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L’extrême droite bien vivante en Italie

15 août 2023, par Claude Vaillancourt — ,
Si l'extrême droite inquiète en France, elle semble tout aussi menaçante en Italie. Quand on fait la somme des appuis aux partis de cette tendance, on se retrouve avec 40 % des (…)

Si l'extrême droite inquiète en France, elle semble tout aussi menaçante en Italie. Quand on fait la somme des appuis aux partis de cette tendance, on se retrouve avec 40 % des intentions de vote, un chiffre par ailleurs plutôt stable depuis les dernières élections.

L'extrême droite en Italie a principalement été incarnée ces dernières années par La Lega, parti dirigé par Matteo Salvini. Se déclarant antisystème, critique de la corruption et de l'Union européenne, le parti s'est surtout fait connaître pour sa volonté de se séparer du Sud de l'Italie, considéré comme un obstacle à la prospérité du Nord. Sa position clairement anti-immigration est cependant devenue la marque principale de La Lega.

Ce parti se fait présentement dépasser sur sa droite par un autre encore plus conservateur : Fratelli d'Italia, dirigé par Georgia Meloni, une charismatique cheffe, ex-ministre dans le gouvernement de Berlusconi, et qui défend les idées les plus réactionnaires. Ce parti est par ailleurs l'héritier du néofasciste Movimento sociale italiano, créé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.

Avec Georgia Meloni au pouvoir, les reculs sur le plan social et économique seraient significatifs. Les droits de femmes et des personnes LGBTQ+ ainsi que les politiques d'immigration subiraient de durs contrecoups, alors que seraient promues les valeurs les plus traditionnelles concernant la famille et le travail. Fratelli d'Italia défend par ailleurs l'économie de marché et l'austérité budgétaire.

Geogia Meloni obtient quelques avantages sur son rival Salvini. Comme son parti ne s'est jamais compromis à gouverner, contrairement à la Lega, elle profite de l'engouement des Italien·nes pour les partis « antisystème ». Elle prétend aussi pouvoir représenter l'ensemble des Italien·nes, et non pas seulement les privilégié·es du Nord. Très présente dans les médias, elle a l'art d'éviter les questions de fond et se montre à la fois mordante et rassurante.

L'ironie de la politique italienne fait que La Lega et Fratelli d'Italia se trouvent dans une coalition dite de centre droit avec Forza d'Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Les idées d'extrême droite se trouvent ainsi normalisées, ramenées dans une zone plus respectable, tout en ne perdant rien de leur radicalité. Un phénomène qui n'est pas sans surprendre ni inquiéter.

Certain·es observateur·trices se rassurent cependant en constatant que la présence de deux partis d'extrême droite, presque à égalité dans les sondages, aura comme conséquence de diviser le vote et de les affaiblir. Les bonnes performances du Partito Democratico (centre gauche), légèrement en tête dans les intentions de vote, rendent une victoire de ces partis moins probable.

Il n'en reste pas moins que la menace pour la démocratie est bien réelle. Le soutien significatif d'une bonne partie de la population à des partis aussi clairement à droite — en Italie et ailleurs en Europe —, causé en partie par les désillusions et la colère provoquées par de longues années de politiques néolibérales, est un défi considérable pour la gauche. La route sera longue avant de ramener une grande partie de ces électeurs·trices vers une vision plus solidaire et moins individualiste des rapports sociaux.

Revoir l’agriculture. Entrevue avec Carole Poliquin, cinéaste

15 août 2023, par Carole Poliquin, Claude Vaillancourt — , , , ,
La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans (…)

La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans l'expérience risquée et salutaire de l'agriculture régénératrice. Une aventure qu'elle nous raconte par d'émouvants témoignages et de superbes images. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.

À bâbord ! : Tu as choisi comme protagoniste de ton film une famille particulièrement sympathique. Comment a eu lieu cette rencontre ? Quelle a été la suite ?

Carole Poliquin : François et Mélina étaient les fermiers de famille de ma complice à la recherche Sylvie Lapointe. Quand on a commencé à discuter du film ensemble et que je lui parlais des « sols vivants », elle m'a tout de suite dit qu'il fallait absolument que je les rencontre, qu'eux aussi étaient plongés dans les mêmes lectures. Ça a été un coup de cœur.

Nous avons eu pendant des mois de longs échanges enthousiastes : « As-tu lu tel livre ? Connais-tu tel chercheur ? Savais-tu que les champignons fabriquent des colles qui structurent le sol ? On a découvert ça il y a 25 ans seulement ! Ils ont évolué en symbiose avec les plantes pendant 450 millions d'années et les aident encore à trouver des nutriments loin de leurs racines. Ce sont toutes ces relations qu'on détruit quand on laboure ». On s'extasiait ensemble sur l'intelligence collective des bactéries du sol qui « savent » si elles sont assez nombreuses pour accomplir telle ou telle fonction. « On pense qu'on sait tout, mais on ne sait pas grand-chose du vivant ».

L'épuisement des sols est un facteur constant dans le déclin et l'effondrement des civilisations. Nous nous approchons dangereusement de ce seuil aujourd'hui. En l'absence de nouveaux continents à peupler, François et Mélina semblaient avoir une bonne idée de comment interagir avec les sols de notre petite planète. Ils l'appliquaient déjà dans leurs champs.

ÀB ! : Par rapport à tes films antérieurs, dans lesquels tu couvrais ton sujet en multipliant les entrevues, tu te concentres uniquement sur cette famille dans sa vie quotidienne et en tant que spectateurs, nous suivons le fil de ces rencontres. Comment justifies-tu ce virage dans ton approche ?

C. P. : Ça s'est imposé après ma rencontre avec François et Mélina en 2017. L'idée du film remonte à 2012. J'avais écrit un projet sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures... Ça tournait autour de notre rapport extractiviste au monde. Comme d'habitude, je ratissais large. Mais quand j'ai commencé à lire sur l'appauvrissement des sols dans le monde, j'étais tellement sidérée que j'ai décidé de me concentrer là-dessus.

J'avais déjà une idée des différentes histoires à tourner pour illustrer cette trajectoire suicidaire de notre civilisation. J'y voyais aussi une espèce de métaphore d'un appauvrissement de la pensée, d'une érosion de notre capacité à imaginer un autre rapport au monde.

C'est là qu'au fil de mes recherches, je suis tombée sur l'agriculture régénératrice qui, justement, propose et met en œuvre un autre rapport au monde. J'ai trouvé ça tellement riche, tellement porteur de sens, que je suis passée du désir de dénoncer une situation à celui de partager mon émerveillement. Dans ce nouveau registre, l'expérience humaine gagnait en importance. Suivre une seule histoire sur une longue période m'a permis, je crois, de donner accès à la profondeur d'une pensée qui se déploie dans le temps, en lien avec un territoire et une pratique. Ça m'a permis aussi de m'adresser au cœur.

ÀB ! : Ton personnage principal, l'agriculteur François D'Aoust, dit : « si on s'occupait de la nature comme on devrait le faire, ça ne serait pas rentable ». Nous sommes confronté·es à ses grandes difficultés. Comment ne pas ressentir un sentiment d'échec en voyant sa tentative de rapprocher ses pratiques de la nature ?

C. P. : François répète souvent : « Je ne peux pas compétitionner avec un système de destruction massive ». Ses propos sur la rentabilité sont d'abord une invitation à repenser nos critères de rentabilité, à réintégrer dans les comptes ce qui a été « externalisé » : la nature et sa destruction.

N'oublions pas non plus que les producteur·trices des circuits conventionnels en arrachent eux aussi. Ils et elles voient leurs sols s'appauvrir et leurs rendements diminuer. Le prix des engrais chimiques augmente avec celui de l'énergie, sans parler du phosphore, dont les réserves minières sont quasiment épuisées. Les producteur·trices sont endetté·es et pris·es dans un système qui les force à faire des choix dont ils et elles ne se réjouissent pas toujours. Le taux de suicide est élevé dans la profession.

Ce qui est patent aujourd'hui, c'est donc l'échec d'un système qui extrait sans jamais nourrir, qui prélève des « ressources » sans tenir compte de la capacité des écosystèmes à les régénérer – quand elles sont renouvelables. Or, les écosystèmes ont leurs besoins aussi. Et si le marché est incapable de les assurer, sortons-les du marché !

ÀB ! : Ton film est ponctué d'images superbes de la faune et de la flore. Quel rôle jouent-elles exactement ? Pourquoi toutes ces images ?

C. P. : Dès le départ, j'ai voulu faire de la nature un personnage à part entière. On y consacrait systématiquement une à deux heures par jour. On a aussi fait une journée de tournage sur table. Le directeur photo, Geoffroy Beauchemin, a fait un travail magnifique. J'ai eu accès aussi à des images au microscope. On y voit un nématode qui semble danser et même des bactéries symbiotiques circulant dans un poil de racine !

L'idée était de mettre en parallèle les vivants humains et non humains dans leur quête respective de nourriture. Qu'on soit arbre, poisson, bactérie, abeille, ver de terre, castor ou humain, nous partageons tou·tes cette nécessité de trouver quotidiennement des sources d'énergie qui nous permettent de rester en vie.

Accessoirement, il arrive que le travail que certains êtres vivants accomplissent pour rester en vie soit d'une certaine utilité pour nous, humains. Certains appellent ça des services écosystémiques, j'appelle ça de l'interdépendance.

ÀB ! : Dans Humus, on en apprend beaucoup sur des pratiques en agricultures qui sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitué·es. Qu'est-ce que tu as à nous transmettre de plus important à ce sujet ?

C. P. : Fondamentalement, ça a à voir avec notre rapport au monde. Homo sapiens, à un moment très récent de son histoire, s'est extrait lui-même de la nature, la réduisant à l'état de ressource à exploiter pour répondre à ses propres besoins. L'abondance de ressources fabriquées par la terre depuis des milliards d'années lui a donné un sentiment de toute-puissance qui l'a rendu aveugle à la complexité du monde et aux interdépendances. Il nous faudra beaucoup d'humilité pour réinscrire l'humain dans la nature. D'où le titre du film d'ailleurs : Humus – de la même racine qu'humain et humilité.

Où amorcer ce changement de paradigme ? Dans les champs ! En changeant la façon dont nous produisons notre nourriture, nous pourrions réapprendre ensemble à penser écosystème, cohabitation, interdépendance, partage. Toutes notions qui trouvent aussi un écho dans la vie en société.

Nous avons hérité d'une économie qui s'est structurée au 20e siècle autour des énergies fossiles non renouvelables. À nous de structurer l'économie du 21e siècle autour du vivant. « Pour que la vie se poursuive », rappelle Mélina à la toute fin du film.

Extraits du film Humus. Visuels : Les productions ISCA inc

Un Afro-Américain à Paris

15 août 2023, par Isabelle Larrivée — , , ,
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », (…)

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », comme le dira James Baldwin. Mais ils ne se doutaient pas qu'ils découvriraient en France un autre visage du racisme, tout aussi monstrueux.

À Paris, la communauté afro-américaine se sent protégée, pour un temps du moins, de la violence quotidienne. Outre Baldwin, on y croise au fil du temps Joséphine Baker, Sidney Bechet, Kenny Clarke, Richard Wright, ou Chester Himes ainsi que William Gardner Smith, auteur du roman Le visage de pierre [1].

Quelques-unes de ces figures apparaissent dans le récit fait par Simeon Brown, narrateur central et alter ego de l'auteur. L'histoire se déroule au cours de l'année 1961, alors que fait rage la guerre d'indépendance en Algérie. Simeon vit alors dans un petit hôtel et gagne sa vie en écrivant des articles qu'il juge sans intérêt.

Il fait connaissance avec des compatriotes exilé·es comme lui et peu à peu, d'un café à un autre, s'intègre à la communauté. Chacun·e a trouvé dans la Ville lumière un lieu d'existence ou de création, à l'abri de l'ostracisme et de la haine. Dans ce Paris effervescent des années 1960, on fraternise aussi sans peine avec des groupes d'ami·es français·es, est-européen·nes, scandinaves ou brésilien·nes. Simeon noue une relation amoureuse avec Maria, Juive polonaise rescapée des camps de la mort. Il rencontre aussi Ahmed, un Algérien avec qui il tisse un lien d'amitié.

Un soir, une dispute éclate entre Simeon et un Algérien, et ils seront tous deux emmenés par la police. Simeon constate alors qu'on le traite différemment de l'autre l'homme. Par exemple, les policiers ne retiennent pas le récit de Simeon dans lequel il avoue ses torts. Cet événement lui vaudra plus tard d'être traité d'homme blanc par un Algérien témoin de l'incident.

Touché par les injustices dont il est témoin, il commencera à fréquenter assidument cette communauté, et cela marquera le début d'une prise de conscience du mépris que subissent les Algérien·nes à Paris.

Le récit d'un massacre

Le roman culmine par le récit des événements réels survenus le soir du 17 octobre 1961, lors d'une manifestation pacifique tenue par la communauté algérienne contre le couvre-feu qui lui avait été imposé. Rappelons que l'homme aux commandes, chargé de mater les manifestant·es, était le tristement célèbre collaborationniste Maurice Papon (jamais nommé dans le roman), alors préfet de police à Paris.

Gardner Smith se fait alors à la fois témoin et protagoniste des événements. Il décrit tout ce qu'il voit, y compris des « femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée ».

Brutaliser, tuer, jeter dans la Seine vivant·es et mort·es confondu·es : tel est, ce soir-là, le programme colonial. Simeon, qu'on a pris pour un Algérien, est frappé et emmené inconscient dans un fourgon jusqu'à un stade où se trouvent des centaines de personnes en attente d'une place en prison ou dans l'un des « camps de regroupement » créés par l'armée, en France ou en Algérie.

Cette tragédie lui fait comprendre que l'injustice ne connaît pas de frontière et qu'elle est davantage une question de conscience que d'identité.

L'ouvrage fut publié aux États-Unis dès 1961, mais ne trouva pas preneur chez les éditeurs français. Il aura fallu 60 ans, au moment où a lieu l'ouverture des archives de la guerre franco-algérienne, pour qu'une traduction et une publication en soient faites en France.

L'obsession du visage

Le déploiement de cette violence illustre plusieurs aspects du problème du racisme, d'abord présenté au moyen de la métaphore du visage. Ce « visage de pierre », évoqué d'entrée de jeu, n'est que l'une des métamorphoses du racisme. Il en représente l'image inaugurale, fixe et sans vie, minérale et froide. Ce visage, appartenant à Chris, un homme blanc qui a éborgné Simeon quand il était enfant, ou à Mike, un policier tortionnaire qui s'en était pris à lui avec cruauté dans sa jeunesse, le narrateur tente au début du récit de le symboliser dans une peinture : tête massive et inhumaine, comme taillée dans la pierre.

En tant que peintre amateur, Simeon observe les gens qu'il croise. Il débusque les drames de ces visages fermés ou sévères, rayonnants ou dépourvus d'émotions. Chacun est un univers et les personnages sont presque toujours décrits en commençant par leur visage. Et si le faciès est trop souvent l'expression de la violence raciste, il en est aussi la proie. C'est surtout au visage, près de l'arcade de son œil perdu, que Simeon sera frappé au cours de la manifestation.

L'importance accordée aux physionomies permet au narrateur de synthétiser toutes les violences : « il pensa : le visage du flic français, […] le visage du nazi tortionnaire à Buchenwald et Dachau, le visage de la foule hystérique à Little Rock [2] et, oui, les visages noirs des assassins de Lumumba – ils ne formaient qu'un seul et même visage. Où que soit ce visage, il était son ennemi ».

Le visage interchangeable du racisme n'est pas uniquement, pour Gardner Smith, le visage des Blancs. Il est l'expression de la domination par la violence. C'est pourquoi, dans le récit, il devient un important levier narratif.

Le racisme comme un prisme

Pour mieux donner au racisme une signification large et englobante, l'auteur en propose une définition multiple et hétéromorphe.

On peut supposer d'abord une référence à Franz Fanon. Simeon, en effet, se fait traiter d'homme blanc par un Algérien. Or, dix ans plus tôt, Fanon soutenait que les personnes noires ne devraient plus se trouver face au dilemme de devoir « se blanchir ou disparaître ». Le racisme prend alors pour Simeon une double dimension : celle qui l'a amené, lui, à porter un masque d'homme blanc, mais aussi celle que subissent les Algérien·nes.

Ensuite, deux théories s'affrontent concernant le sort réservé aux Algérien·nes. Pour Simeon, leur condition en France est semblable à celle des Afro-Américain·es Ils et elles subissent une discrimination socio-économique et une exclusion les forçant à vivre en ghetto. Toutefois, son ami Babe, à qui la personnalité et le physique surdimensionnés confèrent une autorité morale dans la communauté, défend un autre point de vue : il soutient qu'il faut considérer qu'Algériens et Français sont en guerre et s'agressent donc mutuellement. Il va même plus loin : « Oublie ça, mec. Les Algériens sont des Blancs. Ils réagissent comme des Blancs quand ils sont avec des noirs, ne t'y trompe wpas. »

La théorie de Babe est que ce racisme n'en est pas vraiment un, puisque la lutte pour un territoire national constitue le cœur du conflit. Pour Simeon, cependant, les Algérien·nes sont victimes de discrimination et vivent dans des conditions déplorables. Ces conditions ne sauraient être expliquées uniquement par le conflit géopolitique, car il s'agit avant tout d'assujettissement colonial.

À partir de là, la définition du racisme sera diffractée pour mettre de l'avant sa dimension multiforme. On discutera, par exemple, de l'expérience concentrationnaire de Maria, abusée par un officier allemand, et du sort réservé aux Juifs pendant la Seconde Guerre. En revanche, les Algérien·nes manifesteront leur mépris envers les Juif·ves en raison de la colonisation israélienne en Palestine et Simeon constatera qu'ils peuvent aussi faire preuve de racisme : « [Ben Youssef] lâcha la bombe : “ C'est sûr, dit-il, c'est sans doute un sale Juif qui vous l'a vendu. ” […] Simeon était sous le choc. Ces mots, dans la bouche d'un Algérien. ».

Même une personne appartenant à un groupe racisé, en somme, est susceptible de devenir, selon le contexte, raciste envers une personne d'un autre groupe racisé. Le racisme peut, en tout temps, changer de camp puisqu'il résulte de situations complexes de pouvoir et de domination. Le point de vue de Simeon, contrairement à celui de son ami Babe, lui permet d'approfondir sa compréhension et sa compassion envers ses ami·es algérien·nes. Il découvre que la domination nourrit le racisme, qu'elle le précède, et non l'inverse.

Cette discussion permet à l'auteur de poser la question fondamentale de l'ouvrage : peut-on vivre libre dans un pays où la violence coloniale s'exerce avec tant d'ostentation contre un peuple ? Sa vie en France, dans un pays où il peut se croire débarrassé des préjugés pesant contre les Noir·es et libre de ses actes, sans entraves et sans risques, est piégée dans les détours d'une Histoire dont il devient partie prenante malgré lui.


[1] Christian Bourgois éditeur, 2021 (1963), traduction de Brice Mathieussent, 281 p.

[2] L'auteur fait ici un amalgame sans doute volontaire entre deux événements. D'abord, l'affaire des « Neuf de Little Rock » où l'inscription de neuf étudiants afro-américains à Little Rock Central High avait permis de mettre fin à la ségrégation dans les écoles publiques. Ensuite, il évoque la jeune Ruby Bridges, première élève afro-américaine à intégrer une école pour les Blancs en 1960, et qui avait été accueillie, à son premier jour de classe, par la « foule hystérique » que décrit Gardner Smith.

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975

13 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi (…)

Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili

Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)

Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?

CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.

Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?

CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.

Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.

Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?

CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.

Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?

CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.

Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».

Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.

Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.

CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.

Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.

Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.

On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.

Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?

CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.

On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.

Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?

CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.

En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.

Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.

Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.

Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?

CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.

Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.

De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.

Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?

CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.

Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?

CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.

Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.

A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.

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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).

* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

Le Front commun de 1972 contre l’État bourgeois

7 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en (…)

Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en offrons ici une version augmentée en français.  

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En avril 1972, la plus grande grève de l’histoire du Canada paralyse le Québec. Les trois principales organisations syndicales de la province – la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – s’unissent dans un front commun rassemblant 210 000 employé·e·s du secteur public. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral provincial de Robert Bourassa promulgue une loi spéciale qui impose le retour au travail et qui mène à l’emprisonnement des dirigeants syndicaux. La réponse des travailleur·euse·s ne se fait pas attendre : en mai, les actions illégales se multiplient à travers la province. Qu’est-ce que le Front commun et quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd’hui ? Quels sont ses éléments clés ? Que nous apprend-il sur le syndicalisme, l’organisation politique et le pouvoir des travailleurs et travailleuses aujourd’hui ?

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

La grève de 1972

Au Québec, les années 1960 sont marquées par le développement de l’État-providence sous l’impulsion du Parti libéral du Québec (PLQ), mais aussi par le dynamisme des mouvements sociaux qui remettent en question l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les principales organisations syndicales se révèlent insatisfaites des mesures anti-grève prises par le gouvernement provincial, alors piloté par l’Union Nationale reportée au pouvoir en 1966[1]. Les centrales se politisent rapidement. En 1970, elles participent à des colloques régionaux intersyndicaux qui lient les miliant·e·s des syndicats et les groupes populaires, où elles adoptent des résolutions qui s’inscrivent dans un programme résolument social-démocrate. Influencées par les idées socialistes, les centrales mettent de plus en plus de l’avant l’idée de la lutte des classes et se montrent favorables aux nationalisations, à la planification économique et à l’extension des politiques sociales[2]. Ces positions s’expriment dans des textes comme Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), qui proposent une réorganisation de la société sur des bases démocratiques et socialistes. Dans ce contexte, l’idée d’un front commun intersyndical qui unifierait les luttes des travailleur·euse·s du secteur public fait son chemin.

Alors que les conflits de travail se multiplient au Québec au début des années 1970, les syndicats font face à un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa, premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994. La tension monte entre les syndiqué·e·s et le gouvernement sur la question des salaires. En janvier 1972, le Front commun est créé, avec comme slogan « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale revendication : un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous·te·s les employé·e·s du secteur public, afin de les sortir de la pauvreté et d’établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires de tous·te·s les travailleur·euse·s, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité[3]. Devant le refus du gouvernement de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement Bourassa répond par des injonctions pour forcer les travailleur·euse·s à retourner au travail. Le 21 avril, il adopte une loi spéciale, la Loi 19, qui interdit la poursuite de la grève et permet au gouvernement d’imposer des conventions collectives dans le secteur public si aucune entente n’est conclue avant le 1er juin. Les dirigeants syndicaux décident de suspendre le débrayage et de reprendre les négociations ; les grévistes sont invités à retourner au travail. Cette capitulation mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la Loi[4]. Belliqueux, le gouvernement poursuit les dirigeants syndicaux qui avaient déclaré, avant de se raviser, vouloir inciter les grévistes à passer outre les injonctions. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison chacun[5].

De gauche à droite : Positions, l’ouvrage rassemblant les propositions politiques de Marcel Pépin (1968) ; L’État rouage de notre exploitation, le manifeste politique de la FTQ (1971) (photos Archives Révolutionnaires) ; manifestation du Front Commun (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

À cette provocation, le mouvement ouvrier réagit par des grèves impromptues dans les secteurs privés et publics, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Initiées par les ouvriers des ports et de la construction, ces grèves se transforment bientôt en un débrayage massif et généralisé, dépassant l’initiative des centrales syndicales. Le gouvernement libéral est lui aussi débordé, tandis que le Parti québécois (PQ) incite les travailleurs à privilégier la paix sociale plutôt que de poursuivre leur lutte[6]. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleur·euse·s en grève occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Enseignant·e·s, fonctionnaires, métallurgistes, mineurs, journalistes et infirmières se joignent au même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne forme l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[7].

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine par l’occupation des grévistes. Les 9 et 10 mai, les travailleurs de la construction affiliés à la FTQ ferment le chantier Mille 3. Ils bloquent avec leurs camions la seule route menant à la ville et obstruent l’accès aux lieux de travail des employé·e·s du secteur public, ce qui facilite grandement la reprise du débrayage par ces dernier·ère·s. Les mineurs choisissent de se joindre au mouvement de grève, suivis par les métallurgistes de toute la Côte-Nord. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels à Sept-Îles et un groupe de syndiqué·e·s prend le contrôle de la radio locale. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s se rassemblent devant le palais de justice et défient les policiers : ils les attaquent d’abord avec des cocktails Molotov (ce à quoi les policiers répondent par des gaz lacrymogènes) puis les forcent à se replier à l’intérieur du palais de justice. Les travailleur·euse·s proclament alors la ville « sous le contrôle des travailleurs » ! Baie-Comeau et Port-Cartier sont aussi occupées par les travailleur·euse·s.

La victoire de Sept-Îles est de courte durée. La manifestation se termine brusquement lorsqu’un ivrogne anti-grève fonce dans la foule à bord de sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4 000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force s’inverse rapidement. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et finit par reprendre le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

À l’instar de la mobilisation de Sept-Îles, le Front commun dans son ensemble se désagrège peu à peu. La mobilisation s’essouffle, notamment face à la répression, à la stagnation des négociations, aux conflits entre syndicats ainsi qu’entre les syndiqué·e·s voulant retourner au travail et ceux voulant continuer la grève. Cerise sur le gâteau, la CSN fait face à une scission. Le 22 mai, en pleine mobilisation sociale, trois dirigeants favorables au syndicalisme d’affaires ainsi que les membres qui les appuient décident de fonder leur propre syndicat, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[8]. Face à un ennemi désuni et à un rapport de force renversé, le gouvernement Bourassa impose une série d’ententes négociées par secteur à l’été et à l’automne 1972. Mais le Front commun, en particulier les actions autonomes du mois de mai, ne sont pas vains.

D’une part, les travailleur·euse·s du secteur public obtiennent leur principale revendication, le100 dollars minimum par semaine, bien que cette hausse soit étalée sur quatre ans. Ils et elles obtiennent aussi que les salaires soient indexés au coût de la vie et certaines protections sociales. D’autre part, malgré son bilan mitigé, le Front commun insuffle une forte combativité aux mouvements ouvriers et syndicaux des années 1970. C’est durant cette décennie que les conflits de travail au Québec sont les plus nombreux et les plus combatifs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Par contre, après 1972, beaucoup de militant·e·s cherchent une manière plus efficace de lutter. Une grande partie des travailleur·euse·s, sans délaisser leurs syndicats, parient plutôt sur le Parti québécois comme véhicule politique pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Ce Parti se présente d’ailleurs comme ayant un « préjugé favorable » aux travailleur·euse·s, sans que cela se vérifie dans les faits.

L’impact du Front commun s’est surtout fait sentir au Québec, puisqu’il s’agissait avant tout d’une grève provinciale du secteur public. Cependant, de nombreuses autres grèves ont éclaté dans tout le Canada au cours de la première moitié des années 1970, dans les secteurs public, industriel et culturel. Confrontés à la récession économique et à l’inflation, les travailleur·euse·s sont amené·e·s à lutter pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, cette vague de grèves à travers le pays, qui se poursuit jusqu’en 1976, est progressivement contenue par l’imposition de lois spéciales forçant le retour à l’emploi, comme cela a aussi été le cas en Europe.

Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).

Le « deuxième front » et le syndicalisme de combat

Le Front commun de 1972 est le résultat de la radicalisation des centrales syndicales québécoises, qui ont affiné leurs positions politiques depuis la fin des années 1960. Au tournant des années 1970, le contexte international est marqué par l’influence des modèles socialistes (URSS, Cuba, Chine, etc.) et un renouveau du militantisme québécois, marqué par les traditions de lutte syndicale, socialiste et anti-impérialiste. Alors que les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance dans la province, les grands syndicats adoptent une position critique à l’égard de l’État et du capitalisme[9]. Les centrales, en particulier la CSN sous la présidence de Marcel Pepin, se fixent comme objectif stratégique la création d’un « socialisme démocratique », c’est-à-dire un socialisme québécois construit par le bas, respectueux des libertés individuelles et de la liberté de la presse. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats espèrent devenir les vecteurs de la construction du pouvoir politique et économique des salarié·e·s[10].

Marcel Pepin présente cette nouvelle approche lors du congrès du syndicat en octobre 1968, dans son rapport intitulé Le deuxième front. L’idée du « deuxième front » est que le mouvement syndical ne doit pas se limiter à la négociation des conditions de travail et des salaires, mais qu’il doit prendre en charge l’ensemble des questions sociales qui touchent les travailleur·euse·s. Cet élargissement doit se traduire par des initiatives politiques. Comme l’écrit Pepin dans son livre Positions (1968), « le syndicalisme, c’est le peuple organisé »[11]. Suivant ce principe, les militant·e·s de la CSN participent à la création des Comités d’action politique (CAP), des groupes citoyens qui portent les revendications populaires par rapport au logement, à l’alimentation, aux soins de santé, au transport, etc. En 1970, ils jouent également un rôle dans la formation du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal montréalais qui regroupe tous les CAP de la ville. Le FRAP vise à construire un pouvoir populaire, fondé sur la participation des salarié·e·s ordinaires à la gestion de leur milieu de vie et de travail. En ce sens, le parti propose une série de réformes structurelles : une réorganisation plus démocratique de l’administration municipale, l’introduction d’un contrôle des loyers et la création de cliniques médicales communautaires cogérées par les habitants du quartier et les travailleur·euse·s de la santé, entre autres initiatives.

La FTQ, tout comme la CSN, reconnaît les limites des luttes sectorielles et des revendications purement économiques. Dans son rapport L’État, rouage de notre exploitation, la FTQ dénonce l’État comme facilitateur et agent de l’exploitation des travailleurs en régime capitaliste, rôle qu’il joue à travers ses appareils politiques, juridiques et idéologiques. Cependant, contrairement à la CSN, la FTQ ne traduit pas ses conceptions en action politique.

Les grands syndicats québécois des années 1970 prônent un syndicalisme centré sur l’action – les grèves et manifestations – et cherchent à construire le pouvoir des travailleur·euse·s organisé·e·s contre les patrons et l’État. C’est ce qu’ils appellent le « syndicalisme de combat ». Dans cette conception, le syndicat constitue la principale organisation démocratique des travailleur·euse·s conscient·e·s de leurs intérêts. À travers cet organe, les travailleur·euse·s prennent en charge les luttes économiques et les revendications politiques de leur classe. Toujours dans Positions, Marcel Pepin affirme que l’objectif est de « construire un pouvoir populaire en profondeur »[12] et qu’au lieu de soutenir passivement un parti politique, la population active « doit se structurer politiquement »[13]. Ainsi, le syndicat qui rassemble la classe ouvrière organisée joue un rôle catalyseur et devient un vecteur de l’action politique, voire révolutionnaire. L’objectif du syndicalisme de combat est de limiter l’exploitation capitaliste puis, à terme, de remplacer le système économique capitaliste et la propriété privée des moyens de production par un système d’inspiration socialiste, où les travailleur·euse·s organisés démocratiquement détiendront le pouvoir économique et politique.

Photos Archives Révolutionnaires

Quel avenir pour le syndicalisme de combat ?

Les grandes centrales syndicales québécoises réalisent d’autres tentatives de front commun en 1976, 1979 et 1982-1983, mais jamais avec l’ampleur de 1972. L’adoption systématique de lois spéciales anti-grève par les partis au pouvoir, suivie de l’offensive violente du Parti québécois contre les revendications des travailleur·euse·s en 1982-1983, a contribué à détruire le mouvement syndical combatif. Depuis, les principaux syndicats québécois se sont concentrés sur la négociation des salaires et la défense des acquis des travailleur·euse·s selon le principe de la « cogestion » avec les employeurs, où l’objectif du syndicat est de trouver un terrain d’entente avec les patrons plutôt que d’établir un rapport de force contre eux. Seul le mouvement étudiant a maintenu en vie la théorie et la pratique du syndicalisme de combat au Québec, jusqu’à ce que, vers 2015, les syndicats étudiants qui prônaient cette stratégie, comme l’ASSÉ, s’effondrent.

Il n’en demeure pas moins que les syndicats québécois rejoignent et ont la capacité de mobiliser un grand nombre de travailleur·euse·s. Quel rôle ces syndicats peuvent-ils jouer dans les luttes actuelles ? Dans le contexte québécois, la politique de cogestion des grands syndicats rend peu probable que ceux-ci puissent jouer un rôle révolutionnaire à court ou moyen terme. Les crises économiques des années 1980 ont poussé les syndicats à investir les fonds de pension des syndiqué·e·s dans des entreprises privées d’ici, dans le but de sauvegarder des emplois : c’est le principe du Fonds de solidarité de la FTQ et du Fondaction de la CSN. Cette forme de cogestion particulièrement déroutante rend les travailleur·euse·s dépendant·e·s des profits de ces entreprises pour protéger la croissance de leurs fonds de retraite. Cette politique bloque structurellement les possibilités militantes des syndicats, dont les membres sont désormais enferrés dans les intérêts des employeurs qu’ils doivent défendre pour assurer leur propre accès à une retraite décente.

Peut-on imaginer que les syndiqué·e·s reprennent le contrôle des syndicats et de leurs finances, puis se désengagent de la stratégie de la cogestion ? Pourraient-ils élire une direction politique affirmative au sein de ces syndicats et investir leurs fonds de pension dans des coopératives ? Difficile à imaginer. Certaines sections locales pourraient se désaffilier et se doter d’une direction politiquement révolutionnaire. Cette option est plus réalisable, mais elle pose le problème de la désunion entre les sections locales d’un syndicat. Elle risque d’atomiser les travailleur·euse·s et de les rendre plus vulnérables. L’effort nécessaire pour transformer les syndicats existants ou pour en créer de nouveaux semble énorme. Une telle masse d’efforts serait peut-être mieux investie dans la construction d’une autre forme d’organisation politique basée sur la confrontation de classe.

Il semble que les syndicats au Québec ne puissent plus fournir une structure organisationnelle viable pour une classe ouvrière révolutionnaire ou servir de véhicule pour l’établissement d’un « socialisme démocratique », comme certaines factions du mouvement syndical de la province avaient aspiré à le faire dans les années 1970. La question qui se pose donc à nous est la suivante : quelle forme d’organisation ouvrière est la plus apte à relever les défis fondamentaux de notre époque ? Quel type d’organisation pourrait être capable de confronter le système capitaliste, responsable de la misère généralisée et de la crise écologique, et de prendre en charge le projet de construction d’une société égalitaire ?

Bien que le Front commun de 1972 ait été la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Canada, avançant des propositions radicales par le biais d’actions autonomes, d’occupations et de blocages à travers le Québec, il s’est avéré incapable de se maintenir et de s’intensifier. Les trois principaux syndicats ont fini par reculer devant la répression de l’État, ce qui a entraîné, à terme, la fin du mouvement. Peut-on attribuer cet échec aux limites de la forme syndicale elle-même ? À l’inachèvement des projets politiques des syndicats québécois de l’époque ? Aux divisions internes ? À la fragilité du Front commun face à l’État uni, organisé et militarisé ? Probablement que tous ces facteurs ont joué un rôle. Aujourd’hui, la mémoire du Front commun nous invite à nous poser des questions de fond sur le syndicalisme et à construire une nouvelle stratégie révolutionnaire, enracinée dans l’organisation et la combativité, et capable de triompher dans les conditions actuelles. Ce qui demeure certain, c’est qu’il faut unir la classe ouvrière afin qu’elle soit en mesure non seulement d’établir un rapport de force avec la bourgeoisie et l’État, mais aussi de mener à terme un processus révolutionnaire.  

De gauche à droite : manifestation syndicale de la CSN, vers 1974 (Archives CSN) et Vivre à notre goût (1974), le rapport moral de Marcel Pépin (Archives Révolutionnaires)


Notes

[1] Jacques Rouillard. « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19-2, 2011, p. 167.

[2]Ibid., p. 172.

[3] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte, Jean Reynolds. Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 56-68.

[4]Ibid., p. 97.

[5]Ibid., p. 103.

[6] « Nous contre le gouvernement (sept jours de lutte) », déclaration du 12 mai 1972, bulletin spécial FTQ.

[7] « Cette grève est exemplaire à plusieurs niveaux : 1- elle unit ensemble ouvriers, collets blancs et petits-bourgeois syndiqués dans une grève qui tend à se généraliser malgré son caractère illégal ; 2- l’occupation des villes – dont le cas le plus typique est Sept-Îles – qui place de facto un grand nombre d’activités urbaines sous le contrôle des travailleurs, au grand effroi des notables de la place qui se voient, pour quelques jours, relégués à l’arrière-plan ; 3- l’occupation des postes de radio qui se succède quotidiennement dans différentes régions et qui donne la parole aux forces syndicales ; 4- enfin, phénomène isolé, mais non moins important, les salariés de l’Institut Albert-Prévost, qui mettent à la porte le Conseil d’administration et qui font fonctionner l’Institut sous le modèle de l’autogestion. » Voir Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 105.

[8]Ibid., p. 110.

[9] Jacques Rouillard. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.

[10] Jacques Rouillard. Histoire de la CSN (1921-1981), Montréal, Boréal / CSN, 1981 p. 227-230.

[11] Marcel Pepin. Positions, Montréal, CSN, 1968, p. 8.

[12]Ibid., p. 9.

[13]Ibid., p. 9.

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Un contre-pouvoir essentiel

28 juin 2023, par Revue Droits et libertés
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Éditorial

Stéphanie Mayer, Enseignante de science politique au collégial, vice-présidente de la Ligue des droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


Une première signification de Droits en mouvements réfère aux personnes engagées un peu partout dans le monde en faveur des droits humains; elles produisent des mouvements opposés à l’injuste statu quo. Elles constituent une force sociale rassembleuse qui traverse le temps, car – rappelons-le – les origines de ces mouvements précèdent l’inscription des droits dans la Charte internationale des droits de l’homme1.
Si la Ligue des droits et libertés (LDL)2 souligne ses six décennies d’existence, il faut noter que la Fédération internationale pour les droits humains a fêté ses 100 ans en mai 2022 et que la Déclaration universelle des droits de l’homme célébrera son 75e anniversaire en décembre 2023.
Si les droits sont universels, indivisibles et inaliénables, il incombe à l’État d’en assurer le respect et, plus encore, de mettre en place les conditions écono- miques, culturelles, sociales et poli- tiques nécessaires à leur réalisation. Malheureusement, les États contournent ou bafouent trop souvent les chartes ratifiées, c’est pourquoi un contre-pouvoir est essentiel. Ce dernier est toutefois menacé dans certaines régions du globe. À titre d’exemples : en décembre 2021, la justice russe a ordonné la dissolution du Centre des droits humains de l’ONG Mémorial qui recense les violations de droits en Russie3 ; en janvier 2023, la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme a été dissoute par les autorités du pays pour jouer son rôle de défense de la démocratie et des libertés4 ; en avril 2023, le sénateur français Gérald Darmanin a menacé de revoir les subventions publiques offertes à la Ligue des droits de l’homme après avoir été interrogé par cette dernière sur l’usage excessif des forces de l’ordre pour réprimer des manifestations en France5. Dans ce contexte, la LDL continue et continuera d’assumer ce rôle de contre-pouvoir alors que notre conjoncture politique est marquée par des gouvernements qui s’attaquent explicitement aux chartes des droits, que ce soit en modifiant le contenu ou en utilisant la clause dérogatoire. La montée des droites et l’éventuel retour d’un gouvernement conservateur à Ottawa n’augurent rien de bon pour le respect des droits humains. Depuis sa fondation, la LDL défend un ambitieux projet de société fondé sur les droits humains et elle est consciente des forces réactionnaires empressées de crier aux excès d’égalité, aux abus du système par des minorités ou à la remise en question de certains de leurs privilèges. Il s’agit là d’une deuxième signification de Droits en mouvements : les mouvements générés par les forces sociales en présence. Rappelons quelques éléments : que les droits ne sont pas offerts généreusement par les autorités, mais gagnés par les titulaires de droits avec des luttes politiques concrètes ; que les avancées en droits doivent être universelles, sinon elles demeurent des privilèges ; que les droits ne sont pas obtenus de manière linéaire comme laisse présager l’idée même de progrès, car à tous moments, des forces réactionnaires peuvent entrainer des reculs.
La vigilance des personnes militantes de la LDL permet d’identifier les sources de violation de droits en proposant des contre-discours.
En se fondant sur le cadre de référence des droits humains, ces argumentaires offrent des regards originaux sur des questions d’actualité telles que la migration, les frontières et la citoyenneté ; les enjeux d’interpellations policières, de surveillance et d’incarcération des personnes ; les manifestations de racisme et de profilage racial et social ; la militarisation galopante et les menaces potentielles à notre sécurité ; la désaffection par l’État des services publics qui affectent en chaine les droits à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, etc. Ensemble, ces contre-discours et ce contre-pouvoir caractérisent bien le travail politique réalisé par la LDL depuis 1963. Une autre signification de Droits en mouvements rappelle qu’une fois les droits humains reconnus, inscrits et enchâssés dans un texte officiel, ils ne sont pas statiques. L’interdépendance des droits humains suppose que la réalisation d’un droit est conditionnelle à la réalisation d’autres droits et que la violation de l’un de ceux-ci peut constituer une atteinte à plusieurs.
Pour que personne ne soit laissé derrière, les droits doivent être respectés en tenant compte que les conditions nécessaires à leur réalisation se modifient au gré des défis que confrontent les sociétés.
Notamment, les crises écologiques qui nous assaillent, mais également toutes les mesures de transitions énergétiques à mettre véritablement en place, doivent être analysées à partir de l’interdépendance des droits humains, car les conséquences de ces crises promettent d’affecter l’ensemble des droits. La question environnementale relève de l’avenir humain et démontre la portée de ce cadre de référence et de son adaptabilité à tous les enjeux rencontrés par nos sociétés. Ce numéro de la revue Droits et libertés vise différents objectifs : informer ses membres, jeunes et moins jeunes, sur les origines politiques de la LDL ainsi que sur son cadre de référence qui est l’interdépendance des droits ; apprécier les avancées en matière de droits auxquelles elle a contribué depuis sa fondation en 1963 ; rappeler les ressacs et l’existence de forces réactionnaires ; et surtout, inciter à la réflexion sur les luttes qui nous attendent. Plus particulièrement, ce numéro rassemble tant des textes survolant l’historique du travail de la LDL que des textes tournés vers l’avenir, portant sur différentes luttes que la LDL a menées au cours de son existence.
La transmission de la mémoire militante est garante de la poursuite de notre projet collectif de défense des droits humains.
Des individus toujours plus nombreux rejoignent les mobilisations en faveur des droits humains, formant des mouvements essentiels à l’édification de sociétés épanouissantes fondées sur l’égalité, les libertés et la justice sociale. L’histoire de la LDL est celle de solidarités constituées en un large réseau, une mosaïque d’individus, de groupes et d’organisations de différents milieux, dont les énergies militantes et les expertises sont la force motrice. Merci à vous, toutes et chacun qui croyez, soutenez et participez à la réalisation de la mission de promotion et de défense des droits. Le soixantième anniversaire de la Ligue des droits et libertés est celui de nos solidarités et de notre projet de société fondé sur l’idéal des droits humains. Bonnes célébrations et surtout, bonne lecture !
  1. Cette Charte est constituée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Pacte international des droits civils et politiques et du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels.
  2. Dans cette publication, le nom Ligue des droits et libertés et le sigle LDL, ont été utilisés pour référer à la Ligue des droits de l’homme.
  3. Agence France-Presse, La justice russe achève de dissoudre l’ONG Mémorial, Radio-Canada, 29 décembre 2021. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1850690/russie-justice-politique-droits-memorial
  4. Agence France-Presse, La principale ligue des droits de la personne dissoute par les autorités, La Presse, 22 janvier 2023. En ligne : https://www.lapresse.ca/international/afrique/2023-01-22/algerie/la-principale-ligue-des-droits-de-la-personne-dissoute-par-les-autorites.php
  5. Darame et J. Lamothe, Gérald Darmanin menace de remettre en question les subventions publiques accordées à la Ligue des droits de l’homme, Le Monde, 6 avril 2023. En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/04/05/gerald-darmanin-menace-de-remettre-en-question-les-subventions-publiques-accordees-a-la-ldh_6168412_823448.html
 

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Brochures | Grève des loyers

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Tome 1 « La propriété, c’est le vol » : L’exploitation locative et ses conséquences ; Les premières luttes pour le logement et l’invention de l’action directe, de la Commune à (…)

Tome 1 « La propriété, c’est le vol » : L’exploitation locative et ses conséquences ; Les premières luttes pour le logement et l’invention de l’action directe, de la Commune à Buenos Aires Tome 21922 : « je ne paye pas, je fais la grève des loyers », quand des internationalistes et […]

Musique | Le chant des anti-proprios

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Les chansons permettent de désigner les adversaires et de les indiquer à la vindicte populaire, comme dans cet hymne de la Ligue des antipropriétaires, spécialisée dans les (…)

Les chansons permettent de désigner les adversaires et de les indiquer à la vindicte populaire, comme dans cet hymne de la Ligue des antipropriétaires, spécialisée dans les déménagements « à la cloche de bois » des locataires qui ne pouvaient plus payer leur terme. L’expression « à la cloche (...)

Éditorial – Miner la vie : Entre dépouillement et résistances

6 juin 2023, par Fernanda Sigüenza-Vidal et Annabelle-Lydia Bricault-Boucher
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Marx dans l’Anthropocène. Vers l’idée du communisme de décroissance

5 juin 2023, par Rédaction

Je viens de terminer la lecture passionnante du livre dernier livre de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism (2023). Selon moi, c’est l’un des meilleurs ouvrages publiés sur Marx dans les dernières années. En suivant les travaux qui ont mis en lumière les réflexions écologiques de Marx, notamment à travers son concept de “rupture métabolique”, Saito soutient une thèse intéressante et assez originale: vers la fin de sa vie, Marx aurait abandonné sa vision productiviste, eurocentrique et prométhéenne du monde, au profit de l’idée d’un “communisme décroissant”, c’est-à-dire d’une société postcapitaliste basée sur la richesse des “communs” et un meilleur équilibre entre l’humain et la nature.

“Sa dernière vision du post-capitalisme dans les années 1880 allait au-delà de l’écosocialisme, et peut être caractérisée de manière plus adéquate comme le communisme de décroissance. Cette idée jusqu’alors inconnue du communisme de décroissance apporte des idées utiles pour transcender le “réalisme capitaliste” persistant. Bien que les approches radicales suscitent aujourd’hui un intérêt croissant, il ne suffit pas de développer une critique écosocialiste du capitalisme contemporain. Ce n’est qu’en revenant aux textes de Marx qu’il est possible d’offrir une vision positive d’une société future pour l’Anthropocène. Une telle transformation radicale doit être le nouveau départ de l’histoire comme l’âge du communisme de la décroissance.” (Saito, 2013, p. 6)

Après la publication du premier tome du Capital, Saito considère qu’il y aurait une seconde “coupure épistémologique” dans l’oeuvre de Marx autour de 1868, laquelle se manifeste par l’abandon de certaines thèses évolutionnistes associées au matérialisme historique, un vif intérêt pour l’étude des sociétés non-occidentales et des sciences naturelles (géologie, botanique, agronomie, etc.), une critique plus marquée de l’État, ainsi qu’une analyse minutieuse des communes rurales russes. Saito mobilise des écrits inédits de Marx publiés récemment dans les éditions MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), ainsi que ses correspondances avec Engels et Vera Zasulich.

Ce livre de Saito permet ainsi un rapprochement entre les perspectives de la décroissance et de l’écosocialisme qui demeurent encore sous tension depuis une dizaine d’années. On voit certes plusieurs thèses modernistes, eurocentriques et pro-technologie dans l’oeuvre de Marx, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) et dans les Grundrisse (1857-58); mais Marx aurait progressivement remis en question le “caractère destructeur” des “forces productives” et questionné plus fondamentalement sa vision du monde dans les quinze dernières années de sa vie. Saito réussit à démontrer que les interprétations productivistes et “modernistes” de Marx sont surtout dues à l’héritage de Engels qui aurait contribué à orienter la lecture de Marx suite à sa mort.

“Néanmoins, la raison du succès d’Engels est largement due à sa “simplification” de la théorie de Marx, en plus de ses propres analyses pointues des événements sociaux et politiques concrets. Engels a reconnu que l’ampleur du projet de Marx dépassait largement les intérêts à courte vue de la classe ouvrière, ce qui rendrait difficile une large réception de la théorie de Marx parmi les travailleurs. L’essence de l’effort théorique d’Engels n’est donc pas une simple “déformation” de la théorie de Marx basée sur une compréhension insuffisante, mais plutôt une “reconstruction” intentionnelle de ses éléments clés d’une manière qui soit ajustable et compatible avec les mouvements socialistes et ouvriers de son époque. Pour Engels, le “marxisme” constituait une orientation intellectuelle globale pour la classe ouvrière, une contre-idéologie par rapport à la principale idéologie capitaliste de la modernisation. Dans cette tentative, cependant, Engels a fini par accorder trop d’importance à certains aspects de la théorie de Marx, tels que le “rationalisme”, le “positivisme”, la “vision progressiste de l’histoire”, le “productivisme” et l'”eurocentrisme”. […]

C’est en ce sens que l’intervention théorique d’Engels – plus ou moins légitimement – a été considérée comme responsable de la dogmatisation politique du “marxisme” ainsi que de la “déformation” de la théorie de Marx. Bien qu’Engels partage de nombreux points de vue avec Marx, il existe des différences théoriques entre eux. Cela n’est pas surprenant, car il s’agissait après tout de deux personnes différentes. Le projet philosophique d’Engels n’était pas tout à fait compatible avec les derniers efforts théoriques de Marx. C’est pourquoi la distinction entre Marx et Engels est une condition indispensable pour aller au-delà du Capital.” (Saito, 2023, p. 247-248)

Dans ce livre très riche, clair et précis de Kohei Saito, on redécouvre le caractère évolutif, créatif et hésitant de la pensée de Marx, tout en la mettant en dialogue avec des thèses de Georg Lukács (sur le métabolisme humain/nature) et des idées de Rosa Luxemburg, ainsi que les débats contemporains entre marxistes et écosocialistes (John Bellamy Foster, Jason Moore, Andreas Malm, Aaron Bastani, etc.). Saito parvient à montrer qu’il existe deux grandes tendances au sein du marxisme contemporain: 1) un courant accélérationniste et éco-moderniste, inspirée de la lecture d’Engels, qui adopte une vision productiviste et eurocentrique du monde; 2) un courant décroissanciste, issu du Marx tardif, qui résonne davantage avec d’autres courants contemporains proches des pensées écologistes, libertaires et décoloniales.

Par ailleurs, il est intéressant de croiser les analyses de Saito avec les positions communalistes de Marx vers la fin de sa vie: un rejet de plus en plus fort de l’État, la description de la Commune de Paris comme “la forme enfin trouvée de l’émancipation”, son intérêt pour les communes rurales russes, etc. La pensée de Marx aurait ainsi vécu une métamorphose simultanée à trois niveaux: rejet de la lecture moderniste/eurocentrique du monde, souci pour les enjeux liés au métabolisme humain/nature, vif intérêt pour les sociétés non-occidentales qui parviennent à articuler égalité, satisfaction des besoins et durabilité. Saito parvient à montrer que ce basculement théorique de Marx se produit autour de 1968 suite à la lecture croisée de différents auteurs:

“Il n’est pas déraisonnable de soupçonner que les transformations théoriques de Marx concernant le prométhéisme et l’ethnocentrisme se sont produites en même temps. Ce double changement est le reflet de la rupture de Marx avec le matérialisme historique. Il faut rappeler que dans la même lettre de mars 1868, où Marx trouve une “tendance socialiste” dans l’œuvre de Fraas, il trouve aussi la même tendance socialiste dans l’œuvre de Maurer. À cette époque, il lit simultanément l’étude écologique de Fraas et l’analyse historique des communes teutonnes de Maurer. Ces deux thèmes de recherche – les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes/non occidentales – sont étroitement liés chez Marx à la fin de sa vie.

Marx s’intéressait aux communes teutoniques et à leur durabilité, et il a commencé à consacrer plus de temps à l’étude de diverses sociétés non occidentales et pré-capitalistes, en se concentrant particulièrement sur l’agriculture non capitaliste et les systèmes de propriété foncière. Après 1868, Marx a lu des ouvrages sur la Rome antique, l’Inde, l’Algérie, l’Amérique latine, les Iroquois en Amérique du Nord et les communes agraires russes. Le changement de son point de vue est clairement documenté, en particulier en ce qui concerne la Russie.” (Saito, 2023, p. 1986).

Bref, le dernier livre de Kohei Saito représente un ouvrage incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Marx, à la décroissance, ou à un mélange des deux. Ce jeune professeur japonais de 36 ans a vendu plus de 500 000 exemplaires du livre au Japon durant la pandémie, et ce succès est sans doute dû à la qualité de ses analyses, sa précision philologique, et la pertinence du propos à l’ère de la crise climatique.

Note de lecture par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.


Marx in the Anthropocene

Towards the Idea of Degrowth Communism

Kohei Saito, Université de Tokyo

Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier

4 juin 2023, par Rédaction

Ce court article aborde la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet à partir de deux catégories d’analyse, celle de l’intellectuel organique et celle de l’épistème frontalier. L’article se base sur deux sources : d’abord sur les livres publiés par Pierre au cours des 20 dernières années, puis sur les dialogues que nous avons entretenus régulièrement au cours des quatre dernières années sur des questions d’actualité et d’organisation, principalement celles liées à la réalité politique de l’Amérique latine et aux bouleversements sociaux qui s’y sont produits au fil des ans.

Situer l’œuvre de Pierre Beaudet est une tâche complexe; son œuvre n’est pas stricto sensu un travail universitaire ou théorique, mais plutôt une élaboration constante de projets d’organisation politique et sociale alimentée par une analyse critique constante de la conjoncture politique à l’échelle internationale et au Québec. Son action politique s’est construite sur son militantisme et sur le cadre interprétatif déterminant de son analyse de la réalité, le marxisme. Son militantisme était lié à une lutte incessante contre les inégalités et le colonialisme, tandis que son cadre interprétatif était fondé sur un marxisme critique. Ainsi, nous ne pouvons pas nous référer à sa contribution intellectuelle sans mentionner le travail d’organisation soutenu et méthodique qu’il effectuait et sa capacité à doter ses projets d’une visée d’émancipation sociale basée sur la participation de multiples acteurs ayant des horizons et des objectifs différents. C’est le cas d’Alternatives, des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) et de la Grande Transition, entre autres, des organisations et initiatives qu’il a cofondées et pilotées. Il m’a dit un jour : « Pierre Beaudet est une machine à projets. Cela a été mon travail et ma vie » et je crois que c’est là, dans cette faculté de conception pratique et de planification de l’action sociale et politique, que résident son apport et sa contribution originale au Québec et à sa réalité historique et temporelle.

Sa contribution intellectuelle et politique repose donc sur son caractère d’intellectuel organique, comme il s’appelait lui-même[1]. La définition de l’intellectuel organique dans un sens gramscien réfère non seulement à la capacité de réflexion critique ou théorique des intellectuel·le·s, mais surtout à leur capacité d’organisation. Pour Gramsci : « Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par ce nom, mais en général toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[2] ». L’intellectualité de Pierre avait une portée pragmatique, guidée par la construction collective de petits espaces d’émancipation et de réflexion politique. C’est ce qui ressort de son livre On a raison de se révolter (2008) dans lequel il décrit le paysage intellectuel et politique de la gauche des années 1970 au Québec et les débats de gauche qui naviguaient, dans son environnement immédiat, entre la vision technico-administrative associée au Parti communiste dont il était critique et les apports des marxismes critiques, notamment, dans le cas de Pierre, le marxisme critique italien de l’après-guerre. Pour Beaudet, la question de l’organisation était clairement une question politique :

La révolution ne sera pas apportée « aux uns » (les ouvriers) par d’« autres » (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette jonction avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes qui adoptent un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[3].

Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle[4].

La deuxième catégorie qui peut concourir à la compréhension de la contribution intellectuelle et politique de Pierre au Québec, selon ma compréhension, est celle de l’intellectuel frontalier. Il s’agit d’une catégorie développée dans le cadre du tournant décolonial qui nous permet de comprendre la frontière comme un élément fondamental pour la critique de la colonialité. J’évoque cette catégorie parce qu’elle permet d’expliquer la capacité de Pierre à traduire pour le public québécois ce qui se passait à l’échelle internationale. L’intellectuel frontalier va au-delà de la simple traduction de la conjoncture internationale; cela inclut également la capacité de comprendre, depuis la frontière, les effets coloniaux sur le développement. Ainsi, cette notion renvoie à la manière dont l’expansion coloniale a généré et continue de générer un troisième espace de possibilité émancipatrice qui n’est ni celui de la modernité européenne ni celui des cultures qui lui sont soumises[5]. Durant la période historique de la vie de Pierre, le débat sur le colonialisme et ses effets sur le Québec a été particulièrement intense. Sa critique contre le colonialisme est profondément liée au débat local auquel il a participé, aux effets coloniaux sur la nation québécoise et sa position dans le système mondial. Pierre par le biais du Journal des Alternatives a construit une intellectualité frontalière au Québec en dénonçant, entre autres, le colonialisme, l’apartheid et la situation palestinienne, ce qui a permis de lier les débats internationaux sur l’impérialisme et le colonialisme des puissances et le débat local sur le nationalisme et la souveraineté au Québec. Ses efforts pour créer une coopération internationale basée sur un dialogue Sud-Sud entre les intellectuel·le·s frontaliers d’Afrique du Sud, de Palestine, du Brésil et du monde en développement ont alimenté le débat sur la question nationale au Québec et ont contribué aux débats internationalistes sur la nécessité de l’altermondialisme. Ainsi, l’espace politique le plus important de cette discussion sur les possibilités d’émancipation a été sans doute la création du Forum social mondial (FSM) et sa diffusion au Québec. Le FSM a proposé et réalisé un espace d’échanges et d’émancipation. Dans ce sens, nous pourrions penser le FSM, dans la foulée de la pensée de Dussel, comme un espace d’intellectualité de frontière, un espace favorisant un dialogue interculturel entre intellectuel·le·s critiques du Sud, plutôt que de passer par le dialogue Sud-Nord[6]. Un tel dialogue est préférable parce que les acteurs du Sud ont une connaissance de leur propre culture et de la culture moderne.

Ainsi, Pierre a accompli la fonction de passeur, de traducteur et de vulgarisateur de l’état du monde pour le public québécois de sa génération, mais aussi d’autres générations dont celle des jeunes. Il était en mesure d’expliquer dans un récit clair et cohérent ce qui se passait ailleurs en illustrant la complexité des corrélations des forces géopolitiques, en dénonçant les nouvelles formes du colonialisme et de l’impérialisme des puissances et en dotant son analyse de conjoncture d’un contenu politique en lien avec ce marxisme et ce nationalisme « non identitaire » avec lesquels il s’identifiait. Ses livres témoignent de cet exercice de vulgarisation et d’analyse : Maintenant que nous sommes libres. Entretiens sur l’Afrique du Sud post-apartheid (Paris, L’Harmattan, 1996); Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales (Montréal, Varia, 2018); et l’édition québécoise du livre Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale[7] où les textes ont été réunis par Pierre.

En plus de ces publications, Pierre a écrit et édité plusieurs ouvrages et essais critiques sur la coopération internationale, notamment le livre Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec (Montréal, Boréal, 2009) dans lequel il présente une histoire critique de la coopération internationale au Québec, ses origines historiques et sociales ancrées dans la pratique sociale de la solidarité des Québécois et Québécoises et l’internationalisme de gauche. À travers son militantisme international et local, Pierre a tissé et entretenu une multitude de relations au fil du temps. Il a développé des réseaux et des échanges permanents dans le monde entier. Comme bâtisseur et facilitateur de dialogue entre le Québec et les intellectuel·le·s du Sud, il était particulièrement attentif à la situation en Afrique du Sud et en Palestine, deux pays où il a développé et maintenu des complicités politiques et militantes durant plus d’une quarantaine d’années. Mais la situation politique en Amérique latine et, en particulier, l’état et l’évolution des gouvernements de gauche dans la région l’intéressaient vivement. Il s’est enthousiasmé pour la vague rose du début du XXIe siècle et ses liens avec les débuts de l’altermondialisation. Il a aussi vu avec enthousiasme l’émergence de nouvelles formes d’organisation administrative et politique fondées sur la démocratie municipale, comme le budget participatif.

Dialogues sur l’Amérique latine

Pierre connaissait bien l’Amérique latine et m’invitait constamment à débattre avec lui de la situation dans la région et à écrire des analyses dans les Nouveaux Cahiers du socialisme et sur le site Plateforme altermondialiste. Il a été surpris et attiré par le développement théorique des nouveaux courants de gauche et marxistes dans la région, et a porté une attention particulière au monde autochtone, notamment en Bolivie et aux possibilités du MAS, le Mouvement pour le socialisme[8]. Evo Morales a tenté de réconcilier politiquement le monde indigène par la construction d’un État basé sur la « plurinationalité » dans un contexte marqué par des contradictions majeures avec le monde métis. Pierre connaissait le marxisme de José Carlos Mariátegui et avait lu Álvaro García Linera[9] avec attention ; il avait traduit, publié et postfacé le livre déjà cité contenant des essais de ces auteurs en français, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale. Pierre s’est constamment interrogé sur les relations entre les mondes aymara et quechua et le monde métis et a soulevé des questions sur la manière dont le MAS a coopté et supplanté les mouvements sociaux en Bolivie et, en général, sur la manière dont les caudillismes et les populismes latino-américains affectent la réalisation de changements sociaux significatifs à long terme. Dans ce sens, il était très critique à l’égard de l’idée de Laclau[10] selon laquelle le populisme serait un moyen légitime de créer un lien avec le peuple et de son utilisation comme une forme de construction contre-hégémonique du pouvoir. Ses critiques étaient fondamentalement liées à la manière dont le concept de prolétariat est substitué à celui de peuple dans la thèse de Laclau. Pierre considérait la notion de peuple comme une notion artificielle qui rend impossible la concrétisation de l’émancipation du prolétariat et la lutte contre le capitalisme. Il a aussi réprouvé, toujours en privé pour ne pas froisser certains de ses amis, la dérive autoritaire des gouvernements du Venezuela et du Nicaragua. Il considérait que cette dérive représentait un problème de taille pour la consolidation de la gauche régionale.

Ces dernières années, nous avons assisté dans le monde entier à des débordements sociaux comme une forme de protestation massive et virale contre la mondialisation néolibérale et le renforcement progressif et systématique de l’exclusion de grandes masses de la population. Pierre et moi avons discuté pendant de nombreuses heures de la nature et des implications de ces débordements sociaux, en particulier ceux du Chili en 2019 et de la Colombie en 2021, de leurs effets sur la géopolitique régionale. Pierre connaissait bien les détails de l’histoire de la Colombie et du Chili, il avait suivi de près ce qui s’y était passé lors des manifestations de 2011 au Chili et il établissait constamment des liens avec ce qui était arrivé au Québec lors du Printemps érable en 2012. Bien que nous ayons de nombreuses différences dans notre appréciation des explosions sociales, il a appuyé généreusement mes missions sur le terrain et les initiatives que j’ai développées pour comparer ce qui se passait dans les deux pays. Pour lui, l’émergence des protestations massives était comparable dans son origine et ses dimensions à celles de Mai 1968. De manière générale, il considérait les débordements comme la manifestation du mécontentement d’une jeunesse à la recherche d’un cadre idéologique et politique de transformation sociale sans pour autant que cette jeunesse prenne en considération les expériences historiques révolutionnaires antérieures telles que la révolution russe.

Pierre était nostalgique de la capacité de transformation politique concrète qui conférait aux mouvements politiques le cadre de l’interprétation marxiste dans une période révolutionnaire comme celle qu’il observait dans ces mobilisations sociales. En ce sens, il lui apparaissait que le potentiel transformateur d’un moment révolutionnaire, comme celui de Mai 68, risquait de se diluer dans une série de slogans incapables de bâtir de nouvelles relations sociales et institutions politiques. Pourtant, il se montrait très optimiste quant à l’appel à une assemblée constituante au Chili et au gouvernement de Gabriel Boric[11], qui représentait une nouvelle gauche latino-américaine au contenu rattaché à l’environnementalisme et au féminisme. Je pense qu’il aurait été très heureux de voir comment en Colombie, après la mobilisation sociale de 2019, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, un parti de gauche a remporté, en juin 2022, les élections en reprenant les revendications structurelles qui avaient été formulées lors des manifestations de 2019 et en dialoguant avec une jeunesse militante autour de nouveaux contenus politiques : la démocratie territoriale, la lutte contre l’exclusion, le démantèlement du patriarcat et du racisme. Dans son livre On a raison de se révolter sur les années 1970 au Québec, il s’est penché sur ce qu’il a lui-même vécu pendant cette période d’effervescence et sur sa capacité de transformation sociale, il me semble que le même raisonnement pourrait s’appliquer à ce moment intense de mobilisation politique des jeunes que nous vivons présentement.

Car, en dépit des épreuves, il subsiste cette intuition que les années 1970, loin d’avoir représenté une dérive, ont été un formidable laboratoire. Une formidable école. Un incubateur. Un choc salutaire pour secouer l’effroyable inertie du statu quo. Nous avons appris. Nous avons créé des dynamiques qui ont été porteuses. Nous avons continué de vivre cette aspiration à travers des millions de projets qui ne cessent de proliférer depuis. Regardez le « Sommet des peuples des Amériques ». Regardez la grande « Marche des femmes contre la pauvreté et la violence ». Regardez tout cela et plus encore très attentivement. Vous y retrouverez plein de visages de l’époque, ceux dont il est question dans cet essai. Et tous ces jeunes, aujourd’hui, qui veulent s’investir dans un projet de transformation globale[12].

Épilogue

Pierre a toujours pratiqué l’optimisme de la volonté qu’il avait lu chez Gramsci. Je crois que cet optimisme était une forme persistante et consciente de son exercice d’analyse à long terme, de cette partie d’échecs permanente visant à créer des situations et à développer des projets qu’il avait toujours en tête. Il misait sur la patience stratégique, reconnaissait que l’histoire ne se jouait pas en un seul instant et comprenait que tout projet d’émancipation et de lutte impliquait des concessions, des alliances, un dialogue, une bonne dose de réalisme et de patience dans l’attente du bon moment. Pierre parlait toujours de la nécessité de construire un point de rencontre, une scène pour les mouvements sociaux dont les organisations n’étaient que les scénaristes. C’était un homme qui croyait que d’autres mondes étaient possibles et il a consacré sa vie à essayer de les transformer avec réalisme et pragmatisme et avec ses projets. Notre engagement envers son héritage nous invite à poursuivre dans la création des ponts et des convergences entre les organisations, tout en construisant de nouveaux récits inspirés de l’internationalisme, de la reconnaissance d’autrui et de l’action collective des mouvements sociaux. Nous devons continuer à tisser des collaborations pour que la transformation soit possible.

Nous nous souviendrons de Pierre, et je pense ici à toutes et tous ces ami·e·s venus d’ailleurs comme moi, à qui il demandait avec insistance ce qui se passe en Colombie, au Chili, en Haïti, en Inde, cherchant des informations et des données pour ainsi mieux saisir le rapport de forces entre la gauche et la droite et avec lesquelles il remplirait ses carnets et ses articles. Je me souviendrai qu’il a raconté à mon fils sa version de l’histoire du Québec pour les enfants, avec des coureurs des bois, des pays autochtones renversés par la Conquête. Je me souviendrai de son sourire plein de satisfaction d’avoir vécu comme il le voulait. Merci Pierre pour tant d’heures de discussion. Merci aussi de m’avoir accueilli et de m’avoir démontré, comme à tant d’autres, la générosité des Québécois et des Québécoises en ouvrant ta maison, ta famille, tes histoires, tes livres et tes réseaux.

Salvador David Hernandez, chargé du dévelopement stratégique et de la recherche à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 146.
  2. Antonio Gramsci, Cuadernos de la cárcel (Cahiers de prison), Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1981, p. 412.
  3. Beaudet, 2008, op. cit., p 153.
  4. Il considérait, pour sa part, que sa seule œuvre de réflexion théorique était sa critique de Lénine, Lénine, au-delà de Lénine (Montréal, La tempête des idées, 2015) dans laquelle il estimait nécessaire une réinterprétation de sa figure intellectuelle et politique après la tombée du socialisme dit réel.
  5. Enrique Dussel, Filosofías del Sur. Descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015.
  6. Ibid., p. 290.
  7. José Mariátegui, Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale, Textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012.
  8. MAS : Movimiento al Socialismo. Il s’agit d’un parti politique de gauche fondé et dirigé par Evo Morales en 1997 et au pouvoir en Bolivie à partir de 2006, avec une brève interruption en 2019 à cause d’un coup d’État contre Evo Morales. Le MAS est retourné au pouvoir en 2020 avec l’élection de Luis Arce à la présidence.
  9. Jose Carlos Mariategui est l’auteur marxiste le plus important d’Amérique latine au début de XXe siècle. Alvaro Garcia Lineria est un théoricien marxiste et un homme politique bolivien qui a occupé jusqu’à l’année 2019 la vice-présidence du pays.
  10. Esnesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005.
  11. Gabriel Boric : actuel président du Chili et figure de proue des mobilisations étudiantes de 2011.
  12. Beaudet, 2008, op. cit., p. 222.

Défense du service public ou défense de l’État ? | Journal L’Affranchi 1998

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60 ans de la Ligue des droits et libertés – Droits en mouvements

29 mai 2023, par Revue Droits et libertés

Communiqué de presse Pour diffusion immédiate

60 ans de la Ligue des droits et libertésDroits en mouvements Vernissage de l’exposition et lancement de la revue

Montréal, le 29 mai 2023 – Fondée le 29 mai 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) célèbre aujourd’hui même 60 ans d’existence par le vernissage de l’exposition Droits en mouvements et le lancement d’une édition spéciale de la revue Droits et libertés à l’Écomusée du fier monde à Montréal. L’exposition se tiendra jusqu’au 3 septembre 2023. À travers une sélection d’archives de la Ligue des droits et libertés (LDL), cette exposition met en lumière les débuts de la Ligue des droits de l’homme, qui réunissait un groupe de personnes animées par la défense de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur. L’une des victoires marquantes de la jeune organisation a été la vaste campagne menée pour donner naissance à la Charte des droits et libertés de la personne, adoptée en 1975.  L’exposition jette aussi un éclairage sur le rôle des mouvements sociaux depuis 60 ans dans l’avancement des droits, l’évolution des luttes et surtout, la dimension profondément collective du projet de société porté par l’idéal des droits humains. En complément de l’exposition, un numéro spécial de Droits et libertés explore les principaux champs d’intervention actuels de la LDL, à travers des textes historiques et des textes portés vers l’avenir qui présentent des réflexions à propos des luttes et de grands enjeux du monde de demain. La Ligue des droits et libertés tient à remercier toutes les organisations qui soutiennent la réalisation de l’exposition et de la revue : Desjardins, la Caisse d’économie solidaire, la coopérative financière des entreprises collectives au Québec ; la Fondation Lucie et André Chagnon ; la Fondation Léo-Cormier ; Inter Pares ; le Syndicat des professionnelles et professionnels du gouvernement du Québec (SPGQ) ; le Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN ; la Confédération des syndicats nationaux (CSN) ; la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ); la Fédération autonome de l’enseignement (FAE)  ; le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM); le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS); le Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC) ;  le Groupe d’histoire de Montréal ; Daniel Weinstock, titulaire de la Chaire Katharine A. Pearson en société civile et politiques publiques ; le Service des archives et de gestion des documents de l’UQÀM et l’Écomusée du fier monde. Citations « Célébrer 60 ans d’existence, c’est l’occasion de mesurer le chemin parcouru. C’est aussi celle de prendre conscience de ce qui reste encore à faire pour que toutes et tous puissent jouir de l’ensemble des droits. » - Diane Lamoureux, commissaire de l’exposition, membre du comité de direction de la revue et membre du conseil d’administration de la LDL. « L’histoire de la LDL est faite de reculs et d’avancées, de ressacs et de victoires. C’est une histoire de résistance, de patience, de persévérance... Cette exposition rend hommage aux groupes et aux mouvements sociaux qui ont combattu pour l’avancement des droits humains au Québec. C'est aussi un appel à la mobilisation, à la convergence des luttes et à l'engagement pour défendre la liberté, l'égalité et la justice sociale. »  - Paul-Etienne Rainville, historien, commissaire de l’exposition, membre du comité de direction de la revue et membre du conseil d’administration de la LDL. Faits saillants La revue Droits et libertés est disponible auprès de la Ligue des droits et libertés et de quelques librairies. Exposition Droits en mouvements Date 29 mai au 3 septembre 2023 Lieu : Écomusée du fier monde, 2050, rue Atateken, métro Berri-UQÀM Tarifs : 6 $ à 12 $ Horaire : Mercredi (11 h – 20 h) Jeudi et vendredi (9 h 30 – 17 h) Samedi et dimanche (10 h 30 – 17 h) Pour information, 514 528-8444 | info@ecomusee.qc.ca. -30-   À propos de la Ligue des droits et libertés Depuis 1963, la Ligue des droits et libertés (LDL) a influencé plusieurs politiques gouvernementales et projets de loi en plus de contribuer à la création d’institutions vouées à la défense et la promotion des droits humains. Elle intervient régulièrement dans l’espace public pour porter des revendications et dénoncer des violations de droits auprès des instances gouvernementales sur la scène locale, nationale ou internationale. Son travail d’analyse, de sensibilisation et de promotion est primordial pour que les droits humains deviennent la voie à suivre vers une société juste et inclusive, pour tous et toutes. Comme organisme sans but lucratif, indépendant et non partisan, la LDL vise à défendre et à promouvoir l’universalité, l’indivisibilité et l’interdépendance des droits reconnus dans la Charte internationale des droits de l’homme. Pour informations, entrevues et exemplaire de la revue Droits et libertés Elisabeth Dupuis, Responsable des communications de la Ligue des droits et libertés Cellulaire : 514-715-7727

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Théorie et pratique socialistes chez Pierre Beaudet

28 mai 2023, par Rédaction

En juin 1984, un homme à peu près de mon âge, à la barbe et aux cheveux noirs, est entré dans le bureau que je partageais alors avec mes camarades du Congrès national africain (African National Congress, ANC), Rob Davies et Sipho Dlamini, au Centro de Estudos Africanos à Maputo, au Mozambique. Pierre Beaudet, s’exprimant dans un anglais fort accentué, nous annonça qu’il venait de traduire un de nos articles en français[1]. Du même souffle, il ajoutait qu’ayant appris que j’allais bientôt quitter le Mozambique, il m’offrait un emploi au sein d’un groupe anti-apartheid montréalais dont je n’avais jamais entendu parler, le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA).

Au cours des six années qui suivirent, j’allais travailler en étroite collaboration avec Pierre sur des questions liées à la lutte contre l’apartheid, en Afrique du Sud et dans tout le sous-continent de l’Afrique australe. Nos discussions, littéralement échelonnées sur des centaines d’heures, ont couvert pratiquement tous les aspects des luttes de libération en Afrique australe, du travail de solidarité, au Canada comme à l’international, de la théorie marxiste, de la crise du socialisme et de l’évolution rapide du contexte mondial des années 1980. À travers ces discussions, j’ai découvert en Pierre Beaudet l’intellectuel politique le plus incisif et le plus réfléchi que j’aie jamais rencontré. Son intelligence politique, presque innée, incarnait cette unité insaisissable de la théorie et de la pratique.

Ce furent des années d’espoir et d’agonie en Afrique australe. L’espoir provenait principalement de l’explosion de la résistance populaire interne à l’apartheid en Afrique du Sud. Cette résistance se déployait dans ses différentes manifestations, chaque soir sur les écrans de télévision du monde entier, montrant clairement que les jours du régime de l’apartheid étaient comptés. Il est impossible de faire comprendre à quiconque n’a pas vécu sous ce système obscène ce que cette promesse de la fin de l’apartheid a signifié pour nous.

Cet espoir croissant a cependant eu un coût énorme. Le régime d’apartheid a déchaîné une vague de destruction contre ses ennemis réels et imaginaires, en Afrique du Sud et bien au-delà de ses frontières. La plus grande agonie a été ressentie dans les pays voisins, principalement en Angola et au Mozambique. Les projets socialistes de ces deux anciennes colonies portugaises et leur soutien actif aux mouvements de libération sud-africain et namibien en ont fait des cibles privilégiées des guerres barbares lancées par le régime de Pretoria. Les dommages humains et matériels furent immenses et n’ont jamais été pleinement reconnus en Occident : les victimes étaient des Africains et des Africaines dont la vie ne comptait guère pour les gouvernements et les médias occidentaux. N’oublions pas que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont effectivement pleinement protégé le régime d’apartheid jusqu’à sa disparition.

Cette époque turbulente a néanmoins suscité une vague de solidarité populaire avec l’Afrique australe à travers le Canada. C’est dans ce contexte que Pierre Beaudet, Paul Puritt et Paul Bélanger ont fondé le CIDMAA en 1981. Avec Pierre à sa tête, cette petite organisation allait jouer un rôle essentiel dans la croissance du mouvement anti-apartheid au Canada au cours des années 1980. Malgré le sectarisme parfois amer qui a marqué une grande partie du mouvement, l’influence discrète et la vision de Pierre furent prégnantes, de Halifax à Victoria.

Lors du service commémoratif du 23 avril 2022, j’ai souligné le rôle de Pierre en tant que stratège et organisateur anti-apartheid clé des années 1980. Discuter du mouvement anti-apartheid au Canada sans parler de Pierre Beaudet, c’est comme discuter du socialisme sans parler de Karl Marx[2]. Bien sûr, comme l’indiquait Pierre lui-même, son travail de solidarité pendant près de cinq décennies a couvert bien plus que l’Afrique australe[3]. Je n’ai pas l’intention de revenir ici sur sa formidable contribution. Je veux plutôt esquisser ma vision de ce qui a fait de Pierre un stratège et un organisateur aussi brillant qu’efficace.

Sa perspicacité sur ce qui est possible était enracinée, avant tout, dans une compréhension profonde mais non dogmatique de la théorie marxiste. Il n’a jamais cessé de lire, de relire, de réinterpréter et de discuter les textes marxistes classiques. Pierre n’était certainement pas l’un des soi-disant adeptes du culte de Marx, trop fréquents à l’époque, toujours prêts à sortir une citation du maître, ou mieux encore de Lénine, afin de justifier leur point de vue. Il méprisait ce genre de catéchisme qui voyait ces textes classiques comme des documents sacrés, proclamant la vérité absolue, ce qui a pétrifié la pensée vivante et la méthode critique de Marx. Pour lui, bien au contraire, le marxisme était avant tout une méthode d’analyse sociale qui fournissait des outils pour ce que Lénine appelait « la substance même, l’âme vivante du marxisme, l’analyse concrète d’une situation concrète[4] ». Selon sa perspective, l’analyse devait évoluer au fur et à mesure que ces conditions concrètes changeaient. Cela signifie que les analyses écrites par Marx sur des sociétés européennes entre 1850 et 1880, ou par Lénine sur la Russie entre 1916 et 1921, ou encore par Gramsci sur le fascisme italien dans les années 1920 et 1930, ne pouvaient pas être automatiquement appliquées aux circonstances historiques très différentes de l’Afrique australe des années 1980. Ce qu’il fallait, c’était précisément un examen concret de l’évolution de la situation sur le terrain dans chacun des pays de la région. Cela peut sembler évident aujourd’hui, mais c’était une hérésie pour la plupart des marxistes de l’époque.

La conception que Pierre entretenait du marxisme a nécessité un immense effort d’apprentissage et d’analyse sociale. Une analyse méticuleuse sous-tendait son action : il étudiait en profondeur chaque situation dans laquelle il s’impliquait – qu’il s’agisse de l’apartheid en Afrique du Sud et en Afrique australe, de la question palestinienne, du Nicaragua et d’autres pays –, toujours conscient des possibilités et des limites du changement. Cette compréhension profonde de chaque situation lui donnait une perspicacité stratégique et une tactique unique.

Pierre a toujours mené sa propre analyse, cherché à tirer ses propres conclusions, plutôt que de s’aligner sans critique sur tel ou tel acteur du terrain en question. Bien qu’il ait organisé un soutien puissant au principal mouvement de libération dans chaque pays, il n’a jamais suivi sans réserve une ligne dictée par l’un d’entre eux. Il a toujours eu une appréciation aigüe de leurs forces et de leurs faiblesses. Il rejetait fermement ce qu’il appelait la théorie de la « courroie de transmission » du travail de solidarité, l’idée que le rôle des militantes et des militants devait se limiter à faire ce que les représentants locaux du mouvement de libération, qu’il s’agisse de l’ANC, du FRELIMO[5], du MPLA[6], de l’OLP[7] ou des sandinistes du Nicaragua, leur demandaient.

Au contraire, Pierre a toujours insisté pour apporter un soutien critique à ces groupes. Pour lui, le travail de solidarité a toujours eu un double objectif politique : apporter un soutien aux forces de changement dans le pays en question et élever la conscience politique et faire avancer un programme social progressiste au Québec et au Canada.

Cela signifiait, en particulier dans le cas de l’Afrique du Sud, qu’il identifiait les forces sociales de changement à l’intérieur du pays qui n’étaient pas sous le contrôle direct de l’ANC et travaillait avec elles, notamment avec le mouvement ouvrier et diverses organisations civiques. Cette attitude a profondément contrarié la mission de l’ANC au Canada, basé à Toronto. L’ANC était particulièrement offensé par ce nouveau venu du Québec, et les relations étaient – pour ne pas dire plus – glaciales et souvent carrément hostiles.

Cette capacité d’analyse indépendante de Pierre le distinguait, lui et le CIDMAA, de la plupart des militantes et militants du mouvement de solidarité canadien. Au Canada, seules deux ou trois autres personnes possédaient cette capacité d’arriver à leur propre analyse des conditions sociopolitiques en Afrique australe. Cependant, ces personnes étaient si concentrées sur les microdétails des défis majeurs de la lutte contre l’apartheid qu’elles ignoraient une grande partie du contexte global. Bien sûr, toutes et tous étaient conscients du rôle de la plupart des gouvernements occidentaux, en particulier ceux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, ainsi que de nombreux groupes d’affaires occidentaux dans le soutien au régime d’apartheid. Cependant, tout comme Reagan et Thatcher eux-mêmes, la plupart des militants de la solidarité n’ont interprété ce rôle américain et britannique qu’à travers les lunettes de la guerre froide. L’un des principaux objectifs du travail de solidarité visait donc à convaincre un public occidental plus large de voir l’apartheid à travers le prisme des droits de la personne plutôt qu’à travers celui de la guerre froide, et à bâtir une forte pression locale pour obliger le gouvernement et les entreprises à rompre leurs liens et à commencer à agir contre l’apartheid.

L’approche de Pierre Beaudet se situait dans une compréhension plus large et beaucoup plus sophistiquée des formidables transformations mondiales en cours dans les années 1980. Il a été la première personne que j’ai rencontrée à comprendre que la révolution Thatcher-Reagan impliquait bien plus qu’un assaut de la droite contre l’État-providence, bien plus qu’une nouvelle offensive de la guerre froide. Pour Pierre, Thatcher et Reagan n’étaient au contraire que la face politique d’une intense et vaste offensive mondiale visant à libérer le capital et le marché du contrôle de l’État, à permettre la mobilité du capital, et en particulier du capital financier, d’une manière qui échapperait à tous les efforts pour la contenir.

Bien que le terme n’ait pas été utilisé à l’époque, nous qualifions aujourd’hui de mondialisation cette transformation historique du capitalisme mondial. Pierre a également été l’un des premiers à se rendre compte que ce processus saperait fatalement la viabilité de tous les projets de gauche existants – de la social-démocratie au communisme – qui s’appuyaient sur le pouvoir de l’État comme rempart contre le pouvoir du capital.

Aujourd’hui, près de quarante ans plus tard, il est difficile de saisir l’originalité de sa vision de cette transformation mondiale. À l’époque, toutes les variantes de la gauche, partout dans le monde et surtout en Afrique du Sud, étaient encore essentiellement prisonnières d’un modèle de changement social axé sur l’État ainsi que d’un modèle instrumental de l’État. Dans les faits, et presque sans exception, les militants et analystes de gauche tenaient pour acquis que la capture du pouvoir de l’État était la condition préalable d’un changement social profond. Selon ces perspectives dominantes, une fois la gauche au pouvoir, tout le pouvoir de l’État pouvait être déployé en tant qu’instrument pour mettre en œuvre le changement social et saper la domination du capital.

Rétrospectivement, la décolonisation et l’émergence de l’État néocolonial auraient dû nous alerter : avant même Thatcher et Reagan, le pouvoir des nouveaux États africains indépendants sur le capital – et le culte nationaliste de la souveraineté nationale qui en découlait – était une chimère. Déjà, dans l’Afrique indépendante, des penseurs de gauche dénonçaient ce qu’ils appelaient la « flag independence » : les oripeaux de la souveraineté nationale ne changeaient rien aux relations sociales sous-jacentes et donnaient naissance à une nouvelle élite nationale corrompue. D’une certaine manière, la théorie de la dépendance latino-américaine a tenté de s’attaquer à ce problème. De même, comme Pierre n’a jamais cessé de me le rappeler, les écrits de Gramsci sur le fascisme, l’hégémonie, la culture et la guerre de position ont fourni à la gauche une mise en garde urgente et nécessaire contre une focalisation sur le pouvoir de l’État.

Cependant, dans l’ensemble, et en particulier au sein de la gauche sud-africaine et de l’ANC, ces leçons ont tout simplement été ignorées. Le cas de l’Afrique du Sud était également compliqué par l’hégémonie idéologique au sein de l’ANC du Parti communiste sud-africain (South African Communist Party, SACP) et sa version déformée du marxisme-léninisme qui suivait aveuglément la ligne directrice de Moscou. Comme je peux en témoigner par une expérience personnelle amère, toute tentative de soulever la question de savoir comment un futur gouvernement de l’ANC « post-révolution » s’attaquerait aux conséquences socio-économiques de l’apartheid s’est heurtée à la réponse standard selon laquelle « les camarades soviétiques savent comment gérer une économie industrielle, ils vont nous aider » et à la menace de mesures disciplinaires contre ceux qui insistaient pour soulever de telles questions.

Pierre ne fut jamais sous l’emprise ni du marxisme-léninisme soviétique ni de la vision stratégique proclamée par le SACP. Sa compréhension intuitive des effets imminents de la mondialisation ainsi que sa lecture de Gramsci l’ont amené à insister sur le fait que le véritable changement en Afrique du Sud nécessiterait de puissants mouvements sociaux au sein de la société civile, des mouvements qui conserveraient et leur capacité de mobilisation et leur indépendance vis-à-vis de l’ANC, et surtout du SACP. Lorsqu’il s’est installé en Afrique du Sud à la fin de l’année 1987, son travail au sein de l’Economic Trends Unit du Congress of South African Trade Unions (COSATU) a reflété cet engagement. Sa thèse de doctorat et le livre tiré de cette thèse figurent parmi les fruits de cet engagement[8].

Travailler avec Pierre Beaudet m’a obligé à réfléchir à ces questions comme je ne l’avais jamais fait auparavant. Comme la quasi-totalité de la gauche sud-africaine de l’époque, j’étais prisonnier de l’idée de l’exceptionnalisme sud-africain. Voulant que, puisque l’Afrique du Sud était le seul pays industrialisé du continent, un pays doté d’un grand prolétariat urbain, principale force dans la lutte contre l’apartheid, cette lutte offrît la possibilité réelle non seulement d’éviter les « erreurs » de l’État néocolonial en Afrique, mais surtout d’envisager une transition vers le socialisme. Je souligne le fait, non négligeable, que le Parti communiste sud-africain restait résolument opposé à une telle issue. Mais l’indépendance du mouvement syndical naissant, son adoption ouverte de perspectives socialistes et le déclin évident de l’Union soviétique nous donnaient l’espoir que de nouvelles perspectives pourraient émerger de cette lutte.

Mes longues discussions avec Pierre m’ont fait réaliser que cette idée d’un quelconque exceptionnalisme sud-africain était en grande partie fondée sur des vœux pieux. Il insistait sur le fait que la gauche sud-africaine, comme partout ailleurs, était contrainte par les transformations mondiales des années 1980. Cela signifiait que le processus de transition vers une société plus égalitaire en Afrique du Sud et ailleurs serait un processus plus compliqué, plus difficile et plus long que ne l’envisageaient nos scénarios trop optimistes – et que nous devrions nous adapter à une guerre de position gramscienne plutôt qu’à une guerre de manœuvre léniniste.

Je me souviens particulièrement d’un débat que nous avons eu lors des élections fédérales canadiennes de 1988 sur la question de savoir s’il fallait soutenir le Nouveau Parti démocratique (NPD) qui, pendant un bref moment, fut en tête dans les sondages. Pierre a insisté sur le fait que la gauche était sur le point d’entrer dans le désert partout dans le monde ; que ce que nous appelons aujourd’hui la mondialisation nous obligeait à réinventer radicalement nos théories du changement social et nos modes de lutte, et que ceux-ci ne pouvaient plus être uniquement axés sur le pouvoir de l’État. J’ai été secoué quand il m’a dit qu’il pensait qu’il faudrait vingt ans, voire plus, avant de trouver une voie claire. En attendant, il était essentiel, selon lui, de construire les mouvements sociaux comme un rempart contre le nouveau pouvoir du capital mondial.

Sur ce point, et sur bien d’autres, il a eu raison. Sa pensée, son œuvre incarnaient le mot d’ordre de Gramsci voulant que ce qu’il nous faut, ce soit d’avoir le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté.

Pierre a consacré toute sa vie son intelligence politique hors du commun et toutes ses énergies à la lutte pour un monde plus juste et plus démocratique. Il l’a fait sans aucune illusion ni attente de récompense personnelle.

Bien que tranquillement convaincu de la valeur de son analyse et de sa contribution, il n’était pas du genre à claironner ses réalisations sur les toits. Mal à l’aise avec les éloges et l’attention, il a toujours préféré rester en arrière-plan. Je garde un vif souvenir de sa réaction lors de la cérémonie de clôture de la conférence anti-apartheid Prendre parti en Afrique Australe, qui s’est tenue au Palais des congrès de Montréal en 1987. Cette conférence réunissait quelque 700 délégué·e·s venus des quatre coins du Canada, des membres de la haute direction de l’ANC, des organisations anti-apartheid d’Afrique du Sud, des ministres de plusieurs gouvernements d’Afrique australe ainsi que le ministre canadien des Affaires étrangères de l’époque, Joe Clark. Marquant la première rencontre publique entre un haut responsable du gouvernement canadien et l’ANC, cette conférence a constitué une percée diplomatique majeure pour l’ANC. Le représentant en chef de l’ANC de Toronto en fut d’ailleurs vivement contrarié, car elle s’était réalisée sans la moindre implication de sa part : le tant méprisé « nouveau venu du Québec » était en effet le seul responsable. Obtenant le financement et mobilisant les organisations anti-apartheid les plus diverses de Halifax à Victoria, Pierre fut le principal organisateur et l’esprit directeur de cette rencontre historique. Bien que sa contribution fut inestimable, Pierre refusa les feux de la rampe lorsqu’à l’issue de la conférence, la présidente l’invita à la rejoindre sur scène pour souligner son rôle déterminant, et ce, en dépit des applaudissements chaleureux des participantes et participants qui l’y invitaient.

Travailler avec Pierre n’était pas toujours facile. Il pouvait se montrer impatient, parfois irritable, et il avait sa propre part de démons. Mais ces écueils exceptionnels n’étaient rien en comparaison de l’extraordinaire expérience d’apprentissage auprès de cet immense esprit politique – esprit qu’on ne rencontre qu’une fois en une génération. Sa vision allait bien au-delà des cultures et des frontières pour intégrer un internationalisme rare et authentique.

Il est difficile d’imaginer que Pierre Beaudet puisse être remplacé.

Dan O’Meara, Professeur en science politique à l’Université du Québec à Montréal.


NOTES

  1. Rob Davies et Dan O’Meara, « La “stratégie totale” en Afrique australe. La politique régionale de l’Afrique du Sud depuis 1978 », Politique africaine, no 19, 1985, p. 7-28.
  2. Pour un bref aperçu du travail de Pierre à cet égard, voir l’hommage de Marie-Hélène Bonin : <www.cahiersdusocialisme.org/a-la-memoire-de-pierre-beaudet/>,de 1:14:20 à 1:29:4.
  3. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales, Montréal, Varia, 2018.
  4. Vladimir Ilitch Lénine, Revue de l’Internationale communiste pour les pays de langue allemande, Vienne, 1920, <https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1920/06/vil19200612.htm>.
  5. FRELIMO : Front de libération du Mozambique.
  6. MPLA : Mouvement populaire de libération de l’Angola.
  7. OLP : Organisation de libération de la Palestine.
  8. Pierre Beaudet, Afrique du Sud, crises et mutations, thèse de doctorat, Montréal, UQAM, 1991, et Pierre Beaudet, Les grandes mutations de l’apartheid, Paris, L’Harmattan, 1991.

L’indépendance et le socialisme chez Pierre Beaudet – Entretien avec André Vincent

28 mai 2023, par Rédaction

Pour André Vincent[1], compagnon de lutte de Pierre Beaudet depuis les années 1960, une constante dans le parcours et la pensée de son ami est le rapport que celui-ci entretenait entre la question nationale et le socialisme. Beaudet voyait une commune construction entre le projet d’émancipation sociale et le projet d’émancipation nationale. L’un et l’autre allaient de pair dans l’idée d’une transformation radicale de la société.

« C’est l’une des caractéristiques qui a fait que Pierre Beaudet a résisté à la vague marxiste-léniniste, contrairement à de nombreux membres de la gauche radicale des années 1970, soulève Vincent[2]. De plus, sa vision du socialisme comportait une dimension inclusive et démocratique, qui fera en sorte qu’il sera sympathique aux luttes internationalistes, féministes et écologiques, par exemple ».

En effet, sa conception du socialisme, comme construction évolutive, continue, était ainsi à l’opposé d’une idéologie doctrinaire : influencé par Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci, il refuse l’économisme dans l’argumentaire et le « centralisme démocratique » dans la pratique, conscient des limites de la partisanerie et des institutions centralisatrices, notamment à l’échelle internationale.

Sur la question de l’indépendance, Beaudet souhaite mettre de l’avant un fil conducteur, une tradition socialiste propre, dans la lignée de Parti pris et maintenant incarnée par Québec solidaire, qui s’oppose à la fois au nationalisme identitaire et à un indépendantisme désincarné, porté par le « Québec inc. » et incapable d’accomplir la rupture nécessaire avec l’État colonial, impérialiste et néolibéral canadien.

M.B. Au moment où tu rencontres Pierre, à la fin des années 1960, quel est le contexte ainsi que l’état de cette relation entre socialisme et indépendance ?

A.V. – C’était un contexte assez effervescent. Partout en Occident, il y avait des mobilisations rattachées au mouvement de la jeunesse, on pense bien sûr à Mai 68. Au Québec, la particularité, c’est la place de la question nationale et de l’indépendance dans ce mouvement. C’est l’époque où la réflexion intellectuelle sur la question se fait autour de la revue Parti pris et de groupes comme le Front de libération populaire ou le Front de libération du Québec (FLQ). Au cœur de cette réflexion est l’idée que l’indépendance et le socialisme vont de pair, que l’indépendance du Québec est liée aux mouvements de libération nationale, au même titre que le socialisme permettra la libération sociale.

Dans ces cercles, il y a des tendances réformistes, comme le Mouvement souveraineté-association qui deviendra le Parti québécois (PQ), et des tendances plus radicales. On pense bien entendu au FLQ qui prône la lutte armée, mais plus généralement, il y avait un mouvement populaire autour des questions de justice sociale et de libération nationale. Un signe de cela, dans les mobilisations autour de McGill français[3], les manifestants criaient : « McGill aux travailleurs, McGill aux Québécois! ».

M.B. Et puis il y a la crise d’Octobre[4]

A.V. – Le FLQ démontre que la lutte armée est un cul-de-sac. Cette idée disparait alors du paysage militant québécois, contrairement à l’Italie ou l’Allemagne. C’est l’époque où le mouvement contestataire se canalise dans les luttes ouvrières. Comme Pierre le décrit dans On a raison de se révolter, le Québec compte alors un fort mouvement gréviste, et le nombre de jours de grève atteint des niveaux records en Occident ! Les centrales syndicales vont jusqu’à publier des documents manifestes quasi révolutionnaires, et font le lien entre les luttes ouvrières et la question nationale.

C’est dans ce contexte que Pierre et moi sommes devenus des militants actifs. Pierre voyait qu’il n’y avait pas de tradition socialiste ancrée au Québec. Le Parti communiste du Canada, tout comme le Nouveau Parti démocratique, niaient le droit à l’autodétermination du Québec, ce qui suscita un grand désaccord de la part de Pierre. L’idée qu’il porte à l’époque en compagnie d’autres militants et militantes est de pallier cette absence de tradition socialiste en regardant du côté des mouvements de libération nationale.

Avec quelques autres, on a quitté l’université et on a créé une librairie, la Librairie progressiste, qui se voulait un « Maspero » québécois[5]. C’était une libraire éclectique : révolutionnaire, certes, mais sans tendance dominante et indépendante de l’Union soviétique et de la Chine maoïste, préférant se lier aux mouvements de libération nationale. C’est devenu un pôle militant, avec le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ), le Centre de formation populaire (CFP), et proche des coopératives et du mouvement d’éducation populaire. On s’est ensuite rassemblé autour d’une revue théorique, Mobilisation ; on prônait la construction du parti « par le bas », avec des comités de travailleurs, des comités de journaux et des groupes populaires comme les garderies et les comptoirs alimentaires.

M.B. C’est l’influence plus « dure » du marxisme-léninisme qui va freiner cela ?

A.V. – Oui. Ces mouvements radicaux soutenaient le socialisme et l’indépendance jusqu’à ce que Charles Gagnon propose de former le groupe marxiste-léniniste En Lutte. Gagnon, pourtant un ancien felquiste, remet en question l’indépendance comme voie révolutionnaire pour le socialisme. Pierre s’oppose farouchement à cette idée, au point d’être expulsé de Mobilisation dont les membres veulent se joindre au mouvement marxiste-léniniste (ML). Pour lui, on répétait l’erreur des communistes du Canada en niant le lien entre libération nationale et socialisme. L’histoire lui donnera raison : bien qu’il ait été influent, le mouvement ML s’est éteint très rapidement.

C’est alors que Pierre devient un acteur de la gauche indépendantiste socialiste mais cette tendance est isolée car c’est l’époque du sectarisme des ML. C’est à ce moment qu’il se tourne vers la solidarité internationale et qu’il séjourne dans plusieurs pays d’Afrique notamment. Cette expérience sera formatrice pour lui et renforcera sa position sur le lien entre indépendance et justice sociale, malgré la différence des contextes.

Il fallait continuer à bâtir un mouvement par la base car Pierre n’a jamais été chaud à l’idée d’un parti centralisateur, bolchévique. Il voulait apprendre des erreurs en la matière, s’appuyant sur Victor Serge, Antonio Gramsci et le mouvement conseilliste[6]. La question de l’organisation a été au cœur de ses préoccupations et actions.

M.B. Par la suite, la période de la fin des années 1980 et les années 1990 est des plus difficile sur le plan de la mobilisation au Québec ?

A.V. – Ce furent des années très moroses. Une grande noirceur ! J’étais moi-même actif syndicalement à ce moment, on devait lutter de manière acharnée pour défendre une conception plus combative du syndicalisme : tout était au corporatisme, au partenariat social, au consensus. On est en plein dans l’âge d’or du néolibéralisme.

M.B. Dans ce contexte, comment se vit le référendum de 1995 ?

A.V. – On est encore dans la noirceur. Il y a une domination du néolibéralisme sur la question nationale, notamment avec Lucien Bouchard et Bernard Landry au PQ. Pierre la critique, mais il a peu de portée. Le mouvement indépendantiste pense alors pouvoir s’appuyer sur le « Québec inc. ». Pierre considère que c’est une erreur, une compréhension erronée du capitalisme et une mauvaise lecture des capitalistes québécois. Selon lui, pour faire l’indépendance, il faut un mouvement populaire qui va remettre en question l’exploitation et la combattre. Pour lui, il n’y a aucun sens de « reconstituer le Canada » dans un Québec indépendant. De plus, ce Québec n’a aucune chance de succès ni par cette route ni par le nationalisme identitaire, dont il est très critique. Il faut absolument s’appuyer sur un projet de société.

M.B. Comment s’organise donc la résistance au néolibéralisme ?

A.V. – De retour au Québec, Pierre s’engage dans les mouvements internationalistes, notamment contre l’apartheid, où il joue un rôle très important. Il s’intéresse aussi à ce qui se passe au Québec : ainsi Alternatives, l’ONG qu’il a cofondée, est au cœur de la mobilisation altermondialiste contre le Sommet des Amériques à Québec en 2001.

Pierre est avant tout un éducateur populaire. Il lie les concepts, les luttes et propose une voie pour se positionner là-dedans. C’est ainsi que pour lui la lutte contre le néolibéralisme se fera par l’indépendance et le socialisme, et il démontre la pertinence de cette position en lien avec les autres luttes à l’échelle internationale.

Il organise notamment des rencontres entre l’Union des forces progressistes (UFP), ancêtre de Québec solidaire, et une délégation brésilienne de gauche, alors que le leader du Parti des travailleurs (PT), Lula da Silva, vient de prendre le pouvoir. Pierre est très influencé par le modèle du Parti des travailleurs brésilien, un modèle populaire, syndical et dont la feuille de route influencera grandement la création de Québec solidaire, représentant le plus visible de la tradition portée par Pierre.

C’est aussi dans ce contexte que l’idée des Nouveaux Cahiers du socialisme émerge.

M.B.  Raconte un peu l’histoire des NCS.

A.V. – Pierre, pour qui l’information et la formation étaient des piliers de l’action politique, constatait la pauvreté des revues de gauche au Québec en cette période, différemment des décennies précédentes où on retrouvait Parti pris, Socialisme québécois

En 2006, il réunit de vieux et de plus jeunes camarades actifs dans le monde syndical, étudiant, altermondialiste et des mouvements sociaux. L’objectif n’est rien de moins que de constituer au Québec un collectif d’intellectuels organiques aux mouvements sociaux pour analyser le capitalisme moderne réel, ouvrir et alimenter les débats et dégager des perspectives et des alternatives.

Il voyait trois véhicules pour faire cela : une revue, un site Web et des rencontres de type forum. Le premier numéro des NCS parait en février 2009. Les NCS ne veulent pas être une revue universitaire. Ils se veulent ouverts, sans affiliation politique particulière.

Depuis 14 ans, la revue est publiée deux fois par année par le Collectif d’analyse politique. Ce dernier gère aussi le site Web des NCS et, de 2010 à 2017, il a organisé une université populaire d’été. Pierre a été le leader et l’organisateur de cette belle aventure[7].

M.B. On a fait un survol historique, mais au fil de cela, quelles étaient les bases de l’organisation socialiste et indépendantiste pour Pierre ?

A.V. – Pierre était réaliste. Il était bien conscient de la position du Québec au cœur de l’Empire, comme le village d’Astérix. Tout de même, il faut reconnaitre que la résistance québécoise au néolibéralisme a été très forte pour l’Amérique du Nord : le taux de syndicalisation n’a pas fléchi comme ailleurs.

Pierre comptait beaucoup sur les mouvements sociaux. La convergence des luttes était sa solution. Pour lui, l’organisation de forums, de réseaux favoriserait les échanges d’expériences et pourrait mener des luttes vers des victoires. C’est pourquoi son implication dans le Forum social mondial a été si importante, et qu’il a mis autant d’énergie à organiser la participation du Québec aux différentes éditions.

Il était conscient qu’il s’agissait là d’un travail de longue haleine. Grand partisan de Québec solidaire, il mettait toutefois en garde contre l’illusion du pouvoir : prendre le pouvoir ne garantit pas la possibilité de changer les choses. Cependant, Pierre demeurait marxiste : l’État, qui reste une institution capitaliste, doit être renversé et remplacé par des contrepouvoirs tels des conseils ouvriers selon la pensée de Gramsci.

Il tendait la main, avec peu d’espoir, à la gauche du reste du Canada. Il revenait souvent découragé des réunions avec des membres de cette gauche devant leur incompréhension du Québec. Mais les efforts étaient pour lui nécessaires, il fallait pouvoir compter sur des alliés. Ce n’était pas non plus entièrement négatif, par exemple, il entretenait de très bons liens avec Canadian Dimension, dont les membres comprennent peut-être mieux que d’autres la réalité du Québec.

Il faut aussi souligner que la situation des peuples autochtones était très importante pour lui : l’État canadien devait être remis en question notamment pour son caractère colonialiste et oppresseur.

Oui, il fallait bâtir des liens, mais il savait qu’avant tout, nous devions compter sur nos propres moyens pour réaliser le projet socialiste par le biais de l’indépendance.

Entretien mené par Milan Bernard, membre des NCS et doctorant en science politique à l’Université de Montréal.


NOTES

  1. André Vincent est un militant syndical et politique. Il fait partie du collectif qui a fondé les Nouveaux Cahiers du socialisme.
  2. Voir à ce sujet Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Une chronique des années 70. Montréal, Écosociété, 2008.
  3. En 1969, la première cohorte de finissants et finissantes des cégeps craint de ne pas avoir de place à l’université car il n’y a que deux universités francophones, l’Université de Montréal et l’Université Laval, sur six au Québec. Les étudiants et étudiantes organisent une grande campagne de mobilisation pour tenter de franciser l’Université McGill.
  4. À l’automne 1970, le FLQ enlève un diplomate et un ministre québécois; ce dernier en mourra. Ces évènements ont provoqué ce qu’on appelle la crise d’Octobre où le gouvernement d’Ottawa a appliqué la Loi sur les mesures de guerre au Québec.
  5. Référence à la fameuse maison d’édition française, située dans le Quartier latin à Paris.
  6. Le conseillisme est un courant marxiste qui mettait de l’avant les conseils ouvriers comme organisation insurrectionnelle et sociale, en opposition au « communisme de parti » de la tradition léniniste.
  7. Pour un historique plus détaillé des Nouveaux Cahiers du socialisme, on pourra consulter : Pierre Beaudet pour le Collectif d’analyse politique, « Les NCS. Les dix prochaines années », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 20, 2018.

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page couverture revue Droits et libertés édition spéciale Droits en mouvements

Droits en mouvements | Revue Droits et libertés

23 mai 2023, par Revue Droits et libertés
 

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Fondée en 1963, en plein coeur de la Révolution tranquille, la Ligue des droits et libertés (LDL) a été au centre des grandes luttes sociales, juridiques et politiques qui ont jalonné l'histoire du Québec contemporain. Sous le thème Droits en mouvements, son 60e anniversaire est l'occasion de mettre en valeur le rôle des mouvements sociaux dans l'avancement des droits, le caractère évolutif de nos luttes et, surtout, la dimension profondément collective du projet de société porté par l'idéal des droits humains.
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Ce numéro spécial de Droits et libertés explore les principaux champs d'intervention actuels de la LDL, à travers deux types de textes. Accompagnés de documents d'archives, certains textes adoptent une perspective historique, en présentant des panoramas des luttes menées dans ces différents domaines par la LDL depuis sa fondation. Portant leur regard vers l'avenir, d'autres textes proposent des réflexions sur l'évolution de ces luttes face aux grands enjeux du monde de demain.

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Avec ce numéro, la LDL rappelle que la continuité et l'imbrication de nos luttes demeurent la condition essentielle à la réalisation du principe de l'interdépendance de tous les droits, qui guide aujourd'hui l'ensemble de ses actions.

Cette édition spéciale de la revue Droits et libertés est une publication de la Ligue des droits et libertés, réalisée avec l'appui financier de la Fondation Léo-Cormier et du Fonds de recherche du Québec - Société et Culture (FRQSC), en collaboration avec le Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises (CRIEM) et le Service des archives et de gestion des documents de l'UQÀM.


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Histoire de la Ligue des droits et libertés

60 ans de luttes pour les droits humains
Paul-Etienne Rainville

Liberté d'expression et droit de manifester

Défendre des espaces de contestation sociale
Lynda Khelil La liberté d'expression dans tous ses états
Laurence Guénette

Pratiques policières

Une police en porte-à-faux avec les droits
Lynda Khelil Peut-on être en sécurité en faisant fi des droits?
Lynda Khelil et Diane Lamoureux

Surveillance des populations

L'essor de la société de surveillance
Dominique Peschard À l'ère du capitalisme de surveillance
Dominique Peschard

Enjeux carcéraux

Les prisons : lieux de violations de droits
Lynda Khelil La prison est violences
Me Delphine Gauthier-Boiteau, Me Sylvie Bordelais et Me Amélie Morin

Racisme et exclusion sociale

Lutter pour le droit à l'égalité effective
Martine Éloy Institution frontalière ou droit aux droits
Mouloud Idir

Droits des peuples autochtones

Les mobilisations des peuples autochtones
Gérald McKenzie Concrétiser l'autodétermination
Entrevue avec Me Alexis Wawanoloath par Elisabeth Dupuis

Droits économiques et sociaux

Cent fois sur le métier…
Me Lucie Lamarche Tisser un projet de société
Laurence Guénette

Environnement et droits humains

L'environnement et l'interdépendance des droits
Article de Karina Toupin rédigé à partir d'un texte de Sylvie Paquerot La démocratie au coeur de la transition
Laurence Guénette et Frédéric Legault

L'avenir des droits humains

La vie sociale des droits
Diane Lamoureux L'inestimable valeur des droits humains
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Malgré qu'elle ne propose pas de s'inscrire dans une pratique concrète et qu'elle n'aborde pas la finalité communiste libertaire, cette brochure a un intérêt historique pour (…)

Malgré qu'elle ne propose pas de s'inscrire dans une pratique concrète et qu'elle n'aborde pas la finalité communiste libertaire, cette brochure a un intérêt historique pour l'anarcho-syndicalisme au Québec. L'objectif de celle-ci était de s'opposer à l'emprise du marxisme sur le mouvement (...)

Pierre Beaudet et la bataille des idées

21 mai 2023, par Rédaction

Pierre Beaudet a mené toute sa vie une lutte idéologique. Il a davantage mené la bataille des idées qu’il ne l’a analysée. Bien qu’il ait beaucoup écrit, il a voulu agir plus que commenter. Dans la bataille des idées de Pierre, les mots et les textes sont des gestes, des actions.

Cette simple thèse est le point de départ du présent texte. En parcourant des moments marquants de la vie de Pierre, je veux examiner l’évolution de son rapport à la bataille des idées, à notre lutte contre les dominants, contre leur façon de comprendre et de présenter le monde.

En suivant le parcours de Pierre Beaudet, on suit inévitablement un aspect de l’évolution de la gauche québécoise. Pierre a fondé et animé des organisations qui ont structuré la gauche. Il a contribué à faire connaitre des idées, des luttes, des personnes que le Québec ne connaissait pas ou refusait de connaitre. Tout cela est partie prenante de la bataille des idées.

Si cette question l’a préoccupé dès son jeune âge, son rapport à la lutte idéologique s’est transformé avec le temps. La naissance, la vie et la mort des organisations qu’il a aidé à mettre sur pied ont porté des enseignements, de même que le cours des évènements politiques nationaux et internationaux. Sa compréhension de ce qui était en jeu dans la lutte idéologique s’est modifiée en fonction des époques, mais toujours à partir de la distance critique et réflexive que Pierre gardait vis-à-vis des évènements.

Parti Pris

Jeune, Pierre Beaudet est pensionnaire et suit son cours classique chez les jésuites. Tout commence à cette époque avec la lecture de la revue Parti Pris qui joue un rôle majeur dans la conception que Pierre se fait de la bataille des idées. Élément central de sa politisation, cette publication radicale pose un jalon : « Bien plus qu’une simple publication, Partis Pris est un incubateur. C’est une provocation, la démonstration d’une nouvelle manière de penser[1] ».

À 16 ans, Pierre est déjà un lecteur avide. Ses études lui ont révélé les transports que peut provoquer la littérature classique ou moderne. Il découvre avec Parti Pris non pas la force des mots, terrain déjà connu, mais leur mordante actualité politique. Il comprend la capacité des mots à dire et à faire : à dire le politique, à faire découvrir le monde, à se regarder soi-même dans le monde et à comprendre le rôle qu’on y joue.

Je me plonge dans l’Algérie, Cuba, le Vietnam, le colonialisme, la révolution. Et aussi la Gaspésie, Saint-Jérôme et Hochelaga. Et ici et là bien d’autres choses encore, dont ces obscures luttes intestines livrées au sein d’une société que j’apprends, enfin, à déchiffrer. Parti Pris est surtout porteuse d’une transformation radicale, d’une mutation qui va tout changer[2].

La dernière phrase de cet extrait est mystérieuse. La transformation radicale est-elle celle que les rédacteurs de la revue proposent pour la société québécoise ? Cela semble bien le cas. Mais est-il également question d’une transformation radicale et d’une mutation qui vont tout changer chez l’adolescent et qui auraient été provoquées par la revue ? L’économie du texte autobiographique de Beaudet laisse cette question en suspens.

Je me permets de franchir le pas. La découverte d’une telle revue et, simultanément l’éveil d’un tel rapport à l’écriture et aux idées, n’est pas secondaire. Dévorer, jeune, des mots qui excitent la curiosité, dissipent la confusion et donnent envie d’agir, tout d’un coup, voilà qui structure un rapport aux idées et à leur rôle. S’impose par l’expérience la certitude que les mots écrits sur quelques feuilles de papier brochées et lus au bon moment peuvent changer des vies et que changer des vies peut changer des sociétés.

Je ne veux pas trop insister sur Parti Pris, le rapport de Pierre à la revue totémique du courant « socialisme et indépendance » n’est pas l’objet de mon texte. Néanmoins, cette question est plus vaste. Elle nous fournit un cadre d’analyse pour comprendre le rapport de Pierre à la bataille des idées. En 2014, lors de la publication, sous la direction de Jacques Pelletier, de la remarquable anthologie de Parti Pris, Pierre écrit sur le site Web des NCS :

En 1968, Parti Pris est liquidé, mais le Québec militant est en marche. La grève étudiante de l’automne est suivie de la plus grande manifestation de l’histoire contemporaine du Québec contre l’université McGill, une institution coloniale et réactionnaire. Plusieurs des rédacteurs de Parti Pris, dont Jean-Marc Piotte et Gilles Bourque, deviennent profs dans la nouvelle UQÀM, qui devient l’épicentre intellectuel de la gauche, et de laquelle émergent de nouvelles générations qui s’investissent dans l’organisation populaire. Dans cette même UQÀM, la grève des employés (printemps 1971) et celle des profs (automne 1971) distillent dans le mouvement syndical une nouvelle approche qui débouche sur la grève générale et les mobilisations massives du printemps 1972. Les anciens jeunes lecteurs de Parti Pris deviennent à leur tour intellectuels, organisateurs et stratèges avec des revues telles Mobilisation et Socialisme québécois, où la jonction avec les luttes dépasse le caractère théorique qui était celui de Parti Pris[3].

Une fois isolé du reste du texte et de l’œuvre générale de Pierre, cet extrait pourrait être perçu comme porteur d’un déterminisme vaguement idéaliste où tout parait couler de source, où la publication de Partis Pris mène inéluctablement au Front commun de 1972. On peut le lire autrement et plus en phase, je crois, avec l’approche de l’auteur. On avait besoin de Partis Pris pour qu’advienne 1972. Cette condition nécessaire, mais non suffisante, n’est pas tant la revue elle-même que l’état d’esprit qu’elle participe à mettre en place. C’est aussi la structuration d’un cadre idéologique et l’émergence d’intellectuels organiques, tant à l’université que dans les revues et les organisations. N’oublions pas que chez Gramsci, et en particulier dans la lecture qu’en fait Jean-Marc Piotte, l’intellectuel n’est pas un individu isolé qui écrit des livres et des articles. Sont compris parmi les intellectuels organiques les militants et militantes qui convainquent des personnes à se joindre au mouvement, coordonnent des équipes, font de la formation de base, rédigent des journaux, des tracts et des affiches, etc.

Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante.

Mobilisation

La revue Mobilisation nait en 1969, se transforme en organisation autour de 1973 et meurt dans un processus caricatural d’autocritique en 1975-1976. Selon le texte d’ouverture du premier numéro, son premier objectif consiste à « relancer le débat idéologique au Québec. La revue se veut donc un élément de réflexion et de recherche. Elle tentera de poser la problématique propre à la révolution québécoise[4] ».

Dans son autobiographie, Pierre raconte que lui et les camarades avec qui il milite ont commencé à s’impliquer dans la revue dans le cadre de la reprise d’une librairie maoïste qu’ils ouvrent à un plus large public, la Librairie progressiste, dont le sous-sol est converti en imprimerie. Il se décrit comme le « coordonnateur sans le titre » de la revue et du groupe qui l’entoure à partir du printemps 1972[5]. À la fin de cette même année, il se considère le scribe de service et rapidement le « chef » de ce groupe[6].

La consultation des archives de Mobilisation n’est pas aisée pour une personne pressée qui n’a pas de formation d’historien : environ 80 % des articles sont anonymes, la datation et l’ordonnancement des numéros sont partiels et épisodiques et, bien sûr, la collection nationale de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) n’a pas l’ensemble des numéros qui semblent avoir été publiés. Il est très difficile de savoir quels textes ont été écrits de la main de Pierre. Néanmoins, son passage à Mobilisation semble un facteur structurant de sa pensée de l’action idéologique. C’est un peu sa première escarmouche dans la bataille idéologique.

Pour comprendre le rapport à la bataille des idées que Pierre développe alors, les publications de l’année 1973 de Mobilisation offrent un riche contenu. D’après son autobiographie, c’est l’année où il est à la « direction » de cet organe idéologique et où la transition cahoteuse vers le marxisme-léninisme n’est pas entièrement effectuée. Or, le numéro de janvier propose un recadrage de la mission de la revue. Outre la valorisation, typique de l’époque, des opérations d’agitation-propagande en milieu de travail, on peut lire une conception du rôle de la revue qui présente une certaine originalité.

Dans cette optique, la revue serait donc un outil de débat et discussion collectif entre militants politiques, plutôt que l’organe officiel d’un ou de plusieurs groupes. Parallèlement à ce rôle de diffusion de bilans et d’expériences, MOBILISATION pourrait œuvrer à clarifier les problèmes politiques communs qui nous confrontent (tels que la forme spécifique de l’impérialisme au Québec, la question nationale, le travail dans les organisations ouvrières, le parti ouvrier, etc.) et développer une orientation idéologique et politique commune[7].

Il n’est pas question de faire de la revue un simple réceptacle de débats sans tendance politique claire, sans pour autant en faire un organe idéologique officiel, ce que sera par exemple le En Lutte! de Charles Gagnon inspiré par l’Iskra de Lénine. Selon Beaudet et l’équipe de la Librairie progressiste, la revue et le débat à partir des expériences ouvrières peuvent servir de base à la construction de l’organisation. L’influence, par ailleurs revendiquée, de l’opéraïsme italien de Lotta Continua se manifeste ici. La lutte idéologique n’est pas une « importation » des analyses marxistes dans la classe ouvrière, mais une influence réciproque entre les intellectuels et les ouvriers, où les uns transforment les autres.

Cette approche constitue la thèse centrale d’un long texte publié dans le numéro d’avril-mai 1973 de Mobilisation, « Une évaluation du travail idéologique ». Même s’il est anonyme, Pierre s’en attribue un extrait (non référencé) dans son autobiographie ; il a dû au moins écrire ce paragraphe, révélateur à mon sens de sa perception à l’époque du rôle des intellectuels :

Ces transformations – reliées en grande partie aux liens entre intellectuels et ouvriers – n’impliquent pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs et leur capacité croissante de diriger politiquement les organisations ouvrières et populaires, mais elles impliquent aussi une prolétarisation (économique, politique et idéologique) des intellectuels-progressistes qui adoptent un mode de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[8].

Le style est daté et le projet de « prolétariser » les intellectuels évoque aujourd’hui de funestes expériences, mais l’idée de construction commune et d’influence réciproque ne manque ni d’intérêt ni d’originalité. C’est une tentative stimulante de sortir du cul-de-sac imposé, et longuement discuté en sciences sociales, par la version rigide de la notion d’idéologie et son bataclan d’avant-garde et de fausse conscience qui place inévitablement les intellectuels soit en sauveurs des masses ignorantes soit en colporteurs de la pensée dominante. En donnant de l’espace à une certaine créativité par la rencontre et le partage d’expériences pratiques de lutte, Mobilisation défend une position qui n’est pas sans valeur encore aujourd’hui, position encore adoptée pour l’essentiel, mais en d’autres termes, par plusieurs militants et militantes.

Plus tard, en 1973, Mobilisation consacre un numéro entier à la propagande. Si la phraséologie marxiste-léniniste y est plus présente, le rôle de la propagande est clairement identifié : la propagande permet de construire l’organisation nécessaire à la transformation sociale, ici le parti prolétarien et révolutionnaire. Le rejet de l’« éveil de [la] conscience » que proposait Parti Pris est explicite[9], il faut maintenant organiser les masses et les pousser à agir vers un but commun. Ce qu’on appellerait aujourd’hui de la « sensibilisation » est rapidement vu comme une faiblesse petite-bourgeoise.

Ce lien nécessaire entre propagande et organisation n’est pas propre à Pierre, surtout pas à l’époque, mais il sera déterminant dans son travail subséquent. La bataille des idées n’est jamais cette fin en soi ingénue qui fleurit si généreusement chez les universitaires d’aujourd’hui. Elle est systématiquement liée à un appel clair à l’organisation politique concrète. On a certes raison de se révolter, mais pour le faire convenablement, il faut s’organiser.

SUCO, le CIDMAA et Alternatives

Au milieu des années 1970, l’intérêt de Pierre pour les enjeux internationaux et la fin abrupte de l’aventure Mobilisation le fait glisser vers la solidarité internationale, notamment avec SUCO[10]. Cette transition est aussi porteuse d’une évolution de sa conception de la bataille des idées. Est-ce simplement le murissement de sa réflexion ou est-ce bel et bien le passage du national à l’international qui provoque cette transition ? Difficile à dire à partir des documents auxquels j’ai eu accès, mais Pierre tire vraisemblablement des enseignements de l’expérience de Mobilisation pour orienter son approche de la solidarité internationale.

La première transition consiste en un rejet de l’idée de l’imminence de la révolution et de la construction d’une seule organisation qui appelle à reconnaitre sa direction[11]. En l’absence d’un combat corps à corps avec les dominants, on peut donner plus d’espace aux nuances, aux débats et aux désaccords. L’avenir de la révolution ne se joue pas dans l’heure. Plus encore, on voit Pierre adhérer à l’idée que ces nuances et cette profondeur de compréhension participent de la transformation sociale.

C’est probablement là qu’intervient la deuxième transformation, un virage vers l’information en tant que telle. Le problème des organes d’information dominants n’est plus seulement perçu comme le résultant d’une fausse analyse, mais bien comme le produit d’un silence, d’un manque d’information exacte sur un sujet. Suivant ce constat, choisir de parler de façon intelligente, précise et mesurée d’un sujet ignoré par les organes d’information dominants constitue une participation valable à la bataille des idées. Ainsi, Pierre œuvre-t-il à la mise sur pied de centres de recherche comme le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA). Leurs bulletins et d’autres publications font connaitre la réalité des guerres impérialistes et de l’exploitation dans diverses régions du monde dont les médias dominants du Québec ne parlent pas.

Ce virage s’explique entre autres à partir de l’aversion que Pierre développe envers les prises de position internationales des marxistes-léninistes québécois qui reprennent les positions chinoises officielles, quitte à devenir bêtes – la critique d’Allende comme produit de l’impérialisme soviétique – ou carrément immoraux – l’appui à Pol Pot ou à Mobutu[12]. Cependant, l’expérience de la construction de réseaux fondés sur l’expertise, l’estime pour la compréhension subtile et l’amour du travail de recherche bien fait y sont aussi de toute évidence pour quelque chose[13].

Son aventure en solidarité internationale amène également Pierre Beaudet à participer à des stratégies qui dépassent la seule scène de l’extrême gauche québécoise. Quand il contribue à faire venir au Québec Jane Fonda pour parler du Viêt Nam ou Desmond Tutu et Thabo Mbeki pour parler de la situation sud-africaine, Pierre participe parfois à contraindre les gouvernements québécois et canadien à modifier leur action[14].

On peut aussi voir cette stratégie plus grand public à l’œuvre lors de la création de l’organisation Alternatives et de la publication de son journal inséré dans Le Devoir à partir de 1994. Dans le premier numéro, Michel Lambert, grand complice de Pierre Beaudet à l’époque, écrit que la parution de ce journal sera le « premier moyen d’action » d’Alternatives. Ce premier éditorial porte d’ailleurs entièrement sur la question du discours dominant :

Partout, dans les pays industrialisés autant que dans les pays en voie de développement prédomine un seul discours : l’argent roi, le profit maitre et le déficit honteux. Partout, des hommes et des femmes, toujours plus nombreux, paient de leur vie, de leur santé, de leur éducation pour cette obsession. L’humanité se mutile au nom d’une économie et d’un productivisme qui ravalent les individus au niveau d’une simple matière première d’un objet jetable après usage, d’une marchandise qu’on magasine et qu’on méprise[15].

On voit ici la centralité que le discours occupe désormais dans la stratégie de Pierre. Nos adversaires politiques créent un discours qui sert leurs intérêts et convainc la majorité, mais qui contribue surtout à créer les rapports de domination. Pour les combattre, il faut faire entendre une voix d’opposition crédible et forte, à partir de nos propres instruments de diffusion.

Cette nouvelle approche de la bataille des idées a participé à renouveler la gauche. Alternatives et d’autres organisations créées ou profondément transformées à l’époque ont structuré une proposition intellectuelle cohérente qui a constitué une proposition programmatique de gauche cohérente par-delà le centrisme du Parti québécois.

L’altermondialisme, un féminisme renouvelé, un mouvement étudiant de nouveau combatif et une pensée écologiste qui critique le capitalisme en constituent les idées de base. L’attention aux nuances, le souci d’informer et la volonté de s’adresser à un large public auront permis de créer une vision du monde en contrepoint de la pensée dominante d’alors.

Les Nouveaux Cahiers du socialisme, La Grande Transition, le Forum social québécois

La structuration et les succès relatifs de la gauche dans les années 2010 ont été rendus possibles grâce à cette base commune. Pierre, non content d’avoir participé à donner une structure de fond au développement d’une gauche propre au Québec du XXIe siècle, a encouragé ceux et celles qui adhéraient à cette structure idéologique à aller au bout de ses conséquences logiques et à adopter des positions radicales, notamment en ce qui concerne l’écologie et la lutte contre le capitalisme. Son engagement dans les Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) en est un bon exemple.

Dans l’éditorial qui ouvre le premier numéro des NCS en 2009, on lit :

Dans le sillon de la Marche des femmes, du Sommet des peuples des Amériques, du Forum social québécois et des grandes luttes étudiantes, populaires et syndicales des dernières années se profile également un ensemble de résistances. De ces luttes émergent de nouvelles perspectives qui conjuguent les aspirations historiques des mouvements anticapitalistes à celles des « nouvelles » expressions de la lutte sociale comme le féminisme, l’écologie politique, l’altermondialisme[16].

On peut lire ici une certaine synthèse. La volonté de radicaliser les luttes de gauche vient non plus contredire mais enrichir l’idée d’un message destiné au grand public. Il nous faut des outils de propagande qui nous permettent de parler à tout le monde, mais il nous faut aussi des publications où discuter de la cohérence interne de notre mouvement. Les NCS ont donné à la gauche un lieu de débat théorique, ce qui lui manquait depuis la fin des années 1980.

Mais la cohérence théorique n’apparait pas sans débats et sans réseaux et Pierre était bien conscient de ces éléments essentiels de la bataille des idées. En participant à la création du Forum social québécois et ensuite à celle de La Grande Transition, il a contribué à mettre sur pied une structure où les gens de gauche se reconnaissent, échangent, débattent et définissent la gauche québécoise. Grâce à ces lieux communs, nous savons que nous sommes ensemble, que nous sommes de la même famille malgré nos chicanes et nos différences. Grâce aux réseaux qui s’y créent, les plus jeunes peuvent s’intégrer à nos organisations et institutions. De même, Pierre proposait d’inscrire la gauche québécoise dans des contextes internationaux où il est possible de partager des luttes et des analyses.

État de la bataille lors du décès de Pierre Beaudet

Alors que Pierre nous a quittés, comment va la bataille idéologique au Québec ? Le premier constat, c’est que la structure idéologique fondamentale de la gauche québécoise que Pierre a contribué à mettre sur pied dans les années 1990 a permis des avancées. Ces avancées ont d’abord été organisationnelles. Une génération de nouvelles organisations de gauche fondées sur ces principes a vu le jour au début des années 2000, entre autres Québec solidaire, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ) et l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). D’autres organisations ont adapté leur discours de façon à épouser les contours de cette structure idéologique. Grâce à ces nouvelles capacités organisationnelles, les gains ont ensuite été décisifs. D’abord la consolidation d’un « peuple de gauche » – expression chère à François Cyr (1952-2012), un autre complice de Pierre – qui prend l’habitude de voter pour un parti de gauche, mais aussi de s’impliquer dans de nouvelles organisations. Enfin, à partir de la crise de 2008, je crois qu’on peut aussi parler d’un déplacement à gauche de la fenêtre d’Overton[17], ce qui est en partie le résultat de cette consolidation idéologique. Le discours public et politique est aujourd’hui structuré en bonne partie sur les enjeux dont Pierre Beaudet et d’autres faisaient la promotion dans les années 1990. Ce discours est le discours officiel d’opposition aux groupes dominants ; la population le sait et une partie d’elle y adhère. Comment transformer cette adhésion partielle en hégémonie au sens gramscien ? La question reste entière.

Dans des discussions que nous avons eues à l’automne 2020 et au début de l’hiver 2021, Pierre était très animé par l’idée d’une consolidation et d’une coordination plus forte de la gauche québécoise. Nous constations tous les deux qu’une grande quantité de travail se faisait en silo, notamment dans la bataille des idées. Nous percevions alors une absence d’objectifs et de stratégie claire vers la transformation sociale. En fait, les lieux où toute la gauche se rejoint pour faire ces débats et donner cette direction n’existent pas vraiment. Lors de ces échanges, Pierre était convaincu qu’avancer en rangs dispersés ne nous permettrait pas de faire les gains nécessaires pour franchir la prochaine étape de la bataille des idées.

Qui sont les Pierre Beaudet de demain ? Où se trouvent ces petites mains qui structurent dans l’ombre des organisations qui permettent à notre mouvement de grandir ? Ces nouvelles personnes devront nous convaincre d’abandonner un certain confort pour nous donner les moyens de nos ambitions et, grâce en partie à Pierre, nous avons de très grandes ambitions.

Simon Tremblay-Pepin, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.


NOTES

  1. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 51.
  2. Ibid.
  3. Anonyme, « Préface », Mobilisation, vol. 1, n° 1, 1969.
  4. Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 145.
  5. Ibid., p. 156-158.
  6. Anonyme, « Pourquoi une revue militante ? », Mobilisation, vol. 2, n  1, janvier 1973, p. 6-7.
  7. Anonyme, « Une évaluation du travail idéologique à partir de textes militants », Mobilisation, vol. 2, n° 4, avril-mai 1973, p. 28 et Beaudet, On a raison de se révolter, op. cit., p. 153.
  8. Équipe de la Librairie progressiste, « Le rôle de la propagande dans la construction du parti révolutionnaire », Mobilisation, vol. 2, n° 5, 1973, p. 24-25.
  9. SUCO (Service universitaire canadien outre-mer, maintenant Solidarité, union, coopération) est un organisme de solidarité internationale établi à Montréal depuis 1961.
  10. Pierre Beaudet, Un jour à Luanda, Montréal, Varia, 2018, p. 61-62.
  11. Ibid., p. 57-58.
  12. Ibid., p. 126.
  13. Ibid., p. 141-146.
  14. Michel Lambert, « Le veau d’or », Alternatives, vol. 1, n° 1, novembre 1994.
  15. Collectif d’analyse politique, « Pourquoi les Nouveaux Cahiers du socialisme ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, vol. 1, n° 1, 2009, p. 8.
  16. NDLR. Introduite par le sociologue américain Joseph P. Overton au cours des années 1990, la notion de fenêtre d’Overton, aussi appelée fenêtre de discours, désigne la gamme d’idées que le public peut accepter à un moment donné. La viabilité politique d’une idée dépend du fait qu’elle se situe dans cette fenêtre qui comprend une gamme de politiques qu’un politicien peut proposer sans être considéré comme trop extrême, pour gagner ou conserver une fonction publique. D’après Wikipédia.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie II

15 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Partie I. Bâtir un pouvoir populaire Introduction. Exposer les luttes du passé Les années 1960. Le Québec en changement 1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le (…)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972. Le Front commun
1972-1975. luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion. Vers de nouveaux combats

Manifestation et piquetage lors du Front commun de 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972. Le Front commun

« Le syndicalisme, c’est le peuple organisé. »

Marcel Pepin, Positions (1968)

Les grandes centrales syndicales québécoises, qui avaient bien accueilli les réformes de la Révolution tranquille, durcissent le ton face à l’État et affinent leurs positions politiques vers la fin des années 1960. Le syndicalisme de combat, centré sur la construction d’un rapport de force avec l’État et le patronat, influence la perspective des grandes centrales qui critiquent « l’État bourgeois » et ébauchent un projet de société socialiste. On cherche à dépasser l’esprit corporatiste et à faire valoir les intérêts des travailleur·euse·s face aux classes dominantes « protégées par leur État[1] ». Une partie des syndiqué·e·s espère que leurs organisations deviennent l’outil de la classe ouvrière pour affronter la bourgeoisie, mais plusieurs membres restent en désaccord avec ces propositions radicales. Cette contradiction éclatera lors du Front commun intersyndical de 1972[2].

Les trois manifestes des centrales syndicales

Peu avant le premier Front commun, les centrales publient chacune un manifeste exprimant leurs nouvelles conceptions politiques. En 1971, la CSN publie Ne comptons que sur nos propres moyens, alors que la FTQ publie L’État, rouage de notre exploitation. En 1972, la CEQ, qui rassemble les enseignant·e·s, publie L’école au service de la classe dominante.

Ne comptons que sur nos propres moyens, publié par la CSN, dénonce l’impérialisme américain au Québec. L’analyse des structures de production montre comment l’économie québécoise et sa bourgeoisie nationale sont soumises à la grande bourgeoisie étrangère. Les investisseurs étrangers achètent les entreprises québécoises, faisant en sorte que les profits engendrés grâce aux ressources et à la main-d’œuvre d’ici aboutissent aux États-Unis. Le manifeste affirme que les réformes du parti libéral qui prétendaient nous rendre « maîtres chez nous » ont échoué : l’État québécois continue à être au service de Toronto et de Wall Street. Les instruments de « libération économique » créés durant la Révolution tranquille – comme la Caisse de dépôt et placement ou l’étatisation de l’électricité – sont insuffisants pour émanciper le Québec du capitalisme anglo-américain. Pour que ces instruments atteignent leur objectif libérateur, il faudrait qu’ils soient contrôlés par les travailleurs et non par la bourgeoisie nationale vassalisée. Le manifeste expose par conséquent la nécessité de renverser le capitalisme et d’établir une économie planifiée socialiste, prise en charge par « les travailleurs québécois et démocratiquement gérée[3] ».

L’État rouage de notre exploitation, produit par la FTQ, rassemble quatre documents de travail adoptés lors de son 12e congrès en 1971. Le plus intéressant est le Manifeste pour une nouvelle stratégie qui propose un dépassement du système socio-économique capitaliste. Le Manifeste constate l’échec des luttes isolées, avant de souligner qu’elles devraient être liées parce qu’elles concernent toutes le conflit capital / travail. Le problème c’est « le système capitaliste monopoliste organisé en fonction du profit de ceux qui contrôlent l’économie, jamais en fonction de la satisfaction des besoins de la classe ouvrière[4] ». L’État est un rouage essentiel dans le fonctionnement de ce système d’exploitation en vertu de ces appareils politiques, juridiques et idéologiques. Il faut s’organiser pour remplacer le système capitaliste et l’État libéral qui le soutient « par une organisation sociale, politique et économique dont le fonctionnement sera basé sur la satisfaction des besoins collectifs[5] ». Par contre, les actions concrètes proposées par la FTQ ne sont pas à la hauteur de la radicalité de son analyse du système. La centrale suggère des actions qui pourraient être menées à court terme par le gouvernement (suivant la pression des travailleurs) afin de « contenir » les dégâts du système capitaliste. Il s’agit principalement de renforcer les institutions économiques québécoises et de nationaliser l’épargne grâce à la Caisse de dépôt et placement.

Enfin, L’école au service de la classe dominante, produit par la CEQ, analyse le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales et de classe au Québec. La centrale considère que l’éducation en régime capitaliste vise à former une main-d’œuvre docile, ce qui implique la discipline, la hiérarchie et la compétition entre élèves. Le système scolaire prépare, dès leur plus jeune âge, les « futurs exploiteurs » et les « futurs exploités ». L’analyse de la CEQ, bien que pertinente, reste plus limitée que celle de la CSN (la plus audacieuse quant aux actions proposées) et celle de la FTQ.

En bref, les trois manifestes contestent la capacité de l’État québécois, dominé par une bourgeoisie nationale soumise aux capitaux étrangers, à répondre aux besoins du peuple. Selon les centrales, l’État et ses institutions, ainsi que le monde de l’entreprise privée, sont incapables d’assurer le bien-être collectif. C’est pourquoi il est nécessaire d’établir le pouvoir des travailleur·euse·s, voire un régime socialiste.

Les trois manifestes des centrales syndicales (Photos AR).
En bas, on peut voir un exemplaire du journal La [Presse] libre, produit par les lock-outés de La Presse lors du conflit de 1964. Un autre conflit éclate au début des années 1970 et dure sept mois, de juillet 1971 à février 1972 (Source : Archives de la CSN).

Le Front commun de 1972

En janvier 1972, les trois grands syndicats (CSN, FTQ et CEQ) décident de s’unir dans un Front commun pour négocier les conditions de travail dans le secteur public. Le slogan du Front commun : « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tout·e·s les employé·e·s du secteur public québécois, pour les sortir de la pauvreté et établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires des travailleur·euse·s du secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité. Lorsque le gouvernement de Robert Bourassa refuse de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.

Le gouvernement impose des injonctions qui forcent le retour au travail, puis promulgue une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d’imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic. De lourdes sanctions sont prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier ; cet appel au retour au travail mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la loi[6]. Malgré cela, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient déclaré vouloir inciter leurs membres à ne pas respecter les injonctions d’avril. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison[7].

Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleurs organisés occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Malgré l’illégalité de la grève, des enseignants, des métallurgistes, des mineurs, des journalistes, des commerçants et des infirmières s’unissent dans un même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne constitue l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[8].

Trois affiches du Front Commun de 1972 présentées lors de l’exposition d’Archives Révolutionnaires en mars 2023 au Bâtiment 7 (Photos AR).

La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine en raison de son occupation par les travailleur·euse·s. Les ouvriers de la construction, rejoints par les mineurs puis les métallos de toute la Côte-Nord, se joignent au mouvement de grève. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles et un groupe de syndiqués prend le contrôle de la radio locale[9]. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s rassemblé·e·s devant le palais de justice affrontent les policiers. Ceux-ci, incapable de contenir les grévistes, sont forcés de se barricader, tandis que les travailleur·euse·s proclament la ville « sous contrôle ouvrier » ! L’euphorie est de courte durée : au cours de la manifestation, un citoyen anti-grève percute la foule avec sa voiture, blessant plus de 40 personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force est rapidement inversé. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et reprend le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.

Le Front commun dans son ensemble se désagrège progressivement, des scissions se formant au sein des centrales syndicales, donnant notamment naissance à la Centrale des syndicats démocratiques (CSD) qui rejette les orientations radicales de la CSN. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, reprend le contrôle des évènements et impose, à l’été et à l’automne, une série de conventions négociées par secteur. Le Front commun se termine ainsi dans l’amertume. Au lendemain des évènements de 1972, un constat s’impose : les centrales syndicales n’ont pas su dépasser les limites imposées par la légalité bourgeoise ni aller au-delà du modèle de la négociation des conditions de travail[10]. Alors que les centrales optent pour le repli devant les menaces légales, elles sont dépassées par une base ouvrière combative qui refuse le retour au travail dans plusieurs villes du Québec, ce qui s’exprime en particulier lors des affrontements de mai. Ces mobilisations autonomes ont montré aux travailleur·euse·s qu’ils et elles peuvent s’organiser par eux-mêmes, en créant leurs propres groupes et en menant leurs propres actions.

Le Front commun a démontré aux travailleur·euse·s en lutte « la nécessité de la solidarité ouvrière, la nécessité de l’unité syndicale, la nécessité de la démocratisation des structures syndicales, la conscience de la nature et du rôle de l’État pro-monopoliste et pro-impérialiste[11] ». L’idée d’un mouvement populaire de masse qui place les travailleur·euse·s au cœur de l’action fait son chemin dans l’imaginaire militant[12]. Bien sûr, cette voie radicale est contrebalancée par celles et ceux qui restent attachés au syndicalisme traditionnel ou au Parti Québécois, deux options étapistes et considérées comme plus réalistes pour donner un certain pouvoir aux classes populaires dans la société québécoise[13]. Mais la table est mise pour une séquence particulièrement puissante des luttes populaires.

Rassemblement du Front Commun au Forum de Montréal le 7 mars 1972 (Source : Archives de la CSN).

1972-1975. Luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste

« Comme on se battait contre les boss, c’était logique de se battre aussi contre le système qui permet aux boss de nous exploiter. Gagner une grève ça n’empêche pas les boss de venir gruger, avec l’inflation d’un bord, ce qu’ils sont forcés de nous donner en augmentation de l’autre bord… »

La solidarité des gars de Firestone égale victoire (1974)

Les années 1970 sont marquées par les grèves et l’activité intense des mouvements ouvriers. Le Front commun a permis, pour une partie des militant·e·s syndicaux·ales et d’extrême gauche, de figurer une recomposition plus radicale du mouvement, au-delà des syndicats[14]. Malgré son ampleur, le Front commun est perçu par certain·e·s comme un échec pour ce qui a trait aux revendications immédiates[15]. De plus, le mouvement a été incapable de se poursuivre pleinement sur le terrain politique. En conséquence, dans les villes de Montréal, Sept-Îles, Joliette ou Saint-Jérôme, se développe un mouvement ouvrier qui se veut plus indépendant des grandes centrales syndicales tout comme des partis politiques. Les Comités d’action politique et les groupes d’extrême gauche se reconfigurent, en adoptant de plus en plus une perspective marxiste-léniniste. Ces groupes de travailleur·euse·s en lutte avancent le projet d’un Québec socialiste et capable de s’autodéterminer, en s’inspirant du mouvement anti-impérialiste mondial. La révolution ne viendra pas d’en haut : elle sera faite par les masses, par la classe ouvrière auto-organisée au sein des lieux de travail et de la communauté.

Les années de grèves (1973-1975)

Les années 1970 au Québec sont marquées par de nombreuses grèves et une affirmation des revendications ouvrières dans le secteur public comme privé[16]. La plupart des travailleur·euse·s se battent contre des multinationales américaines qui sous-paient leurs employé·e·s, répriment ceux et celles qui tentent d’y instaurer des syndicats ou refusent la formule Rand. À partir de 1973, le contexte économique est, de plus, marqué par une période de « stagflation » : la croissance stagne et les emplois se font plus rares, tandis que les prix augmentent. Le salaire réel moyen est à la baisse et le chômage augmente[17]. Nombre de travailleur·euse·s luttent pour leurs conditions de vie, tout en mettant de l’avant des propositions politiques. Au cours de ces grèves, les travailleur·euse·s produisent des journaux et se lient avec des groupes politiques qui les soutiennent.

Au printemps 1973, la ville de Joliette est le théâtre de deux grèves très dures. En mars, les 315 travailleurs de l’usine Firestone Tire and Rubber débraient afin de négocier une nouvelle convention collective[18]. Au Québec, ce géant du caoutchouc emploie une main-d’œuvre qualifiée, mais lui offre un salaire beaucoup plus bas qu’en Ontario ou aux États-Unis. Ce sont des ouvriers radicaux de l’usine qui poussent pour la grève, dépassant leur propre syndicat jugé trop mou. Ils créent le Comité des 30 pour organiser la négociation : ils exigent une augmentation salariale, de travailler en français, une limitation du temps supplémentaire, la sécurité d’emploi et l’extension du droit de grief. Le comité offre des formations aux ouvriers en grève ainsi qu’à leur famille et organise un boycottage pour mettre de la pression sur l’entreprise. Fait notable, les femmes des grévistes organisent aussi des formations afin d’expliquer le conflit en cours et s’organisent en tant que femmes de grévistes sur la base de leurs propres problèmes[19]. Des groupes militants de l’extérieurs supportent les grévistes et les aident à se former politiquement, tout en maintenant la liaison avec d’autres camarades en lutte à Joliette, notamment ceux de la Consolidated Textile, de Joliette-Construction et de la Canadian Gypsum[20].

En mai 1973, les ouvriers de la Canadian Gypsum déclenchent une grève[21]. Ces travailleurs font face à une administration anti-syndicale qui refuse – en toute illégalité – la formule Rand. L’administration américaine, intransigeante, utilise la violence ainsi que des briseurs de grève afin de stopper le mouvement. Cette grève de 21 mois est racontée dans le film Debout face au mépris (2017) produit par le collectif Ferrisson[22]. Des comités de solidarité se forment dans plusieurs villes, tandis que les grévistes font appel à des groupes politiques pour se former[23]. Ce printemps-là est marqué par de nombreuses manifestations de solidarité avec les grévistes à Joliette, dont la manifestation du 11 juin qui rassemble quelque 2 500 personnes[24].

À gauche, manifestation du 1er mai 1974 à Joliette. Au centre, manifestation du 1er mai 1970 à Montréal (Pierre Gaudard, Musée des Beaux-Arts du Canada). À droite, une altercation avec la police lors de la grève d’United Aircraft, à Longueuil en 1975.

En septembre 1973, les 750 ouvriers de la Canadian Steel Foundries de Montréal déclenchent une grève illégale suite au congédiement de deux de leurs collègues qui avaient soulevé les problèmes de santé et de sécurité auxquels faisaient face les travailleurs[25]. Environ 17 % des employés de la Canadian Steel étaient atteints de silicose. Ce fait est découvert lorsque deux militants du CAP Saint-Jacques, établis dans ce milieu pour y mener du travail politique, font massivement passer des tests aux ouvriers de l’usine réputée pour ses mauvaises conditions de travail[26]. La grève est menée à l’initiative du Comité de travailleurs de la Steel, un groupe autonome qui s’organise depuis décembre 1972 à l’extérieur du syndicat local des Métallos. Le comité s’oppose à la gestion conciliatrice du syndicat et mène sa grève avec des objectifs politiques plus larges, ce qui déplaît au syndicat qui tente de briser leur lutte[27]. Suite à la grève, les militants du CAP sont mis à pied par la direction, mais leur travail politique a donné lieu à la création du journal d’usine À nous la parole.

En novembre 1973, 40 travailleurs de l’usine Shellcast, une entreprise de métallurgie de Montréal-Nord qui fabrique des pièces pour l’industrie aéronautique et électronique, font la grève pour obtenir la reconnaissance syndicale. La plupart des employés de Shellcast sont des immigrants d’origine latino-américaine, grecque et haïtienne. L’entreprise profite de leur statut précaire et du fait qu’ils n’ont pas de syndicat pour abuser d’eux. Malgré une intense mobilisation en faveur des employés de Shellcast, cette grève se termine par un échec en raison de la répression du patronat et du ministère de l’Immigration, qui intervient directement contre les grévistes.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) – Partie I

8 mai 2023, par Archives Révolutionnaires
L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique (…)

L’exposition « C’est notre lutte ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975) » s’est tenue du 24 au 27 mars 2023 au Bâtiment 7, à Montréal. Cinq ans d’effervescence politique au Québec y étaient présentées, en montrant la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. L’exposition présentait divers artéfacts tirés du fonds documentaire Robert-Demers, produits par les groupes populaires et les comités d’action politique, ainsi que de nombreux « journaux d’usine » produits par les travailleurs et les travailleuses en lutte, parfois même à la marge des syndicats.

Le présent texte est issu de la brochure qui accompagnait l’exposition. Nous tenons à remercier la succession de feu Robert Demers (1950-2020) pour la donation du fonds documentaire Robert-Demers, à partir duquel nous avons pu réaliser cette exposition et la recherche qui l’accompagne. Nous tenons aussi à remercier Marc Comby et Yves Rochon pour leur aide précieuse et pour nous avoir fourni documents, témoignages et photos. Leur contribution à notre recherche et à la réalisation de ce texte est immense.

C’EST NOTRE LUTTE ! Groupes populaires et ouvriers (1970-1975)

Partie I. Bâtir un pouvoir populaire
Introduction. Exposer les luttes du passé
Les années 1960. Le Québec en changement
1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)
1970. La Crise d’Octobre et la transformation de l’extrême gauche au Québec

Partie II. Exercer le pouvoir ouvrier
1972 : le Front commun
1972-1975 : luttes ouvrières et horizon marxiste-léniniste
Conclusion

De gauche à droite : Le Faubourg à m’lasse en 1963, un quartier populaire canadien-français du centre-sud de Montréal maintenant détruit. La construction de l’hôtel Château-Champlain et de la Place Bonaventure en 1965. Victoriatown en 1963, un quartier du sud-ouest de Montréal qui accueille les familles ouvrières irlandaises, rasé en 1964. Source : Archives de la ville de Montréal.

Introduction. Exposer les luttes du passé

De 1970 à 1975, soit la période comprise entre la Crise d’Octobre et le deuxième Front commun intersyndical (1975-1976), les groupes politiques de gauche, populaires et ouvriers québécois connaissent une reconfiguration puis une activité inouïe, dont cette exposition rend compte. Elle montre l’imbrication et la dynamique entre les comités populaires, les comités ouvriers, les organisations syndicales et les groupes révolutionnaires. Les militant·e·s naviguent alors entre les organisations qui débattent du meilleur moyen de changer le monde. Pour présenter cette vitalité, l’exposition suit un plan chrono-conceptuel, en recoupant la présentation chronologique par des ensembles thématiques : les groupes citoyens, la Crise d’Octobre, le syndicalisme puis les organisations marxistes-léninistes.

Après une mise en contexte sur le climat nationaliste et progressiste des années 1960, nous traitons de l’émergence des groupes populaires à Montréal qui se transforment en Comités d’action politiques (CAP) au début de la décennie 1970. Ces groupes qui cherchent à bâtir un pouvoir populaire vont s’organiser au sein du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal qui lie les groupes populaires et le mouvement syndical. La Crise d’Octobre marque un tournant pour ces groupes qui constatent leur fragilité face à la répression de l’État. Les groupes populaires et ouvriers doivent repenser leurs tactiques et développer une stratégie sur le long terme. Entre 1970 et 1972, les militant·e·s se concentrent sur la consolidation politique et théorique en approfondissant leur connaissance du marxisme inspiré par la Chine maoïste. Celle-ci semble proposer un socialisme anti-impérialiste et anti-bureaucratique qui pallie aux insuffisances du modèle soviétique. Parallèlement, les syndicats lancent leur premier Front commun (avril 1972), rapidement dépassé par les actions de leur base ouvrière (mai 1972). Dans les mêmes années, une myriade d’organisations socialistes se développent pour appuyer ou pour participer aux luttes des travailleur·euse·s. Plus largement, les ouvrier·ère·s commencent à s’organiser politiquement en dehors des syndicats. Au milieu des années 1970, une partie du mouvement ouvrier choisit de s’organiser dans des groupes marxistes-léninistes (révolutionnaires) ou dans le Parti Québécois (PQ, réformiste), deux options aux antipodes.

Ce travail se veut un panorama qui ne prétend pas rendre compte de l’entièreté des groupes et activités de la période. Il a pour but de présenter une certaine dynamique à l’œuvre : celle qui animait les groupes populaires et ouvriers.

De gauche à droite : L’intersection des rues Peel et Sainte-Catherine en 1968 (Source : Archives de la ville de Montréal). Une statue de la reine Victoria, dynamitée par le Front de libération du Québec (FLQ) à l’été 1963 (Source : Globe and Mail).

Les années 1960. Le Québec en changement

Avec l’élection du Parti libéral de Jean Lesage en juin 1960, une nouvelle ère de réformes économiques, politiques et sociales s’ouvre au Québec. Lesage souhaite dépasser le laissez-faire économique de son prédécesseur Maurice Duplessis et entreprend de grands projets afin de rendre le Québec semblable aux autres économies modernes de l’Amérique et de l’Europe. La province est laïcisée et la santé comme l’éducation sont étatisées, à la suite de quoi les réseaux des polyvalentes et des cégeps sont mis en place. Le gouvernement intervient dans l’économie par le biais des sociétés d’État et la fondation d’institutions comme la Caisse de dépôt et placement du Québec. Ces réformes s’accompagnent de la montée des luttes pour les droits civiques – avec des gains notamment pour les femmes et la classe ouvrière – et du mouvement indépendantiste.

En septembre 1960, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) est formé. En 1962, il lance le journal L’Indépendance (1962-1968), puis devient un parti politique en mars 1963. Le RIN propose une souveraineté à gauche, qu’il souhaite obtenir par la voie électorale. Rapidement, une extrême gauche indépendantiste se forme à l’initiative des membres les plus radicaux du RIN : c’est la naissance du Front de libération du Québec (FLQ). Entre 1963 et 1972, ce groupe pluriel commet plusieurs attentats à la bombe ainsi que d’autres actions armées révolutionnaires. Dans la foulée de Mai 68 en France, un grand mouvement étudiant de tendance libertaire se constitue dans la province. Face à l’insuffisance des réformes libérales, les luttes ouvrières et les grèves dans la fonction publique se multiplient dès les années 1960.

Les luttes pour l’indépendance, les droits civiques et de meilleures conditions de travail s’entremêlent au cours de la décennie dans un mouvement contestataire marqué par de grandes manifestations et des émeutes, comme celles de la Saint-Jean-Baptiste en 1968 et en 1969. Par contre, les organisations qui animent ce mouvement durent seulement quelques mois, tout au plus quelques années. Le Mouvement de libération populaire (MLP, 1965-1966) puis le Front de libération populaire (FLP, 1968-1970), qui publie le journal La Masse, sont au cœur de ces luttes. Le ralentissement des réformes étatiques à partir de 1966-1967[1] n’entraîne pas une diminution des luttes populaires. Au contraire, celles-ci continuent dans une opposition de plus en plus marquée face à l’État québécois maintenant dominé par une « bourgeoisie nationale » qui tente de s’affirmer.

De gauche à droite : L’Indépendance, journal du RIN. Publications diverses, dont le manifeste du P’tit Québec Libre, une commune révolutionnaire indpendantiste dans les Cantons-de-l’est. La Cognée, organe du FLQ.

1969-1972. Les Comités d’action politique (CAP) et le Front d’action politique (FRAP)

« Le FRAP est dans la lignée des nombreux groupes citoyens qui, depuis 1963, se sont attaqués dans leurs quartiers respectifs à des problèmes précis (équipement scolaire dans Saint-Henri, clinique médicale dans Saint-Jacques, etc.). Peu à peu, cependant, l’absence de pensée politique et l’insuffisance des moyens de lutte et de regroupement ont amené ces comités à se regrouper dans un front commun, le FRAP, où ils ne se contenteront plus de critiquer le pouvoir, mais où ils tenteront de l’exercer. »

Les salariés au pouvoir !, programme du FRAP, 1970

Au début des années 1960, dans plusieurs quartiers de Montréal ainsi qu’à Québec, Sherbrooke et Hull, des comités de citoyens se développent dans les communautés les plus pauvres. À l’époque, près de 38 % de la population de la ville de Montréal vit « soit dans la misère, dans un état de pauvreté ou dans la privation[2] ». Alors que la ville est composée à 75 % de locataires, les grands projets d’infrastructures et de modernisation de la ville impulsés par le maire Jean Drapeau entraînent une destruction massive de logements dans les quartiers populaires[3]. La spéculation foncière et l’absence de plan de développement cohérent contribuent à accentuer les problèmes de logement. Pour faire face aux enjeux d’habitation, d’éducation et de santé, des animateurs sociaux lancent des projets de mobilisation citoyenne dans les quartiers défavorisés, en s’adressant principalement aux chômeur·euse·s et aux assisté·e·s sociaux·ale·s[4].

Les Comités citoyens et les Comités d’action politique

À Montréal, des comités de citoyens sont créés dans les quartiers de Saint-Henri, Pointe-Saint-Charles ou Saint-Jacques, inspirés par le principe d’organisation communautaire du sociologue américain Saul Alinsky. Les comités encouragent l’auto-organisation des habitant·e·s des quartiers populaires afin qu’il·le·s puissent prendre en charge leurs problèmes. De 1963 à 1968, une vingtaine de comités de citoyens se constituent dans la région de Montréal pour revendiquer l’ouverture de nouvelles écoles et de cliniques, ou pour s’opposer aux expropriations[5]. Ces associations regroupent des travailleur·euse·s salarié·e·s et des chômeur·euse·s qui veulent participer aux décisions concernant les aménagements et les services dans leur quartier[6].

Confrontés à des administrations récalcitrantes, les comités se politisent rapidement[7]. Le 19 mai 1968, plus de 20 comités de citoyens du Québec se rencontrent pour discuter des limites de leurs actions et leurs nouveaux objectifs. L’assemblée affirme :

  1. Nous avons tous les mêmes grands problèmes
  2. Nous devons sortir de l’isolement et de l’esprit de clocher
  3. Les gouvernements doivent devenir nos gouvernements
  4. Nous n’avons plus le choix, il nous faut passer à l’action politique[8]

À partir de ce moment, les comités citoyens s’orientent vers des perspectives plus clairement sociales-démocrates et mettent sur pied des projets autonomes s’adressant à l’ensemble de la population. Le but est de lier les travailleur·euse·s présent·e·s dans les quartiers ouvriers comme Rosemont ou Hochelaga-Maisonneuve et les chômeur·euse·s majoritaires dans les quartiers populaires de Saint-Henri ou de Saint-Jacques[9]. L’appellation de « comité de citoyens » est abandonnée au profit de celle de « groupes populaires » ou « comité de travailleurs ». C’est le cas du Comité des citoyens de Mercier qui devient le Comité des travailleurs de Mercier à l’été 1970. Certains groupes deviennent des « comités d’action politique » (CAP). Cette appellation s’inspire directement d’une initiative de la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui souhaite étendre son action au-delà de la négociation des conventions collectives en créant des comités d’action politique dans divers quartiers[10]. Les CAP et les groupes populaires se multiplient dans les années suivantes et deviennent la pierre de touche de l’organisation populaire et ouvrière au Québec.

De gauche à droite : Groupe de citoyens en faveur de l’implantation d’une clinique communautaire, réunis au St-Columba’s Hall dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal (Source : BAnQ Vieux-Montréal, Fonds Armour Landry). Rassemblement de citoyens de la Petite-Bourgogne, expulsés de leurs logements alors que leur quartier s’apprête à être rasé (Source: Archives de la Ville de Montréal). Manifestation du Comité de citoyens de Milton Parc (Source : Mémoire des montréalais).

La construction de l’autonomie citoyenne

Un des premiers projets communautaires d’envergure est la Clinique des citoyens de Saint-Jacques qui ouvre ses portes le 28 octobre 1968, au 1764 rue Saint-Christophe à Montréal[11]. La clinique, organisée par les citoyen·ne·s du quartier en collaboration avec des médecins bénévoles, offre des services gratuits aux habitant·e·s du quartier, un des plus pauvres de Montréal, dans un contexte où l’assurance maladie n’existe pas encore[12]. La clinique autogérée veut briser le rapport de pouvoir entre les soignant·e·s et les soigné·e·s. Les décisions sont prises par consensus et les médecins doivent accomplir plusieurs tâches afférentes, comme laver les planchers. En contrepartie, les citoyen·ne·s sont impliqué·e·s dans le fonctionnement de la clinique et accomplissent certaines tâches habituellement réservées au personnel spécialisé. La médecine, jusqu’alors réservée aux élites, se démocratise. Les docteurs de la clinique se perçoivent comme de simples travailleurs dont la fonction est de soigner les gens, à l’image des mécaniciens dont la fonction est de réparer les voitures[13]. Bientôt, la clinique ouvre une Maison des citoyens qui accueille le Comité des citoyens de Saint-Jacques[14]. Peu après, une autre clinique est créée dans le quartier Saint-Henri. Des centres d’aide légale, comme la Clinique Pointe-Saint-Charles ou la Clinique Saint-Louis, ouvrent leurs portes vers 1970[15]. En 1971, cinq cliniques communautaires du genre existent à Montréal et on en retrouve aussi à Québec, Sherbrooke et Hull.

On compte, parmi les diverses initiatives mises sur pied au tournant des années 1970 des « maisons du chômeur », des coopératives d’alimentation, des associations de locataires, des garderies, etc. Les comités d’action politique et les groupes populaires s’intéressent à la plupart des enjeux qui touchent la vie quotidienne matérielle des classes populaires, tout en appuyant sporadiquement des groupes de travailleur·euse·s en grève[16]. En créant ces institutions en toute autonomie, les communautés rompent avec la simple revendication : elles se donnent les services dont elles ont besoin. Elles passent de l’impuissance à l’action. Ces comités poursuivent leur travail tout au long des années 1970, avec des perspectives plus ou moins radicales selon les cas.

À gauche : un dessin représentant les cliniques populaires qui se multiplient à Montréal dans les années 1970 (Solidaire, no.5, sept 1973, photo par Archives Révolutionnaires). À droite : à l’intérieur de la Clinique Saint-Jacques, qui reste en activité jusqu’aux années 1980 (Bulletin populaire, vol.4, no.10, 15 mai 1975).

Le Front d’action politique (FRAP)

En 1970, les groupes populaires et des syndicalistes s’unissent pour créer un parti municipal à Montréal : le Front d’action politique (FRAP). Les premiers cherchent à s’allier pour augmenter leur capacité d’action, alors que les seconds prennent acte de l’ébullition dans le domaine social. Les centrales syndicales cherchent à élargir leur champ d’action au-delà de la défense des droits des travailleur·euse·s dans les entreprises. Alors que les luttes sociales prennent de plus en plus d’importance, les grandes centrales (CSN, FTQ, CEQ[17]) critiquent l’État et le capitalisme. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats souhaitent devenir les véhicules à travers lesquels les travailleur·euse·s construisent leur pouvoir politique et économique. C’est l’idée du « deuxième front » développée par la CSN.

Cette nouvelle conception est présentée au congrès de la CSN d’octobre 1968 par Marcel Pepin, alors président, dans son rapport intitulé Le deuxième front. Il vise à ce que les travailleur·euse·s, par l’entremise de leurs syndicats, prennent en charge l’entièreté des questions sociales et politiques. Si les syndicats assurent l’ordre dans les entreprises – par la négociation des conditions de travail et des salaires – ils n’ont pratiquement aucun pouvoir à l’extérieur des usines et des shops[18].Cette ouverture aux questions sociales hors des lieux de travail se concrétise dans la participation de militants de la CSN à la création de plusieurs Comités d’action politique (CAP) et de groupements citoyens.

Les groupes populaires de Montréal, quant à eux, sont conscients qu’en restant désunis et en travaillant chacun sur leurs enjeux spécifiques, ils limitent leur capacité d’action. Ils décident donc de se fédérer et de s’allier avec les syndicalistes du « deuxième front ». Tous ont la volonté de prendre en charge les problèmes de la vie quotidienne des travailleurs et des travailleuses, de promouvoir une démocratie par le bas et de construire sur le long terme le pouvoir des salarié·e·s. Les colloques régionaux intersyndicaux d’avril et de mai 1970 cristallisent la volonté de fonder un parti politique comme moyen d’expression et d’action permanent pour les militant·e·s[19]. En mai 1970, le Front d’action politique (FRAP) est créé. Il rassemble des militant·e·s de gauche, des syndicalistes et des membres des groupes populaires[20]. Pour ses dirigeants, ce parti municipal est la première étape qui doit mener à la création d’une organisation politique à l’échelle du Québec. Le premier congrès du FRAP se tient en août 1970 et rassemble près de 400 membres. Fait notable, si le FRAP est un parti montréalais, son projet suscite l’intérêt de plusieurs organisations d’autres villes au Québec : le Mouvement des locataires de Québec, les comités des citoyens de Saint-Sauveur et de Saint-Jean-Baptiste, le Comité anti-pauvreté de la Rive-Sud de Montréal et le comité ouvrier de Saint-Jérôme sont notamment présents au congrès[21].

Le FRAP agit comme organe de coordination des différents groupes qui décident de leurs orientations et de leurs priorités organisationnelles en congrès. L’objectif est de construire un « pouvoir populaire[22] », soit une « véritable démocratie économique et politique[23] ». La lutte au niveau municipal est une première étape qui a l’avantage d’être à « échelle humaine[24] ». Alors que la politique est dominée par les intérêts du grand capital, les travailleur·euse·s sont toujours à risque de perdre leurs acquis. Le logement est aux mains de spéculateurs immobiliers et de firmes, la culture et l’information sont dominées par les grandes entreprises médiatiques, tandis que tout le domaine de la consommation est soumis à l’entreprise privée. En lutte sur trois fronts (la politique, le travail et la consommation), le parti propose dans son programme Les salariés au pouvoir ! (1970) une série de réformes structurelles : refonte de l’administration municipale, instauration d’un contrôle des loyers, création de cliniques populaires cogérées par les habitant·e·s des quartiers et les travailleur·euse·s de la santé, mesures favorisant l’extension du mouvement coopératif, etc.[25] Si le FRAP ne se dit pas socialiste, il est par contre résolument critique du capitalisme[26]. D’ailleurs, son projet motive les classes populaires, alors que 35 % des membres du FRAP à sa fondation sont des ouvriers spécialisés, des techniciens ou des travailleurs non qualifiés ; les ménagères représentant 4 % des membres[27].

Au moment où paraît le programme du FRAP, le parti coalise quatorze CAP. Parmi eux, les CAP de Saint-Henri, Sainte-Anne, Saint-Louis, Saint-Jacques, Papineau, Maisonneuve, Saint-Édouard, Villeray, Rosemont, Ahuntsic et Mercier[28]. Six des CAP qui composent le FRAP sont des organisations qui existaient avant la création du parti, alors que les autres sont créés expressément en vue des élections municipales d’octobre 1970[29]. Le FRAP est alors très populaire. Le nombre d’adhérents passe de 600 en août 1970 à près de 1 100 en octobre[30]. Ce mouvement d’enthousiasme est stoppé net par un évènement majeur qui ébranle tout le Québec : la Crise d’Octobre et l’invasion de la province par l’armée canadienne.

SÉPARATION ÷ 2 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

1er mai 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles, dont Transnational 1968 (créée en 2018) et l’exposition ci-dessous.

L’exposition Séparation ÷ 2 (créée en 2016) se veut une réflexion historique et théorique sur deux séparatismes présents au Québec, celui des francophones et celui des peuples autochtones. Ces deux mouvements, parfois parallèles, parfois en chassés-croisés, parfois en confrontation, éclairent l’histoire des luttes d’ici. La présente version de l’exposition est légèrement modifiée en regard de l’évolution de nos recherches dans les dernières années.

SÉPARATION ÷ 2


De deux séparatismes, l’un : blanc-bec du Québec, qui de tricoté serré en terroir, s’en va en beau joual vert, frustré qu’il est d’un pays pour le monde, jusqu’à ravir des ministres et les asseoir en coffre de chars.

Et l’autre : anishinabé ou onkwehonwe, peuples premiers, décimés par intoxication, spoliation et acculturation, mais d’autant plus résolus à reprendre leur dû sur l’île de la Tortue, de blocages de sentiers en caporaux Lemay.

À partir de documents d’époque, le collectif Anarchives met côte à côte, face à face et dos à dos ces séparations divisées qui mettent à mal l’unité nationale.


LIEUX COMMUNS

Québec

Le séparatisme québécois se sépare, entre autres, sur la question de la séparabilité du territoire. D’un côté, la tendance électorale, d’abord incarnée par le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) puis par le Parti Québécois (PQ), s’inspire du centralisme français, contre l’esprit « communautariste » du Commonwealth britannique. Le basculement du centre de gravité idéologique sur la métropole parisienne entraîne ce souverainisme québécois à reprendre pour son compte la devise d’une nation indivisible, en cela farouchement opposée à toute séparation ultérieure.

D’un autre côté, par contre, il y a eu tous ces groupes qui ont refusé de remettre la souveraineté aux mains de l’éventuelle fondation d’une république constituante, préférant une réalisation immédiate de l’indépendance dans une perspective révolutionnaire et socialiste, avec les moyens du bord. Le FLQ, notamment, dans le cadre sa campagne de l’été 1970 pour sortir le séparatisme de son isolement insulaire à Montréal, a réalisé une véritable extension tentaculaire d’espaces sécessionnistes, que ce soit à la ferme du Petit Québec libre (Cantons-de-l’Est), à la Maison du pêcheur (Gaspésie) ou dans une myriade d’autres lieux collectifs parsemés sur le territoire.

Ces espaces servaient à la fois de points de contact et de propagande auprès des populations défavorisées par l’économie coloniale, et de lieux de rassemblement pour toute une jeunesse effervescente, en quête de subversion festive. Les Comités d’action politique (CAP), qui s’étaient installés dans une bonne partie des quartiers de Montréal, visant la prise de territoires et de ses leviers économiques et sociaux, étaient aussi liés aux « communes révolutionnaires » des campagnes.

Après la Crise d’octobre 1970, la répression des zones de luttes qui s’étaient créés autant en milieu rural qu’en zone urbaine laisse place à l’éclosion d’un vaste réseau de communes, où le partage de moyens matériels et économiques se perpétue, dans une ambiance néanmoins résolument convertie de la politique indépendantiste à la sous-culture hippie. Sur un autre plan, le mouvement se réorganise selon des perspectives socialistes, dans les syndicats ou des organisations marxistes-léninistes.

Le Petit Québec libre, Manifeste, 1970. 

En 1970, le Quatuor de jazz libre du Québec acquiert, via les réseaux felquistes, une ferme dans les Cantons-de-l’Est qui devient le lieu de rencontres foisonnantes entre politique et contre-culture, jusqu’à ce que la Gendarmerie royale du Canada (GRC) y provoque un incendie en 1972.

Communes dans Lanaudière. Extrait de la revue Mainmise, été 1978. 

Le mouvement des communes et des coopératives prend son essor dans les années 1970, constituant un véritable réseau de vie collective à la campagne. Ce réseau, de plus en plus contre-culturel, existe en parallèle des organisations politiques classiques.

Maison du pêcheur. Photographie, été 1969, Percé.

Lancée par des militants du FLQ – dont on distingue Paul Rose en avant plan – l’expérience tumultueuse de la Maison du pêcheur est marquée par le lien avec les travailleurs et les jeunes de la Gaspésie, mais fait face aux attaques de la police et de riches propriétaires de campings dans les environs. En se rapprochant des pêcheurs gaspésiens, elle visait à exporter la Révolution hors de Montréal.

Le Village du Carré Saint-Louis. Couverture, vol.2, no.1, 11 mars 1970

La population étudiante contestataire du Montréal d’alors se concentre beaucoup dans le quartier du carré Saint-Louis, haut lieu de la vente de drogue. Un bulletin bimensuel sera produit pour donner des nouvelles de la vie du quartier, à l’imprimerie du coin. On y parle politique, indépendance et contre-culture.

Autochtones

Du point de vue autochtone, la question du territoire implique un conflit fondamental avec la conception européenne d’une souveraineté nationale délimitée par des frontières étanches. Parmi les centaines de peuples qui vivaient, souvent de manière nomade, sur l’île de la Tortue, l’identité était partagée entre une appellation générique comme « êtres humains » (onkwehonwe en langue iroquoienne et anishinabe en algonquin) et un nom directement lié au territoire (Kanienke’haka pour « ceux de la terre du silex », Onöndowága pour « ceux des collines », etc.). Ainsi ces peuples entretenaient un rapport distinct aux territoires, tout en ayant une conception différenciée de celle des Européens quant à la propriété privée. Dès leur arrivée, les Européens tentent de remplacer ces appellations territoriales par des noms propres de nations, divisant les Anishinabés en une multitude de races, Outaouais, Potawatomis, Mississaugas, Ojibwés, etc. – et tirent avantage des différends entre peuples, les entremêlant aux conflits entre les empires coloniaux.

C’est pourquoi la résistance autochtone a souvent pris la forme d’une transgression des frontières dessinées par les empires européens, notamment par la pratique de l’occupation et la réappropriation de terres. Depuis l’occupation du parc national de la Pointe-Pelée en 1922, les Premières nations n’ont jamais cessé d’appuyer, voire de réaliser leurs revendications territoriales par des prises de territoire.

En 1969, l’occupation du pont frontalier d’Akwesasne, réserve mohawk stratégiquement divisée entre les États-Unis, le Québec et l’Ontario, a lancé le mouvement séparatiste iroquois sur une stratégie autonomiste qui aboutira à la reprise, armes à la main, d’un vaste camp de vacances abandonné à Moss Lake, dans l’État de New-York, en 1974. Rebaptisée Ganienkeh, cette terre sera déclarée territoire indépendant auprès des Nations Unies, au prix de grandes tensions avec des groupes suprématistes blancs locaux, dont des échanges de coups de feu. Cela n’empêchera cependant pas Ganienkeh de continuer à exister jusqu’à nos jours.

De l’occupation du Anishinabe Park par l’Ojibway Warrior Society en 1974 au blocage du développement immobilier à Caledonia, près de la réserve de Six Nations, en 2006, en passant par les crises d’Oka, Ipperwash ou Gustafsen Lake, c’est toujours la question de l’appropriation et de l’usage du territoire qui est en litige dans les affrontements les plus tendus avec la police coloniale.

Anishinabe Park. Kenora, Ontario, 1974. 

En juillet 1974, l’Ojibway Warrior Society entreprend une occupation dans le parc Anishinabe, qui avait été vendu à la ville de Kenora par le gouvernement fédéral sans le consentement des Autochtones, en 1959. Pour près d’un mois, plus de 150 Autochtones, dont plusieurs armés de fusils et de bombes artisanales, affrontent les forces coloniales.

Defend, support Ganienkeh. Affiche pour une campagne internationale de dons, 1974. 

La réappropriation d’un ancien camp de vacances pour filles fortunées, près de Moss Lake dans l’État de New-York, attire des centaines de Mohawks pour refaire leur vie dans un cadre traditionnel. Au début des années 1980, des négociations avec le gouverneur de l’État, Mario Cuomo, mèneront les Mohawks à obtenir une autre terre près de Plattsburgh.

Ganienkeh Manifesto. Manifeste adressé à l’ONU, 1974. 

Si les gouvernements coloniaux font tout pour oublier l’illégalité de leur vol des terres autochtones, ces derniers s’adressent souvent aux instances internationales pour faire reconnaître leurs droits ancestraux.

Occupation du Bureau des affaires indiennes, à Washington. Photo, 1972. 

Après avoir fait le tour des États-Unis dans le cadre du Trail of Broken Treaties, un groupe d’environ 500 Autochtones de l’American Indian Movement (AIM) se rassemble au Bureau of Indian Affairs, dans la capitale américaine. Ils y resteront plus d’une semaine, causant près d’un million de dollars en dommages.

Caledonia. Photo, 2006.

La construction d’un important développement immobilier à Caledonia, sur des terres réclamées par la réserve de Six Nations, près de Brantford, en Ontario, cause une gronde immense. Un appel est lancé pour occuper le terrain contesté, et des milliers d’Autochtones érigent des barricades. Après de violents affrontements, le projet est abandonné.

Occupation du pont frontalier international d’Akwesasne, 1968. Images tirées du film You are on Indian Land, de Micheal Kanentakeron Mitchell, 1969, ONF. 

La réserve d’Akwesasne, Saint-Régis de son nom colonial, est divisée entre le Québec, l’Ontario et les États-Unis, ce qui complique grandement les déplacements de ses résidents. En 1969, ils ont entrepris le bloquer son pont frontalier, relançant une intense vague de contestation dans les territoires mohawks.

RESSOURCES INHUMAINES

Québec

C’est bien connu, la résurgence du souverainisme québécois coïncide avec l’entreprise de rénovation institutionnelle, politique, culturelle et économique qu’on appelle la Révolution tranquille. Ce projet, à l’origine, lie largement l’intelligentsia progressiste, comme en témoigne la proximité de certaines figures-clés du mouvement souverainiste et libéral au début des années 1960 – le felquiste Pierre Vallières et le futur premier ministre Pierre Elliot Trudeau écrivant tous deux dans la revue Cité Libre –, mais leur relation était à l’origine des plus ambiguës. L’insistance, en l’espèce, de la revue Parti Pris sur la nécessité de laïciser l’État québécois la positionne dans une alliance de fait avec les colombes du parti libéral, dressés tous deux contre le clergé conservateur. Mais la question du séparatisme aura tôt fait de les repousser aux antipodes de l’échiquier politique. Une certaine tendance, dans les années 1960, à concevoir le rattrapage du Québec à l’égard des autres pays occidentaux comme un passage obligé, a cependant continué de réunir les grands partis politiques (Union nationale, Parti libéral, Parti québécois), quitte à entrer en conflit avec les populations autochtones.

Ce phénomène relève du caractère développementaliste commun aux nationalismes québécois et au libéralisme canadien, à une époque où la critique de la société industrielle restait très minoritaire. La nationalisation de l’électricité, sous le slogan « Maître chez nous ! », tout comme la réalisation de chantiers hydroélectriques massifs (Baie-James, Manic 5, etc.), s’inscrit par ailleurs dans la conception selon laquelle la modernisation est essentielle à l’émancipation (sociale et nationale). Le contentieux entre les partis semble plutôt porter sur la question de la redistribution des richesses issues de l’exploitation des ressources, alors que Maurice Duplessis n’hésitait pas à les brader aux Américains. À l’exception des quelques épisodes où le mouvement syndical – malgré l’intérêt certain qu’il portait au développement – a pu suspendre, retarder, voire saccager les infrastructures extractives (grève d’Asbestos, destruction du chantier de la Baie James en 1974), le progressisme technique a fait l’objet d’un singulier consensus au Québec, offrant aux uns comme aux autres le rêve d’un « New Deal » pouvant régler le problème de la jeunesse chômeuse excédentaire, dans la perspective du plein emploi.

Maîtres chez nous, affiche du Parti libéral, 1962. 

C’est Jean Lesage, lors de la campagne électorale de 1962, qui lance ce slogan à saveur nationaliste. La nationalisation de l’électricité est alors un enjeu majeur et le slogan réussit à associer ferveur nationale, développement et modernisation.

Projection d’un film promotionnel montrant le progrès du chantier de la Baie-James.

Annoncé par Robert Bourassa en 1971, le « projet du siècle » devait venir répondre aux problèmes du chômage et fournir en électricité les nouvelles industries. Rapidement contesté par les Cris, le projet devient l’emblème de la résistance des Autochtones du Nord.

La plus grande mine d’or au Canada. Malartic, Abitibi-Témiscamingue.

Au Québec, l’économie de régions entières tient sur l’extraction. Au cours des années 1930, dans le contexte de la crise économique, une cinquantaine de familles partent de Montréal vers l’Abitibi-Témiscamingue pour extraire les ressources – bois et minerai – de ce territoire anishinabé, bientôt rejointes par des travailleurs d’Europe de l’Est. Le Canada est le chef de file mondial dans l’industrie minière, faisant notamment des ravages dans les territoires autochtones d’Amérique latine.

(Courtoisie / Osisko)

Nouveau-Québec, La Presse, 23 mai 1912. 

En 1912, le Parlement canadien transfère le district d’Ungava à la province de Québec, après que le Dominion du Canada l’ait acheté à la compagnie de la Baie d’Hudson. Si le Québec double son territoire administratif, bien peu de Blancs s’y aventureront avant les années 1960.

Grève de l’amiante. Photo d’un camion de vivres du CTCC, 1949.

Quand la grève d’Asbestos éclate, en février 1949, les demandes sont simples : une augmentation de 15 cents de l’heure du salaire horaire et l’élimination de la poussière d’amiante sur les lieux de travail. Mais lorsque la Johns-Mansville engage des briseurs de grève, les grévistes ripostent et barrent les voies d’accès à la ville. En prônant la tempérance face aux grévistes, Pierre Elliot Trudeau lancera sa carrière politique.

Faire le plein d’emplois. Congrès de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ), 1983. 

Renouant avec le syndicalisme d’affaires et le principe de la concertation à la fin des années 1970, la FTQ lance son Fonds de solidarité en 1983. Il vise à investir dans des entreprises québécoises afin de préserver des emplois, dans le contexte de la récession. Le Fonds de solidarité est aujourd’hui un investisseur majeur dans les infrastructures extractives, détenant notamment plus de 16 % des parts du plus grand pipeline aux USA, le Colonial pipeline.

Autochtones

À bien y regarder, le développement des infrastructures représente un moyen par lequel les Européens ont pu triompher des Autochtones d’Amérique. Au prix de la mort de 90 % des Autochtones dans les premières 300 années de la colonisation, le continent s’est vu traversé par les rails, puis asphalté d’un océan à l’autre, en découvrant sur le chemin des ressources autrefois insoupçonnées. Dans le cas paradigmatique des Métis du Nord-Ouest, par exemple, l’insurrection n’a pu être matée que lorsque le chemin de fer du Grand Tronc a permis d’y acheminer une quantité suffisante de troupes canadiennes.

Or, si cette hécatombe a principalement considéré le mode de vie des indigènes d’Amérique comme un obstacle au développement capitaliste, c’est sans doute parce que celui-ci présente de profondes incompatibilités avec celui-là. Le mode de vie semi-nomade, tout particulièrement, suppose une religiosité « animiste », où les être humains doivent entretenir des échanges « diplomatiques » avec les esprits animaux afin que les proies acceptent de s’offrir à eux. D’où le caractère profondément spirituel de la résistance autochtone au développement industriel – dont la résistance au pipeline DAPL à Standing Rock offre un exemple frappant –, et qui ne cède en rien au chantage du développement.

D’un autre côté, que ce soit par leur dispersion dans des territoires éloignés voués à l’extraction ou par une stratégie coloniale consciente de division des territoires, les réserves autochtones servent souvent de point de passage pour quantité d’infrastructures. La réserve mohawk de Kahnawake, par exemple, est traversée autant par des autoroutes que la voie maritime du Saint-Laurent, des lignes haute tension, des ponts et des chemins de fer. Il n’est donc pas étonnant que la résistance indigène a tôt fait d’adopter la tactique du blocage de ces voies de communication. Le blocage représente certainement la tactique la plus répandue parmi les luttes autochtones contemporaines. Il ne se passe pas une année sans qu’un blocage de chemin forestier vienne compromettre une mine à ciel ouvert ou des coupes forestières en territoire innu, attikamekw, cri ou algonquin. Sur ces vastes terres où l’homme blanc n’apparaît que pour piller les ressources sans compter les dégâts, le spectre des résistances autochtones pèse lourd sur des infrastructures cruciales. Ainsi les Cris ont pu bloquer pendant de longues années le projet pharaonique du barrage de la Baie-James, et les Innus ont pu mettre un frein aux vols à basse altitude des chasseurs de l’OTAN en occupant le tarmac de la base militaire de Goose Bay, au Labrador. C’est que, comme le disait Karionaktajeh, le théoricien fondateur de la Mohawk Warrior Society, « davantage de technologie signifie davantage de points faibles pour les grandes puissances. »

NOS PERSPECTIVES POLITIQUES – Archives Révolutionnaires

24 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. » Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec (…)

« Les archives ne sont qu’un prolongement de la politique par d’autres moyens. »

Le collectif Archives Révolutionnaires a été créé à Montréal au printemps 2017 avec l’objectif de revisiter le passé militant pour informer les luttes actuelles. Notre choix de traiter les luttes révolutionnaires est partisan et vise à renforcer le mouvement révolutionnaire actuel grâce aux apports des générations qui nous précèdent. Notre attention se focalise d’abord sur l’histoire du Québec, le lieu où nous luttons. Le projet se déploie selon trois axes : la mission archivistique, la réflexion historique et l’arrimage avec les luttes actuelles. Au-delà du choix de notre objet de recherche, nous menons notre travail archivistique et historique avec le plus de rigueur et d’objectivité possible, selon les normes disciplinaires actuelles. Nous transmettons ensuite nos résultats aux mouvements contemporains afin d’animer une réflexion critique avec nos camarades, permettant de voir quels usages peuvent être faits de nos découvertes.

Notre travail s’inscrit dans une perspective non dogmatique : nous collectons, préservons et analysons la totalité des documents produits par les mouvements révolutionnaires, d’extrême-gauche et de gauche au Québec depuis l’Âge des Révolutions (vers 1775-1840) jusqu’à nos jours. Nous privilégions les archives liées aux mouvements communistes, socialistes et anarchistes, car elles sont généralement sous-étudiées par les grandes institutions alors même qu’elles offrent de nombreuses leçons pour les révolutionnaires aujourd’hui. Notre travail d’analyse historique se fait dans une perspective matérialiste, inspirée par Karl Marx, avec les apports de la méthode contextualiste développée par Quentin Skinner, qui cherche à comprendre un discours ou une pratique dans son contexte, sans y projeter nos propres valeurs. Par ailleurs, nous désirons informer l’ensemble des mouvements actuels se réclamant de la pensée révolutionnaire et de gauche. Nous visons à développer la réflexion commune afin d’ouvrir un horizon stratégique à même de renverser le système capitaliste et d’instaurer une société gérée par et pour le peuple, dans le respect de la dignité de toutes et de tous.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

Malgré notre volonté d’objectivité quant à notre travail archivistique et historique, il nous faut reconnaître certaines influences politiques. Notre travail et les membres de notre collectif adoptent une perspective marxiste entendue au sens large, matérialiste, anti-capitaliste et visant l’établissement d’une société sans classe. Nous sommes sensibles aux apports de divers théoriciens de la tradition marxiste (Vladimir Ilitch Lénine, Antonio Gramsci, Nikos Poulantzas, Georges Labica, etc.) ainsi qu’à de nombreux autres courants révolutionnaires, dont les conseils ouvriers, le syndicalisme révolutionnaire, la gauche maoïste, l’opéraïsme ou encore l’Autonomie italienne. La pensée anti-impérialiste demeure fondamentale pour nous dans la lutte contre le capitalisme et pour la libération des peuples, qu’elle soit communiste (Ho Chi-Minh, Fidel Castro, Black Panther Party) ou libertaire (PYD au Rojava, mouvement zapatiste).

De manière plus située, nous nous intéressons aux différents partis communistes canadiens et québécois, aux mouvements ouvriers et populaires, comme la One Big Union (OBU), aux grandes grèves des années 1930-1950, à la période socialiste des centrales syndicales québécoises, aux expériences des Comités d’action politique (CAP) ou encore aux luttes de solidarité internationale. Une conjoncture importante dans nos recherches et comme inspiration reste le mouvement ouvrier et populaire multiforme des années 1970 au Québec, avec ses groupes militants de base et ses nombreuses publications, mais aussi sa volonté stratégique d’établir un véritable mouvement révolutionnaire uni, en mesure de rompre avec le système de classe et d’instaurer un socialisme original.

Nous considérons que le capitalisme est actuellement le système le plus structurant et qu’il est responsable de la majorité des inégalités, oppressions et violences subies par les peuples du monde entier. Cela dit, nous restons sensibles aux jonctions entre oppressions de classe, de race et de sexe. Dans la continuité des pensées de Claudia Jones, d’Angela Davis ou de Québécoises Deboutte !, nous tentons de saisir la complexité des rapports sociaux de domination pour trouver des moyens de les dépasser. Nous accordons aussi une large place dans nos recherches archivistiques et historiques aux groupes ayant subi un faisceau d’oppressions interreliées, en privilégiant les expériences révolutionnaires à même d’enrichir les luttes contemporaines.

En raison du conflit idéologique qui se joue entre les tenants du libéralisme-capitalisme et les militant-e-s révolutionnaires, nous faisons usage de différents corpus sociologiques et « culturels » à même de nous outiller. Nous nous inspirons de la pensée d’Antonio Gramsci pour comprendre la guerre de positions qui se joue actuellement, et pour travailler à la construction d’une contre-hégémonie. Ainsi, notre travail se veut un apport, par l’entremise de l’histoire, à la (re)construction d’une conscience de classe devant supporter une action révolutionnaire à venir. Nous croyons que la pensée gramscienne permet de figurer une organisation révolutionnaire pertinente grâce à l’arrimage qu’elle propose entre le travail intellectuel et le travail militant. La pensée de Pierre Bourdieu nous sert aussi pour comprendre le fonctionnement des structures sociales actuelles et la manière dont il est possible de les saper. Enfin, nous nous appuyons sur différentes revues québécoises, notamment Chroniques (1975-1978), qui ont tenté dans les années 1970 de comprendre le rôle de la culture dans la domination bourgeoise.

Au regard de la crise climatique provoquée par le capitalisme, nous sommes sensibles à la pensée écologiste radicale des cinquante dernières années. Nous nous inspirons d’André Gorz, de l’écomarxisme et de la pensée critique de la technologie. Pourtant, notre critique de la technologie n’est pas un rejet de la technique : nous critiquons la manière dont certaines techniques et technologies ont été mises en forme par le capitalisme, les rendant ainsi aliénantes pour les travailleuses et les travailleurs. Dans la mesure où une technologie n’est ni destructrice pour la nature ni aliénante pour les humains, et qu’elle procure un meilleur niveau de vie, nous y sommes favorables. Notre pensée politique globale répond d’ailleurs à cet impératif : la création d’un monde écologiquement viable, à même de supporter une société non aliénante.

Nous souhaitons le développement d’une société réellement démocratique, gérée par et pour le peuple à tous les niveaux. Nous voulons que les enjeux relatifs à une rue soient pris en charge par les habitant-e-s concerné-e-s, et que toutes et tous puissent participer aux décisions globales affectant leur province ou leur pays. Une telle démocratie ne s’oppose pas à une certaine représentativité, accompagnée de la redevabilité et de la révocabilité. Cette société doit garantir une égalité réelle entre toutes et tous, économiquement, politiquement et en dignité. L’ensemble des personnes égales pourra gérer la production socialisée et les structures politiques afin que toutes et tous jouissent d’un niveau de vie acceptable. Enfin, un travail et des activités épanouissantes devront être fournis à chaque personne, dans un cadre écologique.

De manière générale, nous essayons d’articuler une pensée scientifique dans nos travaux avec une sensibilité pour les traditions nommées qui peuvent selon nous inspirer les mouvements actuels et les aider à gagner en puissance puis à triompher. Nous devons prendre au sérieux notre passé, grâce à une pratique matérialiste rigoureuse, afin de nous (re)constituer en tant que force révolutionnaire pour atteindre l’émancipation. Ce travail, nous souhaitons le partager avec celles et ceux qui mènent des luttes anti-impérialistes, décoloniales, anti-capitalistes et écologiques, ainsi qu’avec la jeunesse militante et les mouvements ouvriers, populaires et syndicaux. Ensemble, nous sommes la révolution en marche.

Lyubov Popova (1889-1924). Wikicommons.

TRANSNATIONAL 1968 – Une exposition virtuelle d’Anarchives

17 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le (…)

Le collectif Anarchives a été créé en 2013 à Montréal, dans l’objectif de rendre compte de l’histoire des mouvements contestataires et révolutionnaires au Québec. Par le travail de mémoire et à travers la mise en valeur d’artéfacts militants, il a cherché à réactiver en nous la pratique révolutionnaire : « En fouillant les archives, ce n’est pas à un groupe, à une idéologie ou à un événement particulier que nous voulons rester fidèles, mais à ce qui du passé nous appelle. Ses formes, actions et écrits portent la trace de l’esprit et des volontés qui les ont animés, et dont l’expérimentation interpellait celles à venir. Si nous avons l’impression de revivre sans cesse la bataille de Saint-Denis et la grève d’Asbestos, c’est que le présent est le champ des batailles passées, où les victoires sont autant de sursis et les défaites des invitations à être retentées. C’est bien connu, on ne fait de l’histoire qu’en la faisant : ces archives nous tiennent parce qu’elles nous engagent à l’action, maintenant. »

Le travail archivistique du collectif s’est échelonné de 2013 à 2019, malgré qu’il ait poursuivi ses réflexions et son travail militant dans les années suivantes. Puisque Archives Révolutionnaires s’inscrit en continuité avec la mission d’Anarchives, nous rendons disponible sur notre site web leurs expositions virtuelles.

L’exposition Transnational 1968 (créée en 2018) présente des photos et des affiches produites lors des nombreux mouvements sociaux qui ont marqué l’année 1968 à travers le monde. Cinquante ans plus tard, l’écho des revendications provenant du Québec, du Mexique, des États-Unis, de la Palestine, de l’Afrique du Sud, de l’Italie, du Japon, de la Tchécoslovaquie, d’Espagne ou d’Allemagne trouvent leur chemin jusqu’à nous.

TRANSNATIONAL 1968


68 est un rêve de grève sans trêve. Quelques drapeaux en lambeaux de ces luttes passées qui nous traversent encore aujourd’hui ont été réunis ici. Comme les vêtements des pauvres qui ont été usés jusqu’à la corde, ces témoins de 68 étaient difficiles à repérer. Ils ne trouvent pas leur place aux Beaux-Arts de ce monde ou dans tout autre régurgit de bonne volonté commémorative qui converti ces œuvres en simples objets de consommation historique. Nous tenions aussi à rappeler que les renégats de cette époque sont légion, du Québec aux États-Unis, en passant par la République tchèque et le Mexique.

Ces enfants de la Deuxième Guerre mondiale auront été les meilleurs agents de propagande du néo-libéralisme triomphant : « On a fait 68 pour ne pas devenir ce qu’on est devenu. » Tu parles, yuppie !

Qu’à cela ne tienne, nous souhaitons rappeler qu’un bon nombre d’affiches et de photos accrochées ici ont été réalisées collectivement, anonymement, dans une perspective transocéanique et dans une esthétique radicalement anti-spectaculaire. Elles n’appartiennent à personne. Si les possibilités d’appropriation de 68 se sont multipliées pour les uns ces derniers temps, nous avons fait le pari de s’en servir à nos fins.

Commençons ici, avec l’expo. Pour chaque pays auquel nous nous sommes intéressés parmi tant d’autres, nous avons reproduit une grande affiche et d’autres plus petites. Nous avons aussi imaginé des titres à ces œuvres, qui faisaient écho à des livres écrits en 68 ; les affiches politiques parlent souvent d’elles-mêmes, mais à quoi nous font-elles penser, en 2018 ?


QUÉBEC

« Collaborer, c’est s’faire fourrer ! »
Affiche de l’Union générale des étudiants du Québec (UGEQ)

Ancêtre de la CLASSE, l’UGEQ rassemble à partir de novembre 1963 les étudiants de l’Université Laval, de l’Université de Montréal et de l’Université de Sherbrooke. En 1966, l’association milite déjà pour la gratuité scolaire. En février 1968, elle fait paraître Université ou fabrique de ronds-de-cuir, un manifeste corrosif et inégal où l’on célèbre le fait de dénoncer de ce qui ne va pas dans la société : « Nous pensons que parler c’est déjà agir, si la parole contribue à é-motiver et à motiver. » Prenant le pouls de la colère qui gronde et dont ils auront des échos français quelques mois plus tard, ces jeunes mettent la table pour deux moments marquants dans l’histoire du Québec. Le Lundi de la matraque, cette émeute à la veille d’une élection fédérale lors du défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin 1968 à Montréal, où 290 personnes furent arrêtées et 125 blessées. Dans cette rafle, il y avait entre autres Paul Rose et Jacques Lanctôt. Ils en tireront un livre, Le lundi de la matraque (Parti pris, 1968). Dans un deuxième temps, l’été a continué de chauffer les esprits. En octobre, un vaste mouvement de grève étudiante est déclenché. Le Parti québécois est fondé. En novembre, une charge de dynamite détruit un garage. Plus tard le même mois, une bombe cause pour 25 000 $ de dommages au magasin Eaton du centre-ville de Montréal. Ce n’est qu’un début…

« J’abolirai le gouvernement / Avec le métier de président »*
Pub pour L’Osstidcho, renommé « … de chaux » pour éviter la censure de l’époque (La Presse, 25 mai 1968) + Deuxième page de la bande dessinée sur L’Osstidcho avec entre autres Claudine Monfette, Mouffe, qui « FESSE ! » (Magazine Maclean de novembre 1968. Illustration : Jacques Delisle, Graphisme : Richard Désormeau)

Inspiré par la contestation états-unienne et de la jeunesse québécoise en beau joual vert, le Chaud show est créé à la dernière minute pour remplacer Les belles-sœurs de Michel Tremblay au Théâtre de Quat’Sous. Le happening fou furieux de Robert Charlebois, Yvon Deschamps, Louise Forestier et Mouffe, sur une musique du Quatuor de jazz libre du Québec, est un électrochoc. Scrutant l’actualité, les camarades créent lLossticho king size en septembre 68. En décembre, la même troupe se rassemble pour une revue de l’année intitulée Peuple à genoux. En 69, c’est leur chant du cygne avec L’ossticho meurt à la Place des Arts… avec pour finale le I Have a Dream de Martin Luther King, suivi par un coup de feu.

* La marche du président, chanson de Gilles Vigneault et Robert Charlebois.


MEXIQUE

Los filósofos de la destrucción
Lithographie provenant de L’Atelier populaire (École des Beaux-arts de Paris, France)*

À l’été 1968, les manifestations étudiantes se multiplient au Mexique, avec le soutien du recteur de l’UNAM. Même s’il n’y a pas de cours durant cette saison, tout le dispositif entourant les Jeux olympiques d’été à Mexico a de quoi faire enrager…même la date d’ouverture, le 12 octobre, qui a été choisie parce qu’elle commémore la découverte de l’Amérique ! Le 2 octobre, quelques jours avant l’ouverture des Jeux, 10 000 policiers et militaires tirent sur une foule d’étudiants non armés sur la place des Trois Cultures à Tlatelolco pour protester contre l’autoritarisme du gouvernement de Gustavo Diaz Ordaz. L’omerta règne encore à ce jour à propos du nombre de victimes : 200 et 300 morts d’un côté, « 4 morts, 20 blessés » selon les officiels…

* Des copies de cette affiche furent faites partout France et affichées à Paris avec des inscriptions de manifs de solidarité deux jours après le massacre. Ces copies raturées se vendent plus de 300 euros.

Los dioses del estadio
Photographie, anonyme, Associated Press / SIPA

Les athlètes afro-américains des Jeux de Mexico, mais aussi beaucoup de leurs compatriotes Blancs, affichaient sur leur veston un macaron portant l’inscription « Olympic project for human rights », comme l’Australien Peter Norman qu’on peut voir sur la photo. Le 16 octobre, les coureurs américains Tommie Smith et John Carlos protestent contre la ségrégation raciale aux États-Unis en baissant la tête et en pointant, lors de l’hymne américain, leur poing ganté de noir vers le ciel. Ils montrent ainsi leur soutien au Black Panthers et au Black Power. Les sprinteurs ont aussi posé sur le podium leurs paires de Puma Suede pour rappeler que les Afro-américains n’avaient même pas les moyens de s’offrir ce type de chaussures. Les deux sportifs vivent un enfer après ce geste : boycottage de toute compétition sportive, menaces de mort, renvoi… leur geste ne sera reconnu que dans les années 1990.


ÉTATS-UNIS

« Do It! »*
Affiche, anonyme, Chicago

Les Chicago 8 étaient Abbie Hoffman, Jerry Rubin, David Dellinger, Tom Hayden, Rennie Davis, John Froines, Lee Weiner et Bobby Seale. Ils furent accusés de conspiration, d’incitation à la révolte, et d’autres charges, à cause des émeutes contre la guerre du Vietnam qui se sont déroulées à Chicago lors de la Convention démocrate d’août 68. Seale, membre des Black Panthers et faisant initialement partie du Chicago 8, a été jugé séparément lors du procès. La répression des manifestations a été tellement violente que huit policiers ont été inculpés pour violation des droits civiques. Le procès des militants commença le 20 mars 1969 et fut largement médiatisé dû à la défiance, l’outrage et l’arrogance des prévenus. Le 18 février 1970, tous les inculpés furent acquittés des charges de conspiration. Cinq d’entre eux furent néanmoins reconnus coupables d’avoir franchi la frontière d’un État pour inciter à la révolte, un crime en regard d’une loi de 1968 contre les émeutes.

* Do It ! Scénarios de la révolution est un livre de Jerry Rubin. Avant de devenir ce qu’il honnissait, c’est-à-dire un yuppie, il a écrit : « Une société qui abolit toute aventure, fait de l’abolition de cette société la seule aventure possible. »

« La Guerre, Yes Sir ! »*
Fuck the draft, de Kuromiya Kiyosh (sous le nom fictif de « Dirty Linen Corp »), New York, dans le journal contestataire Berkeley Barb

Durant la guerre du Vietnam (1955-1975), plusieurs jeunes Américains ont tenté d’échapper à la conscription. En 1965, David Miller, membre du « Pacifist Catholic Worker Movement » est le premier américain à brûler son avis de circonscription (draft). Un projet de loi est voté, menant à une forte criminalisation de cet acte, soumettant les dissidents à une amende de 10 000 $ et/ou à 5 ans de prison. En octobre 1967, lors du « Stop the draft week », plus de 1000 hommes retournent aux acteurs concernés leur avis de circonscription. À la fin de la guerre, l’État américain recense que plus de 600 000 hommes ont défié la « Selective service law », qui contraint tout Américain en âge de combattre et en bonne condition physique à se soumettre à la circonscription. L’avis de circonscription a été un symbole marquant de la lutte contre la guerre au Vietnam, surtout pour les étudiants, pour qui le brûler est devenu l’acte symbolique ultime de défiance.

En 1968, Kuromiya distribue l’affiche par la poste en suggérant de l’offrir en cadeau pour la fête des Mères. Il est par la suite arrêté par le FBI. Plus tard cette année-là, Kuromiya défie encore l’autorité en distribuant plus de 2000 copies de ces affiches à la Convention démocrate à Chicago.

* La Guerre, Yes Sir ! est un roman de Roch Carrier paru en 1968 sur la conscription et les relations entre francophones et anglophones.


PALESTINE

* رجال في الشمس
Affiche par l’artiste Shukri pour le Fatah

Moins d’un an après la Guerre de Six jours (juin 1967), Israël attaque, le 21 mars 1968, des bases du Fatah situées près du village jordanien de Karameh, où se trouve Yasser Arafat. Si la résistance palestinienne y est défaite militairement, elle bénéficiera, à la suite de cet affrontement, d’une reconnaissance symbolique et politique décisive.

Localement, cette bataille deviendra un symbole d’héroïsme pour toute une génération de fedayin, incitant des milliers de jeunes palestiniens à grossir les rangs du Fatah (dont les effectifs passeront, en quelques mois, de 2000 à près de 15 000). À l’international, elle contribuera fortement à ce que la cause palestinienne ne soit plus comprise que d’une perspective purement humanitaire, mais comme une lutte de libération populaire et anticoloniale. Tout au long de l’année 1968, des comités de soutien propalestiniens essaimeront dans quelque 80 pays.

* Des hommes dans le soleil est un recueil de nouvelles de Ghassan Kanafani, auteur et porte-parole du FPLP en 1967, assassiné en 1972 par le Mossad.

Soldat rêvant de lis blancs*
Affiche, par l’artiste Natheer Nabah. Selon plusieurs sources, il s’agirait d’une des premières affiches du Fatah.

Après la bataille de Karameh, l’enterrement des « martyrs » à Amman le lendemain prend des allures de triomphe pour les fedayin. Ces derniers sont en tête du cortège funèbre, le visage masqué par un keffieh. En Occident, les combattants palestiniens sont encensés à gauche. Le voyage à Amman devient un incontournable pour la gauche de 68. Jean-Luc Godard, Anne-Marie Miéville et les membres du Groupe Dziga Vertov viennent tourner Ici et ailleurs dans un camp de réfugiés palestiniens en 1969-1970…

* Poème écrit par Mahmoud Darwich après sa rencontre avec l’historien Schlomo Sand en 1968.


AFRIQUE DU SUD

« Which Side Are You On? »*
Affiche et programme d’un concert au Royal Albert Hall de Londres le 26 juin 1968 pour amasser des fonds pour la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud.

Le 21 mars 1960, des centaines de personnes non armées se sont rassemblées devant un commissariat de Sharpeville, en Afrique du Sud, contre les « pass », ces documents d’identité imposés par le régime pour contrôler les déplacements des personnes à la peau noire. La police a tiré à bout portant sur les manifestants, faisant près de 70 morts. Le massacre de Sharpeville a convaincu Nelson Mandela des limites des campagnes pacifiques de désobéissance civile. Il fondera la branche armée de l’ANC, l’Umkhonto we Sizwe (Le fer de lance de la nation) en 1961.

Depuis 1956, des exilés sud-africains en sol britannique appelaient au boycottage des produits du pays. Après le massacre, ils fondèrent l’AAM, le Mouvement Anti-Apartheid (1956 à 1998), pour lutter contre toutes les formes de collaboration militaire, bancaire, commerciale, touristique, sportive avec l’Afrique du Sud et appuyer les mouvements de libération.

En 1968, ils furent particulièrement actifs durant l’Affaire D’Oliveira (plusieurs incidents au cours desquels le joueur de cricket métis Basil D’Oliveira était écarté des compétitions) et la sélection de l’Afrique du Sud aux Jeux olympiques de Mexico. Ils organisèrent des centaines de manifestations et des concerts pour récolter des fonds pour les militants incarcérés.

* Chanson écrite en 1931 par Florence Reece pour soutenir son mari et ses camarades dans une grève de mineurs dans le Kentucky (États-Unis).

« I Write What I Like »
Stephen Bantu Biko, photographie de Mark Peters pour l’agence Liaison

Dégoûté par le « libéralisme blanc » qu’il avait expérimenté au sein de plusieurs mouvements étudiants multiraciaux, Stephen Bantu Biko décide de fonder, fin décembre 1968, l’Organisation des étudiants sud-africains (South African Student Organisation, SASO). La SASO, dont Biko devient le président en 1969, défend l’idée que les Noirs peuvent se définir et s’organiser eux-mêmes tout en décidant de leur propre destin à travers une nouvelle identité politique et culturelle qui tire ses racines de la « conscience noire ». La SASO s’associe ainsi aux mouvements de Black Power et d’humanisme africain. Elle lit Fanon, Césaire, Sartre, Kaunda, Nyerere, James Cone et Paulo Freire. La SASO sera entre autres derrière les émeutes des élèves noirs de Soweto en 1976. Arrêté, déshabillé, attaché, frappé, mutilé par le régime, Steve Biko meurt au bout de ses souffrances le 12 septembre 1977. Mandela dira plus tard : « Biko a été le premier clou dans le cercueil de l’apartheid. » On laisse à Biko les derniers mots, compilé dans l’ouvrage I Write What I Like : « L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé. »


ITALIE

Le miracle italien
Affiche, Avola, Viareggio, Roma, Bologna: le pagherete tutte! Manifesto dei Comitati Unitari di Base (Manifeste des comités de l’unité de base)

Le 68 italien se caractérise par la réussite de l’alliance entre la lutte étudiante et ouvrière. Lorsqu’arrive mai 68 en France, le gros des affrontements est déjà survenu en Italie. La jeunesse étudiante en était déjà à explorer des manières de se lier avec d’autres révolutionnaires. Dès le début de l’année, des échanges fertiles se font entre grévistes et étudiants, notamment à Turin et à Pise. Le slogan ‘Étudiants et ouvriers unis dans la lutte’ et le pont vertueux 1968-69 entre printemps de la jeunesse et automne chaud ouvrier, entre les enfants des fleurs et l’âpre race païenne, fut un miracle italien. « Démonstration que le cas italien contenait le meilleur de la condition politique européenne », écrit Tronti en 1998 dans La politique au crépuscule. Des syndiqués des usines Marzotto à Valdagno et Pirelli à Milan, notamment, se révoltent contre leurs syndicats et forment des cellules autonomes appelées Comités unitaires de base. À titre d’exemple de cette collaboration, une manifestation ouvrière, le 3 juillet 1969 attire un nombre surprenant de participants. Toutefois, ce ne sont pas les syndicats qui en ont fait la promotion, mais une assemblée mixte constituée d’ouvriers et d’étudiants.

« Maggio strisciante »
Modeste affiche dessinée dans un livre provenant de la petite ville d’Udine, dans la région du Frioul. La ville n’ayant pas d’université, les groupes de gauche et l’extrême gauche sur place s’alignaient sur les différentes orientations des groupes universitaires.

Le printemps 68 italien est l’un des plus longuement mûris : d’où son appellation de « Maggio strisciante », ou « Mai rampant ». Dès 1966, des étudiants de sciences sociales de l’Université de Trente songent à créer une « contre-université » en protestation contre ce qu’ils qualifient « d’université de classe ». En 1967, la grogne prend de l’ampleur, notamment grâce à la contestation contre la guerre du Vietnam. Mais c’est en 1968 que l’impact sera le plus grand : à l’hiver, des occupations ont déjà lieu dans des universités de presque toutes les grandes villes du pays. Les affrontements violents avec les forces policières sont fréquents. En février, les étudiants occupent la faculté d’Architecture de l’Université de Rome. Ils seront délogés par la police le 29 février, à la suite d’une plainte du recteur.

Le lendemain, le 1er mars, survient la « Battaglia di Valle Giulia », la bataille de la rue Giulia dans laquelle près de 4000 étudiants se rassemblent Piazza di Spagna pour protester contre l’évacuation de la veille. Le rassemblement se scinde rapidement en deux : l’un des groupes se dirigera vers la faculté d’Architecture pour reprendre les lieux des mains de la police. De violents affrontements surviendront, faisant 500 blessés parmi les étudiants. Dans la mêlée, militants communistes et fascistes s’opposent. Les étudiants de gauche finiront par occuper la faculté des Lettres, ceux de droite, la faculté de Droit. Le « Maggio strisciante » perdura jusqu’à « l’automne chaud » de 1969, trois mois qui ont marqué l’Italie par son enchaînement de grèves et de luttes sociales dans la péninsule.


JAPON

胎児が密猟する時*
Affiche, CIRA-Japan

Sur l’affiche, on peut lire « Écrasez le régime sécuritaire des États-Unis et du Japon par l’action directe ouvrière ! » ; « N’allez pas au Parlement ; manifestations contre les usines et les marchands de la mort ! ».

Cette affiche du Comité d’Action directe contre la Guerre du Vietnam appelle à la perturbation de la production d’armes (mortiers et canons de chars d’assaut) à l’usine Toya à Nagoya, le 19 octobre 1966. Tout en se présentant comme une nation pacifique, le Japon fait fleurir son économie à en approvisionnant les États-Unis en armes diverses pour les Guerres en Corée et au Vietnam. Après 1965, l’armée américaine commence à attaquer le Vietnam ; des mouvements contre cette guerre pullulent au Japon. À cette époque, au Japon comme ailleurs, la plupart des actions étaient basées sur la croyance que l’on pouvait faire changer les politiques parlementaires. Les gens se limitaient à protester contre le gouvernement japonais devant le parlement. Plus d’une dizaine d’arrêtés ont reçu de lourdes charges criminelles suite à l’action de perturbation que nous voyons sur l’affiche, mais cet événement a ouvert une nouvelle dimension à l’engagement militant du mouvement social de 1968 au Japon.

* Quand l’embryon part braconner est un film de Kōji Wakamatsu, 1966. À la sortie du film, Wakamatsu dit : « Pour moi, la violence, le corps et le sexe sont partie intégrante de la vie. »

春雪*
Photo du 31 mars 1968 prise par un journaliste du quotidien japonais Asahi Shimbun.

En 1962, le gouvernement japonais souhaite construire un nouvel aéroport international. Prévu au départ à Tomisato, le projet a été déplacé à 5 km au nord-est, à Sanrizuka, où la famille impériale possédait une grande ferme… ce qui facilita la confiscation des terres, sans empêcher la colère. Les expropriations commencèrent en même temps que de violents affrontements. Officiellement, on dénombre 13 morts, dont 5 policiers, 291 paysans arrêtés. Plus d’un millier d’étudiants venus soutenir les paysans sont blessés et arrêtés lors des combats. Sur notre photo, des étudiants armés de 2×4 se battent contre la police antiémeute le 31 mars 1968 lors d’une manif contre la construction de l’aéroport. L’aéroport devait être inauguré en mars 1978, mais la résistance retarda le projet de deux mois. Le 1er avril 2004, l’aéroport est privatisé.

L’année 1968 au Japon sera agitée. Les mouvements étudiants luttent contre l’augmentation des frais de scolarité, grèvent et occupent leurs universités. Le paroxysme est atteint le 21 octobre avec l’« assaut de Tokyo ». La gare de Shinjuku est mise à sac pour bloquer les trains alimentant les bases américaines en carburant. Le Parlement, l’ambassade américaine et le siège de la police sont également attaqués pendant trois jours.

* Neige de printemps est le premier tome de la tétralogie de l’écrivain Yukio Mishima, La Mer de la fertilité.


TCHÉCOSLOVAQUIE

DIRECT ACTION – Une expérience radicale au Canada (1980-1983)

10 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie (…)

Les années 1980 marquent un ressac de la gauche, notamment révolutionnaire, partout en Occident. Dans ce contexte, des groupes travaillent au renouvellement de leur stratégie comme de leurs pratiques. C’est le cas de Direct Action, un collectif canadien anarchiste, écologiste, féministe et anti-impérialiste qui mène une série d’attaques contre l’État et l’industrie de 1980 à 1983. Retour sur une expérience radicale[1].

À la suite des grands cycles de luttes des années 1960 et 1970, marqués par les grèves ouvrières, la puissance des partis communistes, la « New Left », l’Autonomie[2] ainsi que l’anti-impérialisme et la décolonisation, la gauche faiblit durant la décennie suivante. Les modèles soviétique et chinois sont de moins en moins attrayants : l’URSS connaît une stagnation politique et économique sous la direction de Léonid Brejnev (1964-1982) alors que la Chine se libéralise sous l’impulsion de Deng Xiaoping (1978-1989). Les organisations de gauche ont aussi de la difficulté à résister à la restructuration du travail et aux politiques néolibérales qui transforment les lieux de production. Le roulement et la précarisation des employé·e·s, ainsi que la délocalisation, nuisent aux groupes qui s’organisent historiquement dans les milieux de travail. Enfin, la violente répression étatique des années 1970 a détruit partout en Occident les mouvements révolutionnaires, du Black Panther Party aux États-Unis en passant par l’Autonomie italienne, sans compter la multiplication des interventions impérialistes contre les régimes de gauche, comme au Chili en septembre 1973. Dans ce contexte, plusieurs groupes militants cherchent à redéfinir leur stratégie, comme c’est le cas de Direct Action au Canada.

Dans l’ambiance morose des années 1980, les révolutionnaires sont forcé·e·s de reconsidérer les raisons de leur échec et leurs manières de lutter. On voit par exemple émerger la revue Révoltes (1984-1988) au Québec qui ouvre le dialogue entre libertaires et marxistes. Dans le même sens, des militant·e·s relancent le débat sur les causes de l’oppression tout en cherchant les meilleures méthodes pour renverser l’injustice. Acculés à la marginalité, les mouvements d’extrême-gauche arrivent toutefois à se maintenir au sein des milieux contre-culturels en Occident, en particulier au sein de la scène punk.

À la fin des années 1970, la scène anarcho-punk de Vancouver joue donc un rôle important dans le renouveau d’une pensée révolutionnaire au Canada. Une réflexion critique du colonialisme, du capitalisme et de l’impérialisme, tournée vers un horizon égalitaire, féministe et écologiste, se développe au sein du journal Open Road (1975-1990). De ce milieu émerge, en 1980, le collectif Direct Action qui veut mener des attaques contre des symboles et des infrastructures capitalistes, afin de sensibiliser la population à certains enjeux et pour nuire au système lui-même. Contrairement aux groupes armés des années 1970, souvent des factions militarisées d’un mouvement de masse, Direct Action est un petit groupe qui souhaite, par son action, être un agent de la relance de la gauche au Canada.

Dessin par Julie Belmas. Source.

Repenser le rapport de force

Direct Action s’inscrit dans la pensée anarchiste et critique le développement technique ainsi que l’État. En raison de son analyse, le groupe préconise de mener des luttes de solidarité avec les peuples autochtones, de s’attaquer aux infrastructures de l’État bourgeois, de participer aux campagnes antiguerres, etc. Direct Action tente de s’intégrer à l’ensemble de ces combats en se donnant la tâche spécifique de mener des actions d’éclat lorsque la situation est totalement bloquée. Le groupe espère relancer des luttes qui stagnent en faisant la démonstration qu’un nouveau rapport de force peut émerger grâce à l’action armée, comme moyen de dernier recours et en évitant de blesser ou de tuer des individus. Par une activité soutenue, il souhaite plus largement redynamiser et radicaliser la gauche canadienne. Le groupe propose une réflexion théorique tout en jouant un rôle « d’avant-garde tactique ». Par son analyse politique et par les méthodes de lutte qu’il propose, Direct Action peut être associé au courant de l’anarchisme vert, qui se développe au cours des années 1980 en réponse à l’institutionnalisation des mouvements écologistes en Occident.

Direct Action procède d’abord à des actes de vandalisme contre l’entreprise minière Amax puis les bureaux du ministère de l’Environnement. Une première attaque d’envergure cible, le 30 mai 1982, les transformateurs de Cheekye-Dunsmuir sur l’île de Vancouver. Cette station fait partie d’un immense projet hydro-électrique particulièrement nuisible à l’environnement que les luttes populaires n’avaient pas été en mesure de bloquer. L’attentat relance le débat concernant le projet, mais celui-ci est tout de même achevé et mis en service.

Quelques mois plus tard, le 14 octobre, une seconde bombe explose, cette fois à Toronto. L’attentat vise Litton Industries, une société qui concentre tous les problèmes que dénoncent Direct Action. Cette entreprise, honnie par les citoyen·ne·s, produit des systèmes de guidage pour les missiles de croisière américains. Elle est financée par le gouvernement canadien et procède à des tests dangereux et polluants en Alberta et dans les Territoires-du-Nord-Ouest, notamment en terres autochtones. Litton est une pièce maîtresse de l’appareil étatique, capitaliste et militaire occidental. L’attaque est annoncée par Direct Action afin d’éviter de faire des victimes, mais Litton n’écoute pas et plusieurs personnes sont blessées. Malgré tout, cette action est relativement bien perçue par les milieux militants opposés depuis des années au complexe militaro-industriel. De grandes manifestations anti-Litton suivent l’attaque, dont une rassemblant 15 000 personnes à Ottawa en octobre. De plus l’usine finit par perdre son financement gouvernemental.

Peu après, Direct Action se recompose sous le nom de la Wimmin’s Fire Brigade et incendie, le 22 novembre 1982, trois succursales de Red Hot Video. Cette entreprise américaine se spécialise alors dans la distribution de films pornographiques hardcore pirates. Au nom de la « liberté de choix » elle rend disponible une sélection de vidéos violentes et dégradantes qui mettent en scène viols et torture. En un an, la chaîne était passé d’une succursale à treize. L’attaque féministe est particulièrement bien reçue par la gauche canadienne qui lutte depuis longtemps contre la chaîne.

Six mois de luttes légales contre l’entreprise (pétions, soirées d’information, appels à la justice, manifestations) se butaient à la soude-oreille du gouvernement. Le coup d’éclat, accompagné d’un communiqué, s’attire donc la sympathie marquée du mouvement féministe qui refuse, malgré les pressions politiques et médiatiques, de « condamner la violence » de l’action. Le succès de l’initiative, selon plusieurs journaux militants de l’époque, s’explique par la complémentarité de celle-ci avec la campagne publique légale. Pendant plusieurs mois, des militantes avaient pris le temps de faire un travail d’information et porté leurs revendications dans l’espace public, créant ainsi un bassin de personnes conscientisées et déterminées à combattre cet affront capitaliste, sexiste et violent contre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes. La dynamique entre action citoyenne et action directe fait le succès de l’opération ; les autorités, d’abord complaisantes, lancent des enquêtes contre Red Hot Video et six de ses boutiques finissent par fermer.

En janvier 1983, les cinq membres de Direct Action sont pourtant arrêté·e·s, interpellé·e·s sur la route par des agents de la GRC déguisés en travailleurs routiers dans le cadre d’une opération policière élaborée. Le procès de ceux qu’on surnomme les « Vancouver Five » mène à de lourdes peines. Ann Hansen, Brent Taylor, Juliet Belmas, Doug Stewart et Gerry Hannah écopent tous de plusieurs années de prison.

De la lutte armée à la lutte populaire

L’arrestation des membres de Direct Action témoigne d’une limite de leur action : leur aventurisme et leur isolement les exposaient à la répression. L’usage de l’action armée, même en évitant de cibler des personnes, était aussi à double tranchant : elle permettait d’attirer l’attention sur un enjeu précis, voire d’instaurer un rapport de force direct avec l’État ou une industrie, mais pouvait effrayer les militant·e·s moins radicaux·ales et diviser les luttes. Sans moraliser le débat, la tactique de Direct Action était-elle suffisamment arrimée aux mouvements populaires, et participait-elle d’un horizon stratégique à même d’ébranler l’État canadien et le régime capitaliste ? Le réseau d’appui du groupe, ancré surtout dans la scène punk, constituait-il un bassin suffisant pour donner de la légitimité et de la visibilité aux actions qu’il posait ?

À propos de l’expérience de Direct Action et des enjeux tactiques et stratégiques autour des actions de propagande armée, le journal torontois Prison News Service (1980-1996), écrivait :

« Les actions de guérilla ne sont pas une fin en soi ; un acte unique, ou même une série d’actions coordonnées, a peu probabilité d’atteindre autre chose qu’un objectif immédiat. De telles actions sont problématiques si l’on suppose qu’elles peuvent être substituées au travail légal, mais si elles peuvent être comprises dans une politique plus large, comme une tactique parmi tant d’autres, alors elles peuvent donner aux mouvements légaux plus de marge de manœuvre, les rendre plus visibles et plus crédibles. […]

Pour la plupart des activistes nord-américains, la lutte armée est réduite à une question morale : “Devrions-nous ou ne devrions-nous pas utiliser des moyens violents pour faire avancer la lutte ?” Bien que cette question soit pertinente sur le plan personnel, elle ne fait que brouiller une question qui, dans les faits, est politique. La plupart des radicaux, de toute façon, à ce stade, ne participeront pas directement à des attaques armées. Mais, à mesure que les mouvements de résistance se développeront en Amérique du Nord – et ils doivent se développer, ou nous sommes tous perdus – il est inévitable que des actions armées seront entreprises par certains. La question demeure si ces actions armées seront acceptées dans le spectre des tactiques nécessaires. […]

Loin d’être “terroriste”, l’histoire de la lutte armée en Amérique du Nord montre que les groupes de guérilla ont été très prudents dans la sélection de leurs cibles. Il y a une différence majeure entre attaquer une cible militaire, corporative, […] et poser une bombe dans les rues encombrées de la ville. La gauche en Amérique du Nord n’a jamais posé d’actes de terreur aléatoires contre la population en général. Dénoncer ceux qui voudraient choisir d’agir en dehors des limites étroitement définies des “actions pacifiques” pour paraître moralement supérieur, ou pour soi-disant éviter de s’aliéner la population, c’est donner à l’État le droit de déterminer quelles sont les limites admissibles de la protestation.»

Ce qui est certain, c’est que le groupe a su renouveler avec originalité l’analyse de la conjoncture canadienne, tout en ayant l’audace de rouvrir la question de la stratégie et de la tactique révolutionnaire dans un moment de ressac. En liant les questions du colonialisme, du capitalisme, de l’écologie, du sexisme et de l’impérialisme, Direct Action a aidé les mouvements canadiens à mieux comprendre ses adversaires : l’anarcho-indigénisme de la Colombie-Britannique en témoigne encore de nos jours. La matrice théorique développée dans les années 1980 a contribué à la critique des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010 et informe toujours la gauche, comme on le voit dans les luttes de solidarité avec les Wet’suwet’en depuis 2019. L’activité de Direct Action pousse à réfléchir à ce qui peut être fait lorsqu’une situation politique est bloquée. Comment la gauche doit-elle agir lorsque les cadres légaux l’empêchent objectivement d’avancer, lorsque le monopole étatique de la violence lui est imposé ?

Lors de son procès, Ann Hansen, membre de Direct Action, demandait : « Comment pouvons-nous faire, nous qui n’avons pas d’armées, d’armement, de pouvoir ou d’argent, pour arrêter ces criminels [les capitalistes] avant qu’ils ne détruisent la terre ? » Une partie de la réponse se trouve dans la construction de mouvements populaires eux-mêmes en mesure de dépasser la légalité bourgeoise lorsque la situation l’exige. Cette stratégie évite l’isolement d’un groupe comme Direct Action sans confiner la gauche à la défaite lorsque l’État le décide. Un horizon commun est aussi nécessaire afin de déconstruire le capitalisme et de produire une société émancipée.

L’affiche en couverture, présentée aussi à droite ici, est l’œuvre de Matt Gauck (2013). Ses œuvres sont disponibles sur le site de la coopérative d’artistes engagé.es Justseeds.

Pour en savoir plus sur l’expérience de Direct Action, on consultera l’autobiographie d’Ann Hensen Direct Action. Memoirs of an Urban Guerrilla (2001). En 2018, cette militante publiait Taking the Rap: Women Doing Time for Society’s Crimes, un ouvrage portant à la fois sur son expérience en prison ainsi que sur celle des nombreuses femmes qu’elles y a rencontrées. Pour une discussion extensive sur le contexte politique, culturel et idéologique dans lequel évoluait le groupe Direct Action, on consultera la thèse d’Eryk Martin Burn it Down! Anarchism, Activism, and the Vancouver Five, 1967–1985. On lira aussi avec profit les textes et écrits des Vancouver Five ainsi que le pamphlet War on Patriarchy, War on The Death Technology. Toutes ces ressources sont en anglais (quelques traductions en français sont aussi disponibles, mais éparses).

Le journal libertaire Open Road nous fournit plus d’informations sur l’actualité, les débats et les procès entourant Direct Action, notamment dans le #15, Printemps 1983 et le #16, Printemps 1984.

Enfin, le site d’archives bilingue sur les Vancouver Five recense (presque) tout ce qui existe et se publie sur le groupe.


Notes

[1] Cet article est une version bonifiée de l’article « Direct Action : une expérience radicale », paru dans le numéro 94 de la revue À Bâbord !

[2] La « New Left » et les mouvements autonomes (italien et français) des années 1960-1970 s’inspirent du marxisme, tout en élargissant leur champ d’action à d’autres thèmes que le travail.

Pierre Beaudet et la revue Mobilisation : une méthode d’enquête originale

8 avril 2023, par Rédaction

Au printemps 1972, Pierre Beaudet et d’autres camarades fondent la Librairie progressiste, au coin des rues Ontario et Amherst, aujourd’hui Atateken[1]. Ils et elles se procurent de petites presses de calibre commercial et achètent des livres de toutes les tendances de la gauche radicale, puis organisent une fête pour l’ouverture du lieu. La nouvelle librairie devient vite un point de repère pour la gauche en ébullition. De jeunes syndicalistes viennent s’y procurer des ouvrages sur l’économie politique ou sur les mouvements de grève qui secouent le monde. Des professeur·e·s de cégep y font imprimer le Manifeste du Parti communiste[2] qui figure dans leur plan de cours. La Librairie progressiste est aussi un lieu de rencontre. On vient y faire un tour :

En principe pour acheter des livres. Mais aussi pour se donner rendez-vous, débattre, élaborer des concertations et des stratégies, et s’engueuler aussi, de manière plus ou moins polie. C’est une sorte de café sans café, d’espace politique ouvert à presque tous les vents[3].

Une des initiatives les plus intéressantes associées à la Librairie progressiste est la publication de la revue Mobilisation. Fondée en tant qu’organe du Front de libération populaire (un petit groupe militant issu d’une scission de l’aile gauche du Rassemblement pour l’indépendance nationale), elle connait une refonte en 1972, sous la direction de Pierre Beaudet et de ses camarades de la librairie. Mobilisation se conçoit comme une revue marxiste œuvrant à l’édification du parti du prolétariat. Elle souhaite accueillir des militantes et militants de différents milieux et renforcer les liens entre les groupes et les individus progressistes.

La revue publie des textes d’analyse politique et des articles de fond sur les enjeux internationaux. On y traite par exemple de la lutte de libération en Angola ou du mouvement révolutionnaire au Chili. Mais l’aspect le plus important de Mobilisation est son travail de réflexion approfondie sur les étapes de la liaison entre les intellectuel·le·s et le mouvement ouvrier. Dans ce texte, je souhaite présenter la méthode d’enquête de Mobilisation, une approche originale qui consiste à combiner la description détaillée d’un milieu, l’analyse de l’inscription de ce milieu dans un système plus vaste, la réflexion critique sur les actions militantes posées dans ce milieu et la prise en compte des leçons à en tirer pour agir ailleurs. Loin d’avoir un intérêt purement historique, ces considérations sur la revue Mobilisation me semblent avoir une pertinence aujourd’hui, pour tenter de reconstruire le lien entre la gauche et les personnes des classes populaires.

Un contexte bouillonnant

La nouvelle mouture de Mobilisation, à partir de 1972, émerge dans un climat politique orageux, dont l’atmosphère est bien saisie par le documentaire 24 heures ou plus de Gilles Groulx[4]. De 1963 à 1968, la revue Parti pris et le Rassemblement pour l’indépendance nationale contribuent à populariser l’idée d’indépendance. En 1968, la fondation du Parti québécois soulève bien des espoirs. Mais à son premier test électoral, au printemps 1970, le nouveau parti ne fait élire que sept députés, malgré 23 % des voix. Cette distorsion du système électoral convainc plusieurs jeunes militantes et militants que la voie parlementaire est un cul-de-sac. À gauche, certaines et certains se méfient aussi déjà de ce parti dont beaucoup de membres sont issus de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie.

À Montréal, depuis le milieu des années 1960, des comités de citoyennes et citoyens s’activent pour revendiquer des améliorations à la vie quotidienne dans les quartiers populaires. Ils demandent – et obtiennent parfois – de nouvelles infrastructures : coopératives d’habitation, centres communautaires, écoles, etc. Forts de ces gains, mais conscients des limites de leur action, ils décident de se coaliser pour agir à l’échelle municipale. En collaboration avec les syndicats, particulièrement la Confédération des syndicats nationaux (CSN) qui adopte des positions de plus en plus radicales, ils se transforment en comités d’action politique (CAP) et forment le Front d’action politique (FRAP)[5], un parti municipal opposé à l’administration Drapeau.

La campagne électorale municipale se déroule à l’automne 1970… en même temps que l’enlèvement de James Cross et de Pierre Laporte par le Front de libération du Québec (FLQ) et la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau[6]. Le FRAP, associé injustement au FLQ, subit un échec cuisant. Pour beaucoup de militantes et militants des CAP, cette défaite est interprétée comme le signe que le FRAP n’avait pas un ancrage populaire assez solide. De même, face à l’ampleur de la répression militaire et policière, il devient évident pour plusieurs que l’action armée clandestine du FLQ n’est pas la voie à suivre, puisqu’elle est peu soutenue par la population.

Ces évènements se déroulent durant une période où le nombre de conflits de travail dans la province ne cesse d’augmenter, au point où, au milieu des années 1970, le Québec devient avec l’Italie une des nations occidentales où la conflictualité ouvrière est la plus grande. Les travailleuses et travailleurs obtiennent des augmentations de salaire et des améliorations de leurs conditions de travail, en plus d’expérimenter de nouvelles formes de lutte et d’exprimer une certaine aspiration au contrôle de leurs milieux de travail. Le point culminant de cette mobilisation syndicale est la grève du Front commun du secteur public au printemps 1972[7], qui reste encore aujourd’hui l’une des principales grèves de l’histoire du Québec.

Dans l’esprit de bon nombre de militantes et militants de gauche, dont une forte proportion est composée d’étudiantes et étudiants de cégep ou d’université, ces évènements se conjuguent et indiquent la direction à prendre : il faut se lier davantage à la classe ouvrière. Les groupes qui collaborent avec Mobilisation – le CAP Saint-Jacques, le CAP Maisonneuve, le Centre de recherche et d’information du Québec (CRIQ), l’Agence de presse libre du Québec (APLQ) et plusieurs autres plus petits groupes – partagent tous une lecture marxiste des qui les invite à créer des liens plus solides avec les travailleurs et les travailleuses.

L’élaboration d’une méthode d’enquête à partir du conflit à l’entreprise Rémi Carrier

Le 9 novembre 1971, une quarantaine de travailleurs et travailleuses de Rémi Carrier, une petite usine de rembourrage située sur la rue Ontario, dans l’est de Montréal, débraient pour protester contre le congédiement injuste de cinq de leurs camarades impliqués dans la campagne de syndicalisation de l’entreprise. Quand les militantes et militants du CAP Maisonneuve entendent parler du conflit dans les journaux, ils y voient une occasion de mettre en pratique leur volonté de renforcer les liens avec des ouvriers et des ouvrières. Bien accueilli·e·s sur la ligne de piquetage, les membres du CAP se joignent à la lutte et y acquièrent rapidement un rôle de direction.

Les militantes et militants du CAP Maisonneuve mènent également une enquête sur Rémi Carrier qui débouche sur la publication du dossier On s’organise, diffusé dans d’autres usines et dans les milieux étudiants. Ce texte d’une trentaine de pages a été écrit à la suite de deux semaines de rencontres entre les membres du CAP et deux groupes de dix travailleurs et travailleuses. Le dossier décrit en détail les opérations de production à l’usine. Cette description permet d’une part de montrer comment les travailleuses et les travailleurs sont divisés dans le processus de production, ce qui nuit à leur unité politique. Elle permet d’autre part de mieux comprendre comment fonctionne l’exploitation, en se servant de l’exemple concret de l’usine de rembourrage pour présenter des concepts de base du marxisme, comme le profit et la force de travail.

En juin 1974, deux ans après la fin du conflit, Mobilisation publie un dossier en profondeur qui fait le bilan de la grève à Rémi Carrier. Le texte dense reprend et approfondit certains éléments du dossier On s’organise, mais il y ajoute une description chronologique de la lutte, accompagnée de réflexions critiques sur les succès et les échecs du travail militant effectué durant la grève. Les textes de Mobilisation ne sont pas signés, mais Pierre Beaudet m’a confirmé qu’il était le principal auteur de ce dossier. L’écriture a représenté un travail de longue haleine appuyé sur des rencontres avec les principaux protagonistes de la lutte. On suppose aussi que Pierre a lui-même participé de près ou de loin aux actions de soutien à la grève, ou du moins qu’il en a suivi attentivement le déroulement avec ses camarades du CAP.

Le texte « La lutte des travailleurs de Rémi Carrier » débute par une analyse du développement des forces productives dans l’entreprise. L’usine de 75 employé·e·s à la production est en pleine expansion, grâce notamment à un contrat de Bombardier pour la fabrication de bancs de motoneige. En décrivant l’évolution et le fonctionnement de l’entreprise, Mobilisation souhaite expliquer comment le patron parvient à maintenir l’exploitation, par exemple en embauchant des jeunes et des femmes qu’il se permet de payer moins cher, ou encore en congédiant les employé·e·s dès qu’ils et elles acquièrent de l’expérience. Cette pratique entraine un taux de roulement élevé qui mine les efforts de syndicalisation[8]. Ces réflexions sur l’organisation interne de l’entreprise Rémi Carrier s’accompagnent aussi d’une analyse du rôle que les petites entreprises jouent dans l’économie capitaliste. Chargées de fabriquer des produits dont le taux de profit est bas et forcées de se concurrencer entre elles pour obtenir des contrats de joueurs plus gros, elles sont souvent amenées à surexploiter leur main-d’œuvre[9].

Après la description de l’entreprise Rémi Carrier, le texte de Mobilisation est structuré autour du récit chronologique de la grève, qui s’est étalée de novembre 1971 à avril 1972. Tout au long du récit, on fait ressortir les aspects positifs et les aspects négatifs de l’intervention des militantes et militants du CAP. On souligne ainsi que l’implication du CAP et ses efforts de sensibilisation auprès de différents groupes ont permis aux employé·e·s de Rémi Carrier d’obtenir des dons en argent et du soutien sur la ligne de piquetage, entre autres[10]. En même temps, on relève, parfois de manière sévère, les erreurs tactiques et stratégiques des membres du CAP. On affirme par exemple qu’en essayant de recruter les travailleurs les plus conscientisés dans les CAP, on les a isolés de leurs collègues. On mentionne aussi que le dossier On s’organise n’était pas suffisamment accessible pour la plupart des ouvriers et des ouvrières[11].

Le conflit à Rémi Carrier se solde en principe par une victoire. Le syndicat a été reconnu et les employé·e·s congédiés ont été réembauchés. Toutefois, durant la grève, la production, qui n’a jamais été interrompue complètement, a été réorganisée, de sorte que la moitié des ouvrières et ouvriers sont mis à pied. En pratique, il ne reste donc à peu près rien de la mobilisation exemplaire des grévistes de l’usine.

De cette première expérience de liaison avec la classe ouvrière, les militantes et militants du CAP tirent la leçon qu’au lieu de soutenir les luttes ouvrières de l’extérieur, il vaut mieux être présent à l’intérieur même des milieux de travail. Leur objectif est de mieux connaitre la réalité ouvrière et de créer au sein des entreprises des structures qui permettent aux plus politisé·e·s de rester en contact avec leurs collègues, plutôt que de se couper d’eux et elles en intégrant une organisation comme le CAP. La grève à Rémi Carrier constitue donc un des points de départ du processus d’implantation de militantes et militants en usine et dans les hôpitaux qui marque le mouvement marxiste-léniniste durant les années 1970.

En phase avec ce virage vers la classe ouvrière, le dossier de Mobilisation sur Rémi Carrier inaugure une méthode d’enquête caractérisée par les traits suivants :

  • Penser dans l’action. Les militantes et militants des groupes proches de la revue sont encouragés à s’implanter dans des milieux de travail ou à s’investir dans des projets dans les quartiers populaires. Les textes de la revue se veulent donc directement liés à ces expériences concrètes. Ils sont écrits par les acteurs de ces initiatives ou en collaboration étroite avec eux.
  • Faire l’analyse sociale, économique et politique d’un milieu pour en extraire une meilleure compréhension des facteurs qui facilitent ou entravent l’intervention militante.
  • Faire un bilan de pratique qui intègre une réflexion critique sur les bons coups et les erreurs commises durant une lutte.
  • Tirer des leçons de cette analyse pour infléchir la pratique militante, y compris en envisageant de changer de modèle d’organisation ou de milieu d’implantation si cela parait plus propice à l’action.

Une méthode d’enquête transposée à d’autres milieux de travail

La méthode d’enquête élaborée à partir de Rémi Carrier est reprise par la suite dans d’autres numéros de Mobilisation, notamment par des militantes et militants qui rendent compte de leurs premières tentatives d’implantation en milieu ouvrier. Par exemple, deux militants racontent comment, pendant deux ans, ils se sont impliqués dans la syndicalisation d’une petite usine du quartier Saint-Michel. La description de l’entreprise et de ses travailleurs permet de saisir les défis de l’organisation politique dans ce milieu : on constate en effet que les ouvriers sont divisés en fonction de leur âge, de leur poste et de leur origine ethnique[12]. L’explication du déroulement de la campagne de syndicalisation met en lumière le rôle d’adversaire que peuvent jouer les conseillers permanents des centrales syndicales dans certains contextes. Comme à Rémi Carrier, les travailleurs de l’usine de Saint-Michel mènent une grève victorieuse, mais le taux de roulement élevé et le paternalisme patronal amoindrissent considérablement les gains militants.

En vue des négociations collectives du secteur public de 1975-1976, Mobilisation publie des textes qui effectuent un retour critique sur le Front commun de 1972 et appellent à un « front commun à la base » pour les prochaines négociations[13]. L’analyse que fait Mobilisation du rôle du système hospitalier dans l’économie capitaliste justifie que des militantes et militants marxistes s’implantent dans ce secteur et y consacrent beaucoup d’énergie, alors que leurs homologues d’autres pays ont souvent tendance à négliger les milieux non industriels. De plus, Mobilisation insiste sur les efforts de l’État pour opposer les travailleurs et les travailleuses du secteur public à ceux et celles du secteur privé, ce qui incite les militantes et militants de gauche à élaborer un discours axé sur l’unité entre les différentes fractions de la classe ouvrière.

Dans les textes de la revue, l’analyse socio-économique et la réflexion stratégique se nourrissent donc mutuellement. Leur imbrication permet d’identifier les échecs qui relèvent d’obstacles structurels ou contextuels et ceux qui relèvent d’erreurs militantes. Ainsi, il est possible pour les militantes et militants d’apprendre de leurs erreurs afin de ne pas les reproduire, par exemple produire du matériel de mobilisation qui vulgarise mieux leurs analyses pour s’ajuster au niveau de compréhension des ouvriers et des ouvrières qu’ils côtoient. Il est aussi possible de concevoir des manières de contourner les obstacles structurels auxquels ils et elles font face. Par exemple, après les expériences de Rémi Carrier et de Saint-Michel, les militants et militantes font le constat que les petites entreprises sont trop précaires et trop fragiles pour y faire du travail politique et syndical durable. Ils décident donc de s’orienter plutôt vers les grandes usines et les hôpitaux, « où les conditions de stabilité et d’organisation sont plus propices pour un travail politique prolongé[14] ». Cet aller-retour entre l’action et l’analyse permet donc de s’ajuster aux conditions concrètes.

Une démarche encore actuelle

En 2019, le processus de production du numéro 22 des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) – « Valleyfield, mémoires et résistances » – a fait ressortir la persistance d’une culture militante forte dans cette ville industrielle encore aujourd’hui. Valleyfield s’est construite autour de l’usine de la Montreal Cotton, pendant un temps la plus grande usine de textile au Canada, où, en 1946, une grève victorieuse de 100 jours contre les patrons, les briseurs de grève et la police du premier ministre Maurice Duplessis a eu un retentissement important. Dans les années 1970, plusieurs jeunes militantes et militants, inspirés par cette grève héroïque, se sont impliqués dans les syndicats industriels de la région.

En juillet 2021, Pierre Beaudet a voulu poursuivre l’enquête entamée en 2019 par le dossier des NCS sur Valleyfield et pour explorer davantage ce qu’il reste de la tradition syndicale de la ville. Le dossier des NCS avait interrogé principalement des intellectuel·le·s et des militantes et militants de longue date. En 2021, Pierre proposait de faire des entrevues en profondeur avec des travailleurs et travailleuses « de la base » pour comprendre quelle est la condition ouvrière aujourd’hui. Ces rencontres auraient inclus à la fois des responsables syndicaux et des employé·e·s peu ou moins engagés, pour saisir aussi ce qui freine l’implication des travailleurs et travailleuses de la base. Les personnes participantes auraient pu relire le texte final pour s’assurer qu’il reflète bien leur pensée et leurs aspirations. La démarche se serait conclue par une table ronde « sur cette condition ouvrière, sur les espoirs et les luttes, et aussi les obstacles ».

En un sens, Pierre revenait par ce projet à la méthode d’enquête qu’il avait contribué à créer à l’époque de Mobilisation. Il s’agissait d’aller sur le terrain avec ouverture pour explorer un milieu sous toutes ses dimensions, avec la participation pleine et entière des protagonistes de ce milieu. L’objectif était aussi de mettre nos capacités de rédaction au service de personnes qui sont actives dans leur milieu, mais qui n’ont pas nécessairement la plume facile. En d’autres mots, il s’agissait d’utiliser l’écriture pour mettre en forme et synthétiser la parole des gens et rendre visible leur expérience de la vie quotidienne, afin de voir ce qui peut en surgir. Menée dans une diversité de milieux, une telle démarche d’enquête pourrait peut-être faire émerger de nouvelles pistes d’action.

Guillaume Tremblay-Boily, chercheur à l’IRIS.


NOTES

  1. Pour plus de détails sur l’histoire de Mobilisation et sur son rôle dans l’émergence du mouvement marxiste-léniniste québécois, voir le premier chapitre de ma thèse de doctorat, disponible en ligne. Guillaume Tremblay-Boily, Le virage vers la classe ouvrière. L’implantation et l’engagement des marxistes-léninistes québécois·es en milieu de travail, Montréal, Université Concordia, 2022.
  2. Karl Marx et Friedrich Engels, Le Manifeste du Parti communiste, 1848.
  3. Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 130-132.
  4. Gilles Groulx, 24 heures ou plus, documentaire politique, ONF, 1973.
  5. Sur l’expérience du FRAP telle que vécue par son président, voir Paul Cliche, Un militant qui n’a jamais lâché. Chronique de la gauche politique des années 1950 à aujourd’hui, Montréal, Varia, 2018, ainsi que Pierre Beaudet, « L’entrevue : Paul Cliche », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 13, 2015.
  6. Pour un récit de ces évènements, voir entre autres Éric Bédard, Chronique d’une insurrection appréhendée. Jeunesse et crise d’Octobre, Québec, Septentrion, 2020.
  7. En 1972, les trois grandes centrales syndicales (la Fédération des travailleurs du Québec, FTQ, la Confédération des syndicats nationaux, CSN, la Centrale de l’enseignement du Québec, CEQ) forment pour la première fois un front commun face au gouvernement dans le cadre des négociations du secteur public et parapublic. Au mois d’avril, les travailleuses et travailleurs du Front commun déclenchent une grève générale illimitée, mais ils rentrent au travail à la suite de la promulgation d’une loi spéciale. Or, quand un juge ordonne l’emprisonnement des chefs des trois centrales pour avoir incité leurs membres à défier des injonctions, cela entraine une vaste grève spontanée. Des centaines de milliers de personnes du secteur privé et du secteur public protestent contre cet outrage, ce qui amène le gouvernement à faire des concessions majeures aux syndiqué·e·s. De plus, dans certains endroits au Québec, dont Sept-Îles, les travailleuses et travailleurs expérimentent des formes d’autogestion.
  8. « La lutte des travailleurs chez Rémi Carrier » Mobilisation, vol. 3, n° 8, 1974a, p. 3.
  9. Ibid., p. 16.
  10. Ibid., p. 10.
  11. Ibid., p. 7.
  12. « La syndicalisation dans une petite usine », Mobilisation, vol. 3, n° 9, 1974b, p. 3.
  13. « Pour un Front commun à la base », Mobilisation, vol. 4, 1975, n° 8.
  14. Mobilisation, 1974a, op. cit. p. 17.

« On a raison de se révolter » – Regard sur la contribution intellectuelle, politique et militante de Pierre Beaudet

7 avril 2023, par Rédaction

Notre compagnon de vie, ami et camarade Pierre Beaudet, est parti sans prévenir, à 71 ans, le 8 mars 2022. Quelques mois à peine avant son décès, il enseignait encore à l’Université du Québec en Outaouais et était retourné à la barre d’Alternatives, cette organisation de coopération et de solidarité internationales qu’il avait contribué à créer en 1994, et qui représente encore aujourd’hui un legs important de son engagement. Ce retour à la direction d’Alternatives qu’il avait quittée en 2006 devait être temporaire, quelques mois ou une année tout au plus, histoire de lui redonner un nouveau souffle. La mort est venue contrecarrer ses plans alors qu’il croyait, et nous avec lui, pouvoir recouvrer la santé et son énergie. Pierre avait des idées plein la tête et des projets qui lui tenaient à cœur. Il rêvait de mettre sur pied un centre de formation politique pour les militantes et militants de différents mouvements sociaux, en particulier pour les plus jeunes. Contribuer à la relève militante et politique de la gauche, ici et à l’international, était un impératif et le restera jusqu’à la fin de sa vie.

Pour témoigner de son parcours, long de plus de cinquante ans au sein de la gauche québécoise et internationaliste, les Nouveaux Cahiers du socialisme ont choisi de lui consacrer ce dossier dont l’objectif est modeste et ambitieux à la fois, un peu à l’image du personnage. Il s’agit d’aller au-delà de l’hommage à son œuvre et à sa vie qui lui a été rendu le 23 avril 2022 lors d’une cérémonie à l’UQAM, son alma mater, pour souligner sa contribution intellectuelle, politique et militante. Les signataires des articles ont côtoyé Pierre, ont milité ou travaillé avec lui, mais là ne sont pas les raisons principales qui ont motivé la constitution de ce dossier.

À la lecture de l’ensemble des textes qui suivent, force est de constater que Pierre Beaudet a occupé une « place à part » dans le village d’Astérix, pour reprendre une expression qui lui était chère pour désigner le Québec, et en particulier la gauche québécoise. C’est pourquoi rendre compte de sa contribution nous apparait comme un devoir de mémoire, mais aussi un « devoir politique ».

En cette période d’hégémonie néolibérale où des organisations de coopération et de solidarité internationales[1] peinent à jouer pleinement leur rôle, s’affaiblissent, voire disparaissent face à des gouvernements pour qui « l’aide internationale » passe essentiellement par le secteur privé, à l’heure où la combativité des organisations sociales et communautaires s’est affaiblie, et enfin à l’heure où l’altermondialisme semble en recul, lire ou relire les écrits de Pierre Beaudet permet de réfléchir en vue de repenser nos analyses, pratiques et stratégies.

Comme bon nombre de jeunes de sa génération, Pierre découvre la vie militante au sein du mouvement étudiant à la fin des années 1960 et 1970, comme le rappelle André Vincent dans l’entrevue qu’il accorde à Milan Bernard, ou encore Ronald Cameron dans son texte « Le parcours d’un combattant ». Malgré son jeune âge et son manque d’expérience politique et militante, il se démarque dans les organisations dans lesquelles il s’engage, comme la Libraire progressiste et Mobilisation, par sa soif insatiable de lectures et de connaissances ainsi que par son volontarisme qui se traduit dans le nécessaire travail d’analyse, de publication et d’action. À l’issue de ce dossier, nous pourrions avancer qu’il s’agit là des trois piliers principaux de la praxis du militant et de l’intellectuel qu’il a été.

Contrairement à un certain nombre de militantes et de militants de la génération des baby-boomers qui ont été membres de partis politiques d’extrême gauche et qui ont abandonné en cours de route, ou qui en sont ressortis désillusionnés, Pierre a maintenu le cap à gauche durant plus de cinquante ans d’engagement actif. À l’encontre de plusieurs de ses camarades de l’époque, il n’a pas eu peur de sortir des sentiers battus, d’adopter une distance critique face à certains dogmes ou face à la « ligne de parti » imposée par telle organisation politique ou tel mouvement comme en fait foi l’entrevue menée avec André Vincent. Loin d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, Pierre cherchait à comprendre les erreurs des pays qui ont tenté l’expérience socialiste, réfléchissait et discutait de la planification démocratique comme le relate le texte de son ancien collègue Munro. Selon Cameron, il n’hésitait pas à revisiter Lénine pour en faire une nouvelle lecture, et pour vulgariser sa contribution afin d’en faire profiter le plus grand nombre de lectrices et lecteurs possible.

Tous les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont saisi l’importance pour Pierre de lier la théorie à la pratique. Comme l’écrit Tremblay-Pepin : « Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante ». À titre d’exemple, à peine âgé de 22 ou 23 ans, Pierre, qui joue un rôle important dans la revue marxiste Mobilisation, propose une méthode d’enquête originale en vue de rapprocher les intellectuel·le·s des classes populaires, nous dit Tremblay-Boily. Cette préoccupation restera sienne tout au long de sa trajectoire.

Toujours dans la perspective de la bataille idéologique qui nécessitait de proposer une vision du monde alternative au discours hégémonique des élites économiques et politiques, Pierre avait aussi le souci de rejoindre le public le plus large possible C’est ainsi qu’il créa ou collabora à la création d’une diversité de publications : des bulletins, des revues comme Mobilisation et les Nouveaux Cahiers du socialisme, le Journal des Alternatives et d’autres encore. Parallèlement, il signait aussi des articles dans les médias traditionnels nationaux ou accordait des entrevues aux chaines de radio ou de télévision publiques ou commencera à intervenir sur des blogues, avec deux objectifs en tête : vulgariser et rendre accessible au grand public la compréhension de conflits géopolitiques complexes et proposer une analyse critique dévoilant le plus souvent le jeu et les intérêts des puissances dominantes. Ses publications ont contribué à amener le « monde » au Québec et, en même temps, il ne perd aucune occasion pour raconter ou expliquer le Québec au reste du Canada comme le rappelle Frappier, ou à l’international, d’où ses collaborations avec Le Monde diplomatique notamment ou avec d’autres publications un peu moins connues.

On retrouve dans ces publications ou ailleurs dans des revues comme Presse-toi à gauche, ses innombrables textes sur les luttes contre l’apartheid et pour la démocratisation de l’Afrique du Sud, la résistance palestinienne contre le sionisme et l’État colonial israélien, les révoltes populaires en Amérique latine ou encore les luttes des mouvements autochtones ici ou ailleurs. Cela incite Hernandez à voir en Pierre un passeur et un « intellectuel frontalier » en mesure de traduire et d’interpréter les analyses et les stratégies de partis politiques ou de mouvements sociaux d’un pays ou d’une région du monde, selon l’histoire et les spécificités du contexte national ou international. Ismé souligne à quel point Pierre a joué un grand rôle dans la mobilisation de la gauche et du secteur progressiste québécois en solidarité avec Haïti : « Il était capable de rendre intelligible pour ses pair·e·s de la société québéoise la réalité complexe des pays du Sud dont Ayiti, loin des raccourcis et des regards réducteurs et discriminatoires de la grande presse ». Il savait ainsi faciliter les échanges et les dialogues entre militantes, militants et intellectuel·le·s de différents pays, ce qui constituait un atout indéniable pour celui qui contribuera à la construction du Forum social mondial, de la Plateforme altermondialiste ou d’autres initiatives misant sur la convergence des luttes.

Un peu dans la même perspective, O’Meara, un camarade sud-africain venu s’établir au Québec, évoque le bagage extensif de connaissances de Pierre sur l’histoire politique de nombreux mouvements de libération nationale, ce qui lui permettait par exemple de dépasser l’exceptionnalisme du cas sud-africain. En dépit de sa modestie et de sa posture politique d’allié des classes populaires, Pierre était aussi un intellectuel de haut niveau. Levy n’hésite pas à en parler comme d’un remarquable spécialiste et « savant des mouvements sociaux » en ce sens qu’il savait lire et interpréter les pratiques et stratégies des mouvements, et il savait proposer des pistes d’action. Ces caractéristiques ont d’ailleurs permis à Pierre d’assurer rapidement un leadership intellectuel et politique dans un certain nombre d’organisations de solidarité internationale dont le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA), le Centre d’études arabes pour le développement (CEAD) et Alternatives, de même qu’au sein du Forum social mondial.

Dès leur première rencontre, Pierre a invité Feroz Mehdi, qui deviendra un de ses grands amis, un camarade et un collègue de travail, « à descendre des montagnes ». Par cette métaphore, Pierre lui a appris à traduire ses idées politiques en projets « pour soutenir nos organisations partenaires à l’étranger, tout en mettant sur pied un programme de mobilisation et d’éducation populaire pour développer de façon durable et continue une conscience politique au Québec ». Hernandez, un collègue de Pierre, estime lui aussi que ce dernier a conjugué tout au long de son parcours, analyse théorique et praxis. Pour reprendre ses mots : « Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle ».

À l’instar de Frappier, plusieurs autrices et auteurs soulignent les grandes qualités de pédagogue de Pierre pour qui la formation de la relève militante était un impératif. Tour à tour, il proposera des stages, des petits contrats ou de nouveaux projets à des jeunes qui se rapprochent d’Alternatives, sans compter les programmes de stages qui ont pris de l’expansion au sein de la programmation de cette ONG. Pierre croyait en la jeunesse et à son rôle dans les luttes et mouvements de transformation sociale et politique. Il faisait confiance aux jeunes et les soutenait dans leurs apprentissages, sans paternalisme. C’est ce que relatent L’Écuyer et Gauthier, tous les deux parmi les premiers stagiaires d’Alternatives. Ils ont recueilli les propos d’autres stagiaires qui ont croisé ou côtoyé Pierre dans les années 1990 et 2000. Il vaut la peine de souligner que, jusqu’à aujourd’hui, il y aurait eu plus de 1500 stagiaires à Alternatives ou au sein d’organismes partenaires dans le Sud global depuis la mise en place de ces programmes de stages, en 1994.

Massiah, un intellectuel et camarade de France avec qui il s’est lié d’amitié surtout autour du Forum social mondial, estime que « l’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires ». Ismé observe, elle aussi, cette grande sensibilité de Pierre aux réalités des luttes du Sud global, dont celles menées en Ayiti. « Son désir sincère de rencontrer l’autre dans une relation horizontale au-delà des divergences était marquant. Pierre, pourtant farouche défenseur de ses idées, a su développer cette capacité rare d’apprendre de l’autre en toute humilité et d’enseigner à l’autre sans arrogance. Il va s’ouvrir, même si avec une certaine réserve, au féminisme, à la décolonialité », dit-elle. Comme l’évoque Massiah, l’internationalisme de Pierre était loin des rigidités et des hiérarchies. Et il adhéra à ce que son ami Vinod Raina a exprimé : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens »

Finalement, Dufour estime à propos de La Grande Transition qu’il s’agit d’une initiative qui « m’apparaît comme une forme d’aboutissement du chemin parcouru par Pierre Beaudet, en apprentissage perpétuel et dans sa volonté de rassembler ou du moins de faire converger les forces vives progressistes pour penser les alternatives, affuter leurs analyses et agir ensemble pour faire barrage à la droite, aux forces néolibérales, au capitalisme débridé, ici et ailleurs ».

Comme en témoigne ce dossier, Pierre a été de plusieurs combats politiques et intellectuels, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur : la lutte des classes, pour reprendre une terminologie devenue moins populaire, le socialisme, la question nationale québécoise et la nécessaire alliance avec la gauche du reste du Canada, le colonialisme, la situation des Autochtones, le racisme, les luttes écologiques qu’il avait découvertes plus récemment et, bien sûr, l’internationalisme et l’altermondialisme. À cela, s’ajoute une panoplie d’autres questions qu’il défendait comme celles des droits économiques et sociaux, les luttes syndicales et féministes. Ce bref portrait est loin d’être exhaustif. Étrangement, la Palestine pourtant si présente dans son cœur et son action est relativement absente de ce dossier. Des contraintes de temps ont limité le nombre de personnes sollicitées, ce qui explique peut-être, mais n’excuse pas, cette lacune.

Malgré cela, nous espérons que ce dossier puisse faire découvrir ce grand intellectuel et militant à des jeunes et moins jeunes, qu’il les invite à lire ou relire certains ouvrages de Pierre, et qu’il les encourage à mettre en pratique les trois piliers de sa méthodologie, soit l’analyse, la production et la diffusion d’information et l’action pour mieux faire face à la crise globale actuelle. Enfin, souhaitons que ce dossier permette de dépasser l’individu et sa singularité, qu’il nourrisse nos réflexions politiques et qu’il contribue à la mémoire collective de la gauche, de l’internationalisme et son corollaire, l’altermondialisme.

Par Anne Latendresse, professeure au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal


NOTE

  1. Surtout celles qui ont une posture critique à l’égard des orientations des gouvernements canadien et québécois.

La criminalisation de l’immigration : comment la droite gagne la bataille des idées

7 avril 2023, par Rédaction

ÉDITORIAL – Au cours des élections québécoises d’octobre 2022, l’immigration et les politiques d’accueil sont devenues l’un des principaux enjeux. La figure de l’immigrant, plus précisément celle de l’immigrant racisé, est devenue l’étranger, celui ou celle qui menace l’existence même de la nation québécoise[1]. Pour le premier ministre François Legault, et pour plusieurs acteurs politiques du Québec, l’immigration est liée au déclin de la langue française et à la disparition des valeurs québécoises[2]. De plus en plus, le gouvernement de la Coalition avenir Québec développe un discours anti-immigrant, à connotation raciste, comme l’ont montré les amalgames énoncés par le ministre Jean Boulet lors de la campagne électorale[3].

Ce discours participe de la criminalisation de l’immigration. Il se diffuse aussi en Europe, notamment en Hongrie, en Pologne, en Slovaquie, en Lettonie, et plus récemment en Suède et en Italie, où l’extrême droite siège dans les gouvernements ou y détient les rênes.

Les discours et politiques anti-immigration ne sont pas chose nouvelle dans l’histoire occidentale : la fermeture à l’immigration par les États-Unis en 1921, un siècle ou presque avant l’interdiction de voyage (travel ban) de Donald Trump, avait été instaurée à la demande d’une partie du mouvement ouvrier. Ce dernier y voyait alors une façon de renforcer son pouvoir de négociation, en évitant une concurrence par le recours à des personnes particulièrement exploitées et abusées comme le sont les « nouveaux arrivants » en règle générale. Cet évènement a eu des conséquences fort dommageables, car la satisfaction de cette revendication des mouvements ouvriers américains « ferma ce qui avait été une soupape de sécurité “sociale” pour l’Europe au XIXe siècle […] et, selon E.H. Carr, cela prépara leur défaite [celle des mouvements ouvriers européens] et la montée du fascisme[4] ».

Certes, le discours et les mesures répressives ne constituent pas l’équivalent du système d’extermination mis en œuvre par le régime nazi, ni même des camps d’internement lors de la Seconde Guerre mondiale[5]. En ce début du XXIe siècle, si l’immigrant racisé est devenu un danger, la droite et l’extrême droite n’écartent pas toujours la possibilité de l’intégrer, mais selon un processus soit économique, soit identitaire, qui repose essentiellement sur les épaules du nouvel arrivant. Cette personne doit faire la démonstration de vouloir parler et apprendre la langue, le français au Québec, et on attend souvent d’elle qu’elle rejette sa langue maternelle et la culture de son pays d’origine[6]. En France, par exemple, à peine réélus, Emmanuel Macron et son gouvernement ont ouvert la porte à une attaque majeure contre les immigrants et immigrantes, en choisissant la voie de la criminalisation plutôt que de la reconnaissance de leur apport durant la pandémie[7]. Les annonces françaises sur le projet de loi en préparation indiquent une aggravation de la précarité en rendant les immigrantes et les immigrants plus vulnérables et donc corvéables à merci dans les « secteurs d’activité en tension », qui sont en fait les secteurs qui subissent une pénurie de main-d’œuvre, faute d’offrir des conditions de travail correctes.

L’idéologie de l’extrême droite fait ainsi son chemin. Certes, cette idéologie ne se réduit pas aux discours anti-immigrant; elle articule aussi un discours, des pratiques et des lois rétrogrades et répressives envers les femmes, les membres des communautés LGBTQ+, les minorités ethniques, etc. Son discours et ses actes sont aussi intersectionnels.

Cependant, c’est sur la question de l’immigration, pierre de touche de la gestion mondialisée des flux de main-d’œuvre, que l’extrême droite bénéficie du soutien des classes dirigeantes : même chez les gouvernements d’Europe où l’extrême droite n’est pas présente ni nécessaire à l’obtention d’une majorité, ses idées sur ce sujet sont reprises et mêmes affinées, en s’appuyant sur un appareil à la fois politique, économique et médiatique similaire d’un pays à l’autre, et en recourant à des réseaux de diffusion institutionnalisés, l’OCDE notamment, ou à des think tanks entre nations. Par exemple, certains débats qui se font en France migrent quasi instantanément vers le Québec. Des commentateurs et chroniqueurs à l’emploi de médias détenus par les plus grandes fortunes de leur pays respectif, et parfois proches des partis politiques ou même des politiciennes et politiciens eux-mêmes, agissent comme relayeurs, facilitant ainsi la diffusion et l’expression de ces idées sur l’immigration, entre autres.

Tout courant idéologique correspond à une lecture de la réalité socio-économique et des rapports de pouvoir et de domination qui les sous-tendent. Le parallèle avec les années 1930 peut ainsi être prolongé, car l’époque actuelle partage de nombreuses caractéristiques avec cette dernière et les années « folles » qui l’ont précédée et préparée. D’une part, le capitalisme a renoué avec la profitabilité mise à mal par l’extension du compromis fordiste, en misant cette fois encore sur la financiarisation de l’économie, les avancées technologiques et le retour ou l’aggravation de la marchandisation de la monnaie, du travail et de la nature. D’autre part, les conflits sociaux se sont intensifiés depuis 2011, ce qui exacerbe la crise de légitimité que traverse le système-monde capitaliste dans la lignée de celle des États-Unis[8].

Cette situation nourrit les stratégies de court terme de la part des classes dirigeantes. L’illustration actuelle la plus flagrante est la réponse à l’inflation, qui consiste à augmenter les taux d’intérêt au profit des détenteurs de patrimoine et des entreprises financiarisées au lieu de réduire les inégalités et l’appauvrissement et de développer des politiques de transition énergétique écologique[9]. Cette stratégie à courte vue motivée par la préservation du profit et du pouvoir permet en partie d’expliquer comment la droite peut flirter avec l’extrême droite en espérant ramasser quelques voix par-ci par-là, et prendre le dessus. Mais l’extrême droite devient en fait la droite de référence, car la politique traditionnelle de la droite disparait derrière un programme économique et le discours néolibéral.

Il ne fait aucun doute que cette capacité du capitalisme de se reproduire en surfant sur les vagues portées par les classes dirigeantes les plus réactionnaires repose aussi sur le fait qu’il domine le discours[10] et imprègne la vie sociale sous tous ses aspects. Toutefois ce système et la rhétorique faisant de l’immigration un problème difficile à gérer n’ont jamais été remis en question par la gauche traditionnelle et par celle qui participe à des élections. Pire, cette dernière a tendance à rejeter sur les classes populaires la responsabilité de la montée de l’extrême droite et de ses idées, ce qui la dédouanerait de flirter avec le cadre néolibéral pour aller chercher des voix ailleurs.

Or, si les régimes fascistes des années 1930 semblent avoir bénéficié d’un soutien des masses – soutien au sujet duquel on oublie souvent de mentionner qu’il a été acquis par la terreur des milices et des méthodes d’intimidation, de harcèlement et même d’assassinats que l’on voit renaître avec effroi au Brésil ou aux États-Unis chez les partisans de Jair Bolsonaro et de Trump –, il s’est aussi construit sur la débâcle de la gauche. Socialistes et communistes allemands étaient plus pressés de s’affronter, y compris physiquement, que de s’allier contre la menace nazie. De leur côté, les communistes espagnols, et surtout staliniens, ont préféré liquider les anarchistes plutôt que de s’allier avec eux contre Franco.

Voilà le dernier trait similaire entre les deux périodes, cette incapacité de la gauche à s’opposer et à proposer sa lecture de la situation face aux idées réactionnaires. Non pas qu’au XXIe siècle, elle se divise de façon excessive ou s’entretue. Avec l’appui des classes moyennes aisées, la social-démocratie a plutôt consenti à accepter le cadre économique forgé par la droite. Maintenant, plutôt que de se décider à reconnaitre que c’est ce qui a contribué à banaliser le néolibéralisme en le présentant comme insurmontable, en reprenant le discours sacré sur le développement économique et la croissance – pourtant incompatible avec la protection de l’environnement comme nous le savons aujourd’hui – pour « rassurer les marchés », la gauche, ses organisations traditionnelles et ses partis, parfois même étiquetés comme radicaux, rendent responsables de ses propres égarements les classes populaires qui leur font défaut. Non parce que celles-ci sont (effectivement) désillusionnées et s’abstiennent en grand nombre, mais parce qu’elles seraient peu éduquées et donc « naturellement » sensibles aux sirènes d’extrême droite. Comme si le racisme était une affaire individuelle et non pas un rapport de pouvoir et de domination inscrit dans les institutions et les biais inconscients.

Cette représentation aberrante à l’heure de l’élévation générale, à l’échelle planétaire, des niveaux d’instruction a préséance contre les faits eux-mêmes. Car, que l’on regarde au Chili, au Brésil[11], aux États-Unis, en Grèce, ceux et celles qui sauvent la démocratie ou lui rendent ses lettres de noblesse ne sont pas les classes moyennes aisées, mais les classes populaires, en manifestant massivement contre les traitements discriminatoires et liberticides envers les immigrantes et les immigrants[12], ou en se rendant malgré tout aux urnes pour infliger une défaite aux dictateurs en herbe. D’ailleurs, plusieurs études récentes confirment que le comportement électoral des classes populaires ne se distingue guère du reste de la population, si ce n’est par une plus grande abstention, sauf de la part d’un noyau conservateur actif[13].

En déniant la réalité des résistances populaires et leur radicalité, la gauche traditionnelle, ou celle qui joue le jeu électoral, laisse le champ libre aux idées d’extrême droite et de droite. Elle se contente de reprendre le modèle libéral, parlant de la nécessité de construire un « modèle d’immigration » pour donner le gout du français et de la culture québécoise aux nouvelles et nouveaux arrivants, et essayant de vanter l’immigration comme solution pratique de dernier recours, pour faire face aux difficultés de rétention de la main-d’œuvre de la part des entreprises. Les propositions de Québec solidaire pendant la campagne électorale étaient loin de remettre en question ce discours utilitaire et économique sur l’immigration.

Nous devons rompre avec ce cercle vicieux. C’est de courage moral dont nous avons besoin pour énoncer sur la scène politique qu’il faut accueillir dignement les immigrants en tant que citoyennes et citoyens, et non en les réduisant à une force de travail; pour régulariser les sans-papiers; pour favoriser les relations interculturelles. Il faut également avoir le courage de dénoncer la domination impérialiste occidentale sur les pays du Sud, domination qui constitue l’une des principales causes de cette vaste migration vers le nord.

Parallèlement, il s’agit de défendre une autre vision du vivre-ensemble, en soutenant les initiatives alternatives locales, écologiques, féministes et radicalement anticapitalistes portées par des mouvements populaires ou autochtones qui offrent en réalité des réponses globales pour peu qu’on cesse de les traiter au filtre du système économique capitaliste.

Par Milan Bernard, Alain Saint-Victor, Carole Yerochewski pour le comité de rédaction.


NOTES

  1. Voir : Marc-André Gagnon, « Pouvoirs en immigration : “une question de survie” pour la nation, signale Legault », Journal de Québec, 29 mai 2022.
  2. Voir notamment : Charles Lecavalier, « Le gouvernement Legault souhaite un “réveil national” pour stopper le déclin du français », La Presse, 29 novembre 2022.
  3. Gabriel Delisle, « Déclaration de Jean Boulet sur l’immigration : des propos “préoccupants” et “désolants” », Le Nouvelliste, 28 septembre 2022.
  4. Beverly J. Silver, Forces du travail. Les conflits ouvriers et la globalisation depuis 1870, Toulouse (France), Éditions de l’Asymétrie, 2019, p. 40.
  5. Ce constat ne vise pas à atténuer l’impact actuel des politiques anti-immigrant, qui se traduisent notamment par des morts en Méditerranée ainsi que par les conditions esclavagistes ou extrêmement brutales que la plupart subissent en devant s’en remettre à des passeurs de diverses natures. On ne peut ignorer non plus la façon dont cela alimente la traite de femmes et d’enfants.
  6. Pour une lecture critique des politiques actuelles d’immigration marquées par la colonialité du pouvoir, voir le dossier consacré à ce sujet dans le n° 27 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Le défi de l’immigration au Québec : dignité, solidarité et résistance, 2022.
  7. Sur la criminalisation des immigrants, voir la vidéo en accès libre de Mediapart, qui interviewe notamment une avocate spécialiste du sujet : <www.mediapart.fr/journal/france/061222/projet-de-loi-immigration-nous-sommes-sur-des-propositions-racistes?utm_source=nl-video-20221211-185726&utm_medium=email&utm_campaign=ALL&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[ALL]-nl-video-20221211-185726&M_BT=1257261095238>. Cette criminalisation des immigrants va de pair avec une criminalisation de la pauvreté; voir à ce sujet le projet de loi français antisquat qui s’attaque en fait aux mal-logé·e·s en défaisant les protections obtenues dans les années 1950 par les mobilisations autour d’Emmaüs et de l’abbé Pierre, concernant l’occupation de logements vides : <www.alternatives-economiques.fr/manuel-domergue/loi-anti-squats-criminalisation-mal-loges/00105346?utm_source=emailing&utm_medium=email&utm_campaign=hebdo&utm_content=11122022>.
  8. La crise de légitimité était aussi vive dans les années 1930 et signait la fin du leadership britannique. En prolongement des analyses en termes de système-monde d’Immanuel Wallerstein et de Giovanni Arrighi, voir les contributions de Sahan Savas Karatasli, Sefika Kumral et Beverly Silver, A New Global Tide of Rising Social Protest ? The Early Twenty-first Century in World Historical Perspective, communication à la conférence annuelle de la Eastern Sociological Society, Baltimore (Maryland), 24 février 2018, ainsi que Beverly J. Silver et Corey R. Payne, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, 2021.
  9. Voir à ce propos l’entrevue de Bertrand Shepper, « Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation » par Carole Yerochewski dans le n° 28 des Nouveaux Cahiers du socialisme, 2022.
  10. Voir les travaux de Pierre Dardot et Christian Laval, notamment : Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, Paris, La Découverte, 2016.
  11. Voir Franck Gaudichaud, « Tout commence au Chili », Le Monde diplomatique, janvier 2022, p. 8-9; Valério Arcary, « Le Brésil est fracturé comme jamais auparavant », Alencontre, 19 octobre 2022.
  12. Voir les grandes manifestations antifascistes du 5 mars 2020 contre un gouvernement de droite qui a légitimé l’action de gangs fascistes contre les immigrants et réfugiés présents massivement en Grèce : Sandro Mezzadra, « Entre la Grèce et la Turquie », Euronomade, 2020, < https://editionsasymetrie.org/frontieres/sandro-mezzadra-entre-la-grece-et-la-turquie/#more-158>.
  13. Voir entre autres : Nonna Mayer, « Que reste-t-il du vote de classe ? Le cas français », Lien social et Politiques, n° 49, 2003.

RENDEZ-VOUS DES MÉDIAS CRITIQUES DE GAUCHE

3 avril 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se (…)

Le 19 novembre 2022 se tenait la première édition du Rendez-vous des médias critiques de gauche. Ce fut l’occasion, pour les artisan·es d’une quinzaine de publications, de se rencontrer et de discuter des défis que nous vivons. Au cœur de cette première journée : les enjeux de fabrication, les questions politiques et l’idée d’une coopération afin de nous entraider, de dynamiser nos pratiques et de contribuer à l’instauration d’une société plus juste.

Aux origines d’une rencontre

Depuis longtemps, la nécessité pour les médias québécois de gauche de mieux se connaître s’impose. Face au fractionnement de notre milieu, et alors que l’isolement ordonné par l’état d’urgence sanitaire accentuait nos solitudes, l’idée de créer un événement rassembleur s’est développée avec plus de netteté. Imaginée par Pierre Beaudet (1950-2022)[1], militant socialiste de premier plan, la convergence a commencé à se structurer, dans le but de nous rapprocher et surtout de favoriser la mutualisation des ressources afin d’augmenter notre force de frappe.

À la suite du décès de Pierre, le projet s’est construit dans la continuité de sa vision, soit d’organiser une rencontre des médias permettant de surmonter l’éloignement et de nous renforcer collectivement. De janvier à juillet 2022, le comité organisateur s’est mis en place, rassemblant des représentant·es de six différents médias. Durant l’été, les médias québécois écrits, ayant une édition papier ou en ligne, et se réclamant de la gauche, ont été contactés. Le premier objectif était de nous connaître : partant, il deviendrait possible de trouver des horizons communs, voire des possibilités d’alliance.

Une journée de réflexions

Le 19 novembre, dès 9 h, les artisan·es des différents médias se retrouvaient au café l’Exode du Cégep du Vieux Montréal. Après nous être toutes et tous présenté·es, nous sommes entré·es dans le vif du sujet. La matinée, réservée aux membres des médias, était composée de deux tables rondes portant respectivement sur les enjeux de fabrication et sur les rapports que nous entretenons avec les mouvements et organisations politiques. Durant l’après-midi, qui était ouvert au public, une conférence intitulée Écrire et agir. Revues, journaux et organisations de gauche au Québec (1959-2001) était présentée par le collectif Archives Révolutionnaires[2]. En parallèle, une foire aux kiosques a permis aux médias de s’adresser au public tout en vendant leurs publications. La journée s’est terminée par un moment de réflexion quant aux suites à donner à la rencontre puis par une soirée festive où se poursuivirent les discussions.

En tout, seize médias se sont rassemblés, liés par leur ancrage commun à gauche, tout en représentant une grande diversité d’approches et de moyens déployés pour transmettre leurs idées. Il y avait des médias imprimés, des médias uniquement en ligne, de « grands » titres à l’histoire au long cours, de toutes nouvelles revues, des groupes s’identifiant comme révolutionnaires, d’autres plus réformistes, des publications à vocation scientifique ou encore des périodiques directement rattachés à des organisations politiques. Cette pluralité n’a pas été un frein à la discussion, au contraire. Par-delà nos différences, plusieurs enjeux nous sont communs, dont ceux de la participation à nos médias, de notre « santé financière » et de notre diffusion, ainsi que des problèmes engendrés par notre statut de militant·es de gauche dans une société néolibérale. Pareillement, notre vocation progressiste implique pour toutes et pour tous de réfléchir à notre relation avec les mouvements populaires et les organisations politiques. Par-delà notre hétérogénéité, nous avions donc beaucoup à nous dire[3].

Défis de la fabrication des médias de gauche

Un important défi, peut-être le plus fondamental, demeure celui de la fabrication d’un média reposant largement sur le travail bénévole de personnes ayant par ailleurs d’autres obligations. La question du travail bénévole se décline de deux manières : d’abord, la difficulté à recruter et à garder des membres, ensuite, l’épuisement des artisan·es de longue date. Il nous faut, pour recruter, miser sur le dévouement des militant·es, et nous imposer une surcharge de travail, souvent en soirée et les fins de semaine, afin de maintenir nos médias à flot. La nécessité de maîtriser de nombreuses compétences (théoriques, linguistiques, informatiques, etc.) complique aussi le recrutement tout en maintenant la pression sur celles et ceux qui produisent les médias. L’exigence d’une telle implication est parfois rebutante. De plus, un défi demeure autour de l’inclusion d’une diversité culturelle dans nos médias.

C’est pourquoi nous devons porter une attention particulière au recrutement, à la formation des nouvelles personnes impliquées, à la répartition des tâches moins gratifiantes, ainsi qu’à de possibles aménagements avec nos différentes obligations. Nous ne devons pas cacher le fait qu’en régime capitaliste, nous sommes forcé·es de travailler de façon salariée pour vivre et que le bénévolat n’est pas à la portée de toutes et de tous. La question monétaire se pose malheureusement pour les individus ainsi que pour le financement même de nos médias : services informatiques, graphiques, frais d’impression, de diffusion, etc. La tension entre nos valeurs anticapitalistes et les nécessités financières du monde actuel reste difficile à surmonter.

De nombreux médias, en raison de leur mode de fonctionnement alternatif, constatent que leur réalité n’est comprise ni par les organismes subventionnaires ni par les entreprises d’impression ou de diffusion. Plusieurs sont inadmissibles aux subventions même s’ils aimeraient en bénéficier. Dans ce contexte, les frais de production sont un enjeu constant. Certains se questionnent aussi sur l’avantage ou non d’une version papier considérant les frais d’impression et d’expédition. Pourtant, la baisse d’intérêt envers les revues papier, que l’on aurait pu soupçonner a priori, ne semble pas se concrétiser. Les abonnements permettent en fait une fidélisation et un revenu prévisible, ce qui est un avantage au final.

Quelques bonnes pratiques

Au-delà des enjeux liés au bénévolat et au financement, plusieurs pistes intéressantes ont émergé lors des discussions concernant la production. Il a été rappelé à plusieurs reprises l’intérêt de travailler en collaboration pour limiter le dédoublement du travail et pour mieux profiter des expertises les un.e·s des autres. La communisation de certaines ressources est une option réaliste et porteuse. Ainsi, nous pourrions acheter ensemble une imprimante, louer un local ou encore partager les frais d’un·e graphiste.

L’importance de la communauté a été soulignée, et pas seulement au sein des médias et entre nous. Le lien avec le lectorat est à valoriser, car ce sont les lectrices et les lecteurs qui nous font, en dernière instance, exister. Nous pourrions créer plus d’événements, suggérer un tarif d’abonnement solidaire, appeler directement au lectorat pour qu’il écrive dans nos médias, etc. Comme cela a été dit, nous avons aussi constaté que les abonnements forment la meilleure source de financement pour les médias payants, notamment imprimés. Nous avons tout à gagner à nous rendre mutuellement service pour favoriser la production de nos médias, leur visibilité et donc leur portée. En plus de diminuer notre charge de travail, cela augmentera notre influence sociale.

Médias de gauche et militantisme politique

Plusieurs questions se sont posées d’emblée quant aux liens entre nos médias, le militantisme, les mouvements sociaux et les organisations politiques. D’abord, quelle ligne éditoriale adopter : doit-on privilégier une ligne ferme ou miser, à l’intérieur d’un même média, sur le pluralisme ? Ensuite, quelle position adopter face aux groupes politiques : faut-il se lier à eux, est-ce une « nécessité » des médias de gauche ? Et puis, comment favoriser l’accessibilité à nos contenus, pour ne pas prêcher uniquement à des convaincu·es ? Quel niveau de langage adopter pour s’adresser à différentes classes sociales ?

Un point a clairement émergé : si nous tenons à produire un contenu rigoureux, nous avons vocation à donner une lecture progressiste et militante des faits traités. Nous assumons toutes et tous une posture engagée. L’objectivité des faits rapportés ne nous exonère pas d’un traitement politique de ceux-ci, au contraire. Nous existons parce que nous croyons qu’une lecture gauchiste des faits est plus à même de rendre compte du réel et de nous aider à le transformer, en vue d’instaurer une société plus juste. L’enrichissement de la lecture des faits par l’accrétion des traitements médiatiques multiples a aussi été souligné, éclairant le fait que notre variété est une force. Par contre, notre fractionnement n’aide pas nécessairement à notre visibilité, chacun·e ne rejoignant que « son » public particulier. D’où l’idée de ne pas fusionner (afin de préserver la richesse de notre diversité), mais de chercher des horizons communs, et possiblement de produire des textes ensemble sur des enjeux importants, afin d’augmenter l’impact de nos idées. Une question reste toutefois en suspens : comment augmenter notre influence sans nous plier aux diktats de la culture bourgeoise ?

De plus, nous avons discuté de l’importance de maintenir une perspective politique de transformation sociale. Il est important que notre travail reste axé, au final, sur la diffusion des idées de gauche dans le but avoué de changer la société. En ce sens, l’idée d’une coalition est intéressante, à la fois respectueuse de la diversité et unificatrice. L’ennui principal est de trouver un terrain d’entente suffisamment solide pour qu’une collaboration pérenne puisse en découler. Jusqu’où sommes-nous prêt·es à nous lier et quels compromis cela impliquerait ? D’un autre côté, la crainte, pour plusieurs, reste de perdre leur autonomie. C’est donc un travail de funambule – entre un degré d’unité idéologique fonctionnel et la volonté d’une majorité de médias de rester indépendants – qui nous attend si nous prenons au sérieux l’idée de nous coaliser.

Deux voies, non exclusives, se dessinent. La première, tenant pour acquis que nos positionnements à gauche sont suffisants pour entamer une collaboration, propose une mise en commun de certaines ressources, telle qu’énoncée plus haut, ou encore la création d’une plateforme web qui rediffuserait l’ensemble des articles des médias afin de permettre une consultation « unifiée ». La seconde suppose des orientations politiques communes qui permettaient de créer un organe de liaison, voire une structure fédérative, ralliant les médias de gauche. Un tel processus nécessitera, s’il se produit, une discussion transparente et minutieuse impliquant tous les médias intéressés, afin de déterminer précisément ce qui nous lie, ce que nous pouvons écrire et faire en commun, la manière dont nous pouvons nous fédérer et le fonctionnement technique que cela impliquerait. Enfin, il nous faudrait aussi, individuellement et collectivement, renforcer nos liens avec les milieux syndicaux, politiques, communautaires, universitaires et internationaux, afin d’affirmer notre présence et notre portée.

Pour la suite ?

À la fin de ce premier Rendez-vous des médias critiques de gauche, la nécessité de poursuivre le dialogue a fait consensus. Une prochaine rencontre aura donc lieu en mars 2023 afin de voir quelles formes de collaborations nous souhaitons nous donner. En resterons-nous à un dialogue courtois ou choisirons-nous de nous liguer plus sérieusement ? Allons-nous demeurer des analystes de la situation ou déciderons-nous de nous lier organiquement à des groupes politiques ? Peu importe la voie choisie, la nécessité de maintenir le dialogue et l’entraide resteront. Nous poursuivons donc le travail, de notre côté et ensemble, et espérons densifier les liens qui nous unissent. Nous sommes encore loin de la société juste à laquelle nous aspirons : il faudra travailler ensemble pour l’atteindre. Si vous faites partie d’un média qui était absent, n’hésitez pas à nous écrire pour vous joindre au mouvement. On se retrouve très vite pour continuer le combat.


Ce texte est originellement paru dans le no. 95 de la revue À bâbord. Un bilan complet de la journée du 19 novembre 2022 est également disponible.


Notes

[1] Le prochain numéro des Nouveaux Cahiers du Socialisme (no 29, printemps 2023) sera entièrement consacré au parcours de Pierre Beaudet.

[2] Le contenu de cette conférence sera diffusé sous la forme d’un article sur le site d’Archives Révolutionnaires (archivesrevolutionnaires.com) au printemps 2023.

[3] Un bilan détaillé du Rendez-vous sera disponible au printemps 2023 sur les sites de plusieurs des médias impliqués.

« NI DIEU, NI PATRON, NI MARI ! » militantes anarchistes en Argentine (1890-1930) par Hélène Finet (2013)

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