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Trump, l’Europe et la vertu outragée : malaise dans le suprémacisme impérial

28 janvier, par Thierry Labica — , ,
Trump annonce la couleur avec des déclarations de politique extérieure fracassantes : annexion du canal de Panama, colonisation pure et simple du Groenland et, pour le Canada, (…)

Trump annonce la couleur avec des déclarations de politique extérieure fracassantes : annexion du canal de Panama, colonisation pure et simple du Groenland et, pour le Canada, publication sur son réseau social d'une carte de l'Amérique du Nord intégralement recouverte de la bannière étoilée.

Hebdo L'Anticapitaliste - 737 (16/01/2025)

Par Thierry Labica

Comme inspiré par Netanyahou brandissant la carte d'un seul grand Israël devant l'assemblée générale de l'ONU, voici donc Trump, saison 2.

De vrais projets ?

Stratégie de l'imprévisibilité et de la menace généralisée ? Symptômes de sénescence d'un vieillard autoritaire se rêvant en maître d'empire ? On peut toujours spéculer sur les ressorts de telles provocations. Quelles que soient ses intentions ultimes en la matière, ce coup d'éclat fait entendre nombre de motifs familiers. En premier, l'agressivité viriliste, désormais marqueur privilégié de l'identité politique de la nouvelle extrême droite planétaire, de Trump à Duterte en passant par le bolsonarisme. Un autre motif est l'antiféminisme, celui déclaré de l'ex-­président sud-coréen (Yoon Suk Yol, maintenant déchu) en passant par celui du mouvement Vox en Espagne et la version française de « l'anti-wokisme ». De ce point de vue, ces sorties sont pleinement en cohérence avec les signaux adressés par Musk en direction des dirigeants de l'extrême droite européenne.

On y reconnaît aussi un signe de la très nette tendance à la concentration du pouvoir présidentiel américain, en cours depuis une quarantaine d'années. La posture de Trump n'en est à présent que la manifestation la plus caricaturale.

Retour à la tradition

Un registre un peu plus ancien encore : l'argument de la « sécurité nationale », dont ne dépendraient rien moins que le bon ordre et la liberté du monde, fait écho mot pour mot à celui des dirigeants américains à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Soucieux de pérenniser le déploiement d'ampleur inédite de bases militaires à travers le monde, ceux-là faisaient déjà de la « sécurité » la clé de toutes leurs justifications : au nom de la « sécurité », le Pacifique, débarrassé de la puissance japonaise défaite, avait vocation à devenir « notre lac » ; certains, et pas des moindres, se « foutaient de l'appellation choisie, dès lors que nous avons un contrôle absolu, incontesté de nos besoins en bases militaires ».

Les indignés

Le « meilleur » de toute cette affaire est ailleurs. On le doit avant tout au spectacle offert par des « partenaires européens » en plein émoi, en pleine « incompréhension » face au mépris affiché par l'allié, l'ami, le protecteur, emblème universel de « nos valeurs occidentales ». On apprend que la France et l'Allemagne officielles se sont montrées « catégoriques » : « Les frontières ne doivent pas être déplacées par la force ». Pour Scholz (chancelier allemand), au côté du président du Conseil européen (A. Costa) : « Le principe de l'inviolabilité des frontières s'applique à tous les pays, qu'ils soient à l'est ou à l'ouest ». « Ce principe ne peut et ne doit pas être ébranlé. » « Les États-Unis doivent appliquer les principes des Nation unies, tout le monde s'y tient et cela restera certainement ainsi. », selon un porte-parole du gouvernement allemand. Enfin, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, déclare que l'UE ne tolérerait pas une intervention militaire américaine : « Il n'est pas question que l'Union européenne laisse d'autres nations du monde, quelles qu'elles soient […], s'en prendre à ses frontières souveraines ». De son côté, Sophie Primas, porte-parole du gouvernement, a dénoncé « une forme d'impérialisme », carrément. Sens des valeurs, grands principes, ardente indignation : on tremble à la Maison Blanche, c'est sûr.

Sinistres menteurs

Il nous vient une petite question, en même temps qu'une nausée : s'agit-il bien là des mêmes dirigeants qui ont applaudi et activement contribué à plus d'une année de génocide israélien en Palestine, massivement armé par les États-unis de Biden-Harris, et ont laissé piétiner le droit international ? qui ont réprimé férocement toutes les solidarités en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne ? Et dénié tout principe de souveraineté au Liban abandonné à la folie meurtrière sioniste ? Et qui laissent filer la guerre à travers le Moyen-Orient, comme si plus de trente années de carnages et d'échec abyssal ne suffisaient pas ? Les mêmes se livrent à présent aux grimaces sordides de la vertu outragée sur fond du racisme colonial qu'ils gardent en partage. L'hypocrisie ne tue pas, et c'est bien là leur chance.

Thierry Labica

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La Tech sur les chemins d’une contre-révolution

28 janvier, par Olivier Alexandre — , ,
D'Elon Musk à Pierre-Edouard Stérin, en passant par Emmanuel Macron : que s'est-il donc passé en France comme aux États-Unis pour que la Tech s'apparente à une révolution (…)

D'Elon Musk à Pierre-Edouard Stérin, en passant par Emmanuel Macron : que s'est-il donc passé en France comme aux États-Unis pour que la Tech s'apparente à une révolution conservatrice ? Pour analyser cette évolution, il faut suivre le chemin des différentes promesses du secteur, celles d'une société ouverte, fondées sur l'information, la désintermédiation, la dématérialisation et l'augmentation des richesses.

10 juillet 2024 | tiré d'AOC media
https://aoc.media/analyse/2024/07/09/la-tech-sur-les-chemins-dune-contre-revolution/ ?
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Sidération. C'était l'État dominant à San Francisco au soir de l'élection de Donald Trump le 8 novembre 2016. Le candidat Républicain s'était pendant des mois attiré les railleries des techies de la Bay area, pour la moitié nés dans un autre pays que les États-Unis, ayant l'habitude ne pas voter et se désintéressant le plus souvent de la vie politique locale, mais hautement diplômés et attachés à l'esprit scientifique.

Dans les mois précédents l'élection, les entrepreneurs et investisseurs mettaient quelques minutes de côté les actualités Tech au moment du déjeuner et dans les meetups de fin de journée pour se demander comment un tel personnage avait pu être investi. Des petits regroupements étaient organisées pour s'en moquer les soirs de débats présidentiels comme certains en avaient l'habitude pour leurs émissions de TV réalité préférées. Un même état de sidération s'est emparé de la French Tech aux soirs du résultat des élections européennes et au premier tour des législatives face à la montée électorale du Rassemblement national.

À Paris comme à San Francisco, la Tech se vit comme un secteur résolument progressiste. Les historiens et essayistes firent la part belle aux hippies, aux universitaires et aux hackers des années 1970-1980 dans le récit de ses origines[1]. Ce récit trouva une continuité dans le boom Internet des années 1990. Internet incarnait et réalisait la promesse libérale d'un monde sans guerre et sans crise économique[2]. En France, la thèse d'Henri Bourguinat triomphait : celle des 3D, désintermédiation, dérégulation et décloisonnement[3].

Bureaucraties et règlements étaient appelés à perdre du terrain au profit de l'information et de la libre entreprise. Aux États-Unis, Francis Fukuyama célébrait la fin de l'histoire et Al Gore invitait à s'engager sur les autoroutes de l'information. Grâce à Internet, le monde devait entrer dans une période de paix, de démocratie, marquée par un accroissement des connaissances et des richesses. La célébration du partage et de la contribution du Web 2.0 emboita le pas à cette promesse dans les années 2000. Les réseaux d'information devaient participer à l'avènement de sociétés ouvertes.

Contrairement à l'idée reçue d'une Tech tout entière libertarienne, cette vision explique l'affinité historique liant la Silicon Valley et le parti démocrate depuis les années 1990. Le secteur de la Tech a très majoritairement soutenu successivement les candidats Clinton en 1992 et 1996, Al Gore en 2000, John Kerry en 2004, Obama en 2008 et 2012, Clinton en 2016 et Biden en 2020. Les donations des salariés de grandes entreprises technologiques durant la campagne de 2012 l'illustrent : 91 % des donations des employés chez Apple au profit du candidat Obama, 97 % chez Google et 99 % chez Netflix[4].

Ce soutien n'est pas anodin alors que les big Tech ont détrôné l'industrie pétrolière comme premier financeur de la campagne présidentielle en 2016. En 2016, un seul diner de 20 convives organisé par la veuve de Steve Jobs avait permis à Hilary Clinton de repartir en campagne avec 20 millions de dollars. Eric Schmidt, ancien PD-G de Google, et Reid Hoffman, fondateur de LinkedIn, travaillent avec le parti Démocrate pour améliorer le ciblage électoral et la culture numérique de ses candidats depuis près de dix ans. L'arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche fut donc logiquement vécue comme une catastrophe dans le nord de la Californie.

À l'inverse, celle d'Emmanuel Macron en 2017 fut perçue comme un signe d'espoir. Le jeune candidat, déjà marqué par plusieurs voyages aux États-Unis, était venu présenter avec conviction sa vision aux entrepreneurs français de la région, à San Francisco, en janvier 2016 en tant que ministre de l'Économie. Deux ans plus tôt, en 2014, alors qu'il réfléchissait à la création d'une start-up offrant des services de formation, il y rencontra des fondateurs de start-ups aux cotés de Brigitte Macron et Xavier Niel[5]. Il repartit de la Silicon Valley fasciné par ce modèle organisé autour du travail, de la jeunesse et de l'innovation.

Cette fascination fut la pierre de touche d'un programme de politique notamment présenté lors de l'inauguration de la Station F en juin 2017. L'objectif était de transformer le pays en une terre d'entrepreneurs, en leur donnant les moyens de leurs ambitions. Il annonça en mars 2018 au Collège de France le déblocage d'1,5 milliard d'euros de crédits publics au profit de l'intelligence artificielle, comprenant 400 millions d'appels à projets et de défis d'innovation de rupture financé par le Fonds pour l'innovation et l'industrie de 10 milliards d'euros récemment mis en place.

À l'automne de la même année, la suppression de l'impôt sur la fortune (ISF) était inscrite dans la loi de finances de manière à favoriser l'investissement. Fin 2019, une mission était confiée au cabinet de conseil McKinsey au sein de la Caisse nationale d'assurance-vieillesse (Cnav) pour planifier la réforme des retraites. L'une des hypothèses de travail était de glisser d'un système par répartition à un système par capitalisation, à l'image de la Californie, où les fonds de pension constituent l'un des principaux partenaires des capitaux-risqueurs. Au niveau Européen, le Président Macron pressa l'avancée de projets de grands investissements à l'image du supercalculateur Jules Verne devant voir le jour en 2025.

La Tech semble très éloignée des préoccupations de l'électorat à la différence des guerres, du pouvoir d'achat ou de l'immigration. Elle est pourtant aujourd'hui la première des industries[6]. Or, après avoir tenue une ligne progressiste, elle semble ces dernières années basculer vers le conservatisme. En mars 2024, Elon Musk s'est entretenu avec l'ancien Président à Palm Beach (Floride) au début du mois de mars, et ses relations avec Biden n'ont cessé de se tendre. Il multiplie depuis les déclarations contre « l'immigration illégale et non-contrôlé », le « virus woke » ou encore les « médias traditionnels » coupables de biaiser l'information. Au début du mois de juin dernier, David Sachs (cofondateur de PayPal) et Chamath Palihapitiya (dont Facebook a fait la fortune en tant que l'un des premiers employés) ont invité Donald Trump dans la Silicon Valley pour une levée de fonds au profit de ce dernier. L'invitation avait valeur d'événement dans ce bastion progressiste[7]. Les organisateurs l'ont justifié par le fait que le candidat soit pro-business, favorable aux cryptomonnaies et aux baisses d'impôts.

En France, Otium Capital qui constitue un poids lourd de la French Tech, contrôlé par Pierre-Edouard Stérin, milliardaire catholique et conservateur, est devenu un des soutiens économiques les plus actifs du Rassemblement national[8]. Comme pour d'autres secteurs, l'objectif consiste à associer défense de valeurs traditionnelles avec la préservation d'un cadre réglementaire propice aux affaires[9]. Que s'est-il donc passé en France et aux États-Unis pour que la Tech s'apparente à une révolution conservatrice ? Il est possible d'analyser cette évolution en suivant le chemin des différentes promesses de la Tech, soit celles d'une société ouverte, fondées sur l'information, la désintermédiation, la dématérialisation et l'augmentation des richesses.

Pour mesurer l'écart de la Tech avec la promesse d'une société ouverte, il est commode de se référer à Peter Thiel qui comptait parmi les premiers soutiens du candidat Trump au sein de la Silicon Valley en 2015. L'entrepreneur-investisseur prédisait la victoire du « Lone Warrior » quand aucune élite intellectuelle du pays ne l'envisageait avec sérieux. Thiel est connu dans la Silicon Valley pour sa proximité au « Dark Enlightment », un mouvement qui considère que liberté et démocratie ne peuvent marcher de concert, la première devant primer sur la dernière. Il a cofondé en 2004 la société Palantir, une entreprise éditrice de deux logiciels dédiés à l'appariement et la visualisation de données : Palantir Gotham et Palantir Foundry. En 2015, le site d'information TechCrunch révélait que la firme avait comme principaux clients la CIA, la NSA, l'Air force, West Point et les US Marines[10].
Cette proximité entre armée et nouvelles technologies n'est pas une nouveauté. La seconde guerre mondiale puis la guerre froide profitèrent grandement au développement de l'informatique et de l'intelligence artificielle dans les régions de Boston et de San Francisco. Dans les années 1980, la Silicon Valley comptaient plusieurs centres de contrôle d'armement et de satellites de défense. La révolution Internet a fait oublier ce trait d'union liant le complexe militaro-industriel. Il est apparu avec netteté après le déclenchement de la guerre en Ukraine, au Moyen-Orient et l'ouverture de la crise taïwanaise.
Les cinq contrats militaires les plus importants attribués à Amazon, Microsoft et Alphabet entre 2019 et 2022 totalisaient près de 53 milliards de dollars[11]. Le projet Nimbus, un accord entre Google, Amazon et Israël datant de 2021 incluant des services de Cloud et d'intelligences artificielles (IA) prévoyaient des applications stratégiques. Les tensions entourant Taïwan entre les États-Unis et la Chine ont été également lues à travers le prisme de la guerre des semi-conducteurs[12].

Les grandes entreprises de la Tech restent pourtant sur le plan des services un gage de liberté et de sécurité, vers lequel se tournent encore aujourd'hui des développeurs ukrainiens, des opposants russes, chinois ou turcs. À partir d'une étude des mouvements sociaux du tournant des années 2010, Zeyneb Tufekçi a souligné que si Internet a permis de contourner efficacement la censure des médias aux États-Unis, en Égypte, en Turquie ou à Hong Kong, ce pouvoir de contrôle glissait des instances politiques vers les grandes plateformes. Ces dernières délimitent en effet le cadre communicationnel des rassemblements et restructurent le pouvoir des groupes militants autour des figures masculines du développeur et du data analyst[13].

Les développeurs du monde entier continuent d'envisager les services de la Silicon Valley comme un gage de liberté, notamment en raison de la prévalence des outils open source, souvent rapportés à une vision libertaire[14]. Mais depuis quelques années, des piliers du logiciel libre telles que GitHub (service d'hébergement et de gestion logiciel créé en 2008 et racheté 7,5 milliards de dollars en 2018 par Microsoft) et Red Hat (premier fournisseur mondial de logiciel libre, fondé en 1993 et racheté par IBM en 2018 pour 34 milliards de dollars) ont intégré le pôle propriétaire de la Tech.

Les salariés des grandes entreprises sont devenus les principaux contributeurs aux projets de logiciels libres, seul 15 % du code Linux continuant d'être produit par des bénévoles[15]. Microsoft, entreprise naguère haïe des hackers en raison de ses solutions fermées, voit son écosystème triompher à force de rachats et de partenariats (LinkedIn, OpenIA, Blizzard, Mistral AI, etc.). Ce renversement trouve son point d'origine à la fin des années 1990 quand l'entreprise fondée par Bill Gates acta que l'open source était l'inévitable chemin de la domination industrielle dans le secteur informatique.

Cette stratégie de l'écosystème hégémonique se retrouve aujourd'hui au cœur du déploiement des services de Meta, d'Apple, d'Amazon et d'Alphabet. L'accès aux « interfaces de programmation (API) premium » qui constituait l'un des cœurs du Web 2.0 se ferme ou se monnaye chèrement, de 1 500 à 5 000 dollars par an. Parallèlement, il en coûte entre 20 000 et 50 000 dollars de services de Cloud aux développeurs pour mettre sur pied une application Internet, mettant à mal la promesse de décloisonnement du web. Là où Internet devait faire triompher la désintermédiation, c'est le modèle d'entreprises capitalistes et leurs stratégies d'écosystème hégémoniques qui prédominent.

Le boom des IA renforce la domination des « Magnificent 7 » (les 7 mercenaires, surnom des anciens GAFAM rejoints par Tesla et Nvidia) dans un contexte où l'accès aux ressources s'avère plus cher et plus contraint. Le traitement de larges bases de données suppose en effet des GPU, des services de Cloud et le recrutement de « cerveaux » pour accompagner la supervision et la modélisation. Les grands modèles de fondations nécessitent pour cette raison des investissements conséquents : il en a couté plus de 79 millions de dollars à OpenIA pour entrainer Chat-GPT4 en 2023, plus de 191 millions de dollars à Alphabet pour Gemini-Ultra[16].

En détrônant les entreprises du pétrole, de l'électricité, de l'agro-alimentaire et de l'assurance, le secteur de la Tech a redéfini la question sociale.

Les coûts environnementaux de la Tech croissent d'autant, même si le secteur continue à s'accrocher à la promesse de dématérialisation. Amazon vise la neutralité carbone en 2040. Google déclarait l'avoir atteint en 2007. Microsoft ambitionne de capter plus de carbone qu'il n'en émet. Or, ces déclarations sont rendues possibles par l'achat massif de crédits carbone et les jeux de compensation via des projets eco-labelisés. Dans les faits, entre 2013 et 2020, la consommation d'énergie du secteur a augmenté de 50 %[17].

Dans son rapport annuel sur l'environnement publié en 2024, Google a concédé que l'émission de gaz à effets de serre de l'entreprise s'était accrue de 50 % sur les cinq dernières années[18]. Sam Alman alerte régulièrement sur la nécessité de développer massivement de nouvelles sources d'énergie pour couvrir des besoins exponentiels de consommation des IA. C'est 15 à 35 % de quantité d'eau supplémentaire que les big Tech ont utilisé chaque année depuis 2021. Aux États-Unis plusieurs voix se sont levées pour exiger l'encadrement de cette fuite en avant via notamment la proposition de loi « Artificial Intelligence Environmental Impacts Act ».

Mais ce type d'initiative participe à la crispation politique du secteur face à des cadres de régulation renforcés, aux États-Unis comme en Europe. Outre Atlantique, la multiplication des audiences au Sénat, les menaces de mise en application du Sherman Act (loi AntiTrust), les coups de semonce de la Security and Exchange Commission (autorité de surveillance des marchés) ou encore la pression exercée par le Federal Trade Commission Office of Technology (créé en 2023) agace et inquiète le secteur.

En Europe, le Règlement général sur la protection des données (2016), Digital Service Act (2022) et l'IA Act (2024) se traduisent dans les faits : 500 millions de dollars d'amende infligés à Google en 2021 faisant suite au 2,42 milliards exigés en 2017 pour violation des règles antitrust de l'Union européenne ; 1,2 milliard d'euros réclamés à Meta par la Data Protection Commission, l'autorité de contrôle irlandaise des données en juin 2023 ; 1,8 milliard d'euros d'amende pour Apple en mars 2024 pour abus de position dominante sur le marché de la distribution d'applications de diffusion de musique en continu.

Des enquêtes pour non-conformité contre Apple, Alphabet et Meta sont également en cours au titre du règlement sur les marchés numériques. Cette pression réglementaire pousse les grands noms de la Tech vers des positions défensives et droitières considérées comme plus favorables à leur industrie. Elle est d'ailleurs devenue depuis dix ans le principal lobby à Washington (90 millions investis en 2017 selon Fondapol) comme à Bruxelles (113 millions d'euros en lobbying en 2022 selon le LobbyControl et Corporate Europe Observatory).

Dans le même temps, le statut de l'information sur laquelle repose l'économie de la Tech a changé. Dans les années 1990, une information équivalait à un savoir et une connaissance. Or, l'actuelle révolution des IA se traduit par un appauvrissement de la qualité de l'information, sous diverses formes (hallucinations, deepfakes, erreurs, etc.). Les différentes mesures réalisées situent le taux d'erreur de Chat-GPT entre 30 et 45 % en fonction des pays, là où Wikipédia ne comptent en moyenne que 3,5 erreurs par page. Une récente étude de chercheurs de Google DeepMind concluait à la montée des fausses informations sur Internet, liées aux détournements d'images de personnes et la falsification de preuves[19]. Alors que 80 % de la désinformation à base d'image sur Internet est généré par des IA, la plupart de ces faux viserait à influencer l'opinion, à escroquer et à réaliser des profits[20].

Dans cet écosystème, la valeur des données est dissociée de leur qualité informationnelle : vraies ou fausses, opinions ou informations sourcées, photos authentiques ou truquées, chacune est susceptible de participer à la chaîne de valeur. Cette dynamique explique le changement de position de la Tech vis-à-vis du journalisme. Meta supprima Facebook News en 2023 sans égard pour les conséquences de cette décision sur l'économie des médias, la plateforme se réjouissant de disposer d'une large base d'entrainement.

Elon Musk déclarait au Cannes Lions de juin 2024 que chaque citoyen devait désormais faire entendre sa vérité, sans passer par le contrôle des journalistes. OpenIA a multiplié les accords avec des grands groupes de presse (l'agence Associated Press, News Corp, le groupe de presse allemand Axel Springer ou Le Monde) en déclarant en privé qu'il lui reviendra de choisir quelle information serait mise en valeur et exploitée par ses services.

Or, qu'ils s'agissent du journalisme ou d'autres secteurs, les entreprises de la Tech ont montré qu'elles étaient peu à même de donner suite aux mobilisations sociales qui les visaient. La fronde des chauffeurs Uber en Californie, les oppositions internes au contrats militaires passées par Microsoft et Alphabet, les tentatives régulières d'organisation syndicale dans les usines Tesla et les entrepôts d'Amazon, ou encore le Google Walkouts, quand près de la moitié des employés protestait contre les inégalités dont les femmes étaient victimes au sein de l'entreprise en 2018, furent résolu par la direction de ces entreprises d'une même façon : le licenciement des organisateurs et porte-voix de la mobilisation. Cette position trouve une forme de cohérence historique dès lors que l'on interroge le modèle social de la Tech.

En détrônant les entreprises du pétrole, de l'électricité, de l'agro-alimentaire et de l'assurance, le secteur de la Tech a redéfini la question sociale[21]. Au 19e siècle, la révolution de l'énergie et des transports s'était accompagnée de lois assurantielles visant à couvrir les risques et développer l'éducation dans les pays industriels. Dans la première moitié du 20e siècle, l'essor de l'automobile déboucha sur la mise en place du fordisme, un modèle social posant pour principe que les ouvriers travaillant durement à l'usine seraient payés en conséquence et pourraient accéder aux biens de consommation produits. Avec la Tech, la promesse héritée des années 1990 fut toute autre : de nouveaux acteurs (Amazon, Napster, Google, Facebook, etc.) libéraient l'information et donnaient à chacun et chacune les moyens de devenir entrepreneur.

La contrepartie du cadeau de la Silicon Valley fut la précarisation du droit et des conditions de travail. Le statut hyperprivilégié des employés des big Tech ont pris la direction inverse des travailleurs précaires des plateformes, non seulement dans les pays riches, mais aussi ceux des pays du Sud global mobilisés dans le cadre de contrats de crowd et d'outsourcing[22].

Les grandes entreprises de la Tech concentrent les richesses, travaillent à abaisser le niveau d'imposition, et n'ont de cesse d'optimiser fiscalement leurs opérations. Le tout sans proposer de système de redistribution au-delà de leurs bureaux, autre que le revenu minimum universel, une mesure qui trouve sa source chez les conseillers libéraux de Richard Nixon dans les années 1970[23]. Or, le secteur s'avère peu propice à employer. Il ne représente que 2 à 3 % de la population active en France comme aux États-Unis. Son modèle est pourtant devenu hégémonique.

En effet, les traitements algorithmiques, les services dématérialisés, les mesures de performance et les valeurs d'agilité, ont été hissés au rang de nouveaux standards professionnels au sein des grandes bureaucraties privées et publiques. Comme l'a montré la sociologue Clara Deville au sujet de l'accès au revenu de solidarité active (RSA) en zone rurale[24], les services de l'État ont été présentés au cours des années 2010 comme plus simples, plus efficaces et plus rapides. La mise en place d'outils numériques devait faciliter les démarches administratives.

Or, pour nombre de personnes, cette numérisation fut synonyme de fermetures des guichets et de difficultés accrues pour obtenir des rendez-vous. L'obtention du RSA, et l'accès de bien d'autres services, est devenue plus complexe pour les personnes reléguées géographiquement et socialement. La montée de l'extrême droite peut être ainsi lue comme l'envers d'une start-up Nation, pensée uniquement à partir des centres urbains et des catégories sociales privilégiées.

Ainsi donc, pour chaque promesse de la révolution Internet des années 1990 (société de l'information, désintermédiation, dématérialisation, enrichissement) correspond aujourd'hui une tendance inverse (désinformation, domination des big Tech, coûts environnementaux, croissance des inégalités). Ces évolutions expliquent son changement de cap politique, et interroge sur la direction que cette industrie prendra et fera prendre à l'avenir si elle continue d'ignorer sa portée sociale.

NDLR : Olivier Alexandre a récemment publié La Tech. Quand la Silicon Valley refait le monde aux éditions du Seuil

Olivier Alexandre
SOCIOLOGUE, CHERCHEUR AU CNRS

Notes

[1] Cf. Patrice Flichy, L'Imaginaire d'Internet, Paris, La Découverte, 2001Fred Turner, Aux sources de l'utopie numérique, Caen, C&F Editions, 2012 ; Benjamin Loveluck, Réseaux, libertés et contrôle. Une généalogie politique d'Internet, Paris, Armand Colin, 2015 ; Félix Treguer, L'utopie déchue, Paris, Fayard, 2019 ; Anne Bellon, L'État et la toile, Paris, La Dispute, 2023.

[2] Voir notamment Manuel Castells, L'Ère de l'information. La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1998 et Yochai Benkler, The Wealth of Networks. How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven (CO), Yale University Press, 2006.

[3] Henri Bourguinat, Michel Dupuy, Jérome Teïletche, Finance internationale, Paris, PUF, 1992.

[4] Nate Silver, « In Silicon Valley, Technology Talent Gap Threatens G.O.P. Campaigns », FiveThirtyEight, November 28th 2012.

[5] François Clémenceau, « Quand Emmanuel Macron découvrait l'Amérique à 29 ans », Journal du Dimanche, 22 avril 2018

[6] En 2023, le secteur information et technologie représente 4,5 % du PIB, 900 000 employés et 65 milliards d'euros en 2023. Aux États-Unis, le secteur représente près de 1.9 trilliards, soit 10 % du PIB (source : International Trade Administration).

[7] Voir Corine Lesnes, « En Californie, des milliardaires prennent parti pour Donald Trump », Le Monde, 18 juin 2024.

[8] En 2023, il a déployé près de 190 millions d'euros, là où la BPI a engagé au cours des dernières années 400 millions d'euros d'investissements et où Kima, le fonds de Xavier Niel, engage près de 20 millions d'euros par an.

[9] Théo Bourgeron, « Finance, énergies fossiles et Tech : ce patronat qui soutient l'extrême droite par intérêt », AOC, 5 juillet 2024.

[10] Matt Burns, « Leaked Palantir Doc Reveals Uses, Specific Functions And Key Clients », TechCrunch, January 11, 2015.

[11] Roberto J. Gonzalez, « How Big Tech and Silicon Valley are Transforming the Military-Industrial Complex », Watson Institute, April 17, 2024.

[12] Voir Chris Miller, La guerre des semi-conducteurs : Un conflit mondial pour une technologie, Paris, L'artilleur, 2024.

[13] Zyneb Tufekci, Twitter et les gaz lacrymogènes. Forces et fragilités de la contestation connectée, Caen, C&F Éditions, 2019.

[14] Voir notamment Gabriella Coleman, Gabriella Coleman, Coding Freedom : The Ethics and Aesthetics of Hacking, Princeton Princeton (NJ), University Press, 2013 et Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre. Du bricolage informatique à la réinvention sociale, Neuvy-en-Champagne, Éd. Le passager clandestin, 2013.

[15] Laure Muselli, Fred Palier, Mathieu O'Neil, Stefano Zacchiroli, « Les employés des GAFAM, plus gros contributeurs du logiciel libre », Polytechnics Insights, 2021.

[16] Source : Stanford AI Index, May 2024.

[17] Voir notamment Mélodie Pitre, « Cloud carbon footprint : Do Amazon, Microsoft and Google have their head in the clouds ? », Carbone 4, 2 november 2022 et Nastasia Hadjadji, « L'insoutenable coût écologique du boom de l'IA », Reporterre, 4 juillet 2024.

[18] « Google environmental Report », 2024.

[19] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse : A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nahema Marshal and al., « Generative AI Misuse : A Taxonomy of Tactics and Insights from Real-World Data », Google DeepMind, July 6, 2024.

[20] Nicolas Dufour and al., « AMMEBA : A Large-Scale Survey and Dataset of Media-Based Misinformation In-The-Wild », May 21, 2024.

Sur la thématique des usages politiques de la désinformation, voir notamment Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, Les États à la conquête de nos esprits, Paris, JC Lattès, 2019 ; David Colon, La guerre de l'information, Paris, Taillandier, 2023 ; David Chavalarias, « Minuit moins dix à l'horloge de Poutine. Jusque-là tout se passe comme prévu », 30 juin 2024.

[21] Pour une mise en perspective historique, voir notamment Jacques Donzelot, L'invention du social, Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Fayard, 1984 et Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

[22] Voir notamment Antonio Casilli, En attendant les robots, Paris, Seuil, 2019 Sarah T. Roberts, Derrière les écrans. Les nettoyeurs du web à l'ombre des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, 2020, et Kate Crawford, Contre-Atlas de l'intelligence artificielle, Paris, Zuma, 2021.

[23] Anton Jager and Daniel Zamora Vargas, Welfare for Markets : A Global History of Basic Income, Chicago, University of Chicago Press, 2023.

[24] Clara Deville, L'État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Paris, Éditions du Croquant, 2023.

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Il est temps de mettre fin au programme d’exploitation des travailleurs et des travailleuses étrangèr.e.s

The Maple, le 13 janvier 2015 https://www.readthemaple.com/its-time-to-end-the-exploitative-foreign-worker-program/?ref=maple-digest-news-newsletter Les données publiées en (…)

The Maple, le 13 janvier 2015
https://www.readthemaple.com/its-time-to-end-the-exploitative-foreign-worker-program/?ref=maple-digest-news-newsletter

Les données publiées en ligne par le gouvernement du Canada montrent que le montant des amendes infligées aux employeur.e.s qui embauchent des travailleurs et travailleuses dans le cadre du Programme des travailleurs, travailleuses étranger.e.s temporaires (PTET) a augmenté de façon marquée en 2024.

Selon les données d'Immigration, Réfugié.e.s, et Citoyenneté Canada, le gouvernement du Canada a imposé 153 amendes aux entreprises qui emploient des travailleurs et travailleuses étranger.e.s temporaires au cours de la dernière année civile. Prises ensemble, ces sanctions pécuniaires ont totalisé $4,030,250, l'amende moyenne s'élevant à $26,341.

Il semble que cette tendance s'inscrit dans la continuité de celle observée ces dernières années, qui est celle de la hausse des amendes et des sanctions. Selon un reportage du Globe and Mail de mai 2024, 194 entreprises ont été pénalisées pour avoir enfreint les règles du PTET en 2023 et ont reçu des amendes totalisant $2,7 millions. Ainsi, bien que le nombre total d'amendes ait légèrement diminué en 2024, leur valeur monétaire a sensiblement augmenté.

De plus, la valeur moyenne des amendes augmente depuis plusieurs années. En 2023, l'amende moyenne était de $13,841, contre $11,606 en 2022, $9,761 en 2021 et $3,077 en 2020.

Les amendes peuvent varier considérablement en fonction de la nature et de l'ampleur des infractions et du dossier de conformité de l'entreprise. Par exemple, la plus petite pénalité infligée en 2024 était de $750, tandis que la plus élevée concernait une amende de $365,750 imposée en avril dernier à une entreprise de transformation de homards basée au Nouveau-Brunswick pour une série d'infractions, dont la plus grave incluait le fait de n'avoir pris des mesures contre des abus de toutes sortes. Dans ce cas, l'entreprise s'est également vu interdire l'embauche de travailleurs et de travailleuses par l'intermédiaire du PTET pendant deux ans.

Il semble que les interdictions imposées - dans presque tous les cas temporaires - aux employeur.e.s deviennent également plus nombreuses. En 2024 31 entreprises ont été temporairement exclues du PTET pour des périodes allant d'un à dix ans, tandis que dans un cas, une entreprise a été définitivement exclue. Cette entreprise, un vignoble en Colombie-Britannique, a également reçu une amende de $118,000 pour des infractions liées au fait de ne pas avoir empêché les abus sur le lieu de travail.

L'abus des travailleurs et des travailleuses étranger.e.s temporaires n'est pas bien sûr chose nouvelle. Mais le nombre croissant de ces travailleurs et travailleuses vulnérables employé.e.s au Canada a rendu le problème encore plus répandu.

Alors que les entreprises se plaignaient d'une pénurie généralisée de main-d'œuvre après la pandémie, le gouvernement fédéral a réagi en assouplissant les règles régissant le PTET et d'autres programmes facilitant l'accès aux travailleurs et travailleuses immigrant.e.s et migrant.e.s.

Après les changements apportés au PTET en 2022, la plupart des employeur.e.s pourraient embaucher jusqu'à 20 % de leurs travailleurs et travailleuses comme migrant.e.s temporaires, contre 10 % auparavant. De plus, les employeur.e.s de sept secteurs identifiés comme connaissant d'importantes pénuries de main-d'œuvre, notamment la fabrication de produits alimentaires, les services de restauration et d'hébergement et la construction, pourraient embaucher jusqu'à 30 % de leur main-d'œuvre grâce au PTET.

Alors que le marché du travail commençait à s'affaiblir, les employeur.e.s ont intensifié leurs efforts pour embaucher des migrant.e.s temporaires, notamment dans la restauration rapide et la construction, mais aussi dans le secteur de la santé. À mesure que les employeur.e.s ont eu un meilleur accès aux travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires vulnérables, le gouvernement a détecté davantage de cas d'abus.

Les expériences négatives des travailleurs et travailleuses migrant.e.s employé.e.s dans l'agriculture ont retenu l'attention des médias. Mais les abus dans le cadre du PTET s'étendent bien au-delà de ce seul secteur, comme le montre clairement l'examen des données du gouvernement.

Le gouvernement fédéral ayant à la fois élargi l'éventail des secteurs pouvant accéder aux travailleurs et travailleuses étranger.e.s temporaires et assoupli les règles imposées aux employeur.e.s qui cherchent à recruter ces travailleurs et travailleuses, l'exploitation et les abus des migrant.e.s ont désormais lieu dans davantage de secteurs de l'économie.

Le gouvernement libéral a pourtant fait preuve de grandes inconséquence et incohérence en ce qui concerne les travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires. Après avoir déjà élargi le recours au PTET et à d'autres programmes de migration en réponse aux pressions exercées par les entreprises, le gouvernement a brusquement changé de cap l'an dernier et a indiqué qu'il allait limiter le nombre de travailleurs et trvailleuses temporaires.

Сette réorientation politique s'inscrit en partie dans un effort global visant à réduire la migration et l'immigration au Canada, qui faisait souvent des nouveaux immigrants, nouvelles immigrantes, des étudiants étrangers, étudiantes étrangères et des travailleurs et travailleuses migrant.e.s des boucs émissaires pour des problèmes, tels que la hausse des coûts du logement et le manque de ressources dans les services de santé. Pourtant, les nouvelles restrictions sur la migration de main-d'œuvre temporaire étaient également une réponse à une inquiétude généralisée concernant l'exploitation et les abus des travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires.

Tout au long de la seconde moitié de 2024, l'attention s'est renouvelée sur les abus généralisés des migrant.e.s travaillant au Canada dans le cadre du PTET et d'autres programmes. En particulier, un rapport accablant du rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d'esclavage, Tomoya Obokata, qui critiquait fortement le programme, a reçu une attention médiatique considérable.

Lorsque le gouvernement fédéral et les député.e.s conservateurs et conservatrices de l'opposition ont remis en question la caractérisation du PTET par le fonctionnaire de l'ONU comme « un terreau fertile pour les formes contemporaines d'esclavage », Obokata a maintenu ses commentaires, bien qu'il ait déclaré qu'il devait rassembler davantage de preuves avant de publier le rapport final.

Lorsque le rapport a été publié en juillet, sa principale recommandation – mettre fin au système de permis de travail fermés qui lie les travailleurs et travailleuses à des employeur.e.s particulier.e.s – a été largement ignorée.

Au lieu de cela, le débat s'est porté sur le nombre de travailleurs étrangers, travailleuses étrangères temporaires plutôt que sur la conception du programme et sur la manière dont il génère systématiquement des risques d'exploitation et d'abus.

Les permis de travail fermés laissent les travailleurs et travailleuses migrant.e.s temporaires entièrement dépendant.e.s des employeur.e.s pour le travail, le logement, l'accès aux soins de santé et de nombreux autres besoins. Une fois au Canada, ces travailleurs et travailleuses ne sont pas « libres » de changer d'emploi, mais sont plutôt lié.e.s à l'employeur.e qui les a embauché.e.s et a facilité leur entrée au pays. De plus, comme la perte d'emploi entraîne généralement l'expulsion, les travailleurs et travailleuses sont réticent.e.s à se plaindre des abus et des mauvais traitements. La structure même du programme, qui se concentre sur des permis fermés qui lient les travailleurs et travailleuses à des employeurs particuliers, employeures particulières, génère une vulnérabilité et un potentiel d'exploitation.

Dans ces circonstances, les inspections gouvernementales et l'application de la loi axée sur la dissuasion constituent la dernière ligne de défense, même si elles ne sont pas suffisantes.

Le fait que le gouvernement impose un plus grand nombre d'amendes d'une valeur monétaire plus substantielle est une mesure positive, bien qu'insuffisante. Comme le soulignent depuis longtemps les spécialistes de la conformité aux normes du travail, une dissuasion efficace nécessite des sanctions significatives. Pourtant, malgré les sanctions plus sévères mises en place ces dernières années, de nombreux cas de maltraitance des travailleurs et travailleuses restent probablement non détectés.

Les entreprises qui emploient des migrant.e.s dans le cadre de programmes de permis de travail fermés sont censées être inspectées pour s'assurer qu'elles respectent les règles du programme. Mais en réalité, les services d'inspection du gouvernement ne disposent tout simplement pas des ressources suffisantes pour détecter tous les cas de non-conformité et d'abus de la part des employeur.e.s.

De plus, les employeur.e.s sont souvent informés à l'avance des inspections et ont généralement la possibilité de corriger leurs actes répréhensibles afin de rester admissibles à participer au programme et à embaucher des migrant.e.s.

Même les employeur.e.s qui reçoivent des sanctions pécuniaires relativement importantes peuvent payer leurs amendes, s'engager à corriger les infractions passées et continuer à employer des migrant.e.s. Par exemple, une entreprise qui a été condamnée à une amende de 78,000 $ en mars de l'année dernière pour avoir enfreint les règles relatives au paiement (le gouvernement ne divulgue pas de détails précis sur les cas individuels) est désormais à nouveau autorisée à participer au PTET. En effet, 38 entreprises qui ont été sanctionnées par des amendes de différents montants en 2024 sont désormais autorisées à embaucher des travailleurs et travailleuses migrant.e.s.

En fin de compte, la seule façon de véritablement résoudre les problèmes au cœur du PTET est de supprimer le système de permis de travail fermé du programme. Lier les travailleurs et travailleuses à des employeur.e.s spécifiques est une forme de travail non libre qui génère l'exploitation, les mauvais traitements et les abus.

En outre, les travailleurs et les travailleuses en général ont intérêt à ce que ce système d'exploitation cesse. Permettre aux permis de travail fermés et au travail temporaire migrant de perdurer sous leur forme actuelle porte atteinte aux normes sociales de tous les travailleurs, toutes les travailleuses. Comme le dit si bien le vieux slogan syndical, une atteinte à l'un.e est une atteinte à tous et à toute.

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*« Elles ont choisi la voie de la révolte,...

28 janvier, par Christiane Blanchin — ,
*« Elles ont choisi la voie de la révolte, parfois au péril de leur vie. Pourquoi et comment ? ».* Je me permets de vous adresser quelques pages du livre « Elles ont désobéi (…)

Elles ont choisi la voie de la révolte, parfois au péril de leur vie. Pourquoi et comment ? ».*

Je me permets de vous adresser quelques pages du livre « Elles ont désobéi », paru en décembre dernier aux éditions Lapérouse. *« Ce livre raconte l'histoire de femmes qui se sont illustrées par leur désobéissance à un ordre établi. Une histoire qui continue de s'écrire aujourd'hui, avec plus de vigueur que jamais. »*

Contre l'oppression, contre l'injustice, pour la planète, pour exister en tant que femmes, pour le respect du corps des femmes, pour l'égalité des genres…

Carola Rackete, sauveteuse illégale en méditerranée, au secours des migrants

Angela Davis, féministe et grande figure des luttes contre les injustices raciales et sociales

Alessandra Horap, de l'ethnie Mundukuru, contre les projets de déforestation et d'extraction minière qui empoisonnent l'Amazonie

Sophie Scholl, militante allemande exhortant ses concitoyens à se lever contre Hitler et la barbarie nazie

Anna Politkowskaïa, dénonçant inlassablement le régime de Vladimir Poutine et de ses méthodes criminelles

Nawal el Saadawi, égyptienne, initiant la lutte contre la pratique de l'excision en Afrique

Ranjana Kumari contre la coutume de la dot - pour que naître femme en Inde ne soit plus une malédiction

Bobbi Gibb, première marathonienne - a contribué à balayer les préjugés sexistes dans le sport

Malala Yousafzai, défiant les talibans avec son « Journal d'une écolière pakistanaise » témoignant du régime de terreur infligé aux femmes

Leymah Gbowee, militante libérienne, qui par un combat pacifiste avec les femmes de son pays, a réussi à faire tomber un tyran et à mettre fin à quatorze ans de guerre civile

Et bien d'autres femmes célèbres ou moins connues … Gisèle Halimi, Greta Thunberg, Rosa Parks, Masha Amini, Marielle Franco … artistes, sportives, suffragettes, pirates, militantes MeToo, collectif Pussy Riot, guérilleras zapatistes, pionnières de l'écologie, … un hymne au courage, à la créativité et à l'engagement des femmes à travers le monde et au fil de l'Histoire. Une histoire qui continue de s'écrire aujourd'hui, avec plus de vigueur que jamais.

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Préface de l’ouvrage « Islam et Capitalisme » de Maxime Rodinson par Omar Benderra

28 janvier, par Omar Benderra — ,
Maxime Rodinson est l'auteur d'une double rupture idéologique et politique, d'une part avec l'orientalisme en tant que modalité spécifique aux cultures arabo-islamiques de (…)

Maxime Rodinson est l'auteur d'une double rupture idéologique et politique, d'une part avec l'orientalisme en tant que modalité spécifique aux cultures arabo-islamiques de l'anthropologie coloniale et d'autre part avec la théorie critique développée par les dogmes marxistes en vogue dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier. Islam et capitalisme est publié en 1966 dans un contexte mondial dominé par deux blocs politiques, celui de l'Ouest capitaliste dirigé par les États-Unis et celui de l'Est communiste piloté par l'URSS.

Table des matières

L'époque est aussi celle de l'émergence des pays du Tiers Monde dans le fil des guerres de libération et des indépendances des années 1950 et 1960. Les États arabes, pour la plupart récemment libérés de la férule coloniale française ou britannique, relevaient de cette catégorie intermédiaire et se situaient dans l'orbite de l'un ou l'autre des blocs géopolitiques concurrents. La rivalité planétaire entre les États-Unis et l'Union soviétique était propice à une confrontation intellectuelle riche et diversifiée entre théoriciens libéraux de différentes écoles et marxistes de courants parfois clairement antagoniques. Les débats sou- vent très vifs et les controverses soutenues ne se limitaient évidemment pas aux pays des deux blocs opposés et concernaient d'importantes catégories d'intellectuels, de chercheurs ou d'activistes du Tiers Monde.

Dogmatismes et principe de réalité

Cette période qui semble aujourd'hui fort lointaine a été marquée dans le monde arabe par des débats intenses et particulièrement animés entre économistes, sociologues et historiens autour des questions urgentes de l'édification des États postcoloniaux et du développement économique mais aussi de leurs histoires et de leurs formes d'organisation sociale. Dans ce florilège de publications concernant le monde arabe, y compris celles qui se paraient d'une caution académique, l'engagement politique l'emportait souvent sur la rigueur analytique. Les lignes de fractures entre ces diverses approches se caractérisaient par la primauté des convictions politiques et au respect discipliné de la ligne de leurs partis et relevaient pour l'essentiel d'une perspective occidentale, culturellement ethnocentrée, sur une civilisation étrangère.

C'est dans ce contexte d'affrontement idéologique intense, favorable aux réductions dogmatiques présentées comme vérités d'évidence, que Maxime Rodinson publie Islam et capitalisme, un livre-repère dont j'ai l'honneur de préfacer la réédition québécoise. En marxiste iconoclaste mais en universitaire rigoureux, Rodinson procède à un examen critique des thèses en présence et remet les pendules à l'heure du principe de réalité, par le développement d'un argumentaire systématiquement étayé. Sa démarche est fondée sur une indéniable rigueur scientifique, une connaissance encyclopédique des thèmes abordés et une réelle proximité avec les formations sociales appréhendées. Au-delà de l'économie et de la religion, ce que Maxime Rodinson éclaire précisément est un rapport occidental au monde musulman.

Le matérialisme historique dont se prévaut Maxime Rodinson est construit sur une démarche méthodique et largement inclusive, ne laissant pas de place à l'imprécision ni aux schématisations mécanistes, à la différence de nombre d'analystes se réclamant de l'héritage de Karl Marx, qui se risquaient à des considérations très incertaines, du « mode de production asiatique » aux « féodalités hydrauliques » en passant par les systèmes de relations interpersonnelles, pour décrire les sociétés et expliquer les retards socioéconomiques du monde arabo-musulman.

Le marxisme historiciste de Rodinson se démarque ainsi par sa volonté de comprendre le développement historique des sociétés musulmanes et de contextualiser les textes arabo- musulmans, ce qui le place en porte-à-faux avec les orientalistes, qui traitent le monde arabe comme une entité ontologiquement stable, mais aussi avec les staliniens, qui ont des modèles de développement très rigides.

Le colonialisme, matrice des régressions arabes

L'auteur est également en rupture avec les orientalistes qui tout en célébrant les avancées civilisationnelles observées dans leur lointain passé, attribuaient les stagnations et le recul des sociétés de cette région du monde à une religion obscurantiste. Pour nombre de ces observateurs, l'islam est la matrice de cultures archaïques, induisant des formes d'organisation figées et radicalement hostiles à toute évolution. Il ne faisait aucun doute pour beaucoup de ces experts ès islam que la religion portée par le Prophète Mohamed était l'obstacle fondamental à la modernisation économique et au progrès en général.

Pour Maxime Rodinson, ces interprétations fallacieuses masquent la réalité des effets de l'agression coloniale et de l'hégémonie impérialiste franco-britannique qui s'installe à la faveur de la dislocation de l'Empire Ottoman au cours du XIXe siècle et au début du XXe.

Pour l'historien et le sociologue, le retard des sociétés arabo-islamiques ne saurait être expliqué par de prétendus blocages culturels et une censure religieuse mais plutôt par les agressions multiformes et les occupations violentes dont elles ont été victimes. À mille lieues de cette reconnaissance de la responsabilité coloniale et dans une convergence apparemment paradoxale, les analyses du marxisme orthodoxe et davantage encore celles des orienta- listes ont pour commune caractéristique la formulation de représentations suprémacistes et essentialistes plus ou moins clairement exprimées dans une vision hiérarchique, assumée ou implicite, du monde.

Maxime Rodinson démontre que l'islam n'est en rien opposé au capitalisme (ou à une quelconque forme d'organisation économique a priori). Historiquement, les sociétés islamiques ont été largement façonnées par un capitalisme marchand pratiqué par le Prophète lui-même. Le commerce et la propriété privée n'ont jamais été, au contraire, remis en cause par l'islam. Ce sont bien les conditions sociopolitiques, somme de multiples facteurs, de la croissance démographique européenne à l'industrialisation de l'Angleterre en passant par les gigantesques pillages coloniaux inter alia, qui ont permis l'expansion dynamique du capitalisme occidental et qui, au contraire, ont joué en défaveur du développement économique du monde musulman, en détruisant les souverainetés des États qui le composaient et en cassant les dynamiques internes.

Ces conditions historiques ont permis l'invasion par vagues successives de vastes régions du monde par les puissances européennes, la destruction des sociétés locales, la dépossession et la clochardisation des populations autochtones. Ainsi, au bout de longues années de génocides et de spoliation de tous ordres, la narration élégiaque de la conquête de l'Algérie reprise notamment par une bonne partie de l'intelligentsia française a massivement scénarisé l'effroyable régression infligée aux sociétés indigènes, présentant leur immense misère comme un état naturel inhérent à une culture radicalement exotique, rétrograde, repliée et imperméable aux idées de progrès. L'apport « émancipateur » du colonialisme, issu de la « civilisation des Lumières » s'imposant de lui-même comme une nécessité, justifiant la « mission civilisatrice », fardeau que le colon blanc s'imposait très symboliquement, niant catégoriquement l'étendue de crimes imprescriptibles. Et c'est très exactement ce qui fut célébré en 1930 en grandes pompes républicaines et nationalistes lors du centenaire de la colonisation de l'Algérie.

Capitalisme, collectivisme ou économie socialiste de marché ?

La confrontation multiforme entre capitalisme et socialisme, extrêmement vive durant les années consécutives à la Seconde Guerre mondiale, s'est évaporée avec la disparition de l'Union soviétique en 1991 et l'échec avéré des diverses formes d'étatisation de l'économie. L'ensemble du monde arabe aujourd'hui est dirigé par des régimes de diverses natures mais unanimement libéraux et généralement peu efficaces. Mais de quel capitalisme s'agit-il ?

Si les économistes favorables à la collectivisation des moyens de production et au rôle de gestionnaire de l'État ne sont plus audibles, ceux qui prônent la dérégulation des marchés au nom du libéralisme n'ont pas gagné en crédibilité. De fait, le creusement vertigineux des inégalités par la concentration des richesses et la massification de la précarité dans les opulents pays industrialisés signe en effet les limites socialement et éthiquement destructrices du modèle. Au plan global, l'échec des politiques économiques libérales imposées par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale aux États défaillants illustre cruellement les limites d'une doxa antisociale imposée par les banques et les multinationales occidentales.

En contrepoint de ces échecs et crises à répétition, l'émergence extraordinairement rapide de la Chine au cours de ces vingt dernières années remet en cause les positionnements doctrinaires antérieurs. Pékin, en ouvrant son marché au secteur privé national et aux investissements étrangers, n'a pas abandonné pour autant ses instruments de souveraineté en termes de politique économique. La planification centrale ainsi que le contrôle strict des opérations bancaires et financières permettent au pouvoir central d'encadrer une dynamique de croissance soutenue sans précédent historique.

L'ordre du monde sous hégémonie occidentale est ainsi remis en cause par l'apparition d'un catalyseur global alternatif. Le capitalisme chinois sous la férule du Parti communiste explore un mode alternatif de commerce et de coopération avec le reste du monde sous des formes fort différentes de celles de l'Occident.

Pour autant, d'autres tentatives de maintenir autant que possible le rôle social de l'État tout en procédant à l'élimination des contraintes bureaucratiques au fonctionnement du marché ont bel et bien eu lieu. L'expérience brève et rapidement interrompue des Réformes en Algérie entre 1986 et 1991 était construite sur la nécessité du marché par l'ouverture à l'initia- tive privée tout en libérant la gestion des entreprises publiques des tutelles administratives. L'objectif des Réformateurs était de garantir le rôle de l'État en tant que régulateur dans le cadre institutionnel démocratique de l'État de droit. Mais très rapidement, les réformes, en éliminant les très opaques supervisions administratives, se sont heurtées aux intérêts du haut commandement de l'armée et de la police politique qui ont fini par casser définitivement cette dynamique en janvier 1992. La bourgeoisie militaire algérienne s'engagera quelques mois plus tard dans un contexte de violence inouïe dans la voie antisociale et antinationale de l'ajustement structurel sous tutelle du FMI.

L'impasse permanente du monde arabe

Les guerres et invasions occidentales, en Irak, en Syrie et en Libye expliquent en partie leurs impasses économiques mais l'image renvoyée par les économies des États arabes n'impressionne guère. De fait, si la manne des hydrocarbures venait brutalement à s'assécher, les opulents pays du Golfe persique s'effondreraient rapidement. Le libéralisme rentier des producteurs de pétrole, qui ne débouche jamais sur une économie industrielle, évolue, au mieux, vers un capitalisme d'intermédiation financière, uniquement susceptible d'abriter des hubs commerciaux et de services sans profondeur productive. L'illustration majeure de cette « modernisation » est celle des Émirats arabes unis, engagés dans un programme d'insertion active dans le marché global autour du commerce et des services adossés à une plateforme financière de recyclage de capitaux d'origine souvent non identifiable.

Le reste des économies du Machrek ou du Maghreb est en crise structurelle, à l'image de l'Égypte du maréchal Al-Sissi qui s'est très tôt, au milieu des années 1970, engagée dans une politique d'« Infitah », c'est-à-dire une politique d'ouverture des marchés et de privatisation. L'Égypte est plus que jamais dépendante des perfusions externes de ses bailleurs de fonds. Au bout d'un demi-siècle de politique libérale, l'économie égyptienne est sinistrée, écrasée par un endettement qui a massivement enrichi une classe compradore au détriment de l'immense majorité de la population qui survit dans des conditions épouvantables. À l'ouest du continuum arabo-musulman, le Royaume du Maroc, en dépit de législations très favorables, ne parvient pas à attirer les niveaux d'investissements qui lui permettraient de créer une base industrielle vitale et de répondre autant que possible à un écrasant chômage de masse. L'Algérie qui avait, au prix fort, construit les fondations d'une base industrielle substantielle l'a essentiellement bradée à vil prix en se soumettant aux diktats du FMI à la suite du coup d'État militaire du 11 janvier 1992. La non-gestion économique délibérée assumée par l'armée et la police politique a atteint des paroxysmes de gabegie et de corruption dans les années Bouteflika, privant le pays de ressources nécessaires à son développement, stérilisant durablement les capacités créatives et les compétences d'une jeunesse aujourd'hui sans perspectives.

L'échec économique des régimes arabes postindépendances

est d'autant plus cinglant que leurs pays disposaient pour certains de ressources et de moyens substantiels. Mais qu'il s'agisse de pays bénéficiant de ressources fossiles, pétrole et gaz, ou moins favorisés par la géologie, les performances économiques sont très en deçà des minima requis pour combler des retards considérables. Et c'est sous cet aspect que la démarche analytique de Maxime Rodinson, qui était conscient des limites de ces systèmes, s'avère encore pertinente. La caractéristique commune première des régimes arabes, quelle que soit leur forme ou nature, monarchie ou république, est leur caractère non démocratique et antipopulaire. Féodalités et dictatures militaires imposées par Londres ou Washington et soutenues par Paris, ces systèmes néocoloniaux de facto perpétuent la domination impérialiste et la misère de leurs peuples par l'inefficacité de leur gestion économique, leur corruption massive et le blocage de toute évolution. Ces autoritarismes qui écrasent leurs sociétés assurent l'insertion subalterne des économies arabes dans l'ordre mondial libéral et continuent de transférer les richesses vers l'Occident par les détournements et les malversations. Continuant en les renouvelant les modes de pillages instaurés par la domination coloniale directe. Ces systèmes de non-droit, derrière de vertueuses proclamations et la référence démagogique aux principes islamiques, empêchent le fonctionnement rationnel de leurs marchés internes, inter- disent le développement en organisant la captation privative des ressources publiques au profit de la caste au pouvoir et de ses protecteurs étrangers.

L'autoritarisme apatride contre le développement national

Maxime Rodinson, par sa lecture critique, déconstruit l'un des éléments constitutifs de la représentation occidentale du monde musulman en posant la question du rapport des superstructures culturelles et idéologiques à l'infrastructure économique. Et c'est bien à ce niveau que se situe encore le débat actuel dans un monde arabe qui depuis s'est profondément transformé. Dans les années 1960 et 1970, période de publication de son ouvrage, le choix d'un modèle de développement susceptible de permettre aux pays du Tiers Monde de rattraper leurs retards sur les pays industrialisés était au cœur des luttes politiques entre avocats du libre marché et partisans de la voie socialiste. Le socialisme, sous ses diverses déclinaisons, par administration directe de l'État ou par autogestion, était une hypothèse dont l'efficacité n'était pas encore remise en cause.

Dans le monde arabe, les pays qui avaient opté pour le socialisme, sous diverses significations, ont mis en avant les dimensions de justice sociale et de solidarité, nullement contradictoires avec le Coran et les textes de l'islam. De la même manière les autres pays arabes ayant opté pour le capitalisme justifiaient ce choix par la liberté de commerce dont le Prophète avait fait sa première profession. S'ils divergeaient en matière de choix économiques, ces systèmes politiques fort différents se retrouvaient tous dans l'autoritarisme : les uns et les autres n'ont pas réussi à construire des économies productives et viables. La religion musulmane n'a aucune part dans la faillite des gouvernances arabes, l'islam n'est en rien responsable des échecs de politique économique. Ce qui est clairement en cause est la dictature et la qualité désastreuse à tous égards de ses personnels cooptés dans les rangs d'un clientélisme de l'obéissance et de la soumission. À la différence de leurs homologues asiatiques dont le patriotisme ne peut être nié, les dictatures arabes sont des systèmes apatrides et prédateurs qui ne répondent à aucune règle, fondamentalement organisés autour de la corruption et de la fuite des capitaux, leur logique de fonctionnement est largement déconnectée des pays qu'ils dirigent.

Le tableau général qui s'impose à l'issue d'une analyse actualisée des économies du monde musulman laisse peu de place à l'incertitude s'agissant des gouvernances arabes héritières et continuatrices des tutelles coloniales. Il ressort que les régimes postindépendances ont, en traitant leurs peuples avec le même mépris, pour l'essentiel maintenu les conditions d'assujettissement installées par le colonialisme. Les habitants des États arabes aux indépendances circonscrites ne sont toujours pas des citoyens dans l'acception démocratique minimale du terme. L'impossibilité de mettre en place des structures politiques reconnues, légitimes et représentatives, a déterminé une situation permanente généralisée de non-droit. Les élites réelles sont marginalisées et éliminées des sphères de décision aboutissant de ce fait à une perte de confiance dans les représentants des pouvoirs et une démonétisation des institutions, à commencer par l'administration de la justice réduite à un service subalterne de l'exécutif. Aucune politique économique ne peut être valablement envisagée sans adhésion et confiance des acteurs sociaux à même de mobiliser les capacités de création de leurs sociétés.

Aujourd'hui comme hier, et en dépit de ce que prétendent les propagandistes de la guerre des civilisations, l'islam ne peut être incriminé dans l'échec socioéconomique du monde musulman. Les racines idéologiques des retards comme celles de tous les blocages sont à rechercher dans la réalité des structures sociales de pouvoir, dans l'identification des acteurs et de leurs alliances, internes ou externes et, in fine, dans la nature des enjeux économiques. Les peuples arabes, hier sous la botte coloniale, vivent aujourd'hui sous la férule de régimes soutenus par les ex-métropoles coloniales. L'une des illustrations les plus éloquentes de la soumission néocoloniale des États arabes est bien leur silence, ou même leur complicité pour certains, devant le génocide en cours à Gaza.

Maxime Rodinson a grandement contribué à situer les responsabilités des retards du monde arabo-islamique en écartant des théories mystifiantes et en imposant une démarche analytique à la fois savante, cohérente et limpide. La réédition d'Islam et capitalisme est plus que pertinente, elle est salutaire dans une période où les oligarchies atlantistes, par leurs médias, leurs maisons d'édition et leur ascendant sur les appareils d'État, accentuent un discours essentialiste et raciste visant à dresser les sociétés et les peuples les uns contre les autres. Il faut donc saluer le courage des universitaires, des chercheurs et des éditeurs qui reprennent et font connaitre les travaux d'un intellectuel qui incarnait l'éthique de l'engagement et l'esprit scientifique dans le respect de tous.

Omar Benderra – Algeria-Watch
Paris, 17 septembre 2024

* Omar Benderra est économiste et ancien président de banque publique. En exil en France depuis 1992, il est consultant indépendant, membre de l'association de défense des droits humains Algeria-Watch et a codirigé l'ouvrage collectif Hirak en Algérie. L'invention d'un soulèvement (La Fabrique, 2020).

Éditions de la rue Dorion
www.ruedorion.ca
1266, rue Dorion
Montréal, Qc
H2K 4A1

ChatGPT, une intelligence sans pensée, d’Hubert Krivine

28 janvier, par Benjamin Mussat — ,
Hubert Krivine, probablement pas le moins connu des lecteurs et lectrices de l'Anticapitaliste, sort un nouveau livre de vulgarisation et de débat scientifique sur ChatGPT. (…)

Hubert Krivine, probablement pas le moins connu des lecteurs et lectrices de l'Anticapitaliste, sort un nouveau livre de vulgarisation et de débat scientifique sur ChatGPT.

Hebdo L'Anticapitaliste - 738 (23/01/2025)
Éditions Cassini, 2025, 192 pages, 12 euros.

Sur la forme, c'est assez court : une centaine de pages. Et un effort particulier a été fait sur l'accessibilité, avec des sections plus compliquées pouvant être omises et signalées par la mise en page, le renvoi en annexes de certains points et la construction générale qui n'hésite pas à reprendre des idées pour faciliter la compréhension générale. Tous les détails ne sont pas nécessairement évidents, mais si on ne s'y arrête pas, ça se lit très bien.

Vulgarisation scientifique

Sur le fond, commençons par dire que ce n'est pas à charge contre ChatGPT, ou plutôt le modèle de lecture et de génération de texte qu'il représente et encore moins sur l'IA en général, mais « [une tentative] d'en définir les limites, même à contre-courant ». Une des forces du livre est d'éviter de se concentrer sur les aspects spectaculaires des réussites ou échecs de ChatGPt, une autre est d'être écrit par quelqu'un qui n'est pas un spécialiste et qui, outre son expérience de scientifique, a déjà beaucoup produit en vulgarisation (ou médiation) et en réflexion sur les sciences. Il va ainsi surtout poser de bonnes questions qui aident à comprendre à quoi nous avons affaire et aux limites importantes de ce modèle d'IA, par-delà les réussites et l'emballement qu'il génère.

Partant d'un problème qui semble peut-être éloigné du quotidien — la conception de théorie scientifique — mais éclaire bien le problème principal de l'IA : celle-ci repose sur l'utilisation d'un grand nombre de données (big data) et donc la production des réponses par induction à partir de ces données. Ce qui peut être utile à la science, mais va à l'encontre d'une grande partie des avancées de la science. Le nombre de données est à la fois trop important — ce qui amène de nombreux problèmes — et trop faible pour la « compréhension » de l'environnement. D'où la question de l'intelligence et de la pensée.

Quelle utilisation pour l'IA ?

Évitant les affirmations péremptoires sur ces sujets et en posant de bonnes questions, le livre permet d'envisager ces concepts dans leur diversité en gardant pour fil directeur la question de leur utilisation, des trop nombreuses données que constituent notre environnement et la préoccupation de créer « du neuf à partir du vieux ». Intéressant au-delà des problèmes de l'IA. Ainsi il aborde, par la bande, la question de l'intelligence des animaux non humains, poursuit sur les problèmes économiques et écologiques que pose le nombre de données et de sa croissance, et termine avec la nécessité de ces modèles d'IA et l'horizon de leurs progressions.

Pour celleux qui peuvent craindre la difficulté de lecture, une nouvelle fois l'attention portée à l'accessibilité est grande et une conclusion prend le temps de récapituler et nous permet d'apprécier les ­questions soulevées.

Benjamin Mussat

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Notre résistance, entreprise depuis des années

28 janvier, par Pierre Jasmin — ,
22 janvier – Pierre Jasmin https://www.artistespourlapaix.org/resistance-entreprise/ 1- Ce salut hitlérien du 20 janvier, couplé à une grimace de défiance à l'ordre (…)

22 janvier – Pierre Jasmin
https://www.artistespourlapaix.org/resistance-entreprise/

1- Ce salut hitlérien du 20 janvier, couplé à une grimace de défiance à l'ordre
établi, saluait la première mesure du président Trump qui fut de gracier l'immense majorité des complotistes du 6 janvier 2021 ayant envahi le Capitole pour tenter de renverser l'accession au pouvoir « démocratique » de Biden.

2- Les immigrants maltraités par Donald Trump dans tous ses discours de
campagne seront les cibles préférées du nouveau gouvernement américain.

3- Le pape appelle cela TURPITUDE et en fait la raison pour laquelle il n'a pas
accepté l'invitation de Macron à la réouverture de Notre-Dame-de-Paris, où il ne voulait pas être obligé de serrer la main à Donald Trump.

4- Une trêve fragilisée par Nétanyahou reconnu coupable, par le Tribunal
International de La Haye, de génocide contre la Palestine (aujourd'hui reconnue par 146 pays de l'ONU mais pas par le Canada !) permet néanmoins à quatre-vingt-dix Palestiniens et trois otages israéliens d'être libérés. Ils auraient dû être remis à l'UNRWA de l'ONU, ils sont heureusement saufs dans les mains du Croissant-Rouge.

5- Le froid de la météo nous fait oublier que selon les mots d'Antonio Guterres,
secrétaire général de l'ONU, notre planète est en feu en particulier à Los Angeles.

6- Le boycott des géants du numérique est entrepris avec le retrait de X (Elon
Musk) par le Collège des Médecins, les journaux encore à peu près respectables le Monde, The Guardian et Libération et les artistes Elton John et Barbra Streisand.

7- Le boycott d'Amazon antisyndical est bien entrepris au Québec,
malgré la bourde « jus d'orange » de mon oncle François Legault.

8- Méfiance accrue face aux opioïdes des pharmaceutiques.

9- PSPP fait de lui une Danielle Smith : « le Canada n'a pas été un bon voisin ».

10- Northvolt de M. Fitzgibbon fabriquera des batteries à 25% trop chères ?

11- Chrystia Freeland annulerait l'impôt sur les gains en capital, si elle devient
cheffe du parti conservateur 2.0, pardon, du parti libéral dont aucun candidat à la succession de Justin (ni lui-même) n'appelle à une solidarité avec le Mexique progressif de Claudia Sheinbaum (voir commentaire à notre dernier article (i).

12- L'ex-président de la Corée du Sud arrêté pour rébellion et abus de pouvoir ?

13- Le 23 décembre 2020, à la surprise générale, le président Trump, encore en
exercice, avait apposé son veto à un budget militaire en hausse « plaçant les intérêts de l'establishment de Washington au-dessus de ceux du peuple américain » et qui allait à l'encontre de ses « efforts pour ramener les troupes à la maison depuis l'Afghanistan, l'Allemagne et la Corée du Sud ». Quand réalisera-t-il sa promesse la plus spectaculaire et la plus urgente d'arrêter la guerre d'Ukraine ?

14- N'a-t-il fait que déplacer le génocide palestinien à Jénine en Cisjordanie ?

15- 217 policiers kényans arrivent en Haïti comme force de paix antigangs.

16- Le Nigéria rejoint le BRICS de la Chine et de la Russie. Le pays compterait
regagner son titre de 1ère économie d'Afrique en se soustrayant de l'influence du $, responsable de la baisse de ses recettes d'exportation, de l'augmentation du service de sa dette et de son inflation et d'une dépréciation de sa monnaie.

17- Cuba est à nouveau déclaré terroriste, comme le Venezuela.

18- La loi 21 sera débattue en Cour Suprême contre la majorité québécoise.

19- Trump congédie les fonctionnaires qui oeuvraient dignement pour la
diversité, l'équité et l'inclusion.

20- Les enseignants CPE veulent leur valeur être dignement rémunérée.

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Ci-joint la lettre que nous avons fait parvenir...

28 janvier, par Villes et régions innovantes (VRIc) — , ,
Ci-joint la lettre que nous avons fait parvenir hier après-midi au premier ministre du Québec. VRIc suggère au premier ministre, François Legault, de profiter de la relance (…)

Ci-joint la lettre que nous avons fait parvenir hier après-midi au premier
ministre du Québec.
VRIc suggère au premier ministre, François Legault, de profiter de la
relance des discussions pour le renouvellement du traité de libre-échange
entre le Canada, le Mexique et les États-Unis en 2026 *pour adopter quatre
mesures pour le développement de l'économie circulaire dans le cycle du
carbone au Québec.

M François Legault,
Premier ministre
835 bd René-Lévesque E 3e étage,
Québec, QC G1A 1B4
Sujet : Option Québec pour le traité de libre-échange Canada-États-Unis 2026.

Monsieur,
Face à la position du président Trump d'établir une barrière tarifaire de 25 % sur les produits canadiens, comme vous le dites, il faut garder la tête froide et examiner toutes les options.

Le Québec doit profiter de la réouverture des négociations du traité de libre-échange États-Unis, Mexique, Canada, en 2026, pour développer l'économie circulaire dans le cycle du carbone. Dans ce contexte, une des options à privilégier est celle d'une économie compatible avec l'urgence climatique.

Ainsi, quatre mesures devraient être prises.

• La première serait de déterminer le cadre de la négociation en fixant la barrière tarifaire
canadienne à 30 % pour les produits américains qui entrent au Canada si elle est maintenue à 25 % pour nos produits qui entrent aux États-Unis, soit un différentiel de 5 % en notre faveur. Ce différentiel est accepté par l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) lorsque les parties démontrent que l'entente est désavantageuse à l'égard de l'une des parties. Il s'agit du même différentiel qui existait avant les négociations de l'Accord de libre-échange de 1989.

• La deuxième serait de choisir les produits sur lesquels nos tarifs s'appliqueraient, comme les électroménagers (poêle, réfrigérateurs, lave-vaisselle, laveuse, sécheuse). Ces appareils, fabriqués aux États-Unis, possèdent une trace carbone supérieure à ceux produits au Québec.

• La troisième serait d'abolir la TPS et la TVQ sur les mêmes produits usagés, l'idée est d'orienter le pouvoir d'achat des consommateurs vers des entreprises québécoises qui traitent et vendent des produits usagés. Ces derniers possèdent une trace carbone moindre que les produits neufs produits aux États-Unis.

• La quatrième serait de faire en sorte que les municipalités, les ministères et les organismes gouvernementaux achètent des produits usagés. À la fin des négociations de ce nouveau traité de libre-échange, il faut s'assurer que le différentiel des tarifs est de 5 % en faveur du Canada. Ce résultat équivaut à la taxe carbone à la frontière de l'Union
2 européenne. Ainsi, et particulièrement pour le Québec, nous serions assurés du décollage de l'économie circulaire dans le cycle du carbone, seule économie conciliable avec l'urgence climatique. Notre relation avec notre voisin est souvent comparée à celle d'un éléphant dans le même lit qu'une souris. Aujourd'hui, il y a un élément plus gros qui domine les bêtes : le réchauffement du climat.

Mahamadou Sissoko
Président

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Millionnaires dans la rue ! Millionnaires dans la rue !

28 janvier, par Jean-François Delisle — , ,
Les différentes strates des classes dominantes, c'est-à-dire financières et économiques, ne sont plus tout à fait sur la même longueur d'ondes, si tant est qu'elles l'aient (…)

Les différentes strates des classes dominantes, c'est-à-dire financières et économiques, ne sont plus tout à fait sur la même longueur d'ondes, si tant est qu'elles l'aient jamais été. Mais cette fois-ci, des divisions inédites apparaissent dans leurs rangs. Elles remettent en question le trumpisme et ce, dans un milieu (celui de la finance) reconnu pour sa grande discrétion.

En effet, rappelons que voici peu de temps, des millionnaires ont dénoncé publiquement le groupe des multimilliardaires qui entourent Donald Trump. En substance, ils redoutent que le régime Trump ne tourne le dos à un capitalisme "libéral et démocratique" au profit d'un modèle plus autoritaire, à la russe ou à la chinoise. Ils jettent donc un regard critique sur la "révolution conservatrice" qui s'amorce sous l'administration Trump.

Il peut être intéressant tout d'abord d'examiner succinctement les membres de l'entourage Trump. Les fortunes qu'ils possèdent donnent le tournis :

1- Elon Musk (pressenti pour diriger le Département de l'efficacité gouvernementale), propriétaire de Tesla : 434 milliards. Il joue un rôle de proche conseiller de Trump.

2- Jeff Bezos, propriétaire d'Amazon : 239 milliards.

3- Mark Zuckerberg, qui possède Meta : 212 milliards.

4- Sundar Pichai (google) : 63 milliards. Le "p'tit dernier", le "pauvre" du groupe. Pourquoi ne pas organiser une collecte en sa faveur ?

Passons maintenant à un niveau inférieur des capitalistes, celui des simples millionnaires Deux tiers de ceux-ci provenant de 22 pays (y compris des États-Unis) jugent que l'influence des ullrariches présentent une menace pour la stabilité mondiale. Ils appréhendent que cette concentration de richesse n'entraîne un nationalisme identitaire et que le capitalisme extrême ne rompe avec l'État de droit et la libre concurrence. 70% des millionnaires et même certains milliardaires appuient même une augmentation des impôts pour les multimilliardaires, et ils s'affirment prêts à faire leur part dans cet effort fiscal.
On peut en conclure, même avec toutes les nuances que cette affirmation nécessite, que la classe dirigeante financière mondiale se fragmente et que des capitalistes s'alarment de l'extrême concentration de la richesse aux mains de quelques-uns, sans doute par crainte de troubles sociaux et de la fragilisation du système économique qui a permis leur réussite.

En effet, le capitalisme libre-échangiste et mondialisé s'essouffle, vu les ravages sociaux qu'il a déjà causés et les déceptions qu'il a provoquées au sein des populations.
Il y a quelque chose d'ironique dans cette division qui se fait jour au sein des grands capitalistes financiers. Une frange d'entre eux estiment que le système va trop loin en mettant en lumière l'indécente richesse de la strate la plus élevée et l'influence politique qu'elle a conquise avec Donald Trump. Elle veut sauver le système en limitant ses abus les plus criants.

Cette montée de l'esprit critique peut rassurer jusqu'à un certain point, mais elle ne garantit nullement, du moins à court terme, un recul du trumpisme. Le "national-capitalisme" s'implantera-t-il durablement ou ne s'agit-il que d'un phénomène passager ? Chose certaine, même s'il devait s'affaiblir au fil des ans, il aura disposé du temps nécessaire pour infliger beaucoup de dégâts tant aux États-Unis mêmes qu'au Canada et au Québec.

À lire les dénonciations de millionnaires du trumpisme, il faut croire que la forme de capitalisme extrême et renfermé qui est sa marque de commerce ne convient pas à tout le monde, et pas seulement aux travailleurs.

Dans les manifs de protestation qui se produiront, verra-t-on quelques-uns de ces richards défiler dans la rue, pancartes à la main ?

Jean-François Delisle

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Conférence exceptionnelle à Paris pour souligner l’histoire du mois des noirs

28 janvier, par Smith Prinvil — , ,
« Ensemble, célébrons la richesse et la diversité des cultures noires, rendons hommage à leur histoire et inspirons les générations futures à poursuivre le chemin vers une (…)

« Ensemble, célébrons la richesse et la diversité des cultures noires, rendons hommage à leur histoire et inspirons les générations futures à poursuivre le chemin vers une société plus juste et inclusive » a déclaré le diplomate Maguet Delva en prélude des activités visant à célébrer le mois de l'histoire des noirs.

À l'occasion de la célébration du mois de l'histoire des Noirs, une conférence historique et culturelle se tiendra à Paris le 8 février 2025, mettant à l'honneur un sujet d'une portée universelle : « La Révolution Haïtienne et les Origines de la Diplomatie Haïtienne ».
Cet événement s'inscrit dans le cadre des initiatives visant à reconnaître et célébrer les contributions des peuples noirs à l'histoire mondiale. La Révolution haïtienne (1791-1804), pierre angulaire de la lutte contre l'esclavage et pour l'émancipation, sera au cœur des discussions. En s'appuyant sur des faits historiques, cette conférence mettra en lumière l'impact de cet événement révolutionnaire sur les mouvements d'indépendance, ainsi que sur la création des premières stratégies diplomatiques haïtiennes.

Selon Maguet Delva, diplomate, journaliste et écrivain, l'un des initiateurs de cet événement, ce sera un moment de réflexion et de partage. Cette activité réunira des experts en histoire et relations internationales, des historiens spécialisés dans la révolution haïtienne, des chercheurs en diplomatie et droits des peuples comme Bourhis Mariotti, Jocelyn belfort doctorant, Patrick Cauvin.

Ces intervenants-es analyseront comment Haïti, en tant que première république noire indépendante, a joué un rôle central dans la reconfiguration des relations internationales à l'époque.Cet événement, accessible au grand public, permettra également de mieux comprendre les contributions majeures de la diaspora noire et de réfléchir à l'héritage culturel et politique de cette période fondatrice.

Voulant justifier le choix d'un tel sujet, Maguet Delva, l'une des figures emblématiques de la diplomatie haïtienne en France, a souligné que la révolution haïtienne est exceptionnelle parce qu'elle est la seule révolution d'esclaves ayant mené à la création d'un État indépendant.

La Révolution d'esclaves en Haïti souligne t-il nous enseigne que la justice et la liberté ne se négocient pas, même dans un contexte hostile. La diplomatie haïtienne a montré qu'un petit État pouvait jouer un rôle moral et stratégique dans un monde dominé par des grandes puissances. Aujourd'hui encore, Haïti reste un rappel que les droits humains et la souveraineté nationale sont des combats universels.

Cet acte de grandeur marque un tournant dans l'histoire en affirmant que la liberté et l'égalité ne sont pas des principes réservés à un seul groupe, mais des droits universels. Elle a non seulement mis fin à l'esclavage dans la colonie de Saint-Domingue, mais elle a aussi défié les grandes puissances esclavagistes de l'époque, comme la France, l'Angleterre, et l'Espagne.

Le diplomate haïtien, fondateur du Regroupement des Archives Diplomatiques et des Documentations de la République d'Haïti en France (RADRH) a rappelé pour dire que la diplomatie haïtienne a commencé à prendre forme dès la proclamation de l'indépendance en 1804. Jean-Jacques Dessalines, le premier chef d'État haïtien, comprenait que la survie d'Haïti en tant que nation indépendante dépendait de sa reconnaissance par les autres puissances. Cependant, les grandes nations esclavagistes, comme les États-Unis et les pays européens, étaient hostiles à l'idée d'un État dirigé par d'anciens esclaves. Cela a forcé donc Haïti à développer une diplomatie pragmatique et résiliente pour protéger sa souveraineté et s'intégrer dans le concert des nations.

La diplomatie haïtienne a posé les bases d'une solidarité entre les peuples opprimés. En soutenant les luttes pour l'indépendance en Amérique latine et en servant de refuge pour les esclaves en fuite, Haïti a prouvé son rôle en tant que symbole d'émancipation. Cependant, la dette de 1825 imposée par la France en échange d'une reconnaissance officielle a lourdement pesé sur l'économie haïtienne et limité son influence diplomatique à long terme. Malgré ces défis, Haïti est resté un exemple de résilience et de courage sur la scène internationale.

Cet événement annuel de grande envergure se veut être une opportunité unique d'éduquer, d'unir et de sensibiliser autour de l'histoire, de la culture et des luttes pour l'égalité et la justice sociale.Proposant un programme diversifié conçu pour inspirer et engager les communautés, cette journée n'est pas seulement un moment pour regarder en arrière, mais aussi une invitation à agir pour un avenir plus inclusif.

À rappeler que le mois de l'histoire des Noirs (Black History Month) est célébré chaque année en février en France, aux États-Unis et au Canada, et en octobre dans certains pays comme le Royaume-Uni. Cette célébration met en lumière les contributions, les réalisations, les cultures et l'histoire des communautés noires à travers le monde, tout en rappelant les luttes pour l'égalité et la justice.

Cette journée offre une opportunité précieuse de rendre hommage aux contributions, à la résilience et aux luttes des communautés noires à travers le monde. Pourtant, il reste un défi crucial : sensibiliser toutes les communautés à l'importance de cette commémoration et engager un dialogue collectif autour de la diversité, de l'égalité et de l'inclusion.
De Martin Luther King à Aimé Césaire, de Rosa Parks à Nelson Mandela, ces personnalités ont façonné l'histoire mondiale et inspiré des générations. Mais cette célébration ne se limite pas à l'évocation des grands noms : elle permet également de reconnaître les contributions quotidiennes des membres de ces communautés dans divers domaines, tels que l'art, la science, l'économie et le sport.

Il est important de souligner que l'histoire des communautés noires est indissociable de l'histoire universelle. En sensibilisant les communautés à cette célébration, on contribue à bâtir un monde où la diversité est non seulement acceptée, mais célébrée comme une richesse inestimable. Chacun de nous a un rôle à jouer pour que cet héritage ne soit pas oublié, mais transmis avec fierté et respect.

Smith PRINVIL

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Vers une théorie matérialiste de la transitude

28 janvier, par Jonathan Louli — ,
Nous publions une recension du livre de Pauline Clochec : Après l'identité. Transitude & féminisme (Hystériques & AssociéEs, 2023). Tiré de la revue Contretemps 20 (…)

Nous publions une recension du livre de Pauline Clochec : Après l'identité. Transitude & féminisme (Hystériques & AssociéEs, 2023).

Tiré de la revue Contretemps
20 décembre 2024

Par Jonathan Louli

Pauline Clochec est maîtresse de conférence en philosophie à l'Université de Picardie. Autrice d'une thèse sur le « jeune Marx » sous la direction d'Emmanuel Renault soutenue en 2018, elle travaille depuis plusieurs années sur la philosophie allemande, et a publié plusieurs traductions de Marx et Engels aux Éditions sociales, ainsi que l'introduction à Feuerbach : Pour lire l'Essence du christianisme, dans la même maison d'édition.

Plus récemment, elle s'est intéressée aux rapports entre féminismes et matérialismes, et a notamment co-dirigé dans la maison d'édition Hystériques & AssociéEs l'ouvrage collectif Matérialismes trans en 2021. Avec les auteur·rice·s ayant participé à ce travail collectif, Pauline Clochec est donc actuellement l'une des principales voix de l'analyse féministe matérialiste appliquée à la « transitude », notion définie et explicitée dans son nouveau livre Après l'identité. Transitude & féminisme.

Ce livre rassemble quatre conférences données entre 2018 et 2021 dans des contextes au croisement entre militantisme et sphère académique. L'intention qui les parcourt, comme le restitue l'introduction, est de définir la transitude en tant qu'ensemble de pratiques concrètes de passage d'un sexe à un autre, ou comme « tentative pour ne pas intégrer une catégorie sexuée existante, dans le cas de la non-binarité » (p.175).

L'idée de l'autrice est donc d'appréhender la transitude dans son « effectivité » et non comme un état purement intérieur ou identitaire. La perspective matérialiste revendiquée s'oppose donc aux théories psychologisantes de la transitude, ainsi qu'aux théories queer. L'objet du livre est de définir et développer cette perspective matérialiste, et d'argumenter en quoi, malgré leur utilité par le passé, les théories identitaires et subjectivistes de la transitude doivent désormais être dépassées.

L'actualité de cette théorie peut aisément se lire dans l'affirmation de l'autrice, à la fin de l'introduction, selon laquelle ces textes ont un « objectif politique » et féministe, à savoir contribuer à la « lutte pour l'autonomie corporelle » des femmes et des personnes trans, contre les nouveaux essentialismes et la montée de l'extrême-droite (p. 10-12). Les deux chapitres composant la première partie du livre déploient l'opposition entre la perspective matérialiste et les théories queer, tout en indiquant des pistes pour les luttes. Les deux chapitres composant la seconde partie illustrent les luttes à travers des controverses liées aux savoirs et manières de penser la transitude.

Dans le premier chapitre est exposée l'opposition entre la perspective matérialiste et les théories queer. Cette opposition s'articule autour de la définition du concept de genre. La conception matérialiste traite du genre – au singulier – entendu comme un système de domination et d'exploitation hétérosexiste [1].

La conception queer quant à elle critique la binarité des genres – au pluriel – qu'il s'agirait de subvertir par la « prolifération » des identités fondées dans les individus. Selon Clochec, cette approche queer a deux limites : elle n'opère qu'une émancipation individuelle donc quelque peu « illusoire » (p. 20), qui en tout cas ne perturbe pas les structures de l'ordre établi – dans la mesure où les personnes restent traitées selon le « sexe perçu » par la société.

Pour l'autrice, les luttes trans doivent donc être collectives et dirigées contre le système hétéronormé et patriarcal. En effet, c'est bien lui qui entrave l'existence des personnes trans à travers ses dispositifs de contrôle des corps, et en générant sexisme et cisexisme – c'est-à-dire des dynamiques structurelles d'oppression des femmes et des personnes trans. Dans la perspective matérialiste de Clochec, on lutte donc moins contre ce contrôle patriarcal des corps en transitionnant qu'en s'intégrant aux luttes collectives féministes.

L'autrice poursuit la description de cette opposition entre matérialismes et théories queer dans le deuxième chapitre, autour de la notion d'identité. Elle y fait observer que voir la transitude comme découlant d'identités de genre (comme le font les théories de la « transidentité »), tend à la délégitimer, à la rendre moins tangible, et ouvre ainsi la voie à des discours transphobes. Les théories de la « transidentité » occultent en effet la réalité pratique, corporelle et sociale de la transitude. À ce titre elles ne semblent plus politiquement pertinentes – contrairement à une époque récente où leur émergence a permis de contrer l'hégémonie des discours médicaux.

Plusieurs problèmes apparaissent désormais du fait que les théories découlant de la « transidentité » fondent la transitude sur un pur « ressenti » (p. 36). Tout d'abord, ce sont largement les difficultés économiques, administratives, les discriminations et autres dominations qui objectivement rappellent aux personnes concernées qu'elles sont « trans ». En outre, réduire la transitude à une identité l'assimile à l'imagination des personnes et occulte son objectivité sociale et corporelle.

C'est pour cette raison que les luttes des personnes trans ne sont pas des revendications identitaires mais bien des luttes contre le patriarcat : car « l'assignation » sexuelle apposée par la société fait généralement peu de cas de l'identité subjective que veut se donner la personne, qui se trouve malgré elle intégrée à une « classe de sexe » [2]. Afin de garantir les moyens du « libre accès à son corps » (p. 49), c'est donc précisément contre ce qui produit les assignations sexuelles, contre les discriminations et dominations, contre la masculinité oppressive, que doivent être dirigées les luttes – et non vers une prolifération d' « archipels d'identités » (p. 46) qui ne doivent en tout cas pas être en eux-mêmes leurs propres fins.

Dans la perspective matérialiste, être trans étant avant tout « une condition sociale et corporelle » (p. 56), si l'on doit parler d'identité, c'est donc surtout au sens d'une appartenance collective – en d'autres termes : d'une « conscience de classe » de sexe (p.57), impliquant la lutte pour des conditions d'existence.

Après avoir donné des idées et des perspectives pour les luttes dans les deux premiers chapitres, Pauline Clochec consacre le troisième chapitre à une illustration possible de ces luttes, à travers la « rivalité » entre les « savoirs trans » et les savoirs médicaux (p. 61), en se centrant plus spécifiquement sur le cas des traitements hormonaux de substitution (THS).

Après avoir rappelé que la relation entre le corps médical et les personnes trans en demande de transition n'est pas « typique », l'autrice présente l' « opposition entre deux prétentions à l'expertise » (p. 66) entre personnes concernées et corps médical, quant aux conditions d'accès et aux contenus des traitements hormonaux de substitution. Ce conflit se cristallise autour de trois points.

Tout d'abord, il faut un diagnostic psychiatrique pour y avoir accès. Ensuite, le corps médical a tendance à dramatiser la prise de ces THS et refuse les prises « expérimentales » (les tâtonnements à travers lesquelles les personnes peuvent expérimenter les effets des traitements). Enfin, les dosages prescrits étant standards, ils ne correspondent pas toujours aux multiples usages et besoins des personnes.

En outre, les populations trans elles-mêmes peuvent apparaître divisées sur cette question des THS, car elles n'ont pas les mêmes « buts » dans leurs prises de ces traitements, elles n'en apprécient pas les effets de la même manière, et elles ont des « conditions de santé » variables qui influent le rapport aux traitements.

Pour surmonter ces tensions et divisions, les savoirs produits et partagés dans la « communauté » trans devraient être mieux reconnus socialement, ce qui leur éviterait d'avoir à passer par le « contentieux », le conflit, avec le corps médical voire avec l'État. C'est ainsi que la communauté trans peut permettre à l'individu d'accéder à une certaine autonomie qui lui est refusée en dehors d'elle.

Le dernier chapitre, le plus dense, replace dans une perspective historique l'émergence des trois « paradigmes » dominants à travers lesquels a été pensé le changement de sexe. Cette perspective historique permet de comprendre non seulement les controverses telles que celles autour de l'expertise sur les traitements hormonaux de substitution, mais aussi celles qui opposent les théories queer (identitaires) et matérialistes.

Une large partie du XXe siècle est marquée par la diffusion du « paradigme transvestite », qui a émergé avec les travaux du médecin allemand Magnus Hirschfeld à partir de 1910. Celui-ci est le premier à considérer les demandes de changement de sexe de ses patient·e·s comme non « délirantes », mais comme émanant d'une « tendance » naturelle. Considérant qu'il n'y avait donc pas à aller à l'encontre de cette tendance, Hirschfeld a été parmi les premiers médecins à proposer des chirurgies de transition, dès les années 1920.

Ce paradigme infuse durant l'entre-deux-guerres, et est repris notamment par le sexologue américain Harry Benjamin dans les années 1950. Chez celui-ci, les différences de sexe sont plus naturalisées, et le souhait de changer de sexe est donc attribué à une causalité psychologique. C'est ainsi qu'émerge et se diffuse le paradigme de la « transexualité » ou « transexualisme ». Ce paradigme, qui se présente comme un « concept clinique », a une forte influence jusqu'à la fin du XXe siècle. Il considère le « transexualisme » comme un « écart » ressenti entre un « sexe physique » et un « sexe psychologique » (construits d'après des « stéréotypes sexistes », précise Clochec) (p. 97-103).

La conséquence de cette psychologisation est que le corps médical s'arroge la responsabilité de distinguer, à travers une évaluation psychiatrique, les « vrais » et les « pseudo » trans. L'apport de ce paradigme s'avère donc ambivalent puisque d'une part il a pu faire progresser la prise en charge des demandes de changement de sexe, mais il l'a fait à travers un protocole réducteur basé sur des critères finalement peu scientifiques, obligeant les personnes à ruser pour le contourner.

Ces insuffisances ont engendré l'évolution du paradigme transexualiste, d'autant plus fortement que celui-ci croise les théories queer dans le dernier quart du XXe siècle. Ces dernières conceptualisent la transitude comme une « expérience privée et intérieure » (p.116), restant ainsi sur un terrain psychologisant. Ce paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » est donc aisément assimilé par les professionnels de santé, généralement enclins à psychologiser le changement de sexe.

Ainsi, paradoxalement, malgré certains progrès dans la prise en charge des demandes de changement de sexe (notamment le recul de l'idée que celles-ci émanent d'une pathologie…), le corps médical conditionne encore actuellement cette prise en charge au diagnostic psychologique d'une « dysphorie » de genre (un peu à la manière des tenants du vieux paradigme transexualiste qui cherchaient à distinguer les « vrais » et « pseudo » trans).

C'est donc bien la dimension « subjectiviste » et psychologisante du paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » qui fait perdurer la « tutelle médicale » (p.119-120). Selon Pauline Clochec, le traitement des demandes de changement de sexe ne doit pas être encadré et discriminé par une expertise sur ses causalités hypothétiques, mais être soumis à un consentement éclairé des personnes.

Du point de vue pragmatique (manières de répondre aux demandes de changement de sexe) et du point de vue théorique (face aux errements des théories psychologisantes), le changement de sexe doit donc être pensé comme une « transexuation », c'est-à-dire comme un simple « passage » d'un sexe à un autre (ou à une catégorie non-binaire) d'après des « pratiques » concrètes et une « trajectoire » (p.127-128).

En conclusion de son livre, Clochec synthétise son propos et propose certaines perspectives pour l'élargir. Elle rappelle qu'une « théorie post-identitaire de la transitude » est nécessaire pour dépasser les insuffisances des théories psychologisantes, et parce qu'elle permet de penser celle-ci comme une forme effective de sexuation physique et sociale. Plus précisément, penser en termes de transexuation indique l'aspect « temporaire » de la transitude : elle n'est logiquement pas une identité permanente. Fixer les personnes trans dans une identité singulière tend à conforter les idéologies basées sur la dualité des sexes, et apparaît discriminant puisque le sexe d'arrivée est minoré.

Ce n'est pas le changement de sexe en lui-même mais bien les oppressions sociales qui « assignent à la transitude comme à un stigmate » (p.137). Le paradigme « transgenre » ou de la « transidentité » a certes eu son utilité politique à une certaine époque : d'une part pour contrer l'hégémonie des discours psychiatriques, d'autre part pour fonder des revendications des populations trans dans une période de « reflux des luttes sociales » (p.138) à la fin du XXe siècle.

Cependant, avec le renforcement des mouvements féministes au début du XXIe siècle, ce paradigme identitaire n'est plus complètement opérant puisque les pratiques militantes trans s'orientent davantage vers les problématiques socio-économiques et sur l'action collective. Les théories matérialistes, qui s'appuient sur les paradigmes identitaires tout en les dépassant, impliquent plusieurs perspectives. Du point de vue théorique, elles incitent à penser la transitude en termes de « trajectoire de sexuation », dans son effectivité et sa réalité sociale et corporelle.

Du point de vue politique, elles incitent à « ne plus penser le genre comme une propriété individuelle mais comme un rapport social » (p.140) ce qui implique une articulation avec les luttes féministes opposées au système patriarcal. En outre, les perspectives matérialistes amènent à considérer que c'est l'appartenance à une classe de sexe qui, en s'articulant avec les autres rapports de domination (race, classe sociale…), détermine concrètement l'existence des personnes (plutôt que leur identité subjective). Enfin, en termes cliniques, le consentement informé doit remplacer le diagnostic médical dans la réponse aux demandes de changement de sexe.

Alors que la condition des personnes concernées par la transitude fait fréquemment polémique, dans les débats médiatiques autant que dans les mouvements féministes, l'ouvrage de Pauline Clochec et les travaux menés avec ses collègues et camarades semblent proprement salutaires.

D'abord parce que l'écriture de Clochec est d'une grande clarté et la forme de son discours est souvent didactique, ce qui rend ses sujets très abordables, même pour des lecteur·rice·s qui les pratiquent peu. Ensuite, parce que la perspective matérialiste appliquée à la transitude semble particulièrement innovante et permet de dépasser nombre d'apories des paradigmes passés (et récupérés, voire stéréotypés par des discours carrément transphobes). Enfin, parce que la perspective adoptée n'est pas pure spéculation, mais a largement de quoi nourrir les mouvements féministes, qu'elle invite d'ailleurs à rejoindre. Un livre de lutte et de réflexion, en tous points éclairant.

*

Illustration : Photothèque rouge / Martin Noda / Hans Lucas.

Notes

[1] Sur la dimension de l'exploitation des femmes par le capitalisme patriarcal, voir Silvia Federici, Morgane Kuehni, Maud Simonet et Morgane Merteuil, Travail gratuit et grèves féministes (coordonné et introduit par Soline Blanchard, Sébastien Chauvin, Nils Kapferer, Sabine Kradolfer, Morgane Kuehni, Frédérique Leresche), Genève, Entremonde, coll. « A6 », 2020, 108 p., post. Charlène Calderaro ; voir ma note de lecture à l'adresse suivante : https://www.jlouli.fr/greves-feministes-contre-lexploitation-des-femmes-par-le-capitalisme-patriarcal/

[2] Dans la perspective du féminisme matérialiste, la notion de « classes de sexe » renvoie à l'idée qu'un rapport social de domination oppose structurellement la classe des personnes assignées au sexe masculin et la classe des personnes assignées au sexe féminin. Dans la perspective du matérialisme trans, cette notion est utilisée dans : Emmanuel Beaubatie (2021). Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre. Paris : La Découverte, 192 pages, dont on peut lire des extraits sur Contretemps : https://www.contretemps.eu/transidentites-transfuge-sexe/

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Des jeunes femmes mènent la « révolution du bâton lumineux » pour renverser le président antiféministe de la Corée du Sud

28 janvier, par Hawon Jung — , ,
Yoon Suk Yeol a accédé au pouvoir en courtisant les antiféministes. Maintenant, les jeunes femmes vont être sa perte. Tiré de The Nation (…)

Yoon Suk Yeol a accédé au pouvoir en courtisant les antiféministes. Maintenant, les jeunes femmes vont être sa perte.

Tiré de The Nation
https://www.thenation.com/article/world/south-korea-feminist-movement-light-stick-revolution-yoon-suk-yeol/
27 décembre 2024

Des manifestants agitent des bâtons lumineux lors d'une manifestation réclamant la démission du président Yoon Suk Yeol devant l'Assemblée nationale de Séoul, le 10 décembre 2024.

Pendant des semaines, Lee Ha-Jin est sorti par un temps glacial pour rejoindre les centaines de milliers de Sud-Coréens dans les rues appelant à l'éviction du président Yoon Suk Yeol après sa déclaration de la loi martiale. Le plus souvent, l'enseignante de 29 ans a déclaré qu'elle était entourée d'autres jeunes femmes comme elle : « Tant de femmes, y compris moi-même, attendent un moment comme celui-ci depuis longtemps, parce que nous en avions tellement marre de toute cette haine à notre égard au cours des deux dernières années. »

Depuis que Yoon a pris le pouvoir sur une plateforme antiféministe en 2022, Lee a déclaré qu'elle avait vu la misogynie en ligne et le barrage d'attaques contre les droits des femmes augmenter. Aujourd'hui, les jeunes femmes se mobilisent pour faire tomber Yoon ; ils alimentent les manifestations de masse qui ont poussé les législateurs à voter en faveur de sa destitution le 14 décembre. Agitant des bâtons lumineux K-pop qui transforment les rues en une mer de couleurs mouvantes, les femmes dans la vingtaine et la trentaine sont devenues un symbole de solidarité civique et des défenseures de la démocratie contre l'autoritarisme et la misogynie.

Dans le même temps, la chute de Yoon sert d'avertissement sur la montée du populisme antiféministe dans de nombreuses régions du monde : un politicien qui rejette délibérément les droits des femmes est exactement le type de leader qui pourrait un jour menacer la démocratie d'une nation.

À Washington, l'administration Biden a félicité Yoon pour avoir adopté une position plus dure envers la Chine et la Corée du Nord et pour avoir noué des liens plus étroits avec le Japon, l'ancien dirigeant colonial de la Corée. La performance de Yoon chantant « American Pie » à la Maison Blanche lors de sa visite d'État l'année dernière charmé l'establishment de Washington. Kurt Campbell, le secrétaire d'État adjoint américain, a même déclaré que Yoon méritaient le prix Nobel de la paix ainsi que le Premier ministre japonais Fumio Kishida pour le renforcement des liens entre les deux principaux alliés des États-Unis en Asie.

Mais dans son pays, Yoon était un dirigeant impopulaire dont la cote de popularité était bien inférieure à celle de ses prédécesseurs. Yoon, un ancien procureur sans expérience politique préalable, a fait l'objet de critiques constantes pour son style de gouvernement combatif, ses erreurs de politique intérieure, son mépris pour les droits des minorités sociales et les allégations de corruption contre la première dame. La politique de Yoon concernant les femmes, en particulier, a suscité l'inquiétude avant même qu'il n'entre en fonction. Au cours de son Campagne présidentielle, il a promis de démanteler le ministère de l'Égalité des sexes du pays, bien que la Corée du Sud ait l'un des pires bilans en matière de droits des femmes dans le monde industrialisé.

Depuis trois décennies, la Corée du Sud a le plus grand écart de rémunérationentre les sexes parmi les pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques. Il s'est également toujours classé comme Le pire endroit avec une économie avancée d'être une femme qui travaille. Mais Yoon a nié l'existence d'un sexisme structurel, a blâmé le féminisme pour les faibles taux de natalité du pays et a promis de punir plus sévèrement les femmes qui font de fausses allégations d'agression sexuelle. Les promesses ont fait écho aux cris de ralliement de la « manosphère » coréenne – une constellation de forums Internet populaires auprès des jeunes hommes et où la misogynie est répandue.

Après la victoire de Yoon aux élections avec l'énorme soutien des jeunes hommes, l'égalité des sexes est devenue un sujet tabou dans la vie publique et les gains réalisés par le passé pour les femmes ont été réalisésattaqué.

Sous Yoon, le gouvernement a décidé de Supprimer le terme « l'égalité des sexes » et les références aux minorités sexuelles dans les nouveaux manuels scolaires. Les bureaux de l'État qui s'occupaient auparavant des politiques en faveur des femmes ou de l'égalité des sexes se sont rebaptisés responsables de la « famille » ou des « enfants », se concentrant uniquement sur les femmes en tant que mères. Les budgets publics destinés à aider les victimes de violence ou de discrimination sexistes ou à enseigner aux enfants leurs droits sexuels ont été considérablement réduits, voire supprimés. Yoon n'a pas pu démanteler le ministère de l'Égalité des sexes en raison de l'opposition des législateurs, mais le ministère a perdu de l'influence, Yoon laissant le poste de ministre vacant pendant près d'un an.

Le gouvernement et le parti de Yoon ne se sont pas contentés de s'en prendre aux femmes. Militants des droits des personnes handicapées exiger un meilleur accès aux transports publics a fait l'objet d'une répression de plus en plus violente de la part des autorités, ainsi que d'une condamnation en ligne après qu'un ancien dirigeant du parti de Yoon a qualifié leurs manifestations de « non civilisées ». La police et les procureurs ont sévèrement réprimé les syndicats qui réclamaient de meilleures conditions de travail, tandis que le parti de Yoon préconisé de moins rémunérer les travailleurs migrants que le salaire minimum. Alors que Yoon a déclaré la guerre aux « fausses nouvelles », le nombre de poursuites en diffamation intentées par des responsables de l'administration et des politiciens contre des journalistes critiques poussèrent, envoyant le classement mondial du pays en matière de liberté de la presse plongeant.

La commission des droits de l'homme de la Corée du Sud est maintenant dirigée par un ancien procureur conservateur qui s'oppose, entre autres, à l'interdiction de la discrimination fondée sur des caractéristiques telles que le sexe, le handicap ou l'orientation sexuelle – une idée précédemment soutenue par sa propre commission. Il affirme qu'une loi anti-discrimination porterait atteinte à « la liberté d'expression » de critiquer l'homosexualité et déclencherait une « révolution communiste ». Entre-temps, en seulement un an, les bibliothèques des écoles publiques ont supprimé plus de 2 500 livres sur l'éducation sexuelle, l'égalité des sexes ou le féminisme, y compris un roman de la lauréate du prix Nobel Han Kang et une biographie de Ruth Bader Ginsburg – en réponse aux campagnes croissantes de groupes conservateurs visant à interdire de tels livres pour des raisons telles que la « promotion de l'homosexualité ».

Dans ce contexte, Yoon a décrété la loi martiale, qui, selon lui, visait à endiguer les « forces pro-Corée du Nord et anti-étatiques » – un terme utilisé par les dictateurs militaires des années 1960 aux années 1980 pour réprimer la dissidence politique. Selon la déclaration de la loi martiale de Yoon – la première imposée dans le pays depuis plus de quatre décennies – toutes les activités politiques, y compris les manifestations de rue, étaient interdites et l'armée contrôlait les médias. Mais les législateurs de l'opposition ont affronté des soldats armés, escaladé des murs et sont entrés dans le bâtiment de l'Assemblée nationale au milieu de la nuit pour voter contre la loi martiale. Dans une remarquable démonstration de solidarité civique et de courage, des milliers de citoyens, dont beaucoup se souviennent de la brutalité du régime militaire, se sont également précipités au parlement et ont empêché les troupes d'entrer dans l'enceinte. Six heures après son annonce, Yoon a levé la loi martiale, mais, poussées par des jeunes femmes comme Lee, les manifestations de rue exigeant son éviction se poursuivent.

« J'avais tellement de colère et de frustration refoulées à propos de toutes les attaques contre les femmes, les minorités sociales et notre démocratie déchaînées ces dernières années, et j'ai senti que l'occasion de faire entendre ma voix était enfin venue », a déclaré Lee. « Je devais juste être là quoi qu'il arrive, et je pense que beaucoup d'autres femmes ont probablement ressenti la même chose. »

De multiples analyses montrent que les femmes d'une vingtaine d'années constituent le groupe démographique le plus important lors des récents rassemblements anti-Yoon. Lorsque plus de 400 000 manifestants se sont rassemblés près du parlement lors du vote de destitution de Yoon le 14 décembre, des adolescentes et des femmes dans la vingtaine et la trentaine ont compté Plus de 35 % de la foule, bien plus nombreux que leurs pairs masculins, qui représentaient environ 10 %. Agitant des bâtons lumineux de différentes couleurs et formes qui représentent leurs stars préférées de la K-pop, les jeunes femmes, rejointes par d'autres participantes, ont chanté, dansé et scandé à l'unisson « impeachment Yoon Suk Yeol ! » au rythme des chansons de K-pop, transformant les manifestations enDes rallyes musicaux tapageurs.
Ils étaient prêts à se mobiliser. Les fandoms de K-pop sont francs et très organisés, motivés par le sens de la communauté parmi les jeunes fans féminines. Ces dernières années, les jeunes femmes ont également mené de nombreuses manifestations de masse, que ce soit pour dépénaliser l'avortement ou pour condamner les crimes généralisés de pornographie espionnée.

« Les manifestations de rue font naturellement partie de ma vie depuis quelques années », m'a dit Shim Eun-Hye, une employée de bureau de 31 ans. Elle avait déjà participé à plusieurs rassemblements pour condamner les crimes pornographiques truqués et les meurtres très médiatisés de femmes par des partenaires ou des collègues. « Donc, pour moi et beaucoup de mes amis, il n'y avait aucun doute que nous devrions sortir pour évincer Yoon. »

Leur présence a dynamisé les manifestations, qui ont maintenant été surnommées la « révolution du bâton lumineux » à la suite des manifestations de masse de la « révolution des bougies » qui ont conduit à la destitution de la présidente Park Geun-Hye en 2017.

Contrairement aux rassemblements précédents qui se concentraient sur les dirigeants politiques, les récentes manifestations visaient à soutenir les femmes, les minorités sexuelles, les personnes handicapées, les agriculteurs, les migrants et les cols bleus. Lorsque la police a empêché des dizaines d'agriculteurs ruraux sur des tracteurs d'entrer à Séoul pour participer à des rassemblements anti-Yoon, des milliers de manifestants, pour la plupart des jeunes femmes, se sont joints à l'affrontement de rue et ont manifesté contre ce qu'ils considéraient comme une réponse policière musclée. La solidarité avec les agriculteurs – et l'attention qu'elle a suscitée de la part des législateurs et des journalistes – a poussé les autorités à bouger, permettant aux tracteurs de se diriger vers le bureau de Yoon au milieu des acclamations de la foule agitant des bâtons lumineux.

« Nous savons maintenant que notre indifférence face au désespoir des minorités nous reviendra comme une lame de couteau menaçant nos propres vies », a déclaré Kim Je-Na, une femme d'une vingtaine d'années, sur la scène près du parlement lors d'une récente manifestation, suscitant les acclamations de la foule. « Ici, sur cette place, nous apprendrons à nous unir, à lutter ensemble et à former une solidarité les uns avec les autres. »

Lorsque la motion de destitution de Yoon a été adoptée par le Parlement,la foule à l'extérieur éclater en chantant « Into the New World » est une chanson du groupe de K-pop Girls' Generation qui est devenue un hymne de protestation en Corée du Sud. Lee et sa sœur, agitant leurs bâtons lumineux, ont chanté : « N'attendez pas un miracle particulier. La route cahoteuse qui s'offre à nous est un avenir et un défi inconnus... Mais nous ne pouvons pas abandonner.

Yoon, suspendu de ses fonctions, reste provocateur, jurant de « se battre jusqu'au bout », tandis que la Cour constitutionnelle délibère pour savoir s'il doit être démis de ses fonctions ou réintégré pour une période pouvant aller jusqu'à six mois. Pour justifier son recours à la loi martiale, Yoon a répété Allégations non fondées sur la compromission du système électoral du pays, faisant écho aux théories du complot poussées par d'autres personnalités de droite comme Donald Trump ou l'ancien dirigeant brésilien Jair Bolsonaro. (La nuit de la loi martiale, des soldats armés ont brièvement fait irruption au siège de la commission électorale sud-coréenne une mission de saisir des serveurs informatiques et d'arrêter des fonctionnaires électoraux). Désormais retranché à sa résidence, Yoon a refusé de se conformer à une citation à comparaître devant les procureurs pour être interrogé sur des allégations d'insurrection.

Mais le public n'est pas du côté de Yoon. Dans des enquêtes récentes, 70 pour cent des Sud-Coréens ont déclaré que Yoon devrait être immédiatement arrêté et75 pour centa déclaré que Yoon devrait être destitué. Alors que la Cour constitutionnelle entamait des démarches officielles pour examiner le cas de Yoon, des centaines de milliers de personnes se sont à nouveau rassemblées près du tribunal le 21 décembre, appelant à l'arrestation de Yoon et à sa destitution.

« Les jeunes femmes sont toujours descendues dans la rue chaque fois que notre démocratie était menacée », a déclaré Lee, qui a également assisté à de nombreuses manifestations aux chandelles de 2016-2017. « Je reviendrai toujours ici... jusqu'à ce que notre démocratie soit restaurée.

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L’asservissement des employées de maison révèle la logique brutale des chaînes de soins mondiales

28 janvier, par Ishara Rangani Wijayamuni — , , ,
« Parfois, je n'ai même pas le temps d'aller aux toilettes. Les jours très chargés, je porte des couches. C'est le côté pathétique de ce travail domestique rémunéré ». Tiré (…)

« Parfois, je n'ai même pas le temps d'aller aux toilettes. Les jours très chargés, je porte des couches. C'est le côté pathétique de ce travail domestique rémunéré ».

Tiré de Entre les lignes et les mots

Ce témoignage est tiré de l'un des six entretiens semi-structurés menés en 2023 avec des femmes sri-lankaises travaillant comme employées de maison au Koweït. Depuis les réformes de laissez-faire de 1977, le Sri Lanka est devenu un important exportateur de main-d'œuvre vers les pays du Conseil de coopération du Golfe. Une part importante de cette main-d'œuvre est constituée de femmes qui émigrent en tant qu'employées de maison, contribuant ainsi de manière substantielle aux revenus du Sri Lanka. Ces travailleuses sont souvent confrontées à de graves difficultés sociales et physiques dans les pays de destination en raison des inégalités mondiales et de la violence structurelle inhérente aux systèmes de soins transnationaux, en particulier l'exclusion violente imposée par le système de la Kafala.

De nombreuses femmes, parfaitement conscientes des conditions de travail épouvantables dans la région du Golfe, émigrent à plusieurs reprises pour assurer le bien-être de leur famille. Ces migrations répétées entraînent des crises reproductives extrêmes, tant au niveau domestique qu'au niveau du corps, ce qui leur donne l'impression d'être asservies. Cet article montre comment diverses forces systémiques au sein des chaînes de soins mondiales aggravent leur crise de reproduction sociale et contribuent à la dévalorisation de leur travail et de leur personne.

La fuite comme seule option

La pauvreté, la faim et la violence sexiste poussent les femmes sri-lankaises à émigrer, utilisant le travail de soins transnational comme moyen d'échapper aux difficultés économiques et à la violence. Aucune des personnes interrogées ne considère sa migration comme une option parmi d'autres pour surmonter les difficultés économiques ; elles la considèrent plutôt comme leur seul choix viable. Bien qu'elles aient tenté de rester au Sri Lanka en acceptant des emplois dans l'industrie de l'habillement ou en créant de petites entreprises telles que des ateliers de couture ou de culture de champignons, elles ont été contraintes d'émigrer en raison du manque de soutien du gouvernement aux petites entreprises et de l'inflation récente. Les participantes reprochent au gouvernement sri-lankais de considérer les femmes pauvres comme une simple source de revenus étrangers, convenant uniquement à un travail de soins à l'étranger, plutôt que comme des citoyennes pouvant contribuer au marché du travail national tout en restant dans leur pays d'origine.

Le coût du travail domestique

Dans l'espoir d'échapper à leurs difficultés, les travailleuses domestiques émigrent souvent au Moyen-Orient, où le système de la Kafala est en place. Dans le cadre de ce système, le travail est fortement marchandisé, car l'État accorde aux parrains les pleins pouvoirs sur l'emploi des travailleuses migrantes, y compris la prise en charge de toutes les dépenses et la fourniture d'un logement. Le système de la Kafala crée une dépendance qui engendre un important déséquilibre des pouvoirs, permettant aux employeurs non seulement de contrôler et d'exploiter les conditions de travail, mais aussi d'exercer un contrôle sur le corps des employées (par des violences sexuelles et physiques), sur leurs comportements (en les surveillant à l'aide de caméras) et sur leurs émotions (par des insultes verbales et des réprimandes).

Une personne interrogée a rapporté que la femme de son employeur lui avait brûlé la main pour la punir d'avoir accidentellement brûlé une robe. Une autre a raconté avoir tenté de se suicider en sautant du toit parce qu'elle ne pouvait plus supporter la violence physique et sexuelle de son employeur. Certaines personnes interrogées ont décrit le manque d'accès à la nourriture et aux besoins d'hygiène de base, tandis que d'autres n'étaient autorisées à manger que les restes. Un employeur a compté avec précision les œufs et les mangues, et a mesuré le jus et le lait avant de quitter la maison pour s'assurer que la travailleuse domestique ne puisse pas consommer la nourriture de l'employeur.

Les récits concernant le manque de temps pour les soins personnels, y compris l'impossibilité de prendre un bain, d'utiliser les toilettes, de se reposer ou de dormir, en raison des longues heures de travail (14 à 20 heures par jour), illustrent encore la crise de reproduction sociale que les travailleuses domestiques subissent physiquement. Une personne interrogée a expliqué qu'elle travaillait de 3h30 du matin à 12h30 ou 1h00 du matin le lendemain, la plupart du temps sans véritable pause, puis qu'elle se lavait rapidement avant de remettre son uniforme. Elle a expliqué qu'elle n'avait jamais dormi sans son uniforme depuis qu'elle avait commencé à travailler dans le ménage actuel. Le fait qu'elle remette son uniforme avant de dormir juste pour gagner 10 à 15 minutes de repos supplémentaires symbolise l'extrême crise de reproduction sociale que subissent ces travailleuses. Une autre personne interrogée, qui a laissé sa fille de deux ans au Sri Lanka, a commencé à allaiter alors qu'elle s'occupait de l'enfant de son employeur. Son employeur l'a emmenée chez un médecin au Koweït pour qu'il supprime la lactation et qu'elle puisse travailler sans difficulté. Cet incident illustre la marchandisation du travail de soins, qui permet aux employeurs de contrôler le corps des travailleuses domestiques et leurs besoins en matière de reproduction sociale.

Cette recherche identifie la crise de la reproduction sociale à deux niveaux. Au niveau des ménages, les femmes migrantes fournissent un travail essentiel pour soutenir la reproduction sociale dans les pays d'accueil, ce qui crée une crise des soins dans leur pays d'origine en raison du déficit de soins qui en résulte. Au niveau personnel, les travailleuses domestiques luttent pour satisfaire leurs propres besoins de reproduction sociale. Cette double charge se manifeste par une crise de la reproduction sociale.

Les racines de la crise de la reproduction sociale

Le travail de reproduction sociale a traditionnellement été relégué aux femmes dans les différents systèmes de production. Toutefois, dans le système capitaliste, la séparation spatiale de la reproduction et de la production a entraîné une division sexuée du travail, associant principalement les femmes au travail domestique et reproductif. Cette division renforce les inégalités entre les sphères en dévalorisant le travail de soins. Les sphères de la production et de la reproduction fonctionnent selon des règles et des hiérarchies distinctes, ce qui crée des disparités en termes de conditions de travail, d'avantages, de liberté personnelle et d'engagement social. Ainsi, le travail de soins, principalement effectué par les femmes dans la sphère domestique, devient essentiel mais invisible.

La dévalorisation des soins et du travail domestique est encore exacerbée par la féminisation de la migration. De nombreux pays en développement encouragent le travail de soins dévalorisé et transnational dans des conditions précaires comme stratégie pour surmonter la pauvreté, le chômage et les problèmes de dette extérieure causés par l'ajustement structurel et les politiques de libre marché. Les gouvernements tirent profit de la migration des femmes en allégeant la pression du chômage, tandis que les transferts de fonds des travailleuses contribuent de manière significative au développement économique. Cependant, la séparation géographique des travailleuses domestiques migrantes de leur famille entraîne un déficit de soins au sein de leur propre foyer, ce qui conduit en fin de compte à une crise de reproduction sociale.

Au niveau corporel, l'épuisement et la lutte pour satisfaire leurs propres besoins de reproduction sociale que les travailleuses domestiques migrantes endurent dans les pays de destination reflètent les racines du capitalisme et du patriarcat. Les longues heures de travail sans pause, les heures supplémentaires non rémunérées et les mauvaises conditions de travail sont les produits d'un système capitaliste qui privilégie les profits au détriment du bien-être des travailleuses. Cette exploitation illustre la manière dont le capitalisme utilise les femmes du Sud comme source de main-d'œuvre bon marché, les considérant comme une armée de réserve prête à occuper des emplois dévalorisés dans les pays développés.

Cette dynamique met en évidence la manière dont les inégalités mondiales exploitent les femmes de couleur, renforçant les disparités économiques et raciales, tandis que le patriarcat et le capitalisme obligent ces femmes à donner la priorité aux soins des autres, négligeant ainsi leurs propres besoins de reproduction sociale en raison de leur incapacité à s'occuper physiquement de leurs propres enfants. Les femmes migrantes et leurs enfants portent le fardeau émotionnel de la séparation géographique – les femmes ne pouvant pas s'occuper de leur propre famille et les enfants ne pouvant pas recevoir les soins dont ils ont besoin.

Les travailleuses se défendent

Bien que les travailleuses domestiques migrantes soient constamment confrontées à des charges quotidiennes dues à la violence structurelle inhérente au travail de soins, elles défient constamment ces forces et dynamiques de pouvoir grâce à leur capacité d'action et à leur résilience. Une personne interrogée a décrit comment elle s'est opposée à la tentative du fils adulte de son employeur de la frapper en entamant une grève et en refusant de travailler jusqu'à ce que la femme de l'employeur promette que de telles situations ne se reproduiraient plus.

Les récits révèlent comment les travailleuse organisent leur résistance par diverses méthodes, notamment en guidant les nouvelles migrantes via WhatsApp, en enseignant l'arabe, en partageant des histoires, en motivant d'autres travailleuses domestiques et en discutant de leurs problèmes lors de sessions TikTok en direct. Les actes significatifs d'action collective au-delà de leurs luttes quotidiennes isolées comprennent l'établissement de réseaux de soutien social et la prise de contact avec des figures d'autorité, telles que des politicien·nes, par le biais de sessions TikTok en direct pour sensibiliser à leurs problèmes.

Bien que les travailleuses domestiques migrantes restent prises au piège d'une crise de reproduction sociale extrême, le gouvernement sri-lankais a activement encouragé la migration pendant la crise économique actuelle en assouplissant les restrictions précédemment imposées aux travailleuses. Cette approche est considérée comme une stratégie de survie, utilisant effectivement les corps des femmes comme des « solutions rapides » pour faire face à la crise économique. Ces amendements gouvernementaux soulignent une fois de plus l'impact disproportionné des politiques néolibérales liées au capitalisme sur les femmes. Ils soulignent la coercition exercée sur les femmes du Sud pour qu'elles émigrent afin d'occuper des emplois précaires et mal rémunérés, comme le travail de soins dans les pays plus riches.

Ishara Rangani Wijayamuni
Ishara Rangani Wijayamuni est titulaire d'un master en économie politique mondiale et développement de l'université de Kassel. Son mémoire de maîtrise portait sur l'exclusion sociale des travailleuses domestiques migrantes sri-lankaises, en s'appuyant sur les chaînes de soins mondiales et la théorie de la reproduction sociale pour analyser les impacts socio-économiques plus larges de la migration et de l'inégalité entre les hommes et les femmes.

https://globallabourcolumn.org/2024/12/16/domestic-workers-bondage-exposes-the-brutal-logic-of-global-care-chains/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

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Emploi, bébé, égalité : l’initiative sur le congé familial n’est pas la solution !

Le 14 juin dernier, le SSP a lancé un sondage auprès de ses membres afin de mieux connaitre le vécu des parents travaillant dans les services publics et parapublics. Nous nous (…)

Le 14 juin dernier, le SSP a lancé un sondage auprès de ses membres afin de mieux connaitre le vécu des parents travaillant dans les services publics et parapublics. Nous nous sommes intéressées à la période qui va de l'annonce de la grossesse ou de l'adoption jusqu'au retour en emploi, ou pas. Nous avons aussi voulu savoir comment cela se passe pour le père/l'autre parent. Le résultat confirme que la politique familiale de la Suisse reste largement insuffisante.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Mardi 17 décembre 2024
de : Commission fédérative féministe du SSP (Le SSP est le syndicat des secteurs public et parapublic.)

Eric Roset

Il y a un grand besoin d'agir ! Nous avons donc élaboré 14 recommandations pour améliorer la situation des parents salariés, en particulier des mères.A lire ici.

La Commission féministe du SSP s'oppose à toute idée de supprimer, au nom d'une égalité abstraite, le congé maternité, spécifique aux mères, comme veut le faire l'initiative pour le congé familial. Cette proposition remet en cause un droit que les femmes de ce pays ont obtenu de haute lutte.

Les résultats du sondage

1684 personnes ont répondu au questionnaire. Les trois quarts des personnes ayant répondu au questionnaire sont des mères d'un ou plusieurs enfants. Les résultats montrent que les employeurs ne respectent pas leurs obligations légales dans de nombreux cas : 48% des femmes n'ont reçu aucune information concernant leurs droits, notamment tout ce qui concerne la protection de leur santé et ce malgré dispositions légales claires en la matière. 80% des travailleuses enceinte ont été arrêtés pendant la grossesse. Cela montre que l'exigence de rester en emploi jusqu'à l'accouchement n'est pas réaliste, en particulier pour des raisons médicales.

Dans le secteur public et subventionné, le congé maternité est en général de 16 semaines et peut aller jusqu'à 20 semaines. De nombreuses mères prolongent le congé, le plus souvent à leur frais, en prenant des vacances, des heures supplémentaires ou un congé non payé. Concernant le père/autre parent, seul un sur dix a pris un congé plus long que deux semaines. 85% des mères reviennent après le congé maternité, mais un peu plus d'une sur dix (12%) a dû accepter des conditions non souhaitées. 15% ne reviennent pas principalement parce qu'elles n'ont pas pu réduire leur taux d'activité, ont vécu une situation difficile, voire une rupture de contrat de travail. Les résultats montrent aussi que le droit à allaiter sur le lieu de travail, n'est pas respecté : seule une minorité a bénéficié d'un local d'allaitement, moins d'un tiers des pauses allaitement, alors que ces dispositions sont prévues par la loi.

Nos principales recommandations

La Commission féministe du SSP a élaboré 14 recommandations : parmi celles-ci, certaines font écho au débat actuel sur un congé familial. Pour nous, l'égalité passe par la reconnaissance de la grossesse, de l'accouchement, du post-partum et de l'allaitement, car ces événements ont des effets physiques et psychiques sur la mère. Pendant la grossesse, il est primordial de protéger la santé des travailleuses enceintes. Or la majorité des employeurs ne respecte pas les normes légales, ce qui doit changer. Nous demandons un congé prénatal de 4 semaines. A la naissance du bébé, la mère et le père ne sont pas dans une situation identique. Nous demandons un congé maternité de 24 semaines, une année dans les secteurs à travail continu, comme la santé. Nous sommes évidemment favorables à un congé paternité/autre parent plus long et nous demandons un congé paternité/autre parent de 12 semaines. Nous voulons aussi reconnaître toutes les formes de parentalité. Nous demandons un congé adoption ou d'accueil de 36 semaines à partager entre les parents, et ce pour toutes les formes de parentalité.

Non à la suppression du congé maternité

Une alliance interpartis a lancé il y a deux semaines un projet d'initiative pour un congé familial qui prévoit 18 semaines pour chacun des deux parents. La Commission féministe du SSP est opposée à ce projet car il supprime le congé maternité. Le vécu, l'expérience physique et psychique des mères enceintes et accouchées sont ainsi effacés. Les 36 semaines annoncées, sont calculées y compris le congé maternité et paternité/autre parents actuels, respectivement de 14 et 2 semaines. En clair, les mères n'auraient au maximum que 4 semaines de plus, alors que les pères/autres parents auront 16 semaines de plus. C'est injuste et inadéquat. Le texte d'initiative est dangereux, car il inscrit les 18 semaines par parent uniquement dans les dispositions transitoires et pour une période de 10 ans après l'entrée en vigueur. Et après ? Le congé adoption/d'accueil n'est quant à lui pas mentionné.

Pour nous, une initiative doit préserver le droit actuel et renforcer de manière proportionné le congé maternité et paternité, ainsi que reconnaître toutes les formes de parentalité.

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La lutte contre les licenciements dans l’industrie est une lutte écologiste

28 janvier, par AmiEs de la terre, CGT Total Grandpuits , Extinction Rebellion, Soulèvement de la terre — ,
« Nous pouvons dessiner une autre issue à la crise écologique et sociale, en socialisant sans rachat les usines sous le contrôle des travailleurs, afin de lancer leur (…)

« Nous pouvons dessiner une autre issue à la crise écologique et sociale, en socialisant sans rachat les usines sous le contrôle des travailleurs, afin de lancer leur reconversion écologique entre les mains des travailleurs et des habitants. »

Tiré de Entre les lignes et les mots

Face aux licenciements dans l'industrie, la CGT Total Grandpuits, les Soulèvements de la terre, Extinction rébellion et les Amis de la Terre appellent à « stopper l'offensive des patrons qui cherchent à faire payer aux travailleurs les prix de la crise économique et écologique ».

Vencorex, Arcelor Mittal, Michelin, Auchan, Airbus, Valeo, mais également de nombreux secteur du public… Depuis le début de l'automne, les annonces de plans de licenciements massifs et de fermetures de sites se multiplient sur le territoire. D'après la CGT, 300 000 emplois pourraient être menacés, notamment dans les secteurs de la chimie, la métallurgie et le commerce.

Pendant trop longtemps, écologie et emplois ont été opposés artificiellement par ceux qui avaient tout intérêt à convaincre les travailleurs que les écologistes voulaient fermer leurs usines, seul moyen pour eux de nourrir leur famille, et les écologistes que les travailleurs étaient responsables ou complices de la pollution et des ravages environnementaux. Comble du cynisme, l'écologie a même été utilisée par le patronat pour justifier les licenciements, comme à la raffinerie Total de Grandpuits, où 700 emplois ont été supprimés en 2021 sous couvert d'une hypocrite reconversion « verte » du site, ou actuellement chez Stellantis, où l'usine de Poissy est destinée à devenir un « green campus » du géant de l'automobile.

Face aux licenciements qui se multiplient, jetant des milliers de travailleurs et leurs familles dans la précarité et la souffrance, pendant que les ravages environnementaux s'approfondissent, il est temps d'en finir une bonne fois pour toute cette opposition organisée par les patrons. Ce sont les mêmes qui licencient en masse et qui ravagent le monde, exposant au passage les travailleurs et leur santé au pire des pollutions. Le cas de l'usine Solvay de Salindres, dans le Gard, en est une illustration évidente : après avoir dégradé la santé des travailleurs et l'environnement à coup de polluants éternels pendant des décennies, l'usine ferme en prétextant des normes environnementales trop contraignantes, laissant les travailleurs sur le carreau et les environs de l'usine durablement polluée.

C'est pourquoi la lutte contre les licenciements est aussi une lutte écologiste. Pour stopper l'offensive des patrons qui cherchent à faire payer aux travailleurs les prix de la crise économique et écologique, il faut aujourd'hui se battre au côté du monde du travail et notamment des grèves qui émergent dans différentes entreprises pour interdire tout licenciement. Il est évident que face à la crise écologique, nous ne pouvons pas continuer à produire comme nous le faisons actuellement. Mais il est tout aussi évident que les plans du patronat nous mènent dans une impasse catastrophique sur le plan écologique, et social. Nous pouvons dessiner une autre issue à la crise écologique et sociale, en socialisant sans rachat les usines condamnées à fermer sous le contrôle des travailleurs, afin de lancer leur reconversion écologique entre les mains de ceux qui en ont l'intérêt : les travailleurs et les habitants.

Face à un gouvernement et à un patronat radicalisés qui ont réprimé durement écolos comme travailleurs dans la dernière période, une telle chose ne tombera pas du ciel : elle ne pourra être que le résultat d'une lutte d'ensemble du monde du travail et du mouvement écolo. Une perspective à construire dès maintenant à partir d'un travail d'alliances locales et d'une mobilisation conjointe.

Signataires :

CGT Total Grandpuits
Les Soulèvements de la Terre
Les Amis de la Terre
Extinction Rebellion
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/231224/la-lutte-contre-les-licenciements-dans-l-industrie-est-une-lutte-ecologiste

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Inde : Les syndicats paysans lancent une campagne pour garantir un prix minimum légal

28 janvier, par Vía Campesina — , ,
Le 7 janvier, en réponse à un appel lancé par le Syndicat Bhartiya Kisan (BKU), des syndicats paysans dans plusieurs états ont mené un effort coordonné à l'échelle nationale (…)

Le 7 janvier, en réponse à un appel lancé par le Syndicat Bhartiya Kisan (BKU), des syndicats paysans dans plusieurs états ont mené un effort coordonné à l'échelle nationale pour soumettre les mémorandums des paysan·nes aux différents sièges administratifs des districts, énumérant une série de demandes concernant les producteurs·rices à petite échelle dans le pays. La lettre a également été soumise au Président de l'Inde, lui demandant une action immédiate sur une série de problèmes critiques affectant les paysan·nes du pays.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Dans une déclaration publiée sur sa page Facebook officielle, le BKU a souligné qu'en dépit de deux décennies de mobilisations nationales, le gouvernement n'a pas réussi à mettre en place un prix minimum de soutien garanti légalement, qui soit au moins 50 % au-dessus du coût global de production. Le syndicat a souligné que cette demande de longue date reste sans réponse, même alors qu'un dirigeant syndical paysan prominent est en grève de la faim depuis plus d'un mois pour obtenir une garantie légale pour le prix minimum de soutien. Le BKU a exprimé sa solidarité avec la personne en grève de la faim et a appelé de manière urgente le gouvernement à traiter cette question.

En plus de la demande de prix minimum de soutien, des préoccupations ont été soulevées concernant le retard accumulé dans les paiements de la canne à sucre, ce qui a aggravé la crise financière des familles rurales de paysan·nes. Les syndicats ont également appelé à un allègement global des prêts agricoles pour soulager le fardeau croissant de la dette rurale.

Les syndicats plaident pour que les gouvernements des états adoptent des législations soutenant les coopératives paysannes, les micro, petites et moyennes entreprises (PME) grâce à des prêts soutenus par le secteur public et des initiatives d'approvisionnement. Ils exigent également un soutien accru pour les producteurs·rices à petite échelle afin de les aider à commercialiser leurs biens efficacement.

Les syndicats ont aussi appelé à des amendements urgents de la politique semencière du pays, exprimant leur préoccupation face à l'utilisation croissante de pesticides nuisibles, qu'ils avertissent pourraient poser de graves risques pour la santé publique. Ils ont également demandé au gouvernement de rendre les équipements agricoles et les articles connexes exempts de la taxe sur les biens et services et d'imposer un interdit sur les semences génétiquement modifiées en Inde.

Cette publication est également disponible en English.

https://viacampesina.org/fr/inde-les-syndicats-paysans-lancent-une-campagne-pour-garantir-un-prix-minimum-legal/a

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Le continuum raciste

28 janvier, par Aurélia Michel — , ,
À l'heure de la montée des partis xénophobes et des défilés pronazis en Europe et outre-Atlantique, il est crucial de prendre conscience du continuum de la violence raciste (…)

À l'heure de la montée des partis xénophobes et des défilés pronazis en Europe et outre-Atlantique, il est crucial de prendre conscience du continuum de la violence raciste dans nos sociétés, des remarques et blagues racistes aux violations des droits. Ce concept de continuum peut aider à construire une stratégie politique fondée sur l'antiracisme.

8 janvier 2025 | tiré de la lettre d'AOC media

En mai 2020, la mort de George Floyd, étranglé par un policier à Minneapolis, suscitait une réaction simultanée sur cinq continents qui affirmait d'une manière inédite la réalité et la centralité du racisme dans un monde marqué par l'esclavage et la colonisation. Dans la foulée de ces manifestations, le débat sur l'antiracisme a progressé d'un coup, poussé par l'éclairage brutal des violences policières sur les conséquences directes du racisme.

Qui aurait pu prédire que quatre ans après, nous en serions à devoir espérer qu'en France, un parti ouvertement raciste, xénophobe et antisémite n'arrive au pouvoir par les urnes, ou encore à devoir constater que l'épouvantail du grotesque Donald Trump n'effraie pas la moitié de l'électorat d'une des plus grandes démocraties, bien au contraire ? Moins encore, nous pensions que l'on pourrait recenser dans toute l'Europe défilés pronazis, « ratonnades » et canaux télévisés ouvertement dédiés à l'insulte et l'intimidation raciale.

Ce backlash, prévisible car tous les mouvements d'émancipation le suscitent, déprimant et dangereux pour les populations qu'il expose, a déterminé le débat sur les stratégies de la gauche et plus largement de l'antiracisme – qui de fait ne se confondent pas. Ainsi, de nombreuses initiatives se sont succédées pour se confronter à la question du vote populaire pour le RN et de sa motivation raciste, partagées essentiellement entre deux pistes.

Les premières insistent sur la collusion entre sentiment d'aliénation par les structures capitalistes et expressions racistes, voire envisagent le vote RN comme une conséquence de l'exploitation de classe dont il faudrait déjouer les mécanismes, c'est-à-dire centrer la lutte contre le grand capital et les classes dominantes. Les secondes ne renoncent pas à la dimension accusatoire et morale de la dénonciation des actes et attitudes racistes en pointant le danger de banalisation et le risque que représenterait l'ouverture de ces digues, consubstantielles à l'antifascisme, pour les individus et groupes menacés.

Ce débat fut évidemment au cœur des enjeux électoraux du fameux front républicain pendant les récentes élections nationales, front républicain qui a suscité avant tout, comme certains l'avaient prédit, une alliance de la droite et de l'extrême droite telle celle qui gouverne la France depuis juillet 2024. C'est en effet une question stratégique cruciale. Face à la déferlante historique de l'extrême droite populiste qui traverse toutes les démocraties à l'occidentale, comment voter ? Sur qui taper ? Avec qui s'allier ? À quoi sert de dénoncer les expressions populaires du racisme si on finit par soutenir par le vote la reconduction des pouvoirs qui le produisent ? D'un autre côté, la priorité n'est-elle pas d'endiguer la violence raciste et les dommages concrets qui peuvent s'abattre sur les personnes ? Dilemme.

Comme souvent en la matière, il est utile regarder du côté des outils du féminisme dont les progrès sont plus rapides et les acquis plus consensuels que ceux, timides, de l'antiracisme en France. Notamment, le concept de continuum de violence en matière sexiste et sexuelle, formalisé dans la théorie féministe depuis les années 1980 et introduit dans le débat public français à l'occasion du mouvement MeToo, permet de qualifier et de cartographier la solidarité des mécanismes sexistes de dévalorisation des femmes, dont les aspects parfois tendres ou bienveillants sont à articuler au risque pour les femmes d'être exposées à une violence physique voire mortelle.

À cette occasion, tout le monde a pu constater que la dénonciation des structures sexistes et de leurs manifestations banalisées ne consiste en aucun cas à renoncer à la protection contre le viol, l'inceste ou les violences sur conjoint, à l'appui des législations existantes. De la même manière, nous pouvons mettre en évidence un continuum de violence raciste entre les insultes, les agressions, les appels à la haine ouvertement assumés par des individus, des groupes ou des médias, qui tombent sous le coup de la loi, aux gestes banals et clichés intériorisés qui circulent encore largement dans la société française.

Comme pour le continuum sexiste, il est crucial d'être lucide sur les mécanismes qui « autorisent » les entorses au droit ou à la bienséance

Dans ce domaine, ce sont les attitudes des élites, et plus largement celles des bourgeoisies dont elles sont issues, qui le disent le mieux. Ainsi cette interview de Geoffroy Roux de Bézieux, alors patron du Medef, au lendemain de la mort du jeune Nahel à Nanterre en juillet 2023, qui prétend qu'en « Seine-Saint-Denis, le premier employeur est le trafic de drogue » et se plaint que « ces gens qui travaillent de manière informelle » « refusent des emplois, de sécurité privée par exemple » ou dans le BTP. Ainsi cette scène récente où l'on voit Emmanuel Macron, qui se rêvait sans doute en héros, les manches retroussées en plein marasme après le passage du cyclone Chido à Mayotte, qui crie sur une femme en train d'exprimer les revendications des habitants et finit l'empoigner brutalement pour la faire taire.

Ce que le continuum raciste retrace est précisément le reste actif de la dimension coloniale de notre société, que la gestion gouvernementale des territoires d'outremer, cet héritage insolvable de l'empire colonial français, rend particulièrement visible.

Que ce soit le classement sans suite de la plainte dans l'affaire du chlordécone en Martinique, la gestion policière des revendications liées à la vie chère, le traitement judiciaire d'exception des manifestations en Nouvelle-Calédonie qui se traduit par la détention arbitraire en métropole du leader du mouvement, toutes entorses et distorsions du droit sont permises par l'idée que la République est indivisible, sauf là où s'appliquent des « des dispositions particulières[1] » – c'est d'ailleurs aussi l'expression « particulière » qui désignait pudiquement l'institution de l'esclavage aux États-Unis. Dernière en date, la nomination de Manuel Valls au ministère de l'outremer, un personnage plus que grillé c'est-à-dire sans réelle force politique et dont le parcours s'est illustré par des propos racistes et une gestion policière brutale du conflit social, dit tout le mépris que le nouveau Premier ministre réserve aux populations ultramarines.

Comme pour le continuum sexiste, il est crucial d'être lucide sur les mécanismes qui « autorisent » les entorses au droit ou à la bienséance, telles les mauvaises blagues potaches du président Macron révélées par un récent reportage du Monde. Ces entorses désignent des dominations qui expliquent les pulsions violentes dont les mouvements populistes, bolsonaristes, trumpistes ou autres, offrent le lamentable spectacle et constituent de réelles menaces physiques. Nous pouvons déplacer le curseur de l'indignation, mais cela ne changera pas le diagnostic : la structure raciste, c'est-à-dire coloniale et post-esclavagiste, des dispositifs de pouvoir.

Ce concept de continuum pourrait aider, en retour, à construire une stratégie politique fondée sur l'antiracisme qui consiste à défaire ces dispositifs ou, pour le moins, à détourner leurs effets : un continuum antiraciste qui, au lieu de construire une alternative entre les bourgs et les tours, articulerait, sur une gradation de la radicalité politique vers le progressisme bon ton, les enjeux d'un démantèlement de ces structures coloniales et raciales.

Ce continuum antiraciste pourrait être une boussole politique en pointant la continuité de la tolérance de la violence infligée aux corps et aux âmes palestiniennes avec celle subie par les populations africaines prises dans les désastres de la post-colonialité, ou encore celle quotidienne des naufrages mortels en Méditerranée, non pas comme une réaction uniquement morale, urgente et indignée, mais comme une question posée frontalement à l'ordre du monde, à notre marché de l'emploi et du logement, à l'application de nos politiques sociales, à l'accès aux droits civils dans nos démocraties, ou encore à la structure de notre consommation et la répartition géographique des risques socio-environnementaux qu'elle implique, par exemple lorsque se négocie le traité du Mercosur.

Il faut un continuum antiraciste comme boussole pour imaginer les formes de justice et de gouvernement capables d'affronter les défis environnementaux, géopolitiques, sanitaires et migratoires qui sont aujourd'hui bien dessinés. Il faut un continuum antiraciste pour admettre que les droits sociaux, politiques et civils tout comme les politiques publiques ne peuvent plus être contenues ni promises dans la nationalité, avec les exclusions que cette dernière suppose voire encourage.

Il nous faut désormais des institutions et des mécanismes de redistribution du pouvoir qui dépassent la notion de souveraineté territoriale ou d'égalité des « egos », dont la définition est toujours piégeuse, pour prendre en compte sérieusement les régimes de codépendance, de responsabilité entre les générations et entre les territoires, et souhaiter, avec les mots de Kaoutar Harchi, pour les êtres – qu'ils soient adultes ou pas, citoyens, humains ou non – « qu'ils ne soient qu'à eux-mêmes ».

Il nous faut construire le continuum antiraciste pour sortir de la colonialité qui est insidieusement inscrite dans notre modèle anthropologique issu des révolutions du XVIIIe siècle. Tout simplement parce que, du fait des dérèglements climatiques qui nous attendent, qu'on le regrette ou non, ce modèle n'est plus adapté aux conditions de notre subsistance.

Aurélia Michel

Historienne, Maîtresse de conférence à l'université Paris-Diderot

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Trump : le programme anti-écologique des ultraconservateurs

28 janvier, par Edward Maille — , ,
Donald Trump, investi président des États-Unis ce 20 janvier, veut augmenter la production d'énergies fossiles et réduire les moyens gouvernementaux de protection de (…)

Donald Trump, investi président des États-Unis ce 20 janvier, veut augmenter la production d'énergies fossiles et réduire les moyens gouvernementaux de protection de l'environnement.

Tiré de Reporterre
22 janvier 2025

Par Edward Maille

Donald Trump à un meeting de victoire la veille de son investiture officielle, le 19 janvier 2025 à Washington DC. - © Jim WATSON / AFP

Le souvenir de la première présidence de Donald Trump a de quoi inquiéter. Le milliardaire avait retiré les États-Unis de l'Accord de Paris sur le climat. Il avait détricoté, annulé ou diminué 125 règles et politiques environnementales, selon le Washington Post, avec des conséquences dramatiques.

L'abrogation de régulations pour limiter la pollution durant son mandat avait causé 22 000 morts supplémentaires en 2019, indique une étude publiée dans The Lancet. Son investiture ce 20 janvier comme 47ᵉ président des États-Unis laisse donc craindre, à nouveau, le pire pour l'environnement.

Pour son second mandat, Donald Trump a affirmé vouloir réduire, voire supprimer, le financement de l'Agence de protection de l'environnement (EPA). Avec ses 18 000 employés, elle met en application les régulations environnementales et veille à leur respect. Son affaiblissement provoquerait une détérioration de la qualité de l'air, de l'eau et des sols.

Le poids des ultraconservateurs

Un groupe de réflexion ultraconservateur, The Heritage Fondation, a publié un programme de 900 pages, Project 2025, pour le retour au pouvoir du milliardaire — même si celui-ci nie toute implication. 150 de ces pages sont dédiées à l'environnement et annonce une attaque systématique contre les garde-fous institutionnels du pays.

Le projet suggère des coupes budgétaires, mais aussi un effacement des lois environnementales, comme l'Endangered Species Act pour les espèces protégées ou le Clean Air Act sur la qualité de l'air. Le projet vilipende l'agence National Oceanic and Atmospheric Administration, estimant qu'elle participe à « l'alarme sur le changement climatique ». Cette agence joue un rôle majeur dans la recherche scientifique sur le climat.

Signe que l'inquiétude se propage, depuis la réélection de Trump, plusieurs organisations scientifiques se sont mises à archiver des données publiques, notamment des bases de données fédérales, craignant qu'elles ne soient supprimées par la nouvelle administration.

Faire exploser les forages sur les terres fédérales

Autre source à venir de pollutions supplémentaires, Donald Trump veut accroître les forages pétroliers et gaziers sur les terres fédérales (propriétés du gouvernement). Ces espaces sont gérés par différentes agences, comme le Bureau of Land Management. L'agence protège une partie des terres et administre en même temps des locations de terrains à des entreprises d'énergies fossiles ou d'extractions minières.

« C'est un équilibre, explique Michael Carroll, directeur de campagne pour le Bureau of Land Management au sein de l'organisation The Wilderness Society (Association pour la vie sauvage). Pendant le premier mandat de Donald Trump, la balance penchait nettement du côté du développement des mines et de l'extraction de pétrole et de gaz, au détriment de la protection de l'environnement. C'est une menace pour les “joyaux de la couronne” du pays, c'est-à-dire nos espaces naturels, pour randonner, camper, ou pêcher », s'inquiète-t-il.

Le pétrole provenant de terres et d'espaces maritimes détenus par le gouvernement représente près d'un quart de la production totale du pays, et 11 % de la production de gaz naturel. Même si ces terres ont connu un « record de projets pétroliers et gaziers avec Joe Biden », la situation risque d'empirer avec le nouveau président.

Éloignement drastique des objectifs climatiques

Deuxième risque pour le climat avec l'arrivée de Trump au pouvoir : ne pas atteindre les objectifs nationaux de réduction de gaz à effet de serre. Le magnat de l'immobilier souhaite abroger les politiques climatiques de Joe Biden. Celui-ci a mis en place des mesures ambitieuses, notamment grâce à la loi de réduction de l'inflation — Inflation Reduction Act —, dont le coût est désormais estimé à 1 045 milliards de dollars sur dix ans, selon le Penn Wharton Budget Model.

Son objectif est d'encourager la transition vers des énergies vertes, avec des subventions et déduction d'impôts, et pour le développement de véhicules électriques et d'usines de batteries. « L'inflation Reduction Act est une loi. Donc pour la changer, il faudrait un vote du Congrès. Je ne pense pas qu'il y aura assez de voix [même si la majorité au Congrès est Républicaine]. Car une grande partie de l'argent est envoyée dans des États et circonscriptions dirigées par des Républicains », estime la directrice de l'Initiative pour la sécurité énergétique et sur le climat à la Brookings Institution, Samantha Gross.

Le Démocrate avait fixé comme objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 50 à 52 % d'ici 2030, par rapport à l'année 2005. Selon des projections de l'organisation environnementale America is all in, les politiques actuelles permettraient seulement une réduction de 39 %. Des mesures supplémentaires sont donc nécessaires, mais la réélection de Trump, et la quasi-certitude d'absence de politiques climatiques supplémentaires, compromettent cet objectif.

Une production de pétrole déjà très haute

Donald Trump a promis une « domination énergétique ». Soit l'indépendance énergétique couplée à un renforcement du pouvoir géopolitique étasunien grâce aux exportations. Il souhaite une baisse des régulations pour les entreprises d'énergies fossiles.

Mais si Trump ne cesse de répéter que Biden a freiné la production de gaz et de pétrole, c'est faux. L'extraction et la production de pétrole ont atteint des recordspendant la présidence de Joe Biden. Le pays est le premier producteur mondial. Pas dit, donc, que le républicain puisse faire mieux.

« Un gouvernement dirigé par des milliardaires du secteur des énergies fossiles, c'est un gros problème »

« Toutes les entreprises de pétrole et de gaz prennent des décisions en fonction de leurs intérêts, de leurs ressources, de leur situation financière et des prévisions du marché, dit Samantha Gross. Donald Trump peut mettre à disposition plus de terrains fédéraux et réduire les régulations pour l'extraction, mais je ne pense pas que ces deux facteurs soient les principaux déterminants. »

C'est plutôt au niveau politique que le soutien des entreprises de gaz et de pétrole au président pendant sa campagne inquiète. « On perd du terrain dans la lutte contre le pouvoir des industries d'énergies fossiles, s'inquiète Collin Rees, directeur de campagne chez Oil Change International. Quand on a un gouvernement dirigé par des milliardaires du secteur des énergies fossiles, c'est évident qu'on a un gros problème. »

La justice, dernier rempart ?

Face à ces perspectives, les associations et ONG peuvent essayer d'obtenir des victoires à l'échelle locale, mais aussi juridique. Les tribunaux ont vu ces dernières années de nombreux dossiers arriver, offrant autant de victoires écologiques que de bonds en arrière. En juin dernier, une décision de la Cour suprême mettait fin à la doctrine Chevron, avec comme potentielles conséquences l'affaiblissement du rôle des agences gouvernementales pour protéger l'environnement.

Le président nomme les juges fédéraux, ensuite confirmés par le Sénat. De la même manière que Joe Biden a nommé des juges libéraux, dont l'interprétation du droit peut s'apparenter aux politiques des Démocrates, Donald Trump pourrait nommer des juges conservateurs moins enclins à statuer en faveur de l'environnement.

« Pendant le mandat de Joe Biden, on a vu de nombreuses industries porter plainte dans des États comme le Kentucky ou le Texas, pour avoir un jugement plus favorable par un juge nommé par Donald Trump, explique Kym Meyer, directrice des litiges au Southern Environmental Law Center. Mais pour remettre en cause les mesures de Donald Trump, on ira porter plainte auprès de juges plus justes et impartiaux. »

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50 ans de la Loi Veil : réhabilitons les femmes condamnées pour avortement

Nous, militantes, chercheuses, élu.es, demandons la réhabilitation des femmes injustement condamnées pour avortement. Nous ne pouvons les oublier Tiré de Entre les lignes (…)

Nous, militantes, chercheuses, élu.es, demandons la réhabilitation des femmes injustement condamnées pour avortement.

Nous ne pouvons les oublier

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/01/20/50-ans-de-la-loi-veil-rehabilitons-les-femmes-condamnees-pour-avortement/?jetpack_skip_subscription_popup

Cinquante ans après l'adoption de la loi Veil, avorter n'est plus un débat en France, c'est un droit fondamental, reconnu par la Constitution. Ces cinquante années de mouvements victorieux pour l'émancipation paraissent courts à l'échelle de l'Histoire de la répression patriarcale qui s'est exercée continûment contre les femmes qui ont eu recours à l'avortement. Nous ne pouvons oublier celles qui ont souffert, celles qui sont mortes des suites d'avortement clandestin et plus encore, celles qui ont été condamnées par des lois iniques. Nous, militantes, chercheuses, élu.es, demandons la réhabilitation des femmes injustement condamnées pour avortement.

Signez la pétition avec notre formulaire

Réparer une injustice historique

Jusqu'en 1975 et la loi Veil, les femmes ayant recours à l'avortement sont poursuivies, jugées, condamnées ou socialement ostracisées pour avoir pratiqué des avortements en application de l'article 317 du Code pénal de 1810. Déjà réprimé sous l'ancien régime, d'après les sources judiciaires de l'époque contemporaine, on trouve par exemple 1 020 condamnations entre 1826 et 1880, 715 entre 1881 et 1909. Après la Première Guerre mondiale, dans une France hantée par l'idée de dépopulation, toute femme « qui se serait procurée l'avortement à elle-même » risque de 6 mois à 2 ans de prison, et de 100 à 2 000 Francs d'amende.

Mais c'est surtout pendant le régime de Vichy que la répression s'intensifie : l'avortement redevient un crime passible de peine de mort et les condamnations de femmes avortées sont multipliées par 7 dans la période charnière de 1940-1943. En 1946, 5 151 affaires d'avortements clandestins sont encore jugées par les tribunaux, plus encore que sous Vichy. La condamnation des avortements perdure largement après la Seconde Guerre mondiale jusqu'à l'amnistie de 1974.

Réhabiliter ces femmes avortées, c'est reconnaître qu'elles ont été condamnées injustement. Il s'agit de restaurer leur dignité mais aussi de leur redonner une digne place dans l'Histoire des femmes et de leurs droits.

Sur le modèle de la proposition de loi votée par le Sénat le 22 novembre 2023 et l'Assemblée nationale le 6 mars 2024 visant à reconnaître la responsabilité de la Nation dans les condamnations pour homosexualité entre 1942 et 1982, une commission indépendante pourrait être chargée de la reconnaissance et de la réparation, matérielle ou symbolique, des femmes injustement condamnées pour avortement.

La mémoire pour changer l'histoire des femmes

A l'heure toutefois où 40% des femmes dans le monde vivent dans un pays qui restreint ou interdit leur droit à l'IVG, à l'heure où elles sont 47 000 à mourir parce qu'on leur refuse un avortement sûr, à l'heure enfin où ce droit recule drastiquement aux Etats-Unis, la réhabilitation que nous demandons est un geste politique fort, dans la continuité de la constitutionnalisation de mars 2024.

Réhabiliter et obtenir réparation pour les femmes condamnées, c'est aussi déconstruire les stigmates qui entourent encore trop souvent l'avortement et écrire un autre récit de l'avortement. Il ne s'agit pas seulement d'un acte médical, mais d'un choix éminemment politique, social et personnel dont aucune femme n'aurait dû se sentir coupable.

Avorter, c'est tout simplement décider pour soi. Parfois un choix, parfois la seule solution. Face aux opposants toujours plus nombreux de la liberté des femmes, la France doit continuer d'affirmer haut et fort que l'avortement est un droit fondamental et inaliénable, une condition essentielle à l'égalité entre les sexes.

En cette année de commémoration, nous appelons à l'adoption d'une loi pour réhabiliter et obtenir réparation pour les femmes condamnées pour avortement avant 1975.

Signez la pétition avec notre formulaire

Premier.es signataires
Anne-Cécile Mailfert, présidente de la Fondation des Femmes
Annie Ernaux, écrivaine
Michelle Perrot, historienne
Christelle Taraud, historienne
Claudine Monteil, historienne
Xavière Gauthier, écrivaine
Bibia Pavard, historienne
Michelle Zancarini-Fournel, historienne
Florence Rochefort, historienne
Julie Gayet, actrice
Maria Cornaz Bassoli, avocate
Suzy Rojtman, co-fondatrice du Collectif féministe contre le Viol
Sarah Durocher, présidente du Planning familial
Chantal Birman, sage-femme
Anna Mouglalis, actrice
Laurence Rossignol, sénatrice
Hussein Bourgi, sénateur
Laure Calamy, actrice
Françoise Picq, historienne
Maria Cornaz Bassoli, présidente de Choisir la cause des femmes
Clémentine Galey, podcasteuse
Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit

https://fondationdesfemmes.org/petitions/rehabilitation-avortement/

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La Cour interaméricaine des droits de l’homme fait avancer la justice reproductive avec la décision en faveur de Beatriz et de sa famille

Le 20 décembre 2024, la Cour interaméricaine des droits de l'hommea condamné l'État salvadorien dans le cadre de l'affaire de Beatriz et autres c. Le Salvador. Beatriz était (…)

Le 20 décembre 2024, la Cour interaméricaine des droits de l'hommea condamné l'État salvadorien dans le cadre de l'affaire de Beatriz et autres c. Le Salvador. Beatriz
était une jeune femme et mère salvadorienne qui a vécu une grossesse qui mettait gravement en danger sa santé et dont le fœtus n'était pas viable. Contre sa volonté expresse, les autorités salvadoriennes l'ont privée de la possibilité de mettre un terme à la grossesse en 2013.

tiré de Entre les lignes et les mots

« Ce jugement est un hommage sincère et attendu de longue date à la mémoire de Beatriz et au combat que sa mère Delmy et sa famille ont mené avec des dizaines d'organisations et de réseaux féministes. Grâce à son combat, nous avons un socle de protection juridique plus solide pour la santé reproductive, ce qui est une avancée très positive dans un contexte de tensions régressives dans la région, particulièrement au Salvador », a déclaré Ana Piquer, directrice pour les Amériques à Amnesty International.

Après des années d'une mobilisation féministe en soutien à Beatriz et de sa famille, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a enfin conclu que le Salvador avait bafoué les droits de Beatriz à la santé, à la protection judiciaire et à la vie privée, ainsi que le droit de Beatriz et de sa famille à l'intégrité personnelle. La Cour a également reconnu que l'absence de protocoles de prise en charge des grossesses à haut risque, dans un contexte d'interdiction totale de l'avortement, a empêché les autorités d'offrir un traitement médical adapté et en temps opportun à Beatriz, qui a alors été soumise à des violences obstétricales. La Cour a ainsi ordonné à l'État salvadorien d'adopter les mesures réglementaires nécessaires pour la prise en charge des grossesses mettant en danger la vie et la santé des femmes.

« Il s'agit d'une avancée historique, mais ce n'est pas la fin du combat. Amnesty International continuera de soutenir Delmy, sa famille et les personnes qui les accompagnent jusqu'à s'assurer que ce que Beatriz a subi ne se reproduise jamais au Salvador et sur l'ensemble du continent. Toute femme et personne enceinte a le droit à l'avortement, en particulier dans des cas comme celui de Beatriz, lorsque sa vie et sa santé sont menacées », a déclaré Ana Piquer.

La Cour interaméricaine des droits de l'homme a ordonné à l'État de fournir des soins de santé complets à la famille de Beatriz, de fournir une formation en matière de santé maternelle au personnel médical, aux représentant·e·s de l'État et aux magistrat·e·s, et d'adopter les mesures réglementaires nécessaires pour assurer la sécurité juridique dans les cas de grossesse à haut risque. L'État salvadorien devra se conformer à cette décision dans les plus brefs délais et rendre compte des avancées dans un an.

Cette condamnation de la Cour interaméricaine des droits de l'homme est également un appel aux autres États de l'hémisphère, particulièrement ceux qui maintiennent une interdiction totale de l'avortement.

https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/12/el-salvador-iacthr-advances-reproductive-justice-with-ruling-in-favor-of-beatriz-and-her-family/
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Rapport de décembre 2024 : Statistiques choquantes sur les exécutions de femmes en Iran

Alors que la peine de mort a été abolie dans de nombreux pays du monde, dans la dictature théocratique iranienne, les exécutions ne sont pas simplement une forme de punition ; (…)

Alors que la peine de mort a été abolie dans de nombreux pays du monde, dans la dictature théocratique iranienne, les exécutions ne sont pas simplement une forme de punition ; elles constituent un outil stratégique permettant à un régime illégitime de maintenir son emprise sur le pouvoir.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/01/02/rapport-de-decembre-2024-statistiques-choquantes-sur-les-executions-de-femmes-en-iran/?jetpack_skip_subscription_popup

Télécharger le rapport

Au cours des quatre dernières décennies, les exécutions en Iran ont visé un large éventail d'individus, y compris des dissidents politiques, des minorités ethniques telles que les Kurdes, les Baloutches, les Turkmènes et les Arabes, ainsi que des adeptes de diverses religions.

Amnesty International a indiqué l'année dernière que 74% des exécutions dans le monde en 2023 avaient eu lieu en Iran. En 2024, le nombre d'exécutions dans le pays a augmenté de 15% par rapport à l'année précédente, passant de 850 en 2023 à 997 en 2024, y compris l'exécution de 8 prisonniers politiques.

Le régime clérical n'utilise pas les exécutions pour punir les délinquants ou les criminels, mais plutôt comme un moyen d'instiller la peur dans la société et d'assurer sa survie. Par conséquent, le régime détient non seulement le taux d'exécution par habitant le plus élevé au monde, mais aussi le triste record du plus grand nombre de femmes exécutées dans le monde.

Le premier exécuteur de femmes au monde

Sur les 997 personnes exécutées en Iran en 2024, 34 étaient des femmes. À première vue, la présence de 34 femmes sur près d'un millier d'exécutions ne semble pas particulièrement élevée. Cependant, il est important de considérer qu'aucun autre pays n'exécute ne serait-ce qu'un dixième de ce nombre de femmes.

En outre, compte tenu du rôle maternel des femmes, même l'emprisonnement dans d'autres pays est souvent remplacé par des peines alternatives afin de s'assurer que leurs enfants ne sont pas laissés sans personne pour s'occuper d'eux. Pourtant, en Iran, non seulement des milliers de femmes sont emprisonnées, mais chaque année, certaines d'entre elles sont exécutées, laissant leurs enfants orphelins.

Comparaison statistique des exécutions de femmes en Iran

Selon les données compiléespar la Commission des femmes du Conseil national de la Résistance iranienne, au moins 263 femmes ont été exécutées en Iran depuis 2007.

De 2013 à 2020, soit une période de huit ans, au moins 120 femmes ont été exécutées dans le pays, avec une moyenne annuelle de 15 exécutions. Cependant, en 2024, avec 34 femmes exécutées, le nombre a plus que doublé cette moyenne, marquant une augmentation profondément alarmante.

Depuis l'arrivée au pouvoir d'Ebrahim Raïssi en 2021, le nombre d'exécutions, y compris celles de femmes, n'a cessé d'augmenter. Après la mort de Raïssi, le 19 mai 2023, et l'arrivée au pouvoir de Massoud Pezechkian en août 2023, cette tendance à la hausse s'est encore accélérée.

Sur les 34 femmes exécutées en 2024, 23, soit près de 68%, l'ont été après la mort de Raïssi et pendant le mandat de Pezeshkian. Ce nombre, survenu en seulement sept mois, est 1,5 fois supérieur à la moyenne annuelle de 15 femmes.

Cela fait une moyenne mensuelle de 3,3 femmes exécutées pendant cette période. Le 8 octobre 2024, Pezechkian a ouvertement défendu les exécutions. En comparaison, pendant les 34 mois de la présidence de Raïssi, 63 femmes ont été exécutées, soit une moyenne de 1,85 femme par mois.


Condamnations à mort

Selon des documents divulgués par le Conseil national de la résistance iranienne, plus de 5 000 prisonniers en Iran sont actuellement dans le couloir de la mort. Si ces condamnations sont prononcées sous divers prétextes, elles visent avant tout à préserver le régime clérical, ce qui les classe dans la catégorie des exécutions politiques.

L'année dernière, 2 prisonnières politiques kurdes, Pakhshan Azizi et Varisha Moradi, ont été condamnées à mort. Une militante syndicale,Sharifeh Mohammadi, a également été condamnée à mort, mais son jugement a été annulé par la suite.

En outre, le pouvoir judiciaire du régime a condamné à mort 9 prisonniers politiques accusés d'appartenir à l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien.

La campagne « Non aux exécutions »

Depuis février 2024, les prisonniers politiques de la prison de Qezel Hessar à Karadj ont lancé une campagne intitulée « Non aux mardis des exécutions » pour protester contre le nombre croissant d'exécutions en Iran.

Le mardi 30 janvier 2024, un groupe de prisonniers de la prison de Qezel Hesar a annoncé la campagne en déclarant :

« Pour nous faire entendre, nous entamerons une grève de la faim tous les mardis. Nous avons choisi le mardi parce que c'est souvent le dernier jour de vie de nos codétenus qui sont transférés à l'isolement dans les jours précédents ».

Par le biais de la campagne « Non aux mardis de l'exécution », ces prisonniers ont cherché à attirer davantage l'attention nationale et internationale sur la violation flagrante du droit à la vie et sur les exécutions généralisées en Iran.

À ce jour, ils ont entamé une grève de la faim depuis 48 semaines, et 28 prisons se sont jointes au mouvement. Les quartiers des femmes de la prison d'Evin et de la prison de Lakan à Racht ont joué un rôle de premier plan dans cette campagne. Des femmes et des hommes courageux chantent en solidarité :
« Unies, déterminées, jusqu'à l'abolition de la peine de mort, nous tiendrons jusqu'au bout. Nous resterons debout jusqu'à la fin »

Soutien mondial à la campagne « Non aux mardis de l'exécution »

Le 10 décembre, Journée internationale des droits de l'Homme, il a été annoncé que plus de 3 000 anciens dirigeants mondiaux, chefs d'État, ministres, ambassadeurs, députés de différents pays, fonctionnaires des Nations unies, experts en droits de l'Homme, lauréats du prix Nobel et ONG avaient signé une déclaration appelant à l'arrêt des exécutions en Iran. Cette annonce a coïncidé avec la 46e semaine de la campagne « Non aux mardis de l'exécution ».

En outre, 581 maires de France ont exprimé leur profonde inquiétude face à l'augmentation alarmante du nombre d'exécutions sous le mandat du président Massoud Pezechkian, un taux nettement plus élevé que les années précédentes, et ont demandé l'arrêt immédiat des exécutions en Iran.

En solidarité avec la campagne « Non aux exécutions en Iran », la municipalité du 17e arrondissement de Paris a déployé une bannière présentant des images de prisonniers politiques condamnés à mort. La banderole mettait en avant Pakhshan Azizi et Varisha Moradi, 2 prisonnières politiques kurdes condamnées à mort, ainsi que les photos de 9 sympathisants de l'Organisation des Moudjahidines du Peuple Iranien (OMPI) qui risquent également d'être exécutés. La banderole demandait qu'il soit mis fin aux condamnations à mort inhumaines de ces combattants de la liberté.

Depuis 46 ans, le régime iranien se maintient en détruisant systématiquement les droits de l'Homme et en recourant aux exécutions et aux massacres comme outils de répression. En revanche, la Résistance iranienne met l'accent sur l'abolition de la peine de mort depuis plus de deux décennies. L'abolition des exécutions est un élément clé du plan en 10 pointsproposé par Mme Maryam Radjavi. La campagne « Non aux exécutions », à l'intérieur et à l'extérieur de l'Iran, fait partie de ce mouvement plus large : Non à la pendaison quotidienne des mineurs, non à l'exécution des femmes, non au règne des potences.

La communauté internationale doit isoler le régime clérical et demander des comptes à ses dirigeants pour 46 ans de crimes contre l'humanité, de génocide et de crimes de guerre. La Résistance iranienne exige que les relations diplomatiques et commerciales avec le régime soient conditionnées à l'arrêt des exécutions et de la torture, ainsi qu'à la fin de l'impunité pour les dirigeants du régime.

Le régime doit permettre à une délégation d'enquête internationale de visiter les prisons iraniennes et de rencontrer les prisonniers, en particulier les prisonniers politiques.

https://wncri.org/fr/2024/12/31/les-executions-de-femmes-iran/

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Des femmes « plus féministes » mais des hommes plus « sensibles » aux discours masculinistes…

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) alerte, dans son rapport annuel sur l'état du sexisme en France, publié ce lundi 20 janvier, sur la recrudescence des comportements et des (…)

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) alerte, dans son rapport annuel sur l'état du sexisme en France, publié ce lundi 20 janvier, sur la recrudescence des comportements et des discours sexistes à l'encontre des femmes au sein de la société. « Les femmes sont plus féministes et les hommes plus masculinistes », résume Bérangère Couillard, présidente du HCE.

Tiré de l'Humanité
https://www.humanite.fr/feminisme/feminisme/des-femmes-plus-feministes-mais-des-hommes-plus-sensibles-aux-discours-masculinistes-le-sexisme-encore-loin-detre-eradique-selon-le-h
Publié le 20 janvier 2025
photo : © Olivia Bonnamour/Middle East Images/ABACAPRESS.COM

Tom Demars-Granja

Une manifestation appelée par des organisations féministes deux jours avant la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, à Paris, le 23 novembre 2024.

La victoire contre le patriarcat est loin d'être acquise. Au contraire, le dernier rapport annuelsur l'état du sexisme en France, publié lundi 20 janvier par le Haut Conseil à l'Égalité (HCE), fait état d'un gouffre toujours plus béant entre l'émergence à grande échelle d'idées féministes et le retour en force des discours masculinistes.

Selon ce rapport 2025, la « polarisation » croît entre des femmes « plus féministes » et des hommes sensibles à des discours réactionnaires. Point alarmant de l'enquête du HCE, ce phénomène touche particulièrement la jeunesse. « Les femmes sont plus féministes et les hommes plus masculinistes », résume ainsi Bérangère Couillard, présidente du HCE.

« Tous les hommes portent une part de responsabilité »

Deux exemples récents montrent notamment cette fracture, selon le Conseil à l'Égalité. L'élection présidentielle aux États-Unis, tout d'abord, dont les résultats illustrent la puissance des cercles masculinistes sur les champs politiques et médiatiques locaux, également à l'œuvre de ce côté de l'Atlantique. 45 % des jeunes électeurs ont ainsi voté pour le président réélu Donald Trump – antiféministe revendiqué et condamné pour agression sexuelle -, quand 72 % des jeunes électrices ont soutenu la candidate démocrate, Kamala Harris.

Le procès des viols de Mazan – où 51 hommes ont été condamnés pour des viols sur Gisèle Pelicot -, ensuite, a aidé à une « prise de conscience », selon le HCE. Pour 65 % des Français, cette affaire illustre le fait que « tous les hommes portent une part de responsabilité » en matière de violences sexistes et sexuelles (VSS). De plus, environ neuf Français sur dix « considèrent que les hommes ont un rôle à jouer dans la prévention et la lutte contre le sexisme », selon le rapport annuel du Haut Conseil à l'Égalité.

Concernant la situation globale dans l'hexagone, six Français sur dix estiment qu'il est difficile d'être une femme. C'est le cas de 86 % des femmes âgées de 25 à 34 ans et de 66 % des jeunes hommes, selon un baromètre réalisé en octobre 2024, auprès d'un échantillon représentatif de 3 200 Français de 15 ans et plus. Cependant, 45 % des hommes de moins de 35 ans – et un quart des Français – jugent qu'il est difficile d'être un homme. Une idée qui progresse chez les jeunes hommes, signale le baromètre du HCE.

35 % des femmes ont eu un rapport sexuel sans consentement

De plus, le rapport rappelle que les femmes sont confrontées quotidiennement au sexisme. 86 % d'entre elles ont déjà vécu une situation sexiste et neuf sur dix ont adopté des stratégies d'évitement du sexisme au quotidien. Lesinégalités de traitemententre les hommes et les femmes sont largement citées dans le monde du travail (76 %), dans la rue et les transports (71 %) dans le monde politique (70 %), dans la vie de famille (62 %) et dans les médias (48 %).

Alors qu'une commission parlementaire publie mardi un rapport surl'inscription du consentement dans la définition du viol, 35 % des femmes indiquent avoir eu un rapport sexuel sans consentement, face à l'insistance du partenaire. Trois quarts des Français jugent importants la prévention et la lutte contre le sexisme. Et neuf sur dix sont favorables à un programme à l'école pour comprendre la sexualité et prévenir les violences de genre.

Proposition à laquelle le HCE se rallie et dont l'organisme recommande la mise en place. Une position qui prend le contre-pied des récentes attaques coordonnées de la droite et de l'extrême droiteà l'encontre de l'éducation à la vie affective et sexuelle dans les établissements scolaires.

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) préconise enfin de développer des « budgets sensibles au genre ». L'objectif de ces enveloppes serait de permettre l'analyse, tant au niveau national, que régional ou communal, ce qui est dépensé pour les garçons et les hommes d'une part, pour les filles et les femmes d'autre part. De quoi permettre d'« ajuster les politiques publiques », elles aussi gangrenées par des réflexes sexistes.

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Vieillir en féministe

L'invisibilisation des femmes vieillissantes commence tôt, parfois dès 40 ans dans certaines activités culturelles. Après leur prise de retraite ou si elles connaissent des (…)

L'invisibilisation des femmes vieillissantes commence tôt, parfois dès 40 ans dans certaines activités culturelles. Après leur prise de retraite ou si elles connaissent des problèmes de santé, l'invisibilisation est quasi totale dans la société mais aussi dans les groupes féministes. Seules y échappent des femmes qui poursuivent longtemps une activité politique ou féministe et intellectuelle médiatisée.

Tiré de Entre les lignes et les mots

(Création du groupe « Les Vieilleuses » dans OLF 34)

Comme d'habitude les hommes restent plus visibles, ils sont pourtant moins nombreux et vivent moins longtemps. Cette situation est variable selon les territoires, dans la ruralité elle est accentuée, beaucoup de femmes vieillissent isolées, pauvres, leurs rôles et leurs apports oubliés. La disparition des vieilles s'entend et se lit constamment puisque la vieillesse, que ce soit dans les associations qui en traitent, dans les caisses de retraite, les journaux et les annonces gouvernementales, se décline au masculin « Les vieux » ! au mieux « les personnes âgées ». Vieilles nous-mêmes et prenant conscience de ce phénomène et de cette injustice nous avons créé à Montpellier un groupe féministe « Les Vieilleuses » et avons inscrit notre action dans le partage et la transmission dans l'association OLF34 (Osez le Féminisme) dont nous partageons les valeurs.

L'action de Thérèse Clerc avec les Babayagas1 a déjà éveillé les consciences sur la nécessité et le bonheur possible de l'entraide, du partage, de la collectivité dans le respect de l ‘individualité, de la sororité entre vieilles partageant une structure adaptée de logements accessibles. Oui, les vieilles sont plus souvent que les hommes seules, plus pauvres et subissant des pertes d'autonomie puisque vieillissant plus longtemps.

Les groupes féministes commencent timidement à prendre en compte les problèmes des effets de la combinaison du sexisme et de l'âgisme sur les femmes. Par exemple dans la liste des exigences des associations féministes pour les candidats et candidates aux dernières élections législatives on lit deux propositions : « la prise en compte de tous les âges et de toutes les étapes de la vie dans la santé des femmes » et « prévoir un plan d'action stratégique pour les familles monoparentales, les femmes retraitées, les personnes en grande vulnérabilité et les femmes vivant en milieu rural ».

Ce n'est pas suffisant, il faut aller plus loin et étudier tous les aspects du problème. C'est à partir de nos discussions, débats, préparation de nos actions à Montpellier, que j'ai écrit les réflexions qui suivent. Je reste seule responsable des opinions émises ici. Ma question de départ a été : qu'est-ce que vieillir en féministe ? Une fois quelques réponses proposées, – je ne prétends pas à l'exhaustivité -, je présente les vulnérabilités en particulier économiques qui se construisent tout au long de la vie des femmes et qui aboutissent à des situations difficiles à la vieillesse. J'observe des inégalités inacceptables, la poursuite de l'assignation au care accompagnée de la non prise en compte de l'apport des femmes dans la famille et dans la société.

Pour les féministes lutter contre l'âgisme est nécessaire. Il y a lieu, certes, de bâtir une société inclusive, plus juste évidemment, et plus respectueuses de l'expérience des ancien·nes et de leur dignité.

Mais cela ne suffit pas. Pas plus que les femmes (plus de la moitié de l'humanité), les vieilles ne sont une catégorie ou une minorité à traiter à part, elles sont des femmes qui du fait de leur naissance et de leur vie dans des sociétés sexistes, vont avoir un vieillissement différencié de celui des hommes. Elles vont connaître des aggravations de ces inégalités par le fait même des assignations qu'elles ont supportées et des apports à la famille et à la société non reconnus et dévalorisés au profit du système capitaliste et du système patriarcal. La domination masculine inscrit toutes les femmes, les vieilles comprises, dans des rapports d'appropriation, d'oppression, de violences, dans des assignations de rôles et de tâches qui infériorisent les femmes, réduisent leur indépendance et construisent des inégalités profondes et tenaces malgré les progrès dans les droits des femmes que nous avons obtenus dans un pays comme la France, progrès que nous savons fragiles.

I-Vieillir en féministe c'est D'abord vieillir

Qu'est-ce que vieillir ? à partir de quel âge ? Sur le plan physiologique le vieillissement commence à 25 ans.

On ne vieillit peut-être pas de la même façon et avec les mêmes ressentis, selon la vie menée, les charges assumées, les travaux réalisés et la profession, l'état de santé, selon la classe sociale, l'activité intellectuelle, le sexe, l'appartenance ethnique ou l'origine géographique.

Pour les statisticien·nes, la vieillesse commence souvent à 60 ans. En France et au 1er janvier 2024 sur 68 millions d'habitants il y avait 18 millions de plus de 60 ans et 6,5 millions de plus de 75 ans. En 2030 il y aura 20 millions de personnes âgées (plus de 60 ans) et en 2060, 24 millions. Cette évolution démographique accompagnée par une baisse de la natalité produit des enjeux et des défis très importants et sensibles pour la vie politique et sociale. Le vieillissement de la population peut entrainer des réactions négatives contre les vieilles et les vieux devenu·es « trop encombrant·es », à la fois trop riches et trop coûteux (maltraitances, réduction drastique des retraites à prévoir ! etc.), des remises en question de la liberté des femmes (contraception, avortement, obligation d'enfanter) et de l'égalité F/H (renforcement des assignations et de la domination masculine). Certaines de ces régressions sont déjà pensées et mises en place dans des pays où la démocratie est mise à mal.

Vieillir c'est très souvent se heurter à l'âgisme qui touche tout le monde mais certainement avec des degrés différents selon la classe sociale et le sexe. L'âgisme est la division et la catégorisation selon l'âge d'une population accompagnées de traitements différenciés qui produisent de l'injustice, des préjudices, des violences. Comme l'écrit Florence Fortin-Braud2 : « tout comme le racisme et le sexisme, c'est un ensemble de stéréotypes, d'attitudes et de comportements qui peuvent conduire à des discriminations fondées sur l'âge ». Elle cite par ailleurs un rapport de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) sur l'âgisme en 20213 : 1 personne sur 2 dans le monde aurait des attitudes âgistes, ce qui aurait des conséquences négatives sur la santé physique et mentale des personnes qui en sont victimes.

L'âgisme peut prendre deux formes caricaturales : la condescendance ou la violence directe. La condescendance est une forme de « mise à part » en célébrant la « sagesse » de la vieillesse mais aussi la fragilité, la faiblesse des « vieux » (on lit extrêmement rarement « vielles et vieux ») ce qui peut aboutir à une infantilisation paternaliste (« alors ma petite mamie, comment ça va aujourd'hui ?). La violence directe c'est le dénigrement systématiquement les vieilles et les vieux, des insultes souvent ou des comportements d'impatience dans les lieux publics (pourquoi sont-iels dehors, trop lent·es etc.), l'affirmation qu'iels coûtent trop cher à la société et qu'iels prennent des ressources aux jeunes ou qu'iels sont trop riches… Sont alors oubliées les aides diverses des parent·es aux enfant·es et petit·es enfant·es, leurs impôts qui financent l'éducation des plus jeunes et tout simplement leur humanité. La violence c'est subir les mauvais traitements souvent liés à la dépendance et à la mauvaise gestion des EHPAD. Les femmes beaucoup plus nombreuses que les hommes en situation de dépendance et dans les établissements, sont les plus exposées à cette violence. Elles en ont subi une autre durant toute leur vie, le sexisme.

Vieillir en féministe c'est vieillir en femme :

– C'est vieillir en plusieurs étapes qui apparaissent ou s'étalent sur plusieurs années
La vie est remplie de moments plus ou moins importants, de phases, d'étapes plus ou moins conscientisées sur le moment mais souvent découvertes après-coup.

Certes nous vieillissons à partir de l'âge de 25 ans mais certains passages, certains seuils sont plus célébrés que d'autres, plus vécus dans l'inquiétude parfois l'angoisse selon le sexe, les difficultés des couples, la situation professionnelle, et certainement d'autres facteurs, classe et racialisation…

Mais à quel moment peut-on parler de vieillesse surtout si les personnes de plus de 60 ans à la retraite ou pas gardent un taux d'activité élevé et des pratiques de loisirs ou autres intenses ?

Le ressenti du vieillissement n'arrive pas au même moment pour chaque individu·e ; ressenti propre (ralentissement des rythmes, moindres désirs ou changements dans les désirs, prises de distance etc.) et regard des autres donnent l'alerte.

Pour les femmes le vieillissement a un impact largement fabriqué par la structure sociale de domination masculine :

40 ans, la ménopause, un divorce, le départ des enfants de la maison, la retraite, ces étapes qui sont des moments forts – et souvent difficiles à vivre – de l'effet du genre et des assignations des femmes à la séduction et aux soins des autres :

40 ans, sonnette d'alarme pour celles qui voudraient un enfant, premières rides à cacher, premiers cheveux blancs à teindre, mise en question de leur travail dans certaines branches (cinéma par exemple), dévalorisation produite par le regard masculin et la marchandisation des corps et autour des corps.

50 ans, la ménopause, perte de valeur massive puisque plus de potentiel procréateur, angoisses pour certaines, mieux-être pour d'autres, libération ou mal-être par effet de la ménopause, perte éventuelle de l'emploi …

L'âge de la retraite peut être pour les femmes comme pour les hommes l'entrée dans une phase de jubilation (Espagne)4. Ce peut être aussi un moment angoissant et difficile pour les couples qui doivent partager plus régulièrement le même espace (nombreux divorces à ce moment-là). Ce peut être vécu comme l'entrée dans la vieillesse et renforcer l'invisibilisation des femmes.

La vieillesse n'est-elle pas définie pour les femmes surtout par la perte de désirabilité, d'attractivité pour les hommes (modèles et canons de la séduction construits avec la chosification des femmes) ? Le vécu est certainement différent selon l'orientation sexuelle. et des études sur cette différence seraient intéressantes.

L'âgisme est beaucoup plus violent pour les femmes que pour les hommes puisqu'il est combiné avec le sexisme : l'injonction du « bien vieillir » (soins esthétiques, impératifs de bonne forme etc.) pèse davantage sur elles. Tous les jours apparaissent sur l'écran de nos ordinateurs ou téléphones des publicités, des annonces sexistes du style « les hommes supplient les femmes de combler leurs rides de telle ou telle manière », ou encore « vous avez connu cette actrice jeune voyez comment elle est ou voyez son visage aujourd'hui » etc.

La disqualification sociale des vieilles est assise sur la perte des deux éléments de leur appropriation par les hommes : procréation et usage sexuel de leur corps. Elle donne lieu à des discriminations et à des comportements paternalistes, sexistes. A partir d'un certain âge les femmes deviendraient invisibles pour les hommes comme le dit Yann Moix à propos des quinquagénaires5 : « Non, ça ne me dégoute pas, ça ne me viendrait pas à l'idée. Elles sont invisibles ». Cependant toute femme offerte est bonne à prendre comme nous l'avons, hélas, constaté pour Gisèle Pélicot. Plus de 80 hommes l'ont violée alors qu'elle était sédatée et offerte par son mari. Cette violence masculine a duré 10 ans et a commencé alors que la victime avait 60 ans.

Vieillir ne protège pas des violences sexistes et sexuelles, un risque souvent aggravé par la dépendance mais les violences exercées par les hommes sur les femmes âgées restent un tabou comme le rappelle Eliane Viennot6 en précisant que même du côté des sociologues souvent féministes qui se sont chargées des enquêtes sur les violences subies par les femmes les plus de 59 ans ou les plus de 69 ans sont oubliées.

En 2024, 34% des féminicides ont concerné des femmes entre 60 et 89 ans. Et logiquement un tiers des auteurs de féminicide sont âgés de plus de 60 ans. « On note une surreprésentation de cette tranche d'âge, de l'ordre de trois fois plus que dans ce qu'on peut qualifier d'homicides classiques », remarquait Michel Lavaud, directeur du service d'information et de communication de la police nationale (Sicop) en 2017. En 2018 : 41 des hommes ayant tué leur conjointe ou ex-conjointe avaient plus de 60 ans. Et parmi eux, 1 étaient octogénaires voire nonagénaires. S'ajoutent les tentatives d'homicides et les violences conjugales qui ont souvent commencé bien avant le vieillissement. Le risque de féminicides est donc élevé avec le vieillissement du couple hétérosexuel et en particulier si les femmes concernées sont en mauvaise santé. Il arrive que le conjoint ne le supporte pas et élimine la charge !

– Vieillir en femme c'est vieillir plus longtemps que les hommes, un avantage modéré par le risque de vieillir plus longtemps avec des problèmes de santé, en perte d'autonomie, plus seule voire très isolée et plus pauvre.

Pour ce dernier problème, il faut préciser que l'écart entre les hommes et les femmes en termes de taux de pauvreté est apparemment faible : 8,4% pour les femmes, contre 7,8% pour les hommes7. Ce résultat n'a rien d'étonnant puisque l'Insee mesure les revenus disponibles à l'échelle des ménages, non sur la base des revenus des femmes d'un côté, des hommes de l'autre. On considère que les membres d'un ménage partagent leurs ressources. Une femme sans revenu qui vit avec un cadre qui touche 5 000 euros par mois n'est pas considérée comme pauvre. Le fait que les femmes sont plus souvent au foyer ou travaillant à temps partiel, et que leurs rémunérations sont en moyenne plus faibles, appauvrit autant les femmes que leurs conjoints, puisque leurs revenus sont partagés pour l'institution statistique. En réalité, pour l'essentiel, cet écart vient des faibles niveaux de vie des familles monoparentales, essentiellement constituées de femmes seules avec enfant·e·s. Il faut exiger des statistiques individualisées et genrées.

En France les plus pauvres sont les jeunes, les femmes en monoparentalité et les enfants de familles monoparentales. Ce qui est un scandale. Et ce n'est pas en accroissant la pauvreté de vieilles que l'on corrigera la pauvreté des jeunes.

Du côté des plus âgé·es le taux de pauvreté plus faible, 12,7%8 pour les plus de 65 ans, que pour les jeunes, 19,8% pour les 18 à 24 ans, s'explique par des allocations et des compensations versées aux plus âgé·es à la prise de retraite. Et cette situation explique aussi que les parent·es et grands parent·es aient à aider, lorsqu'iels le peuvent, les enfant·es et petit·es enfant·es. A plus de 64 ans le taux de pauvreté des femmes est de 8,9% contre 7,5% pour les hommes. L'écart s'accroit avec l'âge puisque les retraites et revenus de femmes plus âgées sont plus faibles du fait de leur veuvage.

Les inégalités femme-homme en santé persistent en France. Alors que les femmes vivent en moyenne 6 ans de plus que les hommes, il est démontré qu'elles sont en moins bonne santé. La santé des femmes fait encore l'objet d'une attention moins grande que pour celle des hommes ; la pauvreté des femmes vieilles les empêche d'accéder à certains soins.

Le plus long vieillissement des femmes les expose davantage que les hommes à des situations de dégradation de la santé physique et mentale, à des situations de dépendance et des vies en institutions de soins. A 65 ans les hommes peuvent espérer vivre 10,5 ans en bonne santé, sans incapacité, les femmes, 12 ans9. C'est un avantage mais comme les femmes vieillissent plus longtemps, elles seront aussi plus longtemps en situation de dépendance.

C'est alors que vieillir devient une affaire de femmes10. En effet se retrouvent dans la même problématique du grand vieillissement les femmes âgées dépendantes en EHPAD ou restant chez elles, les aidantes plus nombreuses et plus investies que les aidants, qui souvent sont en emploi et sont amenées à sacrifier leur carrière pour aider un·e proche et les soignantes, là aussi majoritaires à occuper des emplois difficiles, pénibles et sous-payés (aides-soignantes et infirmières notamment).

Vieillir en femme c'est donc aussi vieillir avec des charges lourdes de « care ». La durée de vie augmentant il est de plus en plus souvent nécessaire de prendre soin des parents, parfois du conjoint ou de la conjointe en même temps que des petits-enfants. Le « care » est une activité de haute valeur humaine et indispensable au vivre ensemble. Mais déviriliser le monde ne serait-ce pas partager les soins aux autres de façon égale entre les femmes et les hommes ?

Vieillir en féministe :

C'est donc dénoncer ces inégalités, ces discriminations, ces violences envers les femmes et poursuivre notre lutte contre le patriarcat. C'est revendiquer et appliquer l'égalité entre les femmes et les hommes à tout âge, c'est lutter à la fois contre l'âgisme et le sexisme.

C'est sortir de la jauge masculine, c'est refuser l'invisibilisation des femmes vieillissantes et des vieilles et l'effacement de leurs compétences après la retraite ; c'est faire valoir l'apport des femmes dont celles des vieilles dans la famille, les associations etc. C'est en finir avec un calcul de l'enrichissement national basé sur l'invisibilisation des charges et des apports des femmes. C'est exiger une valorisation des emplois d'éducation, de soins, d'accompagnement des plus vulnérables essentiels pour l'humanité, la justice, la dignité et le bien-être

C'est soutenir les actions sur le matrimoine, c'est utiliser la langue inclusive. C'est maintenir une solidarité intergénérationnelle pour renforcer notre lutte contre le patriarcat.

Et c'est donc vouloir transmettre nos combats, nos attentes, nos réussites et nos échecs, nos bonheurs de militantes et témoigner de notre vécu.

C'est lutter entre autres contre la persistante inégalité des femmes et leur appauvrissement dans le couple hétérosexuel11, et les risques économiques qu'elles encourent, en particulier au moment d'un divorce et après, à la retraite, à l'occasion d'un veuvage.

II-Inégalités économiques femmes-hommes de la jeunesse à la vieillesse

– Les inégalités f-h en termes de revenu et de patrimoine.

Elles persistent et ont tendance à s'accroître en ce qui concerne l'accumulation patrimoniale. Le travail de Céline Bessière et Sybille Gollac12 dans « le genre du capital » (sous-titre : comment la famille reproduit les inégalités) est remarquable. Il s'appuie à la fois sur des statistiques, des études de cas familiaux (héritages, divorces, veuvages) et des enquêtes chez les notaires, les avocat·es et les Juges aux affaires familiales JAF). Elles montrent comment le genre joue dans l'enrichissement ou l'appauvrissement, comment encore le fils ainé est privilégié dans les successions familiales surtout lorsqu'il y a un patrimoine « professionnel » malgré une loi égalitaire, comment les hommes s'en sortent mieux dans les partages et charges lors d'un divorce et comment les inégalités entre les nanti·es et les moins nanti·es pèsent et s'accroissent dans des moments charnières de la vie.

La famille est une unité d'analyse incrustée dans un nombre de catégories de l'Etat comme le « ménage » de la statistique publique, « le foyer fiscal » de l'administration des impôts ou la « communauté » et l'« indivision » du code civil. Elle masque les inégalités qui existent entre ses membres. « Ménage et foyer constituent un cache-sexe, un cache-misère de la pauvreté des femmes » et particulièrement de ce qu'on appelle les familles monoparentales c'est-à-dire pour l'essentiel des familles où la mère est seule à assumer les enfants. La monoparentalité est un phénomène principalement féminin, avec les femmes à la tête de 8 familles monoparentales sur 10.

La déclaration fiscale commune des revenus rendue obligatoire, en France, pour les couples mariés et pacsés et qui favorise celle ou celui qui gagne le plus – donc la plupart du temps l'hommes dans les ménages – doit être remise en question.

Mais nous savons que les régimes matrimoniaux ou la fiscalité ne suffiront pas à combattre les inégalités F/H. Celles-ci se construisent très tôt et augmentent pendant le mariage. Titiou Lecoq13 dans « le couple et l'argent » écrit : « l'argent des hommes sert souvent à se constituer un patrimoine, alors que celui des femmes est invisibilisé parce qu'il passe dans les dépenses du quotidien comme les courses ».

Les inégalités de revenus F/H et la plus grande pauvreté des femmes sont induites déjà dans les représentations et attentes parentales différenciées quant à leur progéniture femelle ou mâle. L'éducation encore aujourd'hui martèle aux filles qu'elles sont vouées aux enfants et à la famille (on ne leur dit pas au ménage et à la vaisselle mais c'est tout comme). Les représentations et stéréotypes jouent un grand rôle dans les orientations scolaires et professionnelles malgré les potentiels de réussite des femmes dans tous les domaines. En France, les difficultés des filles dans l'apprentissage des mathématiques au niveau du primaire grandissent apprend-on aujourd'hui. Pourquoi ?

Un article du CEREQ14 (centre d'études et de recherches sur les qualifications) nous apprend que la double ségrégation professionnelle persiste : la ségrégation horizontale, aux hommes les métiers d'hommes et aux femmes les métiers dits de femmes et la ségrégation verticale, les hommes sont mieux payés. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs et à diplôme de l'enseignement supérieur identique, les femmes ont significativement moins de chances d'être cadres. Trois ans après leur sortie de formation initiale et à niveau de spécialité et de formation identiques, les filles ont toujours moins de chances que les garçons d'être en emploi, notamment, parce que tandis que les jeunes mères ont moins de probabilité que les femmes sans enfants d'avoir un emploi, devenir père accroît les possibilités d'être employé. Quant aux choix des métiers ça ne bouge pas ! au niveau CAP-BEP, dans les filières industrielles il y a quatre garçons pour une fille et bien sûr en « Santé-social » il y a un garçon pour neuf filles. L'assignation des filles aux soins, à l'éducation, s'est renforcée ces dernières années. La dévalorisation de ces métiers, pourtant essentiels à toute vie humaine et sociale, et donc de bas salaires, fragilisent la place des femmes dans la société et leur indépendance et sont une injustice inacceptable.

En plus des orientations, des assignations, de l'organisation du travail en économie de marché et des discriminations, la vie de famille fait le reste : maternités et arrêts du travail ou congés parentaux non partagés, temps partiel choisi et surtout non choisi, carrière hachée, plus courte, disparition du mari et père, etc. Nous ne devons cesser d'alerter les plus jeunes sur ces facteurs qui appauvrissent les femmes et réduisent drastiquement leur autonomie et indépendance. De plus la dépendance accroit la vulnérabilité aux violences dans le couple.

Osez le Féminisme insiste avec raison sur les violences économiques dans le couple mais les réduire c'est passer par une plus grande indépendance financière des femmes et une détermination à la conquérir.

– Trois moments dans la vie sociale et familiale révèlent particulièrement ces inégalités, appauvrissent davantage les femmes et font payer cher la non prise en compte de leur travail gratuit.

Le divorce : dans « Le genre du capital », il est montré comment les femmes en sortent perdantes dans la plupart des cas puisque, d'une part n'est pas pris en compte, ou si peu, leur apport gratuit alors que leurs revenus du travail extérieur sont inférieurs ou inexistants, et d'autre part, dans le cas où il y a un patrimoine, le mari s'en sort mieux grâce aux conseils des avocat·es et des notaires (profession à majorité masculine). Souvent les femmes n'ont pas suivi cet aspect de la vie de couple et ne savent pas exactement ce qu'il y a à partager…

Le régime matrimonial a une importance dans les résultats du divorce. Les prestations compensatoires, elles, ont été drastiquement réduites par une loi de 2000 (majorité socialiste à l'assemblée) et le champ d'application est réduit aux couples les plus fortunés (voir « Le genre du capital »).

Rappelons qu'il y a de plus en plus de divorces après l'âge de 50 ans et après la retraite.

Le veuvage arrive le plus souvent dans la phase de vieillissement, c'est-à-dire au moment de la réduction des revenus par la prise de retraite, en particulier pour les femmes, mais aussi, pour une partie des couples, avec une accumulation patrimoniale et des économies (c'est ce que l'on reproche aux « vieux », d'être trop riches… de leur travail et économies passées). S'ajoutent les divorces et remariages et les enfants de plusieurs unions qui vont impacter la situation du veuf et de la veuve et encore plus fragiliser les veuves sur le plan économique.

La pension de réversion qui consiste à verser une partie de la retraite d'une personne décédée à son, sa conjoint·e survivant·e a une fonction compensatoire (perte de niveau de vie). Les veuves sont en première ligne de cette réversion puisque les hommes meurent plus tôt que les femmes. 90% des bénéficiaires des pensions de réversion sont des femmes.

Mais la pension de réversion est divisée entre les ex époux·ses et veuf·ves au prorata de la durée du mariage :

Une de mes amies polonaises a épousé il y a quelques années un fonctionnaire français déjà marié et divorcé précédemment, avec trois enfants. Il décède il a quelque mois, elle reçoit l'usufruit de la maison achetée en France. A la vente la valeur sera partagée entre elle et les trois enfants selon la loi (part réservataire dans le droit français, protection des héritiers directs). La retraite polonaise de cette amie est très faible surtout au regard du pouvoir d'achat de la monnaie polonaise. Elle ne peut donc poursuivre sa vie en France que si elle reçoit une pension de réversion. Le mari recevait 4000 euros de pension, la moitié à reverser est 2000, somme à partager en deux entre la veuve et la première épouse (logique indemnitaire) parce que les durées du mariage ont été égales, soit 1000 euros. Elle n'est pas parmi les plus démunies. mais S. me disait : depuis que R est mort je dépense par mois le double de la pension de réversion, je ne pourrai donc pas tenir longtemps. Il faudra vendre la maison (lui reviendront 25%) et que je vive seulement en Pologne. Je l'ai aidée à suivre son dossier et dans les relations avec les institutions françaises ! Nulle part, évidement je n'ai constaté qu'avait été prise en compte de façon visible dans le partage son apport non rémunéré : c‘est elle qui s'est occupée entièrement des travaux et de l'aménagement de la maison, des plantations et de leur entretien en plus des tâches assignées du ménage… plus, entre autres, son accompagnement et ses soins pendant trois ans de maladie de son mari.

Sauf pour les fonctionnaires (mais ça risque de changer !) les pensions de réversion sont soumises à des conditions de revenus donc ont aussi une logique alimentaire.

Par ailleurs, la corrélation entre veuvage et propriété de la résidence principale est négative pour les femmes15.

La retraite

A rappeler aux jeunes : La situation économique des retraitées reflète toutes les inégalités auxquelles elles ont été confrontées au cours de leur carrière et de leur vie (éducation par exemple). Dans le couple, les femmes généralement contribuent au maintien au travail et à la carrière du mari. Par exemple, la plupart du temps lorsqu'il y a mutation et changement de lieu du travail du mari, elles suivent et mettent leur propre emploi ou carrière en berne. Elles contribuent à la carrière du mari par le fait qu'elles se chargent du fonctionnement du « foyer » et le libèrent de la charge physique, la charge mentale, – temps économisé – ce qui leur permet un plus grand investissement au travail extérieur. L'arrivée d'un enfant accentue le déséquilibre du partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, les ajustements touchant essentiellement les femmes : ce sont elles qui s'éloignent du marché du travail, elles aussi qui prennent davantage en charge les tâches domestiques.

Il est donc logique, étant donné le système, que les retraites des femmes soient inférieures à celles des hommes mais c'est profondément injuste !

Pour les 65 ans et plus, les femmes touchent en moyenne une retraite de droits directs de 39% inférieure à ce que touchent les hommes (INSEE). Avec les droits dérivés (pension de réversion) les femmes touchent 24% de moins que les hommes.

C'est dans les pays (sauf le Danemark) les plus riches (richesse mesurée par le PIB par habitant) que l'on trouve les plus grands écarts de pension au détriment des femmes écrivent les successeuses de Gisèle Halimi de « Choisir la cause des femmes » dans « Le meilleur de l'Europe pour les femmes ». « Paradoxalement, ajoute Choisir, ces pays ont été aussi les premiers Etats membres de la CEE en 1957 et les premiers à mettre en œuvre des politiques européennes d'égalité salariale entre les femmes et les hommes. La prospérité d'un pays profite-t-il aux femmes ? »

L'exploitation du travail domestique des femmes est une des clés de voute de la prospérité du capitalisme. La combinaison des deux systèmes économique et patriarcal crée l'exploitation des femmes dans le couple et en dehors du couple par des emplois peu valorisés et peu rémunérés. Ce qui pose la question de la compensation après-coup.

« Si la pension de réversion, comme la prestation compensatoire en cas de divorce, constitue une forme de reconnaissance du lien entre travail domestique des conjointes et carrière professionnelle des hommes, elle constitue aussi une forme très dégradée et incertaine de reconnaissance de ce travail » (Le genre du capital page 201).

Quant au système des retraites et le projet de réforme actuel, en France, des féministes mettent en garde en dénonçant l'aggravation des inégalités de pension entre hommes et femmes qu'engendrerait un système de retraite par points16. La situation est la suivante : les femmes sont contraintes de partir en moyenne plus tard à la retraite que les hommes, elles subissent plus souvent la décote du fait de carrières trop courtes. Leur pension est, plus souvent que celle des hommes, rehaussée par le dispositif de minimum de pension. Dans un système par points qui privilégie la logique d'individualisation chère au libéralisme économique, la pension doit refléter au plus près la somme des cotisations versées au long de la vie active. En prenant en compte toute la carrière au lieu des 25 dernières années pour le régime général (une précédente réforme avait déjà augmenté le nombre d'années prises en compte), les pensions vont baisser pour toutes celles et tous ceux qui ont eu des carrières heurtées, d'abord les femmes. Chaque période non travaillée fait perdre des points. Les rédactrices de l'article cité donnent l'exemple des systèmes AGIRC et ARRCO, des systèmes de complémentaires à points dans lesquels l'écart de pension entre femmes et hommes est respectivement de 59% en moins pour les femmes et 39%, écart supérieur donc au régime général17.

La réforme Delevoye prévoit aussi la régression des pensions de réversion qui seraient supprimées pour les personnes divorcées ou remariées. Cette réversion constitue aujourd'hui en moyenne le quart de la pension des femmes.

L'écart des revenus entre les femmes et les hommes est le plus important dans le couple, il est quatre à cinq fois moins important entre femmes et hommes vivant seul·es. En tant que féministes nous devons rappeler que la conjugalité hétérosexuelle entérine et accroît les inégalités.

En plus des changements profonds à opérer encore sur les représentations et les stéréotypes dès l'enfance et la poursuite des politiques de réduction des inégalités au travail il faut bien voir que la conjugalité avec l'absence du partage des tâches et les enfants bloquent le progrès et entretiennent l'injustice envers les femmes. Ces dernières contribuant au maintien de la situation par leurs choix, leur trop faible investissement dans la construction de leur indépendance, comportements liés au formatage dès la petite enfance et au fait qu'une fois les enfants arrivés il faut bien s'en occuper. Il y a quelques années une de mes étudiantes déclarait au cours d'échanges sur les inégalités au travail entre femmes et hommes : « mais, madame, les femmes ont le droit de ne pas travailler » !

Cependant on ne peut en conclure qu'il faut en finir avec le couple hétérosexuel (certes il faut s'en méfier !) et la procréation, qu'il faut en finir avec les comportements d'attention à l'autre et de soin, les activités d'éducation et d'entretien. Le renouvellement de la population est nécessaire à toute société (à moins d'un suicide collectif) et avoir un ou des enfants fait partie des libertés fondamentales. Tout ce qui crée du lien, de l'attention à l'autre, de la convivialité, de l'écoute etc. est bien plus nécessaire aux individus et aux sociétés et positif que la violence, le virilisme et la guerre. Mais comment imposer ce point de vue, comment changer de système ?

Les féministes réclament des politiques à combiner et à activer :

La prévention est un des éléments essentiels de la conquête de l'égalité et de la réduction des violences mais peu organisée, mal financée, elle est le parent pauvre de l'action publique parce que politiquement ou plutôt électoralement peu payante. Ces effets ne sont pas immédiatement visibles et sont à long terme. Le changement des représentations (valence différentielle des sexes et assignations) et des comportements attendus (masculin-agressif et féminin passif) doit se travailler très tôt dans les crèches et les écoles et dans la surveillance des réseaux sociaux et des productions s'adressant aux enfants. Comme pour la santé, la prévention des comportements sexistes et racistes est très insuffisante en France, l'exemple en est la grande difficulté pour organiser et diffuser l'éducation à la vie affective et sexuelle à l'Education nationale…

Le taux d'activité des femmes est actuellement de 8 points inférieur à celui des hommes. Eliminer les obstacles au travail des femmes suppose une politique publique volontariste et intégrale :

Une politique de justice vis-à-vis des mères isolées avec enfants (la pauvreté des enfants dans ces familles est très fréquente et importante). Le cumul des charges familiales et des emplois peu rémunérés fragilisent particulièrement les femmes en monoparentalité et impacte leur vieillissement à la fois sur le plan de la santé et de la retraite.

Changer le travail, les conditions de travail horaires, organisation, contenus, normes d'évaluation etc.), travailler sur les temps dans les villes, sur l'urbanisation et l'organisation de l'espace rural et urbain, sur l'habitat et la mise en commun de services de gestion de la vie matérielle etc.

Inciter, – peut-on « forcer » ? -, au partage des tâches et des charges parentales : rendre le congé parental partagé obligatoire par exemple, impliquer les pères dans les soins aux enfants dès leur naissance… mais ne pas leur donner de droits sur les enfants s'ils n'assument pas leur paternité totalement et évidemment s'ils commettent des violences sur eux, sur la mère, et sur les autres.

Développer des services publics de qualité autour de l'enfance et de sa protection : l'éducation d'un·e enfant·e, son développement, sa protection, concernent toute la société et si chacun, chacune doit contribuer, il faut aller chercher la plus forte contribution dans la sphère qui profite de l'exploitation des femmes, le capital et ses propriétaires, tant que le système capitaliste perdurera. Les financeurs des crèches, Départements, Mairies, entreprises se plaignent souvent du coup des crèches, mais par rapport à quoi ? personne ne calcule et publie ce qu'est le coût pour une mère de s'occuper de son enfant en arrêtant de travailler, disparition du salaire et travail gratuit 24h sur 24h alors qu'en crèche il faut une personne qualifiée pour six enfants pendant 8h maximum.

Avec un plus grand nombre d'équipements publics et de services de qualité, les grand-mères seront moins mobilisées par la garde de leurs petits-enfants, pourront davantage choisir les moments passés avec et pour eux, les femmes moins assignées à l'éducation des enfants, plus libres dans leurs activités choisies et engagements sociaux… Des progrès qui doivent être accompagnés par des changements profonds du côté des hommes et la remise en question de leur domination.

Exiger une politique publique de la Vieillesse respectant la dignité de toutes et tous et hors de la marchandisation éhontée de ce moment de la vie.

Voici donc comment nous voulons faire en sorte que le vieillissement et les conditions de vie des femmes vieilles cessent d'être un impensé. Nous voulons une langue inclusive. Nous voulons transmettre notre expérience des engagements et luttes féministes, participer jusqu'au bout à la construction d'un monde d'égalité et de solidarité, lutter encore et encore pour éradiquer la violence masculine.

La vieillesse peut être un moment comme les autres avec ses bas et ses hauts. Mais il peut être aussi le moment d'une plus grande liberté, le moment ou les apprentissages et les moments difficiles comme heureux enrichissent, permettent le recul ouvrant de nouvelles perspectives, de nouvelles rencontres, de nouveaux possibles dans les choix, les projets de vie. Vieillir c'est aussi continuer à jouir des bonheurs du féminisme et de la sororité.

Mais aujourd'hui virilisme, masculinisme, guerres, remise en question de la démocratie, montée des fascismes, démesure dans les ambitions masculines pour le pouvoir et dans le mensonge, capitalisme débridé, mépris des riches, persistance des diktats religieux contre les femmes, absence de politiques volontaristes et adaptées pour lutter contre le changement climatique… nous fait vivre dans une période de grand danger pour l'égalité, la liberté, le progrès social, la paix et tout simplement la possibilité de vivre sur cette planète.

Vieillir en féministe c'est aussi continuer à combattre toutes les dominations et les violences, et le capitalisme mondialisé.

Geneviève Duché, Janvier 2025

Nous rejoindre par : vieilleuses-olf34@orange.fr

1 La maison des Babayagas est une création originale de résidence pour femmes âgées située à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Ce projet a été porté par trois femmes : Thérèse Clerc, militante féministe française, qui en est l'initiatrice, Monique Bragard et Suzanne Gouëffic.

2 Dans son livre « Vieillir, une affaire de femmes, préfacé par Laurence Rossignol, Ed. Berger-Levrault, octobre 2024, page 75.

3 L'âgisme, un enjeu mondial, OMS, mars 2021.

4 Des études sur le ressenti par les femmes et par les hommes à ce moment-là seraient intéressantes.

5 Article de Marie-Claire du 4 janvier 2019 cité par Eliane Viennot dans son article « Et si on parlait de l'âge de Gisèle Pélicot ? » Libération, 6 novembre 2024.

6 Libération, 6 novembre 2024.

7 Selon les données 2022 de l'Insee au seuil de pauvreté de 50 % du niveau de vie médian.

8 Avec un seuil de pauvreté à 60% du niveau de vie médian.

9 Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation, des Statistiques en Santé, Social (DREES), 2023.

10 Comme l'analyse Florence Fortin-Braud dans son livre « Vieillir une affaire de femmes ? Ed. Berger-Levrault, 2024.

11 Lire aussi le livre « Le prix à payer, ce que le couple hétéro coûte aux femmes » de Lucile Quillet, Les liens qui libèrent, 2022

12 Le genre du Capital, comment la famille reproduit les inégalités, La découverte, 2020.

13 Le couple et l'argent, pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes. L'Iconoclaste, 2022.

14 Inégalités de genre en début de vie active, un bilan décourageant par Vanessa Di Paola, Dominique Epiphane et Julio del Amo, Bref n°442, Juillet 2023. Commenté par Gilles Raveaud, Charlie Hebdo du 13/03/2024.

15 INSEE, enquête patrimoine 2015.

16 « La réforme des retraites pénalisera encore plus les femmes », un collectif de 16 femmes, syndicalistes, féministes, économistes. Le Monde, 29 novembre 2019.

17 Tribune féministe, Le Monde, Novembre 2019.

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Huit Nicaraguayennes assassinées dans les 15 premiers jours de 2025

Lorsque j'apprenais récemment dans la revue Confidencial que dans les 15 premiers jours de 2025, huit Nicaraguayennes avaient été assassinées, cette nouvelle m'a attristé (…)

Lorsque j'apprenais récemment dans la revue Confidencial que dans les 15 premiers jours de 2025, huit Nicaraguayennes avaient été assassinées, cette nouvelle m'a attristé profondément et m'a ramené à la mémoire quelques expériences fort troublantes que j'avais vécues au Nicaragua lorsque j'y passais un mois chaque année, de 1995 à 2018, généralement comme accompagnateur pour des étudiants et étudiantes du Collège Dawson.

Auteur de Racines de la crise : Nicaragua 2018 (2018) et ex-coordonnateur du programme Études Nord-Sud du Collège Dawson

Deux des Nicaraguayennes se trouvaient au Nicaragua au moment de leur assassinat, et les autres, à cause de l'exode massif de Nicaraguayens et Nicaraguayennes provenant de la brutale répression qu'avait imposée le couple dictatorial Ortega-Murillo pour mettre fin au soulèvement populaire historique d'avril 2018, se trouvaient à l'étranger. Quatre au Costa Rica, une au Guatemala, et une aux États-Unis. C'est quatre fois plus que les assassinats survenus à la même date en 2024, qui fut l'année la plus meurtrière pour les Nicaraguayennes depuis 2010.

À la suite de la révolution sandiniste qui, le 19 juillet 1979, renversait la longue dictature de Somoza qu'avait soutenue pendant des décennies les États-Unis, le mouvement féministe au Nicaragua faisait d'immenses pas en avant. Non seulement devenait-il beaucoup plus solide et articulé qu'ailleurs en Amérique latine mais, aussi et surtout, il démontrait de plus en plus, au cours des années 1980, une autonomie remarquable par rapport au FSLN.

Avec le retour au pouvoir de Daniel Ortega en janvier 2007, et la transformation du FSLN de parti politique progressiste à simple outil d'une dynastie familiale, ce mouvement, comme d'ailleurs la population entière du Nicaragua, se sont vus de plus en plus écrasés.

Ce qui a sans doute le plus contribué à l'écrasement du mouvement féministe est ce qu'on appelle au Nicaragua l'affaire Zoilamérica.

En 1998, Zoilamérica Narváez, âgée de 30 ans, fait la une dans tous les médias du Nicaragua. Cette fille de Rosario Murillo, issue d'une relation antérieure et adoptée à l'adolescence par son beau-père Daniel Ortega, annonce que ce dernier l'a abusée sexuellement depuis l'âge de 11 ans, et présente un témoignage dévastateur de 48 pages contenant les détails de ces abus.

Il me disait qu'il avait besoin de cela pour réduire l'énorme tension qu'il vivait à diriger la révolution, explique Zoilamérica.

Au lieu d'appuyer sa fille, qui vient de poser un geste pénible demandant un courage énorme, Murillo se range immédiatement du côté de son conjoint.

Zoilamérica ne fait que mentir, déclare-t-elle.

En se solidarisant avec son conjoint au lieu de sa fille, Murillo non seulement sauve la carrière politique du ‘grand révolutionnaire Ortega' mais elle réduit ce dernier à un chien attaché à la laisse de sa maîtresse. Sans surprise, dans les années qui suivent, Murillo se hisse rapidement au sommet du gouvernement. En témoigne de façon éloquente la récente réforme constitutionnelle – que la population dénomme d'ailleurs du surnom de Murillo ´Chamuca´ – et qui la transforme automatiquement en co-présidente du pays.

Comme le mouvement des femmes au Nicaragua dénonce vivement le comportement éhonté de Murillo dans l'affaire Zoilamérica, la répression qui le frappe est particulièrement impitoyable. D'autant plus que les femmes dénoncent aussi avec vigueur l'opportunisme crasse dont fait preuve le FSLN à l'automne 2006 lorsque, afin de séduire le vote catholique, il appuie à l'Assemblée nationale l'adoption de la loi présentée par le Parti libéral au pouvoir, une loi qui rend criminel tout avortement, même thérapeutique (alors que même la dictature de Somoza autorisait l'avortement thérapeutique).

Deux expériences que j'ai notées dans mon journal durant mes séjours au Nicaragua, et qui étaient tellement troublantes qu'elles resteront à jamais gravées dans mon esprit

(J'ai changé le nom des étudiantes et des Nicaraguayens et Nicaraguayennes qui apparaissent dans ces extraits de mon journal.)

LE 1er JANVIER 2006, JE PARS DE LA RÉGION DE CINCO PINOS. Je voyage avec une vingtaine d'étudiants et d'étudiantes que j'accompagne avec deux autres professeures du Collège Dawson, Merrianne Couture et Christina Chough. Nous avons passé deux semaines dans une famille d'accueil dans trois villages de la municipalité de Cinco Pinos. Nous partons en autobus pour León en bus.

Dans le bus, j'étais assis avec la médecin Doris, une amie nicaraguayenne qui prend soin des bobos de nos stagiaires. Doris voulait parler, mais étant donné la musique forte du bus et l'énorme fatigue que je ressentais à la suite de tout le boulot du départ et une nuit de sommeil très courte, tout ce que je voulais, c'était du temps libre. Une pause.

Lorsque nous nous sommes arrêtés à Chinandega pour diner au restaurant, j'ai offert une bière à Doris et je me suis assis avec elle. Les autres sont allés s'asseoir à d'autres tables.

J'ai d'abord raconté à Doris les divers incidents du voyage. Comme je me sens proche d'elle maintenant, je peux parler ouvertement de mes sentiments. J'ai expliqué les différentes épreuves que Christina a traversées lorsqu'elle vivait chez Don Erasmo à La Uva. Entre autres, de l'immense peur d'être agressée sexuellement par le fils de ce dernier qui était complètement saoul qu'elle avait ressentie. J'ai parlé des nombreux gros problèmes que nous avons eus avec deux étudiantes.

Doris a alors commencé à parler de son propre vécu comme médecin.

Comme le note le psychothérapeute américain, Carl Rogers, quand l'un est congruent, cela invite l'autre à l'être aussi. Son travail de médecin. La violence familiale. La maladie mentale. Deux des domaines dans lesquels elle travaille en tant que médecin.

Christina, qui s'était d'abord assise avec nous avant de partir fumer une cigarette avec Merrianne et des étudiants, est revenue nous rejoindre à notre table. La conversation s'est approfondie. À un moment donné, tous ont quitté le resto, sauf nous trois.

Doris nous a parlé d'un homme de 72 ans qui avait fécondé ses deux petites-filles, l'une âgée de 12 ans et l'autre de 14 ans.

À Cinco Pinos, nous a-t-elle dit, un homme est devenu jaloux de sa femme, soupçonnant qu'elle avait eu des relations avec un autre homme. Pour la punir, il lui a attaché les bras et les jambes et, alors qu'elle était allongée sur le lit, a mis le feu à une assiette de plastique, laissant lentement couler sur son clitoris et son vagin le plastique brûlant.

Doris nous a aussi parlé d'un de ses voisins à El Espino qui battait sa femme si violemment qu'il était difficile de trouver une partie de son corps qui ne soit pas bleue.

En tant que médecin, la loi m'oblige à signaler de tels incidents, nous a expliqué Doris. Sinon, je peux être suspendue pour quelques mois. Je suis donc allée rapporter cet incident à Angel Miranda, le juge de Cinco Pinos.

Deux mois plus tard, la femme est retournée auprès de son mari et elle a commencé à répandre la rumeur selon laquelle je lui avais dit de tuer son mari, nous raconte Doris.

Que c'est difficile de travailler au Nicaragua ! C'est parfois tellement désespérant qu'Angel Miranda et moi, il nous arrive de pleurer ensemble !

À León, ma voisine m'a dit que son mari la battait. Je l'ai soignée et j'ai signalé l'incident. En représailles, le mari a engagé des membres de gangs pour me tuer. J'ai dû demander la protection de la police. Mais ils ont tout de même réussi à me rendre la vie fort difficile. Ils ont joué de la musique très forte en face de ma maison de 15 heures à 3 heures du matin et ce, pendant des semaines !

Comme le temps passait et que je m'inquiétais du groupe qui nous attendait patiemment dans l'autobus en vue du départ pour León, j'ai discrètement suggéré que nous passions à autre chose et que nous continuions notre discussion dans le bus.

Cependant, à ce moment précis, Doris est devenue très émotive. Et ce, à tel point que les mots qu'elle essayait désespérément de nous dire ne sortaient tout simplement pas de sa bouche. Lorsqu'elle éclata en larmes abondantes, je lui ai pris la main et j'ai passé mon bras autour de ses épaules. Christina a fait de même.

Vous êtes les seuls à qui je peux parler aussi librement de moi. Je ne peux pas parler comme ça à mes parents. Je ne peux pas parler comme ça à mes frères et sœurs.

Ce matin, j'ai rencontré des patients avant notre départ d'El Espino, de 5h30 jusqu'à notre départ vers 9h30. Hier soir, quand je suis arrivée de León avec Elmer, j'avais des patients qui m'attendaient. C'est tellement difficile que j'essaie parfois de m'éclipser incognito d'El Espino pour retourner à León. Sinon, je suis débordée.

Doris sanglotait en parlant. Pendant ce temps, j'avais mon bras sur son épaule.

Je trouve ça tellement dur parfois que j'ai du mal à continuer à vouloir vivre. Si dur...

Ce qui m'a beaucoup aidé, c'est que ma fille est merveilleuse. Elle est si raffinée, si studieuse, si belle. Elle est la lumière dans mes ténèbres. Elle me donne la force de m'accrocher.

Merrianne et une étudiante sont rentrées dans le resto pour voir pourquoi nous les faisions tant attendre dans le bus. Lorsqu'elles ont vu Doris en larmes, elles ont compris et sont retournées dans le bus. Le groupe a été incroyablement compréhensif une fois de plus, comme il l'avait été dans de nombreuses autres circonstances au cours de ce voyage.

CET APRÈS-MIDI 2 JANVIER 2008, ALORS QUE JE FINISSAIS DE DINER CHEZ DON PEDRO, Elizabeth est venue me voir en courant, visiblement essoufflée.

Ovide, viens vite. La mère de Florence a été battue par son conjoint qui est ivre. Il n'est plus chez lui. Mais Florence est restée avec sa mère d'accueil pour la protéger au cas où il reviendrait.

Don Pedro et moi sommes partis. Lorsque nous sommes arrivés, Don Pedro a examiné Maria, la mère d'accueil de notre étudiante Florence. Elle avait un peu de sang sur le cou et le bras.

Ce n'est pas grave du tout, dit Don Pedro. C'est juste une querelle de famille.

Florence regarde Don Pedro, visiblement choquée et fort troublée par son commentaire. Elle se tourne vers moi.

Comment Don Pedro peut-il dire une chose pareille ! Carlos (le conjoint de Maria) s'est d'abord rendu chez le contracteur Daniel, a planté sa machette dans le mur extérieur de sa maison, a frappé à la porte et a littéralement effrayé la femme de Daniel. Celle-ci est enceinte et très fragile ; elle est maintenant complètement traumatisée.

Carlos s'est ensuite rendu à la maison voisine, a traîné la vieille dame hors de sa maison en la tirant par les cheveux et l'a battue en pleine rue.

Enfin, il est venu chez nous et a battu Maria. Il a même essayé de l'étouffer. Il aurait pu la tuer. Il avait une machette à la main.

J'ai découvert par la suite que les incidents dont parlait Florence s'étaient produits vers 10 heures du matin. Lorsque Florence est rentrée à la maison pour le diner, elle s'est aperçue que Carlos avait battu Maria et qu'ils étaient encore en train de se disputer. Alors que Maria demandait en vain à Carlos de quitter la maison, Florence est intervenue, a ordonné à Carlos de partir et a commencé à emballer ses affaires. Étonnamment, il a simplement obéi et est parti. C'est alors que Florence a crié, appelant son amie étudiante Elizabeth, qui vivait juste à côté dans la maison de Daniel, à l'aide.

Alors que Florence nous parle, on entend une moto arriver. C'était Daniel, le contracteur de Las Pozas. Ayant appris ce qui était arrivé à sa femme, il s'est précipité sur les lieux, inquiet et bouleversé.

Après un bref échange, Daniel et moi convenons que nous allons nous rendre tous les deux, chacun avec sa moto, à Cinco Pinos pour informer la police de la chose et demander qu'elle intervienne. Daniel me conduira d'abord à moto jusqu'à Don Pedro, où ma moto est garée, et de là nous partirons ensemble pour Cinco Pinos.

Je monte sur la moto de Daniel et nous partons. Nous sommes presque arrivés chez Don Pedro lorsque nous croisons soudainement Carlos, toujours ivre qui, torse nu, marche devant nous sur la route.

Ovide, éloigne-toi de nous quelques mètres. Je veux parler seul à seul à cet homme, m'ordonne Daniel, en descendant, très furieux et hors de lui, de la moto.

Je m'exécute.

Daniel dit à Carlos que dorénavant il ne veut plus qu'il mette les pieds sur sa propriété. Que s'il ose le faire, il aura de gros ennuis. Qu'à cause de cet incident, sa femme a été traumatisée. Qu'en plus, à cause de cet incident, il est en train de perdre des heures de travail et donc du salaire.

Viens avec moi, Carlos. Monte sur ma moto et nous irons ensemble à Cinco Pinos afin de régler notre querelle en présence de la police.

Daniel a beau essayé de convaincre Carlos, mais ce dernier refuse toujours l'invitation.

Voyant que la conversation ne mène nulle part, je cours chez Don Pedro et reviens rapidement sur les lieux avec ma moto. Sans descendre de celle-ci, je me tourne vers Carlos.

Écoute, Carlos, viens à Cinco Pinos avec moi en moto. Je suis Canadien, je peux t'aider. L'année dernière, c'est notre programme Les Études Nord-Sud qui a financé la construction pour ta conjointe, Maria. Si tu viens avec moi, je te promets de l'aide.

Carlos hésite, me regarde, et après quelques secondes semble prêt à considérer ma proposition. Cependant, je le vois encore hésiter.

Estoy de goma (Je suis encore sous l'effet de l'alcool), me dit-il. Je ne veux pas que la police me voie dans cet état. De plus, j'ai une bouteille de rhum dans ma poche. J'aimerais que tu me déposes d'abord chez moi afin que je puisse mettre une chemise sur mon dos et y laisser cette bouteille.

Je commence par refuser sa demande, conscient que Florence, Maria, Elizabeth et Don Pedro s'y trouvent encore, et peut-être bien d'autres personnes à l'heure qu'il est. Mais le voyant toujours profondément inquiet et hésitant, je finis par céder et nous partons ensemble à moto.

Carlos fait ce qui a été convenu. Il entre dans la résidence de sa conjointe Maria, prend une chemise, dépose sa bouteille et me rejoint sur la moto.

En conduisant la moto, j'initie une conversation avec Carlos. Je n'ai pas peur, mais je suis tout de même très préoccupé et tendu. J'agis instinctivement. Je sais que je dois être très prudent. Que je dois exprimer de la compréhension à son égard et lui faire sentir que je suis son ami, que je suis de son bord.

Et s'ils me mettent en prison à Cinco Pinos ? Que se passera-t-il alors ? Qui s'occupera de ma famille ?, me dit-il à un moment donné.

Si cela arrive, Carlos, je nourrirai ta famille. C'est une promesse. L'année dernière, nous avons construit une nouvelle maison pour ta conjointe Maria. Nous voulons aider ta famille.

Je sais que je n'ai rien fait de mal. C'est pourquoi j'accepte de t'accompagner au poste de police. Pourrais-tu parler à la police pour moi ?

Oui, je le ferai, je lui réponds.

À un moment donné, alors que nous approchons de Cinco Pinos et que je crains qu'il n'essaie de me forcer à m'arrêter pour s'enfuir, je change de sujet de conversation.

Quel beau paysage ! Regarde là-bas, Carlos, nous pouvons voir les montagnes du Honduras !

Il reconnait que la vue est magnifique, et je sens que j'ai réussi à maintenir un minimum de confiance entre nous deux.

Alors que nous nous approchons de Cinco Pinos, je fais appel à un autre stratégie. Je prétends ne plus me souvenir de l'endroit où se trouve le poste de police.

Pourrais-tu m'aider, Carlos, à trouver le poste de police ?

Bien sûr. Regarde, Don Ovidio, c'est par là.

Il y a deux officiers dans le poste de police. L'un est en uniforme et l'autre porte un simple tee-shirt. Je demande à parler en privé à l'un d'eux et je demande discrètement à l'autre de garder un œil sur Carlos.

Une fois dans une pièce fermée, j'explique à l'officier ce qui s'est produit. Il m'informe que la loi nicaraguayenne n'autorise la police à détenir une personne ivre que pour une durée maximale de 48 heures, à moins qu'il n'y ait une dénonciation formelle de la part de la victime.

Quelques minutes plus tard, Carlos se trouve dans une cellule.

Je demande qu'au moins un officier vienne à Las Pozas pour interroger Maria. Ils m'expliquent qu'ils n'ont aucun moyen de s'y rendre, pas de voiture, pas de moto, même pas de bicyclette. Cependant, ils ajoutent que si j'accepte d'emmener l'un d'entre eux à moto et à le ramener ensuite au poste de police, il viendrait.

Après qu'un officier eut rédigé un bref rapport, pris mon nom, mon âge, etc., je pars avec lui à moto pour Las Pozas.

Cependant, avant de partir, conscient que Carlos en prison n'aura rien à manger, je donne 200 cordobas, un peu plus de 10 dollars américains, à l'autre officier afin que Carlos puisse avoir de quoi se nourrir pendant les 48 heures qu'il va passer en prison. Lorsque je lui donne l'argent, je m'approche de la cellule où se trouve Carlos, et je lui dis, d'une voix assez forte pour que les deux policiers puissent l'entendre, que je viens de donner de l'argent à la police afin qu'il ait de quoi se nourrir.

C'est ma première façon de montrer que je vais t'aider, je dis à Carlos.

Avant de sortir du poste de police, une chose étrange se produit. Les policiers me regardent calmement, et me demande si je pourrais pas aussi leur donner de l'argent afin qu'ils puissent s'acheter des cigarettes.

Insulté et décontenancé de voir leur peu d'empressement de venir au secours d'une femme agressée, et que leur grande préoccupation ne semble pas être du tout cette femme, mais plutôt obtenir des cigarettes, je réponds d'un ton carrément sec :

Désolé, je ne peux pas faire ça !

Pendant que nous roulons en moto de Cinco Pinos à Las Pozas, je bavarde avec le policier. À un moment donné, je l'interroge au sujet de sa famille. Je lui demande s'il a une conjointe et des enfants. Comme il ne répond pas, je pense qu'il ne m'entend de pas à cause du bruit de la moto. Je lui repose donc la même question.

J'avais une conjointe et des enfants. Cependant, je ne suis plus avec eux, » me répond-il après un long silence.

Peu après avoir tourné à gauche afin d'emprunter la route de terre qui va d'El Carrizal à Las Pozas, une route pleine de gros trous et dans un état pitoyable, j'aperçois, en face de nous sur la route, un troupeau d'environ 50 bovins, qui marche lentement avec son guide paysan !

Quelle affaire ! Il me faut plusieurs minutes de manœuvres, des manœuvres particulièrement compliquées et éprouvantes pour l'amateur motocycliste que je suis, afin que je puisse réussir à me frayer un chemin à travers le troupeau.

Lorsque nous rentrons dans la maison de Maria, le policier demande à tout le monde de sortir, sauf Maria.

Je veux que tu restes avec moi pendant que je l'interroge, me dit-il, en se tournant vers moi.

L'interrogatoire débute.

Ma connaissance de l'espagnol est assez bonne, donc j'arrive à suivre la conversation. À mon grand étonnement, le policier semble encourager Maria à ne pas faire de dénonciation officielle. La raison qu'il évoque : la quasi-totalité des femmes dans une situation similaire refuse de faire une dénonciation ou, dans les rares cas où elles le font, elles finissent toutes par se rétracter dans les jours qui suivent. Alors pourquoi me donner tout ce mal ?

Mon objectif, très délicat pour un étranger comme moi qui a encore beaucoup à apprendre de la culture nicaraguayenne, est d'encourager Maria à faire valoir ses droits. À dénoncer.

J'explique donc à Maria que si elle dénonce, et que cela la plonge dans une situation financière précaire, voire impossible pour sa survie, notre programme Études Nord-Sud lui viendra en aide, comme nous l'avons fait en lui construisant une maison l'année dernière.

Constatant que malgré mon offre, Maria hésite toujours, et ne semble toujours pas prête à aller de l'avant, je décide d'intervenir plus directement.

Pourquoi, Maria, n'es-tu pas prête à signaler un incident d'une telle gravité ? Pourquoi ?

Carlos a menacé de me tuer si je faisais une dénonciation officielle, me répond-elle.

Le fils de Maria était sorti de sa chambre et nous avait rejoints pendant l'interrogatoire. Il nous montre une blessure qu'il a à la tête.

Vous voyez ma blessure ? Carlos m'a battu il y a quelques jours. Il m'a dit que si je dénonçais la situation de ma mère à la police, il me tuerait.

Je suis abasourdi ! J'ai du mal à croire ce que je vois de mes yeux et entends avec mes oreilles !

J'avais lu Life is Hard : Machismo, Danger, and the Intimacy of Power in Nicaragua (1994), le remarquable livre de l'anthropologue américain Roger Lancaster. Et bien d'autres ouvrages sur le machisme et sur la violence faite aux femmes. Je me souvenais que Daniel Ortega lui-même s'était tiré d'affaire en toute impunité dans l'affaire Zoilamerica.

Menacer de tuer quelqu'un est une infraction pénale très grave. Même sans violence physique, cela suffit pour déposer une dénonciation formelle, explique le policier à Maria.

Cela ne fait nullement bouger Maria.

À un moment donné, je vois que le fils de Maria n'est pas du même avis. Il affirme que lui, il est prêt à dénoncer Carlos.

Encore à mon grand étonnement, le policier, qui vient pourtant d'affirmer la gravité de la chose, ne semble donner aucune importance à cette affirmation. Il laisse tomber l'affaire, comme si le fils de Maria importait peu.

En sortant de la maison, le policier me dit qu'il aimerait aussi interroger Florence, notre étudiante qui vit avec Maria.

Cependant, lorsque nous rencontrons Don Pedro, qui attend à l'extérieur, ce dernier, en apprenant l'affaire, semble farouchement opposé à cette idée.

Pourquoi faire cela ? Pourquoi impliquer une étudiante étrangère dans cette affaire ? Je n'en vois pas du tout l'intérêt, commente-t-il.

Si je m'étais opposé à Don Pedro, peut-être que le policier aurait insisté. Mais je n'ose pas le faire, Don Pedro étant celui qui organise notre séjour dans cette région depuis longtemps.

Donc, le policier abandonne rapidement cette idée d'interroger Florence et nous partons tous les deux à moto vers Cinco Pinos.

Quand je reviens à Las Pozas, la nuit commence à tomber, et je suis mort de fatigue.

Le lendemain matin, Daniel arrive chez Don Pedro. Il me parle à travers la fenêtre de la salle à manger.

Je suis parvenu à un accord de médiation avec Carlos. Il sera libre aujourd'hui, me dit-il.

Carlos est effectivement libéré le jour même. On lui a simplement défendu d'aller près de la résidence de Maria pour les prochains deux mois.

La plupart des Nicaraguayens à qui j'ai parlé pensent que Carlos n'a pas reçu de nourriture de la part de la police alors qu'il était en prison.

Ils ont simplement empoché l'argent, m'ont-ils dit.

Projet pour soutenir les femmes : le seul, parmi des douzaines réussis, qui n'a jamais abouti

Ma découverte de la violence faite aux femmes au Nicaragua m'a amené à vouloir trouver du financement pour leur venir en aide. J'avais réussi à amener au Nicaragua de centaines de portables usagés pour des écoles, des centres de santé, des policiers, des juges, etc. ; à financer le forage de puits artésiens afin de permettre à des communautés d'avoir de l'eau potable, par tuyaux, directement dans leurs maisons ; à collaborer avec une ONG canadienne afin de donner des centaines de milliers de dollars de produits pharmaceutiques à des centres de santé publics, etc.

Cependant, lorsque j'ai offert de trouver au moins $ 5 000 US pour venir en aide à un projet pour les femmes qui souffrent de violence familiale, ce projet, à la suite de nombreux mois de démarches et de réunions, n'a jamais abouti.

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Les puissances mondiales n’envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre

28 janvier, par Frédéric Thomas — , ,
Alors que 2025 marque à la fois les 15 ans du séisme dévastateur et le bicentenaire de la dette imposée par la France à son ancienne colonie, le politiste Frédéric Thomas, (…)

Alors que 2025 marque à la fois les 15 ans du séisme dévastateur et le bicentenaire de la dette imposée par la France à son ancienne colonie, le politiste Frédéric Thomas, auteur d'Haïti : notre dette(Syllepse/CETRI, 2025), analyse, dans une tribune au « Monde », le piège néocolonial dans lequel Haïti est enfermé.

Une nouvelle tribune de Frédéric Thomas (CETRI) parue ce 10 janvier dans Le Monde (édition imprimée du 11 janvier).

16 janvier 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/01/16/les-puissances-mondiales-nenvisagent-de-solution-a-la-crise-haitienne-que-sous-leur-supervision-sinon-leur-ordre/

Il y a quinze ans, le 12 janvier 2010, Haïti était frappé de plein fouet par un séisme de grande ampleur qui allait faire autour de 280 000 morts. Le monde découvrait ou redécouvrait ce pays au prisme de cette catastrophe. Le drame suscita d'emblée un élan de solidarité mondial. Mais la conjonction médiatique et humanitaire, reproduisant et confortant les clichés attachés à une population noire, pauvre, du Sud, allait pour longtemps consacrer l'image de victimes passives et impuissantes d'un pays maudit qu'il nous revenait – à nous, États du Nord, riches, développés, civilisés – de sauver.

Haïti ne constitue pas un cas à part, mais bien un cas extrême de la logique humanitaire : une déferlante non coordonnée d'ONG et organisations internationales, ignorant superbement le contexte haïtien et confondant visibilité et efficacité, ne cessant de se substituer aux acteurs locaux, pressées de répondre aux effets immédiats plutôt qu'aux causes structurelles de la catastrophe. Prenant prétexte de la faiblesse et de la corruption de l'État haïtien, les acteurs internationaux contournèrent celui-ci, avec pour effet paradoxal de l'affaiblir davantage encore.

« Reconstruire en mieux », prétendait-on. Quinze ans plus tard, force est de reconnaître que rien de durable n'a été construit et que les Haïtiennes et Haïtiens vivent une situation pire qu'en janvier 2010. Depuis les grandes manifestations de 2018 contre la vie chère et la corruption – et en réaction à celles-ci –, les gangs armés se sont développés et renforcés, au point de contrôler la quasi-totalité de la capitale, Port-au-Prince, et d'imposer le règne de la terreur. Aujourd'hui, près de la moitié de la population haïtienne – soit deux fois plus qu'au lendemain du séisme – a besoin d'une aide humanitaire.

Spirale d'endettement

Ce tournant doit nous en rappeler un autre. Le 17 avril 1825, Charles X signe une ordonnance par laquelle la France « ordonne » à Haïti de lui accorder un accès privilégié à son commerce et de « dédommager les anciens colons », en payant une indemnité de 150 millions de francs. A ces conditions, elle « concède » l'indépendance à son ancienne colonie, qui, en battant les troupes napoléoniennes, s'était libérée 21 ans plus tôt, devenant en 1804 la première nation issue de la révolution d'esclaves noirs. À défaut de changer l'histoire, on l'a réécrite.

Afin de payer cette indemnité colossale, évaluée en valeur actuelle à quelque 525 millions d'euros, Haïti fut obligé d'opérer plusieurs emprunts dans les banques françaises… qu'elle dut rembourser avec les intérêts. L'économiste Thomas Piketty a évoqué un « néocolonialisme par la dette », tandis que l'historienne haïtienne Gusti-Klara Gaillard-Pourchet y a vu l'enfermement durable d'Haïti dans une spirale d'endettement et de sous-développement. Imposée par la force, cette dette n'en conclut pas moins un arrangement asymétrique entre les classes gouvernantes en Haïti et en France sur le dos de la population rurale haïtienne, ce « pays en dehors » qui demeure la principale menace à tout pouvoir.

De loin en loin, cette vieille histoire se rappelle à la France… qui se dépêche de l'oublier et de retomber dans une sorte de lobotomie historique. D'excuses et de réparation, il n'est toujours pas question. Au contraire, même, la petite phrase d'Emmanuel Macron, en marge du G20, au Brésil, le 19 novembre 2024, sur les Haïtiens « complètement cons », « qui ont tué Haïti », témoigne du déni et du mépris dans lequel l'État français s'est enferré.

L'un comme l'autre, les moments 1825 et 2010 sont des marqueurs d'un piège néocolonial qui consacre la gouvernance internationalisée d'Haïti et la condamne à un cycle infernal de catastrophes, de crises et d'ingérence. La communauté internationale, alignée sur Paris d'abord, Washington ensuite, n'a jamais cessé d'intervenir dans les affaires intérieures du pays, depuis l'organisation et le financement d'élections jusqu'à l'envoi régulier de forces armées multinationales – celle en cours sous le leadership du Kenya –, en passant par la restructuration de l'économie haïtienne.

Gangstérisation de l'État

Les puissances mondiales, la Maison Blanche en tête, n'envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre. Leurs « interlocuteurs », qu'ils soutiennent et légitiment, sont issus de l'oligarchie locale, qui tire justement son pouvoir de la dépendance du pays et de l'asservissement de la population. Le serpent se mord la queue.

Comment répondre à la faiblesse des institutions publiques, aux inégalités et à l'absence de contrat social, à l'origine de la vulnérabilité d'Haïti aux crises politiques et aux aléas climatiques, en recourant aux acteurs et au mode d'intervention qui ne cessent d'hypothéquer les politiques sociales et la souveraineté populaire ? La privatisation par voie humanitaire et la libéralisation pilotée depuis les institutions internationales ont servi la stratégie de prédation de l'élite haïtienne, tout en facilitant la gangstérisation de l'État.

Les Haïtiennes et Haïtiens ne se reconnaissent pas plus dans le miroir faussé de la malédiction qu'on leur tend complaisamment que dans le regard folklorisant qu'on leur porte. La prétendue « année zéro » de 2010 et la « concession » de 1825, de même que l'urgence humanitaire et sécuritaire d'aujourd'hui, reviennent à gommer le temps historique de leurs luttes et de leurs choix, pour lui substituer celui de l'éternel retour de la force et de l'ensilencement. Et du deuil de tout changement.

Frédéric Thomas

Frédéric Thomas est docteur en sciences politiques, chargé d'études au Centre tricontinental – CETRI à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Il est l'auteur de Haïti : notre dette (Syllepse, 96 pages, 5 €, à paraître le 16 janvier).
https://www.cetri.be/Les-puissances-mondiales-n

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Haïti, notre dette9791039902625

À chaque génération, la France feint de (re)découvrir la rançon exigée, sous la menace de la guerre, à la première nation noire indépendante. Et elle a, jusqu'à présent, tourné le dos aux revendications de réparation, se refusant à toute reconnaissance, demande de pardon et a fortiori de remboursement. Loin de se réduire à une affaire ancienne relevant des relations franco-haïtiennes et à un simple épisode historique, cette dette odieuse est avant tout un marqueur politique d'une injustice à longue portée. Elle explique le silence dans lesquels le formidable soulèvement d'esclaves noirs et la révolution haïtienne ont été relégués, puis oubliés, et la place subordonnée de Haïti sur la scène internationale. La dette vient de loin et c'est son héritage et son actualité que ce livre vient interroger.

Des « troubles de Saint-Domingue » à la récente explosion de violences des gangs armés, en passant par l'échec humanitaire de 2010, le soulèvement populaire de 2018-2019 et l'assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, ce livre entend donner à voir cette actualité. Ce faisant, il met en lumière la manière dont l'intervention des acteurs internationaux, face aux crises successives qui secouent le pays, reproduit et renforce le pacte néocolonial conclu en 1825.

Enfin, ces pages veulent faire écho à la soif de justice, de dignité et de liberté des Haïtiens et Haïtiennes qui luttent pour une réparation et un changement, afin de sortir du cercle vicieux de dépendance et d'ingérence dans lequel est piégé Haïti.

https://www.syllepse.net/haiti-notre-dette-_r_37_i_1100.html

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Suspendre le PEPFAR, un risque insensé pour Haïti

La décision de l'administration Trump de suspendre pour une durée de 90 jours le financement du programme PEPFAR (Plan d'urgence du président des États-Unis pour la lutte (…)

La décision de l'administration Trump de suspendre pour une durée de 90 jours le financement du programme PEPFAR (Plan d'urgence du président des États-Unis pour la lutte contre le SIDA) suscite incompréhension et inquiétude, en particulier pour Haïti, un pays qui dépend largement de ce soutien vital.

En un seul geste, des années de progrès dans la lutte contre le VIH/SIDA sont mises en péril, et des milliers de vies sont exposées à des risques immédiats.

Une décision qui frappe les plus vulnérables

Depuis 2003, le PEPFAR a sauvé des millions de vies à travers le monde, notamment en Haïti, où l'épidémie de VIH demeure un défi de santé publique majeur. Grâce à ce programme, des milliers de personnes ont accès à des traitements antirétroviraux, des initiatives de prévention ciblent les jeunes et les populations vulnérables, et des campagnes de sensibilisation ont permis de réduire les nouvelles infections.

Suspendre ce financement, même pour une durée limitée, équivaut à couper l'oxygène d'un patient en réanimation. Les traitements risquent d'être interrompus, mettant en danger la santé et la vie des patients, tout en favorisant une recrudescence des infections. Dans un pays comme Haïti, où les ressources sont déjà insuffisantes et où les infrastructures de santé sont précaires, l'impact pourrait être dévastateur.

Une logique politique, mais à quel prix ?

L'administration Trump a justifié cette suspension par une volonté de réévaluer les priorités et l'efficacité du programme. Mais peut-on vraiment parler de priorités lorsque des vies humaines sont en jeu ? Derrière cette décision se cache un message politique qui fait peu de cas des conséquences humaines.

Ce geste met également en lumière une problématique plus large : la dépendance des pays comme Haïti à une seule source de financement pour des enjeux aussi cruciaux que la santé publique. Cette situation pose la question de la durabilité et de l'indépendance des programmes de lutte contre des pandémies mondiales comme le VIH/SIDA.

Une solidarité à reconstruire

La suspension du PEPFAR est un rappel brutal de la fragilité des progrès réalisés dans la lutte contre le VIH/SIDA. Elle souligne aussi la nécessité pour Haïti et d'autres pays de diversifier leurs sources de financement et de renforcer leurs capacités locales pour éviter une telle vulnérabilité à l'avenir.

En attendant, la communauté internationale ne peut rester passive. L'urgence est de trouver des solutions pour combler ce vide temporaire et éviter une catastrophe sanitaire. Mais au-delà des financements, il est essentiel de rappeler que la lutte contre le VIH/SIDA ne peut être l'otage de décisions politiques arbitraires.

Suspendre le PEPFAR, c'est suspendre des vies. Et cela, ni Haïti ni le monde ne peuvent se le permettre.

Smith PRINVIL

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Dans l’est du Congo, « la guerre régionale est déjà là »

28 janvier, par Onesphore Sematumba, Tangi Bihan — , , ,
La tension n'a cessé de monter entre la République démocratique du Congo et le Rwanda ces derniers mois, et la situation humanitaire, à la frontière, est dramatique. Mais (…)

La tension n'a cessé de monter entre la République démocratique du Congo et le Rwanda ces derniers mois, et la situation humanitaire, à la frontière, est dramatique. Mais quelle est précisément la situation sur le terrain ? Qui fait quoi, et au nom de quels intérêts ? Au-delà des fantasmes et des exagérations, le chercheur Onesphore Sematumba explique les tenants et les aboutissants de ce conflit meurtrier.

Tiré d'Afrique XXI.

Les présidents congolais, Félix Tshisekedi, et rwandais, Paul Kagame, se sont rendus tour à tour à Luanda début mars 2024. Ils ont échangé avec le président angolais João Lourenço, médiateur de l'Union africaine dans la guerre dans l'est du Congo. Ils pourraient bientôt se rencontrer directement pour trouver une solution à cette crise. Un accord est urgent : le Mouvement du 23-Mars (M23), une rébellion soutenue par Kigali, se trouve aux portes de Goma, la capitale du Nord-Kivu aux 2 millions d'habitants, et la situation humanitaire est catastrophique. La République démocratique du Congo (RDC) compte près de 7 millions de déplacés internes (1).

Pourtant, l'arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi en 2019 avait marqué une nette amélioration des relations entre la RDC et le Rwanda. Mais celles-ci se sont brusquement dégradées fin 2021, quand le M23 a resurgi après près de dix ans d'inactivité. En 2013, l'armée congolaise et la Mission des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco) avaient repoussé le groupe armé, qui avait brièvement occupé Goma. Si Kagame persiste à nier tout soutien au M23, majoritairement composé de Tutsi congolais, il répète que les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) – un groupe armé héritier des génocidaires hutu de 1994 – constituent une menace pour les Tutsi congolais et pour la sécurité du Rwanda.

Onesphore Sematumba, chercheur au think tank International Crisis Group (ICG), revient (depuis Goma, où il est basé) sur les causes de la résurgence du M23 et sur les voies de sortie de crise. Il rappelle la complexité d'un conflit qui fait l'objet de récits simplistes consistant à le résumer à une guerre pour les ressources ou à une guerre ethnique, et d'accusations graves, les belligérants des deux côtés étant accusés de commettre un « génocide ».

Le M23, « une force avec laquelle il faut compter »

Tangi Bihan : Comment expliquer la résurgence du M23 en 2021, après sa défaite en 2013 ?

Onesphore Sematumba : Il y a deux facteurs : un facteur interne au M23 et un facteur régional. La défaite de la rébellion en 2012-2013 a été accompagnée d'une série d'engagements du gouvernement congolais, notamment le fait que le M23 puisse se convertir en parti politique, ce qui a été fait. Mais il y a, selon le M23, une autre série d'exigences qui n'ont pas été respectées, comme l'intégration de leurs cadres politiques et de leurs militaires au sein des structures de l'État et dans l'armée. Il y a aussi la sempiternelle question des réfugiés tutsi éparpillés dans les pays voisins, surtout au Rwanda et en Ouganda, dont le M23 se fait le porte-parole et réclame le retour au Congo. Il y a en outre d'autres revendications, comme la lutte contre les FDLR dans le Nord-Kivu – c'est une revendication du gouvernement rwandais que le M23 s'est appropriée.

Depuis quelque temps, le M23 s'est allié – ou s'est converti, ce n'est pas clair – à l'Alliance du fleuve Congo de Corneille Nangaa [président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) de 2015 à 2021], et ses revendications politiques se sont corsées : le M23 est devenu plus critique sur les questions de gouvernance, de corruption, etc. Nangaa et son alliance, dont le M23 constitue la branche armée, n'hésitent plus à mettre sur la table le départ de Félix Tshisekedi. C'est de la rhétorique, mais c'est inquiétant pour le pouvoir de Kinshasa.

Tangi Bihan : Et quid du facteur régional ?

Onesphore Sematumba : Il y a eu une coïncidence, en novembre 2021, entre la résurgence du M23 et deux développements parallèles. En novembre, l'Ouganda a signé un accord militaire avec la RDC pour le déploiement de ses troupes dans le nord de la province du Nord-Kivu et en Ituri, afin de combattre la rébellion des ADF [Forces démocratiques alliées], d'origine ougandaise. Parallèlement à cet accord militaire, il y a eu un accord économique portant sur les infrastructures, et notamment la construction d'une route reliant Beni à Goma – plus de 300 kilomètres, dont une bonne soixantaine entre Rutshuru et Goma ; or cette zone constitue une sorte de corridor pour le Rwanda.

À cette époque, les rapports entre le Rwanda et l'Ouganda n'étaient pas au beau fixe. Et les clauses de l'accord prévoyaient que la sécurisation des travaux devait être assurée par l'armée ougandaise, ce qui signifiait que celle-ci allait être déployée aux portes du Rwanda sans son accord. Cela a été perçu comme une menace par Kigali. De plus, Kigali, qui accuse l'armée congolaise de collaborer avec les FDLR, pensait que cela pourrait être une occasion de déployer les FDLR à la frontière du Rwanda. Subsidiairement, cette route était perçue comme une concurrence à la route parallèle rwandaise, qui est très bonne. Le trafic pourrait diminuer considérablement sur cette route Rwanda-Ouganda, au bénéfice de la nouvelle route congolaise, avec tous les manques à gagner que cela représente en termes de taxes.

Il faut noter que, depuis, il y a eu une sorte de renversement d'alliance. L'Ouganda s'est rapproché du Rwanda. À la même période, le Burundi a également obtenu un accord militaire pour envoyer son armée dans le Sud-Kivu afin de traquer le Red-Tabara [Résistance pour un État de droit au Burundi, un groupe de l'opposition armée, NDLR], en mutualisant ses forces avec l'armée congolaise. Le Rwanda, qui rêvait de signer le même type d'engagement pour traverser la frontière et traquer les FDLR, a, lui, reçu une fin de non-recevoir. Il a perçu cela comme non équitable. En janvier 2022, le président Kagame a dit que le Rwanda avait lui aussi ses ennemis au Congo, les FDLR, et que si c'était nécessaire, il n'aurait besoin de l'autorisation de personne pour traverser la frontière et aller les traquer. Il a précisé, et c'est important, que le Rwanda est un petit pays, qu'il ne peut donc pas servir de champ de bataille, et qu'il fallait poursuivre la menace là d'où elle vient. C'est à cette période que le M23 renaît de ses cendres. Lui qui était en stand-by dans les volcans des Virunga (2) a commencé à s'étendre, du jour au lendemain, avec beaucoup d'efficacité.

Deux ans plus tard, le M23 s'est imposé comme une force avec laquelle il faut compter. Les Nations unies ont documenté le soutien de l'armée rwandaise au M23, corroborant l'hypothèse selon laquelle ce n'était pas juste une coïncidence. Selon les rapports du groupe d'experts des Nations unies, le Rwanda appuie le M23 en hommes et en matériel militaire. Le dernier rapport de la Monusco évoque la présence d'un système de défense antimissile sol-air dans la zone sous contrôle du M23. Le Rwanda a jusqu'à présent nié toute présence militaire, mais ne nie pas son appui politique : il affirme que le M23 a raison sur un certain nombre de revendications.

« Tout a été rapidement détricoté »

Tangi Bihan : L'arrivée au pouvoir de Tshisekedi en 2019 avait marqué une amélioration des relations entre Kinshasa et Kigali. Pourquoi se sont-elles dégradées ?

Onesphore Sematumba : Lorsque Tshisekedi arrive au pouvoir, en 2019, il développe une politique d'ouverture volontariste. Jusqu'à présent, il se vante d'être le premier président congolais à avoir visité toutes les capitales des neuf voisins, y compris le Rwanda. On a vu Tshisekedi à Kigali, on a vu Kagame se faire applaudir à Kinshasa à l'occasion des funérailles de Tshisekedi père [Étienne Tshisekedi]. Ils se donnaient même du « frère ». Cette embellie s'est poursuivie avec l'adhésion, fortement appuyée et encouragée par le Rwanda, du Congo à l'EAC [Communauté d'Afrique de l'Est], et par des accords, notamment un accord de traitement des minerais de la Sakima [Société aurifère du Kivu et du Maniema] par une raffinerie rwandaise. C'était du concret sur le plan économique. On justifiait cela à Kinshasa en disant qu'il fallait sortir d'une logique de pillage des ressources vers le Rwanda par la normalisation des relations bilatérales, qu'il fallait faire du « business propre ». La compagnie rwandaise RwandAir a commencé à desservir la ville de Goma et effectuait des liaisons vers Lubumbashi et vers Kinshasa.

C'est la résurgence du M23 qui a mis fin à cette embellie. Tshisekedi a tout de suite dénoncé l'ingérence du Rwanda. Pour lui, il ne fait aucun doute que le Rwanda se cache derrière le M23, dans le but de piller les ressources minières. Les attaques sont allées crescendo jusqu'à la campagne électorale de 2023, qui a atteint des sommets de discours bellicistes – Tshisekedi a même comparé Kagame à Hitler (3). On menace en disant qu'à la première escarmouche, on va envahir le Rwanda… Côté rwandais, on fait comprendre qu'on est prêt.

Aujourd'hui, nous en sommes encore là. Et tous les accords ont été annulés. Tout a été rapidement détricoté, de sorte que la situation est pire qu'avant l'arrivée de Tshisekedi au pouvoir.

« Les politiques congolais cherchent des boucs émissaires faciles »

Tangi Bihan : On entend souvent dire que le M23 est un outil du Rwanda pour piller les ressources minières de l'est du Congo, notamment le coltan et l'or. Quelle est la réalité de cette thèse ?

Onesphore Sematumba : On ne peut pas nier que tous les groupes armés profitent des ressources disponibles pour s'entretenir et pour financer leur guerre. Mais il est trop simpliste de focaliser sur les ressources minières. Il existe un proverbe dans la zone qui dit : « La chèvre broute là où elle est attachée. » Depuis novembre 2021 et jusqu'à aujourd'hui, le M23 progresse sans contrôler des zones minières. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas accès à des ressources : taxer la mobilité est beaucoup plus rentable que creuser le sol. De plus, tous les groupes armés, et il y en a plus de cent, ont développé une économie militaire de la violence, pas seulement le M23.

Il y a ce fantasme selon lequel le Congo serait une caisse pleine d'or, de diamant, de coltan, etc., assiégé par tous ceux qui le convoitent. Et on va même plus loin : on dit que ce n'est pas seulement le Rwanda, on dit que derrière il y a les Anglo-Saxons, et puis maintenant l'Union européenne et la Pologne (4). Il y a un déni de la responsabilité congolaise, et les politiques congolais cherchent des boucs émissaires faciles. « Nous sommes victimes de nos richesses » : c'est un discours qui passe facilement dans l'opinion.

Tangi Bihan : Aujourd'hui, les FDLR représentent-elles encore une menace pour le Rwanda ? Ou est-ce simplement un argument qui sert les intérêts de Kigali ?

Onesphore Sematumba : Un peu des deux. On ne peut pas être dans le déni, comme c'était le cas jusqu'à récemment à Kinshasa, en disant que les FDLR ne sont plus que des résidus qui ne représentent aucune menace. Les FDLR ont toujours été des formateurs dans la région. On sait qu'ils ont donné des formations militaires à beaucoup de groupes armés, par exemple les groupes Nyatura qui sont dans le parc, mais qu'ils ont aussi collaboré avec l'armée congolaise – c'est documenté dans le rapport du groupe d'experts des Nations unies. Pour la campagne de Rumangabo, tout le monde a vu que c'étaient les FDLR qui étaient le fer de lance (5). Récemment, le commandant de la 34e région militaire du Nord-Kivu a été limogé pour avoir collaboré avec les FDLR, ce qui signifie que les FDLR sont là. Et dernièrement, Tshisekedi a martelé qu'il serait impitoyable avec tout officier congolais qui entretiendrait des rapports avec les FDLR.

Maintenant, ce mouvement est-il suffisamment puissant pour compromettre la sécurité du Rwanda ? Ce n'est pas sûr. Certes, Tshisekedi et le président burundais, Évariste Ndayishimiye, laissent entendre que les deux pays n'hésiteraient pas à appuyer une opposition visant à renverser Kagame. Les Rwandais prennent ça au sérieux. Le Rwanda estime aussi que les FDLR travaillent avec l'armée congolaise et avec la SADC [Communauté de développement de l'Afrique australe] et se dit que les FDLR pourraient jouer le même coup qu'eux ont joué à Habyarimana. [Le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame avait été soutenu par l'Ouganda en 1990-1994, NDLR].

Un génocide ? « Une simplification outrancière »

Tangi Bihan : On entend des accusations de génocide de part et d'autre, surtout sur les réseaux sociaux : les Tutsi congolais seraient menacés de génocide, et le Rwanda commettrait un génocide au Congo. Quelle est la réalité de ces allégations ?

Onesphore Sematumba : Depuis 2021, on ne peut pas dire qu'il y ait eu une chasse systématique d'une communauté. Il y a une sorte de simplification outrancière. Par exemple, quand les Maï-Maï ou les Wazalendo attaquent un village et l'incendient, il se peut que ce village soit tutsi. Le lendemain, sur les réseaux sociaux, le M23 va dire que le génocide commis par Kinshasa se poursuit. Et quelques jours après, le M23 attaque un village, il y a des morts, on les étale et on dit que les victimes sont toutes nande ou hutu, et donc qu'un génocide est commis contre ces communautés. Il y a une sorte de surenchère émotionnelle du terme, qui est vidé de son sens.

En revanche, on peut constater la montée d'un discours de haine, notamment contre les Tutsi. Le paradoxe c'est qu'en voulant protéger une communauté, on l'expose à la vindicte des autres communautés. Tshisekedi affirme régulièrement que les Banyamulenge sont des Congolais, que tous les Tutsi ne sont pas du M23, qu'il ne faut pas faire d'amalgame. Mais le raisonnement de ceux qui vivent sous la menace du M23 est le suivant : en 1996, c'est l'AFDL [Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo] qui les a tués, donc les Tutsi ; en 1998, c'est le RCD [Rassemblement congolais pour la démocratie] qui les a tués, donc les Tutsi ; dans les années 2000, c'est le CNDP [Congrès national pour la défense du peuple] qui les a tués, donc les Tutsi ; en 2012, c'est le M23 qui les a tués, donc les Tutsi, et ainsi de suite… Ça donne, au sein de l'opinion, l'impression qu'il y a un groupe ethnique qui a son armée et que cette armée est meurtrière. Vous pouvez expliquer que dans le M23 il n'y a pas que des Tutsi, on vous répond que c'est un groupe de Tutsi…

Tangi Bihan : Y a-t-il un risque de guerre régionale ?

Onesphore Sematumba : Je pense que la guerre régionale est déjà là. Quelqu'un m'a demandé si on pouvait assister à un affrontement entre l'armée sud-africaine et l'armée rwandaise. C'est en train de se passer ! Le fait que l'armée sud-africaine soit du côté du gouvernement congolais pour défendre la ville de Goma, cela signifie qu'elle contrarie les plans de Kigali. Le mandat de la mission militaire de la SADC est offensif et cible en premier lieu le M23. C'est ainsi que, depuis février, les contingents de cette mission, dont les Tanzaniens et les Sud-Africains, sont déployés sur la ligne de front vers Sake aux côtés des forces congolaises et font donc face au M23. Mi-février, les Sud-Africains ont enregistré deux morts tués par un tir de mortier sur leur base de Mubambiro. Mais est-ce que cela peut déboucher sur une conflagration régionale ? Je ne le crois pas.

Prendre Goma, « c'est beaucoup de pression »

Tangi Bihan : Quel est l'intérêt de l'Afrique du Sud de se déployer au Congo, à travers la SADC ?

Onesphore Sematumba : L'Afrique du Sud ne s'est pas déployée pour faire la guerre au Rwanda. La SADC s'est déployée en remplacement de l'EAC, à l'invitation de Tshisekedi. Il faut savoir que tout appui militaire ou diplomatique est un investissement, et l'Afrique du Sud et son président ne voudraient pas qu'une solution soit trouvée sans eux. Pretoria est un acteur économique majeur qui ne voudrait pas rater cette opportunité. On parle de plus en plus de proches de Cyril Ramaphosa [le président sud-africain], sa famille ou sa belle-famille, qui seraient à la recherche de contrats miniers. Autant le Burundi n'a pas la force économique pour investir, autant l'Afrique du Sud est un mastodonte économique qui n'hésiterait pas à profiter du marché de la reconstruction.

Tangi Bihan : Le M23 pourrait-il aller jusqu'à l'occupation de Goma ?

Onesphore Sematumba : Le M23 a la capacité militaire et opérationnelle de prendre Goma, ils ne sont qu'à 20 kilomètres. Mais est-ce qu'ils ont intérêt à le faire ? Ils ont déjà occupé la ville en 2012 pendant dix jours, ça a été le début de leur effondrement. Prendre la ville de Goma, c'est braquer toutes les caméras internationales sur eux et sur leur mentor. C'est beaucoup de pression. Et surtout : qu'est-ce qu'une rébellion si impopulaire fait d'une ville de près de 2 millions d'habitants hostiles ? Comment gérer ça ? Je ne pense pas, vu la jurisprudence de 2012 et vu la complexité de l'affaire, qu'ils le feront. Ils vont probablement continuer à faire pression sur Goma parce que c'est important en vue d'éventuelles négociations.

Tangi Bihan : Quelles sont les voies de sortie de crise, notamment via la médiation angolaise ? Et quels seraient les objets d'une éventuelle négociation ?

Onesphore Sematumba : On ne peut pas prévoir quels seront les points de la négociation. Mais pour moi, il y a des étapes claires et urgentes, et des principes à définir. Le premier principe politique, c'est qu'on ne peut pas demander à Tshisekedi de négocier dans les conditions d'humiliation actuelle de son armée, ce serait politiquement suicidaire. Tshisekedi a besoin, même symboliquement, d'inverser légèrement le rapport de force. Il y a quelque chose de possible, de négociable et de préalable, c'est d'obtenir que le M23 arrête de faire pression sur la ville de Goma. Ce serait un bon début pour amorcer un dialogue.

Il n'est plus réaliste aujourd'hui de revenir aux clauses de l'accord de Luanda (6) qui demandaient au M23 de se retirer et de retourner au milieu des volcans, là d'où ils sont venus. Ni même de leur demander de passer par Kitshanga pour aller se cantonner à Kindu, sous la surveillance d'un contingent angolais. Le rapport de force a changé. L'autre urgence, c'est d'obtenir un cessez-le-feu. La situation humanitaire est dramatique. Les déplacés ne sont même pas dans des camps, ils sont dehors. Ceux de Sake, à 25 kilomètres de Goma, vivent entre leur village et la ville de Goma, sur la route, sous les intempéries. L'État ne les assiste pas, les ONG ont du mal.

La Monusco avait réussi à pousser le M23 hors du territoire national en 2013, c'était une victoire éclatante. Le Congo avait à l'époque réussi la guerre, mais il avait manqué la paix. Mais cette fois il n'y aura pas de victoire militaire, et surtout pas de victoire militaire d'importation avec la SADC. Tshisekedi continue à dire qu'il ne négociera pas avec le M23 et qu'il veut parler avec Kagame. L'une des faiblesses des accords précédents dans cette crise du M23, c'est qu'on a engagé le M23 sans parler avec le M23. C'est être naïf que de continuer à infantiliser un groupe comme celui-là et de croire que Kagame, à la dernière minute, va dire que ce sont ses « petits », qu'il va leur parler. Il ne va pas se dédire du jour au lendemain.

Tangi Bihan : Les États-Unis et l'Union européenne ont-ils des leviers pour faire pression sur Kigali ?

Onesphore Sematumba : Il faut reconnaître que la diplomatie congolaise a fini par porter ses fruits. Elle a obtenu la condamnation du M23, du Rwanda, l'appel au retrait des troupes rwandaises, l'appel au retrait de ce dispositif anti-aérien, etc. Mais ce sont des communiqués, et Kinshasa dit aujourd'hui que ça ne suffit pas, qu'il faut passer aux sanctions. Je doute fortement que ce qu'on appelle la « communauté internationale » ira plus loin que cela. Il ne faut pas oublier que le Rwanda va bientôt commémorer le trentième anniversaire du génocide des Tutsi de 1994. Je pense que cela pèse dans les relations internationales.

Les principaux acteurs de la guerre

Mouvement du 23 mars (M23). Rébellion composée majoritairement de Tutsi congolais et soutenue par Kigali, née en 2012, défaite en 2013 et réactivée en novembre 2021. Elle est issue de la rébellion du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), active dans les Kivus dans les années 2000.

Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Rébellion rwandaise créée en 2000 par d'anciens militaires et miliciens extrémistes hutu, auteurs du génocide des Tutsi en 1994 et qui, après leur défaite dans la guerre civile rwandaise (1990-1994), se sont réfugiés dans l'est du Congo. Ils combattent aujourd'hui le M23 auprès de l'armée congolaise.

Forces démocratiques alliées (ADF). Rébellion islamiste d'origine ougandaise née en 1995, active dans l'est du Congo (Ituri et Nord-Kivu) et affiliée à l'État islamique depuis 2017. Kinshasa et Kampala ont trouvé un accord en novembre 2021 pour que l'armée ougandaise se déploie dans l'est du Congo afin de les combattre.

Résistance pour un État de droit au Burundi (Red-Tabara). Rébellion burundaise créée en 2011 mais véritablement active après 2015, quand ses membres ont contesté le troisième mandat du président Pierre Nkurunziza. Elle opère depuis l'est du Congo (Sud-Kivu). Elle a été soutenue un temps par Kigali, mais il n'y a pas de preuve que c'est toujours le cas, en dépit des accusations du Burundi. La RDC et le Burundi ont trouvé un accord en décembre 2021 pour que l'armée burundaise se déploie dans l'est du Congo afin de les combattre.

« Wazalendo ». Signifie les « patriotes » en kiswahili. Regroupement de milices (Maï-Maï et Nyatura entre autres) opérant avec l'armée congolaise contre le M23. Ces milices combattaient pourtant l'armée congolaise dans le passé.

Mission des Nations unies pour la stabilisation en RDC (Monusco). Créée en 1999 lors de la deuxième guerre du Congo (1998-2003), sa mission principale est de protéger les civils. Elle a joué un rôle important dans la reprise de Goma des mains du M23 en 2012. Très critiquée pour son coût, son inefficacité et les crimes sexuels commis par ses soldats, elle a commencé son retrait du Congo en janvier 2024.

Force de la Communauté de développement de l'Afrique australe en RDC (SAMI-RDC). Déployée dans l'est du Congo à partir de décembre 2023 à la demande de Kinshasa en remplacement de la force de l'EAC, sous commandement sud-africain, elle est composée de militaires sud-africains, malawites et tanzaniens.

Force régionale de la Communauté d'Afrique de l'Est (EAC-RF). Déployée dans l'est du Congo en novembre 2022, sous commandement kényan et composée de militaires kényans, sud-soudanais, ougandais et burundais, elle a été critiquée par le président congolais pour son inaction face au M23. Elle s'est retirée en décembre 2023.

Notes

1- Au 30 octobre 2023, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

2- Parc national classé au patrimoine mondial de l'Unesco, situé au nord de Goma, le long de la frontière avec le Rwanda et l'Ouganda, dans le Nord-Kivu.

3- Discours du 8 décembre 2023 à Bukavu.

4- Le président polonais Andrzej Duda a effectué une visite de trois jours au Rwanda en février 2024, durant laquelle a notamment été signé un accord de coopération militaire.

5- Les FDLR avaient combattu aux côtés de l'armée congolaise face à l'offensive du M23 sur Rumangabo en 2022, où se trouve un camp militaire important, à 40 kilomètres au nord de Goma.

6- Cet accord conclu le 6 juillet 2022, sous la médiation de l'Union africaine, par Paul Kagame et Félix Tshisekedi, mais en l'absence de représentants du M23, prévoyait une « désescalade », le retrait du M23 des zones qu'il a conquises, la normalisation des relations bilatérales RDC-Rwanda et la reprise du processus de paix de Nairobi. Ce dernier, lancé en avril 2022 lors de l'adhésion de la RDC à l'EAC, prévoyait un programme de démobilisation-désarmement-réintégration des combattants des groupes armés de l'est du Congo, mais Kinshasa s'est opposé à ce que le M23 y participe.

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Soudan : faim extrême et déplacements forcés en plus d’un an de guerre

28 janvier, par Bianca Pessoa — , ,
Depuis avril 2023, une violente guerre civile s'est emparée du Soudan dans un différend pour le pouvoir et les territoires entre les forces armées soudanaises et le groupe (…)

Depuis avril 2023, une violente guerre civile s'est emparée du Soudan dans un différend pour le pouvoir et les territoires entre les forces armées soudanaises et le groupe paramilitaire connu sous le nom de Forces de soutien rapide (RSF en anglais). Depuis le début de cette nouvelle phase du conflit, plus de 10 millions de personnes ont été déplacées et environ 70 % de la population meurt de faim.

Tiré d'Afrique en lutte.

L'histoire des guerres civiles dans le pays n'est pas récente. Depuis les luttes pour l'indépendance, le Soudan a connu une série de conflits internes, alimentés par des différends et des ingérences extérieures. La première guerre civile, qui a duré entre 1955 et 1972, a marqué les différences entre le sud et le nord du pays, les sudistes réclamant plus d'autonomie régionale. Un autre conflit a éclaté en 2003 et s'étend jusqu'à nos jours dans la région du Darfour, à l'ouest du Soudan, une région riche en ressources naturelles telles que l'or. La guerre actuelle a éclaté en raison d'un désaccord sur la période d'intégration des RSF dans les Forces armées, dans le cadre des revendications non résolues de la Révolution populaire soudanaise de 2018.

Cet article rassemble des analyses présentées lors des activités « La guerre au Soudan : perspectives de la gauche », organisées par l'Assemblée Internationale des Peuples (AIP), Peoples Dispatch et le magazine Madaar en juillet 2024 et « Tracer la route des conflits africains oubliés », organisé par la Marche Mondiale des Femmes (MMF) Afrique du Sud en septembre.

Dispute sur les territoires et les richesses naturelles

Pour Niamat Kuku, membre du Comité central du Parti communiste du Soudan et militante des droits humains, le contexte avant la guerre et pendant la période de transition était celui d'une lutte de classe intense. « Ceux qui s'opposaient à la révolution étaient contre toutes les femmes, les paysans et les paysannes et tous les autres segments sociaux à l'exception des politiciens islamiques », a déclaré Niamat. Cette opposition antipopulaire bénéficiait d'un fort soutien de forces extérieures : « nous avons été confrontés aux menaces de forces étrangères, d'ingérence et d'intervention au Soudan, y compris l'intervention de l'Égypte et des Émirats arabes unis, des pays qui ont un grand intérêt pour nos ressources ».

L'ingérence internationale est devenue de plus en plus intense à mesure que la révolution soudanaise a eu lieu, dans le cadre de la lutte pour la souveraineté nationale sur les ressources du pays. « La situation géographique du Soudan permet de se diriger vers la Méditerranée ou l'océan Atlantique. Nous avons une grande réserve d'eau douce, des terres fertiles pour l'agriculture, des minéraux, de l'uranium, de l'or, de l'argent, même la qualité de notre sable est excellente. Nous avons une population diversifiée et un grand patrimoine humanitaire et civilisationnel. Ce sont des éléments qui font que le Soudan intéresse de nombreuses forces régionales et internationales », explique Randa Mohammed, membre de l'Union des femmes soudanaises [Sudanese Women's Union].

Les organisations et les forces révolutionnaires ont commencé à dénoncer le coup d'État en cours depuis fin 2021. Les caractéristiques de la guerre sont devenues plus évidentes à mesure que de plus en plus d'armes ont été apportées de l'extérieur. « Ce n'est pas seulement une guerre économique entre deux généraux, et ce n'est pas non plus un conflit entre un général national et des puissances extérieures, mais c'est un conflit mené par des agendas extérieurs qui manipulent l'environnement social. Nous sommes entourés de pays et de gouvernements qui sont totalement opposés à un nouveau gouvernement démocratique au Soudan », conclut Niamat.

Attaques contre des établissements de santé, impacts sur la vie des gens

La docteure Ihisan Fagiri, également de l'Union des femmes soudanaises, a déclaré que la guerre violente d'aujourd'hui visait essentiellement le peuple soudanais qui a combattu lors de la révolution de décembre 2018. Depuis lors, les deux camps ont commis des crimes contre l'humanité, ce qui a eu de nombreux impacts, en particulier sur le système de santé déjà fragile du pays. « Notre secteur de la santé a été affaibli par le Fonds monétaire international, ce qui a entraîné l'épuisement des ressources hospitalières et la fermeture et privatisation de tous les services de santé », explique Ihisan.

Après le déclenchement de la guerre le 15 avril 2023, l'impact sur les établissements de santé a été très grave, puisque la plupart des hôpitaux ont été occupés par les milices ou détruits par l'armée. Selon le rapport préliminaire du Comité du Syndicat des médecins, présenté par Ihisan lors de l'activité de la Marche Mondiale des Femmes, au cours des deux premières semaines de la guerre dans la capitale Khartoum, plus de 70 % des hôpitaux étaient hors service ou détruits. « Le premier hôpital occupé par la milice était la maternité d'Omdurman. Cela nous donne un indice sur leur mentalité envers les femmes et leur santé, et sur la façon dont les femmes paient la facture de cette guerre », explique Ihisan Fagiri.

La détérioration de la santé au Soudan a été exacerbée par un certain nombre d'autres facteurs, notamment les pénuries d'eau potable, l'assainissement inadéquat et le manque d'hygiène de base. La situation s'est aggravée lors de catastrophes amplifiées par la crise climatique, telles que les pluies et les inondations, qui ont détruit des maisons et laissé de nombreuses personnes sans abri dans les rues, augmentant la propagation de maladies telles que la diarrhée, le paludisme, la dysenterie et la typhoïde. De plus, la population du pays souffre de coupures d'électricité et du manque de traitement approprié des corps des victimes du conflit.

Omayma Elmardi, de la MMF au Soudan, a parlé des impacts de la guerre sur différents groupes ethniques, les femmes et les filles soudanaises. « La guerre a provoqué des déplacements massifs, des meurtres parmi les civils réfugiés, la destruction d'institutions publiques, de marchés, d'hôpitaux et de biens. Les femmes et les filles craignent pour leur sécurité personnelle dans les zones de conflit et sont soumises à toutes sortes de violences, au manque de services de santé, de nourriture, de sûreté et de sécurité ».

Migrations forcées

Les femmes et leurs familles ont été forcées de quitter leurs maisons pour fuir la violence. Ils ont eu un certain soutien des Comités de Résistance, qui sont composés de différentes entités et organisent, par exemple, la distribution de nourriture. « Mais l'aide humanitaire est très rare et limitée. Les Nations Unies disent qu'elles fournissent une aide humanitaire à cinq millions de personnes, mais au moins 15 millions ont encore besoin d'une aide humanitaire et maintenant 25 millions de la population totale du Soudan de 47 millions risquent de souffrir de la faim et de la malnutrition. Dans le camp de Zamzam, toutes les heures, deux enfants meurent », a déclaré Randa Mohammed.

Le déplacement interne de millions de personnes en raison de la violence a entraîné un afflux de réfugiés qui surpeuplent les quelques établissements de santé qui fonctionnent encore dans certaines régions, épuisant les ressources et entravant la capacité de répondre à cette importante demande de la population.

Les camps de réfugiés s'étendent au-delà des frontières du pays alors que les Soudanais demandent l'asile dans les pays voisins. En Égypte, qui abrite déjà des centaines de personnes en exil, le gouvernement a empêché les avocats d'assister les nouvelles demandes d'asile. En Éthiopie, l'augmentation de la migration soudanaise a amplifié la crise migratoire déjà présente dans le pays, qui abrite également des migrant.e.s d'autres conflits de la région.

La vie des femmes qui, à travers le monde, font face à des situations de guerre ou de dictatures a été un point de réflexion lors des deux activités. Les camarades du Soudan y ont exprimé une solidarité sans restriction avec les femmes qui résistent aux conflits et aux guerres qui se déroulent actuellement en Palestine et en République démocratique du Congo. Comme l'a rappelé Ihisan, « en général, lors de tout conflit, les épées sont pointées sur les femmes qui paient le prix de la guerre sous la forme de meurtres, d'expulsions et de viols ». Compte tenu de cela, le féminisme doit être positionné avec force dans la lutte contre les guerres, les génocides et les conflits armés motivés par la cupidité impérialiste et détruisant des vies et des communautés. Ihisan poursuit : « Nous devons mettre fin à cette guerre et obtenir des passages et des chemins sûrs et sécurisés pour la livraison de médicaments et de nourriture. L'union des femmes soudanaises préconise la participation des femmes à tous les processus de rétablissement de la paix. C'est l'étape la plus importante pour mettre fin à la guerre ».

Édition et révision par Helena Zelic et Tica Moreno

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

Source : https://capiremov.org/fr/

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Mozambique. « Il n’est pas impossible de voir apparaître une nouvelle guérilla »

28 janvier, par Margaux Solinas, Michaël Pauron, Michel Cahen — , ,
La victoire aux élections générales du 9 octobre de Daniel Chapo est contestée par l'opposition et une partie de la population : des manifestations ont causé la mort de (…)

La victoire aux élections générales du 9 octobre de Daniel Chapo est contestée par l'opposition et une partie de la population : des manifestations ont causé la mort de plusieurs centaines de personnes. Pour l'historien Michel Cahen, cette situation est inédite depuis l'indépendance du Mozambique, en 1975.

Tiré d'Afrique XXI.

Ce mercredi 15 janvier a lieu l'investiture du prochain président du Mozambique. Le résultat des élections générales du 9 octobre 2024 annonçait la victoire de Daniel Chapo, candidat du Front de libération du Mozambique (Frelimo), le parti au pouvoir depuis l'indépendance du pays, en 1975. Le scrutin, marqué par de vives contestations à l'échelle nationale, a vu la montée de Venancio Mondlane, candidat du parti d'opposition Podemos crédité de la deuxième place, selon les résultats entérinés par le Conseil constitutionnel le 23 décembre 2024.

Ces résultats controversés ont déclenché une vague de violences et de manifestations dans tout le pays, faisant plus de 300 morts, selon plusieurs ONG, et des milliers de blessés. Ivino Dias, l'avocat de Venancio Mondlane, et Paulo Guambe, représentant du Podemos, ont été assassinés le vendredi 18 octobre 2024, alors qu'ils planifiaient un recours contre les fraudes électorales. Ces meurtres avaient contraint Venancio Mondlane à fuir le pays, avant qu'il fasse son retour à Maputo le 9 janvier, dénonçant le trucage des élections et la mainmise du Frelimo sur le pays.

Ces nouvelles tensions ont causé la mort de deux personnes, selon l'ONG Human Rights Watch. Face à cette escalade de la répression, le candidat du Podemos a appelé à trois jours de grève générale à l'approche de l'investiture, exhortant également les députés de son parti à boycotter leur entrée au Parlement. Les députés de la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), l'ancienne rébellion armée devenue le parti d'opposition historique, et ceux du Mouvement démocratique du Mozambique (MDM) ont annoncé ce dimanche 12 janvier qu'ils ne prendraient pas part à l'investiture.

Depuis l'annonce des résultats le 24 octobre 2024, la communauté internationale est demeurée prudente, voire silencieuse. Le président du Portugal, Marcelo Rebelo de Sousa, pays qui a colonisé le Mozambique de 1498 à 1975, a annoncé qu'il ne se rendrait pas à l'investiture, mais enverrait son ministre des Affaires étrangères. De son côté, le Parlement portugais a recommandé au gouvernement de ne pas reconnaître les résultats des élections, soulignant ainsi les doutes qui entourent leur légitimité.

À l'occasion de l'investiture et de l'incertitude politique qui règne dans le pays, Afrique XXI s'est entretenu avec Michel Cahen, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l'Afrique lusophone contemporaine.

« Arrêter Mondlane risque de conduire à un bain de sang »

Afrique XXI : Le candidat du Frelimo officiellement élu, Daniel Chapo, doit être investi mercredi 15 janvier. Le candidat de l'opposition Venancio Mondlane, qui revendique la victoire, a appelé à la grève générale. Le régime peut-il prendre le risque de l'arrêter ?

Michel Cahen : Les autorités lui demandent de rembourser tous les dégâts commis jusque-là par les émeutiers, mais il n'y a pas de mandat d'arrêt contre lui pour l'instant. Avec une telle décision politique, le régime prendrait le risque de déclencher des émeutes monstres dans tout le pays. Et assumerait ensuite de les réprimer dans un bain de sang.

Afrique XXI : Des contacts existent-ils entre le Frelimo et Venancio Mondlane ?

Michel Cahen : On évoque des échanges téléphoniques avec le président sortant Filipe Nyusi et le nouveau président « élu ». On ne connaît pas le contenu de ces conversations ni la teneur du marchandage, mais il y aurait une proposition de faire un gouvernement d'union nationale : un président du Frelimo et un Premier ministre qui pourrait être Mondlane. Ce dernier dirigerait un gouvernement composé de ministres en partie issus de l'opposition.

Afrique XXI : À sa descente d'avion, Venancio Mondlane a mis en avant sa foi, brandissant une bible. Que signifie cette mise en scène ?

Michel Cahen : Il appartient à l'une ces nombreuses Églises brésiliennes ou nord-américaines qui pullulent aujourd'hui au Mozambique et qui concurrencent les Églises protestantes et catholiques traditionnelles. Ce lien avec l'Église évangélique était moins présent au début de sa vie politique au sein de la Renamo (1) (dont il a été le porte-parole) et quand il était journaliste à la radio et à la télévision.

En 2023, quand il perd les élections municipales à Maputo et dénonce des fraudes, on a commencé à voir une différence d'attitude par rapport aux autres partis politiques : il organise des manifestations pour célébrer sa victoire avant même que les résultats soient proclamés. Son aspect messianique s'est renforcé. Ça n'a pas forcément d'incidence sur sa popularité, mais on l'a accusé d'avoir entretenu des relations avec le dirigeant brésilien évangélique d'extrême droite Jair Bolsonaro et d'avoir été reçu par le parti portugais d'extrême droite Chega (les autres partis portugais avaient refusé de le recevoir).

Afrique XXI : La religion est-elle un élément déterminant dans ces évènements ?

Michel Cahen : Ce serait se méprendre que d'analyser ce qui se passe au Mozambique aujourd'hui à l'aune de la personnalité politico-religieuse de Mondlane. Ce qui se passe au Mozambique est inédit depuis l'indépendance, en 1975. C'est un véritable processus révolutionnaire. Ce ne sont pas des heurts postélectoraux habituels.

Cela dit, sa dimension religieuse joue un rôle : je crois qu'il est sincère quand il dit qu'il est prêt à mourir, puisqu'il croit à la vie après la mort. Les jeunes qui le soutiennent disent que leur leader ne peut pas mourir... Il y a donc un lien messianique entre eux. C'est relativement nouveau dans un pays qui sort d'un pouvoir dit « marxiste-léniniste » et laïque.

« Dans n'importe quelle démocratie, on aurait refait l'élection »

Afrique XXI : Ni le MDM ni la Renamo n'ont soutenu Mondlane à l'élection. Mathématiquement, aurait-il pu réellement gagner si les élections n'avaient pas été truquées ?

Michel Cahen : Rien ne permet de l'affirmer. Mais c'est mon intime conviction car c'est tout à fait probable au regard de plusieurs facteurs. Certes, il n'a pas officiellement fédéré toute l'opposition, et personne n'a d'ailleurs défendu un projet de coalition de l'opposition. Mais la Renamo et le MDM se sont effondrés, et c'est Mondlane qui en a profité.

Il y a d'abord la question des fraudes. Elles existent depuis les premières élections libres, en 1994. Malgré tout, la Renamo, qui était considérée comme un ramassis de bandits armés, avait obtenu 40 % des votes et la majorité dans certaines régions. Cela veut dire qu'il y avait déjà une forte opposition au Frelimo. Lors des élections de 1999, d'aucuns affirment qu'un logiciel informatique a carrément inversé le résultat. En 2004, puis en 2009, la Renamo a dénoncé les fraudes et menacé de reprendre les armes. Elle a rouvert des bases militaires, et il y a eu des incidents sérieux. Cette posture guerrière lui a été profitable car les Mozambicains souhaitent que le pays soit dirigé par des leaders charismatiques. Leur score a doublé en 2014... Avant de baisser à nouveau en 2019.

Cette année, le Conseil constitutionnel, uniquement composé de membres du Frelimo, a admis qu'il y avait eu des fraudes, tout en affirmant que ce n'était pas de nature à changer le résultat final de l'élection. Ils ont donné un peu plus de députés au Podemos, ils ont augmenté le pourcentage de Mondlane qui est passé de 20 à 25 %. Ils ont baissé un peu celui de Daniel Chapo, qui est passé de 70 à 65 %... Mais dans n'importe quel pays démocratique, quand une instance de recours reconnaît qu'il y a eu fraude, on recompte les voix ou on refait l'élection.

Et enfin il y a eu les comptages de l'équipe de campagne de Mondlane dans à peu près 80 % des bureaux de vote, ce qui est quand même énorme. Selon ces observateurs, Mondlane aurait recueilli entre 60 et 70 % des voix.

« C'est avant tout un vote contre le Frelimo »

Afrique XXI : Quelles sont les formes de la fraude ?

Michel Cahen : Une pression permanente s'exerce dans la période préélectorale et une fraude diversifiée est mise en place le jour des élections.

La plupart des Mozambicains ont une carte électorale qui leur sert de carte d'identité (elle est gratuite). Les militants du Frelimo se déplacent de foyer en foyer et proposent de voter pour les électeurs éloignés des bureaux de vote (ce qui n'empêche pas l'abstention de rester élevée). Si l'électeur refuse, le Frelimo récupère quand même le numéro de carte.

Ensuite, il y a des intimidations par téléphone – ils appellent si vous n'avez pas voté, ou pour inciter à « bien » voter. Sans parler de la discrimination relative à l'appartenance politique : on vit mieux quand on a la carte du Frelimo.

Puis, le jour du vote, il y a des Mozambicains qui ont voté sans le savoir : dans la province de Gaza, des observateurs ont pu voir que presque personne n'était venu voter pendant toute la journée. À la fin, on a décompté 1 500 électeurs et 100 % de voix pour le Frelimo.

Afrique XXI : Quelle est la proportion des soutiens de la Renamo qui ont rejoint Mondlane ?

Michel Cahen : Il faut bien comprendre que dans le vote pour Mondlane il y a des gens qui le soutiennent, mais une partie non négligeable est avant tout contre le Frelimo. D'ailleurs, si, très probablement, il y a des électeurs de la Renamo qui ont suivi Mondlane, son succès s'explique aussi parce qu'il était plus facile pour des opposants au Frelimo de glisser un bulletin pour le Podemos plutôt que pour la Renamo, dont l'histoire reste entachée par sa proximité avec le régime d'apartheid.

« Les jeunes hommes brûlent, les jeunes femmes prient »

Afrique XXI : Pourquoi la Renamo n'est-elle pas derrière Mondlane ?

Michel Cahen : Les vieux généraux de la Renamo, même divisés entre eux, ont préféré garder le contrôle. Ils ont appliqué la règle issue du parti unique, à savoir que le président du parti est automatiquement le candidat. Ils n'ont pas exclu Mondlane officiellement mais ils l'ont empêché de participer au congrès d'avril 2024. Mondlane s'est donc présenté sous les couleurs du petit parti Podemos. Si la Renamo l'avait investi comme candidat, elle aurait gagné les élections et aurait pu contrôler un peu mieux son candidat impétueux.

Afrique XXI : Le Podemos souhaite investir ses députés, contre l'avis de Mondlane...

Michel Cahen : Le Podemos fait une entrée fracassante avec 45 députés alors qu'il était jusqu'ici un parti extra-parlementaire. Ces derniers veulent « manger », c'est-à-dire être investis pour récupérer leur salaire.

Afrique XXI : Qui sont les jeunes qui manifestent en soutien à Mondlane et que revendiquent-ils ?

Michel Cahen : Ce sont des jeunes très pauvres. Cette base plébéienne n'est pas une base prolétarienne, ni proprement paysanne. Ce sont tous ces Mozambicains qui ont migré dans les villes, qui n'ont pas réussi à trouver de travail et qui survivent de petits métiers, comme la vente de cigarettes à l'unité. Les jeunes hommes manifestent, brûlent les pneus, les voitures et, parfois, pillent. Ils surveillent Mondlane : quand celui-ci hésite sur le recours à la violence, ils l'accusent de vouloir les trahir. On a également vu des jeunes femmes prier dans les rues. C'est inédit.

La population du Mozambique a plus que doublé en cinquante ans et on a assisté à une migration des campagnes vers les villes. Aujourd'hui, à Maputo, les classes supérieure et moyenne qui vivent dans la « ville de ciment » (les quartiers historiques) ne représentent que 20 % de la population. Le reste vit dans des bidonvilles. Dans le contexte actuel, les jeunes n'ont aucune perspective d'amélioration de leur situation socio-économique.

Enfin, si les classes moyennes ne manifestent pas, elles s'expriment quand même : elles ont par exemple participé à des concerts de casseroles pour dénoncer les fraudes.

« Partir en guerre devient un projet de vie »

Afrique XXI : Les manifestations concernent-elles principalement les fiefs de l'opposition ?

Michel Cahen : On remarque que les citadins passent massivement à l'opposition, or Maputo et Matola, les deux plus grandes villes, sont le cœur historique du Frelimo. Il y a des manifestations également dans la province de Gaza, d'où est originaire une grande partie des élites du Frelimo. C'est le cas aussi chez les Macondes, où a démarré la mobilisation contre le pouvoir colonial portugais en 1964. Il s'agit bien d'une révolte qui dépasse les clivages ethniques et partisans et qui concerne tout le pays.

Afrique XXI : Jusqu'où sont prêts à aller les manifestants ?

Michel Cahen : Ce n'est pas facile à dire, mais je pense très sincèrement qu'il n'est pas impossible de voir apparaître une nouvelle guérilla. Elle n'aurait rien à voir avec la guérilla djihadiste de l'extrême Nord. Elle prendrait plutôt la forme d'un Front de libération. En tant qu'historien, si je regarde le passé du pays, cette hypothèse est socialement envisageable. Pour ces jeunes garçons désespérés, partir en guerre devient un projet de vie. Ils vont continuer à brûler des pneus, des voitures, des autocars, à attaquer partout les sièges du Frelimo et parfois les sièges de la police pour y voler des armes.

Afrique XXI : Le Frelimo est le parti de la lutte contre la colonisation et de la résistance face à une rébellion soutenue par le régime de l'apartheid. Cela ne compte-t-il plus aujourd'hui ?

Michel Cahen : C'est le passage des générations. L'indépendance a été obtenue en 1975. La guerre civile a ensuite duré de 1976 à 1992 et elle a longtemps été politiquement structurante : la guérilla de la Renamo était soutenue par le régime de l'apartheid. Pour beaucoup de gens, notamment dans les grandes villes du sud du pays, il était tout à fait impossible de voter pour la Renamo par fidélité au parti qui avait gagné l'indépendance en 1975 et qui avait affronté une guérilla soutenue par l'apartheid. Beaucoup sont morts aujourd'hui. Plus de la moitié de la population est née après 1992. Le Frelimo n'est plus considéré comme le parti de l'indépendance, ni comme le parti qui a construit des hôpitaux, qui a amené l'électricité... Il est considéré comme un parti de gangsters et un parti d'élites.

« Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir »

Afrique XXI : Le Frelimo peut-il envisager de perdre le pouvoir ?

Michel Cahen : Il y a 150 familles qui sont au pouvoir sans interruption depuis cinquante ans et il est tout à fait impensable, inconcevable pour elles, de le perdre. D'abord, pour des raisons économiques car au Mozambique, pour être riche, il faut absolument avoir la maîtrise complète de l'appareil d'État. Mais aussi pour des raisons psychologiques. Ces gens forment une famille, un « corps social », comme aurait dit l'anthropologue Claude Meillassoux. Ce sont eux qui ont « produit » ce pays – lui-même créé par la colonisation. Si vous ne faites pas partie du Frelimo, vous ne faites pas partie de la nation. Il s'agit d'un parti-nation.

Le Frelimo a toujours considéré que l'opposition mettait en danger l'unité nationale. Les raisons sont donc économiques et idéologiques. Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir, y compris à déclencher un bain de sang.

Afrique XXI : Comment vont se positionner les organisations internationales ?

Michel Cahen : L'organisation qui, par le passé, a été la plus virulente, est la Fondation Carter. L'Union européenne a toujours été plus discrète tout en admettant que telle ou telle élection n'était pas totalement transparente. Ni l'une ni l'autre n'ont encore publié leur rapport, ce qui est inhabituel. Elles ne prendront pas le risque de publier des chiffres alternatifs, mais l'Union européenne aurait parfaitement pu relayer les résultats des 100 bureaux de vote qu'elle a observés.

« Le messianisme de Mondlane déplaît à l'international »

Afrique XXI : Le président portugais a annoncé qu'il ne se rendrait pas à l'investiture et enverrait son ministre des Affaires étrangères. Le reste de la communauté internationale est relativement silencieux. Pourquoi ?

Michel Cahen : Que la communauté internationale laisse faire n'est pas normal mais c'est absolument habituel. Elle est sincèrement convaincue, depuis toujours, que l'ancien parti marxiste-léniniste est le seul capable de gérer le pays. Elle se dit que ses dirigeants sont peut-être des bandits, mais des bandits qu'elle connaît. Elle estime, à tort, que la Renamo n'est pas structurée. Et, là, j'imagine que le messianisme de Venancio Mondlane lui déplaît.

Par le passé, même durant les périodes les plus dures, comme en 1999, elle a toujours félicité les « vainqueurs ». Aujourd'hui, c'est quand même un peu plus compliqué, le Frelimo faisant lui-même partie du problème. Je pense que la solution préférée de la communauté internationale serait un président Frelimo et un gouvernement d'union nationale.

Afrique XXI : Le pays est riche en ressources, notamment gazières. Les perspectives économiques sont-elles un facteur de déstabilisation ?

Michel Cahen : Le taux de pauvreté reste à peu près stable même si il a un peu augmenté depuis 2016 à la suite du scandale de la dette cachée (2). En revanche, la population a bien remarqué que l'élite était beaucoup plus riche depuis les découvertes des énormes réserves de gaz, et la demande sociale s'est accentuée.

Les plus grandes entreprises mondiales sont au Mozambique, avec TotalEnergies, ENI, ExxonMobil... Ce n'est pas au moment où l'argent va couler à flots que le Frelimo va remettre le pouvoir à ceux qu'il considère comme des incapables. Maintenant, le Frelimo est lui même divisé. Il y a la vieille garde, courageuse mais plus très nombreuse. Certaines personnes ont dit qu'il fallait recommencer les élections, d'autres qu'il fallait au minimum recompter tous les bulletins de vote, ce qui est impossible parce qu'ils sont détruits très rapidement.

Cela dit, les questions économiques ne sont pas nouvelles. Par exemple, les mines de rubis dans l'extrême Nord étaient exploitées depuis des années par des artisans. Puis Samora Machel junior, fils de l'ancien président, a conclu un accord avec Gemfields, la grande compagnie britannique de pierres précieuses (3). Il a récupéré les mines et il a chassé tout le monde. Il y a eu des incidents très violents. Il est quasiment certain qu'une partie de ces artisans ont rejoint la guérilla djihadiste. Contrairement à ce que dit le récit officiel, cette rébellion n'est pas apparue avec les découvertes de gaz.

Dans le Sud, on a également exproprié des habitants pour l'exploitation de sables bitumineux qui détruisent des plages entières et des lieux sacrés. En échange, les autorités avaient promis un pont et l'accès à l'eau : rien n'a été fait. Les mines de charbon à ciel ouvert ont tout pollué à des kilomètres à la ronde. Les gens manifestent mais cela ne change rien. Le pouvoir est arrogant. Pour lui, la dignité des personnes ne compte pas. Les Mozambicains protestent donc contre des résultats électoraux frauduleux mais aussi contre toutes ces injustices.

« La contre-guérilla produit de la frustration »

Afrique XXI : La France a de gros intérêts avec TotalEnergies. Elle est également indirectement mêlée à l'affaire de la dette cachée. Comment réagit-elle ?

Michel Cahen : À ma connaissance, elle ne s'est pas encore exprimée. Dans un article récent, j'écrivais que la diplomatie française aurait intérêt à se distancier du régime frauduleux. Déjà, des femmes ont manifesté dans le Nord avec des pancartes « le Mozambique n'appartient pas à la France ».

Afrique XXI : L'insécurité dans le Cabo Delgado, principalement due à un groupe armé affilié à Daesh, et l'incapacité de l'armée mozambicaine à sécuriser cette région ont-elles joué dans le rejet du Frelimo ?

Michel Cahen : Peut-être. Les forces armées du Mozambique et les Unités d'intervention rapide sont accusées de graves atteintes aux droits humains dans le nord du pays. Quand elles arrivent dans un village, elles partent du principe que tous les villageois sont des partisans de la guérilla et elles tuent tout le monde. Cette contre-guérilla ne rétablit pas la sécurité et produit de la frustration.

Par ailleurs, je ne crois pas qu'une telle rébellion puisse durer aussi longtemps sans avoir une base sociale au sein de la population. Elle a quand même tenu Mocímboa da Praia pendant un an et avait été applaudie lors de son entrée dans la ville. Ce groupe a affirmé être contre le parti de l'argent, c'est à dire le Frelimo. Il y a donc une revendication sociale.

Cela dit, les troubles au Cabo Delgado ne sont pas nouveaux. Le Cabo Delgado est une province immense, grande comme le Portugal. Elle est ethniquement hétérogène avec des trajectoires sociales diverses. D'une part, le groupe le plus important, les Makuas, est en partie musulman et a peu participé à la guerre de libération anticoloniale. D'autre part, les Mwanes sont une population côtière de pêcheurs qui ressemblent aux Swahilis sans pour autant parler leur langue. Les uns et les autres ont été victimes de déplacement de population dans le cadre des méga-projets. La côte du Cabo Delgado a été une zone très proche de la Renamo, et les élections municipales à Pemba ont souvent fait l'objet de fraudes. Par le passé, des émeutes meurtrières y ont été observées. Il existe un quartier de la ville où les gens du Frelimo ne peuvent pas entrer. Il y a donc des tensions, qui ont des racines historiques, mais les contextes sont très hétérogènes.

En revanche, comme dans le Sud, beaucoup de jeunes hommes sont privés de perspectives. Ils peuvent vouloir rejoindre la rébellion djihadiste, écœurés par le régime.

« Une intervention militaire à la gabonaise n'est pas à exclure »

Afrique XXI : L'armée pourrait-elle sortir des casernes et prendre le parti du peuple ?

Michel Cahen : La répression a été exercée par les Unités d'intervention rapide, une sorte de police militarisée qui ne dépend pas de l'armée. L'armée est quand à elle issue des accords de paix de 1992 et compte en son sein des membres de la Renamo et du Frelimo, alors que la police est strictement composée de membres du Frelimo.

L'armée, qui ne compte que 5 000 hommes, contre 100 000 environ pour la police, n'a pas bougé d'un pouce. La police, de son côté, est fidèle au Frelimo – son chef est un Makonde nommé par Nyusi –, quand bien même on a pu voir des policiers fraterniser avec des manifestants et participer aux pillages.

Historiquement, l'armée et le politique sont très liés, c'est un legs des guerres anticoloniale et civile. Les coups d'État militaires ne font donc pas partie des habitudes. Maintenant, une intervention militaire à la gabonaise n'est pas complètement à exclure : l'armée a quand même fait savoir qu'elle défendait les intérêts de la nation et non ceux d'un parti en particulier. Et, ça, c'est nouveau.

Notes

1- Il s'est présenté aux élections municipales de 2013 et 2023 pour la Renamo. Il a été élu député de la Renamo en 2014 et réélu en 2019. Il avait été empêché de se présenter à l'élection municipale à Maputo en 2018.

2- Maputo avait dissimulé 2 milliards de dollars (1,95 milliard d'euros) d'emprunts levés en 2013 pour pouvoir acheter secrètement de l'armement, dont des vedettes fabriquées en France. Les trois quarts de cette somme se sont volatilisés. Le scandale a éclaté en 2016.

3- En 2011, c'est officiellement l'État du Mozambique qui s'associe avec la compagnie britannique Gemfields pour donner naissance à la Montepuez Ruby Mining (MRM).

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Albanie. Dans la peau des réfugiés

28 janvier, par Federica Araco — , ,
Les politiques migratoires de la première ministre italienne Giorgia Meloni ont un coût moral, social et économique très élevé. Elles visent à déboucher sur un consensus en (…)

Les politiques migratoires de la première ministre italienne Giorgia Meloni ont un coût moral, social et économique très élevé. Elles visent à déboucher sur un consensus en s'en prenant au pouvoir judiciaire et en violant la Constitution italienne tout autant que la législation européenne en matière d'asile et de droits de l'homme.

13 janvier 2025 | tiré d'orient XXI | Traduction de l'italien par Christian Jouret | Photo : Shengjin, le 11 octobre 2024. Un officier de police italien se tient devant un Centre de rétention récemment construit par l'Italie dans le port de Shengjin, à environ 60 km au nord-ouest de Tirana, la capitale albanaise.
https://orientxxi.info/magazine/albanie-dans-la-peau-des-migrants,7882 -Adnan Beci / AFP

L'image montre un soldat en uniforme qui se tient au centre d'une zone sécurisée, probablement à l'extérieur d'une installation. À l'arrière-plan, on peut voir des structures métalliques grises et des murs, créant une ambiance de confinement. Le sol est en béton, et il y a une passerelle colorée qui semble être verte ou bleue. Le ciel est nuageux, suggérant un temps sombre. L'ensemble de l'image évoque un sentiment de sécurité renforcée et de surveillance.

L'image montre un symbole abstrait en noir, composé de formes géométriques et de courbes. Ce design est placé à l'intérieur d'un cadre rectangulaire aux coins arrondis. Les lignes semblent dynamiques et évoquent un sentiment de mouvement ou de fluidité. Ce type de motif peut être associé à l'art moderne ou à des représentations stylistiques.

Ce reportage a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe. Cette coopération régionale rassemble Assafir Al-Arabi, BabelMed, Mada Masr, Maghreb Émergent, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

Dans la nuit du 16 au 17 juin 2024, trois touristes français à bord d'un voilier ont secouru douze migrants qui se trouvaient sur une embarcation en train de couler à environ 190 kilomètres des côtes de Calabre. Soixante-seize personnes, parties de Bodrum en Turquie, se trouvaient à bord. Beaucoup d'entre elles étaient des enfants, certains âgés de moins de 5 ans, ainsi que des femmes enceintes. Elles venaient principalement d'Irak, d'Iran et d'Afghanistan. Pendant cinq jours, elles avaient dérivé sans eau ni nourriture entre la Grèce et l'Italie sans que personne ne leur porte secours.

Frontex ne répond pas

Le 16 juin, le naufrage avait été signalé à Ranj Pzhdari, un journaliste kurde qui reçoit fréquemment des appels concernant les difficultés rencontrées lors des traversées ou des demandes d'aide de la part de membres de familles à la recherche de leurs proches morts ou disparus en mer. Pzhdari a immédiatement contacté Alarm Phone [1], qui, à son tour, a communiqué leur localisation aux gardes-côtes italiens. Ces derniers ont déclaré avoir alerté les bateaux de la zone et envoyé un navire marchand après s'être assuré que les avions de Frontex survolaient également cette zone maritime. L'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes a toutefois nié avoir mené des opérations ce jour-là.

L'image montre une vue aérienne d'un bateau en détresse sur des eaux agitées. Le navire semble en partie submergé et des personnes sont visibles à bord, cherchant probablement de l'aide. Dans le coin supérieur, on remarque un logo qui indique l'intervention des garde-côtes. Les conditions météorologiques semblent difficiles, accentuant la situation d'urgence.

Image du reportage « La strage nascosta » consacré au naufrage de la Roccella Jonica, diffusé le 27 octobre.

Ce énième drame maritime, survenu au large du petit village balnéaire de Roccella Jonica, est resté entouré d'un halo de mystère pendant des mois. Aucune information n'a filtré sur le nombre de corps récupérés, leur acheminement ayant eu lieu de nuit et dans des ports distants de plusieurs centaines de kilomètres, ce qui a empêché les quelques journalistes présents de documenter les faits. Les douze survivants ont été transférés dans quatre hôpitaux différents et même ceux qui travaillaient sur le port n'étaient pas conscients de la gravité de l'événement. Aucune cérémonie officielle n'a été organisée pour commémorer les victimes et aucun message de condoléances n'a été envoyé aux survivants par les institutions politiques.

« Un an et demi s'est écoulé depuis la tragédie de Cutro (en février 2023), lorsqu'il est apparu que l'image du gouvernement avait été ternie par les conséquences tragiques de ses politiques migratoires, avec les 94 morts au vu et au su des ministres et du monde entier », a commenté Rosamaria Aquino, la journaliste de Report qui, la première, a rédigé le 27 octobre le rapport sur ce dernier événement de Roccella Jonica. « Qui sait si par souci d'éviter le même embarras, un brouillard n'avait pas recouvert les morts et les témoins de ce massacre », s'est interrogée l'autrice.

Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le rapport 2024 sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières place l'Italie à la 46e place sur 180 pays étudiés. Depuis des années, nous assistons à une emprise progressive du politique sur les organes d'information et les institutions démocratiques, faite d'intimidations, de dispositions contraignantes et de menaces de plus en plus fréquentes et inquiétantes. C'est dans ce climat de tension et de censure qu'il faut replacer le vif affrontement de ces dernières semaines entre le gouvernement de Georgia Meloni et le pouvoir judiciaire à propos de l'invalidation par le Tribunal de Rome de la détention de douze ressortissants étrangers qui avaient été transférés au Centre de rétention (CPR) de Gjadër, en Albanie, le 18 octobre 2024. Comparée au silence assourdissant qui a couvert la tragédie de Roccella Jonica, la couverture médiatique consacrée à cette affaire a en effet été extrêmement importante et il convient de comprendre pourquoi.

L'image présente une carte de l'Albanie. On peut y voir les principales villes du pays, telles que Tirana, Durrës, Shkodër, et Vlore, indiquées par des points. La carte est également entourée de pays voisins, comme le Monténégro au nord-ouest, le Kosovo au nord-est, la Macédoine du Nord à l'est et la Grèce au sud. Des indications de distance sont présentes, ainsi qu'une légende signalant les sources et la date de mise à jour.

La liste mouvante des pays « sûrs »

L'accord sur le contrôle des flux migratoires signé en novembre 2023 par la première ministre italienne Meloni et le président albanais Edi Rama stipule que les hommes adultes, non vulnérables, originaires de pays « sûrs » [2], et secourus par les navires des autorités italiennes dans les eaux internationales seront transférés vers les deux centres de rétention construits à Shengjin et à Gjadër.

Le 14 octobre, un bateau parti de Libye avec 86 personnes à son bord a été secouru par les autorités italiennes en Méditerranée. Au lieu d'être transférées vers le port « sûr » le plus proche, comme l'exige le droit international, seize d'entre elles ont été emmenées en Albanie par le navire Libra de la marine italienne, une embarcation militaire de 80 mètres avec un équipage de 70 personnes. Deux d'entre elles, parce qu'il s'agissait de mineurs, ont été immédiatement renvoyées en Italie et deux autres ont été écartées, étant jugées « vulnérables ». Dans la mesure où la procédure frontalière accélérée prévue par le protocole bilatéral a été jugée inapplicable par le tribunal de Rome, les 12 migrants restants ont également été renvoyés vers l'Italie. Leurs pays d'origine, le Bangladesh et l'Égypte, ne peuvent en effet être considérés comme « sûrs » en application d'un récent arrêt de la cour de justice des Communautés européennes, selon lequel un pays doit l'être pour l'ensemble de sa population et de son territoire pour être défini comme tel.

Le gouvernement a vivement réagi en qualifiant cette mesure d'ingérence inacceptable du pouvoir judiciaire dans les décisions de l'exécutif. Le ministre de la justice, Carlo Nordio, a déclaré : « Ce n'est pas au pouvoir judiciaire de définir si un État est plus ou moins “sûr”, il s'agit d'une décision politique de très haut niveau. Nous prendrons des mesures législatives. » [3]

De fait, le 21 octobre, le Conseil des ministres a approuvé un décret-loi controversé (n° 158/2024) introduisant des dispositions urgentes dans les procédures de reconnaissance de la protection internationale. Une liste précédente avait déjà été publiée en mai sur la base d'un décret ministériel qui élargissait la liste des États « sûrs » — Algérie, Bangladesh, Cameroun, Colombie, Côte d'Ivoire, Égypte, Gambie, Géorgie, Ghana, Maroc, Nigeria, Pérou, Sénégal, Sri Lanka et Tunisie — la faisant passer à 22 — avec l'ajout d'une nouvelle liste — l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, le Cap Vert, le Kosovo, la Macédoine du Nord et la Serbie. Cette liste est assortie d'une fiche précisant les zones ou les catégories de personnes pour lesquelles la sécurité n'était pas garantie.

La transformation du décret interministériel au décret-loi est significative, puisque ce dernier, ayant force de loi, ne peut pas être révoqué par les juges en vertu du droit italien. Mais la primauté du droit communautaire, qui est à la base du processus d'intégration européenne, est incontestable et le droit communautaire doit toujours prévaloir sur le droit national.
En vertu de ce principe, le 29 octobre, le tribunal de Bologne a renvoyé le décret-loi devant la Cour européenne dans le cadre d'un recours introduit par un demandeur d'asile bangladais. Dans une question détaillée envoyée à Luxembourg, les magistrats italiens ont même fait référence à l'Allemagne nazie, qui était un lieu « sûr » pour la majorité de la population allemande, mais extrêmement dangereux pour certaines minorités, comme les juifs, les homosexuels, les Roms et les opposants au régime.

« Si d'aucuns pensent être au siège de Rifondazione Comunista [4] alors qu'ils officient au tribunal, et bien qu'ils quittent leur robe d'avocat, qu'ils se présentent aux élections et qu'ils fassent de la politique » [5] a riposté le ministre des infrastructures et des transports, Matteo Salvini.

La résistance des tribunaux

Le 4 novembre, le tribunal de Catane a rendu une nouvelle décision de non-validation de la détention d'un citoyen égyptien ordonnée deux jours plus tôt par le quartier général de la police de Raguse. S'appuyant sur la décision de la Cour européenne du 4 octobre, le juge a estimé qu'il appartenait au pouvoir judiciaire d'évaluer au cas par cas si un pays d'origine était « sûr » ou non. Il s'agit de la première affaire dans laquelle un tribunal rejette l'application du récent décret-loi et il est fort probable que ce ne soit pas la dernière.

Début novembre, le ministère italien de l'intérieur a en effet déclaré que le navire de la marine Libra avait quitté Lampedusa le jour même pour l'Albanie avec huit migrants à bord — trois Égyptiens et cinq Bengalis — pour être conduits vers le hotspot mis en place dans le port de Shengjin, et de là transférés au centre de Gjadër où leurs demandes d'asile seraient examinées. « Un navire de guerre est utilisé pour transporter huit migrants de Lampedusa à l'Albanie », a commenté Angelo Bonelli, député de l'Alliance de gauche et des Verts, dans une note datée du 6 novembre « un voyage qui coûte bien 36 000 euros par migrant ». Le premier transfert effectué à la mi-octobre avait coûté plus de 200 000 euros.

Juste après avoir débarqué au port de Shenkjin, le 8 novembre, l'une des personnes a été diagnostiquée par les médecins comme étant vulnérable pour raisons de santé et a été rapatriée en Italie par le patrouilleur de la marine. Ses compagnons sont également revenus dans la nuit du 12 au 13 novembre, car la cour de Rome a suspendu l'ordonnance de validation de leur détention, remettant le tout entre les mains de la Cour européenne de justice.

La stratégie de Meloni

L'Associazione Studi Giuridici sull'Immigrazione (ASGI) [6] a déclaré dans un communiqué que la nouvelle liste des pays « sûrs » non seulement ne permettait pas de résoudre les cas critiques contestés, mais qu'elle les amplifiait au risque de constituer une menace dangereuse pour le droit d'asile avec de très graves implications juridiques et humaines. En outre, certains des pays considérés comme « sûrs » ne figurent sur aucune des listes adoptées par d'autres États membres de l'Union européenne, mais que ces listes coïncident avec ceux d'où proviennent le plus grand nombre de demandeurs d'asile en Italie. « L'objectif de soumettre la majorité des demandeurs à la procédure accélérée aux frontières et à un éventuel enfermement dans des centres albanais est donc logique, faisant de cette procédure, de facto, la norme », peut-on lire dans le document.

Arturo Salerni, avocat pénaliste chez Progetto Diritti [7] et avocat d'Open Arms [8] dans l'affaire contre Matteo Salvini, a qualifié de « grossières » les réactions du gouvernement. « Ils savent très bien qu'avec les vents de xénophobie qui soufflent sur l'Europe, le cas albanais pourrait être un modèle à reproduire et que quiconque s'oppose à cet objectif est considéré comme un adversaire », a-t-il déclaré à Babelmed.

Le pouvoir judiciaire a été pointé du doigt au motif qu'il ne coopérait pas avec le gouvernement, comme si, ignorant la séparation des pouvoirs, il devait être un organe qui coopère avec les autorités gouvernementales et non l'organe qui doit appliquer la loi, c'est-à-dire ce qui se trouve dans le système juridique avec ses spécificités hiérarchiques de normes, en respectant le fait que la norme constitutionnelle est au-dessus de la norme ordinaire et que la norme supranationale est immédiatement applicable dans chaque pays de l'Union.

Il est loin le temps où Silvio Berlusconi accusait les juges d'être des « communistes », mais, apparemment, discréditer le pouvoir judiciaire reste l'un des chevaux de bataille de la droite italienne. « Lorsque Berlusconi était aux affaires, il ne s'agissait que de la magistrature d'instruction, c'est-à-dire de l'activité et les pouvoirs du procureur, la manière dont les enquêtes étaient menées, la détention provisoire utilisée pour extorquer des aveux et l'attentat qui aurait été perpétré contre sa personne », a souligné l'avocat. Meloni, quant à elle, fait la guerre aux juges « corrompus » pour avoir un adversaire qui détournera l'attention de ses échecs politiques en jouant sur les questions d'identité dans une optique de rassemblement national. Dans son récit démagogique, les institutions nationales et supranationales deviennent donc des organes politisés qui tentent d'imposer des règles contraignantes au gouvernement majoritaire.

L'image montre un groupe de policiers en uniforme, posant sur une voiture de police. Ils sont situés dans une rue animée, entourés de nombreuses personnes qui marchent. L'arrière-plan montre des bâtiments typiques, et l'atmosphère semble vivante avec des passants. Les policiers semblent détendus tout en restant attentifs à leur environnement.

Le rapport de la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance a récemment dénoncé le vocabulaire hostile qui affecte les personnes qui traitent des phénomènes migratoires en Italie, évoquant également l'usage de plus en plus fréquent par la police de pratiques de profilage racial. Le rapport fait référence à l'utilisation de critères tels que la race, la couleur de peau, la langue, la religion, la nationalité, l'ethnicité au cours d'opérations de surveillance, de contrôle et d'enquête sans aucune justification. Policiers à Rome, Italie.Adrian Pingstone / Wikimedia Commons

L'érosion de l'État de droit

Salerni estime que l'affrontement actuel entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire sur la question de l'asile doit être considéré comme faisant partie d'un projet plus large : celui de la verticalisation du pouvoir qui comprend, d'une part, le présidentialisme et, d'autre part, la non-tolérance de tout ce qui pourrait entraver, ou réguler, les pouvoirs législatif et exécutif. « Nous sommes confrontés à une attaque générale contre les principes constitutionnels, mais aussi contre le fonctionnement d'un État fondé sur la séparation des pouvoirs », a-t-il expliqué, en mentionnant le débat en cours sur la possibilité d'abolir la carrière unifiée dans la magistrature.

Un autre élément important est que ce démantèlement de certains principes de l'État de droit s'accompagne d'une attaque contre les personnes étrangères pour lesquelles la protection de la dignité personnelle, prévue à l'article 2 de la Constitution, est considérablement réduite, voire niée. En outre, le droit d'asile, inscrit à l'article 10 de la Constitution, est de plus en plus instrumentalisé, et même le droit à la vie n'est plus garanti, les opérations de sauvetage en mer étant elles-mêmes combattues. De plus, la signature d'accords avec les pays que ces personnes fuient constitue un déni flagrant du droit d'asile.

Federica Araco : journaliste. Elle a contribué à plusieurs enquêtes sur les pays méditerranéens et à la création de la version italienne du site web Babelmed de 2008 à 2015. Federica Araco travaille sur les droits de l'homme, les migrations, les questions de genre et le développement durable.

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[1] Alarm Phone est un numéro de téléphone international désormais connu dans toute la Méditerranée. L'initiative, mise en place en 2014 après le naufrage de 600 personnes originaires d'Afrique et du Proche-Orient, implique 200 bénévoles de 16 pays qui offrent un service gratuit 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7.

[2] Les lois nationales, qui transposent en la matière des dispositions issues du droit européen (directive 2005/85/CE), indiquent qu'un pays peut être considéré comme sûr lorsqu'il peut être démontré qu'il « (…) n'y est jamais recouru à la persécution, ni à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants et qu'il n'y a pas de menace en raison d'une violence qui peut s'étendre à des personnes sans considération de leur situation personnelle dans des situations de conflit armé international ou interne ». Ceci étant, un ressortissant d'un pays dit « sûr » peut tout de même déposer une demande de protection.

[3] Conférence à Palerme, citée par Repubblica du 19 octobre 2024.

[4] Parti politique italien fondé en 1991 par d'anciens membres du PCI qui refusaient le tournant vers la social-démocratie

[5] Il Giornale, 30 octobre 2024.

[6] Association d'études juridiques sur l'immigration, Turin.

[7] L'association, qui a été créée il y a vingt ans, est un lieu d'initiative, de recherche et de discussion sur les questions des droits des citoyens et des groupes sociaux avec une référence particulière aux ressortissants étrangers, aux mineurs, aux femmes, aux détenus et, plus généralement à toutes les personnes particulièrement vulnérables, touchées par la discrimination et la marginalisation sociale et économique.

[8] Open Arms est une organisation humanitaire, non gouvernementale et sans but lucratif dont la mission principale est de protéger la vie des plus vulnérables en situation d'urgence. Présentée comme une entreprise de secourisme et de sauvetage maritime avec plus de vingt ans d'expérience sur les côtes du territoire espagnol.

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