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Après l’investiture de Trump, quelle réaction ?

28 janvier, par Dan La Botz — , ,
Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier promet d'apporter un changement radical et fondamental à tous les aspects de l'économie, de la société et de la (…)

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche le 20 janvier promet d'apporter un changement radical et fondamental à tous les aspects de l'économie, de la société et de la politique américaines.

Hebdo L'Anticapitaliste - 738 (23/01/2025)

Par Dan La Botz

Son élection est l'expression de l'épuisement de l'ordre libéral (et néolibéral) et de l'instauration d'un nouveau régime aux États-Unis. Ses promesses et ses projets menacent non seulement l'ordre mondial, tel qu'il est, mais aussi la planète elle-même.

Remettre les États-Unis au cœur de la domination mondiale

L'ordre libéral moderne a vu le jour dans les années 1930 sous la présidence de Franklin D. Roosevelt et des Démocrates qui ont mené des réformes fondamentales pour faire face à la Grande Dépression puis à la Seconde Guerre mondiale, des changements qui ont conduit à la domination américaine en Occident, via l'Otan, tout au long de la Guerre froide et à l'établissement d'un État-providence, même s'il est faible, à l'intérieur du pays. Le système s'est renforcé au milieu des années 1960 lorsque le Démocrate Lyndon B. Johnson, en réponse au mouvement pour les droits civiques des NoirEs, a promulgué la loi sur les droits civiques et la loi sur le droit de vote, qui ont finalement fait d'elleux des citoyenNEs à part entière. En 1970, sous l'égide du républicain Richard Nixon, l'Agence pour la protection de l'environnement a été créée, alors que l'ordre ancien ­atteignait son apogée.

L'ordre libéral a commencé à se désintégrer à partir des années 1970, lorsque le Japon et l'Europe occidentale ont commencé à devenir des concurrents économiques, tout comme les Tigres asiatiques (Corée du Sud, Taïwan et Singapour). En réponse, dans les années 1980, le Républicain Ronald Reagan et la conservatrice Margaret Thatcher ont mené la réorganisation néolibérale de l'économie mondiale fondée sur l'ouverture des marchés, la privatisation et la déréglementation, ainsi que sur l'affaiblissement de la protection sociale et les attaques contre les syndicats. La chute de l'Union soviétique en 1991 semblait représenter la victoire des États-Unis et du capitalisme mondial, mais elle a été de courte durée. La montée en puissance de la Chine, qui est devenue un concurrent économique des États-Unis, et la décision de Vladimir Poutine de tenter de reconstruire l'empire russe en tant que rival militaire ont mis fin à la domination mondiale des États-Unis.

Trump, un brillant populiste qui a cette fois remporté le vote populaire lors de l'élection présidentielle, même si ce n'est que de justesse, propose maintenant de « rendre à l'Amérique sa grandeur » en réorganisant fondamentalement la vie sociale et économique du pays et en réaffirmant la puissance mondiale des États-Unis. Bien qu'il ait fait campagne en se présentant comme le candidat des travailleurs, il a choisi une douzaine de milliardaires pour son cabinet et d'autres postes de haut niveau, et il leur confie des responsabilités. Les alliés de Trump sont désormais des magnats de la technologie comme Elon Musk de SpaceX, Mark Zuckerberg de Meta et Jeff Bezos d'Amazon.

En politique étrangère, le désir de Trump d'incorporer le Canada, le Groenland et le canal de Panama aux États-Unis n'est pas simplement destiné à choquer, il exprime son projet de réaffirmer le contrôle des États-Unis sur les Amériques comme fondement de la domination mondiale. Il menace et embrasse alternativement la Chine alors qu'il se débat avec la question de savoir comment la vaincre. Et il semble préférer Poutine à l'Otan. Ainsi, l'ordre mondial libéral est défait.

Défaire le libéralisme du 20e siècle

Sur le plan intérieur, Trump va défaire le libéralisme du 20e siècle en maintenant les réductions d'impôts qu'il avait accordées aux entreprises et aux riches, en expulsant les immigrantEs, en annulant les lois sur les droits civils et en mettant fin à la diversité, à l'équité et à l'inclusion (DEI) qui encourageaient l'équité sur le lieu de travail pour toutes les races et tous les genres. Trump a promis d'utiliser le ministère de la Justice et le FBI pour s'en prendre à ses ennemis politiques du parti démocrate et à la presse. Il est prêt à déclarer une urgence nationale et à mobiliser l'armée.

Trump promet d'augmenter la production de pétrole et de mettre fin à tous les efforts de lutte contre le changement ­climatique.

Face à tout cela, la moitié du pays reste à gauche, mais l'ambiance est à la défaite, à la résignation, à la démoralisation et à la peur. Un demi-million de personnes ont protesté contre son élection à Washington en 2017, cette année seulement 5 000 environ. Que va vraiment faire Trump maintenant qu'il est au pouvoir ? Et comment le peuple américain va-t-il réagir ? Et quel est le rôle de la gauche ?

Dan La Botz, traduit par la rédaction

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Le moment Gutenberg du retour de Trump

28 janvier, par Pieter Lagrou — , , ,
Le retour de Trump provoque le désarroi. 2016 ne fut donc pas un accident, mais un symptôme. Nous vivons une révolution de l'information à l'échelle de l'invention de (…)

Le retour de Trump provoque le désarroi. 2016 ne fut donc pas un accident, mais un symptôme. Nous vivons une révolution de l'information à l'échelle de l'invention de l'imprimerie. Une poignée de milliardaires a pris la place des intellectuels au sommet de la pyramide de l'information. Sans un contrôle démocratique de l'espace public, la démocratie ne peut survivre.

Tiré du blogue de l'auteur.

Le 20 janvier Donald Trump fut inauguré 47e président des États-Unis. Nous sommes déjà passés par là. En 2016, bien sûr, et pourtant, la répétition et l'ampleur de la victoire de Donald Trump, ses déclarations et la composition de son équipe suscitent un désarroi inédit. Il semble que nous ayons atteint un point de bascule.

Soudainement nous ne sommes plus du côté des vainqueurs de l'Histoire. « Nous », ce sont ceux qui s'identifient à une longue tradition politique qui remonte au XVIIIe siècle, avec Montesquieu et Jefferson, dont la pensée politique s'est articulée autour de la question de savoir comment éviter qu'un Donald Trump puisse un jour être élu président.

D'où le système indirect pour l'élection présidentielle, le collège électoral e tutti quanti. C'est ainsi que les États-Unis sont devenus un phare de résilience démocratique et une source d'inspiration pendant deux siècles et demi. Ce n'est plus le cas.

Que nous dit le retour de Donald Trump à la Maison Blanche sur l'état de la démocratie moderne ? Trump est-il un nouvel Adolf Hitler, ou juste, par exemple, un nouveau Napoléon III ? Les élections de 1848 furent les premières en France où tous les hommes adultes pouvaient voter. Le neveu de Napoléon remporta les élections, gouverna par plébiscite et, dès 1852, se couronna empereur à vie. En voilà un scénario qui a tout pour séduire Trump.

Il fallut une défaite militaire contre l'Allemagne pour renverser Napoléon III. Sedan 1870, ce ne fut pas gai, mais largement préférable à Berlin 1945, admettons-le. Sous la IIIe République, l'école obligatoire devint l'obsession centrale des élites libérales, pour éduquer les masses et éviter le risque d'un retour à 1848. À l'époque, un tiers de la population ne savait ni lire ni écrire. Qualifier les électeurs de Trump d'« analphabètes » aujourd'hui n'a pas le même sens. L'école obligatoire ne pourra nous sauver cette fois-ci. Comment en sommes-nous arrivés là ?

Gutenberg

Au XIXe siècle, les élites progressistes disposaient d'une confiance aussi révolutionnaire que paternaliste. Elles savaient ce qui était le mieux pour le peuple. L'émanciper de son ignorance était dans son propre intérêt, chose qu'il finirait bien par admettre. Bien avant de renverser l'ordre politique, les élites libérales avaient renversé l'ordre culturel. Leur mission civilisatrice s'étendait des villes vers les campagnes, de la bourgeoisie vers le prolétariat et la paysannerie, du centre vers les périphéries impériales.

Ces élites avaient raison d'être confiantes. La technologie était de leur côté. L'invention de l'imprimerie en 1450 fut une révolution technologique, suivie d'une révolution culturelle et, trois siècles plus tard, d'une révolution politique. Reproduire un texte écrit prenait beaucoup de temps avant Gutenberg. Les textes écrits étaient rares et les clercs capables de les produire et lire formaient de petites élites professionnelles au service des pouvoirs religieux et politiques. L'invention de l'imprimerie brisa le pouvoir de l'Église et ouvrit la route à la Réforme. La Bible de Luther pouvait être reproduite à l'infini et les croyants n'avaient plus besoin du clergé pour la lire.

L'imprimerie a démocratisé l'accès à la consommation des textes écrits et, dans une moindre mesure, à leur production. À mesure que les rangs des classes lettrées grandissaient, elles purent rompre avec le monopole du savoir de l'Église, puis avec le monopole du pouvoir de la monarchie. C'est l'imprimerie qui permit l'ascension de Montesquieu et Jefferson. La promesse démocratique se distillait à travers un modèle pyramidal de percolation. Peu pouvaient publier des livres et pamphlets au XVIIIe siècle, mais ils n'étaient pas tellement plus nombreux à écrire dans la presse quotidienne au XIXe ou à s'exprimer sur les ondes de la radio et de la télévision publiques au milieu du XXe.

Le savoir produit au sommet percolait lentement, des livres savants aux journaux, des élites jusqu'à l'électorat. Bien sûr, les progressistes n'en avaient pas le monopole. Mais ils étaient à l'action, les autres à la réaction. La « pensée réactionnaire » était réduite à cela, traitée avec une égale mesure d'hostilité et de mépris.

Berlusconi, Bolloré, Bezos

Cinq siècles après le moment Gutenberg, il y eut, en 1994, le moment Berlusconi. En quelques mois, le paysage politique italien s'effondra. Les partis traditionnels furent dissous et, avec Berlusconi, émergea un opérateur politique d'un genre nouveau. Jusque-là, les partis politiques et les syndicats possédaient des journaux et contrôlaient les médias publics. Cela produisait des électeurs loyaux et des élections prévisibles.

Berlusconi avait construit son empire médiatique lors de la privatisation des ondes puis multiplia ses acquisitions dans la presse écrite. Il savait comment plaire à son public grâce au sexe, au crime et au scandale. En 1994 on découvrit que son intuition fonctionnait tout aussi bien en politique. Berlusconi guida son public vers ses chaînes de télévision et son électorat vers son parti. Soudain, les médias possédaient la politique.

Les patrons des médias n'avaient pas besoin de se faire élire pour avoir du pouvoir. Rupert Murdoch hérita d'un journal local de son père en 1952, avec 75 000 lecteurs.[1] Dix ans plus tard, il détenait les deux tiers des journaux australiens. Sa stratégie consistait à défendre la cause d'un candidat en détruisant son adversaire. En retour, ses favoris changeaient les lois qui interdisaient les monopoles dans les médias. En 1969, Murdoch débarqua en Grande-Bretagne, où il acquit la presse tabloïde et aida Margaret Thatcher à remporter les élections de 1979. Thatcher, à son tour, lui permit d'acheter The Times of London et de lancer Sky Television, la première chaîne privée. Il répéta son exploit aux États-Unis, achetant des tabloïds, créant Fox TV, poussant l'élection de Ronald Reagan et obtenant à nouveau en retour un changement des règles du jeu – notamment la Fairness Doctrine, qui obligeait les chaînes à présenter les deux côtés d'un débat politique. Thatcher et Reagan, le Brexit et Trump sont les enfants de l'ère Murdoch.

En France, Vincent Bolloré a fait de même dans les années 2010, élargissant son monopole dans la presse écrite et la télévision privée, imposant ses obsessions personnelles sur l'immigration et l'islam, d'abord dans le débat public puis dans les politiques des gouvernements Sarkozy et Macron. Acheter des médias donne du pouvoir et des rendements indirects disproportionnés. Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post (et d'Amazon), ordonna à sa rédaction de rompre avec une longue tradition et de ne pas prendre parti lors des élections présidentielles. Sa décision, fin octobre 2024, lui coûta l'annulation instantanée de 250 000 abonnements (environ 10 %), soit une perte de 15 millions de dollars.[2] L'élection de Trump ajouta 7 milliards de dollars à sa fortune personnelle.[3]

Les élites progressistes ont été virées du sommet de la pyramide de l'information par des capitalistes monopolistes. La concentration du paysage médiatique que nous observons aujourd'hui est le résultat du changement des règles du jeu – le démantèlement de l'antitrust – et d'une révolution technologique. Internet permet une circulation instantanée de l'information et les entreprises mondiales ont pris la place d'opérateurs locaux et indépendants.

Réseaux sociaux ou espace public ?

Pourtant, Internet portait une promesse de révolution démocratique de l'information. Voici un espace d'échange ouvert, sans seuil d'entrée. Internet a annulé la pyramide et créé un égalitarisme technologique. Plus besoin de posséder une imprimerie ou une chaîne de télévision, plus besoin de passer par une sélection élitiste pour devenir faiseur d'opinion. Quiconque possède un smartphone peut devenir influenceur.

Désormais, plus le message est court, plus l'audience est large. Tweets et TikTok remplacent livres et essais. Ce faisant, nous avons perdu la possibilité de présenter des questions complexes pour ce qu'elles sont. Le soundbite a remplacé la culture rhétorique de la politique parlementaire depuis 1789. Internet n'est pas un nouvel espace public, mais la multiplication infinie des espaces privés d'expression.[4] La démocratie exige une dynamique centripète dans laquelle le débat doit trouver un terrain d'entente et produire un compromis.[5]

Les réseaux sociaux fonctionnent en centrifuge. Pourquoi faire l'effort de trouver un terrain commun avec ceux avec qui on est en désaccord si l'on peut choisir de n'échanger qu'avec ceux qui pensent comme vous ? Et même si vous ne choisissez pas le séparatisme des idées des réseaux sociaux, les algorithmes le feront pour vous en suggérant du contenu conforme à votre historique de navigation. L'anarchie n'est pas la liberté et l'absence de loi n'est autre que le triomphe de la loi du plus fort.

La rapidité avec laquelle les start-up des réseaux sociaux sont tombées dans les portefeuilles d'actions du capitalisme monopoliste le prouvent. Elon Musk a perdu des sommes astronomiques en achetant Twitter mais cela lui a permis de gagner plus de pouvoir politique qu'il n'en avait déjà. Musk a rétabli le compte de Trump sur X et supprimé la modération. L'élection de Trump a ajouté 26,5 milliards de dollars à sa fortune personnelle et le 20 janvier, Musk aussi rentre à la Maison Blanche.

Il ne peut y avoir de démocratie sans débat public. Dans la cité d'Athènes, ce débat avait lieu en assemblée de citoyens dans l'agora. L'invention de l'imprimerie a permis l'émergence d'un espace public à une échelle considérablement augmentée, sous l'hégémonie des élites érudites. Le monde de Gutenberg est révolu. La nouvelle révolution de l'information a créé un monde où l'information circule tout autrement, posant des défis de fond pour le débat public et la démocratie. Qu'on le veuille ou non, nous devons apprendre à vivre avec la révolution technologique que nous subissons.

Mais il n'y a rien d'inévitable dans la manière dont l'hégémonie culturelle a été simplement remplacée par l'hégémonie des monopoles financiers. La technologie du nouvel espace public a besoin de régulation. Il faut donc rétablir les règles anti-trust et démanteler les monopoles dans l'économie de l'information. Il faut ensuite concevoir Internet et ses réseaux sociaux comme des infrastructures publiques avec des règles communes sur la propriété, la modération et la liberté d'expression.

La haine, le mensonge et l'incitation à la violence ne relèvent pas de la liberté d'expression : ils la détruisent. Ils – et le capitalisme monopoliste – ont remporté la bataille. La sauvegarde de la démocratie exige un nouveau contrat social qui inclut la régulation de la manière dont l'information circule. Si Berlusconi, Murdoch, Bolloré, Bezos, Musk et Trump peuvent nous apprendre une chose, c'est que la culture compte. Qui contrôle les médias contrôle le pouvoir politique. Il y a de l'espoir à en tirer. Le combat sera long, mais s'ils ont pu acheter le pouvoir politique, ils peuvent aussi en être dépossédés.


Pieter Lagrou, Professeur d'histoire contemporaine à l'Université libre de Bruxelles, pour Carta Academica.

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n'engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d'ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu'elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d'autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Notes

[1] https://www.nytimes.com/interactive/2019/04/03/magazine/rupert-murdoch-fox-news-trump.html

[2] https://www.washingtonpost.com/style/media/2024/10/29/washington-post-cancellations-number/

[3] https://www.theguardian.com/business/2024/nov/07/trump-victory-adds-record-wealth-richest-top-10

[4] Voir aussi Byung-Chul Han, Infocratie. Numérique et crise de la démocratie. (PUF, 2023, 104 p.)

[5] Voir aussi Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative : un tournant. (Gallimard, 2023, 130 p.)

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Transphobie de Trump : il ne s’agit pas d’ « outrances » mais d’un programme

28 janvier, par Cassandre Begous — , ,
Lors de l'America Fest, un évènement organisé par Turning Point USA, un groupe de pression d'extrême droite, Trump poursuit sa campagne raciste et s'en prend une nouvelle fois (…)

Lors de l'America Fest, un évènement organisé par Turning Point USA, un groupe de pression d'extrême droite, Trump poursuit sa campagne raciste et s'en prend une nouvelle fois au « wokisme », souhaitant « arrêter le délire transgenre ». Cassandre Begous revient pour Contretemps sur les tenants et les aboutissants de ce discours, qui annonce une politique transphobe bien réelle et une régression massive des droits.

3 janvier 2025 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/transphobie-genre-trump-ideologie/

La période qui s'étend entre l'élection présidentielle étasunienne (début novembre) et l'investiture officielle du candidat élu (le 20 janvier), est celle d'un rapport de force souvent peu compris en France. Techniquement, il s'agit d'une période dédiée à la certification des votes, au rassemblement du collège électoral (la présidentielle étasunienne étant un suffrage indirect), pour élire à proprement parler le futur président et en transmettre les résultats au Sénat le 25 décembre.

Outre cet aspect technique de l'élection, il s'agit avant tout d'une période intensément politique. Le candidat-élu en profite pour préparer son futur cabinet ministériel[1], dessiner les nominations de ses partisans à des postes clé[2], et réaffirmer (voire réécrire par rapport à sa campagne) les premières priorités de son futur gouvernement.

C'est dans ce contexte que Donald Trump a pris la parole lors de l'America Fest, le congrès annuel de Turning Point Action, une branche dédiée aux campagnes électorales du groupe de pression d'extrême-droite Turning Point USA. Le futur président étasunien a ainsi prononcé le discours de clôture des deux jours de conférences regroupant la fine fleur de la propagande trumpiste : les éditorialistes Ben Shapiro et Tucker Carlson, le stratège Steve Bannon[3], mais aussi l'ex-nageuse Riley Gaines.

Peu connue par chez nous, Gaines est pourtant devenue une star de l'extrême-droite étasunienne en 2022, lorsqu'elle a dénoncé la présence de Lia Thomas, une nageuse transgenre, dans une compétition où elles sont arrivées cinquièmes ex-aequo. Comme le font toutes les mauvaises perdantes de sports universitaires en ce moment, elle s'est alors trouvée une vocation politique en donnant corps à la panique morale anti-trans dans le monde du sport féminin, arguant que Lia Thomas aurait bénéficié d'un avantage démesuré et crachant son dégoût physique pour sa transition de genre. Si les discours anti-trans faisaient déjà rage dans les médias alternatifs depuis au moins 2019, l'explosion des articles et discours transphobes contre Lia Thomas a permis de cristalliser le thème des femmes trans comme sujet de société prioritaire dans les médias traditionnels.

La présence de Riley Gaines à l'événement de Turning Point Action est donc tout sauf anodine. Depuis le début des années 2020, l'extrême droite étasunienne fait des politiques anti-trans le fer de lance de ses campagnes politiques. Lors de la campagne présidentielle qui vient de s'achever, environ 215 millions de dollars, c'est-à-dire 134 dollars par personne trans vivant aux Etats-Unis, ont ainsi été dédiés à la production de clips de campagne anti-Kamala Harris dont le seul procédé pour la discréditer a consisté à l'associer à une ligne politique pro-trans. Une ironie qui en devient insultante lorsqu'on sait à quel point Harris a soigneusement évité la question pendant sa campagne, abandonnant les personnes trans aux seuls discours de haine des trumpistes. Pire, certains démocrates de l'aile droite ont même conclu de sa défaite que le parti démocrate devait abandonner définitivement la cause des personnes trans, cause perdue qui n'était plus qu'un boulet pour le parti[4].
Kamala is for they/them, president Trump is for you – Kamala est pour iel/elleux, président Trump est pour vous.

Le jeu de mot de ce clip repose sur le fait que le pronom neutre en anglais, “they them”, est également la troisième personne du pluriel. Dans la vision antagoniste des trumpistes, l'essence du “nous” est ainsi redéfinie par la transphobie. “Eux” parlent à des minorités associées au complot[5] et à la dégénérescence, défini en opposition à un “nous” qui est l'idée que les trumpistes se font du “peuple américain” ; les personnes trans sont donc exclues du tissu social, et leur éradication devient nécessaire à la régénération d'une amérique great again.

Toutefois, face à l'outrance et parfois au ridicule de ces campagnes anti-trans, on peut avoir tendance à les réduire à cela : une exagération de plus du clown Trump, une guerre culturelle symbolique cantonnée à la sphère du discours. Et il est vrai que l'outrance est la clé du discours trumpien :

“Vous imaginez, vous êtes parent et votre fils quitte la maison et vous dites “je t'aime tellement, passe une bonne journée à l'école”, et votre fils revient avec une opération brutale ? Est-ce que vous imaginez seulement ? Qu'est-ce qui tourne pas rond dans notre pays ?” [6]

Cette phrase virale prononcée à un meeting dans le Wisconsin – État pivot donc très important pour sa campagne – est devenue un meme tant la situation décrite est absurde et à l'opposé complet de la réalité pour les mineurs transgenres dont le parcours est semé d'embûches, de discriminations et de tentatives de dissuasion de la part du corps médical. Mais ses divagations sur l'économie ne sont ni plus rationnelles ni mieux articulées que ses outrances transphobes ; si la bataille culturelle est un véritable enjeu des républicains, c'est bien parce qu'elle ne se limite pas au champ du discours mais porte en elle un véritable projet politique que Trump prépare d'ici à son investiture.

C'est donc ce qu'il a répété ce 22 décembre aux convives de l'America Fest : “D'un coup de stylo dès le jour 1, nous stopperons le délire transgenre” (…) “et je vais signer des décrets pour mettre fin à la mutilation sexuelle des enfants[7], dégager les transgenres de notre armée et de nos écoles élémentaires et collèges et lycées”

Il s'agit là bien d'un programme politique visant à “éradiquer la transidentité” comme l'appelait de ses vœux l'éditorialiste Michael Knowles[8] à la conférence annuelle du parti républicain – également présent à l'America Fest. Car si le discours insiste sur les enfants, ce n'est clairement pas pour laisser les adultes faire leur vie librement. Au contraire, c'est un vieux classique des discours homophobes que de se cacher derrière la protection de l'enfance.

Mais plus qu'un simple prétexte, le discours sur l'enfance est porteur de toute l'idéologie à l'œuvre. Après tout, la campagne de prévention contre l'homosexualité de 1955 intitulée “Boys beware”[9] montre un jeune adolescent étasunien se faisant piéger par un adulte homosexuel présenté comme porteur d'une “maladie mentale” ; l'enfant est pur et naturellement promis à une vie hétérosexuelle jusqu'à ce qu'un adulte vienne le pervertir.

Pour les réactionnaires, les personnes LGBT adultes n'existe que parce qu'elles ont été perverties dans leur enfance : “protéger” les enfants c'est donc s'assurer que la transidentité et l'homosexualité ne se répande pas. Ce n'est pas un hasard si la théorie pseudo-scientifique la plus en vogue chez les transphobes prétend expliquer la transidentité par une “contagion sociale” influencée par internet[10].

En plus de parler de protection des enfants, Trump évoque également l'armée. Lorsqu'on s'intéresse à l'histoire des luttes LGBT aux Etats-Unis, les dynamiques d'intégration et d'exclusion dans l'armée constituent un indice fort de leur acceptation dans la société tout entière. Lorsque l'armée barre la route aux homosexuels en 1982, il s'agit d'un reflet des lois anti-sodomie en vigueur dans le pays, et une façon de systématiser des critères d'expulsion déjà en vigueur depuis le début du XXe siècle et renforcées par le zèle répressif maccarthyste et la “Lavender Scare”[11].

Exclure les personnes trans de l'armée, c'est donc les traiter comme si elles étaient d'ores et déjà illégales dans le reste de la société. L'armée constitue également une promotion sociale ; les programmes militaires permettent par exemple un meilleur accès aux bourses universitaires, ce qui constitue un important facteur d'enrôlement pour les jeunes étasuniens. Lorsqu'on sait à quel point une part importante de la population trans étasunienne (et mondiale) est touchée par la précarité, on comprend vite l'importance économique d'une telle exclusion.

Par ailleurs, la couverture santé des militaires en activité permet de couvrir la plupart des soins de transition de genre, ce qui constitue parfois la seule route d'accès à de tels soins dans un pays où les assurances santé sont si chères. Enfin, l'armée occupe une place centrale dans la culture étasunienne, de ses représentations cinématographiques à la mobilisation obligatoire de la figure du vétéran dans les discours politiques, elle conditionne et représente ce que signifie le patriotisme, et donc ce que signifie être étasunien. L'exclusion promise des personnes trans de l'armée revêt donc un caractère symbolique d'exclusion du corps national, autant qu'elle compte de conséquences matérielles pour les personnes.

Ces quelques phrases du discours de Trump sont pleines de symbole et portent en elles toute la violence de la panique morale transphobe sur laquelle les conservateurs ont construit leur campagne. Mais à trop s'attacher à la vertu stratégique des discours on peut être tenté d'en oublier les réalités concrètes. Depuis 2023, c'est un véritable déluge de propositions de lois anti-trans qui sont présentées aux assemblées des différents États du pays ainsi qu'au niveau fédéral.

Si une minorité seulement est adoptée chaque année, il n'en demeure pas moins que cela représente un total de 179 lois adoptées depuis 2021 pour exclure les personnes trans de l'accès à des toilettes ou des vestiaires correspondant à leur genre, interdire les transitions – y compris le simple changement de prénom – pour les mineur·es, bref, tout un arsenal juridique visant à circonscrire l'identité, contrôler les comportements “déviants” et provoquer la mort sociale des personnes. On en oublierait presque que les émeutes de Stonewall que l'on célèbre et commémore chaque année lors des Marches des Fiertés ont été provoquées en réactions aux lois municipales interdisant le “travestissement”.

Quand est-ce que la panique morale s'arrête et que la répression commence ? À présent que la campagne est terminée et que le camp réactionnaire l'a emporté, il faut observer ce qui se passe aux États-Unis non plus seulement comme la courroie de transmission des discours d'extrême droite, mais aussi comme un laboratoire supplémentaire de la lente suppression des droits civiques et humains des personnes. Transgenres ou non.

*
Illustration : Wikimedia Commons.

Notes

[1] Voir : https://www.nytimes.com/interactive/2024/us/politics/trump-administration-cabinet-appointees.html

[2] Parmi lesquels un partisan de QAnon à la tête du FBI : ​​https://information.tv5monde.com/international/qui-est-kash-patel-le-proche-de-trump-quil-nomme-la-tete-du-fbi-2750899

[3] Bannon qui s'est par ailleurs affairé à exporter les méthodes de l'“alt-right” chez nos fascistes à nous https://www.20minutes.fr/elections/2522423-20190521-elections-europeennes-liens-entre-steve-bannon-rassemblement-national

[4] NBC News, “Some Democrats blame party's position on transgender rights in part for Harris' loss”, https://www.nbcnews.com/nbc-out/out-politics-and-policy/democrats-blame-partys-position-transgender-rights-part-harris-loss-rcna179370

[5] Revue La Déferlante, “Complotisme et transphobie : l'alliance des haines”, https://revueladeferlante.fr/complotisme-et-transphobie-lalliance-des-haines/

[6] “Can you imagine you're a parent and your son leaves the house and you say, ‘Jimmy, I love you so much, go have a good day in school,' and your son comes back with a brutal operation ? Can you even imagine this ? What the hell is wrong with our country ?”

[7] Bien évidemment il ne s'agit pas là d'une phrase promettant la fin des mutilations sexuelles imposées aux enfants intersexes, ce qu'il désigne comme “mutilation” sont bien les opérations consenties et désirées par les personnes transgenres.

[8] Rolling Stone, “CPAC Speaker Calls for Eradication of ‘Transgenderism' — and Somehow Claims He's Not Calling for Elimination of Transgender People”, https://www.rollingstone.com/politics/politics-news/cpac-speaker-transgender-people-eradicated-1234690924/.

[9] PBS, This 1955 educational film warns of homosexuality, calling it « a sickness of the mind. » https://www.pbs.org/video/american-experience-boys-beware/

[10] Julia Serrano, “Everything You Need to Know About Rapid Onset Gender Dysphoria”, Medium, https://juliaserano.medium.com/everything-you-need-to-know-about-rapid-onset-gender-dysphoria-1940b8afdeba

[11] Morgan Godvin, “From Handcuffs to Rainbows : Queer in the Military”, JSTOR Daily https://daily.jstor.org/from-handcuffs-to-rainbows-queer-in-the-military/

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Salut nazi et conquête de Mars : « Un discours qui veut réveiller la puissance des États-Unis »

28 janvier, par Vincent Lucchese — , ,
Lors de sa cérémonie d'investiture où Elon Musk a fait un salut nazi, Donald Trump a affirmé sa volonté d'aller sur Mars. Il ouvre ainsi la voie à un « astrofascisme », (…)

Lors de sa cérémonie d'investiture où Elon Musk a fait un salut nazi, Donald Trump a affirmé sa volonté d'aller sur Mars. Il ouvre ainsi la voie à un « astrofascisme », explique le chercheur Irénée Régnauld.

Irénée Régnauld, chercheur associé à l'université de technologie de Compiègne, est co-auteur d'Une histoire de la conquête spatiale. Des fusées nazies aux astrocapitalistes de New Space (La Fabrique, 2024). Il revient pour Reporterre sur l'ambition de conquête de la planète Mars évoquée par Donald Trump le 20 janvier, lors de son discours d'investiture comme 47ᵉ président des États-Unis, et sur ce qu'elle nous dit de l'évolution du capitalisme et de l'impérialisme étasuniens.

22 janvier 2025 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/Salut-nazi-et-conquete-de-Mars-Un-discours-qui-veut-reveiller-la-puissance-des-Etats-Unis

Reporterre — Elon Musk s'est distingué par un double salut nazi lors de la cérémonie d'investiture, et soutient ouvertement l'extrême droite. Vous souligniez dans votre ouvrage la contribution fondamentale des nazis à l'épopée spatiale dans les années 1940. Y a-t-il une continuité ou un terreau commun qui explique ces passerelles entre l'extrême droite et l'astrocapitalisme ?

Irénée Régnauld — Les activités spatiales sont ancrées dans ce moment particulier de la Seconde Guerre mondiale où, sous le troisième Reich, elles ont été industrialisées. Avec de nombreuses figures dont la plus connue est Wernher von Braun, qui dans l'après-guerre, a joué un rôle central à la Nasa dans le programme Apollo après avoir été actif dans le nazisme, en Allemagne, pendant la guerre. Une dimension souvent occultée, et cette figure pionnière est souvent admirée dans le milieu. On peut lire dans la biographie de Musk de 2016 que SpaceX avait même baptisé une salle en hommage à von Braun.

Cela ne fait pas pour autant d'Elon Musk un fasciste, ni des activités astronautiques de simples échos du nazisme… La compatibilité d'Elon Musk avec ces schémas politiques peut toutefois se trouver ailleurs : sa gestion autoritaire de Tesla où il nie les droits syndicaux, la torture des animaux qu'il pratique avec Neuralink pour tester ses implants cérébraux, ses menaces sur la possibilité d'un coup d'État en Bolivie pour sécuriser l'approvisionnement en lithium… sans parler des expropriations de natifs américains à Boca Chica : les logiques coloniales et impérialistes sont indissociables de Musk.

On peut aussi parler aujourd'hui d'astrocapitalisme et même d'astrofascisme quand on voit le tournant sacrificiel que prend SpaceX. La Nasa a développé une culture de la sécurité, surtout après les accidents mortels de ses navettes spatiales. Mais Musk prépare depuis des années les esprits à l'idée qu'il y aura des morts lors de la conquête de Mars. Cette notion de don de soi, de sacrifice ultime au service d'une vision est l'un des codes du fascisme.

Dans son discours d'investiture, Donald Trump a mentionné l'objectif d'envoyer les États-Unis « planter la bannière étoilée sur la planète rouge ». La colonisation de Mars étant également l'obsession d'Elon Musk, qui a rejoint l'administration Trump, comment analysez-vous cette déclaration ?

Cela s'inscrit pleinement dans le ton d'un discours qui vise à réveiller la puissance symbolique des États-Unis à l'ère Maga [« Make America Great Again », le slogan des trumpistes], dans une dynamique impérialiste. Le fait qu'il parle de planter le drapeau étasunien sur Mars est symptomatique : à l'époque du programme Apollo, lors de la conquête de la Lune dans les années 1960, Kennedy était plus nuancé. Il envisagea même la possibilité d'amorcer un projet commun avec l'URSS, qui n'a pas abouti.

Si Apollo revêtait bien sûr une dimension nationaliste, la possibilité de planter le drapeau de l'ONU sur la Lune fut tout de même évoquée, même si c'est finalement le drapeau des États-Unis qui a été planté. La philosophie de cette séquence était, quoi qu'il en soit, différente, même si le pari était déjà fou.

Lors de son premier mandat, Donald Trump avait fait du retour d'astronautes sur la Lune un objectif majeur. Il se tourne aujourd'hui vers Mars. Y a-t-il une forme de cohérence dans ces grandes annonces spatiales ?

Les deux projets n'ont rien à voir, même si dans le programme Artemis [qui vise à poser à nouveau des astronautes sur la Lune en 2026], il y a cette idée que le retour sur la Lune peut servir de tremplin à une exploration martienne ultérieure. Mais le projet lunaire a un horizon daté, crédible, même si comme souvent en matière astronautique, le calendrier a glissé.

Pour Mars, on n'a aucune date, et, quoi qu'il en soit, ça ne se fera pas durant le mandat de Trump. Notons par ailleurs que c'est bien lui qui a relancé l'objectif lunaire après l'ère Obama, où il était encore question d'aller en orbite martienne au milieu de la décennie 2030.

Lire aussi :Des nazis aux astrocapitalistes : l'histoire anti-écologique de la conquête spatiale

Aller sur Mars demande des fonds colossaux qui se comptent en centaines de milliards de dollars. Le retour sur la Lune, beaucoup moins complexe à réaliser, a déjà coûté une centaine de milliards de dollars depuis une quinzaine d'années, et fait face à des défis encore immenses.

Le lanceur Starship développé par SpaceX, l'entreprise d'Elon Musk, pour aller sur la Lune a pris du retard, sa version lunaire (HLS) n'est pas encore éprouvée. Le projet est très coûteux pour les États-Unis mais Elon Musk en a besoin économiquement. Même si c'est probablement lui qui a mis l'idée martienne dans la tête de Donald Trump, ça m'étonnerait que cela se fasse au détriment du projet lunaire à court terme : Artemis est encore nécessaire, ne serait-ce que pour valider les technologies de SpaceX.

Même s'il est peu crédible, qu'est-ce que l'objectif martien révèle de la vision du monde véhiculée aujourd'hui par les États-Unis ?

On est toujours dans le mythe galvaudé et faussement historique de la « destinée manifeste », selon laquelle les USA auraient pour mission divine l'expansion de la civilisation vers l'Ouest.

Trump évoque aussi de « nouveaux horizons », dans la lignée des idées dites frontiéristes, théorisées par l'historien étasunien Frederick Jackson Turner au XIXᵉ siècle, selon lesquelles les États-Unis ont besoin d'une « nouvelle frontière » pour ne pas décliner. C'est le récit de la conquête de l'Ouest transposé à la conquête spatiale. Notons que ce récit n'est pas l'apanage des Républicains aux États-Unis.

Ce terme de « destinée manifeste » que vous évoquez fait référence à l'idéologie calviniste et à la mission divine qu'aurait été la conquête de l'Ouest. Il faut « poursuivre notre “destinée manifeste” jusqu'aux étoiles » a déclaré Donald Trump. Quelle importance revêt cette dimension religieuse dans l'expansionnisme étasunien ?

Il y a en toile de fond cette idée d'étendre la civilisation, avec des motivations économiques mais aussi religieuses. Il faut prendre des terres prétendument vierges pour les peupler selon le message biblique. Elon Musk, qui a lui-même douze enfants, s'inscrit pleinement dans cet imaginaire.

De manière générale, l'histoire du spatial est pétrie de références religieuses. Les protocoles d'accès aux fusées sont très ritualisés, aux États-Unis comme en Europe ou en Russie, où les prêtres orthodoxes bénissent chacune des missions avant qu'elles ne décollent vers les cieux. La figure même de l'astronaute est, pour certains historiens du spatial, une figure quasi-religieuse.

Donald Trump répète également son désir d'annexer le Groenland. Les contextes et enjeux sont certes de nature différente mais peut-on voir une certaine continuité dans cette volonté d'expansion territoriale, du Groenland aux fantasmes martiens ?

C'est propre à l'impérialisme et au capitalisme étasunien, que l'on appelle, dans sa dimension spatiale, l'astrocapitalisme. Le capitalisme en crise a besoin de nouveaux marchés et de nouveaux débouchés pour écouler ses marchandises, puiser des ressources.

Il se tourne dans cette optique vers ce que l'économiste britannique David Harvey appelle la « solution spatiale » ou « spatial fix », en anglais, qui joue sur le double sens du terme fix signifiant à la fois la solution — pour les marchés — et la « dose » —dont a besoin une personne dépendante à une drogue.

Lire aussi : Avec Trump, les pétroliers imposent leur loi

De la même manière que l'expansion sur les terres et les mers étaient vitales pour répondre au besoin de croissance du capitalisme, l'expansion spatiale l'est maintenant. Avec une différence fondamentale : l'exploitation des ressources y est extrêmement spéculative.

Des cabinets de conseil font rêver en promettant des ressources infiniesà exploiter dans des astéroïdes, pour une valeur estimée à des milliers de milliards de dollars. Ce fantasme de richesses infinies permet d'entretenir le paradigme actuel sans rien changer aux choix économiques. La réalité, c'est que pour ramener quelques grammes d'astéroïdes, la sonde japonaise Hayabusa2 a coûté des centaines de millions de dollars. Il n'y a aucun retour sur investissement.

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Trump prend ses fonctions et devient totalement MAGA

28 janvier, par Oakland socialist — , ,
Les choses commencent à mal tourner. Trump n'a pas perdu de temps pour prouver qu'il peut apprendre de l'expérience, et ce qu'il a appris, c'est qu'il ne faut pas compter sur (…)

Les choses commencent à mal tourner. Trump n'a pas perdu de temps pour prouver qu'il peut apprendre de l'expérience, et ce qu'il a appris, c'est qu'il ne faut pas compter sur les conservateurs traditionnels.

22 janvier 2025 | tiré d'Arguments pour la lutte sociale | Photo : Biden et la sénatrice démocrate Klobuchar (Wisconsin) escortent joyeusement Trump, lié au fascisme, jusqu'à son arrivée au pouvoir.

Lors du déjeuner de célébration – qui ressemblait davantage à un rassemblement MAGA – après l'investiture, Elon Musk a dansé et dansé sur la scène, puis a fait le salut nazi non pas une mais deux fois en se retournant et en saluant la foule derrière lui. Les vidéos de sa performance montrent qu'il ne voulait pas simplement saluer la foule. Il s'agissait d'un salut nazi conscient. Alors qu'Elon Musk faisait son salut, la foule réclamait du sang.

Trump a signé une série de décrets.

  • La quasi-totalité des prisonniers fascistes violents condamnés pour leur rôle dans les attentats du 6 janvier 2021 ont été libérés. Parmi eux, Enrique Tarrio, leader des Proud Boys, et Stewart Rhodes, leader des Oath Keepers. Il faut s'attendre à ce que Musk fournisse des millions de dollars pour financer leurs groupes et à ce que la Nouvelle Réforme apostolique/les dominionistes fournissent une base idéologique à l'idée que leur interprétation de la Bible doit être la loi du pays. Voir cet article d'Oaklandsocialist pour en savoir plus sur cette question.
  • L'état d'urgence a été déclaré à la frontière sud et l'armée américaine s'est vu confier explicitement la responsabilité de la surveillance de l'immigration. Il s'agit d'un premier pas vers la militarisation de l'application de la loi en général.
  • Appel à « On va forer, bébé, on va forer ! » (pour le pétrole), signifiant deux choses : davantage de violations de l'environnement, en particulier des parcs nationaux, et une accélération du changement /dérèglement climatique mondial.
  • Interdiction des toilettes réservées aux personnes de même sexe. Cela inclura probablement les douches aux personnes de même sexe.
  • Il a ordonné à tous les fonctionnaires fédéraux de retourner travailler au bureau plutôt qu'à domicile, mettant ainsi nombre d'entre eux en danger grave pour leur santé.
  • Il a signé un décret annulant le droit du sol par la naissance, déclarant ainsi qu'il a le pouvoir de passer outre la Constitution américaine.
  • Il a annulé la loi fédérale interdisant TikTok. Quelle que soit l'opinion que l'on puisse avoir de cette interdiction, l'action de Trump signifie qu'il prend sur lui d'annuler ouvertement toute loi votée par le Congrès et signée par un président précédent.

L'industrie technologique est désormais presque entièrement alignée derrière Trump.

Une chronique du Wall Street Journal l'explique :

« Si la défense acharnée du programme de visas H-1B par l'industrie technologique exaspère certains populistes, elle est beaucoup moins dépendante de la main d'œuvre immigrée à bas salaires que de nombreux autres secteurs économiques. Dans l'ensemble, un compromis dans lequel les alliés technologiques de M. Trump soutiennent la limitation de l'immigration non qualifiée et des contrôles stricts aux frontières tout en laissant la porte ouverte aux migrants possédant les compétences nécessaires à la technologie semble à portée de main… La coalition MAGA-populistes/seigneurs de la haute technologie est volatile, et la maintenir unie sera difficile. Il est trop tôt pour dire dans quelle mesure la deuxième administration Trump réussira… En alignant la politique américaine sur les besoins des éléments les plus dynamiques et les plus tournés vers l'avenir de l'économie, le mouvement MAGA et ses nouveaux alliés technologiques pourraient avoir plus d'impact que ne le pensent de nombreux critiques. »

Les Démocrates

Les Démocrates se sont couverts de honte… une fois de plus. Biden et ses collègues ont joyeusement escorté Trump, criminel en série et partisan du fascisme, jusqu'à son arrivée au pouvoir et le sénateur du New Jersey Corey Booker s'est vanté de la « transition pacifique » sur CNN. Ils n'ont pas donné l'impression de vouloir sérieusement s'organiser contre ce qui est à venir.

Sean Fain, président réformateur du syndicat United Auto Workers (UAW), est largement considéré, y compris par certains « socialistes », comme le grand espoir du mouvement ouvrier. La veille de l'entrée en fonction de Trump, Fain avait publié une chronique dans le Washington Post intitulée « Je suis président du UAW. Nous sommes prêts à travailler avec Trump ». Fain a concédé que « nous ne sommes pas d'accord avec Trump sur une grande partie de son programme national… » Vous n'êtes pas d'accord ?! Fain a ensuite soutenu les tarifs douaniers, qui accéléreront l'inflation et sont un pas vers une véritable guerre. Il a conclu que « l'UAW est prête à soutenir tout politicien ou administration [c'est-à-dire Trump] qui s'attaque à la cupidité des entreprises pour faire exactement cela ». Fain, le dirigeant syndical, sous-entend en fait que Trump, le plus grand et le plus cupide des escrocs de tous les temps, le politicien directement lié au capitaliste le plus riche du monde (Musk), pourrait être prêt à faire cela ! En fait, ce sera exactement le contraire.

L'opposition socialiste à Trump ?

Le mouvement socialiste, aussi minuscule soit-il, aurait pu montrer la voie à suivre. Au lieu de cela, l'écrasante majorité des socialistes se sont couverts de honte. Ou ils l'auraient fait, s'ils en avaient eu. Ils ont passé toute la campagne à dénoncer les démocrates sans presque rien dire contre Trump. Ils se sont cachés derrière la question de Gaza, mais le fait est qu'ils avaient adopté la même position quatre ans plus tôt. Ils pensent que c'est un principe de ne jamais voter pour un démocrate, même lorsque l'alternative est un candidat lié au fascisme. Ces « socialistes » n'ont absolument rien fait pour s'organiser contre MAGA. La « socialiste » la plus en vue, l'ancienne membre du conseil municipal de Seattle, Kshama Sawant, a de fait appelé à l'élection de Trump lorsqu'elle a appelé à « punir les démocrates », et presque aucun des autres socialistes ne l'a dénoncée pour cela. Ce n'est que maintenant, après qu'il est arrivé au pouvoir, que ces hypocrites dénoncent Trump !

D'autres, une minorité encore plus petite, ont avancé l'affirmation ridicule selon laquelle les machines à voter avaient été piratées et que la prise de pouvoir de Trump était un « coup d'État russe ». (Oaklandsocialist a complètement démoli cette affirmation dans cet article .) Cette minorité encore plus petite de socialistes et d'anarchistes (et de certains libéraux) nie ainsi en réalité le soutien généralisé dont bénéficient Trump et MAGA au sein de la classe ouvrière américaine – un déni auquel de nombreux socialistes s'étaient déjà livrés auparavant.

Conclusion

Soyons clairs : l'élection de Trump est une défaite majeure pour la classe ouvrière mondiale et pour les peuples opprimés du monde entier. Par exemple, Trump a déjà annulé les sanctions contre les colons israéliens en Cisjordanie, aussi faibles qu'elles aient pu être. L'alter ego de Trump, Elon Musk, soutient désormais l'équivalent allemand du mouvement MAGA, Alternative pour l'Allemagne (AfD). L'appel de Trump à dominer tout l'Atlantique, du Groenland au Canada et jusqu'au canal de Panama, représente une nouvelle et pire Pax Americana.

Comment, par quels canaux, une opposition de la classe ouvrière à Trump peut-elle se développer et quel rôle les socialistes orientés vers la classe ouvrière peuvent-ils jouer dans une telle opposition ? Telle est la question du moment.

Le 21/01/2025.

Mise à jour – Oaklandsocialist vient de recevoir ce rapport : un ouvrier s'amusait avec un collègue, imitant le salut nazi d'Elon Musk. Il essayait de le faire alors qu'il n'y avait personne d'autre, mais à un moment donné, un passant est arrivé au coin de la rue. Cette personne était juive, portant une kippa. L'autre ouvrier s'est excusé à profusion, expliquant que son ami ne le pensait pas vraiment, qu'il se moquait simplement d'Elon Musk. Le passant juif a répondu : « Je m'en fiche que ce soit un salut nazi ou non. Elon Musk soutient Israël et Donald Trump est le plus grand ami d'Israël. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent. »

Source : https://oaklandsocialist.com/2025/01/21/trump-takes-office-goes-full-maga/

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Comprendre la guerre coloniale au Liban. Entretien avec Karim Makdisi

Dès le 8 octobre 2023, Israël et le Hezbollah étaient engagés dans des affrontements de faible intensité lancés par le second en soutien à Gaza. Le 23 septembre 2024, après (…)

Dès le 8 octobre 2023, Israël et le Hezbollah étaient engagés dans des affrontements de faible intensité lancés par le second en soutien à Gaza. Le 23 septembre 2024, après l'attentat des bipeurs et la série d'assassinats visant des cadres du Hezbollah, Israël a déclenché une guerre de grande ampleur contre le Liban. Plus de 4 000 Libanais, majoritairement des civils, ont péri, dont 316 enfants, et environ 1,2 million de personnes ont été déplacées.

Tiré du site de la revue Contretemps.

Que l'on pense à la guerre de juillet 2006, à celles de 1996 et de 1993, ou encore au siège de Beyrouth et à son invasion en 1982, le conflit entre Israël et le Liban n'est pas nouveau. Il remonte à 1948, année de la création d'Israël lors de laquelle des bataillons libanais ont combattu les milices sionistes, lesquelles avaient commis des massacres en Palestine mais aussi au Liban.

Dans cet entretien conduit le 28 octobre 2024, Karim Makdisi revient sur les origines du conflit colonial qui oppose les peuples arabes du Machrek à Israël, il retrace ensuite la genèse du Hezbollah contre l'occupation israélienne ainsi que sa trajectoire avant de développer une analyse de la guerre du Liban de 2024.

Karim Makdisi est professeur de politique internationale à l'American University of Beirut. Il a notamment co-dirigé avec Vijay Prashad le livre collectif Land of Blue Helmets. The United Nations and the Arab World. Il co-anime le podcast Makdisi Street avec Ussama Makdisi et Saree Makdisi.

***

Contretemps : Nous aimerions replacer la guerre actuelle au Liban et en Palestine dans son contexte. Rashid Khalidi parle d'une « guerre de cent ans ». Pourriez-vous situer cette guerre dans cette longue histoire de cent ans, et revenir également sur le projet sioniste en Palestine (et au Liban), en particulier ce qu'il contient en termes de violence coloniale et de nettoyage ethnique, voire de génocide, comme l'a souligné Ussama Makdisi dans l'un de ses récents articles ?

Karim Makdisi : Les guerres israéliennes actuelles en Palestine et au Liban font certainement partie de ce que Khalidi a appelé la « guerre de cent ans », une guerre coloniale menée dans l'ombre de l'empire britannique puis étatsunien, de Balfour à Trump et, maintenant, nous pouvons ajouter Biden. Différentes époques, différentes forces sur le terrain et différentes formes de résistance, mais avec les mêmes objectifs : la colonisation et la domination pour les uns, la résistance pour les autres.

Nous pouvons considérer le génocide de Gaza comme une extension de l'élan et de l'histoire sionistes visant à s'installer en expulsant les Palestiniens de leur terre, par tous les moyens nécessaires, y compris le génocide. Quant à l'invasion du Liban, elle découle des désirs historiques d'Israël d'un « grand Israël » imaginaire qui avalerait une partie du Machrek.

Rappelons que les sionistes ont tenté de convaincre les Britanniques, après la Première Guerre mondiale, d'inclure le Sud-Liban jusqu'au fleuve Litani dans la Palestine mandataire, mais ils ont échoué parce que les Français voulaient protéger la viabilité de ce qui allait être un Liban moderne dominé par les chrétiens maronites à partir de 1920. Aujourd'hui encore, cent ans plus tard, les Israéliens ont tenté d'occuper ou de dominer totalement le Sud-Liban, mais la résistance les en a empêchés à nouveau, à grands frais bien sûr pour le Liban, comme nous le voyons. Les Israéliens rêvent encore d'un grand Israël. Il y a quelques semaines, Bezalel Smotrich, le ministre israélien des finances, a donné une interview dans laquelle il déclarait : « Nous voulons annexer le Liban, la Syrie, l'Irak, l'Égypte et l'Arabie saoudite ».

Dans le contexte de cette guerre de cent ans, je pense qu'il est important de souligner d'emblée qu'Israël n'aurait pas existé sans les Britanniques et n'aurait pas survécu sous sa forme actuelle sans les Américains derrière eux. Leur projet a besoin d'un empire pour les soutenir à chaque étape. Rien de ce que nous voyons aujourd'hui à Gaza et au Liban ne serait possible sans les États-Unis, qui ont joué un rôle actif et total dans les deux guerres, tout comme les Britanniques l'ont fait pendant la période du mandat palestinien dans les années 1920 et 1930, non seulement en soutenant les milices sionistes, mais aussi en détruisant les institutions palestiniennes, en réprimant les soulèvements populaires et en divisant les gens. Cela est largement documenté par les historiens palestiniens. En ce sens, la situation n'a pas beaucoup changé.

Mais il y a aussi un autre contexte historique auquel nous devons penser, dans le monde arabe, celui qu'Ussama Makdisi appelle le « cadre œcuménique », qui est essentiellement la forme moderne et autochtone d'une culture politique fondée sur l'égalité et la coexistence, qui a émergé dans la région arabe du Machrek à la fin de la période ottomane du 19e siècle et s'est développée au 20e siècle, face à l'effondrement ottoman, aux intrusions coloniales, aux stratégies de division et de domination et aux nationalismes.

Cet arabisme œcuménique du Machrek s'opposait à ce qu'il appelle le « nationalisme ethno-religieux d'exclusion » qui a émergé à la même époque en Turquie et dans les Balkans, et qui a entraîné des violences massives et des génocides dans cette partie de la région post-ottomane. En outre, ce cadre œcuménique s'oppose également fortement au sionisme – avec son projet d'État, Israël – qui a émergé en tant que mouvement non autochtone d'Europe et s'est transformé en un projet de colonisation basé sur le « transfert » ou le nettoyage ethnique de la population palestinienne autochtone et sur l'expansionnisme, comme de nombreux historiens tels que Nur Masalha et Ilan Pappe l'ont documenté de manière très détaillée.

Sans vouloir idéaliser notre région, laquelle a ses propres formes de violence nationaliste et ses problèmes post-coloniaux, ses divisions, sa corruption et son instrumentalisation du confessionnalisme sous ses formes les plus élémentaires, nous pouvons constater que la région du Machrek comprenant ce qui est aujourd'hui la Palestine, le Liban et la Syrie, a produit des modèles de coexistence entre ses diverses communautés. Ce n'était pas le genre de modèle exclusiviste que le sionisme a apporté avec lui de l'Europe antisémite ou qui a été diffusé plus récemment de la région du Golfe, sous la forme du salafisme.

Contretemps : Dans les médias occidentaux, le Hezbollah est décrit comme inféodé à l'Iran. Or, le Hezbollah est une organisation libanaise, composée de Libanais, dont l'objectif principal, lors de sa création, était de lutter contre l'occupation israélienne du Liban. Pourriez-vous revenir sur les différentes étapes de la genèse du Hezbollah ? Quelle est la nature de ses relations avec l'Iran ?

KM : La relation entre le Hezbollah et l'Iran est très complexe et je pense qu'elle a beaucoup évolué depuis la formation au début des années 1980 du Hezbollah – qui s'est inspiré religieusement de la révolution iranienne et a émergé politiquement et militairement en réaction à l'invasion israélienne en 1982 – jusqu'aux années 1990. Le Hezbollah est devenu une force de résistance de plus en plus efficace contre l'occupation israélienne du Sud-Liban qui a duré deux décennies, une force qui a accompli la libération [du Sud-Liban] en 2000. Enfin, après la guerre de 2006, il est devenu une force armée plus régionale, comme nous l'avons vu en Syrie, mais aussi, sous différentes formes, en Irak, dans la bande de Gaza et au Yémen.

Je pense que l'évolution au cours de cette période de 40 ans s'est clairement faite vers une organisation plus autonome, extrêmement proche de l'Iran à bien des égards, mais qui est devenue à la fois une organisation en quelque sorte plus libanaise au Liban et, en même temps, un élément clé et parfois un coordinateur principal de l'« axe de la résistance ».

Comme l'ont affirmé des universitaires tels qu'Amal Saad, il est tout simplement trop simpliste de qualifier le Hezbollah de « proxy » de l'Iran, un terme réducteur que les Israéliens, les Européens et les Américains utilisent pour déshistoriciser et décontextualiser la lutte plus profonde qu'ils représentent, et je pense qu'elle a raison de dire que la relation a évolué vers une direction plus « symbiotique », le Hezbollah ayant toujours besoin du soutien et des ressources de l'Iran, mais pas pour sa survie en tant que force de résistance.

Sayyed Hassan Nasrallah n'était certainement pas en train de simplement recevoir des ordres de l'Iran, il était très proche de ce pays et apprécié de lui en raison de son expérience et de son efficacité en tant que leader dans la lutte contre les Israéliens. Nous devons voir ce qui va se passer maintenant que Nasrallah a été tué, car il était une figure unique non seulement dans le contexte libanais, mais aussi dans le contexte anticolonial plus large, à l'échelle mondiale. La mort de Nasrallah clôt la période du Hezbollah qui a commencé dans les années 1990 jusqu'en 2006 et son énorme croissance jusqu'en 2024. Une nouvelle ère s'ouvrira, et il y aura beaucoup à reconstruire au Liban, ainsi que de nouvelles formes de relations au niveau régional et avec l'Iran.

Cependant, pour revenir à mon point précédent, je pense qu'il est crucial de réaffirmer l'histoire, le contexte et la nuance lorsque nous parlons du Hezbollah et du Sud-Liban, afin qu'ils ne soient pas simplement réduits et discutés dans les termes sur lesquels les analystes et les politiciens occidentaux veulent se concentrer, à savoir le « terrorisme » et le mandataire iranien.

Des chercheurs comme Amal Saad, Bashir Saade, Adham Saouli, Aurélie Daher, Joseph Daher et d'autres ont, je pense, apporté beaucoup de profondeur et de nuance, et se sont opposés aux simplistes récits axés sur le « terrorisme » véhiculés par les écrivains occidentaux et israéliens. Naim Qassam, devenu secrétaire général du Hezbollah après l'assassinat de Nasrallah, a même écrit un livre sur l'histoire du Hezbollah de l'intérieur ; et Nicholas Noe a produit, au lendemain de la guerre de 2006, une importante compilation des discours et des interviews de Nasrallah en anglais.

Le Hezbollah a été officiellement créé en 1985, bien qu'il ait émergé de manière informelle à la suite de l'invasion et de l'occupation israéliennes du Sud-Liban en 1982. Nous pourrions peut-être penser à deux facteurs au Liban qui se sont enchevêtrés à cette époque pour créer les conditions de la création du Hezbollah (en dehors de la révolution iranienne bien sûr). La dynamique chiite libanaise et la politisation collective accrue après les années 1960, d'une part, et l'occupation israélienne, d'autre part.

Si l'on considère la première dimension, en termes de contexte social plus large d'où le Hezbollah a émergé, je pense qu'il est important de noter, même brièvement, que les chiites ont été largement exclus politiquement, socialement et économiquement pendant le mandat français, puis après l'indépendance en 1943. Au fil du temps, les communautés chiites sont devenues de plus en plus politisées, car elles ont commencé à être davantage connectées aux réseaux politiques et économiques, y compris à Beyrouth, et beaucoup d'entre elles ont émigré en Afrique de l'Ouest, puis dans le Golfe, et se sont enrichies. De nombreux membres du Parti communiste libanais (PCL) étaient des chiites du Sud en particulier, parce qu'ils cherchaient à s'émanciper.

Le tournant s'est produit lorsque le très influent Musa Sadr (1928-1978) est venu d'Iran pour mieux organiser les chiites sur le plan social, religieux et politique au sein du système politique confessionnel libanais. Il a fondé, à la veille de la guerre civile libanaise qui a débuté en 1975, la milice et le parti politique Amal qui, depuis la disparition de Sadr en 1978, est contrôlé par Nabih Berri, lequel est également président du Parlement depuis 1992 et le représentant chiite au sein de l'État libanais. Berri a essentiellement joué le rôle de médiateur au cours des deux dernières décennies entre le Hezbollah et les États-Unis, et a dominé la part et les ressources de l'État allouées aux chiites.

Le Hezbollah n'a jamais vraiment voulu participer aux querelles et à la corruption de l'État libanais. Sous la direction de Nasrallah, il a accepté d'être une organisation libanaise opérant dans le cadre du modèle œcuménique libanais plutôt que dans son modèle initial, plus religieux et rigoureux. Il ne fait aucun doute que les chiites sont devenus beaucoup plus religieux et conservateurs, d'abord à l'époque de Musa Sadr, puis dans le giron du Hezbollah, mais ce dernier a accepté le modèle de coexistence du Liban avec sa logique et ses dynamiques confessionnelles qui ne permettent pas à une confession de dominer les autres sur une longue période.

La seconde dimension [au principe de la genèse du Hezbollah] qui concerne les relations avec les Israéliens est évidemment la plus directe. Alors que la guerre civile libanaise faisait rage à Beyrouth, l'OLP et la résistance palestinienne étaient basées au Sud-Liban. Cette présence a généré à la fois de la solidarité et des liens avec de nombreux Libanais, mais aussi des problèmes et du ressentiment dans des zones du Sud-Liban, à mesure que l'OLP s'impliquait dans les affaires intérieures. La première grande invasion israélienne a eu lieu en 1978, lorsque les Israéliens se sont emparés de certaines parties du Sud-Liban. Le Conseil de sécurité des Nations unies a déployé la FINUL, la force de maintien de la paix de l'ONU, qui existe encore aujourd'hui. Leur principale mission à l'époque, par le biais des résolutions 425 et 426 de l'ONU, était d'assurer le retrait des Israéliens du Sud-Liban et le rétablissement de la paix et de la sécurité. L'OLP est restée et les Israéliens se sont retirés, mais ils ont mis en place une milice par procuration, appelée l'« Armée du Sud-Liban » (ASL) dirigée par Saad Haddad, pour contrôler la région. Pour le compte des Israéliens, l'ASL affrontait des groupes de résistance palestiniens et libanais, dont Amal et des combattants communistes.

En 1982, les Israéliens ont mené une invasion beaucoup plus importante du Liban et, en quelques jours seulement, ils sont allés jusqu'à Beyrouth, qu'ils ont assiégée au cours de l'été 1982, avec une forte résistance de la part des combattants palestiniens et libanais. Environ 20 000 personnes, pour la plupart des civils, ont été tuées et, lorsque les États-Unis ont négocié le retrait de l'OLP, les Israéliens, au lieu de se retirer comme convenu, ont renforcé leur occupation, ce qu'ils voulaient faire depuis des décennies, comme je l'ai déjà mentionné.

L'OLP disparue, les groupes de résistance libanais, dont le Front de la Résistance nationale libanaise, lancé par des groupes incluant le PCL et l'Organisation de l'action communiste au Liban, ainsi qu'Amal et les groupes chiites plus religieux qui allaient se regrouper au sein du Hezbollah, ont commencé à repousser les Israéliens hors de Beyrouth. En 1985, lorsque le Hezbollah a été officiellement créé avec le soutien de l'Iran, les Israéliens se sont retirés d'une partie du territoire qu'ils occupaient et ont créé une zone d'occupation, dans laquelle ils sont restés jusqu'en 2000. Pendant 18 ans, le Sud-Liban, au sud du fleuve Litani, a été occupé.

Peu à peu, le Hezbollah a gagné en popularité, notamment avec l'éclipse du PCL. Sayyed Hassan Nasrallah, qui est devenu secrétaire général en 1992, et nombre de ses camarades qui allaient former la direction militaire et politique du Hezbollah, étaient en fait issus d'Amal. Au cours de ces 18 années d'occupation, le Hezbollah s'est progressivement professionnalisé, discipliné et institutionnalisé. Il a également évincé les autres factions de la résistance, y compris le PCL, parfois de manière violente, et a dû mener une guerre très sanglante à la fin des années 1980 contre Amal, laquelle était sous l'influence de la Syrie.

La guerre civile libanaise, vous le savez, se termine en 1990 sur les bases de l'accord de Taëf conclu en Arabie saoudite une année auparavant. C'est une longue histoire, mais en gros, l'accord a été conclu en Arabie saoudite avec les Français, les Américains, les Syriens et les Saoudiens, entre autres. C'est aussi la fin de la Guerre froide, et bientôt le début des guerres du Golfe. C'est bientôt le moment de l'unipolarité américaine dans les années 1990, avec la montée en puissance du néolibéralisme. Tout cela se produit donc en même temps.

D'une part, l'accord de Taëf a, en quelque sorte, livré politiquement le Liban aux Syriens, en matière de sécurité et de politique étrangères, avec la résistance légitimée pour le Hezbollah au Sud-Liban, puisque l'occupation se poursuivra pendant une autre décennie. D'autre part, l'accord de Taëf a offert le Liban aux Saoudiens et aux pays du Golfe en ce qui concerne le développement économique et la finance.

Et cela a été incarné par Rafik Hariri qui, de représentant du roi saoudien, devint Premier ministre du Liban dans les années 1990. Hariri était une figure dominante, un milliardaire très lié à l'argent saoudien, disposant de pas mal de connexions avec la France et d'autres pays occidentaux, et fut en charge des politiques de privatisation de masse, du développement des infrastructures et de l'explosion non réglementée du secteur financier et bancaire qui a finalement conduit à l'effondrement en 2019.

L'assassinat de Hariri en février 2005, dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis et en particulier de la guerre d'Irak de 2003, a provoqué une scission politique et même sociale au Liban entre deux blocs principaux, ce qui, en termes locaux, signifiait soutenir ou s'opposer à une Résistance armée au Liban.

Contretemps : Le Hezbollah est un sujet clivant dans un pays qui a toujours été divisé sur des questions d'identité nationale et de position géostratégique. Pouvez-vous nous dire quelle est la place du Hezbollah dans la société libanaise en général et dans son contexte plus récent qui nous amène à aujourd'hui ?

KM : Je pense que le rôle du Hezbollah dans la société a évolué au fil du temps. Dans les années 1990, alors que Beyrouth était en cours de reconstruction, le Sud-Liban était un monde différent : il y avait une occupation. Dès lors, de nombreux Libanais, en particulier la génération qui a grandi pendant la guerre civile et au-delà, ne connaissaient pas le Sud-Liban. Il n'y avait pas de nouvelles, pas de réseaux sociaux, etc. Même de nombreux habitants du Sud-Liban ne pouvaient pas se rendre dans leurs villages. Il y a eu une forte migration du Sud-Liban vers d'autres pays. Pour ceux qui ne résidaient pas ou qui n'avaient pas de familles dans le Sud, c'était un monde à part d'où l'on entendait parler de loin uniquement de l'occupation et des opérations de résistance.

Entretemps, le projet Hariri était en cours et se focalisait dans et autour de Beyrouth. L'argent, les projets, les fêtes, les restaurants, ce flux de personnes qui vont et viennent, les investissements et les banques, tout cela se passait dans cette partie, tandis que dans le Sud les choses étaient comme figées compte tenu de l'occupation. Dans les années 1990, le Hezbollah luttait contre l'occupation et, en devenant plus fort et plus professionnel, surtout après la guerre de 1996, il a été reconnu parce que les Français, les Américains et d'autres ont conclu un accord après l'incursion israélienne très sanglante de 1996. Cet accord stipulait, par exemple, qu'il était interdit d'attaquer les civils. En ce qui concerne le Hezbollah, cela était parfaitement convenable car il n'a jamais attaqué de civils, il attaquait les militaires israéliens et ses vassaux au Sud-Liban. De l'autre côté, l'armée israélienne et ses vassaux libanais étaient violents et ciblaient les civils.

Dans un sens, cet accord de 1996 était important pour le Hezbollah, car il était désormais reconnu comme un acteur autonome et légitime sur le terrain. Il existe désormais des règles d'engagement qui lui sont favorables, car il lutte contre une occupation militaire, ce qui est le droit classique de la résistance, reconnu par les Nations unies. Ils ont donc pu se développer, se professionnaliser et être davantage reconnus. Hassan Nasrallah a lui aussi pris de l'envergure. Il est devenu le Hassan Nasrallah que nous avons vu plus tard, une personnalité de premier plan, immense, extrêmement charismatique, qui a été capable de maintenir les choses ensemble et de devenir le symbole de cette résistance.

Durant les années 1990, le gouvernement libanais continuait à donner une légitimité à la résistance pour qu'elle poursuive son combat : une légitimité non pas au Hezbollah en tant que groupe politique, mais au Hezbollah en tant que résistance. Tout au long de cette période, le gouvernement libanais, influencé par la Syrie, n'a cessé de répéter que le Hezbollah n'était pas une « milice » comme les autres l'étaient pendant la guerre civile, et celles qui ont dû être désarmées suivant l'accord de Taëf, mais qu'il s'agissait d'une résistance habilitée à poursuivre la lutte contre l'occupation israélienne du Sud-Liban. La résistance était justifiée parce que l'armée libanaise n'était pas en mesure, et ne l'est toujours pas, comme on peut le voir aujourd'hui, de défendre ses frontières contre les Israéliens.

En même temps, il est important de souligner que le Hezbollah ne faisait pas partie du gouvernement. En 1992, il a décidé de participer aux élections législatives afin de protéger sa résistance et apporter un soutien aux communautés locales dans le Sud. Mais il ne faisait pas partie du gouvernement et il s'est tenu à l'écart de la politique intérieure libanaise autant qu'il le pouvait, jusqu'à ce qu'il n'ait plus le choix après la guerre de 2006. Cela ne les intéressait tout simplement pas, et je pense qu'ils ne s'y intéressent toujours pas, car c'est la Résistance qui est au cœur de leurs préoccupations, et non le parti, qui est là pour soutenir la Résistance. Ils ont laissé à Amal et à leurs autres alliés les diverses positions au sein du gouvernement dans le cadre des divisions confessionnelles.

Dans les années 1990, les accords d'Oslo sont conclus, l'Autorité palestinienne est formée, la Jordanie signe un traité de paix… Et des négociations ont lieu entre la Syrie et les Israéliens par l'intermédiaire des Américains dans les années 1990. Il y a eu le fameux moment où Hafez Al-Assad s'est rendu en 2000 pour signer un accord avec Ehud Barak et Bill Clinton. Al-Assad était disposé à signer [un accord avec Israël] sur la base de la restitution du Golan et d'une sorte de normalisation en retour. A la dernière minute, les Israéliens ont retiré le Golan de l'accord et Al-Assad a dit « si c'est ainsi, je ne signerai pas d'accord ». Il s'en est fallu de peu et la trajectoire du Liban aurait été très différente si cet accord avait été signé.

En 2000, les Israéliens ont décidé que le coût du maintien de l'occupation au Sud-Liban ne valait plus les avantages qu'ils en retiraient, parce qu'ils n'étaient pas autorisés à tirer profit de l'occupation et parce que la résistance devenait de plus en plus forte, que leur armée était attaquée, que les bases étaient attaquées, etc. En mai 2000, les Israéliens se sont retirés. Ils voulaient procéder à un retrait progressif sur quelques semaines, mais ils ont commencé à se retirer. Alors qu'ils se retiraient, le Hezbollah a intensifié ses attaques et les a chassés beaucoup plus rapidement que les Israéliens ne le voulaient. Ce fut un moment décisif.

La libération a été un grand moment pour tout le Liban pour être honnête, en particulier pour le Sud. Mais dans tout le Liban, ce fut un grand moment de libération. C'était la première fois dans le monde arabe que l'armée israélienne était vaincue et chassée par la force d'un territoire arabe occupé. Cela ne s'est pas produit en Égypte. Cela ne s'est pas produit en Syrie. Cela s'est passé au Liban, au Sud-Liban. Ce fut donc un grand moment, un grand moment pour la décolonisation, pour un mouvement anticolonial, pour le Sud global, etc. Un moment fantastique de libération contre un État colonial et occupant.

Le rôle du Hezbollah a alors commencé à être rediscuté parmi les Libanais après la libération, et cette discussion s'est intensifiée après l'invasion américaine de l'Irak en 2003. Nombreux ont demandé : si les Israéliens se sont retirés du Liban, pourquoi y aurait-il encore une résistance formelle en dehors de l'État ?

J'ai mentionné la résolution 425 des Nations unies, qui prévoyait l'arrivée de ces forces de maintien de la paix et la première chose qu'elles étaient censées faire en 1978, c'était de certifier le retrait israélien du Liban. Ils n'ont jamais été en mesure de le faire jusqu'en 2000, lorsque finalement, 18 ans plus tard, les Nations unies sont venues et ont déclaré : « Nous certifions que les Israéliens se sont retirés des territoires libanais, à l'exception de certaines zones ».

Le gouvernement libanais a déclaré qu'il y avait des réserves. Il y avait certaines zones que le Liban revendiquait comme étant libanaises, et l'ONU a déclaré qu'il s'agissait de zones contestées devant faire l'objet de négociations. Ce qu'ils appellent la « Ligne bleue », qui existe encore aujourd'hui, est la ligne de retrait que les Israéliens ont acceptée en 2000 et qui a été certifiée par les Nations unies. On l'appelle la Ligne bleue, ce n'est pas la frontière. Par la suite, l'idée était que les Libanais et les Israéliens poursuivent les négociations, passent par la Ligne bleue et se mettent d'accord point par point. Une fois cet accord obtenu le long de la Ligne bleue, un traité serait conclu et la frontière serait établie. Bien entendu, cela ne s'est pas produit.

Entre 2000 et 2006, il s'est passé beaucoup de choses, mais pas tellement au Sud-Liban. Au niveau international, il y a eu le 11 septembre 2001. Cela a changé beaucoup de choses au niveau international. Toute l'Asie occidentale, de l'Afghanistan à la mer Rouge, est devenue la principale géographie de la guerre contre le terrorisme que les Américains ont annoncée à ce moment-là et qui s'est transformée en une série de guerres sans fin pour notre région. Pour notre région en particulier, ce tournant a commencé avec la guerre en Irak. L'année 2003 a manifestement été un moment décisif, avec le démantèlement de l'État irakien, du parti Baas et de l'armée, et la tentative des États-Unis de réorganiser l'État irakien en fonction de leurs intérêts (et de ceux d'Israël, bien entendu).

En 2003, les néoconservateurs américains ont clairement indiqué que leur plan était un changement de régime en Irak, ce qu'ils ont fait, et ce qu'ils ont commencé à appeler le Nouveau Moyen-Orient. L'Irak était le premier pays visé, puis l'idée était de passer à la Syrie via le Liban, le Hezbollah, et enfin l'Iran. L'idée était donc d'imposer un changement de régime et de remodeler les États et les sociétés depuis l'Irak jusqu'à l'Iran en passant par le Liban, la Syrie et la Palestine.

De l'Irak, cette guerre contre le terrorisme s'est déplacée donc vers le Liban par le biais d'une série de résolutions de l'ONU. En 2004, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 1559, dont les deux points principaux étaient que l'armée syrienne devait quitter le Liban et que « toutes les milices libanaises et non libanaises soient dissoutes et désarmées », par-là les États-Unis entendaient le Hezbollah et certaines factions palestiniennes.

Or pour rappel, le Hezbollah considérait qu'il n'était pas une milice, mais un mouvement de résistance légitimé par le gouvernement libanais. Ainsi, la résolution a été ignorée par le président du Liban de l'époque, Émile Lahoud, proche de la résistance et de la Syrie. Peu après, le 14 février 2005, Rafik Hariri, qui n'était alors plus premier ministre mais qui était encore une figure de premier plan, a été victime d'un attentat à la voiture piégée dans le centre de Beyrouth. Il a été tué avec ses gardes du corps et d'autres personnes présentes.

Puis il y a eu ces deux grandes manifestations, connues sous le nom de « 14 mars » et « 8 mars », qui ont fini par constituer la division politique du Liban pendant de nombreuses années. Le « 8 mars » a été appelé ainsi parce qu'il y avait beaucoup de pression sur la Syrie et le Hezbollah, alors le Hezbollah a organisé avec ses alliés une manifestation massive le 8 mars et c'est ainsi que l'alliance du « 8 mars » a vu le jour. Plus tard, le 14 mars, les opposants à la Syrie et au Hezbollah ont organisé une grande manifestation. Ils ont alors porté le nom de l'alliance du « 14 mars ». Sous la pression, les forces syriennes se sont retirées. Cette partie de la résolution 1559 a donc été réalisée. Depuis cette époque, la question du « désarmement » du Hezbollah est sur la table.

Les Israéliens ont utilisé le prétexte de juillet 2006, lorsque le Hezbollah a franchi la Ligne bleue et capturé des soldats israéliens afin d'échanger des prisonniers, pour mener une invasion massive. Israël a déclaré que son principal objectif était de détruire le Hezbollah et d'appliquer la résolution 1559 à cet égard. Ils ont été largement soutenus par les États-Unis, comme ils le sont encore aujourd'hui. Avec le temps, il était devenu évident que la situation humanitaire se détériorait, les Européens et la communauté internationale à l'ONU ont commencé à s'inquiéter, jusqu'à ce que le Conseil de sécurité commence à se réunir. Ils ont examiné un projet de résolution qui a été poussé en particulier par les Américains, et qui était un peu fou. Il s'agissait d'une résolution d'application : ils prévoyaient d'envoyer une force de type OTAN au Sud-Liban pour désarmer le Hezbollah par la force.

Cela n'a pas fonctionné car, sur le terrain, le Hezbollah se renforçait. Les Israéliens n'ont pu atteindre aucun de leurs objectifs déclarés. Non seulement le Hezbollah combattait efficacement les Israéliens sur le terrain au Sud-Liban, mais il tirait pour la première fois des roquettes de l'autre côté de la frontière. Il était clair qu'il disposait d'un armement dont les Israéliens n'avaient aucune idée, pas plus que les Américains. Il est donc devenu évident que les Américains qui parrainaient ces résolutions devaient adopter une résolution plus efficace pour sauver les Israéliens, car ils avaient besoin qu'on leur demande d'arrêter, parce qu'ils étaient coincés et qu'ils se heurtaient à une résistance très efficace au Sud-Liban. C'est ainsi qu'est née la résolution 1701 des Nations unies.

Contretemps : Pourriez-vous nous en dire plus sur cette résolution 1701 des Nations unies ? Que recommande-t-elle ? Quels sont les enjeux de cette résolution ?

KM : J'ai beaucoup écrit sur le contexte et l'importance de la résolution 1701. Cette résolution a établi les termes de la cessation des hostilités qui, plus ou moins, a été respectée jusqu'à la guerre actuelle. Elle a augmenté la force et le nombre de soldats de la paix de l'ONU, la FINUL, déployés au Sud-Liban, du fleuve Litani à la Ligne bleue, de moins de 2000 soldats à la veille de la guerre de 2006, à 15 000 soldats, provenant de plus de 40 pays. L'Europe s'impliquera davantage, avec un nombre important de contingents italiens, espagnols, et français et, plus tard, une force d'intervention maritime dirigée par les Allemands.

La mission principale de la FINUL, suivant la résolution 425, était de superviser le retrait israélien de toutes les terres libanaises occupées et de soutenir le déploiement de l'armée libanaise au Sud-Liban, pour la première fois depuis l'invasion israélienne de 1978. Selon la résolution 1701, La FINUL est chargée de superviser, avec l'armée libanaise, « l'établissement d'une zone entre la Ligne bleue et le fleuve Litani, exempte de personnel armé, de matériel militaire et d'armes autres que ceux du gouvernement libanais et de la FINUL ».

La résolution ne mentionne pas spécifiquement le Hezbollah, qui, pour rappel, était alors officiellement considéré par le gouvernement libanais comme une force de résistance légitime, et non comme une « milice ». Le Hezbollah s'est conformé à la résolution, du moins en apparence, en ce sens que toutes ses armes dans le Sud ont en quelque sorte disparu, soit qu'elles ont été retirées au nord du fleuve Litani, soit qu'elles ont été cachées.

Il est important de noter que les Américains ont essayé, mais sans succès, de faire en sorte qu'il y ait un mécanisme d'application de la résolution en vertu du chapitre 7 de la Charte des Nations unies. Pourtant, les États-Unis et les Israéliens ont insisté sur le fait que la résolution 1701 était une résolution à sens unique visant à désarmer le Hezbollah et à favoriser Israël, et ils n'ont cessé de réitérer leurs frustrations à ce sujet pendant de nombreuses années, mais la réalité est qu'en l'absence d'une victoire militaire israélienne en 2006, le texte de la résolution permet de multiples interprétations, y compris celle du Hezbollah qui l'interprète comme rendant « invisibles » ses armes et coopérant avec l'armée libanaise, ce qu'il a fait dans les deux cas.

En fait, le Hezbollah a renforcé sa présence au sein de l'État et des gouvernements libanais successifs après 2006 pour s'assurer que le « droit de résistance » soit un élément essentiel de la politique officielle du Liban. Cela a suscité de nombreuses controverses avec ceux qui s'opposent au Hezbollah et à sa prise de décision unilatérale sur le moment d'utiliser ses armes en dehors du contrôle de l'État.

Pour revenir à la résolution 1701, ce que l'Occident a ignoré pendant toutes ces années, c'est qu'Israël violait constamment la souveraineté du Liban, en violant quotidiennement l'espace aérien libanais et en continuant d'occuper des parties du Liban proches de la « Ligne bleue » désignée par les Nations unies, la ligne de retrait qui, espérait l'ONU, finirait par former une frontière formelle entre les deux pays. Ce qui était clair pendant ces années relativement calmes qui ont suivi la fin de la guerre de 2006, c'est qu'une autre guerre, plus importante, était inévitable. Personne ne savait quand ni comment, mais le statu quo ne pouvait pas durer éternellement.

Contretemps : Parlons de la guerre actuelle. Le 8 octobre 2023, le Hezbollah a ouvert un front au Sud-Liban. Quels étaient les objectifs de ce front ? Comment l'a-t-il maintenu pendant des mois ? Quelle a été la nature des affrontements ?

KM : Je pense que nous pourrions probablement parler à ce stade de deux phases dans cette guerre. La première phase commence le 8 octobre 2023. Je l'ai appelée la guerre du 8 octobre. D'après ce que nous savons, le Hezbollah, l'Iran et les autres n'étaient pas au courant de ce que le Hamas allait faire le 7 octobre, et je pense qu'ils ont compris qu'il n'était pas du tout dans leur intérêt de déclencher une guerre à ce stade.

Le lendemain, le 8 octobre, le Hezbollah a compris qu'il devait ouvrir ce qu'il appelle un front de soutien, mais en essayant de le limiter. Ses objectifs étaient clairs, ils les ont énoncés à maintes reprises, à savoir manifester la solidarité avec les Palestiniens de Gaza. C'est le premier objectif. Deuxièmement, en termes militaires, il s'agissait d'inciter une partie des forces israéliennes à maintenir leur attention sur le Liban plutôt que d'envoyer toutes les forces à Gaza uniquement, afin de les distraire et de leur donner d'autres raisons de s'inquiéter, au lieu de se concentrer uniquement sur Gaza. Troisièmement, il y a l'idée de rendre opérationnelle ce qu'ils appellent l' « unité des fronts » de l'« axe de la résistance ».

À partir du 8 octobre, la théorie de l'« unité des fronts » est testée pour la première fois sur le plan militaire : si une partie de cet axe est attaquée, les autres parties formeront des fronts de soutien, de sorte qu'elles agiront dans le cadre d'un axe plus large plutôt que de simples parties individuelles. L'idée est d'essayer de rendre opérationnelle cette « unité de fronts », d'exercer une pression sur les Israéliens, tout en sachant que si l'on essaie d'engager les Israéliens militairement un contre un, ils seraient évidemment beaucoup plus avancés, mais que si on le fait en tant que front, on a une chance de créer un meilleur équilibre des forces de cette manière.

Le principal objectif déclaré était donc de soutenir les Palestiniens jusqu'à obtenir un cessez-le-feu à Gaza, condition pour que ce front du soutien cesse. Lorsque les Houthis ont ouvert un front au Yémen, ils ont également déclaré que dès qu'il y aurait un cessez-le-feu à Gaza, ils cesseraient également. Tout cela dépendait d'une demande collective de cessez-le-feu immédiat à Gaza.

Cette première phase s'est poursuivie jusqu'à l'été 2024, avec l'attaque massive des bipeurs le 17 septembre, puis ensuite les séries d'assassinats, et en particulier lorsque Hassan Nasrallah a été tué le 27 septembre. Jusque-là, pendant plusieurs mois, il y avait plus ou moins des règles du jeu : les Israéliens poussaient et le Hezbollah restait à la frontière, puis la situation s'est un peu élargie. Ensuite, les Israéliens ont commencé à dépasser les lignes rouges, en quelque sorte.

En janvier, lorsqu'ils ont tué Fouad Shukr à Beyrouth, une figure du Hamas, ils ont franchi une ligne rouge, car Nasrallah avait déclaré que si Beyrouth était touchée, la riposte serait importante. Mais ils n'ont pas répondu. Ils ont laissé les Israéliens franchir une ligne rouge à Beyrouth, tuer des civils et cibler une zone civile, sans réagir comme ils l'avaient promis dans leur stratégie de dissuasion « Beyrouth = Tel-Aviv ». Ils n'ont pas réagi parce qu'ils avaient compris, à l'époque, que l'objectif israélien était en partie d'essayer d'étendre la guerre, de la rendre plus régionale, d'impliquer les Iraniens, etc. Nasrallah tenait beaucoup à ce que la guerre reste limitée et il a clairement sous-estimé l'engagement d'Israël dans une telle guerre et le niveau de pénétration d'Israël au sein du Hezbollah.

Je pense qu'au départ, les Américains ne voulaient pas qu'Israël étende la guerre au Liban et à l'Iran. Ils s'y opposaient. Quelque chose a ensuite changé. La deuxième phase commence là, en juillet 2024, lorsque Netanyahou se rend aux États-Unis, et que des ovations obscènes lui sont faites au Congrès. Il a rencontré tout le monde : non seulement les politiciens et le Congrès, soit des choses habituelles, mais aussi tous les médias, les milliardaires, les donateurs, toutes ces personnes qui sont tout aussi importantes pour la cause israélienne au sens large que les politiciens. Il n'a pas eu besoin d'aller au Congrès pour obtenir ce qu'il voulait. Ils le font déjà. Mais rencontrer les milliardaires, les donateurs et les médias, c'était important.

Je pense que Netanyahu est revenu des États-Unis avec l'idée très claire que, d'une part, Biden perdait le contrôle de son esprit et était, de toute façon, inébranlable dans son soutien à Israël, et que Harris était une candidate faible qui avait besoin de donateurs pro-israéliens. Ceux qui voulaient faire preuve d'un peu de retenue n'avaient plus beaucoup d'influence, si tant est qu'ils en aient jamais eu. Netanyahou est revenu et s'est dit que le moment était venu pour lui de faire ce qu'il voulait et que les États-Unis le soutiendraient quoi qu'il fasse.

C'est ce qui s'est passé à son retour. En fait, lorsqu'il était encore à Washington, si vous vous souvenez bien, c'est à ce moment-là que des enfants ont été tués sur un terrain de football du Golan et qu'ils ont très vite accusé le Hezbollah. Bien sûr, cela n'avait aucun sens, mais il s'en est servi comme prétexte pour lancer l'opération des bipeurs, puis les assassinats. Il s'est rendu aux États-Unis, puis l'affaire du Golan s'est produite, puis les bipeurs, puis les assassinats.

Ensuite, Hassan Nasrallah lui-même a été tué. Je pense qu'il est clair qu'il y a eu une conspiration. N'oubliez pas qu'il a été tué le jour où les États-Unis ont déclaré qu'ils annonceraient une trêve de 21 jours entre les Israéliens et le Hezbollah, et que l'envoyé américain au Liban, Amos Hochstein, avait également donné cette assurance à Nabih Berri et au Premier ministre libanais Najib Miqati. Le Premier ministre israélien Netanyahou arrivait à New York pour prononcer un discours à l'ONU et, au lieu d'annoncer un accord, il s'est montré très belliqueux et a ordonné l'assassinat de Nasrallah à partir de là. Ils ont fait croire à Nasrallah que la trêve allait commencer, et au lieu de cela, ils ont envoyé une série de missiles dévastateurs pour détruire complètement la salle d'opération souterraine dans laquelle se trouvait Nasrallah.

Ce fut un moment catastrophique pour le Hezbollah et, je dirais aussi, pour une grande partie de la population libanaise, bien sûr pour la grande majorité des chiites et ceux du Sud, de la Bekaa et de Beyrouth, mais aussi pour beaucoup d'autres qui soutiennent la Résistance. Vous savez, Nasrallah était cette sorte de figure paternelle, beaucoup l'aiment, beaucoup d'anti-Hezbollah le détestent, mais il était toujours cette figure paternelle qui était là pour plus d'une génération. Et soudain, il n'est plus là. Ce fut un moment important, je pense, pour le Liban dans son ensemble, que les gens l'apprécient ou non, pour les opposants et les partisans, et aussi, bien sûr, au-delà du Liban.

Pendant ce temps, la petite opposition au sein de l'administration étatsunienne qui voulait éviter de pousser cette guerre plus loin, s'est dit « ok, c'est maintenant l'occasion » d'affaiblir l'Iran, et également la Russie, sur le plan régional. Pour eux, il semble que les Israéliens aient mieux réussi qu'ils ne le pensaient à réduire la capacité militaire du Hezbollah. Ils ont suivi ce qu'ils ont commencé à appeler l'approche « escalate to de-escalate », qui non seulement semble stupide, mais implique quelque chose de relativement modeste.

En fait, cette approche est bien plus radicale que cela : ils pensaient, comme l'a dit Netanyahu, qu'ils pouvaient remodeler le Moyen-Orient de manière à se débarrasser enfin de tous leurs principaux ennemis. Le Hezbollah a subi des pertes catastrophiques à la suite de l'explosion des bipeurs, de la décapitation d'un grand nombre de ses principaux commandants militaires et de ses dirigeants, et maintenant de l'assassinat de Nasrallah. Ses communications étaient clairement compromises et son moral au plus bas.

Ils ont pensé que c'était l'occasion d'en finir avec le Hezbollah en tant que force de combat efficace, tout en affaiblissant considérablement l'Iran. Les Israéliens ont commencé le 23 septembre les bombardements puis l'invasion terrestre officielle. Ils ont tué plus de 500 civils rien que le premier jour et ont continué à anéantir et à détruire de nombreux villages et villes dans la zone frontalière, à cinq ou sept kilomètres de la Ligne bleue. Ils ont frappé également de grandes villes comme Tyr, Saïda, la banlieue sud de Beyrouth, Baalbek. Ils ont donc frappé pratiquement toutes les zones chiites, que ce soit dans les villes, dans des parties de villes ou dans des villes et villages entiers.

Bien sûr, beaucoup d'autres personnes ont été tuées, mais les cibles principales sont les chiites. Leur objectif secondaire est de créer des déplacés. Il y a 1,2 million de personnes officiellement déplacées à l'intérieur du pays, dont beaucoup sont allées à Beyrouth, d'autres dans le nord, d'autres encore dans d'autres endroits. Une partie de leur objectif, et ils l'ont toujours fait, mais maintenant l'ampleur est beaucoup plus grande, est d'essayer de créer ce flot de déplacements de chiites dans d'autres parties du Liban et de provoquer une sorte de conflit civil, des problèmes confessionnels, rendant la vie très difficile socialement, politiquement, économiquement, tout en détruisant militairement les villes et les régions, de sorte que les déplacés ne puissent pas revenir en arrière.

Ce qui est clair, c'est que la tentative de créer une guerre civile, comme le voulait Netanyahou, n'a pas fonctionné, il y a eu beaucoup de solidarité pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays. Mais ce qui est également clair, c'est que les chiites ont collectivement énormément souffert à tous les niveaux.

Contretemps : Vous avez parlé de la position des États-Unis dans cette guerre. Pourriez-vous développer le rôle et l'implication des États-Unis ?

KM : Je pense qu'il est clair que les États-Unis sont très impliqués politiquement, diplomatiquement et militairement. Ils ont apporté leur soutien total au génocide israélien à Gaza, mais aussi à l'invasion du Liban. D'après mon analyse, je pense qu'avant juillet il y a eu des tentatives pour essayer de restreindre la guerre du 8 octobre le long de la frontière, pour ne pas lui faire prendre de l'ampleur parce qu'ils n'avaient pas intérêt à étendre la guerre et à avoir une guerre régionale.

Depuis septembre, il est clair que les Américains ont non seulement soutenu et continuent de soutenir le génocide à Gaza, mais qu'ils ont également soutenu l'invasion du Liban. Je veux dire qu'ils l'ont dit clairement. Ils pensent que c'est important pour créer ce qu'ils considèrent comme une stabilité à long terme. En d'autres termes, [leur logique est] on ne peut pas revenir à la situation d'avant et le moyen de ne pas revenir à la situation d'avant est d'affaiblir le Hezbollah et de s'assurer qu'il n'ait plus la capacité militaire et l'organisation nécessaires pour représenter une menace pour les Israéliens. Ainsi, le Sud pourra être correctement démilitarisé et contrôlé.

Les Américains soutiennent pleinement cela, ils ont fourni une grande partie de la surveillance, comme ils l'ont fait à Gaza, une grande partie de la collecte de renseignements, une grande partie du ravitaillement, une grande partie de la logistique, des armes, de la planification et de la protection diplomatique. Sans les livraisons d'armes étatsuniennes, il ne fait aucun doute que les Israéliens auraient dû s'arrêter après deux, trois ou quatre semaines à Gaza, sans parler du Liban. Ils ne pourraient pas poursuivre leur guerre au Liban, à Gaza ou ailleurs sans les livraisons d'armes américaines, la logistique, la surveillance, la collecte de renseignements, la dissuasion.

Sans les Américains, les Israéliens ne pourraient rien faire. Vous pouvez constater que lorsque les forces terrestres israéliennes entrent seules en guerre, à Gaza et au Liban, la résistance leur inflige de lourdes pertes et, en fin de compte, les Israéliens ne parviennent pas à atteindre les objectifs qu'ils se sont fixés. Mais depuis les airs, et avec le soutien des États-Unis, c'est une autre affaire…

Contretemps : Dernière question. Si aucune instance internationale, si aucun pays ne peut faire pression sur Israël pour qu'il arrête la guerre en Palestine et au Liban, qu'est-ce qui peut l'arrêter ?

KM : Bonne question. Je pense que ce qui pourrait arrêter les Israéliens dans une certaine mesure, c'est une défaite militaire ou un échec à réaliser leurs objectifs affirmés au Sud-Liban Ils ont déjà beaucoup de pertes là-bas. C'est comme en 2006. Les Israéliens pensaient qu'après les attaques par bipeurs et l'assassinat des hauts dirigeants et des commandants, le Hezbollah était vaincu. Pourtant, l'armée israélienne est incapable de parcourir 2 ou 3 km dans le Sud-Liban et le Hezbollah tire des roquettes sur elle tous les jours.

Cela signifie que le Hezbollah s'est clairement reconstitué sur le terrain. La plupart de ses dirigeants ont été tués, mais les hommes qui opèrent sur le terrain au Sud-Liban n'ont pas besoin de ces dirigeants pour la résistance armée. Ils ont leurs instructions et leur expérience. Ils s'entraînent et attendent cette guerre depuis de nombreuses années et ils savent ce qu'ils font. Ils ont aussi la colère et le sentiment de vouloir venger Nasrallah, qui est une figure vénérée par tous les combattants. Une bataille se déroule dans la ville stratégique de Khiam, qui pourrait déterminer l'issue de la guerre.

Il est très clair que l'armée israélienne subit des pertes militaires au Sud-Liban, qu'elle ne peut plus avancer et que les réservistes de l'armée ne veulent plus rejoindre ce front. A part cela, renoncer à l'invasion du Sud-Liban, je ne vois pas d'autre moyen de pression pour Netanyahou. Il se nourrit du chaos, de la guerre et de la manipulation des politiciens américains. Les Américains ne lui mettent pas la pression, pas plus que leurs principaux alliés européens, le Royaume-Uni et l'Allemagne, qui ont tous deux été complices à Gaza.

Les gouvernements arabes ont, au mieux, détourné le regard. Pour autant que je sache, aucun des pays arabes ayant conclu des accords ou signé des traités avec les Israéliens n'a même renvoyé son ambassadeur israélien. Les Émirats ont encore quelque 70 vols par semaine à destination de Tel-Aviv. Les Azerbaïdjanais fournissent une grande partie du pétrole par l'intermédiaire de la Turquie. Les Européens sont les principaux partenaires commerciaux et de sécurité. L'Occident réprime toute dissidence pro-palestinienne et libanaise dans ses pays et laisse mourir le droit international, tout cela pour permettre aux Israéliens de commettre un génocide et d'envahir leurs voisins.

Je pense que soit les Israéliens subissent une défaite militaire au Sud-Liban, soit les États-Unis ordonnent l'arrêt de la guerre. Cela pourrait prendre des jours, des semaines, des mois. Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que Netanyahou ne s'arrêtera pas de lui-même et que les plans israéliens de nettoyage ethnique et d'expansionnisme sont bien réels. Si on ne les arrête pas, ils saisiront l'occasion et pousseront à la guerre autant qu'ils le pourront pour étendre les batailles à l'Iran, mais aussi à la Cisjordanie.

Pour revenir à l'idée de la guerre de cent ans, la résistance à différents niveaux – y compris les boycotts, les protestations, etc. – est fondamentale pour contrer le colonialisme et l'expansionnisme israéliens, sans quoi cela pourrait encore durer cent ans.

*

Illustration : Naji Al-Ali, caricaturiste palestinien.

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Géorgie : soulèvement pour la démocratie dans le Caucase – Le peuple géorgien face au gouvernement

28 janvier, par Ashley Smith, Ilya Budraitskis, Ia Eradze, Luka Nakhutsrishvili, Lela Rekhviashvili — , ,
Ashley Smith, de Tempest, et Ilya Budraitskis, de Posle Media, ont interrogé les activistes et universitaires géorgiens Ia Eradze, Luka Nakhutsrishvili et Lela Rekhviashvili (…)

Ashley Smith, de Tempest, et Ilya Budraitskis, de Posle Media, ont interrogé les activistes et universitaires géorgiens Ia Eradze, Luka Nakhutsrishvili et Lela Rekhviashvili sur les racines du soulèvement, sa trajectoire et la place de la Géorgie dans le capitalisme mondial et l'ordre impérialiste.

Tiré de Inprecor
17 janvier 2025

Par Ashley Smith, Ilya Budraitskis, Ia Eradze, Luka Nakhutsrishvili, Lela Rekhviashvili

Manifestation de masse à Tbilissi, le 5 décembre 2024. © Mautskebeli.

La Géorgie, petite nation caucasienne de 3,8 millions d'habitant·es, est entrée dans une crise profonde. Son peuple s'est soulevé contre le parti au pouvoir, le Rêve géorgien, à la suite de l'adoption de sa « loi sur l'influence étrangère » d'inspiration russe, de sa loi homophobe sur la propagande anti-LGBTQ, du truquage des récentes élections et de la suspension des négociations d'adhésion à l'UE.

C'est le milliardaire Bidzina Ivanishvili qui tire les ficelles du Rêve géorgien. Il est l'oligarque le plus riche du pays et possède une fortune de 6,4 milliards de dollars, ce qui représente presque le budget total du gouvernement et un cinquième du PIB du pays. Lui et son parti, malgré leurs accrochages avec l'Occident et leur inclinaison vers la Russie, collaborent avec toutes les puissances impérialistes et les multinationales pour piller et exploiter le peuple, les richesses et les ressources du pays.

Excédé par cet autoritarisme et cette exploitation, le peuple géorgien est entré dans une phase de protestation massive contre son gouvernement, en faveur de la démocratie et de l'égalité. Le Rêve géorgien a réagi avec la plus grande brutalité, en réprimant les manifestations et en arrêtant les protestataires. Mais le mouvement ne montre aucun signe de recul et, à l'heure où nous publions, les manifestations de masse se poursuivent, pour le vingt-quatrième jour consécutif. Le pays est sur le fil du rasoir.

Ashley Smith , de Tempest , et Ilya Budraitskis , de Posle Media, se sont entretenus avec des militants et des universitaires géorgiens, Ia Eradze, Luka Nakhutsrishvili et Lela Rekhviashvili, à propos des racines du soulèvement, de sa trajectoire et de la place de la Géorgie dans le capitalisme mondial et dans l'ordre impérialiste.

Ilya Budraitskis Ashley Smith : Le peuple géorgien s'est soulevé, dans le cadre d'un nouveau mouvement de protestation de masse, contre le gouvernement. Les racines de ce mouvement sont, en partie, une réaction aux résultats des récentes élections qui ont ramené le Rêve géorgien au pouvoir. Quels étaient les thèmes de la campagne électorale ?Qui étaient les partis d'opposition et quels étaient leurs programmes ? La population s'est-elle montrée satisfaite de ces propositions ? Quels ont été les résultats officiels ? Les élections ont-elles été truquées ?

Luka Nakhutsrishvili : Nous sommes au cœur d'un soulèvement démocratique de masse contre le gouvernement du Rêve géorgien. Des centaines de milliers de personnes manifestent pacifiquement sur la place principale de Tbilissi et dans les villes et villages du pays. Au cours des deux dernières semaines, des marches de protestation ont été organisées à travers tout Tbilissi, en permanence. Des groupes professionnels et de quartiers de plus en plus nombreux ont commencé à s'auto-organiser. C'est un phénomène sans précédent dans notre histoire récente.

L'origine immédiate des protestations est la profonde crise de légitimité provoquée par le parti au pouvoir, qui suit le modèle adopté par Viktor Orban en Hongrie pour transformer son gouvernement en un régime autoritaire. Mais le Rêve géorgien est allé plus loin que la démocratie illibérale à la Orban en truquant les élections et en réprimant les manifestant.e.s d'une manière qui rappelle davantage le Belarus et la Russie. La suspension des négociations d'adhésion avec l'Union européenne n'a été que la dernière goutte d'eau.

Au cours des deux dernières années, le Rêve géorgien a pris un virage d'extrême droite spectaculaire. Lorsqu'il est arrivé au pouvoir en 2012, il se disait social-démocrate et était intégré au groupe socialiste du Parlement européen. Alors que beaucoup craignaient qu'il ne penche vers la Russie, il est resté favorable à l'intégration de l'UE et à l'adhésion à l'OTAN.

Mais depuis l'invasion russe de l'Ukraine en 2022, il a fait volte-face en optant pour l'euroscepticisme, en se ralliant au nationalisme de droite, en prônant une politique réactionnaire vis-à-vis des questions de genre, en faisant entrer les théories conspirationnistes dans le débat politique et en exprimant ouvertement sa sympathie à l'égard de la Russie.

Le Rêve géorgien a fait campagne sur la base d'un discours de peur, en arborant le slogan « choisissez la paix, pas la guerre », accompagné d'images montrant d'un côté une Géorgie florissante et de l'autre une Ukraine détruite. Le message était clair : si vous votez pour l'opposition, la Géorgie finira par être envahie et occupée par la Russie.

En ce qui concerne le socle du Rêve géorgien, s'il a perdu beaucoup d'électeurs favorables à l'intégration dans l'UE, il a gagné le soutien des électeurs nationalistes d'extrême droite qui approuvent leur loi anti-LGBT, s'opposent au projet supposé de Washington d'entraîner la Géorgie dans une guerre mondiale et expriment leur hostilité à l'égard des bureaucrates de l'UE qui, selon eux, violent la souveraineté de la Géorgie. Le reste de leurs électeurs les a soutenus par peur de la guerre, cyniquement exploitée par le Rêve géorgien.

Lors des élections, les quatre principaux partis d'opposition se sont regroupés en coalitions pour s'opposer à Rêve géorgien. Ce sont des partis issus des milieux technocratiques, la plupart d'entre eux étant rattachés au gouvernement précédent, et ils se sont révélés incapables de répondre aux préoccupations de la grande majorité des électeurs. La plupart ne les aiment pas et ont voté pour eux de manière tactique pour battre Rêve Georgien ou au moins les empêcher d'obtenir une majorité absolue et de gouverner seuls.

IB & AS : En fin de compte, le Rêve géorgien a obtenu la majorité malgré des accusations largement répandues selon lesquelles il aurait truqué les résultats. Est-ce vrai ?

LN : Oui. Les sondages indiquaient qu'il resterait le parti le plus important mais qu'il n'aurait pas assez de voix pour former un gouvernement seul (comme le parti d'extrême droite de Kaczynski après les élections de l'année dernière en Pologne). Personne n'avait prévu qu'il gagnerait avec 54 % des voix. Pour parvenir à ce résultat, il a eu recours à toutes les combines que l'autoritarisme permet d'imaginer, en convertissant en outil au service de son pouvoir la précarité des conditions de vie de la majeure partie de la population, dont il avait préalablement tout fait pour qu'elle perdure.

Le parti a organisé ce que nous appelons un « carrousel de vote » pour que ses partisans puissent voter à plusieurs endroits et obtenir ainsi des résultats plus élevés. Rêve géorgien a également fait pression sur les gens pour qu'ils votent pour lui en menaçant de leur couper l'accès à notre système minimal de protection sociale, y compris les soins médicaux. Ils ont intimidé les travailleurs du secteur public, comme les enseignants, avec la menace de leur faire perdre leur emploi.

Les forces de sécurité ont dit à des personnes dont des proches étaient en prison que si elles ne votaient pas Rêve géorgien, elles ne bénéficieraient pas d'un procès équitable. Elles ont confisqué les cartes d'identité de ceux dont elles savaient qu'ils soutenaient les partis d'opposition afin de les empêcher de voter.

Ils ont entravé le vote des centaines de milliers d'émigré.e.s. Pourquoi ? Parce que ces personnes avaient quitté le pays en raison de leur exaspération à l'égard des responsables politiques et de la pauvreté, et qu'elles sont plus enclines à voter pour l'opposition.

Rêve géorgien a ensuite invalidé la plainte déposée par le président pour que les élections soient déclarées inconstitutionnelles en raison de violations massives des lois électorales. Ils n'ont même pas attendu la décision du tribunal qu'ils contrôlent pour convoquer le parlement, ce qui est clairement contraire à la Constitution. Le Rêve géorgien a donc tout fait pour amplifier la crise de légitimité provoquée par la façon dont il a ouvertement et gravement truqué les élections.

IB & AS : L'élément déclencheur du soulèvement est la décision de Rêve géorgien de suspendre le processus d'adhésion à l'Union européenne. Pourquoi a-t-il pris cette décision, d'autant plus qu'une majorité de Géorgien.ne.s est favorable à l'intégration ?

Ia Eradze : Rêve géorgien a probablement suspendu les négociations d'adhésion parce que la fraude électorale n'a suscité que peu de protestations. Il ne veut pas non plus accepter les conditions de l'UE en matière de réformes démocratiques, qui menaceraient son maintien au pouvoir. Enfin, la Russie a sans doute exercé des pressions en coulisses.

La suspension des pourparlers a transformé la situation et réveillé les personnes qui, comme moi, étaient sous le choc des résultats de l'élection. Je me suis senti paralysé pendant environ deux semaines. Je ne pouvais rien faire. Il y a bien eu des manifestations après les élections, organisées par les partis d'opposition, mais elles n'ont pas été très suivies.

La faible participation était le fruit d'une paralysie collective. Il a fallu des semaines pour que les gens comprennent l'énormité du trucage qui a permis à Rêve géorgien de remporter une telle victoire. La colère a commencé à s'accumuler sous la surface. L'annonce par Rêve géorgien de la suspension des négociations d'adhésion, qui viole notre Constitution, a fait sauter le bouchon de cette colère accumulée qui a jailli dans tout le pays.

À bien des égards, cette annonce a été une chance. Je craignais vraiment qu'ils ne fassent semblant de participer aux négociations de l'UE, en simulant des accords, tout en instaurant un régime autoritaire. Cela aurait été bien pire. Heureusement pour nous, ils sont allés trop loin et nous nous trouvons maintenant au beau milieu d'un mouvement de masse contre le gouvernement.

La plupart des gens ne protestent pas seulement à cause de la question de l'adhésion à l'UE. Nous sommes dans la rue pour empêcher un gouvernement autoritaire de continuer à fouler aux pieds notre Constitution, nos droits et nos conditions de vie. Nous manifestons pour défendre notre démocratie contre la transformation par le Rêve géorgien de toutes les institutions de l'État, des écoles aux tribunaux, en outils au service de ses intérêts et de ceux des oligarques qui le contrôlent.

Le gouvernement a réagi à notre soulèvement avec une brutalité extrême. Il a commencé à faire des descentes chez les gens pour trouver les personnes qui, selon lui, préparent une révolution. Ils ont arrêté certains dirigeants de l'opposition. Le régime devient chaque jour plus autocratique. Près de 500 personnes ont été arrêtées et la plupart d'entre elles ont été passées à tabac ; certaines ont été torturées ( le représentant du ministère public lui-même a jugé que le traitement de nombreuses personnes détenues relevait de la torture). Ces derniers jours, nous avons vu des personnes être enlevées dans la rue par la police. Parmi les prisonniers, il y a des professeurs, des étudiant.e.s et des lycéen.e.e ;s, des artistes et des médecins.

IB & AS : À quoi ressemblent les manifestations ? Quels sont les groupes et les catégories de personnes concernés et pour quelles raisons l'adhésion à l'UE est-elle importante pour eux ? S'agit-il des mêmes que ceux qui ont protesté contre la loi spéciale ? Quelles sont les principales revendications des manifestants ?

Ia E : Elles sont énormes. Un fort pourcentage des 3,8 millions d'habitant.e.s du pays se sont joint.e.s aux manifestations. À Tbilissi, qui compte environ un million d'habitant.e.s, chaque jour, tout au long de la journée et de la nuit, au moins 100 000 personnes manifestent et, certains jours, plus de 150 000.

Ces manifestations sont bien plus importantes que celles qui ont eu lieu au printemps contre la loi sur les agents de l'étranger, et elles n'ont pas lieu qu'à Tbilissi. Elles se produisent dans tout le pays, pas uniquement dans les grands centres mais aussi dans les petites villes de la campagne.

Elles sont bien plus diverses que les manifestations du printemps. Des personnes de tous âges ont rejoint le mouvement. Les jeunes sont présents en force, mais aussi tous les autres. Il y a diverses catégories de personnes, depuis les professions libérales jusqu'aux ouvriers, qui y participent. C'est vraiment beau à voir.

Tout le monde se rend compte du danger qui nous guette. Je fais moi-même partie d'une association qui organise des actions pour la défense de l'éducation. D'innombrables autres groupes dans différents secteurs de la société font de même. Rien de tout cela n'est très coordonné. C'est comme si des flux d'initiatives organisées séparément convergeaient pour former des manifestations massives.

Lorsque je me réveille le matin, je regarde le programme des manifestations pour savoir à laquelle je souhaiterais participer. Un jour, je me suis retrouvée à quatre manifestations différentes. Si elles sont si nombreuses, c'est parce qu'elles sont toutes auto-organisées.

C'est une réalité qui va à l'encontre de ce qu'en disent les médias gouvernementaux qui tentent de présenter la contestation comme une conspiration, un « Maïdan » fomenté par des puissances étrangères et leurs agents locaux. Ce n'est absolument pas le cas. Elle est spontanée et décentralisée. S'il y avait une planification aussi centralisée, vous iriez aux rassemblements et vous verriez une tribune avec des prises de parole organisées. Il n'en est rien. En fait, sur la place principale de Tbilissi où se déroulent les manifestations, il n'y a pas d'estrade, il n'y a pas de discours et les partis d'opposition ne dirigent pas les manifestations.

Il n'y a même pas de slogans scandés au cours de la journée. La plupart des manifestations consistent simplement en une contestation silencieuse du gouvernement. Cependant, l'énergie qui s'en dégage est étonnante. Mais le mouvement trouve progressivement sa voix collective ; il a déjà formulé deux exigences fondamentales : de nouvelles élections et la libération immédiate de tous les protestataires et activistes emprisonnés.

LN : Au vu du degré de décentralisation de ce mouvement de protestation, il est intéressant de se pencher sur son mode d'expression. Les manifestant.e.s tirent des feux d'artifice pour le Nouvel An et réalisent des spectacles laser sur le bâtiment du Parlement, devenu le symbole de tout ce qui ne va pas dans ce pays. Ils organisent des concerts et tapent sur les barrières métalliques que les forces de sécurité installent pour contenir les manifestations et les empêcher d'accéder au Parlement.

Plus tard dans la nuit, les manifestations se transforment en affrontements de rue entre « partisans » et forces spéciales. Preuve de sa peur et de son choix de la répression, le gouvernement a interdit les feux d'artifice, les lasers et les masques de protection du visage.

Ia E : Je tiens à souligner qu'au milieu de cette spontanéité, les gens commencent à s'organiser en petites initiatives qui se rejoignent dans les manifestations. Aussi décentralisée soit-elle, la planification existe, les objectifs sont déterminés et un mouvement est en train de s'organiser.

Par exemple, les manifestations ont ciblé une série d'institutions publiques pour dénoncer leurs calomnies à l'encontre du mouvement ou leur indifférence face à la brutalité du régime. Parmi ces institutions, citons le Service public de radiodiffusion, le Théâtre national le Ministère de l'éducation, la Maison des écrivains, le Centre national du cinéma, le Palais de justice et le Centre national pour l'amélioration de la qualité de l'enseignement.

Dans certains cas, des fonctionnaires ont rejoint les manifestants à l'extérieur, et ce fut très émouvant de voir cela. Les fonctionnaires ont également commencé à signer des pétitions et à organiser des défilés, en dépit des pressions exercées par un gouvernement qui cherche à effacer la frontière entre la loyauté vis-à-vis d'un parti et les institutions de l'État.

Les partis d'opposition ne jouent pratiquement aucun rôle dans le mouvement. Ils ont été mis à l'écart, malgré ce qu'en disent les médias occidentaux. Les gens disent en plaisantant que ces partis devraient au moins faire quelque chose comme de proposer du thé chaud lors des manifestations.

LN : Les médias de l'opposition surreprésentent leur présence pour des raisons évidentes. Ils veulent améliorer leur image. Il en va de même pour la propagande du Rêve géorgien dans les médias, qui cherche à faire croire que ces manifestations sont organisées par l'« opposition radicale ». Mais lorsqu'on se trouve sur les lieux des manifestations, on s'aperçoit que cette dernière ne représente qu'une force négligeable et qu'elle ne fait pas grand-chose.

Certains de ces responsables politiques sont tellement conscients de leur rôle insignifiant qu'ils refusent désormais d'être interrogés lors des manifestations. Par conséquent, les personnes qui répondent aux questions sont des jeunes, dont beaucoup portent des masques à gaz, et ce qu'ils disent a beaucoup plus de sens que tout ce qu'on peut entendre de la part des politiciens.

IB & AS : Ces manifestations semblent très similaires à la révolte de Maidan en Ukraine.Celui-ci a débuté parmi les étudiant.e.s, puis, face à la répression brutale, le mouvement s'est rapidement étendu au reste de la société, se transformant en un soulèvement de masse très actif qui a fait chuter le gouvernement. Avec les divisions au sein du gouvernement, les démissions et le personnel politique de l'opposition qui a rejoint les manifestations, pensez-vous que le soulèvement géorgien pourrait suivre la même trajectoire ?

Ia E : Il est désormais inimaginable que cette crise puisse être résolue de manière institutionnelle, pacifique et légale. Notre pays est le théâtre d'une confrontation à grande échelle entre le peuple et le gouvernement...

LN : L'escalade est évidente. Le gouvernement est entré dans une logique de surveillance, de descentes de police et de répression brutale. Mais cela n'a dissuadé personne de descendre dans la rue. Le mouvement exige maintenant, non pas de nouvelles élections, mais le départ du gouvernement lui-même, et ce dès maintenant. Le sentiment général est que c'est nous ou eux. Le mouvement a atteint un point de bascule et nous verrons s'il s'intensifie au point de remettre en question la capacité du Rêve géorgien à gouverner.

En ce qui concerne les similitudes avec le Maïdan ukrainien, paradoxalement, c'est le Rêve géorgien qui reprend le scénario du Maïdan, qu'il s'agisse d'annuler les négociations avec l'UE comme l'avait fait Ianoukovitch, d'interdire les masques ou de mobiliser les voyous dans les rues. Ils semblent incapables de comprendre que le soulèvement actuel n'est rien d'autre qu'une tentative de « Maïdanisation » de la Géorgie par ses ennemis internes et externes. Cette obsession de Maïdan pourrait être l'une des raisons pour lesquelles le gouvernement a lamentablement échoué à comprendre - et à réprimer - ces protestations.

Lela Rekhviashvili : Le Rêve géorgien a également usé et abusé de l'insurrection de Maïdan pour effrayer les gens et les dissuader de protester. Ils ont dit que si l'on défie l'État de cette manière, la Russie interviendra et nous nous retrouverons envahis, occupés et en guerre comme l'Ukraine. Ils ont fait cela tout au long de la campagne électorale.

Mais le Rêve géorgien, dans son arrogance et peut-être sa bêtise, a suscité précisément cette opposition de masse qu'il avait présentée comme la pire des choses possibles. Leur autoritarisme est la principale cause de cette énorme vague de manifestations. Nous sommes maintenant sur le fil du rasoir, entre un gouvernement de plus en plus autocratique et un mouvement de masse qui ne montre aucun signe de recul.

IB & AS : Le scénario que vous décrivez ressemble à celui de nombreux autres soulèvements dans le monde, dans lesquels le fonctionnement normal d'un gouvernement ne permet pas de résoudre une crise. Souvent, dans de telles situations, la population met en place des mécanismes de substitution au gouvernement, des assemblées populaires, qui peuvent constituer un substitut à l'État. Y a-t-il des éléments indiquant que tous ces mouvements d'auto-organisation que vous décrivez se rassemblent pour former des niveaux plus élevés d'unité et de prise de décision démocratique ?

LN : Pas encore. Pour l'instant, les gens se mobilisent et trouvent de nouveaux moyens de résister aux gaz lacrymogènes, d'échapper à la répression et d'éviter les rafles et les arrestations auxquelles se livrent les autorités.

Ia E : Les gens commencent à s'organiser. Différents groupes et mouvements convergent vers des projets communs. Le meilleur exemple en est la façon dont de nombreuses forces se sont rassemblées pour protester contre le traitement partial de cette question par la chaîne de télévision publique et exiger qu'elle retransmette en direct la manifestations et qu'elle interroge des participant.e.s, ce qui a finalement contraint la chaîne à céder. Il y a des exemples, mais les gens ne se sont pas encore réunis en assemblées populaires pour discuter du mouvement et planifier collectivement des initiatives.

LN : Même ceux d'entre nous qui analysent et écrivent commencent à peine à y voir clair dans ce qui s'est passé au cours du mois dernier. Tout cela nous a pris par surprise. Comme le mécontentement suscité par les élections truquées n'a pas pu déboucher sur une protestation durable, nous avions commencé à nous préparer à une résistance lente organisée au sein de communautés plus restreintes. Mais voilà que les manifestations ont éclaté et se sont transformées en un véritable mouvement de lutte contre le gouvernement.

IB & AS : La Géorgie semble coincée entre plusieurs grandes puissances impériales - les États-Unis, l'Union européenne, la Russie et la Chine - en raison de son rôle de point de transit pour le commerce mondial. Expliquez-nous le rôle de la Géorgie dans le capitalisme mondial. Est-ce que la suspension de l'adhésion à l'UE qu'imposerait le Rêve géorgien changerait sa position dans le capitalisme mondial ? Serait-t-elle alors davantage intégrée au capitalisme russe ?

LR : La Géorgie est un pays périphérique typique, dans lequel les puissances impériales ont, sous couvert de développement, favorisé la constitution d'un système économique prédateur. L'UE et les États-Unis ont largement orienté la politique économique du pays depuis le début des années 1990, concourant ainsi à la naissance de contradictions insoutenables. D'une part, ils veulent que la Géorgie soit démocratique, mais d'autre part, eux et les capitalistes locaux, en particulier l'oligarque le plus puissant, Ivanishvili, veulent piller le pays pour leur profit.

Leur programme de développement est impossible à mettre en œuvre et à appliquer dans le cadre d'une démocratie. Pourquoi ? Parce que le pillage et la paupérisation suscitent une opposition qui remet en cause cette stratégie de développement. Pour juguler cette résistance, il faut recourir à la répression et, ce faisant, basculer dans l'autoritarisme.

Le secteur de l'énergie est un bon exemple de cette contradiction, d'autant plus que l'objectif commun de l'UE et du gouvernement géorgien est de faire de la Géorgie une « plaque tournante de l'énergie » et un maillon d'un corridor énergétique « vert ». Dans les années 1990, mais surtout depuis la Révolution des Roses de 2003, les gouvernements occidentaux, les agences d'aide ( comme l'USAID) et les banques de développement (comme la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement) ont joué un rôle majeur dans la création d'institutions publiques destinées à faciliter la privatisation et la déréglementation du secteur de l'énergie.

En 2008, la Géorgie avait privatisé toutes les centrales hydroélectriques héritées de l'ère soviétique à l'exception de deux d'entre elles. Alors que les institutions occidentales appuyaient la privatisation et la création d'une économie dépendante des investissements directs étrangers (IDE), ce sont des capitaux essentiellement russes qui ont racheté les centrales électriques et les installations de distribution d'énergie.

Lorsque les possibilités d'attirer des IDE par le biais de privatisations se sont taries, le gouvernement - toujours en coopération avec des intervenants occidentaux - a commencé à soutenir la construction de nouvelles centrales hydroélectriques dans le cadre du programme de transition écologique de l'Union européenne. En 2024, le gouvernement avait signé des contrats pour 214 nouvelles centrales hydroélectriques dans tout le pays, même si les capacités existantes couvrent presque la demande d'électricité domestique. Pour attirer les capitaux, il a proposé des terrains et des ressources en eau à des prix minimaux et a promis que l'État protégerait les investisseurs contre toute une série de risques financiers, juridiques et politiques.

En raison de la nature extractiviviste des nouveaux projets hydroélectriques, des mouvements populaires à l'échelon local ont réussi à s'opposer à ces projets et parfois à les annuler ou à les entraver, en particulier les grands projets tels que Namakhvani, Nenskra et Khudoni.

Le gouvernement a reçu un nouvel encouragement à relancer tous ces projets de centrales hydroélectriques contestés et à en proposer de nouveaux en 2022, lorsque l'UE a commencé à créer un « corridor d'énergie verte » traversant l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Roumanie et la Hongrie, et qu'elle s'est engagée à financer la pose d'un câble électrique sous-marin traversant la mer Noire. Les institutions européennes, et tout particulièrement la Communauté européenne de l'énergie, ont collaboré à l'élaboration des projets qui ont permis au gouvernement géorgien de présenter les exportations d'électricité comme un élément clé de son programme de développement et de prendre l'engagement que toutes les grandes centrales hydroélectriques précédemment contestées seraient construites.

Au cours des 15 années qui se sont écoulées depuis que cette nouvelle énergie hydroélectrique a été présentée comme un programme de « transition verte » et une panacée pour le développement, une série de capitalistes locaux ont appris de quelle manière il leur était possible de tirer profit de ce programme, certains rattachant de nouvelles centrales à la cryptomonnaie, ce qui a permis de créer un puissant lobby local favorable à la poursuite de l'expansion de ce secteur.

Le Rêve géorgien déclare que les mouvements d'opposition à l'hydroélectricité sont l'un de ses principaux ennemis. Il déclare ouvertement que la consolidation de son pouvoir, au travers notamment de l'adoption de la Loi sur les agents étrangers, est essentielle pour éliminer cette opposition au développement économique de la Géorgie.

C'est ce que je veux dire lorsque j'affirme que le programme de développement que le gouvernement géorgien a élaboré en collaboration avec les puissances occidentales, mais aussi au profit d'autres acteurs, notamment les capitaux russes et chinois (qui ne sont pas présents dans le secteur de l'énergie, mais qui sont importants dans les infrastructures de transport), est difficile, voire impossible, à mettre en œuvre démocratiquement. C'est pourquoi le Rêve géorgien, à l'instar de ses prédécesseurs politiques, évolue vers l'autoritarisme afin de mieux servir les intérêts du capital local et international.

Lorsque nous insistons sur le fait que la rupture du processus d'intégration à l'UE est dangereuse, ce n'est pas parce que nous en méconnaissons les conséquences problématiques ou que nous ignorons comment le populisme de droite ébranle les économies centrales et périphériques de l'Europe, ni comment de nombreux pays européens foulent aux pieds leur adhésion aux droits de l'homme, au droit international, à l'ONU, à la CPI et à la CIJ en poursuivant leur guerre conjointe, leur génocide, en Palestine.

Au contraire, il est parfaitement clair pour nous que la tendance actuelle à la consolidation autoritaire permet de dérouler le même programme de développement économique problématique sous un jour encore plus brutal, en supprimant même toute possibilité de s'y opposer. Cela signifie que nous sommes à la périphérie de l'Europe sans être protégés des pires effets de cette position périphérique par les mécanismes les plus élémentaires de protection des droits sociaux et politiques.

Et maintenant, qu'en est-il de la Russie et de la Chine ? Nous ne pouvons pas vraiment dire grand-chose sur la Russie, car tous les accords qu'elle a conclus l'ont été en coulisses, et non en public. La Russie a-t-elle exercé des pressions sur la Géorgie ? C'est probable, mais nous n'avons pas de précisions sur la nature de ces pressions. Toutefois, nous pouvons clairement observer que les responsables russes se déclarent satisfaits de la désagrégation des relations entre l'UE et la Géorgie.

La Chine est également restée discrète, mais ses intérêts économiques sont clairs. Elle considère la Géorgie comme un pays de transit qui lui permet d'accéder au marché européen. La Géorgie est particulièrement importante depuis que l'invasion impérialiste de l'Ukraine par la Russie a coupé la route nord de la Chine vers l'Europe.

L'un des itinéraires de substitution, appelé corridor médian des Nouvelles routes de la soie (Belt and Road Initiative, BRI), qui passe par la Géorgie, est devenu beaucoup plus important. La dernière chose que la Chine souhaite, c'est toute forme d'instabilité qui perturberait ses échanges commerciaux. Elle se désintéresse de la question de l'adhésion comme de l'autoritarisme, du moment que la route reste ouverte.

LN : La façon dont Lela présente le Rêve géorgien est bien meilleure que celle des campistes, qui laissent entendre qu'il s'agit d'une sorte de parti anti-impérialiste. La réalité, cependant, est beaucoup plus banale : La Géorgie est un régime oligarchique, dans lequel Ivanichvili s'assure de la loyauté de l'élite en accordant des avantages aux hommes d'affaires et aux responsables politiques moins fortunés, tandis que toutes les institutions publiques significatives, en particulier le système judiciaire, sont mises sous tutelle pour protéger leurs intérêts. Il existe donc une dynamique interne autonome qui reproduit le système oligarchique en Géorgie. Elle n'est en aucun cas réductible à une simple interaction avec le capital mondial ou occidental.

Les campistes ne le comprennent pas et finissent par excuser tout ce que fait le Rêve géorgien, depuis l'adoption de la Loi sur les agents étrangers jusqu'au trucage des élections, en passant par la répression du mouvement actuel. Mais, contrairement à la lecture qu'en font de nombreux campistes, la façon dont Rêve géorgien gère la situation n'est en aucun cas une simple réaction à « l'impérialisme occidental », ce qui justifierait indirectement leurs mesures autoritaires comme étant de l'autodéfense.

Les campistes se contentent de dénoncer l'Europe en raison de son histoire coloniale, de son présent néocolonial et de sa complicité avec le génocide, comme si c'était la fin de l'affaire. Bien que cela soit en grande partie vrai, ils présentent souvent la Chine comme une alternative en dépit de sa nature autocratique et de sa complicité avec notre exploitation et l'oppression dont nous sommes victimes. Ce n'est pas une solution de rechange.

Je pense qu'il est catastrophique pour la gauche d'abandonner ses principes démocratiques et de se faire le chantre du virage autoritaire du Rêve géorgien au nom de la souveraineté. Ce n'est pas seulement une erreur, c'est aussi un désastre politique. Toute personne engagée dans une politique d'émancipation devrait refuser cette approche.

Si la gauche s'y rallie, elle est assurée de rester isolée et sans influence dans le plus grand mouvement de lutte pour la démocratie et l'égalité que nous ayons connu depuis des générations. Elle placera la gauche de l'autre côté des barricades qui se dressent devant ce mouvement.

LR : Cette gauche campiste singe le dévoiement par le gouvernement de concepts tels que la souveraineté et le discours décolonial. Ce faisant, elle s'aligne sur un gouvernement qui sert nos oligarques et le capital international et qui réprime violemment son propre peuple.

Les États autoritaires, de la Russie à la Hongrie en passant par la Chine, se servent cyniquement du terrible bilan de l'Occident en matière d'impérialisme et de colonialisme pour justifier leur propre domination prédatrice. Les partisans de la gauche qui acceptent cela sont dangereusement attirés par une alliance rouge/brune, comme Sara Wagenecht en Allemagne.

IB & AS : Compte tenu de cette situation de plaque tournante, comment toutes ces puissances qui ont des intérêts en Géorgie, pour différentes raisons, ont-elles réagi au soulèvement et à la crise que traverse actuellement la Géorgie, la Chine, la Russie, les Etats-Unis, l'Union européenne ?

LN : A ce stade, seules les puissances occidentales ont condamné la répression et la violence perpétrées par le gouvernement. Elles n'ont pas non plus reconnu les résultats des élections, alors que la Chine, la Turquie, l'Iran et la Russie ont félicité Rêve géorgien pour sa victoire. La Russie a également déclaré que si Rêve géorgien avait besoin d'aide, elle serait prête à envoyer des troupes.

Ia E : Si les gouvernements de l'UE ont condamné la brutalité de Rêve géorgien, ce n'est pas le cas des banques de développement occidentales. Pourquoi ? Parce que le Rêve géorgien montre qu'il a bien l'intention de continuer à rembourser ses emprunts et à mener à bien les projets de développement auxquels il a souscrit. Il semblerait que les banques fassent passer leurs intérêts économiques avant la démocratie. En même temps, il est clair que le Rêve géorgien et les élites économiques qui le soutiennent ont énormément profité des projets de développement financés par ces banques. Cela me permet de souligner, une fois de plus, que la trajectoire de développement économique suivie par la Géorgie n'a été ni imposée au gouvernement par l'Occident, ni inévitable, mais qu'il s'agit plutôt du choix conscient et plutôt lucratif du gouvernement du Rêve géorgien d'accepter les règles du système de développement dominant à l'échelle mondiale.

LN : Dans le pire des cas, l'UE cessera d'exercer une pression réglementaire et politique sur la Géorgie en faveur de la démocratisation et continuera à faire des affaires avec elle, même avec ce gouvernement lamentable, comme elle le fait avec l'Azerbaïdjan, la Serbie et d'autres pays d'Europe centrale et d'Asie centrale. La Serbie pourrait être un cas particulièrement intéressant en tant que pays qui semble bloqué de façon durable dans sa procédure d'adhésion. Tout en dénonçant l'autoritarisme de la Serbie, l'UE conclut des contrats très impopulaires relatifs à l'extraction du lithium sur son sol.

Les campistes à l'étranger ou nos souverainistes locaux pourraient interpréter cela comme le fait que l'Occident laisse enfin un pays souverain tranquille. Mais en réalité, ce sera un problème pour nous, car l'horizon des normes démocratiques, rattaché au cadre européen, est un outil indispensable pour exercer une pression populaire sur un gouvernement qui, par ailleurs, entend réduire la démocratie à néant. En ce sens, l'UE est, pour les manifestant.e.s, le symbole de la primauté du droit, des droits civiques et de l'égalité.

À ce stade, au niveau des masses, l'aspiration à l'Europe et le discours sur la « défense de l'avenir brillant et européen de la Géorgie » semblent être le seul langage disponible pour exprimer les exigences en matière de démocratie et de justice sociale. La question qui se pose alors est de savoir comment le peuple reformulera ces exigences au cas où l'horizon européen viendrait à s'effondrer. Comment pouvons-nous lutter pour la démocratie politique et l'égalité économique en étant coupés des normes démocratiques et des droits de l'homme établies par l'« Occident collectif » ?

IB & AS : Dans cette situation évolutive, que devraient préconiser, selon vous, la gauche géorgienne, les mouvements sociaux et les syndicats ? Est-il possible de construire une alternative politique à gauche pour défier le Rêve géorgien et les partis d'opposition pro-capitalistes ?

Ia E : C'est très difficile à dire parce que dans le passé, il y a eu des tentatives qui n'ont rien donné. Je suis très optimiste aujourd'hui, car le tournant autoritaire de Rêve géorgien a poussé les gens à une sorte de réveil politique.

Nous devons commencer à discuter de la création d'un parti. Pour l'instant, les gens commencent à parler de l'organisation d'un mouvement sur la base d'une plate-forme qui réunirait certaines des forces auto-organisées afin de présenter des revendications communes. Cela pourrait enclencher un processus.

LN : Dans le même temps, de plus en plus de gens ressentent le besoin de se syndiquer dans des syndicats pour la plupart nouveaux, qui ne seront pas soumis aux intérêts du parti Rêve géorgien. Il s'agit d'une réponse immédiate à deux phénomènes : beaucoup ont découvert que la grève était l'outil pacifique de protestation et de résistance le plus efficace, mais comme, d'un point de vue purement juridique, il n'est pas facile de faire une grève en Géorgie, l'organiser à travers un syndicat apparaît comme le moyen le plus pratique de s'y essayer. Plus important encore, de nombreux fonctionnaires ont commencé à chercher des moyens de se syndiquer en réaction aux récentes modifications très sévères de la législation sur la fonction publique adoptés à la hâte par Rêve géorgien, qui permettront bientôt aux dirigeants des différentes institutions publiques fidèles au parti de licencier plus facilement ou de faire pression sur les fonctionnaires critiques du gouvernement. Tout d'un coup, les grèves et les syndicats, qui auraient été considérés comme des anachronismes « gauchistes » ou « soviétiques » il y a quelques semaines, se retrouvent maintenant au centre de l'attention comme une nécessité organique qui surgit du milieu des protestations.

Notre première tâche est donc de développer la lutte et de la maintenir. La réponse autoritaire du gouvernement à notre mouvement pousse les gens à réfléchir à des stratégies et des tactiques que l'opposition libérale a tenté de discréditer, comme la grève générale pour préserver notre démocratie.

IB & AS : Quelle position la gauche internationale doit-elle adopter dans cette situation ?Et que pouvons-nous faire pour aider la lutte de la Géorgie pour l'autodétermination, la démocratie et l'égalité ?

LR : La gauche internationale est en fait confrontée à la même question que la gauche géorgienne : comment sortir du cadre opaque d'un conflit entre l'UE et la Russie ? La clé est de comprendre et d'expliquer comment les rivalités géopolitiques écrasent les pays périphériques.

Aucune personne qui se réclame de la gauche ne devrait s'attendre à ce que les puissances impériales - les États-Unis, l'UE, la Russie et la Chine - servent nos intérêts. Quelles que soient leurs rivalités, elles ont en commun des visées prédatrices et soutiendront un régime autoritaire pour s'assurer qu'elles pourront les mettre en œuvre. Il est important de noter que la concurrence inter-impérialiste et la lutte pour l'hégémonie créent de nouveaux risques et de nouvelles vulnérabilités pour les États périphériques, qui doivent être pris au sérieux.

Il serait souhaitable que la gauche internationale entre davantage en contact avec les militant.e.s et les activistes géorgien.ne.s. À ce stade, il existe un fort sentiment d'appartenance à la gauche géorgienne. À ce stade, il existe une forte tendance pour une grande partie de la gauche à rechercher des personnes qui confirment son schéma erroné et trompeur selon lequel l'impérialisme occidental est le seul coupable, qui accusent un mouvement populaire de masse d'être sa proie et qui disculpent le régime oligarchique local.

Si la gauche internationale suit l'exemple de ces personnes, elle finira par apporter son soutien à la mainmise du Rêve géorgien sur le capitalisme périphérique. Certains dans la gauche occidentale gagneraient à cesser d'être tellement autocentrés qu'ils limitent leur critique à l'impérialisme occidental exclusivement. Je ne leur demande pas de ne pas critiquer l'Occident, mais de le faire plus sérieusement et de critiquer également les acteurs non occidentaux. C'est la seule façon de maintenir une position cohérente qui s'oppose non seulement à l'Occident mais aussi au capitalisme et à l'impérialisme où qu'ils soient.

LN : Ce que je demande fondamentalement à la gauche internationale, c'est de reconnaître nos préocupations locales, l'autonomie du peuple géorgien dans le choix de ses priorité dans sa lutte pour la démocratie et contre ce régime autoritaire. Arrêtez de ressasser les discours sur un « second Maïdan » et une « révolution de couleur ». Cela peut vous donner un sentiment de rectitude, mais cela vous amène aussi à nous trahir et à excuser le régime qui nous opprime.

Ia E : Je trouve étonnant qu'à gauche, on puisse oublier qu'à la périphérie aussi, il y a des gens et des peuples qui peuvent prendre leurs affaires en main. Cette attitude politique est fondée sur le désespoir. C'est notre capacité d'action collective qui est est au cœur de la solidarité dans notre pays et avec d'autres partout dans le monde. Je vous le demande, soutenez notre lutte contre Rêve géorgien.

Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro, Source - Tempest, 1 janvier 2025.

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Oubliez Trump : l’accord de cessez-le-feu est le calcul de Netanyahou lui-même

28 janvier, par Meron Rapoport — , ,
En Israël, la guerre à Gaza est devenue un fardeau pour le gouvernement, l'armée et la société dans son ensemble. Trump n'a fait que donner à Netanyahou une excuse pour réduire (…)

En Israël, la guerre à Gaza est devenue un fardeau pour le gouvernement, l'armée et la société dans son ensemble. Trump n'a fait que donner à Netanyahou une excuse pour réduire ses pertes.

Tiré de AgenceMédiasPalestine
21 janvier 2025

Par Meron Rapoport
17 janvier 2025

Un grand panneau d'affichage à Jérusalem représente le président américain élu Donald Trump exhortant le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à mettre fin à la guerre, le 13 janvier 2025. (Chaim Goldberg/Flash90)

Presque immédiatement après l'annonce qu'Israël et le Hamas avaient convenu d'un cessez-le-feu à Gaza, un consensus s'est dégagé dans les médiasinternationaux et israéliens : ce sont les pressions et les menaces du président élu Donald Trump qui auraient conduit le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu à accepter finalement un accord qui était sur la table depuis mai 2024. Le récit présentant Steven Witkoff, l'envoyé de Trump au Moyen-Orient, arrivé à Jérusalem samedi matin et informant Netanyahou qu'il n'a pas l'intention d'attendre la fin du shabbat pour lui parler, est en passe de devenir folklorique.

« Il n'y aurait pas d'accord si le grand et puissant Donald Trump n'avait pas pris la main de Netanyahou, l'avait pliée derrière son dos, puis l'avait pliée un peu plus, puis un peu plus, avait poussé sa tête sur la table, puis lui avait murmuré à l'oreille que dans un instant il lui donnerait un coup de pied dans les couilles », a tweeté mercredi le journaliste de Haaretz Chaim Levinson, résumant ainsi le sentiment général. » Il est dommage que Biden ne l'ait pas compris depuis longtemps ».

Nous ne savons pas exactement ce qui s'est dit lors de la conversation entre Witkoff et Netanyahou. Il est possible que Trump ait menacé Netanyahou et que le premier ministre israélien ait craint la colère du président élu. Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit que d'autres dynamiques sont à l'œuvre. En réalité, la décision d'accepter l'accord de cessez-le-feu semble avoir moins à voir avec Trump qu'avec l'évolution de la perception de la guerre en Israël.

Revenons en arrière : dès son retour de sa première visite en Israël après l'attaque du Hamas du 7 octobre, le président Biden a avertiIsraël de ne pas réoccuper la bande de Gaza. Il s'est également dit convaincu qu'« Israël fera tout ce qui est en son pouvoir pour éviter de tuer des civils innocents » et que la population de Gaza aurait accès à des médicaments, à de la nourriture et à de l'eau. M. Biden a également avertiIsraël de ne pas répéter les erreurs commises par les États-Unis après le 11 septembre et de ne pas laisser le désir de « rendre la justice » prendre le dessus. Netanyahou a écouté tout cela, puis a fait le contraire.

Tout au long de la guerre, Israël a sommairement ignoré les avertissements américains, même lorsqu'ils étaient accompagnés de menaces explicites d'arrêter les livraisons d'armes – comme avant qu'Israël n'envahisse Rafah en mai dernier, et tandis qu'il affamait le nord de Gaza ces derniers mois. Et s'il est possible que Trump fasse plus peur à Netanyahou que Biden, nous devons nous poser la question suivante : si Netanyahou avait refusé d'accepter l'accord maintenant, Trump aurait-il arrêté les livraisons d'armes à Israël ou levé le veto américain sur les résolutions anti-israéliennes à l'ONU ?

Mike Huckabee, l'ambassadeur des États-Unis en Israël choisi par Trump, soutient le maximalisme territorialde l'extrême droite israélienne et ne croit pas au mot « occupation ». L'administration Trump ferait-elle vraiment quelque chose qu'aucune administration américaine n'a jamais fait auparavant ? Ainsi, bien que la pression de Trump soit sans aucun doute notable, nous devrions regarder ce qui se passe à l'intérieur d'Israël.

Comme je l'avais préditil y a moins de deux mois, peu avant le cessez-le-feu au Liban : « La fin de la guerre dans le nord ramènera inévitablement l'attention du public israélien sur la guerre à Gaza, et les questions sur la viabilité de sa poursuite referont surface. Même si Trump donne le feu vert à la poursuite du nettoyage ethnique à Gaza, il n'est pas certain que cela suffise à convaincre l'opinion publique israélienne. Qu'Israël le veuille ou non, la fin de la guerre au Liban pourrait accélérer la fin de la guerre à Gaza ». Selon moi, c'est exactement ce qui s'est passé.

Certains diront que l'accord est le fruit d'une évolution de la pensée du Hamas après qu'il a été laissé seul face à la machine de guerre israélienne, à la suite de la décision du Hezbollah de cesser ses tirs et de l'effondrement du régime d'Assad en Syrie. Mais si le Hamas a pu croire (et on peut se demander s'il l'a vraiment cru) que la menace d'une intensification des attaques du Hezbollah empêcherait Israël de faire ce qu'il voulait à Gaza, l'invasion de Rafah a probablement prouvé le contraire. Par ailleurs, le régime d'Assad était hostile au Hamas, et le nouveau régime en Syrie pourrait en fait être plus favorable, comme le suggère la récente visite à Damas du premier ministre du Qatar.

Il n'y a aucune raison de mettre en doute l'affirmation du ministre de la sécurité nationale Itamar Ben Gvir selon laquelle les pressions politiques qu'il a exercées sur M. Netanyahou ont à plusieurs reprises fait échouer un accord au cours de l'année écoulée. L'idée selon laquelle l'accord a été conclu parce que le Hamas a abandonné toutes ses exigences en raison de l'entêtement de M. Netanyahou est « une bonne histoire, mais elle n'est pas vraie. En fait, c'est exactement le contraire de la réalité « , a écritle journaliste israélien Ronen Bergman dans Ynet, qui a démontré à maintes reprises comment M. Netanyahou a lui-même saboté un accord après que les États-Unis et le Hamas se soient entendus à ce sujet, il y a huit mois.

Il était presque embarrassant de voir le conseiller en communication pour la sécurité nationale des États-Unis, John Kirby, expliquersur la chaîne israélienne Channel 12 que le Hamas n'a cédé et accepté le cessez-le-feu que parce qu'Israël a tué son ancien chef Yahya Sinwar – quelques jours seulement après que le secrétaire d'État Antony Blinken a déclaré dans une interview au New York Times que l'assassinat de Sinwar avait en fait rendu les négociations beaucoup plus difficiles. Washington ferait mieux de décider d'un mensonge et de coordonner ce mensonge entre eux.

Une guerre de plus en plus impopulaire

En Israël, la guerre à Gaza est devenue un fardeau pour le gouvernement, l'armée et la société dans son ensemble. Dans tous les sondages récents, une nette majorité – entre 60et 70 %, voire plus – se prononce en faveur de la fin de la guerre. Contrairement à ce que l'on aurait pu attendre, la fin de la guerre au Liban a en fait renforcé le désir de mettre fin à la guerre à Gaza.

Il y a plusieurs raisons à cela. Les manifestations hebdomadaires menées par les familles d'otages n'ont peut-être pas l'ampleur de celles qui ont suivi la découverte des corps de six otagesassassinés par le Hamas en septembre dernier, mais le défi qu'elles représentent pour le gouvernement n'a pas diminué. Au contraire, jamais auparavant autant d'Israéliens n'étaient montés sur scène lors de manifestations d'une telle ampleur et n'avaient réclamé aussi ouvertement la fin d'une guerre menée par Israël.

Lors d'un récent discours prononcé à l'occasion d'une de ces manifestations, alors qu'une nouvelle délégation israélienne se rendait au Qatar pour négocier un cessez-le-feu, Einav Zangauker, une militante de premier plan dont le fils, Matan, est retenu prisonnier à Gaza, a prédit que la délégation reviendrait avec la demande d'arrêt de la guerre formulée par le Hamas et que M. Netanyahu affirmerait que le Hamas avait durci ses positions. « Ne croyez pas à ces mensonges », a-t-elle déclaré à la foule.

L'armée montre également des signes de fatigue. Malgré les efforts considérables consacrés au nettoyage ethnique du nord de Gaza depuis le début du mois d'octobre, le Hamas est loin d'être vaincu et continue d'infliger des pertes à l'armée israélienne. La semaine dernière, 15 soldats ont été tués à Beit Hanoun, une zone que l'armée a occupée pour la première fois au début de l'invasion terrestre, il y a plus de 14 mois.

La mission de sauvetage des otages, comme en témoignentles soldats, semble impossible. Il ne reste plus qu'à détruire le nord de Gaza pour le plaisir. Un officier de réserve, qui a servi plus de 200 jours à Gaza, m'a dit que le sentiment dominant parmi les soldats est que la guerre ne mène nulle part – non pas en raison d'une opposition morale (62 % des Israéliens sont d'accord avec l'affirmation « il n'y a pas d'innocents à Gaza », selon une enquête récentedu Centre aChord), mais parce que ses objectifs ne sont pas clairs.

Plus important encore, il est probable que M. Netanyahou lui-même ait commencé à reconsidérer l'idée qu'il n'a rien à gagner à mettre fin à la guerre et qu'il ne peut qu'y perdre. On aurait pu supposer que sa popularité aurait grimpé après ce que la quasi-totalité des médias israéliens a décrit comme des victoires éclatantes d'Israël au Liban, en Syrie, en Iran et à Gaza. En réalité, c'est le contraire qui s'est produit. Des sondages récents montrent que la coalition de M. Netanyahou est tombée à 49 sièges sur 120, ce qui est proche de la position qu'elle occupait immédiatement après le 7 octobre, tandis que le bloc de centre-gauche pourrait former une majorité même en l'absence des partis palestiniens restants à la Knesset.

Dans l'ensemble, il semble que les protestations des familles d'otages – qui s'amplifient chaque fois que l'armée ramène un nouvel otage dans un sac mortuaire – ainsi que l'épuisement et la perte de motivation des militaires, l'impopularité de la guerre auprès de l'opinion publique et la baisse des sondages de M. Netanyahou aient amené le premier ministre à conclure que la poursuite indéfinie de la guerre réduirait ses chances de remporter les prochaines élections – prévues dans un an et dix mois – à un niveau très faible, voire inexistant.

En conséquence, M. Netanyahou a peut-être décidé qu'il était temps de réduire ses pertes. Même si Ben Gvir et le ministre des finances Bezalel Smotrich décident de faire tomber le gouvernement, Netanyahou a de bonnes chances de réussir à organiser des élections anticipées en présentant les scalps de Sinwar et Nasrallah d'une main et en embrassant les otages libérés de l'autre.

L'excuse parfaite

Si tel est le cas, la pression de Trump – qu'elle soit réelle ou exagérée – sert d'excuse parfaite à Netanyahou pour expliquer à ses partisans pourquoi il est revenu sur sa promesse de « victoire totale ». Si Channel 14, le réseau de propagande de Netanyahou, rapporte la « conversation difficile » entre Netanyahou et Witkoff, on soupçonne que la source de l'information est le bureau du Premier ministre, et non les Américains. Netanyahou a clairement intérêt à amplifier ce récit : il pourra ainsi prétendre qu'il s'est vaillamment battu contre les « gauchistes » de l'administration Biden, mais qu'il a été impuissant face au républicain imprévisible et facilement irritable de Mar-a-Lago.

La preuve que la guerre et son arrêt sont des questions internes à Israël sera probablement apportée dans 42 jours, lorsque la première phase de l'accord se terminera et que commencera la deuxième phase, qui est censée inclure le retrait total d'Israël de la bande de Gaza. Après la signature de l'accord au Qatar, M. Trump a déclaré qu' il s'agissait d'une preuve que son administration allait « rechercher la paix et négocier des accords » au Moyen-Orient, suggérant qu'il s'attendait à ce que ce cessez-le-feu mette fin à la guerre. La formulation de l'accord, qui stipule que les négociations en vue de la deuxième phase commenceront le 16e jour de la première phase et que le cessez-le-feu restera en place tant que ces négociations se poursuivront, va dans le même sens.

Pourtant, M. Smotrich conditionnesa décision actuelle de rester au gouvernement à la reprise de la guerre par Israël, à la conquête de Gaza dans son intégralité et à la restriction sévère de l'aide humanitaire après l'achèvement de la première phase de l'accord. Lors de la réunion du cabinet qui a approuvé l'accord vendredi, M. Netanyahou a déclaré avoir reçu le soutien de M. Trump pour reprendre la guerre si les négociations en vue de la deuxième phase échouaient. Cela va apparemment à l'encontre de la volonté de Trump, mais sous la pression de la droite, Netanayhu pourrait bien accepter une reprise des combats – ce qui signifie que la pression américaine, même sous le « grand et puissant » Trump, a une limite.

Ce n'est donc pas la peur de Trump qui empêchera Netanyahou de relancer la guerre, du moins pas à elle seule. La peur de la colère des familles des otages restant à Gaza sera un facteur plus important. Les réserves de l'armée concernant la réoccupation de la ville de Gaza, après le retour de centaines de milliers de Palestiniens au cours de la première phase de l'accord, pourraient également avoir un impact. L'opinion publique israélienne, qui connaîtra des moments d'euphorie avec le retour des otages, n'acceptera pas facilement un retour à la guerre – sans parler des réservistes de l'armée qui se présentent déjà moins en service, des coûts économiques et du désir général de retour à la normale.

Avec tout le respect dû au président élu, le prochain mouvement d'Einav Zangauker pourrait être tout aussi important, sinon plus, que celui de Trump.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine
Source : +972 Magazine

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Palestine : Un mur de fer contre Jénine

28 janvier, par Michele Giorgio — , ,
Netanyahou a donné le coup d'envoi d'une vaste offensive militaire qui s'étendra de la ville palestinienne à l'ensemble de la Cisjordanie : déjà 9 tués Tiré de Europe (…)

Netanyahou a donné le coup d'envoi d'une vaste offensive militaire qui s'étendra de la ville palestinienne à l'ensemble de la Cisjordanie : déjà 9 tués

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
21 janvier 2025

Par Michele Giorgio

RAMALLAH

Le coup le plus dévastateur sur le camp de réfugiés de Jénine et sur plusieurs quartiers de la ville a été porté au cours de la première heure de l'attaque israélienne. « Soudain, des hélicoptères Apache et des drones sont apparus dans le ciel, tirant sur tout. Six (des neuf) personnes tuées ont été touchées dans les quinze premières minutes, pour la plupart des civils », nous a déclaré hier par téléphone Amer Nofal, 61 ans, un habitant du centre de Jénine. « Ceux qui étaient dans la rue ont cherché à s'abriter des tirs de mitrailleuses. Ensuite, après les attaques aériennes, les véhicules blindés avec des soldats sont arrivés. Puis les bulldozers militaires qui, comme toujours, ont détruit les routes et endommagé les bâtiments », a-t-il ajouté, soulignant que « ce n'est pas une opération comme les autres, c'est quelque chose de plus important ». Amer a raison, ce qu'Israël a lancé hier contre Jénine, ville symbole de la résistance palestinienne à l'occupation, est une offensive qui s'annonce de grande ampleur. En fait, il s'agit du nouveau chapitre de la guerre à Gaza.

Benyamin Netanyahou l'a appelée « Mur de fer », en référence au manifeste idéologique du leader sioniste, son modèle, Zeev Jabotinsky, qui écrivait en 1923 que la colonisation sioniste en Palestine se ferait par le biais d'un « mur de fer que la population autochtone ne pourrait violer... Il ne peut y avoir d'accord librement consenti entre nous et les Arabes palestiniens ». Il s'agit d'une exhortation à l'utilisation systématique de la force qui correspond bien à la guerre implacable que, 102 ans plus tard, le premier ministre de Gaza porte aujourd'hui en Cisjordanie occupée. L'armée, les services de sécurité et la police israéliennes ont lancé aujourd'hui une opération militaire - baptisée « Mur de fer » - vaste et importante pour lutter contre le terrorisme à Jénine... Nous agissons de manière systématique et déterminée contre l'axe iranien partout où il étend ses mains : à Gaza, au Liban, en Syrie, au Yémen, en Judée et en Samarie (la Cisjordanie, ndlr). Et cela ne s'arrête pas là« , a annoncé le cabinet de M. Netanyahou. Jénine n'est donc que le début d'une campagne militaire qui gagnera d'autres villes où Israël veut »éradiquer le terrorisme« et poursuivre la »destruction du Hamas".

À Jénine se vivent des heures tendues, l'armée israélienne étant occupée à « rechercher et éliminer » les combattants palestiniens de la Brigade de Jénine (Jihad Islamique), du Hamas, du Front Populaire et d'autres formations. Ce que les forces de sécurité de l'Autorité nationale palestinienne ont fait pendant six semaines jusqu'à il y a quelques jours, dans une tentative vaine et impopulaire d'affirmer le contrôle du président Abu Mazen. Parmi les 36 Palestiniens blessés hier à Jénine se trouvaient également des policiers de l'ANP (l'un d'eux est gravement atteint) qui étaient retournés dans le camp de réfugiés et dans le centre de la ville sur la base d'un accord de réconciliation avec les groupes combattants. L'attaque israélienne d'hier a démontré le caractère déraisonnable des dissensions internes : l'occupation était et reste la question centrale pour tous les Palestiniens. Outre le camp de réfugiés, les forces israéliennes ont pris d'assaut les quartiers d'Al-Jabriyat, d'Al-Hadaf et la zone de l'hôpital Al-Amal. Des renforts sont arrivés peu après aux points de contrôle de Dotan et d'Al-Jalama, tandis que des drones et des hélicoptères ont continué à survoler toute la zone. « Il n'y a pas d'électricité dans plusieurs zones, l'obscurité est percée par les fusées éclairantes qui guident les troupes (israéliennes) dans leurs opérations de ratissage. Le bourdonnement des drones est ininterrompu », a rapporté hier soir Musa Natur, un réfugié.

Les signes avant-coureurs du « mur de fer » se sont manifestés dimanche, avec la libération de 90 Palestiniens en échange de trois otages israéliens. Alors qu'après 471 jours de guerre, Gaza passait au second plan, le chef d'état-major israélien Herzi Halevy a prévenu que des opérations militaires « préventives » contre des « attaques terroristes en préparation » allaient être lancées. Soudainement, les contrôles ont été renforcés aux points de contrôle de l'armée, dont plusieurs ont été fermés, isolant une grande partie de la population palestinienne dans les villes et les villages. Les points de contrôle de Qalandiya, Jaba et Bet El étant fermés par endroits, il était presque impossible de quitter Ramallah et des milliers de Palestiniens ont été submergés par le chaos total qui régnait aux points de passage vers Jérusalem. L'armée a levé des barrages routiers et placé des blocs de béton sur les routes menant à des dizaines de petites et grandes villes. Les Palestiniens qui résident officiellement à Jérusalem et qui, pour des raisons économiques et par manque de logement, vivent en Cisjordanie, ont reçu des messages sur leur téléphone leur ordonnant de retourner dans la ville sainte. Les Palestiniens craignent une incursion dans la région de Kufr Aqab et Qalandiya, entre Jérusalem et Ramallah. L'armée a arrêté des dizaines de Palestiniens dans la nuit de lundi à mardi, notamment à Azzun (Qalqilya). Des vidéos montrent des jeunes gens couchés à plat ventre sur le sol et marchant en rang, les mains sur la tête, gardés par des soldats. Un correspondant militaire israélien, Hillel Biton, a déclaré : « Ce n'est pas Jabaliya, c'est Azzun. Ce que nous voyons ici, c'est la mise en œuvre de la politique de la main de fer approuvée par le gouvernement, que nous verrons appliquée dans toute la Cisjordanie dans les heures et les jours à venir ».

Le chef d'état-major Halevy a annoncé hier sa démission pour le 6 mars, ainsi que celle du commandant de la région sud Yoram Finkelman, en raison de « l'échec du 7 octobre 2023 ». Il dirigera donc le « mur de fer » jusqu'en mars. Mais en coulisses, le responsable militaire sera le ministre ultranationaliste des Finances, Bezalel Smotrich. Opposant à la trêve à Gaza, Smotrich affirme avoir reçu l'assurance de Netanyahou que la guerre se poursuivra. Channel 14 TV ajoute que grâce aux pressions du ministre des Finances, « des changements ont été apportés pour faire de la liberté de mouvement en Cisjordanie un droit fondamental, en premier lieu pour les colons juifs ». Et les colons, encouragés également par la décision de Trump de lever les sanctions américaines contre certains d'entre eux, cette « liberté de mouvement » en Cisjordanie, ils la mettent à profit pour lancer des attaques et des raids contre des villages palestiniens où ils mettent le feu à des édifices et à des voitures et détruisent des récoltes et des arbres. L'armée reste les bras croisés.

Michele Giorgio

P.-S.

• Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro

Source - Il Manifesto
https://ilmanifesto.it/un-muro-di-ferro-contro-jenin

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Gaza, 435 jours de génocide

Qu'avons-nous fait en 435 jours, si ce n'est trahir le destin d'un peuple tout entier ? Que pouvons nous écrire d'autre que notre colère est immense, mais qu'elle reste (…)

Qu'avons-nous fait en 435 jours, si ce n'est trahir le destin d'un peuple tout entier ? Que pouvons nous écrire d'autre que notre colère est immense, mais qu'elle reste ridicule face à notre impuissance et désespoir face aux atrocités en cours à Gaza ?

Tiré du blogue de l'autrice.

Que pouvons nous écrire d'autre que notre colère est immense, mais qu'elle reste ridicule face à notre impuissance et désespoir face aux atrocités en cours à Gaza ? Que pouvons-nous écrire face au vide médiatique qui entoure l'un des plus grands drames humanitaires de notre siècle, et qu'à cela s'ajoute le triste cirque politique et les petites polémiques qui viennent encombrer les fils d'actualités ? Que cela dit-il de nos sociétés quand un tweet, une parole publique prend plus de place dans les journaux que le massacre continu d'enfants innocents en Palestine ?

Cela fera bientôt près de 500 jours qu'Israël bombarde sans relâche le petit territoire de 365km2. Est-ce que l'on se rend compte de ce que peuvent représenter 435 jours de bombardements intensifs, de raids, d'exécutions sommaires, d'un espace en permanence survolé par des drones, de confrontations à des corps déchiquetés, aux cris de douleurs des survivants. 435 jours où il faut réfléchir à la survie, à trouver à manger, à trouver de l'argent, trouver un refuge, pleurer ses morts, pleurer une vie volée, pleurer un futur incertain et un passé dont l'occupant a volé tous les souvenirs. 435 jours sans silence et sans repos.

Avons-nous mesuré l'ampleur de la souffrance et la destruction que représentent ces 435 jours chez les Palestiniens ? Avons-nous même conscience de l'indicible douleur dans lequel est plongé le peuple palestinien, des cœurs qui seront impossibles à reconstruire, des corps amputés, des traumatismes, des familles entièrement rayées des registres de l'état civil et d'orphelins inconsolables que la colonisation a privés de tout avenir ?

Est-ce qu'ici, dans cette vieille Europe, qui se rabougrit un peu plus sur elle-même chaque jour et retourne à ses vieux démons fascistes, oui est-ce qu'ici allons-nous accepter une fois de plus que l'humanité viennent s'échouer à nos portes dans une indifférence glaciale ? Que font nos dirigeants, si ce n'est s'adonner à un spectacle pitoyable aussi bien sur la scène internationale que nationale ? N'y a t-il pas dans le lot une personne raisonnable qui puisse rappeler que le droit de vivre en paix s'applique à tous, Palestiniens compris, et que faire cesser la barbarie israélienne devrait être notre priorité ? Qu'avons-nous fait en 435 jours, si ce n'est trahir le destin d'un peuple tout entier ?

Irons-nous fêter avec les Palestiniens, la fin de ce génocide, si seulement un jour cette machine de mort se termine, oui irons-nous fêter comme nous avons célébré la libération du peuple Syrien après 54 années de dictature et autant d'indifférence générale face à leurs souffrances, tortures et exil ? Nous vivons un génocide en direct, il est documenté et s'incruste entre deux story Instagram. On y voit l'horreur, le désespoir et l'agonie d'un peuple tout entier. Et pourtant, Israël éradique toute vie humaine dans le nord de Gaza et intensifie ses bombardements dans le centre de l'enclave, en toute impunité.

C'est aussi 435 nuits d'errance pour les exilés gazaouis partout dans le monde, à qui l'on demande aussi l'impossible : continuer d'aller travailler, d'aller à la préfecture, d'aller en cours tout en assistant à l'anéantissement de leurs proches et de leur pays, trouver les moyens d'envoyer de l'argent à Gaza, vivre avec la culpabilité d'être en sécurité, et survivre seul loin des siens.

Combien de vies seront nécessaires aux Palestiniens pour se relever quand on sait qu'il faut parfois plus d'une vie pour surmonter un seul deuil. Combien d'autres nuits sous les bombardements allons nous imposer à des millions d'enfants, de femmes et d'hommes ? Allons-nous continuer d'abandonner les Palestiniens dans le pire ? Allons-nous continuer de nous taire au lieu de dénoncer l'horreur de la colonisation, qui nous éloigne chaque jour un peu plus de notre humanité ? Nos silences et renoncements face au génocide en cours nous condamnent tous. Il faut que les décomptes macabres cessent, et qu'un cessez-le-feu à Gaza soit exigé et appliqué.

Les vies Palestiniennes comptent. Elles sont riches, diverses et uniques. Il est de notre devoir de les protéger, et de ne jamais les écarter de notre humanité.

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