvrières et populaires de la société, le mouvement national au Québec est resté jusqu’à maintenant sous la direction de forces bourgeoises ou petites-bourgeoises qui lui impriment des perspectives politiques implicitement ou explicitement bourgeoises et pro-capitalistes. C’est plus que jamais évident avec le PQ de Parizeau, dont tout le programme tourne autour de la promotion de la bourgeoisie québécoise. Dans le cas des indépendantistes radicaux du Parti Indépendantiste, la volonté clairement affichée de ne pas lier le projet d’indépendance à quelque projet de société que ce soit signifie de facto qu’on reste dans la société capitaliste, car on ne peut pas s’abstenir en la matière.

25. Cette orientation implicitement ou explicitement pro-capitaliste a des conséquences très graves pour la conduite de la lutte nationale. Elle tend à couper les luttes nationales des luttes ouvrières et populaires et à faire tomber le mouvement national sous la dépendance de la bourgeoisie québécoise. Mais cette dernière n’a pas intérêt à l’indépendance du Québec et elle tend à éviter l’affrontement avec la bourgeoisie canadienne, avec qui elle recherche simplement un nouvel arrangement plus avantageux pour elle. La dérive constante du PQ vers l’étapisme et le gradualisme en découle. Le résultat, c’est que la question nationale n’est jamais résolue, car les forces qui se trouvent à la tête de la lutte reculent toujours devant l’affrontement inévitable. De plus, ces courants abritent en leur sein nombre d’éléments authentiquement réactionnaires et xénophobes, qui cherchent la solution dans la voie de l’arrêt de l’immigration, voire l’expulsion des immigré-e-s et la restauration d’une forte natalité par le retour des femmes au rôle exclusif de mère au foyer.

26. Depuis longtemps, l’aile progressiste du mouvement ouvrier a compris qu’il était utopique et réactionnaire de vouloir empêcher l’immigration vers les pays capitalistes les plus développés, et que tout effort dans ce sens faisait directement le jeu des forces anti-ouvrières et de l’extrême-droite en leur permettant de diviser la classe ouvrière entre population initiale et nouveaux-elles venu-e-s. Seule l’union des travailleurs et travailleuses de toutes les nationalité-e-s et communautés dans les mêmes organisations syndicales et politiques dans la lutte contre le patronat permet de préserver les intérêts de classe des travailleur-euse-s.

27. La domination des forces bourgeoises et petites bourgeoises dans le mouvement national québécois jusqu’à maintenant rend beaucoup plus difficile la tâche essentielle de détacher les couches ouvrières et populaires des communautés immigrées du bloc anglophone pour les rallier politiquement à la majorité francophone. En effet, les travailleurs et travailleuses des communautés culturelles sont confronté-e-s à des mouvements qui n’ont rien à leur apporter dans leur situation de classe, tout en leur faisant faire les frais d’une politique linguistique conçue pour un autre groupe national. Dans ces conditions, c’est faire preuve d’une con science politique très développée que d’appuyer les revendications nationales du Québec.

28. C’est aux organisations syndicales et aux organisations de masse en général que revient la tâche d’unir les exploité-e-s et les opprimé-e-s au Québec dans la défense de leurs revendications communes. Mais les organisations de masse ne peuvent passer à côté des questions politiques essentielles comme la question nationale et linguistique, car ce serait se mettre elles-mêmes hors-jeux face à des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui, elles, ne manqueront pas de se saisir de la situation pour y déployer leur politique à elles. Il appartient aux organisations ouvrières de prendre la défense des droits linguistiques de la vaste majorité de leurs membres en tant que principales organisations de masse du peuple québécois.

29. En même temps, les organisations de masse au Québec ont une responsabilité toute particulière envers leurs membres issus des communautés ethniques et de la minorité anglophone, pour contrer la campagne d’intoxication chauvine anti-québécoise incessante des médias bourgeois et les sensibiliser aux justes revendications nationales du peuple québécois. Aucun moyen ne doit être négligé pour favoriser ce rapprochement avec les couches ouvrières et populaires des communautés ethniques et anglophone, y compris la production de matériel d’information ct de sensibilisation dans les langues appropriées.

30. Bien qu’elles insistent davantage sur les questions touchant plus directement la classe ouvrière, comme le français au travail et la francisation des entreprises, les centrales syndicales sont restées jusqu’à maintenant dans la mouvance du nationalisme bourgeois, dont elles ne se démarquent pas sur le plan stratégique. Le refus de l’action politique ouvrière autonome sur le terrain québécois, l’appui ouvert ou implicite donné à plusieurs reprises au Parti québécois par les centrales syndicales du Québec ont fait du mouvement ouvrier le marche-pied de forces nationalistes bourgeoises qui rejettent et combattent ses revendications sociales, sans pour autant mener une lutte réelle contre la domination de l’État canadien. Nous militons pour la rupture politique du mouvement ouvrier d’avec le Parti québécois et les autres forces nationalises bourgeoises et la mise sur pied ‘un parti ouvrier indépendant.

31. De façon générale, nous sommes en faveur de l’unité d’action la plus large possible sur des revendications concrètes correctes, même avec des forces qu’on peut considérer par ailleurs comme réactionnaires, et qui reprennent ces revendications à leur compte pour des raisons qui leur sont propres. La seule façon d’éviter la récupération politique par ces forces réactionnaires, c’est de leur opposer simultanément un programme et une direction alternative quant à la conduite de la lutte de libération nationale dans son ensemble, en opposition claire et nette à leur programme et leur direction hourgeoise. C’est aussi le seul moyen de supplanter ces for­ces à la tête du mouvement national pour donner à cc dernier une direction ouvrière.

32. La tâche consiste à donner une issue progressiste à ces aspirations nationales légitimes en les orientant vers la lutte contre la domination de la grande bourgeoisie canadienne et de son État central à Ottawa, garant ultime de la domination anglo-canadienne sur le Québec. Tant que le Québec restera subordonné à cet État impérialiste, ses droits nationaux seront constamment remis en question et la volonté majoritaire de la population de vivre dans un Québec français sera constamment frustrée par les attaques de l’État fédéral et du grand capital anglophone, car ces derniers ne peuvent pas renoncer à leurs efforts pour stabiliser définitivement leur domination sur le Québec.

33. C’est pourquoi nous nous prononçons pour l’indépendance du Québec dans le sens d’une rupture avec l’État fédéral, et contre tous les projets de rapiéçage, “nouvelle entente”, souveraineté-association, à la pièce ou par étapes, qui ne feraient que reproduire la dépendance envers l’État canadien sous une forme différente. Nous appuyons tout pas en avant concret qui pourrait être effectué dans le sens de l’affranchissement du Québec, par la récupération unilatérale de nouveaux pouvoirs ou champs de juridiction, par la nationalisation d’industries-clé ou autrement, mais cela restera fragile et partiel tant que le Québec n’aura pas rompu avec l’État fédéral. Car ce dernier est l’instrument d’une bourgeoisie impérialiste parmi les six ou sept plus puissantes du monde, et le maintien d’une “association” du Québec avec cet État ne peut signifier autre chose que sa subordination.

34. Nous rejetons aussi toute illusion sur la possibilité de construire au Québec une société autarcique fermée sur elle-même. Un Québec indépendant devra continuer à commercer avec ses voisins et avec le monde entier, et aussi un Québec indépendant et socialiste. Tant que les principaux partenaires commerciaux du Québec n’auront pas eux-mêmes connu une transformation socialiste, cela voudra dire la nécessité de se plier dans une large mesure aux exigences de la concurrence capitaliste mondiale. Le monopole du commerce extérieur entre les mains du secteur public peut atténuer ces contraintes et les aménager, mais pas les supprimer; sans parler des menaces d’intervention qui continueraient à peser sur le Québec.

35. C’est pourquoi en dernière analyse, la construction d’une société authentiquement socialiste au Québec nécessite la victoire de la classe ouvrière à l’échelle continentale. Dans l’intervalle, la classe ouvrière du Québec et les couches populaires utiliseront leur pouvoir d’État pour promouvoir leur intérêt de classe et pour amorcer la transformation de la société dans le sens du socialisme, tout en favorisant de toutes les manières possibles la lutte de la classe ouvrière ailleurs dans le monde. Une république ouvrière du Québec doit être prête à collaborer le plus droitement possible avec d’autres républiques ouvrières et particulièrement celles qui pourront se constituer sur le reste du territoire actuel de l’État canadien.

36. Tout en affirmant que seul le socialisme offre une perspective de solution complète et définitive, nous rejetons l’argument qui prétend que “puisque” seul le socialisme réalisera pleinement la libération nationale du peuple québécois, il ne sert à rien de lutter pour l’indépendance ou pour quelque revendication nationale que ce soit. Ceci reviendrait il déserter les combats réels d’aujourd’hui sous le couvert d’une phraséologie radicale. Il faut naturellement se battre dès maintenant sur le terrain des revendications nationales et pour la défense du français contre les assauts qu’il subit, car ce sont là des enjeux politiques importants pour la lutte de la classe ouvrière, et c’est dans la lutte immédiate que se forgeront les nouvelles générations militantes qui pourront mener à bien la lutte pour l’indépendance du Québec et pour le socialisme.

François Moreau, janvier 1989

 

Raison, déraison et religion. Plaidoyer pour une laïcité ouverte

27 mai 2022, par CAP-NCS
Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021 Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du (…)

Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021

Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du philosophe américain John Rawls qui a inclus des notions de « droits collectifs » – en particulier, le « droit des peuples » – dans sa réflexion sur les droits et libertés de la personne, question au cœur même du libéralisme classique. Pour ce faire, il doit reconsidérer l’« individualisme moral » qui en constitue la base idéologique et qui ne reconnait de légitimité politique qu’aux individus pris isolément et indépendamment du contexte social, ethnique et culturel dans lequel ils évoluent.

Comment, en disciple de Rawls, Seymour arrive-t-il à effectuer ce saut « ontologique », ce transfert conceptuel à partir de l’individu comme seule source morale valide et légitime de droits et libertés jusqu’au groupe (communauté, peuple, nation), lui aussi dès lors considéré comme base suffisamment significative de légitimité morale pour qu’il puisse faire l’objet de législations officielles et de chartes à caractère constitutionnel ? Pour ce, il prend d’abord acte des limites inhérentes à ce libéralisme orthodoxe qui cantonne depuis toujours les questions de justice aux cadres stricts déterminés par les seuls droits et libertés individuels, abstraction faite du contexte politique et communautaire dans lequel ces droits s’appliquent. Ensuite, c’est justement à ce contexte que va référer l’auteur pour étendre la notion de « droit » au-delà des seules prérogatives individualistes auxquelles les confine le libéralisme classique qui a vu le jour au début de la modernité.

De fait, pour comprendre ce phénomène sociopolitique, il faut remonter au moment où a émergé l’État-nation en Europe, c’est-à-dire, au tournant du XIXe siècle avec, comme corollaire, la montée de la bourgeoisie d’affaires intimement liée à l’industrialisation de l’économie et aux bouleversements qui s’en sont suivis pour la société. À cette époque, le tissu social était relativement homogène sur les plans à la fois ethnique, culturel, racial, religieux, ce qui eût pour conséquence de permettre au libéralisme naissant d’imposer sa conception du droit comme s’appliquant exclusivement aux individus et non aux groupes, étant donné qu’il n’y avait pas matière à légiférer pour des individus appartenant à des communautés sociolinguistiques différentes. Reconnaitre un droit à « un » individu revenait à reconnaitre le même droit à « tous » les autres individus puisque leurs caractéristiques personnelles en tant que citoyens étaient semblables d’un sujet à l’autre. Ce n’est qu’à partir du moment où commence à se fissurer cette homogénéité sociale à l’intérieur des nations européennes, chacune avec son État représentatif d’une nationalité bien particulière, que la question des droits et libertés va se poser différemment. Diverses conceptions de « la vie bonne », du rôle de la communauté d’origine dans l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, de l’importance de la religion dans la vie quotidienne de chaque nouveau citoyen ou citoyenne vont être à même de cohabiter, pour le meilleur et pour le pire.

À ce titre, Seymour s’appuie sur l’actualité internationale des deux dernières décennies, en particulier la chute du mur de Berlin et surtout les attentats terroristes du 11 septembre 2001, pour faire la démonstration que le libéralisme classique n’est pas outillé pour comprendre les nouvelles réalités du monde contemporain et encore moins pour apporter des solutions aux problèmes posés par ce nouveau contexte « mondialisé » qui fait en sorte que la diversité des idéologies, qu’elles soient religieuses, politiques, culturelles, des métaphysiques, des philosophies, des conceptions du monde et de la société sont de plus en plus obligées de se tolérer, de s’accepter, de se reconnaitre les unes les autres. Mais les bonnes intentions ne suffiront pas. En bon défenseur du libéralisme comme philosophie politique dont il assume entièrement les tenants et aboutissants, Seymour veut élargir l’application des chartes des droits et libertés de la personne aux groupes, aux peuples, aux communautés ethnoculturelles présentes à l’intérieur des sociétés occidentales « laïcisées » ainsi qu’à celles, en dehors de l’Occident, qui tentent d’opérer un mélange entre principes modernes de séparation des pouvoirs et reconnaissance du caractère religieux des identités citoyennes. Encore une fois, c’est la philosophie de John Rawls qui servira de socle pour défendre l’idée d’un « droit des peuples » telle qu’articulée dans son livre Paix et Démocratie (2006). Sans entrer dans les détails « techniques » de la méthode rawlsienne, disons que Seymour affirme que nous avons besoin de ce que les philosophes appellent un « changement de paradigme » concernant la question de la laïcité de l’État.

Le problème avec ce concept au fondement même de nos sociétés démocratiques modernes, et la loi 21 sur la laïcité de l’État du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne fait pas exception à la règle, c’est qu’en tant que société sécularisée, nous avons tendance à percevoir de façon négative et dévalorisante tout attachement personnel ou communautaire aux valeurs religieuses avec tout ce que cet attachement représente en matière de rituels, coutumes, cérémonies, port vestimentaire pour ceux et celles qui ont placé la foi au cœur de leur existence. Ainsi, le refus des musulmanes de laisser leur voile à la porte des écoles pour effectuer leurs tâches quotidiennes ne doit pas être interprété comme une provocation ou comme un rejet catégorique des valeurs de la société québécoise; il s’agit plutôt d’un geste d’affirmation qui consiste à vouloir s’intégrer à la culture de la majorité mais en tant que « minorités », c’est-à-dire en tant que citoyennes et citoyens à part entière dans un État de droit digne de ce nom qui reconnait des « droits » distinctifs pour des individus « distincts ». S’intégrer à la société québécoise, que ce soit en tant qu’immigrante ou immigrant, membre d’une communauté ethnoculturelle ou en tant que croyant·e/pratiquant·e d’une religion qui s’affiche sur la place publique ne met pas la ou le Néoquébécois dans l’obligation de partager l’entièreté des mœurs, coutumes, habitudes des Québécoises et Québécois ni être d’accord avec toutes leurs idées. C’est plutôt prendre acte de cette donnée essentielle qui caractérise la société d’accueil tout en respectant sa propre identité, sa différence, ses choix existentiels singuliers dans la mesure, évidemment, où ils demeurent rationnels et raisonnables, donc conciliables avec les institutions démocratiques en place.

La séparation entre l’Église et l’État s’opère sur le plan institutionnel, sur le plan des principes de gestion du gouvernement (programmes sociaux, santé, éducation, environnement, politiques d’investissement, relations internationales, immigration, justice, développement économique, etc.), elle ne s’opère pas au niveau de la société en tant que telle, en matière de choix individuels concernant le port vestimentaire privilégié (que ce soit au travail, à la maison, sur la place publique), les pratiques religieuses, les croyances, les coutumes, les habitudes. Ainsi, il est possible de respecter les principes « institutionnels » de la laïcité de l’État tout en portant un signe religieux dans son travail, à l’école publique (primaire et secondaire) ou pendant ses plaidoiries à la Cour, ses interventions en tant qu’agent·e de la paix, etc. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre ces deux engagements. La pratique religieuse dans le quotidien des membres de la société civile ne remet nullement en question la neutralité des institutions démocratiques eu égard à la religion. La « citoyenneté », concept qui définit l’individu dans un État de droit comme étant un être essentiellement « politique », n’épuise pas l’entièreté des caractères propres à la personne. Il y a une dimension « subjective » qui échappe au politique en tant que déterminisme qui contraint le sujet à se fondre dans son être social. Cette dimension constitue un lieu d’autonomie, c’est-à-dire que l’individu y jouit d’une certaine liberté pour la recherche de son identité dans la mesure où il a accès à cette partie de lui qui demeure indéterminée face aux autres parties qui peuvent devenir « surdéterminées » à force d’être sollicitées.

Donc, Seymour défend une vision « large » de la laïcité. En fait, il va à l’origine même du concept, il en fait ressortir le sens profond par-delà l’instrumentalisation dont il fait l’objet en Occident pour des raisons politiques, idéologiques, voire « électoralistes ». Certains gouvernements, comme celui de la CAQ au Québec, entretiennent, de façon délibérée ou non, une confusion à propos de la question de la laïcité de l’État. En principe, la laïcité de l’État implique essentiellement deux choses : d’abord, la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique; ensuite, la « neutralité » de l’État eu égard aux questions religieuses. C’est à partir de ce dernier aspect que se profile une ambiguïté. La « neutralité » de l’État par rapport à la religion implique que ce dernier s’abstienne de prendre une position particulière à ce sujet, abstention qui signifie qu’il ne favorise ni de défavorise aucune religion et même qu’il demeure abstentionniste face à toute prise de position concernant le bien-fondé, la légitimité, la pertinence de la croyance ou de la non-croyance religieuse. Or, la loi 21 sur la laïcité de l’État prend position sur la question du religieux dans l’espace public, et contrevient ainsi au principe même qu’elle prétend défendre. Interdire le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique ne relève pas d’un principe de neutralité, car cette interdiction est motivée par le refus de la pratique religieuse de la part de certains citoyens et citoyennes dans leur vie quotidienne, laquelle implique évidemment leur vie professionnelle, sociale, communautaire. En cela, le gouvernement ne respecte pas les deux principes ci-haut mentionnés ni son engagement à ne pas intervenir dans les décisions personnelles, communautaires, ethnoculturelles concernant la valeur accordée à la religion et à la façon de la pratiquer.

Le plus remarquable de l’ouvrage de Michel Seymour, c’est la générosité avec laquelle il fut pensé et rédigé. On sent une sincère préoccupation de l’auteur pour les questions de citoyenneté au moment où, en Occident, l’islamophobie fait rage. Le libéralisme classique, le républicanisme à la française, le nationalisme québécois conservateur sont en crise, ils n’arrivent pas à gérer la situation actuelle parce qu’ils s’accrochent à des principes qui, en soi, ont une grande valeur et ont permis une réelle émancipation de la société partout en Occident, mais qui doivent s’adapter aux nouvelles réalités qui ne vont pas toujours dans le sens souhaité par la majorité des électeurs et électrices dans les pays capitalistes. Seymour ne souhaite pas un retour du religieux, il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’un réenchantement « spirituel » du monde, mais plutôt d’une invitation faite aux Occidentaux pour qu’ils élargissent leurs horizons. Et cette ouverture passe nécessairement par l’acceptation du fait que certaines personnes vivent leur citoyenneté à l’aune de leurs valeurs religieuses, ethnoculturelles, communautariennes. Cela ne les exclut pas de l’espace public et elles ne représentent aucunement une menace pour la cohésion d’ensemble du groupe.

 

En hommage à Shireen Abu Aqleh, de Jérusalem à Jénine

26 mai 2022, par CAP-NCS
Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de (…)

Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de leurs casques, elle et ses collègues étaient venus aux premières heures du matin couvrir un nouveau raid lancé par l’armée d’occupation dans les abords du camp de réfugiés de Jénine.

Au lieu de ça, les soldats israéliens leur tirent dessus. Ali Samoudi – son collègue – reçoit une balle dans le dos. Shireen est tuée d’une balle dans la tête, juste sous son casque. La journaliste Shaza Hanaysha qui accompagne Shireen ce jour-là témoigne : « Elle est tombée au sol, et les soldats ont continué à nous tirer dessus ».

Le chagrin qui m’envahit au moment où j’apprends la nouvelle est immense. De là où je suis, je tente de mettre des mots sur le sentiment de deuil qui me prend. Comme tant d’autres Palestiniens, j’ai grandi avec Shireen.

Journaliste depuis 25 ans, elle s’était fait le relais de nos douleurs, de nos tragédies, de nos résistances. Avant que les réseaux sociaux ne nous donnent un accès plus immédiat aux informations, elle était déjà en première ligne, couvrant l’actualité palestinienne sans relâche. Son intégrité professionnelle, son honnêteté et sa volonté inébranlable de raconter une histoire que les médias mondiaux tentaient d’enterrer lui ont valu la confiance des Palestinien·nes du monde entier.

Évoquant la mort de la journaliste, les médias européens ont largement repris le récit israélien : l’assassinat est contesté, Shireen Abu Aqleh aurait été prise dans un échange de tirs, peut-être même tuée par des combattants palestiniens. Mensonge inqualifiable, médias complices.

Les images et les témoignages ne laissent aucune place au doute. Les journalistes sont arrivés comme d’habitude à découvert, pour se faire reconnaître des soldats. Dans une rue dégagée, les tirs discontinus ne provenaient que d’une seule source. Ce jour-là, ce sont les journalistes que les soldats israéliens ont pris pour cible.

Et cela n’est pas un fait isolé, encore moins inédit. Depuis 2000, ce sont plus de cinquante journalistes palestinien·nes qui ont ainsi été assassiné·es en exerçant simplement leur métier. Journalistes ou pas, ils sont avant tout des Palestinien·nes que n’importe quel colon-soldat israélien peut tuer sans jamais être inquiété.

Shireen Abu Aqleh a été exécutée alors qu’elle venait une fois de plus rendre compte de la réalité de l’occupation et de ses crimes. Une réalité qui n’est évidemment pas celle que souhaite communiquer l’état-major israélien, reprise par tant de médias porte-paroles de par le monde. Au prix des peines, des humiliations et de tous les dangers affrontés, la présence de Shireen et de ses collègues est souvent l’unique gage que cette réalité puisse être malgré tout connue et racontée.

De nouvelles terres sont perdues et de nouvelles vies sont prises chaque jour. Mais la perte de Shireen vient aussi nous rappeler la guerre impitoyable menée contre notre vérité, nos récits et nos voix. En exil ou sous occupation, nous, Palestinien·nes, connaissons tout le pouvoir de la narration, celui de raconter nous-mêmes notre propre histoire.

Dans un monde où nous sommes interdits, censurés, littéralement expurgés, nous tenons à parler nous-mêmes de la Palestine et des Palestiniens. C’est aussi comme cela que nous luttons contre l’effacement colonial, et que nous protégeons nos cœurs de la violence qui ravage nos terres et nos foyers.

Parce qu’elle racontait la Palestine du point de vue des Palestiniens, le pouvoir de Shireen était incommensurable. Elle était la voix de la Palestine : implacable, inébranlable, refusant de disparaître tranquillement ou de se soumettre à l’asservissement.

Et puis Shireen Abu Aqleh est morte à Jénine. La ville, son camp de réfugiés, ses villages alentours, connaissent depuis plusieurs semaines les incursions quasi-quotidiennes de l’armée israélienne, avec leur lot de maisons détruites et saccagées, d’enlèvements, de vies volées. Jénine paie le prix cher de sa résistance héroïque à l’occupation. Une fois de plus.

Il y a vingt ans, Shireen couvrait la fameuse bataille de Jénine durant laquelle l’armée israélienne avait assiégé les habitants, commis un massacre, et rasé la majeure partie du camp de réfugiés. Shireen disait apprécier les leçons de générosité, de résistance et de libération que la ville partageait avec elle. Durant ces années, sa couverture de Jénine n’avait pas cessé, témoignant de l’intégrité de son journalisme, et de son respect envers son histoire et ses habitants.

Shireen savait que la violence coloniale ne s’arrête pas lorsque les autres agences de presse décident que l’histoire n’en vaut pas la peine. Qu’il ne suffit pas de tourner le regard. Sa présence constante et active sur le terrain était appréciée de tou·tes. Y compris de nous, qui vivons les évènements de loin.

À Jénine, ce sont les combattants eux-mêmes qui les premiers ont porté son cercueil pour que la ville lui fasse ses adieux. De l’autre main, ils tiennent leurs fusils. L’hommage est on ne peut plus fort : Shireen est morte en martyre et fera désormais partie de l’épopée jéninoise.

Shireen Abu Aqleh est aussi fille de Jérusalem. La ville, elle aussi, est le théâtre d’affrontements réguliers ces dernières semaines, même quand ceux-là passent sous les radars de la presse internationale. Ses habitant·es, isolé·es, ont appris à se défendre par eux·elles-mêmes et refusent de céder face aux attaques incessantes de la police et des colons israéliens : expropriations, incursions armées, emprisonnements, assassinats.

Les événements qui suivent la mort de Shireen font d’elle un symbole d’autant plus fort. Sur la route qui emmène son corps de Jénine à Jérusalem, les habitant·es des villes et des villages palestiniens lui rendent un dernier hommage en improvisant tout le long des cortèges funèbres. La mobilisation est historique. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Palestine, en signe de deuil et de protestation.

Le 13 mai, à Jérusalem, la police israélienne veut empêcher que ne soit rendu un pareil hommage populaire à la journaliste. Elle s’en prend violemment au cortège qui se forme dans l’enceinte de l’hôpital français du quartier de Sheikh Jarrah. Les Jérusalémites gazé·es, brutalisé·es et matraqué·es par les policiers font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que le cercueil qui renferme le corps de la défunte ne tombe au sol. Ils seront six à se retrouver hospitalisés à la suite des coups reçus ce jour-là.

Qui peut comprendre ce que signifie que faire son deuil dans des conditions d’exil ou de captivité forcées ? Israël nous interdit même de pleurer nos morts. Les drapeaux palestiniens sont arrachés avec rage et la police exige que le cercueil soit transporté seul, en voiture, en direction de l’église catholique romaine où se tiendra la prière pour Shireen. Les carillons résonnent dans toute la ville.

Dans la vieille ville, les Palestinien·nes se regroupent à nouveau, malgré la répression, les arrestations et tous les barrages policiers. Ils et elles sont trop nombreux·ses cette fois pour être stoppé·es. Ce que nous pleurons avec Shireen, c’est la perte d’une voix fiable, devenue familière. C’est l’assassinat de nos mots et de notre histoire. Mais ce deuil collectif aura été un moment de défi et de force. Nous ne nous tairons jamais.

La procession jusqu’au cimetière où sera enterrée Shireen est belle et noble. Les drapeaux palestiniens emplissent le paysage. Les participant·es scandent : « De Jérusalem à Jénine, un seul peuple qui ne fléchit pas ».

 

Khaled Rahal est un étudiant palestinien en sociologie à l’Université Libre de Bruxelles.

 

Repenser la question nationale

26 mai 2022, par CAP-NCS
L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la (…)

L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la population en âge de voter, ne serait plus aujourd’hui soutenu que par environ le tiers de l’électorat. Et le parti politique qui en était le véhicule est sur le déclin. Plusieurs observateurs estiment même qu’il pourrait disparaître bientôt, emportant dans la tombe la cause qui lui est associée.

Cette inférence, formulée sur le mode du constat, ne va toutefois pas de soi. La question nationale, dont on a pensé qu’elle s’était évaporée dans le ciel des idées mortes, a fait retour à quelques reprises à la lumière de données inédites liées aux transformations de la conjoncture sociopolitique et à l’apparition de nouvelles manières de la comprendre et du coup de la relancer.

C’est à ce genre d’entreprise, qui prend dans son cas la forme d’une actualisation, que s’est livré Eric Martin, par exemple, dans Un pays en commun[1], en tentant de montrer que le mot d’ordre, indépendance et socialisme, formulé par la revue Parti pris au début des années 1960, était toujours d’une actualité brûlante. Ce programme politique relevait pour cette revue du « socialisme décolonisateur » élaboré par les théoriciens de la question nationale à l’ère du tiers-mondisme.

Le Québec était alors défini comme une société colonisée et exploitée. Colonisée de l’intérieur par la minorité possédante anglophone et de l’extérieur par l’État fédéral centralisateur et la puissance impérialiste américaine. Exploitée par les capitalistes de toutes catégories, des dirigeants des grandes entreprises multinationales aux potentats locaux, tous unis dans le culte du Capital. Cette colonisation et cette exploitation sont en outre légitimées sur le plan idéologique et normatif par une Église catholique au service des puissants et des riches de ce monde.

À cette triple domination, la revue opposait un projet révolutionnaire global reposant sur trois piliers qui étaient autant d’objectifs à réaliser : l’indépendance du Québec, le socialisme et le laïcisme.

C’est le binôme central de l’indépendance et du socialisme que retient essentiellement Martin et qu’il réactualise en rappelant d’abord la généalogie de cette perspective – évoquant les figures d’Hubert Aquin, de Marcel Rioux et de Pierre Vadeboncoeur notamment – et en insistant sur son caractère d’urgence à une époque marquée par ce que Michel Freitag qualifiait de capitalisme globalisé. À la barbarie contemporaine, il faut opposer, fait-il remarquer, un socialisme de type nouveau, davantage radical et collectiviste que la social-démocratie, incapable de contrer efficacement le néolibéralisme et sa logique de la croissance infinie. L’accomplissement de ce projet émancipateur exige par ailleurs une rupture avec le fédéralisme canadien dépeint comme une prison des peuples, autochtone et québécois.

Si la contribution d’Eric Martin constitue surtout un prolongement et un approfondissement de la problématique du socialisme décolonisateur à la lumière des enjeux contemporains, d’autres ouvrages publiés récemment s’offrent comme des tentatives théoriques de repenser la question nationale et les conséquences politiques qui en découlent. Je me propose, dans cette optique, d’examiner plus particulièrement les essais d’Alain Deneault, Bande de colons[2], de Dalie Giroux, L’œil du maître[3], et l’intervention plus proprement politique de Benoît Renaud, Un peuple libre[4].

Bande de colons : à la recherche du chaînon manquant

Le titre du dernier livre d’Alain Deneault est énigmatique : à quoi cette bande de colons renvoie-telle ? En première approximation, elle apparaît désigner au sens littéral les individus associés à l’entreprise coloniale, ce qui va de soi. Elle semble aussi dotée d’un sens figuré décrivant lesdits colons comme des êtres frustes, non dégrossis, qualificatifs dérivés qui permettent de l’utiliser comme une injure ou à tout le moins comme une moquerie lorsqu’elle fait l’objet d’un usage autoréférentiel. Ces incultes, en outre, seraient pourvus, nous apprend le sous-titre de l’ouvrage, d’une « mauvaise conscience de classe » qu’il s’imposerait de redresser si l’on prétend « démanteler le Canada » comme l’affiche de manière claironnante la bande-couverture qui lui sert d’affiche et de programme.

Dans son essai, Deneault soutient une thèse au sens fort du terme, une proposition d’ordre conceptuel qui permettrait selon lui de reconsidérer la question nationale sous un jour neuf et d’en tirer les conclusions qui en découlent nécessairement.

Dès l’introduction, l’auteur abat en effet son jeu, met cartes sur table, faisant remarquer que le Canada, depuis les origines, se présente comme un « comptoir », une « entreprise coloniale », qu’il est une construction improvisée davantage qu’un véritable pays possédant cohérence et unité. Pour en saisir la signification et en prendre la juste mesure, on peut toujours recourir à une analyse en termes de classes sociales, distinguer une bourgeoisie commerçante puis industrielle, une classe ouvrière formée de travailleurs d’usine et d’agriculteurs, une couche intermédiaire évanescente, qualifiée de manière vague de classe moyenne, qui sert surtout de tarte à la crème dans les discours des politiciens de toutes obédiences.

Au-delà de cette constatation plutôt juste, mais bien générale, Deneault prétend que le Canada « répond historiquement de dynamiques qui concernent, par-delà cette seule approche, trois catégories d’acteurs d’un autre genre : le colonisateur, le colon et le colonisé ».

Ce qui est original dans cette manière de voir, ce serait l’introduction de la notion de colon dans l’équation. Critiquant les théoriciens de la décolonisation des années 1960 qui privilégiaient le rapport de confrontation entre le colonisateur canadian et le colonisé canadien-français (promu québécois), il affirme que c’était là « négliger complètement la figure centrale du récit, celle qui correspond à une majorité de “Canadiens”, soit celle du colon ».

Dans ce nouveau triangle, le colonisateur désigne les dirigeants de l’entreprise coloniale (sociétés à charte, grandes firmes commerciales et industrielles, banques, etc.), bref les classes dominantes. La notion de colonisé connaît un déplacement, elle renvoie dans cette typologie renouvelée aux premières nations dépossédées et parquées dans des réserves ou des enclos urbains. Le colon, pour sa part, désigne la force de travail, les « petites mains de l’exploitation coloniale », la « classe moyenne » qui s’est formée au cours des décennies et des siècles, dont le statut demeure subalterne et qui s’en console en tant que grande consommatrice des biens produits par la société de masse contemporaine.

Formes et figures du colon

Deneault étudie ensuite les formes et figures que revêt successivement ce nouveau personnage capital, déterminant pour comprendre la logique et le fonctionnement du Canada d’hier et d’aujourd’hui. Il rappelle ainsi que chez les analystes de la colonisation de l’après-guerre (Memmi, Fanon, Sartre, etc.), le colon est souvent escamoté, « travesti en colonisateur », considéré et dénoncé comme tel alors qu’il n’est qu’un « simple rouage de l’entreprise coloniale », encore que l’on pourrait lui objecter que dans certains cas (l’Algérie, l’Indochine à titre d’exemples), il agissait aussi comme un véritable colonisateur.

Dans certaines représentations, on rencontrera le colonisé « travesti en colon ». Des historiens de la Nouvelle-France le décriront par exemple comme un « allié », un collaborateur dans le commerce des fourrures. Mais cette représentation demeure ponctuelle, et son statut de colonisé refait surface au moment où on le voue aux réserves et où on tente de le faire disparaître en tant que tel par la mise sur pied d’écoles particulières et de mesures d’adoption qui conduisent à son assimilation à la nation dominante.

Travesti à l’occasion en colonisateur, le colon peut également être perçu par méprise comme un colonisé. Ce serait, pour reprendre une expression de l’historien et sociologue Denys Delâge, évoquant le cas des Québécois, des « colonisateurs colonisés ». À cette caractérisation, Deneault préfère sa notion de colon qui décrirait plus précisément le statut et le rôle de cette classe subalterne.

Enfin, dans cette évocation phénoménologique, le colonisateur peut apparaître « travesti en colon » (pêcheur besogneux, commerçant de fourrure bienveillant) faisant oublier sa nature d’entrepreneur colonial derrière l’image embellie du colon vaillant qu’il était dans les temps héroïques précédant son ascension comme l’illustrent les pionniers de plusieurs grandes familles canadiennes (les Bronfman, McGill, Molson, Robin de ce monde).

Le chaînon manqué

Au terme de ces observations factuelles, l’auteur tire la conclusion que les colons sont victimes d’aveuglement, d’une « mauvaise conscience de classe » qui les empêcherait de voir et de comprendre le Canada réel, son « fondement historique » aussi bien que les « conséquences pratiques de son développement » dont ils sont particulièrement affectés dans leur vie quotidienne et sociale. Se réfugiant dans l’illusion que leur pays est une création authentique et s’accrochant à quelques mythes consolateurs, ils fuiraient leurs responsabilités en tant que citoyens. « Jamais tout à fait coupables, jamais tout à fait victimes », fait remarquer l’auteur, contrairement aux colonisés, ils jouent un « rôle ambigu » pour échapper à une prise de conscience qui pourrait s’avérer douloureuse et périlleuse.

À quel projet sociopolitique cette prise de conscience pourrait-elle éventuellement se rattacher ? Ce n’est pas très clair et c’est la lacune probablement la plus importante de l’essai de Deneault. Bien qu’il soutienne vigoureusement que le Canada est une construction artificielle, une « étoile morte », une « créature du capitalisme » à « démanteler », il ne suggère aucune solution concrète de remplacement. Il se borne à espérer que la reconstruction souhaitée se fasse en fonction des communautés locales et des préoccupations écologiques : aussi vaste que vague programme !

Sa perspective géopolitique demeure pancanadienne, le Québec comme société spécifique n’est à peu près pas pris en considération, si bien que la notion de colon que l’essayiste propose demeure théorique, abstraite, guère opérationnelle sur le plan stratégique. La question nationale n’est pas abordée explicitement, elle demeure un impensé de l’ouvrage, un acte manqué qui s’apparente à un évitement, décevant au terme d’un parcours intellectuel particulièrement éclairant.

Échapper à l’œil du maître

La préoccupation proprement politique est davantage présente dans l’essai de Dalie Giroux, L’œil du maître. Celui-ci comporte, comme le livre de Deneault, une partie théorique et analytique et une seconde plus personnelle, que l’autrice qualifie de « déambulation littéraire » dans l’imaginaire colonial québécois[5].

Dans l’introduction de l’ouvrage, l’autrice entend se situer par rapport au nationalisme moderne, celui qui émerge au tournant des années 1960 et qui va infléchir, sinon dominer, le paysage politique depuis lors. Plus précisément, il s’agira d’interroger de manière critique la nature et le discours du projet que l’on retrouve dans le fameux slogan « Maîtres chez nous ». Cette affiche claironnante, créée dans l’effervescence de la campagne électorale de 1962 centrée sur la nationalisation de l’électricité, innerve tant la « Révolution tranquille » que le nouveau nationalisme offensif qui émerge dans son sillage.

Ce projet global a du plomb dans l’aile, on le sait, il ne suscite plus guère la passion. Mais il s’offre aussi comme un héritage à reconnaître et surtout à questionner avant de le reconduire après (ou sans) actualisation ou de le relancer sur des bases radicalement nouvelles. C’est la question centrale qu’il faut soulever et traiter : « Que peut-on faire de cet héritage des années 1960-2000, de ses ratés, de ses contradictions ? ». La réponse à cette question cruciale, insiste l’autrice, devrait constituer un préalable à la réactivation d’une véritable émancipation repensée et mise en branle dans la perspective d’une authentique décolonisation accomplie par et pour les dépossédés, les exclus de tous genres tant sur le plan économique et social que sur le plan culturel.

C’est selon cette optique décolonisatrice que l’autrice reconstitue dans son premier chapitre la généalogie du nouveau nationalisme qui se profile au début des années 1960 sous la double forme d’une reconquête économique, patente chez les libéraux qui s’en font les promoteurs enthousiastes, et d’un projet indépendantiste qui en serait un couronnement politique pour les souverainistes. Il s’agirait d’échapper au statut de colonisé qui caractérise la condition des « Canadiens » sous le régime français et des « Canadiens français » sous le régime britannique qui lui succède.

Ce discours de reconquête comporterait toutefois, selon Giroux, un « brouillage épistémique », une face cachée, sinon masquée, consistant en un projet et un discours de maîtrise inavoué et sans doute inavouable : celui de devenir un « peuple patron », image tamisée et refoulée sous celle du « nègre blanc » proposée par Pierre Vallières pour décrire la situation d’aliénation des Québécois de son temps. C’est à cette ambivalence que renvoie la représentation du colonisateur/colonisé, qui sous-tend le discours de la Révolution tranquille et du néonationalisme qui devraient permettre d’« accéder à la dignité du colonisateur, celle de propriétaire de l’ensemble des dispositifs de dépossession ». Dans ces termes, l’entreprise coloniale s’approfondirait, mais avec de nouveaux acteurs, les promoteurs du Québec inc.

En ce point de son argumentation, comme en quelques autres, l’autrice, convaincue des vertus de son argumentation, n’hésite pas à signaler de manière un brin triomphaliste qu’« aucune autre lecture ne résiste à l’analyse ». C’est aller un peu vite en affaires et tourner les coins ronds. Cette lecture a tendance à réduire l’indépendantisme québécois à son véhicule péquiste qui, effectivement, dès sa fondation, a abandonné toute volonté de rupture avec le système colonial dont il entendait devenir un « associé », puis un « partenaire ».

Ce n’était cependant pas le cas de la gauche indépendantiste qui, au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), à Parti pris, puis dans le courant socialisme et indépendance des années 1970, s’inscrivait dans une perspective de décolonisation que l’on retrouve formulée autrement par Dalie Giroux. Cela dit, même cette mouvance progressiste, il est vrai, a largement ignoré la question autochtone dans ses analyses et ses prises de position.

La variable autochtone[6]

La variable autochtone se situe au cœur, au foyer de la réflexion de l’autrice qui s’y intéresse après une rencontre déterminante avec Georges E. Sioui, premier historien patenté de cette communauté, auteur de travaux qui ont fait date en proposant une relecture de l’Amérique à partir du point de vue des Autochtones. Ce nouveau regard séduit l’autrice au point de la conduire à devenir elle-même une spécialiste de la culture et de la littérature autochtones comme en témoignent d’ailleurs des passages particulièrement justes et émouvants de son essai.

Au contact de ce que l’on a convenu d’appeler la « renaissance autochtone », Dalie Giroux reconsidère son point de vue antérieur sur l’histoire de l’Amérique, et plus particulièrement sur celle du Canada français dont la présence des Premières Nations constitue une tache aussi indélébile qu’aveugle. Cette prise de conscience implique donc un renversement de l’historiographie traditionnelle et une nouvelle écriture de l’histoire qui relève d’une vision circulaire, holistique, du monde, contraire à celle davantage linéaire et « progressiste » des historiens inspirés par « l’œil du maître » occidental.

Cette métamorphose de l’autrice n’est pas qu’épistémologique, elle est également personnelle et politique. Devant le riche héritage revendiqué par la « renaissance autochtone », elle se sent dépossédée, ne possédant pas d’appartenance forte à laquelle se rattacher, traversée par une mauvaise conscience, qui s’apparente à celle évoquée par Deneault. Cette conscience aliénée en fait une « mauvaise pauvre », au sens où l’entend l’écrivain Yvon Rivard[7], en proie au ressentiment comme la communauté à laquelle elle appartient.

Cette rencontre avec la seule communauté dont le statut de colonisé ne fait aucun doute a été ratée par le néonationalisme en général et de manière plus particulière par le Parti québécois (PQ) alors qu’il était au pouvoir. Et ce, à plusieurs reprises très clairement signalées et décrites dans le détail par l’autrice, qui sont autant d’occasions manquées.

Créer une nouvelle alliance

Ces échecs peuvent-ils être dépassés aujourd’hui par une nouvelle alliance qui permettrait de sortir enfin de la prison coloniale ? Comment ? Par et pour qui ? C’est la question !

L’option indépendantiste, privilégiée par Dalie Giroux, pourrait représenter ce pôle de convergence, mais à certaines conditions. La stratégie qu’elle implique exige la reconnaissance d’« affects collectifs à soigner », en particulier chez les vieux militants et militantes nationalistes déçus par les échecs référendaires et désemparés devant l’indifférence présumée de la jeunesse, donnant ainsi lieu à un conflit intergénérationnel dont on pourrait se passer. Elle exige également de mobiliser une « énergie politique sans allégeance », un « ferment de révolte » inemployé, en dormance, parfois engagé dans des luttes sectorielles sur les fronts de l’écologie ou du racisme par exemple, mais éloigné pour diverses raisons des luttes globales. Elle présuppose en outre une reformulation théorique et politique du projet indépendantiste en tant qu’entreprise de décolonisation, visant à « détruire » – Deneault parle de « démanteler » – les fondements et les structures de l’État fédéral canadien.

Dans sa « conclusion en forme de blocs erratiques » (clin d’œil à Hubert Aquin ?), l’autrice estime qu’il faut, dans le cadre de cette visée, réécrire ce qu’elle appelle « une histoire du bas », des marges, des multiples et singulières manifestations d’un « devenir mineur en Amérique ». C’est sur ces fondements que pourrait reposer un projet sociopolitique, fondé sur un double refus : de la mondialisation « écocide » et du « racisme colonial » et qui reconsidèrerait de manière radicale le rapport à la Terre Mère et au territoire.

La visée politique est ici explicitée, contrairement à ce que l’on a vu chez Deneault, mais elle demeure d’ordre très général. Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ? Par une alliance des partis politiques souverainistes ? Par un pacte avec les Autochtones qui permettrait de les intégrer pleinement à la lutte ? Par la mobilisation du monde syndical ? Par l’implication de la jeunesse actuellement dispersée, sans organisation minimalement représentative ? Ces questions stratégiques ne sont pas vraiment abordées. Dommage car pour « crever l’œil du maître », derniers mots du livre, il faudra davantage que des critiques, moment négatif nécessaire de l’entreprise, et que des incantations lyriques : un programme proprement politique.

C’est cette tâche que s’est assignée Benoît Renaud, se faisant le porte-parole non officiel et non autorisé du projet porté par Québec solidaire dont il est toutefois un membre influent de l’aile pluraliste et inclusive de ce parti.

Devenir un peuple libre par l’indépendance

C’est la voie qui est clairement signalée par le titre même du livre de l’essai de Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion. Il s’agit ici de réexaminer et de relancer l’option indépendantiste à la lumière de deux enjeux majeurs de la période actuelle : la montée du racisme et le débat sur la laïcité.

La démonstration de l’auteur s’appuie sur un constat global qui recoupe celui formulé par plusieurs personnes commentatrices et actrices de la scène politique : le projet national connaît actuellement une « crise profonde » à la suite entre autres du virage effectué par le Parti québécois, passant du nationalisme civique au repli identitaire. Celui-ci confirme la dimension conservatrice du projet national porté par ce parti qui a déjà depuis longtemps renoncé à l’indépendantisme, le troquant pour la souveraineté-association, et qui a sauté à pieds joints dans le train du néolibéralisme dès les années 1980. Si bien que l’indépendance n’y existe guère plus que comme « marqueur identitaire », un mantra consolateur pour consommation interne.

Cette renonciation à son projet d’origine par le PQ ne signifie pas pour autant la fin de la « question du Québec » qui demeure irrésolue, tant l’opposition entre les deux modèles de société portés par le fédéralisme canadien et le nationalisme québécois demeure irréductible. On ne voit toujours pas comment le projet canadien fondé sur le bilinguisme, le multiculturalisme et l’égalité des provinces, et celui du Québec s’appuyant sur le français langue commune, l’interculturalisme et un État national fort pourraient s’avérer compatibles.

L’indépendance, dans ce cadre global, apparaît toujours comme une nécessité. Mais il faut la repenser dans des termes qui tiennent compte étroitement de la conjoncture actuelle, plus particulièrement du racisme et du laïcisme, deux questions éminemment sensibles. À l’instar de Dalie Giroux, Benoît Renaud estime qu’une alliance avec les Premières Nations doit être un des piliers du nouveau projet indépendantiste et qu’elle doit s’imposer avec l’évidence de la nécessité tant le règlement de cette question est devenu urgent, d’abord pour elle-même, ensuite dans son rapport avec la question nationale québécoise. Il faut par conséquent reconnaître la nature structurelle et systémique de la dépossession des Autochtones et s’engager résolument à y mettre fin.

Cette admission d’un racisme systémique vaut également pour certaines communautés (noire, arabo-musulmane) visées par des discriminations de toutes sortes, des politiques sur l’immigration aux exactions de la vie quotidienne en passant par l’accès au logement et au travail. S’inspirant de l’ouvrage de Pierre Tavanian, La mécanique raciste[8], Renaud décrit les différentes formes que prend cette intolérance au Québec, en s’attardant en particulier à l’islamophobie, tendance qui a émergé au moment de la crise des accommodements raisonnables en 2007 et qui s’est cristallisée lors des débats suscités par le projet de charte péquiste proposé quelques années plus tard et la loi 21 sur la laïcité dont la communauté musulmane a surtout fait les frais.

Au terme de ses analyses qui impliquent un engagement ferme dans ces deux causes, l’auteur conclut non seulement qu’elles valent pour elles-mêmes, mais qu’elles constituent une « planche de salut » pour le mouvement indépendantiste.

Si l’on veut que le projet souverainiste trouve enfin son accomplissement, il faudra créer à court et à moyen terme, une vaste coalition réunissant les peuples colonisés des Premières Nations, les communautés racisées, les écologistes, les syndicats, les groupes de femmes et la jeunesse politisée en plus des regroupements indépendantistes bien entendu. Très concrètement, ce projet pourrait s’incarner dans la formule de « l’assemblée constituante » qui, au-delà des groupes cibles, permettrait de rejoindre l’ensemble des citoyens et des citoyennes dans une démarche authentiquement populaire présentée comme un « geste de rupture », radicalement démocratique.

C’est, on le sait, la démarche proposée par Québec solidaire. Le Parti québécois pourrait-il s’y inscrire et s’associer à ce projet ? L’auteur écarte rapidement cette hypothèse tant le projet proposé lui semble incompatible avec le virage adopté par ce parti depuis une quinzaine d’années. Pourtant, à défaut d’envisager une alliance sous forme d’un pacte politique en bonne et due forme, on s’étonne tout de même que la question du ralliement, sinon des membres de ce parti, du moins de ses électeurs, soit totalement évacuée, du moins explicitement, compte tenu de la nécessité de réunir le plus large éventail de sympathisants et sympathisantes de ce combat qui se situe au-delà des intérêts strictement partisans.

En guise de conclusion : à nouvelle analyse, nouvelle stratégie

Les quatre auteurs et autrice, dont j’ai rappelé ici, à larges traits, les analyses et les positions, placent tous au centre de leurs réflexions le concept de nation et les théories de la décolonisation.

C’est sur cette base qu’ils repensent la question nationale. Eric Martin se distingue en inscrivant sa perspective dans le prolongement des théories formulées au moment des guerres d’indépendance menées au tournant des années 1960 par les penseurs de la décolonisation (Memmi, Fanon, Sartre, etc.) et leurs émules québécois se situant dans la gauche du RIN et de la revue Parti pris. Il s’agit de reprendre, en l’actualisant, un héritage qui conserve sa pertinence.

Ce rapport à l’héritage est toutefois remis en question de manière radicale par Dalie Giroux qui estime qu’il faut en finir une fois pour toutes avec le legs du « Maîtres chez nous », une métaphore idyllique qui masquerait un projet de reconquête coloniale, dont les principaux perdants seraient encore une fois les Autochtones et les dépossédé·e·s des « marges » de cette entreprise : immigrants, communautés racisées et autres exclus de nos sociétés.

Cette remise en question de la « Révolution tranquille » n’est pas nouvelle. On la retrouve déjà au moment où elle se déroule ou tout de suite après chez certains analystes comme Dorval Brunelle ou Fernand Dumont par exemple, et plus tard chez les historiens « révisionnistes » qui réévaluent son caractère inédit et insistent sur son lien de continuité avec la période antérieure – la société duplessiste – qu’elle prolongerait davantage qu’elle ne représenterait son contre-modèle, son envers moderne et progressiste[9]. La critique de Giroux est toutefois beaucoup plus profonde et se situe ailleurs, au niveau de l’impensé de cette période accélérée de changements, son imprégnation à ses yeux fortement colonialiste avec laquelle il s’impose de rompre totalement.

À sa manière, l’essai de Deneault se situe en continuité avec cette analyse dont il se démarque cependant par un cadrage différent, privilégiant une analyse pancanadienne, escamotant d’une certaine manière la question nationale proprement québécoise. Il reste qu’à défaut de prôner l’indépendance comme ses collègues convoqués ici, il ne s’oppose pas à cette perspective qui pourrait être une des options possibles pour « démanteler » le Canada dans sa forme impérialiste (à l’externe) et colonialiste (à l’interne).

Ces perspectives théoriques et les propositions politiques qui en découlent ne disposent pas en elles-mêmes de la question nationale. Ce ne sont pas non plus les seules raisons pour lesquelles on peut revendiquer l’indépendance. On peut la souhaiter notamment pour des motivations culturelles : assurer la persistance dans le long terme d’une communauté francophone originale, singulière, sur le continent nord-américain. Ce sont cependant des avancées sur lesquelles on peut s’appuyer pour construire une stratégie convaincante et un programme sociopolitique concret. Cette tâche reviendra aux organisations, groupes et partis qui voudront bien s’associer à cette entreprise qui pourrait permettre au Québec de parvenir enfin à une pleine existence politique.

Jacques Pelletier est professeur associé au Département d’études littéraires de l’UQAM et essayiste


  1. Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017.
  2. Alain Deneault, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux, 2020.
  3. Dalie Giroux, L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d’encrier, 2020.
  4. Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion, Montréal, Écosociété, 2020. On pourra aussi se reporter au dossier « La question nationale revisitée » des Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, qui s’inscrit à sa manière dans ces tentatives de reformulation.
  5. Cette dimension est signalée explicitement dans le sous-titre du livre Figures de l’imaginaire colonial québécois.
  6. Pour une version abrégée et condensée de cette perspective, on pourra se reporter à l’article de Dalie Giroux, « Les peuples autochtones et le Québec : repenser la décolonisation », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, p. 114-122.
  7. Sur ce point, on pourra se reporter au chapitre « L’héritage de la pauvreté » du livre d’essais d’Yvon Rivard, Personne n’est une île, Montréal, Boréal, 2006.
  8. Pierre Tavanian, La mécanique raciste, Paris, La Découverte, 2017.
  9. Sur ce débat, on pourra se reporter au chapitre « La Révolution tranquille : un héritage en procès », publié dans Jacques Pelletier, Université : fin de partie et autres écris à contre-courant, Montréal, Éditions Varia, 2017 (Coll. Proses de combat), p. 111-135.

 

Le caractère ludique des manifestations populaires ne menace pas la lutte pour l’émancipation des malheureuxe[1] haïtiens[2]

25 mai 2022, par CAP-NCS
Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. (…)

Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. Presque tous les outils démocratiques de contestation sont passés en revue et les catégories socio-professionnelles proches et sensibles à la situation des couches populaires se sentent de plus en plus concernés. Il y a seulement deux dimanches (13 et 20 octobre 2019) depuis que certains de nos artistes et acteurs culturels paraissent s’engager dans la lutte auprès des classes populaires. D’où leur participation de manière formelle et officielle dans ces mouvements de protestation. Cela confirme la thèse que nos artistes sont dans les rues sous la convocation du peuple souverain mais non l’inverse. Il incite à questionner aussi la relation entre les créations artistiques et culturelles et les mouvements sociaux et populaires. L’engagement de ces artistes concrétise dans la signature d’une pétition et la participation dans la grande manifestation du dimanche 13 octobre 2019.

Nous constatons une vaste critique des deux derniers dimanches (13 et 20 octobre 2019) de manifestations populaires sur les réseaux sociaux. Ces critiques visent essentiellement la dimension festive et ludique, c’est-à-dire attitude festive des participants dans des manifestations populaires. Pour certains, elles résultent de la participation des artistes et pour d’autres, elle incarne l’aliénation des participants car, la bamboche, le plaisir et le loisir sont des accessoires dans les protestations politiques. Pour ces critiques, le caractère ludique des manifestations engendre la confusion des vrais objectifs du mouvement. En réalité, ce qui distingue les manifestations d’avant et celles des dimanches 13 et 20 octobre 2019, c’est le code vestimentaire. Une bonne partie des participants sont vêtus de maillot blanc, ce qui renforce le caractère esthétique du mouvement mais aussi il augmente le risque de se faire arrêter et tuer après la manifestation par les mécènes du régime nécropolitique PHTK (Mbembe, 2006).

Néanmoins, il y a une relative augmentation de la musique et le nombre de participants également. Si la danse et la musique ne sont pas des nouveaux outils dans les protestations populaires, où est le problème avec la forte dose de ludicité dans les manifestations populaires ? Le problème n’est pas là. Déjà, nous postulons que la dimension ludique des protestations populaires est une expression d’un besoin social de loisir aussi important que les autres besoins. En d’autres termes, l’utilisation des manifestations comme aussi une pratique de loisir par les classes populaires semble schématiser l’existence réelle d’un besoin social de loisir dans la société haïtienne. Cela implique que les éléments liés au divertissement ont de plus en plus exprimé et intégré les revendications populaires.

La satisfaction du besoin social de loisir est une revendication comme les autres

Ces mouvements de protestation est un prétexte pour poser le problème de la refondation du système socio-politique et économique précipité par l’assassinat lâche de Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce système alimente des inégalités sociales de plus de deux siècles. Les couches populaires haïtiennes sont en manque de presque tout. L’État, l’international communautaire et les classes possédantes contribuent grandement à la reproduction de cette situation. La complicité et l’alliance socio-historique de ce trio prédateur a accéléré l’appauvrissement des classes populaires haïtiennes durant les trois dernières décennies. Cela a favorisé l’apparition et la systématisation des mouvements de protestation populaire dans la période actuelle. Ainsi, la demande populaire de l’éradication de la corruption dans l’État autour de la pertinente question « Kot kòb petwokaribe a ? » est consubstantielle de la revendication d’un projet de nouvel ordre politique autour de la grammaire « chavire chodyè » (Thomas, 2019). Cette dernière s’appose à la fabrication du malheureux haïtien, c’est-à-dire elle exprime une rupture à la désarticulation de l’État et la nation. Cela pourrait garantir la réalisation d’une vie digne pour tous les Haïtiens. Une « vie dans la pauvreté » suivant la conception de Georges Anglade, cela veut dire le minimum que l’humanité a besoin pour vivre. Elle se distancie de la misère (Anglade, 2008).

L’État ne garantit aucun droit pour les classes populaires dans notre société. Le non-respect de nos droits est l’expression de l’orientation socio-historique de l’actuelle organisation politique. Cette dernière n’a pas été et elle n’est jamais responsable envers nous, les malheureux/ Malere. Nos revendications n’ont pas changé. Dans toute l’histoire de notre société, nous luttons toujours pour notre liberté et notre bien-être, c’est-à-dire pour l’épanouissement de nous tous. Notre revendication commence avec la possession en chair et en os de notre parcelle de terre passant par la lutte contre la vie chère, pour l’instruction publique gratuite, pour le droit à l’alimentation, au logement décent, à la santé. Bref, toute notre histoire est marquée par la lutte pour le respect de nos droits pertinemment représentés dans notre expression créole « tout Moun se Moun ».

Le loisir s’intègre de plus en plus dans nos revendications. Il est un besoin social comme les autres. Les humains ne vivent pas seulement de pain mais également du divertissement et du plaisir. En effet, les mouvements de protestions actuelles visent fondamentalement l’effondrement de l’État (Lespinasse et Thomas, 2017) et nous, nous sommes sur le macadam pour exiger la satisfaction de nos besoins en alimentation, en instruction, en santé et aussi en loisir. C’est-à-dire le minimum que nous avons besoin pour continuer à habiter le pays comme cela devrait être. Le loisir, schématiquement, se définit comme toute activité pratiquée durant les « temps libres » qui a pour objectif de se divertir, de se détendre et de se développer. D’où le fameux 3D que les pratiques de loisir doivent atteindre. Nous nous rappelons que le manque ou la précarité est l’un des éléments qui nous caractérisent. Cette précarité est aussi liée à l’accessibilité des activités de loisir. Ce qui implique un ensemble de pratiques nouvelles de loisir dans notre société et aussi l’utilisation des manifestations populaires comme une pratique pour se divertir et se détendre. De ce fait, ces manifestations sont non seulement un outil politique mais aussi une pratique ludique et festive. Il est une occasion comme les autres pour que les opprimés s’expriment leur joie de vivre dans cette tribulation (Casimir, 2017).

Le loisir n’est pour rien : le trio-prédateur[3] affiche son vrai visage

Certaines critiques n’ont pas exclusivement tort de condamner l’utilisation des manifestations populaires comme aussi une pratique de loisir. D’une part, cela semble durer trop longtemps puisque des centaines de milliers d’Haïtiens sont dans les rues chaque jour depuis juillet 2018 pour protester et manifester contre le système oligarchique et inégalitaire représenté par le PHTK (Pati Ayisyen Tèt Kale). D’autre part, tous les outils déjà utilisés par les manifestants s’avèrent inefficaces. De sit-in à la manifestation dans les rues, devant les institutions de l’international communautaire[4] passant par les conférences de presse, pétition, le phénomène « Peyi-Lòk ». Depuis plus d’un an, l’utilisation de ces outils démocratiques prouve leur « inefficacité » pour atteindre la première phase du mouvement, la démission du chef d’État de l’époque, Jovenel Moïse et l’établissement d’un gouvernement populaire provisoire. Nous nous retrouvons dans une impasse à ce cas de figure. Il devient tout naturel de questionner comment peut-on lutter contre un système non démocratique représenté par un pouvoir tyrannique avec des outils démocratiques. Certainement, la faute n’est pas au caractère ludique des manifestations mais à la répression et au mépris structurel du pouvoir d’État.

L’avenir des mouvements de protestation populaire n’est pas dans l’utilisation des pratiques démocratiques citées plus haut. Autrement dit, comment peut-on déranger le pouvoir politique et économique actuel ? Il est presque certain que la réponse n’est pas dans les outils habituellement utilisés. Parce que nous avons en face de l’un des pouvoirs politiques les plus violents dans l’histoire contemporaine de notre société. Ce pouvoir n’a aucune gêne à exterminer et/ou à massacrer une partie de la population pour assurer sa domination contestée. Nous ne devons jamais oublier les massacres de La Saline, de Grand-Ravine, de Village de Dieu et de Carrefour-feuille (Darbouze, 2019). Considérant ces faits, les outils alternatifs de lutte sont bienvenus dans le mouvement de protestation actuel. Il devient plus que nécessaire de recourir à d’autres formes de lutte face à ce pouvoir tyrannique et oligarchique. Tout outil de contestions qui peut déranger l’ordre social existant à sa place dans ce mouvement populaire.

Les derniers mots sont dans les mains des organisations révolutionnaires et populaires. Elles seraient des avant-gardes et arrière-gardes de ce mouvement de protestation. Parce qu’elles sont les seules capables d’assurer le leadership et la direction de tout gouvernement de transition vers une société équitable. Ne soyons pas dans l’illusion de penser que les plusieurs millions d’Haïtiens mobilisés auront assuré la direction et l’acheminement des revendications populaires. Ils sont toujours dans les rues. N’attendons pas qu’ils soient fatigués. Presque deux ans de lutte consécutive par les classes populaires haïtiennes, ces organisations ne se font toujours pas sentir. Or, elles devraient être la cellule idéologique et politique du mouvement. Qui sont des penseurs des tactiques et des stratégies des luttes actuelles ? Toute nouvelle méthode de lutte devrait penser au sein de ces organisations. Il est encore tôt pour que ces dernières accompagnent les malheureux dans les luttes pour l’épanouissement de leur corps et leur esprit. Nous devons commencer à chanter le libera pour les politiciens rapaces. L’heure est à l’organisation populaire et révolutionnaire.

Donc, toute la lutte pour le bien vivre des malheureux haïtiens devrait nécessairement intégrer l’aspect ludique (le chant, la danse) et le plaisir. C’est la raison pour laquelle le besoin social de loisir comme les autres besoins sociaux manifeste dans les mouvements de protestations populaires. C’est un fait anthropo-historique qui justifie la dimension totale et multidimensionnelle de l’être haïtien (Price Mars, 1928).

Pierre Jameson BEAUCEJOUR est Sociologue

bpierrejameson@yahoo.fr


  1. « Le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. » (Casimir, 2018 :339)
  2. Cet article a été publié pour la première fois dans le contexte de vagues mobilisations populaires autour du mouvement pétro-caribe, exactement le 22 octobre 2019. Il vise à critiquer un discours qui culpabilise les attitudes ludiques et festives des couches sociales populaires dans les manifestations populaires. Nous avons proposé de le republier parce qu’il a disparu dans le premier journal qui l’été publié.
  3. Une expression que j’ai esquissée dans un article publié en décembre 2017. Elle désigne ’État, internationale communautaire et les grands courtiers(les classes possédantes) en Haïti » (Beaucejour, 2017)
  4. Il est un concept de Jn Anil Louis-Juste. Pour ce penseur haïtien, « L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc. »

 

Réinventer la démocratie en temps de pandémie

25 mai 2022, par CAP-NCS

Depuis le 13 mars 2020, le gouvernement québécois a renouvelé l’état d’urgence sanitaire plus de 80 fois[1]. Et, comme le dénonce la Ligue des droits et libertés depuis le mois de mai 2021, le fait de renouveler sans cesse l’état d’urgence est très problématique sur le plan démocratique[2]. Dans ce contexte de mesures exceptionnelles, les citoyens et les citoyennes assistent passivement aux points de presse où on les informe des décisions qui ont déjà été prises pour eux sans véritable consultation. On peut penser qu’une consultation avant l’adoption du couvre-feu aurait peut-être permis de sauver la vie de l’innu Raphaël « Napa » André, retrouvé mort gelé dans une toilette chimique « à deux pas du refuge fermé qu’il avait l’habitude de fréquenter[3] ». Il aura fallu l’intervention de la société civile devant les tribunaux pour faire suspendre cette mesure inhumaine pour les plus démuni·e·s[4]. Une confrontation publique sur les raisons du couvre-feu aurait peut-être mis en évidence l’absurdité de son application aux sans-abris.

Si nous dénonçons la perpétuation de l’état d’urgence sanitaire au nom de la démocratie, encore faut-il préciser ce que nous entendons par démocratie. Et surtout : sommes-nous dans une véritable démocratie ? En fait, la réponse varie selon nous en fonction de nombreux biais idéologiques. Les conservateurs vont adopter une définition de la démocratie correspondant à ce qu’on appelle un gouvernement représentatif. Grosso modo, il s’agit de laisser l’élite décider pour le peuple et en son nom. Parce que laissé à lui-même, le peuple ne serait pas en mesure de prendre des décisions éclairées. Du côté socialiste, on vise plutôt une démocratie qui serait davantage participative et plus directe, car les décisions ne devraient pas être laissées aux seuls experts ou aux classes dirigeantes. Rappelons-nous que ce conflit entre démocratie représentative et démocratie participative a pris une forme très concrète lors des grèves et luttes étudiantes en 2012 au Québec.

Selon la conception que défend le philosophe Philip Pettit, la démocratie ne résiderait pas uniquement dans les pratiques électorales régulières et ouvertes en principe à toutes et tous, mais dans la possibilité réelle et concrète pour les citoyennes et les citoyens d’exercer un contrôle sur les décisions et les actions de l’État[5]. La référence à l’élection est nettement insuffisante pour rendre compte de ce que peut et de ce que doit être une démocratie. La légitimité des décisions politiques en démocratie reposerait non pas sur le mode de scrutin, mais sur l’égalité de statut des membres de la communauté politique lors de la participation aux affaires communes. Pour certains, cependant, cette égalité de statut pour prendre part aux délibérations collectives dans la sphère publique demeure insuffisante pour bien cerner la légitimité des pratiques démocratiques. On peut en effet augmenter d’un cran l’exigence propre à la légitimité des décisions politiques. En effet, selon la conception « épistémique » de la démocratie, la délibération entre égaux aurait une « propension à produire des résultats politiques corrects[6] ». La démocratie n’est donc pas seulement un régime politique qui égalise les conditions. Elle est encore moins un marché des préférences de chacune et chacun. Elle est un ensemble de pratiques et de procédures qui identifie, mieux que les autres régimes, autocratique ou aristocratique[7], les mesures les plus adéquates pour répondre aux besoins de toutes et tous.

Conséquemment nous pouvons nous demander quelle est donc la conception du pouvoir qui se dissimule derrière le gouvernement actuel en mode pandémie ? Les dirigeants semblent avoir adopté, sans le savoir, l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas[8]. Ce dernier préconise en temps de crise un modèle de décision calqué sur la figure du père de famille. L’État devient paternaliste pour la bonne cause. Nous devons faire confiance en temps de crise aux dirigeants qui prennent des décisions pour nous, car ils seraient en mesure de bien prendre en compte les intérêts de la collectivité au nom du bien public. La citoyenne ou le citoyen isolé n’aurait qu’une vue limitée en fonction de ses propres intérêts. De plus, il serait trop lourd de compter sur chaque décision individuelle. Ainsi, on s’en remet à une sorte de tyrannie bienveillante ou autorité éclairée, afin de nous sauver du désastre. Selon l’approche de Jonas, les citoyennes et citoyens, s’ils étaient consultés, ne seraient pas en mesure d’adopter un programme de restrictions nécessaires pour faire face à la crise. L’ennui est que, dans ce contexte, la démocratie devient une victime collatérale et en prend pour son rhume. Certains intellectuels[9] sont même allés jusqu’à saluer l’efficacité du régime autoritaire chinois dans sa gestion de la crise sanitaire. La démocratie et son attachement au respect des droits civils et politiques ne seraient efficaces et souhaitables qu’en l’absence de crise. Les « droits de l’hommiste » et la participation citoyenne aux décisions collectives devraient alors être relégués temporairement aux oubliettes, le temps que la crise passe. Rappelons toutefois que le docteur Li Wenliang qui a lancé l’alerte relativement à la propagation du virus a été promptement censuré par Pékin, sous prétexte qu’il s’agissait d’une fausse rumeur[10]. Louer l’efficacité de l’autoritarisme, n’est-ce pas louer un régime qui cherche à éluder ses responsabilités quant aux causes de la pandémie ? Pouvons-nous nous permettre de mettre ainsi en veilleuse les pratiques démocratiques de consultation et de délibération sous prétexte qu’elles sont moins efficaces que l’autorité éclairée ?

En nous privant des pratiques démocratiques de la « confrontation des raisons », on se prive aussi de leurs nombreux avantages. Comme le souligne Charles Girard[11], la démocratie favorise l’égalité dans les décisions politiques. Aussi une confrontation publique des raisons est-elle beaucoup plus respectueuse de la capacité de chaque citoyenne ou citoyen de penser par lui-même. Les citoyens ont « droit à ce que soient justifiées devant eux les propositions politiques que l’on s’efforce de leur imposer[12] ». Ainsi, on peut adhérer aux décisions avec davantage d’égalité. Tenir compte des dissensus en s’appuyant sur une éthique communicationnelle permet aussi d’éviter les « consensus extorqués par contrainte[13] », selon l’expression de Jürgen Habermas. Les pratiques démocratiques ne tirent donc pas leur valeur de leur efficacité intrinsèque à produire les meilleures décisions, mais elles ont le mérite de former le jugement politique de chacun afin que l’obéissance aux normes soit librement consentie. Il importe pour cela d’aménager des temps d’arrêt et des espaces ouverts à toutes et tous, où on peut débattre des fins et des moyens de l’action gouvernementale. À titre d’exemple, les plateformes numériques, utilisées actuellement surtout comme outil de travail et de contrôle, pourraient servir de moyen d’émancipation. On pourrait concevoir des assemblées délibératives populaires en ligne, pour autant qu’on ne creuse pas davantage l’écart numérique entre les citoyens. Il convient cependant de souligner les limites des délibérations à distance, sans véritable face-à-face. Bruce Ackerman et James S. Fishkin[14] ont proposé d’instituer un jour férié de délibérations citoyennes non partisanes avant les élections. Il serait possible de penser à des moyens de transposer ce genre d’initiative à des périodes de crises sanitaires, écologiques ou économiques. Une fois l’urgence passée, on pourrait imaginer un temps d’arrêt pour délibérer en commun de la « reprise » ou de la « relance » de nos activités sur de nouvelles bases.

Certains penseront qu’il est naïf de croire qu’on puisse organiser des délibérations citoyennes civilisées en contexte de crise. Concédons que les pratiques démocratiques sont sensibles au contexte et que les délibérations dans de larges groupes ou même dans des groupes restreints ne produisent pas nécessairement les résultats les plus rationnels. Des études empiriques[15] en psychologie sociale et en économie comportementale ont même montré que la délibération pouvait conduire à une « polarisation de groupe », à radicaliser les individus et ainsi à compromettre la paix sociale. Ce phénomène se manifesterait surtout après la répétition de délibérations enclavées[16], en vase clos, où « les gens n’entendent que l’écho de leur propre voix[17] ». Deux mécanismes expliqueraient ce phénomène : 1) le désir de maintenir une identité, une réputation et une image de soi-même positive, 2) le fait que, dans un groupe homogène, le réservoir d’arguments et d’objections susceptibles de diversifier les positions est beaucoup plus limité que dans l’espace public. Éliminer les enclaves délibératives en cherchant à construire un vaste espace de délibération à l’échelle de la société pourrait néanmoins créer un autre problème : les groupes plus marginalisés ou les personnes dominées n’auraient plus de tribune où exprimer leur voix. Si les délibérations enclavées radicalisent, les délibérations ouvertes à toutes et tous ont tendance à exclure, car seules les voix déjà audibles et privilégiées se font entendre.

La sensibilité au contexte n’invalide pas cependant la valeur de la démocratie délibérative, elle n’est qu’une invitation à la prudence. Il est possible d’imaginer des mécanismes permettant d’atténuer les risques de radicalisation induits par les délibérations enclavées. Par exemple, un face-à-face réel de citoyennes et de citoyens qui ont des points de vue diversifiés sur des enjeux touchant le bien commun est crucial pour dépolariser les groupes et éviter qu’il y ait une monopolisation de la raison publique par les partis officiels ou par les médias traditionnels. À cet égard, le philosophe Oskar Negt précise que « pour y arriver, il est indispensable de maintenir un espace public indépendant qui permette la participation active des êtres humains, et qui doit comporter une vivification permanente des activités de base et la démocratie directe[18] ».

Après tout ce que nous vivons et avons vécu durant cette pandémie de la COVID-19, il nous apparaît urgent de présenter des arguments en faveur d’un renforcement des pratiques démocratiques en temps de crise. Au lieu d’avancer l’hypothèse que les pratiques démocratiques sont inefficaces et nuisibles en temps de crise, partons plutôt de l’idée qu’elles ne sont pas moins inefficaces et nuisibles que les pratiques autocratiques ou technocratiques. Notre thèse peut donc s’énoncer simplement : les pratiques démocratiques en temps de crise ne rendent pas l’exercice du pouvoir ni plus ni moins efficace, elles le rendent plus légitime en égalisant les conditions de formation du jugement citoyen. Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, le statut juridique de l’« état d’urgence sanitaire » est par essence antidémocratique. Il renforce la fonction exécutive du pouvoir en l’immunisant partiellement contre les contrôles et les contestations qui pourraient encadrer son exercice. Au Québec, les articles 118 à 130 de la Loi sur la santé publique prévoient en effet la possibilité pour le ministre de la Santé ou le gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire et d’adopter toute une série de mesures contraignantes par décret renouvelable aux dix jours. L’interprétation de ce qui constitue un état d’urgence sanitaire est cependant laissée à la discrétion du ministre ou du gouvernement. Bien que rassurante, la possibilité de désavouer cette interprétation par l’Assemblée nationale, prévue à l’article 122 de la loi, semble illusoire en contexte de gouvernement majoritaire. Si l’urgence sanitaire pouvait aisément justifier la gestion de la crise occasionnée par la COVID-19 par décret au tout début, en mars 2020, il semble que la durée de la pandémie aurait nécessité, et nécessite encore, un recul de la part du gouvernement et un examen attentif de son exercice du pouvoir. On a raté une occasion d’expérimenter des pratiques démocratiques en temps de crise, de tester notre capacité collective à délibérer et à décider collectivement de notre avenir. On a raté une occasion en or de tester les vertus de la démocratie délibérative.

Aussi, dans un contexte où les dirigeants politiques demandent sans cesse à toutes les couches de la population de se réinventer, ne pourraient-ils pas également faire leur part et réinventer à leur tour l’exercice et la participation démocratiques ? À l’instar de Barbara Stiegler[19], nous voulons adopter ce qu’elle appelle « l’hypothèse démocratique » qui consiste à essayer de mettre en place des fonctionnements démocratiques dans tous les lieux sociaux. Nous croyons que la délibération démocratique aurait toute sa pertinence dans un contexte de crise pandémique. Le pouvoir ne perd pas de son efficacité lorsqu’il inclut la délibération, bien au contraire, il atteint sa pleine légitimité. Au Québec, durant cette pandémie, nous avons négligé la possibilité de consulter les jeunes, les personnes âgées, le personnel soignant, le personnel enseignant et les autres membres de la société sur les décisions difficiles qui les concernent. De nombreux sacrifices leur ont été demandés sans leur consentement et sans délibération véritable, et ce, pendant pratiquement deux années. Les conséquences de cette négligence ont de graves répercussions sur la vie sociale. Nous devons faire valoir les bénéfices de la délibération citoyenne même dans un contexte de pandémie, pour que notre vie politique et sociale prenne tout son sens. Comme le soulignent David Robichaud et Patrick Turmel dans leur plus récent essai : « On n’a pas à choisir entre la démocratie et d’autres biens communs. Elle est en fait la condition de possibilité de tout choix collectif. La sacrifier n’est pas une option, sinon celle d’abandonner à d’autres notre liberté[20] ».

 


  1. Ce chiffre date du 1er novembre 2021, au moment d’écrire ces lignes. Pour la mise à jour du nombre de renouvellements, voir le site : <www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/coronavirus-2019/mesures-prises-decrets-arretes-ministeriels>.
  2. Le présent article se veut un appui à cette remise en question par la société civile du renouvellement de l’état d’urgence et des risques que cela représente pour nos institutions démocratiques. Voir le communiqué de la Ligue des droits et libertés du 13 septembre 2021 : <https://liguedesdroits.ca/18-mois-en-etat-durgence-sanitaire-il-y-a-toujours-bien-des-limites-a-confiner-notre-democratie/>.
  3. Isabelle Ducas et Maryssa Ferah, « Un sans-abri innu qui “se cachait des policiers” retrouvé mort ». La Presse, 18 janvier 2021.
  4. Henri Ouellette-Vézina, « Le couvre-feu suspendu pour les sans-abri », La Presse, 26 janvier 2021.
  5. Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 207.
  6. Juliette Roussin, « Démocratie contestataire ou contestation de la démocratie ? L’impératif de la bonne décision et ses ambiguïtés », Philosophiques, vol. 40, n° 2, automne 2013, p. 369-397.
  7. Ibid.
  8. Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion [1979], 1995.
  9. Boucar Diouf, « Droits individuels et inefficacité collective », La Presse, 16 mai 2020; Jean-François Caron, « Le meilleur régime en temps de pandémie », La Presse, 16 mars 2020.
  10. Eugénie Mérieau, « Ce que l’épidémie révèle de l’orientalisme de nos catégories d’analyse du politique », SciencePo, 21 juillet 2020.
  11. Voir Charles Girard, « Pourquoi confronter les raisons ? Sur les justifications de la délibération démocratique », Philosophiques vol. 46, n° 1, printemps 2019.
  12. Ibid. p. 69
  13. Voir à ce sujet : Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986, p. 260.
  14. Bruce Ackerman et James S. Fishkin, Deliberation Day, New Haven, Yale University Press, 2004.
  15. Pour un résumé synthétique devenu classique sur cette question, voir Cass Sunstein, « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent » dans Charles Girard et Alice Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Éditions Hermann, 2010, p. 385-440.
  16. La délibération enclavée est celle qui se déroule en plus petits groupes entre des personnes qui partagent les mêmes visions d’un enjeu ou les mêmes biais idéologiques.
  17. Sunstein, op. cit., p. 390.
  18. Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 30.
  19. Voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, 2021.
  20. David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, 2020 p. 100.

 

Décoloniser l’école ?

24 mai 2022, par CAP-NCS
« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « (…)

« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « postcolonial » et autochtone. La recherche de Marie Salaün a été réalisée à partir d’un terrain en Nouvelle-Calédonie renforcé avec le cas d’Hawaï’i des États-Unis. Elle considère la notion de postcolonial comme trompeuse en ce sens qu’elle indique une temporalité en rupture entre deux époques, car selon elle, « […] il n’est pas possible d’isoler des séquences complètement différentes de celles qui les précédaient directement. » (p.9) En effet, elle estime que l’histoire coloniale n’est pas linéaire et n’arrête pas avec l’indépendance juridico-politique d’un territoire ou l’accession au statut de citoyenneté d’individus en ayant été précédemment dépourvue. Ainsi, elle conçoit cette problématique à partir de ce qu’elle appelle la décolonisation inachevée des populations autochtones en considérant la prise en charge de leurs langues et de leurs cultures par l’institution scolaire d’aujourd’hui. Elle affirme que la prise en compte des langues et cultures autochtones est un aspect important pour questionner le moment postcolonial, car l’école est le lieu idéal pour comprendre l’hétérogénéité des référents contemporains qui influencent les modèles éducatifs.

Pour développer son argumentation, l’auteure analyse d’abord le conflit entre les principes d’égalité des citoyens dans les démocraties modernes et la reconnaissance de droits collectifs spécifiques, les droits des peuples autochtones. Elle se demande : « En quoi les droits des peuples autochtones remettent-ils en question le modèle de l’État-nation démocratique ? » (p.21) L’auteure argumente que la catégorie autochtone questionne la prépondérance des droits individuels que maintiennent les États modernes sur les droits collectifs, endossés par les peuples autochtones. Cette question de droits collectifs renvoie directement à la souveraineté. L’autodéfinissions qui est un critère important s’oppose souvent aux catégories, issues de la colonisation, élaborée par l’État. Le principe d’autodétermination est donc en conflit avec les modèles constitutionnels des États modernes. Malgré l’adoption de la France de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones, elle a limité sa portée nationale en réduisant son applicabilité aux autochtones d’outre-mer. Les États-Unis ainsi que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’avaient pas voté cette déclaration, ils s’opposaient au droit à l’autodétermination surtout les droits fonciers et l’accès aux ressources naturelles qui doivent relever de la prérogative l’État selon eux.

La tension entre l’égalité citoyenne dans les États modernes et l’affirmation des peuples autochtones se décompose en trois enjeux. Face aux gouvernements réfractaires à la cause autochtone prétextant qu’elle ne les concerne pas et l’absence d’une définition de la catégorie de Peuples autochtones, ces derniers réclament leur autodéfinissions. Ainsi, l’auto-identification est consacrée dans la conclusion du rapport Cobo et la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. Le second enjeu concerne la reconnaissance des droits collectifs, les États avancent qu’ils ne peuvent pas reconnaitre sur le plan national des droits collectifs. L’autodétermination est le troisième point d’achoppement entre les peuples autochtones et les États qui refusent d’accepter le statut de personnalité juridique internationale accordée aux groupes autochtones par la notion de « peuple ».

L’ouvrage aborde ensuite la complexité de la décolonisation de l’école en contexte autochtone. L’auteure se distancie d’une perspective qui conçoit une continuité historique entre « le colonial et le contemporain ». Ainsi, elle avance que « Littéralement dé-coloniser reviendrait à dé-faire le système scolaire que la colonisation a mis en place. » (p.57) Elle critique le fait que cette perspective de continuité laisse entendre que l’introduction des langues et cultures autochtones suffit pour décoloniser l’école.

Elle considère la façon dont les revendications autochtones remettent en question la mission de l’école qui est de produire l’identité nationale par la diffusion des valeurs démocratiques, faciliter l’harmonie sociale et appuyer l’émergence d’une identité commune. L’émergence de la question autochtone fait partie d’un processus global d’indigénisation. L’auteure établit une relation entre citoyenneté et éducation dans la mesure où l’école a pour vocation de former les membres de la communauté nationale. Elle constate pourtant qu’il y a une structure d’opportunités qui favorise une rupture avec la mission fondatrice de l’école moderne qui apparait en France et aux États-Unis au XIXe siècle.

Marie Salaün questionne les objectifs attribués à l’enseignement des langues et des cultures autochtones. Elle montre l’impossibilité de les hiérarchiser et met en évidence ce qu’elle appelle le dissensus dans le consensus. L’idée défendue est que le cumul des justifications s’abstient à interroger leur adéquation et laisse comprendre qu’il existe un accord là où il y a en revanche de grands désaccords. Les documents officiels distinguent trois niveaux de justification. Une justification pédagogique qui consiste à « […] favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langues maternelles ou d’origine, minoritaire (bilinguisme équilibré) » (p.108). Une justification patrimoniale qui implique de « […] participer, au côté des familles, à la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel souvent en danger (conservation linguistique). » (p.108) Et une justification politique qui correspond à « favoriser la compréhension entre les groupes, en reconnaissant des droits spécifiques aux minorités autochtones, séculairement marginalisés par le processus colonial (réparation des préjudices de la période coloniale). » (p.108) L’auteure ajoute l’aspect éthique de la promotion de la diversité culturelle correspondant au respect des droits linguistiques. Dans la réalité, la reconnaissance de l’égalité dans le milieu scolaire est difficile puisque la mission de l’école n’avait pas incorporé le principe de la diversité. En plus, selon l’auteure, les trois justifications sont légitimes, le problème se pose cependant lorsque l’on essaie de les faire tenir ensemble dans le cadre des réformes.

L’ouvrage approche également la tension entre les modèles théoriques, les expériences pratiques d’éducation pour les autochtones et les contraintes par rapport à l’acquisition d’une culture commune. Elle accorde une priorité à « […] l’évaluation des programmes adaptés aux réalités autochtones, vue ici, de par les controverses qu’elle soulève, comme révélatrice d’une situation contemporaine marquée par la disjonction entre l’idéologie linguistique et la structure institutionnelle. » (p.145) En étudiant l’expérience de l’introduction des langues et culture kanak à l’école primaire en Nouvelle-Calédonie (2002-2005), l’auteure parvient à un paradoxe qu’elle résume ainsi : « […] la justification pose que pour améliorer les résultats scolaires des élèves kanak, il faut introduire des langues maternelles kanak à l’école primaire… mais pour poursuivre l’introduction des langues maternelles kanak à l’école primaire, il faut améliorer les résultats des élèves et étudiants kanak en français et en mathématiques, qui sont les deux épreuves qu’ils ont le plus de mal à affronter au concours PE… » (p.157)

Marie Salaün discute finalement du conflit entre savoirs autochtones et savoirs scolaires. Elle pose la question de la commensurabilité et de la compatibilité de ces deux types de savoir au regard de la forme scolaire et du sens de la culture enseignée. Les savoirs autochtones comme savoirs sociaux ont une particularité qui, passés dans le système scolaire, vont être décontextualisés. Ainsi, il y a une relation problématique avec la culture vécue ainsi qu’avec les savoirs scolaires parce que les savoirs autochtones se construisent en refus de l’école telle qu’elle est et les connaissances qu’elle transmet.

L’auteure souligne qu’il existe une tendance à définir les savoirs autochtones en fonction des savoirs occidentaux, mais non pas pour ce qu’ils sont. En plus, la vision du monde autochtone qui place l’humain au centre de la nature, non au-dessus d’elle, est contradictoire à celle de la société occidentale contemporaine. Cette contradiction se manifeste aussi dans le champ de l’éducation où les principes d’une éducation autochtone sont souvent considérés comme contraires à l’éducation occidentale. Ainsi, l’auteure nous dit que, « […] la dimension “oppositionnelle” de l’éducation autochtone est donc un élément clef de la compréhension des arguments de ceux qui la défendent. » (p.227) Toutefois, pour l’auteure, une telle argumentation binaire et caricaturale n’est pas mobilisée par les autochtones, particulièrement les chercheurs.

En somme, les droits acquis par les peuples autochtones en tant que minorité nationale spécifique représentent un sérieux défi pour les démocraties modernes. En effet, affirme l’auteure : « […] le cas autochtone offre un terrain exceptionnel pour tester les limites du désir de concilier l’universalisme du droit des citoyens, la nécessité d’engager un processus de réparation des torts de la colonisation et la reconnaissance de la diversité culturelle en contexte scolaire. » (p.274) Ainsi, les questions scolaires posent donc le problème de la redéfinition des missions de l’école. La pertinence de cet ouvrage permet de questionner au-delà du contexte autochtone la vocation attribuée à l’école, voire à l’éducation en général compte tenu de la problématique des minorités et de la diversité culturelle dans les sociétés modernes contemporaines qui est de plus en plus en vogue en termes de revendication de droits spécifiques. L’auteure aide ainsi à réfléchir à la redéfinition de la mission attribuée à l’école voire à l’enseignement en général. Toutefois, l’auteure reste sceptique quant à la continuité historique des relations coloniales dans la société contemporaine et estime que c’est une « illusion d’optique » qu’il faut s’en débarrasser. Comment peut-on donc penser la décolonisation de l’école dans le contexte autochtone et contemporain en refusant de reconnaître la continuité historique des relations coloniales?


Salaün, Marie. 2013. Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

 

Crise du logement : quelle part pour les villes ?

23 mai 2022, par CAP-NCS
Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux (…)

Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux ans, ils ont vu exploser le nombre de demandes d’aide de ménages en difficulté à la veille du 1er juillet. À Montréal, Laval, Longueuil, Châteauguay, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et aux Îles-de-la-Madeleine, au moins 500 ménages se sont retrouvés dans cette situation le 2 juillet et leur nombre a augmenté durant les semaines qui ont suivi. Voyant le désespoir grandir et l’itinérance augmenter, plusieurs municipalités ont interpellé plus ouvertement les gouvernements supérieurs sur la crise du logement et sur les investissements nécessaires au développement du logement social, notamment au cours des campagnes électorales fédérales et municipales de l’automne 2021.

Les causes de la pénurie de logements locatifs et son ampleur varient d’une région à l’autre. En Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord et dans certains secteurs de la Gaspésie, le développement économique et l’ouverture de nouvelles entreprises ont eu une influence immédiate sur la disponibilité des logements et la hausse des loyers. Les propriétaires préfèrent louer à plus gros prix à des travailleurs qui arrivent plutôt qu’à des locataires à faible ou modeste revenu. De son côté, le tourisme exerce une pression supplémentaire sur le marché locatif; c’est notamment le cas dans le Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. Les logements sont réservés aux touristes plutôt qu’offerts aux locataires de la région. Dans certaines villes, la population étudiante et l’immigration influent sur la demande de logements. Enfin, la pandémie a aussi contribué à aggraver ce phénomène, comme dans les Laurentides. L’attractivité nouvelle de certaines régions, due au recours au télétravail, a contribué à augmenter la spéculation immobilière, par exemple en Mauricie et dans le Bas-Saint-Laurent.

Les taux d’inoccupation de 3 % sont beaucoup plus bas que le seuil dit d’équilibre du marché dans la majorité des villes du Québec. La rareté accentue une crise, que plusieurs vivaient déjà, caractérisée par le manque de logements locatifs bon marché, les hausses abusives, les évictions frauduleuses et l’insalubrité des logements. Près de 244 500 ménages locataires de la province vivent dans la précarité : ils ont des besoins impérieux de logement, vivent dans un logement trop cher, surpeuplé ou en mauvais état. Alors qu’ils représentent une solution pérenne contre le mal-logement, les différents logements sociaux, HLM, coopératives et organismes sans but lucratif, sont en nombre insuffisant et ne peuvent répondre aux nombreux besoins. Se trouver un logement décent est devenu une quête impossible.

À Montréal, la situation est inusitée et complexe. Dans les quartiers centraux, où l’on retrouve habituellement la population estudiantine des établissements d’éducation supérieure, les ménages issus de l’immigration récente et les touristes, on a constaté l’an dernier une augmentation significative du nombre de logements inoccupés à la suite des mesures de confinement, et donc à une diminution tout aussi significative de la demande. Pourtant, le prix des loyers n’a cessé de grimper bien au-delà du taux général d’inflation. Le prix des logements disponibles est tellement élevé que des dizaines de ménages se sont retrouvés sans logis à l’été 2021 et le sont demeurés pendant plusieurs semaines. Cependant, dans les secteurs ceinturant l’île, comme Ahuntsic-Cartierville, Montréal-Nord, Pointe-aux-Trembles et Montréal-Est, le taux d’inoccupation a chuté; ces quartiers sont devenus des refuges pour les personnes incapables de trouver un logement financièrement accessible au cœur de la métropole. Si rien n’est fait rapidement, Montréal semble destinée à vivre le même sort que Vancouver et Toronto.

Des engagements insuffisants pour répondre à la crise du logement

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le logement ait été, dans plusieurs villes, un des enjeux centraux de la dernière campagne électorale municipale. Contrairement au gouvernement du Québec qui continue de nier l’existence de cette crise, plusieurs partis en lice en ont parlé ouvertement. Ils ont aussi dit vouloir contribuer à la mise en place de solutions à la non-abordabilité du logement. À Montréal, Québec, Sherbrooke, Longueuil et Gatineau, plusieurs partis se sont fixé des objectifs clairs de développement de logements sociaux. C’est une avancée, si on considère que lors de la dernière campagne, seul Projet Montréal l’avait proposé dans sa Stratégie 12 000 logements sociaux et abordables. Cependant, au bout du compte, dans la plupart des municipalités, les candidates et les candidats élus n’ont émis qu’une vague promesse de faire du logement une priorité et laissé de côté les mesures concrètes de soutien au logement social qui répondent aux besoins des ménages à modeste et à faible revenus pour qui l’accession à la propriété privée est impensable.

Les engagements pris ne seront pas suffisants pour répondre aux besoins urgents. Malgré leur manque d’ambition, ils constituent tout de même un pas dans la bonne direction et augmentent la pression sur les gouvernements supérieurs, Québec en particulier.

Les villes peuvent-elles faire une différence ?

Les villes et les villages disposent de plusieurs leviers pour faciliter le développement de logements sociaux, par exemple la cession de terrains pour des projets portés par les offices d’habitation, les coopératives ou les organismes sans but lucratif. Ils peuvent également augmenter les montants qu’ils versent au fonds pour le développement du logement social, comme l’ont récemment fait Rimouski et Trois-Rivières, par exemple.

Les municipalités peuvent aussi acheter des sites et les réserver à de futurs projets, adopter un règlement rendant obligatoire l’inclusion d’un pourcentage de logements sociaux dans les nouveaux ensembles résidentiels privés. Montréal peut utiliser son droit de préemption à des fins de logement social. Certaines municipalités demandent à Québec ce même pouvoir.

Malgré tout, pour faire aboutir la construction de nouveaux logements sociaux sur leur territoire et pour acheter des logements locatifs encore abordables, les rénover et les socialiser, les municipalités ont absolument besoin du soutien financier des gouvernements fédéral et québécois. C’est là où le bât blesse. Si la province ne prévoit pas le lancement de nouveaux projets au programme AccèsLogis, le seul actuellement consacré au développement du logement social, et un financement suffisant, les villes ne pourront pas atteindre leurs objectifs.

Depuis l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018, moins de 4000 logements sociaux ont été construits et on a annoncé seulement 500 nouvelles unités pour tout le Québec dans trois budgets successifs. Malgré la promesse de François Legault, plus de 10 000 logements sociaux déjà programmés et promis en 2018 ne sont toujours pas construits parce que Québec tarde à y consacrer les sommes suffisantes.

Les villes peuvent aussi se doter, comme l’a fait Montréal dans le passé, de leur propre programme de projets de logements sociaux alors que les gouvernements supérieurs se désengagent de toute obligation à cet égard. Montréal et Drummondville l’ont fait récemment : elles ont prévu les sommes nécessaires à l’acquisition de logements locatifs de façon à en préserver l’abordabilité. Dans un contexte d’effritement rapide du parc de logements encore abordables à coups d’évictions frauduleuses et de hausses abusives, c’est une voie à ne pas négliger.

Contrer la financiarisation : protéger les logements locatifs encore abordables

Depuis quelques années, la financiarisation du logement[2] accélère la réduction du parc de logements locatifs privés encore abordables. Des fonds d’investissement, à la recherche de taux de rendement élevés, proposent leurs capitaux aux promoteurs immobiliers. Les uns et les autres envisagent le logement en fonction du profit réalisable. Cette logique contribue à l’explosion du coût des loyers, à l’appauvrissement des ménages locataires qui doivent y consacrer une part de plus en plus importante de leur revenu et à l’embourgeoisement des quartiers.

De grandes compagnies se prêtent à ces opérations lucratives et exercent ainsi des pressions indues sur le parc de logements. Par exemple, on a récemment vu des multinationales comme Akelius, bien connue pour avoir contribué à la flambée des loyers dans des villes européennes, dont Berlin, investir dans l’achat d’immeubles à logements montréalais. Elles ciblent notamment les immeubles modestes, habités depuis longtemps par les mêmes locataires et dont les loyers sont relativement bas. Elles utilisent différents stratagèmes, parfois illégaux, et chassent les locataires pour transformer leurs logements en habitations beaucoup plus rentables. Il arrive souvent que les travaux annoncés ne soient pas exécutés. Les comités logement constatent d’ailleurs, depuis deux ans, une hausse constante d’appels de locataires qui ont reçu des avis d’éviction[3]. Cela a de lourdes conséquences, non seulement sur les personnes concernées, mais sur toute l’offre de logements accessibles dans les environs.

Les locataires ainsi chassés sont nombreux à faire partie de la cohorte de ceux qui ne parviennent pas à se reloger aux alentours de la période des déménagements. À Montréal, 40 % des ménages locataires qui ont demandé une aide au relogement au Service de référence de la ville avaient perdu leur logement à la suite d’une éviction pour des travaux ou d’une reprise de possession.

En attendant que Québec agisse pour mieux protéger les locataires et le parc locatif, les municipalités doivent passer à l’action. Tout en se dotant de programmes d’acquisition, elles peuvent interdire l’utilisation des logements à des fins d’hébergement touristique et mieux protéger les maisons de chambres en adoptant des règlements dissuasifs. Elles peuvent également exercer un meilleur contrôle de leurs permis de construction pour contrer les opérations de « rénovictions ».

Les municipalités pourraient également contribuer à limiter les hausses abusives de loyer en instaurant sur leur territoire un registre public et universel des loyers. Ce serait un message fort sur l’urgence d’agir en la matière. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est engagée durant la campagne électorale à mettre en place un tel registre. Malheureusement, s’il ne s’applique qu’aux immeubles de plus de huit logements comme elle l’a promis, cela affaiblira grandement sa portée. Toutefois, pour que l’ensemble des locataires du Québec soit protégé, il faut un registre provincial assorti d’un contrôle obligatoire des loyers.

Du logement social « abordable » : un virage à empêcher

Lors des récentes campagnes électorales, tant fédérales que municipales, on a vu la crise du logement être assimilée à la difficile accession de la classe moyenne à la propriété privée, ce qui occulte les besoins urgents des ménages locataires à modeste et à faible revenus mal logés. Il faut s’en inquiéter. De plus, on a assisté à un virage plus que sémantique vers le logement dit « abordable », notion beaucoup plus floue que logement social, hors marché privé et sans profit.

Imposé d’abord par Ottawa, le logement abordable désigne autant les logements sociaux que les logements privés. La notion est assez élastique[4]. Lorsque les gouvernements financent des promoteurs privés pour faire construire ces logements, l’abordabilité est généralement définie non pas en fonction de la capacité de payer des locataires, mais des loyers médians du marché. À Montréal, une enquête journalistique a récemment démontré que certains de ces logements subventionnés par le fédéral et construits par le privé se louent en moyenne 2 225 dollars par mois[5]. Évidemment, ces logements dits « abordables » ne répondent pas aux besoins des personnes mal logées.

Les dernières annonces budgétaires de Québec s’inscrivent directement dans cette lignée. La mise à jour économique et financière du 25 novembre 2021 annonçait des investissements dans un nouveau programme de logements « abordables » axé sur le financement du privé qui remplacerait AccèsLogis. Pas un sou supplémentaire n’a été prévu pour financer le logement social. Il s’agit d’une véritable privatisation de l’aide au logement.

Alors que le logement social est sous-financé depuis des années, il est inacceptable que le gouvernement partage ces maigres investissements avec le privé. De nombreux projets de logements sociaux sont laissés en plan, dont ceux qui pourraient se réaliser sur des terrains récemment acquis par les villes de Québec et de Montréal. Le désengagement du gouvernement Legault face aux demandes de ces villes est méprisant; le statu quo est aussi désespérant pour les locataires, les comités logement et les organismes communautaires qui se battent pour développer des projets à l’abri de la spéculation qui répondent aux besoins de leur communauté.

Pour des villes qui prennent parti

Les municipalités sont largement dépendantes des orientations imposées par Québec et Ottawa, mais elles peuvent choisir les projets qu’elles soutiennent. Elles ont le pouvoir de ne pas attendre et d’agir.

Les ménages les plus vulnérables, c’est-à-dire les locataires à modeste et à faible revenus mal logés, doivent être au centre des préoccupations des municipalités. Pour eux, elles doivent prioriser le développement du logement social, autant sous forme de logements publics que de coopératives et d’organismes sans but lucratif. Elles doivent faire pression sur les gouvernements supérieurs et exiger un réinvestissement dans le logement social, car pour sortir de la crise du logement, il faut beaucoup plus que 10 % de logements sociaux au Québec. Elles doivent également continuer de réclamer une révision de la fiscalité municipale, afin que les taxes foncières ne soient plus leur principale source de revenus et qu’elles soient affranchies des promoteurs privés.

Véronique Laflamme est organisatrice communautaire et porte-parole du FRAPRU[1]


  1. FRAPRU : Front d’action populaire en réaménagement urbain.
  2. Louis Gaudreau a publié chez Lux un excellent ouvrage sur le sujet : Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, 2020.
  3. À ce sujet, on peut consulter le communiqué « Le phénomène des évictions de locataires sévit partout au Québec » émis par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) le 14 décembre 2021.
  4. Le Réseau québécois des OSBL d’habitation a fait un excellent résumé dans le texte « Il y a abordable… et abordable », publié dans son bulletin n° 62 de l’automne 2021, disponible en ligne, <https://rqoh.com/il-y-a-abordable-et-abordable/>.
  5. Maxime Bergeron, « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa », La Presse, 12 octobre 2021.

 

Bilan des élections à Sherbrooke

20 mai 2022, par CAP-NCS
Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de (…)

Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de Sherbrooke. Le conseil municipal s’est résolument rajeuni et est pour la première fois composé d’une majorité de femmes : 10 conseillères sur 14. Ont aussi été élues pour la première fois une personne noire, le maire suppléant, une personne d’origine brésilienne et une personne d’origine chinoise. Seules cinq personnes ont été réélues. Des neuf nouveaux visages, six proviennent d’un même parti, Sherbrooke Citoyen. Le renversement est saisissant : le dernier conseil se composait de 13 personnes « indépendantes » et d’une seule, Evelyne Beaudin, élue sous la bannière de ce parti qui en était alors à ses premières élections.

L’entrée de Sherbrooke au XXIe siècle : émergence d’un parti municipal fort

Durant la campagne de l’automne 2021, le journal local rencontre deux candidats au poste de conseiller municipal d’un district de Sherbrooke[2].  L’un est indépendant, l’autre de Sherbrooke Citoyen. « Pourquoi être candidat indépendant ? », demande-t-on au premier candidat. « Très bonne question, répond-il. Je trouve que le plus grand avantage d’être un candidat indépendant, c’est qu’on peut vraiment écouter ses citoyens et prendre nos décisions sans avoir à suivre une ligne de parti. On peut vraiment choisir ses priorités, quelles actions on va entreprendre sans avoir à suivre les consignes d’une autre personne. Donc, c’est une [sic] raison pour laquelle je suis très fier d’être un candidat indépendant. » À Sherbrooke, les candidats indépendants semblent ignorer la nature d’un parti politique. La preuve en est qu’ils affirment, de façon dogmatique et sans l’ombre d’un doute, que leur statut d’indépendant leur confère un immense avantage en matière d’écoute de la population et de liberté d’action. L’homme de lettres Boileau (XVIIsiècle) n’avait sans doute pas tort d’écrire que « l’ignorance toujours est prête à s’admirer ».

Sherbrooke est l’une des rares villes d’importance au Québec où les partis municipaux peinent à s’implanter de manière durable et où on disqualifie les indépendants. On ne peut aborder cette particularité sans rappeler quelques éléments historiques. Un vent de démocratisation souffle au XIXe siècle sur les sociétés occidentales alors que le droit de vote se généralise – du moins pour les hommes. Mais plusieurs perdent vite leurs illusions : rien n’a vraiment changé, il n’y a aucune règle, les pots-de-vin abondent, le droit de vote n’avantage que les notables. Ces derniers, une fois élus, gèrent le bien public au gré de leurs intérêts : ils disent n’avoir de comptes à rendre à personne… Parce que la « démocratie », c’est le « pouvoir du peuple » et non celui de quelques-uns, des groupes s’organisent, mettent en commun leurs ressources et cherchent, en équipe, à se faire élire de manière à conquérir le pouvoir. Bien que réprimés à plusieurs endroits par les élites qui voient le pouvoir leur échapper, ces groupes – ils vont porter le nom de « partis » – correspondent bien à la volonté de démocratie des populations de sorte que, partout en Occident, ils sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement des États et ont à peu près fait disparaître les indépendants. Les partis ont comblé les attentes de la population par un programme, des valeurs et des promesses, la population en retour les a élus et reconnus comme ses représentants. « Il ne peut pas plus y avoir de démocratie sans partis, que de pensée sans langage », résume Georges Vedel, un des grands juristes français du XXe siècle. En tout cas, on est loin de l’image caricaturale d’un parti politique dont s’inspire, pour se mettre en valeur, le candidat indépendant de Sherbrooke cité plus haut.

Des partis politiques municipaux apparaissent au Québec au cours des années 1960, notamment à Montréal et à Québec. À la fin des années 1970, le gouvernement du Parti québécois décide d’en favoriser la multiplication et de les assujettir aux mêmes règles qui régissent les partis provinciaux. Comme c’est la tendance un peu partout dans le monde, il cherche en effet à décentraliser vers les villes une partie de ses propres pouvoirs et ressources et souhaite, par les fusions municipales, faire naître de véritables gouvernements de proximité. Si on pratique la démocratie au Québec, on doit aussi la pratiquer dans les villes qui hériteront d’un nombre de plus en plus élevé de pouvoirs [3]. Tous les gouvernements qui se succèdent depuis lors maintiennent le cap dans la même direction. Signe d’un succès indéniable, on retrouve aujourd’hui au Québec des partis dans pratiquement les deux tiers des villes de plus de 10 000 habitants et des partis dans toutes les grandes villes : on en dénombre 182 dans 85 villes différentes.

La ville de Sherbrooke a cependant été longtemps étrangère à cet engouement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de parti municipal avant Sherbrooke Citoyen. On retrace dans les années 1970 l’Action civique de Sherbrooke et le Parti sherbrookois, dans les années 1990 le Regroupement des citoyens et citoyennes de Sherbrooke, dans les années 2010 le Renouveau sherbrookois, mais ces partis ont été éphémères. Aucun ne semble avoir été suffisamment organisé et fort pour résister à une défaite.

Plusieurs raisons permettent néanmoins de croire que Sherbrooke Citoyen, dont la cheffe a été élue mairesse le 7 novembre dernier, a un bien meilleur avenir devant lui. La multiplication et la complexification des fonctions municipales dévolues au fil des deux dernières décennies par Québec constituent des conditions favorables. Elles rendent en effet plus évidente la nécessité d’un meilleur encadrement par la population des élu·e·s municipaux au moyen d’un programme et d’une action commune, ce qui constitue l’essence d’un parti. Tant que les villes s’occupaient essentiellement d’aqueduc et d’égouts, un parti ne pouvait sans doute pas paraître nécessaire. Par ailleurs, si les conditions dans lesquelles se retrouve Sherbrooke Citoyen le favorisent, son organisation interne est exceptionnelle et augure bien de sa pérennité. On est devant un parti structuré, adéquatement doté de ressources, soutenu par des centaines de donateurs et de bénévoles, et qui a évité l’erreur de s’organiser autour d’une seule personne. Lors de la dernière élection, il a mis sur pied une organisation autonome dans chacun des districts de la ville, partageant des services et reliée par des moyens de communication particulièrement efficaces. Une opération de porte à porte a permis de ratisser les districts, des candidats ont même visité certaines rues à plusieurs reprises. Le 31 octobre et le 7 novembre, le parti aurait réussi, selon diverses sources, à mobiliser un millier de bénévoles ! Aucun parti sherbrookois n’a accompli une telle prouesse. Sherbrooke Citoyen dispose d’un programme et d’idées claires qui correspondent à divers consensus au sein de la population : respect de l’environnement, transparence, mobilité efficace, participation des citoyennes et des citoyens, qualité de vie, contrôle du développement… Fondé il y a quelques années, le parti a rapidement cherché à se diversifier, à s’ouvrir aux communautés culturelles, à attirer les jeunes, mais aussi les plus vieux, à recruter des gens de toutes les allégeances politiques, à se développer dans tous les arrondissements.

Graphique I

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Si on a longtemps pu à Sherbrooke être sceptique quant aux chances de succès des partis politiques sur la scène municipale, on peut penser que cette page est tournée pour de bon. Il faut souligner à ce propos le comportement des électrices et des électeurs lors du scrutin du 7 novembre 2021. Un parti municipal doit convaincre son électorat de le favoriser autant dans le district qu’à la mairie. Or, si on observe les résultats des élections de 2021, ce défi semble avoir été en bonne partie relevé. C’est du moins ce qu’on peut lire dans le graphique I. On remarque d’abord un rapport ou une proportion remarquablement stable entre le vote pour Sherbrooke Citoyen à l’échelle du district et celui à la mairie : pour l’ensemble des 654 sections de vote étudiées, soit l’essentiel des sections non atypiques, on note 22 171 votes en faveur de la mairesse et 21 901 en faveur du candidat de district de Sherbrooke Citoyen, un écart de l’ordre de 1 %. Ensuite, on remarque que le lien entre les deux variables[4] est très fort : un coefficient de corrélation de 0,802. Enfin, la pente de la droite de régression est de 0,827, voisine donc de la diagonale : cela signifie que, dans chaque bureau de scrutin, dès que 10 électeurs se présentent pour voter pour le candidat de Sherbrooke Citoyen, il y a en moyenne un peu plus de 8 électeurs qui votent aussi en faveur de la candidate de Sherbrooke Citoyen à la mairie. Bref, tout laisse alors à penser qu’un « esprit de parti » est déjà à l’œuvre à Sherbrooke. Il sera bien difficile d’en faire fi lors de la prochaine élection.

Faits de campagne

La campagne électorale a été relativement « propre » : la candidate et les deux candidats à la mairie ont évité les attaques personnelles et ont discuté des dossiers et des enjeux réels de cette élection. Ainsi, contrairement à ce qui est arrivé à Denis Coderre à Montréal, Luc Fortin, ancien ministre libéral sous Philippe Couillard et candidat à la mairie, n’a pas eu à répondre de possibles conflits d’intérêts. Depuis sa défaite électorale aux mains de Christine Labrie en 2018, il a en effet travaillé pour TACT, une entreprise de conseils stratégiques qui propose aux entreprises « des solutions complètes et intégrées en relations publiques, relations gouvernementales et affaires publiques » de manière à « mieux faire entendre et maximiser [leur] influence[5] ». En contrepartie, même si le slogan du nouveau venu en politique municipale sherbrookoise (« Rassemblons Sherbrooke ») visait certainement à mettre Évelyne Beaudin et le maire sortant Steve Lussier sur la défensive en amplifiant la perception selon laquelle ils s’étaient livrés à des « chicanes » stériles et couteuses au conseil municipal au cours de leur dernier mandat, Fortin a eu l’intelligence de ne pas élever cette pique au rang d’un thème de campagne.

Fort d’un programme politique travaillé depuis quatre ans et adopté démocratiquement un an avant les élections, Sherbrooke Citoyen s’est positionné de manière claire et cohérente sur une large gamme d’enjeux : mobilité durable, patrimoine bâti, développement des quartiers, services aux ainé·e·s, participation politique, protection des boisés, culture, gestion de l’eau, logement, gouvernance. Outre ce programme, le jeune parti a aussi bénéficié d’atouts qu’il n’avait pas lors de sa première campagne électorale en 2017. Mentionnons d’abord l’expérience de quatre années au conseil municipal de sa candidate à la mairie. Les performances d’Évelyne Beaudin lors des débats et les communiqués de presse publiés au fil de la campagne par le parti se sont distingués par leur qualité réflexive, leurs justifications factuelles, leur maturité politique et leur efficacité en termes de communication. À cette compétence et cette crédibilité politique, on doit ajouter les capacités organisationnelles et financières du parti, les talents qu’il a su rassembler pour diriger sa campagne et former les candidates et les candidats ainsi que leurs équipes de bénévoles aux opérations de porte-à-porte et de sortie de vote. Enfin, si Sherbrooke Citoyen a fait autant de gains le soir des élections, c’est aussi parce qu’il a été le seul parti à faire campagne. Pendant cinq semaines, souvent plus, dans tous les districts de la ville, 14 candidates et candidats ont frappé aux portes pour défendre simultanément leur candidature dans le district et celle de leur cheffe à la mairie.

La course à la mairie, qui a commencé à trois, s’est terminée en quelque sorte à deux. L’équipe de campagne expérimentée qui avait soutenu Steve Lussier en 2017 s’est en partie tournée vers Luc Fortin en 2021. À la mi-campagne, ce dernier était donné favori par les sondages. Arrivé tardivement en campagne, c’est un bon communicateur qui a projeté l’image d’un père de famille rassembleur. Il a su intervenir sur les principaux enjeux de l’élection, mais ses propositions n’avaient ni la précision ni la cohérence de celles de Sherbrooke Citoyen qui travaillait les siennes depuis des années. Le saut de Fortin en politique municipale a d’ailleurs été surprenant dans la mesure où, quelques mois plus tôt, il avait déclaré aux médias que ce palier ne l’intéressait pas vraiment. Cela n’a pas empêché deux anciens maires, Bernard Sévigny et Jean Perrault, de lui donner leur appui.

Bien qu’aucun enjeu politique ne se soit finalement imposé comme étant « la question de l’urne », l’accès au logement a été révélateur des orientations politiques des trois adversaires à la mairie. Le 1er juillet 2021, ce sont 70 ménages sherbrookois qui se sont retrouvés à la rue, un nombre en hausse depuis quelques années[6]. Luc Fortin a proposé de financer la construction de 110 logements abordables par année à partir des profits tirés de la vente de l’électricité d’Hydro-Sherbrooke à l’entreprise de cryptomonnaie Bitfarms, installée à Sherbrooke depuis 2018. Évelyne Beaudin, économiste de formation, a critiqué cette proposition qui lie le droit au logement à un marché spéculatif imprévisible. Elle proposait plutôt la construction de 1000 logements sociaux et abordables en cinq ans, des coopératives et des logements abordables intégrés à de grands projets immobiliers grâce à des incitatifs fiscaux. Quant au maire sortant Steve Lussier, dont le bilan en ce domaine n’a rien d’impressionnant, il a dit vouloir ajouter 125 logements abordables par année en offrant des incitatifs fiscaux aux propriétaires d’immeubles locatifs.

L’environnement a constitué un autre enjeu important. Sherbrooke Citoyen veut par exemple que la ville sépare ses eaux pluviales de ses eaux usées à moyen terme et mette fin aux rejets d’eaux usées dans les rivières de la ville. Le parti veut aussi faire passer l’objectif de la Ville de protéger ses milieux naturels de 12 % à 17 %, notamment en créant un grand parc régional dans le boisé entre Lennoxville et Ascot. Enfin, dans une ville encore très dépendante de la voiture, le parti propose un ensemble de mesures pour développer des quartiers mixtes et complets (résidences, services, commerces de proximité, diversité de la population…), améliorer le réseau cyclable utilitaire, mieux desservir les quartiers émergents en transport en commun. Luc Fortin a proposé un programme semblable quoique moins ambitieux en matière de protection du territoire : il se contentait d’exiger une juste compensation pour la coupe d’arbres liée aux nouveaux projets immobiliers. Quant aux ambitions environnementales de Steve Lussier, elles se sont exprimées de manière « paradigmatique » dans sa proposition de synchroniser les feux pour rendre la circulation plus fluide…

Premier chantier

À peine élus, le nouveau conseil municipal et la nouvelle mairesse s’attaquent à une réforme de la gouvernance. Beaudin veut rendre la prise de décision plus efficace, plus transparente et plus équitable[7]. Si son parti et elle parviennent à leurs fins, 25 comités politiques municipaux seront fusionnés en 6 grandes commissions : aménagement et territoire, culture et loisirs, économie, environnement et mobilité, sécurité et développement social, finances et administration. Ces commissions recevront des mandats d’analyse et un pouvoir de recommandation au conseil municipal. La rémunération des membres du conseil sera aussi revue en faveur d’une distribution plus équitable suivant les dossiers travaillés par les différentes personnes élues. Parallèlement, cinq grandes instances consultatives citoyennes seront créées et placées sous la responsabilité d’un nouveau secrétariat à la participation citoyenne. Ces conseils citoyens seront autonomes et dotés de pouvoirs de recommandation en ce qui concerne la diversité culturelle, les femmes, les jeunes, les personnes ainées et les personnes handicapées.

En somme, le nouveau paysage politique à Sherbrooke annonce, entre autres choses, un renforcement important de la démocratie municipale.

Philippe Langlois, Paul Lavoie sont respectivement professeur de philosophie et cadre retraité du Cégep de Sherbrooke[1]


  1. Les auteurs résident tous deux à Sherbrooke. En 2021, ils se sont impliqués activement dans la campagne électorale du parti Sherbrooke Citoyen.
  2. Jasmine Rondeau, « La Tribune cuisine vos candidats du district de l’Hôtel-Dieu », La Tribune, 27 octobre 2021.
  3. Guy Tardif, Journal des débats de l’Assemblée nationale : le 12 juin 1980, vol. 21, n° 112, 1980.
  4. Pour les personnes moins familières avec les graphiques, les deux variables sont : le nombre d’électeurs favorables au candidat de Sherbrooke citoyen (axe des x) et le nombre d’électeurs favorables à la chefferie de Sherbrooke citoyen (axe des y).
  5. TACT, « Une exécution performante », 2021, <www.tactconseil.ca/services>.
  6. Jasmin Dumas, « Crise du logement : les candidats aux municipales à Sherbrooke présentent leur plan », TVA Nouvelles, 27 septembre 2021.
  7. Evelyne Beaudin, Gouverner efficacement. Sept propositions pour moderniser la gouvernance de la Ville de Sherbrooke en misant sur la transparence et la participation citoyenne, Sherbrooke, 2021, <https://sherbrookecitoyen.org/gouverner-efficacement/>.

 

PIERRE BEAUDET, MILITANT, stratège, intellectuel, ami et camarade

20 mai 2022, par CAP-NCS
En plus de la perte d’un ami et camarade depuis 35 ans, il représente une perte énorme pour les mouvements progressistes et révolutionnaires à travers le monde. Pierre était un (…)

En plus de la perte d’un ami et camarade depuis 35 ans, il représente une perte énorme pour les mouvements progressistes et révolutionnaires à travers le monde. Pierre était un ami du magazine Amandla ! et un défenseur de ses politiques. Je célèbre ici sa vie et son travail politique, qui étaient pratiquement inséparables, principalement dans ses mots et dans les mots de ses amis et camarades qui ont écrit des hommages provenant du monde entier.

Ukraine

Mais pour commencer par la fin – son dernier texte , sur l’Ukraine le 2 mars dernier:

Maintenant que la Russie a attaqué, il n’y a pas de retour en arrière possible. Soit Poutine réussit son pari de soumettre l’Ukraine, ce qui lui permettrait lui permettre de “confier” à un nouveau gouvernement la tâche de de “rétablir l’ordre”. Ou bien la situation s’enlise dans une confrontation sans fin…Dans les deux cas, les conditions auront été créées pour relancer une sorte de nouvelle guerre froide, qui sera alimentée par de violentes attaques contre l’économie russe, la surmilitarisation de l’Europe centrale autour des alliés stratégiques que sont les pays baltes et la Pologne, le soutien à la résistance ukrainienne résistance ukrainienne, etc.

Cette nouvelle guerre froide 2.0 va représenter un énorme réalignement des priorités et des stratégies. L’OTAN, dont la pertinence était moindre il y a il y a quelques années, va revenir en force. Les États membres seront tenus d’augmenter substantiellement leurs dépenses militaires et de s’impliquer directement dans la stratégie de contre-attaque et d’affaiblissement de la Russie : sanctions économiques, soutien militaire et politique aux États et mouvements qui affrontent la Russie, une grande ” bataille d’idées ” pour réinventer le monstre qui a tant effrayé l’opinion occidentale pendant plus de 30 ans, etc.

Près de quatre semaines plus tard, c’est à peu près exactement là où nous nous trouvons. L’Allemagne est à la tête du réarmement de l’Europe. l’Europe. Et les sanctions sont imposées sévèrement pour infliger un maximum de dommages à l’économie russe.

Québec Solidaire

Une grande partie de la politique de Pierre peut être vue dans le plus récent article qu’il a écrit pour Amandla ! sur Québec Solidaire (QS), un tout nouveau parti de la “coalition arc-en-ciel” qui s’est formé au Québec à partir de mouvements de masse.

Il m’avait parlé d’un défi central défi pour ce parti, paradoxalement de son gain de 10 sièges à l’Assemblée nationale du Québec. l’Assemblée nationale du Québec. Il avait compris les périls de la bureaucratisation bien avant qu’ils ne soient qu’ils ne soient une tache à l’horizon, et la dégénérescence politique qui les accompagne :

Il y a une tendance au sein de QS, comme avec d’autres “nouveaux” partis, à devenir “réalistes” – à se déplacer vers le centre, avec des revendications limitées mais plus largement soutenues revendications. Ces revendications sont beaucoup de ces revendications et elles sont suffisamment urgentes : sur l’éducation la santé, le logement, l’environnement, etc. Ce sont les “questions ordinaires” qui attirent les gens. QS peut gagner des voix en proposant une “nouvelle gouvernance”, plus ou moins dans la lignée politiques keynésiennes (un plus grand et meilleur État-providence).

Les objectifs à long terme, vers une société post-capitaliste et un État républicain et indépendant, sont laissés dans les couloirs. C’est ce qui a tendance à arriver aux partis qui progressent sur le plan électoral. Les élus sont maintenant dans les médias. Ils disposent d’une importante “machine”, comprenant beaucoup de personnel et de ressources financières publliques.

A QS, l’idée originale était de combiner la lutte “dans la rue et dans les urnes”. Mais il y a une nette tendance à accepter les termes définis par l’État antidémocratique et son vaste arsenal de lois et de règlements.

C’est exactement ce que certains mouvements populaires envisageaient lorsqu’ils se sont présentés aux élections locales sud-africaines de l’année dernière. Élire des représentants du Botshabelo Unemployed Movement ou du Mouvement des chômeurs plutôt que des partis politiques qui n’existent que pour les élections.

Internationalisme

Pierre a toujours été un internationaliste. Gustave Massiah, l’un des fondateurs du mouvement français Attac, décrit Alternatives, l’ONG que Pierre a participé à la création d’Alternatives au milieu des années 1990 :

D’abord, en soutenant les mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous avons beaucoup appris de Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de libre-échange des Amériques qui a commencé en 1994, jusqu’aux les grandes mobilisations de 2001.

Monique Simard, une féministe québécoise bien connue a dit à Judy Rebick (une amie et amie et militante canadienne) :

Sa vision de la solidarité internationale était inégalée. Il avait une vision globale de la politique. Pierre savait tout sur tout, pas seulement sur la situation dans son ensemble, mais il pouvait vous parler des détails dans chaque pays. Le spectre de ses connaissances était si large. Il était incroyable.

Et Pierre lui-même, décrivait le contraste de traitement des réfugiés ukrainiens avec d’autres en termes graphiques :

En ce moment, au moins 10 millions Syriens, Irakiens, Afghans (pour n’en citer que quelques-uns) croupissent dans des camps de détention publics payés par les pays membres de l’OTAN. La grande majorité de ces damnés de la terre savent déjà qu’ils ne seront jamais acceptés comme réfugiés.

Son internationalisme l’a conduit à jouer un rôle dans l’établissement du Forum social mondial.

Citons encore Gustave Massiah :

A partir de 2001, l’altermondialisme a ouvert une nouvelle période de rencontres et de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux de Porto Alegre en 2001. Au même moment, le mouvement québécois a joué un rôle majeur dans les mobilisations qui ont eu raison de la Zone de libre-échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal ont joué un rôle de premier plan dans la succession de forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2013, 2015). (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).

Et cette vision du Forum social mondial de Pierre témoigne de sa politique, encore citée par Judy Rebick dans son hommage :

Le processus du FSM était original car il s’agissait d’un espace ouvert où les participants eux-mêmes devaient définir l’agenda à travers activités politiques et culturelles activités politiques et culturelles. Une grande partie du travail consistait à rédiger un programme économique alternatif… En même temps il y avait beaucoup de discussions sur la façon de “démocratiser la démocratie”, pour une participation significative des citoyens dans le cadre de la démocratie libérale.

Ces immenses séances de remue-méninges ont été menées par de nombreux mouvements sociaux qui ont également profité du FSM pour créer de nouveaux mouvements internationaux et orientés vers l’action, tels que Via Campesina et la Marche mondiale des femmes.

Et il avait déjà exprimé son internationalisme en s’installant en Afrique du Sud. L’écrivain sud-africain Hein Marais décrit son travail :

Entre le milieu et la fin des années 80, son travail sur l’Afrique du Sud était axé notamment sur le soutien au syndicat indépendant et le mouvement civique. Il y voyait un grand potentiel de démocratisation et la localisation de projets et d’interventions potentiellement radicaux qui qui pourraient rester indépendants du contrôle/voie de l’ANC mais évidemment soutien à la lutte de libération.

Ceci était fondé sur une importante et saine compréhension critique des limites de transformation des projets de libération nationale, reflétant peut-être reflétant les leçons qu’il avait tirées des luttes de libération québécoise des années 1970.

La question nationale

Et bien sûr, son activité politique la plus ancienne, qui l’a laissé pour la vie avec des éclats d’obus dans son dos, et à laquelle il est revenu ces dernières années, concernait la libération du Québec. Comme il l’a écrit en 2017 :

L’État canadien, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, n’est pas et ne peut pas être le terrain de l’émancipation. Cet État est illégitime. Ses fondations sont pourries, puisqu’il a été érigé sur l’oppression de classe et l’oppression nationale, alors que les Premières Nations d’un côté, et les Québécois de l’autre côté, ont été dépossédés. Pour dire les choses crûment, cet état doit être brisé et éventuellement réinventé. Parler de réformer le Canada à gauche n’a pas de sens à moins que, dès le départ, il y ait un engagement clair et engagement clair et explicite à travailler avec les Premières Nations et les Québécois en reconnaissant leur droit à l’autodétermination et leur statut de nation.

Et enfin, sur une note plus personnelle, André Frappier, ancien militant syndical du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, se souvient d’un côté de Pierre que ceux d’entre nous qui l’ont connu reconnaissent immédiatement:

Pierre était un être passionné et une école politique vivante. Il y a deux ans, j’ai travaillé pendant deux semaines à construire une nouvelle clôture dans son arrière-cour. La menuiserie n’était pas sa force, mais pendant qu’il tenait les planches dont j’avais besoin, il me parlait de sa compréhension des écrits de Lénine et l’histoire du communisme, comme s’il avait un livre à la main.

Et puis il y avait le côté un peu décalé, le côté pensée latérale de Pierre. Ceci, pour moi, d’un e-mail :

Edgar Morin, l’un de mes préférés, dit que ce qui nous distingue vraiment des grands singes est la folie de notre esprit, qui nous conduit à imaginer, être heureux, optimiste, déprimé, violent, aimant, avec des hauts et des bas tout le temps que nous contrôlons de manière très erratique.

Et enfin ceci, juste avant qu’il ne commence le traitement contre le cancer auquel il n’a pas survécu :

“Si vous vous battez, vous ne pouvez pas être sûr de gagner. Si vous ne le faites pas, vous êtes sûr de perdre.”

Amandla ! Numéro 81 mars 2022

Roger Etkind est membre du Collectif Amandla.

Traduction NCS

Le capitalisme de surveillance

20 mai 2022, par Revue Droits et libertés

[caption id="attachment_13981" align="alignright" width="330"] Illustration : Chloloula[/caption] Appréhender le capitalisme de surveillance et les enjeux qui en découlent avec l’approche de l’interdépendance des droits, qui reconnait que la réalisation d’un droit est intimement liée à celle des autres droits, ne peut que déclencher la sonnette d’alarme tant chez les militant-e-s pour les droits humains que les citoyen-ne-s de partout. En consacrant un dossier sur le capitalisme de surveillance, le comité éditorial de la revue souhaite dévoiler les angles morts du capitalisme de surveillance, sensibiliser aux rapides et profondes transformations qui s’opèrent ainsi qu’aux menaces que cela représente tant pour la démocratie que pour les droits humains. Ce dossier vise à susciter des débats publics dans la population, loin des chambres d’écho, sur ces enjeux qui nous concernent toutes et tous.

Table des matières

Dossier : Le capitalisme de surveillance Éditorial et chroniques

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Lancement de la revue I 7 juin 2022

https://youtu.be/--I9_marEis

Dossier | Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits!

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Présentation

Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits! Elisabeth Dupuis

État des lieux

Une crise pour les démocraties Shoshana Zuboff

Lexique du capitalisme de surveillance Martine Éloy

À la lumière du droit international des droits de la personne Silviana Cocan

Une « culture de surveillance » Stéphane Leman-Langlois

Pas de quoi contrecarrer le modèle d’affaires des GAFAM Anne Pineau

Discriminations et exclusions

Forces policières et capitalisme de surveillance Dominique Peschard

Le secteur de l’intelligence artificielle et l’embourgeoisement de Parc-Extension Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s

La ville intelligente : Qu’ossa donne? Entrevue avec Lyne Nantel par Martine Éloy et Dominique Peschard

La dissolution de la société dans le capitalisme de surveillance Laurence Grondin-Robillard et Jacob Boivin

Le capitalisme de surveillance like la fracture numérique Lise Chovino et Catherine St-Arnaud-Babin

Perspectives et alternatives

Quelles réponses, quelles ripostes? Pierre Henrichon

Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique Marie-Pier Jolicoeur et Michelle Albert-Rochette

Mobilisations et médias sociaux : quelles opportunités et quels enjeux ? Anne-Sophie Letellier et Normand Landry

Quelle place pour le droit de dire non à l’intelligence artificielle? Entrevue avec Fatima Gabriela Salazar Gomez par Lynda Khelil

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En plus du dossier, la revue Droits et libertés propose des chroniques sur des sujets variés.

Éditorial Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie Stéphanie Mayer

Hommage à Lucie Lemonde Collectif de militant-e-s de la Ligue des droits et libertés

Un monde sous surveillance Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne Tim McSorley

Ailleurs dans le monde Le sel de la Terre Rémy-Paulin Twahirwa

Le monde de l’environnement Les ficelles du capitalisme de surveillance Cynthia Morinville

Le monde de Québec Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec Mélina Charles et Maxim Fortin

Un monde de lecture Pour une lucidité collective vis-à-vis des GAFAM Delphine Gauthier-Boileau

L’article Le capitalisme de surveillance est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Palestine, discours et pratique complices ou actions cohérentes

19 mai 2022, par CAP-NCS
L’Union européenne maintient qu’elle soutient la paix en Palestine, la constitution d’un État palestinien aux frontières de 1967, avant sa conquête par Israël, et rejette donc (…)

L’Union européenne maintient qu’elle soutient la paix en Palestine, la constitution d’un État palestinien aux frontières de 1967, avant sa conquête par Israël, et rejette donc le déplacement de la population israélienne vers le territoire palestinien occupé et les colonies. Il rejette également les entreprises qui profitent de l’occupation et les appelle à respecter les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises multinationales.

Cela dit, face à la destruction continue de biens palestiniens, aux expulsions et aux expropriations perpétrées par les autorités israéliennes, l’Union européenne, depuis des décennies dans l’exercice d’une marmotte permanente, publie une déclaration de quelques lignes, « condamne de tels plans et exhorte Israël à cesser les démolitions et les expulsions conformément à ses obligations en vertu du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme. “. Ils ajoutent, dans leurs réponses, que ces incidents de l’occupation font partie du dialogue avec Israël et, … Rien d’autre.

Désolé, l’UE est toujours avec un accord de libre-échange préférentiel avec Israël, même si elle serait obligée de le suspendre si de graves violations des droits de l’homme et du droit international sont commises; augmente les programmes de collaboration; et se trompe lui-même, établissant que tous ces accords sont limités au « territoire israélien », mais laisse des ressources aux entités israéliennes qui participent à la colonisation dans les territoires palestiniens et syriens occupés et ne vérifie pas de facto si le commerce ou l’investissement est fait avec les territoires envahis, conquis et avec les entreprises qui profitent de l’occupation.

Enfin, elle renvoie les États membres à surveiller le comportement de leurs entreprises dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises, mais sans imposer de sanctions, ni même les empêcher de soumissionner dans le cadre d’appels d’offres publics, même s’il existe une loi sur les marchés publics qui le permettrait.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a encore révélé le deux poids deux mesures de l’Union européenne.

Les sanctions contre la Russie ont été déployées rapidement, par l’UE et les États membres.

Et Israël ? Les raisons seraient les mêmes, l’invasion et l’occupation. Plus encore, le déplacement de la population israélienne vers le territoire occupé ou l’impossibilité pour les réfugiés palestiniens de rentrer chez eux, parce qu’Israël, contrairement aux résolutions des Nations Unies, l’empêche ou les lois d’apartheid qu’Israël a.

Les Nations Unies ont jusqu’à présent identifié 112 entreprises, de diverses nationalités, profitant de l’occupation. 31 organisations de défense des droits de l’homme et de solidarité ont demandé que la société espagnole CAF soit incluse pour la construction et la gestion de lignes de tramway et la vente de bus entre Jérusalem et les colonies illégales voisines, facilitant la mobilité de la population israélienne vers les territoires occupés, tandis que la ville est en cours de judaïsation, expulsant les Palestiniens dans divers quartiers et villages annexés.

Gracias a que Palestina consiguió el estatuto de Estado observador de las Naciones Unidas y frente a obstáculos puestos por diversos Estados, como Alemania, consiguió plantear una demanda de crímenes de guerra y lesa humanidad a Israel en la Corte Penal Internacional. Eso sí, Estados Unidos prohibió la entrada de la fiscal de la Corte en territorio estadounidense y ha puesto otras zancadillas. Pero, para actuar en otros organismos internacionales y mejorar su capacidad de negociación ante la potencia ocupante israelí, es necesario su reconocimiento como Estado.

Por poner un ejemplo, en la Organización Mundial de Turismo, con sede en Madrid, se ha suspendido a Rusia como socio. Mientras, Israel y diversas empresas que explotan y se benefician con la ocupación como Airbnb, Expedia, TripAdvisor, The Israel Association of Travel Agencies & Consultants, ORTRA, Israel Hotel Association por operar en los asentamientos ilegales israelíes, no han tenido ninguna sanción o reproche.

Es preciso, pues, que se reconozca a Palestina, como Estado. Esa categoría facilitará la posición y equilibrio para alcanzar una paz justa en la Palestina histórica, con un Israel que abandone la ocupación y sus leyes de apartheid. El Congreso de los diputados aprobó el reconocimiento del Estado Palestino. Lo hizo en 2014 y contaba para ello que se hiciera conjuntamente por el resto de países europeos (ya lo han reconocido varios, el último Suecia) y que Israel participase en una dinámica de paz. Esto último, como se comprueba por la política de ocupación de los diferentes gobiernos israelíes, no está en sus planteamientos. Israel está dibujando unas reservas, bantustanes, donde se encierra a la población palestina y sigue con sus leyes de apartheid. Es hora, pues, de que España, sin más dilación, reconozca el Estado de Palestina.

Et, dans le même temps, diverses associations exigent la réglementation de l’interdiction du commerce entre l’UE et les entreprises qui participent à l’occupation. Étant donné que la Commission européenne manque de cohérence et pratique le deux poids, deux mesures, ces partenariats promeuvent une initiative citoyenne européenne, stopsettlements.org, pour atteindre cet objectif. Ce serait recueillir dans les pays européens un million de signatures parmi leurs citoyens pour interdire cet épuisement des ressources et le profit de ces entreprises coloniales.

Étant une demande qui est soulevée pour tout territoire occupé, il serait également valable d’empêcher les entreprises marocaines ou espagnoles ou d’une autre nationalité de voler les ressources sahraouies.

Ces deux initiatives complémentaires, la reconnaissance de l’Etat palestinien et l’interdiction du vol d’entreprises coloniales, constituent un support pratique et cohérent, pour passer des discours aux actes.

Santiago González Vallejo, Comité de solidarité avec la cause arabe

http://causaarabeblog.blogspot.com/2022/05/palestina-discurso-y-practica-complices.html

 

L’entrée de la gauche à l’hôtel de ville de Québec

19 mai 2022, par CAP-NCS
Dans son analyse du contexte politique de la ville de Québec en septembre dernier, Antoine Casgrain concluait en disant que « le résultat [des élections] s’annonce déjà (…)

Dans son analyse du contexte politique de la ville de Québec en septembre dernier, Antoine Casgrain concluait en disant que « le résultat [des élections] s’annonce déjà décevant pour la gauche, et les mouvements sociaux urbains ne pourront se satisfaire des timides avancées de l’ère Labeaume. La capitale écologique et égalitaire demeure tout entière à construire[2] ». Je suis fier de constater que Transition Québec l’a fait mentir et a posé la première brique de la construction d’une capitale écologique et égalitaire, en faisant élire sa cheffe Jackie Smith comme conseillère municipale de Limoilou. Le présent texte se propose d’analyser ce qui a permis cette victoire historique et ce qu’elle signifie pour la Ville de Québec.

L’héritage de Labeaume

Régis Labeaume était loin d’être un maire radical. Néanmoins, profitant entre autres de sa très grande popularité et du fait qu’il ne cherchait pas à se faire réélire, il a pris ces dernières années des positions marquantes qui auront eu un impact significatif sur l’avenir de la capitale nationale : développement du projet de tramway et du laissez-passer universitaire à l’Université Laval, reconnaissance du racisme systémique, critiques cinglantes envers les radios-poubelles et, à la toute fin de son mandat, opposition au troisième lien.

Élément intéressant à noter, c’est Transition Québec – et non pas l’équipe du maire sortant, l’Équipe Marie-Josée Savard (EMJS) – qui a su se positionner en héritier de ces positions, car il est, notamment, le seul parti à garder une ligne dure contre les radios poubelles, à poursuivre la dénonciation du racisme systémique en s’attaquant au profilage racial et à s’opposer au troisième lien. Ainsi, même si la présence du maire Labeaume, qui a régné de façon presque incontestée sur la ville pendant 14 ans, se faisait évidemment sentir tout au long de la campagne, cela n’a pas du tout empêché TQ de faire bonne figure. Forte de ses positions que le maire sortant a grandement aidé à normaliser, TQ a su se tailler une place non négligeable en tant que parti de gauche dans l’écosystème politique d’une ville pourtant connue pour son amour des voitures et ses radios-poubelles.

Une ville de plus en plus à gauche

Ce virage à gauche de Québec n’est pas nouveau et s’inscrit dans un contexte sociopolitique plus large que la seule campagne électorale municipale. Citons à titre d’exemple, les victoires de Sol Zanetti et de Catherine Dorion de Québec solidaire à l’élection provinciale de 2018 qui, elles aussi, ont porté un coup à la réputation conservatrice de la capitale nationale. Ironiquement, l’évolution du parti municipal de droite Québec 21 (Qc21) illustre particulièrement bien ce changement de dynamique politique. Créé en 2017, ce parti dont la plateforme se résumait principalement à prôner le troisième lien, a fait du métro léger VALSE[3] son enjeu principal de l’élection de 2021. À l’exception de Transition Québec, Qc21 est le seul parti à avoir posé des affiches indiquant le contenu de sa plateforme, et celle-ci ne portait que sur le VALSE. En quatre ans, le parti des radios-poubelles, du tout à l’auto et du troisième lien s’est mis à faire campagne sur un projet de transport en commun structurant !

Est-ce là l’indication d’une prise de conscience de la part de Jean-François Gosselin, chef de Québec 21 ? Bien sûr que non. Le VALSE a été conçu en partie par un candidat climatosceptique[4] et n’a jamais eu la moindre crédibilité. L’objectif de cette proposition alternative au tramway était simplement de s’opposer au tramway : si Qc21 avait été élu, ce métro n’aurait sans doute jamais vu le jour. Néanmoins, il y a quelque chose de remarquable au fait que ce parti de droite qui s’est fait connaître pour sa vision radicalement banlieusarde et pro-automobile se soit senti obligé de justifier son opposition au tramway par un autre projet de transport en commun structurant. Ce calcul électoraliste, aussi insincère soit-il, montre l’évolution de l’état d’esprit de la ville de Québec qui est clairement de plus en plus favorable à la mobilité durable.

Cette dynamique n’est pas sans impact négatif, cependant. Autant l’utilisation d’une rhétorique environnementaliste par un parti de droite illustre un changement de culture positif, autant la droite adopte-t-elle cette rhétorique parce qu’elle porte ses fruits. En effet, de nombreux citoyens et citoyennes qui se soucient de l’environnement ont pu être séduits par l’idée d’un métro qui ne couperait pas d’arbres sur son parcours[5], nonobstant le fait que TQ a proposé un plan de révision du trajet et des aménagements autour du tramway qui auraient évité la grande majorité de ces coupes.

La bataille des centristes

La conjoncture électorale a aussi été marquée par une compétition multipartite féroce : cinq partis aspiraient sérieusement à gagner des sièges à l’hôtel de ville, contre trois en 2017 et deux en 2013. Cette compétition s’illustre notamment par l’émergence de Québec forte et fière (QFF), un parti politique dont l’idéologie ne se différencie pratiquement pas de l’EMJS. Le nom du parti reprend même le slogan de Labeaume en 2013, « Pour une ville fière et forte »[6] ! Si quelques positions pouvaient les distinguer ici et là, les grandes lignes demeurent les mêmes : deux partis très libéraux, pro-tramway, qui n’osent pas se prononcer sur le troisième lien, ne veulent pas augmenter les taxes et prônent la vertu (sécurité routière, verdissement des quartiers, inclusion et la diversité, promotion de la culture…) de la façon la plus inoffensive possible afin de ne pas inquiéter les adeptes du statu quo. Très rapidement, la course à la mairie s’est avérée être une lutte entre ces deux partis qui courtisaient le même électorat.

Cette dynamique a eu plusieurs effets sur la campagne électorale. D’abord, cette compétition a évidemment mené à une division du vote du centre. Si les calculs électoraux de ce genre sont toujours réducteurs et simplistes, il n’en reste pas moins intéressant de noter que l’addition des votes de QFF et d’EMJS aurait suffi pour remporter l’entièreté des districts. Cette division est sans doute aussi ce qui a permis à Qc21 d’augmenter son nombre de sièges malgré une diminution du nombre de votes, et elle a certainement rendu possible l’entrée de Jackie Smith au conseil municipal pour le district de Limoilou.

Au-delà de cette division du vote, la lutte serrée que se sont menée ces deux partis a capté l’attention des médias, bien plus que ce à quoi on aurait pu s’attendre si Régis Labeaume s’était représenté, par exemple. En effet, devant un duel acharné entre deux figures peu connues, les électrices et les électeurs devaient porter une plus grande attention aux débats et sorties publics de ces deux partis. Cela a eu comme effet secondaire d’augmenter aussi l’intérêt pour les autres partis, dont TQ qui a su tirer son épingle du jeu. La brillante performance de Jackie au débat organisé par Radio-Canada a notamment marqué un tournant dans la campagne du parti de gauche. Cependant, c’est l’ensemble des débats, articles et entrevues qui ont permis à TQ de se tailler une bonne part de l’attention médiatique, et de passer du statut de formation politique obscure à celui d’un acteur incontournable de la politique municipale à Québec. D’ailleurs, cette notoriété sert encore le parti aujourd’hui, car les médias reprennent systématiquement les critiques et les demandes de Jackie Smith envers le maire élu, Bruno Marchand de QFF.

Dans le contexte d’une ville qui tend de plus en plus à gauche, on a également assisté à une course électorale où deux partis centristes tentaient tant bien que mal de se dépasser par la gauche tout en restant assez près du statu quo pour ne pas faire peur à la portion plus conservatrice de l’électorat. TQ ne s’est pas gêné pour tirer avantage de cette dynamique. C’est ainsi que Madeleine Cloutier, colistière de Jackie Smith dans Limoilou, déclarait lors du bilan de campagne du parti :

C’est clair qu’on a fait changer la conversation, on a prouvé notre pertinence ! On a mis les enjeux du troisième lien, de la transition écologique, de la crise du logement et de la lutte aux discriminations sur la table et on en a fait des incontournables de la campagne. Grâce à nous, la protection des arbres le long du tramway est maintenant une considération pour tous les partis. En proposant la gratuité des transports en commun pour tout le monde, on a amené une conversation sur toute la question de la tarification[7].

Tout ceci n’est pas une victoire en soi cependant. Cette popularité des idées de gauche et l’empressement des partis centristes de se les approprier en apparence signifient que ces idées sont grandement à risque d’être empruntées de façon électoraliste pour ensuite être abandonnées ou diluées au point d’être méconnaissables. L’écoblanchiment du budget « vert » de Bruno Marchand en est un excellent exemple[8]. Cela dit, ces différents éléments indiquent clairement que la vision d’une ville plus juste, plus verte et plus démocratique rejoint la vaste majorité des électrices et électeurs, au point où même les partis de droite essaient de se déguiser pour paraître correspondre à cette vision. Le rôle de la gauche n’est alors plus de convaincre que ses objectifs sont les bons, mais bien de convaincre que seule une gauche assumée peut les atteindre.

Quelle gauche pour Québec ?

Quiconque lit le programme de TQ[9] y constatera une vision radicale au sens premier du terme : le parti va à la racine des choses et propose des actions conséquentes. Crise du logement, gestion des déchets, transport collectif et actif, économie sociale, interventions policières, démocratie municipale… tout y est et tout y est abordé de façon holiste et idéologiquement cohérente, sans compromis électoralistes.

Cela contraste fortement avec l’ancienne opposition de gauche de Démocratie Québec (DQ), qui adoptait des positions beaucoup moins radicales, en particulier sous la direction de Jean Rousseau. Que TQ ait supplanté DQ aux dernières élections tient selon moi en grande partie au fait d’avoir un programme cohérent qui va au fond des choses. L’enthousiasme que le parti a su soulever en particulier auprès des jeunes, des milieux militants et des groupes communautaires était beau à voir sur le terrain; il s’agit là d’un enthousiasme qu’un programme électoraliste qui n’assume pas pleinement sa position idéologique ne saurait susciter.

Et maintenant…

Malgré cette victoire, la gauche municipale à Québec a encore du pain sur la planche. On peut certainement espérer que la présence de Jackie Smith à l’hôtel de ville aura un impact positif durant les quatre prochaines années, en particulier si l’on tient compte de la composition éclectique du conseil municipal – 9 élu·e·s de l’EMJS, 6 de QFF, 3 de Qc21, 1 de TQ et 2 indépendants – qui ouvre la porte à de nombreuses alliances et négociations. Néanmoins, un seul siège au conseil municipal ne permet pas la mise en place des plus importantes et conséquentes propositions de TQ, alors que la crise climatique en particulier rend la transition environnementale et sociale souhaitée par le parti d’autant plus urgente.

Transition Québec n’en est pas moins en bonne position. Après avoir obtenu une victoire claire dans Limoilou, s’être bâti une notoriété et une popularité importante dans l’espace public et s’être imposé comme étant la seule véritable incarnation de la gauche à la Ville de Québec, le parti a les cartes en main pour pouvoir développer une vision progressiste de la politique municipale. D’ici les prochaines élections, c’est à nous, citoyennes et citoyens de Québec, de renforcer ce virage à gauche de notre ville en faisant la promotion et en appliquant nos valeurs de solidarité, de justice sociale, de protection de l’environnement et de démocratie dans nos milieux.

Charles-Émile Fecteau est étudiant au doctorat en chimie et au certificat en philosophie à l’Université Laval


  1. L’auteur est militant pour Transition Québec.
  2. Antoine Casgrain, « Les luttes urbaines à Québec après l’ère Labeaume », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, automne 2021.
  3. VALSE : véhicule automatique léger souterrain électrique.
  4. Taïeb Moalla, « Métro léger de Québec 21 : l’étude d’opportunité cosignée par le candidat au discours climatosceptique », Le Journal de Québec, 5 novembre 2021.
  5. Dominique Lelièvre, « Coup d’éclat pour sauver des arbres menacés par le tramway », Journal de Québec, 31 juillet 2021.
  6. Louise Boisvert, « Québec forte et fière : nouveau parti ou vieux slogan », ICI Québec, 6 octobre 2021.
  7. Sarah-Jane Vincent, Transition Québec dresse son bilan de campagne, communiqué, 5 novembre 2021, <https://transitionqc.org/2021/11/transition-quebec-dresse-son-bilan-de-campagne/>.
  8. Judith Desmeules, « Budget 2022 : “pas si vert que ça”, dit Jackie Smith », Le Soleil, 7 décembre 2021.
  9. Transition Québec, Programme de Transition Québec 2021, <https://transitionqc.org/wp-content/uploads/2021/05/programme-2021-TQ-VF.pdf>.

 

Le rôle des réseaux sociaux dans la victoire de la gauche au Chili

18 mai 2022, par CAP-NCS
Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente (…)

Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente Amplio n’était pas favori lors des élections internes du Frente Apruebo Dignidad. Après la révolte sociale de 2019, dirigé contre le président sortant Piñera et un modèle économique exemplaire aux yeux des néolibéraux, l’affirmation d’un candidat néo-pinochettiste [en référence à l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet] comme Jose Antonio Kast n’était pas non plus concevable. Les élections de 2021 ont été historiques pour de nombreuses raisons, mais nous nous concentrerons ici sur l’utilisation particulière que ces deux candidats ont faite de l’écoute et de l’analyse des réseaux sociaux.

L’idée que les BigData ou la micro-segmentation sont capables de tout résoudre apparaît caricaturale à juste titre, et surtout inexacte. Néanmoins, dans le cas chilien, la campagne digitale a été d’une importance certaine, dans la mesure où son résultat a été à l’avantage des forces politiques qui ont le mieux su comprendre comment s’y mouvoir. Nous nous sommes entretenus avec Eduardo Arriagada, ancien doyen de la faculté de communication de l’Université catholique et créateur dans la même université du Social Listening LAB (SoL), un organisme composé de différents spécialistes – de l’anthropologue au physicien – dont l’objectif est d’ « écouter », c’est-à-dire de télécharger et de traiter les données des conversations en ligne sur les réseaux sociaux. Boric et Kast ont tous deux travaillé avec SoL au cours de différentes séquences de la campagne électorale. L’expérience du laboratoire nous permet de juger dans quelle mesure une intervention stratégique sur les réseaux peut libérer des énergies politiques capables de déséquilibrer la dynamique électorale.

 

Les faits

Pour M. Arriagada, toute personne impliquée dans le journalisme devrait avoir des connaissances de base en programmation. Il recommande ainsi vivement la lecture de Program or be programmed, de Douglas Rushkoff. On lui devine un profil d’utilisateur curieux et systématique, ainsi qu’une certaine « obsession » pour Twitter. De là est né Tsunami Digital, un livre existant uniquement sous forme digitale. L’universitaire se consacre désormais à un nouveau texte, dans lequel il analyse la communication à l’ère des algorithmes.

Le caractère avant-gardiste du Social Listening Lab vient de loin. Alors qu’ils exploraient les possibilités offertes par les logiciels de suivi des flux de réseaux (TW), ils bénéficièrent des conseils de l’Allemand Martin Hilbert – l’un des premiers à dénoncer le scandale Cambridge Analytica. Le travail fondateur date de 2016 et consiste en une analyse des mobilisations sociales environnementales au Chili à travers Twitter. Ils intègrent ensuite l’actuel codirecteur du projet, Cristian Huepe, un physicien spécialisé dans les systèmes complexes, qui s’est notamment fait connaître en 2012 en étudiant le fonctionnement des bulles communicationnelles autoréférentielles imperméables, élément clé pour comprendre l’apparition ultérieure de candidats tels que Trump et autres stars de la post-vérité.

L’essence de l’activité de SoL consiste à délimiter un sujet de conversation, puis à en isoler qualitativement l’élément important. Il précise :

« Nous ne sommes pas tellement intéressés par les données quantitatives, consistant à déduire des pourcentages ; nous les abordons comme s’il s’agissait d’un focus group, permettant de saisir des insights de ce qu’il s’agit de comprendre : quels sont les mots utilisés, quelles sont les choses dont il est question ».

A l’actif du laboratoire, deux grandes réalisations : l’indicateur d’impact numérique (indicador de impacto digital, IID) et l’indicateur de diversité de portée (indicador de diversidad de alcance, IDA), qui permettent d’évaluer la position des candidats dans le réseau. L’IID mesure l’influence de chaque candidat parmi les utilisateurs bien connectés. L’IDA mesure la diversité des communautés qu’il atteint. Pendant la campagne de 2021, Kast devançait Boric selon ces deux indices jusqu’à la mi-novembre, avant que ce dernier ne parvienne à inverser la tendance.

« Les méthodes classiques d’enregistrement de l’opinion publique restent efficaces. Le problème est que l’objet se déplace à un rythme toujours plus rapide, de sorte que l’enquête d’il y a quinze jours risque d’avoir peu de choses à dire sur aujourd’hui. C’est comme tenter d’enregistrer une course de Formule 1 avec un appareil photo »,

explique Claudio Villegas, un anthropologue social également membre de SoL, qui a coordonné l’équipe d’analyse d’audience de Gabriel Boric.

« Aujourd’hui, nous changeons nos opinions et nos comportements beaucoup plus rapidement qu’auparavant. La société est réactive à des impulsions infinitésimales ».

Claudio Villegas poursuit :

« Le conflit se propage par le contact physique, le téléphone, Whatsapp et au moins deux réseaux sociaux publics, qu’il s’agisse de combinaisons comme Instagram et Twitter, ou Instagram et Tiktok, ou Facebook et Instagram, etc. Au Chili, nous dédions en moyenne six heures de notre journée à ces médias digitaux, et cela amplifie tout ».

C’est pourquoi les analyses du Social Listening LAB, qui ont été réalisées tous les 15 jours pendant les élections, s’offrent comme un complément aux sondages, sans s’y substituer.

« Par exemple, nous avons détecté qu’un candidat qui perçait selon nos indicateurs a ensuite commencé à réaliser de bons scores dans les sondages quinze jours plus tard »,

dit Arriagada, le sourire aux lèvres. Si en effet, comme l’analyse Byung Chul Han dans Psicopolítica, « l’homme nouveau tape sur son clavier plutôt qu’il n’agit », l’espace public s’en voit nécessairement transformé. Pour disposer d’un thermomètre social et guider une campagne, il faut se déporter sur le lieu des « faits ».

 

Le joker des médias

Parmi les diverses intrigues de la série Succession figure la lutte entre évolution ou stagnation des médias. La série offre la confrontation entre le magnat Logan Roy, qui se positionne en faveur de la préservation des logiques traditionnelles au sein de son conglomérat, tandis que Kendall Roy (fils assoiffé de pouvoir) insiste sur l’acquisition d’un média numérique de pointe, indiquant une compréhension approfondie des publics de natifs numériques et ouvre des perspectives de croissance pour le groupe de médias qu’ils contrôlent. L’argument de Logan est bref et précis : « J’ai toujours gagné ma vie en profitant de ce que les gens veulent vraiment. Je ferais faillite en une semaine si je l’ignorais ». Dans les médias chiliens, selon Arriagada, les conservateurs comme Logan Roy l’ont emporté, mais au prix d’une incapacité à exploiter pleinement ces nouveaux publics.

La digitalisation des médias à l’échelle mondiale constitue « une opportunité » pour les médias de consolider les structures numériques. Sous-estimer le pouvoir de ces nouveaux publics, c’est prendre le risque de voir cette évolution se transformer en une « menace » pour l’écosystème des médias traditionnels. En ce sens, l’auteur de Tsunami digital souligne qu’au Chili,

« les médias se sont toujours rebellés contre les réseaux, car ils ont compris que le public y serait moins coulant et plus critique à leur égard ».

Une reconfiguration de ce que les médias traditionnels comprennent et traduisent comme « lecteurs/utilisateurs » est en cours. L’essence de ce changement de paradigme réside dans l’interaction. Tandis que les médias fonctionnent sur une conception du public comme « le Homer Simpson typique, ou El Chavo, qui consomme tout ce qu’on lui lance », les réseaux sociaux sont régis par une dynamique où « le gars se joint à eux avec son téléphone portable à la main, continue à regarder la télévision, mais commence à commenter les choses avec ses pairs ». Face à cela, M. Arriagada estime qu’il existe « une opportunité unique » pour l’avenir des médias eux-mêmes, car « on ne parlera jamais autant d’eux que dans cet espace ».

 

Comment la carte des médias et sa structure sont-elles façonnées au Chili ?

Aujourd’hui, nos médias sont généralement numériques, mais ils se disputent tous le même public. Je pense que cet espace est sous-utilisé. Par exemple, ici, nous avons des journaux comme El Mercurio, sur le contenu duquel il est impossible de tweeter parce qu’il est placé derrière un paywall. Un paywall d’ailleurs fort peu pertinent, car il n’y a personne à l’intérieur (on y propose très peu de choses, et de très mauvaise qualité). Les médias se retrouvent affaiblis dans les réseaux. Ce n’est pas comme le New York Times dont la communauté s’élève à un million de personnes. Ici, on atteint difficilement les dix mille personnes.

 

Quel a été l’impact de la révolte sociale sur eux ?

Au phénomène d’affaiblissement du modèle économique en cours, entamée de longue date, s’est ajoutée l’explosion sociale en 2019. Et puis est arrivée 2020, la pandémie, et son lot de dégâts. En d’autres termes, aujourd’hui, les médias en général sont financièrement affaiblis. Et 2019 a été le théâtre une crise de confiance dans le contexte d’une autre crise, plus économique. Les médias ont fait face à cette explosion sociale avec très peu de moyens. Et il y avait un conflit idéologique car les médias avaient du mal à comprendre que cette épidémie n’était pas un tremblement de terre, que ce n’était pas une force de la nature, que c’était une question politique. Au début, ils l’ont traité un peu comme si c’était une tragédie, mais c’était une protestation. Mais le problème le plus grave était que les personnes qui faisaient du journalisme avaient très peu d’expérience. Il y avait des enfants qui posaient des questions et qui se retrouvaient confrontés à la violence physique dans la rue.

 

Dans la république de l’algorithme

Dans une séquence où prévaut la dissociation entre la conversation réelle de la société et l’interprétation de ceux qui tentent de la reproduire en reproduisant une logique de bulle, ceux qui parviennent à utiliser ces réseaux de manière vertueuse s’en sortent très bien. Comme le souligne Arriagada :

« Adriana Amado dit que le tournant du siècle s’est en fait produit en 2016, avec la victoire d’un président qui a affronté toute la presse, c’est-à-dire non pas un journal mais toute la presse. Tous les médias ont dit que ce n’était pas le président qui devait gagner, et il a gagné. Il y a là un thème très fort. Les gens contournent l’intermédiation professionnelle des journalistes, et se jettent dans les bras de l’intermédiation algorithmique, apparemment dans l’illusion qu’il n’y a pas d’intermédiation, ce qui me semble faux ».

 

 S’agit-il d’un autre type d’intermédiation ?

Il s’agit d’un autre type d’intermédiation. Mais aussi grossière et brutale que l’autre, et suivant des intérêts aussi clairs que l’autre. Cette intermédiation a des auteurs, l’algorithme est écrit… Cathy O’Neil affirme que l’algorithme est une mathématique insérée dans de l’opinion. L’algorithme a un point de vue. Nous passons d’un monde de médias à un monde où, en plus des médias, des réseaux fonctionnent. Et ces réseaux sont organisés autour d’un algorithme. Le défi n’est pas de quitter les réseaux mais de rendre ces algorithmes transparents, c’est-à-dire d’exiger qu’ils soient explicités. Que nous pouvons définir les algorithmes que nous voulons pour nos espaces et nos expériences. Au moins, je pense que nous devons comprendre ce qu’est un algorithme, comment il nous conditionne.

La compétition numérique entre Kast et Boric s’est déroulée en quatre étapes distinctes sur Twitter, comme le montre le rapport de l’équipe d’analyse de l’audience de Boric, composée de Tito Bofill, Ignacio González et de l’anthropologue Claudio Villegas, déjà mentionné, qui a fait le lien avec le Social Listening LAB de l’Université catholique.

La première a eu lieu entre le 10 et le 21 novembre et s’est caractérisée par la fragmentation de la gauche, avec la prédominance de micro-communautés opposées. Alors que le candidat de la droite a réussi à proposer un cadre pour le second tour (« Retrouver le chemin du succès ») qui a pénétré les sphères de l’opinion, soutenu par une communauté à forte cohésion, qui a été capable de coloniser les espaces de conversation des autres candidats. Ainsi, le 19 novembre, Kast l’emporte avec 27,91% (1 961 122 voix) contre Boric qui obtient 25,83% (1 814 809 voix).

La deuxième étape a commencé le 22 novembre et a duré jusqu’au 30 novembre. Elle est marquée par la réaction de la gauche, qui commence à se rallier à Boric et à ajouter le soutien organique de nouveaux secteurs de la population autour d’un mot clé : l’espoir. L’échiquier s’équilibre et le voyage de Kast aux États-Unis laisse ses bulles sans contenu.

Entre le 1er et le 9 décembre, se déroule la troisième étape, au cours de laquelle la montée des fake news promues par l’entourage de Kast a un impact sur l’opinion publique et génère du désordre au sein des bulles pro-Boric. Mais la conversation sur le candidat déborde du monde politique et s’étend à l’univers ludique-culturel, à l’instar des K-popers (#kpopersporboric).

La dernière phase, entre le 10 et le 19 décembre, a été caractérisée par la prédominance des récits positifs de la campagne de Boric, avec des messages adaptés à la créativité décentralisée. L’auto-organisation de ses partisans a bloqué l’impact des fake news de Kast, qui n’ont plus la même portée qu’avant. La figure d’Izkia Siches, chef de l’équipe de la campagne, gagne en importance dans l’opinion publique et Kast ne parvient pas à positionner des lignes de défense.

« Nous avons les données sur les choses qui ont été aimées, ce qui a accroché, ce qui n’a pas accroché, et nous pouvons montrer cela avec les mots exacts que les gens apprécient. Par exemple, dans le cas du deuxième tour, nos résultats ont clairement montré que celui qui se positionnait mieux au centre se développait »,

explique M. Arriagada. Et évidemment, les deux candidats ont poursuivi cet objectif :

« Kast a été le plus efficace pendant tout le premier semestre et presque tout le second, et il s’est effondré au second tour, parce qu’au fond de lui, il savait que s’il libérait son propre groupe, le message serait trop extrême ».

En d’autres termes, alors que Boric pouvait citer, partager et commenter des documents créés par lui-même, Kast devait les cacher « comme Alf dans la série éponyme[1] ». Ainsi, « José Antonio a atténué le caractère émotionnel de sa campagne et a opté pour les médias traditionnels, tout en se montrant avec les référents « du centre ». Il a également investi trois fois plus dans la publicité sur Facebook que Boric, et a même été un pionnier dans la consolidation d’une communauté sur TikTok, avec un développement qui a largement précédé la campagne électorale.

Apruebo Dignidad était également composé de profils idéologiquement définis, mais le candidat qui avait érigé l’arbre en symbole a décidé de s’en détacher afin de faire « une campagne très légère, ludique, ce qui a irrité la gauche dure, qui s’est ensuite tue. Cela a profité à Boric, car les personnes moins politisées ont adopté les réseaux ». Il y a eu un phénomène de participation électorale et d’attention politique plus grande, conséquence de la révolte de 2019, mais Apruebo Dignidad y a été attentif et a su l’utiliser.

La campagne numérique s’est déplacée dans les rues (le déploiement territorial de Boric mérite un article à part, qui a été essentiel à l’approche du scrutin, notamment dans le nord du pays). D’un seul coup, les bulles d’opinion de Boric ont égalé celles de Kast en termes de construction. Si l’aphorisme traditionnel dit que le médium est le message, ce que l’événement électoral chilien a montré, c’est que désormais le médium est l’utilisateur.

*

Traduit par Paul Haupterl.


Notes

 

[1] Cette série diffusée entre 1986 et 1990 met en scène Gordon Shumway, extraterrestre venant de la planète Melmac détruite par un holocauste nucléaire et hébergé par les Tanner qui vont devoir cacher Alf aux yeux de tous, pour éviter que ce petit être poilu ne devienne un animal de laboratoire. De la même façon, quand Boric pouvait s’appuyer sur les contenus produits par ses soutiens, qu’ils s’agissent de memes, de vidéos, de chansons, Kast devait dissimuler les « créations » de ses propres sympathisants. Impossible en effet de mettre sans médiation en avant des memes qui faisaient l’apologie sans filtre de la dictature pinochetiste, ou sur lesquels figuraient des slogans outranciers tels que « muerte a los comunistas » ou « muerte a los judíos ».

 

L’écoquartier Louvain Est : un projet citoyen en marche

18 mai 2022, par CAP-NCS
Le projet de développement du site Louvain Est est un projet de revitalisation urbaine intégrée dont la planification se fait conjointement par Solidarité Ahuntsic, la Table de (…)

Le projet de développement du site Louvain Est est un projet de revitalisation urbaine intégrée dont la planification se fait conjointement par Solidarité Ahuntsic, la Table de quartier, la Ville de Montréal et l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Le projet vise le développement du site Louvain Est, une ancienne fourrière municipale de 7,7 hectares dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. L’aménagement de ce quartier solidaire et exemplaire s’inscrit en réponse aux défis identifiés comme prioritaires par la communauté locale : l’abordabilité du logement, la sécurité alimentaire et les changements climatiques.

Louvain Est, là où besoins, opportunité et engagement citoyen sont la bougie d’allumage. Là où savoir-faire, expertises et apprentissages se conjuguent en une même démarche. Et là où une proposition innovante, de sa conception à sa planification, à la définition de son mode de gouvernance, conduit à une phase de déconstruction, de développement et de postdéveloppement où abordabilité de l’habitation rime avec développement écologique pérenne d’un écoquartier.

Objectifs de l’écoquartier

Le but du projet est de créer un milieu de vie attractif et résistant face aux défis sociaux, économiques et environnementaux qui touchent la communauté locale d’Ahuntsic. Pour y parvenir, il nous faut dans un premier temps lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Pour ce faire, une offre de logements 100 % abordables et pérennes est au cœur de la démarche de cet écoquartier. De plus, des installations publiques et communautaires sont intégrées au projet.

Du même souffle, il s’agit de créer un milieu de vie qui accroit la résilience de la communauté face aux changements climatiques. Ainsi, nous recherchons une haute performance énergétique des bâtiments, une gestion durable des eaux de ruissellement, une stratégie de mobilité active durable et la préservation de deux bâtiments sur le site.

Le secteur étant considéré comme un désert alimentaire, il est nécessaire de mettre en place un réseau alimentaire de proximité reposant sur un modèle de production et de consommation en circuit court, supporté par des actions locales d’agriculture urbaine.

La contribution au développement d’une citoyenneté active qui a cours depuis l’amorce de la planification du projet constitue l’élément moteur indispensable à la réussite de ce projet.

Composantes et caractéristiques

Le site Louvain se veut un milieu de vie complet comportant une diversité de fonctions et de services qui répondent aux besoins du secteur. Le programme du site, issu d’un processus de consultation dans le quartier, se déploie ainsi :

  • 800 à 1000 logements 100 % abordables;
  • des infrastructures sociocommunautaires : une école primaire, un centre de la petite-enfance (CPE), une bibliothèque tiers lieu et un centre communautaire ;
  • plus de 20 % du site consacré à des places et à des parcs ;
  • un pôle alimentaire pour favoriser l’accès à des aliments de qualité à prix abordable et la création d’emplois et des possibilités d’insertion professionnelle sur le site ;
  • une offre commerciale de proximité, principalement par des entreprises d’économie sociale, au rez-de-chaussée de certains immeubles.

La bougie d’allumage

La mobilisation citoyenne prend forme dès 2007 dans le quartier Saint-Sulpice alors que s’amorce un travail collectif visant à poursuivre le travail coopératif qui a cours dans ce quartier depuis 1950[2]. S’appuyant sur cet héritage, une trajectoire nouvelle complémentaire pour la reconversion du site Louvain se dessine. Une charrette[3] citoyenne se tient en 2012,[4] mais ne réussit pas à convaincre les élus locaux de donner suite à la proposition d’agir sur la friche urbaine peu utilisée de la cour de voirie.

Le Chantier Habitation de Solidarité Ahuntsic prend alors le relais. De 2009 à 2017, ses travaux contribuent à préciser et à documenter les besoins croissants de logements communautaires dans le quartier[5]. Il faudra toutefois attendre un changement d’élu·e·s au conseil municipal de la Ville de Montréal pour que le projet Louvain Est prenne son envol. C’est ce que permet l’équipe de Projet Montréal aux commandes de la ville depuis 2017.

Solidarité Ahuntsic met sur pied le comité de pilotage pour le réaménagement du site Louvain Est dès 2018. Composé majoritairement de bénévoles du quartier, le comité constitue le promoteur de la mise à jour de la vision et de la programmation de la proposition citoyenne initiale. Il devient aussi le relais des citoyens et des organismes communautaires du quartier auprès des représentantes et représentants de l’arrondissement et de la ville centre.

Cette équipe composée de huit membres et d’une coordonnatrice[6] se distingue par le processus d’autoformation continue qu’elle met en place conjointement avec l’équipe du Service de l’urbanisme et de la mobilité de la Ville de Montréal dédiée au projet. Des ressources externes sollicitées par le comité (analyste-conseil en habitation, en agriculture urbaine, en écologie urbaine, juriste, conseillers financiers) ont contribué à parfaire leurs connaissances. Les apprentissages réalisés permettent que la créativité et les propositions soumises soient étoffées et que l’équipe participe pleinement aux délibérations et aux travaux de planification du projet.

En témoignent les travaux des groupes de travail citoyens[7], les consultations publiques en assemblée sur un projet de plan d’ensemble préliminaire[8], les rencontres thématiques du Bureau de projet partagé, les travaux d’une dizaine de stagiaires chercheuses et chercheurs de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal (2019-2021)[9], la consultation de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM)[10] pour valider le projet d’écoquartier et les modifications règlementaires nécessaires à la réalisation du projet.

Historique 2007-2018.jpg

Source : Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, p. 4.

Gouvernance du projet

La planification du projet est pilotée par un Bureau de projet partagé (BPP) réunissant des représentantes et représentants de la Ville de Montréal, de l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville et de Solidarité Ahuntsic. Plutôt que d’être simplement consultés, les citoyens et les citoyennes ont un rôle actif à jouer dans la planification du projet afin d’assurer une vision commune qui guidera le développement du secteur. Cette gouvernance partagée constitue un projet-pilote qui a le potentiel de devenir un modèle en matière de démocratie participative dans les projets urbains.

Les partenaires du projet travaillent également au développement d’une structure innovante de gouvernance permanente du site afin de protéger et de soutenir à long terme la mission sociale et environnementale du projet. Le comité de pilotage propose en ce sens de créer une fiducie foncière d’utilité sociale (FUS) dont la mission sera de mettre en valeur le site et d’assurer la pérennité de la mission de l’écoquartier.

Une fiducie d’utilité sociale, une proposition citoyenne à valider

Construire un quartier complet à échelle humaine qui garantit l’abordabilité des logements de manière pérenne n’est pas une manière de faire de l’administration municipale. Bien que certaines expériences existent tels les Ateliers Rosemont, la Ville favorise l’instauration de certaines composantes sociocommunautaires, mais un écoquartier comme celui de Louvain Est constitue une première en la matière.

La fiducie foncière d’utilité sociale (FUS)[11], privilégiée par l’équipe de Solidarité Ahuntsic, permettra de garantir la pérennité de cette zone « hors spéculation immobilière ». Ainsi, la fiducie est propriétaire du tréfonds à perpétuité, ce qui empêche la spéculation immobilière et la vente du terrain à des promoteurs privés. Les promoteurs disposent d’un droit superficiaire[12] et doivent payer une rente à la FUS pour l’usage du terrain. L’abordabilité du terrain permet que les coûts pour les promoteurs soient moindres que s’ils étaient détenteurs à la fois du terrain et du bâtiment.

La FUS n’est pas un objectif en soi, mais elle est l’outil juridique le mieux adapté pour faire vivre la vision et les valeurs de l’écoquartier que l’on veut créer. Elle est au service de cette vision et de son intérêt collectif. En ce sens, elle est l’instrument juridique et organisationnel qui lie les divers projets et qui soutient le vivre ensemble, la mutualisation et l’animation de l’écoquartier.

Cette entreprise immobilière d’économie sociale se donne à moyen et très long terme les capacités organisationnelles et financières pour garantir la conservation de son parc de logements abordables et son autodéveloppement. Un conseil des fiduciaires, administrateur de la FUS, est dédié à la préservation de la mission de la fiducie et doit rendre compte aux bénéficiaires.

« La charte de l’écoquartier en élaboration sera l’ossature qui soutiendra le déploiement de la vie, du développement et du vivre ensemble à Louvain Est. Telle une feuille de route vers un avenir teinté aux valeurs de la collectivité, la charte stimulera l’engagement, le maintien et le legs d’un mode de vie basé sur le respect des piliers du développement durable – social, environnemental et économique[13] ».

Un plan d’affaires justifiant la viabilité financière de cette proposition innovante est en voie d’être complété, tout comme l’acte juridique qui l’accompagne. Ils permettront de sceller l’entente à convenir entre la Ville et la FUS.

Principales réussites du projet Louvain Est

Solidarité Ahuntsic, par la voie de son comité de pilotage Louvain Est, a réussi un exploit, soit le passage du statut de quémandeur (2012-2017) à celui de partenaire au sein du Bureau de projet partagé (2019). Plutôt que d’être la composante qui valide l’acceptabilité sociale du projet, nous avons obtenu que la démarche citoyenne initiale soit intégrée au sein de l’équipe tripartite du Bureau de projet partagé et que nous y participions activement.

Le BPP a pu convenir d’une vision et d’un programme qui prolonge la démarche à laquelle des groupes citoyens ont travaillé en amont. Les divers financements obtenus[14] depuis 2018 en soutien aux travaux du comité de pilotage ont rendu possible l’embauche d’une coordonnatrice et de consultants, ce qui a ainsi permis aux membres du comité de participer, bien outillés, aux tables de travail du BPP.

Un plan d’ensemble et des modifications règlementaires soumis à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) en avril 2021 ont été validés par la communauté. Plus de 2300 personnes, issues majoritairement du quartier, ont participé à cette consultation publique. Les conclusions élogieuses des commissaires de l’OCPM en témoignent :

Le plan d’ensemble produit par le Bureau de projet partagé et la documentation abondante qui l’accompagne reflètent la volonté des parties prenantes de créer un écoquartier modèle. La commission salue le travail exceptionnel des personnes et organismes qui, depuis dix ans, travaillent à l’élaboration du projet d’occupation du site Louvain Est. Il s’agit d’un travail colossal de conception, de concertation, d’éducation citoyenne et de résolution de problèmes. Il faut les remercier et les reconnaitre en tant qu’idéateurs de l’écoquartier Louvain Est[15].

En septembre 2021, le Conseil municipal de Montréal a adopté la modification de zonage. Le financement pour réaliser la déconstruction et la décontamination du site sera attribué prochainement.

L’option d’une fiducie d’utilité sociale est en discussion au sein du BPP et une décision favorable, souhaitons-le, sera prise à l’automne 2022 afin que la construction puisse démarrer dès 2024. Le comité de pilotage Louvain Est de Solidarité Ahuntsic pourra alors passer le flambeau aux fiduciaires de la FUS et à l’équipe qui procédera à la première phase de développement du projet (2024-2027). L’écoquartier Louvain Est doit être complété d’ici 2033.

Ce projet exemplaire présente de nombreuses innovations qui feront l’objet d’activités de transfert des connaissances au bénéfice des collectivités tant dans la région métropolitaine qu’au Québec et au-delà.

Le financement des logements sociaux communautaires, un obstacle de taille

Depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec en 2018, le gouvernement ne permet pas un financement récurrent pour la construction de logements sociaux communautaires. Les logements déjà acceptés tardent à sortir de terre, en raison d’un financement insuffisant en cette période de flambée des prix des matériaux de construction. Le programme provincial AccèsLogis est en panne et malgré les milliards de dollars consentis au logement abordable par le gouvernement fédéral, il n’y a que 500 logements sociaux communautaires par an qui sont prévus par le gouvernement provincial d’ici 2028[16]. La construction de logements communautaires abordables pour les ménages à revenus faibles ou modestes est un enjeu incontournable pour la réalisation de l’écoquartier Louvain Est. Nous devrons nous y impliquer, car les promoteurs de projets en habitation communautaires qu’ils soient coopératifs, à but non lucratif ou public auront besoin des efforts concertés de toutes et tous pour qu’adviennent leurs projets d’habitation.

Les défis

En cette dernière étape de planification, les défis à relever par le comité de pilotage de Solidarité Ahuntsic sont nombreux. Ses travaux, bien que peu visibles sur la place publique, demandent un travail important, patient et engagé des membres, qui doivent monter des dossiers, se préparer entre eux et proposer des avenues pour préserver et faire avancer le projet d’écoquartier tel que souhaité au sein du Bureau de projet partagé.

Somme toute, c’est faire équipe entre nous, avec la communauté et nos partenaires de l’arrondissement et de la ville centre pour que cet ambitieux projet d’écoquartier Louvain Est se concrétise.


  1. Ghislaine Raymond est une retraitée de l’enseignement résidente du quartier Ahuntsic à Montréal.
  2. Société d’histoire Ahuntsic-Cartierville, Les Cahiers du Domaine Saint-Sulpice, <www.lashac.com/les-cahiers-du-domaine.html>.
  3. NDLR. La charrette est un mécanisme de participation publique, un exercice de remue-méninges auquel participent plusieurs équipes d’horizons divers et représentant différents intérêts (citoyens, gens d’affaires, urbanistes, architectes, chercheurs, etc.) et qui mise sur la synergie entre les équipes pour parvenir à une solution intégrée. Voir : <www.mamh.gouv.qc.ca/municipalite-durable/entreprendre-une-demarche/participation-publique/dispositifs-de-participation/implication-et-collaboration/>.
  4. Douglas Alford et groupe CDH, Le site Louvain en devenir. Rapport de planification participative d’un milieu de vie solidaire et durable, septembre 2012.
  5. Solidarité Ahuntsic, Chantier Habitation, Recommandation 2016 et mise à jour de la recommandation 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2_recommandation_sitelouvain_sa_2016.pdf> et <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2-1_recommandation_sitelouvain_sa_2019.pdf>.
  6. La coordonnatrice est en partie rémunérée (20 heures par semaine).
  7. Comité de pilotage, Site Louvain Est : une démarche citoyenne. Rapport synthèse des travaux des groupes de citoyens. Hiver et printemps 2019, juin 2019.
  8. Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-4_soiree_publique_dinformation_sitelouvain_bpp_juin2019.pdf> et Redéveloppement du site Louvain Est. Assemblée publique – Plan d’ensemble préliminaire, 17 octobre 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-5_presentation_assemblee_publique_bpp_octobre2019.pdf>.
  9. OCPM, Liste de documentation du site Louvain Est, <https://ocpm.qc.ca/fr/louvain-est/documentation#5>.
  10. Bureau de projet partagé Louvain Est, Document d’information. Écoquartier Louvain Est, février 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-1-1_louvaindocumentinfo_20210329_pourimpression.pdf>.
  11. Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), Les fiducies d’utilité sociale, 2021, <https://bit.ly/Fiche_FUS>.
  12. Le bâtiment appartient au promoteur. Tréfoncier et superficiaire sont liés de façon permanente par un acte notarié.
  13. Infolettre de décembre 2021 du comité de pilotage, <www.solidariteahuntsic.org/images/Louvain/Infolettre_Louvain_Decembre_2021.pdf>.
  14. Solidarité Ahuntsic, « Des appuis de taille pour Solidarité Ahuntsic et le développement du site Louvain Est », communiqué, Journal des voisins, 8 décembre 2021.
  15. OCPM, Rapport de consultation publique Site Louvain Est, 28 juillet 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/rapport_final_louvain_est.pdf>.
  16. Société d’habitation du Québec, Investissements majeurs dans le logement social et abordable au Québec, communiqué, 22 novembre 2021, <www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/investissements-majeurs-dans-le-logement-social-et-abordable-au-quebec-36367>.

 

Olymel Vallée-Jonction : un long conflit marquant

17 mai 2022, par CAP-NCS
La dernière négociation du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN (STOVJ), en 2021, n’a pas été de tout repos. Conscient de la réalité à l’intérieur de l’usine (…)

La dernière négociation du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN (STOVJ), en 2021, n’a pas été de tout repos. Conscient de la réalité à l’intérieur de l’usine où l’on abat environ 7000 porcs chaque jour dans des conditions difficiles et pénibles, le syndicat a d’abord consulté ses membres par le biais d’un sondage auquel ceux-ci ont répondu en grand nombre. S’appuyant sur ces résultats concrets, le comité de négociation a préparé un cahier de demandes cohérentes avec les préoccupations des salarié·e·s.

La négociation a donc débuté avec l’employeur, Olymel[1]. Les membres savaient très bien qu’elle serait difficile, qu’un conflit était vraisemblablement inévitable, mais que plusieurs facteurs, dont la rareté de la main-d’œuvre, jouaient en leur faveur. Les travailleuses et les travailleurs ont mené cette lutte unis – une grève de plus de quatre mois – et toutes et tous sont fiers de l’avoir menée debout, jusqu’au bout.

L’expérience de négociation de 2021 démontre clairement qu’avec un employeur comme Olymel, si le syndicat ne se prépare pas rigoureusement, que les membres ne se mobilisent pas et qu’il n’y a pas de liens de solidarité durables avec les autres syndicats présents chez Olymel, il est très difficile d’atteindre les objectifs de négociation initiaux.

En plus de la pression exercée par la pandémie, Olymel a de nouveau utilisé l’argument du bien-être animal sur la place publique afin de tenter de faire porter aux grévistes l’odieux d’une euthanasie éventuelle des porcs en attente d’abattage. Cette ligne de communication commune de la part des entreprises dans le secteur des abattoirs place la vie des animaux voués à l’abattage devant les conditions de travail pénibles vécues par les travailleurs dans ces usines.

Finalement, le syndicat aura réussi à faire passer publiquement deux messages :

  • que l’approvisionnement des abattoirs d’Olymel n’est pas de leur responsabilité;
  • que les travailleuses et les travailleurs qui abattent ces porcs méritent des conditions de travail justes et adéquates, et que la pénibilité physique et mentale de leur travail dans le froid et l’humidité exige un salaire à la hauteur des efforts demandés.

Un bref retour sur le passé

À chaque négociation, le même scénario se répète : l’employeur affiche à tous coups un mépris envers ses salarié·e·s en déposant des demandes de reculs totalement déraisonnables, ce qui mène presque toujours à un conflit.

Selon cette stratégie, en 2007, les salarié·e·s de Vallée-Jonction se sont fait imposer une baisse totale de près de 40 % de leurs revenus sous la menace de la fermeture totale de l’usine. Ainsi, les plus bas salarié·e·s de cet abattoir touchaient seulement 1,13 dollar l’heure de plus qu’en 2007 – une augmentation moyenne de 0,08 $ l’heure en 14 ans –, ce qui les a fortement appauvris. Il n’est donc pas surprenant que l’employeur connaisse un grave problème d’attraction et de rétention de sa main-d’œuvre : ainsi, depuis 2015, il a dû engager plus de 1800 personnes tandis que près de 1700 salarié·e·s ont quitté l’usine.

Alors que la négociation de 2007 avait laissé un goût très amer aux membres du syndicat, un scénario similaire s’est joué en 2015. Cette fois, le syndicat a tenté de récupérer les gains perdus huit ans plus tôt. Fidèle à ses habitudes, l’employeur a de nouveau eu recours à des tactiques pour faire fléchir les travailleurs : menaces de fermeture, mises à pied signifiées par huissier, etc.

En 2021, les menaces ne suffisent plus

Même si Olymel ne le dira jamais sur la place publique, la multinationale a été forcée en 2021 de reconnaître son grave problème de rareté de main-d’œuvre en concédant une amélioration considérable des conditions de travail à des travailleuses et des travailleurs qui auraient tout simplement quitté leur emploi dans le cas contraire.

Malgré une satisfaction claire exprimée par les membres syndicat, le retour au travail après le dernier conflit ne fut pas de tout repos pour l’employeur. En ce début du mois de décembre 2021, sur les 1050 salarié·e·s syndiqués de l’usine, environ 250 travailleuses et travailleurs ont définitivement quitté l’entreprise pour un autre employeur.

L’histoire de la lutte de 2021

La chronologie de la dernière négociation nourrira assurément les autres à venir, particulièrement dans le secteur porcin.

28 février 2021

L’assemblée générale du syndicat adopte les clauses à incidences non financières dites normatives proposées par le comité de négociation.

9 mars 2021

Journée de négociation où le comité de négociation syndical dépose les demandes sans incidences financières. Pour sa part, le dépôt de l’employeur ne tient que sur deux pages qui ne contiennent que de grands principes, sans plus.

1er avril 2021

Date symbolique pour la négociation car la convention collective est arrivée à échéance le 31 mars. À partir du 1er avril, le syndicat obtient le droit de grève et l’employeur le droit de lockout.

18 avril 2021

L’assemblée générale adopte les clauses à incidences financières.

19 avril 2021

Le syndicat dépose à la table de négociation les demandes à incidences financières. Le message à l’employeur est clair : les membres veulent et méritent un enrichissement pour toutes et tous.

23 avril 2021

Malgré l’engagement de l’employeur de répondre au dépôt syndical du 19 avril, celui-ci demande la conciliation et annule les dates de rencontre de négociation déjà convenues.

28 avril 2021

Le syndicat répond par le déclenchement de la grève générale illimitée.

5 mai 2021

Le syndicat dénonce Olymel qui diffuse des informations trompeuses sur la place publique et refuse de négocier lors des rencontres avec le syndicat.

18 mai 2021

L’employeur dépose un nouveau document qui contient une nouvelle série de reculs à la table de négociation.

24 mai 2021

Manifestation à Vallée-Jonction et visite à la résidence d’un dirigeant d’Olymel.

2 juin 2021

Manifestation dans les rues de Québec qui se termine devant l’Assemblée nationale, où les centrales syndicales tiennent une vigie contre le projet de loi 59 qui propose une réforme très problématique de la loi sur la santé-sécurité au travail. Par la suite, une autre manifestation a lieu à Saint-Anselme en solidarité avec les grévistes de l’abattoir de poulets d’Exceldor.

7 juillet 2021

Manifestation à Québec afin de faire pression sur le conciliateur pour qu’il convoque les parties pour négocier. Le syndicat n’accepte pas l’attitude de l’employeur de retarder indûment les négociations et demande au service de conciliation du Tribunal administratif du travail d’utiliser son influence pour convoquer les parties. Le syndicat sera entendu et les négociations reprennent les 12 et 13 juillet 2021.

15 juillet 2021

Les grévistes se rendent à Princeville pour manifester devant un autre abattoir d’Olymel et ainsi porter un message clair : fini le niaisage. Il est plus que temps que l’employeur entende ses salarié·e·s et retourne à la table de négociation.

3 août 2021

Toutes les tentatives de l’employeur de briser l’unité du syndicat sont un échec. Réunis en assemblée, les membres donnent un mandat fort au comité de négociation. Plus que jamais, elles et ils sont conscients qu’ils méritent mieux, qu’elles méritent plus.

9 août 2021

L’assemblée générale rejette la proposition d’Olymel d’horaires de dix heures sur quatre jours. Les membres indiquent au comité de négociation que les innovations de l’employeur pour trouver des solutions à la rareté de main-d’œuvre sont une « fausse bonne idée ». La solution passe par l’amélioration des conditions de travail et non par l’imposition d’un horaire de quatre jours pour le quart de travail de soir.

13 août 2021

Une première entente de principe est conclue.

17 août 2021

L’assemblée générale rejette cette entente de principe à 57 %. Le message est clair : les membres en veulent plus et l’employeur a la capacité de payer.

18 août 2021

Nomination d’un médiateur spécial, Jean Poirier.

24 août 2021

Olymel menace, de façon paradoxale, d’abolir 500 postes du quart de soir à la suite du rejet de la première entente de principe, alors que des milliers de porcs sont en attente d’abattage et qu’on est en situation de rareté de main-d’œuvre. Olymel donne un ultimatum jusqu’au dimanche 29 août à minuit pour que le syndicat revienne sur le rejet de l’entente du 13 août.

26 août 2021

Rencontre avec le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, qui invite les parties à accepter l’arbitrage. Sans surprise, Olymel accepte immédiatement devant le ministre. À la fin de la journée, le syndicat refuse, privilégiant la négociation à l’arbitrage, et demande un blitz de négociation qu’il obtiendra finalement.

29 août 2021

Les travailleuses et les travailleurs gagnent leur pari : après le blitz de négociation, une seconde entente de principe est conclue.

31 août 2021

En assemblée générale, le syndicat accepte à 78 % cette seconde entente de principe.

2 septembre 2021

Une nouvelle convention collective est signée. Elle améliore substantiellement les salaires et les conditions de travail, avec notamment la mise en place d’un régime de retraite simplifié et des augmentations de salaire de 26,4 % sur six ans, soit 4,4 % d’augmentation annuelle moyenne. Une augmentation de 10 % est prévue dès la première année. Également, la contribution de l’employeur aux assurances collectives est rehaussée de 50 % pour la couverture familiale.

Les porcs en attente d’abattage

Les chiffres suivants permettent de rectifier les informations sur les porcs en attente d’abattage, car les éleveurs de porcs ont alimenté les médias d’images de porcs entassés à la ferme, mais ils ont usé de différentes stratégies pour éviter l’euthanasie des animaux. Les chiffres démontrent que le nombre de porcs en attente d’abattage n’augmentait pas de façon démesurée pendant la grève. Rappelons qu’avant le conflit, environ 7000 porcs par jour étaient abattus à l’usine.

Date Porcs en attente d’abattage

26 avril 2021 17 759
28 avril

3 mai

Début de la grève

26 092

10 mai 62 780
17 mai 73 680
24 mai 73 776
6 juillet 106 602
13 juillet 117 000
20 juillet 127 596
27 juillet 131 942
3 août 129 096
10 août 136 508
16 août 149 224
23 août 166 080
31 août 180 746 Fin de la grève

 

Martin Maurice est président du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN


  1. Olymel est une entreprise d’origine québécoise, spécialisée dans la transformation de la viande. L’entreprise compte quelque 15 000 employé·e·s œuvrant dans 35 usines et centres de distribution en majorité au Québec. L’abattoir de Valley-Jonction est situé dans la municipalité régionale de comté de La Nouvelle-Beauce dans la région de Chaudière-Appalaches.

 

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