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LES ANARCHISTES DANS LA VILLE – Chris Ealham. Notes de lecture

28 août 2023, par Archives Révolutionnaires
Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé (…)

Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé intellectuellement et politiquement dans le contexte du mouvement punk, des luttes antifascistes et de l’opposition aux politiques néolibérales de Margaret Thatcher. Se présentant comme libertaire, il s’intéresse particulièrement à la révolution espagnole qu’il considère comme « la plus profonde de l’histoire de l’humanité dans le domaine participatif »[1]. Dans le sillage de Paul Preston, historien de gauche spécialiste de la Guerre d’Espagne, Ealham pratique une « histoire par le bas » interdisciplinaire qui mobilise les champs de l’anthropologie, de la géographie et de la psychologie. Cherchant à combler les manques de l’histoire politique et sociale, il développe la « spatialité de l’histoire », avec une focale sur l’espace public qui joue un rôle crucial pour les mouvements sociaux, en les influençant, mais aussi en augmentant leur pouvoir lors de la conquête de ces espaces. Le livre Les anarchistes dans la ville, traduit en 2020 par l’éditeur marseillais Agone, est la version française du livre Class, Culture and Conflict in Barcelona, 1898-1937 paru originellement en 2005, puis réédité en 2010. L’ouvrage vise à montrer l’agentivité des bases militantes de l’anarchisme catalan qui n’obéirent pas aveuglément aux directions des différentes organisations libertaires, mais forgèrent leur propre destin.

Dans le premier chapitre, l’enquête débute en 1898, alors que Barcelone est en pleine croissance démographique et industrielle. Dans ce contexte, les élites catalanes rêvent de créer une ville interclassiste où régnerait l’unité et l’égalité. Ce plan utopique est voué à l’échec à cause des forces non réglementées du marché, de la spéculation foncière et de la corruption qui contribuent à renforcer la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie dans l’espace urbain. La classe ouvrière est entassée dans de petits logements insalubres avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, ce qui pousse un nombre grandissant de citadin·e·s dans la rue. Pour leur part, les migrant·e·s qui affluent vers Barcelone sont présenté·e·s par les idéologues bourgeois comme des « intru·e·s » qui importent des valeurs « anti-catalanes ». Suivant une logique discursive raciste, socio-darwiniste et colonialiste, ceux-ci sont dépeint·e·s comme des personnes inaptes, vivant dans un « barbarisme primitif ».

Chez les élites catalanes, l’utopie urbaine cède le pas à une contre-utopie ancrée dans une phobie des attentats à la bombe et des « désordres » liés aux différentes grèves générales qui caractérisent le climat social barcelonais. L’idéalisme utopique d’une société pacifiée est rapidement remplacé par une philosophie urbaine explicitement répressive et par une militarisation du contrôle de l’espace. Ce nouveau projet urbain conservateur est incarné par le célèbre architecte Antonio Gaudí qui développe la ville dans un souci de contraindre les comportements de la classe ouvrière à l’extérieur des lieux de travail. Ainsi, les classes bourgeoises développent une vision manichéenne entre le « bon » ouvrier – respectable, sobre, économe et travaillant – et le « mauvais » ouvrier – alcoolique, criminel, syphilitique et paresseux. La militarisation de la ville rend impossible une résolution pacifique des conflits sociaux. Au début des années 1920, le pistolerismo fait craindre le pire aux classes moyennes et bourgeoises qui accueillent à bras ouverts la dictature de Primo de Rivera en 1923 et la « sécurité militaire » qu’elle propose.

Dans le deuxième chapitre, Ealham présente « l’autre ville », soit la ville ouvrière. On y aborde le processus d’urbanisation désordonné dans les barris (quartiers) prolétariens qui comptent sur des services municipaux insuffisants. Les milieux de travail ne sont guère sécuritaires et les salaires ne suivent pas l’inflation galopante. Abandonnées par les autorités, les classes populaires développent une « solidarité des opprimé·e·s » entre les familles des quartiers afin de compenser la carence de services sociaux propres au capitalisme du début du XXe siècle. La culture ouvrière engendre une dynamique où les « crimes sans victimes » sont approuvés par les communautés dans une affirmation du « droit à la vie » qui justifie bien des moyens. L’opposition à l’État se manifeste souvent par une résistance violente à la police et par le constat que l’appareil législatif joue le rôle de gardien des différences de classe. Cette résistance non théorisée contre le « système » se transforme progressivement en conscience de classe révolutionnaire grâce à l’implantation des ateneus dans les barris, des écoles ouvrières pour former les classes populaires à la pensée critique, à l’anticléricalisme et à l’anticapitalisme.

Semaine tragique, 1909

Manifestation à Barcelone Source : https://labarcelonaoblidada.blogspot.com/2017/02/dada-corrupta-xii-vaga-de-la-canadenca.html

Barcelone en flammes pendant la Semaine tragique de 1909.

Dans ce contexte, une tendance anarchiste individualiste gagne de l’influence à Barcelone au début du XXe siècle. Cependant, le mouvement manque de cohérence, en réponse de quoi est créée l’organisation syndicale régionale de Solidaridad Obrera en 1907, rapidement suivie d’une organisation nationale en 1910, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). La nouvelle confédération possède une structure souple et décentralisée pour éviter les pratiques bureaucratiques du syndicalisme réformiste. Les structures informelles des barris sont peu à peu intégrées à ces assemblées syndicales. Le nombre d’adhérent·e·s de la CNT monte en flèche à la suite d’une série de grèves générales en 1917 et en 1919. En outre, les anarcho-syndicalistes incluent les sans-travail et les groupes marginalisés de Barcelone dans leurs rangs, contribuant à leur popularité dans les quartiers les plus pauvres. Leur ancrage dans les barris permet à l’organisation de résister aux nombreux passages de la légalité à la clandestinité au courant du XXe siècle. Incontestablement, la CNT constitue l’organisation syndicale et politique la plus influente au sein du prolétariat barcelonais.

Le troisième chapitre présente le projet de « ville républicaine » défendue par l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui lui vaut un appui massif aux élections municipales d’avril 1931. La « ville jardin » de Macià laisse entrevoir un avenir plus radieux pour les classes populaires. Mais ces promesses déçoivent rapidement avec l’instauration d’une « république de l’ordre » répressive et militarisée. La « paix sociale » promise par l’ERC se traduit plutôt par une augmentation considérable du ratio de policiers par habitant. L’espoir que la Guardia Civil, rétrograde et impitoyable, soit dissoute, se bute à un refus des autorités. À cela s’ajoute la création du corps des Guardias de Asalto qui applique une nouvelle méthode répressive « moins aveugle, plus ciblée, mais aussi plus inexorable ». Au lieu d’investir dans un programme de réformes ambitieuses pour apaiser les tensions sociales, la République mobilise des ressources faramineuses dans le domaine sécuritaire. Le régime se dote également d’un arsenal législatif draconien pour affermir son pouvoir et poursuivre les politiques d’exclusion sociale héritées de la période monarchique.

Dans le quatrième chapitre, l’auteur aborde l’euphorie collective qui s’empare des cercles ouvriers à la suite de l’avènement de la République. Même parmi les libertaires les plus radicaux, on considère dans un premier temps le nouveau régime comme représentant de « la volonté du peuple » et de « l’aspiration la plus sacrée à la liberté et à la justice ». Toutefois, l’instauration de la « république de l’ordre » entraîne un désenchantement qui mène à d’importants débats au sein des instances confédérales entre les partisans de l’anarcho-syndicalisme plus modérés et les tenants d’une ligne insurrectionnelle. Ces derniers imposent leurs vues en avril 1931 et créent des comités de defensa confederal, des unités paramilitaires vues comme le « bras armé de la révolution violente ». Le contexte suivant « l’été chaud » de 1931, caractérisé par de nombreuses grèves visant l’amélioration des conditions matérielles du prolétariat, ainsi que par une dure répression par les « forces de l’ordre » républicaines, amplifie la popularité des insurrectionnalistes. De fait, ils n’hésitent pas à employer la violence révolutionnaire pour terroriser la bourgeoisie et consolident leurs comités sans toutefois établir de programme très clair.

Dans le cinquième chapitre, Ealham présente les nouvelles méthodes employées par les chômeur·euse·s, dont le pillage des fermes environnantes, le rançonnage de riches passants, les attaques contre les riches propriétés, la vente à la sauvette, etc. Ils et elles organisent également une lutte efficace en lançant des grèves des loyers pour dénoncer les hausses abusives. Les manifestations dans la rue deviennent le moyen d’expression par excellence pour ces chômeur·euse·s qui n’ont pas d’autre endroit pour faire valoir leurs revendications auprès des autorités. Les républicains au pouvoir refusent de concéder quoi que ce soit au prolétariat de peur que cela n’encourage de nouvelles réclamations. Au contraire, la République mobilise d’importantes ressources pour réprimer ces nouvelles méthodes de lutte, donnant lieu à de nombreux conflits urbains. Cette augmentation de la répression mène à une rupture définitive entre les factions modérée et radicale de la CNT. Les modérés publient le « manifeste des Trente » en septembre 1931, jugé contre-révolutionnaire, et se voient montrer la porte par les tenants de la ligne insurrectionnelle. Pour leur part, les radicaux se lancent dans les combats de rue ou d’usines en entrant dans une phase illégaliste glorifiant la vie de hors-la-loi.

Dans le sixième chapitre, l’auteur présente le cycle insurrectionnel et la militarisation de l’anarchisme espagnol entre 1932 et 1934. Les anarchistes, croyant pouvoir faire la révolution seul·e·s, s’isolent dans une série d’insurrections ratées qui accentuent la répression contre la confédération et la base militante. Les membres des groupes de défense (grupistas) se montrent efficaces dans les quartiers ouvriers, mais sont incapables d’organiser la guérilla urbaine souhaitée. Cette période de l’anarchisme espagnol, souvent appelée « gymnastique révolutionnaire », n’a pas vraiment d’objectifs définis. On espère naïvement que les appels à l’insurrection et la répression qui suivra entraîneront une radicalisation des masses. En réalité, le cycle insurrectionnel contribue à créer une importante vague de défections au sein de la CNT qui perd la moitié de ses membres entre 1931 et 1932. À la recherche de nouvelles sources de financement, les grupistas lancent une campagne d’expropriations qui consiste à piller les caisses de paie des usines, à braquer des banques ou bien à voler les propriétés de riches commerçants.

Dans le septième chapitre, on présente la panique chez les élites sociales, économiques et politiques en réaction au mouvement d’expropriations. Les journaux conservateurs et républicains consacrent de larges sections aux actes de pillage et de cambriolage dans leurs publications dans le but de créer un sentiment d’insécurité parmi la population. Pour sa part, la presse libertaire réplique en développant un argumentaire dénonçant le « capitalisme criminel » qui force les factions défavorisées de la société à des actes illégaux pour survivre. La dernière partie du chapitre se concentre sur les débats qui ont lieu dans les instances de la CNT. La ligne insurrectionnelle étant grandement fragilisée, on développe une rhétorique de la « révolution constructive » appelant à former des alliances circonstancielles avec les autres tendances de gauche. La confédération bénéficie de cette modération et voit un retour d’adhésions sans toutefois retrouver le niveau de 1931. Ce changement de tactique implique une baisse des actes illégaux commis par des cénétistes vers 1935-1936. Stratégiquement, la CNT n’appelle pas au boycottage des élections de février 1936, préférant miser sur la potentielle élection du Frente Popular. Sa victoire effective ouvre la porte à une amnistie pour un grand nombre de prisonnier·ère·s politiques incarcéré·e·s lors de la période insurrectionnelle. Même si des désaccords surviennent entre le gouvernement du Front populaire et la direction cénétiste, les libertaires refusent de s’opposer directement aux autorités afin de favoriser le rétablissement de l’organisation confédérale. Alors qu’une menace de putsch des forces réactionnaires plane, la CNT se concentre sur un « plan de défense » pour s’y opposer.

Dans le huitième et dernier chapitre, on présente la réaction efficace de la CNT au soulèvement des militaires contre le gouvernement de la République en juillet 1936 qui déclenche la Guerre civile espagnole. Le plan de défense élaboré par les cénétistes permet de repousser efficacement les militaires fascisants. Le pouvoir du gouvernement central de Madrid et de la Generalitat est éclipsé par les comités mis sur pied par les forces révolutionnaires à Barcelone. Dans ce contexte, l’auteur présente trois pouvoirs majeurs dans la zone républicaine : celui des organes de l’ancien État, celui de la direction de la CNT et celui des comités révolutionnaires et d’usines. Malgré le triomphalisme révolutionnaire dans les rues, le pouvoir ouvrier reste fragmenté et éclaté, ce qui permet un rétablissement progressif de l’autorité républicaine. Le gouvernement central met en place plusieurs décrets qui viennent réduire le pouvoir des comités révolutionnaires. Ce processus culmine lors des célèbres affrontements de mai 1937, où l’on observe une confrontation armée entre le gouvernement et les forces révolutionnaires anarchistes. Militairement, aucune faction ne l’emporte vraiment, alors que la direction cénétiste se fait promettre qu’il n’y aurait « ni vainqueurs ni vaincus » pour qu’elle invite ses membres à déposer les armes. Cependant, sur le plan politique, ces événements sonnent le glas de la révolution anarchiste espagnole.

L’originalité du livre Les anarchistes dans la ville repose sur sa présentation du monde social et du quotidien des militant·e·s anonymes et des dépossédé·e·s qui ont employé l’anarcho-syndicalisme comme une arme pour défendre leurs intérêts matériels. Le travail d’Ealham contribue judicieusement à déconstruire le mythe d’une République progressiste, alors qu’elle est caractérisée par une vague répressive inédite. L’alternance habile des chapitres entre le point de vue des élites catalanes et celui des classes populaires nous offre un excellent aperçu du contexte catalan du début du XXe siècle et de la lutte de classe qui s’y joue. L’œuvre permet d’éclaircir le développement du mouvement libertaire en Catalogne, tout en offrant une réplique bien étayée aux historien·ne·s révisionnistes qui tentent d’associer vulgairement l’anarchisme à la criminalité et de le sortir de son contexte propre. D’un point de vue contemporain, les différentes luttes organisées par les anarchistes catalan·e·s permettent de réfléchir à nouveaux frais les questions d’auto-organisation et d’implantation dans les milieux populaires. Leur capacité à mobiliser dans les quartiers est particulièrement à étudier, alors que leurs réticences organisationnelles et leur aventurisme sont à revoir, d’autant que ces deux derniers points semblent en bonne partie responsables de la défaite des anarchistes. Enfin, notons l’intérêt qu’il y aurait à mener une telle recherche sur l’action des communistes, eux aussi actifs dans l’organisation révolutionnaire en Espagne à la même époque, mais souvent moins étudiés.


Notes

[1] De Miguel Capell, Jordi (mai 2016). « Chris Ealham, historiador » in Directa, page 12, en ligne : https://directa.cat/app/uploads/2019/04/directa407.pdf

*Les photos couleur de l’article proviennent de la page La Guerra Civil Española en Color.

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60 ans de luttes pour les droits humains

25 août 2023, par Revue Droits et libertés
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Dossier

Paul-Etienne Rainville, Chercheur postdoctoral aux départements d'histoire de l'Université de Toronto et de l'Université de Montréal, membre du CA de la LDL et co-directeur du dossier de la revue

Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023


Aux origines d'un mouvement...

Si les droits humains sont en mouvements, c’est d’abord parce que leur reconnaissance (faut-il le rappeler?) ne se cantonne pas aux avancées juridiques et législatives, aussi essentielles soient-elles. Tributaire des rapports de pouvoir qui traversent nos sociétés, leur avancement est le fruit des combats contre tous les systèmes de domination et d’oppression qui empêchent leur réalisation pleine et entière. C’est pourquoi l’histoire de la Ligue des droits et libertés (LDL), loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au cœur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion. La fondation de la Ligue des droits de l’homme, le 29 mai 1963, est intimement liée à l’évolution des mouvements sociaux au Québec, dans la foulée de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Dès 1937, Frank R. Scott, Jean-Charles Harvey et Raymond Boyer mettent sur pied la Société canadienne des droits de l’homme, en réaction à l’adoption de la loi du cadenas de Maurice Duplessis. Après la Deuxième Guerre mondiale, Frank R. Scott est toujours à l’avant-scène du combat contre cette loi anticommuniste arbitraire et liberticide, qu’il réussit à faire invalider dans une victoire retentissante en Cour suprême du Canada, en 1957. La célèbre militante féministe et fondatrice de la LDL, Thérèse Casgrain, milite également aux côtés de Frank R. Scott pour défendre les droits des femmes, les libertés civiles, les droits des minorités religieuses, et combattre la politique canadienne de déportation des citoyen-ne-s d’origine japonaise1. Engagés dans les cercles libéraux, socialistes et réformistes des années 1950, les militant-e-s de la première heure à la LDL sont parmi les premier-ière-s au Québec à réclamer l’adoption d’une charte des droits et des enquêtes de l’Organisation des Nations Unies pour violations de droits humains dans la province. Pierre Trudeau, Jean Marchand, Gérard Pelletier, Gérard Rancourt et Jean-Louis Gagnon, parmi d’autres, fondent plusieurs groupes – dont le Rassemblement (1956) et l’Union des forces démocratiques (1958) – regroupant des militant-e-s de différents milieux engagés dans un combat commun contre ce qu’ils perçoivent comme une dégradation généralisée de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur2.
C’est pourquoi l’histoire de la LDL, loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au coeur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.
La première décennie d’histoire de la Ligue des droits de l’homme (comme elle s’appellera jusqu’en 1978) est fortement marquée par l’héritage des luttes contre les lois répressives, antiouvrières et liberticides de l’ère duplessiste. Formée d’avocat-e-s, de journalistes et d’intellectuel-le-s des milieux réformistes, la LDL s’implique principalement dans la défense des droits individuels, du droit à l’égalité, des droits des femmes et des droits civils et politiques. À travers cet engagement, ses membres prennent une part active dans les mouvements sociaux et dans les principaux chantiers de réforme de la Révolution tranquille. Dès sa fondation, la LDL accorde une attention soutenue aux enjeux qui touchent l’administration de la justice dans la province. Elle est en grande partie à l’origine de la mise sur pied, en 1967, de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale (Commission Prévost3). Ses membres dénoncent alors les procédures illégales, le mauvais traitement des détenu-e-s et les violations des droits civils et juridiques commises par la police, les procureur-e-s, les enquêtrices et enquêteurs et les magistrat-e-s dans l’application des lois et des procédures pénales au Québec. À la même période, la LDL réclame la mise sur pied d’un poste de Protecteur du citoyen (ombudsman) chargé de protéger les droits des citoyen-ne-s face à l’administration publique et l’instauration d’un système d’aide juridique destiné à favoriser l’égalité de toutes et tous dans l’accès au système de justice. Les membres de la LDL s’impliquent aussi activement dans les débats de l’époque sur la révision du Code civil. Après avoir défendu sans succès un projet de Charte des droits, présenté en 1964 par le constitutionnaliste Jacques- Yvan Morin, la LDL réclame l’inclusion de 10 articles (décalogue) énumérant les droits fondamentaux au sein du Code civil. À l’initiative des membres de son Comité sur les droits de la femme, la LDL lutte pour la reconnaissance de l’égalité juridique des femmes mariées, l’interdiction des discriminations dans l’accès aux professions et la révision des régimes matrimoniaux. Elle appuie également la campagne initiée depuis l’après-guerre par des membres des syndicats et des minorités ethniques et racisées pour réclamer l’interdiction de la discrimination raciale et religieuse au Québec. Période d’avancées majeures en matière de protection des droits humains, les années 1960 et 1970 sont aussi marquées par la surveillance et la répression des forces de la contestation et du changement social. Militant contre la censure et pour la liberté d’expression, la LDL se porte à la défense de militant-e-s nationalistes et de la gauche radicale arrêtés et emprisonnés (dont des membres du FLQ), qualifiés par plusieurs à l’époque de prisonniers politiques. Elle dénonce les brutalités commises par la police lors de plusieurs manifestations violentes, notamment celles du Samedi de la matraque dans le cadre de la visite de la reine Elizabeth II au Québec, en 1964, et de l’opération McGill français, en 1969. Cette année-là, la LDL multiplie les interventions pour dénoncer le règlement 3926 de l’administration du maire Jean Drapeau, qui confère au Comité exécutif le pouvoir arbitraire d’interdire toute manifestation sur le territoire montréalais. Ces combats pionniers pour la sauvegarde de la démocratie, de l’État de droit et des droits civils et politiques plongent au cœur des luttes sociales et politiques de l’époque. Ils sont, jusqu’à aujourd’hui, l’une des matrices fondamentales de l’histoire de la LDL et de son engagement pour la défense des droits humains.

Un virage social…en appui aux mouvements sociaux

Le début des années 1970 marque un virage à la LDL, qui se positionne comme alliée des luttes menées par les syndicats, les groupes d’action politique et les milieux communautaires pour les droits des groupes « les plus démunis dans l’exercice de leurs droits fondamentaux4 ». À l’époque, ce virage social est principalement orienté vers la défense des personnes âgées, handicapées, pauvres, assistées sociales, chômeuses, mais aussi des (ex)détenu-e-s, des femmes, des enfants, et des travailleurs-euse-s précaires. Le projet de charte des droits provinciale rendu public par la LDL en 1973 témoigne de cette nouvelle orientation. Imprimé à 500 000 exemplaires, ce document inspiré du droit international des droits humains reconnaît à la fois les droits civils et politiques (DCP), certains droits collectifs (notamment linguistiques) et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Appuyée par plusieurs groupes de la société civile, la campagne menée par la LDL est directement à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975, et de la mise sur pied de la Commission des droits de la personne, l’année suivante. Si cette loi quasi constitutionnelle est considérée encore aujourd’hui comme un document unique dans l’histoire législative canadienne, c’est en grande partie parce qu’elle incarne la conception progressiste des droits humains portée à l’époque par la LDL5. Cette dernière jouera d’ailleurs un rôle crucial dans les développements ultérieurs de ce document et dans la défense des principes qui y sont énoncés. L’engagement de la LDL pour défendre les droits des groupes discriminés et marginalisés l’amène à prendre des positions avant-gardistes, souvent impopulaires en leur temps. En 1972, elle met sur pied l’Office des droits des détenus (ODD), dans un contexte où la population se soucie peu du sort des prisonnier-ière-s et où l’incarcération est synonyme de suppression complète des droits fondamentaux. Se faisant la porte-parole des revendications des détenu-e-s, l’ODD contribue à attirer l’attention du public et des gouvernements sur la réalité opaque des prisons. Encore aujourd’hui, la LDL continue de se porter à la défense des droits des personnes incarcérées, comme en attestent notamment ses actions actuelles contre les conditions inhumaines de détention à la prison Leclerc à Laval, de même que ses positions récentes sur la situation des prisonnier-ière-s pendant la pandémie de COVID-19 et contre la détention administrative des personnes migrantes au Canada. La LDL soutient aussi très tôt les membres des communautés LGBTQ+ dans leur combat contre la discrimination, la criminalisation et la répression policière. En collaboration avec l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec, elle sera à l’origine de l’inclusion, en 1977, de l’orientation sexuelle parmi les motifs de discrimination prohibés dans la Charte québécoise. L’organisation soutient également les luttes pionnières contre le racisme et la discrimination menées par les communautés ethniques et racisées au Québec. Dans les années 1970 et 1980, elle appuie les combats de la communauté haïtienne contre le racisme et la discrimination en milieu de travail (notamment dans l’industrie du taxi) et s’implique activement dans les coalitions initiées par des membres des communautés racisées pour dénoncer le profilage racial et les abus commis par la police. Ces campagnes s’inscrivent dans le prolongement de l’engagement tenace de la Ligue dans la défense des droits des personnes réfugiées et sans-statut, qui a débuté dans la foulée de ses combats pour l’accueil des réfugié-e-s haïtiens et chiliens fuyant les dictatures des Duvalier et de Pinochet, au début des années 1970. Depuis plusieurs années, la LDL milite pour faire reconnaître et combattre le racisme systémique au Québec, passant d’une approche centrée sur le combat contre les pratiques discriminatoires vers une perspective plus large fondée sur le combat contre l’ensemble des violations de droits engendrées par le racisme, en tant que système.
La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis.
La période des années 1970 est aussi marquée par une implication croissante de la LDL dans la défense des droits ancestraux, territoriaux, issus de traités et à l’autodétermination des peuples autochtones. En plus de soutenir les revendications des Autochtones, de sensibiliser les allochtones à leur réalité et de favoriser l’établissement d’un dialogue de nations à nation, la LDL dénonce régulièrement les violations des droits commises envers les communautés, n’hésitant pas à faire appel à des organisations internationales comme la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) pour alerter la communauté internationale. Active à l’ONU dans les travaux entourant l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), la LDL continue aujourd’hui d’appuyer les Autochtones dans leur combat pour l’autodétermination, en dénonçant le (néo)colonialisme et les violations de droits humains qui lui sont inhérentes.

L’interdépendance des droits… et des luttes

La LDL se distingue d’autres organisations de défense des droits par l’importance qu’elle accorde aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Dans la foulée du tournant néolibéral des années 1980, particulièrement, elle dénonce régulièrement les saccages des politiques sociales et les pratiques de surveillance et de répression dirigées contre les prestataires de l’État. Aux côtés d’organismes comme le Front commun des personnes assistées sociales du Québec, le Front d’action populaire en réaménagement urbain ou le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, la LDL prend une part active dans la défense de l’ensemble des droits inscrits au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)6. Depuis le début des années 1990, la LDL a d’ailleurs présenté trois rapports alternatifs sur la situation des DESC au Canada devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC. Dans la foulée du Programme d’action de Vienne de 1993, la LDL inscrit le principe de l’interdépendance de tous les droits humains au cœur de sa mission. Cette approche, qui postule que les avancées et reculs en matière de protection d’un droit ont des conséquences sur l’ensemble des autres droits, appelle également une compréhension nouvelle de la complémentarité de nos luttes pour la défense collective de tous les droits. Appuyé par près d’une cinquantaine d’organisations, le Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada publié par la LDL en 2013 incarne la volonté de ses militant-e-s de créer un mouvement social large pour construire une société permettant la réalisation de l’ensemble des droits humains. Cet effort collectif apparaît d’autant plus crucial aujourd'hui, alors que nous assistons à une montée en force des mouvements anti-droits humains, à une récupération politique du discours des droits par des mouvements de droite et à des attaques répétées, de la part des gouvernements, aux droits humains et aux chartes qui sont censées les promouvoir et les protéger.

Crises et droits humains… une vigilance constante

La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis. L’histoire nous démontre en effet que, pour paraphraser la formule célèbre de Simone de Beauvoir, il ne suffit parfois que d’une crise (réelle, appréhendée ou même fabriquée) pour que ces droits soient remis en cause, fragilisés, voire carrément foulés aux pieds. À plusieurs reprises, la LDL et ses alliés ont été confrontés à cet état de fait. De nombreuses violations de droits ont notamment été commises à différentes époques au nom de la préservation de la sécurité nationale. Les entorses aux droits fondamentaux perpétrées au nom de la guerre au terrorisme, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, par exemple, ne sont pas sans rappeler les pratiques d’internement lors des deux guerres mondiales, les politiques liberticides contre les communistes pendant la guerre froide, l’emprisonnement des groupes nationalistes et radicaux dans les années 1960, les rafles de la Crise d’octobre 1970, ou encore la surveillance des syndicats et des groupes de gauche (y compris de la LDL) pendant les décennies 1970 et 1980. La crise d’Oka, à l’été 1990, témoigne aussi de l’extrême fragilité des droits lorsque l’état d’urgence est invoqué par les forces de maintien de l’ordre. Les six décennies d’histoire de la LDL montrent  aussi  combien  les  droits fondamentaux sont mis à mal en périodes de crises sociales ou politiques. Ainsi, lors du printemps érable de 2012, la LDL a dénoncé fermement la répression policière et les entorses aux droits fondamentaux de s’exprimer, de circuler, de manifester et de se réunir de manière pacifique. Cette lutte paraissait d’autant plus vitale qu’elle s’inscrivait alors en soutien à un mouvement pour la défense du droit à l’éducation. À plusieurs reprises, la LDL s’est portée à la défense des droits démocratiques; que l’on songe à son rôle d’observatrice des libertés civiles lors du Sommet des Amériques en 2001 et des Sommets du G20 à Toronto (2010) et du G7 à Charlevoix (2018). Plusieurs crises imaginaires ou fabriquées ont également servi de prétexte, à différentes époques, pour justifier des atteintes aux droits des minorités ou des groupes marginalisés. En 2007, par exemple, la soi-disant crise des accommodements raisonnables a favorisé la diffusion de discours islamophobes et contribué à créer un courant d’opinion favorable à l’adoption de lois discriminatoires contre les personnes musulmanes. L’actuelle crise migratoire sert des desseins analogues, étant instrumentalisée par l’État pour justifier la fermeture des frontières, le renforcement des logiques carcérales de gestion des personnes migrantes et la mise en place d’un arsenal répressif portant atteinte à leur dignité et à leurs droits. Bien que ses impacts délétères sur la santé et la vie humaines soient indéniables, la pandémie de la COVID-19 s’ajoute à cette longue liste d’exemples de violations disproportionnées des droits en période de crise, et en particulier à ceux des personnes les plus vulnérables. Tracer la généalogie de ces crises suffit à démontrer que ce qui est présenté comme urgent, temporaire ou exceptionnel, prend de fait des allures de permanence. Chaque fois, ces crises ont révélé la fragilité des droits humains, mais aussi la difficulté de les défendre lorsque le maintien de l’ordre, les intérêts de la majorité, les droits dits collectifs, la paix sociale ou la sécurité nationale sont invoqués pour justifier leur violation. L’histoire de la LDL et du mouvement des droits humains montre que le projet de société porté par cet idéal, par l’ampleur des défis qu’il impose, doit regrouper toutes les forces progressistes engagées dans le combat pour une société plus juste. Car, comme tout ce qui doit demeurer vivant, nos luttes se doivent d’être collectives, solidaires et en prise sur notre monde en mouvements.
  1. Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960. Toronto, University of Toronto Press, 2005, 523
  2. Paul-Etienne Rainville, De l’universel au particulier : les luttes en faveur des droits humains au Québec (1945-1964). Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2018, 596
  3. Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec; Yves Prévost. La société face au crime. Québec, Éditeur officiel du Québec,
  4. Ligue des droits de l’homme, Rapport annuel, mai 1973 à mai 1974, 13 ; Marie-Laurence B.-Beaumier, Le genre et les limites de l’universalité : La Ligue des Droits de l’Homme du Québec, 1963-1985, Mémoire (histoire), Université Laval, 2013, 153 p.
  5. Pierre Bosset, La Charte québécoise : Le rôle crucial de la Ligue, dans : Au cœur des luttes (1963-2013). La Ligue des droits et libertés, 50 ans d’action. Montréal, LDL, 2013, 21-24.
  6. Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et Voir : Assemblée générale des Nations Unies, résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966. En ligne : http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CCPR.aspx

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Call for papers – Liberté Ouvrière 3

https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/08/couverturelo3_eng.png https://0.gravatar.com/avatar/08b9589eb27d3c06729f93084302d98e4131a5e1c0977a835d8b57b967e3a53b?s=96&d=identicon&%2338;r=G https://liberteouvriere.files.wordpress.com/2023/08/couverturelo3_eng.png?w=79418 août 2023, par liberteouvriere
Anarcho-syndicalism: reformism or social revolution? In this third Liberté Ouvrière publication, this question will be raised.

Anarcho-syndicalism: reformism or social revolution? In this third Liberté Ouvrière publication, this question will be raised.

Liberté Ouvrière 3 – Appel de textes

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Anarcho-syndicalisme : réformisme ou révolution sociale ? Dans la troisième publication de Liberté Ouvrière, cette question sera posée.

Anarcho-syndicalisme : réformisme ou révolution sociale ? Dans la troisième publication de Liberté Ouvrière, cette question sera posée.

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17 août 2023 —
💥 Alors que Meta procède au blocage des nouvelles sur Facebook et Instagram, on vous invite à vous abonner à notre infolettre pour recevoir des informations concernant nos (…)

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L’étincelle d’un mouvement

15 août 2023, par Nicolas Vigneau — , ,
« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais Dix ans. (…)

« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais

Dix ans. J'ai du mal à réaliser que dix ans se sont bel et bien écoulés depuis la grève étudiante de 2012. Je n'irais pas jusqu'à dire que pour moi, c'est comme si c'était hier, mais j'ai l'impression que ces dix ans sont passés comme un clin d'œil, sans trop que je m'en rende compte. Je n'avais aucune idée en votant en faveur de la grève générale illimitée à l'assemblée générale de l'Association facultaire étudiante des arts (AFÉA), au théâtre Le National le 13 février 2012, que je m'apprêtais à vivre la période la plus intense de ma vie. J'étais alors à la maîtrise en études littéraires à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

Aujourd'hui, je suis une personne différente de ce jeune homme rêveur levant avec conviction son carton de vote. J'ai toujours mes rêves et mes convictions progressistes, mais cette grève de huit mois m'a irrémédiablement transformé.

Pour plusieurs d'entre nous, cette grève était portée par l'ardent désir de protéger des valeurs et des idéaux, afin de s'opposer à la marchandisation et à l'économie du savoir en luttant pour une éducation accessible, émancipatrice, gratuite, non discriminatoire et libre de toute ingérence des élites économiques. Nous voulions planter les assises d'un projet de société plus juste, égalitaire, solidaire, inclusif, écoresponsable et respectueux de chaque citoyenne et de chaque citoyen, pour nous et les générations futures.

Cette grève, elle a été ponctuée par des rencontres fabuleuses et significatives qui m'ont permis de traverser tout ce que cette période a pu avoir d'éprouvant sans perdre trop de plumes ; par des moments de réflexion collective nécessaires et enthousiasmants ; par des démonstrations de solidarité émouvantes et énergisantes ; par des projets artistiques éclatés et rassembleurs ainsi que par des actions de protestation, des plus ludiques aux plus loufoques en passant par les plus musclées, qui à mes yeux nous ont permis d'incarner pleinement le politique et la citoyenneté. Mais elle a également été marquée par les charges policières, les souricières, les coups de matraque, le goût du poivre de Cayenne, la brûlure des gaz lacrymogènes, l'impact des balles de plastique, l'explosion des grenades assourdissantes. Brutalité. Répression. Violence. Pour l'ensemble de l'année 2012 sur tout le territoire du Québec, on compte 3636 arrestations de masse et abusives en lien avec les nombreuses manifestations de notre mouvement de contestation [1].

Mes illusions sur la politique, les médias et le système judiciaire ont volé en éclats, comme pour plusieurs de mes camarades qui estiment avoir perdu une partie de leur innocence et de leur naïveté dans la mêlée, pour le meilleur et pour le pire. On nous a ouvert les yeux à la dure, mais maintenant, on a vu neiger et, comme disait Salisse le pêcheur dans Le fou de l'île de Félix Leclerc : « Moi, dorénavant, quand je mangerai de la vase, ce sera volontairement. Et on ne me fera plus prendre de la boue pour de la crème. »

J'ai ressenti tout l'éventail des émotions humaines, des plus belles aux plus laides, parce que la grève étudiante de 2012 a été pour moi aussi extraordinaire que traumatisante. Elle a forgé l'homme que je suis aujourd'hui, parce que pendant huit mois j'ai lutté de toutes mes forces pour mes convictions et tenté de les incarner, me donnant corps et âme dans l'exercice de ce que j'estimais être une démocratie plus directe et plus proche de son essence.

Le fleuve de la mémoire

Les beaux souvenirs sont faciles à faire remonter à la surface. Je me souviens me rendre à l'église de la rue Masson à 20 h tapantes un soir de mai, un carré rouge épinglé sur le cœur. Je me souviens marcher en tapant sur une casserole avec une cuillère de bois, à l'unisson avec mes voisins et mes voisines. Au-dessus de nos têtes s'étendait un ciel aussi survolté que nous, éclairs et tonnerre en prime. Je me souviens savourer la beauté impressionnante de l'orage, comme s'il voulait se joindre au concert de nos casseroles, et accueillir sans m'arrêter une pluie diluvienne. Je me souviens danser sous la pluie au son du rire des enfants en continuant de frapper sur ma casserole tout en hurlant à pleins poumons « La loi spéciale, on s'en câlisse ! » en chœur avec les gens de mon quartier.

Les pires souvenirs ne sont pas loin non plus. Je me souviens de l'émeute de Victoriaville et du sentiment profond que le Québec avait sombré dans le chaos, la brutalité policière ayant atteint ce jour-là des degrés que je ne pensais pas possibles. Je me demanderai toujours pourquoi les « forces de l'ordre » ont utilisé une force suffisante pour tuer ou rendre paraplégique contre la jeunesse québécoise, perforant l'œil de l'un et cassant la mâchoire de l'une de nos camarades ; pourquoi ses agents frappaient des personnes déjà à terre ; pourquoi ils tenaient des propos injurieux, racistes, sexistes, homophobes et tellement chargés de mépris à notre endroit ; pourquoi ils serraient tellement leurs tie-wrap que plusieurs d'entre nous ont subi des blessures aux poignets et aux chevilles ; pourquoi ils arrêtaient des gens pour des motifs aussi loufoques et fallacieux que le port de patins à roulettes. Tout ça pour « protéger » le Congrès général du Parti libéral d'une manifestation étudiante ? Je me souviens de la peur sourde qui m'habitait, la peur de finir par être tué ou que des ami·es ou des camarades le soient. Je me souviens des hélicoptères qui poussaient les gaz lacrymogènes vers nous, nous brûlant atrocement les yeux et les voies respiratoires. Je me souviens que l'antiémeute n'a jamais déclaré la manifestation illégale, donné d'avertissement ou demandé notre dispersion avant de nous rentrer dedans. Je me souviens des barrages policiers qui attendaient nos autobus au retour à Montréal et auxquels le nôtre a heureusement échappé. Je me revois pleurer en tremblant dans l'appartement de ma cousine quelques jours plus tard, visionnant les images de l'émeute prises par son copain, choqué par le contraste irréel du début bon enfant de la manifestation et de sa fin aux airs de guerre civile.

Les bêtes féroces de l'espoir

Quoi qu'il en soit, je suis fier d'avoir participé à la grève étudiante de 2012. Une grève qui, j'espère, à défaut d'avoir comblé tous nos espoirs, a tout de même réussi à semer des graines afin de préparer les luttes actuelles et futures. Pour plusieurs d'entre nous, elle a constitué l'éveil d'une conscience sociale, d'une pensée critique et d'un engagement citoyen qui ont continué à se développer et à s'incarner après la grève, au-delà de ses réussites et de ses échecs, pavant la route que nous suivons.

J'ai une pensée pour tous ceux et toutes celles qui ont porté cette grève à bout de bras, avec qui j'ai lutté côte à côte et agi pour un avenir meilleur. Ceux et celles qui l'ont préparée pendant deux ans. Les Black Blocs anonymes qui ont fait office de boucliers humains sur les premières lignes ainsi que les soignants et soignantes volontaires pendant les manifestations les plus houleuses. Mes collègues exécutants et exécutantes des diverses associations étudiantes. Les militants et militantes de tout acabit et de tous les horizons, et particulièrement ceux et celles qui ont milité dans des villes leur étant hostiles. Les profs contre la hausse. Les Mères solidaires et en colère. Les Têtes blanches, carrés rouges. Tous les groupes de la société qui nous ont soutenu·es d'une manière ou d'une autre.

Mille milliards de mille mercis.


[1] Ligue des droits et libertés, « Manifestations et répression », juin 2015, p. 6. En ligne : https://liguedesdroits.ca/manifestations-et-repressions-points-saillants-du-bilan-sur-le-droit-de-manifester-au-quebec/

Grève en région. Faire bloc

Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le (…)

Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le mouvement. Retour sur la grève à l'est de Rimouski et sur les formes de politisation qu'elle a générées. Propos recueillis par Miriam Hatabi.

À Matane, en 2012, les manifestations étudiantes ne perturbent pas la circulation. Dans les petites communautés, mobiliser des gens pour prendre la rue représente tout un défi, rappelle Clémence : « Quand t'es quarante à manifester, t'as juste l'impression d'être une petite gang d'ami·es à marcher dans la rue, et t'as le sentiment que les gens ne te prennent pas au sérieux. Pis à quarante, on dérange pas grand-monde. »

Manifester en petits nombres, c'est aussi être bien plus visibles. Quand il est impossible de se fondre à la masse, revendiquer la gratuité scolaire exige d'accepter d'être étiquetté·e par sa communauté – ami·es, famille, employeur, prof de conduite, alouette –, avec tout ce que cela implique. Dans ce contexte tendu, Clémence se souvient que certain·es hésitaient à de s'afficher. En fin de compte, « manifester dans les rues de Matane, on l'a fait, mais pas souvent », dit-elle.

Former un bloc régional

Face à ces difficultés, d'autres stratégies de mobilisation sont privilégiées pour éviter un essoufflement du mouvement dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. À de nombreuses reprises, la ligne de piquetage du cégep d'Amqui reçoit la visite de membres des exécutifs des associations étudiantes du cégep de Rimouski et de Matane, avec qui on tissait des liens et on s'informait des stratégies à employer pour cultiver l'énergie militante. C'est d'ailleurs ce que faisaient Clémence et d'autres organisateur·trices, qui prenaient régulièrement la route vers les piquets de grève des autres cégeps « pour motiver les troupes », dit-elle. Moralement, le mouvement de grève en est venu à reposer en partie sur cette solidarité intercollégiale. « Un des membres de l'association du cégep de Rimouski m'a déjà dit “ le piquet de grève à Matane, il est important, ça motive les gens de Rimouski et d'ailleurs ”. Le fait de savoir que ce qu'on faisait contribuait à motiver des gens d'ailleurs, ça montrait qu'on n'était pas déphasé·es et qu'on contribuait bien à quelque chose de plus grand. »

Des communications sont entretenues entre les associations des cégeps de la région et de l'UQAR pour échanger sur l'action collective et la coordonner. Les mobilisations se sont unies à travers l'action concertée. « On voulait être solidaires entre cégeps de région, se tenir au courant de nos modes d'action et échanger sur nos revendications. Après chaque assemblée générale, on se donnait un coup de fil. C'est en se parlant qu'on est devenu un bloc qui se soutenait. » C'est ainsi que le mouvement étudiant bas-laurentien et gaspésien est parvenu à coordonner des mobilisations locales, comme le blocage des bureaux du ministère de l'Éducation à Rimouski dans la semaine du 29 mars, tenu par des étudiant·es de Rimouski avec l'aide d'étudiant·es d'Amqui et d'ailleurs.

Cette forme de mobilisation était toutefois coûteuse en énergie et en argent, les étudiant·es devant disposer de voitures ou de fonds suffisants pour louer un autobus, faire quelques heures de route, en plus d'assurer le maintien de la ligne de piquetage pendant ce temps. Les grands nombres de manifestant·es étant aussi plus difficiles à atteindre, on en est rapidement venu à comprendre que le poids du mouvement en région se situait dans le renouvellement des mandats de grève. « On savait que tant et aussi longtemps qu'on avait notre mandat de grève, on avait un impact. Aussitôt qu'on le perdait, on avait beau manifester, on n'avait plus d'impact tangible. C'était notre manière de contribuer au mouvement avec un M majuscule, et de s'afficher contre la hausse, pour la gratuité. » Bien qu'informelle, l'alliance entre les cégeps s'est avérée importante en ce sens : « On voulait créer un bloc de cégeps en grève en région. Le plan, c'était que Matane, Rimouski, Amqui, Gaspé soient un gros piquet de grève, un blocage ».

Se mobiliser de loin

Fort·es de cette solidarité, les étudiant·es que nous étions ont tenté de nourrir une culture militante dans un milieu où la mobilisation est souvent plus difficile. Ça nous a politisé·es, évidemment. D'ailleurs, pour Clémence, qui est aujourd'hui travailleuse sociale dans un Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), l'influence de la grève ne fait aucun doute : « c'est 2012 qui a créé un chemin pour moi et qui m'a donné envie de travailler dans le communautaire ». Au-delà de tout ce qui touche à l'organisation militante, pour Clémence et pour moi comme pour bien d'autres, la grève a été la prise de conscience brutale des rapports de pouvoir et des enjeux de classes qui structurent notre société, l'expérience violente du rôle répressif de la police, la désillusion devant l'imperturbabilité des logiques néolibérales dans le discours dominant et chez la classe politique.

Cela étant dit, la distance des grands centres a joué un rôle important dans la forme que cette politisation a prise. D'emblée, une part de l'opposition à la hausse s'articulait autour de cette distance : pour la majorité, aller à l'université – comme au cégep – rimant avec déménager, tous les coûts que cela représente s'additionnent à la hausse envisagée et accroissent l'inaccessibilité des études supérieures. Ensuite, le fait même de se mobiliser dépendait de la capacité matérielle à se réunir et à se déplacer, ce que l'adoption de la loi spéciale 78 a grandement compliqué, notamment en rendant les entreprises de location d'autobus bien frileuses à l'idée de transporter des étudiant·es vers les grandes manifestations. Une part des revendications les plus concrètes, tout comme les modes de mobilisation, ont été forgées par la distance.

Un décloisonnement

À mon avis, la colère et l'indignation partagées par les étudiant·es de part et d'autre de la province ont contribué à un décloisonnement pour ces militant·es de région. En 2012, on a senti une ouverture des horizons – pas au sens d'une multiplication des possibles, vu l'échec sur lequel s'est soldé la grève, mais plutôt au sens littéral d'élargissement de l'espace au sein duquel on se sent légitime d'agir politiquement. Dans ces milieux éloignés, il est facile de se sentir peu ou même pas concerné·es du tout par les « grands débats de société », et ceux-ci sont parfois balayés du revers de la main comme des « affaires de la ville ».

Ce travail d'éducation, de communication et de ralliement mené par les militant·es étudiant·es locaux a été le levain de cette politisation qui n'était pas donnée d'avance ; il a permis au mouvement de percer une brèche dans l'imaginaire de certain·es étudiant·es du coin, dans le mien et celui de mes camarades, du moins. Souvent pour une première fois, on se voyait appartenir à un corps politique, on se reconnaissait dans l'autre et on se sentait concerné·es par des débats et des discussions qui débordaient des limites des villes. Plus encore, souvent pour une première fois et de manière durable, 2012 a été un moment de subjectivation politique, de reconnaissance de soi comme un·e acteur·trice politique à part entière. La réflexion stratégique débouchant sur la priorisation du renouvellement des mandats de grève et la formation du bloc régional entre les cégeps et l'UQAR repose, à mon avis, sur cette forme toute particulière de politisation qui a été la nôtre en 2012.


[1] En 2012, Clémence Harvey était membre du comité exécutif de l'association étudiante du cégep de Matane. C'est justement en 2012 que nous nous sommes rencontrées, alors que j'étais impliquée dans l'organisation de la grève au cégep d'Amqui, à une cinquantaine de kilomètres au sud.

Illustration : Elisabeth Doyon

Environnement. Est-on en train de manquer le bateau ?

Depuis plus d'un siècle, le monde syndical a été à l'avant-scène des avancées sociales. Mais qu'en est-il de la question environnementale ? Pouvons-nous encore espérer une (…)

Depuis plus d'un siècle, le monde syndical a été à l'avant-scène des avancées sociales. Mais qu'en est-il de la question environnementale ? Pouvons-nous encore espérer une transition harmonieuse vers une société énergétiquement plus sobre tout en conservant un niveau de vie décent et sans trop affecter les emplois et les conditions de travail ?

Dès les années 1990, des syndicats se sont regroupés pour sonner l'alarme concernant la crise climatique – et plus largement, la crise écologique – en martelant qu'il n'y a pas d'emploi sur une planète morte. Le concept de transition juste a ainsi été développé pour faire pression sur les gouvernements afin que des actions concrètes soient mises en œuvre pour enrayer les changements climatiques.

Au cœur du concept de transition juste se trouve également une revendication clé. Pour le monde syndical, il n'était pas question que la transition vers une société sobre en carbone se fasse sur le dos de travailleuses et travailleurs risquant de voir disparaître leur gagne-pain dans les secteurs industriels lourds. Dès le début, nous avions ainsi l'amorce d'un arrimage étroit entre écologie et justice sociale, arrimage qui s'est peaufiné et élargi au fil du temps. En plus de l'impact de la transition écologique sur les travailleurs et les travailleuses, le monde syndical s'est vite rendu compte que l'impact sur les communautés – et en particulier sur les plus vulnérables – devait impérativement être considéré.

Aujourd'hui, la transition juste consiste en un ensemble de principes, de processus et de pratiques visant à ce que les réponses aux deux défis de ce siècle – protection de l'environnement et protection sociale – se renforcent mutuellement au lieu de s'opposer. C'est faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique.

Depuis de nombreuses années, le monde syndical joue un rôle clé au sein des négociations internationales sur le climat. Il rappelle aux décideur·euses tenté·es de miser sur un capitalisme vert qu'une réelle transition ne doit laisser personne derrière et implique des changements systémiques au sein de notre économie et de nos sociétés, lesquels ne peuvent être mis en place sans un réel dialogue social.

Des initiatives porteuses d'espoir

Bien que beaucoup de chemin reste à parcourir, les initiatives syndicales visant à réduire l'empreinte écologique dans une optique de transition juste ne manquent pas. Au Québec, la FTQ, qui rassemble une majorité de travailleurs et de travailleuses des secteurs à forte empreinte carbone, a adopté sa toute première résolution visant une protection de l'environnement en 1962. En 2014, l'organisation a amorcé un dialogue avec des ONG environnementales et des représentant·es de communautés autochtones pour mieux arrimer les questions d'écologie et d'emploi. En 2015, des représentant·es de la FTQ étaient présent·es à la COP21, où l'Accord de Paris a été conclu, et l'organisation a adopté, en 2016, une Déclaration de politique sur les changements climatiques intitulée Changeons le Québec, pas le climat ! La Fédération a aussi publié, en 2019, un Répertoire des pratiques syndicales en transition juste fournissant un grand nombre d'exemples concrets permettant de transformer les milieux de travail en fonction d'impératifs environnementaux.

L'approche de la FTQ en ce qui concerne la transition juste se décline en trois volets : une transition juste préventive, réparatrice et transformatrice. Le volet préventif a pour objectif de prévenir les pertes d'emploi en incitant les travailleuses et les travailleurs à être davantage acteur·trices que spectateur·trices devant les changements à venir et à travailler dès maintenant à la décarbonation de leur milieu de travail. Le volet réparateur vise à atténuer les pertes d'emplois en mettant en place des mécanismes permettant la requalification des travailleurs et des travailleuses et en revendiquant un filet social adéquat. Enfin, le volet transformateur mise sur le développement de structures de concertation dans les régions touchées afin de favoriser le dialogue social pour agir sur l'ensemble des composantes de la communauté.

Du côté de la CSQ, c'est le rapport Notre avenir à tous (communément appelé rapport Brundtland), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement de l'ONU, qui a été l'élément déclencheur d'une prise de conscience importante au sein de l'organisation. La centrale syndicale, qui rassemblait – et rassemble toujours – majoritairement des membres issu·es du personnel de l'éducation, de la petite enfance à l'université, a alors répondu à l'appel de sa base militante pour créer en 1993 ce qui se nommait alors le réseau des Établissements verts Brundtland (EVB-CSQ). Un EVB, comme on aimait le dire à l'époque, c'est un établissement où l'on éduque et agit pour un monde viable.

Au fil du temps, le réseau EVB-CSQ a publié un grand nombre de trousses pédagogiques permettant à ses membres d'intégrer les notions d'éducation relative à l'environnement et à la citoyenneté dans leur pratique pédagogique, mais aussi de mettre en place des activités structurantes pour réduire l'empreinte écologique des établissements et offrir des occasions d'engagement social et environnemental aux enfants d'âge préscolaire, aux élèves et étudiant·es. Quatre valeurs guident ce mouvement depuis les tout débuts : l'écologie, la solidarité, la démocratie et le pacifisme. Pour la CSQ, la protection de l'environnement a donc toujours été indissociable de la notion de justice sociale.

En 2020, pour mieux faire face à l'urgence des enjeux contemporains et répondre de façon plus adaptée aux besoins changeants de ses membres, le réseau EVB a amorcé un grand virage en faveur de la transition juste, lequel s'est traduit notamment par un changement de nom. Le Mouvement d'action collective en transition environnementale et sociale de la CSQ – le Mouvement ACTES – a vu le jour. Bien plus qu'un nouveau nom, le Mouvement ACTES apporte une nouvelle philosophie visant à systématiser les actions en faveur de ses quatre valeurs fondatrices, et notamment à mettre en œuvre une transition écologique juste des milieux de travail, en soutenant ses membres par le biais de nouveaux outils et services.

Parmi les autres initiatives, il faut noter qu'un grand nombre d'organisations syndicales ont aussi pris des engagements visant à atteindre la carboneutralité, voire le zéro carbone dans leurs activités. C'est notamment le cas du SFPQ, de la CSQ et de certains syndicats affiliés.

Un chemin parsemé d'obstacles

Malgré ces initiatives porteuses, un grand nombre d'embûches se dressent devant la bonne volonté des syndicats. 40 ans de néolibéralisme ont affaibli le tissu social et nourri l'individualisme, ce qui entraîne des répercussions sur l'ensemble des mouvements sociaux, et le monde syndical ne fait pas exception.

Le gouvernement mise sur la division pour mieux imposer ses politiques régressives. Ce qu'on a constaté après l'adoption en 2015 de la loi 10 [1], mise en œuvre dans le domaine de la santé par le ministre Gaétan Barrette, qui a forcé les organisations syndicales à s'affronter sans merci. Le maraudage qui en a découlé a encore des effets sur la cohésion syndicale. Dans le cadre des dernières négociations du secteur public et, plus récemment, celles des CPE, le gouvernement a une fois de plus opté pour la politique de la division en montant cette fois certaines catégories de travailleuses et de travailleurs les unes contre les autres au moyen d'offres salariales aussi différenciées qu'inéquitables.

Par ailleurs, le modèle de gestion mis en place dans le secteur public et dans un grand nombre d'entreprises, de même que l'endettement chronique des ménages lié directement à la réduction du pouvoir d'achat et à l'accroissement des inégalités, placent les gens en mode survie et rendent très difficile toute tentative de mobilisation en faveur d'une transition juste.

L'action collective comme voie d'avenir

L'ampleur de la tâche pour lutter contre le réchauffement climatique est telle, les changements requis si profonds, qu'il est inconcevable de ne miser que sur les gestes individuels, ou même sur le leadership d'une seule organisation, pour faire une réelle différence. Les décennies d'inaction des gouvernements nous montrent également qu'il y a peu à attendre d'eux. Seule une action concertée de grande envergure pourra entrainer les changements systémiques qui s'imposent.

Le monde syndical québécois s'est doté cette année d'une coalition – le Réseau intersyndical pour le climat (RIC) – qui se veut autant une communauté de pratique pour les acteur·trices syndicaux·cales qu'un organe de mobilisation des membres de la base en faveur de la transition juste.

De son côté, le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) rassemble 90 organisations du Québec réparties en cinq catégories – syndicats, ONG environnementales, groupes citoyens, jeunes et groupes communautaires – dans le but de mettre en œuvre une transition porteuse de justice sociale à toutes les échelles de la société. Puisque les organisations membres rassemblent au total plus de 1,8 million de personnes, le potentiel de mobilisation de cette coalition est énorme. C'est le pari qu'elle s'est donné avec la mise en œuvre des Collectivités ZéN (zéro émission nette), une approche concertée déjà active sur quatre territoires, qui vise le déploiement de quatre nouveaux chantiers territoriaux chaque année. Ce sera aussi le cas des Chantiers ZéN en milieu de travail, une nouvelle approche visant à faciliter, soutenir et propulser une prise en charge collective de la transition juste des entreprises et des institutions par les travailleuses et les travailleurs.

Les organisations syndicales sont à l'image de la société et il est inévitable que leurs membres suivent les tendances actuelles dans leur diversité, de façon parfois contradictoire. Plusieurs n'échappent pas au repli identitaire et certains revendiquent davantage des privilèges individuels que des choix collectifs en faveur du bien commun. Les syndicats se voient parfois forcés d'avoir recours à un certain clientélisme pour conserver leur membership, qui leur confère la capacité d'agir en tant que force progressiste au sein de la société.

Cela dit, les organisations syndicales sont à pied d'œuvre depuis très longtemps pour faire valoir le caractère incontournable d'une transition juste et ne ménagent pas les efforts pour faciliter une prise en charge collective des solutions. Est-ce que ce sera suffisant ? Les changements seront-ils assez rapides ? L'avenir nous le dira, mais l'arrivée sur le marché du travail de jeunes travailleuses et travailleurs hautement conscient·es du péril climatique nous permet de garder espoir.


[1] NDLR : La Loi 10 a restructuré le réseau de la santé en abolissant les agences régionales et en centralisant l'administration dans des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) couvrant de vastes territoires

Dominique Bernier est conseillère en environnement et transition juste à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) où elle s'occupe notamment du Mouvement ACTES. Elle représente aussi la CSQ au comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique, dont elle est présidente.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Un journal exemplaire : L’informo

« L'Informo est l'organe d'information syndicale interne. » Ainsi débutait, le 19 mars 1975, le tout premier numéro de ce qui est toujours le journal du Syndicat des (…)

« L'Informo est l'organe d'information syndicale interne. » Ainsi débutait, le 19 mars 1975, le tout premier numéro de ce qui est toujours le journal du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency. Regard sur cette publication.

Le Syndicat des enseignantes et enseignants du cégep Montmorency (FNEEQ-CSN) a été fondé en novembre 1971 et accrédité l'année suivante. C'est donc très tôt dans son histoire qu'est apparue la publication nommée L'Informo. Il s'agit alors d'un feuillet présentant des blocs d'informations. On y lit des éléments locaux, des informations syndicales, mais également des appels à la solidarité intersyndicale et à l'action. La forme « dossier » a parfois été retenue pour préparer les débats (sur les types de syndicalisme ou la question nationale, par exemple). Les principaux objectifs poursuivis par le comité d'information avec la diffusion de L'Informo : pallier les lacunes du système d'information et favoriser la démocratie dans le travail syndical.

Au fil de son histoire, la forme et le contenu du journal ont changé. Au cours des années 1980, une diversification des moyens de communication par l'introduction de mémos pour présenter les informations à partager rapidement permet à L'Informo de prendre davantage la forme d'un journal syndical : on y reconnaît une volonté esthétique, un nombre croissant d'articles et des propositions culturelles. La publication est alors mensuelle. Madeleine Ferland reviendra en 1987 sur le « second début de L'Informo », entamé en 1985 alors qu'elle était responsable de l'information. Elle note l'introduction de « rubriques régulières sur les différents comités syndicaux, la vie syndicale en général, mais aussi sur la pédagogie et la culture », suivant un « calendrier fixe assurant la régularité des productions et prévoyant l'inclusion de numéros spéciaux suivant l'actualité syndicale », le tout présenté dans un format au graphisme soigné. Voilà qui décrit bien ce qu'est depuis L'Informo.

Compulser les archives de ce journal permet d'y lire l'essence du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency : un syndicat solidaire, combatif et engagé. On y suit le fil des 8 mars et des luttes féministes, des luttes locales ou nationales pour préserver la collégialité et l'autonomie professionnelle, des batailles contre des projets de lois discriminatoires ou des réformes, des combats pour une éducation gratuite, accessible et de qualité. On y retrouve l'intelligence de ses membres et on s'y permet l'ironie, la créativité, l'assurance et l'humilité. Et on y voit le plaisir d'être ensemble dans ces photographies de piquetages, de manifestations, de conférences ou de fêtes.

« L'Informo, c'est vous ! » indique l'encart qui invite à soumettre des textes au comité d'information. En plus de présenter des informations à teneur syndicale, certains numéros sont riches des collaborations de nombreux·ses professeur·es qui témoignent de leur pratique enseignante, qui partagent leurs réflexions, qui mobilisent leur expertise pour discuter d'enjeux sociaux, qui créent conte, poème, caricature pour l'occasion. Certains numéros sont plus maigres que d'autres. Tout responsable à l'information au comité exécutif pourra témoigner du travail de sollicitation nécessaire pour chacun des numéros de L'Informo. D'autres numéros sont plus difficiles à livrer à travers les urgences qui ponctuent le travail d'un exécutif syndical.

En octobre 2013, David Lamontagne, alors responsable de l'information, écrivait ceci : « L'idée est de rendre compte de la vie syndicale et professionnelle, mais aussi d'animer ce qui fait de nous des profs allumés et… éclairants. […] Après tout, n'est-ce pas précieux d'avoir cet éventail de vie intellectuelle qui nous ressemble et nous rassemble ? […] Le syndicat sert bien de rempart pour les travailleurs, c'est aussi une organisation qui cherche à créer des liens. En espérant que ce modeste objet de papier, d'imaginaire et de mots puisse en être la preuve éloquente ». Nous croyons que tous ces numéros produits depuis 1975 sont de riches témoins de notre histoire syndicale et sociale et un outil de démocratie toujours pertinent.

Karine L'Ecuyer est professeure en Techniques de muséologie au Collège Montmorency.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Alma. Comment le conflit étudiant s’est judiciarisé

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d'Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques (…)

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d'Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques réflexions.

Premier vote, début des hostilités

Vers la mi-février, on voit les premières assos au Québec voter en faveur de la grève. Après celui de Saint-Félicien, le collège d'Alma est le deuxième établissement de la région à se prononcer. À ce moment, le collège compte 1118 étudiant·es inscrit·es dans plusieurs programmes, comme ceux de technique policière, musique, soins, art, sciences… Le 27 février, Alma a le résultat de son premier vote de grève, tenu sur trois jours : 975 votes (un taux de participation de 87 %), 474 pour (48,6 %), 480 contre (49,2 %) et 21 abstentions (2,2 %). Le vote contre ne gagne que par six voix.

Je me souviens entendre les étudiant·es dans les corridors discuter passionnément avec leurs collègues de l'illégitimité d'un autre vote de grève. Certaines des critiques formulées par le camp du contre serviront d'arguments afin de miner la crédibilité des votes de grève suivants. On disait, par exemple, qu'il n'y avait que des personnes pour la grève qui tenaient les bureaux de vote, que même si le vote s'était tenu sur trois jours, certaines personnes en stage n'avaient pas pu voter, que l'isoloir n'était pas adéquat ou encore que la question ne figurait pas sur les bulletins de vote. La source de ces critiques était la crainte d'entrer en grève.

Deuxième vote, début d'une procédurite aigüe

Le mercredi 7 mars, une assemblée générale spéciale a lieu dans le gymnase du collège. Quatre personnes différentes vont se succéder à la présidence de l'assemblée : deux enseignants, un professionnel et un ancien étudiant du collège. Le premier décide de quitter la salle lorsqu'il constate le climat de tension, le deuxième est tassé parce qu'il manque de connaissances sur les procédures, le troisième doit partir pour aller à un rendez-vous et le dernier parvient à terminer la réunion. Celle-ci dure quatre heures, bien qu'elle ait comme unique point à l'ordre du jour le vote de grève. À la suite d'échanges émotifs et après une proposition d'un vote secret sur un sous-amendement, il est convenu que l'asso tienne un deuxième vote de grève à partir de la fin de l'assemblée jusqu'au vendredi 9 mars à 20 h.

Après cette AG spéciale, le camp du contre fait circuler une pétition qui obtiendra 104 signatures. Elle demande de ne pas ouvrir les boîtes de scrutin et de convoquer une nouvelle AG spéciale. Le camp du contre affirme que l'AG du 7 mars était illégitime puisqu'on n'avait pas fait signer les feuilles de présence pour constater le quorum, comme prévu par les statuts et règlements. L'AÉCA n'a pas fait signer ces feuilles, mais a vérifié le quorum en tenant une liste et en vérifiant les cartes étudiantes.

Le 9 mars, les résultats du deuxième vote de grève sont dévoilés : 876 votes (un taux de participation de 78,4 %), 453 pour (51,7 %), 408 contre (46,5 %) et 15 abstentions (1,7 %). Les résultats tombent en même temps que la mi-session, ce qui va donner le temps aux deux camps de s'organiser. C'est à ce moment qu'un ancien règlement de l'AÉCA refait surface… Ce règlement avait été voté en 2004 par un exécutif plus réfractaire aux grèves. On découvre que ce règlement, bien que discutable, est toujours en vigueur. Il s'agit de l'article 3.1h des statuts et règlements de l'AÉCA, qui stipule qu'en cas de victoire d'un vote de grève, 50 % des gens ayant voté en faveur de la grève doivent être présents sur les lignes de piquetage. De plus, le quorum doit être vérifié deux fois par jour, le matin et l'après-midi. Sans cela, la grève n'est plus valable et les cours doivent reprendre le lendemain matin. Concrètement, cela signifie qu'au moins 227 personnes doivent être présentes le matin et l'après-midi sur les piquets de grève. Après la mi-session, le piquetage a lieu, la participation est forte et le quorum est constaté à 11 h 59 et à 12 h ٠1.

Une assemblée générale a lieu le 20 mars pour abolir le règlement 3.1 h. Pour ce faire, il faut un vote aux 2/3 en faveur de son abolition. Sur les 359 personnes votantes, 236 soutiennent l'abolition, soit 65,7 % du total. Le règlement devra demeurer en vigueur pour toute la durée de la grève.

Troisième vote, début de la fin

Comme il était devenu difficile pour l'asso d'obtenir un local au collège pour tenir ses assemblées, le père d'un étudiant, un agent de pastorale sympathisant à la cause, propose à l'exécutif de mener gratuitement la troisième assemblée de grève à l'église Saint-Pierre. Le 23 mars, l'assemblée se déroule cordialement. La grève est reconduite pour une semaine avec un vote à main levée. Sur 441 votes (un taux de participation de 39,4 %), 327 pour (74,1 %), 65 contre (14,7 %) et 49 abstentions (11,1 %).

Devant ces résultats, une mise en demeure est envoyée par un cabinet d'avocats, énonçant que, considérant le règlement 3.1h et puisque le quorum n'a pas été atteint les 19 et 20 mars, la grève n'est plus valide et les cours doivent reprendre. Le comité légal de la CLASSE donnera en partie raison à la mise en demeure et proposera d'annuler la prochaine AG de reconduction de grève afin d'en tenir une autre, lors de laquelle sera proposée la grève générale illimitée (GGI).

Injonction

L'assemblée pour voter la GGI devait avoir lieu le 30 mars à l'église Saint-Pierre. Mais le matin même, une injonction est prononcée par le juge Jean Lemelin, de la Cour supérieure. L'AG est annulée in extremis. L'injonction provisoire, valide jusqu'au 10 avril, ordonne la levée des lignes de piquetage et oblige le collège d'Alma à tout mettre en œuvre pour la reprise des cours. C'est la première injonction au Québec du conflit étudiant de 2012. Le soir même et pour toute la fin de semaine, le congrès de la CLASSE a lieu à Alma. Du monde de partout dans la province discute et réfléchit de la suite des événements. Dans ce tumulte, un climat d'indignation et de méfiance flotte à l'égard des pouvoirs officiels impliqués.

Le lundi 2 avril, les cours devaient reprendre normalement, mais une centaine d'étudiant·es se mobilisent tôt le matin pour mettre des tables et des chaises dans le couloir afin que les cours ne se donnent pas. La direction annule les cours pour cette journée. Dans les médias locaux, on parle de vandalisme et de saccage. Or, en discutant avec le personnel d'entretien, je confirme qu'aucun bien n'a été endommagé. Le mobilier a seulement été déplacé.

Le 3 avril, il y a des agent·es de Garda à toutes les portes d'entrée. Ils et elles ne laissent pas entrer les étudiant·es qui portent un carré rouge et demandent systématiquement à celles et ceux qui forment un attroupement de trois personnes et plus de se séparer. Même si les cours ont repris, les étudiant·es en faveur de la grève manquent leurs cours, par respect pour le vote de grève qu'ils et elles estiment toujours valide, ou parce que le climat est tendu et n'est pas propice à l'apprentissage. Une marche de protestation a lieu dans les murs du collège et on voit apparaitre le mouvement des carrés blancs, qui souhaite la paix en ces temps troubles.

Dans mes cours, la moitié des étudiant·es ne se présente pas et l'autre moitié ne semble pas enthousiaste à recevoir un cours de philo. Dans deux de mes groupes, les étudiant·es présent·es me demandent si on est obligé d'avoir un cours. Je leur réponds que je donnerai le cours même s'il n'y a qu'une seule personne présente. À tout coup, ils et elles se sont alors levé·es et sont parti·es [1].

Le vendredi 6 avril, une nouvelle AG a lieu à l'église Saint-Pierre pour voter une GGI. Les étudiant·es votent contre à 52,1 %, ce qui met fin à la saga de la grève étudiante de 2012 à Alma.

Beaucoup d'autres événements et anecdotes mériteraient d'être racontés en détail, comme les multiples manifs, les actions spontanées, les piquetages, les grèves de la faim, les arrestations, les convocations au bureau de la direction ainsi que les manières de s'organiser des étudiant·es des deux camps…

Aujourd'hui, le règlement 3.1h n'existe plus. Ce qu'il reste de 2012 ? Un vague souvenir et un précédent judiciaire. Ce que j'en retiens ? C'est que le « cours normal des choses » ne se gagne pas à coup d'injonctions ou de procédurite, et que réprimer des gens qui sont convaincus de faire quelque chose de juste a comme conséquence de les radicaliser et de miner leur confiance envers les diverses autorités morales et légales.


[1] Cette situation parait contradictoire et ironique venant d'étudiant·es ayant majoritairement voté contre la grève. Il est important de comprendre que ce geste ne se fait pas par solidarité envers les étudiant·es absent·es. Une des raisons que je peux donner pour expliquer ce phénomène est que parmi ces étudiant·es, la plupart étaient inscrit·es dans des programmes techniques. Ils et elles ont voté contre la grève pour ne pas retarder leurs stages, leur diplomation et leur entrée sur le milieu de travail. Les cours de formation générale tels que le cours de philosophie sont mixtes, c'est pourquoi la moitié de la classe manquait. Devant une classe à moitié vide, les étudiant·es présent·es se sont questionné·es sur la pertinence d'assister à leur cours.

Steeve Simard est enseignant en philosophie au collège d'Alma.

Illustration : Élisabeth Doyon

Une grève féministe ? Entrevue avec Camille Robert

15 août 2023, par Miriam Hatabi, Camille Robert, Alexis Ross — , , , , ,
Propos recueillis par Alexis Ross et Miriam Hatabi. À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l'occasion d'une politisation féministe ? Camille Robert : La grève a (…)

Propos recueillis par Alexis Ross et Miriam Hatabi.

À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l'occasion d'une politisation féministe ?

Camille Robert : La grève a permis une politisation large des étudiantes et étudiants, mais pas suffisamment sur les enjeux féministes. Du moins, pas au départ. Cette politisation féministe s'est plutôt faite durant la grève et après. Il y a d'abord eu une conscientisation progressive à travers différentes expériences de sexisme au quotidien, notamment par rapport aux dynamiques de pouvoir et de genre et à la marginalisation des enjeux féministes dans les instances de l'ASSÉ et des fédérations étudiantes. Ensuite, dans les mois suivant la grève, il y avait un retour critique à faire sur le déroulement des mobilisations et sur les relations entre militants et militantes. Je me souviens de l'onde de choc, en 2012 et 2013, quand il y a eu des vagues de dénonciations d'agressions sexuelles ayant eu lieu pendant et après la grève. Pour moi, ces événements ont mis de l'avant toute l'importance de s'organiser entre féministes, notamment en non-mixité. Il y a donc eu une effervescence féministe pendant et après 2012 qui a beaucoup profité du mouvement de politisation engendré par la grève, tout en dénonçant certains aspects du mouvement.

ÀB ! : Quelle a été la place des revendications et des pratiques féministes dans le mouvement de 2012 ?

C. R. : Je ne peux pas dire que les revendications féministes aient eu une place centrale… Il s'agissait surtout de souligner que la hausse des frais de scolarité allait affecter les femmes en particulier, puisqu'elles gagnent généralement des salaires moins élevés que les hommes et qu'elles sont plus présentes dans les programmes d'études traditionnellement féminins, qui débouchent sur des emplois moins bien rémunérés. Avec la Coalition Main rouge, on mettait aussi de l'avant que les femmes seraient davantage touchées par les mesures d'austérité annoncées à l'époque (hausse des tarifs d'hydroélectricité, ticket modérateur en santé, etc.). Durant la grève, on dénonçait aussi le sexisme dans la répression, par exemple de la part de la police qui traitait les militantes de manière très paternaliste, en passant des commentaires et en les tabassant.

Au sein des associations étudiantes, il y avait certaines pratiques féministes, comme l'alternance des tours de parole dans les instances, et une certaine volonté de parité dans les comités exécutifs, mais c'était assez superficiel. Au sein des comités, les femmes occupaient souvent des postes moins intéressants et réalisaient des tâches répétitives, tandis que les hommes occupaient des rôles stratégiques. C'était surtout des gars qui réfléchissaient au déroulement de la grève : les femmes étaient exclues de ces réflexions stratégiques qui se passaient souvent autour d'une bière, entre les congrès, par affinités amicales…

Pour beaucoup de féministes, il y a eu une grande déception du fait que, dans ce mouvement se disant progressiste et sensible aux valeurs féministes, il y avait encore des pratiques sexistes. D'ailleurs, juste avant la grève, les membres du comité femmes de l'ASSÉ ont démissionné en bloc en dénonçant notamment leur manque d'autonomie au sein de l'organisation. Plusieurs d'entre elles ont ensuite rejoint le comité femmes GGI, qui fonctionnait à travers une structure plus horizontale et sans lien avec les associations étudiantes nationales.

Avec le recul, je réalise que le féminisme, dans les associations étudiantes, c'était un peu un féminisme de façade. Et l'analyse concernant les personnes trans et non binaires, elle, était complètement absente des perspectives politiques, tout comme les questions liées au racisme ou au colonialisme, et la reconnaissance du fait que les femmes ne constituent pas un groupe homogène.

ÀB ! : Dirais-tu qu'il y a un renouveau féministe, au Québec, qu'on peut dater de 2012 ?

C. R. : Je pense que c'est venu dans les années qui ont suivi. Le mouvement de 2012 a été un moment de prise de conscience. Après, il y a eu de nombreuses initiatives, pas juste au Québec, avec l'apparition de blogues et l'accroissement de l'utilisation des médias sociaux. Ça a coïncidé avec la quatrième vague féministe qui s'est notamment développée à travers des plateformes comme Facebook et Twitter, où des féministes étaient très actives. Comme féministes, ça devenait plus facile de s'organiser, de créer des nouveaux liens et d'avoir accès à de nouvelles idées et de nouvelles théories. Et beaucoup de femmes plus jeunes qui n'ont pas nécessairement participé à 2012, qui étaient peut-être au secondaire, se sont politisées en voyant ce qui se passait à la télé et en ayant ensuite accès à des discours et des espaces féministes sur les médias sociaux.

ÀB ! : C'est donc dire que la grève a politisé des personnes, des femmes qui ont ensuite participé à cette quatrième vague féministe ?

C. R. : C'est mon impression. On ne peut pas dire que 2012 a été une grève féministe. Le livre Les femmes changent la lutte [1], par exemple, montre bien que c'était un moment de frustration, de constat d'oppression. Mais cette effervescence politique a aussi servi de levier pour développer une conscience féministe et pour réseauter pour le militantisme féministe.

C'est que la grève a aussi été un moment de partage générationnel entre militants et militantes. Avec la Coalition Main rouge, on était en contact avec des gens du milieu communautaire et du mouvement syndical. C'était des militant·es qui étaient parfois passé·es par le mouvement étudiant, mais on se retrouvait pour lutter contre les mesures d'austérité, pour faire des alliances, pour partager des stratégies et des revendications. Ce partage-là s'est aussi fait entre des féministes de différentes générations, avec des anciennes du mouvement étudiant qui étaient là en 2005 ou en 1996 et qui pouvaient partager leur expérience avec les plus jeunes de 2012.

ÀB ! : Est-ce que ce regain du féminisme après 2012 a eu un effet sur le mouvement étudiant dans les années suivantes ?

C. R. : À court terme, la politisation et la prise de conscience féministe a eu un impact sur différents collectifs qui sont apparus, comme lors des mouvements de dénonciations des agressions sexuelles qui ont commencé dans les cercles militants en 2012 et 2013. Ces mouvements ont ensuite touché la société plus largement et on a connu plusieurs autres vagues de dénonciation dans les années qui ont suivi. Peu à peu, des valeurs féministes qui étaient très militantes et marginalisées dans les médias sont devenues plus mainstream : ça se voit dans la façon dont les journalistes traitent aujourd'hui les questions d'agressions sexuelles.

Pour ce qui est du mouvement étudiant lui-même, on a connu un certain essoufflement après 2012. L'ASSÉ a commencé à décliner et son comité femmes a connu des conflits sur les enjeux liés à l'inclusion des femmes trans, notamment. Puis, il y a eu la grève du printemps 2015, où on a fait les mêmes constats qu'en 2012 concernant la marginalisation des femmes.

Par après, en 2019, il y a eu la grève pour la rémunération des stages, structurée autour des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Les CUTE menaient une grève fondamentalement féministe, qui intégrait les idées féministes dans ses revendications et dans ses pratiques de grève. À partir des apprentissages et des déceptions des mouvements précédents, les CUTE ont montré comment c'est possible de faire les choses autrement. C'était une grève qui portait directement sur la dévalorisation du travail des femmes, le travail de reproduction sociale. On dit que le travail des femmes est dévalorisé au foyer, il l'est aussi dans les milieux d'études traditionnellement féminins : dévalorisé lors des stages non payés et encore une fois lorsque ces étudiantes obtiennent un emploi à titre de travailleuse sociale ou d'infirmière, par exemple. Plutôt que d'essayer d'intégrer une dimension féministe à une cause d'abord pensée sans trop tenir compte des femmes, la grève des CUTE est partie des enjeux féministes et les a politisés. Ce faisant, elle a permis de mobiliser des d'étudiant·es de certains programmes d'études traditionnellement opposés à la grève, des programmes souvent plus féminins où il y a des stages à faire et où les étudiant·es craignent donc particulièrement d'être pénalisé·es par une grève.

Les CUTE ont aussi renouvelé les manières de faire au sein du mouvement étudiant. Auparavant, le mouvement était beaucoup calqué sur les structures syndicales, quoique le printemps 2015 était déjà venu un peu brasser ça. Avec les CUTE, le fonctionnement était décentralisé et il n'y avait pas de porte-parole fixe, contrairement à l'ASSÉ, la CLASSE et les fédérations étudiantes. Il y avait une rotation dans les portes-parole et dans les tâches à effectuer pour éviter qu'il se crée des spécialisations, selon l'idée que les militant·es pouvaient apprendre à faire différentes choses et qu'on pouvait donner la chance à tout le monde de se former. Les militantes des CUTE ont porté une réflexion essentielle et complexe, mais aussi très accessible, ce qui a mené les revendications féministes encore plus loin qu'en 2012.


[1] Mylène Bigaouette et Marie-Eve Surprenant (dir.), 2013, Éditions Remue-ménage.

Camille Robert est doctorante en histoire à l'UQAM et militante de la CLASSE en 2012.

Illustration : Elisabeth Doyon. Les nuages de mots sont produits par des analyses de fréquence de mots, effectuées sur un corpus de 6 276 articles concernant la grève de 2012 et parus dans des journaux à grand tirage. Le corpus est segmenté par mois, de février à septembre. Dans ces nuages, la taille du mot correspond à sa fréquence d'apparition.

Syndicalisme et information : donner la parole, la faire circuler

Après deux ans de vie syndicale virtuelle, confinée dans des petites cases sur l'écran, ceci dans un contexte de transformations médiatiques majeures, la question se pose pour (…)

Après deux ans de vie syndicale virtuelle, confinée dans des petites cases sur l'écran, ceci dans un contexte de transformations médiatiques majeures, la question se pose pour tout syndicat : comment communiquer avec les membres ?

Le texte de Karine L'Ecuyer montre bien l'importance que peuvent avoir les journaux syndicaux pour créer des liens entre syndiqué·es et favoriser la vie démocratique interne, mais il montre aussi le travail parfois considérable qu'exige la fabrication de ces bulletins, rapports et revues. D'innombrables publications syndicales ont accompagné l'histoire de nos luttes, des plus modestes aux plus professionnelles : La Vie syndicale, Au Coton !, Le Métallo, La Voix forestière, Pour vaincre, En mouvement, Le Castor, tant et tant de titres oubliés, mal conservés, qui misaient sur La Force des mots et cherchaient à dire : Ça te concerne !

Mais ces journaux sont-ils lus par d'autres que les plus militant·es (et les patrons) ? Sont-ils trop « intellectualisés », éloignés de ce fait des conditions concrètes de travail et des vies quotidiennes ? Trop soucieux de justifier les « lignes syndicales », craintifs des questions litigieuses et menacés par une certaine langue de bois ?

Quand je replonge dans les pages du Travail, « le magazine du monde ordinaire publié par la CSN », au mitan des années 1970, je suis impressionné par la diversité de voix qui s'y font entendre : des éducatrices, professeur·es et travailleuses sociales dans un article sur « le sort que nous faisons aux enfants » ; trois témoignages sur la crise du pétrole ; des syndicalistes, ouvrier·ères, avocat, chef de police, étudiant·es de cégep et autres figures de Joliette dans un reportage sur les conséquences dans cette petite ville de deux grèves locales ; des nouvelles sur les clubs alimentaires, une coopérative immobilière et les comités populaires d'Abitibi-Témiscamingue ; des nouvelles brèves sur une vingtaine de grèves en cours (autre époque !) ; le courrier d'une douzaine de lecteurs·trices aux positions bien contradictoires et parfois bien directes (« Y'é grand temps que l'gars ben ordinaire soit représenté, que ce qu'il a à dire soit publié pour que l'administration sache qu'on est conscients qu'on se fait fourrer », déclare « un fonctionnaire de Montréal ») ; ceci en sus d'une longue entrevue avec « une femme de mineur de Thetford », qui n'a pas la langue dans sa poche.

Je ne souhaite pas ici idéaliser une formule, mais souligner le fait que l'on n'entend plus guère ces bribes de discours personnel, ces informations concrètes sur la vie des syndiqué·es, sinon exceptionnellement sur les réseaux sociaux.

Peut-être est-il temps, d'ailleurs, d'avoir une présence syndicale significative, échappant au contrôle trop serré des « relations publiques », sur ces réseaux. C'est une évidence flagrante, aux yeux d'Éric Gingras : « il nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc [1] ». Cessons de nous accrocher aux communiqués et conférences de presse d'antan, nous dit-il, s'interrogeant même sur la pertinence du recours rituel aux manifestations.

Sans avoir le même enthousiasme que ce dernier pour le syndicalisme numérique, force est de reconnaître que les syndicats doivent s'interroger sur les façons d'informer les membres, de les faire participer aux débats, de faire connaître à l'interne et à l'externe la réalité concrète du travail et le rôle des syndicats dans les luttes pour la justice sociale et environnementale. Réfléchir, donc, aux façons de combiner jasette de pause-café, assemblées en présence et assemblées virtuelles, imprimés, vidéos et réseaux sociaux, ceci dans une consciente diversité des tactiques et sans volonté de tout contrôler d'en haut et à l'avance.


[1] ll nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc.

Illustration : Marielle-Jennifer Couture

C’était don beau

Comme toutes les commémorations, celle qui est en cours ces jours-ci risque fort de servir une certaine forme d'oubli : de tout ce qu'il y a eu d'exigeant, de conflictuel dans (…)

Comme toutes les commémorations, celle qui est en cours ces jours-ci risque fort de servir une certaine forme d'oubli : de tout ce qu'il y a eu d'exigeant, de conflictuel dans la grève d'il y a dix ans – et qui demeure actuel.

« Ah ! 2012 ! C'était don beau, la jeunesse engagée, les manifestations, la victoire ! » Des banalités du genre sont vouées à résonner un peu partout à l'occasion du dixième anniversaire de la grève. C'est qu'il peut être tentant, quand on se ressouvient de la grève de 2012, d'en faire un événement essentiellement positif, festif, une mobilisation triomphale parce qu'ayant engendré un beau et grand mouvement et – comble de la gloire ! – obtenu l'annulation de la hausse de 1 625 $ des frais de scolarité prévue par le gouvernement Charest. Eh ! Après tout, la protestation étudiante a même donné naissance au vaste mouvement populaire des casseroles, forcé la tenue d'élections et mené à la chute d'un gouvernement corrompu ! Or, dans ces quelques mots, dans cette célébration de la « jeunesse engagée manifestant jusqu'à la victoire », se trouve condensé tout ce qui menace de vider de son sens la mémoire de 2012.

La jeunesse

Loin de donner lieu à d'idylliques scènes où se serait spontanément exprimé l'esprit de solidarité d'une jeunesse unie dans la défense de ses intérêts, la grève de 2012 telle que je l'ai vécue a d'abord été une expérience d'adversité et de division.

J'écris « grève », mais en vérité, dans le cégep de Québec où j'étudiais en 2012, nous n'avons jamais été en grève. Nous étions d'ailleurs loin d'être les seul·es dans une telle situation : il y a là toute une dimension de 2012 qu'on ferait bien ne pas escamoter trop rapidement. Au fil des distributions de tracts, des débats et des assemblées générales, mes camarades et moi-même nous sommes confronté·es au mieux à l'indifférence, au pire à l'opposition obstinée de nos semblables. J'ai souvenir des appels inquiets à « ne pas retarder l'entrée sur le marché du travail » lancés par des étudiant·es soucieux·ses de rejoindre au plus vite le salariat et ses promesses. J'ai souvenir de ceux qui arboraient fièrement un carré vert au revers de leur veston, et de leurs injonctions à « nous forcer pour nous payer une éducation et investir dans notre avenir ». Et j'ai souvenir, tout particulièrement, des contingents d'étudiant·es en techniques policières qui se présentaient en uniforme aux assemblées générales de mon cégep pour voter en masse – en suivant fidèlement les signaux d'un ou deux de leurs leaders – contre tout ce qui pouvait ressembler à du militantisme étudiant. Le texte de Steeve Simard (p. 28-29) évoque clairement les déchirements qui se jouaient jusque dans les établissements d'enseignement et qui ont culminé dans une série d'injonctions, une judiciarisation à outrance de ce qui était bel et bien un conflit étudiant [1].

Ce conflit intestin ne se jouait pas qu'entre une faction mobilisée et une autre démobilisée, loin de là. Nous affrontions les blasé·es et les satisfait·es, mais aussi les jeunes idéologues néolibéraux en formation – comme quoi le camp du il-faut-payer-pour-vivre n'avait aucune peine à se renouveler à même les générations montantes. Nous nous butions, plus encore, à cette étrange contre-mobilisation réactionnaire mêlant tenant·es d'une libarté obtuse et escouades de défenseurs de l'ordre en rangs serrés. Il est d'ailleurs dur, a posteriori, de ne pas percevoir là un avant-goût de cette droite agressive qui a pris depuis une inquiétante expansion, au point de prétendre au statut d'alternative à la droite libérale conventionnelle, en perte de crédibilité.

Si un tel antagonisme a pu émerger à même la « classe étudiante », c'est parce qu'on n'avait pas affaire à un mouvement simplement « étudiant » ou « de la jeunesse » : la grève était un mouvement éminemment politique, structuré non simplement par des intérêts corporatistes ou générationnels, mais par des valeurs et des revendications clairement ancrées à gauche, idéologiquement situées et ne pouvant donc pas, par définition, faire consensus. Pour moi, pour plusieurs d'entre nous, la grève aura été, au fond, une découverte à la dure de cette fameuse « polarisation » entre une gauche qui reprend des forces et une droite qui défend férocement ses positions.

Engagée

La mobilisation de 2012 avait donc un contenu politique clair, fort. Elle n'était pas simplement le fait de militant·es enthousiastes, heureux·ses de « s'exprimer » et de « se faire entendre », de « prendre enfin part au débat public » et de « goûter aux joies de l'engagement politique ». Soyons clairs : dans la mesure où six mois de débrayage et des semaines de manifestations nocturnes remettent lourdement en question le cours normal des choses et les formes habituelles de la participation politique, cette longue grève a certainement été l'occasion d'une solidarité, d'une autonomie et d'une vitalité hors de l'ordinaire qui comptent parmi ses enseignements les plus précieux (comme le montrent bien Clémence Harvey et Miriam Hatabi, en p. 26-27).

Cela dit, le mouvement avait aussi des objectifs, des ambitions ne se bornant pas à la mobilisation pour la mobilisation. On ne saurait conserver le souvenir de la grève comme pure forme sans porter attention au contenu qui a été le sien – à ses revendications, ses désirs, ses idéaux. La grève, faut-il le rappeler, visait d'abord à obtenir une éducation publique accessible et pas trop inféodée aux exigences du marché. Plus largement, elle est rapidement devenue l'occasion de faire valoir une vision du monde où la justice, l'égalité, la liberté s'affranchiraient un tant soit peu des diktats imposés par la Sainte-Alliance du capital et de l'État. En témoignent par exemple les perturbations du Salon Plan Nord en avril et du Grand Prix en juin, de même que la manifestation organisée le 22 juillet par la CLASSE, dont le mot d'ordre était « contre le néolibéralisme ». Ont aussi pris corps, au fil des mois, toutes sortes de préoccupations voisines, notamment féministes (voir l'entrevue à ce sujet avec Camille Robert, p. 29-32). De bien des manières, pour une multitude de grévistes, 2012 a été le déclencheur d'une – osons le mot – radicalisation politique, la défense soutenue et acharnée du b.a.-ba de la social-démocratie ouvrant finalement la porte à une rencontre avec les imaginaires socialiste, autonome, anarcha-féministe, etc.

L'une des meilleures manières d'effacer toute cette dimension de la grève consiste sans doute à mettre l'accent sur le mouvement des casseroles contre la loi spéciale – ou encore sur ces carrés blancs « contre la violence » et « pour une sortie de crise » – et à en faire un point culminant de la mobilisation, lors duquel le mouvement étudiant serait enfin parvenu à réunir autour de lui un large soutien citoyen. Or, il me semble pour le moins douteux de chercher à faire tenir là-dedans l'esprit de 2012, en dépeignant des tintamarres familiaux aux accents parfois ni-de-gauche-ni-de-droite, demandant finalement surtout le respect des bonnes vieilles conventions de la démocratie libérale et le retour de la « paix sociale » et réclamant au passage la démission d'un vilain gouvernement corrompu. Nous ne nous battions pas simplement pour avoir le droit de nous battre, et certainement pas pour demander poliment d'être dominé·es et exploité·es dans les règles de l'art par les entrepreneurs austéritaires qui se relaient pour nous gouverner.

Nous nous battions dans l'espoir que l'existence dans laquelle nous étions jeté·es soit autre chose que le long repaiement d'une dette. Et à cet égard, l'endettement étudiant n'était au fond qu'une forme particulièrement flagrante de cette dette qui nous est imposée chaque jour dans un monde où le droit de vivre est conditionnel au fait de se tuer au travail. Nous nous battions, aussi, pour arracher un tant soit peu de pouvoir à ceux qui le monopolisent, parce que nous refusions que l'essentiel de ce qui concerne notre vie commune soit décidé d'en haut par quelques tristes personnages qui nous méprisent.

Effacer cela, taire cette contestation radicale, c'est non seulement se condamner à ne rien comprendre des événements de 2012, c'est aussi étouffer leur charge toujours actuelle, puisque les aspirations qui s'y sont fait jour demeurent pour l'essentiel à concrétiser.

Les manifestations

Bien qu'il y ait eu dans la grève une ardeur et une conviction remarquables, il ne faudrait pas faire l'erreur de se la raconter comme un joyeux carnaval. Loin d'être un facile retournement de l'ordre établi, la grève a fait face à un pouvoir bien décidé à la mater et à rétablir ledit ordre, à grand renfort de brutalité. Nul besoin de s'étendre sur les violences que nous réservaient les policiers : intimidation, gazages, tabassages, blessures graves, arrestations de masse – ces images sont bien connues (et bien évoquées par Nicolas Vigneau, en pages 24-25). Nul besoin, non plus, de nier – comme si c'était honteux – que la réponse étudiante à ces attaques n'était pas toujours docile ni pacifique. Il faut peut-être rappeler, cela dit, que certaines des interventions policières les plus sévères ont eu lieu après le changement de garde à la tête de l'État, en marge du Sommet sur l'enseignement supérieur organisé en 2013 par le Parti québécois.

On se souvient aussi généralement assez bien que 2012 a vu s'établir une féroce remise en cause du droit même des étudiant·es à faire grève. La clientèle étudiante, disait-on, n'était qu'en mesure de « boycotter » individuellement ses cours. De même, la triste mémoire de la loi spéciale est encore bien vivante : on n'est pas prêt·es d'oublier, je l'ai dit, que le gouvernement s'est cru permis non seulement d'interdire le débrayage étudiant, mais aussi de restreindre sévèrement le droit de contester son pouvoir en manifestant dans l'espace public. Ici encore, il n'est pas inutile de rappeler qu'en 2013, le gouvernement Marois a longtemps jonglé avec l'idée « d'accorder » formellement le droit de grève aux associations étudiantes – c'est-à-dire, très certainement, d'encadrer et de limiter strictement les conditions dans lesquelles le mouvement aurait pu recourir à ce moyen de pression.

Rapidement, le conflit étudiant est devenu un affrontement acharné entre un État méprisant et autoritaire, désireux d'avoir raison de la résistance, et un mouvement social forcé de défendre son droit même à l'existence. D'un gouvernement à l'autre, la répression de la mobilisation a été au cœur de l'expérience de la grève. Cela dit, plusieurs d'entre nous n'avons pas tant eu l'impression de faire face aux regrettables « excès » d'un mauvais gouvernement que de découvrir le vrai visage de l'État, celui qu'il peine à cacher quand on le pousse dans ses derniers retranchements. Plus généralement, nous avons aussi pu constater que, contrairement à ce qu'on avait voulu nous faire croire, l'État n'était pas nécessairement un bienfaisant rempart contre l'expansion du marché : nous avons clairement vu que le premier pouvait très bien se faire le bras armé de la seconde. Pour bien des grévistes, la mobilisation de 2012 a d'abord été l'occasion de découvrir les mensonges de la démocratie libérale et les fins de non-recevoir qui y sont le plus souvent opposées aux espoirs venus d'en bas.

La victoire

La grève de 2012, ç'aura aussi été une expérience de déceptions, de trahisons, de défaites. C'est, ultimement, l'histoire d'un dénouement électoral, souvent présenté comme une occasion démocratique suprême couronnant de succès la contestation étudiante, mais ayant surtout eu pour effet d'étouffer la mobilisation, de neutraliser la radicalité de la grève et de jeter la première poignée de terre sur ses revendications.

Rappelons-nous cette opposition péquiste qui, quelques semaines après avoir exhibé le carré rouge jusqu'à l'Assemblée nationale, troquait une hausse abrupte des frais de scolarité pour une indexation plus douce, mais infinie. Cela, alors que le parti comptait dans ses rangs l'une des trois figures étudiantes les plus en vue, décidément « en mode solution ». Bien sûr, pour ajouter l'insulte à l'injure, on tentait de nous faire croire que c'était là la réalisation de nos vœux les plus chers : « l'indexation, c'est le gel » ! Une telle affirmation était assez évidemment grotesque, mais elle avait le mérite de passer sous silence le fait que nous étions des milliers à demander non le gel, mais la gratuité – et plus encore.

On ne saurait, il me semble, célébrer « la plus grande mobilisation étudiante de l'histoire du Québec » sans souligner à grands traits qu'après près de sept mois de débrayage, elle s'est finie en queue de poisson, qu'elle s'est soldée, en fin de compte, par un échec. Il y a quelque chose de sordide à entendre ces ex-« leaders » satisfait·es et soucieux·ses de défendre leur bilan nous expliquer que, vu le contexte d'adversité, « nous aurions difficilement pu espérer mieux comme dénouement [2] ». On peut certes se livrer à une guerre de chiffres pour essayer de déterminer précisément si l'indexation instaurée à la suite du Sommet sur l'enseignement supérieur – combinée à des améliorations aux prêts et bourses, mais à des réductions au crédit d'impôt pour frais de scolarité, etc., etc. – aura constitué ou non un gain, aussi maigre soit-il, pour la condition étudiante. Il reste que sur le coup, la décision du gouvernement Marois avait été jugée insultante par les trois grandes associations étudiantes nationales : dans la mesure où les attentes portées par une mobilisation ne sont pas satisfaites, on peut difficilement parler de victoire, me semble-t-il – sauf à considérer que la défense des acquis et le damage control sont les finalités des luttes sociales. Mais surtout, le bilan est encore plus évidemment désolant si l'on tient compte des revendications plus larges, des espoirs plus grands qui sont nés chez les étudiant·es au fil des mois de mobilisation, concernant non seulement l'éducation et ses finalités, mais aussi le modèle social dans son ensemble. On ne saurait affirmer qu'ils ont été exaucés par la hausse à rabais du gouvernement Marois – ni, c'est le moins qu'on puisse dire, par la Charte des valeurs péquiste, l'austérité libérale ou la guerre caquiste contre les wokes qui ont marqué les années suivantes.

Il ne faut pas sous-estimer, enfin, le risque de voir la mémoire de 2012 confinée dans la case étroite de la politique partisane, voire limitée à la seule personne d'un porte-parole devenu porte-parole. Déjà, après le déclenchement des élections à l'été 2012, la volonté de certain·es au sein de la CLASSE de mettre fin au débrayage et de rediriger leurs efforts vers la campagne de Québec solidaire n'est pas tout à fait étrangère à la déroute de la grève et donc, ultimement, à la faillite de ses revendications. Certes, l'investissement de la scène parlementaire peut, dans une certaine mesure, être une manière de faire perdurer quelque chose de la force progressiste de 2012. Mais il ne faudrait tout de même pas voir là l'apothéose, le couronnement d'un mouvement de contestation, quand il s'agit plutôt, me semble-t-il, d'un mal nécessaire, d'un compromis stratégique visant – peut-être – à concrétiser quelques-unes des aspirations les plus « raisonnables » venues de la rue. Sa dimension partisane et parlementaire ne peut, en tout cas, représenter qu'une fraction de l'héritage de 2012 – comme le veut l'excellent mot d'ordre de la diversité des tactiques [3]. Plus pernicieuse encore est cette tendance qu'ont les anciens « visages » de la grève, après avoir rencontré un certain succès, à présenter leur brillant parcours comme l'incarnation même des suites du mouvement. Ce faisant, ils ne manquent pas d'insister que leur assagissement, leur modération, est tout à l'honneur de ce qui, après tout, demeurait peut-être un peu trop naïf, un peu trop turbulent. « Dans la vie, je pense qu'on peut changer tout en restant cohérent avec ses valeurs », nous explique-t-on, ajoutant avec fierté que si on a « évolué », c'est parce qu'on a « pris de l'expérience, de la maturité, aussi [4] ». Voilà un bien triste sort à faire subir à la mémoire de 2012 que cette prétention à faire vivre un héritage qu'on s'efforce en fait de modérer, de refouler.

Toutes ces expériences de conflictualité, de marginalisation, de violence, de désirs à peine nés et aussitôt bafoués ne sont pas restées sans conséquence. Dans les années qui ont suivi 2012, j'ai vu autour de moi beaucoup de colère, de détresse. Nous étions nombreux·ses à vivre difficilement avec le sentiment, nouvellement acquis ou exacerbé à outrance, que le monde dans lequel il nous fallait vivre nous était sérieusement hostile. Nous étions nombreux·ses à ne pas savoir que faire des aspirations auxquelles la grève avait laissé toute la place, mais qui semblaient devoir rester sans lendemain alors que nous retournions en classe et reprenions le rythme monotone de la vie quotidienne. Par la suite, nous avons, avec plus ou moins d'aise et de succès selon les cas, réappris à vivre dans ce monde. Mais, en vérité, nous savons que le problème demeure entier. « Travaille, consomme, pis ferme ta gueule. »


[1] La mobilisation étudiante a suscité tout autant d'animosité au sein de la population générale. En passant sur la Grande Allée, à Québec, nous recevions crachats, injures, projectiles de la part des gens aux terrasses. Le mouvement des casseroles, souvent dépeint comme l'expression d'un ras-le-bol populaire consensuel, avait ses opposant·es, et des plus décidé·es. À plus d'une reprise, alors que mon frère de 15 ans et ma sœur de 13 ans étaient sorti·es faire du bruit dans notre rue, il et elle ont fait face aux menaces et aux invectives des voisins. L'un d'eux – celui qui arborait fièrement un immense ruban « Appuyons nos troupes » sur sa façade – est sorti sur sa galerie marteau à la main pour leur expliquer que s'il et elle continuaient de taper sur leurs casseroles, il se ferait, lui, un devoir de leur taper dessus.

[2] Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, Lux, 2013, ch. 11.

[3] Loin de moi l'idée de sous-entendre que le prolongement de 2012 aurait été tout entier accaparé par l'appareil partisan de Québec solidaire. Bien au contraire, je sais pertinemment que les militant·es d'il y a dix ans sont aujourd'hui impliqué·es dans une multitude d'initiatives de toutes envergures et de divers degrés de radicalité. J'espère simplement que la compréhension que nous avons des suites de 2012 puisse rendre justice à cela. Chose certaine, on peut douter qu'un parti misant en fin de compte assez peu sur la mobilisation populaire soit l'incarnation idéale de ce qui a bel et bien été une expérience d'auto-organisation militante, d'éducation politique et de participation directe d'une ampleur difficile à saisir pour celles et ceux qui n'y ont pas pris part directement.

[4] Déclaration de Gabriel Nadeau-Dubois sur sa page Facebook, le 13 février 2022.

Illustration : Elisabeth Doyon

Eric Zemmour, nouvelle roue de secours du macronisme

Le candidat Zemmour offre à l'hégémonie néolibérale un repoussoir plus menaçant que Le Pen, devenue trop mainstream. Les grands groupes médiatiques se font fort de mousser sa (…)

Le candidat Zemmour offre à l'hégémonie néolibérale un repoussoir plus menaçant que Le Pen, devenue trop mainstream. Les grands groupes médiatiques se font fort de mousser sa candidature, permettant ainsi au macronisme de se présenter une nouvelle fois comme le « sauveur » de la démocratie.

Zemmour flatte l'égoïsme des individus ainsi que cette France rancie qui regrette encore Pétain.

Comme Sarkozy, il est fils d'immigrant. Comme lui, il se méfie de l'immigration. Tous deux ne semblent pas se rendre compte que si, du temps de leurs parents, on avait appliqué les règles sévères qu'ils appellent, ils ne seraient pas sur le territoire français.

Zemmour estime qu'un prénom comme Hapsatou est une insulte à la France, parce que non français. Il propose qu'on suive le calendrier pour les noms de saints. Pourtant, saint Éric, dont le prénom est d'origine scandinave, ne doit sa présence dans le calendrier qu'à sa conversion. Il existe par ailleurs un saint Habib, qui n'est pas d'origine française, mais syrienne, et son nom est arabe.

Dans son livre Le suicide français, le présidentiable regrette le temps où « quand le jeune chauffeur de bus glisse une main concupiscente sur un charmant fessier féminin, la jeune femme ne porte pas plainte pour harcèlement sexuel ».

Ainsi, comment un homme qui est ouvertement raciste, xénophobe, misogyne et homophobe peut-il se hisser à ce point sur toutes les tribunes ?

L'appui de l'hégémonie culturelle

Pour expliquer ce phénomène, il faut préciser qu'Éric Zemmour est adoubé par l'hégémonie culturelle, et qu'il est lié au groupe Vincent Bolloré (grand propriétaire de journaux et de chaînes télé). Ce groupe favorise un ordo-libéralisme [1] autoritaire et se fait fort de présenter un héraut dérangeant pour le discours dit « démocratique » et rassurant pour les partisans de la vieille France.

C'est d'autant plus facile que les chaînes de sa propriété, comme CNews (où sévit désormais Mathieu Bock-Côté), utilisent un stratagème permettant de détourner les règles du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Ces règles exigent que « le reste du temps total d'intervention [celui qui n'est pas réservé au gouvernement] [soit] réparti selon le principe d'équité entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale ». Or, les chaînes du groupe Bolloré diffusent toutes les apparitions de la gauche (Nouveau Parti anticapitaliste et France insoumise) pendant la nuit, comme certaines stations de radio québécoise se débarrassent de leur quota de chansons francophones pendant la nuit afin de réserver le jour aux hits états-uniens.

Une confusion politique qui favorise l'extrême droite

Même si les chances qu'Éric Zemmour soit élu comme président de la République française sont relativement faibles, rien n'est impossible, comme l'a montré l'élection de Donald Trump aux États-Unis. D'ailleurs, le système de l'élection à deux tours ainsi que la grande confusion qui règne dans l'électorat français au sujet de ce que sont la gauche et la droite favorisent nettement la droite et l'extrême droite. Le Parti socialiste, qui est un parti de droite néolibérale depuis au moins Hollande, et le mouvement La République en Marche, qui se prétend de centre, mais pratique la politique la plus droitière de toute la Cinquième République, se réclament souvent de la gauche. On imagine donc qu'une personne vaguement au courant des réalités politiques et qui s'affirme de droite finira par considérer l'extrême droite comme présentable.

Macron a été élu en 2017 sous la fausse menace de l'élection de Marine Le Pen. Or, à force de dédiaboliser Marine Le Pen, les médias ont rendu acceptable son programme. On ne la trouve plus assez dangereuse pour constituer le repoussoir dont la droite néolibérale avait besoin. Elle est quasiment devenue une libérale. D'ailleurs à part son rejet de l'Europe, qu'est-ce qui la distingue de Macron ? Le Pen est en effet contre l'impôt sur les fortunes, pour la surveillance des chômeur·euses et contre l'immigration, exactement comme le président qui tient de beaux discours, mais éventre les tentes des migrants à Calais.

Inversement, à part ce rejet de l'Europe, Le Pen ne ressemble en rien à Jean-Luc Mélenchon, à qui on n'a pourtant de cesse, dans les médias bon teint, de l'associer. D'ailleurs, ce ne sont pas du tout pour les mêmes raisons que les adversaires s'opposent tou·tes deux à l'Europe. Chez Le Pen, c'est à cause de sa préférence nationale (ainsi que par crainte du « grand remplacement », thème si cher à Éric Zemmour) ; chez Mélenchon, c'est parce que l'Europe économique restreint les mesures sociales.

L'épouvantail du macronisme

Le calcul de l'oligarchie – et encore là il ne faut voir aucun complot, mais plutôt un réflexe conditionné – est le suivant : il faut créer un danger plus grand, une figure plus effrayante. La nouvelle roue de secours du macronisme est ainsi un personnage rocambolesque aux déclarations incendiaires, déjà poursuivi et condamné pour propos racistes, qui se pose en champion de la liberté d'expression, se plaignant comme tous les extrême droitistes de ne « plus pouvoir rien dire » tout en répétant haut et fort toutes ces choses qu'ils prétendent « ne pas pouvoir dire », devant toutes les foules, sur tous les plateaux de télé, dans toutes les radios et dans tous les journaux – exactement comme notre Mathieu Bock-Côté national, qui braille dans tous les haut-parleurs de l'empire Québecor qu'il est censuré, tout en étant désormais un chroniqueur chouchou de l'extrême droite française.

Si la réélection du champion du néolibéralisme est assurée, les grands groupes médiatiques laisseront tomber Zemmour comme une vieille chaussette sale. Cependant, si un véritable candidat de gauche est susceptible de se rendre au second tour, la machine pompera au maximum pour l'extrême droitard – quitte à faire élire un énergumène qui représentera un véritable pactole pour l'industrie de la sécurité.

En prétextant de la menace du désordre fasciste – qui est en fait un ordre absolu permettant le ronron de la machine productrice –, on s'assure que les électrices et électeurs rentrent dans le rang. On espère ainsi faire le second tour dans le premier, exactement comme en 2017.


[1] NDLR : Apparu après la Première Guerre mondiale, l'ordo-libéralisme est l'une des formes du néolibéralisme. Il promeut la « liberté économique » et il encourage les initiatives individuelles et les mécanismes du marché. L'ordo-libéralisme insiste aussi sur le rôle central de l'État, qui doit garantir le cadre normatif et juridique nécessaire à l'existence de la « libre concurrence ».

Francis Lagacé est billettiste et partisan des droits sociaux.

Illustration : Ramon Vitesse

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