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COP28 : l’Asie, l’OPEP et les énergies fossiles

19 décembre 2023, par Hubert Testard — ,
Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua (à gauche) et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à (…)

Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua (à gauche) et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à Dubaï. (Source : Bloomberg)
Le président de la COP28 Sultan al-Jaber entouré du négociateur chinois Xie Zhenhua et de l'émissaire américain pour le climat John Kerry, le 9 décembre 2023 à Dubaï. (Source : Bloomberg)
La COP28 s'est conclue par un accord pour une « transition hors des énergies fossiles ». Après une longue bataille entre les partisans et les opposants d'une « suppression progressive » de ces énergies, l'imagination des négociateurs a permis de trouver une formulation moins contraignante qui permette d'aboutir à un consensus. Dans cette bataille, l'Asie s'est essentiellement cachée derrière l'OPEP, qui a mené la bataille des « pro-fossiles ». Une discrétion qui contraste avec celle de la COP27 où l'Inde et la Chine avaient dû sortir du bois pour éviter une formulation contraignante sur la suppression progressive du charbon. Quelles que soient les formulations, la fin du recours aux énergies fossiles reste un enjeu colossal pour tous.

13 Décembre 2023 mise à jour 14 décembre | tiré du site asialyst.com
https://asialyst.com/fr/2023/12/13/cop28-asie-opep-energies-fossiles/

Il aura fallu 28 COP pour que l'ensemble des énergies fossiles soient sur la sellette. Ce qui donne la mesure de la vitesse à laquelle la communauté internationale se mobilise face au changement climatique. L'accord final, dont chaque mot a été âprement négocié, prévoit d'effectuer une « transition hors des énergies fossiles dans les systèmes énergétiques, d'une manière juste, ordonnée et équitable, en accélérant l'action dans cette décennie cruciale, afin d'atteindre la neutralité carbone en 2050 conformément aux préconisations scientifiques. » L'idée d'accélération d'ici 2030 répond à la demande des Américains et des Européens, et aux recommandations de l'Agence internationale de l'énergie (AIE).

Le besoin d'accélérer est évident alors que les émissions de CO2 ont continué à progresser de 1,1 % en 2023, contre +0,9 % en 2022. Il faudrait, selon l'AIE, les réduire de 42 % d'ici 2030 pour rester sur une trajectoire compatible avec un réchauffement de la température mondiale limité à 1,5 degrés. Les progrès dans la composition du mix énergétique ont été très lents, et l'Asie-Pacifique n'est pas en tête de cette course de tortues, malgré le développement rapide des énergies nouvelles en Chine, en Inde et ailleurs.

LES ÉNERGIES FOSSILES TOUJOURS INCONTOURNABLES

Depuis 1990, la part des énergies fossiles dans le mix énergétique mondial n'a diminué que de cinq points, passant de 86,9 % en 1990 à 81,8 % en 2022.

Le Moyen-Orient ne progresse pas du tout et reste quasi exclusivement fossile (98,5 %). L'Asie-Pacifique avait en 1990 un mix énergétique plus tourné vers les énergies fossiles que la moyenne mondiale. Elle a progressé un peu plus vite vers la décarbonation, avec une diminution de 6,4 points de la part des énergies fossiles, comparable à celle de l'Amérique du Nord. Mais elle reste au-dessus de la moyenne mondiale. Le seul continent qui progresse de façon plus sensible est l'Europe (une diminution de 12,7 points), avec des énergies fossiles qui restent toutefois dominantes (seule la France est à 50 % grâce au nucléaire), malgré les multiples engagements pris depuis la conférence de Kyoto en 1997. Les débats de la COP28 visaient en pratique à progresser vingt fois plus vite vers la décarbonation d'ici 2050 que durant les trente années passées, ce qui soulève un sérieux problème de faisabilité.

L'OPEP était cette fois-ci au premier rang de la résistance au changement. Car si la COP27 s'était concentrée sur une seule énergie fossile qui était le charbon, la COP28 étend le champ de la transition énergétique au pétrole et au gaz. Or la quasi-totalité du mix énergétique du Moyen-Orient repose sur le gaz (52 %) et le pétrole (46 %). L'Asie-Pacifique vient en seconde ligne car son mix énergétique inclut d'abord le charbon (47 %), loin devant le pétrole (25 %) et le gaz (12 %). Les pays asiatiques ont pu s'abriter derrière la résistance des pays du Moyen-Orient pour éviter des formulations trop contraignantes dans le texte final de la Conférence.

LA CHINE AVANCE À PAS COMPTÉS

La Chine s'est voulue « constructive » dans la phase de préparation de la COP28 comme dans son déroulement. La déclaration conjointe avec les États-Unis du 15 novembre dernier – appelée « Sunnylands statement » – convient qu'il faut poursuivre les efforts en vue de tripler les capacités de production d'énergies renouvelables d'ici 2030. Pour autant, la Chine n'a pas rejoint l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique signé par 120 pays en marge de la COP28, dont l'UE et les États-Unis. Cet engagement porte précisément sur un triplement des capacités installées d'énergie renouvelable et sur un doublement de l'efficacité énergétique d'ici 2030. La Chine ne l'a sans doute pas signé car il va au-delà des objectifs du 14ème plan chinois en matière d'efficacité énergétique (qui ne seront probablement pas atteints). Surtout, il fait mention d'une « suppression progressive » du charbon, avec l'engagement d'un arrêt des nouvelles centrales à charbon.

La Chine est en 2023 le principal responsable de la hausse des émissions de CO2 dans le monde, avec une progression de 4 % de ses propres émissions. Elle planifie toujours une augmentation des capacités installées de ses centrales à charbon de 250 Gigawatts d'ici 2030, ce qui dépasse le niveau total des capacités installées de l'Inde, deuxième utilisateur mondial du charbon. La seule bonne nouvelle est que l'expansion des capacités d'énergie renouvelable se poursuit à un rythme très rapide. Selon Lauri Millyvirta, un expert de l'ONG Carbon Brief, la Chine devrait commencer à réduire de façon structurelle le niveau de ses émissions de CO2 à partir de 2024 grâce à l'impact de ses investissements dans le renouvelable.

Pékin vient d'annoncer avec un an de retard un plan de réduction de ses émissions de méthane, qui faisait partie des engagements pris avec les États-Unis à la veille de la COP27. Ce plan comporte certains objectifs sectoriels – par exemple, réutiliser 85 % des émissions de méthane liées à l'élevage d'ici 2030 – mais n'inclut aucun engagement global de réduction. Pour une raison simple : plus de 40 % des émissions de méthane chinoise sont liées à l'activité des mines de charbon.
Dans les négociations, le chef de la délégation chinoise, Xie Zheng Hua, s'est opposé à tout langage trop contraignant sur la « suppression progressive » des énergies fossiles, tout en se montrant prêt à accepter différentes formules de compromis.

La Chine s'est par ailleurs gardée de participer au fond de réparation des dommages climatiques destiné aux pays les plus fragiles, qui a été rendu opérationnel le premier jour de la conférence. Une position qui soulève de plus en plus de critiques. La distinction trop simpliste entre pays développés et pays en développement qui fonde l'équilibre des engagements en matière de climat ne reflète manifestement pas la répartition par pays des émissions mondiales. La Chine, proche du seuil des pays à hauts revenus, et qui représente plus de 30 % des émissions mondiales, ne va pas pouvoir longtemps éluder ses responsabilités à l'égard de pays les plus pauvres et les plus exposés aux risques climatiques.

L'INDE S'OPPOSE À TOUTE CONTRAINTE SUR SA POLITIQUE ÉNERGÉTIQUE

La délégation indienne avait imposé un affaiblissement de la déclaration de Glasgow (COP27) l'an dernier concernant le charbon. Dans le texte final de la conférence, « l'élimination progressive » du charbon avait été remplacée par « la réduction progressive » du charbon. Cette position a été réaffirmé lors de la visite de Narendra Modi à Dubaï début décembre. Son ministre des Affaires étrangères a rappelé que « le charbon est et restera une partie importante du mix énergétique indien ». En clair, l'Inde n'a pas l'intention de compromettre sa stratégie de développement économique par des engagements internationaux contraignants. Alors que Narendra Modi s'est publiquement engagé à un triplement des capacités d'énergie renouvelable du pays d'ici 2030, son pays n'a, pas plus que la Chine et pour les mêmes raisons, accepté de se joindre aux 120 pays signataires de l'engagement global sur les énergies renouvelables et l'efficacité énergétique.

Les émissions de CO2 de l'Inde ont connu une progression record en 2023 : + 8,2 % et + 10 % pour les émissions liées aux centrales à charbon. Le ministre de l'Électricité indiquait le 23 novembre dernier, lors d'une réunion avec les compagnies d'électricité du pays, qu'il faudrait ajouter 80 GW de centrales à charbon d'ici 2030 au-delà des 27GW déjà en construction, soit une progression de près de 40 % du parc installé. On est encore loin de la « réduction progressive » convenue lors de la COP27 ou de la « transition accélérée » de la COP28.

LE JAPON DÉPLOIE UNE VISION « TECHNOLOGIQUE » DE LA DÉCARBONATION

La politique du gouvernement japonais porte le nom de « Code GX » (pour « Green transformation »). Ce plan insiste sur les technologies dites de « charbon propre », qui passent notamment par la capture et le stockage du carbone (carbon capture and storage ou CCS en anglais) émis par les centrales thermiques, ou la cogénération à base d'ammoniaque et de charbon. Le Japon, avec 54GW de capacités installées, dispose du quatrième parc mondial de centrales au charbon derrière la Chine, l'Inde et les États-Unis. Il prévoit encore une augmentation limitée de ses capacités jusqu'en 2030.
Le gouvernement japonais a invité en mars dernier une dizaine de pays d'Asie-Pacifique à créer une communauté asiatique de la neutralité carbone (« Asia net zero community »). Le communiqué conjoint publié à l'issue de cette réunion fait la part belle aux solutions technologiques promues par l'industrie japonaise : hydrogène, ammoniaque, CCS…

Le débat sur la captation et le stockage du carbone a été vif lors de la COP28. Les partisans du CCS ne se limitent pas aux Japonais. Ils incluent les majors de l'industrie pétrolière américaine comme Exxon Mobil, dont le PDG Darren Woods est venu pour la première fois participer à une COP. L'Agence internationale de l'énergie considère pour sa part comme « illusoire » l'idée qu'une montée en puissance du CCS puisse constituer une solution, en raison de nombreux problèmes techniques et de coûts beaucoup plus élevés que ceux des énergies renouvelables. Le représentant américain pour le climat John Kerry est sur une ligne assez proche, même s'il essaie de prendre en compte les intérêts de l'industrie pétrolière américaine. Il a qualifié le recours exclusif au CCS comme une solution « dangereuse et inquiétante ». Emmanuel Macron lors d'une conférence de presse à Dubaï a qualifié de « marginal » l'apport de la captation et du stockage de carbone à la transition énergétique. Pour lui, cette solution ne doit pas entraver l'effort international de sortie des énergies fossiles, et il serait beaucoup plus utile d'agir sur la déforestation. La campagne pour une décarbonation « technologique » lancée par le Japon est par ailleurs vue par de nombreuses ONG comme une offensive des groupes industriels japonais en vue de limiter l'effort de sortie des énergies fossiles.

L'ASIE RESTE PRUDENTE DANS SES ENGAGEMENTS INTERNATIONAUX SUR LE NUCLÉAIRE CIVIL

À l'initiative de la France et des États-Unis, une déclaration sur le triplement des capacités nucléaires civiles à l'horizon 2050 a été adoptée en marge de la COP28. Cette déclaration a été signée par 23 pays dont neuf pays membres de l'Union européenne et trois pays d'Asie-Pacifique : le Japon, la Corée du Sud et la Mongolie. Là encore, la Chine et l'Inde n'ont pas signé cette déclaration pour le moment. La part du nucléaire est passée de 6 % du mix énergétique mondial en 1990 à 4 % seulement en 2022. La relance du secteur ne fait pas consensus (on pense notamment à l'Allemagne), mais l'idée que le nucléaire puisse contribuer à la transition énergétique gagne du terrain.

La Chine a une capacité nucléaire installée déjà comparable à celle de la France, avec vingt centrales supplémentaires en construction. Elle est probablement l'un des rares pays à être capable de tripler son parc nucléaire d'ici 2050 et prévoit déjà de le doubler avant 2035. Rien ne s'oppose donc à ce qu'elle signe l'engagement de Dubaï, si ce n'est sa réticence à prendre des engagements internationaux qui puissent constituer une contrainte pour sa politique énergétique.

L'Inde est dans une situation comparable. Son parc nucléaire actuel est assez modeste (7 GW contre 57 GW pour la Chine et 63 GW pour la France). Mais ses projets de construction en cours ou annoncés pourraient tripler les capacités nucléaires du pays d'ici 2035 ou 2040.

Le Japon n'utilise actuellement que le tiers de ses trente-trois centrales nucléaires, en raison du choc durable provoqué par l'accident nucléaire de Fukushima. Ses projets de construction sont limités, et sa participation à la déclaration de Dubaï a pour le moment une portée plus symbolique que réelle.
La Corée du Sud a des projets de construction de centrales plus actifs que le Japon, lui permettant d'augmenter d'environ 30 % ses capacités nucléaires d'ici 2035. Au total, les signataires asiatiques de la déclaration de Dubaï sur le nucléaire ne sont pas ceux qui ont une chance d'atteindre l'objectif fixé.
Globalement, la prudence des pays asiatiques dans les débats de la COP28 reflète à la fois des réflexes de souveraineté et un réalisme sur les ambitions qui tranche avec le volontarisme européen. Le texte final de la Conférence a le mérite principal de souligner le rôle central des énergies fossiles dans le réchauffement climatique. Il fixe un horizon et tente d'impulser une accélération. L'Asie-Pacifique, avec 53 % des émissions de gaz à effet de serre et 90 % de leur progression depuis 2015, sera déterminante pour faire de cet objectif une réalité.

Par Hubert Testard

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Les pathologies de l’espoir dans la guerre pour la Palestine : Une réponse à Adam Shatz

19 décembre 2023, par Abdaljawad Omar — , , , ,
Quand les intellectuels occidentaux expriment leur consternation devant les « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, c'est qu'ils en ignorent les (…)

Quand les intellectuels occidentaux expriment leur consternation devant les « pathologies vengeresses » de la violence palestinienne du 7 octobre, c'est qu'ils en ignorent les causes militaires, tactiques et politiques sous-jacentes.

Tiré d'Algeria-Watch.

L'article intitulé « Vengeful Pathologies », signé par Adam Shatz publié dans la London Review of Books et largement diffusé, développe un narratif qui associe de manière complexe des analogies historiques et des comparaisons fallacieuses visant à affaiblir les principes de la décolonisation et les bouleversements qui accompagnent leur mise en œuvre. Shatz met en avant un argumentaire construit autour de trois grands énoncés polémiques. Le premier consiste à affirmer que la vengeance est le principal mode d'interaction entre Israéliens et Palestiniens, les « pathologies vengeresses » des deux parties reflétant les mêmes instincts primordiaux. Le deuxième point est une critique de ce que l'auteur présente comme la « gauche décoloniale », qu'il accuse de fermer volontairement les yeux sur les « crimes » commis par les colonisés et de se réjouir de manière puérile de la mort de civils. Le troisième point, peut-être le plus important, concerne l'utilisation d'analogies historiques pour souligner la nature véritable des événements du 7 octobre, en pointant la similitude entre ceux-ci et un épisode oublié de la guerre de libération algérienne – la bataille de Philippeville – dans l'exacerbation de la montée du fascisme en Occident.

Cet article est l'expression achevée d'un véritable dédale intellectuel qui hante les intellectuels occidentaux. Ce labyrinthe de la pensée caractérise les Palestiniens comme des « victimes nécessaires et inévitables », les rendant visibles uniquement en tant que notes de bas de page à portée archivistique dans une perspective clairement coloniale. N'est-il pas curieux que la sympathie manifestée aux Palestiniens soit directement proportionnelle à leur incapacité supposée à faire face à la mécanique uniforme du colonialisme de peuplement ? Il y a une gratification cachée à assister de loin à ce récit tragique. La très évidente supériorité continue d'Israël est un puissant stimulant de la sympathie des intellectuels occidentaux, une sorte de pseudo-solidarité qui murmure aux Palestiniens : « Nous sommes avec vous, mais uniquement tant que vous demeurez des victimes tragiques, sombrant gracieusement dans votre propre abîme ». On pourrait même dire que cette sympathie est subordonnée à l'acceptation par les Palestiniens de ce dramatique statu quo.

Ces intellectuels y trouvent un certain confort : l'expérience palestinienne, aussi douloureuse soit-elle, reste confortablement distante, comme un spectacle à apprécier. Ce scénario très installé apparait comme le marqueur préoccupant des limites de l'engagement intellectuel critique à l'égard de la Palestine et des Palestiniens.

De ce fait, lorsque les Palestiniens osent se rebeller et remettre en question le sort qui leur est imposé après des années d'oppression, les réactions sont schizophréniques, comme on pouvait s'y attendre. Les mêmes intellectuels qui pleuraient autrefois sur notre sort sont aujourd'hui déchirés. Nombre d'entre eux se transforment en policiers moraux, brandissant rapidement le bâton de la condamnation, mais plus gravement encore, ils entérinent volontiers le récit des événements du 7 octobre élaboré et sensationnalisé par Israël, autour des événements qui touchent ce que l'on appelle l'enveloppe de Gaza (les colonies israéliennes qui bordent Gaza).

D'autres, drapés dans un linceul d'indifférence, n'offrent rien d'autre que le silence, parmi ceux-ci beaucoup d'intellectuels et d'historiens palestiniens. La voix collective, qui résonnait autrefois avec sympathie, résonne aujourd'hui de mises en garde contre la colère des opprimés, qui serait barbare, primitive et coupable de réveiller le fascisme. Lorsque certains s'expriment malgré tout, comme Joseph Massad, ils font l'objet d'une chasse aux sorcières destinée à les transformer en bouc-émissaire et réduire ainsi les autres au silence.

La pathologie vengeresse d'Israël et le franchissement du mur de fer

Lorsque l'on s'enfonce dans le dédale du récit historique d'Israël, il devient évident que la vengeance n'est pas simplement une émotion abstraite et fugace, mais qu'elle est presque insidieusement ancrée dans le centre nerveux même du militarisme israélien. Il suffit d'examiner des événements tels que l'incendie de Turmusayya et de Huwwara : il ne s'agit pas de simples accidents de parcours dans l'histoire du sionisme, mais de confirmations que la vengeance est son modus operandi. Le véritable paradoxe du récit de Shatz réside dans sa compréhension erronée du fonctionnement de la vengeance sioniste, qui ne se contente pas de réagir aux actions et aux provocations des Palestiniens, ni même à leur capacité à invoquer la terreur, mais va au-delà du domaine conventionnel de la cause et de l'effet et cherche à punir les Palestiniens d'avoir l'audace d'exister. Même un Palestinien comme le président Mahmoud Abbas, qui permet à Israël de poursuivre l'expansion de ses colonies en Cisjordanie et de servir ses intérêts sécuritaires et financiers, est ressenti comme un affront par les colons. En échange de sa coopération civile et sécuritaire avec Israël, l'Autorité palestinienne (AP) n'a obtenu que des sanctions financières et le désir caché d'Israël de se débarrasser de sa dépendance vis-à-vis de l'AP en matière policière.

Nous sommes témoins de cette expression génocidaire dans le tissu social israélien – non seulement dans la droite radicale, mais aussi au cœur de la politique de l'État, et même parmi ses courants libéraux. Le dévoilement de ce moment de vérité touche à l'essence même du problème sioniste. C'est un moment où l'inconscient collectif du sionisme, largement exprimé par des gens comme Bezlalel Smotirtich et Itamar Ben-Gvir, apparaît comme la conscience collective de l'État dans ses différents courants.

Shatz, dans sa myopie, a peut-être négligé la transformation irrésistible du très estimé Haaretz (qu'il qualifie d'extraordinaire quotidien d'Israël ») en relais de propagande, alors qu'il résonnait d'appels à la vengeance et au conflit. Au bout de 75 ans, Israël réitère obstinément ce qui est sa transgression fondamentale : l'anéantissement des Palestiniens. Le déversement de 18 000 tonnes d'explosifs sur l'une des régions les plus densément peuplées du monde dépasse la simple réaction aux événements du 7 octobre ; il signifie qu'Israël arme la folie et s'attaque à un monde qui ose remettre en question le statu quo dominant du colonialisme expansif et de l'occupation militaire.

Les pères fondateurs du sionisme, tels que Ze'ev Jabotinsky, avaient une vision lucide des « maux nécessaires » qu'Israël devrait commettre pour établir un État aux dépens des Arabes palestiniens. Le « mur de fer » de Jabotinsky reflète en fait la doctrine militaire actuelle d'Israël, qui consiste à s'engager à fond dans la force militaire en érigeant un « mur de fer » que les Arabes seraient finalement contraints d'accepter.

La doctrine du mur de fer conduit à la prise de conscience que le sionisme culmine dans un jeu à somme nulle à l'égard des indigènes – une équation existentielle du « soit nous, soit eux ». Pour sortir de ce cycle, il est impératif de démanteler ce mur, de remettre en question la confiance d'Israël dans l'élaboration perpétuelle d'une « solution militaire » à une situation systémique et politique complexe. Que l'on approuve ou que l'on condamne, c'est précisément ce que les Palestiniens ont entrepris le 7 octobre.

La barbarie palestinienne et la « folie logique » d'Israël

Lors de l'évaluation des événements du 7 octobre, il y a lieu de tenir compte des règles préexistantes d'engagement militaire, dont beaucoup avaient déjà été établies par Israël au cours de ses 16 années de blocus de Gaza et de campagne contre-insurrectionnelle. Il est nécessaire également de tenir compte de l'ensemble des facteurs politiques et sociaux qui constituent la toile de fond de ce même événement. Shatz fait référence à certains de ces facteurs dans son récit, mais il semble les écarter en faveur de l'imputation aux Palestiniens d'une sorte de désir de vengeance primitive motivant leurs actions.

Dans l'argumentation de Shatz, on retrouve l'idée selon laquelle si les combattants palestiniens avaient limité leurs attaques à des cibles militaires, ils auraient pu obtenir un semblant de « légitimité ». Une telle approche aurait pu, peut-être, empêcher la condamnation sans appel associée à l'image du combattant palestinien barbare dans l'imaginaire collectif occidental, qu'Israël et les États-Unis tentent d'assimiler à ISIS. Mais la proposition de Shatz doit être examinée avec scepticisme parce qu'elle néglige plusieurs points cruciaux dans l'histoire de l'engagement militaire d'Israël contre la résistance.

Prenons ainsi en référence l'incursion terrestre d'Israël au Liban en 2006, où la distinction entre cibles militaires et civiles s'est rapidement estompée, entraînant d'importantes pertes civiles libanaises et plus de 1 200 morts. Et à quoi Israël répondait-il ? Au ciblage d'une unité militaire israélienne – une cible militaire légitime selon Shatz.

De même, l'enlèvement du caporal Gilad Shalit à Gaza a déclenché une riposte militaire qui a causé des dommages directs aux civils palestiniens, faisant près de 1 200 morts. Ces exemples soulignent l'imbrication des cibles militaires et des populations civiles sur le théâtre du conflit. Ni l'histoire du conflit ni le discours américain et israélien n'ont jamais fait de ces distinctions une question d'importance, et le Hezbollah comme le Hamas demeurent des organisations terroristes, qu'ils ciblent des militaires ou des civils. L'intensité de la réponse n'est pas non plus vraiment différente – après tout, la « doctrine Dahiya » a été élaborée en réponse à la capture et à l'élimination de soldats israéliens par le Hezbollah.

La mise en œuvre de ma doctrine Dahiya est évidente à Gaza aujourd'hui. Israël a déclaré que toute attaque jugée significative entraînerait la destruction complète des infrastructures civiles et gouvernementales, y compris le bombardement de villages, de villes et de cités pour les ramener à « l'âge de pierre » par des destructions massives. En d'autres termes, toute forme de résistance, quelle qu'en soit la cible, fera l'objet d'une politique aérienne de terre brûlée.

Mais ce qui est le plus important dans tout cela, ce n'est pas tant la réponse militaire israélienne disproportionnée (qui reste la même lorsque les combattants attaquent des cibles « légitimes ») que l'évolution du style de guerre et de contre-insurrection d'Israël. Ces règles d'engagement militaire, principalement fixées par Israël, devraient constituer la toile de fond première de toute analyse du 7 octobre.

Au cours des deux dernières décennies, Israël s'est orienté vers une forme de guerre qui tente d'éliminer l'affrontement direct, en choisissant de maintenir ses soldats et son armée à distance en s'appuyant sur son monopole de puissance aérienne comme moyen d'action offensif. Israël a eu recours à cette stratégie lors de ses précédentes guerres à Gaza, ce qui a eu pour effet de préserver ses soldats tout en tuant des centaines de Palestiniens, pour la plupart civils. En 2021, Israël a même tenté de tromper les combattants palestiniens en annonçant une opération terrestre visant à cibler les tunnels souterrains et à éliminer de nombreux combattants palestiniens. Cette « opération métro » a échoué en partie à cause de l'incrédulité des Palestiniens qui ne croyaient pas qu'Israël entrerait réellement dans la bande de Gaza. Pendant des années, la dépendance à l'égard de la puissance aérienne et du renseignement a fait d'Israël une armée unidimensionnelle qui utilise essentiellement sa puissance aérienne pour des opérations de contre-insurrection, avec toutes ses limites opérationnelles et une efficacité limitée pour cibler les combattants, tout en causant des ravages dans les espaces civils palestiniens.

Israël a choisi de tuer sans risquer d'être tué. Cette stratégie a incité ses adversaires à développer des alternatives en réponse à la réticence apparente d'Israël pour des engagements terrestres – si vous ne venez pas à nous, nous viendrons à vous. La guerre, comme le suggère Clausewitz, est intrinsèquement dialectique et s'apparente à un « duel » dans lequel chaque partie utilise son expertise technique, sa détermination, sa structure organisationnelle, son commandement et son contrôle, ainsi que ses renseignements pour s'assurer un avantage. C'est ce qui s'est passé le 7 octobre ; il s'agissait bien d'une réponse palestinienne au statu quo tactique imposée par Israël.

Il est essentiel de comprendre que la résistance palestinienne dans la bande de Gaza a commencé à planifier cette opération en 2022, un an seulement après que « l'opération métro » d'Israël ait échoué. Les planificateurs militaires palestiniens ont tenu compte de plusieurs facteurs importants. L'un de ces paramètres étant la réticence récurrente d'Israël à s'engager directement à Gaza, mais il existait également des pressions politiques et sociales qui allaient dans le sens du 7 octobre. Notamment l'amélioration trop lente et très limitée des conditions de vie dans la bande de Gaza ainsi que l'absence d'une voie politique claire pour aller de l'avant. En d'autres termes, il s'agit bien du constat de l'épuisement des voies politiques, diplomatiques et juridiques.

De plus, les efforts délibérés d'Israël pour délégitimer l'AP en imposant des sanctions financières ont exacerbé la nécessité de recourir à des options militaires. La radicalisation des factions de droite israéliennes, ainsi que les tentatives des colons les plus extrémistes de modifier le statu quo à Jérusalem et l'expansion des colonies illégales en Cisjordanie, ont jeté de l'huile sur le feu. Et lorsque les Palestiniens se sont engagés dans des manifestations sans représenter une véritable menace lors de la Grande Marche du Retour, ils ont été confrontés à une réponse létale, disproportionnée, des centaines de manifestants ayant été victimes de tirs de snipers qui les ont handicapés à vie.

Shatz mentionne certaines de ces circonstances contextuelles sans vraiment en comprendre les implications. Ces circonstances mettent en évidence la volonté d'exiger des Palestiniens de demeurer non-violents étant donné le statut mondial d'Israël – un état apparemment capable de pratiquer la violence symbolique, structurelle et physique en toute impunité. Il y a quelques années, les États-Unis ont mis en garde la CPI contre toute poursuite pénale à l'encontre de dirigeants israéliens accusés de crimes de guerre. L'Europe n'a ni reconnu l'État de Palestine ni imposé des sanctions à Israël. Le monde a envoyé un message clair aux Palestiniens : il n'y aura pas de répit juridique, pas de soulagement politique, seulement un soutien limité à la non-violence et des condamnations occasionnelles quand et si Israël est perçu comme ayant commis des crimes. En fait, l'insistance de la communauté internationale sur la non-violence est elle-même une violence, car elle invite les Palestiniens à se coucher et à mourir.

La question de la mort des civils

On pourrait être généreux avec Shatz en supposant qu'il ne partage pas nécessairement cette injonction dogmatique contre la violence politique et que ses scrupules résident davantage dans le choix de la cible – les civils – et peut-être dans la manière dont ils ont été massacrés. Mais Shatz concède déjà trop au récit officiel israélien et, plus important encore, il ignore une autre série d'éléments contextuels dans la planification militaire du Déluge d'Al-Aqsa.

L'un de ces éléments concerne le caractère particulier de la société israélienne. Les différentes couches de la structure défensive d'Israël intègrent la proximité géographique de ses installations militaires et de ses colonies civiles, y compris la présence importante de forces de police, formées par l'armée, dans les zones civiles. La détention généralisée d'armes à feu, notamment dans les zones frontalières telles que l'enveloppe de Gaza, est également un élément important à prendre en compte dans toute planification militaire ou opération offensive.

Cette observation ne signifie pas pour autant que tous les Israéliens soient des militaires et donc des cibles légitimes. Elle joue cependant un rôle important en déterminant une démarche de prudence ou de précaution – que de nombreuses organisations militaires, qu'elles soient occidentales ou orientales, civilisées ou barbares, partagent dans la conduite de leurs opérations militaires. La politique de la terre brûlée d'Israël, qui comprend l'utilisation de sa puissance de feu à plusieurs niveaux dans ses manœuvres offensives, la création de « ceintures de feu » et la lenteur des mouvements pour éviter la mort de ses propres soldats, en dit long de ce point de vue.

Le discours israélien dominant soutient que l'attaque d'octobre n'avait pas d'objectif stratégique sous-jacent au-delà de la simple vengeance et de l'effusion de sang gratuite. Il semble parfois que, malgré lui, Shatz ait intériorisé ce récit. Une évaluation plus nuancée s'avère nécessaire.

Les informations disponibles permettent de supposer que l'opération du 7 Octobre avait trois objectifs tactiques principaux : capturer des soldats israéliens en échange de prisonniers, obtenir des informations ou des armes à partir des nombreuses bases militaires israéliennes et faire en sorte qu'aucune force policière ou militaire ne puisse facilement nettoyer et reprendre l'enveloppe de Gaza (ce qu'elle ferait probablement en négociant les otages qu'elle détient dans les colonies situées à l'intérieur de l'enveloppe de Gaza).

Les combattants se sont donc installés dans les colonies israéliennes pour tenter de retarder la reprise de l'enveloppe. Pour ce faire, ils se sont battus ou ont négocié pendant longtemps pour libérer les otages tout en empêchant les civils de s'opposer à la manœuvre en profondeur à l'intérieur du territoire israélien. Le problème est que de plus en plus d'éléments montrent qu'Israël n'était pas intéressé par la négociation sur les otages et qu'il a préféré reprendre l'enveloppe de Gaza en bombardant ses propres colonies, en tuant les combattants et en provoquant probablement la mort de ses propres civils.

Bien entendu, cela ne signifie pas que de nombreux combattants n'aient pas outrepassé leurs ordres ou que tous les combattants palestiniens aient agi à l'unisson, mais cela suggère que la stratégie militaire palestinienne visait à retarder et à différer le retour de l'armée d'occupation, tandis que la stratégie d'Israël se concentrait sur la récupération rapide et la reconquête du territoire. Et il est très peu probable que cette politique n'ait pas, au moins, exacerbé l'ampleur des pertes civiles. De nombreux témoignages de survivants israéliens indiquent que les unités militaires et policières israéliennes n'ont peut-être pas fait preuve de discernement lors des combats autour de l'enveloppe de Gaza. Ces éléments ont incité un groupe d'Israéliens à rédiger une lettre ouverte encourageant leurs concitoyens à exiger la vérité sur les événements du 7 octobre.

La principale différence entre les crimes commis par Israël contre les civils palestiniens et ceux commis par les Palestiniens provient donc d'un réseau médiatico-politique international qui légitime, clarifie et coordonne la logique qui sous-tend les actions militaires israéliennes. Cela confère à ces actions une apparence de respectabilité, même lorsque le raisonnement sous-jacent semble profondément discutable ou semble justifier le massacre à grande échelle de civils palestiniens à Gaza. En examinant la littérature de n'importe quel groupe de réflexion militaire occidental et israélien, il ressort à l'évidence que la guerre urbaine, notamment, est intrinsèquement complexe. Ces scénarios de combat impliquent souvent de nombreuses victimes civiles et peuvent nécessiter de frapper des installations civiles, y compris des hôpitaux, comme le soulignent certains documents de recherche. Israël s'en est souvent servi pour préparer le public international au massacre des Palestiniens. Ces justifications militaires sont ensuite diffusées dans les médias grand public, où elles sont souvent dissimulées dans des récits qui rendent les Palestiniens responsables des actions meurtrières systématiques d'Israël. Les porte-parole américains se font également l'écho de ces massacres en répétant le mantra selon lequel « la guerre entraîne la mort de civils » en Palestine, alors qu'ils s'offusquent des mêmes effets dans le contexte de la guerre de la Russie contre l'Ukraine.

Le Hamas peut ainsi rester barbare et Israël peut rester un allié « démocratique et libéral » des États-Unis. Dans le premier cas, il s'agit d'un acte irréfléchi de violence sauvage, tandis que dans le second, il s'agit de frappes calculées et méthodiques, une forme sanctifiée de violence. Cette dichotomie empêche de répondre à la question de savoir si la manœuvre offensive palestinienne du 7 octobre répondait à une logique militaire opérationnelle.

En refusant d'approfondir la logique militaire de l'offensive, Adam Shatz illustre l'aversion pour la confrontation avec la réalité de la violence et les logiques qui l'animent, aversion endémique chez certains intellectuels. Il ne s'agit pas seulement du refus de mettre ces sujets en lumière, mais de ce que ce refus signifie quant à la problématique du traitement de la rationalité de la violence palestinienne, en particulier dans un environnement qui la considère simplement comme barbare, détestable et moralement dégradée. C'est pourquoi l'essai de Shatz est d'autant plus surprenant : il tente de décoder la violence palestinienne, mentionne souvent une partie du contexte politique et social, mais revient à la pulsion instinctive de vengeance.

Ce qui est sans doute essentiel à tout jugement moral, c'est qu'il doit être rigoureusement soumis à des preuves, en particulier lorsqu'Israël refuse de partager une grande partie des preuves dont il dispose. Le Hamas a-t-il donné l'ordre de tuer des civils, ou bien le meurtre de civils a-t-il constitué un dépassement de la part des combattants ? Combien d'Israéliens ont été tués dans les échanges de tirs avec les combattants ? L'effort militaire israélien pour reprendre l'enveloppe de Gaza a-t-il pris en compte la présence de civils israéliens ? Ces questions sont importantes, non seulement parce qu'elles permettent d'y voir plus clair, mais aussi parce que la version officielle israélienne des événements a été utilisée pour justifier la campagne aérienne contre Gaza, comparable à celle qui a frappé Dresde, et le massacre des Palestiniens. Il ne s'agit pas d'une simple question éthique. Il s'agit de l'instrumentalisation du préjudice moral pour commettre des massacres.

L'examen de la logique militaire de l'attaque suggère également que l'analogie historique de Shatz, qui assimile les actions offensives palestiniennes à la bataille de Philippeville en Algérie française, n'est pas tout à fait exacte. L'objectif principal de la bataille de Philippeville était de cibler les civils, et supposer que c'était l'objectif principal du 7 octobre revient à ignorer les faits. Encore une fois, cela ne signifie pas que des civils n'ont pas été tués ni que les combattants palestiniens ne se sont pas engagés dans le meurtre pur et simple de civils, mais cela nous donne une idée de la façon dont leurs actions ont été reçues : Shatz semble avoir intériorisé la perception largement répandue selon laquelle les combattants palestiniens sont cruels, ce qui l'a incité à faire la comparaison avec Philippeville en premier lieu.

L'une des conséquences les plus importantes de la bataille de Philippeville a été de mettre fin aux perspectives d'un mouvement de « troisième voie » qui liait les Arabes algériens aux colons français. En Palestine, cette « troisième voie » a pris fin il y a deux décennies, devenant une coalition très faible soutenue par quelques organisations de défense des droits de l'homme et des voix minoritaires en Israël, sans réel impact politique. Rien ne le démontre mieux que l'absence totale de mention des Palestiniens lors du mouvement de protestation israélien contre la réforme judiciaire de la droite.

En outre, chaque guerre ou bataille est un événement unique dans sa propre conjoncture historique, et les analogies avec le passé en disent plus sur ceux qui les établissent qu'elles ne facilitent la lecture du présent.

Les retombées du 7 octobre

Shatz lui-même doit reconnaître que, après avoir été écartée pendant des années comme une question sans importance dans les centres de pouvoir, y compris la politique de non-engagement de Biden, la Palestine réapparaît sur la scène internationale comme une question urgente. De plus, la manière dont les alliances fonctionnent de nos jours accroît la probabilité d'un conflit régional et international, ainsi qu'un grave contrecoup économique qui pourrait empêcher l'économie mondiale de se remettre des pressions inflationnistes. Sans compter que la rhétorique de Biden pourrait réussir à lui aliéner nombre d'électeurs de moins de trente ans lors des prochaines élections.

M. Biden ignore peut-être qu'en ce qui concerne la Palestine, il n'y a pas de consensus sur une guerre longue et sanglante. Les Palestiniens ont construit un réseau de soutien qui comprend des organisations de la société civile, des mouvements politiques et diverses formes de luttes intersectionnelles aux États-Unis parmi les progressistes et la gauche – et même parfois la droite conservatrice. Ces coalitions commencent à créer un dissensus dans les pays occidentaux d'une manière qui n'existe pas pour le consensus occidental sur le soutien à l'Ukraine, par exemple.

Pourtant, tout ce que nous obtenons de Shatz à ce sujet, c'est un commentaire par courriel de la correspondance de Shatz avec l'universitaire palestinien Yezid Sayigh, qui a historiquement minimisé la lutte palestinienne et suggéré son incapacité à avoir un impact significatif sur le système international. Le courriel de Sayigh à Shatz fait état de ses craintes que les retombées du 7 octobre n'accélèrent les tendances fascistes, les comparant à Sarajevo en 1914 ou à la Nuit de Cristal en 1938. Il n'est pas question de savoir comment le fascisme se développe en Occident en premier lieu, ou peut-être encore plus critique, comment l'évolution quotidienne sous un gouvernement ouvertement fasciste dont le ministre des Finances a annoncé publiquement un « plan décisif » pour les Palestiniens qui équivaut à un nettoyage ethnique bien avant le 7 octobre – nous a amenés à ce point.

La contradiction flagrante dans l'essai de Shatz est évidente, mais il semble l'ignorer : on le voit lorsqu'il commence son essai en identifiant les objectifs politiques de l'offensive palestinienne, mais qu'il les réduit ensuite à de simples pathologies « vengeresses ». Il rejette des analogies historiques spécifiques, comme l'offensive du Têt au Vietnam, sans expliquer son raisonnement autrement que par son aversion pour la violence. Ces observations sont incongrues : soit les Palestiniens avaient des objectifs politiques et ont effectivement ouvert un espace politique auparavant fermé pendant des années, soit ils sont des acteurs irrationnels et barbares animés par une pulsion émotionnelle.

La planification méticuleuse, la « ruse » stratégique et le contournement réussi des défenses israéliennes sont autant d'indices d'une manœuvre délibérée (ce que Shatz admet lorsqu'il dénonce le caractère « effrayant » de la nature méthodique des excès des combattants). Le système d'alliance de la résistance palestinienne constitue un levier important, qui complique à la fois la réponse israélienne et la position américaine dans la région. En fait, une nouvelle perspective significative est que la réputation d'Israël en tant qu'acteur stratégique calculé, rationnel et compétent est questionnée. Le pays lutte pour redorer son image et dépend de plus en plus des ressources et de la puissance de l'OTAN, ce qui le place également dans une posture qui permettrait à son allié américain, qui ne partage pas exactement les mêmes intérêts s'agissant d'une escalade régionale, d'influencer ses décisions politiques. Pour l'instant, il semble qu'Israël n'ait pas identifié d'objectif spécifique autre que la « vengeance ». La visite de M. Blinken il y a quelques jours l'a confirmé lorsque le secrétaire d'État américain s'est rendu compte que M. Netanyahou n'avait pas de stratégie de sortie.

Enfin, pourquoi une attaque contre le nerf principal d'Israël – sa dissuasion et sa puissance militaire – ne conduirait-elle pas à une leçon d'humilité qui pourrait ouvrir d'autres voies pour une nouvelle solution politique ? Si de telles perspectives semblent lointaines dans le feu de l'action et des intentions génocidaires d'Israël, c'est la bataille réelle sur le terrain qui décidera de l'avenir. Shatz est particulièrement peu convaincant sur ce point, puisqu'il choisit déjà d'exclure les possibilités qui pourraient émerger des suites du 7 octobre.

En contournant leur utilité politique et leur logique militaire et en les confinant à une simple « vengeance », Shatz ignore le fait que toutes les guerres et les batailles, aussi horribles, sanglantes et tragiques soient-elles, peuvent en fin de compte créer un espace pour de nouvelles possibilités, éventuellement porteuses d'espoir. Il reste fidèle à une interprétation dystopique, ajoutant une tonalité plus sombre au destin de la Palestine et du monde. Peut-être a-t-il raison de dire qu'en fin de compte, tout le monde sera perdant et que le pays la métropole n'est pas disposé à déconstruire son organisation ethno-religieuse et nationale. L'essai de Shatz en est peut-être un signe. La volonté du maintien de la domination et de l'hégémonie pourra peut-être contribuer à la montée du fascisme en Occident. Mais ce courant de pensée ignore également le monde tel que les Palestiniens le vivent et le perçoivent – c'est-à-dire que tant que les Israéliens vivront dans la conviction de la pérennité de leur pouvoir, la volonté de changer la réalité des Palestiniens restera absente.

Même si la résistance palestinienne ne parvient pas à arracher une victoire relative dans cette bataille, l'alternative aurait été une mort lente.

Violence et Fanon

Ce serait faire preuve de légèreté que de ne pas mentionner la façon dont Shatz traite Fanon en ce qui concerne la violence palestinienne. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon fait remarquer que la violence des colonisés entraîne une forme de catharsis et de reconnaissance de soi – une « désintoxication », comme le souligne Shatz – dans laquelle la violence n'est pas seulement une brutalité pure, mais un rite de transformation qui nettoie les taches de l'asservissement. Cependant, Shatz s'empresse de souligner que Fanon ne se réjouissait pas nécessairement de cette perspective, étant donné le cauchemar imminent d'un avenir postcolonial où le libérateur devient l'oppresseur, et où les schémas de la hiérarchie coloniale sont recréés au sein de l'État postcolonial naissant. Shatz a raison de souligner le traitement nuancé par Fanon du rôle de la violence dans la décolonisation, qui met en garde contre les célébrations nihilistes de l'utilité psychologique de la violence, car cela risque d'occulter l'effet néfaste de la violence sur ceux qui l'exercent.

Mais même si Shatz le souligne à juste titre, il ne reste pas entièrement fidèle à la portée de l'œuvre de Fanon. Fanon n'a pas seulement mis en garde contre les mirages de la conscience nationale, il a également défendu un changement dialectique vers un horizon humaniste et socialiste plus large. Indépendamment de l'ombre portée de la violence, Fanon a finalement considéré la violence comme une nécessité dans les limites de l'oppression coloniale, et comme un outil stratégique et politique indispensable au démantèlement des structures coloniales. Shatz en est sans aucun doute conscient, mais il ne le traduit pas dans sa lecture de la situation très pénible des Palestiniens.

L'élément central du discours de Fanon sur la libération découle du fait qu'il était profondément enraciné dans un mouvement auquel il appartenait véritablement. Il n'était pas un observateur extérieur portant un jugement ou jetant l'opprobre sur les combattants qu'il côtoyait. Il s'agissait d'une critique interne capable d'identifier les potentiels et les pièges du mouvement anticolonial. Plus important encore, Fanon a également parié sur la capacité de la colonie non seulement à se libérer du colonialisme de peuplement, mais aussi à libérer la métropole d'elle-même. C'est là que réside son ultime imaginaire radical.

C'est le type d'engagement critique authentique avec la résistance palestinienne dont nous avons besoin. Il ne s'agit pas seulement de la position de la Palestine contre le nettoyage ethnique, ou de son propre combat pour récupérer la Palestine – il s'agit plutôt d'un mouvement de libération avec une résonance mondiale qui représente une lutte universelle. Alors que des personnalités comme Yezid Sayigh et Adam Shatz pensent que la violence du 7 octobre alimentera le fascisme, elle a aussi le potentiel d'ouvrir la voie à un horizon humain plus large. Les mouvements palestiniens, malgré leurs imperfections, requièrent plus qu'une simple critique négative, le retrait et les condamnations sévères des intellectuels masquent souvent des réserves profondes ou un rejet pur et simple de la lutte de libération palestinienne, quand il ne s'agit pas simplement de mépris.

Les Palestiniens devraient-ils simplement accepter le sort prédéterminé qui leur est réservé par les intellectuels occidentaux ? Si c'est le cas, ces intellectuels devraient avoir le courage de l'exprimer clairement. Si leur suggestion est l'anéantissement politique de la Palestine ou sa réduction en note de bas de page d'articles et de critiques savantes d'Israël, il faut le dire avec conviction.

Il est possible que la perception des événements du 7 Octobre ne soit qu'une expression de la nécrose intra-palestinienne et, davantage une indication de ce que les intellectuels souhaitent secrètement pour nous. Mais nous, en Palestine, nous voulons et nous nous battons pour un monde qui nous inclut, et un monde qui inclut tout le monde. Pleurez-nous si vous voulez, ou ne le faites pas. Condamnez-nous ou non. Comme si nous n'avions pas déjà entendu les cris de condamnation.

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Gaza. Pathologies de la vengeance

Comment penser ce qui s'est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l'histoire coloniale ? Comment sortir de l'impasse ? S'appuyant en particulier (…)

Comment penser ce qui s'est passé le 7 octobre 2023 et ses suites ? Comment mesurer le poids de l'histoire coloniale ? Comment sortir de l'impasse ? S'appuyant en particulier sur les écrits de Frantz Fanon, l'intellectuel Adam Shatz répond à ces questions dans une longue analyse.

Tiré d'Orient XXI.

Le 16 octobre, Sabrina Tavernise, animatrice d'un podcast du New York Times, The Daily, s'est entretenue avec deux Palestiniens dans la bande de Gaza. Elle a d'abord interrogé Abdallah Hasaneen, un habitant de Rafah, près de la frontière égyptienne, qui ne pouvait capter le signal que depuis son balcon :

  • Alors, dites-moi, Abdallah, nous parlions des frappes aériennes qui ont eu lieu depuis samedi dernier et puis, bien entendu, de l'attaque meurtrière du Hamas contre Israël. Comment interprétez-vous cette attaque ? Quelle est votre opinion ?

Abdallah Hasaneen lui répond :

  • On ne peut pas mettre des gens en prison, les priver de leurs droits fondamentaux et s'attendre à ce qu'ils ne réagissent pas. On ne peut pas déshumaniser les gens impunément... Je ne suis pas membre du Hamas et je n'ai jamais été un grand fan du Hamas... Mais ce qui se passe ici n'a rien à voir avec le Hamas.

Tavernise (un peu embarrassée) : « Mais alors ça a à voir avec quoi ? » Il lui explique :

  • C'est un nettoyage ethnique du peuple palestinien, ça concerne 2,3 millions de Palestiniens. C'est pour ça que la première chose qu'a faite Israël a été de couper l'eau, l'électricité et la nourriture. Le problème ce n'est pas le Hamas. Le problème c'est que nous avons commis l'erreur d'être nés Palestiniens.

Une tombe à ciel ouvert

La deuxième personne interviewée par Tavernise était une femme, Wafa Elsaka, récemment retournée à Gaza après avoir travaillé comme enseignante en Floride pendant 35 ans. Ce week-end-là, Elsaka avait abandonné son domicile familial après qu'Israël eut ordonné au 1,1 million d'habitants du nord de Gaza de quitter leurs domiciles et de se diriger vers le sud en prévision d'une invasion terrestre imminente. Des dizaines de Palestiniens périrent sous les bombes alors qu'ils empruntaient des itinéraires dont l'armée israélienne leur avait garanti qu'ils étaient sans danger. Elle déclare à la journaliste américaine :

  • Nous avons vécu 1948, et tout ce que nous demandons, c'est de pouvoir élever nos enfants en paix. Pourquoi faut-il que l'histoire se répète ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils veulent Gaza ? Que vont-ils faire de nous ? Qu'est-ce qu'ils vont faire de la population ? Je veux des réponses à ces questions, je veux en avoir le cœur net. Est-ce qu'ils veulent nous jeter à la mer ? Eh bien allez-y, faites-le, ne prolongez pas nous souffrances ! N'hésitez plus, faites-le... Avant, je disais que Gaza était une prison à ciel ouvert. Maintenant, je dis que c'est une tombe à ciel ouvert... Vous croyez que les gens ici sont vivants ? Ce sont tous des zombies.

Lorsque Tavernise a de nouveau interrogé Hasaneen le lendemain, elle lui a expliqué que toute sa famille s'était réfugiée dans la même pièce pour avoir au moins une chance de mourir ensemble.

Ces derniers jours, la situation à Gaza a atteint des extrêmes qui dépassent l'imagination, mais il n'y a là rien de vraiment nouveau. Dans un récit de 1956 intitulé « Lettre de Gaza », l'écrivain palestinien Ghassan Kanafani décrit son territoire comme « plus étouffant que l'esprit d'un dormeur en proie à un cauchemar effrayant, avec l'odeur singulière de ses rues étroites, l'odeur de la défaite et de la pauvreté ». Le héros de l'histoire, un enseignant qui a travaillé pendant des années au Koweït, rentre chez lui après un bombardement israélien. Il est accueilli par sa nièce et constate qu'elle a une jambe amputée : elle a été mutilée en essayant de protéger ses frères et sœurs de l'impact des bombes.

Pour Amira Hass, une journaliste israélienne qui a couvert Gaza pendant de nombreuses années, « Gaza incarne la contradiction centrale de l'État d'Israël — la démocratie pour certains, la dépossession pour les autres ; c'est notre nerf à vif ». Quand les Israéliens veulent maudire quelqu'un, ils ne l'envoient pas métaphoriquement « en enfer », mais « à Gaza ». Les autorités d'occupation l'ont toujours traitée comme une terre de frontière, plus semblable au Sud-Liban qu'à la Cisjordanie, et où elles appliquent des règles différentes, et beaucoup plus sévères.

Après l'occupation de Gaza en 1967, Ariel Sharon, alors responsable du commandement sud d'Israël, supervisa la « pacification » du territoire conquis, à savoir l'exécution sans procès de dizaines de Palestiniens (on ne sait pas exactement combien) soupçonnés d'avoir participé à la résistance, et la démolition de milliers de maisons. En 2005, le même Sharon présida au « désengagement » : Israël obligea huit mille colons à quitter la bande de Gaza, qui restait toutefois pour l'essentiel sous contrôle israélien.

Les motifs de l'opération « déluge d'Al-Aqsa »

Depuis la victoire électorale du Hamas en 2006, elle est soumise à un blocus que le gouvernement égyptien contribue à faire respecter. « Pourquoi ne pas abandonner cette terre de Gaza et fuir ? », se demandait le narrateur de Kanafani en 1956. Aujourd'hui, une telle réflexion serait une pure fantasmagorie. Les habitants de Gaza — il n'est pas exact de les appeler « Gazaouis », puisque les deux tiers d'entre eux sont des enfants et des petits-enfants de réfugiés d'autres régions de la Palestine — sont en réalité captifs d'un territoire qui a été amputé du reste de leur patrie. Ils ne pourraient le quitter que si les Israéliens leur ordonnaient de s'installer dans un « couloir humanitaire » quelque part dans le Sinaï, et si l'Égypte se soumettait aux pressions américaines et ouvrait la frontière.

Les motifs qui ont présidé à l'organisation de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa », comme le Hamas a baptisé son offensive, n'ont rien de très mystérieux : réaffirmer la primauté de la lutte palestinienne à un moment où elle semblait ne plus figurer à l'ordre du jour de la communauté internationale ; obtenir la libération des prisonniers politiques palestiniens ; faire échouer un rapprochement israélo-saoudien ; humilier encore davantage une Autorité palestinienne impuissante ; protester contre la vague de violence des colons de Cisjordanie ainsi que contre les incursions provocatrices de juifs religieux et de responsables israéliens dans la mosquée Al-Aqsa de Jérusalem ; et, surtout, faire comprendre aux Israéliens qu'ils ne sont pas invincibles, qu'il y a un prix à payer pour le maintien du statu quo à Gaza.

Cette opération a obtenu un succès éclatant : pour la première fois depuis 1948, ce sont des combattants palestiniens, et non des soldats israéliens, qui ont occupé des villes frontalières et terrorisé leurs habitants. Jamais Israël n'a eu aussi peu l'air d'un refuge inviolable pour le peuple juif. Comme le soulignait Mahmoud Muna, propriétaire d'une librairie à Jérusalem, l'impact de l'attaque du Hamas a été « comme si les cent dernières années avaient été condensées en une semaine ». Pourtant, cette rupture du statu quo, cette violente tentative d'établir une sorte de parité macabre avec la formidable machine de guerre d'Israël, a eu un coût, et il est énorme.

Les commandos du Hamas et du Djihad islamique, organisés en brigades d'environ 1 500 hommes, ont tué mille quatre cents personnes, dont 300 militaires et des femmes et des enfants. On ne sait toujours pas pourquoi le Hamas ne s'est pas contenté d'avoir atteint ses objectifs initiaux. La première phase de l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » était une guérilla classique — et légitime — contre une puissance occupante : les combattants ont franchi la frontière et la clôture qui encercle Gaza et ont attaqué des avant-postes militaires.

Les premières images de cet assaut, ainsi que les informations selon lesquelles ils avaient pénétré dans vingt agglomérations urbaines israéliennes, ont suscité une euphorie compréhensible chez les Palestiniens, tout comme la mort de centaines de soldats israéliens et la prise de pas moins de 250 otages. En Occident, il n'y a pas grand monde pour se souvenir que, lorsque les Palestiniens de Gaza ont manifesté à la frontière en 2018-2019 à l'occasion de ce qu'ils appelaient la « Grande Marche du retour », l'armée israélienne a massacré 223 manifestants. Mais les Palestiniens, eux, s'en souviennent, et le meurtre de protestataires non violents n'a fait que renforcer l'attrait de la lutte armée.

La deuxième phase de l'offensive du Hamas a toutefois été très différente. Rejoints par des habitants de Gaza, dont beaucoup quittaient leur ville pour la première fois de leur vie, les combattants du Hamas se sont livrés à une véritable orgie meurtrière. Ils ont transformé la rave party Tribe of Nova en bacchanale sanglante, un nouveau Bataclan. Ils ont traqué des familles dans leurs maisons, dans des kibboutz. Ils ont exécuté non seulement des juifs, mais aussi des Bédouins et des travailleurs immigrés (plusieurs de leurs victimes étaient des juifs bien connus pour leur travail de solidarité avec les Palestiniens, notamment Vivian Silver, une Israélo-Canadienne qui est aujourd'hui retenue en otage à Gaza). Comme l'a signalé Vincent Lemire dans Le Monde, « il faut du temps pour débusquer et tuer plus d'un millier de civils cachés dans les garages et les parkings ou réfugiés dans les chambres fortes [1] ». Le zèle et la patience des combattants du Hamas font froid dans le dos.

Les racines de la rage

Rien dans l'histoire de la résistance armée palestinienne à Israël n'approche l'ampleur de ce massacre — ni l'attentat commis par Septembre noir aux Jeux olympiques de Munich en 1972, ni le massacre de Maalot perpétré par le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) en 1974. [2] Plus d'Israéliens sont morts le 7 octobre que pendant les cinq années de la seconde Intifada.

Comment expliquer ce festival de tueries ? La rage alimentée par l'intensification de la répression israélienne y est certainement pour quelque chose. Depuis un an, plus de 200 Palestiniens ont été tués par l'armée et les colons israéliens, dont de nombreux mineurs. Mais cette rage a des racines bien plus profondes que les politiques du gouvernement de droite de Benyamin Nétanyahou. Ce qui s'est passé le 7 octobre n'est pas une explosion, mais une action méthodique d'extermination ; la diffusion très calculée de vidéos des meurtres sur les comptes des réseaux sociaux des victimes suggère que la vengeance était l'une des motivations des commandants du Hamas : Mohamed Deif, le chef de la branche militaire de l'organisation, a perdu sa femme et ses deux enfants lors d'une frappe aérienne en 2014.

On se souvient de l'observation de Frantz Fanon selon laquelle « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur ». Le 7 octobre, ce rêve s'est réalisé pour ceux qui ont franchi la frontière sud d'Israël : enfin les Israéliens allaient ressentir l'impuissance et la terreur qu'eux-mêmes avaient connues toute leur vie. Le spectacle de la jubilation palestinienne — et les démentis ultérieurs du Hamas concernant l'assassinat de civils — est troublant mais guère surprenant. « Dans le contexte colonial, écrit Fanon, le bien est tout simplement ce qui leur fait du mal. »

Ce qui a choqué les Israéliens presque autant que l'attaque elle-même, c'est que personne ne l'avait vue venir. Le gouvernement israélien avait été averti par les Égyptiens que la bande de Gaza était en état d'ébullition, mais Nétanyahou et ses collaborateurs croyaient avoir réussi à contenir le Hamas. Lorsque, récemment, les Israéliens ont déplacé un contingent militaire important de la frontière gazaouie vers la Cisjordanie, où les soldats étaient chargés de protéger les colons qui se livraient à des pogroms à Huwara et dans d'autres localités palestiniennes, ils pensaient ne pas avoir à s'inquiéter : Israël disposait des meilleurs systèmes de surveillance au monde et de vastes réseaux d'informateurs à l'intérieur de la bande de Gaza. La véritable menace, c'était l'Iran, pas les Palestiniens, qui n'avaient ni les capacités ni le savoir-faire pour organiser une attaque d'une quelconque importance.

Déjà à Philippeville en 1955

C'est cette arrogance et ce mépris raciste, nourris par des années d'occupation et d'apartheid, qui sont à l'origine de la « défaillance du renseignement » le 7 octobre. De nombreuses analogies ont été faites pour décrire l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » : Pearl Harbor (1941), l'offensive du Têt pendant la guerre du Vietnam (1968), l'attaque égyptienne d'octobre 1973, qui a déclenché la guerre du Kippour, et, bien entendu, le 11 septembre 2001. Mais la comparaison peut-être la plus pertinente est un épisode crucial et largement oublié de la guerre d'indépendance algérienne : le soulèvement de Philippeville en août 1955.

Encerclé par l'armée française, craignant de perdre du terrain au profit des politiciens musulmans réformistes favorables à un règlement négocié, le Front de libération nationale (FLN) lança alors une attaque féroce dans la ville portuaire de Philippeville et ses environs. Des paysans armés de grenades, de couteaux, de gourdins, de haches et de fourches massacrèrent — parfois en les éventrant – 123 personnes, principalement des Européens, mais aussi un certain nombre de musulmans. Pour les Français, ces violences étaient purement gratuites, mais dans l'esprit des auteurs de ces actes, il s'agissait de venger les massacres à Sétif, Guelma et Kherrata de dizaines de milliers de musulmans par l'armée française, appuyée par des milices de colons, après les émeutes indépendantistes de mai 1945.

En réponse aux évènements de Philippeville, le gouverneur général français, Jacques Soustelle, un libéral que la communauté européenne d'Algérie considérait comme beaucoup trop proche des Arabes et indigne de leur confiance, mena une campagne de répression où plus de dix mille Algériens trouvèrent la mort. Avec cette réaction disproportionnée, Soustelle était tombé dans le piège tendu par le FLN : la brutalité de l'armée française poussa les Algériens dans les bras des insurgés, de même que la riposte féroce d'Israël risque de renforcer le Hamas, au moins pour un temps, et ce même chez les Palestiniens de Gaza qui n'apprécient guère le régime autoritaire des islamistes. Soustelle lui-même admit qu'il avait alors contribué à « creuser entre les deux communautés un abîme où coule un fleuve de sang ».

C'est un abîme similaire qui s'est creusé à Gaza aujourd'hui. Déterminée à surmonter son humiliation par le Hamas, l'armée israélienne ne s'est pas comportée de manière différente — ni plus intelligente — que les Français en Algérie, les Britanniques au Kenya ou les Américains après le 11-Septembre. Le mépris d'Israël pour la vie des Palestiniens n'a jamais été aussi flagrant ni aussi impitoyable, et il est alimenté par une rhétorique au sujet de laquelle l'adjectif « génocidaire » n'a plus rien d'hyperbolique. Au cours des six premiers jours de frappes aériennes, Israël a largué plus de six mille bombes sur Gaza, et le nombre de personnes tuées par les bombardements, au 27 octobre, se monte déjà à 7 326. Ces atrocités ne sont pas des excès ou des « dommages collatéraux » : elles sont le fruit d'une volonté délibérée. Comme l'a dit le ministre israélien de la défense Yoav Gallant, « nous combattons des animaux humains et nous agirons en conséquence » (Fanon : « Le langage du colon, quand il parle du colonisé, est un langage zoologique. (…) Le colon, quand il veut bien décrire et trouver le mot juste, se réfère constamment au bestiaire. »)

Depuis l'attaque du Hamas, la rhétorique exterminatrice de l'extrême droite israélienne a atteint son paroxysme et se répand aussi chez les courants censément plus modérés. « Zéro Gazaoui », proclame ainsi un slogan israélien. Un membre du Likoud, le parti de Nétanyahou, a déclaré que l'objectif d'Israël devrait être « une Nakba qui éclipsera la Nakba de 1948 ». L'ancien premier ministre israélien Naftali Bennett s'est « lâché » devant un journaliste de la chaîne Sky News : « Sérieusement, vous allez continuer à me poser des questions sur les civils palestiniens ? Qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? (…) Nous combattons des nazis. »

La nazification de l'adversaire

La « nazification » des adversaires est une stratégie déjà ancienne qui sous-tend depuis longtemps les guerres et les politiques expansionnistes d'Israël. Lors de la guerre de 1982 contre l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Liban, Menahem Begin comparait Yasser Arafat à « Hitler dans son bunker ». Dans un discours prononcé en 2015, Benyamin Nétanyahou laissait entendre que les nazis se seraient contentés de déporter les juifs d'Europe plutôt que de les exterminer si le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin Al-Husseini, n'avait pas instillé l'idée de la « solution finale » dans l'esprit d'Hitler. En instrumentalisant effrontément la Shoah et en accusant les Palestiniens d'être des nazis pires que leurs prédécesseurs allemands, les dirigeants israéliens « bafouent la véritable signification de la tragédie juive », comme l'observait Isaac Deutscher au lendemain de la guerre de 1967. Sans compter que ces analogies contribuent à justifier une brutalisation encore plus grande du peuple palestinien.

Le sadisme de l'attaque du Hamas a facilité le travail à cette entreprise de nazification en ravivant la mémoire collective des pogroms et de la Shoah, transmise d'une génération à l'autre. Il est naturel que les juifs, tant en Israël que dans la diaspora, cherchent des explications à leurs souffrances dans l'histoire de la violence antisémite. Les traumatismes intergénérationnels sont tout aussi réels chez les Israéliens que chez les Palestiniens, et l'attaque du Hamas a affecté la partie la plus sensible de leur psyché : leur peur de l'anéantissement.

Mais la mémoire peut aussi nourrir l'aveuglement. Il y a longtemps que les juifs ont cessé d'être des parias impuissants, l'« Autre » intime de l'Occident. L'État qui prétend parler en leur nom possède l'une des armées les plus puissantes du monde — et le seul arsenal nucléaire de la région. Les atrocités du 7 octobre peuvent rappeler les pogroms de l'empire tsariste, mais Israël n'est pas la « zone de Résidence » [3].

Comme l'a observé l'historien Enzo Traverso, le peuple juif « occupe aujourd'hui une position tout à fait unique dans les mémoires du monde occidental. Ses souffrances sont mises en avant et font l'objet d'une protection légale, comme si les Juifs devaient toujours être soumis à des législations spéciales [4]. » Compte tenu de l'histoire des persécutions antisémites en Europe, ce souci occidental de protéger les vies juives est tout à fait compréhensible.

Mais ce que Traverso appelle la « religion civile » de la Shoah s'exerce de plus en plus au détriment de toute préoccupation pour les musulmans — et d'une reconnaissance véritable du problème de la Palestine. « Ce qui distingue Israël, les États-Unis et les autres démocraties lorsqu'il s'agit de faire face à des situations difficiles comme celle-ci, déclarait le 11 octobre 2023 le secrétaire d'État américain Antony Blinken, c'est notre respect du droit international et, le cas échéant, des lois de la guerre. » Et ce, au moment même où Israël honorait le droit international en rasant des quartiers de Gaza et en massacrant des familles entières, nous rappelant que, comme l'écrivait Aimé Césaire, « la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot ».

Les accueillir dans le Néguev ?

Dans les jours qui ont suivi l'attaque du Hamas, l'administration Biden a encouragé des politiques de transfert de population susceptibles de provoquer une nouvelle Nakba, comme par exemple le projet d'évacuation soi-disant « temporaire » de centaines de milliers de Palestiniens dans le Sinaï pour permettre à Israël de poursuivre son assaut contre le Hamas (le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a répondu que si Israël était vraiment intéressé par le bien-être des réfugiés de Gaza, il n'avait qu'à les accueillir dans le Néguev — soit du côté israélien de la frontière avec l'Égypte).

En renfort de son offensive militaire, Israël a reçu de nouvelles livraisons d'armes de Washington, qui a également envoyé deux porte-avions en Méditerranée orientale en guise d'avertissement aux principaux alliés régionaux du Hamas, l'Iran et le Hezbollah. Le 13 octobre, le département d'État américain a diffusé une note interne demandant à ses fonctionnaires de ne pas utiliser les termes et expressions « désescalade/cessez-le-feu », « fin de la violence/des effusions de sang » et « rétablissement du calme » : même les reproches les plus inoffensifs envers Israël ne sauraient être tolérés.

Quelques jours plus tard, une résolution du conseil de sécurité des Nations unies appelant à une « pause humanitaire » à Gaza s'est heurtée à un veto américain, comme on pouvait s'y attendre. Dans l'émission Face the Nation de la chaîne CBS, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, a défini le « succès » dans le cadre du conflit de Gaza comme « la sécurité à long terme de l'État juif et du peuple juif », sans aucune mention de celle du peuple palestinien — ni de son statut d'apatride permanent. Dans un lapsus extraordinaire, il a quasiment reconnu sans le vouloir le droit au retour des Palestiniens : « Lorsque des personnes doivent quitter leur foyer ou leur maison en raison d'un conflit, elles ont le droit d'y retourner, de récupérer ce foyer et cette maison. Et c'est la même chose dans cette situation. » Peut-être, mais c'est assez improbable, surtout si le Hezbollah abandonne sa prudence et se joint à la bataille, un scénario qu'une offensive terrestre israélienne rend beaucoup plus plausible. Le soutien des États-Unis à l'escalade fait peut-être sens au niveau électoral pour Joe Biden, mais risque de provoquer une guerre régionale.

Jusqu'au bombardement dévastateur de l'hôpital Al-Ahli Arabi le 17 octobre – que Nétanyahou a immédiatement imputé aux « terroristes barbares de Gaza » —, les articles de la presse américaine étaient pratiquement des copies conformes des communiqués de l'armée israélienne. Les fissures dans le consensus pro-israélien qui avaient commencé à accorder une place à la réalité palestinienne et à des mots comme « occupation » ou « apartheid » ont disparu du jour au lendemain, témoignant sans doute de la fragilité de ces minces victoires rhétoriques. Le New York Times signait un éditorial affirmant que l'attaque du Hamas ne répondait à aucune « provocation immédiate » de la part d'Israël, et publiait également un portrait élogieux d'un général israélien à la retraite qui « s'était saisi de son pistolet pour se confronter au Hamas » et conseillait à l'armée de « tout raser » à Gaza (une fois de plus, la couverture de l'extraordinaire quotidien israélien Haaretz a montré par comparaison la lâcheté des médias américains en attribuant la responsabilité du conflit au « gouvernement annexionniste et expropriateur » de Nétanyahou).

Un niveau d'islamophonie inégalé

Les trois présentateurs musulmans de MSNBC ont dû momentanément quitter l'antenne, apparemment pour ne pas heurter les sensibilités israéliennes. Rashida Tlaib, une parlementaire américano-palestinienne de Detroit a été accusée de diriger une « faction pro-Hamas » à la Chambre des représentants en raison de ses critiques à l'encontre de l'armée israélienne. Des crimes haineux ont été perpétrés contre des musulmans américains, alimentés entre autres par un torrent d'islamophobie d'un niveau jamais vu depuis le 11-Septembre et la « guerre contre le terrorisme ». Une des premières victimes en fut un petit garçon palestinien de 6 ans, Wadea Al-Fayoume, assassiné à Chicago par le propriétaire du logement de sa famille, apparemment en représailles au 7 octobre.

En Europe, les expressions de soutien aux Palestiniens sont devenues pratiquement taboues et, dans certains cas, elles ont été criminalisées. La romancière palestinienne Adania Shibli a ainsi appris l'annulation de la cérémonie de remise de prix pour son roman Un détail mineur à la Foire du livre de Francfort. Son livre s'appuie sur l'histoire vraie d'une jeune bédouine palestinienne violée et tuée par des soldats israéliens en 1949. La France a interdit les manifestations propalestiniennes et la police française a utilisé des canons à eau pour disperser un rassemblement de soutien à Gaza sur la place de la République à Paris. La ministre britannique de l'intérieur, Suella Braverman, a proposé d'interdire de brandir le drapeau palestinien. Le chancelier allemand Olaf Scholz a déclaré que la « responsabilité assumée par l'Allemagne du fait de la Shoah » l'obligeait à « défendre l'existence et la sécurité de l'État d'Israël » et a imputé toutes les souffrances de Gaza au Hamas.

Dominique de Villepin, ancien premier ministre français, a été l'un des rares responsables occidentaux à exprimer son horreur face à ce qui se passe sur place. Sur France Inter, le 12 octobre, il s'est insurgé contre l'« amnésie » de l'Occident concernant la Palestine, un « oubli » qui a permis aux Européens de croire que les accords économiques et le commerce d'armements entre Israël et ses nouveaux amis arabes du Golfe feraient disparaître la question palestinienne de la surface de la terre. Le 14 octobre, Ione Belarra, la ministre espagnole des droits sociaux et membre du parti de gauche Podemos, est allée encore plus loin, accusant Israël de mettre en œuvre une punition collective à caractère génocidaire et a appelé à juger Nétanyahou pour crimes de guerre.

Mais les voix de Tlaib, de de Villepin et de Belarra sont complètement submergées par celles des politiciens et des experts occidentaux alignés sur Israël qui représente le camp de la « civilisation » dans ce conflit et exerce son « droit de se défendre » contre la barbarie des Arabes. Les propos sur l'occupation et sur les racines du conflit sont de plus en plus fréquemment taxés d'antisémitisme.

Les « amis d'Israël » parmi les juifs peuvent considérer cette situation comme un triomphe. Mais, comme le souligne Enzo Traverso, « le passage de la stigmatisation à la valorisation de la judéité », et le fait qu'elle entraîne un soutien inconditionnel de l'Occident à Israël et une préoccupation unilatérale pour les souffrances des juifs plutôt que pour celles des musulmans palestiniens, « favorise (…) un positionnement des juifs dans les structures de domination ». Pire encore, l'abandon de toute neutralité face au comportement d'Israël expose les juifs de la diaspora à un risque croissant de violence antisémite, qu'elle soit le fait de groupes djihadistes ou de « loups solitaires ». La censure des voix palestiniennes au nom de la sécurité du peuple juif, loin de protéger ce dernier, ne fera qu'intensifier son insécurité.

Les errements d'une certaine gauche

La partialité systématique des médias occidentaux trouve un écho dans la réaction symétrique du monde arabe et d'une bonne partie des pays du Sud, où le soutien de l'Occident à la résistance de l'Ukraine contre l'agression russe, alors qu'il refuse de reconnaître l'agression d'Israël contre les Palestiniens sous occupation, a déjà suscité des accusations d'hypocrisie (une division qui rappelle les fractures de 1956, lorsque les peuples des « pays en voie de développement » étaient solidaires de la lutte de l'Algérie pour l'autodétermination, tandis que les pays occidentaux soutenaient la résistance de la Hongrie à l'invasion soviétique). Dans les nations qui se sont battues pour en finir avec le colonialisme, la domination blanche et l'apartheid, la lutte palestinienne pour l'indépendance et les conditions d'asymétrie obscène dans laquelle elle se déroule touchent une corde sensible.

Par ailleurs, il faut compter avec les admirateurs du Hamas au sein de la gauche dite « décoloniale », dont beaucoup ont fait carrière dans des universités occidentales. Certains d'entre eux — notamment le Parti des Indigènes de la République en France, qui a salué sans réserve l'opération « Déluge d'Al-Aqsa » — semblent presque exaltés par la violence du Hamas, qu'ils décrivent comme une forme de justice anticoloniale faisant écho aux thèses de Fanon dans le premier chapitre fort controversé des Damnés de la terre, intitulé « De la violence ». Dans un message sur Twitter, la journaliste américano-somali Najma Sharif affirmait sur un ton ironique : « C'est quoi la décolonisation, à votre avis ? Une ambiance cool ? Des articles académiques ? Des essais ? Bande de losers. » Bref, le refrain des groupies du « Déluge d'Al-Aqsa » pourrait être : « La décolonisation n'est pas une métaphore ». D'autres ont suggéré que les jeunes participants du festival Tribe of Nova méritaient leur sort pour avoir eu l'audace d'organiser un tel événement à quelques kilomètres de la frontière de Gaza.

Il est évident que Fanon prônait la lutte armée contre le colonialisme, mais il qualifiait le recours à la violence par les colonisés de processus de « désintoxication » (« Au niveau des individus, la violence désintoxique. »), un terme souvent traduit de façon erronée en anglais par cleansing (« purification »). Sa conception des formes les plus meurtrières de la violence anticoloniale était celle d'un psychiatre diagnostiquant une pathologie de vengeance engendrée par l'oppression coloniale, pas une prescription. Il était naturel, écrivait-il, qu'un peuple « à qui l'on n'a jamais cessé de dire qu'il ne comprenait que le langage de la force, décide de s'exprimer par la force ». Évoquant l'expérience phénoménologique des combattants anticolonialistes, il observait qu'au stade initial de la révolte, « pour le colonisé, la vie ne peut surgir qu'à partir du cadavre en décomposition du colon ».

Ce que Fanon a vraiment dit

Mais Fanon a également décrit avec une éloquence poignante les effets des traumatismes de la guerre — y compris les traumatismes subis par les insurgés anticolonialistes ayant massacré des civils. Dans un passage que peu de ses admirateurs d'aujourd'hui se risquent à citer, il mettait ainsi en garde ses lecteurs :

  • Le racisme, la haine, le ressentiment, « le désir légitime de vengeance » ne peuvent alimenter une guerre de libération. Ces éclairs dans la conscience qui jettent le corps dans des chemins tumultueux, qui le lancent dans un onirisme quasi pathologique où la face de l'autre m'invite au vertige, où mon sang appelle le sang de l'autre, où ma mort par simple inertie appelle la mort de l'autre, cette grande passion des premières heures se disloque si elle entend se nourrir de sa propre substance. Il est vrai que les interminables exactions des forces colonialistes réintroduisent les éléments émotionnels dans la lutte, donnent au militant de nouveaux motifs de haine, de nouvelles raisons de partir à la recherche du « colon à abattre ». Mais le dirigeant se rend compte jour après jour que la haine ne saurait constituer un programme.

Pour organiser un mouvement efficace, Fanon estimait que les protagonistes de la lutte anticoloniale devaient surmonter la tentation de la vengeance primordiale et développer ce que Martin Luther King, citant le théologien Reinhold Niebuhr, appelait une « discipline spirituelle contre le ressentiment ». Conformément à cette perspective, sa conception de la décolonisation algérienne accordait une place non seulement aux musulmans luttant pour s'émanciper du joug colonial, mais aussi aux membres de la minorité européenne et aux juifs algériens (eux-mêmes jadis une communauté « indigène ») pour autant qu'ils se joignent à la lutte pour la libération.

Dans L'An V de la révolution algérienne, Fanon rendait un hommage éloquent aux non-musulmans d'Algérie qui, aux côtés de leurs camarades professant l'islam, imaginaient un avenir dans lequel l'identité et la citoyenneté algériennes seraient définies par des idéaux communs, et non par l'appartenance ethnique ou la foi. L'éclipse de cette vision sous les effets conjoints de la violence française et du nationalisme islamique autoritaire du FLN est une tragédie dont l'Algérie ne s'est pas encore remise. C'est la même vision qui était défendue par des intellectuels tels qu'Edward Said et par un contingent certes minoritaire mais influent de représentants des gauches palestinienne et israélienne, et sa destruction n'a pas été moins dommageable pour le peuple d'Israël-Palestine.

Récemment, l'historien palestinien Yezid Sayigh m'écrivait :

  • Ce qui me terrifie, c'est que nous nous trouvons à un point d'inflexion de l'histoire mondiale. Nous avions déjà assisté à une accumulation de profondes mutations en cours depuis au moins deux décennies, lesquelles ont donné naissance à des mouvements (et des gouvernements) de droite, voire fascistes. De mon point de vue, le massacre de civils par le Hamas est un peu l'équivalent de Sarajevo en 1914, ou peut-être de la Nuit de cristal en 19385 en ce qu'il déclenche ou accélère des mouvements de fond beaucoup plus amples. À un niveau plus circonscrit, je suis furieux contre le Hamas, qui a pratiquement effacé tout ce pour quoi nous nous sommes battus pendant des décennies, et je suis sidéré par les gens qui ne sont pas capables de distinguer critiquement opposition à l'occupation israélienne et crimes de guerre, et qui ferment les yeux sur ce que le Hamas a fait dans les kibboutzim du sud d'Israël. C'est de « l'ethno-tribalisme ».

Le culte de la force

Les fantasmes ethno-tribalistes de la gauche décoloniale, avec ses invocations rituelles de Fanon et son exaltation des guérilleros en parapente du Hamas, sont en effet pervers. Comme l'écrivait l'écrivain palestinien Karim Kattan dans un essai émouvant publié par le journal Le Monde [5], il semble être devenu impossible à certains amis autoproclamés de la Palestine de dire tout à la fois que « les massacres comme ceux qui ont eu lieu à la rave party du festival Tribe of Nova sont une horreur indigne » et qu'« Israël est une puissance coloniale féroce, coupable de crimes contre l'humanité ». Dans une ère de défaite et de démobilisation, où les voix les plus extrémistes sont amplifiées par les réseaux sociaux, le culte de la force semble s'être imposé dans certains secteurs de la gauche, court-circuitant toute forme d'empathie pour les civils israéliens.

Mais le culte de la force d'une certaine gauche radicale est moins dangereux, parce que largement dénué de conséquences, que celui d'Israël et de ses partisans, à commencer par l'administration Biden. Pour Nétanyahou, la guerre est une lutte pour la survie, la sienne comme celle d'Israël. Jusqu'ici, il a généralement préféré les manœuvres tactiques et évité les offensives militaires de grande envergure. Si Israël a mené sous son égide plusieurs assauts contre Gaza, l'actuel premier ministre est aussi un des principaux architectes de l'entente avec le Hamas, une position qu'il a justifiée en 2019, lors d'une réunion des membres du Likoud au Parlement, au cours de laquelle il a déclaré que « quiconque veut contrecarrer la création d'un État palestinien doit soutenir le Hamas et lui transférer de l'argent ».

Nétanyahou a compris que tant que les islamistes seraient au pouvoir à Gaza, il n'y aurait pas de négociations sur la création d'un État palestinien. L'offensive du 7 octobre n'a pas seulement fait échouer son pari sur la viabilité du fragile équilibre entre Israël et Gaza ; elle s'est produite à un moment où il devait simultanément faire face à des accusations de corruption et à un mouvement de protestation déclenché par son projet de mise sous tutelle du système judiciaire et de remodelage du système politique israélien à l'image de la Hongrie de Viktor Orbán. Dans un effort désespéré de faire oublier ces revers, il s'est lancé dans cette guerre en la présentant comme une « lutte entre les enfants de la lumière et les enfants des ténèbres, entre l'humanité et la loi de la jungle ».

Les colons fascistes israéliens - représentés dans son cabinet par Bezalel Smotrich et Itamar Ben-Gvir, tous deux partisans déclarés du nettoyage ethnique — ont tué nombre de Palestiniens en Cisjordanie depuis l'attaque du Hamas (si l'on inclut les victimes de l'armée, le bilan s'élève à près de cent-vingt morts [au 29 octobre]). Les citoyens arabes d'Israël craignent de devoir revivre le genre d'attaques qu'ils ont subies de la part de bandes d'émeutiers juifs en mai 2021, lors des mobilisations connues sous le nom d' « Intifada de l'unité ». Quant aux habitants de Gaza, ils sont non seulement contraints de payer pour les actions du Hamas, mais aussi, une fois de plus, pour les crimes d'Hitler. Et l'impératif d'invoquer la Shoah est devenu le véritable « dôme de fer » idéologique d'Israël, son bouclier contre toute critique de ses actions.

Quel est l'objectif ultime de Nétanyahou ? Éliminer le Hamas ? C'est tout simplement impossible. Malgré tous les efforts d'Israël pour dépeindre cette organisation comme la branche palestinienne de l'État islamique, et en dépit de son caractère indéniablement violent et réactionnaire, le Hamas est un mouvement nationaliste islamique, pas une secte nihiliste. Il fait partie du paysage politique palestinien et se nourrit du désespoir engendré par l'occupation. Il ne peut donc être simplement liquidé, pas plus que les zélotes fascistes du cabinet de Nétanyahou (ou d'ailleurs les terroristes de l'Irgoun, qui, après avoir commis des attentats à la bombe et des massacres dans les années 1940, ont intégré dans les décennies suivantes l'establishment politique israélien) [6]. L'assassinat de dirigeants du Hamas tels que le cheikh Ahmed Yassine ou Abdel Aziz Al-Rantissi, tous deux éliminés en 2004, n'a en rien entravé l'influence croissante de cette organisation et l'a même favorisée.

Benyamin Nétanyahou croit-il qu'il peut forcer les Palestiniens à rendre les armes ou à renoncer à leur aspiration à un État en les soumettant à coups de bombes ? Cela a déjà été tenté, et plus d'une fois ; le résultat invariable a été l'émergence d'une nouvelle génération de militants palestiniens encore plus révoltés. Israël n'est certes pas un tigre de papier, comme l'ont conclu imprudemment au lendemain du 7 octobre certains dirigeants du Hamas, tout à la joie d'avoir pu exterminer les soldats israéliens surpris dans leur sommeil. Mais Israël est de plus en plus incapable de changer de cap : sa classe politique manque de l'imagination et de la créativité nécessaires à la poursuite d'un accord durable, sans parler du sens de la justice et de la dignité de l'autre.

Juifs israéliens et arabes palestiniens sont « coincés »

Une administration américaine responsable, moins sensible aux préoccupations électorales et moins prisonnière de l'establishment pro-israélien, aurait pu profiter de la crise actuelle pour exhorter Israël à réexaminer non seulement sa doctrine en matière de sécurité, mais aussi ses politiques envers la seule population du monde arabe avec laquelle l'État israélien n'a manifesté aucun intérêt à l'idée d'une paix véritable, à savoir les Palestiniens. En lieu de quoi Biden et Blinken se sont fait l'écho des clichés israéliens sur la « lutte contre le Mal » en passant commodément sous silence la responsabilité d'Israël dans l'impasse politique dans laquelle il se trouve. La crédibilité de Washington dans la région, qui n'a jamais été très forte, est désormais encore plus faible que sous l'administration Trump.

Le 18 octobre, Joshua Paul, qui fut pendant plus de onze ans à la tête des relations publiques et des rapport avec le Congrès américain pour le Bureau des affaires politico-militaires du département d'État, a démissionné de son poste en signe de protestation contre les livraisons d'armes des Etats-Unis à Israël. Dans sa lettre de démission, il écrivait qu'une attitude de « soutien aveugle à l'une des parties » a entraîné des politiques « à courte vue, destructrices, injustes, et contradictoires avec les valeurs mêmes que nous défendons publiquement ». Il n'est pas étonnant que les Émirats arabes unis aient été le seul État de la région à critiquer l'opération « Déluge d'Al-Aqsa ». L'hypocrisie américaine — et la cruauté de la riposte israélienne — ont rendu cette critique impossible.

La vérité incontournable, c'est qu'Israël ne peut pas plus étouffer la résistance palestinienne par la violence que les Palestiniens ne peuvent vaincre dans une guerre de libération de type algérien : juifs israéliens et Arabes palestiniens sont « coincés » dans une relation inextricable — à moins qu'Israël, de loin le plus fort des deux adversaires, ne pousse les Palestiniens à l'exil pour de bon. La seule chose qui puisse sauver les peuples d'Israël et de Palestine et empêcher une nouvelle Nakba — laquelle est devenue une possibilité réelle, alors qu'une nouvelle Shoah n'est qu'une hallucination d'origine traumatique — est une solution politique qui accorde aux deux peuples un égal droit de citoyenneté et leur permette de vivre en paix et en liberté, que ce soit dans un unique État démocratique, dans deux États ou dans une fédération. Tant que la quête de cette solution sera refoulée, la dégradation continue de la situation est pratiquement garantie, et avec elle la certitude d'une catastrophe encore plus terrible.

Adam Shatz

• Article paru initialement dans la London Review of Books, vol. 45, n° 20, 19 octobre 2023. Traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry.

• Adam Shatz est éditeur pour les États-Unis de la London Review of Books. Sa biographie de Frantz Fanon, Frantz Fanon, une vie en révolutions, sera publiée par les éditions La Découverte en mars 2024.

Notes

[1] « Depuis l'attaque du Hamas contre Israël, nous sommes entrés dans une période obscure qu'il est encore impossible de nommer », Le Monde, 14 octobre 2023.

[2] NDLR : le 15 mai 1974, une centaine d'élèves furent pris en otage dans une école de la ville Maalot lors d'une attaque menée par des militants du FDLP. Au total, 22 écoliers et trois enseignants furent assassinés par leurs ravisseurs, ainsi qu'un couple et leur enfant de 4 ans.

[3] NDLR : région occidentale de l'empire russe où les juifs furent cantonnés par les autorités tsaristes à partir de la fin du XVIIIe siècle et jusqu'à la révolution de février 1917. Ils n'avaient pas le droit de quitter le territoire sauf sur dérogation spéciale

[4] Les citations d'Enzo Traverso sont tirées de La fin de la modernité juive, La Découverte, 2016.

[5] « Dans la tourmente qui ne fait que commencer, nous devons faire preuve de cœur et de hauteur d'esprit », Le Monde, 11 octobre 2023.

[6] NDLR : d'inspiration révisionniste, cette milice sioniste clandestine fut créée en 1931. Elle organisa notamment l'attentat contre l'hôtel King David de Jérusalem, le 22 juillet 1946, qui fit 91 morts. La milice formera par la suite l'ossature du parti de droite Herout, futur Likoud.

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Hong Kong : en marge du procès des démocrates, les disparitions continuent en Chine

19 décembre 2023, par Pierre-Antoine Donnet — , ,
Vient de s'achever à Hong Kong le « procès des 47 », ces activistes pro-démocratie embastillés pour avoir « conspiré en vue de renverser le pouvoir ». Verdict attendu au (…)

Vient de s'achever à Hong Kong le « procès des 47 », ces activistes pro-démocratie embastillés pour avoir « conspiré en vue de renverser le pouvoir ». Verdict attendu au printemps prochain. Au même moment, les disparitions continuent en Chine. Derniers exemples en date, une journaliste du South China Morning Post et deux militantes féministes chinoises dont les proches sont sans nouvelles.

Tiré de Asialyst
9 décembre 2023

Par Pierre-Antoine Donnet

Un manifestant se tient derrière de faux barreaux de prison avec les photos des 47 figures du camp pro-democraie en procès pour "tentative de renverser le gouvernement", à Hong Kong en mai 2021. (Source : Guardian)

C'est presque devenu une scène de vie ordinaire dans cette ancienne colonie britannique totalement mise sous cloche depuis l'imposition par Pékin de la Loi sur la sécurité nationale » en juin 2020. Les audiences au cours desquelles ont comparu les 47 prévenus se sont déroulées dans une apparente indifférence générale. Or ce procès a rassemblé la quasi-totalité des figures de proue du camps pro-démocratie, accusées d'avoir participé à une primaire de l'opposition organisée en juillet 2020. Désormais, ils attendront leur verdict d'ici trois ou quatre mois. Les accusés risquent une peine allant jusqu'à la prison à vie. La Loi sur la sécurité nationale punit les coupables de « sédition », « intelligence avec une puissance étrangère » et d'autres motifs dont la définition est suffisamment vague pour jeter en prison celles et ceux qui manifestent leur opposition à l'emprise de Pékin sur cette ville de 7,5 millions d'âmes.

Pékin avait imposé cette loi en 2020 à la suite de manifestations de rue monstres rassemblant jusqu'à deux millions d'habitants de Hong Kong pour exprimer leur rejet de la mainmise du régime communiste chinois sur la vie quotidienne de la population. Or celle-ci s'était vue promettre par l'ancien président chinois Deng Xiaoping cinquante années de libertés publiques inchangées en vertu du principe « Un pays, deux systèmes ». Un concept qu'il avait inventé en échange de la rétrocession de la cité à la Chine par les autorités britanniques en 1997.

Les accusés, parmi lesquels figurent des parlementaires démocratiquement élus comme Claudia Mo, une ancienne journaliste de l'Agence France-Presse, et des universitaires, forment un échantillon représentatif de l'opposition dans cette ex-colonie britannique, qui a été méthodiquement écrasée depuis que la Chine depuis l'adoption de cette loi. L'affaire, qui traîne depuis que les autorités ont lancé leurs accusations il y a plus de mille jours, est attentivement scrutée, les observateurs y voyant un indicateur de l'atmosphère politique locale devenue étouffante.

« Moyen illégal »

Les 47 personnes poursuivies sont inculpées de « complot en vue de subvertir le pouvoir de l'État » pour avoir organisé et soutenu en juillet 2020 des élections primaires non officielles, auxquelles elles ont participé, afin de présélectionner des candidats pro-démocratie en vue des élections législatives. L'accusation a déclaré qu'elles avaient eu l'intention d'obtenir la majorité au parlement en faisant élire les vainqueurs de ces primaires dans le but de contraindre le gouvernement à répondre aux requêtes des manifestants en menaçant de mettre sans discernement un veto à l'approbation du budget annuel.

Les débats finaux ont en particulier porté sur la question de savoir si le fait d'user d'un tel veto concernant le budget était une prérogative figurant dans la Loi fondamentale – la mini-Constitution de Hong Kong – ou un « moyen illégal » de contribuer à ce que les autorités ont qualifié de complot subversif. « Nous parlons de quelqu'un qui fait quelque chose en violation des principes essentiels » de la Loi fondamentale, a lancé le procureur principal Jonathan Man devant le tribunal.

Le parquet a soutenu que pour être jugés « illégaux » les moyens employés ne devaient pas nécessairement être violents, tandis que les avocats de la défense ont estimé qu'ils devaient, pour être qualifiés ainsi, impliquer une « coercition physique » ou des « actes criminels ». L'avocat de la défense Kevin Chan a affirmé que l'accusation ne disposait d'aucun texte pour étayer sa définition du terme « illégal ». La plupart des membres de ce groupe sont emprisonnés depuis près de trois ans. Ils ont été inculpés début 2021 et 31 d'entre eux ont plaidé coupable.

Le procès, qui a au total duré 118 jours, s'est déroulé sans jury – une rupture majeure par rapport à une tradition vieille de 178 ans à Hong Kong – pour empêcher « l'implication d'éléments étrangers ». Le tribunal est présidé par trois juges de haut rang tous choisis par le gouvernement.

« Je ne voulais pas risquer d'être arrêtée de nouveau »

L'une des activistes les plus connue à Hong Kong, Agnes Chow, a quant à elle choisi de fuir la ville. Emprisonnée en 2020 pour avoir pris part aux manifestations, elle avait été libérée sous caution en 2021 mais son passeport avait été confisqué. Toujours sous le coup d'une enquête, la jeune femme avait bénéficié d'un programme universitaire au Canada début 2023. En septembre, son passeport lui avait été rendu. Aujourd'hui âgée de 27 ans, cette icône de la contestation à Hong Kong vit désormais à Toronto. Elle a raconté sur Instagram ces mois de surveillance constante et comment elle a été contrainte, pour récupérer ce passeport, de rédiger une lettre d'auto-critique ainsi que de déclarer en public devant des photographes à Shenzhen sa « gratitude » à la police et son admiration pour le « développement de la grande mère-patrie ».

Confiant son angoisse permanente et sa dépression vécues jusqu'à son départ au Canada, elle explique à la BBC avoir pris la décision de ne jamais plus retourner à Hong Kong contrairement à l'engagement pris de revenir : « Je ne veux plus être forcée de faire des choses contraires à ma volonté. Mon corps et mon esprit s'effondreraient. [Hong Kong est maintenant] un endroit plongé dans la peur. Comment pourrais-je vivre encore 10, 20 ou 30 ans sous un tel contrôle. » Et de justifier ainsi sa décision de partir : « J'ai pris la décision au dernier moment car je ne voulais pas risquer d'être arrêtée à nouveau. Je ne voulais pas être envoyée en Chine une nouvelle fois. Je veux que le monde entende [mon témoignage] sur la façon avec laquelle la police de Hong Kong abuse de sa puissance. Je pense qu'il n'y a plus de mouvement pro-démocratie, il a été écrasé par la police. Il n'y a plus aucune place pour quiconque pour dire ou faire quoi que ce soit. »

Après le départ d'Agnes Chow pour l'exil et sa décision de ne pas revenir, le chef de l'exécutif hongkongais John Lee a condamné son initiative : « Les fugitifs seront poursuivis pendant toute leur vie jusqu'à ce qu'ils se rendent. » Il a traité la jeune femme de « menteuse » et « d'hypocrite ». Agnes Chow est sous le coup d'une enquête pour « collusion avec des puissances étrangères ». Ces « forces étrangères » essaient encore d'infiltrer Hong Kong, a renchéri John Lee.

« Activités subversives » des féministes

La répression en Chine a également pris pour cible les mouvements féministes. L'un des nombreux exemples est celui d'une journaliste chinoise, Huang Xueqin, qui était devenue l'une des principales activistes du mouvement #MeToo chinois. Arrêtée en 2021, elle avait ensuite disparu jusqu'à l'ouverture de son procès à huis clos en octobre dernier.

Son amie Wang Jianbing avait subi le même sort, arrêtée en septembre 2021 puis accusée d'activités « subversives ». Son sort est depuis inconnu. Les deux jeunes femmes avaient disparu alors qu'elles s'apprêtaient à monter ensemble dans un avion pour le Royaume-Uni où elles avaient obtenu une bourse d'études du gouvernement britannique. « Ce cas est exemplaire de la volonté [des autorités] d'écraser toute la société civile », a déclaré Lu Pin, une autre activiste féministe citée par le New York Times.

De fait, les disparitions s'accélèrent en Chine, la dernière en date étant celle de Minnie Chan, journaliste au quotidien hongkongais South China Morning Post. Partie en Chine continentale fin octobre pour couvrir à Pékin le Xiangshan Forum, une plateforme annuelle réunissant dans la capitale chinoise des responsables militaires internationaux, elle n'a donné aucune nouvelle depuis cette date à ses proches et ses amis.

Son journal, propriété du groupe chinois Alibaba et aujourd'hui étroitement contrôlé par Pékin, a expliqué vendredi 8 décembre que la jeune femme est actuellement en congé à Pékin et qu'elle avait informé sa famille avoir « besoin de temps pour régler une affaire personnelle ». « Sa famille nous a dit qu'elle est en sécurité mais a demandé de respecter sa vie privée », a expliqué un porte-parole à des médias japonais, l'agence Kyodo estimant qu'elle est peut-être détenue contre son gré par les autorités de Pékin.

Les enquêtes de Minnie Chan concernaient la politique à Hong Kong. Elles n'étaient plus publiées par son journal depuis neuf mois. La reporter avait récemment été mutée dans un autre service du South China Morning Post, assignée à des sujets moins sensibles, selon des sources informées dans l'ancienne colonie britannique. Elle est la deuxième journaliste du quotidien anglophone à disparaître depuis 2022.

Sans explication

« Quelque chose est pourri dans l'entourage impérial de Xi Jinping », titre le site américain Politico le 6 décembre dans un article consacré aux dernières disparitions de dirigeants chinois, pour certains des proches du maître de la Chine communiste. Parmi eux, l'ancien ministre des Affaires étrangères Qin Gang qui avait disparu sans explication le 25 juin dernier avant d'être officiellement limogé pour une relation illégitime avec une journaliste chinoise, Fu Xiaotian, travaillant aux États-Unis pour Phoenix, une télévision de Hong Kong. Des rumeurs savamment répandues avaient fait état d'un enfant conçu de cette union né aux Etats-Unis et donc citoyen américain. Politico cite deux sources haut placées au sein du régime chinois mais non identifiées selon lesquelles Qin Gang serait mort fin juillet, soit des suites d'un suicide soit de tortures, dans un hôpital militaire de Pékin spécialisé dans les soins pour les hauts dirigeants.

Au même moment de la disparition du chef de la diplomatie chinoise s'est produite celle du commandant en chef du département des missiles nucléaires Li Yuchao et de son adjoint Lin Guanbin. Plus tard, ces derniers ont été formellement remplacés sans explication. Puis vint le tour du ministre de la Défense Li Shangfu, pourtant un proche de Xi Jinping, qui devait plus tard être limogé, là aussi sans explication. Purgé lui aussi sans explication à peu près au même moment, Wang Shaojun, le chef depuis 2015 de l'unité chargée de la protection des dirigeants chinois et en particulier de la protection personnelle de Xi Jinping lors de ses voyages à l'étranger. Ce dernier devait mourir trois mois plus tard, officiellement faute de « traitement médical efficace ». « Des centaines de responsables de haut rang de l'Armée populaire de libération (APL) de même que des milliers de responsables du Parti ont été arrêtés, ont disparu, été menés au suicide ou tués dans des circonstances montées pour faire croire à un suicide », affirme Politico.

Par Pierre-Antoine Donnet

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Taïwan, mers de Chine, frontière indienne : Pékin toujours plus proche de l’incident que de la paix

19 décembre 2023, par Olivier Guillard — , , , ,
Du détroit de Taïwan à la frontière sino-indienne, passant les mers de Chine, Pékin a démontré depuis octobre que ses revendications territoriales primaient sur la stabilité et (…)

Du détroit de Taïwan à la frontière sino-indienne, passant les mers de Chine, Pékin a démontré depuis octobre que ses revendications territoriales primaient sur la stabilité et la paix en Asie-Pacifique. Difficile de se poser en médiateur crédible dans des conflits comme l'Ukraine ou la guerre au Proche-Orient, souligne Olivier Guillard dans cette tribune.

Tiré d'Asialyst. Légende de la photo : Un garde-cote chinois et un navire philippin se font face en mer de Chine du Sud, début octobre 2023, selon une image de la marine des Philippines. (Source : IndicWorldview)

En mars dernier, lors de la première session de la 14ème Assemblée nationale populaire, le chef de l'État Chinois Xi Jinping se fendait depuis Pékin d'un long discours sur la notion de « rajeunissement de la nation ». Le concept prend une signification particulière quand est parallèlement abordée la sensible thématique de la « réunification complète » de la Chine : « La réalisation de la réunification complète de la Chine est une aspiration partagée par tous les fils et filles de la nation chinoise, ainsi que l'essence du rajeunissement national. Nous devons mettre en œuvre la politique globale du Parti pour résoudre la question de Taïwan dans la nouvelle ère, défendre le principe d'une seule Chine et le consensus de 1992, promouvoir activement le développement pacifique des relations entre les deux rives du détroit, nous opposer résolument à l'ingérence étrangère et aux activités séparatistes visant à « l'indépendance de Taïwan », et promouvoir sans relâche les progrès vers la réunification de la Chine. »

Le rajeunissement de la nation chinoise – « le plus grand rêve de la nation chinoise des temps modernes » – dévoilée en 2012 par Xi Jinping, tout juste entrée en fonction, se conçoit selon ses propres termes comme un plan stratégique au service de « la grandeur durable de la nation chinoise » dans une « nouvelle ère ». Elle comprend la récupération de tous les territoires chinois perçus comme tels par le Parti communiste à Pékin. La Chine considère que ces fameux territoires incluent certaines parties de la mer de Chine de l'Est, de la mer de Chine du Sud, Taïwan et le « Tibet du Sud » (État indien de l'Arunachal Pradesh). Excusez du peu.

En ce dernier trimestre 2023, les postures et actions chinoises de plus en plus hardies, répétées sinon quasi quotidiennes vis-à-vis de Taïwan et en mer de Chine du Sud notamment, transforment progressivement ces territoires orientaux pour le moins sensibles en « points chauds mondiaux ». Retour sur l'historique récent de ces postures chinoises pour le moins éloquentes – sinon agressives ou fort inquiétantes au point de s'interroger sur les intentions de Xi Jinping .

Taïwan, entre scrutin à venir, incursions aériennes chinoises permanentes et manœuvres militaires suggestives

Du mercredi 13 au jeudi 14 décembre au matin, le ministère de la Défense à Taipei signalait l'incursion de 9 appareils chinois dans l'espace aérien taïwanais, ainsi qu'une dizaine de navires de guerre croisant en périphérie de Taïwan. Déjà entre le 11 et le 12 décembre, les autorités taïwanaises dénombraient une vingtaine d'appareils chinois et une dizaine de bâtiments près de l'île. Depuis le 1er décembre, Taipei déplore l'incursion de 125 appareils militaires (chasseurs, avions de reconnaissance, drone, bombardiers) et de 93 navires de guerre chinois à proximité de l'île. Le mois précédent, la volumétrie était tout aussi considérable et inquiétante : 326 appareils et 171 bâtiments du 1er au 29 novembre.

Pour mémoire, à chaque nouvelle incursion d'appareil chinois dans l'espace aérien taïwanais, à chaque présence d'un navire chinois à proximité de « l'île rebelle », le ministère taïwanais de la Défense ordonne à l'armée de l'air et à sa marine de faire décoller ses chasseurs et de missionner ses bâtiments en direction des intrus. Un protocole éreintant les hommes, le matériel et les nerfs, bien au-delà de ce que le public imaginera. Ce qui n'est pas sans risquer quelque drame, fatigue, erreur d'interprétation, voire incident entre appareils et bâtiments battant pavillons différents.

Un principe a priori fort bien compris (1) et intégré dans les états-majors chinois.
Mercredi 6 décembre, l'armée chinoise déclarait avoir dépêché plusieurs chasseurs pour « surveiller et avertir » un avion de patrouille de la marine américaine survolant le détroit de Taïwan. Pour la 7ème flotte américaine, l'avion de patrouille et de reconnaissance maritime P-8A Poseidon survolait le détroit pour un vol de routine, dans l'espace aérien international. Ce n'était guère la première « rencontre » du genre entre appareils des deux pays. L'historique des manœuvres dangereuses des appareils chinois en pareille circonstance ces dernières années a déjà abondé – jusqu'à ce que survienne un véritable incident ?

Pourtant, à San Francisco, lors du récent sommet de l'APEC à la mi-novembre, le président chinois rejetait les informations américaines selon lesquelles la République populaire envisageait une action militaire contre Taïwan en 2027 ou 2035. Lors de ses quatre heures de réunion mercredi 15 novembre avec le président Joe Biden, Xi Jinping rappelait notamment à son hôte que Taïwan était la problématique la plus sensible – et la plus dangereuse – dans les relations sino-américaines contemporaines. On l'avait bien compris et cela n'avait guère échappé au locataire de la Maison Blanche.

Mer de Chine du sud : la mer de toutes les tensions et démonstrations de force chinoise en Asie-Pacifique ?

Jeudi 14 décembre, quelques jours à peine après deux nouveaux incidents en mer de Chine du Sud impliquant des bâtiments chinois entrés en collision volontairement avec un navire philippin ou ayant employé du canon à eau contre des navires ravitailleurs, le ministère chinois des Affaires étrangères tenait à rappeler la position officielle de la République Populaire sur ce différend territorial occupant ces derniers mois avec insistance les gros titres de la presse régionale et étrangères : « Depuis un certain temps, à la recherche d'intérêts géopolitiques égoïstes, les États-Unis incitent, soutiennent et coopèrent avec les Philippines dans leurs infractions et provocations en mer [de Chine du Sud], et cherchent à plusieurs reprises à menacer la Chine en citant le traité de défense mutuelle entre les États-Unis et les Philippines […]. De telles actions encouragent les Philippines à violer la souveraineté de la Chine, bafouent les objectifs et les principes de la Charte des Nations unies et mettent en péril la paix et la stabilité régionales […]. La soi-disant sentence arbitrale sur la mer de Chine méridionale rendue en 2016 est illégale, nulle et non avenue. »

Le propos est suffisamment limpide et éloquent pour éviter aux lecteurs une pénible autant qu'inutile exégèse. Du reste, dès le lendemain, un porte-parole du ministère chinois de la Défense se faisait un devoir de confirmer la position de son homologue des Affaires étrangères : « La Chine exhorte une nouvelle fois les États-Unis à parler et à agir avec prudence sur la question de Taïwan et de la mer de Chine méridionale, à cesser leurs provocations […] et à créer une atmosphère favorable au développement sain et stable des liens militaires bilatéraux. » L'intéressante suggestion que voilà. S'agirait-il de s'inspirer des agissements récents des forces chinoises en mer de Chine du Sud, ou autour de Taïwan, pour créer une « atmosphère favorable » ? Le doute est naturellement permis.

Le 4 décembre, depuis Sydney, la ministre française des Affaires étrangères exhortait Pékin à repenser son comportement agressif en mer de Chine du Sud en déclarant très justement que « le monde n'a pas besoin d'une nouvelle crise […]. La Chine doit jouer son rôle pour réduire les tensions dans la région Asie-Pacifique. » Au même moment, l'armée chinoise affichait son irritation après que l'USS Giffords, un navire de combat littoral américain opérant dans les zones côtières, eut fait une « intrusion illégale » dans les eaux proches du Second Thomas Shoal, un haut-fond de l'archipel des Spratleys faisant l'objet d'un différend territorial particulièrement sensible entre Pékin et Manille.

La veille, le 3 décembre, les garde-côtes philippins déployaient deux navires en mer de Chine du Sud après avoir constaté une augmentation « alarmante » du nombre de navires de la milice maritime chinoise sur un récif situé dans la Zone économique exclusive (ZEE) du pays. Le nombre de bateaux chinois ayant à leur bord des miliciens est passé de 111 en novembre à plus de 135, dispersés autour du récif de Whitsun (récif de Julian Felipe, selon Manille).

Le 10 novembre, les autorités philippines accusaient les garde-côtes chinois de « harceler dangereusement » les bâtiments philippins en mer de Chine du Sud. Pékin déclarait quant à lui avoir « pris des mesures de contrôle » à l'encontre de deux navires philippins et de trois bâtiments de garde-côtes qui, selon lui, se trouvaient « dans les eaux chinoises » près du Second Thomas Shoal.

Un mois plus tôt, le 11 octobre, les autorités militaires philippines confirmaient qu'un de leurs navires de guerre et un bâtiment des garde-côtes chinois s'étaient brièvement fait face à proximité du sensible et disputé haut-fond de Scarborough, situé à moins de 200 km des côtes de l'île philippine de Luzon. La veille, les garde-côtes chinois avaient déclaré avoir contraint un bâtiment de la marine philippine à rebrousser chemin, en usant de manières
« professionnelles, normales, légitimes ».

Quelques jours plus tôt, le 8 octobre, le service de presse de la marine chinoise laissait entendre – photos à l'appui – que divers navires de guerre et hélicoptères chinois avaient mené des « exercices coordonnés de combat offensif et défensif » dans différentes zones de la mer de Chine du Sud, alors même que les Philippines et les forces américaines menaient parallèlement des exercices majeurs avec diverses marines alliées – l'exercice conjoint Samasama.

Mer de Chine de l'Est, souveraineté des Îles Senkaku/Diaoyu : ce théâtre plus discret des frictions sino-nippones

Le 10 décembre, la Chine et le Japon se sont accusés mutuellement d'incursions maritimes après une confrontation entre leurs garde-côtes dans les eaux entourant les îles inhabitées Senkaku (2) pour Tokyo, Diaoyu, selon Pékin. Pour les garde-côtes chinois, un bateau de pêche japonais et plusieurs navires de patrouille avaient pénétré la veille dans les eaux entourant les îles Diaoyu (contrôlées par le Japon depuis 1895 mais revendiquées par la République populaire de Chine). La présentation des faits selon les autorités japonaises diverge quelque peu de la version chinoise : selon la marine nippone, les garde-côtes japonais ont suggéré aux patrouilleurs maritimes chinois présents sur la zone de quitter les eaux territoriales japonaises entourant les Senkaku ; en soi, des faits assez anodins, des incidents similaires ayant été signalés mi-octobre et en novembre.

Le 1er décembre, les médias d'état chinois rapportaient que le président Xi Jinping avait demandé (à l'occasion de l'inspection du commandement des garde-côtes chinois en mer de Chine de l'Est) aux garde-côtes d'appliquer le droit maritime et de réprimer les « activités criminelles » afin de défendre la souveraineté territoriale de la Chine.

Un mois et demi plus tôt, le 17 octobre, le ministère chinois des Affaires étrangères dénonçait la présence à proximité des îles Diaoyu d'un appareil militaire canadien de reconnaissance maritime CP-140, jugeant que le survol de la zone constituait une « violation de la souveraineté et de la sécurité nationale » chinoise. Pour leur part, les autorités canadiennes critiquèrent avec fermeté l'interception « dangereuse et inacceptable » de leur appareil par des chasseurs chinois.

Une dizaine de jours plus tôt, le 6 octobre, le secrétaire d'État américain à la Défense rappelait expressément que pour Washington, la souveraineté des Senkaku échoit à son allié japonais et qu'en tant que telle, cette thématique entre dans le champ des territoires bénéficiant de la protection des États-Unis d'Amérique, selon les dispositions de l'article 5 du US-Japan Security Treaty de 1960 stipulant qu'en cas d'attaque par une tierce partie, les forces américaines seront dans l'obligation de défendre le territoire attaqué.

Frontières sino-indiennes : sur le toit du monde, une pesante, menaçante épée de Damoclès

Le 28 août, le ministère chinois des Ressources naturelles publiait une version actualisée de la carte officielle nationale (« Standard map ») et des délimitations frontalières du pays – telles que vues par le gouvernement chinois. Une carte faisant notamment apparaître l'État indien de l'Arunachal Pradesh (84 000 km²) et les plateaux de l'Aksaï Chin (37 000 km² ; nord-ouest du plateau tibétain ; un périmètre revendiqué par New Delhi) en territoire chinois. Idem par ailleurs pour le passage des neuf dixièmes de la mer de Chine du Sud et de Taïwan.

Quatre jours plus tôt, en marge du 15ème Sommet des BRICS organisé à Johannesburg, le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi avaient eu une courte interaction en tête-à-tête, lors de laquelle Xi aurait notamment assuré « Les 2 parties doivent garder à l'esprit l'intérêt général de leurs relations bilatérales et traiter correctement la question de la frontière afin de préserver conjointement la paix et la tranquillité dans la zone frontalière ». Voilà qui était certes bien pensé, mais étrangement mis en musique.

À la mi-août, dans la foulée d'une réunion des commandants de corps des forces armées indiennes et chinoises organisée à la frontière sino-indienne (la 19ème du genre depuis les graves incidents survenus en 2020 au Ladakh, dans la vallée de Galwan), un bref communiqué de presse conjoint indiquait notamment : « Les deux parties sont convenues de maintenir la paix et la tranquillité sur le terrain dans les zones frontalières. » (3) Là encore, une noble et belle intention, mais dispensée avec quelle arrière-pensée du côté de la capitale chinoise ? Avec quelle sincérité ?

Il n'est qu'à se pencher sur les propos du porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères du 13 décembre pour en avoir une idée assez précise. Alors que la Cour suprême indienne confirmait la veille le statut du Ladakh en tant qu'entité distincte de l'ancien État du Jammu-et-Cachemire, les autorités chinoises dénonçaient en bloc l'arrêt de la Cour suprême indienne sur le statut juridique du Ladakh (magnifique exemple en l'occurrence d'ingérence pékinoise manifeste dans les affaires intérieures d'un État voisin…) : « La Chine n'a jamais reconnu le soi-disant territoire d'Union du Ladakh créé unilatéralement et illégalement par l'Inde […]. Le verdict de la justice indienne ne change rien au fait que la partie occidentale de la frontière entre la Chine et l'Inde a toujours appartenu à la Chine. » Un propos annonciateur d'une prochaine montée des tensions dans ces contrées frontalières objets de tant d'acrimonie ?

Par ailleurs, il va sans dire – et ce, sans nécessairement adopter une lecture sévère… – que ces diverses postures agressives chinoises répétées dans le discours autant que dans les faits vis-à-vis de Taïwan, en mer de Chine du Sud vis-à-vis de Manille, sur les frontières sino-indiennes ainsi qu'en mer de Chine de l'Est (4), diminuent considérablement le crédit des velléités pékinoises actuelles de se présenter aux yeux du reste du monde en médiateur ou faiseur de paix (5). Il y a précisément un semestre, le quotidien chinois China Daily titrait dans son édition du 13 juin : « La Chine, véritable artisan de la paix pour mettre fin à la crise ukrainienne ». Six mois plus tard, au regard de sa politique très éloignée de toute préoccupation diplomatique et de souci de paix dans les divers théâtres de crise et de tension, il est pour le moins permis de douter de cette capacité.

Notes

1- Ces trois dernières années, la Chine a peaufiné en permanence sa stratégie dite de la « zone grise » en augmentant progressivement le nombre d'avions et de navires de guerre déployés autour de Taïwan

2- Situées à 190 milles nautiques au sud-ouest de l'île japonaise d'Okinawa. Pour rappel, selon la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, « une ZEE peut s'étendre jusqu'à 200 milles nautiques des côtes »

3- En décembre 2022, des accrochages frontaliers entre troupes indiennes et chinoises avaient eu lieu dans la région de Tawang (nord-ouest de l'Arunachal Pradesh indien). En janvier 2021, les troupes frontalières des deux pays avaient également eu mailles à partir près de Naku La, au Sikkim indien.

4- Relevons encore que jeudi 14 décembre, 17 chasseurs chinois et russes ont survolé – pour des manœuvres conjointes – la mer de Chine du Sud ainsi que la mer de Chine de l'Est – sans toutefois pénétrer dans l'espace aérien japonais.

5- Au Moyen-Orient, en Birmanie, dans le conflit Russie-Ukraine notamment.

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Israël perd cette guerre

19 décembre 2023, par Daniel Levy, Tony Karon — , , , ,
Tony Karon et Daniel Levy analysent – dans cet article d'abord publié par The Nation – les logiques politiques et militaires de l'opération du 7 octobre et de la guerre menée à (…)

Tony Karon et Daniel Levy analysent – dans cet article d'abord publié par The Nation – les logiques politiques et militaires de l'opération du 7 octobre et de la guerre menée à Gaza, en interrogeant les effets à moyen terme sur Israël et ses soutiens, ainsi que sur la résistance palestinienne. Ils considèrent que malgré la violence déchaînée contre les Palestiniens, Israël ne parvient pas à atteindre ses objectifs politiques. Et que si les effets de la situation présente sont catastrophiques pour les vies palestiniennes, Israël ne s'oriente pas vers une victoire ni vers une stabilisation de la situation.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Il peut sembler absurde de suggérer qu'un groupe d'irréguliers armés, comptant quelques dizaines de milliers de personnes, assiégé et n'ayant qu'un accès limité à des armes de pointe, puisse faire le poids face à l'une des armées les plus puissantes du monde, soutenue et armée par les États-Unis. Pourtant, un nombre croissant d‘analystes stratégiques de l'establishment préviennent qu'Israël pourrait perdre cette guerre contre les Palestiniens, malgré la violence cataclysmique qu'il a déclenchée depuis l'attaque menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre. En provoquant l'assaut israélien, le Hamas pourrait réaliser nombre de ses propres objectifs politiques.

Israël et le Hamas semblent être en train de redéfinir les termes de leur compétition politique non pas en fonction du statu quo d'avant le 7 octobre, mais en fonction du statu quo de 1948. La suite n'est pas claire, mais il n'y aura pas de retour en arrière.

Cette attaque surprise a neutralisé des installations militaires israéliennes, brisé les portes de la plus grande prison à ciel ouvert du monde et conduit à un déchaînement effroyable au cours duquel quelque 1 200 Israéliens, dont au moins 845 civils, ont été tués. La facilité déconcertante avec laquelle le Hamas a franchi les lignes israéliennes autour de la bande de Gaza a rappelé à beaucoup l'offensive du Têt de 1968. Pas littéralement : il existe de grandes différences entre une guerre expéditionnaire américaine dans un pays lointain et la guerre d'Israël pour défendre une occupation à domicile, menée par une armée de citoyens motivés par un sentiment de péril existentiel. L'utilité de l'analogie réside plutôt dans la logique politique qui sous-tend une offensive insurrectionnelle.

En 1968, les révolutionnaires vietnamiens ont perdu la bataille et sacrifié une grande partie de l'infrastructure politique et militaire souterraine qu'ils avaient patiemment construite au fil des ans. Pourtant, l'offensive du Têt a été un moment clé de leur victoire face aux États-Unis, même si elle a coûté énormément de vies vietnamiennes. En organisant simultanément des attaques spectaculaires et très médiatisées sur plus de 100 cibles à travers le pays en une seule journée, les guérilleros vietnamiens légèrement armés ont brisé l'illusion de succès que l'administration Johnson faisait miroiter au public américain. Les Américains ont ainsi compris que la guerre pour laquelle on leur demandait de sacrifier des dizaines de milliers de leurs fils était ingagnable.

Les dirigeants vietnamiens mesuraient l'impact de leurs actions militaires en fonction de leurs effets politiques plutôt qu'en fonction de mesures militaires conventionnelles telles que les pertes en hommes et en matériel ou les gains de territoire. C'est ainsi que Henry Kissinger s'est lamenté en 1969 :

  • « Nous avons mené une guerre militaire, nos adversaires ont mené une guerre politique : Nous avons cherché l'usure physique, nos adversaires ont visé l'épuisement psychologique. Ce faisant, nous avons perdu de vue l'une des maximes cardinales de la guérilla : Le guérillero gagne s'il ne perd pas. L'armée conventionnelle perd si elle ne gagne pas. »

Cette logique amène Jon Alterman, du Centre d'études stratégiques et internationales de Washington, à considérer qu'Israël court un risque considérable de perdre face au Hamas :

  • « Le concept de victoire militaire du Hamas […] vise à obtenir des résultats politiques à long terme. Pour le Hamas, la victoire ne se joue pas en un an ou en cinq ans, mais en s'engageant dans des décennies de lutte qui renforcent la solidarité palestinienne et l'isolement d'Israël. »

Dans ce scénario, le Hamas rassemble autour de lui, dans la colère, une population assiégée à Gaza et contribue à l'effondrement du gouvernement de l'Autorité palestinienne en veillant à ce que les Palestiniens le considèrent encore plus comme un auxiliaire inefficace de l'autorité militaire israélienne. Pendant ce temps, les États arabes s'éloignent fortement de la normalisation, le Sud global s'aligne fortement sur la cause palestinienne, l'Europe recule devant les excès de l'armée israélienne et un débat américain éclate sur Israël, détruisant le soutien bipartisan dont Israël bénéficiait ici depuis le début des années 1970.

  • Le Hamas, écrit Alterman, cherche à « utiliser la force bien plus grande d'Israël pour vaincre Israël. La force d'Israël lui permet de tuer des civils palestiniens, de détruire les infrastructures palestiniennes et de défier les appels mondiaux à la retenue. Tout cela favorise les objectifs de guerre du Hamas ».

Ces avertissements ont été ignorés par l'administration Biden et les dirigeants occidentaux, dont l‘adhésion inconditionnelle à la guerre d'Israël est ancrée dans l'illusion qu'Israël n'était qu'une nation occidentale parmi d'autres vaquant paisiblement à ses occupations avant d'être victime d'une attaque non provoquée le 7 octobre – un fantasme réconfortant pour ceux qui préfèrent éviter de reconnaître une réalité qu'ils ont contribué à créer.

Oubliez les « défaillances du renseignement » ; l'incapacité d'Israël à anticiper le 7 octobre était une incapacité politique à comprendre les conséquences d'un système d'oppression violent que les principales organisations internationales et israéliennes de défense des droits de l'homme ont qualifié d'apartheid.

Il y a vingt ans, l'ancien président de la Knesset, Avrum Burg, mettait en garde contre l'inévitabilité d'une réaction violente.

  • « Il s'avère que la lutte pour la survie des Juifs, qui dure depuis 2 000 ans, se résume à un État de colonies, dirigé par une clique amorale de contrevenants corrompus qui sont sourds à la fois à leurs citoyens et à leurs ennemis. Un État dépourvu de justice ne peut survivre », a-t-il écrit dans l‘International Herald Tribune.

Même si les Arabes baissent la tête et ravalent à jamais leur honte et leur colère, cela ne marchera pas. Une structure construite sur l'insensibilité humaine s'effondrera inévitablement sur elle-même. Israël, qui a cessé de se préoccuper des enfants des Palestiniens, ne doit pas s'étonner de les voir s'enfuir dans la haine et se faire exploser au milieu du rêve israélien.

Burg a averti qu'Israël pourrait tuer 1 000 hommes du Hamas par jour sans rien résoudre, parce que les actions violentes d'Israël seraient la source d'un renouvellement de leurs rangs. Ses avertissements ont été ignorés, même s'ils ont été maintes fois confirmés. Cette même logique se retrouve aujourd'hui complètement démultipliée dans la destruction de Gaza. La violence structurelle écrasante sous laquelle vivent les Palestiniens laissait pense en Israël que ces derniers subiraient toujours en silence ; elle se traduit en réalité par le fait que la sécurité israélienne demeure toujours illusoire.

Les semaines qui se sont écoulées depuis le 7 octobre ont confirmé qu'il ne peut y avoir de retour au statu quo ante. C'était probablement l'objectif du Hamas lorsqu'il a organisé ses attaques meurtrières. Et même avant cela, de nombreux dirigeants israéliens appelaient ouvertement à l'achèvement de la Nakba, le nettoyage ethnique de la Palestine ; aujourd'hui, ces voix ont été amplifiées.

Fin novembre, une pause humanitaire mutuellement acceptée a permis au Hamas de libérer des otages en échange de Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes et d'augmenter les fournitures humanitaires entrant dans la bande de Gaza. Lorsqu'Israël a repris son assaut militaire et que le Hamas a recommencé à lancer des roquettes, il est apparu clairement que le Hamas n'avait pas été vaincu sur le plan militaire. Les massacres et les destructions massives qu'Israël a provoqués à Gaza suggèrent une intention de rendre le territoire inhabitable pour les 2,2 millions de Palestiniens qui y vivent et de pousser à l'expulsion par le biais d'une catastrophe humanitaire provoquée par l'armée. En effet, les FDI estiment avoir éliminé jusqu'à présent moins de 15 % des forces de combat du Hamas. Cette campagne a tué plus de 21 000 Palestiniens, pour la plupart des civils, dont 8 600 enfants.

Le 7 octobre et la politique palestinienne

Il est presque certain que l'armée israélienne chassera le Hamas du pouvoir à Gaza. Mais des analystes tels que Tareq Baconi, qui a étudié le mouvement et sa pensée au cours des deux dernières décennies, affirment qu'il cherche depuis un certain temps à se libérer du carcan de la gouvernance d'un territoire séparé du reste de la Palestine, selon des conditions fixées par la puissance occupante.

Le Hamas a longtemps manifesté son désir de sortir de son rôle de gouvernance de Gaza, depuis les manifestations massives et non armées de la Marche du retour en 2018, violemment réprimées par les tirs de snipers israéliens, jusqu'aux efforts contrariés par les États-Unis et Israël pour transférer la gouvernance de Gaza vers une Autorité palestinienne réformée, des technocrates convenus ou à un gouvernement élu, tout en se concentrant sur le recentrage de la politique palestinienne à Gaza et en Cisjordanie sur la résistance au statu quo de l'occupation, plutôt que sur son maintien. Si l'une des conséquences de son attaque était la perte de la charge de gouverner Gaza, le Hamas pourrait y voir un avantage.

Le Hamas a tenté de pousser le Fatah sur une voie similaire, en exhortant le parti au pouvoir en Cisjordanie pour que l'Autorité palestinienne (AP) mette fin à la collaboration avec Israël en matière de sécurité et à se confronter plus directement à l'occupation. La perte du contrôle de Gaza est donc loin d'être une défaite décisive pour l'effort de guerre du Hamas. Pour un mouvement voué à la libération des terres palestiniennes, gouverner Gaza commençait à ressembler à une impasse, tout comme l'autonomie limitée permanente dans des îlots isolés de la Cisjordanie l'a été pour le Fatah.

Selon M. Baconi, le Hamas s'est probablement senti obligé de prendre un pari risqué pour briser un statu quo qu'il considérait comme une mort lente pour la Palestine. « Tout cela ne signifie pas pour autant que le changement stratégique du Hamas sera considéré comme une réussite à long terme », écrit-il dans Foreign Policy.

La perturbation violente du statu quo par le Hamas pourrait bien avoir donné à Israël l'occasion d'accomplir une nouvelle Nakba. Cela pourrait entraîner une conflagration régionale ou porter aux Palestiniens un coup dont ils mettraient une génération à se remettre. Ce qui est certain, en revanche, c'est qu'il n'y aura pas de retour à la situation antérieure.

Le pari du Hamas a donc peut-être été de sacrifier la gestion d'une bande de Gaza assiégée pour consolider son statut d'organisation de résistance nationale. Le Hamas n'essaie pas d'enterrer le Fatah : les divers accords d'unité entre le Hamas et le Fatah, en particulier ceux dirigés par des prisonniers des deux factions, démontrent que le Hamas cherche à présenter un front uni.

L'Autorité palestinienne est incapable de protéger les Palestiniens de Cisjordanie de la violence croissante des colonies israéliennes et du contrôle permanent qui pèse sur les populations, et encore moins de répondre de manière significative à l'effusion de sang à Gaza. Sous le couvert du soutien occidental à Gaza, Israël a tué des centaines de Palestiniens, en a arrêté des milliers et a déplacé des villages entiers en Cisjordanie, tout en intensifiant les attaques des colons soutenues par l'État. Ce faisant, Israël a encore affaibli le Fatah au sein de la population et l'a poussé dans la direction du Hamas.

Depuis des années, les colons protégés par les FDI attaquent les villages palestiniens dans le but de forcer leurs habitants à partir et de renforcer l'emprise illégale d'Israël sur le territoire occupé. Mais l'expansion de ce phénomène depuis le 7 octobre fait pâlir même les complices américains d'Israël. La menace de M. Biden d'interdire les visas aux colons impliqués dans des actes de violence contre les Palestiniens de Cisjordanie est une dérobade : ces colons sont loin d'être des voyous individuels ; ils sont armés par l'État et agressivement protégés par les FDI et le système juridique israélien, parce qu'ils mettent en œuvre une politique d'État. Mais même la menace mal formulée de M. Biden montre clairement qu'Israël est en désaccord avec son administration.

Le Hamas a une perspective pan-palestinienne, et non une perspective spécifique à Gaza, et il a donc voulu que le 7 octobre ait des effets transformateurs sur l'ensemble de la Palestine. Au cours de l' « Intifada de l'unité » de 2021, qui visait à relier les luttes des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza à celles menées à l'intérieur d'Israël, le Hamas a pris des mesures pour soutenir cet objectif. Aujourd'hui, l'État israélien accélère cette connexion par une campagne de répression paranoïaque contre toute expression de dissidence de la part de ses citoyens palestiniens. Des centaines de Palestiniens de Cisjordanie ont été arrêtés, y compris des militants et des adolescents postant sur Facebook. Israël n'est que trop conscient du risque d'escalade en Cisjordanie. En ce sens, la réponse israélienne n'a fait que rapprocher les peuples de Cisjordanie et de Gaza.

Il est clair qu'Israël n'a jamais eu l'intention d'accepter un État palestinien souverain à l'ouest du Jourdain. Au lieu de cela, Israël intensifie ses plans de longue date pour assurer son contrôle sur le territoire. Cette situation et l'empiètement croissant d'Israël sur la mosquée Al Aqsa nous rappellent qu'Israël alimente activement tout soulèvement en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et même à l'intérieur des lignes de 67.

Ironiquement, l'insistance des États-Unis pour que l'Autorité palestinienne prenne le contrôle de Gaza après la guerre de dévastation menée par Israël, ainsi que leurs avertissements tardifs et faibles concernant la violence des colons, renforcent l'idée que la Cisjordanie et Gaza constituent une seule et même entité. La politique israélienne de 17 ans visant à séparer une Cisjordanie souple, dirigée par une AP cooptée, d'une « bande de Gaza dirigée par les terroristes » a échoué.

Israël après le 7 octobre

Le raid mené par le Hamas a brisé les mythes de l'invincibilité israélienne et de l'attente de tranquillité de ses citoyens alors même que l'État étouffe la vie des Palestiniens. Quelques semaines auparavant, le Premier ministre Benjamin Netanyahu se vantait qu'Israël avait réussi à « gérer » le conflit au point que la Palestine ne figurait plus sur sa carte du « nouveau Moyen-Orient ».

Grâce aux accords d'Abraham et à d'autres alliances, certains dirigeants arabes se sont ralliés à Israël. Les États-Unis encouragent ce plan, les présidents Donald Trump et Joe Biden se concentrant tous deux sur la « normalisation » avec des régimes arabes disposés à laisser les Palestiniens soumis à un apartheid israélien de plus en plus strict. Le 7 octobre nous a brutalement rappelé que cette situation était intenable et que la résistance des Palestiniens constituait une forme de droit de veto sur les efforts déployés par d'autres pour déterminer leur sort.

Il est trop tôt pour mesurer l'impact du 7 octobre sur la politique intérieure israélienne. Il a rendu les Israéliens plus faucons, mais aussi plus méfiants à l'égard de leurs dirigeants nationaux après l'échec colossal des services de renseignement et de la riposte. Il a fallu que les familles des Israéliens détenus à Gaza se mobilisent massivement contre le gouvernement pour obtenir une pause dans l'action militaire et un accord sur la libération des otages.

Des dissensions internes spectaculaires et très médiatisées au sujet des otages et de ce qui est exigé d'Israël pour obtenir leur retour pourraient faire monter la pression en faveur d'autres accords de libération, voire d'un véritable cessez-le-feu, malgré la détermination d'une grande partie des dirigeants politiques et militaires à poursuivre la guerre. L'opinion publique israélienne reste confuse, en colère et imprévisible.

Il y a ensuite l'impact de la guerre sur l'économie israélienne, dont le modèle de croissance repose sur l'attraction d'investissements directs étrangers élevés dans son secteur technologique et d'autres industries d'exportation. Les protestations sociales de l'année dernière et l'incertitude liée à la crise constitutionnelle ont déjà été citées comme l'une des raisons de la chute de 68 % des investissements directs étrangers d'une année sur l'autre, signalée au cours de l'été. La guerre d'Israël, pour laquelle 360 000 réservistes ont été mobilisés, ajoute un nouveau niveau de choc. L'économiste Adam Tooze a écrit dans son Substack :

  • « Le lobby de la technologie en Israël estime qu'un dixième de sa main-d'œuvre a été mobilisé. La construction est paralysée par la mise en quarantaine de la main-d'œuvre palestinienne en Cisjordanie. La consommation de services s'est effondrée, car les gens se tiennent à l'écart des restaurants et les rassemblements publics sont limités. Les relevés de cartes de crédit indiquent que la consommation privée en Israël a chuté de près d'un tiers dans les jours qui ont suivi le déclenchement de la guerre.
  • Les dépenses consacrées aux loisirs et aux divertissements ont chuté de 70 %. Le tourisme, pilier de l'économie israélienne, s'est brutalement arrêté. Les vols sont annulés et les cargaisons sont détournées. Au large des côtes, le gouvernement israélien a ordonné à Chevron d'arrêter la production du gisement de gaz naturel de Tamar, ce qui représente un manque à gagner de 200 millions de dollars par mois pour Israël. »

Israël est un pays riche qui dispose des ressources nécessaires pour faire face à une partie de cette tempête, mais cette richesse s'accompagne d'une certaine fragilité, et le pays a beaucoup à perdre.

Gaza après le 7 octobre

Les forces israéliennes se sont déversées dans Gaza avec un plan de bataille, mais sans plan de guerre clair pour Gaza après leur invasion. Certains chefs militaires israéliens cherchent à maintenir un « contrôle de sécurité » du type de celui dont ils bénéficient dans le domaine de la Cisjordanie de l'Autorité palestinienne. À Gaza, cela les opposerait à une insurrection mieux préparée, soutenue par la majeure partie de la population.

Dans les milieux gouvernementaux israéliens, nombreux sont ceux qui préconisent le déplacement forcé d'une grande partie de la population civile de Gaza vers l'Égypte, en provoquant une crise humanitaire qui rendrait Gaza invivable. Les États-Unis ont déclaré avoir exclu cette possibilité, mais aucun joueur avisé n'écarterait la possibilité que les Israéliens cherchent à obtenir le pardon plutôt que la permission de procéder à un nettoyage ethnique à grande échelle, conformément aux objectifs démographiques à long terme d'Israël visant à réduire la population palestinienne entre le Jourdain et la Méditerranée.

Les fonctionnaires américains se sont tournés vers les livres de prières d'antan, parlant avec espoir de remettre Mahmoud Abbas, 88 ans, le chef de l'AP, à la tête de Gaza, avec la promesse d'une nouvelle poursuite de la chimérique « solution à deux États ». Mais l'AP n'a aucune crédibilité, même en Cisjordanie, en raison de son consentement à l'occupation israélienne qui ne cesse de s'étendre. Et puis, il y a la réalité : empêcher une véritable souveraineté palestinienne dans n'importe quelle partie de la Palestine historique est depuis longtemps un point de consensus au sein des dirigeants israéliens, dans la majeure partie de l'éventail politique sioniste.

Les dirigeants israéliens n'ont pas besoin de se conformer aux attentes d'une administration américaine qui pourrait bien être démise de ses fonctions l'année prochaine. Ils ont d'ailleurs prouvé qu'ils étaient capables de mettre la charrue avant les bœufs même si Biden était réélu. Les États-Unis ont choisi d'accompagner la machine de guerre israélienne, dont la destination n'est peut-être pas claire, mais ce n'est certainement pas vers un État palestinien, quel qu'il soit.

L'impact mondial du 7 octobre

Israël et les États-Unis se sont peut-être convaincus que le monde avait « tourné la page » sur la situation des Palestiniens, mais les énergies libérées par les événements survenus depuis le 7 octobre suggèrent que c'est le contraire qui est vrai. Les appels à la solidarité avec la Palestine ont résonné dans les rues du monde arabe, servant dans certains pays de langage codé de contestation d'un autoritarisme décrépit. Dans l'ensemble du Sud et dans les villes occidentales, la Palestine occupe désormais une place symbolique en tant qu'avatar de la rébellion contre l'hypocrisie occidentale et un ordre postcolonial injuste.

Depuis l'invasion illégale de l'Irak par les États-Unis, des millions de personnes à travers le monde sont descendues dans la rue pour protester. Le syndicalisme a retrouvé ses traditions internationalistes pour contester les livraisons d'armes à Israël et s'est souvenu de son pouvoir de changer l'histoire. Des mécanismes juridiques tels que la Cour pénale internationale, la Cour internationale de justice et même des tribunaux américains et européens sont utilisés pour contester les politiques gouvernementales qui permettent à Israël de commettre des crimes de guerre.

Paniqués par un monde horrifié par ses actions à Gaza, Israël et ses défenseurs sont revenus aux accusations d'antisémitisme à l'encontre de ceux qui contestent la brutalité d'Israël. Mais tout, des marches de masse à l'opposition juive bruyante en passant par les enquêtes d'opinion sur la gestion de la crise par Biden, indique qu'assimiler la solidarité à l'antisémitisme n'est pas seulement erroné dans les faits, c'est aussi peu convaincant.

Plusieurs pays d'Amérique latine et d'Afrique ont symboliquement coupé les ponts, et le bombardement délibéré d'une population civile et l'interdiction d'accès à un abri, à de la nourriture, à de l'eau et à des soins médicaux ont laissé pantois même de nombreux alliés d'Israël. L'ampleur de la violence que l'Occident est prêt à tolérer contre un peuple captif à Gaza offre au Sud un rappel brutal des comptes non réglés avec l'Occident impérial. Et lorsque le président français Emmanuel Macron et le Premier ministre canadien Justin Trudeau implorent publiquement Israël d'arrêter de « bombarder des bébés », Israël risque de perdre même une partie de l'Occident. À court terme, il est devenu difficile pour les pays arabes et musulmans de maintenir, et encore plus d'élargir, leurs relations publiques.

Le fait de se lier à la réponse d'Israël au 7 octobre a également fait éclater la bulle des fantasmes américains de reconquête de l'hégémonie dans le Sud sous la rubrique « nous sommes les gentils ». Le contraste entre leur réponse à la crise russo-ukrainienne et à la crise israélo-palestinienne a fait naître un consensus sur l'hypocrisie au cœur même de la politique étrangère américaine, donnant lieu à des spectacles aussi extraordinaires que la réprimande de Biden, face à face lors d'un sommet de l'APEC, par le Premier ministre malaisien Anwar Ibrahim pour son incapacité à s'élever contre les atrocités commises par Israël.

M. Ibrahim a spécifiquement averti que la réponse de M. Biden à Gaza avait créé un grave déficit de confiance avec ceux que les États-Unis espèrent courtiser en tant qu'alliés dans leur compétition avec la Russie et la Chine. Le fait d'avoir démontré aux alliés arabes que leur protecteur à Washington se range du côté d'Israël, même lorsque celui-ci bombarde des civils arabes, renforcera probablement la tendance des États du Sud à diversifier leurs alliances géopolitiques.

La question politique

En brisant un statu quo que les Palestiniens jugent intolérable, le Hamas a remis la politique à l'ordre du jour. Israël dispose d'une puissance militaire importante, mais il est politiquement faible. Une grande partie de l'establishment américain soutenant la guerre d'Israël part du principe que la violence émanant d'une communauté opprimée peut être éradiquée en appliquant une force militaire écrasante contre cette communauté. Mais même le secrétaire à la défense, Lloyd Austin, s'est montré sceptique à l'égard de ce postulat, avertissant que les attaques israéliennes tuant des milliers de civils risquaient de les pousser « dans les bras de l'ennemi [et de remplacer] une victoire tactique par une défaite stratégique ».

Les politiciens et les médias occidentaux aiment à imaginer que le Hamas est un cadre nihiliste de type État Islamique qui prend la société palestinienne en otage ; le Hamas est, en fait, un mouvement politique à multiples facettes enraciné dans le tissu et les aspirations nationales de la société palestinienne. Il incarne la conviction, macabrement confirmée par des décennies d'expérience palestinienne, que la résistance armée est essentielle au projet de libération palestinienne en raison des échecs du processus d'Oslo et de l'hostilité irréductible de l'adversaire. Son influence et sa popularité se sont accrues au fur et à mesure qu'Israël et ses alliés continuaient à contrecarrer le processus de paix et les autres stratégies non violentes de libération de la Palestine.

La campagne israélienne aura pour effet de diminuer la capacité militaire du Hamas. Mais même s'il devait tuer les principaux dirigeants de l'organisation (comme il l'a fait précédemment), la réponse d'Israël au 7 octobre renforce le message du Hamas et sa position parmi les Palestiniens dans toute la région et au-delà. Les grandes manifestations en Jordanie avec des chants pro-Hamas, par exemple, sont sans précédent. Il n'est pas nécessaire d'approuver ou de soutenir les actions du Hamas du 7 octobre pour reconnaître l'attrait durable d'un mouvement qui semble capable de faire payer à Israël un certain prix pour la violence qu'il inflige aux Palestiniens chaque jour, chaque année, génération après génération.

L'histoire montre également que les représentants de mouvements qualifiés de « terroristes » par leurs adversaires – en Afrique du Sud, par exemple, ou en Irlande – se présentent néanmoins à la table des négociations lorsque le moment est venu de rechercher des solutions politiques. Il serait anhistorique de parier contre le fait que le Hamas, ou du moins une version du courant politico-idéologique qu'il représente, fasse de même si, et quand, une solution politique entre Israël et les Palestiniens sera réexaminée avec sérieux.

Ce qui se passera après ces horribles violences est loin d'être clair, mais l'attaque du Hamas du 7 octobre a forcé la réinitialisation d'un conflit politique auquel Israël ne semble pas disposé à répondre autrement que par une force militaire dévastatrice à l'encontre des civils palestiniens. Huit semaines après le début de la vengeance, on ne peut pas dire qu'Israël soit en train de gagner.

*

Tony Karon est le responsable éditorial d'AJ+ sur Al Jazeera, ancien rédacteur en chef du magazine Time, et a participé au mouvement de libération anti-apartheid dans son pays natal, l'Afrique du Sud.

Daniel Levy est président du projet États-Unis/Moyen-Orient et ancien négociateur israélien avec les Palestiniens à Taba sous le premier ministre Ehud Barak et à Oslo sous le premier ministre Yitzhak Rabin.

Publié initialement dans The Nation, 8 décembre 2023

Traduction : Contretemps. Illustration : Wikimedia Commons.

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La libération de la Palestine et les régimes régionaux

19 décembre 2023, par Joseph Daher — , ,
Les dirigeants de pays arabes et musulmans, lors d'un sommet conjoint de la Ligue arabe et de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) réuni le 11 novembre 2023 dans la (…)

Les dirigeants de pays arabes et musulmans, lors d'un sommet conjoint de la Ligue arabe et de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) réuni le 11 novembre 2023 dans la capitale saoudienne, ont condamné les actions « barbares » des forces d'occupation israéliennes dans la bande de Gaza, mais se sont abstenus d'énoncer des mesures économiques et politiques punitives à l'encontre d'Israël.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
15 décembre 2023

Par Joseph Daher

Crédit Photo Photothèque Rouge

Le communiqué final a exigé que le Conseil de sécurité de l'ONU adopte une résolution « contraignante » pour mettre fin à « l'agression » israélienne. Cette absence d'action démontre des divergences entre les différents États, mais surtout des tentatives de la part d'autres pour rester inactifs face à la guerre israélienne contre Gaza ou pour instrumentaliser cette cause palestinienne afin de servir les intérêts propres à chaque État, loin de toute considération pour les classes populaires palestiniennes. Cette situation s'inscrit dans des contours historiques régionaux.

Après la Nakba, panarabisme et cause palestinienne

Après la Nakba en 1948, un certain nombre de Palestiniens s'investissent dans des organisations politiques à vocation panarabiste. Les nationalistes panarabistes s'inscrivaient à bien des égards avec d'autres mouvements tiers-mondistes dans une perspective de transformation sociale progressive des structures socio-économiques de l'oppression et de la domination. La politique économique des mouvements nationalistes arabes de Nasser et du Ba'th des années 1960 se caractérise par un capitalisme d'État qui promeut, d'une part, une stratégie hostile aux capitaux étrangers et à certains secteurs privés nationaux, et, d'autre part, une politique qui a pour objectif une vaste redistribution de la richesse au sein de leurs sociétés. Cela se traduit aussi par un soutien à la résistance palestinienne naissante contre l'ennemi israélien. Cependant, ces régimes ont pérennisé l'absence de réfèrent démocratique commun. De même, toute autonomie du mouvement ouvrier et toute forme d'opposition de gauche et progressiste sont violemment réprimés, et les minorités nationales sont souvent la cible d'une politique oppressive, comme les kurdes en Syrie.

Dans l'ensemble des pays de la région, à la suite de la défaite de la Guerre des six jours en 1967, un vent de forte radicalisation se lève, affectant tout particulièrement la jeunesse et s'inscrivant dans la vague mondiale de radicalisation qui allait culminer en 1968. L'expression la plus visible de cette radicalisation au Moyen-Orient fut l'expansion très rapide des organisations de lutte armée parmi les réfugiéEs palestinienNEs, en Jordanie en premier lieu, et leur prise de contrôle de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), initialement créée par la Ligue des États arabes, sous la tutelle de l'Égypte. À la suite de la défaite de la Guerre des six jours, l'OLP va se radicaliser rapidement, adopter une nouvelle charte nationale (en juillet 1968), et intégrer les différentes organisations armées palestiniennes. En 1969, les organisations palestiniennes conquièrent leur autonomie par rapport aux pays arabes. Le Fatah contrôle l'OLP et Yasser Arafat accède à sa tête.

Cependant, la crise des régimes nationalistes arabes est profonde. La défaite des régimes radicaux en Égypte et en Syrie lors de la guerre des Six Jours représente un tournant cinglant au niveau régional, y compris pour la question palestinienne. L'Égypte, la Syrie et d'autres États vont progressivement abandonner leurs précédentes politiques sociales radicales et anti-impérialistes. Leurs méthodes de développement capitalistes d'État ont commencé à stagner. En conséquence, ils optent pour un rapprochement avec les pays occidentaux et leurs alliés des monarchies du Golfe, et adoptent le néolibéralisme, mettant un terme à de nombreuses réformes sociales qui leur avaient valu une popularité parmi des secteurs des travailleurs et des paysans. Les régimes vont également se retourner contre le mouvement national palestinien cherchant des compromis avec Israël.

Les régimes régionaux trahissent la lutte de libération

À partir des années 1970, la répression du mouvement national palestinien et le rapprochement, la normalisation ou une forme de compromis tacite avec l'État d'Israël vont marquer les décennies suivantes. Un premier clash a lieu en Jordanie : la monarchie écrase le mouvement national palestinien en 1970 dans les évènements appelés Septembre noir, tuant des milliers de personnes et expulsant l'OLP.

En Égypte, à la suite à la mort du dirigeant Nasser en septembre 1970, le nouveau régime, dirigé par Anouar al-Sadate, va imposer une nouvelle orientation à la politique égyptienne en rupture avec le Nassérisme. Il va d'un côté établir une alliance tacite avec le mouvement des Frères musulmans contre les forces nationalistes et progressistes dans le pays, et de l'autre mettre en place la politique de l'infitah, qui est essentiellement une série de mesures promouvant la libéralisation et la privatisation économique du pays. De même, un rapprochement progressif a lieu pour se consolider en lien solide, et cela jusqu'à aujourd'hui, entre Washington et Le Caire à la suite de la conclusion des accords de Camp David et de la signature officielle des accords de paix entre l'Égypte et Israël en 1979. Le régime égyptien devient alors le deuxième récipiendaire de l'aide américaine (principalement militaire) après Israël, à hauteur de plus d'un milliard de dollars annuels. De même, l'Égypte collabore au blocus de Gaza par Israël depuis 2007.

L'arrivée au pouvoir de Hafez al-Assad en Syrie marque également une rupture avec la politique de son prédécesseur Salah al-Jadid qui soutenait les actions armées palestiniennes depuis le territoire syrien. Hafez al-Assad est issu de la section dite « pragmatique » du Parti Ba'th, qui n'était pas en faveur de politiques sociales radicales et de confrontation avec les pays conservateurs de la région, comme les monarchies du Golfe. L'objectif de Assad était en effet d'assurer la stabilité de son régime et l'accumulation du capital en apaisant les secteurs les plus puissants des milieux d'affaires syriens. En même temps, cela signifie mettre fin aux actions armées palestiniennes et plus généralement à toute forme de résistance depuis la Syrie contre Israël, y compris pour libérer le Golan syrien occupé. Entre 1974 et 2011, pas une seule balle ne sera tirée depuis le territoire syrien contre Israël. Plus grave encore, le régime syrien ne va pas hésiter à réprimer et attaquer les Palestiniens et le mouvement national palestinien.

En 1976, le régime syrien d'Hafez al-Assad intervient au Liban contre les organisations palestiniennes et libanaises de gauche pour soutenir les partis libanais d'extrême droite. Il a également mené des opérations militaires contre des camps palestiniens à Beyrouth en 1985 et 1986. En 1990, environ 2 500 prisonnierEs politiques palestinienNEs étaient détenuEs dans les prisons syriennes. [1] Si le régime syrien a accueilli et soutenu le Hamas pour une période, il a radicalement réduit l'aide qu'il lui apportait lorsqu'il a refusé de soutenir la contre-révolution du régime contre le soulèvement démocratique en 2011 et l'a poussé au départ en 2012. Les deux acteurs ont rétabli des relations politiques en 2022 à la suite d'une médiation du Hezbollah libanais. Cette évolution sert les intérêts de Téhéran afin de consolider son influence dans la région et rétablir les relations entre ses deux alliés.

Plus récemment, le processus de normalisation des accords d'Abraham en 2020, commencé par le président étatsunien Trump et poursuivi par Biden, vise à renforcer l'influence étatsunienne dans la région en renforçant l'intégration politique avec les États de la région, et à renforcer l'intégration économique de l'État d'Israël au Moyen-Orient. Cela était aussi un des objectifs des accords (mort-nés) d'Oslo conclus entre l'OLP et Israël en 1993. Les processus de normalisation officielle entre Israël et ses alliés dans la région, en particulier les monarchies du Golfe, qui avaient pour la majorité d'entre elles des relations antérieures avec Israël, ont pour objectif d'isoler encore davantage la question palestinienne, tout en renforçant une alliance régionale soutenant les États-Unis, opposée à l'Iran et garantissant la stabilité autoritaire néolibérale de la région.

D'autres régimes régionaux cherchent de leur côté à soutenir certains groupes palestiniens pour servir leurs objectifs politiques, tel que l'Iran ou la Turquie. Tout en maintenant des liens politiques avec le Hamas, l'Iran avait néanmoins réduit son aide à l'organisation après le départ de l'organisation palestinienne de la Syrie en 2012 et le désaccord qui s'en était suivi sur cette question. Il a fallu attendre le remplacement de Khaled Meshaal par Ismael Haniya à la tête du Hamas en 2017 pour ouvrir la porte à des relations plus étroites entre le Hamas, le Hezbollah et l'Iran. De plus, la nomination de Cheikh Saleh al-Arouri – l'un des fondateurs de la branche armée du Hamas, les Brigades al-Qassam – au poste de chef adjoint du bureau politique du groupe, a également facilité cette évolution. Tout comme l'élection de Yahya Sinwar, autre membre fondateur des brigades al-Qassam, à la tête du mouvement à Gaza. En effet, la branche militaire a toujours entretenu des liens étroits avec l'Iran, contrairement au bureau politique du mouvement dirigé par Meshaal. En fait, les dirigeants des Brigades al-Qassam se sont opposés aux tentatives de Meshaal pendant son mandat d'éloigner le Hamas de l'Iran et du Hezbollah, en faveur d'une amélioration des relations avec la Turquie, le Qatar et même l'Arabie saoudite à un moment donné. Les relations renouvelées et approfondies avec l'Iran ne se sont toutefois pas faites sans critiques dans la bande de Gaza et même parmi les bases populaires du Hamas. Une photo du défunt commandant de la Force iranienne Quds, le général Qassem Soleimani, affichée sur un panneau publicitaire dans la ville de Gaza, a été vandalisée et démolie quelques jours seulement avant le premier anniversaire de sa mort.

L'assassinat de Soleimani par une frappe américaine à Bagdad en 2020 a été fermement condamné par le Hamas, et Haniyeh s'est même rendu à Téhéran pour assister à ses funérailles. L'instigateur de l'action, Majdi al-Maghribi, a accusé Soleimani d'être un criminel. Plusieurs autres banderoles de Soleimani ont également été démontées et vandalisées, une vidéo montrant un individu le décrivant comme le « tueur des Syriens et des Irakiens ». C'est sans oublier la collaboration de Téhéran avec l'impérialisme américain en Afghanistan et en Irak. C'est pourquoi, lors du soulèvement irakien de 2019, les manifestantEs ont défilé sous le slogan « Ni les États-Unis ni l'Iran » [2]. Ces seuls exemples déconstruisent l'idée que l'Iran est un allié fiable de la cause palestinienne ou qu'il est un État anti-impérialiste.

De même, la Turquie, malgré les critiques de Recep Tayyip Erdogan à l'égard d'Israël, entretient des liens économiques étroits avec ce pays. Erdogan a augmenté le volume des échanges avec Tel Aviv, qui est passé de 1,4 milliard de dollars à son arrivée au pouvoir à 6,5 milliards de dollars en 20203. Ainsi, les régimes limitent leur soutien à la cause aux domaines où elle fait avancer leurs intérêts régionaux et la trahissent quand ce n'est pas le cas. Plus récemment, la Turquie et Israël ont soutenu l'agression et l'occupation militaire de l'Azerbaïdjan contre le Haut-Karabakh, initialement contrôlé par les ArménienNEs, et principalement peuplé d'ArménienNEs. Les drones israéliens et turcs, ainsi que le soutien des services de renseignement des deux pays, se sont avérés essentiels à la victoire de l'Azerbaïdjan sur les forces armées arménienNEs. Cette occupation a poussé plus de 100 000 personnes vers l'exode sur une population totale de 120 000.

Stratégie et Limites des mouvements politiques palestiniens

Après l'échec de sa stratégie consistant à s'appuyer sur le soutien politique des régimes régionaux et à s'allier avec eux, l'OLP s'est tournée vers une approche encore plus ruineuse consistant à rechercher un accord de paix négocié par les États-Unis et d'autres grandes puissances. L'espoir était d'obtenir un règlement à deux États par le biais des accords d'Oslo conclus en 1993. Cela a été un échec cuisant à tous les niveaux pour les PalestinienNEs.

Plus généralement, aucun de ces partis – le Fatah, le Hamas, le Jihad islamique, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), le Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP) et d'autres – ne propose une stratégie politique capable de mener à la libération de la Palestine.

Les partis politiques palestiniens dominants ne considèrent pas les masses palestiniennes, les classes ouvrières régionales et les peuples opprimés comme les forces capables de gagner la libération de la Palestine. Au lieu de cela, ils cherchent des alliances politiques avec les classes dirigeantes de la région et leurs régimes pour soutenir leur lutte politique et militaire contre Israël. Ils collaborent avec ces régimes et plaident pour la non-intervention dans leurs affaires politiques, alors même que ces régimes oppriment leurs propres classes populaires et les PalestinienNEs à l'intérieur de leurs frontières.

L'un des exemples clés de l'évolution de cette approche se situe en Jordanie en 1970, et a culminé avec les événements connus sous le nom de Septembre noir. Malgré la force, l'organisation et la popularité de OLP en Jordanie – un pays dont la population est composée à 70 % de PalestinienNEs – la direction du Fatah de Yasser Arafat a d'abord refusé de soutenir une campagne visant à renverser le dictateur du pays, le roi Hussein. En réponse, et avec le soutien des États-Unis et d'Israël, Hussein a déclaré la loi martiale, et avec les gouvernements arabes régionaux largement passifs, Hussein a attaqué les camps de l'OLP, tué des milliers de combattants et de civils palestinienNEs, et finalement chassé l'OLP de Jordanie vers la Syrie et le Liban.

Malgré cette histoire, et ses expériences ultérieures en exil, l'OLP a poursuivi cette stratégie de collaboration et de non-intervention dans les affaires internes pendant des décennies. Le président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, soutient généralement l'ordre politique en place dans la région. Abbas a notamment envoyé un message de félicitations au despote syrien Bachar al-Assad pour « sa réélection » [3] en mai 2021, malgré la répression brutale exercée par Assad contre les PalestinienNEs participant au soulèvement syrien et la destruction du camp de réfugiés de Yarmouk.

Le Hamas poursuit une stratégie similaire ; ses dirigeants ont cultivé des alliances avec les monarchies du Golfe, en particulier, plus récemment, le Qatar, ainsi qu'avec le régime fondamentaliste d'Iran. En 2012, Ismail Haniyeh, Premier ministre du gouvernement du Hamas à Gaza à l'époque, a fait l'éloge des « réformes » [4] de Bahreïn alors que le régime, avec le soutien de ses alliés du Golfe, a écrasé le soulèvement démocratique du pays. De nombreux dirigeants du Hamas y voyaient un coup d'État « confessionnel » [5] des chiites de Bahreïn soutenus par l'Iran.

En avril 2018, l'ancien dirigeant du Hamas Khaled Mashal a fait l'éloge de l'invasion et de l'occupation d'Afrin en Syrie par la Turquie [6] lors d'une visite à Ankara. Il a déclaré que « le succès de la Turquie à Afrin sert d'exemple solide », en espérant qu'il sera suivi par des « victoires similaires de l'oumma islamique dans de nombreux endroits du monde ». L'occupation d'Afrin par les forces armées turques et ses mandataires syriens réactionnaires a chassé plus de 150 000 personnes, principalement kurdes, et réprimé celles qui sont restées.

Malheureusement, la gauche palestinienne a, pour l'essentiel, mis en œuvre sa propre version de la même stratégie. Elle aussi s'est abstenue de critiquer la répression de son peuple par ses alliés. Le FPLP, par exemple, n'a émis aucune objection aux crimes du régime syrien et a même soutenu son armée contre les « conspirations étrangères », déclarant que Damas « restera une épine dans le visage de l'ennemi sioniste et de ses alliés ». Les relations du FPLP avec la théocratie iranienne [7] suit un schéma similaire.

Conclusion

La clé pour développer une meilleure stratégie de libération est de placer la Palestine dans le contexte régional. Il existe une relation dialectique entre les luttes des PalestinienNEs et des classes populaires régionales : lorsque les PalestinienNEs se battent, cela déclenche un mouvement régional de libération, et le mouvement régional alimente en retour celui de la Palestine occupée. D'ailleurs on voit dans les dernières manifestations en solidarité avec le peuple palestinien que les critiques des politiques de ces régimes ne sont jamais loin de leurs compromissions envers Israël à leurs autoritarismes.

Le ministre d'extrême droite Avigdor Lieberman [8] a d'ailleurs reconnu le danger que représente les soulèvements populaires régionaux pour Israël en 2011 lorsqu'il a déclaré que la révolution égyptienne qui a renversé Hosni Moubarak et ouvert la porte à une période d'ouverture démocratique dans le pays était une plus grande menace pour Israël que l'Iran.

La stratégie de la révolution régionale basée sur la lutte des classes par en bas à la base est le seul moyen de gagner la libération contre Israël d'un côté et des régimes autoritaires régionaux de l'autre, ainsi que de leurs soutiens impérialistes, des États-Unis à la Chine et à la Russie.

Le 15 novembre 2023

Joseph Daher

P.-S.

Revue L'Anticapitaliste n° 151 (décembre 2023). Publié le Lundi 11 décembre 2023 à 11h00 :
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/la-liberation-de-la-palestine-et-les-regimes-regionaux

Joseph Daher est militant de la IVe Internationale en Suisse, professeur invité à l'Institut universitaire européen. Il est l'auteur notamment de Syrie, le martyre d'une révolution, 2022, éditions Syllepse, 20 euros, et de Le Hezbollah : Un fondamentalisme religieux à l'épreuve du néolibéralisme, 2019, éditions Syllepse, 20 euros.

Notes

[1] Pour plus d'informations sur les collaborations entre des mouvements de gauche syriens et palestiniens en Syrie à cette période voir « Le Parti de l'Action Communiste syrien. Expérience et héritage », Joseph Daher, Contretemps web, 9 février 2021.

[2] « 'No to America…No to Iran' : Iraq's Protest Movement in the Shadow of Geopolitics », Taif Alkhudary, LSE Middle East Centre Blog, 20 janvier 2020.

[3] « Abbas congratulates Al-Assad for re-election as Syrian president », Middle East Monitor, 26 juin 2014.

[4] « Sa Majesté le Roi reçoit Haniyeh et souligne l'importance d'unifier les rangs palestiniens », Alayam, 4 février 2012.

[5] « La lumière au bout de leurs tunnels ? Le Hamas et les soulèvements arabes, rapport sur le Moyen-Orient n°129 », Reworld, 14 août 2012.

[6] « Quels acteurs sont satisfaits de la victoire d'Erdogan ? », Nozhan Etezadosaltaneh, International Policy Digest, 3 mai 2018.

[7] « Bénissez Khamenei pour l'issue des élections. Le Front populaire félicite Ibrahim Raisi pour avoir remporté l'élection présidentielle iranienne », Front populaire de libération de la Palestine, 20 juin 2012.

[8] « L'Égypte plus dangereuse que l'Iran », Hillary Zaken, The Times of Israel, 22 avril 2012.

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Pour que les horreurs du carnage de Gaza soient les derniers, purger l’État d’Israël de ses fondements sionistes !

19 décembre 2023, par Yorgos Mitralias — , , ,
L'enfer sur terre ! Les semaines et les mois passent et le martyre des Palestiniens de Gaza, mais aussi de ceux de Cisjordanie, continue et atteint, jour après jour, de (…)

L'enfer sur terre ! Les semaines et les mois passent et le martyre des Palestiniens de Gaza, mais aussi de ceux de Cisjordanie, continue et atteint, jour après jour, de nouveaux sommets d'horreur ! Et c'est d'autant plus infâme et intolérable que le massacre se déroule devant les yeux de tout le monde, en direct sur nos écrans de télé, jour et nuit, sans interruption. Et avec la complicité active (États-Unis, UE) ou passive (Chine, Russie, Inde) des « grands » de ce monde, qui se contentent de jouer aux spectateurs, tout en prédisant que le pire est à venir ! L'horreur mêlé d'insoutenable émotion, de rage, mais aussi du plus profond dégoût…

Novembe 2023 | tiré d'Inprecor
https://inprecor.fr/articles/article-2717.html

Dégoût pour nos dirigeants occidentaux qui, ne craignent pas le ridicule le plus macabre, quand ils n'arrêtent pas d'appeler Israël à...protéger les civils Palestiniens, au moment précis où ce même Israël ne fait que les exterminer méthodiquement ! Et comble de ce ridicule macabre, le gouvernement américain qui... félicite Israël, constatant que l'armée israélienne se conforme aux souhaits américains de protéger la vie des civils palestiniens pendant que les hécatombes des ces civils Palestiniens s'accumulent et dépassent tout précédent !

Dégoût aussi pour -presque tous- nos médias et leurs journalistes qui persistent à nous parler d'une certaine « guerre entre le Hamas et Israël », quand en réalité il n'y a qu'une guerre d'extermination bien planifiée menée par Israël contre le peuple palestinien sous prétexte d'opérations militaires visant à la liquidation du Hamas, dont le crime est exactement qu'il a offert à Israël ce prétexte avec ses actions terroristes du 7 Octobre. Ces médias et leurs journalistes qui passent sous un silence assourdissant le martyre des Palestiniens au point de ne rien dire même de leurs propres collègues, ces 72 journalistes ciblés en priorité et tués à Gaza par l'armée israélienne, depuis le début de cette barbarie. Ces médias et leurs journalistes qui ne ressentent pas le besoin de protester même par solidarité professionnelle, contre les autorités israéliennes qui menacent de représailles qui vont de l'asphyxie économique à la fermeture, les quelques médias qui osent rapporter les faits bruts et donner la parole aux victimes du génocide en cours. Ces quelques médias que nous ressentons le devoir de nommer par leur nom, le quotidien israélien Haaretz, et les chaînes télé qui font honneur au journalisme, comme la britannique BBC, et encore plus l'americaine CNN, et surtout l'arabe Al Jazeera dont les journalistes payent avec leurs vies et leur sang et le sang de leurs familles, le fait qu'ils font ce que refuse de faire l'écrasante majorité de leurs collègues des médias occidentaux, médias français en tête : rapporter fidèlement ce qui se passe sur le terrain, en donnant la parole aux victimes mais aussi a leurs bourreaux.

Dégoût donc et répulsion pour ces mêmes médias, qui donnent de plus en plus l'impression d'être en mission commandée, et qui cachent habilement derrière des phrases prétendument « neutres » faisant état des « frappes » israéliennes, la réalité quotidienne qui consiste en ces véritables exercices de tir de l'armée israélienne contre les civils Palestiniens sans défense, terrorisés, ensanglantés, affamés, assoiffés, et déjà décimés, qui errent même à pied ou à dos d'âne (!) sous une avalanche d'obus, de missiles et de bombes de 900 kilos, du nord au sud, et du sud au nord de cette minuscule Bande de Gaza, au gré du sadisme de leurs bourreaux armés jusqu'aux dents. D'un sadisme qui n'est pas du tout gratuit, mais qui fait partie intégrante de l'arrogance suprémaciste qui caractérise non seulement les actuels dirigeants mais aussi leur État, et malheureusement même la majeure partie de la société israélienne !

Nous voici donc au cœur de l'interminable tragédie palestinienne : la nature ou plutôt la raison d'être coloniale de l'État israélien lequel, faute de constitution du pays, n'est autre que celle définie par ce qui est son projet fondateur, le projet sioniste. Un projet sioniste qui ne préconise et n'admet ni la cohabitation, ni encore moins la coexistence pacifique des peuples juif et palestinien dans un État qui doit être exclusivement juif, l'État hébreu. (1) Vu sous l'angle de ce projet sioniste, tout devient plus clair et compréhensible. Comme par exemple le refus persistant des dirigeants israéliens de tenir compte des avertissements de leurs alliés occidentaux que trop massacrer les Palestiniens ferait naître les terroristes de demain. Ici, il ne s'agit pas d'une prétendue incapacité des dirigeants israéliens de comprendre quel est leur vrai intérêt. En réalité, c'est exactement parce que les dirigeants israéliens savent très bien quel est leur intérêt, qu'ils font tout leur possible pour créer en toute conscience et entretenir en permanence la menace terroriste ! Et ils le font en humiliant, torturant, emprisonnant et en tuant les Palestiniens dès leur plus jeune age, car ils savent très bien que quand on traite quelqu'un comme un animal, on le contraint de réagir comme un animal ! Car sans ennemi et psychose de la menace extérieure qui pousse la population apeurée a s'unir derrière ses chefs, « oubliant » leurs méfaits et ses propres problèmes, il serait impossible p.ex. à Netanyahou de se maintenir au pouvoir parce que c'est bien connu que, une fois les actuelles opérations militaires terminées, il sera jugé et condamné pour sa corruption, et ira probablement terminer ses jours en prison. Mais, attention : il ne s'agit pas seulement de Netanyahou mais de l'État d'Israël lui-même lequel, plus que tout autre, a un besoin vital de la menace extérieure permanente afin de maintenir sa population, ainsi que la diaspora, unies autour de son projet sioniste.

De même, c'est seulement en l'examinant sous l'angle du projet colonial fondateur, qu'on comprend le pourquoi de l'actuelle fureur meurtrière et destructrice de l'armée israélienne à Gaza mais aussi en Cisjordanie. Encore une fois, on n'assiste pas du tout à des « erreurs » techniques et de jugement des chefs israéliens qui seraient prétendument aveuglés pas leur rage vindicative contre le Hamas et ses crimes. En réalité, le massacre méthodique et le nettoyage ethnique des Palestiniens qui a commencé avec la liquidation de ce qui est ce véritable ghetto de Gaza, se font en toute conscience car ils correspondent aux objectifs historiques du projet sioniste : la création, par l'extermination, l'expulsion et la soumission des indigènes, d'un État exclusivement juif sur l'ensemble des terres du Grand Israël !

La conclusion est évidente : un tel État est par nature monstrueux, inhumain et... irréformable. Monstrueux non seulement pour les indigènes qu'il opprime et détruit, mais aussi pour ses propres citoyens juifs auxquels il a promis la sécurité qui leur manquait cruellement et... qu'ils n'ont jamais trouvé en Israël. Et irréformable car sa logique interne a fait que ses illusions égalitaristes et démocratiques initiales soient progressivement remplacées par des glissements successifs vers une extrême droite de plus en plus raciste et antidémocratique, pour aboutir à l'actuelle extrême droite religieuse, pogromiste, obscurantiste et fascisante sinon fasciste, au discours fanatique et messianique d'un autre age.

Alors, la solution qui s'impose crève les yeux : il faut changer cet État de fond en comble, afin de le rendre au moins « normal »,« comme les autres ». En somme, il faut le de-sioniser. Ce qui ouvrirait la voie au dépassement définitif de la « solution », d'ailleurs illusoire et irréalisable, « à deux états », par la création d'un État multiethnique où pourraient cohabiter pacifiquement partageant les mêmes droits, les populations juives et palestiniennes. Cependant, la réalisation d'un tel projet n'est pas du tout facile. La dénazification de l'Allemagne à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale a été imposée par les puissances qui l'ont vaincu sur le champ de bataille. L'Apartheid sud-africain, la « purification » et la « normalisation » de l'État s'est faite de l'intérieur, à l'initiative de deux populations jusqu'alors ennemies. Sur la base de ces précédents, on peut déjà exclure l'application à Israël du modèle de la dénazification allemande parce qu'il présupposerait la défaite militaire d'Israël, ce qui conduirait très probablement à un terrible bain de sang de sa population juive.

Alors, reste la variante sud-africaine qui suppose que la dé-sionistisation d'Israël vienne de son intérieur, à l'initiative de ses propres citoyens. Cette perspective n'est pas seulement plus réalisable. Elle est aussi bien plus réaliste et effective car elle serait faite sans contrainte extérieure, et donc elle aurait toutes les chances de s'enraciner et de durer dans la conscience des premiers intéressés, ses propres citoyens. Ceci étant dit, l'état actuel de la société israélienne qui fait bloc autour de ses dirigeants et de son armée refusant de se soucier du sort des Palestiniens, ne signifie pas du tout qu'il n'y pas des Juifs déjà décidés d'entreprendre la tache historique et si lourde de conséquences de dé-sioniser leur pays. Ils existent bel et bien tant dans la diaspora qu'en Israël, au grand désarroi tant des sionistes que des antisémites qui, de commun accord, s'interdisent d'accepter l'existence des juifs qui ne sont pas sionistes. Ils existent et leur militantisme humaniste et internationaliste porte déjà des résultats qui se font sentir en Israël et de par le monde. Ce sont ces admirables jeunes Juifs et Juives des mouvements antisionistes et pacifistes comme If Not Now ou encore Jewish Voice for Peace, qui, en l'espace de quelques annnées, ont pu démultiplier leur influence au-delà de toute prévision, au point de pouvoir mobiliser ces deux derniers mois, des milliers d'autres juifs dans des manifestations et autres actions coup de poing pratiquement quotidiennes en solidarité avec les Palestiniens de Gaza, aux États-Unis et ailleurs. Ce sont aussi ces héroïques citoyens israéliens comme Sasha Povolotsky et ses camarades, qui vivent jour et nuit chez les paysans palestiniens du village Al Farisiya pour les protéger des bandes de colons israéliens, et qui n'hésitent pas de se battre contre ces commandos fascistes et de verser leur sang à coté de leurs frères Palestiniens, comme il l'ont fait il y a encore quelques jours, le 4 décembre 2023 !(2)

Oui, il faudrait sans doute qu'ils soient aujourd'hui plus nombreux, mais il faut se souvenir que les militants sud-africains quand ils ont commencé à lutter contre l'apartheid étaient aussi peu nombreux. Oui, on aimerait qu'ils soient plus nombreux mais...raison de plus pour les aider avec toutes nos forces, pour populariser leur combat et leurs idées, pour construire des mouvements de solidarité avec eux et avec ceux des Palestiniens qui mènent le même combat dans des conditions encore plus difficiles. D'ailleurs, comme le dit si bien le nom qu'ils ont choisi de donner à leur mouvement If Not Now, si ce n'est pas maintenant, alors quand ?

1. Voir l'excellent texte de Gilbert Achcar « La dualité du projet sioniste » : https://www.monde-diplomatique.fr/mav/157/ACHCAR/58306

2. Haaretz, Left-wing Israeli Activists Attacked While Protecting Settler-targeted West Bank Village : https://www.haaretz.com/israel-news/2023-12-04/ty-article/.premium/left-wing-israeli-activists-attacked-while-protecting-settler-targeted-west-bank-village/0000018c-35c4-d5f2-a5cc-77d471c10000

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« Nakba », le mot de l’année 2023

À l'occasion de la journée internationale de la langue arabe célébrée par les Nations unies le 18 décembre, nous nous arrêtons sur le mot arabe le plus mondialisé de l'année (…)

À l'occasion de la journée internationale de la langue arabe célébrée par les Nations unies le 18 décembre, nous nous arrêtons sur le mot arabe le plus mondialisé de l'année 2023 : « Nakba ». Il désigne le nettoyage ethnique subi par les Palestiniens entre 1947 et 1949, et est souvent utilisé sans traduction, avec la majuscule des noms propres, dans toutes les autres langues. Son occurrence revient massivement à l'heure où un génocide et un déplacement massif de la population sont toujours en cours à Gaza.

Tiré d'Orient XXI.

Automne 2023, le mot Nakba revient avec insistance, avec l'offensive « Glaive de fer » lancée par Israël sur Gaza, qui aura déplacé plus du double des réfugiés palestiniens de 1948, la plupart étant déjà réfugiés ou descendants de réfugiés. Quelques mois auparavant, Le 15 mai 2023, l'ONU commémorait « pour la première fois de son histoire, le déplacement massif de Palestiniens de la terre qui allait devenir Israël, il y a 75 ans, et qui a transformé du jour au lendemain 700 000 Palestiniens en réfugiés ».

Le mot « Nakba » aura fait le tour du monde, pénétré les médias, interpellé les esprits les plus indifférents. Avec sa prononciation originelle, souvent sans traduction, le mot est transcrit non seulement dans les autres langues officielles de l'ONU — français, anglais, espagnol, chinois et russe —, mais également en hindi, urdu, allemand, hébreu, japonais, ukrainien, comme en témoigne la lettre de 100 intellectuels ukrainiens solidaires (1), voire en basque et en corse.

Que signifie l'ampleur d'un tel phénomène linguistique ? Est-il lié au retour en force d'une question palestinienne que l'on croyait, ces derniers temps, définitivement enterrée ?

De « Fedayin » à « Intifada »

D'autres mots arabes liés au conflit israélo-palestinien avaient déjà accédé à la mondialisation : fedayin, dans les années 1970, désignait les premiers militants de la résistance palestinienne ayant opté pour la lutte armée, « prêts à se sacrifier » pour la cause, selon le sens du mot en arabe. Le terme intifada, avec le soulèvement palestinien pacifique de 1987, accompagnait dans la presse des photos d'enfants palestiniens affrontant des chars israéliens, soulèvement réprimé alors sans mesure par Yitzhak Rabin. La forme réflexive du verbe arabe intafada (dont le substantif est intifada, avec une troisième voyelle longue) a en réalité une signification plus dynamique que le simple fait de « se soulever ». Elle a davantage le sens de « secouer le joug ».

Un autre terme quasi identique à « Nakba », à une lettre près, avait émergé dans les médias à la suite de la guerre israélo-arabe de 1967 : « Naksa », qui peut signifier « revers, échec, défaite, débâcle », mais aussi dans certains contextes, « rechute » comme pour la résurgence d'une maladie. Cette dernière signification est intéressante. Elle correspond en quelque sorte à un syndrome d'hémorragie territoriale, couplé à un sentiment d'abattement. Le verbe dont le substantif Naksa est tiré peut, dans sa forme intensive nakkasa, signifier « baisser la tête », si l'on y adjoint le mot tête, ou « mettre un drapeau en berne », si l'on ajoute cet autre complément d'objet direct. Ce terme reste cependant confiné plutôt aux médias arabes.

Dans l'imaginaire collectif arabe, Naksa évoque ainsi à la fois une date, celle de juin 1967, et une conséquence : la perte de nouveaux territoires arabes au profit d'Israël, après ceux qui avaient été cédés à l'issue de la guerre de 1948, et qui venaient eux-mêmes s'ajouter aux territoires déjà octroyés par le plan de partage considéré comme foncièrement inique (2). En 1967, c'était au tour du Golan syrien, annexé unilatéralement en 1981, du Sinaï égyptien, restitué à l'Égypte par les accords bilatéraux de Camp David en 1979, et de nouveaux territoires palestiniens : la Cisjordanie, Gaza — dont Israël s'est retiré unilatéralement en 2005, mais qui demeure « occupé » pour les Nations unies, dans le sens où il dépend totalement d'Israël qui a instauré un blocus — et Jérusalem-Est (3). Ce nouvel épisode devait provoquer un nouvel exode, de 200 000 à 300 000 Palestiniens.

« Mina Nakba ila Naksa » (de la Nakba à la Naksa) est ainsi le titre de nombreux articles d'intellectuels arabes parus depuis, notamment celui du sociologue et historien palestinien Ibrahim Abou-Loghd. Mais le terme Nakba ne signifie pas simplement le « déplacement massif de Palestiniens », dans la foulée d'une perte territoriale.

La mère des catastrophes

A l'origine, le mot Nakba signifie selon les cas : catastrophe, désastre, calamité, fléau, sinistre. Si un même mot peut recevoir des sens différents selon le contexte, c'est définitivement le sens palestinien qui a investi le mot pour tous les locuteurs arabes. La Nakba ce n'est pas une catastrophe, c'est la catastrophe entre toutes, la mère des catastrophes. Celui qui a donné au mot cette force évocatrice suprême est l'intellectuel syrien Constantin Zoureiq en 1948, dans un opuscule intitulé Ma'ana al Nakba (Le sens de la catastrophe). Dès lors, le mot devenait un concept, dont le journal Le Monde a fait en 2018 une analyse pertinente (4), celle d'un catalyseur du nationalisme arabe, détourné à leur profit par certains régimes de la région. Un nationalisme que l'on voit se réveiller aujourd'hui parmi les peuples, contrariant la tentation d'une normalisation des régimes avec Israël, qui liquiderait la question palestinienne.

La lecture critique pénétrante qu'a pu faire l'écrivain libanais Elias Khoury en 2011 du texte de Zoureiq a ensuite donné un sens supplémentaire au terme historique. Il ne s'agit plus simplement d'un événement daté, fini, mais d'une « Nakba continue ». L'actualité de la guerre contre Gaza lui donne aujourd'hui un retentissement international, les articles de presse évoquant une « nouvelle Nakba », une « seconde Nakba ». C'est désormais un mot-image, celui de Palestiniens cherchant les leurs dans les décombres, dans la grisaille d'un paysage lunaire.

Des massacres commis par de futurs premiers ministres israéliens

La première Nakba était-elle aussi cataclysmique ? Le journal libanais L'Orient-Le jour revenait tout récemment sur des faits qui semblaient avoir disparu de nos mémoires, à savoir que le terrorisme, dont on a voulu faire une spécialité arabe, était au fondement même du futur État d'Israël : « L'Irgoun, le groupe Stern, la Haganah et la Palmach sont responsables de dizaines de massacres de civils arabes […]. Ces groupes militaires sont les cellules embryonnaires qui constituent l'actuelle armée israélienne » (5). Menahem Begin, fondateur de l'Irgoun et Yitzhak Shamir, membre de cette milice, puis cadre d'une autre, le Lehi, sont devenus par la suite premiers ministres d'Israël. L'un de ces massacres est emblématique de l'effroi suscité alors à l'international : Deir Yassine, dénoncé par Hanna Arendt et Albert Einstein dans une lettre de protestation de dignitaires juifs parue dans le New York Times le 4 décembre 1948. Un autre massacre, révélateur de la tentative d'étouffer les faits, est celui de Tantoura, longtemps nié, récemment attesté par le documentaire du cinéaste Alon Schwartz, assisté de l'historien Adam Raz, prenant à témoin plusieurs membres de la brigande Alexandroni.

La violence fondatrice de l'État d'Israël a été évoquée par Charles Enderlin dans son livre Par le feu et le sang (Albin Michel, 2008). Une formule lapidaire plus cinglante a été utilisée en 2009 par Sir Gérald Kaufmann, ancien député et ministre travailliste, élevé dans le sionisme, proche des dirigeants historiques d'Israël, dans une intervention pourtant très posée devant le parlement britannique : « Israël est né du terrorisme juif » avait-il déclaré solennellement. Le 28 novembre 2023, le Dr Gabor Maté, psychologue spécialiste des traumas, rescapé de la Shoah, déclarait dans une émission sur la chaîne de télévision britannique Talk TV, face au journaliste Piers Morgan, qu'il avait cessé d'être sioniste en découvrant que l'État d'Israël était né de « l'extirpation, l'expulsion et les multiples massacres de la population locale ».

Une épuration planifiée

De ce fait, le sens véritable de la Nakba n'est plus celui d'un simple « déplacement massif de Palestiniens », déplacement qu'Israël a longtemps tenté de présenter comme volontaire, encouragé par les armées et les radios arabes. Il est celui d'une politique de transfert qui ne recule devant rien, une épuration ethnique délibérée, réfléchie, méthodique, qui se poursuit aujourd'hui à Gaza et parallèlement en Cisjordanie. Ilan Pappé, figure de proue des « nouveaux historiens israéliens » qui avaient émergé dans les années 1980 après l'ouverture en 1978 des archives israéliennes sur cette période de l'histoire, lui a consacré un livre au titre éloquent : Le Nettoyage ethnique de la Palestine (Fayard, 2008) (6).

Cette épuration ethnique vise à accréditer par la force la légende « d'une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Elle a pour corollaire une colonisation de peuplement menée sans la moindre interruption en Cisjordanie, y compris pendant les accords d'Oslo, protégée par l'armée comme par l'exécutif, validée par toutes les institutions de l'État, jusqu'à la Cour suprême. Elle s'accompagne d'une négation des droits du peuple palestinien à l'autodétermination. La loi fondamentale israélienne de 2018 sur l'État-nation n'a fait qu'entériner un déni de facto qui était en place dès la conception du projet sioniste. En effet, le peuple palestinien n'est pas mentionné dans les écrits de Theodor Herzl, pas plus que dans la déclaration Balfour, qui évoque « les collectivités non juives existant en Palestine ». Cette loi entraîne une indispensable déshumanisation des Palestiniens, ravalés au rang d'animaux, une métaphore filée à travers les déclarations des leaders sionistes historiques. La population civile de Gaza est aujourd'hui considérée, au pire, comme étant « terroriste » (selon le président israélien, « il n'y a pas de civils à Gaza »), ou au mieux comme « boucliers humains » ou « dommages collatéraux », des chiffres sans nom, sans visage, sans histoire, sans projets.

L'épuration en marche voudrait aujourd'hui pousser les Gazaouis vers le désert égyptien du Sinaï, en rendant définitivement inhabitable leur territoire, portant à son comble un blocus installé depuis 2007, bannissant les moyens de subsistance les plus élémentaires d'une population désormais sans abri : nourriture, eau, fuel, électricité, internet, démolissant systématiquement habitations, hôpitaux, écoles, sanctuaires religieux, et terrains agricoles. Elle s'en prend également aux forces de l'esprit, en ciblant les journalistes et les intellectuels, comme le poète Refaat Alareer. Sa dernière innovation est le recours glaçant à l'intelligence artificielle (7) pour générer des centaines de cibles de bombardements, principalement civiles, prenant pour prétexte le moindre lien, le plus ténu, le plus lointain, avec un membre du Hamas.

De nombreux historiens palestiniens, comme Walid Al-Khalidi et Nour Massalha ont largement traité la question de l'épuration ethnique. À l'instar de Rachid Al-Khalidi dans son dernier ouvrage The hundred years war on Palestine (Metropolitan Books, 2020), tous soulignent le fait que cette épuration est « inhérente » au projet sioniste.

C'est tout cela que signifie désormais le mot Nakba aux yeux de l'opinion publique mondiale, avec le recours croissant au terme « génocide ». Si la Nakba est actuellement occultée par l'opinion publique israélienne, prisonnière de son propre traumatisme après l'attaque violente du 7 octobre, elle est revendiquée sans la moindre retenue par certains officiels israéliens, comme Ariel Kallner, membre du Parlement israélien, ou le ministre de l'agriculture et ancien dirigeant du Shin Bet, Avi Dichter, qui se réjouit de « dérouler une nouvelle Nakba » contre les Palestiniens.

La consécration à l'échelle internationale du mot « Nakba » témoigne surtout du dévoilement, au grand jour, de la continuité de l'entreprise sioniste, une entreprise de plus en plus désavouée par de nombreuses voix juives à travers le monde.

Notes

1- « Une lettre ukrainienne de solidarité avec le peuple palestinien », Contretemps, 3 novembre 2023.

2- Le plan de partage de 1947 de l'ONU attribuait en effet à la minorité juive la plus grande partie des territoires de la Palestine mandataire.

3- Jérusalem-Ouest avait déjà été acquis par Israël le 30 novembre 1948 en vertu d'un accord de cessez-le feu avec le royaume hachémite de Transjordanie, alors dirigé par le roi Abdallah 1er, confirmé le 3 avril 1949 par les accords d'armistice. Cette acquisition n'est pas reconnue juridiquement par la communauté internationale, à l'exception des États-Unis et de quatre pays d'Amérique latine, mais est acceptée de facto depuis, alors que Jérusalem devait, selon le plan de partage, être un corpus separatum administré par l'ONU. Israël avait d'ailleurs acquis à l'issue de la guerre israélo-arabe 50 % des territoires attribués à l'État arabe par le plan de partage.

4- Benjamin Barthe, « La Nakba, « catastrophe » en arabe, un concept forgé il y a 70 ans », Le Monde, 15 mai 2018.

5- Stéphanie Khouri, « Quand les milices juives faisaient régner la terreur en Palestine », L'Orient – Le jour, 2 novembre 2023.

6- NDLR. Ce livre a été retiré de la vente par l'éditeur en décembre 2023.

7- Yuval Abraham, « ‘A mass assassination factory' : Inside Israel's calculated bombing of Gaza », +972, 30 novembre 2023.

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Les États-Unis pourraient-ils être impliqués dans une guerre entre le Venezuela et le Guyana ?

19 décembre 2023, par Dan La Botz — , ,
Les États-Unis ont fait les premiers pas dans ce qui pourrait devenir leur implication dans une guerre entre le Venezuela et le Guyana. Le Guyana est l'ancienne Guyanne (…)

Les États-Unis ont fait les premiers pas dans ce qui pourrait devenir leur implication dans une guerre entre le Venezuela et le Guyana. Le Guyana est l'ancienne Guyanne britannique.

Hebdo L'Anticapitaliste - 687 (14/12/2023)

Par Dan La Botz

Crédit Photo
Wikimedia commons

Le président vénézuélien Nicolás Maduro revendique la région d'Essequibo, voisine du territoire vénézuelien et a organisé un référendum à l'appui de cette revendication. Maduro a ensuite produit une nouvelle carte vénézuélienne qui inclut l'Essequibo. Un accord conclu en 1996 entre les deux pays donne à la Cour internationale de justice des Nations unies le pouvoir de résoudre ces différends, mais Maduro a rejeté sa participation. Tout cela est perçu comme un prélude à une action militaire visant à s'emparer de la province et de ses richesses pétrolières.

Le président du Guyana, Irfaan Ali, a déclaré : « L'Essequibo est à nous, chaque centimètre carré », et a envoyé des troupes pour renforcer la frontière du pays avec le Venezuela. Le Brésil, voisin des deux pays, a également envoyé des forces armées dans la région. Le président brésilien Luiz Inacio « Lula » da Silva s'est dit préoccupé par la situation : « Nous allons la traiter avec beaucoup de prudence, car ce que nous ne voulons pas ici en Amérique du Sud, c'est la guerre ».

Le Venezuela, un pays en crise

Pourquoi Maduro revendique-t-il l'Essequibo en ce moment ? Maduro, un quasi-dictateur, sera confronté à une élection en 2024 et il n'est pas certain qu'il puisse remporter un scrutin libre et équitable. Le pays est en proie à une crise économique, entravé par les sanctions américaines et confronté à une émigration massive. Le Venezuela, qui comptait 30 millions d'habitants en 2015, a vu 7,7 millions de ses habitants émigrer, principalement vers d'autres pays d'Amérique du Sud, bien que près d'un quart de million d'entre eux aient migré vers les États-Unis.

Lors des précédentes élections de 2018, Maduro n'a remporté le scrutin qu'après que la plupart des partis et candidats de l'opposition ont été déclarés inéligibles, dans le cadre d'un processus entaché d'irrégularités, et alors que relativement peu d'électeurs se sont rendus aux urnes. En 2019, l'opposant conservateur Juan Guidó s'est proclamé président par intérim et a été reconnu par plus de 60 pays, dont les États-Unis, plongeant le pays dans une crise qui a duré des années, bien que Guidó n'ait pas réussi à prendre le pouvoir.

Par ailleurs, d'importants gisements de pétrole ont été découverts en 2015 dans l'Essequibo. Revendiquer l'Essequibo permet à Maduro de faire miroiter une amélioration de la situation économique et il peut se draper dans le drapeau. En cas de guerre, il pourrait déclarer une urgence nationale et reporter les élections. Mais il pourrait se retrouver en guerre non seulement avec le Guyana, mais peut-être aussi avec les États-Unis.

La politique étrangère des États-Unis et les lobbys du pétrole

Le commandement sud des États-Unis, qui supervise l'Amérique centrale, l'Amérique du Sud et les Caraïbes, mène déjà des opérations aériennes conjointes avec les forces de défense du Guyana. Le secrétaire d'État américain Antony Blinken s'est entretenu avec le président Ali pour réaffirmer le soutien de Washington « à la souveraineté du Guyana et à notre solide coopération en matière de sécurité et d'économie ». M. Maduro a critiqué le Guyana pour avoir impliqué les États-Unis.

Depuis l'élection du gouvernement de gauche du président Hugo Chávez en 1999, les États-Unis sont un adversaire du Venezuela. En 2006, le président George W. Bush a imposé des sanctions au Venezuela pour son manque de coopération dans la lutte contre le terrorisme et la drogue. Le président Barack Obama a imposé de nouvelles sanctions en 2014 en raison des violations des droits humains au Venezuela. L'administration de Donald Trump a élargi les sanctions, bien que le président Joseph Biden les ait ensuite modérées, autorisant la vente de pétrole. Avec la reconnaissance de Guidó en tant que président par intérim, les USA ont tenté de renverser Maduro.

Déjà impliquée dans le soutien à l'Ukraine et à Israël, l'administration Biden souhaiterait sans doute éviter une nouvelle guerre. Mais des compagnies pétrolières américaines et étrangères, telles qu'Esso Exploration & Production Guyana, un descendant d'ExxonMobil et de Standard Oil, ont déjà des activités dans l'Essequibo. Les compagnies pétrolières ont toujours joué un rôle important dans la politique étrangère des États-Unis.

La guerre ? Pas encore. Mais nous serons attentifs et prêts à nous opposer à l'implication des États-Unis.

Traduction Henri Wilno

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L’Ukraine et la Palestine ou comment « les Américains sont plus prompts à aider Israël que l’Ukraine »

19 décembre 2023, par Antoine Rabadan — , ,
Le 7 décembre, le Congrès américain a de nouveau refusé de voter le projet de Joe Biden d'une enveloppe financière comprenant une aide de 14,3 milliards, qu'on oublie parfois (…)

Le 7 décembre, le Congrès américain a de nouveau refusé de voter le projet de Joe Biden d'une enveloppe financière comprenant une aide de 14,3 milliards, qu'on oublie parfois de mentionner, à Israël et de 61,4 milliards à l'Ukraine. Celle-ci devra se contenter, en compensation dérisoire, de 175 millions de dollars ponctionnés sur les réserves de l'exécutif.

14 décembre 2023 | tiré de l'Hebdo L'Anticapitaliste 687
https://lanticapitaliste.org/actualite/international/lukraine-et-la-palestine-ou-comment-les-americains-sont-plus-prompts-aider

La symétrie de deux destinataires n'est qu'apparente – à la fois sur le fond et quant aux volumes globaux des aides rapportés à la taille des populations. Cela étant posé, nous n'en avons pas fini avec les trompe-l'œil que cette affaire recèle.

Dissymétrie politico-militaire

On peut noter d'abord la dissymétrie politico-militaire sous-jacente à ces propositions d'aides rejetées.

D'une part, l'Ukraine n'était et n'est toujours pas une priorité stratégique pour les États-Unis qui ne lui ont jamais fourni les moyens nécessaires1 pour mener jusqu'au bout, en profitant de la déroute russe, l'offensive victorieuse de septembre-novembre 2022 (prise de Kharkiv et de Kherson). Le choix et le droit de résister est venu du pouvoir massivement soutenu par la population ukrainienne (38 millions de personnes) contre une Fédération de Russie de 143 millions. L'insuffisance d'armes pour se défendre et terminer au plus tôt cette guerre, face au défi d'un impérialisme néofasciste particulièrement prédateur, explique, en grande partie, les chiffres, estimés d'août, du lourd bilan de deux ans de guerre : 500 000 morts et blessés, soit 300 000 chez les militaires russes et 170 000 à 190 000 chez les militaires ukrainienNEs. Sans parler des civilEs, exclusivement ukrainienNEs, que l'armée russe considère comme des cibles militaires.

D'autre part, l'État israélien de 9 millions d'habitantEs a reçu des divers gouvernements étasuniens une aide militaire exponentielle et stratégique depuis sa création pour un total de 124 milliards de dollars, et 3,8 milliards par an ces dernières années2, pour soutenir une occupation coloniale dans le cadre d'une tout aussi exponentielle disproportion de force en faveur d'Israël, face à ce que la résistance palestinienne est en mesure de lui opposer depuis des décennies.

Voilà pour bien soupeser ce que signifie le rapport, biaisé si l'on n'y prend pas garde, des projets mis en échec de 61,4 milliards pour l'Ukraine et « seulement » 14,3 milliards pour Israël !

Aide à la résistance ukrainienne

L'actuel carnage auquel se livre l'armée israélienne à Gaza, dans une logique de destruction absolue des vies humaines palestiniennes et d'une nouvelle Nakhba, devrait au demeurant finir de mettre les pendules à l'heure quant à ce que signifient les sommes en jeu dans les débats et les votes du Congrès américain. Pour aller vite, disons que l'aide à la résistance ukrainienne lui est vitale non seulement pour conserver la perspective (à plus ou moins long terme) – que les esprits pressés et/ou intéressés jugent évidemment impossible – de vaincre l'ennemi mais surtout de préserver, malgré l'extrême pénurie en armement, les lignes défensives du front face aux actuelles violentes offensives russes. En revanche, les quelque 14 milliards que Biden voulait destiner à Israël ne modifieraient pas la supériorité militaire écrasante d'Israël face au peuple palestinien. Mais, il serait politiquement essentiel de retirer toute aide militaire à Israël pour exiger l'arrêt du massacre tendanciellement génocidaire de PalestinienNEs qui a malheureusement tous les moyens de se réaliser à Gaza, avec ou sans apport supplémentaire grâce aux aides massives américaines du passé.

Déroute politique de certains secteurs de la gauche

Alors, si l'on comprend bien qu'un démocrate positionné à gauche comme Bernie Sanders considère fort justement qu'aucune aide ne doit par principe être accordée à l'État criminel d'Israël, on peut déplorer son positionnement du 7 décembre : il a ajouté sa voix au Sénat à celles des 49 Républicains intégristement pro-Israéliens dans leur immonde chantage à Biden conditionnant « nos voix pour l'Ukraine si vous augmentez le budget pour la chasse aux migrantEs, à la frontière sud ».

L'aveuglement dont vient de faire preuve cette personnalité progressiste, pourtant critique de la guerre menée par Poutine contre l'Ukraine, soutenue par une gauche américaine si généreusement engagée dans le soutien à la Palestine, ajoute symptomatiquement à la déroute politique de certains secteurs de la gauche internationale s'opposant depuis le début à l'armement des UkrainienNEs au nom de la nécessité de la paix – une « paix » sans justice et imposant de se soumettre – alors qu'à juste titre est soutenu le droit des PalestinienNEs de résister. Et une paix instable qui, si elle consacrait la victoire du dictateur russe, le conforterait dans la perspective de remettre cela (voir les précédents en Géorgie ou en Ukraine, même en Crimée) à la première occasion : possible cap sur la Moldavie, via la Transnistrie, comme l'avait avoué le ministre russe des Affaires étrangères, et du côté des pays baltes, voire de la Pologne. Cette « paix » renforcerait aussi son emprise totalitaire sur le peuple russe après le terrible prix du sang qu'il lui aura fait payer dans cette guerre d'Ukraine. Logique infernale d'une paix qui appelle implacablement les guerres.

Refuser ces positionnements à courte vue qui oublient de se placer sous l'égide de la défense des peuples agressés et opprimés et soutenir leurs choix de lutte, souvent dans des conditions de survie, participent de ce qui doit aider à reconstruire des gauches à l'échelle internationale en mesure d'ouvrir des perspectives d'émancipation aujourd'hui brouillées. En commençant par se solidariser plus qu'il n'est fait avec une gauche laïque palestinienne pénalisée par un manque de soutien et d'aide internationale militaire comme politique et les gauches ukrainiennes engagées dans la résistance militaire, sans s'aligner politiquement ni sur Zelensky et ses politiques antisociales et son soutien à Israël contre les PalestinienNEs ou ses complaisances envers le nouveau président d'extrême droite argentin ni sur les impérialismes fournisseurs d'armes.

1.« Le soutien à Kiev a déjà baissé de 90 % en un an, selon un rapport de l'Institut Kiel » (https://www.lemonde.fr/l…)
2.Les Américains plus prompts à aider Israël que l'Ukraine. (https://www.lesechos.fr/…)

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La question des services essentiels en droit international (Texte 7)

18 décembre 2023, par Yvan Perrier — , ,
Dans le texte qui suit[1], il sera rapidement question des principes fondamentaux de la liberté d'association syndicale tels qu'ils sont reconnus en droit international. La (…)

Dans le texte qui suit[1], il sera rapidement question des principes fondamentaux de la
liberté d'association syndicale tels qu'ils sont reconnus en droit international.

La liberté d'association en droit international

C'est dans la foulée du Traité de Versailles que l'Organisation Internationale du Travail (OIT) a été créée en 1919 pour établir des normes internationales relatives aux conditions de travail. En 1944, les délégués qui participent à la vingt-sixième Conférence Générale de l'OIT adoptent la Déclaration de Philadelphie . Cette déclaration met de l'avant certains principes fondamentaux qui orientent les travaux de l'organisation. Cette déclaration affirme à l'article 1 que : « a) le travail n'est pas une marchandise ; b) la liberté d'expression et d'association est une condition indispensable d'un progrès soutenu ». Elle affirme aussi à l'article 2 que « a) tous les êtres humains [...] ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales ».

En 1948, la Déclaration universelle des droits de l'homme énonce à l'article 20 que « 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion et d'association pacifiques » et à l'article 23.4 il est précisé que « (t)oute personne a le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts ».

La Convention (C87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical (Convention no 87) a pour effet de préciser le contenu du droit d'association. Elle stipule à l'article 2 que : « Les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s'affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières » et qu'ils ont également « [...] le droit d'élaborer leurs statuts et règlements [...] et de formuler leur programme d'action » (article 3.1) à l'abri de toute intervention des autorités publiques (article 3.2). Elle prévoit également que les organisations de travailleurs ont le droit de constituer des fédérations et des confédérations ainsi que celui de s'y affilier (article 5).

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (le « PIRDESC ») et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « PIRDCP ») ont pour effet de reconnaître le droit de toute personne de former avec d'autres des syndicats et de s'y affilier en vue de favoriser et de protéger ses intérêts économiques et sociaux.

Les dispositions du PIRDESC prévoient aussi « que le droit de constituer des organisations syndicales et de s'y affilier ne peut pas faire l'objet de limitations autres que celles qui sont prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l'ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et libertés d'autrui » .

À ce sujet l'article 8 1. stipule que :

« Article 8 1. Les États parties au présent Pacte s'engagent à assurer :
a) Le droit qu'a toute personne de former avec d'autres des syndicats et de s'affilier au syndicat de son choix, sous la seule réserve des règles fixées par l'organisation intéressée, en vue de favoriser et de protéger ses intérêts économiques et sociaux. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale ou de l'ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d'autrui.
b) Le droit qu'ont les syndicats de former des fédérations ou des confédérations nationales et le droit qu'ont celles-ci de former des organisations syndicales internationales ou de s'y affilier.
c) Le droit qu'ont les syndicats d'exercer librement leur activité, sans limitations autres que celles qui sont prévues par la loi et qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale ou de l'ordre public, ou pour protéger les droits et les libertés d'autrui.
d) Le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays. »

Le « PIRDCP » affirme à l'article 22 1. que :

« Article 22 1. Toute personne a le droit de s'associer librement avec d'autres, y compris le droit de constituer des syndicats et d'y adhérer pour la protection de ses intérêts. 2. L'exercice de ce droit ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l'intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l'ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d'autrui. Le présent article n'empêche pas de soumettre à des restrictions légales l'exercice de ce droit par les membres des forces armées et de la police.

3. Aucune disposition du présent article ne permet aux États parties à la Convention de 1948 de l'Organisation internationale du Travail concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de prendre des mesures législatives portant atteinte — ou d'appliquer la loi de façon à porter atteinte — aux garanties prévues dans ladite convention. »

Les organismes de l'OIT chargés d'interpréter la Convention no 87 ont affirmé que le droit des travailleurs de constituer des organisations de leur choix s'étend aux salariés du secteur privé, aux fonctionnaires et aux agents de services publics en général .

1.2 La négociation collective en droit international

Depuis 1998, du seul fait de son appartenance à l'OIT, le Canada est tenu de donner suite à la Déclaration de l'OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail et son suivi . Les instances étatiques fédérale et provinciales ont maintenant l'obligation de respecter, de promouvoir et de réaliser les principes concernant les droits fondamentaux associés à la liberté d'association et à la reconnaissance effective du droit de négociation collective.

Les organes de contrôle de l'OIT considèrent également que le droit de négociation collective est un droit fondamental que les États ont le devoir de respecter et de promouvoir dans les secteurs privé et public. Le CLS donne la définition suivante de ce que signifie « négocier librement » :

« Le comité souligne tout d'abord l'importance fondamentale qu'il attache au droit de négociation collective. Le comité rappelle, de manière générale, que le droit de négocier librement avec les employeurs au sujet des conditions de travail constitue un élément essentiel de la liberté syndicale, et les syndicats devraient avoir le droit, par le moyen de négociations collectives ou par tout autre moyen légal, de chercher à améliorer les conditions de vie et de travail de ceux qu'ils représentent, et les autorités publiques devraient s'abstenir de toute intervention de nature à limiter ce droit ou à en entraver l'exercice légal. »

Les interventions des Parlements ou des assemblées législatives qui ont pour effet d'annuler ou de modifier unilatéralement le contenu des conventions collectives librement conclues, « contreviennent au principe de la négociation collective volontaire ». Les limitations imposées par les autorités politiques au sujet de la rémunération sont tolérées en autant qu'elles résultent de véritables consultations avec les représentants des organisations des salariés. Ces mesures doivent s'appliquer à titre exceptionnel, pour une durée limitée. Elles doivent aussi comporter des garanties de protection du niveau de vie des salariés .

1.3 Le droit de grève en droit international

Le droit de grève ne fait l'objet d'aucune convention ou recommandation provenant de l'OIT . Seul le PIRDESC comporte une disposition reconnaissant explicitement « le droit de grève, exercé conformément aux lois de chaque pays ». C'est à partir des dispositions de l'article 3 de la Convention no 87 que la CE et le CLS ont élaboré une jurisprudence qui affirme le caractère fondamental du droit de grève et qui présente les principes qui régissent son exercice.

Pour la CE et le CLS, la grève est un des moyens légitimes et essentiels dont disposent les travailleurs et leurs organisations pour défendre leurs intérêts économiques et sociaux . Il s'agit donc d'un droit fondamental et de rien de moins que d'un corollaire du droit de liberté syndicale . Pour l'essentiel, l'interdiction générale du droit de grève est jugée incompatible avec les principes de liberté syndicale . Mais, les organes de contrôle de l'OIT reconnaissent que son exercice peut faire l'objet de restriction, ou d'interdiction totale, pour certaines catégories de personnel (les membres des forces armées, de la police ainsi que les fonctionnaires qui exercent des fonctions d'autorité au nom de l'État) . Pour éviter une limitation déraisonnable à l'exercice du droit de grève, le CLS insiste sur le caractère forcément limité des personnes salariées susceptibles de se voir restreindre ou retirer complètement l'exercice de ce droit . Le droit de grève peut être interdit aux salariés à l'emploi d'entreprises qui fournissent des services jugés essentiels à la population[2] . Dans tous les cas, les salariés privés du droit de grève devraient bénéficier de garanties compensatoires de manière à pallier aux restrictions qui sont imposées à leur liberté d'action syndicale.

Le CLS résumait comme suit l'état du droit international sur cette question :

« S'agissant du processus de règlement des différends et des moyens de pression reconnus aux travailleurs, le comité rappelle que le droit de grève peut être restreint, voire interdit, dans les services essentiels, à savoir ceux dont l'interruption mettrait en péril la vie, la sécurité ou la santé de la personne dans tout ou partie de la population, et que le secteur hospitalier et le secteur de la santé sont des services essentiels. Même dans les services essentiels cependant, certaines catégories d'employés ne devraient pas être privées de ce droit lorsque, précisément, l'interruption éventuelle de leurs fonctions est sans incidence sur la vie, la sécurité ou la santé de la personne. Parallèlement, le comité a considéré que les travailleurs privés du droit de faire la grève devraient bénéficier d'une protection adéquate de manière à compenser les restrictions ainsi imposées à leur liberté d'action dans les différends survenant dans lesdits services ; ces restrictions devraient ainsi s'accompagner de procédures de conciliation et d'arbitrage appropriées, impartiales et expéditives, aux diverses étapes desquelles les intéressés devraient pouvoir participer et dans lesquelles les sentences rendues devraient être appliquées entièrement et rapidement. »

Conclusion

Voici rapidement présenté un certain nombre de préalables dont il faut tenir compte quand vient le temps de réclamer l'ajout de certains services publics dans la rubrique des « services essentiels » en période de conflit de travail.

Yvan Perrier

18 décembre 2023

10h30

yvan_perrier@hotmail.com

[1] Le présent texte est en grande partie un extrait de l'article suivant : Perrier, Yvan. 2009. « Lutte syndicale et contestation juridique à l'ère de la Charte canadienne des droits et libertés : du conflit ouvert à la plaidoirie feutrée… ». Lex electronica, vol. 14 no 2 (Automne / Fall 2009). https://www.lex-electronica.org/files/sites/103/14-2_perrier.pdf. Consulté le 18 décembre 2023.

[2] Au fil des ans, le CLS a précisé ce qu'il entend par « services essentiels ». « Peuvent être ainsi considérés comme services essentiels : la police, les forces armées, les services de lutte contre l'incendie, les services pénitentiaires, le secteur hospitalier, les services d'électricité, les services d'approvisionnement en eau, les services téléphoniques, le contrôle du trafic aérien et la fourniture d'aliments pour les élèves en âge scolaire [...]. Toutefois, dans les services essentiels, certaines catégories d'employés, par exemple les ouvriers et les jardiniers des hôpitaux, ne devraient pas être privés du droit de grève (...) En revanche, le comité considère au contraire, de façon générale, que ne sont pas des services essentiels au sens strict : la radiotélévision, les installations pétrolières, les banques, les ports (docks), les transports en général, les pilotes de ligne, le transport et la distribution de combustibles, le service de ramassage des ordures ménagères, l'Office de la monnaie, les services des imprimeries de l'État, les monopoles d'État des alcools, du sel et du tabac, l'enseignement et les services postaux. Le service de ramassage des ordures ménagères est un cas limite et peut devenir essentiel si la grève qui l'affecte dépasse une certaine durée ou prend une certaine ampleur » dans Bernard GERNIGON, « Relations de travail dans le secteur public : Document de travail no2 », (2007), Genève, Bureau international du travail, 22-23.

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La murale pro-palestinienne d’Alternatives vandalisée

18 décembre 2023, par Rédaction-coordination JdA-PA
Dans la nuit de vendredi 15 au samedi 16 décembre, le mur côté nord des bureaux d’Alternatives a été vandalisé. Un drapeau palestinien y avait été peint depuis 2014. Il est (…)

Dans la nuit de vendredi 15 au samedi 16 décembre, le mur côté nord des bureaux d’Alternatives a été vandalisé. Un drapeau palestinien y avait été peint depuis 2014. Il est pour plusieurs un symbole emblématique du décor urbain de Montréal depuis presque une décennie. Il a été remplacé par ce (...)

Party des fêtes et lancement du numéro 98

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 98 ayant pour titre de dossier « Démasquer la réaction » qui se déroulera au Bar Milton (…)

Le collectif de rédaction de la revue À bâbord ! vous invite au lancement de son numéro 98 ayant pour titre de dossier « Démasquer la réaction » qui se déroulera au Bar Milton Parc (3714 Avenue du Parc, Montréal).

Il y aura une présentation du dossier par les coordonnateurs-rices du numéro : Philippe de Grosbois, Nathalie Garceau, Samuel-Élie Lesage, et Alex Ross.

S'ensuivra la prise de parole de plusieurs des auteurs-rices du dossier.

Nourriture et breuvage sur place.

Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

Événement Mobilizon ici.

Cauchemar républicain. Guerres culturelles et culture de l’annulation

Le 6 janvier 2021, devant le spectacle de l'assaut du Capitole par les partisans radicalisés du président défait Donald Trump, on pouvait espérer un « recentrage » du Parti (…)

Le 6 janvier 2021, devant le spectacle de l'assaut du Capitole par les partisans radicalisés du président défait Donald Trump, on pouvait espérer un « recentrage » du Parti républicain. Le trumpisme a toutefois laissé une marque profonde sur le parti.

Si plusieurs ténors républicains ont condamné Trump pour avoir encouragé cette attaque et pour avoir violé la norme démocratique fondamentale de la transition pacifique du pouvoir, ils ont depuis compris que leur avantage se trouvait du côté du cauchemar trumpiste. Ces ténors décrivent désormais cet assaut, orchestré par des républicains et des milices d'extrême droite, comme une manifestation citoyenne pacifique, qui aurait été noyautée par des provocateurs antifascistes.

La base républicaine vit désormais dans le cauchemar où les chambres à écho la maintiennent, et les élus antitrumpistes ont été victimes de la « culture de l'annulation » républicaine. En fin de compte, le parti ne s'est détaché ni de Trump ni de sa politique autoritaire basée sur la peur, la division et la violence envers les minorités de genre, racisées et sexuelles.

La fin du conservatisme républicain

Pour bien comprendre le virage, il faut se rappeler que le programme républicain, avant l'arrivée de Trump, était basé sur le respect de la loi et l'ordre, la sacralité de la Constitution et des libertés, le libre marché et un certain conservatisme moral, qui demeurait en phase avec la société. L'idéologie était bien de droite et avait une teneur raciste, sans toutefois être décomplexée. Le parti cherchait encore à courtiser un électorat centriste et à paraître respectable. Il ne niait pas les faits et aspirait à être rassembleur, à ne voir qu'un peuple américain. En outre, pendant longtemps, le bipartisme n'était pas qu'une vue de l'esprit. Il y existait bien une collaboration et un appui authentiques des membres des deux partis sur de multiples projets de loi. D'ailleurs, c'est une délégation républicaine qui a poussé le président Richard Nixon à démissionner, lui faisant comprendre qu'il avait le choix entre la démission et une pénible procédure de destitution qu'il allait perdre. Enfin, jusqu'à Mitt Romney en 2012, tous les candidats républicains défaits ont reconnu la victoire de leur adversaire légitime, et non pas d'un ennemi existentiel. Après la défaite de Romney, un rapport officiel du Parti suggérait même un virage inclusif pour attirer le vote minoritaire afin de reconquérir la Maison-Blanche.

Or, sous Trump, le Parti a cessé d'être conservateur. C'est désormais un parti néofasciste décomplexé, autoritaire, polarisant, chantre des dictateurs, complotiste, bassement cynique et anti-réalité. Il est ouvertement suprémaciste blanc et défend des mesures brutales visant les minorités. Il écarte aussi une réelle démocratie délibérative interne et exclut les élu·es qui osent critiquer Trump. En outre, pour plaire à la base trumpisée, plusieurs républicains se font les porte-paroles d'idées complotistes et dangereuses, comme la théorie du grand remplacement de la majorité blanche et chrétienne ou le complot des élites progressistes pédophiles (Q-Anon).

Le programme politique est devenu essentiellement ce que Trump ou Fox News disent, quitte à se contredire le lendemain. Le parti appelle aussi à une lutte existentielle du peuple contre les élites ennemies de l'Amérique, soit les démocrates, les universitaires et les organisations militantes (Black Lives Matter, LGBTQ+, etc.). Leur populisme toxique refuse l'existence d'un seul peuple américain uni dans la diversité (E pluribus unum), et peint le portrait d'une Amérique en guerre, dont seule la faction blanche et chrétienne constituerait le peuple légitime. Bref, plutôt que de répondre aux problèmes réels vécus par les Américain·es en proposant un programme gouvernemental, les républicains proposent des écrans de fumée.

Les élections de mi-mandat et les guerres culturelles

Malgré cette absence de programme, les républicains ont de bonnes chances de reprendre le contrôle du Congrès à l'automne 2022. Ils ont en effet changé à leur faveur les lois et les cartes électorales dans plusieurs États. En outre, le président démocrate Joe Biden vivote dans les sondages. Il fait face à une inflation galopante et à cause de l'obstruction républicaine, il peine à concrétiser plusieurs de ses promesses, comme une meilleure protection du droit de vote (John Lewis Voting Rights Advancement Act), des dispositions antidiscriminatoires plus robustes (Equality Act) et des investissements massifs en infrastructures (Build Back Better Act).

La stratégie du parti se résumera ainsi à dénoncer « l'inflation démocrate » et à continuer de mettre en œuvre la politique trumpiste, qui consiste à effrayer l'électorat républicain pour le garder mobilisé, en dénonçant plusieurs épouvantails, notamment les pro-choix, les personnes trans ou les adeptes de la Critical Race Theory.

Pour les républicains et pour Fox News, cette théorie universitaire – visant à comprendre la façon dont des lois apparemment neutres reproduisent et reflètent le pouvoir de la majorité blanche – est devenue synonyme d'une attaque de la gauche antiraciste envers les valeurs traditionnelles. Elle serait aussi une tentative de culpabiliser la majorité blanche. Dans les faits, lorsque la droite évoque cette théorie, cela renvoie aux livres et aux cours qui présentent aussi le côté plus sombre des États-Unis, comme l'esclavage et ses ramifications dans le présent. Plusieurs commissions scolaires sous contrôle républicain ont d'ailleurs lancé une opération de censure des bibliothèques, pour y retirer les livres qui « corrompent » la jeunesse, comme ceux de la romancière afro-américaine Toni Morrison.

Les ultraconservateurs à la Cour suprême

À cet égard, la nomination par Biden de la première femme noire à la Cour suprême des États-Unis, la juge Ketanji Brown Jackson, pourtant une modérée, nourrit la propagande républicaine, qui la décrit comme un cheval de Troie pour des idées « dangereuses ». Lors des audiences pour sa confirmation, les questions biaisées des sénateurs républicains visaient notamment à peindre la juge Jackson comme une adepte de la Critical Race Theory, une radicale remettant en question l'existence même du concept de « femme » et une juriste hostile à la position antiavortement.

La Cour suprême est centrale pour les républicains. Puisque leur poids démographique diminue, le contrôle idéologique de la Cour permet de valider leurs manœuvres anti-majoritaires pour se maintenir au pouvoir. S'ils devaient laisser chaque citoyen·ne voter, simplifier l'identification de l'électorat [1] et arrêter le redécoupage électoral partisan, les stratèges républicains savent bien que les jours de leur parti seraient comptés.

Mais le risque demeure que le vote démocrate soit plus fort que prévu, comme en novembre 2020, ce qui signifierait que la majorité conservatrice à la Cour suprême (6 contre 3) serait le dernier rempart pour éviter que des lois fédérales ne soient adoptées pour défendre le droit à l'avortement, les droits des personnes trans et le droit de vote des minorités racisées dans les 50 États américains.

Lors de leur audience devant le Sénat, les trois juges nommés par l'ex-président Trump ont affirmé être favorables au conservatisme judiciaire, soit la déférence envers la volonté législative et le respect pour la jurisprudence. Or, dans leurs décisions, ces trois juges pratiquent bien un activisme judiciaire ultraconservateur. Par exemple, la majorité conservatrice a rédigé un jugement [2] qui, lorsqu'il sera officiellement rendu à l'été 2022, renversera complètement la jurisprudence bien établie sur l'accès à l'avortement depuis Roe v. Wade (1973). De plus, cette majorité a contrecarré la volonté du législateur, qui a cherché à protéger le droit de vote des minorités avec le Voting Rights Act (1965).

Par contre, la majorité conservatrice de la Cour suprême redevient respectueuse du législateur lorsqu'il s'agit de laisser les États légiférer pour restreindre l'accès à l'avortement, pour cibler les personnes trans et pour limiter les droits démocratiques des minorités.

La minorité républicaine au Sénat bloque d'ailleurs l'adoption de l'Equality Act, qui modifierait le Civil Rights Act de 1964, afin d'y intégrer la discrimination basée sur l'orientation sexuelle, le genre et le sexe. L'Equality Act, s'il est adopté, permettrait d'inverser la tendance actuelle, alors que pas moins de 33 États, sous contrôle républicain, ont déposé près de 130 projets de loi pour restreindre les droits des personnes trans.

La peur, la division et la violence

Faute d'avoir un véritable programme de gouvernement, les républicains ont recours aux guerres culturelles. Ils mettent en pratique l'adage « diviser pour mieux régner ». Ils minent ainsi la confiance publique envers les institutions (les médias, l'administration fédérale, etc.) et diffusent la peur envers les nombreux « ennemis » de l'Amérique traditionnelle. Ce faisant, ils mettent en danger les minorités ainsi ciblées et affaiblissent la démocratie, déchirée par cette polarisation toxique.

Le Grand Old Party d'Abraham Lincoln a sombré bien bas. Par croyance ou par vils calculs politiques, ses ténors ont opté pour le cauchemar fasciste plutôt que la réalité.


[1] Dans les États contrôlés par les républicains, 36 lois ont été adoptées afin d'exiger des pièces d'identité officielles avec photo pour pouvoir voter. Ces pièces d'identité coûtent une centaine de dollars et les personnes racisées ont tendance à ne pas les détenir. Au nom de la lutte contre la fraude électorale, les républicains ciblent ainsi un électorat qui vote généralement démocrate.

[2] Cette version a été fuitée dans les médias : www.politico.com/news/2022/05/02/supreme-court-abortion-draft-opinion-00029473.

David Sanschagrin est politologue. Photo : Brett Davis (CC BY-NC 2.0)

Chili. La révolution intersectionnelle

Le 11 mars 2022, Gabriel Boric est assermenté comme Président de la République du Chili avec un agenda politique modéré mais néanmoins féministe, plurinational, écologiste et (…)

Le 11 mars 2022, Gabriel Boric est assermenté comme Président de la République du Chili avec un agenda politique modéré mais néanmoins féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains et sociaux. Sans appuis suffisants au Congrès, son gouvernement devra compter sur la Convention constituante et, paradoxalement, sur la pression populaire pour mener à bien les réformes nécessaires à la « dénéolibéralisation » du pays. Entre la rue et les urnes, la révolution chilienne avance à pas lents mais fermes.

Parler de révolution pour référer aux changements politiques qui ont lieu au Chili depuis le soulèvement populaire du 18 octobre 2019 (18-O) peut paraître exagéré. Malgré un processus constitutionnel qui mettra sans doute un terme à la Constitution dictatoriale et néolibérale de 1980 et l'élection d'un président issu du Printemps chilien (2011) [1] et d'une gauche parlementaire relativement radicale, peut-on réellement parler d'une révolution en cours au Chili ? Oui, si l'on prend en considération les principales actrices et acteurs de cette révolution, soit les mouvements sociaux – appuyés par une mobilisation massive de plus de 50% de la population dans des manifestations en tout genre – qui ont réussi à promouvoir des changements politiques et culturels beaucoup plus profonds que tout ce que pourra faire le nouveau gouvernement ou l'Assemblée constituante.

« Le néolibéralisme naît et meurt au Chili »

La consigne issue du soulèvement a beau prétendre que « le néolibéralisme naît et meurt au Chili », le gouvernement Boric n'a pas une majorité suffisante au Congrès (des deux chambres législatives) pour faire adopter les réformes nécessaires à un tel démantèlement du néolibéralisme enchâssé dans la Constitution de 1980. En attendant la fin de travaux de la Convention constitutionnelle en juillet, puis leur ratification par plébiscite le 4 septembre 2022, le gouvernement aura beaucoup de difficulté à faire approuver des réformes substantielles. Il continuera à faire face aux attaques incessantes de la droite et du centre ainsi que des médias traditionnels qui, craignant la perte de leurs privilèges, critiquent systématiquement toute initiative du gouvernement autant que de la Constituante.

Néanmoins, après seulement un mois au pouvoir, le gouvernement a déjà abandonné les 139 accusations portées au nom la Loi de sécurité de l'État et a accéléré le processus d'une Loi d'amnistie pour l'ensemble des détenu·es politiques du soulèvement, en plus d'ouvrir une table de discussion pour la réparation des victimes de la répression. Il a également mis un terme à l'état d'exception dans le WallMapu (le territoire du peuple autochtone mapuche) ; a signé l'Accord international environnemental d'Escazú ; a signé la nouvelle loi des eaux, accordant la priorité à la consommation humaine (au-dessus de l'agriculture ou des mines) ; a présenté un projet de loi pour éliminer la dette étudiante et réformer le système de crédit étudiant ; a ouvert les discussions pour une augmentation du salaire minimum et une diminution de la semaine de travail (de 45 h à 40 h !) ; etc.

La Convention constitutionnelle

Pièce maîtresse de la dénéolibéralisation du Chili, la Convention constitutionnelle est également un acquis direct du soulèvement du 18-O. Le 25 novembre 2019, pour sauver sa peau après un mois de manifestations nationales massives et quotidiennes demandant sa destitution, le gouvernement Piñera signe l'Accord pour la Paix sociale et la Nouvelle Constitution avec la plupart des partis d'opposition. Les manifestations se sont poursuivies avec autant sinon plus d'intensité, méfiantes d'un « accord » signé « entre quatre murs », « dos au peuple », par « les mêmes qui nous ont trahis pendant plus de 30 ans », comme le disent les manifestant·es interviewé·es en décembre 2019 et janvier 2020. Toutefois, Piñera est parvenu à terminer son mandat grâce à l'appui des partis politiques qui ont fini par perdre pratiquement toute légitimité, avec des taux de confiance de 2% en décembre 2019, selon une étude du Centre d'études publiques (CEP).

La pandémie a finalement contraint le mouvement de contestation à se réarticuler, notamment dans des initiatives pour pallier la faim due au confinement, sans aide étatique regroupées sous la devise « seul le peuple aide le peuple » et autour desquelles s'organisaient des Assemblées populaires délibérant autour de la nouvelle Constitution. La grande majorité (44 %) des 155 délégué·es à la Convention constituante viennent d'ailleurs de mouvements sociaux et se regroupent sous des bannières qui évoquent le mouvement de protestation comme Assemblée populaire pour la dignité, La liste du peuple ou Approbation-Dignité [2].

Lors du référendum sur le processus constitutionnel du 25 octobre 2020, 80 % des suffrages ont approuvé la mise sur pied d'une Convention constituante sans participation des partis politiques. Une majorité presque aussi grande de délégué·es de gauche et d'indépendant·es s'est dessinée lors des élections des délégué·es à la Convention constitutionnelle, les 15 et 16 mai 2021. Cette Assemblée constituante se distingue, entre autres, par sa parité hommes/femmes, par des places réservées aux Premières Nations et par des mécanismes participatifs qui ont permis à près de deux millions de citoyen·nes de promouvoir des projets d'articles constitutionnels. Très tôt, la Convention a affiché ses couleurs en élisant à sa présidence la professeure de linguistique et militante mapuche pour les droits linguistiques des Premières Nations Elisa Loncón, puis la chercheure en santé environnementale, féministe et déléguée de la liste Assemblée populaire pour la dignité Maria Elisa Quinteros.

Parmi les premiers articles déjà approuvés, on remarque la fin de « l'État subsidiaire » (néolibéral), subordonné à la « liberté » du marché, qui se voit remplacé par un « État social et démocratique […] plurinational, interculturel et écologique […] solidaire [et] paritaire [reconnaissant] comme valeurs intrinsèques et inaliénables la dignité, la liberté, l'égalité substantive des êtres humains et sa relation indissoluble avec la nature. La protection et garantie des droits humains, individuels et collectifs sont le fondement de l'État et orientent toute son activité ». Parmi ces droits fondamentaux, on remarque également l'apparition de nouveaux droits, sexuels et reproductifs, le droit à l'identité de genre et les droits de la nature, reconnue comme « sujet de droits », engageant entre autres l'État dans une lutte contre les changements climatiques et la dégradation environnementale.

Sur le plan de la structure de l'État, la nouvelle constitution abolirait le Sénat pour le remplacer par une Chambre territoriale chargée d'assurer une représentation territoriale décentralisée (État régional). Les travaux se poursuivent quant aux détails des droits socio-économiques comme l'éducation, la santé, le travail, le logement, la sécurité sociale ou l'eau, qui sont actuellement subordonnés aux « droits » des entreprises privées. De même, pour les droits humains, on parle de la création d'un Bureau de la défense du peuple (Defensoría del Pueblo), de la pleine intégration des engagements internationaux dans la constitution et de la réforme en profondeur de la police (carabiniers), responsable d'une violation systématique des droits humains [3] notamment durant la répression du soulèvement du 18-O.

« La révolution sera féministe ou ne sera pas »

Ces changements constitutionnels ne seront que de nobles intentions s'ils ne se traduisent pas en lois et politiques concrètes. Devant faire face à la réaction des anciens pouvoirs et cherchant à gouverner de manière « pragmatique », le gouvernement Boric ne pourra pas et ne cherchera pas à faire une révolution. Comme le disait Boric dans son discours de victoire du 19 décembre 2021, « …nous allons avancer à petits pas, mais de pied ferme ». Toutefois, la révolution a déjà eu lieu. Elle a été fomentée par toutes les luttes qui ont précédé le 18 octobre 2019 et par toutes les actions et nouvelles luttes qui l'ont suivi.

D'abord il y a eu les luttes pour les droits humains qui n'ont jamais cessé de se battre pour la justice et contre l'impunité que la postdictature chilienne a voulu imposer comme gage d'une « démocratie stable ». Ensuite, les luttes étudiantes qui, en 2011, sont parvenues à engendrer le plus grand mouvement de contestation globale depuis la fin de la dictature. Les luttes des Mapuches, également, contre l'occupation de leurs terres par des compagnies extractivistes et un état colonial et dont le drapeau est devenu l'un des symboles de la révolte, comme on peut le voir dans l'image ci-contre. Et ainsi de suite, les luttes écoterritoriales se sont jointes à celles pour le logement, en faveur des droits des migrants, pour la diversité, contre les pensions privées (No+ AFP), et à un ras-le-bol généralisé qui ne se battait plus pour une cause particulière, mais contre le système autoritaire, classiste, raciste, machiste, colonial, extractiviste et néolibéral.

On pourrait dire, à la suite de cette consigne de la révolte, que « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Cette révolution est non seulement féministe, mais surtout intersectionnelle. Elle s'inscrit dans la nouvelle vague féministe latino-américaine qui, tout en luttant pour le droit à l'avortement, dénonce toutes les violences et toutes les formes de domination. Après le « Pañuelazo » de février 2018, il y a eu le Mai féministe, une longue grève étudiante féministe entre avril et juin 2018, puis la journée de Grève féministe du 8 mars 2019 qui a regroupé plus de 200 000 personnes à Santiago, comme un prélude du soulèvement. La Grève féministe du 8 mars 2020, en pleine révolte, a regroupé deux millions de personnes à Santiago seulement, marquant la reprise du soulèvement après une trêve d'été.

On se souviendra aussi de la chorégraphie féministe « Un violeur sur ton chemin » qui a fait le tour du monde après avoir été créée dans des manifestations féministes de la révolte chilienne. Les féministes chiliennes, organisées notamment autour du Collectif 8 mars, ont déjà réussi à imposer des changements sociaux d'une ampleur révolutionnaire. Le postulat d'égalité à l'origine de leurs luttes et réflexions s'articule à l'ensemble des autres luttes dans un féminisme intersectionnel, éco-territorial, décolonial, queer, pour la défense des droits de toustes, etc.

Le discours féministe, plurinational, écologiste et de défense des droits humains du gouvernement et les symboles comme la parité et la représentation autochtone à la Constituante ne sont que le reflet de cette révolution intersectionnelle qui continuera à s'étendre dans l'espace politique en reconstruction autant que dans le social.


[1] Voir à ce sujet le texte du même auteur dans À bâbord ! : « Le printemps en hiver », no 43, 2012. Disponible en ligne.

[2] La dignité est l'un des principaux symboles du soulèvement dont le principal lieu de rassemblement a été renommé « Place Dignité » (Plaza Dignidad).

[3] Selon le rapport de la Mission québécoise et canadienne d'observation des droits humains au Chili ayant eu lieu du 18 au 27 janvier 2020 et à laquelle l'auteur a participé. Crise sociale et politique au Chili 2019-2020. Des atteintes systématiques et généralisées aux droits humains, Montréal, Centre international de solidarité ouvrière (CISO), 2020. Disponible en ligne.

Ricardo Peñafiel est professeur associé au département de science politique de l'UQAM et directeur du GRIPAL.

Devant le laid

Et si la laideur de notre monde n'était pas le fruit du hasard, mais plutôt d'un système économique qui, dans sa quête d'efficacité et sa réduction de toutes choses à sa valeur (…)

Et si la laideur de notre monde n'était pas le fruit du hasard, mais plutôt d'un système économique qui, dans sa quête d'efficacité et sa réduction de toutes choses à sa valeur marchande, piétine la créativité et le souci de la beauté ? Il nous faudrait alors imaginer une politique du beau.

Le Québec bâti est laid, cet état de fait n'est pas né d'hier. La destruction systématique et sans appel d'un patrimoine naturel splendide est un trait de notre caractère national, une part de ce qui fait de nous un peuple. En phase avec l'air du temps, depuis 1950 nous avons accéléré la spoliation, détruisant au passage une bonne partie des quelques éléments architecturaux à peu près intéressants que nous avaient légué les précédentes générations.

Le Québec a aussi une longue tradition critique de ce saccage. Marie-Hélène Voyer la parcourt dans L'habitude des ruines, croisant les écrits de Jacques Ferron, Fernand Dumont, Serge Bouchard, Jean-François Nadeau et les photos d'Isabelle Hayeur. Voyer contribue à ce courant par un état des lieux sensible et ancré dans notre rapport au territoire. L'écriture de Voyer fait du constat de la laideur une affaire intime. Une proximité qui permet d'en mesurer l'étendue. Elle regrette la généralisation d'un fonctionnalisme bête et cheap qui va de la construction d'autoroutes à l'abandon de l'art public, en passant par l'érection de McMansions sur des terres agricoles. La laideur révèle ici l'irresponsabilité, et là, la médiocrité.

Politique de la laideur

Tous les jours, le laid nous saute au visage. On reste étonné qu'il ne suscite pas plus de réactions, de mobilisation politique. L'exposé de Marie-Hélène Voyer, comme ceux de ses prédécesseur·es, convainc sans peine. Pourtant, personne ne s'organise pour combattre la monstruosité ambiante. Bien sûr, il y a des luttes ciblées devant une horreur spécifique et particulièrement odieuse – on peut penser à RoyalMount ou au troisième lien – ou pour protéger un bâtiment historique en voie d'être remplacé par un stationnement. Cependant, personne ne se rassemble ou ne se mobilise pour s'attaquer au laid en général. Face à un problème si concret et si étendu, on peut quand même être étonné d'un tel vide politique.

Simon-Pierre Beaudet a peut-être été membre de ce qui s'est rapproché le plus d'une organisation contre le laid quand il faisait partie de La conspiration dépressionniste. Le ton sans compromis et mordant de cette revue, l'exposition froide et documentée de la banalité de la laideur de nos vies, le lien avec le capitalisme : tout y était. Malgré un succès d'estime, ce que ses fans (j'en étais) ont appelé la Consdep est demeuré une revue confidentielle. Les pleines pages de textes denses, les références érudites et le mépris affiché face à la bêtise plaisaient bien à quelques gauchistes en manque d'écriture baveuse, mais les clients du Maxi n'en discutaient pas pour autant en attendant à la caisse.

Le récent recueil d'articles et de chroniques de Beaudet, Ils mangent dans leurs chars, reprend les thèmes qu'on lui connaît désormais. Le dépressionnisme de la ville de Québec en prend pour son rhume, tout comme ses nombreux promoteurs. De toute évidence, son sujet de prédilection n'est pas épuisé et Beaudet montre bien que la dynamique politique propre à la ville de Québec le renouvelle sans cesse. Pour lui, le moteur de cette dynamique, c'est la propagande des radios-poubelles. Ces dernières sont au cœur de l'adhésion militante d'une partie de la population au dépressionnisme. Elles l'ont transformé en projet politique, créant de toutes pièces les organisations et les personnalités pour le soutenir. La démarche entreprise par Simon-Pierre Beaudet nous permet de comprendre comment la laideur a bel et bien été politisée, mais dans le but d'en faire la promotion et d'étendre son emprise.

Dégradation du travail et production du laid

Pourrait-on construire des mouvements à l'inverse ? Est-il possible de bâtir une option politique contre le glauque ? John Bellamy Foster retrace méticuleusement le lien entre socialisme et écologie dans The Return of Nature. Il consacre trois chapitres de cet exercice imposant à William Morris. Ce socialiste du 19e siècle, considéré aujourd'hui comme le père du design, défendait que l'un des plus grands maux du capitalisme était d'avoir détruit l'art. Pas l'art des grands artistes (qu'il nomme l'art intellectuel), mais celui fait par les artisan·es et les travailleur·euses (l'art décoratif). Comme le monde est le produit du travail, sa beauté ou sa laideur résulte de l'attention qu'on met à produire des belles choses pour peupler notre quotidien.

Pour Morris, l'industrialisation et la recherche du profit ont détruit l'art décoratif, laissant nos vies chargées d'objets hideux pensés d'abord pour être vendus. Figure immensément populaire de son époque, Morris défend que la production du laid est pénible et dégradante pour les travailleur·euses. Elle les prive de leur capacité de création, d'offrir leur propre contribution au monde qui les entoure.

Morris réussissait alors à établir une connexion importante : le moche n'était plus un monde donné et déjà-là qu'il nous faudrait adopter ou rejeter, mais le produit de notre activité. Cette activité, la production du laid, pouvait être l'objet d'une critique, d'une mobilisation et d'un changement.

Dépourvue de cette connexion, la critique actuelle des disgrâces de nos quotidiens passe pour snob et méprisante ou pour un souci bourgeois sans lien avec la vie des gens. Si on dit que les banlieues sont hideuses, on nous reproche de blâmer ceux et celles qui y vivent. De même, si on soutient que la logique du char transforme l'espace commun en immondice, on nous accuse d'être des esthètes qui n'ont pas de souci pour les obligations du quotidien. Rendre visible la connexion entre notre activité et l'horreur ambiante, est-ce encore possible aujourd'hui ? Probablement pas sous la forme que Morris proposait il y a plus d'un siècle. Les artisan·es en deuil de leur inventivité parce que poussé·es vers les chaînes de montage sont mort·es depuis longtemps dans les pays du Nord global…

Laideur pressée

L'impression de faire un travail vide de sens n'est pas partie avec eux pour autant. On a qu'à penser à ces bullshit jobs, notion qu'a popularisée le regretté David Graeber dans son essai choc, dont la traduction française a récemment été rééditée en format poche par Les liens qui libèrent. Occuper un emploi qui ne change rien et dont personne n'a vraiment besoin, brasser des papiers dans un bureau ou occuper une fonction de stricte surveillance ou d'approbation, c'est la manufacture de l'Occident d'aujourd'hui. Est-ce pour autant producteur de laideur ?

La fonction première du boulot inutile, c'est de prendre du temps, d'occuper la journée, nous dit Graeber. Le temps libre est trop dangereux pour l'ordre social dominant. Avec le travail qui bouffe le temps sans offrir de sens en retour, on veut pouvoir régler toutes les autres obligations rapidement pour trouver le sens perdu dans le loisir. Le transport, l'épicerie, la visite chez le dentiste ou le cours de danse des enfants : tout doit se faire vite. Cette volonté de gagner du temps parce qu'on perd une vaste part de nos vies dans une job inutile génère le désir d'autoroutes et de troisième lien.

Si on considère que le dépressionnisme est d'abord un mode de vie, alors la lutte contre le laid dépasse résolument la superficialité bourgeoise qui lève le nez sur les choses qui lui déplaisent. On nourrit cependant la critique mentionnée plus haut selon laquelle en attaquant le laid, on attaque les gens qui y vivent. En fait, on le fait d'autant plus quand on critique un certain « style de vie », la responsabilité de chacun étant mise en jeu, qu'on le veuille ou non.

* * *

Une voie de sortie serait probablement de répondre à la laideur par la beauté, de proposer plutôt que de critiquer. Il est bien possible, d'ailleurs, que nous ayons, à gauche, oublié de dire que le monde d'après le capitalisme générera de beaux lieux où vivre. Peut-être avons-nous de la difficulté à nous-mêmes les imaginer, ces lieux ? William Morris proposait une esthétique du socialisme, en avons-nous encore une ?

Illustration : Ramon Vitesse

Les temps sauvages

17 décembre 2023, par Jacques Pelletier — , , ,
On pourrait dire de Mario Vargas Llosa ce que l'on a déjà fait remarquer à propos de Balzac. L'écrivain, chez lui, écrit contre l'homme politique, son idéologie et ses (…)

On pourrait dire de Mario Vargas Llosa ce que l'on a déjà fait remarquer à propos de Balzac. L'écrivain, chez lui, écrit contre l'homme politique, son idéologie et ses convictions. Démocrate libéral, partisan du libre marché, il écrit des romans inspirés par une vision du monde critique qui fait voir le vrai visage des dictatures. En cela, ils s'avèrent objectivement progressistes, ce qui constitue un étonnant paradoxe.

C'était déjà le cas dans La fête au Bouc, portrait impitoyable du dictateur Trujillo et de son règne de terreur sur la République dominicaine. C'est aussi éminemment le cas de son dernier roman, Temps sauvages, axé sur l'épisode du renversement en 1954 du président du Guatemala Jacobo Arbenz sous la double pression de la CIA et de la United Fruit.

La partie proprement fictionnelle du roman est encadrée par un prologue, intitulé « avant », et suivie par une sorte de témoignage, intitulé pour sa part « après ». Dans l'avant, Llosa rappelle les circonstances historiques de l'affaire Arbenz, dans l'après, les leçons que l'on peut en tirer.

La « Pieuvre »

Le Guatemala est jusqu'en 1944 une dictature typique de l'Amérique latine. Elle est la propriété de caciques qui la dominent et l'exploitent au profit de l'oligarchie qu'ils incarnent. En octobre 1944, une junte militaire progressiste renverse la dictature et organise des élections qui installent un régime démocratique sous la présidence de Juan José Arévalo qui se réclame d'un « socialisme spirituel » et dont le ministre de la guerre est Jacobo Arbenz. Ce dernier deviendra par la suite président dans le tournant des années 1950 au terme d'élections démocratiques qui le portent au pouvoir.

Ce processus de révolution démocratique ne fait guère l'affaire des partis de droite, des oligarques locaux et de leurs alliés et protecteurs américains, dont la toute puissante United Fruit, surnommée la « Pieuvre », qui contrôle le commerce des fruits et légumes à sa guise, sans régulation d'aucune sorte de l'État.

Elle est dirigée par un habile affairiste, Sam Zemurray, assisté d'un spécialiste des relations publiques, Edward L. Bernays, un idéologue et auteur d'un ouvrage célèbre, Propaganda, publié en 1928, qui a fait de ce type d'information falsifiée la clef du pouvoir moderne. L'association de cet intellectuel et de cet homme d'action assurera l'assise de la multinationale qui sévit alors dans une large partie de l'Amérique latine. Bernays, particulièrement futé, a bien compris que le véritable pouvoir ne réside pas dans les institutions visibles de la démocratie mais se retrouve dans les mains d'une élite souterraine qui contrôle les moyens d'information modernes.

Au cœur du processus démocratique activé par Arbenz, on trouve un ambitieux projet de réforme agraire, élaboré en 1952, visant entre autres à assurer le droit de syndicalisation aux paysan·nes salarié·es et à favoriser leur accès à la propriété. Le projet est toutefois modéré, prudent, il tient compte de la présence et de l'omnipotence de la Pieuvre qu'il ne vise pas à nationaliser et dont il ne menace pas directement les intérêts, se contentant de la placer dans une situation de concurrence qu'elle considère comme une dépossession et qui la rend furieuse.

Pour Arbenz et son régime, il s'agit donc d'une mesure démocratique, qui vise à rendre les citoyen·nes du Guatemala davantage prospères dans le cadre d'une société juste et libre. Pour la Pieuvre, il s'agit au contraire d'une menace communiste, cet épouvantail qui énerve les Américains et les élites locales et que brandissent avec démagogie les journaux tant américains que guatemaltèques, dans une intense campagne politique contre un projet qui était pour ses promoteurs la clef indispensable pour assurer un développement social et politique harmonieux du pays. Sous couvert d'une lutte contre le communisme, on livre alors au régime une lutte contre la démocratie qui serait contraire aux intérêts bien compris de la Pieuvre. La loi agraire sera finalement adoptée en juin 1952, mais elle marque du coup le début d'une lutte à finir contre Arbenz et mènera au coup d'État qui le forcera à démissionner en 1954.

De l'Histoire à la fiction

Ce prologue constitue la face officielle, extérieure, visible d'un conflit qui cache l'envers souterrain, la petite histoire, celle des irrégulier·ères qui en activent les ficelles en coulisse et qui la déterminent en secret. C'est le domaine propre du romanesque qui se profile derrière le canevas officiel.

On peut ainsi distinguer deux lignes principales dans le récit. La première, intimiste, s'organise autour d'une figure de femme, Martita, fille d'une famille bourgeoise qui connaîtra, après un mariage forcé avec un ami de son père, une ascension qui la conduira jusqu'au pouvoir suprême en tant que maîtresse de Castillo Armas, président de la République et chef de junte militaire ayant remplacé Arbenz au pouvoir. La seconde, secrète, est celle des hommes de main, policiers, agents troubles qui s'agitent dans l'ombre et infléchissent, parfois pour une part non négligeable, l'Histoire officielle. Ces deux lignes se recoupent à l'occasion comme elles croisent les événements du monde visible.

L'histoire qui s'organise autour de Martita n'est pas très développée. Elle est greffée sur le destin d'un ami de sa famille, Efren Ardiles, un médecin des pauvres, un réfractaire, opposant aux régimes militaires et par la suite au nouveau régime démocratique qui se met en place : c'est lui qui incarne une certaine gauche dans le pays, moraliste et guère efficace. Comme amant, il ne comble pas Martita, qui le quitte et, après quelques aventures sans lendemain, devient la maîtresse quasi officielle de Castillo Armas avant de finir sa vie aux USA comme journaliste de droite très connue et populaire.

L'histoire des irréguliers se structure autour de deux personnages louches : le colonel Enrique et un mystérieux individu surnommé « le dominicain » dont on apprendra, en cours de récit, qu'il s'agit de l'homme de main de Trujillo, Johnny Abbès Garcia. Chef de la sécurité intérieure dominicaine, personnage très haut en couleurs dans le roman et acteur important dans la vie réelle, il terminera sa carrière d'intrigant en Haïti où il sera selon toute vraisemblance assassiné. Ce récit, qui est constitué de nombreux courts chapitres, le plus souvent en forme de dialogues, de conciliabules de malfaiteurs, interfère régulièrement avec les autres lignes du roman auxquelles il sert en quelque sorte de contrepoint. Il est axé sur un projet de complot contre Castillo Armas, dont il s'agit maintenant de se débarrasser en se servant de Martita comme intermédiaire à circonvenir.

Ce projet, par ailleurs, prend place après la chute d'Arbenz, Mario Vargas Llosa semblant trouver plaisir à brouiller la temporalité du récit tout en montrant comment la réalité évolue après cet épisode décisif tant pour le Guatemala que pour l'Amérique latine dans son ensemble.

Leçons de l'Histoire

Dans sa postface, ou ce qui en tient lieu, l'écrivain conclut de l'échec d'Arbenz : 1 – que Cuba a décidé, au vu de l'expérience du président quatemaltèque, qu'il fallait liquider l'armée pour s'assurer du contrôle de la Révolution ; 2 – qu'il fallait, pour que cette Révolution cubaine s'établisse et résiste aux interférences américaine, tisser une alliance avec l'Union soviétique ; 3 – que l'histoire de Cuba aurait pu être différente si les États-Unis avaient accepté l'expérience d'Arévalo et d'Arbenz ; 4 – et que « tout compte fait, l'intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d'années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l'Amérique latine. Les jeunes d'au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible, plus radical et tragique encore que celui de Jacobo Arbenz. »

C'est la dernière phrase du roman, dans laquelle on voit se pointer le nez de l'idéologue, le démocrate libéral qui s'oppose au socialisme perçu comme une chimère et à la lutte armée comprise comme une stratégie suicidaire. Mais cette leçon explicite n'invalide pas l'implicite, le jugement porté sur les idéologues et forces réactionnaires responsables de la liquidation du « rêve » d'Arbenz et des siens, rêve aussi beau que peut-être impossible, mais qu'il fallait tenter, et que Vargas Llosa célèbre comme écrivain derrière ses dénégations d'homme politique.

Temps sauvages, Mario Vargas Llosa, Gallimard, 2021, 382 p.

Illusions perdues, le journalisme au goût du jour

17 décembre 2023, par Claude Vaillancourt — , , ,
Le film Illusions perdues de Xavier Giannoli aborde de front la question du journalisme. Dans son adaptation du grand roman de Balzac, le cinéaste cherche à faire le pont entre (…)

Le film Illusions perdues de Xavier Giannoli aborde de front la question du journalisme. Dans son adaptation du grand roman de Balzac, le cinéaste cherche à faire le pont entre les préoccupations d'hier et celles d'aujourd'hui.

Ce film est incontestablement un beau spectacle. Il offre tout ce qu'il faut pour séduire les personnes qui aiment le genre : reconstitution historique réussie, jeu convaincant des acteurs et actrices, scénario bien ficelé, décors et costumes éblouissants. Avec en prime une critique bien appuyée du milieu journalistique qui trouve des échos aujourd'hui.

Adapter au cinéma ce chef-d'œuvre de Balzac est bien sûr un défi considérable. Le roman foisonne de personnages. Son histoire s'inscrit dans un contexte social et politique complexe. Comme toujours, Balzac s'impose en tant que narrateur à la fois moraliste et cynique. Une adaptation d'un tel roman, ainsi que celle de toute œuvre volumineuse et marquante, exige au départ de faire des choix déchirants.

Ceux de Giannoli ont le mérite d'être clairs : le réalisateur a décidé de rendre Balzac actuel, de montrer comment les observations de l'auteur sont toujours justes aujourd'hui et nous aident à comprendre le monde moderne. Une sorte de Devoir de philo à grand déploiement. Quitte à tordre un peu le cou à l'œuvre originale et à détourner le propos pour le mettre au goût du jour.

Les scénaristes se sont permis une réécriture du roman, qui n'est plus celui de Balzac, mais celui d'un de ses personnages, Nathan, le narrateur dans le film (joué par Xavier Dolan). Ce personnage tisse des liens entre l'époque de Balzac et la nôtre en utilisant un vocabulaire parfois anachronique ; il nous explique certaines réalités de l'époque, comme s'il était un historien plutôt qu'un contemporain : il nous décrit, en de courtes parenthèses, le fonctionnement du journalisme, le chaos au Palais-Royal, grand lieu de débauche, la rivalité entre les théâtres du Boulevard du crime.

C'est le métier de journaliste qui obtient la plus grande attention du réalisateur. Celui-ci est expliqué en des termes qui résonnent clairement auprès des spectateurs d'aujourd'hui, mais qui sont absents de l'œuvre de Balzac. On nous parle de « fausses nouvelles », d'« actionnaires » en quête de profits, de vente de publicité dans les journaux.

Le portrait reste très négatif. Alors que dans le roman, la charge contre ce milieu est contrebalancée par un groupe de personnages aux aspirations élevées, le Cénacle, mené par l'écrivain d'Arthez, le film n'a rien pour atténuer ses attaques qui visent, dans un défoulement jouissif, tant le journalisme d'hier que celui d'aujourd'hui. Certes, les critiques de Balzac revues par Giannoli ont le mérite d'être parfois justes, dans une certaine mesure. Elles montrent comment le capitalisme (naissant à l'époque et persistant aujourd'hui), la cupidité et l'ambition rendent obsolète la recherche de vérité.

À ce portrait taillé grossièrement s'ajoutent quelques anachronismes volontaires conçus pour ajouter au plaisir : une citation d'Oscar Wilde ; une allusion à Emmanuel Macron (un personnage déplore qu'un banquier puisse devenir chef d'État) ; une situation improbable pour l'époque – le personnage principal, Lucien, un ambitieux fauché, devenant serveur dans un restaurant comme n'importe quel étudiant aujourd'hui.

Alors que le cinéaste ne craint pas d'ajouter quelques petites doses de cynisme, il choisit cependant de transformer en personnage romantique la première amante de Lucien, une aristocrate sérieusement écorchée par Balzac. Étrange choix.

À vouloir à tout prix rendre digeste cette histoire pour le public d'aujourd'hui, c'est la substance même de la pensée de Balzac qu'on perd en grande partie : une vision plus subtile des tiraillements entre le bien et le mal, une critique sociale plus incisive. Mais aussi sa verve, sa vision verticale de la société qui nous permet d'en saisir le plein foisonnement dans la confrontation des classes sociales et des intérêts politiques. Peut-être fallait-il assumer que le journalisme de l'époque ait de bonnes différences avec celui d'aujourd'hui, que ses pratiques et sa corruption, décrites par Balzac, échappent à la volonté de modernisation. S'en tenir de façon plus serrée à l'univers de l'écrivain, sans prendre le public par la main, aurait permis à celui-ci de tisser ses propres liens avec notre réalité, d'en tirer ses conclusions.

Cela dit, voyez tout de même Illusions perdues ! Le film de Giannoli reste d'une grande intelligence, un spectacle superbe, disais-je. Mais faites encore mieux, si vous avez le temps : abandonnez-vous à la lecture du roman.

Comment tout peut changer

17 décembre 2023, par Christian Tremblay — , , ,
Naomi Klein (avec Rebecca Steffof), Comment tout peut changer. Outils à l'usage de la jeunesse mobilisée pour la justice climatique et sociale, Lux, 2021, 318 pages. Traduit de (…)

Naomi Klein (avec Rebecca Steffof), Comment tout peut changer. Outils à l'usage de la jeunesse mobilisée pour la justice climatique et sociale, Lux, 2021, 318 pages. Traduit de l'anglais par Nicolas Calvé

La militante et intellectuelle Naomi Klein nous fait une belle proposition avec son essai Comment tout peut changer, dédié à « la jeunesse mobilisée pour la justice climatique et sociale ». L'autrice précise d'ailleurs en avant-propos qu'elle a écrit « ce livre pour montrer qu'un changement pour le mieux est bel et bien possible ». Ce double désir de saluer la force d'engagement des jeunes tout en les instruisant des réalités du réchauffement planétaire traverse tout l'ouvrage. Ainsi, même si elle décrit sans détours les désastres naturels frappant désormais la planète, Klein met de l'avant des idées et des « outils » pour permettre un avenir légitime à toutes celles et à tous ceux qui sont préoccupé·es par les conséquences des changements climatiques. Même si l'autrice s'adresse ouvertement aux jeunes, tout le monde appréciera la clarté et la rigueur du propos, porté par une écriture limpide et inspirée (qu'on doit aussi au travail de son traducteur, Nicolas Calvé).

On peut y voir l'influence de sa collaboratrice Rebecca Steffof, connue aux États-Unis pour ses albums jeunesse sur la science, l'histoire et la géographie, à qui l'on doit la plupart des portraits inspirants de jeunes militant·es de tout horizon qui parsèment l'écrit.

Ainsi, dans la première partie de l'essai, intitulée « Où en sommes-nous ? », Klein donne d'emblée la parole aux jeunes : à Greta Thunberg bien entendu, mais aussi à certain·e·s des seize militant·e·s pour la justice climatique âgé·es de 8 à 17 ans et issu·e·s des cinq continents, qui ont intenté en 2019 une action en justice auprès des Nations Unies. Klein brosse ensuite un portrait détaillé et sans concession des conséquences du réchauffement climatique. Comme bien des crises, celle du climat affecte davantage les populations moins favorisées : le mouvement contre le réchauffement climatique s'avère donc un mouvement pour la justice sociale.

La deuxième partie de l'essai, « Comment en sommes-nous arrivés là ? », retrace les origines du charbon et des autres combustibles, en s'intéressant à la révolution industrielle et à ses conséquences sur le marché du travail jusqu'au consumérisme actuel. Klein en profite pour faire le récit du mouvement écologique et déploie un véritable talent de conteuse pour présenter Henry David Thoreau, Aldo Léopold ou Rachel Carson. Des exemples de résistances récentes bouclent cette section, dont celui de Bella Bella en Colombie-Britannique, où les 1500 habitant·es de la nation Heiltsuk se sont mobilisé·es, à l'initiative des jeunes de la communauté, pour empêcher avec succès la mise en branle du projet d'oléoduc Northern Gateway, qui menaçait les eaux dont dépend le village pour sa subsistance.

La dernière partie, « Et ensuite ? », critique les mesures popularisées récemment en réaction au réchauffement climatique (captage et stockage du carbone, bricolage planétaire, plantation d'arbres, etc.) en leur préférant un « green new deal ». Les revendications des jeunes, celles des peuples autochtones et celles des groupes organisés peuvent servir un programme de transition pour passer à une économie sans émissions, plus équitable, plus profitable pour tous et toutes.

COP 28 : fourberies à Dubai

17 décembre 2023, par Marc Simard
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« Que diable allait-il faire dans cette galère? ». C’est cette réplique de Molière qui me vient à l’esprit en voyant le spectacle burlesque où la Première ministre de l’Alberta, Mme Danielle Smith, avec une importante délégation financée par les contribuables albertains, va à la COP 28 pour (...)

Les fonds de retraite canadiens exploités pour financer les violences en Palestine

17 décembre 2023, par L'Étoile du Nord
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Au Canada, des millions de travailleurs ont contribué au courant de leur carrière, sans le savoir et sans le vouloir, à la crise ayant actuellement lieu en Palestine. Bien que certains participent à la fabrication des armes responsables des ravages dans la Bande de Gaza, une préoccupation (...)

Lettre ouverte à une ministre qui devrait se mettre en quête de son humanité

16 décembre 2023, par Marc Simard
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Le furoshiki : emballer sans polluer

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« Legault et tous les autres sont en train de détruire le Québec tel qu’on le connaît »

14 décembre 2023, par Comité de Montreal
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La Cour supérieure bafoue le droit de grève des enseignants

13 décembre 2023, par Comité de Montreal
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La lutte pour l’indépendance du Québec dans une perspective cosmopolitique

12 décembre 2023, par Révolution écosocialiste — , ,
Québec solidaire a un certain nombre d'acquis sur la question nationale. Mais depuis l'adoption de sa position sur cette question, des bouleversements importants se sont (…)

Québec solidaire a un certain nombre d'acquis sur la question nationale. Mais depuis l'adoption de sa position sur cette question, des bouleversements importants se sont produits, sur la scène internationale et au Québec, qui ont transformé radicalement la situation. Les conditions de la lutte pour l'indépendance doivent être de nouveau explicitées et la démarche de souveraineté populaire reconsidérée. Ce texte cherche à amorcer une réflexion face à ces problématiques. Il s'inscrit dans la démarche des débats que nous pensons devoir mener à l'intérieur de Québec solidaire.

1. Retour sur l'histoire nationale au Québec et au Canada

A. Qu'est-ce qu'une nation ?

« Une nation est une construction sociopolitique, un bloc social, c'est-à-dire un système d'alliances entre différentes classes, fractions, couches sociales, généralement sous hégémonie bourgeoise ; alliances nouées autour du projet de conquérir, de maintenir ou de renforcer des avantages relatifs au sein de l'espace mondial de l'accumulation du capital ou si l'on préfère, au sein de la division internationale du travail, sur la base d'un développement plus ou moins autonome du capital mondial ; alliances précisément structurées par l'appareil d'État et prenant appui sur lui. » … Si la nation se construit, n'est construite que dans et par l'érection de l'État, il existe à la fois des états sans nation (exemple type : les états précapitalistes) et des nations sans état propre, soit qu'elles se trouvent englobées dans une structure politique étrangère de type impérial (cas des peuples colonisés ou assujettis) ou de type fédéral (cas des nations serbe, croate, slovène avant l'éclatement de l'État yougoslave), soit qu'elles se trouvent dispersées entre plusieurs États (cas des nations basque ou kurde encore aujourd'hui.) [1] « La nation est l'ensemble des êtres humains liés par la communauté de destin en communauté de caractère… À aucun moment l'histoire d'une nation n'est achevée. Le sort, en se transformant, soumet ce caractère, qui n'est évidemment rien d'autre qu'une condensation du destin passé, à des changements continuels… Par là le caractère national perd aussi son prétendu caractère substantiel, c'est-à-dire l'illusion que c'est lui l'élément durable dans la fuite des événements… Placé au milieu du flux universel, il n'est plus un être persistant, mais un devenir et une disparition continuels. » [2]2 C'est à partir de cette double perspective que va être abordée la question nationale au Québec et dans l'État canadien.

B. De la nation canadienne-française à la nation québécoise

La première nation canadienne (les habitants des rives du fleuve St-Laurent se nommaient Canadiens) a connu une fin tragique. Ce fut la défaite de la révolte des Patriotes en 1838. Cette révolte a été le moment culminant d'un vaste mouvement démocratique où la perspective de l'indépendance comme concrétisation de ces luttes trouvait à s'exprimer. La défaite sous la répression, puis la capitulation de la majorité des élites aux autorités canadiennes-anglaises, leur intégration dans les institutions de l'Union puis de la fédération, l'entrée dans une époque de survivance ont bel et bien installé une impuissance politique pour plus d'un siècle dans laquelle était engoncée la nation qui se décrivait désormais comme canadienne-française.

La nation canadienne-française, dirigée par des élites intégrées dans l'État canadien oppresseur et des élites plus nationalistes défendant un discours autonomiste et libéral, se caractérisa d'abord dans sa volonté de survivance par un retour à la terre pour se protéger contre le développement de l'économie capitaliste, fit de l'agriculturisme, de l'antiétatisme et de sa mission évangélisatrice les axes de son identité. [3] Cette collaboration avec la bourgeoisie canadienne fonda une impuissance qui déboucha sur l'effondrement de la nation canadienne-française suite à une accumulation de défaites : une fédération fondée contre toute volonté populaire, l'assimilation rapide des Canadiens français de l'Ouest canadien qui voient imposer la fermeture des écoles françaises, la conscription forcée en 1917, la nouvelle conscription forcée durant la Deuxième Guerre mondiale,... Cette nation canadienne-française (bloc de classe dirigé par la moyenne bourgeoisie francophone s'appuyant sur la paysannerie, soudé par une alliance avec les cadres de l'Église catholique ) dont le foyer principal était le Québec, mais dont le territoire était le Canada va disparaître et laisser des minorités francophones dans différentes provinces du Canada comme des lambeaux de la nation d'hier.

Au Québec, l'industrialisation capitaliste et l'urbanisation rapide qui vont s'accélérer avec la Deuxième Guerre mondiale, vont créer une nouvelle société, une société dont la majorité est formée de travailleurs et de travailleuses. La part de la population paysanne va être réduite à la portion congrue. La petite bourgeoisie traditionnelle devient une fraction minoritaire alors que de nouvelles couches techniciennes occupent une place de plus en plus importante parmi les couches moyennes. De nouveaux secteurs d'une bourgeoisie québécoise liée au développement d'entreprises de l'État québécois vont prendre une place plus importante dans la société. Le territoire de cette nouvelle nation sera désormais non pas l'État canadien, mais le territoire du Québec. La Révolution tranquille va effectuer un renouvellement des structures étatiques, une rupture avec un libéralisme économique qui plaçait le Québec en retard, par rapport à la politique keynésienne qui s'était imposée au niveau du gouvernement fédéral. Cette révolution tranquille met fin à la définition de la nation majoritaire au Québec comme Canadienne française. Elle se définira désormais de plus en plus comme québécoise.

2. La société québécoise, une société scindée sur une base nationale

La nation québécoise était caractérisée par une structure de classe spécifique, des aspirations nouvelles, par sa sécularisation (l'affaiblissement de l'influence de l'Église catholique) et la nouvelle place faite aux femmes dans cette nation.

La société québécoise est donc d'emblée une société scindée au niveau de la perspective de son destin national entre un bloc fédéraliste et un bloc souverainiste. La société québécoise est composée d'un bloc social multiclassiste fédéraliste (nation canadienne) dirigé par des élites, parties prenantes de la gestion de l'État canadien, la communauté anglophone et un secteur de la population francophone attaché à l'appartenance à l'État canadien ainsi que d'un bloc social (alliant la classe des cadres et experts et la majorité de la classe laborieuse organisée) qui aspire comme destin à faire du Québec un État indépendant. La société québécoise comprend également les nations autochtones soumises à un véritable joug colonial tant par le gouvernement fédéral que par le gouvernement du Québec. Ce sont les couches sociales des expert-es de la culture (enseignant-es, étudiant-es, artistes) qui furent les premières à porter le mouvement indépendantiste.

S'il y avait une sortie possible vers l'indépendance, le secteur nationaliste des nouvelles élites bourgeoises et cadristes, allait rapidement asseoir la direction sur le mouvement indépendantiste, le dévoyer et l'engoncer dans le confédérationnisme, puis dans le provincialisme. La possibilité d'une définition de la nation sous hégémonie de la classe laborieuse aurait pu ouvrir une autre perspective, mais la classe laborieuse du Québec ne parvint pas à s'organiser sur une base politique autonome et à reprendre sur de nouvelles bases le combat indépendantiste.

Tassant les partis indépendantistes issus des couches petites-bourgeoises radicalisées, les secteurs nationalistes de la bourgeoisie d'état et des cadres remplacèrent l'indépendance par la souveraineté-association comme perspective stratégique du mouvement nationalitaire québécois. Ce fut le rôle essentiel du Parti québécois. La stratégie référendaire divisant l'accession au pouvoir provincial de la démarche souverainiste offrit une légitimité à ce qui devait s'avérer un détournement de la perspective indépendantiste. Le maintien de l'association avec la bourgeoisie canadienne et ses institutions était dorénavant réclamé par la direction du mouvement souverainiste-association lui-même.

Durant toute la période où la gestion keynésienne dominait les politiques économiques de la bourgeoisie et où la construction de l'État social était à l'ordre du jour, le renforcement de l'État québécois pouvait apparaître comme la concrétisation de l'affirmation nationale et laisser espérer le transfert des pouvoirs comme l'aboutissement possible d'une politique de la souveraineté-association.

Mais avec le recul de la concentration des richesses vers la fin des années 70 et la chute des taux de profits, l'heure de la fin du keynésianisme avait sonné. Les années 80 furent marquées par la contre-offensive néolibérale : contrôle des salaires, blocage des ouvertures à la syndicalisation, chute des taux de progression des investissements publics et privatisation rampante des services publics, ouverture au libre-échange, etc.

Après avoir embarqué dans l'aventure des négociations constitutionnelles et de la réforme du fédéralisme canadien, après avoir attaqué ses bases sociales par des politiques de coupure des salaires dans les services publics, après avoir joué le jeu qui aurait permis la réintégration du Québec dans le cadre de la fédération canadienne, après l'échec de 1982, le gouvernement péquiste est chassé du pouvoir en 1985 par le bloc social fédéraliste qui voulut se donner comme tâche d'en finir avec le modèle québécois caractérisé par une intervention de l'État dans l'économie dans la perspective du développement du Québec Inc. En 1994, le retour au pouvoir du PQ donna l'occasion d'expérimenter, une nouvelle fois, la stratégie référendaire basée sur la défense de la souveraineté-partenariat et sur des stratégies de communication alors que la majorité populaire ne se voyait pas confier un rôle important dans le processus référendaire lui-même. D'autant, que le PQ s'était fait le héraut du libre-échange et des politiques néolibérales. Le fédéral profita de sa victoire pour délégitimer la tenue d'un autre référendum en adoptant la loi sur la clarté, qui donnait au parlement canadien la possibilité de définir la nature d'un référendum qui pourrait déboucher sur d'éventuelles négociations (référendum sur l'indépendance, restant ouverte la possibilité d'exiger un taux d'acceptation supérieur à 50%+1).

Après leur défaite au référendum de 1995, les leaders nationalistes de la classe des cadres qui dirigeaient de fait le PQ se sont éloignés définitivement de tout projet confédérationniste, jusqu'à rompre pour beaucoup avec le soutien au PQ et à la souveraineté-association. Des secteurs nationalistes de la petite bourgeoisie sont revenus à une version québécoise de l'autonomisme national sous l'étiquette trompeuse de gouvernance souverainiste.

L'échec non seulement provoqua une grande démobilisation, mais le PQ sous la direction de Bouchard, puis de Landry fit de la défense de politiques néolibérales le centre de leur politique. La lutte contre le déficit devint la priorité des gouvernements péquistes. Le bloc social qu'il formait avec les organisations syndicales s'effrita et il fut chassé de nouveau du pouvoir. La prise du pouvoir par Le PLQ de Jean Charest a permis à ce parti de s'imposer sur le Québec pendant plus d'une décennie et de mener des politiques néolibérales et autoritaires, faisant du sous-financement du secteur public et de sa privatisation le centre de son orientation.

Le Parti québécois comme appareil oligarchique nationaliste s'est survécu, par un effet d'autonomie et d'inertie du champ politique, essayant de se proclamer encore porteur du projet de souveraineté-association tout en cherchant à consacrer toutes ses énergies à la gouvernance provinciale.

3. La reconstruction du PQ se fera dans le cadre du nationalisme identitaire et conservateur

Au lendemain de la défaite, le discours de Parizeau sur la responsabilité du vote ethnique dans cette défaite reflétait la division de la société québécoise et révélait la réalité ambiguë du nationalisme québécois. La logique du bouc émissaire s'imposant, les immigrant-es et les communautés culturelles furent présentés comme un danger mortel pour la défense de la nation, de la langue française. Le discours de la CAQ et du PQ incorpora de plus en plus une dimension xénophobe sinon raciste. Le camp nationaliste conservateur rejeta la réalité du racisme systémique.

La défaite du PQ comme alliance de classe dirigée par la classe des cadres et des experts (qui ont rejoint la CAQ) a permis que le PQ fasse de la lutte pour l'indépendance le centre de son combat politique. On pourrait attribuer ce recentrage sur l'indépendance comme une pure manœuvre liée essentiellement au fait que la perspective de la prise du pouvoir et la formation d'un gouvernement demeure pour le moment fort éloignée. Mais en fait, pour le PQ, l'accession du Québec au statut d'État indépendant vise de plus en plus à faire coïncider parfaitement les frontières politiques et culturelles et la défense de la nation québécoise francophone en Amérique du Nord. Pour ce faire, il est nécessaire de baisser les quotas d'immigration, de mener le combat pour l'homogénéité culturelle, de s'opposer au multiculturalisme, de défendre une intégration-assimilation de toute la population migrante au français (et n'accepter en conséquence comme migrant-es) que les seules personnes parlant français avant leur arrivée au Québec. Il ne s'agit pas seulement de faire du français une langue publique commune, mais les nationalistes conservateurs insistent sur le fait que la défense de la nation québécoise et de son intégrité passe par l'utilisation de la langue française à la maison par les minorités culturelles. Tout ceci constitue un ralliement de ce parti à une politique clairement assimilationniste. Le nationalisme québécois, qui a été pendant toute une période un nationalisme civique reprend une dimension ethnique, non qu'il fasse des Québécois-es français-es de souche les seuls membres authentiques de la nation québécoise, mais que le ralliement-intégration-assimilation au tronc commun constitue désormais les voies d'une véritable intégration nationale.

Pour le PQ, l'État québécois actuel doit donc amener la société québécoise à élargir la domination de ce tronc commun du Québec francophone tout en cherchant à vivre harmonieusement avec les minorités nationales anglophones et avec les peuples autochtones, pourvu que ces dernières respectent l'intégrité du territoire national dans un Québec indépendant et ne remettent pas en question l'oppression coloniale encore existante. Telle est la voie choisie par le PQ pour se reconstruire, ce qui exercera une pression constante nourrissant une dérive droitiste.

Le refus de reconnaître la réalité du racisme systémique, contre les Noir-es et les peuples autochtones notamment, et de l'islamophobie, en solidarité avec le positionnement de la CAQ, démontre que le PQ refuse de comprendre les voies de la construction du Québec comme société multinationale et pluriculturelle. En ce sens, la majorité indépendantiste d'émancipation ne passe nullement par une alliance avec ce parti, mais par une lutte conséquente contre ces conceptions étroites et conservatrices de la lutte nationale et par la bataille pour faire de la classe laborieuse et des mouvements antisystémiques les porteurs de la définition d'un nouveau destin national…

4. La politique de Québec solidaire sur la question nationale

Québec solidaire a connu, durant ses premières années, un certain nombre de débats qui lui ont permis de définir sa position sur la question nationale sur un certain nombre de points. Il s'est démarqué de la perspective de souveraineté-association et s'est consacré à définir l'indépendance (ou la souveraineté nationale) comme son objectif stratégique. Il a posé la nécessité d'articuler cette dernière à un projet de société égalitaire, féministe, démocratique et internationaliste afin que l'indépendance soit un projet mobilisateur capable de rallier une majorité populaire. Il a développé une stratégie faisant de la mobilisation autour d'une démarche de souveraineté populaire, la constituante, comme la voie démocratique du ralliement d'une majorité de la population québécoise autour du projet en faisant de cette majorité le sujet de la définition des institutions devant concrétiser le projet de société et d'indépendance que le parti voulait mettre de l'avant. Québec solidaire a compris que les Premières Nations étaient une composante essentielle de la société québécoise. Il a défendu son droit à l'autodétermination et a fait de la lutte contre le racisme systémique qui frappe les Premières Nations un axe de son combat. Il se dit ouvert à les intégrer, sur une base volontaire de leur part, à sa démarche de souveraineté populaire. Récemment, il a fait de la lutte aux changements climatiques et de la rupture avec l'État pétrolier canadien une dimension de son projet national.

Pourtant, Québec solidaire n'a pas replacé la lutte pour l'indépendance dans le cadre de l'État canadien. Il n'a pas compris que l'indépendance avait une dimension clairement anti-impérialiste, car l'indépendance constitue une remise en cause de l'intégrité territoriale d'un important pays impérialiste et d'un allié indéfectible de l'impérialisme américain. Il n'a pas voulu questionner le soutien des États-Unis à l'intégrité de l'État canadien comme cela s'est révélé clairement, particulièrement durant le référendum de 1995. Il découle de la méconnaissance de cette réalité que Québec solidaire n'a jamais posé la nécessité d'une alliance avec les forces ouvrières et populaires du Canada anglais et les mouvements antisystémiques (féministes, antiracistes, écologistes…) du reste du Canada pour qu'ils adoptent une position claire sur le droit à l'autodétermination du Québec et pour faciliter la remise en question de l'État canadien et sa dénégation de son caractère multinational.

Québec solidaire, dans son ensemble et dans toutes ses composantes, n‘a pas rompu avec l'idée de la famille souverainiste, et avec l'idéologie nationaliste. Ceci s'est clairement exprimé par les débats sur les alliances électorales avec le Parti québécois où des secteurs importants de la direction ont défendu, à plusieurs reprises, cette perspective. Cela se reflète également par un refus de clarifier la différence entre l'opposition à toutes les formes d'oppression nationale et la lutte contre l'idéologie nationaliste qui fait prévaloir la solidarité nationale sur la solidarité de classe et avec l'ensemble des opprimé-es dans la société.

Sa politique sur l'immigration et sa défense d'une logique de quotas durant la dernière campagne électorale, a affaibli la solidarité avec le camp populaire et la clarté de la reconnaissance de la réalité de la société québécoise comme société multinationale et tiré toutes les conséquences de cette prise de position. »

Mais c'est sans doute la conception des conditions de l'avènement d'une constituante débouchant sur l'indépendance qui reste marquée par une approche purement institutionnelle qui peut se résumer ainsi : Québec solidaire prend le pouvoir, il adopte une loi sur l'élection d'une assemblée constituante qui a pour mandat d'élaborer une institution d'un Québec indépendant, constitution qui est enfin soumise à un référendum de ratification. En fait, ce qu'il faut questionner maintenant c'est le processus de construction de la volonté de faire prévaloir la souveraineté populaire dans la majorité de la population. L'affirmation de cette souveraineté populaire ne peut être que le produit du renversement du rapport de force des classes subalternes remettant en question le contrôle des gouvernants et le développement de pratiques d'autogouvernement dans différents secteurs de la société. La constituante ne peut donc être réduite à un projet de transformation des institutions politiques découlant de l'élection, mais sera le résultat de l'affirmation du pouvoir de la majorité populaire dans la société.

5. Nouvelle époque, les axes et fondements d'une stratégie indépendantiste

A. La nouvelle période marquée par la convergence des crises économiques, sociales, politiques et climatiques

L'impérialisme a divisé le monde entre nations dominantes et nations dominées (restées précaires et inachevées dans la plupart des régions du monde). Appuyées par les États impérialistes et les institutions internationales à leur service, les multinationales s'accordent le droit de s'emparer des énergies fossiles et des richesses minières partout sur la planète, de détruire l'agriculture d'autosubsistance et de produire à moindre coût en exploitant la main-d'œuvre du Sud en délocalisant ses entreprises manufacturières. Au nom du libre-échange et des ajustements structurels, les institutions comme la Banque mondiale et le FMI contraignent les États du Sud à renoncer à des dépenses vitales en matière de santé, de logement, et d'éducation, ce qui provoque la détérioration radicale de la qualité de vie de vastes secteurs de la population. À cela s'ajoutent les effets du développement de la crise climatique, qui tend à rendre certaines parties du monde de moins en moins habitables. L'immigration (Sud – Sud dans un premier temps, puis Sud – Nord) deviendra de plus en plus importante, stimulée par la recherche de meilleures conditions de vie, ou plus radicalement de conditions de survie. [4]

Les gouvernements des pays capitalistes avancés ont de plus en plus tendance à vouloir bloquer ces migrations en durcissant les règles permettant l'immigration, en dressant des murs physiques ou virtuels, en refusant de plus de reconnaître les droits des réfugié-es, en instrumentalisant des pays pour servir de frontières avancées dans le contrôle des personnes migrantes. Mais les frontières et les murs ne parviennent pas à contrer les flux migratoires.

La fermeture des frontières trouve sa justification dans le développement du racisme et de la xénophobie et le repli des populations du Nord vers une position fermée et défensive, ce qui est un fait majeur de ce début du XXIe siècle. Avec l'intrusion de la périphérie dans le centre se met en place un processus de multiculturalisation qui est à la base d'une réaction défensive et du développement d'un absolutisme ethnique. Cela est vrai tant en Europe qu'en Amérique du Nord. Cette prolifération des diasporas racisées perturbe la conception stable qu'avaient les cultures d'elles-mêmes. La perception de l'étranger comme un danger favorise la montée d'un nationalisme xénophobe et raciste. Si ce phénomène est un phénomène international, il prend des formes particulières dans un contexte canadien et québécois compte tenu de l'histoire récente de la lutte pour l'indépendance dans l'État canadien.

Au Québec, le racisme systémique frappe bien sûr les nations autochtones, mais aussi de nombreuses personnes appartenant à des communautés ethnoculturelles minoritaires et aux secteurs racisés de la population. Ce racisme se manifeste par des discriminations à l'embauche, à la promotion, au logement, mais également dans les rapports aux services publics (santé, éducation, protection de l'enfance) ainsi que dans les rapports au système judiciaire et à la police. Le gouvernement Legault, le PQ et le Bloc québécois refusent de reconnaître la réalité du racisme systémique. Il ne s'agit pas seulement d'une guerre de mots, sinon elle serait surmontée rapidement.

Ces prises de position du nationalisme conservateur se nourrissent du déni enragé de toutes les crises qui nous frappent. « Le refus d'envisager la remise en question de ce qui « nous » fait et qui est la seule chose que nous connaissons, d'envisager quelque deuil que ce soit à l'égard de ce que « nous sommes », et le désir forcené d'identifier des responsables , des coupables et des boucs émissaires, est au cœur de cette montée réactive qui manifeste sur les surfaces politiques massifiées du premier monde. » [5]

B. Pour la construction d'un bloc national populaire, instrument d'une véritable lutte d'émancipation

L'indépendance du peuple québécois, de toutes les personnes qui y vivent et qui y travaillent, doit reprendre et préciser la perspective mise de l'avant par Sol Zanetti dans le livre Ce qui nous lie. « Faire avancer l'humanité en commençant ici. Ce regard nouveau est plurinational. En effet, le pays du Québec auquel nous aspirons sera le fruit d'une quête de souveraineté pour l'ensemble des peuples qui l'habitent : le premier pays fondé, dès le départ, avec les peuples autochtones et non à leurs dépens. Ce pays, nous le voulons affranchi des relations néocoloniales, un pays de peuples souverains travaillant ensemble pour s'épanouir sur un terrain confié à leur protection. »

Dans un tel contexte, l'indépendance conçue dans un sens cosmopolitique signifie que l'indépendance vise à faire du territoire québécois libéré un centre de solidarité avec la lutte des peuples du monde pour leur émancipation et pour faire face ensemble à ces multiples problèmes.

La construction d'un bloc national populaire regroupant la majorité populaire d'une société plurinationale et pluriculturelle qu'est le Québec passera : a) par le rejet d'une vision ethniquement homogène de la nation et par le rejet du projet nationaliste d'homogénéisation culturelle ; b) par une politique de rejet des discriminations et par le refus de l'existence de secteurs de la société privés de droits, et par l'union de toutes les composantes de la majorité populaire dans ce combat ; c) par la liberté de circulation et d'installation de toustes les migrant-es. d) par l'éradication du racisme systémique qui touche tant les nations autochtones que les autres secteurs racisés de la population ; e) par le rejet des discours qui font des minorités les seuls porteuses de l'inégalité des femmes. f) par une politique linguistique qui refuse de faire des personnes immigrantes la cause du manque d'attractivité de la langue française et enfin g) par le rejet d'une laïcité identitaire qui essentialise la réalité de la nation.

a) par le rejet d'une vision ethniquement homogène de la nation, et par le rejet du projet nationaliste d'homogénéisation culturelle

Il faut éviter de diviser le Québec entre un "nous" défini sur une base généalogique et culturelle et un "eux" qui en serait exclus. Partir sur cette base, c'est créer les conditions de l'approfondissement des divisions ethniques au sein de la société québécoise. Plus : c'est jeter ces divisions en pâture aux forces fédéralistes qui sauront bien les instrumentaliser. La société québécoise doit se définir non pas comme un "nous" dont la substance se construit autour de certaines valeurs partagées. Elle se construit par l'apport de tous et de toutes dans un processus reflétant le nouveau contexte dans lequel toutes les personnes de la société sont appelées à vivre.

Cette vision d'une nation ethnique présente les personnes immigrantes et les communautés ethnoculturelles non seulement comme différentes du "nous" québécois, mais comme étant dangereuses, car porteuses d'une possible régression sociale.

Tous les peuples ont dans leurs traditions des acquis qui leur permettent d'élargir la richesse de leur expérience du monde : musique, littérature, architecture, expériences de luttes. La culture que nous serons amené-es à construire doit se baser sur tous ces acquis. Ce que nous sommes aujourd'hui , ce que nous serons demain, est en grande partie lié au processus de métissage culturel que notre ouverture sur le monde nous permet de réaliser. Les principes de solidarité, de coopération, de partage, d'égalité sociale et de genre et de démocratie se définissent par leur opposition aux attitudes de cupidité, de thésaurisation, de prédation et d'accaparement de tous les pouvoirs qui sont le propre des classes exploiteuses des différentes nations. La vaste majorité de la nation québécoise est formée par les classes subalternes.

Il ne s'agit pas non plus d'affirmer que toutes les personnes qui habitent le Québec sont des Québécois-es en niant la réalité plurinationale du Québec. Au Québec, il y a des minorités nationales (grecque, italienne, algérienne, chilienne, etc.) et il y a également les nations autochtones. Ces nations et minorités nationales peuvent se définir comme membres de la nation québécoise, mais ce n'est pas nécessairement le cas. Mais tous les habitant-es du Québec sont des citoyen-nes du Québec (ou du moins devraient l'être et en partager tous les droits) et constituent le peuple québécois. Il faut donc découpler le statut de citoyen de l'appartenance nationale dans un Québec indépendant et lutter pour ce découplage dès maintenant dans l'État canadien. Nous luttons pour l'indépendance du peuple québécois de l'État canadien.

b) par une politique de rejets des discriminations et par le refus de l'existence de secteurs de la société privés de droits et par l'union de toutes les composantes de la majorité populaire dans ce combat

Toutes les personnes vivant au Québec, toutes celles qui y œuvrent et qui participent à la création de la richesse commune font partie de la société et contribuent à son destin national. Pour assurer une véritable inclusion des personnes migrantes « on ne peut accepter que des personnes se trouvant sur un même territoire, dans un même ordre juridique, soient traitées différemment ou discriminées. Le principe d'égalité des droits implique donc la libre circulation, mais aussi une série d'autres droits, dont notamment : le droit de s'installer durablement, le droit au travail, le droit de recevoir un salaire égal, le droit d'acquérir la nationalité, le droit de vivre en famille, le droit de vote, le droit à la sécurité sociale », le droit d'avoir accès aux différents services publics, etc. La lutte pour l'égalité des droits doit être la tâche de tous les mouvements sociaux qui visent l'égalité sociale et la fin des discriminations (mouvement syndical, mouvement des femmes, des jeunes, mouvements populaires, mouvement antiraciste…). Le combat contre les discriminations et pour l'égalité des droits est à la base de la convergence des différentes composantes de la majorité populaire.

c) S'opposer pied à pied à la dynamique anti-migratoire et à la fermeture des frontières

La libre circulation, le droit d'installation et l'égalité dans l'accès aux droits sociaux pour les immigré-es sont des droits fondamentaux pour l'humanité. Les indépendantistes doivent défendre ces droits.

Contrairement à l'approche du nationalisme régressif de Legault, du PQ et cie, les indépendantistes internationalistes doivent en finir avec le nationalisme étroit. Cela ne sera possible qu'en s'engageant avec détermination aux côtés de ceux et celles qui, en franchissant les frontières, revendiquent le droit de mieux vivre, de fuir les situations de survie auxquelles ils et elles sont acculé-es. Il faut savoir accueillir les personnes réfugiées et refuser de limiter l'immigration à la seule utilité économique pour les entreprises capitalistes et en faire des citoyen-nes aussitôt l'installation confirmée.

Il s'agit de mettre fin à l'extension des situations d‘exclusion et de non-droit que recouvre la notion de dualisation de société entre nationaux ayant des droits et étrangers dépourvus de ces droits. Sans cela, on laissera se développer la masse des citoyen-nes de seconde zone, voire l'existence d'individus privés réellement sinon formellement de toute citoyenneté et sans cesse menacés d'exclusion. Cela va se concrétiser par la lutte pour la régulation immédiate de l'ensemble des personnes migrantes du pays sans limite concernant le nombre de personnes admissibles, et sans critères liés au travail. [6] Il ne s'agit pas de défendre les droits des nationalistes conservateurs à avoir des droits que n'ont pas les personnes migrantes, mais d'assurer leur égalité en tant que citoyen-es du pays. Il faut donc mettre fin immédiatement aux déportations et aux détentions.

d) par l'éradication du racisme systémique qui touche tant les Premières Nations que les secteurs racisés de la population

Le gouvernement Legault, le PQ, le Bloc et l'ensemble des nationalistes conservateurs osent prétendre qu'il n'y a pas de racisme systémique au Québec. Les nationalistes conservateurs refusent des mots choisis par ceux et celles qui les ont choisis pour parler de la réalité de ce qu'ils vivent. Et c'est précisément ce refus d'écouter, de croire, auquel il est temps de mettre fin. [7]

C'est une négation du colonialisme qu'ont subi et subissent encore les nations autochtones. « En réalité, une grande portion des territoires sur lesquels les gouvernements québécois ont exercé leur pouvoir au profit explicite de la majorité francophone n'a jamais été cédée au sens entendu par le régime néocolonial british canadian. L'accès au territoire au nord du 49e parallèle, son occupation par les populations nécessaires pour la colonisation, l‘exploitation et l'accaparement des ressources aquifères, hydro-électriques, forestières, minières, marines, touristiques, ont été défendus tant par les tribunaux canadiens que par les gouvernements québécois successifs comme relevant, selon le langage juridique canadien, « d'objectifs publics réels et impérieux. » [8] Un projet internationaliste d'indépendance du Québec doit s'articuler à la dynamique panamérindienne. Il faut éviter de sous-estimer la signification politique des aspirations autochtones et leur portée continentale. [9]

Mais ce racisme systémique ne vise pas seulement les peuples autochtones, il vise également les minorités raciales et ethnoculturelles. La lutte contre le racisme ne peut, on le saisit encore plus aujourd'hui que par le passé, se bâtir sur une base morale et sur le seul champ idéologique. Elle ne peut prendre toute l'ampleur nécessaire que sur la base d'un antiracisme politique s'attaquant au racisme en acte constitué par les discriminations raciales. [10] C'est à partir de l'auto-organisation du mouvement antiraciste que le combat contre les discriminations racistes pourra s'organiser et ainsi faire reculer le racisme systémique.

e) par le rejet des discours qui font des minorités les seuls porteuses de l'inégalité des femmes.

Au Québec, le fémonationalisme est porté par l'organisation Pour le droit des femmes. Elle détourne la mobilisation des idées féministes par les partis nationalistes dans la guerre contre l'islam ou les migrant-es venu-es du tiers-monde. Ce fémonationalisme s'exprime particulièrement par la lutte pour le projet de loi 21 et défend l'idée que l'émancipation des femmes passerait nécessairement par l'absence de foulard. Ce courant refuse de comprendre que le combat pour la liberté de porter le voile dans les pays démocratiques s'accompagne toujours du combat pour la liberté dans les pays non démocratiques où il est imposé. [11] L'alliance du mouvement féministe avec une indépendance dans une optique cosmopolitique implique une rupture avec le fémonationalisme.

f) par une politique linguistique qui fait du français la langue publique commune, mais qui rejette la perspective de défense de la nation par une politique d'assimilation.

Malgré la loi 101 qui a forcé la fréquentation des enfants des communautés culturelles des écoles françaises du primaire et du secondaire, l'anglais demeure la langue la plus attractive au Québec. Le français n'est pas la langue commune de travail dans les grandes entreprises dont les plus importantes sont, pour la plupart, gérées en anglais. Les immigrant-es, comme les francophones, se voient exiger la connaissance de l'anglais pour trouver un emploi. Au lieu de partir d'une analyse matérialiste de la situation de la langue française, les nationalistes identitaires attribuent la situation du français dans la région métropolitaine de Montréal à l'existence d'une immigration trop importante ne connaissant pas le français. C'est à partir d'une telle analyse que le Parti québécois a mis dans son programme la nécessité de la connaissance du français pour avoir accès à l'immigration au Québec. Plus, au lieu de définir le français comme la langue publique commune facilitant la formation de la communauté politique, les nationalistes conservateurs, adoptant un modèle assimilationniste, présentent le fait de ne pas parler français à la maison pour les membres des communautés culturelles comme un recul du français.

La loi 96 ne part pas d'une analyse des fondements économiques, sociaux et culturels de la précarité du français au Québec, mais d'une certaine marginalisation que feraient peser sur elle l'immigration et les communautés culturelles. Tant que le Québec restera subordonné à cet État canadien, comme le propose le gouvernement Legault, les droits nationaux du Québec et le caractère du français comme langue commune de la société québécoise seront constamment remis en question. La volonté majoritaire de la population de vivre dans un Québec français sera constamment frustrée par les attaques de l'État fédéral et du grand capital anglophone, qui ne renoncera pas à imposer sa domination sur le Québec. C'est pourquoi la défense de la langue française passera par l'indépendance du Québec.

Québec solidaire doit s'opposer à la loi 96. Ce n'est certainement pas en ciblant les populations immigrantes ni en forçant la main des populations autochtones qu'on peut voir une possible solution. Au contraire, c'est en construisant la solidarité. En faisant du Québec une société inclusive où toutes les communautés trouvent leur place, où le Québec est une terre qui appartient à ceux et celles qui l'habitent, que les communautés issues de l'immigration seront attirées à parler français. Les autochtones ont le strict droit de décider de leur langue d'usage et notre position doit être celle de respecter leurs décisions. L'inclusion dans la société québécoise ne nécessite aucunement le reniement de leur appartenance nationale d'origine et de leur culture de la part des minorités ethnoculturelles.

g) En finir avec la laïcité identitaire qui essentialise la réalité de la nation

Quelle est donc la place de la laïcité dans cette problématique complexe ? La laïcité est un héritage important. Pour limiter la fermeture communautaire et favoriser l'inclusion et le métissage, s'attaquer à quelques signes vestimentaires distinctifs risque de produire le contraire de l'effet escompté. Comme l'écrit Poulat, la laïcité est une “politique de pacification par le droit”. [12] Elle permet d'assurer la liberté de conscience par la séparation et la neutralité de l'État. Mais la laïcité ne se définit jamais sur un mode qui nie son inscription dans l'histoire d'une société donnée. Et la définition que nous lui donnons aujourd'hui doit favoriser cette unité citoyenne et non exacerber les divisions existantes. Le combat laïque est une dimension du combat pour l'unité citoyenne. Lorsque la laïcité devient un instrument de démarcation identitaire et d'approfondissement des divisions, elle se transforme en son contraire, c'est pourquoi il faut juger la laïcité à ses fins avant de la juger sur ses moyens. [13]

B. mise en place d'une véritable démarche de souveraineté populaire

Le pouvoir constituant ne peut être que le moment final d'une délibération confiée à des représentant-es du peuple sur la réalité que devraient prendre les institutions économiques et politiques de la société. Il se construit par une série de luttes économiques, sociales et politiques pour élargir le contrôle populaire sur les différents éléments de sa vie : la démocratie économique et la représentation de la majorité populaire dans la direction des entreprises ; la place des citoyens, des travailleurs et des travailleuses sur la politique de l'énergie qui tient compte d'une transition véritable ; la démocratisation des contrôles de la majorité populaire sur la production réelle ; la capacité des producteurs et productrices agricoles de faire les choix permettant de concrétiser notre souveraineté alimentaire ; la capacité des travailleuses et des travailleurs de la santé de bloquer la privatisation de la santé ; le poids du contrôle citoyen sur les institutions locales et régionales.

C'est dans la mesure où on aura une convergence de ces mouvements visant à assurer une réelle souveraineté populaire sur les différentes composantes de la société qu'une assemblée constituante, pouvant assurer la convergence des acquis, pourra déboucher sur l'institutionnalisation d'une véritable assemblée constituante.

Si ce n'est la réforme du mode de scrutin et l'introduction du scrutin proportionnel, Québec solidaire n'a jamais mené campagne contre les limites de la démocratie parlementaire et contre la formation d'une oligarchie politique au service de la classe dominante. Ce sont l'ensemble des combats partiels pour développer concrètement la souveraineté populaire, une véritable démocratie qui va au-delà des limites actuelles du parlementarisme, qui pourront réellement préparer concrètement la tenue d'une constituante permettant l'expression de la souveraineté populaire. Si Québec solidaire doit clairement présenter les contours des institutions qu'il veut défendre dans la constituante, il doit maintenant mener des combats qui renforcent la volonté de la majorité populaire d'imposer un véritable contrôle démocratique sur la société.

Voici des revendications pouvant être défendues dès maintenant, qui vont dans le sens du renforcement de la souveraineté populaire et qui visent à bloquer les voies par lesquelles les représentants-es échappent au contrôle des personnes représentées. Ces revendications préparent la mise en place d'une véritable république sociale. Il s'agit :

a) d'imposer un contrôle populaire des représentant-es dans le cadre de la démocratie représentative ;
• en donnant des mandats impératifs aux élu-es par les assemblées devant lesquelles ces élu-es sont redevables ;
• en interdisant la circulation des élu-es entre les responsabilités politiques et les responsabilités économiques dans le secteur privé ;
• en implantant des mécanismes pour en finir avec les sous-représentations des catégories modestes (travailleurs et travailleuses manuelles) ;
• en introduisant une procédure de révocation des élu-es par les circonscriptions ou par les autres instances où il y a des élections.
b) de mettre fin à la consolidation d'une oligarchie politique
• en imposant la parité de genre (hommes/femmes) dans la représentation politique ;
• en abolissant les mandats consécutifs au parlement et dans les municipalités (limiter à deux au maximum) ;
• en introduisant un niveau de rémunération qui place les élu-es au niveau du salaire médian de la population.
c) d'introduire des mécanismes de démocratie participative à tous les niveaux dans les institutions de l'État et de généraliser le principe d'éligibilité
• en introduisant les principes d'éligibilité et de révocabilité des chefs administratifs ;
• en instaurant des budgets participatifs laissant à des assemblées locales (municipalités et MRC) de citoyen-nes de larges pouvoirs de participation et de décision sur la détermination des priorités budgétaires dans les villes et les régions ;
• en introduisant un processus d'autogestion démocratique dans les entreprises et les services publics ;
• en mettant en place des référendums d'initiatives populaires et particulièrement des référendums abrogatifs (abrogation de lois rejetées par la majorité citoyenne) [14].

C. La lutte pour l'indépendance, une lutte pour la destruction de l'État canadien

Québec solidaire n'a pas jusqu'ici intégré dans sa stratégie de lutte pour l'indépendance, la signification de l'indépendance comme une remise en question radicale de l'intégrité de l'État canadienne, de son existence même.

L'État canadien retient les fonctions les plus fondamentales d'un État bourgeois "souverain" : le contrôle militaire, le contrôle de la politique monétaire, le monopole de la représentation du capitalisme canadien vis-à-vis les autres États, le contrôle du Code criminel, et le contrôle sur une série de fonctions juridiques et régulatrices touchant l'économie. Il est absolument clair que l'État central est l'ultime instrument de défense des rapports de production contre toute menace qui pourrait remettre en question cette domination. Ce rapport de force et cette domination se sont construits en mettant au rencart les Métis et les nations autochtones, de même qu'en subordonnant la nation québécoise. L'État fédéral constitue le garant de l'unité canadienne et a utilisé tous les moyens possibles pour affaiblir le mouvement indépendantiste.

Aujourd'hui la lutte de libération nationale au Québec pose toute la question du changement de société et par voie de conséquence des rapports avec la population du reste du Canada. La population québécoise et les forces sociales, syndicales et populaires ne pourront trouver une issue viable qu'en dépassant le cadre uniquement québécois de sa lutte et en construisant des alliances stratégiques avec les Premières Nations et avec la classe ouvrière du reste du Canada. Cela permettra aussi d'asseoir concrètement la lutte de libération nationale de la population du Québec sur des bases de changement social du Québec, mais aussi du reste du Canada.

La lutte pour l'indépendance n'est donc pas une lutte confinée au territoire du Québec. En s'insérant dans une lutte contre l'État fédéral central, elle pose objectivement le problème du pouvoir à l'échelle de tout l'État canadien. Il ne s'agit pas de l'indépendance d'une colonie lointaine, mais d'un État souverain au cœur même du Canada. L'indépendance du Québec diviserait le pays entre un Canada Ouest et un Canada Est faisant de l'État canadien un État tronqué. L'intransigeance de la bourgeoisie canadienne et de son personnel politique découle de cette réalité. Les projets de souveraineté-association ou de souveraineté-partenariat remettaient en question l'unité canadienne et correspondaient à un important transfert des pouvoirs vers la bourgeoisie québécoise. Toutes ces remises en question de l'intégrité du territoire canadien ont donc toujours été rejetées. Même la perspective d'un fédéralisme asymétrique qui accorderait plus de pouvoirs au Québec qu'à d'autres provinces a été repoussée au moment où la centralisation de l'État canadien s'est imposée pour renforcer le pouvoir concurrentiel de l'économie canadienne sur le terrain international.

Le rapport à l'indépendance dans le Reste du Canada (ROC), le soutien au droit à l'autodétermination du Québec signifie pour la gauche et les différents mouvements sociaux du ROC de faire le choix soit d'appuyer leur propre bourgeoisie contre la lutte d'émancipation sociale au Québec, soit d'appuyer la lutte sociale au Québec pour son émancipation. C'est une nécessité objective pour elle-même, mais également pour le succès de la lutte au Québec. Un choix du soutien au droit à l'autodétermination c'est le choix de rompre avec le nationalisme canadien, de l'État qui serait brisé par l'indépendance du Québec. La remise en question d'une forme de l'État bourgeois, l'État fédéral ouvre la voie à la remise en question d'un bloc de classes sous la direction de la bourgeoisie qui forme la nation canadienne. La question des intérêts de classe est donc fondamentale pour le mouvement ouvrier canadien dans la compréhension de la nécessité de son appui à la lutte de la population du Québec pour s'affranchir de la domination de l'État canadien.

C'est cette compréhension mutuelle (basée sur l'autonomie politique de chaque nation de leur direction bourgeoise) qui permettra l'unification dans des dynamiques différentes des forces vives du Québec et du Reste du Canada avec celles des peuples autochtones vers la création d'une nouvelle société égalitaire, une Confédération libre des républiques et des peuples autochtones.

La lutte pour l'indépendance doit dépasser le cadre provincialiste et s'inscrire résolument dans une stratégie pancanadienne. Cette lutte doit sortir du carcan nationaliste bourgeois – l'idée selon laquelle nos intérêts sont plus près des capitalistes d'ici que de ceux des travailleuses et travailleurs d'autres nations. Il n'est pas question non plus d'opposer, comme le font vulgairement les nationalistes identitaires, la nation québécoise aux minorités, mais de rassembler les classes travailleuses, les sans-travail, groupes subalternes et peuples autochtones au sein d'un projet de libération plurinational. Un projet indépendantiste émancipateur doit donner un contenu socialiste, féministe, antiraciste et décolonial à la question nationale, ce qui implique le rejet de tout projet d'alliance avec le Parti Québécois, qui promeut maintenant une conception identitaire de la nation qui a nourri le racisme, l'islamophobie et la xénophobie.

La gauche indépendantiste doit au contraire lier sa lutte à un projet de société socialiste tout en appuyant l'autodétermination des nations autochtones et en développant des solidarités avec les mobilisations populaires partout au Canada. Ainsi, la lutte de la nation québécoise pour l'indépendance et celle des peuples autochtones pour leur autodétermination pourra et devra encourager les travailleuses et travailleurs du Reste du Canada à rompre avec le nationalisme majoritaire qui participe de leur exploitation. Nous appuyons toute démarche visant, d'une part, la décolonisation immédiate des institutions canadiennes et québécoises actuelles, et d'autre part, la constitution d'institutions nouvelles fondées sur le principe d'autodétermination des peuples ainsi que la démocratisation de la vie politique et économique sur le territoire occupé par le Canada. Ainsi, nous voulons contribuer à l'établissement d'un bloc social entre les différentes forces à l'œuvre pour mettre en place des mesures concrètes telles que les réparations envers les peuples autochtones, les assemblées constituantes populaires, l'abolition des paradis fiscaux pour les entreprises minières ainsi que le démantèlement du complexe militaro-industriel canadien. [15]

D. Inscrire l'indépendance dans une démarche cosmopolitique

Tous les problèmes qui sont en cours (crise climatique, montée du militarisme et dangers de guerre, santé humaine face aux épidémies, crise alimentaire, racisme, domination patriarcale, migrations, contraintes, oppression nationale…) doivent être affrontés dans une perspective planétaire où se rejoignent la vision cosmopolitique des intérêts de l'humanité considérée comme un tout et une praxis de mobilisation collective qui traverse les frontières.

On ne peut plus définir les orientations politiques stratégiques à partir du seul niveau national. Car les défis qui sont devant nous sont des problèmes mondiaux. Il est nécessaire de dépasser l'espace national, même si celui-ci demeure un espace stratégique incontournable pour contrer le nationalisme qui réduit les horizons sur un territoire limité. La convergence des résistances aux problèmes posés à l'humanité et à la vie sur la planète doit reposer sur une conscience d'appartenir à une communauté politique universelle. Capable d'exercer un véritable pouvoir sur les plans économiques, écologiques et démocratiques. [16]

La définition de la nation est un enjeu de la lutte des classes. Soit la nation, sa configuration et son idéologie sont le produit de la bourgeoisie et de la place que cette dernière veut occuper dans le système mondial, soit elle est définie par les classes populaires comme une communauté qui vise la déconnexion du système impérialiste et aspire à construire un nouvel internationalisme reposant sur une solidarité de classe internationale.

Une nation déconnectée du système mondial et refusant toute solidarité avec les puissances capitalistes, c'est une nation qui veut assurer la fusion entre la tradition classiste, socialiste et anti-impérialiste et les dimensions féministe, écologique et démocratique des mouvements des nations dominées, et particulièrement, des Nations autochtones. C'est dans une telle nation que la souveraineté populaire peut réellement s'exprimer jusqu'au bout et que l'indépendance peut se réaliser sur une base émancipatrice.

Une nation, dont la majorité populaire a su prendre la direction de sa libération, rejette tout nationalisme identitaire. Une telle nation fait de l'ouverture des frontières et de la liberté d'installation le centre de son combat internationaliste. Il définit son indépendance comme la liberté de nouer des liens avec les peuples du monde qui sont en lutte pour se soustraire à la domination des puissances capitalistes.


[1] Alain Bihr, Le crépuscule des États-nations, transnationalisation et crispations nationalistes, Les Éditions Page deux, 2000.

[2] Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, cité par Michael Lowy, Patries ou planète, Nationalismes et internationalisme de Marx à nos jours, Editions page 2, 1997

[3] Michel Brunet, Histoire du Canada par les textes, Fides, 1963

[4] Stuart Hall, Race, Ethnicité, nation, Le triangle fatal, Éditions Amsterdam 2019

[5] Dalie Giroux, Une civilisation de feu, Mémoire d'encrier, 2023

[6] 28 organisations exigent la régularisation des migrants sans papiers, IWC-CTI, 6 juin 2023

[7] Alain Policar, La haine de l'antiracisme, Textuel, 2023

[8] Dalie Giroux, Les peuples autochtones et le Québec, repenser la décolonisation, NCS, no 24, Automne 2020

[9] On reprend ici la formulation de Rémi Savard, Destins d'Amérique. Les autochtones et nous, Montréal, L'Hexagone, 1978.

[10] Saïd Bouamama, Les discriminations racistes et la construction des frontières intérieures, Presse-toi à gauche !, août 2019

[11] Alain Policar, op.cit.

[12] Émile Poulat, Notre laïcité ou les religions dans l'espace public, Éditions françaises, 2024 Édition Français de ÉMILE POULAT (Author)

[13] Jean Baubérot, Laïcités sans frontières, Seuil 2011, p.308

[14] Ernest Mandel, Libertés démocratiques et institutions de l'État démocratique bourgeois, in Critique de l'eurocommunisme, Maspéro, 1978

[15] Gauche socialiste, Stratégie révolutionnaire dans l'État canadien, Revue Gauche socialiste, 1989

[16] Bernard Rioux, La lutte pour l'émancipation au temps de la crise écologique, NCS, no 24, 2020

Violences extrêmes à Gaza – La LDL et la FIDH appellent le Canada à respecter ses obligations

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