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La Cour interaméricaine des droits de l’homme fait avancer la justice reproductive avec la décision en faveur de Beatriz et de sa famille

Le 20 décembre 2024, la Cour interaméricaine des droits de l'hommea condamné l'État salvadorien dans le cadre de l'affaire de Beatriz et autres c. Le Salvador. Beatriz était (…)

Le 20 décembre 2024, la Cour interaméricaine des droits de l'hommea condamné l'État salvadorien dans le cadre de l'affaire de Beatriz et autres c. Le Salvador. Beatriz
était une jeune femme et mère salvadorienne qui a vécu une grossesse qui mettait gravement en danger sa santé et dont le fœtus n'était pas viable. Contre sa volonté expresse, les autorités salvadoriennes l'ont privée de la possibilité de mettre un terme à la grossesse en 2013.

tiré de Entre les lignes et les mots

« Ce jugement est un hommage sincère et attendu de longue date à la mémoire de Beatriz et au combat que sa mère Delmy et sa famille ont mené avec des dizaines d'organisations et de réseaux féministes. Grâce à son combat, nous avons un socle de protection juridique plus solide pour la santé reproductive, ce qui est une avancée très positive dans un contexte de tensions régressives dans la région, particulièrement au Salvador », a déclaré Ana Piquer, directrice pour les Amériques à Amnesty International.

Après des années d'une mobilisation féministe en soutien à Beatriz et de sa famille, la Cour interaméricaine des droits de l'homme a enfin conclu que le Salvador avait bafoué les droits de Beatriz à la santé, à la protection judiciaire et à la vie privée, ainsi que le droit de Beatriz et de sa famille à l'intégrité personnelle. La Cour a également reconnu que l'absence de protocoles de prise en charge des grossesses à haut risque, dans un contexte d'interdiction totale de l'avortement, a empêché les autorités d'offrir un traitement médical adapté et en temps opportun à Beatriz, qui a alors été soumise à des violences obstétricales. La Cour a ainsi ordonné à l'État salvadorien d'adopter les mesures réglementaires nécessaires pour la prise en charge des grossesses mettant en danger la vie et la santé des femmes.

« Il s'agit d'une avancée historique, mais ce n'est pas la fin du combat. Amnesty International continuera de soutenir Delmy, sa famille et les personnes qui les accompagnent jusqu'à s'assurer que ce que Beatriz a subi ne se reproduise jamais au Salvador et sur l'ensemble du continent. Toute femme et personne enceinte a le droit à l'avortement, en particulier dans des cas comme celui de Beatriz, lorsque sa vie et sa santé sont menacées », a déclaré Ana Piquer.

La Cour interaméricaine des droits de l'homme a ordonné à l'État de fournir des soins de santé complets à la famille de Beatriz, de fournir une formation en matière de santé maternelle au personnel médical, aux représentant·e·s de l'État et aux magistrat·e·s, et d'adopter les mesures réglementaires nécessaires pour assurer la sécurité juridique dans les cas de grossesse à haut risque. L'État salvadorien devra se conformer à cette décision dans les plus brefs délais et rendre compte des avancées dans un an.

Cette condamnation de la Cour interaméricaine des droits de l'homme est également un appel aux autres États de l'hémisphère, particulièrement ceux qui maintiennent une interdiction totale de l'avortement.

https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2024/12/el-salvador-iacthr-advances-reproductive-justice-with-ruling-in-favor-of-beatriz-and-her-family/
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Rapport de décembre 2024 : Statistiques choquantes sur les exécutions de femmes en Iran

Alors que la peine de mort a été abolie dans de nombreux pays du monde, dans la dictature théocratique iranienne, les exécutions ne sont pas simplement une forme de punition ; (…)

Alors que la peine de mort a été abolie dans de nombreux pays du monde, dans la dictature théocratique iranienne, les exécutions ne sont pas simplement une forme de punition ; elles constituent un outil stratégique permettant à un régime illégitime de maintenir son emprise sur le pouvoir.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/01/02/rapport-de-decembre-2024-statistiques-choquantes-sur-les-executions-de-femmes-en-iran/?jetpack_skip_subscription_popup

Télécharger le rapport

Au cours des quatre dernières décennies, les exécutions en Iran ont visé un large éventail d'individus, y compris des dissidents politiques, des minorités ethniques telles que les Kurdes, les Baloutches, les Turkmènes et les Arabes, ainsi que des adeptes de diverses religions.

Amnesty International a indiqué l'année dernière que 74% des exécutions dans le monde en 2023 avaient eu lieu en Iran. En 2024, le nombre d'exécutions dans le pays a augmenté de 15% par rapport à l'année précédente, passant de 850 en 2023 à 997 en 2024, y compris l'exécution de 8 prisonniers politiques.

Le régime clérical n'utilise pas les exécutions pour punir les délinquants ou les criminels, mais plutôt comme un moyen d'instiller la peur dans la société et d'assurer sa survie. Par conséquent, le régime détient non seulement le taux d'exécution par habitant le plus élevé au monde, mais aussi le triste record du plus grand nombre de femmes exécutées dans le monde.

Le premier exécuteur de femmes au monde

Sur les 997 personnes exécutées en Iran en 2024, 34 étaient des femmes. À première vue, la présence de 34 femmes sur près d'un millier d'exécutions ne semble pas particulièrement élevée. Cependant, il est important de considérer qu'aucun autre pays n'exécute ne serait-ce qu'un dixième de ce nombre de femmes.

En outre, compte tenu du rôle maternel des femmes, même l'emprisonnement dans d'autres pays est souvent remplacé par des peines alternatives afin de s'assurer que leurs enfants ne sont pas laissés sans personne pour s'occuper d'eux. Pourtant, en Iran, non seulement des milliers de femmes sont emprisonnées, mais chaque année, certaines d'entre elles sont exécutées, laissant leurs enfants orphelins.

Comparaison statistique des exécutions de femmes en Iran

Selon les données compiléespar la Commission des femmes du Conseil national de la Résistance iranienne, au moins 263 femmes ont été exécutées en Iran depuis 2007.

De 2013 à 2020, soit une période de huit ans, au moins 120 femmes ont été exécutées dans le pays, avec une moyenne annuelle de 15 exécutions. Cependant, en 2024, avec 34 femmes exécutées, le nombre a plus que doublé cette moyenne, marquant une augmentation profondément alarmante.

Depuis l'arrivée au pouvoir d'Ebrahim Raïssi en 2021, le nombre d'exécutions, y compris celles de femmes, n'a cessé d'augmenter. Après la mort de Raïssi, le 19 mai 2023, et l'arrivée au pouvoir de Massoud Pezechkian en août 2023, cette tendance à la hausse s'est encore accélérée.

Sur les 34 femmes exécutées en 2024, 23, soit près de 68%, l'ont été après la mort de Raïssi et pendant le mandat de Pezeshkian. Ce nombre, survenu en seulement sept mois, est 1,5 fois supérieur à la moyenne annuelle de 15 femmes.

Cela fait une moyenne mensuelle de 3,3 femmes exécutées pendant cette période. Le 8 octobre 2024, Pezechkian a ouvertement défendu les exécutions. En comparaison, pendant les 34 mois de la présidence de Raïssi, 63 femmes ont été exécutées, soit une moyenne de 1,85 femme par mois.


Condamnations à mort

Selon des documents divulgués par le Conseil national de la résistance iranienne, plus de 5 000 prisonniers en Iran sont actuellement dans le couloir de la mort. Si ces condamnations sont prononcées sous divers prétextes, elles visent avant tout à préserver le régime clérical, ce qui les classe dans la catégorie des exécutions politiques.

L'année dernière, 2 prisonnières politiques kurdes, Pakhshan Azizi et Varisha Moradi, ont été condamnées à mort. Une militante syndicale,Sharifeh Mohammadi, a également été condamnée à mort, mais son jugement a été annulé par la suite.

En outre, le pouvoir judiciaire du régime a condamné à mort 9 prisonniers politiques accusés d'appartenir à l'Organisation des moudjahidines du peuple iranien.

La campagne « Non aux exécutions »

Depuis février 2024, les prisonniers politiques de la prison de Qezel Hessar à Karadj ont lancé une campagne intitulée « Non aux mardis des exécutions » pour protester contre le nombre croissant d'exécutions en Iran.

Le mardi 30 janvier 2024, un groupe de prisonniers de la prison de Qezel Hesar a annoncé la campagne en déclarant :

« Pour nous faire entendre, nous entamerons une grève de la faim tous les mardis. Nous avons choisi le mardi parce que c'est souvent le dernier jour de vie de nos codétenus qui sont transférés à l'isolement dans les jours précédents ».

Par le biais de la campagne « Non aux mardis de l'exécution », ces prisonniers ont cherché à attirer davantage l'attention nationale et internationale sur la violation flagrante du droit à la vie et sur les exécutions généralisées en Iran.

À ce jour, ils ont entamé une grève de la faim depuis 48 semaines, et 28 prisons se sont jointes au mouvement. Les quartiers des femmes de la prison d'Evin et de la prison de Lakan à Racht ont joué un rôle de premier plan dans cette campagne. Des femmes et des hommes courageux chantent en solidarité :
« Unies, déterminées, jusqu'à l'abolition de la peine de mort, nous tiendrons jusqu'au bout. Nous resterons debout jusqu'à la fin »

Soutien mondial à la campagne « Non aux mardis de l'exécution »

Le 10 décembre, Journée internationale des droits de l'Homme, il a été annoncé que plus de 3 000 anciens dirigeants mondiaux, chefs d'État, ministres, ambassadeurs, députés de différents pays, fonctionnaires des Nations unies, experts en droits de l'Homme, lauréats du prix Nobel et ONG avaient signé une déclaration appelant à l'arrêt des exécutions en Iran. Cette annonce a coïncidé avec la 46e semaine de la campagne « Non aux mardis de l'exécution ».

En outre, 581 maires de France ont exprimé leur profonde inquiétude face à l'augmentation alarmante du nombre d'exécutions sous le mandat du président Massoud Pezechkian, un taux nettement plus élevé que les années précédentes, et ont demandé l'arrêt immédiat des exécutions en Iran.

En solidarité avec la campagne « Non aux exécutions en Iran », la municipalité du 17e arrondissement de Paris a déployé une bannière présentant des images de prisonniers politiques condamnés à mort. La banderole mettait en avant Pakhshan Azizi et Varisha Moradi, 2 prisonnières politiques kurdes condamnées à mort, ainsi que les photos de 9 sympathisants de l'Organisation des Moudjahidines du Peuple Iranien (OMPI) qui risquent également d'être exécutés. La banderole demandait qu'il soit mis fin aux condamnations à mort inhumaines de ces combattants de la liberté.

Depuis 46 ans, le régime iranien se maintient en détruisant systématiquement les droits de l'Homme et en recourant aux exécutions et aux massacres comme outils de répression. En revanche, la Résistance iranienne met l'accent sur l'abolition de la peine de mort depuis plus de deux décennies. L'abolition des exécutions est un élément clé du plan en 10 pointsproposé par Mme Maryam Radjavi. La campagne « Non aux exécutions », à l'intérieur et à l'extérieur de l'Iran, fait partie de ce mouvement plus large : Non à la pendaison quotidienne des mineurs, non à l'exécution des femmes, non au règne des potences.

La communauté internationale doit isoler le régime clérical et demander des comptes à ses dirigeants pour 46 ans de crimes contre l'humanité, de génocide et de crimes de guerre. La Résistance iranienne exige que les relations diplomatiques et commerciales avec le régime soient conditionnées à l'arrêt des exécutions et de la torture, ainsi qu'à la fin de l'impunité pour les dirigeants du régime.

Le régime doit permettre à une délégation d'enquête internationale de visiter les prisons iraniennes et de rencontrer les prisonniers, en particulier les prisonniers politiques.

https://wncri.org/fr/2024/12/31/les-executions-de-femmes-iran/

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Des femmes « plus féministes » mais des hommes plus « sensibles » aux discours masculinistes…

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) alerte, dans son rapport annuel sur l'état du sexisme en France, publié ce lundi 20 janvier, sur la recrudescence des comportements et des (…)

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) alerte, dans son rapport annuel sur l'état du sexisme en France, publié ce lundi 20 janvier, sur la recrudescence des comportements et des discours sexistes à l'encontre des femmes au sein de la société. « Les femmes sont plus féministes et les hommes plus masculinistes », résume Bérangère Couillard, présidente du HCE.

Tiré de l'Humanité
https://www.humanite.fr/feminisme/feminisme/des-femmes-plus-feministes-mais-des-hommes-plus-sensibles-aux-discours-masculinistes-le-sexisme-encore-loin-detre-eradique-selon-le-h
Publié le 20 janvier 2025
photo : © Olivia Bonnamour/Middle East Images/ABACAPRESS.COM

Tom Demars-Granja

Une manifestation appelée par des organisations féministes deux jours avant la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes, à Paris, le 23 novembre 2024.

La victoire contre le patriarcat est loin d'être acquise. Au contraire, le dernier rapport annuelsur l'état du sexisme en France, publié lundi 20 janvier par le Haut Conseil à l'Égalité (HCE), fait état d'un gouffre toujours plus béant entre l'émergence à grande échelle d'idées féministes et le retour en force des discours masculinistes.

Selon ce rapport 2025, la « polarisation » croît entre des femmes « plus féministes » et des hommes sensibles à des discours réactionnaires. Point alarmant de l'enquête du HCE, ce phénomène touche particulièrement la jeunesse. « Les femmes sont plus féministes et les hommes plus masculinistes », résume ainsi Bérangère Couillard, présidente du HCE.

« Tous les hommes portent une part de responsabilité »

Deux exemples récents montrent notamment cette fracture, selon le Conseil à l'Égalité. L'élection présidentielle aux États-Unis, tout d'abord, dont les résultats illustrent la puissance des cercles masculinistes sur les champs politiques et médiatiques locaux, également à l'œuvre de ce côté de l'Atlantique. 45 % des jeunes électeurs ont ainsi voté pour le président réélu Donald Trump – antiféministe revendiqué et condamné pour agression sexuelle -, quand 72 % des jeunes électrices ont soutenu la candidate démocrate, Kamala Harris.

Le procès des viols de Mazan – où 51 hommes ont été condamnés pour des viols sur Gisèle Pelicot -, ensuite, a aidé à une « prise de conscience », selon le HCE. Pour 65 % des Français, cette affaire illustre le fait que « tous les hommes portent une part de responsabilité » en matière de violences sexistes et sexuelles (VSS). De plus, environ neuf Français sur dix « considèrent que les hommes ont un rôle à jouer dans la prévention et la lutte contre le sexisme », selon le rapport annuel du Haut Conseil à l'Égalité.

Concernant la situation globale dans l'hexagone, six Français sur dix estiment qu'il est difficile d'être une femme. C'est le cas de 86 % des femmes âgées de 25 à 34 ans et de 66 % des jeunes hommes, selon un baromètre réalisé en octobre 2024, auprès d'un échantillon représentatif de 3 200 Français de 15 ans et plus. Cependant, 45 % des hommes de moins de 35 ans – et un quart des Français – jugent qu'il est difficile d'être un homme. Une idée qui progresse chez les jeunes hommes, signale le baromètre du HCE.

35 % des femmes ont eu un rapport sexuel sans consentement

De plus, le rapport rappelle que les femmes sont confrontées quotidiennement au sexisme. 86 % d'entre elles ont déjà vécu une situation sexiste et neuf sur dix ont adopté des stratégies d'évitement du sexisme au quotidien. Lesinégalités de traitemententre les hommes et les femmes sont largement citées dans le monde du travail (76 %), dans la rue et les transports (71 %) dans le monde politique (70 %), dans la vie de famille (62 %) et dans les médias (48 %).

Alors qu'une commission parlementaire publie mardi un rapport surl'inscription du consentement dans la définition du viol, 35 % des femmes indiquent avoir eu un rapport sexuel sans consentement, face à l'insistance du partenaire. Trois quarts des Français jugent importants la prévention et la lutte contre le sexisme. Et neuf sur dix sont favorables à un programme à l'école pour comprendre la sexualité et prévenir les violences de genre.

Proposition à laquelle le HCE se rallie et dont l'organisme recommande la mise en place. Une position qui prend le contre-pied des récentes attaques coordonnées de la droite et de l'extrême droiteà l'encontre de l'éducation à la vie affective et sexuelle dans les établissements scolaires.

Le Haut Conseil à l'Égalité (HCE) préconise enfin de développer des « budgets sensibles au genre ». L'objectif de ces enveloppes serait de permettre l'analyse, tant au niveau national, que régional ou communal, ce qui est dépensé pour les garçons et les hommes d'une part, pour les filles et les femmes d'autre part. De quoi permettre d'« ajuster les politiques publiques », elles aussi gangrenées par des réflexes sexistes.

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Vieillir en féministe

L'invisibilisation des femmes vieillissantes commence tôt, parfois dès 40 ans dans certaines activités culturelles. Après leur prise de retraite ou si elles connaissent des (…)

L'invisibilisation des femmes vieillissantes commence tôt, parfois dès 40 ans dans certaines activités culturelles. Après leur prise de retraite ou si elles connaissent des problèmes de santé, l'invisibilisation est quasi totale dans la société mais aussi dans les groupes féministes. Seules y échappent des femmes qui poursuivent longtemps une activité politique ou féministe et intellectuelle médiatisée.

Tiré de Entre les lignes et les mots

(Création du groupe « Les Vieilleuses » dans OLF 34)

Comme d'habitude les hommes restent plus visibles, ils sont pourtant moins nombreux et vivent moins longtemps. Cette situation est variable selon les territoires, dans la ruralité elle est accentuée, beaucoup de femmes vieillissent isolées, pauvres, leurs rôles et leurs apports oubliés. La disparition des vieilles s'entend et se lit constamment puisque la vieillesse, que ce soit dans les associations qui en traitent, dans les caisses de retraite, les journaux et les annonces gouvernementales, se décline au masculin « Les vieux » ! au mieux « les personnes âgées ». Vieilles nous-mêmes et prenant conscience de ce phénomène et de cette injustice nous avons créé à Montpellier un groupe féministe « Les Vieilleuses » et avons inscrit notre action dans le partage et la transmission dans l'association OLF34 (Osez le Féminisme) dont nous partageons les valeurs.

L'action de Thérèse Clerc avec les Babayagas1 a déjà éveillé les consciences sur la nécessité et le bonheur possible de l'entraide, du partage, de la collectivité dans le respect de l ‘individualité, de la sororité entre vieilles partageant une structure adaptée de logements accessibles. Oui, les vieilles sont plus souvent que les hommes seules, plus pauvres et subissant des pertes d'autonomie puisque vieillissant plus longtemps.

Les groupes féministes commencent timidement à prendre en compte les problèmes des effets de la combinaison du sexisme et de l'âgisme sur les femmes. Par exemple dans la liste des exigences des associations féministes pour les candidats et candidates aux dernières élections législatives on lit deux propositions : « la prise en compte de tous les âges et de toutes les étapes de la vie dans la santé des femmes » et « prévoir un plan d'action stratégique pour les familles monoparentales, les femmes retraitées, les personnes en grande vulnérabilité et les femmes vivant en milieu rural ».

Ce n'est pas suffisant, il faut aller plus loin et étudier tous les aspects du problème. C'est à partir de nos discussions, débats, préparation de nos actions à Montpellier, que j'ai écrit les réflexions qui suivent. Je reste seule responsable des opinions émises ici. Ma question de départ a été : qu'est-ce que vieillir en féministe ? Une fois quelques réponses proposées, – je ne prétends pas à l'exhaustivité -, je présente les vulnérabilités en particulier économiques qui se construisent tout au long de la vie des femmes et qui aboutissent à des situations difficiles à la vieillesse. J'observe des inégalités inacceptables, la poursuite de l'assignation au care accompagnée de la non prise en compte de l'apport des femmes dans la famille et dans la société.

Pour les féministes lutter contre l'âgisme est nécessaire. Il y a lieu, certes, de bâtir une société inclusive, plus juste évidemment, et plus respectueuses de l'expérience des ancien·nes et de leur dignité.

Mais cela ne suffit pas. Pas plus que les femmes (plus de la moitié de l'humanité), les vieilles ne sont une catégorie ou une minorité à traiter à part, elles sont des femmes qui du fait de leur naissance et de leur vie dans des sociétés sexistes, vont avoir un vieillissement différencié de celui des hommes. Elles vont connaître des aggravations de ces inégalités par le fait même des assignations qu'elles ont supportées et des apports à la famille et à la société non reconnus et dévalorisés au profit du système capitaliste et du système patriarcal. La domination masculine inscrit toutes les femmes, les vieilles comprises, dans des rapports d'appropriation, d'oppression, de violences, dans des assignations de rôles et de tâches qui infériorisent les femmes, réduisent leur indépendance et construisent des inégalités profondes et tenaces malgré les progrès dans les droits des femmes que nous avons obtenus dans un pays comme la France, progrès que nous savons fragiles.

I-Vieillir en féministe c'est D'abord vieillir

Qu'est-ce que vieillir ? à partir de quel âge ? Sur le plan physiologique le vieillissement commence à 25 ans.

On ne vieillit peut-être pas de la même façon et avec les mêmes ressentis, selon la vie menée, les charges assumées, les travaux réalisés et la profession, l'état de santé, selon la classe sociale, l'activité intellectuelle, le sexe, l'appartenance ethnique ou l'origine géographique.

Pour les statisticien·nes, la vieillesse commence souvent à 60 ans. En France et au 1er janvier 2024 sur 68 millions d'habitants il y avait 18 millions de plus de 60 ans et 6,5 millions de plus de 75 ans. En 2030 il y aura 20 millions de personnes âgées (plus de 60 ans) et en 2060, 24 millions. Cette évolution démographique accompagnée par une baisse de la natalité produit des enjeux et des défis très importants et sensibles pour la vie politique et sociale. Le vieillissement de la population peut entrainer des réactions négatives contre les vieilles et les vieux devenu·es « trop encombrant·es », à la fois trop riches et trop coûteux (maltraitances, réduction drastique des retraites à prévoir ! etc.), des remises en question de la liberté des femmes (contraception, avortement, obligation d'enfanter) et de l'égalité F/H (renforcement des assignations et de la domination masculine). Certaines de ces régressions sont déjà pensées et mises en place dans des pays où la démocratie est mise à mal.

Vieillir c'est très souvent se heurter à l'âgisme qui touche tout le monde mais certainement avec des degrés différents selon la classe sociale et le sexe. L'âgisme est la division et la catégorisation selon l'âge d'une population accompagnées de traitements différenciés qui produisent de l'injustice, des préjudices, des violences. Comme l'écrit Florence Fortin-Braud2 : « tout comme le racisme et le sexisme, c'est un ensemble de stéréotypes, d'attitudes et de comportements qui peuvent conduire à des discriminations fondées sur l'âge ». Elle cite par ailleurs un rapport de l'OMS (Organisation Mondiale de la Santé) sur l'âgisme en 20213 : 1 personne sur 2 dans le monde aurait des attitudes âgistes, ce qui aurait des conséquences négatives sur la santé physique et mentale des personnes qui en sont victimes.

L'âgisme peut prendre deux formes caricaturales : la condescendance ou la violence directe. La condescendance est une forme de « mise à part » en célébrant la « sagesse » de la vieillesse mais aussi la fragilité, la faiblesse des « vieux » (on lit extrêmement rarement « vielles et vieux ») ce qui peut aboutir à une infantilisation paternaliste (« alors ma petite mamie, comment ça va aujourd'hui ?). La violence directe c'est le dénigrement systématiquement les vieilles et les vieux, des insultes souvent ou des comportements d'impatience dans les lieux publics (pourquoi sont-iels dehors, trop lent·es etc.), l'affirmation qu'iels coûtent trop cher à la société et qu'iels prennent des ressources aux jeunes ou qu'iels sont trop riches… Sont alors oubliées les aides diverses des parent·es aux enfant·es et petit·es enfant·es, leurs impôts qui financent l'éducation des plus jeunes et tout simplement leur humanité. La violence c'est subir les mauvais traitements souvent liés à la dépendance et à la mauvaise gestion des EHPAD. Les femmes beaucoup plus nombreuses que les hommes en situation de dépendance et dans les établissements, sont les plus exposées à cette violence. Elles en ont subi une autre durant toute leur vie, le sexisme.

Vieillir en féministe c'est vieillir en femme :

– C'est vieillir en plusieurs étapes qui apparaissent ou s'étalent sur plusieurs années
La vie est remplie de moments plus ou moins importants, de phases, d'étapes plus ou moins conscientisées sur le moment mais souvent découvertes après-coup.

Certes nous vieillissons à partir de l'âge de 25 ans mais certains passages, certains seuils sont plus célébrés que d'autres, plus vécus dans l'inquiétude parfois l'angoisse selon le sexe, les difficultés des couples, la situation professionnelle, et certainement d'autres facteurs, classe et racialisation…

Mais à quel moment peut-on parler de vieillesse surtout si les personnes de plus de 60 ans à la retraite ou pas gardent un taux d'activité élevé et des pratiques de loisirs ou autres intenses ?

Le ressenti du vieillissement n'arrive pas au même moment pour chaque individu·e ; ressenti propre (ralentissement des rythmes, moindres désirs ou changements dans les désirs, prises de distance etc.) et regard des autres donnent l'alerte.

Pour les femmes le vieillissement a un impact largement fabriqué par la structure sociale de domination masculine :

40 ans, la ménopause, un divorce, le départ des enfants de la maison, la retraite, ces étapes qui sont des moments forts – et souvent difficiles à vivre – de l'effet du genre et des assignations des femmes à la séduction et aux soins des autres :

40 ans, sonnette d'alarme pour celles qui voudraient un enfant, premières rides à cacher, premiers cheveux blancs à teindre, mise en question de leur travail dans certaines branches (cinéma par exemple), dévalorisation produite par le regard masculin et la marchandisation des corps et autour des corps.

50 ans, la ménopause, perte de valeur massive puisque plus de potentiel procréateur, angoisses pour certaines, mieux-être pour d'autres, libération ou mal-être par effet de la ménopause, perte éventuelle de l'emploi …

L'âge de la retraite peut être pour les femmes comme pour les hommes l'entrée dans une phase de jubilation (Espagne)4. Ce peut être aussi un moment angoissant et difficile pour les couples qui doivent partager plus régulièrement le même espace (nombreux divorces à ce moment-là). Ce peut être vécu comme l'entrée dans la vieillesse et renforcer l'invisibilisation des femmes.

La vieillesse n'est-elle pas définie pour les femmes surtout par la perte de désirabilité, d'attractivité pour les hommes (modèles et canons de la séduction construits avec la chosification des femmes) ? Le vécu est certainement différent selon l'orientation sexuelle. et des études sur cette différence seraient intéressantes.

L'âgisme est beaucoup plus violent pour les femmes que pour les hommes puisqu'il est combiné avec le sexisme : l'injonction du « bien vieillir » (soins esthétiques, impératifs de bonne forme etc.) pèse davantage sur elles. Tous les jours apparaissent sur l'écran de nos ordinateurs ou téléphones des publicités, des annonces sexistes du style « les hommes supplient les femmes de combler leurs rides de telle ou telle manière », ou encore « vous avez connu cette actrice jeune voyez comment elle est ou voyez son visage aujourd'hui » etc.

La disqualification sociale des vieilles est assise sur la perte des deux éléments de leur appropriation par les hommes : procréation et usage sexuel de leur corps. Elle donne lieu à des discriminations et à des comportements paternalistes, sexistes. A partir d'un certain âge les femmes deviendraient invisibles pour les hommes comme le dit Yann Moix à propos des quinquagénaires5 : « Non, ça ne me dégoute pas, ça ne me viendrait pas à l'idée. Elles sont invisibles ». Cependant toute femme offerte est bonne à prendre comme nous l'avons, hélas, constaté pour Gisèle Pélicot. Plus de 80 hommes l'ont violée alors qu'elle était sédatée et offerte par son mari. Cette violence masculine a duré 10 ans et a commencé alors que la victime avait 60 ans.

Vieillir ne protège pas des violences sexistes et sexuelles, un risque souvent aggravé par la dépendance mais les violences exercées par les hommes sur les femmes âgées restent un tabou comme le rappelle Eliane Viennot6 en précisant que même du côté des sociologues souvent féministes qui se sont chargées des enquêtes sur les violences subies par les femmes les plus de 59 ans ou les plus de 69 ans sont oubliées.

En 2024, 34% des féminicides ont concerné des femmes entre 60 et 89 ans. Et logiquement un tiers des auteurs de féminicide sont âgés de plus de 60 ans. « On note une surreprésentation de cette tranche d'âge, de l'ordre de trois fois plus que dans ce qu'on peut qualifier d'homicides classiques », remarquait Michel Lavaud, directeur du service d'information et de communication de la police nationale (Sicop) en 2017. En 2018 : 41 des hommes ayant tué leur conjointe ou ex-conjointe avaient plus de 60 ans. Et parmi eux, 1 étaient octogénaires voire nonagénaires. S'ajoutent les tentatives d'homicides et les violences conjugales qui ont souvent commencé bien avant le vieillissement. Le risque de féminicides est donc élevé avec le vieillissement du couple hétérosexuel et en particulier si les femmes concernées sont en mauvaise santé. Il arrive que le conjoint ne le supporte pas et élimine la charge !

– Vieillir en femme c'est vieillir plus longtemps que les hommes, un avantage modéré par le risque de vieillir plus longtemps avec des problèmes de santé, en perte d'autonomie, plus seule voire très isolée et plus pauvre.

Pour ce dernier problème, il faut préciser que l'écart entre les hommes et les femmes en termes de taux de pauvreté est apparemment faible : 8,4% pour les femmes, contre 7,8% pour les hommes7. Ce résultat n'a rien d'étonnant puisque l'Insee mesure les revenus disponibles à l'échelle des ménages, non sur la base des revenus des femmes d'un côté, des hommes de l'autre. On considère que les membres d'un ménage partagent leurs ressources. Une femme sans revenu qui vit avec un cadre qui touche 5 000 euros par mois n'est pas considérée comme pauvre. Le fait que les femmes sont plus souvent au foyer ou travaillant à temps partiel, et que leurs rémunérations sont en moyenne plus faibles, appauvrit autant les femmes que leurs conjoints, puisque leurs revenus sont partagés pour l'institution statistique. En réalité, pour l'essentiel, cet écart vient des faibles niveaux de vie des familles monoparentales, essentiellement constituées de femmes seules avec enfant·e·s. Il faut exiger des statistiques individualisées et genrées.

En France les plus pauvres sont les jeunes, les femmes en monoparentalité et les enfants de familles monoparentales. Ce qui est un scandale. Et ce n'est pas en accroissant la pauvreté de vieilles que l'on corrigera la pauvreté des jeunes.

Du côté des plus âgé·es le taux de pauvreté plus faible, 12,7%8 pour les plus de 65 ans, que pour les jeunes, 19,8% pour les 18 à 24 ans, s'explique par des allocations et des compensations versées aux plus âgé·es à la prise de retraite. Et cette situation explique aussi que les parent·es et grands parent·es aient à aider, lorsqu'iels le peuvent, les enfant·es et petit·es enfant·es. A plus de 64 ans le taux de pauvreté des femmes est de 8,9% contre 7,5% pour les hommes. L'écart s'accroit avec l'âge puisque les retraites et revenus de femmes plus âgées sont plus faibles du fait de leur veuvage.

Les inégalités femme-homme en santé persistent en France. Alors que les femmes vivent en moyenne 6 ans de plus que les hommes, il est démontré qu'elles sont en moins bonne santé. La santé des femmes fait encore l'objet d'une attention moins grande que pour celle des hommes ; la pauvreté des femmes vieilles les empêche d'accéder à certains soins.

Le plus long vieillissement des femmes les expose davantage que les hommes à des situations de dégradation de la santé physique et mentale, à des situations de dépendance et des vies en institutions de soins. A 65 ans les hommes peuvent espérer vivre 10,5 ans en bonne santé, sans incapacité, les femmes, 12 ans9. C'est un avantage mais comme les femmes vieillissent plus longtemps, elles seront aussi plus longtemps en situation de dépendance.

C'est alors que vieillir devient une affaire de femmes10. En effet se retrouvent dans la même problématique du grand vieillissement les femmes âgées dépendantes en EHPAD ou restant chez elles, les aidantes plus nombreuses et plus investies que les aidants, qui souvent sont en emploi et sont amenées à sacrifier leur carrière pour aider un·e proche et les soignantes, là aussi majoritaires à occuper des emplois difficiles, pénibles et sous-payés (aides-soignantes et infirmières notamment).

Vieillir en femme c'est donc aussi vieillir avec des charges lourdes de « care ». La durée de vie augmentant il est de plus en plus souvent nécessaire de prendre soin des parents, parfois du conjoint ou de la conjointe en même temps que des petits-enfants. Le « care » est une activité de haute valeur humaine et indispensable au vivre ensemble. Mais déviriliser le monde ne serait-ce pas partager les soins aux autres de façon égale entre les femmes et les hommes ?

Vieillir en féministe :

C'est donc dénoncer ces inégalités, ces discriminations, ces violences envers les femmes et poursuivre notre lutte contre le patriarcat. C'est revendiquer et appliquer l'égalité entre les femmes et les hommes à tout âge, c'est lutter à la fois contre l'âgisme et le sexisme.

C'est sortir de la jauge masculine, c'est refuser l'invisibilisation des femmes vieillissantes et des vieilles et l'effacement de leurs compétences après la retraite ; c'est faire valoir l'apport des femmes dont celles des vieilles dans la famille, les associations etc. C'est en finir avec un calcul de l'enrichissement national basé sur l'invisibilisation des charges et des apports des femmes. C'est exiger une valorisation des emplois d'éducation, de soins, d'accompagnement des plus vulnérables essentiels pour l'humanité, la justice, la dignité et le bien-être

C'est soutenir les actions sur le matrimoine, c'est utiliser la langue inclusive. C'est maintenir une solidarité intergénérationnelle pour renforcer notre lutte contre le patriarcat.

Et c'est donc vouloir transmettre nos combats, nos attentes, nos réussites et nos échecs, nos bonheurs de militantes et témoigner de notre vécu.

C'est lutter entre autres contre la persistante inégalité des femmes et leur appauvrissement dans le couple hétérosexuel11, et les risques économiques qu'elles encourent, en particulier au moment d'un divorce et après, à la retraite, à l'occasion d'un veuvage.

II-Inégalités économiques femmes-hommes de la jeunesse à la vieillesse

– Les inégalités f-h en termes de revenu et de patrimoine.

Elles persistent et ont tendance à s'accroître en ce qui concerne l'accumulation patrimoniale. Le travail de Céline Bessière et Sybille Gollac12 dans « le genre du capital » (sous-titre : comment la famille reproduit les inégalités) est remarquable. Il s'appuie à la fois sur des statistiques, des études de cas familiaux (héritages, divorces, veuvages) et des enquêtes chez les notaires, les avocat·es et les Juges aux affaires familiales JAF). Elles montrent comment le genre joue dans l'enrichissement ou l'appauvrissement, comment encore le fils ainé est privilégié dans les successions familiales surtout lorsqu'il y a un patrimoine « professionnel » malgré une loi égalitaire, comment les hommes s'en sortent mieux dans les partages et charges lors d'un divorce et comment les inégalités entre les nanti·es et les moins nanti·es pèsent et s'accroissent dans des moments charnières de la vie.

La famille est une unité d'analyse incrustée dans un nombre de catégories de l'Etat comme le « ménage » de la statistique publique, « le foyer fiscal » de l'administration des impôts ou la « communauté » et l'« indivision » du code civil. Elle masque les inégalités qui existent entre ses membres. « Ménage et foyer constituent un cache-sexe, un cache-misère de la pauvreté des femmes » et particulièrement de ce qu'on appelle les familles monoparentales c'est-à-dire pour l'essentiel des familles où la mère est seule à assumer les enfants. La monoparentalité est un phénomène principalement féminin, avec les femmes à la tête de 8 familles monoparentales sur 10.

La déclaration fiscale commune des revenus rendue obligatoire, en France, pour les couples mariés et pacsés et qui favorise celle ou celui qui gagne le plus – donc la plupart du temps l'hommes dans les ménages – doit être remise en question.

Mais nous savons que les régimes matrimoniaux ou la fiscalité ne suffiront pas à combattre les inégalités F/H. Celles-ci se construisent très tôt et augmentent pendant le mariage. Titiou Lecoq13 dans « le couple et l'argent » écrit : « l'argent des hommes sert souvent à se constituer un patrimoine, alors que celui des femmes est invisibilisé parce qu'il passe dans les dépenses du quotidien comme les courses ».

Les inégalités de revenus F/H et la plus grande pauvreté des femmes sont induites déjà dans les représentations et attentes parentales différenciées quant à leur progéniture femelle ou mâle. L'éducation encore aujourd'hui martèle aux filles qu'elles sont vouées aux enfants et à la famille (on ne leur dit pas au ménage et à la vaisselle mais c'est tout comme). Les représentations et stéréotypes jouent un grand rôle dans les orientations scolaires et professionnelles malgré les potentiels de réussite des femmes dans tous les domaines. En France, les difficultés des filles dans l'apprentissage des mathématiques au niveau du primaire grandissent apprend-on aujourd'hui. Pourquoi ?

Un article du CEREQ14 (centre d'études et de recherches sur les qualifications) nous apprend que la double ségrégation professionnelle persiste : la ségrégation horizontale, aux hommes les métiers d'hommes et aux femmes les métiers dits de femmes et la ségrégation verticale, les hommes sont mieux payés. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs et à diplôme de l'enseignement supérieur identique, les femmes ont significativement moins de chances d'être cadres. Trois ans après leur sortie de formation initiale et à niveau de spécialité et de formation identiques, les filles ont toujours moins de chances que les garçons d'être en emploi, notamment, parce que tandis que les jeunes mères ont moins de probabilité que les femmes sans enfants d'avoir un emploi, devenir père accroît les possibilités d'être employé. Quant aux choix des métiers ça ne bouge pas ! au niveau CAP-BEP, dans les filières industrielles il y a quatre garçons pour une fille et bien sûr en « Santé-social » il y a un garçon pour neuf filles. L'assignation des filles aux soins, à l'éducation, s'est renforcée ces dernières années. La dévalorisation de ces métiers, pourtant essentiels à toute vie humaine et sociale, et donc de bas salaires, fragilisent la place des femmes dans la société et leur indépendance et sont une injustice inacceptable.

En plus des orientations, des assignations, de l'organisation du travail en économie de marché et des discriminations, la vie de famille fait le reste : maternités et arrêts du travail ou congés parentaux non partagés, temps partiel choisi et surtout non choisi, carrière hachée, plus courte, disparition du mari et père, etc. Nous ne devons cesser d'alerter les plus jeunes sur ces facteurs qui appauvrissent les femmes et réduisent drastiquement leur autonomie et indépendance. De plus la dépendance accroit la vulnérabilité aux violences dans le couple.

Osez le Féminisme insiste avec raison sur les violences économiques dans le couple mais les réduire c'est passer par une plus grande indépendance financière des femmes et une détermination à la conquérir.

– Trois moments dans la vie sociale et familiale révèlent particulièrement ces inégalités, appauvrissent davantage les femmes et font payer cher la non prise en compte de leur travail gratuit.

Le divorce : dans « Le genre du capital », il est montré comment les femmes en sortent perdantes dans la plupart des cas puisque, d'une part n'est pas pris en compte, ou si peu, leur apport gratuit alors que leurs revenus du travail extérieur sont inférieurs ou inexistants, et d'autre part, dans le cas où il y a un patrimoine, le mari s'en sort mieux grâce aux conseils des avocat·es et des notaires (profession à majorité masculine). Souvent les femmes n'ont pas suivi cet aspect de la vie de couple et ne savent pas exactement ce qu'il y a à partager…

Le régime matrimonial a une importance dans les résultats du divorce. Les prestations compensatoires, elles, ont été drastiquement réduites par une loi de 2000 (majorité socialiste à l'assemblée) et le champ d'application est réduit aux couples les plus fortunés (voir « Le genre du capital »).

Rappelons qu'il y a de plus en plus de divorces après l'âge de 50 ans et après la retraite.

Le veuvage arrive le plus souvent dans la phase de vieillissement, c'est-à-dire au moment de la réduction des revenus par la prise de retraite, en particulier pour les femmes, mais aussi, pour une partie des couples, avec une accumulation patrimoniale et des économies (c'est ce que l'on reproche aux « vieux », d'être trop riches… de leur travail et économies passées). S'ajoutent les divorces et remariages et les enfants de plusieurs unions qui vont impacter la situation du veuf et de la veuve et encore plus fragiliser les veuves sur le plan économique.

La pension de réversion qui consiste à verser une partie de la retraite d'une personne décédée à son, sa conjoint·e survivant·e a une fonction compensatoire (perte de niveau de vie). Les veuves sont en première ligne de cette réversion puisque les hommes meurent plus tôt que les femmes. 90% des bénéficiaires des pensions de réversion sont des femmes.

Mais la pension de réversion est divisée entre les ex époux·ses et veuf·ves au prorata de la durée du mariage :

Une de mes amies polonaises a épousé il y a quelques années un fonctionnaire français déjà marié et divorcé précédemment, avec trois enfants. Il décède il a quelque mois, elle reçoit l'usufruit de la maison achetée en France. A la vente la valeur sera partagée entre elle et les trois enfants selon la loi (part réservataire dans le droit français, protection des héritiers directs). La retraite polonaise de cette amie est très faible surtout au regard du pouvoir d'achat de la monnaie polonaise. Elle ne peut donc poursuivre sa vie en France que si elle reçoit une pension de réversion. Le mari recevait 4000 euros de pension, la moitié à reverser est 2000, somme à partager en deux entre la veuve et la première épouse (logique indemnitaire) parce que les durées du mariage ont été égales, soit 1000 euros. Elle n'est pas parmi les plus démunies. mais S. me disait : depuis que R est mort je dépense par mois le double de la pension de réversion, je ne pourrai donc pas tenir longtemps. Il faudra vendre la maison (lui reviendront 25%) et que je vive seulement en Pologne. Je l'ai aidée à suivre son dossier et dans les relations avec les institutions françaises ! Nulle part, évidement je n'ai constaté qu'avait été prise en compte de façon visible dans le partage son apport non rémunéré : c‘est elle qui s'est occupée entièrement des travaux et de l'aménagement de la maison, des plantations et de leur entretien en plus des tâches assignées du ménage… plus, entre autres, son accompagnement et ses soins pendant trois ans de maladie de son mari.

Sauf pour les fonctionnaires (mais ça risque de changer !) les pensions de réversion sont soumises à des conditions de revenus donc ont aussi une logique alimentaire.

Par ailleurs, la corrélation entre veuvage et propriété de la résidence principale est négative pour les femmes15.

La retraite

A rappeler aux jeunes : La situation économique des retraitées reflète toutes les inégalités auxquelles elles ont été confrontées au cours de leur carrière et de leur vie (éducation par exemple). Dans le couple, les femmes généralement contribuent au maintien au travail et à la carrière du mari. Par exemple, la plupart du temps lorsqu'il y a mutation et changement de lieu du travail du mari, elles suivent et mettent leur propre emploi ou carrière en berne. Elles contribuent à la carrière du mari par le fait qu'elles se chargent du fonctionnement du « foyer » et le libèrent de la charge physique, la charge mentale, – temps économisé – ce qui leur permet un plus grand investissement au travail extérieur. L'arrivée d'un enfant accentue le déséquilibre du partage des tâches domestiques entre hommes et femmes, les ajustements touchant essentiellement les femmes : ce sont elles qui s'éloignent du marché du travail, elles aussi qui prennent davantage en charge les tâches domestiques.

Il est donc logique, étant donné le système, que les retraites des femmes soient inférieures à celles des hommes mais c'est profondément injuste !

Pour les 65 ans et plus, les femmes touchent en moyenne une retraite de droits directs de 39% inférieure à ce que touchent les hommes (INSEE). Avec les droits dérivés (pension de réversion) les femmes touchent 24% de moins que les hommes.

C'est dans les pays (sauf le Danemark) les plus riches (richesse mesurée par le PIB par habitant) que l'on trouve les plus grands écarts de pension au détriment des femmes écrivent les successeuses de Gisèle Halimi de « Choisir la cause des femmes » dans « Le meilleur de l'Europe pour les femmes ». « Paradoxalement, ajoute Choisir, ces pays ont été aussi les premiers Etats membres de la CEE en 1957 et les premiers à mettre en œuvre des politiques européennes d'égalité salariale entre les femmes et les hommes. La prospérité d'un pays profite-t-il aux femmes ? »

L'exploitation du travail domestique des femmes est une des clés de voute de la prospérité du capitalisme. La combinaison des deux systèmes économique et patriarcal crée l'exploitation des femmes dans le couple et en dehors du couple par des emplois peu valorisés et peu rémunérés. Ce qui pose la question de la compensation après-coup.

« Si la pension de réversion, comme la prestation compensatoire en cas de divorce, constitue une forme de reconnaissance du lien entre travail domestique des conjointes et carrière professionnelle des hommes, elle constitue aussi une forme très dégradée et incertaine de reconnaissance de ce travail » (Le genre du capital page 201).

Quant au système des retraites et le projet de réforme actuel, en France, des féministes mettent en garde en dénonçant l'aggravation des inégalités de pension entre hommes et femmes qu'engendrerait un système de retraite par points16. La situation est la suivante : les femmes sont contraintes de partir en moyenne plus tard à la retraite que les hommes, elles subissent plus souvent la décote du fait de carrières trop courtes. Leur pension est, plus souvent que celle des hommes, rehaussée par le dispositif de minimum de pension. Dans un système par points qui privilégie la logique d'individualisation chère au libéralisme économique, la pension doit refléter au plus près la somme des cotisations versées au long de la vie active. En prenant en compte toute la carrière au lieu des 25 dernières années pour le régime général (une précédente réforme avait déjà augmenté le nombre d'années prises en compte), les pensions vont baisser pour toutes celles et tous ceux qui ont eu des carrières heurtées, d'abord les femmes. Chaque période non travaillée fait perdre des points. Les rédactrices de l'article cité donnent l'exemple des systèmes AGIRC et ARRCO, des systèmes de complémentaires à points dans lesquels l'écart de pension entre femmes et hommes est respectivement de 59% en moins pour les femmes et 39%, écart supérieur donc au régime général17.

La réforme Delevoye prévoit aussi la régression des pensions de réversion qui seraient supprimées pour les personnes divorcées ou remariées. Cette réversion constitue aujourd'hui en moyenne le quart de la pension des femmes.

L'écart des revenus entre les femmes et les hommes est le plus important dans le couple, il est quatre à cinq fois moins important entre femmes et hommes vivant seul·es. En tant que féministes nous devons rappeler que la conjugalité hétérosexuelle entérine et accroît les inégalités.

En plus des changements profonds à opérer encore sur les représentations et les stéréotypes dès l'enfance et la poursuite des politiques de réduction des inégalités au travail il faut bien voir que la conjugalité avec l'absence du partage des tâches et les enfants bloquent le progrès et entretiennent l'injustice envers les femmes. Ces dernières contribuant au maintien de la situation par leurs choix, leur trop faible investissement dans la construction de leur indépendance, comportements liés au formatage dès la petite enfance et au fait qu'une fois les enfants arrivés il faut bien s'en occuper. Il y a quelques années une de mes étudiantes déclarait au cours d'échanges sur les inégalités au travail entre femmes et hommes : « mais, madame, les femmes ont le droit de ne pas travailler » !

Cependant on ne peut en conclure qu'il faut en finir avec le couple hétérosexuel (certes il faut s'en méfier !) et la procréation, qu'il faut en finir avec les comportements d'attention à l'autre et de soin, les activités d'éducation et d'entretien. Le renouvellement de la population est nécessaire à toute société (à moins d'un suicide collectif) et avoir un ou des enfants fait partie des libertés fondamentales. Tout ce qui crée du lien, de l'attention à l'autre, de la convivialité, de l'écoute etc. est bien plus nécessaire aux individus et aux sociétés et positif que la violence, le virilisme et la guerre. Mais comment imposer ce point de vue, comment changer de système ?

Les féministes réclament des politiques à combiner et à activer :

La prévention est un des éléments essentiels de la conquête de l'égalité et de la réduction des violences mais peu organisée, mal financée, elle est le parent pauvre de l'action publique parce que politiquement ou plutôt électoralement peu payante. Ces effets ne sont pas immédiatement visibles et sont à long terme. Le changement des représentations (valence différentielle des sexes et assignations) et des comportements attendus (masculin-agressif et féminin passif) doit se travailler très tôt dans les crèches et les écoles et dans la surveillance des réseaux sociaux et des productions s'adressant aux enfants. Comme pour la santé, la prévention des comportements sexistes et racistes est très insuffisante en France, l'exemple en est la grande difficulté pour organiser et diffuser l'éducation à la vie affective et sexuelle à l'Education nationale…

Le taux d'activité des femmes est actuellement de 8 points inférieur à celui des hommes. Eliminer les obstacles au travail des femmes suppose une politique publique volontariste et intégrale :

Une politique de justice vis-à-vis des mères isolées avec enfants (la pauvreté des enfants dans ces familles est très fréquente et importante). Le cumul des charges familiales et des emplois peu rémunérés fragilisent particulièrement les femmes en monoparentalité et impacte leur vieillissement à la fois sur le plan de la santé et de la retraite.

Changer le travail, les conditions de travail horaires, organisation, contenus, normes d'évaluation etc.), travailler sur les temps dans les villes, sur l'urbanisation et l'organisation de l'espace rural et urbain, sur l'habitat et la mise en commun de services de gestion de la vie matérielle etc.

Inciter, – peut-on « forcer » ? -, au partage des tâches et des charges parentales : rendre le congé parental partagé obligatoire par exemple, impliquer les pères dans les soins aux enfants dès leur naissance… mais ne pas leur donner de droits sur les enfants s'ils n'assument pas leur paternité totalement et évidemment s'ils commettent des violences sur eux, sur la mère, et sur les autres.

Développer des services publics de qualité autour de l'enfance et de sa protection : l'éducation d'un·e enfant·e, son développement, sa protection, concernent toute la société et si chacun, chacune doit contribuer, il faut aller chercher la plus forte contribution dans la sphère qui profite de l'exploitation des femmes, le capital et ses propriétaires, tant que le système capitaliste perdurera. Les financeurs des crèches, Départements, Mairies, entreprises se plaignent souvent du coup des crèches, mais par rapport à quoi ? personne ne calcule et publie ce qu'est le coût pour une mère de s'occuper de son enfant en arrêtant de travailler, disparition du salaire et travail gratuit 24h sur 24h alors qu'en crèche il faut une personne qualifiée pour six enfants pendant 8h maximum.

Avec un plus grand nombre d'équipements publics et de services de qualité, les grand-mères seront moins mobilisées par la garde de leurs petits-enfants, pourront davantage choisir les moments passés avec et pour eux, les femmes moins assignées à l'éducation des enfants, plus libres dans leurs activités choisies et engagements sociaux… Des progrès qui doivent être accompagnés par des changements profonds du côté des hommes et la remise en question de leur domination.

Exiger une politique publique de la Vieillesse respectant la dignité de toutes et tous et hors de la marchandisation éhontée de ce moment de la vie.

Voici donc comment nous voulons faire en sorte que le vieillissement et les conditions de vie des femmes vieilles cessent d'être un impensé. Nous voulons une langue inclusive. Nous voulons transmettre notre expérience des engagements et luttes féministes, participer jusqu'au bout à la construction d'un monde d'égalité et de solidarité, lutter encore et encore pour éradiquer la violence masculine.

La vieillesse peut être un moment comme les autres avec ses bas et ses hauts. Mais il peut être aussi le moment d'une plus grande liberté, le moment ou les apprentissages et les moments difficiles comme heureux enrichissent, permettent le recul ouvrant de nouvelles perspectives, de nouvelles rencontres, de nouveaux possibles dans les choix, les projets de vie. Vieillir c'est aussi continuer à jouir des bonheurs du féminisme et de la sororité.

Mais aujourd'hui virilisme, masculinisme, guerres, remise en question de la démocratie, montée des fascismes, démesure dans les ambitions masculines pour le pouvoir et dans le mensonge, capitalisme débridé, mépris des riches, persistance des diktats religieux contre les femmes, absence de politiques volontaristes et adaptées pour lutter contre le changement climatique… nous fait vivre dans une période de grand danger pour l'égalité, la liberté, le progrès social, la paix et tout simplement la possibilité de vivre sur cette planète.

Vieillir en féministe c'est aussi continuer à combattre toutes les dominations et les violences, et le capitalisme mondialisé.

Geneviève Duché, Janvier 2025

Nous rejoindre par : vieilleuses-olf34@orange.fr

1 La maison des Babayagas est une création originale de résidence pour femmes âgées située à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Ce projet a été porté par trois femmes : Thérèse Clerc, militante féministe française, qui en est l'initiatrice, Monique Bragard et Suzanne Gouëffic.

2 Dans son livre « Vieillir, une affaire de femmes, préfacé par Laurence Rossignol, Ed. Berger-Levrault, octobre 2024, page 75.

3 L'âgisme, un enjeu mondial, OMS, mars 2021.

4 Des études sur le ressenti par les femmes et par les hommes à ce moment-là seraient intéressantes.

5 Article de Marie-Claire du 4 janvier 2019 cité par Eliane Viennot dans son article « Et si on parlait de l'âge de Gisèle Pélicot ? » Libération, 6 novembre 2024.

6 Libération, 6 novembre 2024.

7 Selon les données 2022 de l'Insee au seuil de pauvreté de 50 % du niveau de vie médian.

8 Avec un seuil de pauvreté à 60% du niveau de vie médian.

9 Direction de la Recherche, des Etudes, de l'Evaluation, des Statistiques en Santé, Social (DREES), 2023.

10 Comme l'analyse Florence Fortin-Braud dans son livre « Vieillir une affaire de femmes ? Ed. Berger-Levrault, 2024.

11 Lire aussi le livre « Le prix à payer, ce que le couple hétéro coûte aux femmes » de Lucile Quillet, Les liens qui libèrent, 2022

12 Le genre du Capital, comment la famille reproduit les inégalités, La découverte, 2020.

13 Le couple et l'argent, pourquoi les hommes sont plus riches que les femmes. L'Iconoclaste, 2022.

14 Inégalités de genre en début de vie active, un bilan décourageant par Vanessa Di Paola, Dominique Epiphane et Julio del Amo, Bref n°442, Juillet 2023. Commenté par Gilles Raveaud, Charlie Hebdo du 13/03/2024.

15 INSEE, enquête patrimoine 2015.

16 « La réforme des retraites pénalisera encore plus les femmes », un collectif de 16 femmes, syndicalistes, féministes, économistes. Le Monde, 29 novembre 2019.

17 Tribune féministe, Le Monde, Novembre 2019.

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Huit Nicaraguayennes assassinées dans les 15 premiers jours de 2025

Lorsque j'apprenais récemment dans la revue Confidencial que dans les 15 premiers jours de 2025, huit Nicaraguayennes avaient été assassinées, cette nouvelle m'a attristé (…)

Lorsque j'apprenais récemment dans la revue Confidencial que dans les 15 premiers jours de 2025, huit Nicaraguayennes avaient été assassinées, cette nouvelle m'a attristé profondément et m'a ramené à la mémoire quelques expériences fort troublantes que j'avais vécues au Nicaragua lorsque j'y passais un mois chaque année, de 1995 à 2018, généralement comme accompagnateur pour des étudiants et étudiantes du Collège Dawson.

Auteur de Racines de la crise : Nicaragua 2018 (2018) et ex-coordonnateur du programme Études Nord-Sud du Collège Dawson

Deux des Nicaraguayennes se trouvaient au Nicaragua au moment de leur assassinat, et les autres, à cause de l'exode massif de Nicaraguayens et Nicaraguayennes provenant de la brutale répression qu'avait imposée le couple dictatorial Ortega-Murillo pour mettre fin au soulèvement populaire historique d'avril 2018, se trouvaient à l'étranger. Quatre au Costa Rica, une au Guatemala, et une aux États-Unis. C'est quatre fois plus que les assassinats survenus à la même date en 2024, qui fut l'année la plus meurtrière pour les Nicaraguayennes depuis 2010.

À la suite de la révolution sandiniste qui, le 19 juillet 1979, renversait la longue dictature de Somoza qu'avait soutenue pendant des décennies les États-Unis, le mouvement féministe au Nicaragua faisait d'immenses pas en avant. Non seulement devenait-il beaucoup plus solide et articulé qu'ailleurs en Amérique latine mais, aussi et surtout, il démontrait de plus en plus, au cours des années 1980, une autonomie remarquable par rapport au FSLN.

Avec le retour au pouvoir de Daniel Ortega en janvier 2007, et la transformation du FSLN de parti politique progressiste à simple outil d'une dynastie familiale, ce mouvement, comme d'ailleurs la population entière du Nicaragua, se sont vus de plus en plus écrasés.

Ce qui a sans doute le plus contribué à l'écrasement du mouvement féministe est ce qu'on appelle au Nicaragua l'affaire Zoilamérica.

En 1998, Zoilamérica Narváez, âgée de 30 ans, fait la une dans tous les médias du Nicaragua. Cette fille de Rosario Murillo, issue d'une relation antérieure et adoptée à l'adolescence par son beau-père Daniel Ortega, annonce que ce dernier l'a abusée sexuellement depuis l'âge de 11 ans, et présente un témoignage dévastateur de 48 pages contenant les détails de ces abus.

Il me disait qu'il avait besoin de cela pour réduire l'énorme tension qu'il vivait à diriger la révolution, explique Zoilamérica.

Au lieu d'appuyer sa fille, qui vient de poser un geste pénible demandant un courage énorme, Murillo se range immédiatement du côté de son conjoint.

Zoilamérica ne fait que mentir, déclare-t-elle.

En se solidarisant avec son conjoint au lieu de sa fille, Murillo non seulement sauve la carrière politique du ‘grand révolutionnaire Ortega' mais elle réduit ce dernier à un chien attaché à la laisse de sa maîtresse. Sans surprise, dans les années qui suivent, Murillo se hisse rapidement au sommet du gouvernement. En témoigne de façon éloquente la récente réforme constitutionnelle – que la population dénomme d'ailleurs du surnom de Murillo ´Chamuca´ – et qui la transforme automatiquement en co-présidente du pays.

Comme le mouvement des femmes au Nicaragua dénonce vivement le comportement éhonté de Murillo dans l'affaire Zoilamérica, la répression qui le frappe est particulièrement impitoyable. D'autant plus que les femmes dénoncent aussi avec vigueur l'opportunisme crasse dont fait preuve le FSLN à l'automne 2006 lorsque, afin de séduire le vote catholique, il appuie à l'Assemblée nationale l'adoption de la loi présentée par le Parti libéral au pouvoir, une loi qui rend criminel tout avortement, même thérapeutique (alors que même la dictature de Somoza autorisait l'avortement thérapeutique).

Deux expériences que j'ai notées dans mon journal durant mes séjours au Nicaragua, et qui étaient tellement troublantes qu'elles resteront à jamais gravées dans mon esprit

(J'ai changé le nom des étudiantes et des Nicaraguayens et Nicaraguayennes qui apparaissent dans ces extraits de mon journal.)

LE 1er JANVIER 2006, JE PARS DE LA RÉGION DE CINCO PINOS. Je voyage avec une vingtaine d'étudiants et d'étudiantes que j'accompagne avec deux autres professeures du Collège Dawson, Merrianne Couture et Christina Chough. Nous avons passé deux semaines dans une famille d'accueil dans trois villages de la municipalité de Cinco Pinos. Nous partons en autobus pour León en bus.

Dans le bus, j'étais assis avec la médecin Doris, une amie nicaraguayenne qui prend soin des bobos de nos stagiaires. Doris voulait parler, mais étant donné la musique forte du bus et l'énorme fatigue que je ressentais à la suite de tout le boulot du départ et une nuit de sommeil très courte, tout ce que je voulais, c'était du temps libre. Une pause.

Lorsque nous nous sommes arrêtés à Chinandega pour diner au restaurant, j'ai offert une bière à Doris et je me suis assis avec elle. Les autres sont allés s'asseoir à d'autres tables.

J'ai d'abord raconté à Doris les divers incidents du voyage. Comme je me sens proche d'elle maintenant, je peux parler ouvertement de mes sentiments. J'ai expliqué les différentes épreuves que Christina a traversées lorsqu'elle vivait chez Don Erasmo à La Uva. Entre autres, de l'immense peur d'être agressée sexuellement par le fils de ce dernier qui était complètement saoul qu'elle avait ressentie. J'ai parlé des nombreux gros problèmes que nous avons eus avec deux étudiantes.

Doris a alors commencé à parler de son propre vécu comme médecin.

Comme le note le psychothérapeute américain, Carl Rogers, quand l'un est congruent, cela invite l'autre à l'être aussi. Son travail de médecin. La violence familiale. La maladie mentale. Deux des domaines dans lesquels elle travaille en tant que médecin.

Christina, qui s'était d'abord assise avec nous avant de partir fumer une cigarette avec Merrianne et des étudiants, est revenue nous rejoindre à notre table. La conversation s'est approfondie. À un moment donné, tous ont quitté le resto, sauf nous trois.

Doris nous a parlé d'un homme de 72 ans qui avait fécondé ses deux petites-filles, l'une âgée de 12 ans et l'autre de 14 ans.

À Cinco Pinos, nous a-t-elle dit, un homme est devenu jaloux de sa femme, soupçonnant qu'elle avait eu des relations avec un autre homme. Pour la punir, il lui a attaché les bras et les jambes et, alors qu'elle était allongée sur le lit, a mis le feu à une assiette de plastique, laissant lentement couler sur son clitoris et son vagin le plastique brûlant.

Doris nous a aussi parlé d'un de ses voisins à El Espino qui battait sa femme si violemment qu'il était difficile de trouver une partie de son corps qui ne soit pas bleue.

En tant que médecin, la loi m'oblige à signaler de tels incidents, nous a expliqué Doris. Sinon, je peux être suspendue pour quelques mois. Je suis donc allée rapporter cet incident à Angel Miranda, le juge de Cinco Pinos.

Deux mois plus tard, la femme est retournée auprès de son mari et elle a commencé à répandre la rumeur selon laquelle je lui avais dit de tuer son mari, nous raconte Doris.

Que c'est difficile de travailler au Nicaragua ! C'est parfois tellement désespérant qu'Angel Miranda et moi, il nous arrive de pleurer ensemble !

À León, ma voisine m'a dit que son mari la battait. Je l'ai soignée et j'ai signalé l'incident. En représailles, le mari a engagé des membres de gangs pour me tuer. J'ai dû demander la protection de la police. Mais ils ont tout de même réussi à me rendre la vie fort difficile. Ils ont joué de la musique très forte en face de ma maison de 15 heures à 3 heures du matin et ce, pendant des semaines !

Comme le temps passait et que je m'inquiétais du groupe qui nous attendait patiemment dans l'autobus en vue du départ pour León, j'ai discrètement suggéré que nous passions à autre chose et que nous continuions notre discussion dans le bus.

Cependant, à ce moment précis, Doris est devenue très émotive. Et ce, à tel point que les mots qu'elle essayait désespérément de nous dire ne sortaient tout simplement pas de sa bouche. Lorsqu'elle éclata en larmes abondantes, je lui ai pris la main et j'ai passé mon bras autour de ses épaules. Christina a fait de même.

Vous êtes les seuls à qui je peux parler aussi librement de moi. Je ne peux pas parler comme ça à mes parents. Je ne peux pas parler comme ça à mes frères et sœurs.

Ce matin, j'ai rencontré des patients avant notre départ d'El Espino, de 5h30 jusqu'à notre départ vers 9h30. Hier soir, quand je suis arrivée de León avec Elmer, j'avais des patients qui m'attendaient. C'est tellement difficile que j'essaie parfois de m'éclipser incognito d'El Espino pour retourner à León. Sinon, je suis débordée.

Doris sanglotait en parlant. Pendant ce temps, j'avais mon bras sur son épaule.

Je trouve ça tellement dur parfois que j'ai du mal à continuer à vouloir vivre. Si dur...

Ce qui m'a beaucoup aidé, c'est que ma fille est merveilleuse. Elle est si raffinée, si studieuse, si belle. Elle est la lumière dans mes ténèbres. Elle me donne la force de m'accrocher.

Merrianne et une étudiante sont rentrées dans le resto pour voir pourquoi nous les faisions tant attendre dans le bus. Lorsqu'elles ont vu Doris en larmes, elles ont compris et sont retournées dans le bus. Le groupe a été incroyablement compréhensif une fois de plus, comme il l'avait été dans de nombreuses autres circonstances au cours de ce voyage.

CET APRÈS-MIDI 2 JANVIER 2008, ALORS QUE JE FINISSAIS DE DINER CHEZ DON PEDRO, Elizabeth est venue me voir en courant, visiblement essoufflée.

Ovide, viens vite. La mère de Florence a été battue par son conjoint qui est ivre. Il n'est plus chez lui. Mais Florence est restée avec sa mère d'accueil pour la protéger au cas où il reviendrait.

Don Pedro et moi sommes partis. Lorsque nous sommes arrivés, Don Pedro a examiné Maria, la mère d'accueil de notre étudiante Florence. Elle avait un peu de sang sur le cou et le bras.

Ce n'est pas grave du tout, dit Don Pedro. C'est juste une querelle de famille.

Florence regarde Don Pedro, visiblement choquée et fort troublée par son commentaire. Elle se tourne vers moi.

Comment Don Pedro peut-il dire une chose pareille ! Carlos (le conjoint de Maria) s'est d'abord rendu chez le contracteur Daniel, a planté sa machette dans le mur extérieur de sa maison, a frappé à la porte et a littéralement effrayé la femme de Daniel. Celle-ci est enceinte et très fragile ; elle est maintenant complètement traumatisée.

Carlos s'est ensuite rendu à la maison voisine, a traîné la vieille dame hors de sa maison en la tirant par les cheveux et l'a battue en pleine rue.

Enfin, il est venu chez nous et a battu Maria. Il a même essayé de l'étouffer. Il aurait pu la tuer. Il avait une machette à la main.

J'ai découvert par la suite que les incidents dont parlait Florence s'étaient produits vers 10 heures du matin. Lorsque Florence est rentrée à la maison pour le diner, elle s'est aperçue que Carlos avait battu Maria et qu'ils étaient encore en train de se disputer. Alors que Maria demandait en vain à Carlos de quitter la maison, Florence est intervenue, a ordonné à Carlos de partir et a commencé à emballer ses affaires. Étonnamment, il a simplement obéi et est parti. C'est alors que Florence a crié, appelant son amie étudiante Elizabeth, qui vivait juste à côté dans la maison de Daniel, à l'aide.

Alors que Florence nous parle, on entend une moto arriver. C'était Daniel, le contracteur de Las Pozas. Ayant appris ce qui était arrivé à sa femme, il s'est précipité sur les lieux, inquiet et bouleversé.

Après un bref échange, Daniel et moi convenons que nous allons nous rendre tous les deux, chacun avec sa moto, à Cinco Pinos pour informer la police de la chose et demander qu'elle intervienne. Daniel me conduira d'abord à moto jusqu'à Don Pedro, où ma moto est garée, et de là nous partirons ensemble pour Cinco Pinos.

Je monte sur la moto de Daniel et nous partons. Nous sommes presque arrivés chez Don Pedro lorsque nous croisons soudainement Carlos, toujours ivre qui, torse nu, marche devant nous sur la route.

Ovide, éloigne-toi de nous quelques mètres. Je veux parler seul à seul à cet homme, m'ordonne Daniel, en descendant, très furieux et hors de lui, de la moto.

Je m'exécute.

Daniel dit à Carlos que dorénavant il ne veut plus qu'il mette les pieds sur sa propriété. Que s'il ose le faire, il aura de gros ennuis. Qu'à cause de cet incident, sa femme a été traumatisée. Qu'en plus, à cause de cet incident, il est en train de perdre des heures de travail et donc du salaire.

Viens avec moi, Carlos. Monte sur ma moto et nous irons ensemble à Cinco Pinos afin de régler notre querelle en présence de la police.

Daniel a beau essayé de convaincre Carlos, mais ce dernier refuse toujours l'invitation.

Voyant que la conversation ne mène nulle part, je cours chez Don Pedro et reviens rapidement sur les lieux avec ma moto. Sans descendre de celle-ci, je me tourne vers Carlos.

Écoute, Carlos, viens à Cinco Pinos avec moi en moto. Je suis Canadien, je peux t'aider. L'année dernière, c'est notre programme Les Études Nord-Sud qui a financé la construction pour ta conjointe, Maria. Si tu viens avec moi, je te promets de l'aide.

Carlos hésite, me regarde, et après quelques secondes semble prêt à considérer ma proposition. Cependant, je le vois encore hésiter.

Estoy de goma (Je suis encore sous l'effet de l'alcool), me dit-il. Je ne veux pas que la police me voie dans cet état. De plus, j'ai une bouteille de rhum dans ma poche. J'aimerais que tu me déposes d'abord chez moi afin que je puisse mettre une chemise sur mon dos et y laisser cette bouteille.

Je commence par refuser sa demande, conscient que Florence, Maria, Elizabeth et Don Pedro s'y trouvent encore, et peut-être bien d'autres personnes à l'heure qu'il est. Mais le voyant toujours profondément inquiet et hésitant, je finis par céder et nous partons ensemble à moto.

Carlos fait ce qui a été convenu. Il entre dans la résidence de sa conjointe Maria, prend une chemise, dépose sa bouteille et me rejoint sur la moto.

En conduisant la moto, j'initie une conversation avec Carlos. Je n'ai pas peur, mais je suis tout de même très préoccupé et tendu. J'agis instinctivement. Je sais que je dois être très prudent. Que je dois exprimer de la compréhension à son égard et lui faire sentir que je suis son ami, que je suis de son bord.

Et s'ils me mettent en prison à Cinco Pinos ? Que se passera-t-il alors ? Qui s'occupera de ma famille ?, me dit-il à un moment donné.

Si cela arrive, Carlos, je nourrirai ta famille. C'est une promesse. L'année dernière, nous avons construit une nouvelle maison pour ta conjointe Maria. Nous voulons aider ta famille.

Je sais que je n'ai rien fait de mal. C'est pourquoi j'accepte de t'accompagner au poste de police. Pourrais-tu parler à la police pour moi ?

Oui, je le ferai, je lui réponds.

À un moment donné, alors que nous approchons de Cinco Pinos et que je crains qu'il n'essaie de me forcer à m'arrêter pour s'enfuir, je change de sujet de conversation.

Quel beau paysage ! Regarde là-bas, Carlos, nous pouvons voir les montagnes du Honduras !

Il reconnait que la vue est magnifique, et je sens que j'ai réussi à maintenir un minimum de confiance entre nous deux.

Alors que nous nous approchons de Cinco Pinos, je fais appel à un autre stratégie. Je prétends ne plus me souvenir de l'endroit où se trouve le poste de police.

Pourrais-tu m'aider, Carlos, à trouver le poste de police ?

Bien sûr. Regarde, Don Ovidio, c'est par là.

Il y a deux officiers dans le poste de police. L'un est en uniforme et l'autre porte un simple tee-shirt. Je demande à parler en privé à l'un d'eux et je demande discrètement à l'autre de garder un œil sur Carlos.

Une fois dans une pièce fermée, j'explique à l'officier ce qui s'est produit. Il m'informe que la loi nicaraguayenne n'autorise la police à détenir une personne ivre que pour une durée maximale de 48 heures, à moins qu'il n'y ait une dénonciation formelle de la part de la victime.

Quelques minutes plus tard, Carlos se trouve dans une cellule.

Je demande qu'au moins un officier vienne à Las Pozas pour interroger Maria. Ils m'expliquent qu'ils n'ont aucun moyen de s'y rendre, pas de voiture, pas de moto, même pas de bicyclette. Cependant, ils ajoutent que si j'accepte d'emmener l'un d'entre eux à moto et à le ramener ensuite au poste de police, il viendrait.

Après qu'un officier eut rédigé un bref rapport, pris mon nom, mon âge, etc., je pars avec lui à moto pour Las Pozas.

Cependant, avant de partir, conscient que Carlos en prison n'aura rien à manger, je donne 200 cordobas, un peu plus de 10 dollars américains, à l'autre officier afin que Carlos puisse avoir de quoi se nourrir pendant les 48 heures qu'il va passer en prison. Lorsque je lui donne l'argent, je m'approche de la cellule où se trouve Carlos, et je lui dis, d'une voix assez forte pour que les deux policiers puissent l'entendre, que je viens de donner de l'argent à la police afin qu'il ait de quoi se nourrir.

C'est ma première façon de montrer que je vais t'aider, je dis à Carlos.

Avant de sortir du poste de police, une chose étrange se produit. Les policiers me regardent calmement, et me demande si je pourrais pas aussi leur donner de l'argent afin qu'ils puissent s'acheter des cigarettes.

Insulté et décontenancé de voir leur peu d'empressement de venir au secours d'une femme agressée, et que leur grande préoccupation ne semble pas être du tout cette femme, mais plutôt obtenir des cigarettes, je réponds d'un ton carrément sec :

Désolé, je ne peux pas faire ça !

Pendant que nous roulons en moto de Cinco Pinos à Las Pozas, je bavarde avec le policier. À un moment donné, je l'interroge au sujet de sa famille. Je lui demande s'il a une conjointe et des enfants. Comme il ne répond pas, je pense qu'il ne m'entend de pas à cause du bruit de la moto. Je lui repose donc la même question.

J'avais une conjointe et des enfants. Cependant, je ne suis plus avec eux, » me répond-il après un long silence.

Peu après avoir tourné à gauche afin d'emprunter la route de terre qui va d'El Carrizal à Las Pozas, une route pleine de gros trous et dans un état pitoyable, j'aperçois, en face de nous sur la route, un troupeau d'environ 50 bovins, qui marche lentement avec son guide paysan !

Quelle affaire ! Il me faut plusieurs minutes de manœuvres, des manœuvres particulièrement compliquées et éprouvantes pour l'amateur motocycliste que je suis, afin que je puisse réussir à me frayer un chemin à travers le troupeau.

Lorsque nous rentrons dans la maison de Maria, le policier demande à tout le monde de sortir, sauf Maria.

Je veux que tu restes avec moi pendant que je l'interroge, me dit-il, en se tournant vers moi.

L'interrogatoire débute.

Ma connaissance de l'espagnol est assez bonne, donc j'arrive à suivre la conversation. À mon grand étonnement, le policier semble encourager Maria à ne pas faire de dénonciation officielle. La raison qu'il évoque : la quasi-totalité des femmes dans une situation similaire refuse de faire une dénonciation ou, dans les rares cas où elles le font, elles finissent toutes par se rétracter dans les jours qui suivent. Alors pourquoi me donner tout ce mal ?

Mon objectif, très délicat pour un étranger comme moi qui a encore beaucoup à apprendre de la culture nicaraguayenne, est d'encourager Maria à faire valoir ses droits. À dénoncer.

J'explique donc à Maria que si elle dénonce, et que cela la plonge dans une situation financière précaire, voire impossible pour sa survie, notre programme Études Nord-Sud lui viendra en aide, comme nous l'avons fait en lui construisant une maison l'année dernière.

Constatant que malgré mon offre, Maria hésite toujours, et ne semble toujours pas prête à aller de l'avant, je décide d'intervenir plus directement.

Pourquoi, Maria, n'es-tu pas prête à signaler un incident d'une telle gravité ? Pourquoi ?

Carlos a menacé de me tuer si je faisais une dénonciation officielle, me répond-elle.

Le fils de Maria était sorti de sa chambre et nous avait rejoints pendant l'interrogatoire. Il nous montre une blessure qu'il a à la tête.

Vous voyez ma blessure ? Carlos m'a battu il y a quelques jours. Il m'a dit que si je dénonçais la situation de ma mère à la police, il me tuerait.

Je suis abasourdi ! J'ai du mal à croire ce que je vois de mes yeux et entends avec mes oreilles !

J'avais lu Life is Hard : Machismo, Danger, and the Intimacy of Power in Nicaragua (1994), le remarquable livre de l'anthropologue américain Roger Lancaster. Et bien d'autres ouvrages sur le machisme et sur la violence faite aux femmes. Je me souvenais que Daniel Ortega lui-même s'était tiré d'affaire en toute impunité dans l'affaire Zoilamerica.

Menacer de tuer quelqu'un est une infraction pénale très grave. Même sans violence physique, cela suffit pour déposer une dénonciation formelle, explique le policier à Maria.

Cela ne fait nullement bouger Maria.

À un moment donné, je vois que le fils de Maria n'est pas du même avis. Il affirme que lui, il est prêt à dénoncer Carlos.

Encore à mon grand étonnement, le policier, qui vient pourtant d'affirmer la gravité de la chose, ne semble donner aucune importance à cette affirmation. Il laisse tomber l'affaire, comme si le fils de Maria importait peu.

En sortant de la maison, le policier me dit qu'il aimerait aussi interroger Florence, notre étudiante qui vit avec Maria.

Cependant, lorsque nous rencontrons Don Pedro, qui attend à l'extérieur, ce dernier, en apprenant l'affaire, semble farouchement opposé à cette idée.

Pourquoi faire cela ? Pourquoi impliquer une étudiante étrangère dans cette affaire ? Je n'en vois pas du tout l'intérêt, commente-t-il.

Si je m'étais opposé à Don Pedro, peut-être que le policier aurait insisté. Mais je n'ose pas le faire, Don Pedro étant celui qui organise notre séjour dans cette région depuis longtemps.

Donc, le policier abandonne rapidement cette idée d'interroger Florence et nous partons tous les deux à moto vers Cinco Pinos.

Quand je reviens à Las Pozas, la nuit commence à tomber, et je suis mort de fatigue.

Le lendemain matin, Daniel arrive chez Don Pedro. Il me parle à travers la fenêtre de la salle à manger.

Je suis parvenu à un accord de médiation avec Carlos. Il sera libre aujourd'hui, me dit-il.

Carlos est effectivement libéré le jour même. On lui a simplement défendu d'aller près de la résidence de Maria pour les prochains deux mois.

La plupart des Nicaraguayens à qui j'ai parlé pensent que Carlos n'a pas reçu de nourriture de la part de la police alors qu'il était en prison.

Ils ont simplement empoché l'argent, m'ont-ils dit.

Projet pour soutenir les femmes : le seul, parmi des douzaines réussis, qui n'a jamais abouti

Ma découverte de la violence faite aux femmes au Nicaragua m'a amené à vouloir trouver du financement pour leur venir en aide. J'avais réussi à amener au Nicaragua de centaines de portables usagés pour des écoles, des centres de santé, des policiers, des juges, etc. ; à financer le forage de puits artésiens afin de permettre à des communautés d'avoir de l'eau potable, par tuyaux, directement dans leurs maisons ; à collaborer avec une ONG canadienne afin de donner des centaines de milliers de dollars de produits pharmaceutiques à des centres de santé publics, etc.

Cependant, lorsque j'ai offert de trouver au moins $ 5 000 US pour venir en aide à un projet pour les femmes qui souffrent de violence familiale, ce projet, à la suite de nombreux mois de démarches et de réunions, n'a jamais abouti.

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Les puissances mondiales n’envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre

28 janvier, par Frédéric Thomas — , ,
Alors que 2025 marque à la fois les 15 ans du séisme dévastateur et le bicentenaire de la dette imposée par la France à son ancienne colonie, le politiste Frédéric Thomas, (…)

Alors que 2025 marque à la fois les 15 ans du séisme dévastateur et le bicentenaire de la dette imposée par la France à son ancienne colonie, le politiste Frédéric Thomas, auteur d'Haïti : notre dette(Syllepse/CETRI, 2025), analyse, dans une tribune au « Monde », le piège néocolonial dans lequel Haïti est enfermé.

Une nouvelle tribune de Frédéric Thomas (CETRI) parue ce 10 janvier dans Le Monde (édition imprimée du 11 janvier).

16 janvier 2025 | tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2025/01/16/les-puissances-mondiales-nenvisagent-de-solution-a-la-crise-haitienne-que-sous-leur-supervision-sinon-leur-ordre/

Il y a quinze ans, le 12 janvier 2010, Haïti était frappé de plein fouet par un séisme de grande ampleur qui allait faire autour de 280 000 morts. Le monde découvrait ou redécouvrait ce pays au prisme de cette catastrophe. Le drame suscita d'emblée un élan de solidarité mondial. Mais la conjonction médiatique et humanitaire, reproduisant et confortant les clichés attachés à une population noire, pauvre, du Sud, allait pour longtemps consacrer l'image de victimes passives et impuissantes d'un pays maudit qu'il nous revenait – à nous, États du Nord, riches, développés, civilisés – de sauver.

Haïti ne constitue pas un cas à part, mais bien un cas extrême de la logique humanitaire : une déferlante non coordonnée d'ONG et organisations internationales, ignorant superbement le contexte haïtien et confondant visibilité et efficacité, ne cessant de se substituer aux acteurs locaux, pressées de répondre aux effets immédiats plutôt qu'aux causes structurelles de la catastrophe. Prenant prétexte de la faiblesse et de la corruption de l'État haïtien, les acteurs internationaux contournèrent celui-ci, avec pour effet paradoxal de l'affaiblir davantage encore.

« Reconstruire en mieux », prétendait-on. Quinze ans plus tard, force est de reconnaître que rien de durable n'a été construit et que les Haïtiennes et Haïtiens vivent une situation pire qu'en janvier 2010. Depuis les grandes manifestations de 2018 contre la vie chère et la corruption – et en réaction à celles-ci –, les gangs armés se sont développés et renforcés, au point de contrôler la quasi-totalité de la capitale, Port-au-Prince, et d'imposer le règne de la terreur. Aujourd'hui, près de la moitié de la population haïtienne – soit deux fois plus qu'au lendemain du séisme – a besoin d'une aide humanitaire.

Spirale d'endettement

Ce tournant doit nous en rappeler un autre. Le 17 avril 1825, Charles X signe une ordonnance par laquelle la France « ordonne » à Haïti de lui accorder un accès privilégié à son commerce et de « dédommager les anciens colons », en payant une indemnité de 150 millions de francs. A ces conditions, elle « concède » l'indépendance à son ancienne colonie, qui, en battant les troupes napoléoniennes, s'était libérée 21 ans plus tôt, devenant en 1804 la première nation issue de la révolution d'esclaves noirs. À défaut de changer l'histoire, on l'a réécrite.

Afin de payer cette indemnité colossale, évaluée en valeur actuelle à quelque 525 millions d'euros, Haïti fut obligé d'opérer plusieurs emprunts dans les banques françaises… qu'elle dut rembourser avec les intérêts. L'économiste Thomas Piketty a évoqué un « néocolonialisme par la dette », tandis que l'historienne haïtienne Gusti-Klara Gaillard-Pourchet y a vu l'enfermement durable d'Haïti dans une spirale d'endettement et de sous-développement. Imposée par la force, cette dette n'en conclut pas moins un arrangement asymétrique entre les classes gouvernantes en Haïti et en France sur le dos de la population rurale haïtienne, ce « pays en dehors » qui demeure la principale menace à tout pouvoir.

De loin en loin, cette vieille histoire se rappelle à la France… qui se dépêche de l'oublier et de retomber dans une sorte de lobotomie historique. D'excuses et de réparation, il n'est toujours pas question. Au contraire, même, la petite phrase d'Emmanuel Macron, en marge du G20, au Brésil, le 19 novembre 2024, sur les Haïtiens « complètement cons », « qui ont tué Haïti », témoigne du déni et du mépris dans lequel l'État français s'est enferré.

L'un comme l'autre, les moments 1825 et 2010 sont des marqueurs d'un piège néocolonial qui consacre la gouvernance internationalisée d'Haïti et la condamne à un cycle infernal de catastrophes, de crises et d'ingérence. La communauté internationale, alignée sur Paris d'abord, Washington ensuite, n'a jamais cessé d'intervenir dans les affaires intérieures du pays, depuis l'organisation et le financement d'élections jusqu'à l'envoi régulier de forces armées multinationales – celle en cours sous le leadership du Kenya –, en passant par la restructuration de l'économie haïtienne.

Gangstérisation de l'État

Les puissances mondiales, la Maison Blanche en tête, n'envisagent de solution à la crise haïtienne que sous leur supervision, sinon leur ordre. Leurs « interlocuteurs », qu'ils soutiennent et légitiment, sont issus de l'oligarchie locale, qui tire justement son pouvoir de la dépendance du pays et de l'asservissement de la population. Le serpent se mord la queue.

Comment répondre à la faiblesse des institutions publiques, aux inégalités et à l'absence de contrat social, à l'origine de la vulnérabilité d'Haïti aux crises politiques et aux aléas climatiques, en recourant aux acteurs et au mode d'intervention qui ne cessent d'hypothéquer les politiques sociales et la souveraineté populaire ? La privatisation par voie humanitaire et la libéralisation pilotée depuis les institutions internationales ont servi la stratégie de prédation de l'élite haïtienne, tout en facilitant la gangstérisation de l'État.

Les Haïtiennes et Haïtiens ne se reconnaissent pas plus dans le miroir faussé de la malédiction qu'on leur tend complaisamment que dans le regard folklorisant qu'on leur porte. La prétendue « année zéro » de 2010 et la « concession » de 1825, de même que l'urgence humanitaire et sécuritaire d'aujourd'hui, reviennent à gommer le temps historique de leurs luttes et de leurs choix, pour lui substituer celui de l'éternel retour de la force et de l'ensilencement. Et du deuil de tout changement.

Frédéric Thomas

Frédéric Thomas est docteur en sciences politiques, chargé d'études au Centre tricontinental – CETRI à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Il est l'auteur de Haïti : notre dette (Syllepse, 96 pages, 5 €, à paraître le 16 janvier).
https://www.cetri.be/Les-puissances-mondiales-n

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Haïti, notre dette9791039902625

À chaque génération, la France feint de (re)découvrir la rançon exigée, sous la menace de la guerre, à la première nation noire indépendante. Et elle a, jusqu'à présent, tourné le dos aux revendications de réparation, se refusant à toute reconnaissance, demande de pardon et a fortiori de remboursement. Loin de se réduire à une affaire ancienne relevant des relations franco-haïtiennes et à un simple épisode historique, cette dette odieuse est avant tout un marqueur politique d'une injustice à longue portée. Elle explique le silence dans lesquels le formidable soulèvement d'esclaves noirs et la révolution haïtienne ont été relégués, puis oubliés, et la place subordonnée de Haïti sur la scène internationale. La dette vient de loin et c'est son héritage et son actualité que ce livre vient interroger.

Des « troubles de Saint-Domingue » à la récente explosion de violences des gangs armés, en passant par l'échec humanitaire de 2010, le soulèvement populaire de 2018-2019 et l'assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, ce livre entend donner à voir cette actualité. Ce faisant, il met en lumière la manière dont l'intervention des acteurs internationaux, face aux crises successives qui secouent le pays, reproduit et renforce le pacte néocolonial conclu en 1825.

Enfin, ces pages veulent faire écho à la soif de justice, de dignité et de liberté des Haïtiens et Haïtiennes qui luttent pour une réparation et un changement, afin de sortir du cercle vicieux de dépendance et d'ingérence dans lequel est piégé Haïti.

https://www.syllepse.net/haiti-notre-dette-_r_37_i_1100.html

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Suspendre le PEPFAR, un risque insensé pour Haïti

La décision de l'administration Trump de suspendre pour une durée de 90 jours le financement du programme PEPFAR (Plan d'urgence du président des États-Unis pour la lutte (…)

La décision de l'administration Trump de suspendre pour une durée de 90 jours le financement du programme PEPFAR (Plan d'urgence du président des États-Unis pour la lutte contre le SIDA) suscite incompréhension et inquiétude, en particulier pour Haïti, un pays qui dépend largement de ce soutien vital.

En un seul geste, des années de progrès dans la lutte contre le VIH/SIDA sont mises en péril, et des milliers de vies sont exposées à des risques immédiats.

Une décision qui frappe les plus vulnérables

Depuis 2003, le PEPFAR a sauvé des millions de vies à travers le monde, notamment en Haïti, où l'épidémie de VIH demeure un défi de santé publique majeur. Grâce à ce programme, des milliers de personnes ont accès à des traitements antirétroviraux, des initiatives de prévention ciblent les jeunes et les populations vulnérables, et des campagnes de sensibilisation ont permis de réduire les nouvelles infections.

Suspendre ce financement, même pour une durée limitée, équivaut à couper l'oxygène d'un patient en réanimation. Les traitements risquent d'être interrompus, mettant en danger la santé et la vie des patients, tout en favorisant une recrudescence des infections. Dans un pays comme Haïti, où les ressources sont déjà insuffisantes et où les infrastructures de santé sont précaires, l'impact pourrait être dévastateur.

Une logique politique, mais à quel prix ?

L'administration Trump a justifié cette suspension par une volonté de réévaluer les priorités et l'efficacité du programme. Mais peut-on vraiment parler de priorités lorsque des vies humaines sont en jeu ? Derrière cette décision se cache un message politique qui fait peu de cas des conséquences humaines.

Ce geste met également en lumière une problématique plus large : la dépendance des pays comme Haïti à une seule source de financement pour des enjeux aussi cruciaux que la santé publique. Cette situation pose la question de la durabilité et de l'indépendance des programmes de lutte contre des pandémies mondiales comme le VIH/SIDA.

Une solidarité à reconstruire

La suspension du PEPFAR est un rappel brutal de la fragilité des progrès réalisés dans la lutte contre le VIH/SIDA. Elle souligne aussi la nécessité pour Haïti et d'autres pays de diversifier leurs sources de financement et de renforcer leurs capacités locales pour éviter une telle vulnérabilité à l'avenir.

En attendant, la communauté internationale ne peut rester passive. L'urgence est de trouver des solutions pour combler ce vide temporaire et éviter une catastrophe sanitaire. Mais au-delà des financements, il est essentiel de rappeler que la lutte contre le VIH/SIDA ne peut être l'otage de décisions politiques arbitraires.

Suspendre le PEPFAR, c'est suspendre des vies. Et cela, ni Haïti ni le monde ne peuvent se le permettre.

Smith PRINVIL

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Dans l’est du Congo, « la guerre régionale est déjà là »

28 janvier, par Onesphore Sematumba, Tangi Bihan — , , ,
La tension n'a cessé de monter entre la République démocratique du Congo et le Rwanda ces derniers mois, et la situation humanitaire, à la frontière, est dramatique. Mais (…)

La tension n'a cessé de monter entre la République démocratique du Congo et le Rwanda ces derniers mois, et la situation humanitaire, à la frontière, est dramatique. Mais quelle est précisément la situation sur le terrain ? Qui fait quoi, et au nom de quels intérêts ? Au-delà des fantasmes et des exagérations, le chercheur Onesphore Sematumba explique les tenants et les aboutissants de ce conflit meurtrier.

Tiré d'Afrique XXI.

Les présidents congolais, Félix Tshisekedi, et rwandais, Paul Kagame, se sont rendus tour à tour à Luanda début mars 2024. Ils ont échangé avec le président angolais João Lourenço, médiateur de l'Union africaine dans la guerre dans l'est du Congo. Ils pourraient bientôt se rencontrer directement pour trouver une solution à cette crise. Un accord est urgent : le Mouvement du 23-Mars (M23), une rébellion soutenue par Kigali, se trouve aux portes de Goma, la capitale du Nord-Kivu aux 2 millions d'habitants, et la situation humanitaire est catastrophique. La République démocratique du Congo (RDC) compte près de 7 millions de déplacés internes (1).

Pourtant, l'arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi en 2019 avait marqué une nette amélioration des relations entre la RDC et le Rwanda. Mais celles-ci se sont brusquement dégradées fin 2021, quand le M23 a resurgi après près de dix ans d'inactivité. En 2013, l'armée congolaise et la Mission des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo (Monusco) avaient repoussé le groupe armé, qui avait brièvement occupé Goma. Si Kagame persiste à nier tout soutien au M23, majoritairement composé de Tutsi congolais, il répète que les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) – un groupe armé héritier des génocidaires hutu de 1994 – constituent une menace pour les Tutsi congolais et pour la sécurité du Rwanda.

Onesphore Sematumba, chercheur au think tank International Crisis Group (ICG), revient (depuis Goma, où il est basé) sur les causes de la résurgence du M23 et sur les voies de sortie de crise. Il rappelle la complexité d'un conflit qui fait l'objet de récits simplistes consistant à le résumer à une guerre pour les ressources ou à une guerre ethnique, et d'accusations graves, les belligérants des deux côtés étant accusés de commettre un « génocide ».

Le M23, « une force avec laquelle il faut compter »

Tangi Bihan : Comment expliquer la résurgence du M23 en 2021, après sa défaite en 2013 ?

Onesphore Sematumba : Il y a deux facteurs : un facteur interne au M23 et un facteur régional. La défaite de la rébellion en 2012-2013 a été accompagnée d'une série d'engagements du gouvernement congolais, notamment le fait que le M23 puisse se convertir en parti politique, ce qui a été fait. Mais il y a, selon le M23, une autre série d'exigences qui n'ont pas été respectées, comme l'intégration de leurs cadres politiques et de leurs militaires au sein des structures de l'État et dans l'armée. Il y a aussi la sempiternelle question des réfugiés tutsi éparpillés dans les pays voisins, surtout au Rwanda et en Ouganda, dont le M23 se fait le porte-parole et réclame le retour au Congo. Il y a en outre d'autres revendications, comme la lutte contre les FDLR dans le Nord-Kivu – c'est une revendication du gouvernement rwandais que le M23 s'est appropriée.

Depuis quelque temps, le M23 s'est allié – ou s'est converti, ce n'est pas clair – à l'Alliance du fleuve Congo de Corneille Nangaa [président de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni) de 2015 à 2021], et ses revendications politiques se sont corsées : le M23 est devenu plus critique sur les questions de gouvernance, de corruption, etc. Nangaa et son alliance, dont le M23 constitue la branche armée, n'hésitent plus à mettre sur la table le départ de Félix Tshisekedi. C'est de la rhétorique, mais c'est inquiétant pour le pouvoir de Kinshasa.

Tangi Bihan : Et quid du facteur régional ?

Onesphore Sematumba : Il y a eu une coïncidence, en novembre 2021, entre la résurgence du M23 et deux développements parallèles. En novembre, l'Ouganda a signé un accord militaire avec la RDC pour le déploiement de ses troupes dans le nord de la province du Nord-Kivu et en Ituri, afin de combattre la rébellion des ADF [Forces démocratiques alliées], d'origine ougandaise. Parallèlement à cet accord militaire, il y a eu un accord économique portant sur les infrastructures, et notamment la construction d'une route reliant Beni à Goma – plus de 300 kilomètres, dont une bonne soixantaine entre Rutshuru et Goma ; or cette zone constitue une sorte de corridor pour le Rwanda.

À cette époque, les rapports entre le Rwanda et l'Ouganda n'étaient pas au beau fixe. Et les clauses de l'accord prévoyaient que la sécurisation des travaux devait être assurée par l'armée ougandaise, ce qui signifiait que celle-ci allait être déployée aux portes du Rwanda sans son accord. Cela a été perçu comme une menace par Kigali. De plus, Kigali, qui accuse l'armée congolaise de collaborer avec les FDLR, pensait que cela pourrait être une occasion de déployer les FDLR à la frontière du Rwanda. Subsidiairement, cette route était perçue comme une concurrence à la route parallèle rwandaise, qui est très bonne. Le trafic pourrait diminuer considérablement sur cette route Rwanda-Ouganda, au bénéfice de la nouvelle route congolaise, avec tous les manques à gagner que cela représente en termes de taxes.

Il faut noter que, depuis, il y a eu une sorte de renversement d'alliance. L'Ouganda s'est rapproché du Rwanda. À la même période, le Burundi a également obtenu un accord militaire pour envoyer son armée dans le Sud-Kivu afin de traquer le Red-Tabara [Résistance pour un État de droit au Burundi, un groupe de l'opposition armée, NDLR], en mutualisant ses forces avec l'armée congolaise. Le Rwanda, qui rêvait de signer le même type d'engagement pour traverser la frontière et traquer les FDLR, a, lui, reçu une fin de non-recevoir. Il a perçu cela comme non équitable. En janvier 2022, le président Kagame a dit que le Rwanda avait lui aussi ses ennemis au Congo, les FDLR, et que si c'était nécessaire, il n'aurait besoin de l'autorisation de personne pour traverser la frontière et aller les traquer. Il a précisé, et c'est important, que le Rwanda est un petit pays, qu'il ne peut donc pas servir de champ de bataille, et qu'il fallait poursuivre la menace là d'où elle vient. C'est à cette période que le M23 renaît de ses cendres. Lui qui était en stand-by dans les volcans des Virunga (2) a commencé à s'étendre, du jour au lendemain, avec beaucoup d'efficacité.

Deux ans plus tard, le M23 s'est imposé comme une force avec laquelle il faut compter. Les Nations unies ont documenté le soutien de l'armée rwandaise au M23, corroborant l'hypothèse selon laquelle ce n'était pas juste une coïncidence. Selon les rapports du groupe d'experts des Nations unies, le Rwanda appuie le M23 en hommes et en matériel militaire. Le dernier rapport de la Monusco évoque la présence d'un système de défense antimissile sol-air dans la zone sous contrôle du M23. Le Rwanda a jusqu'à présent nié toute présence militaire, mais ne nie pas son appui politique : il affirme que le M23 a raison sur un certain nombre de revendications.

« Tout a été rapidement détricoté »

Tangi Bihan : L'arrivée au pouvoir de Tshisekedi en 2019 avait marqué une amélioration des relations entre Kinshasa et Kigali. Pourquoi se sont-elles dégradées ?

Onesphore Sematumba : Lorsque Tshisekedi arrive au pouvoir, en 2019, il développe une politique d'ouverture volontariste. Jusqu'à présent, il se vante d'être le premier président congolais à avoir visité toutes les capitales des neuf voisins, y compris le Rwanda. On a vu Tshisekedi à Kigali, on a vu Kagame se faire applaudir à Kinshasa à l'occasion des funérailles de Tshisekedi père [Étienne Tshisekedi]. Ils se donnaient même du « frère ». Cette embellie s'est poursuivie avec l'adhésion, fortement appuyée et encouragée par le Rwanda, du Congo à l'EAC [Communauté d'Afrique de l'Est], et par des accords, notamment un accord de traitement des minerais de la Sakima [Société aurifère du Kivu et du Maniema] par une raffinerie rwandaise. C'était du concret sur le plan économique. On justifiait cela à Kinshasa en disant qu'il fallait sortir d'une logique de pillage des ressources vers le Rwanda par la normalisation des relations bilatérales, qu'il fallait faire du « business propre ». La compagnie rwandaise RwandAir a commencé à desservir la ville de Goma et effectuait des liaisons vers Lubumbashi et vers Kinshasa.

C'est la résurgence du M23 qui a mis fin à cette embellie. Tshisekedi a tout de suite dénoncé l'ingérence du Rwanda. Pour lui, il ne fait aucun doute que le Rwanda se cache derrière le M23, dans le but de piller les ressources minières. Les attaques sont allées crescendo jusqu'à la campagne électorale de 2023, qui a atteint des sommets de discours bellicistes – Tshisekedi a même comparé Kagame à Hitler (3). On menace en disant qu'à la première escarmouche, on va envahir le Rwanda… Côté rwandais, on fait comprendre qu'on est prêt.

Aujourd'hui, nous en sommes encore là. Et tous les accords ont été annulés. Tout a été rapidement détricoté, de sorte que la situation est pire qu'avant l'arrivée de Tshisekedi au pouvoir.

« Les politiques congolais cherchent des boucs émissaires faciles »

Tangi Bihan : On entend souvent dire que le M23 est un outil du Rwanda pour piller les ressources minières de l'est du Congo, notamment le coltan et l'or. Quelle est la réalité de cette thèse ?

Onesphore Sematumba : On ne peut pas nier que tous les groupes armés profitent des ressources disponibles pour s'entretenir et pour financer leur guerre. Mais il est trop simpliste de focaliser sur les ressources minières. Il existe un proverbe dans la zone qui dit : « La chèvre broute là où elle est attachée. » Depuis novembre 2021 et jusqu'à aujourd'hui, le M23 progresse sans contrôler des zones minières. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas accès à des ressources : taxer la mobilité est beaucoup plus rentable que creuser le sol. De plus, tous les groupes armés, et il y en a plus de cent, ont développé une économie militaire de la violence, pas seulement le M23.

Il y a ce fantasme selon lequel le Congo serait une caisse pleine d'or, de diamant, de coltan, etc., assiégé par tous ceux qui le convoitent. Et on va même plus loin : on dit que ce n'est pas seulement le Rwanda, on dit que derrière il y a les Anglo-Saxons, et puis maintenant l'Union européenne et la Pologne (4). Il y a un déni de la responsabilité congolaise, et les politiques congolais cherchent des boucs émissaires faciles. « Nous sommes victimes de nos richesses » : c'est un discours qui passe facilement dans l'opinion.

Tangi Bihan : Aujourd'hui, les FDLR représentent-elles encore une menace pour le Rwanda ? Ou est-ce simplement un argument qui sert les intérêts de Kigali ?

Onesphore Sematumba : Un peu des deux. On ne peut pas être dans le déni, comme c'était le cas jusqu'à récemment à Kinshasa, en disant que les FDLR ne sont plus que des résidus qui ne représentent aucune menace. Les FDLR ont toujours été des formateurs dans la région. On sait qu'ils ont donné des formations militaires à beaucoup de groupes armés, par exemple les groupes Nyatura qui sont dans le parc, mais qu'ils ont aussi collaboré avec l'armée congolaise – c'est documenté dans le rapport du groupe d'experts des Nations unies. Pour la campagne de Rumangabo, tout le monde a vu que c'étaient les FDLR qui étaient le fer de lance (5). Récemment, le commandant de la 34e région militaire du Nord-Kivu a été limogé pour avoir collaboré avec les FDLR, ce qui signifie que les FDLR sont là. Et dernièrement, Tshisekedi a martelé qu'il serait impitoyable avec tout officier congolais qui entretiendrait des rapports avec les FDLR.

Maintenant, ce mouvement est-il suffisamment puissant pour compromettre la sécurité du Rwanda ? Ce n'est pas sûr. Certes, Tshisekedi et le président burundais, Évariste Ndayishimiye, laissent entendre que les deux pays n'hésiteraient pas à appuyer une opposition visant à renverser Kagame. Les Rwandais prennent ça au sérieux. Le Rwanda estime aussi que les FDLR travaillent avec l'armée congolaise et avec la SADC [Communauté de développement de l'Afrique australe] et se dit que les FDLR pourraient jouer le même coup qu'eux ont joué à Habyarimana. [Le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame avait été soutenu par l'Ouganda en 1990-1994, NDLR].

Un génocide ? « Une simplification outrancière »

Tangi Bihan : On entend des accusations de génocide de part et d'autre, surtout sur les réseaux sociaux : les Tutsi congolais seraient menacés de génocide, et le Rwanda commettrait un génocide au Congo. Quelle est la réalité de ces allégations ?

Onesphore Sematumba : Depuis 2021, on ne peut pas dire qu'il y ait eu une chasse systématique d'une communauté. Il y a une sorte de simplification outrancière. Par exemple, quand les Maï-Maï ou les Wazalendo attaquent un village et l'incendient, il se peut que ce village soit tutsi. Le lendemain, sur les réseaux sociaux, le M23 va dire que le génocide commis par Kinshasa se poursuit. Et quelques jours après, le M23 attaque un village, il y a des morts, on les étale et on dit que les victimes sont toutes nande ou hutu, et donc qu'un génocide est commis contre ces communautés. Il y a une sorte de surenchère émotionnelle du terme, qui est vidé de son sens.

En revanche, on peut constater la montée d'un discours de haine, notamment contre les Tutsi. Le paradoxe c'est qu'en voulant protéger une communauté, on l'expose à la vindicte des autres communautés. Tshisekedi affirme régulièrement que les Banyamulenge sont des Congolais, que tous les Tutsi ne sont pas du M23, qu'il ne faut pas faire d'amalgame. Mais le raisonnement de ceux qui vivent sous la menace du M23 est le suivant : en 1996, c'est l'AFDL [Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo] qui les a tués, donc les Tutsi ; en 1998, c'est le RCD [Rassemblement congolais pour la démocratie] qui les a tués, donc les Tutsi ; dans les années 2000, c'est le CNDP [Congrès national pour la défense du peuple] qui les a tués, donc les Tutsi ; en 2012, c'est le M23 qui les a tués, donc les Tutsi, et ainsi de suite… Ça donne, au sein de l'opinion, l'impression qu'il y a un groupe ethnique qui a son armée et que cette armée est meurtrière. Vous pouvez expliquer que dans le M23 il n'y a pas que des Tutsi, on vous répond que c'est un groupe de Tutsi…

Tangi Bihan : Y a-t-il un risque de guerre régionale ?

Onesphore Sematumba : Je pense que la guerre régionale est déjà là. Quelqu'un m'a demandé si on pouvait assister à un affrontement entre l'armée sud-africaine et l'armée rwandaise. C'est en train de se passer ! Le fait que l'armée sud-africaine soit du côté du gouvernement congolais pour défendre la ville de Goma, cela signifie qu'elle contrarie les plans de Kigali. Le mandat de la mission militaire de la SADC est offensif et cible en premier lieu le M23. C'est ainsi que, depuis février, les contingents de cette mission, dont les Tanzaniens et les Sud-Africains, sont déployés sur la ligne de front vers Sake aux côtés des forces congolaises et font donc face au M23. Mi-février, les Sud-Africains ont enregistré deux morts tués par un tir de mortier sur leur base de Mubambiro. Mais est-ce que cela peut déboucher sur une conflagration régionale ? Je ne le crois pas.

Prendre Goma, « c'est beaucoup de pression »

Tangi Bihan : Quel est l'intérêt de l'Afrique du Sud de se déployer au Congo, à travers la SADC ?

Onesphore Sematumba : L'Afrique du Sud ne s'est pas déployée pour faire la guerre au Rwanda. La SADC s'est déployée en remplacement de l'EAC, à l'invitation de Tshisekedi. Il faut savoir que tout appui militaire ou diplomatique est un investissement, et l'Afrique du Sud et son président ne voudraient pas qu'une solution soit trouvée sans eux. Pretoria est un acteur économique majeur qui ne voudrait pas rater cette opportunité. On parle de plus en plus de proches de Cyril Ramaphosa [le président sud-africain], sa famille ou sa belle-famille, qui seraient à la recherche de contrats miniers. Autant le Burundi n'a pas la force économique pour investir, autant l'Afrique du Sud est un mastodonte économique qui n'hésiterait pas à profiter du marché de la reconstruction.

Tangi Bihan : Le M23 pourrait-il aller jusqu'à l'occupation de Goma ?

Onesphore Sematumba : Le M23 a la capacité militaire et opérationnelle de prendre Goma, ils ne sont qu'à 20 kilomètres. Mais est-ce qu'ils ont intérêt à le faire ? Ils ont déjà occupé la ville en 2012 pendant dix jours, ça a été le début de leur effondrement. Prendre la ville de Goma, c'est braquer toutes les caméras internationales sur eux et sur leur mentor. C'est beaucoup de pression. Et surtout : qu'est-ce qu'une rébellion si impopulaire fait d'une ville de près de 2 millions d'habitants hostiles ? Comment gérer ça ? Je ne pense pas, vu la jurisprudence de 2012 et vu la complexité de l'affaire, qu'ils le feront. Ils vont probablement continuer à faire pression sur Goma parce que c'est important en vue d'éventuelles négociations.

Tangi Bihan : Quelles sont les voies de sortie de crise, notamment via la médiation angolaise ? Et quels seraient les objets d'une éventuelle négociation ?

Onesphore Sematumba : On ne peut pas prévoir quels seront les points de la négociation. Mais pour moi, il y a des étapes claires et urgentes, et des principes à définir. Le premier principe politique, c'est qu'on ne peut pas demander à Tshisekedi de négocier dans les conditions d'humiliation actuelle de son armée, ce serait politiquement suicidaire. Tshisekedi a besoin, même symboliquement, d'inverser légèrement le rapport de force. Il y a quelque chose de possible, de négociable et de préalable, c'est d'obtenir que le M23 arrête de faire pression sur la ville de Goma. Ce serait un bon début pour amorcer un dialogue.

Il n'est plus réaliste aujourd'hui de revenir aux clauses de l'accord de Luanda (6) qui demandaient au M23 de se retirer et de retourner au milieu des volcans, là d'où ils sont venus. Ni même de leur demander de passer par Kitshanga pour aller se cantonner à Kindu, sous la surveillance d'un contingent angolais. Le rapport de force a changé. L'autre urgence, c'est d'obtenir un cessez-le-feu. La situation humanitaire est dramatique. Les déplacés ne sont même pas dans des camps, ils sont dehors. Ceux de Sake, à 25 kilomètres de Goma, vivent entre leur village et la ville de Goma, sur la route, sous les intempéries. L'État ne les assiste pas, les ONG ont du mal.

La Monusco avait réussi à pousser le M23 hors du territoire national en 2013, c'était une victoire éclatante. Le Congo avait à l'époque réussi la guerre, mais il avait manqué la paix. Mais cette fois il n'y aura pas de victoire militaire, et surtout pas de victoire militaire d'importation avec la SADC. Tshisekedi continue à dire qu'il ne négociera pas avec le M23 et qu'il veut parler avec Kagame. L'une des faiblesses des accords précédents dans cette crise du M23, c'est qu'on a engagé le M23 sans parler avec le M23. C'est être naïf que de continuer à infantiliser un groupe comme celui-là et de croire que Kagame, à la dernière minute, va dire que ce sont ses « petits », qu'il va leur parler. Il ne va pas se dédire du jour au lendemain.

Tangi Bihan : Les États-Unis et l'Union européenne ont-ils des leviers pour faire pression sur Kigali ?

Onesphore Sematumba : Il faut reconnaître que la diplomatie congolaise a fini par porter ses fruits. Elle a obtenu la condamnation du M23, du Rwanda, l'appel au retrait des troupes rwandaises, l'appel au retrait de ce dispositif anti-aérien, etc. Mais ce sont des communiqués, et Kinshasa dit aujourd'hui que ça ne suffit pas, qu'il faut passer aux sanctions. Je doute fortement que ce qu'on appelle la « communauté internationale » ira plus loin que cela. Il ne faut pas oublier que le Rwanda va bientôt commémorer le trentième anniversaire du génocide des Tutsi de 1994. Je pense que cela pèse dans les relations internationales.

Les principaux acteurs de la guerre

Mouvement du 23 mars (M23). Rébellion composée majoritairement de Tutsi congolais et soutenue par Kigali, née en 2012, défaite en 2013 et réactivée en novembre 2021. Elle est issue de la rébellion du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), active dans les Kivus dans les années 2000.

Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Rébellion rwandaise créée en 2000 par d'anciens militaires et miliciens extrémistes hutu, auteurs du génocide des Tutsi en 1994 et qui, après leur défaite dans la guerre civile rwandaise (1990-1994), se sont réfugiés dans l'est du Congo. Ils combattent aujourd'hui le M23 auprès de l'armée congolaise.

Forces démocratiques alliées (ADF). Rébellion islamiste d'origine ougandaise née en 1995, active dans l'est du Congo (Ituri et Nord-Kivu) et affiliée à l'État islamique depuis 2017. Kinshasa et Kampala ont trouvé un accord en novembre 2021 pour que l'armée ougandaise se déploie dans l'est du Congo afin de les combattre.

Résistance pour un État de droit au Burundi (Red-Tabara). Rébellion burundaise créée en 2011 mais véritablement active après 2015, quand ses membres ont contesté le troisième mandat du président Pierre Nkurunziza. Elle opère depuis l'est du Congo (Sud-Kivu). Elle a été soutenue un temps par Kigali, mais il n'y a pas de preuve que c'est toujours le cas, en dépit des accusations du Burundi. La RDC et le Burundi ont trouvé un accord en décembre 2021 pour que l'armée burundaise se déploie dans l'est du Congo afin de les combattre.

« Wazalendo ». Signifie les « patriotes » en kiswahili. Regroupement de milices (Maï-Maï et Nyatura entre autres) opérant avec l'armée congolaise contre le M23. Ces milices combattaient pourtant l'armée congolaise dans le passé.

Mission des Nations unies pour la stabilisation en RDC (Monusco). Créée en 1999 lors de la deuxième guerre du Congo (1998-2003), sa mission principale est de protéger les civils. Elle a joué un rôle important dans la reprise de Goma des mains du M23 en 2012. Très critiquée pour son coût, son inefficacité et les crimes sexuels commis par ses soldats, elle a commencé son retrait du Congo en janvier 2024.

Force de la Communauté de développement de l'Afrique australe en RDC (SAMI-RDC). Déployée dans l'est du Congo à partir de décembre 2023 à la demande de Kinshasa en remplacement de la force de l'EAC, sous commandement sud-africain, elle est composée de militaires sud-africains, malawites et tanzaniens.

Force régionale de la Communauté d'Afrique de l'Est (EAC-RF). Déployée dans l'est du Congo en novembre 2022, sous commandement kényan et composée de militaires kényans, sud-soudanais, ougandais et burundais, elle a été critiquée par le président congolais pour son inaction face au M23. Elle s'est retirée en décembre 2023.

Notes

1- Au 30 octobre 2023, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM).

2- Parc national classé au patrimoine mondial de l'Unesco, situé au nord de Goma, le long de la frontière avec le Rwanda et l'Ouganda, dans le Nord-Kivu.

3- Discours du 8 décembre 2023 à Bukavu.

4- Le président polonais Andrzej Duda a effectué une visite de trois jours au Rwanda en février 2024, durant laquelle a notamment été signé un accord de coopération militaire.

5- Les FDLR avaient combattu aux côtés de l'armée congolaise face à l'offensive du M23 sur Rumangabo en 2022, où se trouve un camp militaire important, à 40 kilomètres au nord de Goma.

6- Cet accord conclu le 6 juillet 2022, sous la médiation de l'Union africaine, par Paul Kagame et Félix Tshisekedi, mais en l'absence de représentants du M23, prévoyait une « désescalade », le retrait du M23 des zones qu'il a conquises, la normalisation des relations bilatérales RDC-Rwanda et la reprise du processus de paix de Nairobi. Ce dernier, lancé en avril 2022 lors de l'adhésion de la RDC à l'EAC, prévoyait un programme de démobilisation-désarmement-réintégration des combattants des groupes armés de l'est du Congo, mais Kinshasa s'est opposé à ce que le M23 y participe.

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Soudan : faim extrême et déplacements forcés en plus d’un an de guerre

28 janvier, par Bianca Pessoa — , ,
Depuis avril 2023, une violente guerre civile s'est emparée du Soudan dans un différend pour le pouvoir et les territoires entre les forces armées soudanaises et le groupe (…)

Depuis avril 2023, une violente guerre civile s'est emparée du Soudan dans un différend pour le pouvoir et les territoires entre les forces armées soudanaises et le groupe paramilitaire connu sous le nom de Forces de soutien rapide (RSF en anglais). Depuis le début de cette nouvelle phase du conflit, plus de 10 millions de personnes ont été déplacées et environ 70 % de la population meurt de faim.

Tiré d'Afrique en lutte.

L'histoire des guerres civiles dans le pays n'est pas récente. Depuis les luttes pour l'indépendance, le Soudan a connu une série de conflits internes, alimentés par des différends et des ingérences extérieures. La première guerre civile, qui a duré entre 1955 et 1972, a marqué les différences entre le sud et le nord du pays, les sudistes réclamant plus d'autonomie régionale. Un autre conflit a éclaté en 2003 et s'étend jusqu'à nos jours dans la région du Darfour, à l'ouest du Soudan, une région riche en ressources naturelles telles que l'or. La guerre actuelle a éclaté en raison d'un désaccord sur la période d'intégration des RSF dans les Forces armées, dans le cadre des revendications non résolues de la Révolution populaire soudanaise de 2018.

Cet article rassemble des analyses présentées lors des activités « La guerre au Soudan : perspectives de la gauche », organisées par l'Assemblée Internationale des Peuples (AIP), Peoples Dispatch et le magazine Madaar en juillet 2024 et « Tracer la route des conflits africains oubliés », organisé par la Marche Mondiale des Femmes (MMF) Afrique du Sud en septembre.

Dispute sur les territoires et les richesses naturelles

Pour Niamat Kuku, membre du Comité central du Parti communiste du Soudan et militante des droits humains, le contexte avant la guerre et pendant la période de transition était celui d'une lutte de classe intense. « Ceux qui s'opposaient à la révolution étaient contre toutes les femmes, les paysans et les paysannes et tous les autres segments sociaux à l'exception des politiciens islamiques », a déclaré Niamat. Cette opposition antipopulaire bénéficiait d'un fort soutien de forces extérieures : « nous avons été confrontés aux menaces de forces étrangères, d'ingérence et d'intervention au Soudan, y compris l'intervention de l'Égypte et des Émirats arabes unis, des pays qui ont un grand intérêt pour nos ressources ».

L'ingérence internationale est devenue de plus en plus intense à mesure que la révolution soudanaise a eu lieu, dans le cadre de la lutte pour la souveraineté nationale sur les ressources du pays. « La situation géographique du Soudan permet de se diriger vers la Méditerranée ou l'océan Atlantique. Nous avons une grande réserve d'eau douce, des terres fertiles pour l'agriculture, des minéraux, de l'uranium, de l'or, de l'argent, même la qualité de notre sable est excellente. Nous avons une population diversifiée et un grand patrimoine humanitaire et civilisationnel. Ce sont des éléments qui font que le Soudan intéresse de nombreuses forces régionales et internationales », explique Randa Mohammed, membre de l'Union des femmes soudanaises [Sudanese Women's Union].

Les organisations et les forces révolutionnaires ont commencé à dénoncer le coup d'État en cours depuis fin 2021. Les caractéristiques de la guerre sont devenues plus évidentes à mesure que de plus en plus d'armes ont été apportées de l'extérieur. « Ce n'est pas seulement une guerre économique entre deux généraux, et ce n'est pas non plus un conflit entre un général national et des puissances extérieures, mais c'est un conflit mené par des agendas extérieurs qui manipulent l'environnement social. Nous sommes entourés de pays et de gouvernements qui sont totalement opposés à un nouveau gouvernement démocratique au Soudan », conclut Niamat.

Attaques contre des établissements de santé, impacts sur la vie des gens

La docteure Ihisan Fagiri, également de l'Union des femmes soudanaises, a déclaré que la guerre violente d'aujourd'hui visait essentiellement le peuple soudanais qui a combattu lors de la révolution de décembre 2018. Depuis lors, les deux camps ont commis des crimes contre l'humanité, ce qui a eu de nombreux impacts, en particulier sur le système de santé déjà fragile du pays. « Notre secteur de la santé a été affaibli par le Fonds monétaire international, ce qui a entraîné l'épuisement des ressources hospitalières et la fermeture et privatisation de tous les services de santé », explique Ihisan.

Après le déclenchement de la guerre le 15 avril 2023, l'impact sur les établissements de santé a été très grave, puisque la plupart des hôpitaux ont été occupés par les milices ou détruits par l'armée. Selon le rapport préliminaire du Comité du Syndicat des médecins, présenté par Ihisan lors de l'activité de la Marche Mondiale des Femmes, au cours des deux premières semaines de la guerre dans la capitale Khartoum, plus de 70 % des hôpitaux étaient hors service ou détruits. « Le premier hôpital occupé par la milice était la maternité d'Omdurman. Cela nous donne un indice sur leur mentalité envers les femmes et leur santé, et sur la façon dont les femmes paient la facture de cette guerre », explique Ihisan Fagiri.

La détérioration de la santé au Soudan a été exacerbée par un certain nombre d'autres facteurs, notamment les pénuries d'eau potable, l'assainissement inadéquat et le manque d'hygiène de base. La situation s'est aggravée lors de catastrophes amplifiées par la crise climatique, telles que les pluies et les inondations, qui ont détruit des maisons et laissé de nombreuses personnes sans abri dans les rues, augmentant la propagation de maladies telles que la diarrhée, le paludisme, la dysenterie et la typhoïde. De plus, la population du pays souffre de coupures d'électricité et du manque de traitement approprié des corps des victimes du conflit.

Omayma Elmardi, de la MMF au Soudan, a parlé des impacts de la guerre sur différents groupes ethniques, les femmes et les filles soudanaises. « La guerre a provoqué des déplacements massifs, des meurtres parmi les civils réfugiés, la destruction d'institutions publiques, de marchés, d'hôpitaux et de biens. Les femmes et les filles craignent pour leur sécurité personnelle dans les zones de conflit et sont soumises à toutes sortes de violences, au manque de services de santé, de nourriture, de sûreté et de sécurité ».

Migrations forcées

Les femmes et leurs familles ont été forcées de quitter leurs maisons pour fuir la violence. Ils ont eu un certain soutien des Comités de Résistance, qui sont composés de différentes entités et organisent, par exemple, la distribution de nourriture. « Mais l'aide humanitaire est très rare et limitée. Les Nations Unies disent qu'elles fournissent une aide humanitaire à cinq millions de personnes, mais au moins 15 millions ont encore besoin d'une aide humanitaire et maintenant 25 millions de la population totale du Soudan de 47 millions risquent de souffrir de la faim et de la malnutrition. Dans le camp de Zamzam, toutes les heures, deux enfants meurent », a déclaré Randa Mohammed.

Le déplacement interne de millions de personnes en raison de la violence a entraîné un afflux de réfugiés qui surpeuplent les quelques établissements de santé qui fonctionnent encore dans certaines régions, épuisant les ressources et entravant la capacité de répondre à cette importante demande de la population.

Les camps de réfugiés s'étendent au-delà des frontières du pays alors que les Soudanais demandent l'asile dans les pays voisins. En Égypte, qui abrite déjà des centaines de personnes en exil, le gouvernement a empêché les avocats d'assister les nouvelles demandes d'asile. En Éthiopie, l'augmentation de la migration soudanaise a amplifié la crise migratoire déjà présente dans le pays, qui abrite également des migrant.e.s d'autres conflits de la région.

La vie des femmes qui, à travers le monde, font face à des situations de guerre ou de dictatures a été un point de réflexion lors des deux activités. Les camarades du Soudan y ont exprimé une solidarité sans restriction avec les femmes qui résistent aux conflits et aux guerres qui se déroulent actuellement en Palestine et en République démocratique du Congo. Comme l'a rappelé Ihisan, « en général, lors de tout conflit, les épées sont pointées sur les femmes qui paient le prix de la guerre sous la forme de meurtres, d'expulsions et de viols ». Compte tenu de cela, le féminisme doit être positionné avec force dans la lutte contre les guerres, les génocides et les conflits armés motivés par la cupidité impérialiste et détruisant des vies et des communautés. Ihisan poursuit : « Nous devons mettre fin à cette guerre et obtenir des passages et des chemins sûrs et sécurisés pour la livraison de médicaments et de nourriture. L'union des femmes soudanaises préconise la participation des femmes à tous les processus de rétablissement de la paix. C'est l'étape la plus importante pour mettre fin à la guerre ».

Édition et révision par Helena Zelic et Tica Moreno

Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves

Source : https://capiremov.org/fr/

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Mozambique. « Il n’est pas impossible de voir apparaître une nouvelle guérilla »

28 janvier, par Margaux Solinas, Michaël Pauron, Michel Cahen — , ,
La victoire aux élections générales du 9 octobre de Daniel Chapo est contestée par l'opposition et une partie de la population : des manifestations ont causé la mort de (…)

La victoire aux élections générales du 9 octobre de Daniel Chapo est contestée par l'opposition et une partie de la population : des manifestations ont causé la mort de plusieurs centaines de personnes. Pour l'historien Michel Cahen, cette situation est inédite depuis l'indépendance du Mozambique, en 1975.

Tiré d'Afrique XXI.

Ce mercredi 15 janvier a lieu l'investiture du prochain président du Mozambique. Le résultat des élections générales du 9 octobre 2024 annonçait la victoire de Daniel Chapo, candidat du Front de libération du Mozambique (Frelimo), le parti au pouvoir depuis l'indépendance du pays, en 1975. Le scrutin, marqué par de vives contestations à l'échelle nationale, a vu la montée de Venancio Mondlane, candidat du parti d'opposition Podemos crédité de la deuxième place, selon les résultats entérinés par le Conseil constitutionnel le 23 décembre 2024.

Ces résultats controversés ont déclenché une vague de violences et de manifestations dans tout le pays, faisant plus de 300 morts, selon plusieurs ONG, et des milliers de blessés. Ivino Dias, l'avocat de Venancio Mondlane, et Paulo Guambe, représentant du Podemos, ont été assassinés le vendredi 18 octobre 2024, alors qu'ils planifiaient un recours contre les fraudes électorales. Ces meurtres avaient contraint Venancio Mondlane à fuir le pays, avant qu'il fasse son retour à Maputo le 9 janvier, dénonçant le trucage des élections et la mainmise du Frelimo sur le pays.

Ces nouvelles tensions ont causé la mort de deux personnes, selon l'ONG Human Rights Watch. Face à cette escalade de la répression, le candidat du Podemos a appelé à trois jours de grève générale à l'approche de l'investiture, exhortant également les députés de son parti à boycotter leur entrée au Parlement. Les députés de la Résistance nationale du Mozambique (Renamo), l'ancienne rébellion armée devenue le parti d'opposition historique, et ceux du Mouvement démocratique du Mozambique (MDM) ont annoncé ce dimanche 12 janvier qu'ils ne prendraient pas part à l'investiture.

Depuis l'annonce des résultats le 24 octobre 2024, la communauté internationale est demeurée prudente, voire silencieuse. Le président du Portugal, Marcelo Rebelo de Sousa, pays qui a colonisé le Mozambique de 1498 à 1975, a annoncé qu'il ne se rendrait pas à l'investiture, mais enverrait son ministre des Affaires étrangères. De son côté, le Parlement portugais a recommandé au gouvernement de ne pas reconnaître les résultats des élections, soulignant ainsi les doutes qui entourent leur légitimité.

À l'occasion de l'investiture et de l'incertitude politique qui règne dans le pays, Afrique XXI s'est entretenu avec Michel Cahen, directeur de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l'Afrique lusophone contemporaine.

« Arrêter Mondlane risque de conduire à un bain de sang »

Afrique XXI : Le candidat du Frelimo officiellement élu, Daniel Chapo, doit être investi mercredi 15 janvier. Le candidat de l'opposition Venancio Mondlane, qui revendique la victoire, a appelé à la grève générale. Le régime peut-il prendre le risque de l'arrêter ?

Michel Cahen : Les autorités lui demandent de rembourser tous les dégâts commis jusque-là par les émeutiers, mais il n'y a pas de mandat d'arrêt contre lui pour l'instant. Avec une telle décision politique, le régime prendrait le risque de déclencher des émeutes monstres dans tout le pays. Et assumerait ensuite de les réprimer dans un bain de sang.

Afrique XXI : Des contacts existent-ils entre le Frelimo et Venancio Mondlane ?

Michel Cahen : On évoque des échanges téléphoniques avec le président sortant Filipe Nyusi et le nouveau président « élu ». On ne connaît pas le contenu de ces conversations ni la teneur du marchandage, mais il y aurait une proposition de faire un gouvernement d'union nationale : un président du Frelimo et un Premier ministre qui pourrait être Mondlane. Ce dernier dirigerait un gouvernement composé de ministres en partie issus de l'opposition.

Afrique XXI : À sa descente d'avion, Venancio Mondlane a mis en avant sa foi, brandissant une bible. Que signifie cette mise en scène ?

Michel Cahen : Il appartient à l'une ces nombreuses Églises brésiliennes ou nord-américaines qui pullulent aujourd'hui au Mozambique et qui concurrencent les Églises protestantes et catholiques traditionnelles. Ce lien avec l'Église évangélique était moins présent au début de sa vie politique au sein de la Renamo (1) (dont il a été le porte-parole) et quand il était journaliste à la radio et à la télévision.

En 2023, quand il perd les élections municipales à Maputo et dénonce des fraudes, on a commencé à voir une différence d'attitude par rapport aux autres partis politiques : il organise des manifestations pour célébrer sa victoire avant même que les résultats soient proclamés. Son aspect messianique s'est renforcé. Ça n'a pas forcément d'incidence sur sa popularité, mais on l'a accusé d'avoir entretenu des relations avec le dirigeant brésilien évangélique d'extrême droite Jair Bolsonaro et d'avoir été reçu par le parti portugais d'extrême droite Chega (les autres partis portugais avaient refusé de le recevoir).

Afrique XXI : La religion est-elle un élément déterminant dans ces évènements ?

Michel Cahen : Ce serait se méprendre que d'analyser ce qui se passe au Mozambique aujourd'hui à l'aune de la personnalité politico-religieuse de Mondlane. Ce qui se passe au Mozambique est inédit depuis l'indépendance, en 1975. C'est un véritable processus révolutionnaire. Ce ne sont pas des heurts postélectoraux habituels.

Cela dit, sa dimension religieuse joue un rôle : je crois qu'il est sincère quand il dit qu'il est prêt à mourir, puisqu'il croit à la vie après la mort. Les jeunes qui le soutiennent disent que leur leader ne peut pas mourir... Il y a donc un lien messianique entre eux. C'est relativement nouveau dans un pays qui sort d'un pouvoir dit « marxiste-léniniste » et laïque.

« Dans n'importe quelle démocratie, on aurait refait l'élection »

Afrique XXI : Ni le MDM ni la Renamo n'ont soutenu Mondlane à l'élection. Mathématiquement, aurait-il pu réellement gagner si les élections n'avaient pas été truquées ?

Michel Cahen : Rien ne permet de l'affirmer. Mais c'est mon intime conviction car c'est tout à fait probable au regard de plusieurs facteurs. Certes, il n'a pas officiellement fédéré toute l'opposition, et personne n'a d'ailleurs défendu un projet de coalition de l'opposition. Mais la Renamo et le MDM se sont effondrés, et c'est Mondlane qui en a profité.

Il y a d'abord la question des fraudes. Elles existent depuis les premières élections libres, en 1994. Malgré tout, la Renamo, qui était considérée comme un ramassis de bandits armés, avait obtenu 40 % des votes et la majorité dans certaines régions. Cela veut dire qu'il y avait déjà une forte opposition au Frelimo. Lors des élections de 1999, d'aucuns affirment qu'un logiciel informatique a carrément inversé le résultat. En 2004, puis en 2009, la Renamo a dénoncé les fraudes et menacé de reprendre les armes. Elle a rouvert des bases militaires, et il y a eu des incidents sérieux. Cette posture guerrière lui a été profitable car les Mozambicains souhaitent que le pays soit dirigé par des leaders charismatiques. Leur score a doublé en 2014... Avant de baisser à nouveau en 2019.

Cette année, le Conseil constitutionnel, uniquement composé de membres du Frelimo, a admis qu'il y avait eu des fraudes, tout en affirmant que ce n'était pas de nature à changer le résultat final de l'élection. Ils ont donné un peu plus de députés au Podemos, ils ont augmenté le pourcentage de Mondlane qui est passé de 20 à 25 %. Ils ont baissé un peu celui de Daniel Chapo, qui est passé de 70 à 65 %... Mais dans n'importe quel pays démocratique, quand une instance de recours reconnaît qu'il y a eu fraude, on recompte les voix ou on refait l'élection.

Et enfin il y a eu les comptages de l'équipe de campagne de Mondlane dans à peu près 80 % des bureaux de vote, ce qui est quand même énorme. Selon ces observateurs, Mondlane aurait recueilli entre 60 et 70 % des voix.

« C'est avant tout un vote contre le Frelimo »

Afrique XXI : Quelles sont les formes de la fraude ?

Michel Cahen : Une pression permanente s'exerce dans la période préélectorale et une fraude diversifiée est mise en place le jour des élections.

La plupart des Mozambicains ont une carte électorale qui leur sert de carte d'identité (elle est gratuite). Les militants du Frelimo se déplacent de foyer en foyer et proposent de voter pour les électeurs éloignés des bureaux de vote (ce qui n'empêche pas l'abstention de rester élevée). Si l'électeur refuse, le Frelimo récupère quand même le numéro de carte.

Ensuite, il y a des intimidations par téléphone – ils appellent si vous n'avez pas voté, ou pour inciter à « bien » voter. Sans parler de la discrimination relative à l'appartenance politique : on vit mieux quand on a la carte du Frelimo.

Puis, le jour du vote, il y a des Mozambicains qui ont voté sans le savoir : dans la province de Gaza, des observateurs ont pu voir que presque personne n'était venu voter pendant toute la journée. À la fin, on a décompté 1 500 électeurs et 100 % de voix pour le Frelimo.

Afrique XXI : Quelle est la proportion des soutiens de la Renamo qui ont rejoint Mondlane ?

Michel Cahen : Il faut bien comprendre que dans le vote pour Mondlane il y a des gens qui le soutiennent, mais une partie non négligeable est avant tout contre le Frelimo. D'ailleurs, si, très probablement, il y a des électeurs de la Renamo qui ont suivi Mondlane, son succès s'explique aussi parce qu'il était plus facile pour des opposants au Frelimo de glisser un bulletin pour le Podemos plutôt que pour la Renamo, dont l'histoire reste entachée par sa proximité avec le régime d'apartheid.

« Les jeunes hommes brûlent, les jeunes femmes prient »

Afrique XXI : Pourquoi la Renamo n'est-elle pas derrière Mondlane ?

Michel Cahen : Les vieux généraux de la Renamo, même divisés entre eux, ont préféré garder le contrôle. Ils ont appliqué la règle issue du parti unique, à savoir que le président du parti est automatiquement le candidat. Ils n'ont pas exclu Mondlane officiellement mais ils l'ont empêché de participer au congrès d'avril 2024. Mondlane s'est donc présenté sous les couleurs du petit parti Podemos. Si la Renamo l'avait investi comme candidat, elle aurait gagné les élections et aurait pu contrôler un peu mieux son candidat impétueux.

Afrique XXI : Le Podemos souhaite investir ses députés, contre l'avis de Mondlane...

Michel Cahen : Le Podemos fait une entrée fracassante avec 45 députés alors qu'il était jusqu'ici un parti extra-parlementaire. Ces derniers veulent « manger », c'est-à-dire être investis pour récupérer leur salaire.

Afrique XXI : Qui sont les jeunes qui manifestent en soutien à Mondlane et que revendiquent-ils ?

Michel Cahen : Ce sont des jeunes très pauvres. Cette base plébéienne n'est pas une base prolétarienne, ni proprement paysanne. Ce sont tous ces Mozambicains qui ont migré dans les villes, qui n'ont pas réussi à trouver de travail et qui survivent de petits métiers, comme la vente de cigarettes à l'unité. Les jeunes hommes manifestent, brûlent les pneus, les voitures et, parfois, pillent. Ils surveillent Mondlane : quand celui-ci hésite sur le recours à la violence, ils l'accusent de vouloir les trahir. On a également vu des jeunes femmes prier dans les rues. C'est inédit.

La population du Mozambique a plus que doublé en cinquante ans et on a assisté à une migration des campagnes vers les villes. Aujourd'hui, à Maputo, les classes supérieure et moyenne qui vivent dans la « ville de ciment » (les quartiers historiques) ne représentent que 20 % de la population. Le reste vit dans des bidonvilles. Dans le contexte actuel, les jeunes n'ont aucune perspective d'amélioration de leur situation socio-économique.

Enfin, si les classes moyennes ne manifestent pas, elles s'expriment quand même : elles ont par exemple participé à des concerts de casseroles pour dénoncer les fraudes.

« Partir en guerre devient un projet de vie »

Afrique XXI : Les manifestations concernent-elles principalement les fiefs de l'opposition ?

Michel Cahen : On remarque que les citadins passent massivement à l'opposition, or Maputo et Matola, les deux plus grandes villes, sont le cœur historique du Frelimo. Il y a des manifestations également dans la province de Gaza, d'où est originaire une grande partie des élites du Frelimo. C'est le cas aussi chez les Macondes, où a démarré la mobilisation contre le pouvoir colonial portugais en 1964. Il s'agit bien d'une révolte qui dépasse les clivages ethniques et partisans et qui concerne tout le pays.

Afrique XXI : Jusqu'où sont prêts à aller les manifestants ?

Michel Cahen : Ce n'est pas facile à dire, mais je pense très sincèrement qu'il n'est pas impossible de voir apparaître une nouvelle guérilla. Elle n'aurait rien à voir avec la guérilla djihadiste de l'extrême Nord. Elle prendrait plutôt la forme d'un Front de libération. En tant qu'historien, si je regarde le passé du pays, cette hypothèse est socialement envisageable. Pour ces jeunes garçons désespérés, partir en guerre devient un projet de vie. Ils vont continuer à brûler des pneus, des voitures, des autocars, à attaquer partout les sièges du Frelimo et parfois les sièges de la police pour y voler des armes.

Afrique XXI : Le Frelimo est le parti de la lutte contre la colonisation et de la résistance face à une rébellion soutenue par le régime de l'apartheid. Cela ne compte-t-il plus aujourd'hui ?

Michel Cahen : C'est le passage des générations. L'indépendance a été obtenue en 1975. La guerre civile a ensuite duré de 1976 à 1992 et elle a longtemps été politiquement structurante : la guérilla de la Renamo était soutenue par le régime de l'apartheid. Pour beaucoup de gens, notamment dans les grandes villes du sud du pays, il était tout à fait impossible de voter pour la Renamo par fidélité au parti qui avait gagné l'indépendance en 1975 et qui avait affronté une guérilla soutenue par l'apartheid. Beaucoup sont morts aujourd'hui. Plus de la moitié de la population est née après 1992. Le Frelimo n'est plus considéré comme le parti de l'indépendance, ni comme le parti qui a construit des hôpitaux, qui a amené l'électricité... Il est considéré comme un parti de gangsters et un parti d'élites.

« Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir »

Afrique XXI : Le Frelimo peut-il envisager de perdre le pouvoir ?

Michel Cahen : Il y a 150 familles qui sont au pouvoir sans interruption depuis cinquante ans et il est tout à fait impensable, inconcevable pour elles, de le perdre. D'abord, pour des raisons économiques car au Mozambique, pour être riche, il faut absolument avoir la maîtrise complète de l'appareil d'État. Mais aussi pour des raisons psychologiques. Ces gens forment une famille, un « corps social », comme aurait dit l'anthropologue Claude Meillassoux. Ce sont eux qui ont « produit » ce pays – lui-même créé par la colonisation. Si vous ne faites pas partie du Frelimo, vous ne faites pas partie de la nation. Il s'agit d'un parti-nation.

Le Frelimo a toujours considéré que l'opposition mettait en danger l'unité nationale. Les raisons sont donc économiques et idéologiques. Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir, y compris à déclencher un bain de sang.

Afrique XXI : Comment vont se positionner les organisations internationales ?

Michel Cahen : L'organisation qui, par le passé, a été la plus virulente, est la Fondation Carter. L'Union européenne a toujours été plus discrète tout en admettant que telle ou telle élection n'était pas totalement transparente. Ni l'une ni l'autre n'ont encore publié leur rapport, ce qui est inhabituel. Elles ne prendront pas le risque de publier des chiffres alternatifs, mais l'Union européenne aurait parfaitement pu relayer les résultats des 100 bureaux de vote qu'elle a observés.

« Le messianisme de Mondlane déplaît à l'international »

Afrique XXI : Le président portugais a annoncé qu'il ne se rendrait pas à l'investiture et enverrait son ministre des Affaires étrangères. Le reste de la communauté internationale est relativement silencieux. Pourquoi ?

Michel Cahen : Que la communauté internationale laisse faire n'est pas normal mais c'est absolument habituel. Elle est sincèrement convaincue, depuis toujours, que l'ancien parti marxiste-léniniste est le seul capable de gérer le pays. Elle se dit que ses dirigeants sont peut-être des bandits, mais des bandits qu'elle connaît. Elle estime, à tort, que la Renamo n'est pas structurée. Et, là, j'imagine que le messianisme de Venancio Mondlane lui déplaît.

Par le passé, même durant les périodes les plus dures, comme en 1999, elle a toujours félicité les « vainqueurs ». Aujourd'hui, c'est quand même un peu plus compliqué, le Frelimo faisant lui-même partie du problème. Je pense que la solution préférée de la communauté internationale serait un président Frelimo et un gouvernement d'union nationale.

Afrique XXI : Le pays est riche en ressources, notamment gazières. Les perspectives économiques sont-elles un facteur de déstabilisation ?

Michel Cahen : Le taux de pauvreté reste à peu près stable même si il a un peu augmenté depuis 2016 à la suite du scandale de la dette cachée (2). En revanche, la population a bien remarqué que l'élite était beaucoup plus riche depuis les découvertes des énormes réserves de gaz, et la demande sociale s'est accentuée.

Les plus grandes entreprises mondiales sont au Mozambique, avec TotalEnergies, ENI, ExxonMobil... Ce n'est pas au moment où l'argent va couler à flots que le Frelimo va remettre le pouvoir à ceux qu'il considère comme des incapables. Maintenant, le Frelimo est lui même divisé. Il y a la vieille garde, courageuse mais plus très nombreuse. Certaines personnes ont dit qu'il fallait recommencer les élections, d'autres qu'il fallait au minimum recompter tous les bulletins de vote, ce qui est impossible parce qu'ils sont détruits très rapidement.

Cela dit, les questions économiques ne sont pas nouvelles. Par exemple, les mines de rubis dans l'extrême Nord étaient exploitées depuis des années par des artisans. Puis Samora Machel junior, fils de l'ancien président, a conclu un accord avec Gemfields, la grande compagnie britannique de pierres précieuses (3). Il a récupéré les mines et il a chassé tout le monde. Il y a eu des incidents très violents. Il est quasiment certain qu'une partie de ces artisans ont rejoint la guérilla djihadiste. Contrairement à ce que dit le récit officiel, cette rébellion n'est pas apparue avec les découvertes de gaz.

Dans le Sud, on a également exproprié des habitants pour l'exploitation de sables bitumineux qui détruisent des plages entières et des lieux sacrés. En échange, les autorités avaient promis un pont et l'accès à l'eau : rien n'a été fait. Les mines de charbon à ciel ouvert ont tout pollué à des kilomètres à la ronde. Les gens manifestent mais cela ne change rien. Le pouvoir est arrogant. Pour lui, la dignité des personnes ne compte pas. Les Mozambicains protestent donc contre des résultats électoraux frauduleux mais aussi contre toutes ces injustices.

« La contre-guérilla produit de la frustration »

Afrique XXI : La France a de gros intérêts avec TotalEnergies. Elle est également indirectement mêlée à l'affaire de la dette cachée. Comment réagit-elle ?

Michel Cahen : À ma connaissance, elle ne s'est pas encore exprimée. Dans un article récent, j'écrivais que la diplomatie française aurait intérêt à se distancier du régime frauduleux. Déjà, des femmes ont manifesté dans le Nord avec des pancartes « le Mozambique n'appartient pas à la France ».

Afrique XXI : L'insécurité dans le Cabo Delgado, principalement due à un groupe armé affilié à Daesh, et l'incapacité de l'armée mozambicaine à sécuriser cette région ont-elles joué dans le rejet du Frelimo ?

Michel Cahen : Peut-être. Les forces armées du Mozambique et les Unités d'intervention rapide sont accusées de graves atteintes aux droits humains dans le nord du pays. Quand elles arrivent dans un village, elles partent du principe que tous les villageois sont des partisans de la guérilla et elles tuent tout le monde. Cette contre-guérilla ne rétablit pas la sécurité et produit de la frustration.

Par ailleurs, je ne crois pas qu'une telle rébellion puisse durer aussi longtemps sans avoir une base sociale au sein de la population. Elle a quand même tenu Mocímboa da Praia pendant un an et avait été applaudie lors de son entrée dans la ville. Ce groupe a affirmé être contre le parti de l'argent, c'est à dire le Frelimo. Il y a donc une revendication sociale.

Cela dit, les troubles au Cabo Delgado ne sont pas nouveaux. Le Cabo Delgado est une province immense, grande comme le Portugal. Elle est ethniquement hétérogène avec des trajectoires sociales diverses. D'une part, le groupe le plus important, les Makuas, est en partie musulman et a peu participé à la guerre de libération anticoloniale. D'autre part, les Mwanes sont une population côtière de pêcheurs qui ressemblent aux Swahilis sans pour autant parler leur langue. Les uns et les autres ont été victimes de déplacement de population dans le cadre des méga-projets. La côte du Cabo Delgado a été une zone très proche de la Renamo, et les élections municipales à Pemba ont souvent fait l'objet de fraudes. Par le passé, des émeutes meurtrières y ont été observées. Il existe un quartier de la ville où les gens du Frelimo ne peuvent pas entrer. Il y a donc des tensions, qui ont des racines historiques, mais les contextes sont très hétérogènes.

En revanche, comme dans le Sud, beaucoup de jeunes hommes sont privés de perspectives. Ils peuvent vouloir rejoindre la rébellion djihadiste, écœurés par le régime.

« Une intervention militaire à la gabonaise n'est pas à exclure »

Afrique XXI : L'armée pourrait-elle sortir des casernes et prendre le parti du peuple ?

Michel Cahen : La répression a été exercée par les Unités d'intervention rapide, une sorte de police militarisée qui ne dépend pas de l'armée. L'armée est quand à elle issue des accords de paix de 1992 et compte en son sein des membres de la Renamo et du Frelimo, alors que la police est strictement composée de membres du Frelimo.

L'armée, qui ne compte que 5 000 hommes, contre 100 000 environ pour la police, n'a pas bougé d'un pouce. La police, de son côté, est fidèle au Frelimo – son chef est un Makonde nommé par Nyusi –, quand bien même on a pu voir des policiers fraterniser avec des manifestants et participer aux pillages.

Historiquement, l'armée et le politique sont très liés, c'est un legs des guerres anticoloniale et civile. Les coups d'État militaires ne font donc pas partie des habitudes. Maintenant, une intervention militaire à la gabonaise n'est pas complètement à exclure : l'armée a quand même fait savoir qu'elle défendait les intérêts de la nation et non ceux d'un parti en particulier. Et, ça, c'est nouveau.

Notes

1- Il s'est présenté aux élections municipales de 2013 et 2023 pour la Renamo. Il a été élu député de la Renamo en 2014 et réélu en 2019. Il avait été empêché de se présenter à l'élection municipale à Maputo en 2018.

2- Maputo avait dissimulé 2 milliards de dollars (1,95 milliard d'euros) d'emprunts levés en 2013 pour pouvoir acheter secrètement de l'armement, dont des vedettes fabriquées en France. Les trois quarts de cette somme se sont volatilisés. Le scandale a éclaté en 2016.

3- En 2011, c'est officiellement l'État du Mozambique qui s'associe avec la compagnie britannique Gemfields pour donner naissance à la Montepuez Ruby Mining (MRM).

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