Derniers articles

Parfois la nuit, je veille
Parfois la nuit, je veille
Je me poste à ma fenêtre et je guette
Pour surveiller l'effritement du monde.
Je tremble de rage, je tremble de peur,
Je vois la violence,
Celle des écocides,
Celle de l'exclusion,
Celle du viol,
Celle de l'oppression,
Celle de génocides,
Perpétrés dans la complicité de nos regards détournés
Celle du travail, de la normalisation,
De la course aux dollars
Celle du racisme
Celle du fascisme qui gronde derrière la porte.
Close.
Pour combien de temps ?
Pour combien de gens ?
Je tremble, oui de peur,
Oui de rage.
Mais je ne fuis pas,
Je ne reconnais pas
Que le monde est leur monde.
Je ne le leur concèderai jamais.
À chaque minute de chaque jour,
Je le revendique,
Je le fais mien
Et je lutte
Pour que CE monde soit NOTRE monde.
Manon Ann Blanchard
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Et la faim dans le monde ?
Les journaux nous apprenaient récemment que la faim s'était intensifiée dans le monde en 2023 et que près de 282 millions de personnes dans de nombreux pays étaient ainsi confrontées « à une insécurité alimentaire aiguë » ou, pour l'exprimer de façon moins prosaïque, qu'elles étaient en train de mourir de faim…
C'était 22 millions de plus qu'en 2022 et la cinquième année consécutive où l'on assistait à une telle augmentation. Quelque 600 000 d'entre elles se trouvaient d'ailleurs à Gaza, victimes du génocide en cours - un chiffre qui a depuis grimpé à plus de 1,1 million de personnes.
À moins de s'être retrouvés dans une telle situation, ce qui risque peu de nous arriver ici, nous pouvons difficilement mesurer le niveau de souffrance physique et de détresse psychologique que cela implique. Ces situations ne nous en affectent pas moins, en témoignent les très nombreuses manifestations partout dans le monde pour que cesse la famine et la tuerie de masse perpétrée par l'État d'Israël en territoire palestinien.
Nous ne sommes plus dupes, depuis le temps, des appels lancés par des ténors des organismes internationaux en vue de créer une certaine volonté politique pour mettre un terme à ces famines. Ce ne sont là que des vœux pieux, visant tout au plus à noyer le poisson dans l'eau.
Ces appels, nous le savons, témoignent d'un parti pris idéologique où l'on refuse de reconnaître l'intérêt manifeste des pays riches et des riches industriels dans le maintien et l'augmentation de leurs pouvoirs économique, technologique et politique. Cet intérêt ne les amène pas à éliminer la pauvreté ou plus généralement à protéger la vie sur la planète.
Elles les amène au contraire à perpétuer sans retenus l'exploitation des populations pauvres en entretenant les luttes, les conflits et les guerres qui servent leurs intérêts, engendrant sans état d'âme la misère des populations, des tueries, des déplacements de populations ou, dans le cas qui nous concerne, des famines – entraînant aussi, il faut le dire, les changements climatiques aussi en partie responsables de ces famines.
Oxfam, qui lutte contre la pauvreté, partage ces vues : « Il est impardonnable, écrit l'organisme, que plus de 281 millions de personnes souffrent de faim aiguë alors que les plus riches du monde continuent de réaliser des profits extraordinaires, y compris les sociétés aérospatiales et de défense qui contribuent à alimenter les conflits, principale cause de la faim ».
La question qui se pose est toujours la même, vue de notre point de vue, soit de celui des sans-voix : Que pouvons nous faire pour mettre un terme à ces famines et autres fléaux ? Et poser la question, c'est y répondre : nous ne pouvons pratiquement rien faire, nos propos, nos demandes et nos cris étant sans conséquence réelle, aussi nombreux que nous soyons à les exprimer.
Et c'est là que se pose l'importante question de la démocratie, ce vocable dont on nous rabat sans cesse les oreilles. Parce que ce terme, voyez-vous, n'a cessé d'être perçu comme quelque chose de dangereux et néfaste pour l'intérêt des élites que jusqu'à ce qu'il puisse être utilisé comme synonyme de suffrage auprès de populations rendues blasées par leur perpétuelle exclusion du domaine public.
Le suffrage n'est pas la démocratie ! Et seule la démocratie directe, la vraie démocratie en fait, nous permettra un jour, collectivement, de mettre un terme aux famines et aux guerres perpétrées dans la vaste majorité des cas dans le seul intérêt des riches et des possédants. Pour changer les choses, il faut que nos voix soient entendues ! Elles ne le seront jamais dans le contexte de sociétés capitalistes qui empêchent cette démocratie et qui nous laisse sans voix et impuissants à changer les choses.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

AfroQueer - 25 voix engagées | Livre à paraître le 7 mai |
25 portraits bouleversants et inspirants pour sortir les personnes queer et Afrodescendantes de l'invisibilité.
L'essai *AfroQueer - 25 voix engagées*, du militant pour les droits humains et les droits des personnes LGBTQI+ Fabrice Nguena, va paraître *en librairie le 7 mai.*
*En bref : *D'un joueur de rugby professionnel à une entrepreneure, en passant par un danseur, une scientifique, des écrivain⋅es et des militant⋅es, l'auteur Fabrice Nguena est allé à la rencontre de 25 personnes AfroQueer engagées dans leur milieu. Sa motivation ? Rendre audible la voix de personnes Noires et LGBTQI+, déconstruire les préjugés
dont elles font l'objet et offrir aux jeunes AfroQueer des modèles qui leur ressemblent enfin. Il en résulte une série de 25 portraits uniques – comme chacune des trajectoires de vie qu'ils racontent – et bouleversants
d'humanité.
*À propos du livre*
Du Québec à l'Afrique subsaharienne, en passant par les Antilles, la France et la Belgique, Fabrice Nguena est allé à la rencontre de 25 personnes AfroQueer engagées dans leur milieu, afin de déconstruire les préjugés dont
elles font encore l'objet. Sa motivation ? Rendre audible la voix de personnes Noires et LGBTQI+ qui subissent encore des discriminations et des agressions, allant parfois même jusqu'au meurtre, du fait de leur identité
sexuelle et de leur minorité de genre, en particulier au sein même des communautés Noires (l'homophobie ayant été importée en Afrique avec la colonisation). Il est temps que les jeunes AfroQueer puissent enfin se
reconnaître dans des modèles qui leur ressemblent. Ce livre fait donc œuvre utile en cherchant à combler un manque important de visibilité, d'autant plus qu'il n'existe pas d'organisme communautaire voué aux personnes
AfroQueer au Québec (l'organisme Arc-en-ciel d'Afrique a fermé ses portes en 2018, alors que la Fondation Massimadi, toujours en activité, se concentre sur la diffusion d'oeuvres artistiques issues des communautés
AfroQueer).
Les exemples sont diversifiés et positifs : Jérémy Clamy-Edroux (joueur professionnel de rugby), Solange Musanganya (militante AfroQueer), Louis-Georges Tin (homme politique et écrivain), Emma Onekekou (communicatrice et écrivaine), Barbara Côte d'Ivoire (militante des droits de la personne et véritable icône africaine) ou encore le magistral James
Baldwin (écrivain et militant des droits civiques)... Magnifiquement illustrés par Dimani Mathieu Cassendo, ces 25 portraits issus des entretiens menés par l'auteur sont à la fois uniques, comme chacune des
trajectoires de vie qu'ils racontent, et bouleversants d'humanité. S'ils relatent parfois des parcours marqués par la peur, le rejet, l'humiliation et la violence, ils témoignent aussi du courage, de la résilience, de la solidarité et de l'amour des personnes AfroQueer qui ont accepté d'y prêter leur voix. *« Il est impératif que nous fassions ce que les générations
précédentes n'ont pas pu faire, certainement parce qu'elles étaient trop occupées à essayer de survivre ; nous devons écrire nous-mêmes nos vécus, nos luttes et nos victoires, sans attendre que d'autres le fassent à notre
place », écrit Fabrice Nguena*.
Dédié à la mémoire de toutes les personnes assassinées dans le monde à cause de leur orientation sexuelle ou de leur identité de genre, ce livre est une cartographie de ce devenir.
« *AfroQueer* parle de l'amour queer, de la possibilité d'exister en tant que personnes Afrodescendantes et queer dans le monde [...] Les récits présentés dans ces différents portraits représentent un lieu de pouvoir, de
possibilités et de devenir pour d'autres générations. » – Frieda Ekotto et Marthe Djilo Kamga, extrait de la préface
*À propos de l'auteur*
Né en Suisse de parents Camerounais, Fabrice Nguena vit depuis 2007 au Canada, où il milite pour les droits humains et les droits des personnes LGBTQI+, en particulier dans la communauté AfroQueer. Il est actuellement
gouverneur à la Fondation Émergence. *AfroQueer* est son premier livre.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

L’héritage des luttes environnementales au Québec
Un souffle écocitoyen
Sous la direction de : Lucie Sauvé
<https://www.puq.ca/auteurs/lucie-sa...> ,
Johanne Béliveau
<https://www.puq.ca/auteurs/johanne-...> ,
Denise Proulx<https://www.puq.ca/auteurs/denise-p...>
Si le Québec a pu échapper jusqu'ici à diverses tentatives d'agressions envers son territoire, c'est grâce à des groupes mobilisés, qui demeurent en alerte. Les récits de lutte présentés dans cet ouvrage témoignent de l'engagement de citoyennes et citoyens qui se sont invités dans l'arène politique, exigeant l'exercice, sans entrave, d'une démocratie active. Le but de ces luttes : préserver la santé et l'intégrité de notre monde vivant.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

À paraître le 8 mai : Parler sexe
*La collection pour ados d'Écosociété s'agrandit avec un livre original et important. Parler sexe de Maude Painchaud Major sera en librairie dès le 8 mai. 🌈*
*À propos du livre :*
Construire sa sexualité sans se soucier des normes, avoir et donner du plaisir sans tabous, développer une intimité sexuelle loin des obligations de performance... Cet essai est une invitation à définir, ensemble, une
éthique sexuelle pour parler sexe, simplement et en toute liberté.
*À propos de l'autrice :*
Diplômée en sexologie, Maude Painchaud Major propose des ateliers et des conférences dans les écoles, centrés sur une éducation à la sexualité saine, positive et inclusive. Elle anime aussi une chaîne Tiktok qui compte
près de 22 000 abonné-e-s où elle répond aux questions des ados sur la sexualité.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

L’intelligence artificielle, ou le mirage du progrès social propulsé par la technologie
Jonathan Martineau, professeur adjoint au Liberal Arts College de l'Université Concordia et Jonathan Folco, professeur agrégé à l'Université Saint-Paul
Tiré du Fractures, Bulletin des membres de l'IRIS, no.3, vol. 9, printemps 2024
L'ouvrage (Le capital algorithmique, Écosociété, 2023) est le résultat d'un projet de recherche multidisciplinaire sur les développements des nouvelles technologies et du capitalisme mené dans les dernières décennies. Le livre permet d'abord de mieux comprendre les changements technologiques et sociaux qui ont bouleversé nos manières de vivre, de travail¬ler, d'être et d'interagir dans les dernières années. Il propose ensuite des pistes pour réorienter collectivement le cours de ces développements historiques vers un monde plus juste, plus démocratique et plus écologique.
Notre hypothèse de départ est que nous ne pouvons com¬prendre les vagues actuelles de transformations technolo-giques sans aborder également les changements récents du système capitaliste, tout comme nous ne pouvons comprendre le fonctionnement actuel du capitalisme sans tenir compte des nouvelles technologies algorithmiques et de l'intelligence arti¬ficielle (IA). Notre objectif initial est donc double : d'une part, développer un cadre théorique critique, une vision d'ensemble, pour étudier l'IA non pas comme une simple technologie, mais comme un phénomène sociohistorique complexe, et, d'autre part, mettre à jour la théorie critique du capitalisme à la lumière du développement accéléré des algorithmes et de l'IA.
L'une de nos thèses centrales est que le système capitaliste a subi une transformation historique majeure au cours des 15 à 20 dernières années, menant le capitalisme algorithmique à un nouveau stade, après s'être appuyé sur le capitalisme néo¬libéral pour finalement le dépasser. Ce changement historique se produit dans une conjoncture marquée par l'émergence des « données massives » et le déploiement rapide de l'IA, engen¬drée par les progrès de l'apprentissage automatique et de l'ap¬prentissage profond, la mise en place d'un nouveau modèle commercial d'extraction et de valorisation des données, et l'essoufflement du modèle néolibéral, notamment lors de la crise mondiale de 2007-2008. Le concept de « capital algorith¬mique » guide ainsi notre enquête sur la transformation rapide du monde à laquelle nous avons assisté ces dernières années. Comme Nancy Fraser, nous concevons le système capitaliste non seulement comme un système de production économique, mais comme un « ordre social institutionnalisé », qui comprend la sphère politique, la reproduction sociale et le rapport à la nature. Dès lors, le capital algorithmique est un phénomène multidimensionnel : une logique d'accumulation économique, une organisation des relations sociales, une forme de pouvoir social et un rapport à la nature caractérisé par une industrie extractive. Ce cadre nous permet d'étendre notre analyse du nouvel ordre social institutionnalisé à différents secteurs et sphères d'activités, comme le travail ménager et le travail du care (qui consiste à répondre aux besoins de soins, d 'éducation, de soutien ou d'assistance), l'environnement, l'État, la politique et les relations internationales, les formes d'expérience, de subjectivité et d'interactions sociales, l'éthique et les pratiques de résistance.
Le livre est divisé en 20 chapitres, organisés sous forme de thèses. Les deux premiers chapitres détaillent le projet de recherche, la méthodologie et le cadre théorique. Les chapitres 3 à 6 explorent la transformation du travail et de nos emplois du temps dans le capitalisme algorithmique. Nous y soutenons que les algorithmes accélèrent le temps et dégradent les loi¬sirs, et que, loin de conduire à la « fin du travail », l'automation exerce plutôt de la pression sur le travail et tend à le précariser. Le capital algorithmique fonctionne selon un mode d'exploi¬tation et d'extraction qui reconfigure les activités productives mondiales ainsi que les marchés du travail, notamment par l'extraction et la valorisation des données et la montée du « travail digital ». Nous proposons donc un concept de « tra¬vail algorithmique », qui comprend quatre types d'activités productives reproduisant le capital algorithmique : le travail digital, le travail industriel/logistique, le travail extractif et le travail domestique. Nous consacrons une thèse distincte à la reproduction sociale et au travail domestique, dans laquelle nous analysons les conséquences de la colonisation accrue des espaces-temps de la reproduction sociale par les objets connec¬tés, les technologies algorithmiques et les assistants d'IA.
Les chapitres 7 et 8 traitent quant à eux de la transition du capitalisme néolibéral au capitalisme algorithmique en expo-sant la nouvelle logique d'accumulation du capital. Nous y exa¬minons les modifications actuelles de l'accumulation du capital liées à l'émergence des modes d'exploitation et d'extraction et nous proposons une théorie de l'accumulation algorithmique du capital. En conceptualisant le capitalisme algorithmique en tant que nouvelle étape du développement capitaliste, nous dressons un bilan des ruptures et des continuités entre le régime d'accumulation capitaliste néolibéral et le régime d'accumulation algorithmique. Nous soupesons également certains concepts proposés par d'autres auteurs et autrices qui entrevoient dans les changements actuels la montée d'un « capitalisme cognitif », ou encore, plus récemment, comme un passage vers un « techno-féodalisme », ou un « néo-féoda¬lisme ». Nous déconstruisons ces interprétations pour faire voir ce qu'elles nous aident à comprendre, mais préférons les lire comme des métaphores en soulignant leurs importantes limites. Loin d'un « retour vers le futur » néo-féodal, nous avons atteint une nouvelle étape du développement capitaliste.
Les chapitres 9 à 12sont consacrés à la politique, au pouvoir, à l'État et aux relations internationales. Ils établissent que le capital algorithmique renforce les systèmes d'oppression exis¬tants, tels que le racisme et le patriarcat, notamment en les automatisant, et qu'il crée des formes inédites de domination, de concentration du pouvoir et de « gouvernementalité ». Sont explorées la diffusion rapide des technologies algorithmiques dans l'appareil d'État et les tensions géopolitiques qui se manifestent non seulement : dans les relations internationales, notamment entre les États-Unis et la Chine, mais également dans la reconfiguration d'une nouvelle division internationale du travail et d'une nouvelle forme de colonialisme des données, qui, elles, reproduisent les inégalités entre le Nord et le Sud.
Les chapitres 13 à 17 analysent ensuite les articulations idéo¬logiques, culturelles et environnementales de ce nouvel ordre institutionnalisé du capitalisme. Notre thèse sur l'idéologie, la culture et la « siliconisation » du monde explore la culture du solutionnisme technologique promue par les principaux acteurs de Silicon Valley et scrute les nouvelles idéologies issues d'un étrange partenariat entre des philosophes de l'Université d'Oxford et les milliardaires de la technologie, telles que le long-termisme, l'altruisme efficace et les théories des « risques existentiels ». Nous soutenons également que, contrairement aux discours techno-optimistes les plus en vogue, les algo¬rithmes ne nous sauveront pas d'un désastre écologique, puisqu'ils accélèrent plutôt la crise écologique. Notre analyse documente les empreintes écologiques et énergétiques du capital algorithmique en tant qu'industrie extractive et pré¬sente les limites des applications d'IA quant à la gestion environnementale.
Les chapitres 18 à 20 explorent enfin les voies de réforme, de dépassement et de sortie du capitalisme algorithmique. Sur le plan éthique, nous développons une théorie philosophique de la vertu, qui favorise la résistance individuelle et collective, ainsi que le dépassement du capitalisme algorithmique. Nous examinons différents scénarios de descente énergétique, de démocratisation du développement technologique, puis de sobriété numérique individuelle et collective. Nous actuali¬sons également le débat sur la planification économique à la lumière des potentialités et des limites de la planification par les algorithmes. En dernier lieu, nous posons les jalons d'une transition esquissant : une piste vers un monde postcapitaliste, « technosobre », écologique, juste et démocratique.
FRACTURES 11
Numéro 03. Volume 09
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Adam Shatz : « Frantz Fanon portait le projet d’un universalisme radical »
Le journaliste new-yorkais consacre au psychiatre, révolutionnaire martiniquais, héros de l'indépendance algérienne, une vibrante biographie, publiée en France à La Découverte. Une fresque qui embrasse, avec la vie d'un homme, tout un siècle de décolonisation et de bouleversements intellectuels et politiques.
Tiré de L'Humanité
www.humanite.fr/en-debat/afrique/adam-shatz-frantz-fanon-portait-le-projet-dun-universalisme-radical <http://www.humanite.fr/en-debat/afr...>
Par Rosa Moussaoui <https://www.humanite.fr/auteurs/ros...> , L'Humanité Magazine, France. Mis à jour le 22 avril 2024 à 18h35
Adam Shatz est le rédacteur en chef pour les États-Unis de la London Review of Books. Il collabore régulièrement à la New York Review of Books, au New Yorker et au New York Times Magazine. Il est aussi professeur invité au Bard College et à l'Université de New York. La biographie qu'il consacre à Frantz Fanon, « Une vie en révolutions » (La Découverte, 2024), se lit comme le roman d'une vie, d'un engagement, comme la traversée d'un siècle qui a vu se libérer, avec le soulèvement des peuples colonisés, la moitié de l'humanité.
*L'Humanité.* La biographie intellectuelle que vous consacrez à Fanon tient de la fresque, elle s'inscrit dans l'histoire longue des luttes dont la mémoire a forgé le révolutionnaire ; elle embrasse une vaste géographie transatlantique. Que disent de Fanon ces coordonnées spatiales et temporelles ?
*Adam Shatz.* J'y insiste sur l'aspect pluriel de son trajet. Le titre en anglais est The Rebel's Clinic ; The Revolutionary Lives of Frantz Fanon et en français, Frantz Fanon, une vie en révolutions. Parce qu'il a pris part à de multiples révolutions, intellectuelles, politiques, philosophiques, telles que la négritude, l'existentialisme, la phénoménologie, l'anticolonialisme, la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, le combat en Afrique.
Je voulais souligner cet aspect multiple de sa vie, de sa recherche de soi-même, son projet de s'ancrer dans des appartenances tout en s'engageant dans les révolutions des autres (1). Cette multiplicité revêt un aspect géographique, parce que Fanon était un nomade et sa pensée en porte la marque. J'y vois un contraste avec son mentor, Aimé Césaire, le poète martiniquais qui est devenu un homme d'État (2), et qui a présidé à la départementalisation de la Martinique.
L'histoire de Césaire est une histoire d'aller et de retour (3) : il vient en France pour poursuivre ses études, il fonde ce mouvement de la négritude avec Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas (4), et il écrit son fameux poème, Cahier d'un retour au pays natal, pendant un séjour en Croatie. Et puis il rentre. Et il ne quitte jamais la Martinique. C'est l'homme qui fait retour vers son propre pays, qui se dédie à l'avenir de son pays. Contrairement à Fanon, l'homme qui quitte son pays pour ne jamais revenir.
*Vous revenez longuement sur les rapports contradictoires de Fanon avec la négritude, sur sa lecture de la revue Tropiques, sur l'admiration qu'il vouait à Léon Gontran Damas. Comment ce mouvement a-t-il contribué à le forger intellectuellement, politiquement ?*
On a tendance à ne retenir de Fanon que sa critique de la négritude. Mais il devait beaucoup à ce mouvement et il est presque impossible de comprendre sa pensée sans comprendre la négritude, un mouvement qui l'a formé. On peut même dire que la négritude l'a sauvé.
C'est un mouvement qu'il découvre en France, au moment où il poursuit à Lyon des études de médecine – pendant la guerre, il avait fait le choix de rejoindre la France libre, or la revue Tropiques a été fondée à peu près au moment où il quittait le pays, il ne se trouvait pas en Martinique lorsque cette révolution intellectuelle a pris corps. Mais c'est dans les pages de Tropiques qu'il découvre les écrivains engagés dans ce mouvement : René Depestre (5), Jacques Roumain (6), René Ménil (7), et bien sûr Damas et Césaire.
Il est alors en France et c'est en France qu'il se rend compte qu'il est noir. Il a grandi à Fort-de-France, dans une famille de la petite bourgeoisie, élevé par des parents socialistes qui cultivaient une certaine révérence pour la République française, pour ses principes d'égalité, de liberté, de fraternité.« Je suis français » : voilà les premiers mots que Fanon a appris à écrire à l'école, où ses professeurs lui enseignaient que les Gaulois étaient ses ancêtres.
Il avait déjà rencontré des tirailleurs sénégalais (8), que son père avait invités un soir à dîner : ils avaient suscité en lui un sentiment de peur mêlée de fascination. Un jour, dans un train, en France – il ne situe pas exactement le lieu de cette scène – un petit garçon l'a regardé avec la même peur, la même fascination en s'exclamant : « Maman, un nègre ! » Cette réaction a provoqué en lui un choc. Jusque-là, il ne s'était jamais pensé comme Noir. Être ainsi regardé comme un objet l'a terrifié, paralysé.
*Il confie en racontant cette scène avoir senti son corps se « disloquer »…*
Exactement. Son corps est alors disloqué, fragmenté, il ne peut pas le recomposer. Dans « L'expérience vécue du Noir », le cinquième chapitre de Peau noire, masques blancs, ce familier de Merleau-Ponty décrit avec les termes de la phénoménologie cette expérience du corps, ce sentiment d'être étranger à soi. Et il se rend compte qu'il lui manque l'anonymat – l'anonymat du corps dont parle Merleau-Ponty – qui est le privilège des personnes non racisées.
C'est là qu'il commence à lire les poètes de la négritude. Il lit d'abord le Sénégalais Léopold Sédar Senghor : c'est de lui qu'il apprend qu'il a un passé, un passé noir glorieux, qu'il y aurait une essence noire éternelle, mystique. Fanon a même baigné un temps dans ce qu'il appellera, en moquerie, l'irrationalité, croyant jouir de pouvoirs poétiques uniques en raison de sa négritude. (...)
(1)www.humanite.fr/monde/frantz-fanon/frantz-fanon-conscience-et-voix-des-damnes-de-la-terre <http://www.humanite.fr/monde/frantz...>
(2)www.humanite.fr/culture-et-savoir/litterature/aime-cesaire-la-bouche-des-sans-bouche <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(3)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/cesaire-la-negritude-entre-politique-et-poetique <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(4)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/leon-gontran-damas-le-poete-qui-crachait-le-feu <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(5)www.humanite.fr/culture-et-savoir/series-dete/rene-depestre-un-chien-errant-de-la-vie <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(6)www.humanite.fr/culture-et-savoir/-/lincandescence-de-roumain <http://www.humanite.fr/culture-et-s...>
(7)https://maitron.fr/spip.php?article151387 <https://maitron.fr/spip.php?article...>
(8)www.humanite.fr/societe/tirailleurs-senegalais/tirailleurs-senegalais-la-patrie-bien-peu-reconnaissante <http://www.humanite.fr/societe/tira...>
Le psychiatre et militant et révolutionnaire Frantz Fanon (1925 – 1961). Photo © DR
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
L’imposture multiculturaliste
Il vaut la peine de pousser un peu plus que je ne l'ai fait lors du dernier numéro l'analyse de la notion de multiculturalisme. Je vais m'en tenir par souci de clarté et d'aisance aux définitions communes et acceptées de ce terme. J'examinerai ensuite la notion d'interculturalisme, qui est très différente de celle de multiculturalisme. Ces deux notions sont incompatibles et surtout, celle de multiculturalisme s'avère un leurre. L'intercultruralisme correspond ,lui, à une certaine réalité sociale et culturelle tant au Québec qu'au Canada anglais, quoi qu'en pensent les partisans et partisanes du multiculturalisme. Commençons donc par le multiculturalisme.
Il ne promeut que la diversité culturelle, ce qui se traduit par la volonté de faire cohabiter des groupes d'origine "raciale" et ethnique divers. Il rassemble sur le plan idéologique un ensemble assez cohérent d'idées et d'idéaux centrés sur la valorisation de la diversité culturelle canadienne présumée. Par contre, ses tenants refusent de considérer les dangers d'une fragmentation sociale, la possibilité (sinon même la probabilité) de tensions communautaires et le défi de l'intégration des populations immigrées liés au multiculturalisme. De leur point de vue, le Canada tend à être une mosaïque culturelle. Si le Canada est une société multiculturelle comme le soutiennent les trudeauistes, à quelle société majoritaire se joindraient alors les immigrants et immigrantes ?
Le trudeauisme découle dans une large mesure de cette idéologie multiculturelle. Il constitue une doctrine fondée sur le renforcement marqué du gouvernement central (au nom de "l'unité nationale"), le multiculturalisme et sur un point de vue très individualiste des droits de la personne par opposition aux droits collectifs. Il voit le Canada comme une seule et même nation.
Pierre Elliott Trudeau s'est appuyé pour l'essentiel sur cette idéologie dans le renouvellement du régime fédéral de 1982. Non seulement ce régime sacralise la Charte des droits et libertés, mais il renforce jusqu'à un certain point le pouvoir des juges au détriment de celui des élus soi disant pour garantir la protection des droits individuels ; ce faisant, il mine la légitimité des droits collectifs, surtout celle du nationalisme québécois auquel Trudeau était viscéralement opposé. Comme si auparavant, les droits et libertés n'étaient pas déjà protégés par les lois tant provinciales que fédérales. Venant d'un homme qui avait fait emprisonner arbitrairement 500 personnes lors de la crise d'octobre 1970, c'est ironique...
Examinons maintenant la notion d'interculturalisme. Ses tenants et tenantes ne refusent pas la nationalisme qui leur semble aller de soi. Ils visent plutôt l'intégration des nouveaux venus à la société majoritaire. Ils veulent établir entre communautés dites ethniques et culturelles d'une part, et population majoritaire des relations d'échanges culturels réciproques. Les interculturalistes visent donc à concilier culture majoritaire et diversité culturelle.
Le gouvernement du Québec appuie l'Interculturalisme tout comme en pratique, les gouvernements provinciaux canadiens-anglais. Les communautés minoritaires n'ont guère le choix : que ce soit au Québec, en Ontario, en Saskatchewan ou ailleurs, si elles veulent s'intégrer à la société majoritaire, leurs membres doivent se mettre à l'anglais ou au français pour s'adapter à la longue aux moeurs dominantes dans les régions où elles ont choisi de s'établir.
Toutefois au Québec, surtout dans une partie de la région montréalaise, le même vieux problème se pose avec une acuité nouvelle : le recul du français. Certains immigrants flairent la bonne affaire et tentent de s'intégrer à la minorité anglophone ; la maîtrise de l'anglais leur ouvre aussi bien des portes ailleurs au Canada et aux États-Unis.
Cette réalité contredit de front les thèses multiculturalistes et valide plutôt la position interculturaliste. On ne conçoit pas de société formée uniquement d'individus ou encore de communautés provenant des quatre coins du monde sans une nation d'accueil avec sa langue, son histoire et ses traditions. Les immigrants et immigrantes y prennent forcément racine. Ils ont besoin pour ce faire d'un terreau culturel, si je puis m'exprimer ainsi.
La persistance du nationalisme québécois sous sa forme autonomiste ou souverainiste contredit les thèses du courant d'idées multiculturaliste. Une simple observation pour quiconque a déjà fait le tour du Canada permet de constater la réalité des deux nations. Évidemment, une majorité de Canadiens anglais aime à se reconnaître dans certains éléments du trudeauisme : le Canada, un beau grand pays multiculturel et accueillant mais cette attitude relève de l'aveuglement volontaire.
Si une majorité de Québécois et de Québécoises a voté non au référendum de mai 1980, ce n'est pas par adhésion aux thèses trudeauistes mais par crainte de la longue et cahoteuse période transition qui aurait suivi un oui majoritaire à l'option souverainiste.
Aucun gouvernement du Québec n'a signé l'entente constitutionnelle concoctée par le gouvernement Trudeau en 1981-1982 et signée dans son dos ("la nuit des longs couteaux") au cours de la soirée du 4 novembre 1981. Le gouvernement de Justin Trudeau aurait donc du se garder une petite gêne quand il a parlé du Canada comme d'un "État post-national" en décembre 2015 dans une entrevue accordée au New York Times Magazine...
Jean-François Delisle
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Démanteler l’État haïtien
La professeure Jemima Pierre analyse minutieusement la participation du Canada au cours des 20 années de débâcles, d'occupation militaire et d'élections manquées
Oya Jay, The Breach, 5 avril 2024
Traduction, Alexandra Cyr
Oja Jay : Soyez les bienvenus.es à The Breach Show où nous présentons des analyses pointues sur les politiques et les mouvements sociaux au Canada. Je suis votre présentateur et mon invitée aujourd'hui, est la Docteure Jemima Pierre. Elle est haïtienne d'origine, professeure à l'Institut pour la justice sociale de l'Université de Colombie Britannique à Vancouver et chercheuse associée à l'Université de Johannesburg.
Aujourd'hui, nous traiterons de la situation en Haïti. Depuis deux décennies, le Canada a été un joueur majeur dans la succession des occupations militaires de ce pays. Malgré tout le discours sur la promotion de la démocratie, ce fut plutôt une participation à l'installation d'une série de régimes anti démocratiques qui a culminé jusqu'à la situation actuelle.
Les plus récentes élections présidentielles ont eu lieu en 2016. Selon les rapports, elles ont été largement entachées de fraudes. En 2021, le Président élu, M. Jovenel Moïse a été assassiné. Et plus récemment, son successeur non élu, M. Ariel Henry, a été empêché de revenir au pays après son voyage outre-mer, par des leaders de gangs appelant à sa démission, poussant ainsi la crise a un autre niveau.
Tout cela se produit pendant que les États-Unis ont fermement en mains le pouvoir haïtien. Comme le soulignent des observateurs.trices bien informés.es ce n'est que la continuation de la manière par laquelle Haïti a été traité depuis 200 ans, après sa révolution qui l'a sorti du système d'esclavage et mis les empires européens hors-jeu.
On ne peut rendre justice à l'histoire d'Haïti en quelque minutes. Mais, heureusement, beaucoup de travaux ont été produits ces dernières années. Ceci dit, Professeure Pierre, que pensez-vous qui soit le plus important d'entendre pour que les Canadiens.nes comprennent l'effondrement du gouvernement (haïtien) dont nous sommes témoins en ce moment ?
Jemima Pierre : Ce qu'il faut d'abord comprendre absolument, c'est que cette situation est le résultat de l'importante ingérence étrangère en Haïti avec les différences de vision que cela implique. La plus récente a eu lieu il y a 20 ans quand les États-Unis, la France et le Canada ont planifié un coup d'État pour renverser un Président élu démocratiquement. Ils se sont servi du Conseil de sécurité des Nations Unies pour camoufler leur action et ont de fait renversé le Président. Ce coup contre un gouvernement élu démocratiquement, a aussi démoli toute la structure gouvernementale, du Premier ministre jusqu'au plus bas échelon. Cela a donc aussi permis la destruction du parti politique qui avait amené ce Président au pouvoir pour installer depuis 2004, de dites agences gouvernementales illégitimes, des personnes et des partis qui nous ont menés.es là où nous sommes en ce moment : sans autorité élue ce qui est inhabituel dans n'importe lequel État.
Pour comprendre de qui se passe en Haïti, il faut comprendre le processus qui a démantelé l'État haïtien le 29 février 2004. Sans cela, on ne peut poser de diagnostic clair sur le problème ou arriver à une solution quelconque sur la situation.
O.J. : Qui y a-t-il selon vous, derrière les décennies d'intervention et de suppression du fonctionnement démocratique de base en Haïti ? Pourquoi les États-Unis et leurs alliés ne font que recommencer cela ?
J. P. : C'est l'histoire d'Haïti. Elle est la deuxième nation indépendante de l'hémisphère ouest mais aussi la première complètement indépendante de cet hémisphère.
Haïti était une très riche colonie française avec une importante population africaine qui a pour ainsi dire, détruit le système des plantations, d'esclavage et de suprématie blanche. C'est une des armées les plus puissantes de l'époque, l'armée de Napoléon, qui a perdu 50,000 soldats aux mains de ces esclaves africains.es.
C'est après 13 ans d'une guerre brutale que le pays a déclaré son indépendance de la France, mais aussi de l'Espagne et de la Grande Bretagne qui tentaient d'entrer sur le territoire et de s'emparer de ce qui restait de cette colonie dans la foulée de la défaite des Français. Je pense que l'Occident n'a jamais pardonné à Haïti sa victoire.
Même après sa Révolution la France a tenté de revenir pour s'emparer du territoire en menaçant d'interventions continuelles à l'intérieur. Des canonnières sont apparues sur le rivage en menaçant d'invasion encore une fois. Il faut comprendre que ces Africains devaient faire face à une guerre du type « terre brûlée ».
En 1825, le gouvernement haïtien a accepté de rembourser la France, c'est-à-dire de payer les propriétaires d'esclaves pour la perte de leurs esclaves. Il lui a fallu payer cette indemnité de 150 millions de francs or, ce qui équivaut à presque 30 milliards de la monnaie actuelle, jusqu'en 1947.
C'est sous la menace constante d'invasion que cette « dette » a été payée jusqu'au dernier francs. Cette histoire est très importante.
À cause de sa position (géographique) Haïti est très stratégique dans la région. L'île est dans le passage Windward. Les États-Unis ont toujours voulu s'en servir pour poursuivre leurs ambitions impérialistes.
On sous-estime le rôle d'Haïti non seulement pour ses ressources minérales mais aussi pour ses ressources humaines. Par exemple, les produits Gildan sont assemblés en Haïti. Il en coûte moins cher d'envoyer les éléments à assembler en Haïti où ils le sont effectivement. Des compagnies canadiennes ont cette pratique comme les États-Unis plutôt que de faire faire ce travail en Asie.
Ils sont d'ailleurs en train de se retirer d'Asie où le coût de la main d'œuvre a augmenté. Ils veulent garder captive la force de travail de 12 millions de personnes, une des plus importantes des Caraïbes utilisable comme « cheap labor ».
Il y a de nombreuses raisons géographiques, culturelles et raciales qui entrent en cause dans le besoin de contrôler ce pays. Mais la population haïtienne a toujours eu des façons particulières de protester. Voilà le problème. Je pense que c'est cette résistance qui dure depuis 200 ans qui s'exprime encore une fois maintenant. Elle ne s'est pas laissée dominer. Et je crois aussi que c'est une des raisons qui déclenche ces constantes attaques, besoin d'envahir, de ré-envahir, d'occuper, et ainsi de suite.
O.J. : En s'arrêtant sur l'histoire, on comprend qu'il y a 200 ans de résistance au colonialisme et à l'esclavage mais aussi 200 ans de ressentiment impérial.
Il est intéressant que vous mentionniez Gildan. Je me souviens qu'au moment du coup d'état de 2004, nous avons enregistré le cours de son action ce jour-là. Le lendemain il avait augmenté spectaculairement. Ce n'était qu'une vision directe de la perception des investisseurs par rapport à ce coup et sur qui en profitait.
En 2004, le Canada a déployé des soldats.es, des officiers.ères de police, des experts.es gouvernementaux, a soutenu des ONG pour soutenir le régime sorti du coup, dirigé par Gérard Latortue qui, comme vous l'avez dit, a remplacé Jean-Bertrand Aristide qui a été viré sans cérémonie vers la République centre africaine par les Marines américains. Cette fois, les États-Unis ont demandé au Canada de prendre la tête d'une nouvelle mission ce qu'il a refusé. En lieu et place il a envoyé des troupes en Jamaïque pour entraîner des soldats du Belize et des Bahamas qui partaient pour Port-au-Prince.
Que pensez-vous a mené à cette décision ? Qu'est-ce qui, selon vous, a poussé le Canada à refuser ?
J.P. : Il y a beaucoup dans ça, beaucoup de parallèles avec ce qui est arrivé en 2004. Les Marines ont envahi la maison du Président Aristide, l'ont mis dans un camion, amené à l'aéroport et expédié en Afrique. Ils l'ont renvoyé en Afrique.
Il y avait déjà des centaines de soldats français, canadiens et américains sur le sol haïtien. L'ambassadeur américain, James Foley s'est présenté au domicile du Juge en chef de la cour suprême du pays et pour ainsi dire l'informe qu'il va assurer l'intérim de la Présidence.
C'est déjà une contravention à la Constitution haïtienne qui stipule que le juge en chef de ce tribunal ne peut assurer la Présidence que suite à un vote du parlement. Mais le représentant officiel du Département d'État américain pouvait simplement dire : « Vous êtes maintenant Président » n'est-ce pas ? Pourtant il y avait toujours un Premier ministre en poste qu'on n'a même pas consulté. Il a été remplacé par Gérard Latortue, On m'a raconté qu'il vivait à Boca Raton en Floride depuis 15 ans. Il a été mis en place alors que la Constitution haïtienne stipule que : « vous ne pouvez occuper un poste (gouvernemental) si vous n'avez pas vécu au pays au cours des cinq dernières années ».
Ils ont jeté aux poubelles tous les mécanismes légaux que l'État haïtien avait installés. Le démantèlement de l'État a commencé à ce moment-là. Puis le groupe dit « Amis d'Haïti » a été créé. Ce sont ceux qui ont dirigé Haïti en se servant des Nations Unies : les États-Unis, la France et le Canada.
Remarquez que la France a toujours été impliquée ici malgré qu'elle soit loin en Europe. Elle est toujours dans les affaires haïtiennes. En ce moment elle négocie pour créer le nouveau gouvernement. C'est une affaire sérieuse à laquelle il faut penser.
Et je veux parler un peu de cette invasion. Parce que les gens ne se rendent pas compte, surtout quand les Nations Unies font les nouvelles, qu'il y a eu un coup d'État qui a été organisé avant 2004.
C'était une initiative d'Ottawa. Je suis sûre que vos auditeurs.trices le savent. Il y a eu une rencontre secrète un an auparavant, en 2003 sous les hospices du gouvernement libéral. Dennis Paradis était là. Ils se sont rencontrés pour discuter d'un changement de régime en Haïti. Michel Vastel de l'Actualité a publié des articles à cet effet. On peut donc aller voir Ottawa Initiative pour voir le plan élaboré en vue du renversement du Président, un an avant le fait.
Nous avons publié il y a quelques temps, le texte que Dominique de Villepin, alors Ministre des affaires étrangères de la France, a écrit en faveur d'un changement de régime (en Haïti) à transmettre au Conseil de sécurité des Nations Unies. C'était le 25 février et le coup est arrivé le 29 février. C'est la preuve que ces gens étaient actifs.
Mais je veux souligner cette situation particulière : vous avez deux membres du Conseil de sécurité qui mènent un coup d'État et se retournent pour utiliser ce Conseil et en appeler à l'invasion militaire du pays selon l'article sept alors qu'ils viennent de déloger son Président. Dans le vocabulaire des gangsters, ce sont des gangsters.
Cette action des gouvernements français, canadiens et américains est du gangstérisme en bande organisée qui mérite poursuite. (…)
Certains.es universitaires appellent cela « le multilatéralisme comme terreur ». Les Nations Unies ont été utilisées pour consacrer un coup d'État et pour apporter la violence. C'est le Brésil qui a assumé l'occupation des Nations Unies pour ce qui est de son aile militaire. Il faut se rappeler de cela quand nous réfléchissons sur le rôle de la gauche latino-américaine dans ses rapports avec Haïti.
Cette occupation a commencé en 2004. Je me rappelle que lors d'un voyage au pays, je pouvais voir les tanks traverser les petites villes. Haïti n'était pas un pays en guerre mais il était sous occupation des Nations Unies qui sont responsables de milliers de morts, d'homicides, de viols, d'exploitation sexuelle, et d'avoir introduit le choléra dans le pays qui a fait 30,000 morts et en a rendu malades plus d'un million.
Cette occupation a été lancée sur Haïti après le coup d'État et le démantèlement de l'État haïtien, n'est-ce pas ?
Je ne pense pas que la nouvelle politique des États-Unis visait à ce qu'ils prennent la tête d'une autre intervention (sur le terrain). Ils étaient conscients que, en ces temps des téléphones intelligents les Haïtiens.nes pouvaient prendre des photos très vite et les diffuser sur les réseaux sociaux. Voir des soldats blancs pointant leurs fusils sur eux, les noirs, (n'était pas de bonne guerre mondialement).
Je pense aussi que les États-Unis ont évalué qu'il serait plus habile de faire faire le sale boulot par tout un groupe de différents acteurs. C'est ce qui me fait dire qu'Haïti leur a servi de laboratoire. En fait c'est ainsi que les Nations Unies ont organisé l'occupation. C'était plus économique aussi. Donc, les Nations Unies ont payé pour une occupation que les États-Unis, la France et le Canada voulaient. Et les troupes de tant de différents pays sont venu occuper le pays.
Pendant ce temps, en 2020, les États-Unis ont installé Joseph Jouthe au poste de Premier ministre. Les protestations ont commencé mais elles ont été étiquetées « gangs », n'est-ce pas. Je n'aime pas ce terme de gangs parce que je pense que ce qui arrive en Haïti, … ce sont des groupes paramilitaires, ils sont armés mais les gouvernements installés par les Américains ont toujours employé ce terme de gang comme un moyen de dire que les protestations sont illégitimes, que ce ne sont que des gangs. Il faut faire cette distinction.
Je pense qu'à ce moment-là, les États-Unis voulaient que quelqu'un d'autre prennent la direction (de cette occupation). Le Canada a refusé. Il y a eu un article dans le New York Times pour dire que le Canada manquait de ressources pour assumer cette tâche mais aussi, qu'il n'en voyait pas l'intérêt parce qu'il ne voulait pas rester bloqué en Haïti.
Car, en effet, si vous allez en Haïti vous allez vous y trouver bloqué. Vous allez devoir tirer sur des gens, sur tous ces jeunes gens de moins de 24 ans qui composent la majorité de la population haïtienne.
Imaginez l'effet des images montrant des soldats canadiens et américains tirant sur des jeunes noirs de 14,15,16 ans, les enfants d'Haïti. Je ne pense pas que le Canada ait voulu cela mais il devait soutenir l'occupation américaine parce qu'il a besoin d'Haïti. Il a donc aidé les Américains à faire pression sur la CARICOM, les pays de la Caraïbe, pour qu'ils prennent la direction (de l'occupation).
Ils ont approché le Brésil pour le faire. Il a refusé. Il ne voulait pas se retrouver mêlé à cela car quand il y avait participé de 2004 à 2017, la gauche était contre. Cela a obligé les États-Unis à se tourner vers le Kenya, le pays le plus néocolonial qui soit, qu'on payerait 200 millions de dollars pour venir faire le sale travail d'occupation et d'invasion.
O.J. : C'est intéressant de voir le contraste dans la position canadienne entre 2004 et maintenant. À l'époque les hauts fonctionnaires déclaraient que le pays devait faire une faveur aux Américains parce que le Canada n'avait pas soutenu la guerre en Irak. C'était donc un moyen de rentrer dans les bonnes grâces américaines.
J.P. : Même chose pour la France. Les deux pays se sont servi d'Haïti pour compenser pour leur manque d'appui aux Américains lors de cette guerre.
O.J. : Comme vous le dites, aujourd'hui c'est la vision d'une armée canadienne blanche qui dirigerait … En 2004, selon certains rapports, la police nationale haïtienne aurait perpétré bon nombre de massacres, qui n'auraient pas été le fait des forces militaires d'occupation. C'est très difficile de connaître la vérité à cet effet. Quoi qu'il en soit, ce ne serait pas beau à voir.
Vous avez mentionné que le Kenya est dirigé par un gouvernement de type néo colonial. Pouvez-vous nous donner votre idée de ce que sont la Jamaïque, les Bahamas et Belize qui vont envoyer des troupes (en Haïti) ? Que sont les relations entre ces pays et Haïti ? Quel genre de gouvernement ont-ils ?
J.P. : Ce sont des relations très controversées. Je dois être prudente parce que je ne veux pas parler que des peuples. Mais, ces gouvernements ont toujours été … il existe un anti Haïti dans les Caraïbes comme en Amérique latine qui est difficile à décrire et à comprendre. Plusieurs pensent que je ne parle que des populations de ces pays, ce n'est pas le cas.
Je pense que cela s'explique par la façon dont les médias présentent Haïti depuis 200 ans. Parlant de la révolution, des grands titres à la une évoquaient le « cannibalisme ». Durant la révolte des esclaves il a été publié des titres comme : « Les Haïtiens violent les femmes blanches de l'ile ». Même en 1921, durant l'invasion (américaine), le New York Times titrait : « Des Haïtiens mangent un marine américain ». Je crois que vous pouvez trouver cela dans leurs archives encore aujourd'hui.
Donc, on a évoqué le cannibalisme et le Vodou. Il y a des noirs américains plutôt étranges qui pratiquent le Vodou … même WikiLeaks présente le Pape au Vatican mangeant J.B. Aristide parce qu'il serait un prêtre Vodou. Ce genre de chose est présent (dans les discours et les esprits). Même Wikileaks ! Parlant de stéréotypes....
Je ne crois pas que beaucoup dans les élites des Caraïbes croient ces préjugés. Cependant, Haïti a toujours été vu sous cet angle sauvage même si c'est le seul pays de la région qui a réussi une révolution et s'est débarrassé de l'esclavage. Les autres pays, comme ceux où la langue est le Français, sont toujours des colonies françaises. Ils ne sont pas du tout indépendants. La Cour suprême de la Jamaïque, son tribunal le plus élevé est en Angleterre, au Conseil privé. Il y a toujours des gouvernements coloniaux selon moi.
Ils ont toujours détesté HaÏti. Par exemple, le CARICOM, le rassemblement des communautés caraïbes qui fête ses 50 ans, n'a jamais voulu qu'Haïti en fasse partie. C'est plutôt ironique qu'aujourd'hui ce soit cette organisation qui doive supposément apporter une solution (au problème Haïtien). C'est ridicule.
Je veux ajouter deux choses. Premièrement, le traitement qui est réservé à Haïti et aux Haïtiens.nes dans les Caraïbes est horrible. En particulier, les Bahamas, qui ont des lois sur l'immigration qui font que les migrants.es haïtiens.nes sont traités.es de manière pire que ce qui se passe en ce moment à la frontière mexico-américaine. Depuis des décennies, on les traite comme des sous-humains. La déshumanisation des migrants.es Haïtiens.nes est partout là-bas, incroyable.
Haïti est membre de la CARICOM mais même si dans tous les autres pays membres les déplacements sont pratiquement libres, Haïti est le seul pays dont les ressortissants.es doivent avoir un visa pour accéder aux pays membres de cette organisation. C'est une réalité. Le manque de respect total et les mauvais traitements sont là depuis toujours. Ce n'est que depuis 2002 qu'Haïti en est membre. C'est grâce à la pression du Premier ministre jamaïcain, PJ Patterson qui en était le leader au début des années 2000 (que ça s'est produit).
Il a été le premier à dire : « Haïti doit faire partie de l'organisation ». Ils sont rébarbatifs à cause de l'importance de notre population. Après son entrée à la CARICOM, elle représentait 50% de la population totale de l'organisation. Et il y a aussi la langue : ce sont des attardés.es qui parlent une langue qu'aucun.e autre ne parle. À la CARICOM, l'Anglais domine. Ils se plaignaient aussi de petites choses comme l'argent qu'il va falloir dépenser pour la traduction. De petites choses comme celle-là.
La relation entre les autres pays des Caraïbes et Haïti est terrible. Je ne pense pas que aucun.e Haïtien.ne ne croit que quoi que fasse la CARICOM ce sera en leur faveur. Je ne crois pas du tout que ce soit gratuit non plus. C'est une autre raison qui convainc les gens qu'il s'agit de l'œuvre des États-Unis.
Il faut être conscient.e de cela parce que, après les refus des États-Unis, du Canada, de la France et même du Mexique de prendre la tête de cette opération, la CARICOM a aussi refusé après avoir été sollicitée. Le Premier ministre de St-Vincent a déclaré qu'il était complètement contre cet engagement de son organisation. Que s'est-il passé ensuite ? La ministre des affaires étrangères canadienne a participé à une réunion (de la CARICOM) l'an dernier. Ensuite Kamala Harris….
Tout ce beau monde était là pour la fête du 50ième anniversaire de l'organisation. Qu'arrive-t-il immédiatement après la fête ? Les pays de la CARICOM répondent positivement à l'appui de l'invasion d'Haïti.
Encore maintenant, alors qu'Ariel Henry ne peut rentrer au pays, il s'avère que c'est Antony Blinken, le Secrétaire d'État américain qui dirige dans les faits, la CARICOM. Avant même les réunions, ils ont décidé qu'ils allaient produire une solution au problème Haïtien.
Les Brésiliens, les Français, les Canadiens, les Américains et les Mexicains ont eu des réunions avec la CARICOM. Leur première rencontre s'est tenue en secret, a duré trois heures avec les Haïtiens.nes sélectionnés.es, qui selon eux allaient participer à la solution (du problème) haïtien.
Ces participants haïtiens n'ont été admis qu'à condition qu'ils soient d'accord avec l'invasion militaire. Quelle qu'ait pu être leur participation aux discussions, cette mise en scène américaine, sous couvert de la CARICOM, ces Haïtiens sélectionnés devaient être d'accord à l'avance avec leur contenu. Donc, quoi qu'il arrive, ce sera illégitime pour la majorité de la population haïtienne.
O.J. : J'ai été très surpris d'entendre ce que vous avez dit à propos des visas. Ce n'est pas en trente minutes de conversation qu'on peut creuser l'histoire, prendre conscience de la situation actuelle en Haïti et comprendre comment ce peuple a été obligé de payer pour sa révolution d'il y a 200 ans et comment sa résistance continue.
C'est remarquable de pouvoir distinguer les agissements non seulement des États-Unis et du Canada, mais aussi de tous ces autres pays membres de la CARICOM.
Je voudrais revenir au Canada. En plus d'envoyer des troupes en Jamaïque pour l'entrainement (de celles qui iront en Haïti), il a contribué cent millions de dollars d'aide à la police haïtienne. C'est une jolie somme.
Selon vous qu'est-ce que cette argent permettra d'acheter ?
J.P. : À acheter des équipements canadiens et américains. Cet argent retourne toujours d'où il vient. C'est la réalité, c'est ainsi que les Américains fonctionnent. Quand vous dites que vous allez donner des équipements militaires à l'Ukraine, cela veut dire que vous offrez plus de contrats au complexe militaro-industriel américain.
Je sais par exemple, que le gouvernement canadien a expédié des véhicules blindés à la police haïtienne soit disant contre paiement. Pour moi, quand nous pensons à cette aide, ce qui est fascinant c'est que le Canada ait dépensé trois millions pour que les troupes kényanes apprennent le Français. (…)
Vous vous imaginez : cette force s'en vient, ils ne connaissent pas la langue (du pays). Premièrement, la plupart du peuple haïtien ne parle pas Français mais Créole. Et il faut payer pour ça.
Je veux aussi souligner que quelle que soit la solution que ces pays occidentaux apportent à Haïti c'est toujours une solution violente. Il s'agit toujours de la force, de prisons. Par exemple, après le tremblement de terre la première chose que les États-Unis ont construit, ce sont deux prisons. Le plus d'infrastructures données par ce pays à Haïti, ce sont trois prisons. Ils ne construisent pas d'écoles, d'hôpitaux ; ils ne font que se concentrer sur cette logique carcérale, sur la violence et l'emprisonnement. C'est ce à quoi ils pensent quand ils pensent à nous.
O.J. : Un aspect intéressant dans les reportages à propos de ce qui se passe en Haïti que je lis toujours avec un peu de suspicion, même ceux des collègues qui sont sur le terrain et voient les choses de première main, l'intérêt est toujours porté sur les populations des quartiers riches ou très riches pas sur la majorité de la population qui vit dans des camps de déplacés.es ou dans les quartiers populaires.
Quand vous lisez les reportages à propos d'Haïti avez-vous aussi ce sentiment ? Pensez-vous que nous devrions faire des recherches, remplacer certaines fonctions pour être capables d'interpréter, de donner du sens à ces reportages venant d'Haïti ?
J.P. : Deux éléments ici. Premièrement, les reportages concernant Haïti sont horribles. Ils sont racistes. Il y en a encore qui disent qu'il y a du cannibalisme dans ce pays. C'est comme si rien n'avait changé depuis 1800. Les reportages sont racistes.
Ensuite, je suis heureuse que vous ayez parlé de Port-au-Prince et de Pétionville. Dans les grands médias occidentaux, quand il est question d'Haïti, on a toujours l'impression que tout le pays est en feu, qu'une guerre civile est en cours. Impossible de se déplacer.
Donc il serait impossible d'expliquer pourquoi l'aéroport commercial du nord de l'île est encore ouvert, que les vols entrants et sortants se font sans problème. Comme si le pays est en feu, mais Jetbleu et Spirit Airlines volent tous les jours.
Ces gens, (les journalistes), prennent Port-au-Prince comme une représentation du pays entier. J'ai vu des images du tremblement de terre de 2010 qui faisaient un lien avec ce qui se passe aujourd'hui comme si tout s'effondrait comme à ce moment-là.
Je veux insister pour dire que ce qui se passe dans le pays, la plus importante partie de la violence se passe à Port-au-Prince et dans ses quartiers populaires. C'est comme cela depuis longtemps. Ça a empiré parce que, maintenant, les groupes armés vont probablement se rapprocher de Pétionville, le quartier riche sur les collines. C'est là que vivent les riches ce qui fait que les hélicoptères, peuvent atterrir, prendre leur clientèle et les déménager à Cap Haïtien pour qu'elle quitte le pays.
Mais si vous examinez la carte de Port-au-Prince, vous voyez les quartiers dit populaires. Ils sont très concentrés, très pauvres. C'est là que les forces des Nations Unies avaient l'habitude d'aller et de tirer, vider leurs chargeurs sur la population de ces parties de la ville. C'est là que se trouve la résistance. Cette population a souffert sous la coupe de groupes armés payés par les politiciens.nes depuis des années. Les citoyens.nes ont été tués.es, de jeunes gens, mais ça n'a pas fait les nouvelles n'est-ce pas ? Ce n'est que maintenant alors que ces groupes armés se sont rassemblés, et qu'il semble qu'ils aient un peu plus d'argent, qu'on peut entendre : « Oh ! Mon dieu, le pays est assiégé ». Je ne dis pas que ça ne soit pas le cas, mais quand les reportages vous montrent des pneus qui brûlent, (on doit dire que) c'est une mesure de protection dans ces quartiers. On y érige des barricades, installe des sacs de sable pour empêcher d'y entrer. On ne l'explique jamais. Vous continuez à penser que tout le pays est en feu, on n'explique pas. Ce sont les représentations d'une partie de l'élite haïtienne qui dit qu'elle est assiégée.
J'insiste : pourquoi n'avez-vous pas parlé de ces jeunes gens des quartiers populaires qui ont été abattus à coup de fusil sur ordre des politiciens.nes et de l'oligarchie il y a deux ans, trois ans, ou quand Jovenel Moïse et Michel Martelly ont envoyé des groupes armés dans ces quartiers pour les abattre ?
BBC, CNN, Voice of America ont livré la même histoire. Nous connaissons le néocolonialisme, la façon de fonctionner de ces médias globaux dans les pays d'Afrique et en Amérique latine ; ils se copient les uns les autres et répandent la même histoire. C'est la manufacture du consentement. Partout où je me suis trouvée en dehors des États-Unis j'ai été confrontée à la même réaction : « Oh ! Mon dieu, votre pays ; je suis désolé.e ; tout votre pays est en guerre civile, il est en feu ».
Pour moi, ces médias sont aussi responsables de la violence qui sévit en Haïti que la population haïtienne (…). Aussi, les gens qu'on interview au pays, sont ceux et celles qui sont coïncés.es à Port-au-Prince. Durant une émission de télévision à laquelle je participais, j'ai entendu : « Vous savez, je suis coïncé dans ma maison. Je n'ai pas pu sortir depuis quelques jours. Je descends la rue avec mon chauffeur et je vois les cadavres ici et là ». Je me dis : « Vous avez un chauffeur ? Alors c'est très intéressant ».
En effet, une partie de cela est très intéressante. Mais il y a aussi les troupes étrangères (dans le pays). Même après le tremblement de terre les gens qui ont le mieux fait avec tout l'argent qui a été distribué au nom du pays, ce sont les élites économiques.
Ceux et celles qui obtiennent actuellement des contrats de sous-traitance, profitent de l'invasion étrangère. Leurs hôtels affichent complets. La location de voitures aux agences d'aide fonctionne à plein. Leur soutien à l'invasion est acquis parce que ce n'est pas cette partie de la population qui va se faire tuer. Elle vit dans des installations fortifiées sur les hauteurs.
O.J. : Parlons de la diaspora. Vous en êtes membre si je comprends bien. Sa présence à Montréal et dans d'autres villes canadiennes est certainement importante. Pouvez-vous parler de la réponse de cette population au Canada qui entretient des rapports avec Haïti ? Comment se présentent les réactions ? Et voyez-vous l'émergence d'un consensus à un moment donné ? Ou, y-a-t-il une position progressiste commune ?
J.P. : Je dois dire que je suis arrivée au Canada il n'y a que neuf mois, venant des États-Unis. Cette précision est importante. Alors, je ne connais pas bien l'étendue des positions au Canada mais, je peux dire que, généralement, il y en a une. Les plus vieux et vieilles qui ont soutenu le Parti Lavalas de J.B. Aristide sont encore fachés.es par le coup d'État de 2004. C'est une voix progressiste.
J'ai pu observer au fil du temps, une situation fascinante : à Miami par exemple, une classe moyenne supérieure plutôt bureaucratique a accédé au gouvernement. Il existe des groupes légaux d'Haïtiens.nes américains.es comme une association d'avocat.es, des élus.es qui prennent les mêmes positions que le Département d'État. Par exemple, ils et elles sentent le besoin de faire du lobbying ici et là en soutien à l'invasion. Mais, à Ottawa il y a un solide groupe progressiste. Il y a beaucoup d'organisations progressistes qui, encore maintenant, persistent à dénoncer le rôle du Canada dans l'occupation continue. Car, Haïti est occupé. Il l'a été depuis 20 ans par des étrangers.
Donc il y a trois groupes dont deux sont progressistes. Mais les bureaucratiques sont ceux et celles que les gouvernements écoutent à cause de leur maîtrise du langage technocratique. Par exemple les solutions doivent être envisagées dans les bureaux de Washington ou d'Ottawa ; c'est là qu'il faut comprendre ce qui se passe au pays plutôt qu'avec les organisations sur le terrain.
L'autre aspect est avec la jeune génération, la croyance dans la diabolisation d'Aristide et de son Parti, Lavalas depuis 2004, et le rôle des médias. Il y a eu un article intitulé : « How to Turn a Priest into a Cannibal ». Les États-Unis y présentaient Aristide comme l'incarnation du diable. Ils le liaient à Hitler et autres personnages semblables et ils diabolisaient le mouvement populaire en laissant entendre qu'il était derrière toute la violence et ainsi de suite. Je pense que beaucoup de cette jeunesse qui a grandi avec cette représentation d'Aristide y croient.
En tous cas ils en croient une partie et c'est la raison pour laquelle elle ne voit pas correctement par exemple, la figure de Guy Philippe, ce paramilitaire qui a assouvi sa vengeance en faisant des dégâts notables durant le gouvernement Aristide. Les États-Unis l'ont qualifié de « combattant pour la liberté » durant le coup d'État de 2004. Il faisait partie des groupes fondés et entraînés aux États-Unis et au Canada. En ce moment il a un soutien populaire mais les gens ne se rendent pas compte qu'il a été financé par la CIA entraîné par les forces spéciales américaines en Équateur et en République dominicaine.
Il y a donc une différence entre les générations. Mais je pense qu'il y a un groupe clé de gens qui la comprend avec son passé, qui comprend ce qui est arrivé durant les 20 dernières années spécialement. Elle sait, pour le moins, qu'il ne faut avoir aucune confiance dans les États-Unis.
L'impérialisme américain n'est pas gratuit. Celui du Canada non plus. Je ne pense pas que les Canadiens.nes voient leur pays comme une puissance impérialiste, mais plutôt comme obéissant aux États-Unis. Mais il faut se rendre à la réalité : le Canada joue son propre rôle impérialiste. Il faut se rappeler que ce sont des compagnies canadiennes qui détiennent la majorité des sites miniers en Afrique n'est-ce pas ? Il y a de l'or en Haïti et des compagnies canadiennes travaillent à son extraction. Et peu de gens savent que le Canada a une base militaire dans les Caraïbes, en Jamaïque. Il s'en est servi pour de l'espionnage dans la région après les indépendances, pour s'opposer aux soit disant nations communistes et pour freiner les communistes toujours actifs après les années 1960-70. Donc il faut être très clair, ces deux pays ne se dépensent pas en faveur d'Haïti, ils ne sont pas là parce que ce qui s'y passe les intéresse.
O.J. : C'est intéressant ce que vous dites à propos de Guy Philippe parce je me rends compte que la majorité des Haïtiens.nes vivants.es en ce moment, avaient au plus six ou sept ans quand le coup de 2004 est arrivé. La conscience politique est largement façonnée dans ce contexte, avec cette perspective d'occupation militaire sans fin. (…)
(…) Quelle est selon vous, la chose la plus importante dont les Canadiens.nes doivent s'emparer en réponse à cette crise dans laquelle nous sommes si profondément impliqués.es ?
J.P. : Dites à votre gouvernement de se retirer d'Haïti, de le laisser tranquille. Je sais que ça semble idiot parce qu'on vous répète qu'il faut faire quelque chose, que la situation est si terrible.
Je veux vous rappeler que ce peuple a défait l'armée de Napoléon. Il a combattu et est devenu indépendant par ses propres forces. Il a encore ces capacités.
Je pense qu'il faut faire un pas de recul, respecter suffisamment la souveraineté et l'humanité haïtienne pour permettre au peuple de faire ce qu'il y a à faire sans la perpétuelle médiation américaine, française et canadienne dans ses affaires.
La chose la plus importante que les Canadiens.nes peuvent faire, surtout la gauche, c'est de se rallier au peuple haïtien contre les interventions et la constante médiation de son gouvernement. Il faut arrêter le gouvernement canadien de participer à cette occupation, à la militarisation du pays, d'envoyer des troupes etc. etc. Mais aussi de ne plus autoriser d'ONGs à s'y installer ; en ce moment, trop de gens développent leur carrière avec Haïti comme atout.
Le plus important de tout, c'est de laisser Haïti tranquille. Je le dis avec toute la considération que j'ai envers mes frères et sœurs canadiens.nes mais j'insiste, dites à votre gouvernement de nous laisser tranquilles.
O.J. : Jemima Pierre, merci beaucoup de nous avoir accordé tout ce temps.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Rima Hassan : « Je veux garder espoir »
La juriste franco-palestinienne, qui figure en septième position sur la liste La France insoumise aux européennes, est depuis quelques semaines omniprésente sur la scène médiatique. Souvent à son corps défendant. Dans un entretien accordé à Politis, elle se livre à un plaidoyer pour le droit et la démocratie.
23 avril 2024 | tiré de politis.fr - Article paru dans l'hebdo No 1807
https://www.politis.fr/articles/2024/04/rima-hassan-le-gouvernement-israelien-ne-veut-pas-la-paix/
Rima Hassan est l'un des nouveaux visages de La France insoumise. Née le 28 avril 1992 dans le camp de réfugiés palestiniens de Neirab, en Syrie, elle arrive en France à l'âge de 10 ans et obtient la nationalité française le 6 octobre 2010. Titulaire d'un master en droit international, militante de la cause palestinienne,candidate LFI aux élections européennes de juin prochain, elle aspire à porter la voix du droit international au Parlement européen.
Les Français vous découvrent depuis que vous êtes sur la liste LFI des européennes. C'est-à-dire depuis peu. Quelle est votre histoire ? Quelle est l'histoire de votre famille ?
Je suis née dans le camp palestinien de Neirab, près d'Alep, en Syrie. Mon grand-père maternel, d'origine palestinienne, avait été contraint à l'exil pendant la Nakba, à la création d'Israël en 1948. Ma grand-mère maternelle était issue d'une famille de notables syriens, les Hananou. Le mariage avec un réfugié palestinien n'avait pas été bien accueilli dans la famille syrienne. Il avait fait cette promesse : « Je la prends princesse, et elle vivra comme une princesse. » En réalité, leur vie s'est déroulée dans un camp de réfugiés. Je suis arrivée à l'âge de 10 ans en France, où j'ai fait ma scolarité, puis j'ai poursuivi des études de droit au Liban et à Paris. En 2019, j'ai créé l'Observatoire des camps de réfugiés, qui documente les camps à travers le monde.
Depuis que vous êtes dans la lumière, vous prenez des coups sur la scène médiatique. On vous dit à tout bout de champ « controversée », sans trop que l'on sache ce que cela veut dire. Et voilà que vous êtes convoquée par l'antiterrorisme pour « apologie du terrorisme ». Savez-vous à quelle déclaration cette accusation fait référence ? Et comment vivez-vous cette situation ?
Je la vis de façon sereine. Ce qu'on me reproche, ce sont des posts sur les réseaux sociaux entre novembre et décembre dernier. Mais il n'y a aucune saisine du procureur. Et je suis convoquée sur la seule base de plaintes de lobbyistes pro-israéliens connus pour être très proches de Netanyahou.
En tant que juriste, quelle est la mission que vous vous assignez ?
J'ai fait des études de droit par passion. J'ai travaillé sur la qualification de crimes d'apartheid, qui reposent sur la dichotomie juifs/non-juifs aux fins de nettoyage ethnique. L'apartheid est une doctrine fondamentalement raciste, qui va jusqu'à l'animalisation des Palestiniens, traités de cafards ou de sauterelles. L'apartheid est la conséquence directe du colonialisme. La vérité, c'est qu'Israël est malade de son colonialisme.
Comment vous définissez-vous par rapport à la question coloniale et au sionisme ?
Je n'aime pas me définir comme antisioniste parce qu'on ne sait pas de quel sionisme on parle. Le sionisme a deux dimensions. L'une structurelle, nationale, à laquelle je ne m'oppose pas. La deuxième est coloniale. Et Israël doit rompre avec sa dimension coloniale qui aboutit à déshumaniser les Palestiniens. Le projet colonial fait disparaître tous les Palestiniens en tant que sujets politiques. Les événements actuels s'inscrivent dans une projection politique de la Nakba de 1948, dont l'objectif était de faire disparaître les Palestiniens. Tant qu'Israël ne guérira pas de son colonialisme, il n'y aura pas d'issue, les Palestiniens seront dépossédés ou massacrés, et les Israéliens ne seront pas en sécurité.
On a l'impression que vous êtes beaucoup plus modérée que l'image que donnent de vous certains médias. Avez-vous pondéré votre discours récemment ?
Non, j'ai toujours le même discours. J'essaie d'être toujours souriante et optimiste. Je n'ai pas le choix. Souriante, mais sévère et en colère. Je suis née en colère. Je me regarde dans l'histoire de ma famille enterrée dans un camp. Mais je veux garder espoir. J'ai fait des études de droit pour structurer ma pensée et ma colère. La colère, pour moi, n'est pas l'aigreur. Elle peut être saine. Et je m'efforce de tenir compte du vécu européen par rapport à la Shoah. Je ne confonds pas Israël avec les juifs. Et je ne confonds pas les Israéliens avec le gouvernement israélien.
On vous a accusée de ne pas être claire à propos du Hamas. Comment qualifiez-vous ce mouvement ?
Je suis fatiguée de commenter la paresse intellectuelle de prétendus experts. Le Hamas est un mouvement religieux structuré autour d'une branche politique, et qui a développé une branche armée dont le mode opératoire est le terrorisme. M'accuser de soutenir le Hamas, c'est mal me connaître. Je suis née dans une famille communiste. Par ailleurs, posons-nous la question : qui a soutenu le Hamas ? On a très bien documenté le soutien du gouvernement israélien au Hamas. Bezalel Smotrich [ministre des Finances, et leader extrémiste des colons, N.D.L.R.] et même Benyamin Netanyahou ont expliqué pourquoi il fallait le soutenir et le faire financer pour briser les organisations ouvertes à la négociation. Le journal israélien Haaretz l'a révélé. Il y a donc beaucoup d'ironie à accuser tel ou tel de soutenir le Hamas.
La situation aujourd'hui est désespérante avec le massacre de Gaza et les raids des colons en Cisjordanie. Puisque vous parlez d'espoir, interrogeons-nous sur l'avenir. Et il n'y a pas d'avenir sans un nouveau leadership palestinien. Comment abordez-vous la question de la représentation palestinienne ? Ou, pour poser la question différemment, croyez-vous que le Hamas représente les Palestiniens ?
Ce n'est pas à moi de dire aux Palestiniens de quels représentants ils doivent se doter. Je suis évidemment pour des élections qui renouvellent l'Autorité palestinienne. Mais pour répondre directement à votre question, je ne crois pas qu'un mouvement religieux puisse représenter les Palestiniens. Il faut qu'ils soient représentés dans leur diversité, laïque, au sens premier du terme. L'ironie de l'histoire, c'est que les dirigeants palestiniens progressistes, comme Marwan Barghouti, sont en prison, alors que le Hamas négocie au Caire et signe des accords. La vérité, c'est qu'Israël ne veut pas d'interlocuteurs progressistes. Le gouvernement israélien ne veut pas la paix.
On vous a beaucoup reproché de parler d'un État binational. C'est d'ailleurs la fameuse carte abolissant les limites entre Israël et les Territoires palestiniens qui a, dit-on, provoqué l'interdiction des conférences qui devaient se tenir à Lille. Qu'est-ce que l'État binational, pour vous ?
Encore une fois, ce n'est pas à moi non plus de définir la forme que doit prendre l'État palestinien. Je ne pose pas le problème en ces termes. Il faut bien comprendre que j'appartiens à une nouvelle génération. Nous avons un prisme qui est celui de l'égalité des droits. Je crois en la démocratie. La forme de l'État vient après. Les Palestiniens demandent à être comme nous. Ils veulent s'inscrire dans le monde, comme n'importe quel autre peuple. C'est une lutte universelle. D'ailleurs, je dois préciser qu'une fois qu'ils auront leur État, quelle qu'en soit la forme, ils seront face à des sujets palestino-palestiniens. Mon problème est celui du droit et de la démocratie en général.
Je n'ai pas envie d'être essentialisée à partir de la seule question palestinienne. La question de la démocratie se pose aux Israéliens, au-delà même de la question palestinienne. Je regarde cet État se définir, et définir son sionisme. Des mobilisations massives ont lieu contre Netanyahou, mais dans le même temps des sondages montrent que 80 % de la population est pour une offensive contre Rafah. Israël est dans la contradiction et en face d'un dilemme. Entre être un État juif et être un État démocratique, il lui faudra choisir. S'il est exclusivement juif, il ne peut pas être démocratique.
La loi de juillet 2018 a officiellement retiré la référence à la démocratie. La question est donc de plus en plus actuelle, à mesure que la colonisation envahit la Cisjordanie et Jérusalem-Est, et que la solution à deux États devient de plus en plus impraticable. C'est la question de l'égalité des droits entre juifs et Palestiniens, musulmans ou chrétiens, qui se pose. C'est la colonisation qui, d'une certaine façon, replace l'État binational dans l'actualité.
Depuis le retrait de cette grande dame qu'est Leïla Shahid, la voix palestinienne est devenue inaudible dans l'espace public. Certains médias parlent à la place des Palestiniens en les assimilant grossièrement au Hamas. Ce qui correspond à la stratégie israélienne. Quelle place comptez-vous occuper dans ce paysage ?
Je suis française depuis l'âge de 18 ans. C'est la France qui m'a donné ma citoyenneté. Je ne veux pas prétendre parler pour les Palestiniens. Mais faire entendre une voix dans l'espace public, c'est précisément ce que je fais en me présentant aux européennes.
Justement, vous avez choisi d'être sur la liste de La France insoumise. Ne craignez-vous pas d'être marquée par cet engagement, voire instrumentalisée ?
Les Écologistes m'avaient proposé de venir sur leur liste, mais en position non éligible. Avec LFI, je peux espérer défendre directement mes dossiers sur la scène européenne. Et il ne s'agit pas seulement de la question palestinienne. Ma souffrance, c'est l'exil et la dépossession, qui est la même pour tous les peuples qui connaissent cette situation. D'autres sont menacés de génocide. J'ai par exemple soutenu les travaux de Raphaël Glucksmann sur le génocide des Ouïgours. Fort heureusement, on ne lui a jamais dit que ce n'était pas un enjeu européen.
« J'aime les conférences, la pédagogie. Je ne suis donc pas dans le même registre que de nombreux hommes et femmes politiques. »
Or la question palestinienne est mille fois plus européenne que celle des Ouïgours. L'Europe est donc le cadre pertinent pour mener ces combats. Ce sont les États européens qui signent un accord d'association avec Israël. Certains d'entre eux arment Israël. Ils sont impliqués dans les territoires palestiniens, devenant complices de la colonisation. Si je vais au Parlement européen, c'est pour dire le droit, les droits humains. Dans le même esprit, je travaille aussi sur le sort des sans-abri. Sur tous ces sujets, je mobilise surtout mes compétences juridiques.
Votre proximité avec LFI ne risque-t-elle pas de vous gêner ?
Dans le meeting improvisé de Lille, on a tout de même noté une différence de ton entre vous et Jean-Luc Mélenchon. Vous veniez de dire que votre résilience, c'est le sourire, et on a entendu Mélenchon comparer le président d'université de Lille à Adolf Eichmann, et le socialiste Jérôme Guedj, bien qu'il ne fût pas nommé, à un délateur collabo. Cela faisait un fort contraste…
Moi, je ne changerai pas mon discours. Je ne suis pas à l'aise aux tribunes des meetings improvisés. J'aime poser mes mots. J'aime les conférences, la pédagogie. Je ne suis donc pas dans le même registre que de nombreux hommes et femmes politiques.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Les BRICS et leur Nouvelle banque de développement offrent-ils des alternatives à la Banque mondiale, au FMI et aux politiques promues par les puissances impérialistes traditionnelles ?
Au cours des dernières années, le rejet légitime des politiques promues par les puissances impérialistes traditionnelles (Amérique du Nord, Europe occidentale et Japon) suivi des annonces faites par les BRICS (le Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) ont suscité un grand intérêt et l'attente de grands changements, notamment la création d'une monnaie commune pour remettre en cause le dollar comme monnaie dominante. Qu'en est-il réellement ? Quel est le bilan de la Nouvelle Banque de développement et du Fonds monétaire des BRICS ?
Tiré du site du CADTM.
Sommaire
– En quelques chiffres, quel est le poids des BRICS ?
– Depuis des années, on parle de la possibilité du lancement d'une nouvelle monnaie par les BRICS, (…)
– En quelques mots, qu'est-ce que la Nouvelle banque de développement ? Quelle est la part de (…)
– Que dit Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?
– Quelles sont autres les éléments de déception exprimés par Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle (…)
– Quelle conclusion tirer du fait que la NDB emprunte sur les marchés financiers et en dollars (…)
– Quels sont les types de projets financés par la Nouvelle Banque de Développement (…)
– Où en est le Fonds monétaire des BRICS connu par le sigle en anglais CRA ?
– Pourquoi ce projet de Fonds monétaire commun n'a-t-il pas avancé ?
– Quels sont les éléments de la déclaration finale du sommet des BRICS de 2023 qui montrent qu'ils (…)
En quelques chiffres, quel est le poids des BRICS ?
Les 5 pays membres fondateurs des BRICS [1] créés en 2011 sont le Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud, ils représentent 27% du PIB mondial, 20% des exportations mondiales, 20% de la production mondiale de pétrole, 41% de la population mondiale. Il faut ajouter que lors du sommet d'août 2023, un élargissement des BRICS a été annoncé et le sigle de l'ensemble élargi devient BRICS+. Six pays supplémentaires devaient adhérer : l'Égypte, l'Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l'Éthiopie, l'Iran et l'Argentine. Finalement, suite à l'élection de Javier Milei en novembre 2023, l'Argentine s'est retirée. Si on ajoute les 5 nouveaux membres pour calculer le poids des BRICS+, le grand changement par rapport à la situation précédente concerne la production de pétrole. Les BRICS+ représentent 42% de la production pétrolière mondiale de pétrole. Quelques données supplémentaires : les BRICS+ représentent 29% du PIB mondial, 25% des exportations mondiales et 45% de la population de la planète.
Depuis des années, on parle de la possibilité du lancement d'une nouvelle monnaie par les BRICS, qu'en est-il ?
Même si certains espèrent que cela sera à l'ordre du jour du prochain sommet des BRICS, qui se tiendra en 2024 à Kazan (capitale de la république du Tatarstan qui fait partie de la Fédération de Russie) sous la présidence de la Russie dirigée par Vladimir Poutine, la création d'une monnaie commune des BRICS n'a pas été mentionnée dans la déclaration finale adoptée lors du sommet des BRICS qui s'est tenu en août 2023 en Afrique du Sud [2]. Il est vrai que dans son discours de clôture de ce sommet, le président brésilien a annoncé que les BRICS avait :
« approuvé la création d'un groupe de travail chargé d'étudier l'adoption d'une monnaie de référence pour les BRICS. Cela augmentera nos options de paiement et réduira nos vulnérabilités. » [3]
L'économiste brésilien Paulo Nogueira Batista, qui a représenté de 2007 à 2015 le Brésil au FMIsous la présidence de Lula, et qui a été ensuite vice-président de la Nouvelle banque de développement (créée par les BRICS) de 2015 à 2017, fait partie de ceux qui espèrent que la création d'une monnaie BRICS sera à l'ordre du jour du XVIe sommet des BRICS. Dans une communication datée d'octobre 2023, Paulo Nogueira Batista a déclaré :
« Le président Poutine lui-même, ainsi que le président Lula, ont souvent parlé de dédollarisation et de l'éventuelle création d'une monnaie commune ou de référence pour les BRICS. Depuis au moins 2022, des experts russes travaillent sur le sujet. La raison pour laquelle la Russie est à l'origine de cette idée est assez claire ».
Bien sûr, Nogueira fait allusion aux sanctions dont la Russie fait l'objet depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et surtout depuis l'invasion de l'Ukraine en 2022.
Paulo Nogueira Batista poursuit en résumant certains des progrès réalisés et les nombreux obstacles rencontrés, et conclut :
« Nous avons la chance que la Russie préside les BRICS en 2024 et le Brésil en 2025 – précisément les deux pays qui semblent les plus intéressés par la création d'une monnaie commune ou de référence. Si tout se passe bien, les BRICS pourraient prendre la décision de créer une monnaie lors du sommet en Russie l'année prochaine. D'ici le sommet du Brésil, en 2025, les BRICS seront peut-être en mesure d'annoncer les premières étapes de sa mise en place » [4].
Mais il y a d'autres sons de cloches. En effet, Lesetja Kganyago, gouverneur adjoint de la Banque centrale de la République d'Afrique du Sud, est beaucoup moins optimiste que Paulo Nogueira. Voici ce que William Gumede écrivait dans le magazine Businessday le 21 août 2023, au moment du sommet des BRICS :
« Le gouverneur de la Banque centrale d'Afrique du Sud, Lesetja Kganyago, a mis en garde contre l'utilité d'établir une monnaie commune dans un bloc commercial dont les membres sont répartis sur des sites géographiques très différents. Le succès de l'euro, la monnaie commune de l'UE, repose en partie sur la proximité géographique, la similitude des institutions et des régimes économiques et politiques, et l'abandon par les économies individuelles de leurs monnaies nationales.
Une monnaie des BRICS nécessitera également une banque centrale des BRICS, une politique monétaire commune, un alignement des politiques fiscales et une synergie entre les régimes politiques de l'ensemble du bloc commercial. Or, dans l'état actuel des choses, les monnaies des BRICS ont des régimes de banque centrale mal adaptés et ne sont pas facilement convertibles, contrairement à l'UE lors de la création de l'euro. Les banques centrales de la Chine et de la Russie sont également contrôlées par l'État, alors que l'Afrique du Sud, l'Inde et le Brésil ont des banques centrales indépendantes. La grande question est de savoir si la Chine ou la Russie renonceraient à leur souveraineté sur les monnaies nationales, ce qui est crucial pour le succès d'une monnaie commune » [5].
On peut ajouter qu'on imagine mal que l'Inde sous Narendra Modi, qui va probablement remporter les élections de mai 2024, rentre en conflit avec les Etats-Unis en appuyant le lancement d'une monnaie commune. Face à la Chine, l'Inde renforce ses relations avec Israël, avec Washington, l'Australie et le Japon, tout en aidant la Russie à écouler son pétrole et en se maintenant dans les BRICS. L'Inde, comme l'indique le gouverneur de la Banque centrale d'Afrique du Sud, tient beaucoup à la souveraineté sur sa monnaie. De même que le Brésil car cela permet à l'un et à l'autre de maintenir ou renforcer leur influence dans leur aire d'influence économique traditionnelle. Le Brésil par rapport aux économies voisines : Paraguay, Pérou, Bolivie, Équateur, Venezuela,… L'Inde par rapport au Bangladesh, au Népal, au Sri Lanka,…
Je pense qu'il est plus crucial d'évaluer ce qui est actuellement en place plutôt que de faire des spéculations sur la probabilité qu'une monnaie commune des BRICS se matérialise un jour. Ce qui est certain c'est qu'au-delà des discours des représentant·es russes et brésilien·nes, dans la pratique, la mise en place d'une monnaie commune n'a pas avancé jusqu'ici.
En quelques mots, qu'est-ce que la Nouvelle banque de développement ? Quelle est la part de chaque pays des BRICS dans le Nouvelle banque de développement et comment fonctionne-t-elle ?
La NDB a été créée officiellement le 15 juillet 2014 à l'occasion du 6e sommet des BRICS qui s'est tenu à Fortaleza au Brésil. La NDB a octroyé ses premiers crédits à partir de fin 2016. Les 5 pays fondateurs ont chacun une part égale du capital de la Banque et aucun n'a le droit de véto. La NDB, outre les 5 pays fondateurs, compte comme membres le Bangladesh, les Émirats Arabes Unis et l'Égypte [6]. L'Uruguay est en train de rendre effective sa participation. La NBD est dotée d'un capital de 50 milliards de dollars qui devrait être porté dans le futur à 100 milliards de dollars. Il y a rotation pour l'exercice du poste de président de la NDB. A tour de rôle pour un mandat de 5 ans, chaque pays a droit à exercer la présidence. Dilma Rousseff, la présidente actuelle est brésilienne, le prochain ou la prochaine présidente sera russe et sera désignée en 2025 par Vladimir Poutine qui vient d'être réélu à la présidence de la Fédération de Russie jusque 2030. La Nouvelle Banque de Développement annonce qu'elle se concentre principalement sur le financement de projet d'infrastructures y compris des systèmes de distribution d'eau et des systèmes de production d'énergie renouvelables. Elle insiste sur le caractère vert des projets qu'elle finance.
Que dit Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?
Compte tenu des responsabilités qu'il a exercées en tant que représentant du Brésil au FMI et ensuite comme vice-président de la Nouvelle Banque de Développement (NDB en anglais), il est intéressant de publier un large extrait des propos de Paulo Nogueira Batista à propos de la nouvelle banque créée par les BRICS :
« La Banque a accompli beaucoup de choses mais n'a pas encore fait la différence. L'une des raisons est, franchement, le type de personnes que nous avons envoyées à Shanghai depuis 2015 en tant que président·es et vice-président·es de l'institution. Le Brésil, par exemple, sous l'administration Bolsonaro, a envoyé une personne faible pour devenir président de la mi-2020 au début 2023 – techniquement faible, orientée vers l'Occident, sans leadership et sans la moindre idée de la manière de mener une initiative géopolitique. La Russie ne fait malheureusement pas exception à la règle : le vice-président russe de la NDB est remarquablement inapte à ce poste. La faiblesse de la gestion a souvent conduit à un mauvais recrutement du personnel.
Ces problèmes internes à la Banque ont été aggravés par des obstacles politiques plus généraux, notamment les relations tendues entre la Chine et l'Inde, les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 et, surtout, depuis 2022, ainsi que les crises politiques au Brésil et en Afrique du Sud. Ces problèmes macro-politiques au sein des membres fondateurs et entre eux ont également nui à la NDB.
Le Brésil a envoyé Dilma Rousseff, ancienne présidente du Brésil, à la présidence de l'institution. Elle a cependant moins de deux ans pour redresser la Banque. Ce n'est pas assez. Ainsi, l'avenir de la NDB repose en grande partie sur la Russie. En effet, la Russie aura la possibilité de nommer un nouveau président pour 5 ans, à partir de juillet 2025. Je suis convaincu que la Russie sera en mesure, cette fois-ci, d'envoyer une personne forte pour ce poste, quelqu'un de haut niveau politique, techniquement solide et ayant une vision claire des objectifs géopolitiques qui ont conduit les BRICS à créer la NDB ».
Les espoirs de Paulo Nogueira de voir la Russie donner beaucoup plus de force à la NDB à partir de 2025 doivent être tempérés par deux facteurs majeurs. D'une part, l'évolution de la guerre en Ukraine et les sanctions prises au niveau international par l'Amérique du Nord, l'Europe de l'Ouest et le Japon à l'encontre de la Russie. Deuxièmement, la décision de la NDB de ne plus accorder des crédits à la Russie. La NDB a choisi de respecter les sanctions mises en place par les partenaires de Washington et s'est abstenue d'accorder de nouveaux prêts à la Russie depuis 2022. Ceci peut être vérifié sur le site de la NDB :
https://www.ndb.int/projects/all-projects/
et notamment ici où l'on constate que le dernier projet soutenu financièrement par la NBD en Russie date de 2021.
Quelles sont autres les éléments de déception exprimés par Paulo Nogueira à propos de la Nouvelle Banque de Développement ?
Revenons à l'évaluation de Paulo Nogueira sur la faiblesse de la NDB :
« Pourquoi peut-on dire que la NDB a été une déception jusqu'à présent ? Voici quelques-unes des raisons. Les décaissements ont été étonnamment lents, les projets sont approuvés mais ne sont pas transformés en contrats. Lorsque les contrats sont signés, la mise en œuvre effective des projets est lente. Les résultats sur le terrain sont maigres. Les opérations – financements et prêts – se font principalement en dollars américains, monnaie qui sert également d'unité de compte à la Banque.
Comment pouvons-nous, en tant que BRICS, parler de manière crédible de dédollarisation si notre principale initiative financière reste majoritairement dollarisée ?
Ne me dites pas qu'il n'est pas possible d'effectuer des opérations en monnaie nationale dans nos pays. La Banque interaméricaine de développement, la BID, par exemple, possède depuis de nombreuses années une expérience considérable en matière d'opérations en monnaie brésilienne. Je ne comprends pas pourquoi la NDB n'a pas profité de cette expérience. On peut s'attendre à ce que Dilma Rousseff commence à résoudre ces problèmes.
La NDB est également loin d'être la banque mondiale que nous avions envisagée lors de sa création. Seuls trois nouveaux pays l'ont rejointe en plus de huit ans d'existence. C'est à comparer avec la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures [7], l'AIIB, dirigée par la Chine, créée plus ou moins en même temps que la NDB, qui compte plus de 100 pays membres depuis un certain temps. En outre, la gouvernance de la NDB est médiocre et les règles ne sont pas respectées par la direction. Le conseil d'administration est inefficace. La transparence n'est pas respectée. La Banque est opaque, peu d'informations sur les prêts et les projets sont rendues publiques. Les ressources humaines sont faibles. De nombreux postes importants au sein de la Banque ne sont pas pourvus et le découragement des employé·és est omniprésent, ce qui entraîne des départs et, par conséquent, une diminution du nombre total d'employ·eés. »
Rappelons que ce constat très critique ne vient pas d'un ennemi des BRICS, il est formulé par un partisan convaincu de la nécessité de donner plus de force aux initiatives des BRICS.
Il faut souligner qu'en avril 2023, le plus récent emprunt sur les marchés financiers réalisé par la NDB a pris la forme d'obligations en dollars US [8] au lieu de se faire en renminbi comme c'était le cas au tout début des activités de la banque. C'est une preuve de plus que la pratique de la NDB et la stratégie des BRICS ne sont pas en concordance avec la volonté affichée de réduire résolument la place du dollar dans les échanges internationaux. Pour les années 2020-2021, 75% des emprunts de la NDB s'effectuaient en dollars US. La direction de la NDB annonce qu'elle réduira dans le futur les emprunts en dollars. Ce sera à vérifier.
Quelle conclusion tirer du fait que la NDB emprunte sur les marchés financiers et en dollars ?
C'est une très bonne question. La première conclusion c'est qu'il y a une très grande incohérence entre le fait d'affirmer comme le font les dirigeant·es des BRICS qu'ils veulent réduire la place du dollar et le fait d'emprunter en dollars auprès des marchés financiers. Ils devraient, s'ils étaient cohérents, développer une monnaie commune ou réaliser de plus en plus d'échanges dans un panier commun de leurs monnaies. Et s'il s'agit quand même d'utiliser le dollar US, pourquoi les emprunter sur les marchés financiers alors que la Chine dispose d'une énorme quantité de dollars dans ses réserves, il s'agit de plus de 3000 milliards de dollars US (3 307 000 000 000 USD au 31 décembre 2022 selon la Banque mondiale). L'Inde et le Brésil disposent aussi de réserves en dollars en assez grande quantité. Selon la Banque mondiale, les réserves de change du Brésil s'élevaient fin 2022 à 325 milliards de dollars US, celles de l'Inde à 563 milliards USD et celles de la Russie à 582 milliards USD. On peut aussi se demander pourquoi la Russie a laissé en Europe occidentale, principalement à Euroclear à Bruxelles, près de 300 milliards d'euros de réserves qui ont fini par être bloqués dans le cadre des sanctions qui ont suivi l'invasion de l'Ukraine de 2022. La conclusion qu'on peut tirer, c'est que, loin d'avoir construit ensemble de puissants outils communs pour financer des échanges et des investissements, les BRICS restent ancrés dans des relations basées sur la suprématie du dollar et qu'ils reproduisent le modèle de financement adopté par les grandes institutions financières internationales comme le FMI et la Banque mondiale. Certes il y a une différence et elle est de taille : la Nouvelle Banque de Développement ne conditionne pas ses prêts à l'application de politiques d'ajustement structurel. Cette différence, mainte fois soulignée par nombres d'auteur-es, est abordée dans ma série de questions réponses consacrées à la Chine comme puissance créancière.
Quels sont les types de projets financés par la Nouvelle Banque de Développement ?
Effectivement, il est important de se pencher sur les types d'initiatives financées par la NDB. L'analyse rigoureuse de l'économiste sud-africain Patrick Bond des projets financés par la NDB en République d'Afrique du Sud et dans des pays comme le Zimbabwe et le Mozambique montre que ces projets renforcent l'extraction de matières premières et la production de combustibles fossiles (Lire « BRICS New Development Bank Corruption in South Africa », publié le 5 septembre 2022,
http://www.cadtm.org/BRICS-New-Development-Bank-Corruption-in-South-Africa).
Dans cet article, Patrick Bond conclut :
« La NDB n'apparaît pas comme une alternative à un système de financement du développement centré sur Washington et truffé de problèmes. Au contraire, le cas sud-africain montre que les ingrédients sont réunis pour que la NDB amplifie un développement inégal en finançant certaines des institutions les plus notoirement corrompues du pays, pour des projets qui sont eux-mêmes très douteux. »
Dans un document récent présenté par Patrick Bond au Forum social mondial au Népal en février 2024, intitulé « The BRICS New Development Bank & Sub-Imperialism : Working within, not against, global financial power » [ 9], l'auteur montre que les politiques des BRICS, et en particulier celles de la NDB, ne constituent pas une alternative au modèle impérialiste dominé par les États-Unis. Elle ne rompt pas avec la domination du dollar et reproduit le même modèle d'exportation extractiviste.
On peut raisonnablement partager l'avis de Samir Amin, également repris par Patrick Bond, sur les BRICS, dont les politiques ne rompent pas fondamentalement avec la mondialisationcapitaliste néolibérale. Samir Amin a écrit :
« L'offensive en cours de l'impérialisme collectif États-Unis-Europe-Japon contre tous les peuples du Sud repose sur deux jambes :
* la jambe économique – le néolibéralisme mondialisé imposé comme la seule politique économique possible ; et
* la jambe politique – des interventions continues, y compris des guerres préventives contre ceux qui rejettent les interventions impérialistes.
En réponse, certains pays du Sud, tels que les BRICS, ne marchent au mieux que sur une seule jambe : ils rejettent la géopolitique de l'impérialisme mais acceptent le néolibéralisme économique ». [10]
Où en est le Fonds monétaire des BRICS connu par le sigle en anglais CRA ?
Revenons à l'opinion exprimée par Paulo Nogueira Batista à propos des BRICS et de leur Fonds monétaire commun :
« Les BRICS sont sans aucun doute une force majeure dans le monde, et ce depuis le début, en 2008. Nous pouvons en effet être un facteur crucial dans la consolidation d'une planète post-occidentale et multipolaire. C'est ce que l'on attend de nos pays. On peut toutefois se demander si les BRICS ont pleinement répondu à ce type d'attente. Quel est notre bilan depuis que nous avons commencé à travailler ensemble en 2008, à l'initiative de la Russie ? Que pouvons-nous accomplir à l'avenir ? Pour tenter de répondre à la première question, je serai franc et parfois même un peu dur. Ne voyez pas dans mes propos de l'arrogance ou de la prétention. Ils seront l'expression d'une opinion d'expert, faillible comme toutes les opinions. J'espère que mes remarques ne seront pas complètement à côté de la plaque. N'est-il pas vrai que l'autocritique, bien que douloureuse, peut s'avérer bénéfique en fin de compte ? Je ne parlerai pas en tant que chercheur universitaire mais en tant que praticien, ayant été impliqué dans le processus des BRICS depuis le début en 2008, depuis Washington D.C., et jusqu'en 2017, lorsque j'ai quitté le poste de vice-président de la banque des BRICS à Shanghai. Au-delà des discours, des déclarations et des communiqués, nous avons réalisé jusqu'à présent deux choses pratiques et potentiellement très importantes : 1) un fonds monétaire des BRICS, appelé l'Arrangement de réserve contingente – l'ARC (Contingent Reserve Arrangement – CRA en anglais) ; et, plus significativement, 2) une banque multilatérale de développement, appelée la Nouvelle banque de développement (NDB en anglais), mieux connue sous le nom de banque des BRICS, dont le siège se trouve à Shanghai. »
« Les deux mécanismes de financement existants des BRICS ont été créés à la mi-2015, il y a plus de huit ans. Permettez-moi de vous assurer que lorsque nous avons commencé avec l'ARC et la NDB, il existait une inquiétude considérable quant à ce que les BRICS faisaient dans ce domaine à Washington, au FMI et à la Banque mondiale. Je peux en témoigner car j'y ai vécu à l'époque, en tant qu'administrateur pour le Brésil et d'autres pays au sein du conseil d'administration du FMI.
Au fil du temps, cependant, les gens à Washington se sont détendus, sentant peut-être que nous n'allions nulle part avec l'ARC (= le Fonds monétaire commun des BRICS) et la Nouvelle Banque de Développement. »
Paulo Nogueira Batista affirme donc qu'en raison de la lenteur de la mise en œuvre de l'ARC et de la NDB par les BRICS, les dirigeant·es du FMI et de la BM, qui avaient auparavant exprimé une grande inquiétude quant au potentiel de concurrence, ont fini par se sentir rassuré·es.
Pourquoi ce projet de Fonds monétaire commun n'a-t-il pas avancé ?
Selon Paulo Nogueira qui aborde les lenteurs autour de la création du Fonds monétaire commun que devait créer les BRICS sous le nom de CRA :
« L'accord de réserve contingente (ARC) des BRICS
L'ARC a été gelé par nos cinq banques centrales. Il reste petit ; il ne compte que cinq membres, et son travail est entravé par de nombreuses restrictions. L'unité de surveillance que nous avions prévue n'a pas été créée et aucune opération de soutien à la balance des paiements n'a été effectuée, seulement des tests. Si les BRICS veulent réellement offrir une alternative au FMI dominé par l'Occident, l'ARC doit être élargie en termes de ressources, de nouveaux pays doivent être autorisés à y adhérer, sa flexibilité doit être accrue, une unité de surveillance solide (similaire à celle de l'initiative de Chiang Mai à Singapour) doit être mise en place dès que possible, et le lien avec le FMI doit être progressivement assoupli.
Tout cela est plus facile à dire qu'à faire. Ayant participé intensément aux deux années de négociations qui ont abouti à l'ARC, je peux vous dire que la principale raison de l'absence de progrès est la résistance farouche de nos banques centrales, à l'exception de la banque centrale chinoise. La banque centrale brésilienne est probablement la pire.
La banque centrale sud-africaine n'était pas loin de rendre l'ARC inflexible – ce qui est très étrange étant donné que l'Afrique du Sud est le seul pays des BRICS qui pourrait avoir besoin d'un soutien à la balance des paiements dans un avenir prévisible.
Qu'en est-il de la Russie ? Peut-on faire comprendre à la banque centrale russe que l'ARC est aujourd'hui potentiellement encore plus important que lorsque nous l'avons conçu, compte tenu de l'évolution du contexte géopolitique ?
Ne me dites pas, d'ailleurs, que l'ARC souffre des mêmes problèmes que tous les autres fonds monétaires créés en alternative ou en complément du FMI. Par exemple, le petit FLAR – Fonds de réserve latino-américain [11] – et le Fonds monétaire arabe [12] comptent plus de membres que l'ARC et sont des institutions actives qui ont mené de nombreuses opérations de soutien à la balance des paiements. Pendant ce temps, notre ARC est en sommeil ».
Il est frappant de constater qu'alors que l'Afrique du Sud avait besoin d'un crédit pour assurer l'équilibre de la balance de paiements il y a peu, au lieu de pouvoir emprunter auprès de l'ARC, elle a dû se tourner vers le FMI. Les inconsistances renforcées par les contradictions (notamment entre la Chine et l'Inde) entre les BRICS les ont empêchés jusqu'ici de créer le fonds monétaire commun qu'ils s'étaient promis il y a dix ans déjà de mettre en place. Un facteur supplémentaire a joué : à part l'Afrique du Sud, les membres des BRICS ne manquent pas de réserves de change. Ceci dit, s'ils avaient vraiment voulu constituer un pôle d'attraction important par rapport à des pays plus faibles, ils auraient eu tout à gagner à créer ce fonds monétaire.
Quels sont les éléments de la déclaration finale du sommet des BRICS de 2023 qui montrent qu'ils ne représentent pas une alternative par rapport au modèle économique appliqué par Washington et ses alliés ?
Voici quelques extraits de la déclaration finale du Sommet des BRICS d'août 2023, qui montrent très clairement que les politiques qui y sont préconisées vont dans le sens de la mondialisation capitaliste néolibérale promue par les puissances impérialistes traditionnelles, les institutions telles que la Banque mondiale, le FMI, l'OMC, le G7, le G20 et les grandes entreprises privées. C'est nous qui mettons en gras certains passage :
« – 8. Nous réaffirmons notre soutien au système commercial multilatéral ouvert, transparent, juste, prévisible, inclusif, équitable, non discriminatoire et fondé sur des règles, au cœur duquel se trouve l'Organisation mondiale du commerce (OMC), (…)
– 9. Nous soulignons la nécessité de progresser vers la mise en place d'un système commercial agricole équitable et axé sur le marché…
– 10. Nous sommes favorables à un dispositif mondial de sécurité financière solide, au centre duquel se trouve un Fonds monétaire international (FMI)
– 29. Nous constatons que les niveaux élevés de la dette dans certains pays réduisent la marge de manœuvre budgétaire nécessaire pour faire face aux défis de développement en cours, aggravés par les effets de débordement des chocs extérieurs, en particulier le resserrement monétaire brutal dans les économies avancées. La hausse des taux d'intérêt et le resserrement des conditions de financement aggravent la vulnérabilité de la dette dans de nombreux pays. (…) L'un des instruments, parmi d'autres, pour traiter collectivement les vulnérabilités de la dette est la mise en œuvre prévisible, ordonnée, opportune et coordonnée du cadre commun du G20 pour le traitement de la dette,…
– 30. Nous réaffirmons qu'il est important que le G20 continue à jouer le rôle de premier forum multilatéral dans le domaine de la coopération économique et financière internationale, qui comprend à la fois des marchés développés et émergents et des pays en développement, où les grandes économies recherchent ensemble des solutions aux défis mondiaux. Nous nous réjouissons à l'idée d'accueillir avec succès le 18e sommet du G20 à New Delhi [9-10/9/2023], sous la présidence indienne du G20. (…) »
Extraits de : XVe Sommet des BRICS Déclaration finale de Johannesburg, 23 août 2023,
https://brics2023.gov.za/wp-content/uploads/2023/08/Jhb-II-Declaration-24-August-2023-1.pdf
Traduction en français par Fausto Giudice, Tlaxcala
https://drive.google.com/file/d/1rqTlm4DHZ_iO6qQff7RwUXnboVMZm5T0/view
Comme ces extraits l'indiquent, les BRICS acceptent le cadre capitaliste mondial structuré autour d'une série des piliers institutionnels dont ils disent eux-mêmes qu'ils doivent continuer à jouer un rôle central.
Non seulement, ils ne proposent pas un cadre institutionnel alternatif à celui qui a été mis en place après la Seconde guerre mondiale ou après la crise de 2008 quand le G20 a été activé, mais ce qu'ils construisent eux-mêmes adopte le même modèle de financement. Ils adoptent un modèle de développement économique centré sur l'exploitation des ressources naturelles des pays du Sud global et de sa main d'œuvre très compétitive afin d'échanger un maximum de produits et de services sur le marché mondial dominé par des grandes entreprises privées et par des grandes puissances économiques et militaires. Nulle part dans les déclarations des BRICS, on ne trouve une critique du système capitaliste, de son mode de production, de ses relations de propriété, de l'exploitation des peuples et de la Nature. La raison en est simple, les BRICS sont eux-mêmes des pays qui ont adopté le système capitaliste, avec certaines caractéristiques spécifiques comme dans le cas de la Chine, où les entreprises étatiques et l'État central jouent un rôle clé.
On est très loin de la construction d'une nouvelle architecture internationale dont les peuples ont besoin.
L'auteur remercie Patrick Bond dont les nombreux travaux sur les BRICS ont été utiles pour la rédaction de cet article. Il remercie également Maxime Perriot pour sa relecture et Claude Quémar pour l'aide à la recherche de documents.
Notes
[1] Les BRIC créés en 2009 se sont élargis à l'Afrique du Sud en 2011 et sont devenus les BRICS. Avec l'élargissement à de nouveaux membres, les BRICS deviennent BRICS+ à partir de 2024.
[2] XV BRICS Summit Johannesburg II Declaration, « BRICS and Africa : Partnership for Mutually Accelerated Growth, Sustainable Development and Inclusive Multilateralism », Sandton, Gauteng, South Africa, 23 August 2023,
https://brics2023.gov.za/wp-content/uploads/2023/08/Jhb-II-Declaration-24-August-2023-1.pdf
Traduction en français par Fausto Giudice, Tlaxcala
https://drive.google.com/file/d/1rqTlm4DHZ_iO6qQff7RwUXnboVMZm5T0/view consulté le 30 mars 2024.
[3] Lula : “aprovado a criação de um grupo de trabalho para estudar a adoção de uma moeda de referência dos Brics. Isso aumentará nossas opções de pagamento e reduzirá nossas vulnerabilidades » Folha de Paulo, « Moeda do Brics : tema ganha tratamento tímido em cúpula » – 25/08/2023
https://www1.folha.uol.com.br/mercado/2023/08/india-resiste-a-moeda-do-brics-e-tema-ganha-tratamento-timido-em-cupula.shtml. CNN, « Brics criam grupo de trabalho para avaliar moeda comum » https://www.youtube.com/watch?v=keUdkW-s5M4
[4] Paulo Nogueira Batista , “BRICS Financial and Monetary Initiatives – the New Development Bank, the Contingent Reserve Arrangement, and a Possible New Currency”, 03.10.2023,
https://valdaiclub.com/a/highlights/brics-financial-and-monetary-initiatives/ consulté le 30 Mars 2024.
[5] William Gumede, »Brics and the bars to dedollarising the world », publié le 21 Août 2023,
https://www.businesslive.co.za/bd/opinion/2023-08-21-william-gumede-brics-and-the-bars-to-dedollarising-the-world/ consulté le 30 mars 2024
[6] Le Bangladesh et les Émirats arabes unis sont devenus membres en 2021, l'Égypte en 2023.
[7] Sur son site officiel https://www.aiib.org/en/index.html , la banque se présente de la manière suivante :
« La Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB) est une banque multilatérale de développement dont la mission est de financer l'infrastructure de demain – une infrastructure axée sur la durabilité. Nous avons commencé nos opérations à Pékin en janvier 2016 et nous sommes depuis passés à 109 membres agréés dans le monde entier. Nous sommes capitalisés à hauteur de 100 milliards de dollars et notés triple A par les principales agences de notation internationales. En collaboration avec ses partenaires, l'AIIB répond aux besoins de ses clients en débloquant de nouveaux capitaux et en investissant dans des infrastructures vertes et technologiques qui favorisent la connectivité régionale. »
[8] En avril 2023, la NDB a vendu des obligations vertes (green bonds) pour un montant d'1,25 milliards de dollars. Voir le rapport de l'agence de notation Fitch :
https://www.fitchratings.com/research/sovereigns/fitch-revises-new-development-bank-outlook-to-stable-affirms-at-aa-16-05-2023 consulté le 1 avril 2024.
[9] Patrick Bond, « The BRICS New Development Bank & Sub-Imperialism : Working within, not against, global financial power », publié le 20 février 2024,
https://www.cadtm.org/The-BRICS-New-Development-Bank-Sub-Imperialism-Working-within-not-against consulté le 30 mars 2024
[10] Samir Amin, »Contemporary Imperialism », Monthly Review, juillet 2015,
https://monthlyreview.org/2015/07/01/contemporary-imperialism/ , consulté le 30 mars 2024
[11] Le Fonds de réserve latino-américain (FLAR), anciennement connu sous le nom de Fonds de réserve andin, est une organisation financière internationale formée par la Bolivie, la Colombie, le Costa Rica, l'Équateur, le Paraguay, le Pérou, l'Uruguay, le Chili et le Venezuela. Le FLAR fait partie du système d'intégration andine et est basé à Bogota, en Colombie.
[12] Le Fonds monétaire arabe est une organisation régionale arabe, fondée en 1976 et dont les activités ont débuté en 1977. Les pays membres (22) sont : Jordanie, Émirats arabes unis, Bahreïn, Tunisie, Algérie, Djibouti, Arabie saoudite, Soudan, Syrie, Somalie, Irak, Oman, Palestine, Qatar, Koweït, Liban, Libye, Égypte, Maroc, Mauritanie, Yémen, Comores.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Etats-Unis-dossier. La syndicalisation dans le secteur automobile dans le Sud des Etats-Unis. Un moment charnière ?
Il y a dix ans, le père d'Angelo Hernandez a participé à la campagne de syndicalisation de l'usine Volkswagen de Chattanooga (Etat du Tennessee). Cet effort a échoué de peu, mais dix ans plus tard le fils pourrait être en mesure de réaliser le rêve de son père [voir l'article ci-dessous de Harold Meyerson, en date du 22 avril, sur l'adhésion de 73% des salarié·e·s à l'UAW lors du vote qui s'est terminé le 19 au soir].
Tiré de A l'Encontre
22 avril 2024
Par Mike Elk
« C'est lui qui m'a parlé du syndicat avant même que j'occupe ce poste », déclare Angelo Hernandez, 20 ans. Lorsque la campagne syndicale actuelle a débuté à la fin de l'année dernière, son père a commencé à le pousser à s'impliquer. « Je suis là et je vais m'y mettre tout de suite », dit Angelo à son père [voir l'article publié sur ce site le 6 avril « Quand l'UAW organise la syndicalisation de Volkswagen et Mercedes dans le Sud »].
Pendant plus de dix ans, les travailleurs et travailleuses se sont battus, ont discuté et ont tenté de persuader leurs collègues d'adhérer à un syndicat. Après la première défaite dans cette usine Volkswagen en 2014, l'United Auto Workers (UAW) a même créé un syndicat minoritaire, le Local 42 (section locale de l'UAW).
Mais lors des deux élections syndicales précédentes à Chattanooga, l'UAW n'a pas réussi à faire bouger suffisamment le curseur pour gagner, perdant la première fois 626 contre 712, et lors d'une deuxième tentative en 2019, 776 contre 833. Les Etats-Unis restent le seul pays au monde où les travailleurs de Volkswagen ne sont pas syndiqués.
En 2022, les choses commencent à changer lorsque Volkswagen agrandit l'usine pour produire le modèle ID.4 entièrement électrique. A cette occasion, l'entreprise a embauché plus de 2000 nouveaux travailleurs et travailleuses.
En raison de la pénurie de main-d'œuvre dans l'ensemble du secteur manufacturier, de nombreux salarié·e·s embauchés par Volkswagen étaient beaucoup plus jeunes et plus hétérogènes. Certains avaient même quitté des régions du pays plus favorables aux syndicats pour venir travailler chez Volkswagen.
Alors que dans le passé les travailleurs et travailleuses de Volkswagen, qui avaient moins d'expérience avec les syndicats, étaient sceptiques à l'égard des bureaucraties de l'UAW, entachée de scandales [une dizaine de dirigeants ont été accusés de détournement de fonds, ce qui a abouti à une modification de la nomination du président par élection directe : cela a abouti à la nomination de Shawn Fain début 2023], les jeunes travailleurs du Sud semblaient plus réceptifs à l'idée d'essayer quelque chose de nouveau.
« J'espère simplement que le projet aboutira », déclare Manny Perez, 25 ans. « Je ne suis pas très bien informé. Je sais juste qu'il est plus important de pouvoir faire entendre sa propre voix que de laisser d'autres personnes décider à sa place. »
Au cours de la dernière décennie, les travailleurs de l'usine Volkswagen de Chattanooga ont changé radicalement, en grande partie grâce à cette nouvelle et plus jeune main-d'œuvre. Cette évolution pourrait déboucher sur une victoire historique lors des élections syndicales, qui se terminent aujourd'hui [le 19 avril], et sur une victoire emblématique pour les syndicats présents dans le Sud des Etats-Unis, une victoire qui leur échappe depuis des années. Les votes seront comptabilisés ce soir.
« Beaucoup de ceux qui se sont montrés farouchement antisyndicaux appartiennent à une génération plus âgée », explique Caleb Michalski, 32 ans, responsable de la sécurité. Il a travaillé dans diverses équipes d'assemblage à l'usine Volkswagen. « Une grande partie de la jeune génération, grâce à la combinaison des médias sociaux, de l'éducation et d'autres choses de ce genre, se rend compte que la non-présence syndicale ne fait pas sens. »
Volkswagen a déclaré rester neutre lors de chaque campagne de syndicalisation menée à l'usine du Tennessee. Mais en sous-main ils ont combattu le syndicat, tout en s'alliant à des politiciens de renom, qui ont averti à plusieurs reprises que l'usine, en cas de syndicalisation, fermerait ou perdrait des postes de travail. Les gouverneurs du Sud tentent la même tactique cette fois-ci, en signant une déclaration commune exprimant leur inquiétude face à la campagne de l'UAW ici et ailleurs.
En 2019, Volkswagen a licencié ou transféré plusieurs contremaîtres d'atelier impopulaires, et a mis en place un directeur d'usine populaire, Frank Fisher, qui a promis d'améliorer les choses.
« Quand j'ai commencé, c'était en janvier 2020, juste après les dernières élections, et c'est là que, vous savez, le directeur de l'usine a dit : “Hé, réglons ça en interne” », raconte Caleb Michalski. « Ils ont procédé à de nombreux changements. Lorsque j'ai commencé, au début de cette première vague de changements, j'ai été impressionné. »
Selon lui, la disponibilité de la direction lui a fait croire qu'il était possible de régler les problèmes au travail sans syndicat. Avant, je me disais toujours : « Peut-être que les bonnes personnes ne sont pas au fait de la situation. »
Cependant, en tant que responsable de la sécurité, Caleb Michalski s'est trouvé bloqué dans ses efforts pour régler les problèmes au sein de l'usine. Volkswagen lui demande régulièrement, ainsi qu'à ses collègues, de lever des véhicules qui peuvent peser plus de 315 kg à 360 kg, et parfois jusqu'à 635 kg. Pendant près d'un an, il a supplié Volkswagen de lui fournir un élévateur. L'entreprise n'a rien fait, alors que de nombreux membres de son équipe se sont blessés.
« Je me suis blessé au dos en novembre, je souffre de douleurs chroniques depuis un mois, je peux à peine tourner la tête et la nuque », explique Caleb Michalski. « Chacun d'entre nous s'est blessé. Deux d'entre nous ont dû être opérés de l'épaule, un troisième va devoir l'être, et un autre s'est brisé la rotule. »
Caleb Michalski a finalement dû s'entretenir avec le PDG de Volkswagen America pour obtenir l'approbation pour un élévateur. Mais des semaines plus tard, l'élévateur n'a toujours pas été installé.
« Je ne devrais pas avoir à m'adresser au PDG d'une société multimilliardaire pour obtenir un élévateur », déclare Caleb Michalski. Je pense que nous devons avoir la possibilité de dire “Hé, ce processus n'est pas sûr”. Et c'est tout, il ne faut pas avoir à discuter pendant des semaines et des semaines, et des semaines de réunions pour dire : “Hé, nous avons besoin d'un élévateur”. »
Outre la bataille menée pendant dix ans pour gagner les cœurs et les esprits à l'usine, les travailleurs de Volkswagen affirment également que le succès de la « grève debout » [Stand Up Strike, grèves frappant des secteurs sélectionnés menées en automne 2023] chez les trois grands constructeurs automobiles [Stellantis, Ford et General Motors] des Etats-Unis a contribué à stimuler l'intérêt pour le syndicat.
« Des grèves se sont développées dans tout le pays. Il y avait les scénaristes, les acteurs, puis l'UAW a suivi », explique Zach Costello, ouvrier chez Volkswagen, à propos de « l'été des grèves » de l'année dernière. « Et puis il y a eu le gros contrat obtenu par l'UAW. Cela a déclenché une énorme discussion sur les syndicats dans toute l'usine. »
Dans les derniers jours de la campagne de syndicalisation, les travailleurs et travailleuses affirment que les tactiques antisyndicales de Volkswagen n'ont que peu d'effet pour dissuader les travailleurs. En raison de l'influence du droit du travail allemand, l'entreprise ne s'est pas encore engagée dans des réunions antisyndicales à « audience captive » [présence « obligatoire » des salarié·e·s] ou dans des discussions individuelles, qui peuvent s'avérer mortelles pour le soutien aux syndicats.
Au lieu de cela, les forces antisyndicales de Volkswagen se sont largement concentrées sur des publicités télévisées et en ligne tentant de lier l'élection de l'UAW au président Biden, qui est impopulaire dans cet Etat rouge (républicain), mais peut-être pas tout à fait dans l'usine. Près de l'entrée de l'usine se trouve une bannière sur laquelle on peut lire : « Back Biden, Vote UAW » (« Soutenez Biden, votez UAW »).
Ces derniers jours, des publicités télévisées et des panneaux d'affichage locaux ont dénoncé l'UAW avec des messages tels que « UAW = Biden ». Le syndicat a soutenu Joe Biden, qui a été présent sur un piquet de grève lors de la grève chez les « Big Three ». Dans une déclaration officielle que le syndicat a envoyée à ses membres, Joe Biden a félicité les travailleurs et travailleuses de Chattanooga pour leur campagne syndicale. « En tant que l'un des plus grands constructeurs automobiles du monde, de nombreuses usines Volkswagen sont syndiquées dans le monde entier », a déclaré Biden dans le communiqué. « Comme président le plus favorable aux syndicats dans l'histoire des Etats-Unis, je pense que les travailleurs américains devraient eux aussi avoir leur mot à dire sur leur lieu de travail. La décision d'adhérer ou non à un syndicat appartient aux travailleurs et travailleuses. »
Les publicités des anti-syndicats répètent à plusieurs reprises aux futurs membres que l'argent de leurs cotisations sera dépensé pour aider la campagne de réélection de Biden.
« L'adhésion à l'UAW est à son plus bas niveau depuis 2009. Peut-être que l'UAW devrait se préoccuper davantage de ses membres que de la politique », ont déclaré des groupes antisyndicaux dans des publicités en ligne diffusées à Chattanooga. [Les gouverneurs de six Etats du Sud – Tennessee, Alabama, Géorgie, Mississippi, Caroline du Sud, Texas – sont républicains].
L'usine Volkswagen étant située dans le « pays de Trump », dans l'est du Tennessee, les militants de l'UAW ont réagi en prenant leurs distances par rapport à la fonction politique de leur syndicat. « Ce vote n'a rien à voir avec la politique », a déclaré Isaac Meadows, un ouvrier de Volkswagen, lors d'une interview accordée à American Prospect (revue et site démocrate de gauche). « Ce vote concerne les travailleurs […] qui se défendent eux-mêmes. »
L'élection majoritaire de l'UAW à Volkswagen pourrait inciter les travailleurs et travailleuses d'autres usines du Sud à se syndiquer. L'UAW a déjà demandé l'organisation d'une élection syndicale dans l'usine Mercedes de Vance, en Alabama, et plusieurs autres mobilisations sont en cours.
Josh Murray, professeur de sociologie à l'université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), qui a passé des années à étudier les tentatives de syndicalisation dans le Sud, pense qu'une victoire chez Volkswagen pourrait créer un effet domino.
Josh Murray explique : « Dans la théorie des mouvements sociaux, on trouve l'idée de “la force sociale et politique du possible”, selon laquelle le succès d'un mouvement engendre le succès de mouvements futurs parce qu'il mobilise les gens en leur donnant la preuve qu'il est possible de gagner. Appliquée à l'UAW, l'énorme victoire dans les grèves contre GM, Ford et Stellantis rend la victoire chez Volkswagen plus probable, et une victoire chez Volkswagen rendrait plus probables d'autres victoires dans des usines actuellement non syndiquées. »
Dans les derniers jours de la troisième élection en dix ans de l'UAW chez Volkswagen, cet espoir est évident parmi les travailleurs et travailleuses et les militants syndicaux.
« En ce qui concerne la reconquête de notre pouvoir par les salarié·e·s, cela commence par nous », déclare Caleb Michalski. « Et si nous pouvons être les premiers à faire en sorte que les travailleurs syndiqués obtiennent des emplois bien rémunérés avec des travailleurs qui disposent de droits, ici dans le Sud, je suis tout à fait d'accord. » (Article publié par American Prospect le 19 avril 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Mike Elk est un journaliste spécialisé sur les questions syndicales.
*****
La victoire de l'UAW à Chattanooga : un possible tournant dans une historique bataille politico-économique historique
Par Harold Meyerson
Vendredi dernier, à Chattanooga, les travailleurs et travailleuses de l'usine Volkswagen ont voté en faveur de l'adhésion à l'United Auto Workers (UAW) par une marge écrasante de 2628 voix contre 985, soit un écart de 73% contre 27%.
Ce vote est historique à plus d'un titre. Il représente la première syndicalisation – réussie par l'UAW – d'une usine automobile appartenant à un constructeur étranger, après plusieurs tentatives infructueuses. Il constitue la première syndicalisation en plus d'un demi-siècle d'un secteur important de travailleurs dans le Sud non syndiqué. Il signifie peut-être même la renaissance d'un puissant mouvement syndical, ce qui a manqué aux Etats-Unis au cours des 40 dernières années.
Outre la victoire provisoire des baristas de Starbucks, cette victoire marque également une percée dans le type de profession qui historiquement s'était syndiqué. Ces dernières années, on a assisté à une vague de syndicalisation parmi les divers types d'assistants universitaires, les guides de musée et d'autres travailleurs qui ne peuvent pas être facilement remplacés si la direction les licencie en raison de leurs opinions syndicales. En revanche, les directions ont pour habitude de licencier les travailleurs à la chaîne, les vendeurs au détail, les poseurs de panneaux dans la construction et la myriade d'autres travailleurs pour lesquels il est possible de trouver des remplaçants s'ils menacent de se syndiquer. Cette pratique est illégale pour les employeurs, mais les sanctions sont tellement négligeables – réintégrer ces travailleurs après des mois ou des années de procédure, leur verser leurs arriérés de salaire et afficher un communiqué quelque part sur le lieu de travail – que, depuis longtemps, elle est habituelle dans le business aux Etats-Unis. Les travailleurs de VW et de Starbucks avaient cette épée au-dessus de la tête, mais ils ont quand même réussi à s'affirmer. Si leur exemple devait inspirer les millions de travailleurs et travailleuses qui aimeraient se syndiquer mais craignent les représailles des employeurs, cela marquerait un changement radical dans la vie économique des Etats-Unis.
Le statut historique de la victoire de Volkswagen reste toutefois conditionnel. Pour marquer une véritable rupture historique avec près de 60 ans de déclin syndical – un déclin qui est à l'origine de l'érosion des mesures égalitaires du New Deal et, par conséquent, de l'augmentation des niveaux records d'inégalité économique –, cela ne peut rester une victoire isolée. L'UAW doit étendre ce mouvement à d'autres usines du Sud créées par des investissements étrangers. A ce propos, le premier test de la capacité de l'UAW à le faire aura lieu la semaine du 13 mai, lorsque les travailleurs et travailleuses de l'usine Mercedes de Vance, en Alabama, voteront également sur l'adhésion à l'UAW.
***
Mais cette victoire – si elle devient le signe avant-coureur d'autres victoires – doit être replacée dans un contexte historique encore plus large. Elle pourrait bien signifier que le Nord a désormais de meilleures chances de gagner la guerre civile qui a commencé en 1861 mais ne s'est jamais vraiment terminée. Cette guerre, bien sûr, opposait deux systèmes de travail inextricablement liés à deux systèmes raciaux et sociaux.
Tout le monde connaît au moins une partie de l'histoire du racisme : la poussée d'égalitarisme racial de la Reconstruction [1865-1877] s'est éteinte au milieu des années 1870, laissant le Sud avec une économie de fermage essentiellement noire, une société de ségrégation et un système de répression des Noirs reposant sur le lynchage. Nombre de ces systèmes ont été renversés par des décennies d'activisme souvent héroïque de la part des Noirs et de leurs alliés. Mais pas tous ces systèmes.
La profonde antipathie des Confédérés à l'égard de toute forme de pouvoir ouvrier – ce qui, dans le Sud de l'antebellum, signifiait le pouvoir des Noirs – a persisté jusqu'à aujourd'hui. Dès la fin de la guerre civile et avant le début de la Reconstruction, les gouvernements des Etats du Sud ont promulgué leurs « codes noirs », qui obligeaient les anciens esclaves à continuer à travailler, mais cette fois pour un salaire dérisoire, dans leurs anciennes plantations, sans réelle possibilité de partir. Le fermage et metayage les maintenaient en place jusqu'à ce qu'ils puissent rembourser leurs dettes, ce qui, de par la configuration du système, se produisait rarement.
***
A la fin du XIXe siècle, certaines des entreprises implantées dans le Nord industriel ont trouvé leur place dans le Sud, principalement dans les secteurs du textile, des chemins de fer, de l'exploitation minière et de l'acier. Dans les années 1920, les syndicats basés dans le Nord et les radicaux indigènes du Sud ont tenté de syndiquer les travailleurs du textile et se sont heurtés à une opposition (armée quand « nécessaire ») qu'ils n'ont pas pu vaincre. Ensuite, avec la grande vague de syndicalisation industrielle que l'UAW a lancée dans le Michigan avec sa grève réussie de 1937 chez General Motors, l'organisation des syndicats industriels – le CIO-Congress of Industrial Organizations – a fait un effort majeur pour syndiquer les usines du Sud en 1938. Cet effort a coïncidé avec les efforts du président F. D. Roosevelt [1933-1945] pour soutenir les candidats libéraux (de gauche) face aux sénateurs et représentants conservateurs du Sud lors des primaires démocrates de cette année-là ; mais les tentatives du Roosevelt et du CIO n'ont pas abouti.
A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs ont cherché à obtenir des augmentations pour compenser ce qu'ils n'avaient pas reçu pendant le gel des salaires [depuis septembre 1942], et le pays a connu la plus grande vague de grèves de son histoire. Les syndicats ont cherché à profiter de cet élan en lançant une campagne massive – l'opération nommée Dixie [1] – pour syndiquer le Sud industriel. Le fait que les syndicats du CIO, comme l'UAW, soutiennent les droits civiques [dans un environnement très ségrégué] et proposent souvent d'établir des sections locales déségréguées au cœur de Dixie a abouti à ce que les structures de pouvoir au Sud soient encore plus déterminées à effacer toute trace de syndicalisme par tous les moyens possibles. Les structures de pouvoir réactionnaires ont non seulement indiqués aux travailleurs blancs qu'ils seraient contraints de travailler aux côtés des Noirs, mais aussi que les syndicats étaient des intrus du Nord déterminés à saper les « valeurs » du Sud.
L'année suivante, en juin 1947, les démocrates sudistes de la Chambre des représentants et du Sénat se sont alliés aux républicains du Nord pour adopter – malgré le veto de Harry Truman [vice-président qui succède à Roosevelt en avril 1945] – la loi Taft-Hartley, qui a rendu beaucoup plus difficile le développement des syndicats, notamment en permettant aux Etats d'adopter des lois dites « droit au travail » (« right to work »), qui permettaient aux travailleurs que des syndicats représentent de ne pas leur payer de cotisations. Dès lors, les syndicats ne disposaient pas des fonds nécessaires pour mener des campagnes de défense et de syndicalisation. Tous les Etats du Sud ont rapidement adopté des lois. Au fil des années, à mesure que ces Etats du Sud devenaient républicains et que les républicains du Nord devenaient plus idéologiquement « sudistes », c'est-à-dire de droite, certains Etats du Nord sous contrôle républicain sont également devenus des adeptes du « right to work ». Aujourd'hui encore, les cinq Etats qui n'ont pas de loi sur le salaire minimum sont tous des Etats du Sud – l'Alabama, la Louisiane, le Mississippi, la Caroline du Sud et le Tennessee –, tandis que le salaire minimum de la Géorgie (5,15 dollars de l'heure) est en fait inférieur au minimum fédéral de 7,25 dollars (auquel tous les Etats sont tenus d'adhérer et qu'ils peuvent légalement dépasser, comme c'est le cas dans de nombreux autres Etats).
***
Aujourd'hui, l'élite politique et économique du Sud se mobilise toujours pour défendre son système d'économie du travail (d'exploitation), comme elle l'a fait en 1861, dans les années 1920, en 1938 et en 1946-1947. Aujourd'hui comme hier, ce système est basé sur des bas salaires, maintenus en empêchant les travailleurs et travailleuses de disposer d'un pouvoir pour s'y opposer. L'expansion de l'« Amérique industrielle » vers le Sud s'est poursuivie tout au long de notre période actuelle de promotion des délocalisations par le capitalisme financier. Elle a été encouragée par les entreprises européennes et asiatiques à la recherche d'une main-d'œuvre faiblement rémunérée et dont la production peut éviter de longs transports pour atteindre les consommateurs des Etats-Unis. Les Etats du Sud abritent désormais non seulement des usines VW et Mercedes, mais aussi des usines Nissan, Hyundai, Honda et d'autres constructeurs automobiles asiatiques [Subaru, Mazda, Volvo qui appartient à Geely], entreprises toutes non syndiquées. Pendant des décennies, les gouverneurs et les maires du Sud ont traversé l'Atlantique et le Pacifique pour tenter d'attirer ces entreprises avec une rhétorique vantant les mérites d'une main-d'œuvre bon marché et qui ne disposent pas d'un quelconque pouvoir.
Les centres de décision de l'économie états-unienne – Wall Street – se sont longtemps alignés sur le Sud en cherchant à limiter les salaires et à réduire le pouvoir des travailleurs. (Pendant la guerre de Sécession, de nombreux financiers new-yorkais – au début de Wall Street – étaient fortement investis dans l'économie de plantation, à tel point que le maire de New York, Fernando Wood, a suggéré que la ville fasse sécession pour soutenir la Confédération.) Le 10 mai 2011, j'ai écrit (Washington Post) à propos d'une étude – qui n'avait pas encore été publiée – du Boston Consulting Group qui soulignait la rapidité avec laquelle les salaires des ouvriers d'usine augmentaient dans la ceinture industrielle de la Chine et qui applaudissait en disant que cette augmentation rendrait bientôt les salaires de certains ouvriers d'usine aux Etats-Unis à nouveau compétitifs, à condition que l'organisation du travail soit suffisamment « flexible » pour ce qui a trait à la rémunération des travailleurs. Pour démontrer cette renaissance imminente de l'industrie manufacturière états-unienne, cette étude comparait les salaires chinois à ceux du Mississippi. Lorsque j'ai appelé l'auteur de l'étude pour lui faire remarquer que la plupart des travailleurs aux Etats-Unis ne considéreraient pas le fait de rejoindre le niveau de vie du Mississippi comme une « renaissance », il l'a admis. Lorsque l'étude a finalement été publiée, la référence au Mississippi avait été supprimée. A la place, elle citait les normes salariales industrielles de la Caroline du Sud.
Il n'est pas surprenant que les normes salariales de la Caroline du Sud conviennent à certaines entreprises étrangères. Etant donné qu'Airbus appartient en partie au gouvernement allemand et qu'il doit donc se conformer en partie à la loi allemande qui exige la présence de représentants des travailleurs dans les conseils d'administration, on m'a dit, lors d'une discussion il y a une dizaine d'années avec l'assistant d'un responsable syndical allemand siégeant au conseil d'administration d'Airbus, que l'entreprise pesait soigneusement les avantages et les inconvénients respectifs de l'implantation de sa prochaine usine : soit dans le Sud chinois, soit dans le Sud des Etats-Unis.
***
En essayant de s'aligner sur les normes de travail de la Chine, bien sûr, la structure de pouvoir du Sud ne rendait pas service à ses propres travailleurs et faisait baisser les niveaux des salaires et des prestations sociales des travailleurs et travailleuses du Nord. Comme je l'ai noté dans un article d'American Prospect (été 2015), « entre 1980 et 2013, le Wall Street Journal a rapporté que le nombre d'emplois dans l'industrie automobile dans le Midwest a chuté de 33%, tandis que ceux du Sud ont augmenté de 52% ». Il n'est pas surprenant que les salaires des travailleurs et travailleuses de l'industrie manufacturière aient suivi le déclin de l'industrie manufacturière. En 2021, le Wall Street Journal a rapporté qu'un emploi dans une usine qui payait 83% de plus qu'un emploi dans l'hôtellerie ou la restauration en 2010 ne payait plus que 56% de plus en 2020. Il ajoute que le différentiel salarial de l'industrie manufacturière par rapport au commerce de détail est passé de 40% à 27%. Or, ce n'est pas parce que les salaires dans les hôtels, les restaurants et les magasins augmentent.
Dans la bataille autour de l'usine VW de Chattanooga, la structure de pouvoir du Sud s'est non seulement unie pour s'opposer à « l'horreur » du pouvoir des travailleurs, mais elle a également utilisé le même manuel de désinformation alarmiste qui sous-tend ses messages depuis plus de cent ans. Comme l'a noté Jamelle Bouie dans le New York Times(19 avril 2024 – « Southern Republican Governors Are Suddenly Afraid »), les gouverneurs (tous républicains) de l'Alabama, de la Géorgie, du Mississippi, de la Caroline du Sud, du Tennessee et du Texas ont publié conjointement une lettre décriant ce qu'ils ont appelé les « intérêts particuliers qui cherchent à entrer dans notre Etat et à menacer nos emplois et les valeurs qui sont les nôtres ». A l'instar de leurs prédécesseurs de 1946 et 1938 – voire de Jefferson Davis [président 1861-1865] et John C. Calhoun [sénateur de Caroline du Sud 1845-1850] –, ils ont présenté cette bataille comme étant le fait d'étrangers du Nord cherchant à saper leurs « valeurs ». En particulier, leur dernière défense de ces valeurs était constituée de publicités qui affirmaient qu'en votant pour la syndicalisation, les travailleurs s'affiliaient à une organisation qui avait soutenu le détestable Joe Biden.
***
Mais cette fois-ci, cela n'a pas fonctionné. Comme Mike Elk l'a noté dans un article [voir ci-dessus] concernant Chattanooga, publié vendredi, les travailleurs de l'usine VW sont un groupe plus jeune et plus hétérogène sur le plan racial que ceux qui ont rejeté les tentatives précédentes de se syndiquer. Les assistants d'enseignement, les baristas de Starbucks et maintenant les ouvriers de l'automobile qui ont voté en faveur de la syndicalisation au cours des deux dernières années appartiennent de manière disproportionnée, d'après de nombreux sondages, à la génération la plus favorable à la syndicalisation que ce pays ait jamais connue. Leur prise de conscience des niveaux d'inégalité stratosphériques de ce pays et des conditions financières difficiles dans lesquelles ils vivent eux-mêmes les a incités à obtenir de meilleures conditions. Et si l'option syndicale ne leur paraissait pas très attrayante auparavant – ou si les syndicats étaient si éloignés de leur « écran radar » qu'ils ne l'envisageaient même pas –, les campagnes menées par l'UAW nouveau modèle sous la houlette du président Shawn Fain [voir ci-dessous l'entretien avec Shawn Fain] ont non seulement attiré leur attention sur les syndicats, mais aussi rendu l'option syndicale concrètement attrayante. La récente grève de l'UAW contre General Motors, Ford et Stellantis s'est soldée par des contrats records pour ses membres. Bien que toutes les usines non syndiquées du Sud aient immédiatement accordé des augmentations à leurs propres travailleurs pour éviter une explosion soudaine (et tout à fait rationnelle) du sentiment pro-syndical, les contrats de l'UAW étaient encore bien supérieurs à ce que les usines du Sud offraient. Et les gains de l'UAW ont fait l'objet d'une telle publicité que les travailleurs et travailleuses du Sud l'ont appris.
Les augmentations significatives du nombre de syndiqués ne se produisent pas de manière progressive, mais par vagues. C'est la réussite de la grève de 1937 de l'UAW dans les principales usines de GM qui a engendré la plus grande vague de ce type, faisant passer la part des travailleurs syndiqués dans la main-d'œuvre nationale d'environ 10% au milieu des années 1930 à environ 34% au milieu des années 1940. L'UAW peut-il recommencer ? Le Nord peut-il enfin gagner notre guerre civile quasi permanente ? (Article publié par American Prospect le 22 avril 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Harold Meyerson, rédacteur détaché d'American Prospect
[1] L'opération Dixie a été lancée par le CIO en mars 1946 dans 12 Etats du Sud, entre autres dans le secteur textile, de l'habillement, de la transformation des produits agraires, etc., pour prolonger dans le Sud des gains obtenus dans le Nord. Le CIO a mobilisé 200 permanents, a réuni une somme importante. L'approche reposait sur une conception analogue à celle qui conduisit à la syndicalisation de l'industrie de l'acier en 1936-37. Toutefois, la mobilisation dut faire face à la force de la ségrégation raciale, aux organisations ultra-conservatrices actives et, dès 1947, à la loi Taft-Harley qui s'inscrivait dans le début de la campagne anti-communiste propre à la guerre froide, avec une dimension d'hostilité active face au syndicalisme et aux forces de gauche. (Réd.)
*****
Entretien avec Shawn Fain sur Volkswagen et la stratégie de l'UAW au Sud
Par John Nichols
« Famille Volkswagen, bienvenue dans la famille UAW », a déclaré le président du syndicat United Auto Workers (UAW), Shawn Fain, vendredi soir 19 avril, après que les travailleurs de l'usine Volkswagen de Chattanooga, dans le Tennessee, ont voté par 2628 voix contre 985 en faveur d'une représentation syndicale. Ce vote massif a constitué une victoire sans précédent pour l'UAW dans une usine appartenant à des capitaux étrangers et située dans le Sud, une région historiquement difficile à syndiquer.
Lors d'une interview réalisée avant le vote, Shawn Fain et moi-même avons longuement discuté de la direction que prend le syndicat, et notamment des raisons pour lesquelles la victoire chez Volkswagen est cruciale pour l'organisation des usines dans le Sud et dans tout le pays. Nous avons également discuté de la lutte plus large pour organiser les travailleurs des entreprises automobiles non syndiquées aux Etats-Unis, comme l'usine Tesla d'Elon Musk à Fremont, en Californie. Cette transcription a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.
John Nichols : Lorsque la grève de l'UAW contre les Big Three a abouti, beaucoup de gens ont prêté attention à ce que le syndicat allait faire ensuite. Vous avez indiqué que l'UAW était déterminé à organiser l'ensemble de l'industrie automobile, à s'attaquer aux usines du Sud qui appartiennent à des sociétés étrangères, ce qui a toujours été difficile, et enfin à s'attaquer à Tesla.
Shawn Fain : Les gens disaient que nous ne pourrions jamais nous organiser dans le Sud. Nous avons atteint 50% chez Volkswagen [début février], puis plus tard dans le mois [atteint 50% des travailleurs] chez Mercedes-Benz [usine de Vance, Alabama]. Cela nous ramène à une situation dont on ne parlait pas. Depuis que [la victoire contre les Big Three] s'est produite, depuis que ces travailleurs et travailleuses ont vu la différence que fait un syndicat, ils veulent obtenir leur part. Ces entreprises du Sud sont plus rentables que les Big Three n'auraient jamais pu l'être, et les travailleurs sont encore moins bien payés. L'exploitation de ces travailleurs est cinq fois supérieure à ce qu'elle était dans les Big Three. Les travailleurs et travailleuses s'en rendent compte aujourd'hui – ils voient la réalité de la situation. Et, déjà, en raison de ce succès, vous avez vu l'Etat de l'Alabama, sa Chambre de commerce, son gouverneur, s'y opposer. Ils ont créé une nouvelle entité appelée « Alabama Strong », où ils essaient de monter les travailleurs contre les syndicats.
Il y a une longue histoire d'intérêts politiques et économiques puissants dans ces Etats du Sud, qui cherchent à bloquer les syndicats.
Nikki Haley [ex-ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU janvier 2017-décembre 2018 ; candidate aux primaires républicaines], en tant que gouverneure [de janvier 2011 à janvier 2017], a déclaré : « Si vous êtes syndiqués, vous n'êtes pas les bienvenus en Caroline du Sud. » Ils essaient de faire passer des lois [anti-syndicales]. Ils l'ont fait dans le Tennessee, ils essaient de le faire en Géorgie, où si une entreprise accepte de prendre en compte les cartes de vote pour un syndicat, elle ne recevra aucun financement de la part de l'Etat. Ils essaient de dire que [faire signer les cartes syndicales aux travailleurs – carte qui indique le vœu d'être représenté par un syndicat], c'est pour le syndicat un moyen de pression sur les salarié·e·s. Le syndicat n'oblige personne à signer une carte syndicale. C'est une décision personnelle. Mais ce dont ils ne parlent pas, c'est de la manière dont les entreprises enfreignent la loi tous les jours avec ces salarié·e·s. Les entreprises organisent des réunions avec un public captif. Elles les menacent. Elles les menacent de fermer leur usine s'ils se syndiquent. Elles menacent de déplacer les emplois au Mexique. Elles enfreignent la loi à plusieurs reprises et rien ne se passe.
Les entreprises créent une situation où signer une carte syndicale est souvent un acte de courage. Elles ont mis en place toute une stratégie pour dissuader les travailleurs et travailleuses de se syndiquer, tout en prétendant que le syndicat les intimide.
C'est le bras de fer. C'est ce qu'on appelle les brimades. Cela vient de l'entreprise. L'époque où l'on prétendait que le syndicat intimidait les travailleurs est révolue. Les brimades et les torsions de bras sont le fait d'un seul camp – elles sont du côté des entreprises et de la classe des milliardaires. Il faut que cela cesse. Nous devons mettre en place des lois qui obligent ces entreprises à rendre des comptes lorsqu'elles enfreignent la loi. Lorsque des membres de la classe ouvrière enfreignent la loi, ils vont en prison. Ils en subissent les conséquences. Il n'y a pas de conséquences pour ces entreprises, et cela doit cesser.
Mais vous n'obtiendrez pas de lois qui y mettent fin si vous n'élisez pas davantage de partisans des syndicats.
Cela nous ramène aux deux candidats à la présidence. Donald Trump était président, qu'a-t-il fait ? Il a placé un antisyndical à la tête du National Labor Relations Board, et nous avons reculé. A l'époque ils ont tué la campagne de syndicalisation chez Volkswagen.
Avec le président Joe Biden, les syndicats auront des personnes plus favorables à leur cause. Ils travailleront pour les travailleurs. Toutes ces choses reviennent à la politique et au fait que les travailleurs et travailleuses doivent défendre leurs propres intérêts. Tout est lié.
Il y a beaucoup plus de gens à organiser dans le Sud. Et puis il y a Elon Musk et Tesla. Lorsque l'UAW s'attaque à Tesla, il s'attaque en fait à la classe des milliardaires, n'est-ce pas ? En ce qui concerne l'histoire de l'Amérique, c'est très important.
Tesla est au même endroit sur le radar que tout le monde dans le Sud. Il ne s'agit pas de privilégier l'un par rapport à l'autre. Nous donnons la priorité à ce qui a le plus de potentiel actuellement, nous nous concentrons là-dessus et nous allons continuer à le développer. Je suis fermement convaincu qu'une fois que le premier domino tombera, les vannes s'ouvriront. Les gens se rendront compte de l'avantage qu'il y a à être syndiqué. (Entretien publié dans The Nation le 18 avril 2024, mis à jour le 20 avril ; traduction rédaction A l'Encontre)
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Les associations de terrain appellent le gouvernement à entendre la parole des victimes de la prostitution
A l'occasion des 8 ans de la loi du 13 avril 2016, les associations de terrain appellent le gouvernement à entendre la parole des victimes de la prostitution.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Notre pays a eu le courage de se doter en matière de prostitution de la législation la plus ambitieuse au monde pour les femmes et pour l'égalité. Si nous avons toutes les clés en main, manquent encore la volonté et les moyens. Il est urgent d'agir avec une stratégie claire et volontariste, pour aller beaucoup plus loin et beaucoup plus vite.
La loi du 13 avril 2016 renforçant la lutte contre le système prostitutionnel a révolutionné la façon dont notre société considère la prostitution : dépénalisation des personnes prostituées qui ne sont plus délinquantes et aide à l'insertion, interdiction de l'achat d'actes sexuels, renforcement de l'action contre les réseaux de proxénétisme et de traite, prévention.
L'objectif : diminuer le nombre de victimes de cette violence sexiste et sexuelle, et contribuer à ce que la honte change de camp.
Huit ans après ce vote, il est positif de noter qu'un peu plus d'un millier de personnes ont pu quitter la prostitution avec le soutien de l'État et des associations et que plus de 8 000 hommes « clients » prostitueurs ont été pénalisés. Mais ces chiffres sont beaucoup trop faibles, et les défauts de mise en œuvre de la loi ne lui permettent pas de produire tous ses effets.
Depuis plus d'un an, le gouvernement exprime la volonté de mieux faire appliquer la loi et prépare une stratégie interministérielle de lutte contre le système prostitutionnel. La Ministre de l'égalité entre les femmes et les hommes Aurore Bergé, s'est montrée déterminée à ce que cela soit effectif rapidement.
Nous nous en réjouissons, et ne pouvons que manifester notre impatience, car il y a urgence ! Faute d'une application résolue de la loi, nous constatons sur le terrain une augmentation du nombre de mineur·es en situation de prostitution et un soutien largement insuffisant pour les personnes qui souhaitent sortir de la prostitution.
L'objectif de la France doit être clair pour tout le monde : diminuer le nombre de victimes de la prostitution. Et c'est possible si on se donne les moyens d'aider les victimes, de pénaliser les agresseurs (proxénètes et clients) et d'agir en prévention.
Nos recommandations sont connues : (voir le rapport FACT-S)
Nous les rappelons depuis près de quatre ans. Et les personnes ayant connu la prostitution parlent (notamment dans le nouveau podcast : La vie en rouge).
Elles disent les causes et les conséquences de la prostitution, elles expliquent la violence insoutenable d'être contrainte à des actes sexuels non désirés, quel soit leur âge, quelle que soit leur origine.
D'autres ayant pu s'extraire de la violence prostitutionnelle grâce aux dispositifs prévus par la loi de 2016 témoignent de manière tellement positive que celle-ci fonctionne quand elle est appliquée.
Alors écoutons-les, et agissons !
Contacts presse et associations signataires :
– Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid (06 70 15 21 34)
– Delphine Jarraud, déléguée générale de l'Amicale du Nid (06 07 15 55 65)
– Auriane Dupuy, chargée de plaidoyer et des relations presse, FNCIDFF (07 86 68 23 73)
– Frédéric Boisard, Fondation Scelles (06 84 20 05 37)
Téléchargez le communiqué de presse complet
https://amicaledunid.org/actualites/communique-de-presse-les-associations-de-terrain-appellent-le-gouvernement-a-entendre-la-parole-des-victimes-de-la-prostitution/
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

L’extrême droite est incompatible avec les droits des femmes
Plusieurs associations de défense des droits des femmes dénoncent et rappellent les dangers que représentent les idées politiques de l'extrême-droite pour les droits des femmes.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/21/lextreme-droite-est-incompatible-avec-les-droits-des-femmes/
Voici leur tribune : « Nous, associations de défense des droits des femmes, ne sommes pas dupes. Si Marine Le Pen prétend que voter pour elle, une femme, c'est voter pour les droits des femmes, ses actes la contredisent. Nous alertons avec gravité sur les risques de recul pour les droits des femmes que représenterait son accession à la Présidence de la République.
À l'international, elle affiche sa proximité avec des dirigeants aux politiques discriminatoires et ultra réactionnaires comme Donald Trump, Viktor Orban, ou Vladimir Poutine. À celles et ceux qui seraient tentés « d'essayer », dans l'histoire récente ou aujourd'hui dans d'autres pays, lorsque l'extrême droite et les partis alliés du Rassemblement national sont au pouvoir, les femmes payent un lourd tribut. En 2017, avec le soutien de Vladimir Poutine, la Russie a décriminalisé une grande partie des violences domestiques. Le danger de voir un jour une telle politique en France est réel – et nos droits sont fragiles.
Comme 77% des françaises, nous trouvons que les sujets des droits des femmes n'ont pas été traités correctement pendant la campagne présidentielle. Nous avons porté auprès des candidats le Plan d'urgence pour l'Égalité. Nous savons qu'il y a urgence pour l'égalité et la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous savons que si pendant le quinquennat qui s'achève, le Gouvernement a porté de nombreuses initiatives en réponse à nos mobilisations, son bilan est mitigé à plusieurs égards, notamment son refus de mieux financer la lutte contre les violences et leur prévention ou l'absence de politiques ambitieuses pour réduire les inégalités. Nous continuons à demander à Emmanuel Macron de s'engager plus fermement pour les droits des femmes. Mais il est aujourd'hui de notre responsabilité de dénoncer une élection qui, si elle avait lieu, serait la plus grande régression pour les droits des femmes.
Tout d'abord, nous rappelons que Marine Le Pen, son parti et ses soutiens sont de tout temps les principaux opposants à l'avortement. Ils ont régulièrement dénoncé les soi-disant « IVG de confort ». Au cours des derniers mois, ils se sont fermement opposés à l'allongement des délais de 12 à 14 semaines.
En matière de droits des femmes, l'extrême droite a une constante : celle de nous combattre, de nous mépriser et de nous piétiner
À l'Assemblée nationale, comme au Parlement Européen, Marine Le Pen et les élus de son parti se sont opposés quasiment unanimement et systématiquement aux textes qui promeuvent l'égalité entre les femmes et les hommes – que ce soit pour l'égalité salariale, l'accès à la contraception, la lutte contre les violences faites aux femmes et les violences de genre, ou la promotion de la parité.
Enfin, Marine Le Pen s'oppose à l'éducation à la vie affective et sexuelle à l'école primaire, fondement de la prévention de ces violences auprès des plus jeunes. Ses soutiens sont plus clairs encore : ainsi Éric Zemmour a fait du combat contre le féminisme un combat contre la « dévirilisation de l'occident », et contre le « grand remplacement ». En matière de droits des femmes, l'extrême droite a une constante : celle de nous combattre, de nous mépriser et de nous piétiner.
L'égalité entre les femmes et les hommes que prône Mme Le Pen et son parti n'est qu'une façade qui masque une volonté de stigmatiser et d'exclure les femmes étrangères ou immigrées et d'entraver la liberté des femmes à choisir leur destin, en les renvoyant à la maison ou en les reléguant avant tout à des rôles maternels.
Nous, féministes, nous sommes les héritières de celles qui se sont battues pour le droit de vote, nous n'avons pas peur d'en faire usage. Demain comme hier, nous serons mobilisées pour une véritable égalité. Aujourd'hui nous appelons sans réserve à faire barrage à Mme Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. #Ecouteznousbien #pasunevoix.
La liste des signataires :
Africa 93
Astrea
Au Tambour !
Alternatif world
L'Assemblée des Femmes
Association Française du Féminisme
Dans le Genre Égales
Des_Codeuses
Ciné-Woman
Collectif Féministe contre le viol (CFCV)
Collectif Georgette Sand
Élu·es contre les violences faites aux femmes
Empow'Her
En Avant Toute(s)
Ensemble contre le sexisme
Equipop
Excision Parlons-en !
Fédération Nationale des centres d'information des femmes et des familles (FN-CIDFF)
Fédération Nationale Solidarité Femmes (FNSF)
Femmes ici et ailleurs
Femmes solidaires
FIT- une femme un toit
Fondation des Femmes
Laboratoire de l'égalité
L'Égalité c'est pas sorcier
Luna Podcast
Maydee
#NousToutes
OFAD (Organisation des Femmes Africaines de la Diaspora)
Osez le Féminisme !
Oxfam
Parents et Féministes
Le Planning Familial
Solidarité Femmes 13
Une Voix Pour Elles
Union Régionale Solidarité Femmes (URSF) Île de France
L'Burn
Ikambere
https://osezlefeminisme.fr/lextreme-droite-est-incompatible-avec-les-droits-des-femmes/
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Les juges afghans encouragés à ordonner la lapidation des femmes adultères
Alors que les Talibans rebâtissent leur régime de terreur, les défenseurs des droits des femmes regrettent la passivité de la communauté internationale.
Tiré de Entre les ligne set les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/22/les-juges-afghans-encourages-a-ordonner-la-lapidation-des-femmes-adulteres/
Les quelque 14 millions de filles et de femmes en Afghanistan n'avaient déjà plus vraiment aucun droit. Depuis le retour des Talibans au pouvoir, elles sont largement confinées chez elles, empêchées d'étudier, de travailler, de marcher dans les parcs ou de se rendre aux bains publics. Leur vie ne vaut plus grand-chose : le nombre de suicides et de tentatives de suicide de femmes a explosé, et les violences sexistes ont rejoint une ampleur telle qu'elles ne sont même plus recensées. À présent, comme lors du premier règne taliban de 1996 à 2001, les juges sont encouragés à ordonner la torture et l'exécution des femmes.
Dans un enregistrement audio diffusé à la radio d'État, le chef suprême du groupe extrémiste au pouvoir, Hibatullah Akhundzada, a annoncé un retour officiel aux châtiments imposés par la loi islamique, précisant : « nous flagellerons les femmes [adultères] (…) et les lapiderons en public ». À ceux qui s'y opposeraient, et surtout à l'Occident, il a lancé ce message : vous appelez peut-être cela une violation des droits des femmes (…) car cela contrevient à vos principes démocratiques (…) mais je représente Allah, et vous représentez Satan. » Car, pour lui, il s'agit de contrecarrer les tentatives d'occidentalisation du pays : « la tâche des Talibans ne s'est pas achevée avec la prise de Kaboul ; Elle n'a fait que commencer. »
Flagellations et exécutions publiques Depuis leur arrivée au pouvoir, les Talibans ont en effet aboli la Constitution afghane, rédigée avec le concours de conseillers étrangers après que le premier gouvernement des mollahs fut évincé en 2001 par une intervention militaire menée par les États-Unis. Ils ont aboli les textes censés garantir les droits des femmes, et traqué les juges ayant condamné des hommes coupables de violences intrafamiliales. En novembre 2022, Akhundzada avait déjà annoncé la reprise des châtiments « selon la loi islamique ». Selon l'ONG Afghan Witness, qui recense les violations de droits humains en Afghanistan, les juges talibans ont ordonné 417 flagellations et exécutions publiques – dont 57 à l'encontre de femmes – entre octobre 2022 et octobre 2023. Ces condamnations, loin d'être circonscrites à quelques poches ultraconservatrices, ont concerné 22 des 34 provinces du pays. À plusieurs reprises en février dernier, des milliers d'Afghans se sont ainsi rassemblés dans des stades dans le nord du pays pour assister à des exécutions publiques. « Avant même leur retour au pouvoir, les Talibans continuaient à appliquer ces règles dans les zones qu'ils contrôlaient » , rappelle Zahra Joya, fondatrice de Rukhshana Media, un site d'informations spécialisé dans les droits des femmes afghanes. En 2015, par exemple, alors que l'Afghanistan était encore une république, une adolescente de 19 ans avait été lapidée par des Talibans dans la province de Ghor, au centre du pays. La récente annonce de Hibatullah Akhundzada est juste le signe que le gouvernement taliban encourage les juges à ordonner ce type de châtiment à plus grande échelle, surtout envers les femmes. »
« C'est atroce, mais pas surprenant, et dans la lignée de ce que les Talibans ont fait ces presque trois dernières années, regrette Mélissa Cornet, spécialiste des questions liées aux droits des femmes en Afghanistan. La première année de leur règne, ils ont institué des règles de manière graduelle, pour voir quelle serait la réaction de la communauté internationale, et parce qu'il existe des dissensions au sein de la chefferie du mouvement. Puis, tout s'est accéléré. »
Lors de leur arrivée au pouvoir, les Talibans avaient promis aux États-Unis et à la communauté internationale qu'ils respecteraient, dans une certaine mesure, les droits humains, y compris ceux des femmes. Les Occidentaux, en imposant des sanctions et en tablant sur la soif de reconnaissance du mouvement extrémiste sur la scène internationale, pensaient pouvoir obtenir des mollahs qu'ils maintiennent quelques-unes de leurs promesses. Mais bien vite, ils ont déchanté. « Aujourd'hui, on voit bien que les puissances et organisations étrangères n'ont plus aucun levier sur le gouvernement taliban, ajoute Mélissa Cornet. Les Nations-Unies et les ONG n'ont quasiment plus de pouvoir face aux Talibans, tant au niveau international qu'au niveau local. Dans de nombreuses localités, les chefs talibans en place préfèrent encore que les populations qu'ils gouvernent n'aient pas accès à de l'aide humanitaire, plutôt que de devoir se soumettre aux exigences des organisations étrangères. »
« Les Talibans n'ont pas de siège aux Nations-Unies, leur gouvernement n'est pas officiellement reconnu, et l'économie de leur pays est paralysée par des sanctions… Mais cela importe peu aux Talibans. En fait, ils ont obtenu en grande partie ce qu'ils voulaient en termes de reconnaissance diplomatique, de séances photo avec de hauts responsables étrangers, de contrats d'affaire… On leur a donné un blanc-seing pour remettre en place leur régime de la terreur, celui des années 1990, s'agace Heather Barr, directrice adjointe du pôle chargé des droits des femmes auprès de Human Rights Watch. La vérité, c'est que les Talibans ont profité du manque de volonté politique de la part des décideurs internationaux – qui sont pour la plupart des hommes – à faire respecter les droits des femmes. Ce qui transparaît de ces trois dernières années, c'est le manque d'intérêt global pour ce sujet. »
Selon Heather Barr, « la communauté internationale pourrait pourtant s'attaquer au problème par le biais juridique. La Cour pénale internationale s'intéresse – sans que cela aille très loin – à la situation des femmes en Afghanistan depuis 2006. Et depuis plus de deux ans, une campagne visant à encourager au moins un État à déposer une plainte contre les Talibans devant la Cour internationale de justice, de la même manière que l'Afrique du Sud l'a récemment fait envers Israël, n'a rien donné. De nombreuses organisations luttant pour les droits des femmes afghanes militent aussi pour que l'apartheid de genre soit reconnu comme un crime aux yeux du droit international. Mais ces initiatives restent lettre morte, ce qui montre le peu d'intérêt que porte la communauté internationale à la situation des Afghanes. » « Pour autant, les Talibans savent qu'ils n'auront pas besoin d'exécuter un grand nombre de femmes pour répandre un sentiment de terreur parmi toutes les femmes et les filles d'Afghanistan », souligne Heather Barr. « Ces dernières vivront avec la hantise de contrevenir à la moindre règle talibane, et le meilleur moyen d'éviter des ennuis sera simplement de ne pas sortir de chez elles. »
Courrier N°430 de la Marche Mondiale des Femmes
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Piégée dans un schéma de douleur où personne ne peut vous aider
Le décès du « héros » O.J. Simpson nous donne l'occasion de publier cet article d'Andrea Dworkin au sujet du décès de son ex-épouse
Tiré de Entre les lignes et les mots
Vous ne saurez jamais ce qui est arrivé de pire à Nicole Brown Simpson dans son mariage, parce qu'elle est morte et qu'elle ne peut pas vous le dire. Et si elle était vivante, rappelez-vous, vous ne la croiriez pas.
Vous avez entendu Lorena Bobbitt, après que John Wayne Bobbitt eut été acquitté de viol conjugal. Lors de son propre procès pour blessure malicieuse, elle a décrit des raclées, des viols anaux, des humiliations. Elle avait été constamment blessée, frappée, étouffée par un mari qui aimait lui faire du mal. Depuis, on a vu John Wayne Bobbitt, après un bref passage en tant que star misogyne des médias, agresser une nouvelle partenaire.
C'est toujours la même chose. Cela arrive à des femmes aussi différentes que Nicole Simpson, Lorena Bobbitt et moi-même. Les agresseurs sont des hommes aussi différents qu'O.J. Simpson, John Wayne Bobbitt et l'ex-« flower child » avec qui j'ai été mariée et que j'ai encore trop peur de nommer.
Il y a de la terreur, oui, et de la douleur physique. Il y a le désespoir. On s'en veut, on lui pardonne. On se juge sévèrement pour ne pas l'avoir assez aimé. « C'est de ta faute », crie-t-il en enfonçant la porte ou en nous frappant la tête contre le sol. Et avant de s'évanouir, on dit oui. Vous tentez de lui échapper, mais personne ne vous cachera ni ne vous défendra – ce qui signifierait lui tenir tête. Vous vous cacherez derrière des buissons, s'il y en a, ou derrière des poubelles, ou dans des ruelles, loin des gens honnêtes qui ne vous aident pas. Après tout, c'est de votre faute.
Il vous fait encore plus mal : plus que la dernière fois et plus que vous ne l'auriez jamais cru possible ; certainement plus qu'une personne raisonnable ne le croirait – si vous étiez assez folle pour en parler. Et, finalement, vous vous rendez à lui, vous vous excusez, vous le suppliez de vous pardonner de l'avoir blessé ou provoqué ou insulté ou d'avoir été négligente avec quelque chose qui lui appartient – son linge, sa voiture, son repas. Vous lui demandez de ne pas vous blesser pendant qu'il fait de vous ce qu'il veut.
La honte de cette capitulation physique, souvent sexuelle, et la trahison de votre amour-propre ne vous quitteront jamais. Vous vous en voudrez et vous vous détesterez toujours. Vous vous souviendrez mentalement de votre condition à l'époque – suppliante, abjecte. À un moment donné, vous lui tiendrez tête verbalement ou en refusant d'obtempérer, et il vous frappera à coups de poing et coups de pied ; il peut vous violer ; il peut vous enfermer ou vous ligoter. La violence devient votre contexte, l'élément dans lequel vous tentez de survivre.
Vous essayerez de vous enfuir, de planifier une évasion. S'il le découvre, ou s'il vous retrouve, il vous fera encore plus mal. Vous serez tellement effrayée que vous penserez que mourir pourrait être une bonne chose.
Si vous n'avez pas d'argent, si vous n'arrivez pas à vous loger, si vous n'avez pas de travail, vous retournerez chez lui et lui demanderez de vous laisser entrer. Si vous avez un emploi, il vous trouvera. Il peut vous demander de revenir et vous faire des promesses pleines de repentir. Il peut vous battre et vous forcer à revenir. Mais si vous restez à distance afin de rompre, il apparaîtra de nulle part, vous battra à nouveau, vandalisera votre logis, vous harcèlera constamment.
Encore là, personne ne l'arrêtera. Vous n'êtes plus sa femme mais il peut continuer sa violence.
Nicole Simpson, comme toutes les femmes battues, savait qu'elle ne serait pas crue. Elle a peut-être été assez perspicace pour anticiper les foules qui, le long des autoroutes du comté d'Orange, allaient acclamer O.J. dans sa fuite des policiers. Toutes les femmes battues doivent être prudentes, même avec les étrangers. Ses amis ne l'arrêteront pas. Les vôtres non plus.
Nicole Simpson a demandé de l'aide à de nombreux experts en violence conjugale, mais aucun d'entre eux n'a arrêté O.J. C'est ce qu'il faut faire : il faut arrêter l'agresseur. Il ne s'arrêtera pas de lui-même. Il doit être emprisonné, ou tué, ou elle doit s'échapper et se cacher, parfois pour le reste de sa vie, parfois jusqu'à ce qu'il trouve une autre femme à « aimer ». Il n'existe aucune preuve que des conseils donnés à l'agresseur entravent sa violence.
C'est Nicole qui a demandé à des policiers d'arrêter Simpson en 1989, la neuvième fois qu'elle les a appelés. L'arrestation doit devenir obligatoire. L'agression de Nicole Simpson en 1989 aurait dû entraîner la neuvième arrestation d'O.J. Simpson. Nous ne savons pas par quel facteur multiplier le chiffre neuf : combien d'épisodes de coups les femmes endurent-elles en moyenne par appel téléphonique à la police ? Pour la seule année 1993, la police de New York a reçu 300 000 appels pour violence conjugale.
La violence conjugale n'est pas le sale petit secret de l'Amérique, comme l'affirment les médias et la secrétaire d'État à la santé et aux services sociaux, Donna Shalala. Les féministes ont passé deux décennies à dénoncer la violence conjugale avec insistance et précision, à mettre sur pied des refuges et à organiser des itinéraires de fuite et à modifier les pratiques des forces de l'ordre de sorte que, de plus en plus, la violence conjugale est reconnue comme un crime violent.
La violence à l'égard des femmes est banale et ordinaire parce que les hommes pensent qu'ils ont des droits sur les femmes, droits que ces dernières contestent. Le contrôle que les hommes veulent exercer sur les femmes, la domination que les hommes exigent sur les femmes, s'expriment dans cette terrible brutalité. Pour moi, cela a duré quatre ans, il y a 25 ans, dans un autre pays. Pour 4 millions de femmes aux États-Unis, une toutes les 15 secondes, c'était hier et aujourd'hui.
Ce que personne n'accepte de voir, c'est ceci : Le problème ne vient pas de la femme, mais de l'agresseur. Elle peut travailler à chacune de ses faiblesses, transformer chacune de ses dépendances. Elle peut s'échapper avec la bravade d'un Jesse James ou le talent subtil d'un Houdini. Mais si le mari est décidé à exercer cette violence et qu'elle ne l'est pas, elle ne peut gagner ni sa sécurité ni sa liberté. Ni le système juridique actuel, ni les défenseurs des victimes, ni les services de conseil ne peuvent assurer sa sécurité face à son agresseur.
Les récits de femmes battues ont généralement été accueillis avec incrédulité et dédain, la meilleure expression de cette attitude étant la question persistante : « Pourquoi ne part-elle pas ? ». Mais après deux décennies d'études sur la violence conjugale, nous savons aujourd'hui que les femmes violentées sont plus souvent tuées après leur départ qu'avant.
Nicole Simpson vivait dans sa propre maison lorsqu'elle a été assassinée. Son divorce avait été prononcé en 1992. Que son ex-mari ait ou non commis le meurtre, il a continué à l'agresser, à la menacer, à la traquer, à l'intimider. Son soi-disant désir de réconciliation masquait l'horreur de sa situation, semblable à celle de toutes les femmes qui s'échappent mais ne disparaissent pas. Après avoir mis fin à son mariage, Nicole Simpson devait encore négocier sa sécurité avec l'homme qui lui faisait du mal.
Elle devait éviter de le mettre en colère. Toute allusion au fait que son amabilité était essentiellement contrainte, toute menace de révélation publique, toute insulte à sa dignité de son point de vue à lui, pouvait déclencher une agression. Ce scénario de causalité est plus imaginé que réel, puisque l'agresseur choisit seul le moment où il va blesser, menacer ou traquer sa victime. Pourtant, la femme essaie. Toutes les photos souriantes d'O.J. et Nicole ensemble après leur divorce devraient susciter l'inquiétude, et non des descriptions romantiques du désir d'O.J. de se réconcilier. Nicole Simpson s'est conformée à une stratégie d'apaisement, car personne ne s'est interposé entre elle et lui pour le contrer.
La fuite, en fait, c'est l'enfer, une période d'une durée indéterminée qui se compte en années, et non en mois, pendant laquelle l'ex-mari commet des agressions par intermittence et des actes de terrorisme avec une certaine constance. Le tourment vient en partie du fait que la liberté est proche, mais qu'il ne veut pas la laisser la femme l'obtenir. De nombreuses femmes qui se sont échappées vivent dans une semi-clandestinité. J'ai toujours peur de mon ex-mari, chaque jour de ma vie – et je n'ai pas peur de grand-chose.
Peut-être ignorez-vous à quel point les femmes sont courageuses – celles qui sont restées jusqu'à présent et celles qui se sont échappées, celles qui sont encore vivantes et celles qui sont mortes. C'est Nicole Simpson qui est la véritable héroïne. Et vous devez comprendre que c'est son agresseur qui constituait le problème.
Andrea Dworkin
Lettre ouverte publiée dans le Los Angeles Times du 26 juin 1994
https://tradfem.wordpress.com/2024/04/12/le-deces-du-heros-o-j-simpson-nous-donne-loccasion-de-publier-cet-article-dandrea-dworkin-au-sujet-du-deces-de-son-ex-epouse/
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Le viol tarifé
Les hommes qui paient pour du sexe. Des prostitueurs, des michetons, des viandards, des « motés »… Enfermez-les tous et envoyez-les sur une île isolée et déserte d'où ils ne pourront jamais revenir.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/24/le-viol-tarife/
« Je crois sincèrement que cela permet d'éviter des viols », m'a dit Benjamin. « Cela permet aux hommes de se défouler et de satisfaire leurs besoins naturels. » Benjamin parlait des avantages de la prostitution. « C'est une bonne chose pour les femmes, affirmait-t-il, car au lieu de violer, les hommes peuvent avoir des relations sexuelles quand et comme ils le souhaitent en payant pour cette activité avec une femme prostituée. Pour les hommes, cela garantit la satisfaction de leurs besoins. » Aux yeux de Benjamin, cela satisfaisait tout le monde.
Mais ces affirmations sont aussi éloignées qu'il se peut de la réalité du commerce du sexe. Les hommes ne sont pas programmés pour violer s'ils n'ont pas un accès immédiat à du sexe, et il n'existe pas de « droit au sexe ». « Lorsque les hommes prétendent que la prostitution réduit le nombre de viols », déclareFiona Broadfoot, survivante du commerce du sexe, « ce qu'ils veulent dire en réalité, c'est qu'il est acceptable de violer les femmes prostituées, ce qui est la façon dont nous vivons les rapports sexuels avec les clients ».
La prostitution est du viol
Au cours des vingt dernières années, j'ai interrogé une foule d'hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles – ils le font dans des bordels légaux, dans des salons de massage illégaux ou avec des femmes approchées sur la rue. J'ai entendu toutes les justifications possibles de ces hommes, y compris la prétention d'aider les femmes à nourrir leurs enfants avec l'argent échangé pour du sexe. Bien que la prostitution – que ce soit l'achat ou la vente de services sexuels – soit illégale dans la majeure partie des États-Unis, très peu d'acheteurs de services sexuels sont arrêtés. En revanche, les femmes prostituées sont lourdement et injustement criminalisées, alors qu'il est amplement démontréque la très grande majorité d'entre elles sont amenées au commerce du sexe par la contrainte et l'exploitation.
Aux États-Unis, le Nevada est le seul État où est légalisée la prostitution – y compris le proxénétisme, la tenue de bordels et l'achat de services sexuels. Elle n'est autorisée que dans sept comtés, mais les recherches sur le commerce du sexe au Nevada montrent que cette légalisation a entraîné la normalisation de la prostitution dans l'ensemble de l'État. La majorité des visiteurs de Las Vegas pensent que la prostitution est totalement légale dans cette ville. Cela permet aux hommes de justifier facilement le choix d'acheter des relations sexuelles.
Alors que l'on débat régulièrement au Nevada de la fermeture ou non de ses bordels légaux, et que les lobbyistes pro-prostitution de la ville de New York font pression pour que le commerce du sexe y soit décriminalisé, il est impératif de ne plus se focaliser sur les femmes qui vendent des services sexuels, mais sur les hommes qui en attisent la demande.
C'est pourquoi les recherches sur les hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles, études menées parDemand Abolition (DA), un groupe américain qui fait campagne contre l'exploitation sexuelle, sont essentielles pour convaincre les gouvernements que la légalisation du commerce du sexe a des effets désastreux.
Les recherches de DA indiquent qu'aux États-Unis, la majorité des hommes choisissent de ne pas acheter de sexe, mais que la « normalisation insidieuse » du commerce du sexe conduit à généraliser la notion que la prostitution est un crime sans victime. Pourtant, dans les pays et les États où la prostitution est légalisée, on voit augmenter les taux de traite des femmes et des jeunes filles à des fins sexuelles.
L'étude de Demand Abolition est basée sur les comportements et les attitudes des prostitueurs. Plus de 8 000 hommes adultes ont été interrogés à travers les États-Unis, et un certain nombre de survivantes de cette industrie ont été invitées à donner leur avis sur l'étude en question et à formuler des recommandations en vue d'un changement social. Marian Hatcher est l'une des survivantes ayant participé à cette démarche. Cette défenseure des victimes au sein de la division de lutte contre la traite du bureau du shérif du comté de Cook à Chicago, a été l'une des personnes chargées de l'évaluation par les pairs de cette étude.
« Son rapport final sert les intérêts des survivantes en reconnaissant que les règles du jeu sont inégales et qu'il faut responsabiliser les acheteurs », explique Mme Hatcher. « Il donne de l'espoir aux victimes et aux survivantes abolitionnistes sorties du commerce du sexe, l'espoir qu'elles pourront vivre dans une société qui leur offre des possibilités de sortie de l'industrie et qui sensibilise à ses torts d'éventuels acheteurs. J'aimerais que les préconisations de ce rapport s'appliquent à la fois au commerce du sexe illégal et à son mode légal. Il est impossible d'agir efficacement sur l'un sans agir sur l'autre. Ils favorisent ensemble la réduction d'êtres humains au statut de marchandises et encouragent la violence à l'encontre des femmes et des jeunes filles. »
Les interviews menés par DA ont mis l'accent sur les « facteurs d'incitation » (les raisons pour lesquelles les hommes achètent du sexe) et sur d'éventuelles mesures dissuasives. Cette organisation considère comme préjudiciable l'acte de payer pour des relations sexuelles, à la fois pour les femmes exploitées et pour la société dans son ensemble, parce qu'une culture mondiale de misogynie repose sur les privilèges des clients.
Il existe certaines similitudes universelles concernant les hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles. Des recherches que j'ai menées de concert avec Melissa Farley, psychologue clinicienne et coordinatrice de l'organisation non gouvernementale californienneProstitution, Research & Education, ont révélé que parmi les clients britanniques, l'un des principaux facteurs d'incitation était la pression exercée par d'autres hommes, dans le cadre de la culture de tolérance qui entoure la prostitution.
Cette recherche menée au Royaume-Uni a conclu à l'efficacité de mesures dissuasives, même les plus légères, telles que la menace d'arrestation, le risque que des membres de la famille ou des employeurs soient informés des actions des clients, ou que des informations pertinentes soient intégrées à une base de données tenue par la police. Si l'on excepte les acheteurs d'habitude, ces mesures dissuasives inciteraient généralement les hommes à réfléchir à deux fois avant de payer pour des services sexuels.
Les observations de DA nous apprennent que, en dehors des zones légales du Nevada, seuls 6% environ des acheteurs américains de relations sexuelles déclarent avoir été arrêtés pour ce crime. Lorsque les prostitueurs perçoivent ce risque, ils peuvent être amenés à modifier leurs activités. Environ un quart des acheteurs se disent « tout à fait d'accord » avec l'énoncé « le risque d'arrestation est si élevé que je pourrais arrêter ».
« Les acheteurs très fréquents » représentent une part disproportionnée du commerce sexuel illégal. Environ un quart des prostitueurs actifs déclarent payer pour des rapports sexuels chaque semaine ou chaque mois, mais ces transactions représentent près des trois quarts du marché. Ces acheteurs sont plus susceptibles d'avoir commencé dans leur jeunesse, avec l'aide ou l'encouragement d'autres personnes de leur réseau social.
Le commerce du sexe implique beaucoup d'argent, dont une grande partie va aux proxénètes, aux propriétaires de bordels et aux trafiquants de drogue. Les acheteurs de sexe étasuniens dépensent en moyenne plus de 100 dollars par transaction. La prostitution génère des profits considérables, estimés à unmilliard de dollars par an au Royaume-Uni et à 186 milliards de dollars dans le monde. C'est le capitalisme sous son aspect le plus impitoyable et le plus prédateur, avec des êtres humains comme produits.
Comment se fait-il alors que tant d'hommes considèrent que le summum de la liberté des femmes consiste à être pénétrées par des masses d'étrangers ? Et pourquoi tant de personnes et d'organisations de gauche, telles que l'Organisation internationale du travail et Amnesty International, ont-elles adopté le discours pro-prostitution ?
Ces soi-disant organisations de défense des droits de la personne adoptent la position que « le travail sexuel est un travail », ignorant l'adoption du modèle nordique – ou comme on l'appelle de plus en plus, le modèle abolitionniste, par la Suède, la Norvège, la Finlande, l'Irlande du Nord, la République d'Irlande, Israël et la France. Selon cette approche, les personnes prostituées sont décriminalisées et reçoivent une aide pour échapper à l'industrie du sexe, mais les acheteurs sont criminalisés.
Bien que le modèle abolitionniste bénéficie d'un soutien important et croissant, ceux qui croient au droit inaliénable des hommes à acheter des services sexuels le considèrent comme une abomination. Lorsque la loi a été débattue en France en 2013, un groupe d'intellectuels français réputés ont signé une pétition qui déclarait : « Certains d'entre nous ont fréquenté, fréquentent ou fréquenteront des prostituées – et nous n'en avons même pas honte. » Ils ont ajouté :« Chacun devrait être libre de vendre ses charmes, et même d'aimer le faire. »
Un médecin sud-africain a publié dans le magazine Teen Vogue un article intitulé « Why Sex Work Is Real Work » (Pourquoi le travail sexuel est un travail réel) dans lequel il affirmait que « [l]es clients qui recherchent des travailleuses du sexe varient, et ce ne sont pas seulement des hommes. L'idée d'acheter de l'intimité et de payer pour les services peut être valorisante pour de nombreuses personnes qui ont besoin de contacts humains, d'amitié et de soutien émotionnel. Certaines personnes peuvent avoir des fantasmes et des préférences sexuelles qu'elles peuvent satisfaire grâce aux services d'une travailleuse du sexe ».
Outre le fait qu'il est honteux qu'une publication destinée aux filles et aux jeunes femmes promeuve l'exploitation sexuelle à des fins commerciales comme une option de carrière viable, une telle propagande perpétue les sentiment masculins d'entitrement sexuel.
L'existence continue de l'industrie du sexe repose sur la misogynie, les préjugés de classe, le racisme, le colonialisme et l'impérialisme. « Si les gauchistes ne peuvent pas voir à quel point le commerce du sexe est néfaste pour les femmes », déclare Bridget Perrier, une survivante autochtone canadienne, « on pourrait espérer qu'ils se soucient un peu du racisme et du colonialisme sur lesquels repose ce commerce ».
Bon nombre des quelque 50 survivantes du commerce du sexe que j'ai côtoyées lors des recherches pour mon ouvrage sur l'industrie mondiale du sexe, The Pimping of Prostitution : Abolishing the Sex Work Myth, m'ont parlé du racisme, du sectarisme et des préjugés auxquels elles étaient confrontées en tant que femmes de couleur.
En fait, de nombreuses survivantes noires du commerce du sexe associent leur expérience de la prostitution à celle de l'esclavage. Vednita Carter, une abolitionniste afro-américaine du commerce sexuel, déclare : « C'est à l'époque de la traite des esclaves que le trafic sexuel a commencé pour les Afro-Américaines. Même après la libération des esclaves, les femmes et les jeunes filles noires ont continué à être achetées et vendues. Aujourd'hui, il y a trop de zones urbaines pauvres que les hommes de la classe moyenne traversent en voiture dans le seul but de trouver une femme ou une jeune fille de couleur à acheter ou à utiliser. »
Aux États-Unis, les femmes prostituées sont, dans une proportion énorme, de jeunes Afro-Américaines et d'autres femmes de couleur. Un client que j'ai interviewé dans un bordel légal du Nevada m'a dit que la principale raison pour laquelle il payait pour avoir des relations sexuelles était qu'il pouvait « essayer différentes couleurs de filles sans sortir avec elles ».
« Je n'emmènerai pas une Noire ou une Latina rencontrer mes parents », m'a-t-il dit, « mais c'est sûr qu'elles sont chaudes à baiser ».
Au cours de mes recherches sur le commerce du sexe, j'ai constaté que les acheteurs et les non-acheteurs avaient des points de vue très différents sur la masculinité et l'achat de sexe. Les non-acheteurs de sexe sont beaucoup plus susceptibles que les autres hommes de reconnaître qu'acheter quelqu'un pour du sexe implique de traiter les femmes comme des objets et que ces actions constituent une exploitation d'autrui. Les acheteurs actifs sont très susceptibles de dire qu'ils sont « simplement des mecs qui se comportent en mecs » ou qu'ils « répondent à leurs besoins ». Mais la recherche a également montré que beaucoup d'hommes qui ont acheté des services sexuels dans le passé souhaitent arrêter de le faire. Environ un tiers des acheteurs actifs interrogés ont déclaré qu'ils ne voulaient pas recommencer.
Néanmoins, à l'exception des proxénètes et des propriétaires de bordels, ce sont les acheteurs qui soutiennent le plus fortement la légalisation du commerce du sexe aux États-Unis.
De nombreux acheteurs actifs pensent que les femmes « aiment l'activité prostitutionnelle » et « la choisissent comme profession ». Lors d'un voyage à Amsterdam, j'ai rencontré un jeune homme dans le célèbre quartier des bordels à vitrine, qui m'a a raconté que c'est à 12 ans qu'il avait payé pour la première fois des relations sexuelles. « Mon père m'a emmené dans un bordel et m'a dit que j'apprendrais à être un homme », m'a-t-il dit. « C'est légal ici, donc il n'y a aucun problème. »
Mais la prostitution est, en fait, un facteur énorme de danger. Une étude sur les homicides de femmes se prostituant dans la rue a montré qu'elles sont 60 à 10 fois plus susceptibles d'être assassinées que les autres femmes. Les clients et les proxénètes sont les principaux auteurs d'homicides et d'autres crimes violents à l'encontre des femmes prostituées – en 2017, entre 57% et 100% des homicides de femmes prostituées aux États-Unis ont été commis par des acheteurs de sexe.
Une recherchemenée par Melissa Farley a a prouvé que l'acceptation de la prostitution par les hommes contribue à encourager et à justifier la violence à l'égard des femmes. Lorsque des hommes se sentent autorisés à louer l'intérieur du corps d'une femme pour un plaisir sexuel unilatéral, sous prétexte qu'elle est consentante en raison de l'argent versé, il n'est pas étonnant que ces hommes considèrent les femmes comme leur étant soumises – une attitude qui engendre le mépris.
« Les hommes paient pour des femmes parce qu'ils peuvent obtenir tout ce qu'ils veulent avec qui ils veulent. Beaucoup d'hommes vont fréquenter des prostituées pour pouvoir leur faire des choses que de vraies femmes ne supporteraient pas », m'a dit un client. J'ai entendu d'innombrables hommes décrire l'acte de prostitution comme une masturbation sans effort.
Nous avons besoin de plus d'éléments probants des méfaits de la prostitution afin d'aider les gens et organisations aux prises avec le débat polarisé sur la question de savoir si nous parlons soit de « droits des travailleuses du sexe » et de « liberté d'action des femmes », soit de l'exploitation sexuelle commerciale de personnes vulnérables et prostituées.
Parallèlement à ces recherches, il faut que nous puissions toutes et tous imaginer un monde sans prostitution et que nous nous posions la question suivante : « Pourquoi existe-t-elle ? »
Dans un monde où les femmes et les filles seraient libérées de la suprématie masculine, où nous pourrions vivre en tant qu'êtres humains égaux, la prostitution serait privée d'oxygène.
Julie Bindel
Julie Bindel est l'autrice de The Pimping of Prostitution : Abolishing the Sex Work Myth, publié par Spinifex (non encore traduit en français).
substack, le 19 avril 2024
Traduction : TRADFEM
https://tradfem.wordpress.com/2024/04/20/le-viol-tarife/
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Kurdistan irakien : Le Conseil du genre de la FIJ demande un environnement de travail plus sûr et plus égalitaire pour les femmes
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/04/29/kurdistan-irakien-le-conseil-du-genre-de-la-fij-demande-un-environnement-de-travail-plus-sur-et-plus-egalitaire-pour-les-femmes/
« Nous condamnons les dangers encourus par les femmes journalistes qui, dans de nombreuses régions du monde, mettent leur vie et leur santé en péril pour informer les membres de leur communauté et de leur pays ». Le 23 avril, à Erbil (Kurdistan), le Conseil du genre de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) a adopté une déclaration appelant à redoubler d'efforts pour améliorer la sécurité et parvenir à l'égalité pour les femmes journalistes, ainsi qu'à réviser les objectifs de la Déclaration de Pékin (1995) afin de renforcer l'action des médias pour faire progresser l'égalité en éradiquant les stéréotypes de genre.
Le Conseil du genre de la FIJ s'est réuni dans un format hybride pour sa réunion à mi-parcours les 22 et 23 avril 2024 sous le thème « Renforcer les capacités des femmes journalistes : briser les obstacles vers le leadership syndical et lutter contre la violence et le harcèlement ». La réunion a été accueillie par le Syndicat des journalistes du Kurdistan, un affilié de la FIJ.
Les participantes et participants ont abordé certaines des principales préoccupations de la FIJ pour les femmes journalistes : la violence en ligne et hors ligne et la manière dont les syndicats peuvent soutenir les femmes ; les femmes journalistes dans la guerre avec l'intervention d'Amal Toman, journaliste de Gaza, en Palestine ; la lutte contre l'abus de pouvoir et la mise en œuvre de la Convention C190 de l'OIT sur la violence et le harcèlement dans le monde du travail ; et la manière dont les syndicats peuvent utiliser la Convention pour changer l'approche des médias vers plus d'égalité entre les hommes et les femmes.
Une session spéciale de la réunion a permis de présenter les projets de la FIJ visant à promouvoir l'égalité des genres au niveau régional, à savoir les formations sur le genre menées en Asie-Pacifique, Rewriting The Story, un projet visant à améliorer la représentation impartiale des femmes politiques en Europe, les formations à la sécurité pour les femmes dispensée dans la région du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord et l'étude régionale sur les femmes journalistes en Amérique latine et dans les caraïbes.
La réunion s'est achevée par l'adoption de la déclaration d'Erbil, qui appelle à redoubler d'efforts pour améliorer la sécurité et parvenir à l'égalité pour les femmes journalistes, ainsi qu'à réviser les objectifs de laDéclaration de Pékin(1995) en ce qui concerne les médias, afin de faire progresser l'égalité en brisant les stéréotypes liés au genre dans les médias. La Déclaration d'Erbil insiste également sur le travail spécifique que doit poursuivre la FIJ pour promouvoir une plus grande égalité des genres dans les syndicats
Download the full Declaration in English here.
Download the full Declaration in Spanish here.
Download the full Declaration in French here.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Le nouvel âge des fléaux du capitalisme. Les assauts de l’agro-industrie contre les forêts tropicales et l’émergence de nouvelles épidémies (IV)
En 1998, les porcs d'une ferme du nord de la Malaisie ont développé une maladie respiratoire, caractérisée par une toux très forte. Certains animaux n'ont présenté aucun autre symptôme, d'autres ont eu de la fièvre et des spasmes musculaires, mais la plupart se sont rétablis. 265 personnes ont développé une encéphalite sévère et 105 d'entre elles sont décédées, soit un taux de mortalité comparable à celui d'Ebola.
Tiré de A l'Encontre
24 avril 2024
Par Ian Angus
Les experts médicaux ont découvert que la ferme où l'épidémie s'est déclarée élevait quelque 30 000 porcs dans des enclos en plein air, à proximité de manguiers. Les chauves-souris frugivores des forêts profondes de l'île voisine de Bornéo avaient récemment migré vers ces arbres lorsque leurs habitats naturels avaient été rasés au bulldozer pour faire place à des plantations de palmiers, et les porcs mangeaient les fruits partiellement consommés que les chauves-souris laissaient tomber. La salive des chauves-souris était porteuse d'un virus inconnu à l'époque – appelé plus tard Nipah en référence à un village voisin – qui était inoffensif pour eux, mais qui rendait les porcs malades et tuait des personnes. L'épidémie malaisienne a été endiguée en tuant plus d'un million de porcs, mais, ayant échappé à son origine forestière, le virus s'est propagé. Le Nipah est désormais endémique au Bangladesh et dans certaines régions de l'Inde, où les épidémies annuelles tuent encore 40 à 75% des personnes infectées. Il n'existe ni vaccin ni traitement.
***
Le déboisement qui a détruit l'habitat naturel des chauves-souris n'est pas un phénomène nouveau ou isolé. En effet, comme l'a écrit Karl Marx, « le développement de la culture [civilisation] et de l'industrie a de tout temps agi si fortement pour la destruction des forêts que tout ce qu'il a fait en revanche pour leur conservation et leur plantation n'est qu'une quantité absolument négligeable » [1].
Après la dernière période glaciaire et avant l'invention de l'agriculture, les forêts couvraient environ six milliards d'hectares de la surface terrestre habitable. Aujourd'hui, la superficie boisée n'est plus que de quatre milliards d'hectares, soit une diminution de 33% en l'espace d'environ dix mille ans. Mais plus de la moitié de ce déclin s'est produit après 1900, et la plus grande partie depuis 1950 [2].
Dans la science du système terrestre, les graphiques de la Grande Accélération [amplification brutale, à l'âge industriel et surtout depuis le milieu du XXIe siècle, l'ensemble des processus d'origine humaine conduisant à modifier l'environnement] et le projet des Limites planétaires [seuil établi à l'échelle mondiale à ne pas dépasser pour que l'humanité puisse vivre dans un écosystème sûr] présentent la disparition des forêts tropicales comme un élément clé du passage, à l'échelle mondiale, des conditions relativement stables de l'Holocène à l'Anthropocène, plus volatil, au milieu du XXe siècle [3]. La mise à jour de 2023 du dispositif des Limites planétaires a conclu que le changement du système terrestre est entré dans la zone de danger vers 1988 et qu'il est « depuis entré dans une zone de risque croissant de perturbation systémique » [4].
Dans son histoire de la déforestation, Michael Williams décrit la période qui s'est écoulée depuis 1945 comme le Grand Déferlement.
« Les événements cataclysmiques de la Seconde Guerre mondiale ont modifié les forêts du monde plus sûrement que n'importe quelle “fin de siècle” d'une cinquantaine d'années auparavant. Mais ce ne sont pas les cinq années de conflit, aussi dévastatrices qu'elles aient été, qui ont provoqué la déforestation ; ce sont plutôt les conséquences des changements qu'elles ont déclenchés qui ont été rapides, d'une grande portée, et qui ont provoqué une perturbation des biomes mondiaux. La nature et l'intensité du changement ont atteint des niveaux inquiétants en termes de rythme, d'ampleur et d'importance environnementale par rapport à tout ce qui s'était passé auparavant. » [5]
On prétend parfois que la déforestation est due aux taux de natalité élevés dans les pays tropicaux – que trop de pauvres cultivente de petites exploitations dans les forêts tropicales pour nourrir leur famille. En fait, alors que la colonisation de l'agriculture paysanne soutenue par l'Etat était un facteur important de la disparition des forêts en Amérique latine et en Asie du Sud-Est jusqu'en 1980 environ, « la majorité de la déforestation mondiale est aujourd'hui le fait de sociétés transnationales, dont Cargill, JBS et Mafrig, ainsi que de leurs créanciers BlackRock, JPMorgan Chase et HSBC » [6]. Les géants de l'agroalimentaire défrichent d'immenses zones pour produire des monocultures destinées aux marchés mondiaux. Quatre produits seulement – le bœuf, le soja, l'huile de palme et le bois – sont responsables de plus de 70% de la déforestation du XXIe siècle [7] et les zones défrichées sont remplacées non pas par des exploitations agricoles familiales, mais par des ranchs et des plantations de grande envergure.
Les écologistes ont à juste titre attiré l'attention sur les liens entre la déforestation et le changement climatique – on estime que le changement d'affectation des sols est responsable de 15% des émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit bien sûr d'une question d'une importance capitale, mais comme le souligne l'épidémiologiste socialiste Rob Wallace, nous devons également comprendre et remettre en question le rôle des investisseurs basés à Londres, New York et Hong Kong, qui transforment les forêts tropicales en terrains de reproduction pour les pandémies mondiales.
« Le capital est le fer de lance de l'accaparement des dernières forêts primaires et des terres agricoles des petits exploitants dans le monde entier. Ces investissements sont à l'origine de la déforestation et du développement qui conduisent à l'émergence de maladies. La diversité et la complexité fonctionnelles que représentent ces immenses étendues de terre sont rationalisées de telle sorte que des agents pathogènes auparavant confinés se répandent dans le bétail local et les communautés humaines. » [8]
Le vaste réservoir de biodiversité des forêts tropicales comprend un nombre incalculable de virus qui ont habité et se sont adaptés aux « espèces réservoirs » au cours de millions d'années d'évolution. La perturbation et la dégradation massives des forêts augmentent les contacts entre les hommes et leurs animaux domestiques d'une part, et les animaux sauvages d'autre part – des contacts qui créent de nouvelles opportunités pour les virus et les bactéries d'infecter des hôtes jusqu'alors inconnus. Comme l'écrit Andreas Malm, la déforestation est l'un des principaux facteurs de propagation zoonotique et d'émergence de maladies infectieuses.
« Que de nouvelles maladies étranges surgissent de la nature est, d'une certaine manière, logique : c'est au-delà de la domination humaine que résident les agents pathogènes inconnus. Mais ce domaine pourrait être laissé en paix. S'il n'y avait pas l'économie des humains qui assaillent constamment la nature, l'empiètent, la déchirent, la découpent, la détruisent avec un zèle proche de la soif d'extermination, ces choses n'arriveraient pas…
« La déforestation est un moteur non seulement de la perte de biodiversité, mais aussi de la propagation des zoonoses. Lorsque des routes sont tracées à travers les forêts tropicales, que des parcelles sont déboisées et que des avant-postes sont installés plus à l'intérieur, les hommes entrent en contact avec toutes les formes de vie fourmillantes qui étaient jusqu'alors laissées à elles-mêmes. Les hommes investissent ou occupent des espaces où les agents pathogènes sont les plus abondants. Les deux parties se rencontrent le plus souvent à la lisière des forêts fragmentées, là où le contenu des bois peut s'échapper et rencontrer les lisières de l'économie humaine. Il se trouve que les généralistes comme les souris et les moustiques, qui ont le don de servir d'“hôtes-relais”, ont tendance à prospérer dans ces zones…
« Les points chauds de propagation sont les points chauds de déforestation. » [9]
« En conséquence, écrit Wallace, la dynamique des maladies forestières, sources primitives des agents pathogènes, n'est plus limitée aux seuls arrière-pays. Les épidémiologies qui leur sont associées sont elles-mêmes devenues relationnelles, ressenties à travers le temps et l'espace. Un SRAS peut soudainement se répandre chez les humains dans les grandes villes, quelques jours seulement après avoir quitté sa caverne de chauve-souris. » [10]
En plus de créer de nouvelles possibilités de propagation du virus, la déforestation offre de nouveaux habitats aux vecteurs, c'est-à-dire aux moustiques et autres insectes qui transportent les agents pathogènes des animaux infectés vers les humains. Un rapport publié par le Programme des Nations unies pour l'environnement, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Convention sur la diversité biologique [traité adopté en 1992 au Somme de la Terre de Rio de Janeiro] met en garde :
« Les modifications des habitats, y compris la modification de la composition des espèces (influencée par des conditions plus favorables aux porteurs de maladies, comme on l'a vu avec les vecteurs de la malaria dans les zones déboisées de l'Amazonie) et/ou l'abondance dans un écosystème (et donc la dispersion et la prévalence potentielles des agents pathogènes), et l'établissement de nouvelles possibilités de transmission de maladies dans un habitat donné, ont des implications majeures pour la santé. La modification des paysages par l'homme s'accompagne d'un empiétement humain sur des habitats autrefois vierges, souvent accompagné de l'introduction d'espèces animales domestiques, ce qui permet de nouveaux types d'interactions entre les espèces et donc de nouvelles possibilités de transmission d'agents pathogènes. » [11]
L'utilisation intensive de pesticides a fortement réduit l'incidence des maladies transmises par les insectes au cours de la dernière moitié du XXe siècle, mais elles sont revenues en force depuis. La plus meurtrière, la malaria, tue entre un et trois millions de personnes chaque année, principalement en Afrique subsaharienne. Les insectes qui la véhiculent, ainsi que d'autres agents pathogènes, trouvent dans les zones récemment déboisées des lieux de reproduction propices.
On prétend parfois que les plantations de palmiers devraient être considérées comme des substituts efficaces aux forêts d'origine, mais des études scientifiques montrent que « les moustiques vecteurs de maladies humaines sont représentés de manière disproportionnée dans les habitats déboisés » et qu'il existe « une association positive entre le nombre d'épidémies de maladies à transmission vectorielle [maladies infectieuses transmise par des vecteurs] et l'augmentation des superficies converties en plantations de palmiers à huile » [12].
Comme ce constat le montre, les forêts ne sont pas seulement des arbres. Ce sont des écosystèmes immensément complexes dont les fonctions écologiques ne peuvent pas être reproduites simplement en introduisant d'autres arbres plus rentables. L'une de ces fonctions consiste à limiter la propagation des maladies à transmission vectorielle et la propagation virale. Comme l'affirment Roderick Wallace et ses associés [13], pour être véritablement durables, les politiques et les actions doivent donner la priorité à « la préservation de ce que la forêt fait, par opposition à ce qu'elle est ». (A suivre) (Article publié sur le blog de Ian Angus Climate&Capitalism le 19 avril 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
[1] Karl Marx, Le Capital, Livre deuxième, chap. XIII, « Le temps de production », p. 225, Ed. Sociales, 1960.
[2] Omri Wallach and Aboulazm, Zach, “Visualizing the World's Loss of Forests Since the Ice-Age,” Visual Capitalist, April 1, 2022.
[3] Ian Angus, Facing the Anthropocene : Fossil Capitalism and the Crisis of the Earth System (New York : Monthly Review Press, 2016), 44–45, 71–77.
[4] Katherine Richardson et al., “Earth beyond Six of Nine Planetary Boundaries,” Science Advances 9, no. 37 (September 15, 2023).
[5] Michael Williams, Deforesting the Earth : From Prehistory to Global Crisis : An Abridgment (Chicago : University of Chicago Press, 2006), 395.
[6] April Fisher, “Deforestation and Monoculture Farming Spread COVID-19 and Other Diseases,” Truthout, May 12, 2020.
[7] Hannah Ritchie and Max Roser, “Cutting down Forests : What Are the Drivers of Deforestation ?,” Our World in Data, March 18, 2024.
[8] Robert G. Wallace, Dead Epidemiologists : On the Origins of COVID-19 (New York : Monthly Review Press, 2020), 30–31.
[9] Andreas Malm, Corona, Climate, Chronic Emergency : War Communism in the Twenty-First Century (London New York : Verso, 2020), 35, 42, 43.
[10] Rob Wallace et al., “COVID-19 and Circuits of Capital,” Monthly Review 72, no. 1 (May 1, 2020) : 1–15.
[11] World Health Organization and Convention on Biological Diversity, Connecting Global Priorities : Biodiversity and Human Health. S State of Knowledge Review (Geneva : World Health Organization, 2015), 39.
[12] Nathan D. Burkett-Cadena and Amy Y. Vittor, “Deforestation and Vector-Borne Disease : Forest Conversion Favors Important Mosquito Vectors of Human Pathogens,” Basic and Applied Ecology 26 (February 2018) : 101–10 ; Serge Morand and Claire Lajaunie, “Outbreaks of Vector-Borne and Zoonotic Diseases Are Associated With Changes in Forest Cover and Oil Palm Expansion at Global Scale,” Frontiers in Veterinary Science 8 (March 24, 2021) : 661063.
[13] Rodrick Wallace et al., Clear-Cutting Disease Control : Capital-Led Deforestation, Public Health Austerity, and Vector-Borne Infection(Cham : Springer International Publishing, 2018), 55.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Planification écologique, un débat nécessaire...
Alors que l'idée de planification fait son grand retour, le livre de de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, « Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique », est un ouvrage important qui, par sa richesse même, pose nombre de questions dont il faut discuter.
20 avril 2024 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70568
Alors que l'idée de planification fait son grand retour, le livre de de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique[1], est un ouvrage important que doivent lire toutes celles et ceux qui sont à la recherche de solutions face aux urgences écologique et sociale[2]. Il ne s'agit pas ici d'en faire une recension complète mais d'examiner les débats qu'il pose. Nous nous concentrerons donc sur les lignes de forces de l'argumentation. En ce sens, il s'agit moins de réponses assurées que d'interrogations dans la perspective d'une transformation sociale et écologique de la société.
Besoins réels et besoins artificiels
Face à la logique du capital qui subordonne la satisfaction des besoins à la logique du profit, gouverner par les besoins s'avère être un mot d'ordre particulièrement pertinent. Les besoins, mais lesquels, car comme le disent à juste titre les auteurs, ils doivent être « conditionnés à un principe de soutenabilité, stipulant que leur satisfaction doit tenir compte des limites des ressources terrestres, et à un principe d'égalité[3] ». Comment faire ? Après d'autres, Cédric Durand et Razmig Keucheyan s'attellent à mettre en évidence une distinction entre besoins artificiels et besoins réels, les premiers étant à éliminer. Or cette distinction n'est pas si évidente que cela.
Ils analysent très finement le fait que le capitalisme crée en permanence de nouveaux besoins qui se traduisent en normes de comportement intégrées par les individus dans un imaginaire social. Le néolibéralisme a d'ailleurs fait franchir une étape nouvelle à la « société de consommation », en raccourcissant la durée de vie des produits, techniquement par l'obsolescence programmée et symboliquement par un déchaînement publicitaire continu. La possession des objets est devenue le signe d'un statut social dans une fuite en avant sans fin où le mode de vie des plus riches est un horizon qui s'éloigne au fur et à mesure que l'on pense s'en rapprocher. Dans ce cadre « Les besoins ressemblent aux désirs, la distinction est fluide, et il serait vain de prétendre tracer une frontière étanche[4] » et, nous disent-ils, « Un besoin apparu avec le temps devient ainsi essentiel. Son caractère « essentiel » ne se mesure pas abstraitement, mais en fonction des standards de vie à une époque et dans un pays donné[5] ». Cette analyse rend en fait caduque la distinction entre besoins artificiels et besoins réels. Tout besoin est à la fois réel et artificiel. Même ceux que les auteurs pointent comme nécessaires à une « vie décente » - se nourrir, se loger, se vêtir, etc. - besoins basiques s'il en est, sont, comme ils l'écrivent eux-mêmes en rapport à un référentiel historique et civilisationnel. Même ce type de besoins comporte une dose d'artificialité que l'on ne peut éradiquer. Peut-on par un débat démocratique faire évoluer la perception que les individus peuvent avoir des besoins ou des désirs qu'ils expriment ? Question sans réponse évidente.
De plus, Cédric Durand et Razmig Keucheyan pointent très justement « le risque de « dictature sur les besoins », où ceux-ci seraient définis par des bureaucrates comme c'était le cas dans la défunte URSS[6] ». On est donc d'autant plus surpris quand ils avancent des normes de consommation précises, visiblement impératives et pour le moins discutables. Ils prônent par exemple un ordinateur par foyer. Outre que l'on voit bien que la taille du foyer en question est ici d'une importance majeure, une telle préconisation a pour effet d'aggraver considérablement les inégalités entre celles et ceux qui, par leur position sociale, ont accès dans leur vie professionnelle à internet et les autres qui devront se contenter de se partager un ordinateur dans les quelques heures qu'ils passent chez eux. Cet exemple est certes caricatural mais il montre le danger qu'il y a à essayer de définir a priori ce qui est essentiel et ce qui ne l'est pas.
Ces difficultés renvoient aussi à la différenciation entre le Nord et le Sud. Il est indéniable que les normes de consommation avancées pour une « vie décente » et compatibles avec une soutenabilité écologique forte seraient un progrès considérable pour les milliards d'êtres humains vivant aujourd'hui dans des conditions catastrophiques. Mais quid des pays riches ? Les auteurs notent à juste titre que dans ces pays aussi, « Le mode de vie des classes moyennes et populaires devra aussi évoluer[7] ». Mais ils ne s'attardent pas vraiment sur la question. « Le consumérisme, c'est fini » nous disent-ils et l'État doit « se fixer à lui-même un objectif de sobriété. Par ce biais, les besoins artificiels décroîtront considérablement[8] ». Ils ne nous disent rien sur ce que serait ce régime de sobriété pour l'État, ni même comment cela permettrait de faire décroître les besoins artificiels des individus. De plus, comme à juste titre ils préconisent le renforcement et la création de nouveaux services publics pour satisfaire des besoins collectifs, on voit mal dans ce cadre de quelle sobriété il s'agit.
La question de la mobilité est un concentré des difficultés d'une bifurcation écologique. Dans la perspective d'une sobriété de l'État, ils préconisent le démantèlement de certains aéroports et la nécessité « d'inventer des imaginaires du voyage qui sauront se délester du kérosène[9] » et, ajoutons-nous, du pétrole et même de l'électricité au vu du caractère non soutenable du développement mondial de la voiture électrique. La mobilité est-elle un besoin réel ou artificiel ? De toute évidence, c'est un besoin qui renvoie à une construction sociale et historique. Certes le capital s'en est emparé dans sa logique de valorisation et on sait l'importance de l'automobile dans le capitalisme fordiste qui s'est mis en place après la seconde guerre mondiale. Mais, pour les classes moyennes et populaires des pays riches et probablement aussi dans les autres, la mobilité est considérée comme une liberté fondamentale.
Ce qui renvoie à l'obstacle essentiel, celui de l'acceptabilité sociale des mesures nécessaires à prendre pour remettre en cause le consumérisme car, nous disent les auteurs « Il faut donc beaucoup de ressources en travail, en capital, mais aussi en ressources naturelles pour transformer la structure économique, ce qui implique de renoncer à leur usage pour la consommation. Et ce surcroît d'effort, contrairement aux expériences développementistes, n'engage pas une promesse de prospérité grandissante pour l'avenir[10] ». Comment dans ces conditions penser pouvoir s'appuyer sur une adhésion populaire ? Certes la réduction des inégalités sociales et le fait de s'attaquer en priorité au mode de consommation des plus riches sont la condition pour que des mesures transformatrices soient acceptées par le plus grand nombre. Mais s'il s'agit d'une condition nécessaire, elle est loin d'être suffisante. Transformer l'imaginaire consumériste suppose de lui en substituer un autre. Même si on peut penser que la transformation du travail, la valorisation d'un autre rapport à la nature peuvent participer à la création de ce nouvel imaginaire, tout cela prendra beaucoup de temps. Or, sans ce nouvel imaginaire, mener à bien la bifurcation écologique sera difficile et il ne faut pas sous-estimer les résistances sociales que les mesures visant à changer les comportements pourront susciter, y compris dans les classes moyennes et populaires, ce que notent rapidement les auteurs dans la conclusion de l'ouvrage.
Ces résistances seront d'ailleurs d'autant plus importantes que l'expérience d'une bifurcation écologique commencera probablement dans un seul pays et que joueront à plein, non seulement les tentatives de déstabilisation, mais aussi les effets de comparaison avec les autres pays. Ce qui pose la question de la démocratie. Les auteurs martèlent que « la planification écologique suppose un approfondissement de la démocratie[11] » et reviennent longuement sur ce sujet, consacrant une partie importante de leur livre à la nécessité de créer « un nouveau régime politique ». Mais les exemples de planification réussie mis en avant sont en fait des planifications de nature dictatoriale – Corée du Sud des années 1960, Chine – à l'exception de la France de l'après-guerre. De plus, la mise en œuvre de ces planifications, si elles ont pu avoir des effets bénéfiques pour toute la population, se sont faites globalement au bénéfice des classes dirigeantes, même si une partie de ces dernières ont pu se montrer réticentes. Un projet politique émancipateur ne peut qu'être démocratique. Il doit viser à ce que toutes et tous participent effectivement à tout pouvoir dans la société. La bifurcation écologique suppose de transformer en profondeur la vie concrète de l'énorme majorité de la population avec un changement radical de paradigme. Il n'est pas si évident que bifurcation écologique et démocratie se complètent harmonieusement.
Plan, marché, capitalisme
Les auteurs font une critique acérée des propositions des économistes orthodoxes en matière de lutte contre le réchauffement climatique que ce soit le recours central au « signal prix » par l'établissement d'un prix du carbone ou la mise en place de mécanismes de transactions marchandes passant par l'établissement de droits de propriété. En quelques pages synthétiques tout est dit, et bien dit, sur ces sujets.
Cependant, un certain nombre de points méritent que l'on s'y attarde. Les auteurs refusent tout mécanisme marchand et semblent opposer l'« Anarchie du marché »[12] à la rationalité du plan. Ils critiquent au détour d'une phrase la perspective de Karl Polanyi « d'encastrement des marchés » avec l'argument qu' « un marché reste un marché, même s'il est fortement régulé[13] ». Or justement non, tous les marchés ne se valent pas. Le marché est un instrument de coordination des activités économiques horizontal et décentralisé. Laissé à sa propre logique, ou pire dominé par la logique capitaliste, il ne peut qu'aggraver les inégalités et s'avère incapable de répondre aux nécessités sociales. Encastrés dans des dispositifs institutionnels qui les surdéterminent, ils peuvent permettre de réaliser des objectifs déterminés collectivement. Il y a donc plusieurs types de marchés.
Concernant la crise écologique, quoi de commun entre le marché européen, totalement inefficace, dérèglementé, des quotas carbone où ces derniers ont été pour une très large part distribués gratuitement et le marché très encadré du dioxyde de soufre aux États-Unis qui a permis de réduire considérablement les émissions ? Ce que Cédric Durand et Razmig Keucheyan semblent ne pas voir c'est que marché et capitalisme ne peuvent être assimilés l'un à l'autre et que, dans certaines conditions, des marchés peuvent échapper à la logique capitaliste. D'ailleurs, dans les exemples de planifications réussies qu'ils mettent en avant, les marchés n'ont pas disparu. Ils ont été « encastrés » dans le plan. Contrairement donc à ce que l'opposition sommaire plan/marché laisse entendre des mécanismes marchands peuvent cohabiter avec ceux de la planification.
De plus, il ne faut pas confondre aussi concurrence et marché. Pour qu'un marché existe, il faut une institution qui l'organise et qui permette de mettre en relation acheteurs et vendeurs. Ce processus n'existe que pour la plupart des produits financiers et pour une poignée de biens, les matières premières par exemple. Pour les millions d'autres produits disponibles, il n'y a pas de marché au sens strict du terme, c'est-à-dire permettant par une mise en concurrence réelle des produits d'en déterminer les prix. Ces derniers sont administrés par les entreprises dans une situation la plupart du temps oligopolistique. Ces dernières, campagnes de publicité à l'appui, essaient de faire distinguer leurs produits par des qualités réelles ou supposées, le prix n'étant qu'un des éléments du choix du consommateur. Parler ici de « marché » est abusif et signifie simplement que la validation sociale de la production se fait a postériori dans l'échange. Les auteurs notent d'ailleurs ce point lorsqu'ils indiquent « que la concurrence entre des firmes en plus petit nombre se livre désormais moins sur le terrain des prix – puisqu'il y a monopole ou oligopole – et davantage sur celui de la publicité[14] ». Ils n'en tirent cependant pas vraiment de conséquence.
Ainsi ils nous disent que « Les entreprises doivent […] se situer au niveau de productivité moyen du secteur où elles opèrent[15] ». Ce niveau moyen est une abstraction qu'aucune entreprise d'une branche ne calcule. Pour que cette moyenne puisse avoir la moindre réalité, cela supposerait que la grande majorité des entreprises de la branche travaille dans ces conditions moyennes, ce qui est rarement, voire jamais, le cas. Pour que cela soit le cas, il faut postuler une économie statique, dans laquelle aucun changement technique ne puisse à court/moyen terme modifier le procès de production, ou dans laquelle les entreprises ne sont pas capables d'innovation sur leurs produits, et dans laquelle la concurrence est inexistante. En fait, ce que regardent les entreprises d'un secteur, c'est le niveau de productivité de l'entreprise la plus efficace et c'est par rapport à cette dernière que les stratégies des entreprises moins productives se développent : restructuration, baisse des prix en rognant les marges, augmentation des volumes, rupture technologique pour reprendre l'avantage, etc.
Pour résumer, ce qui distingue les sociétés capitalistes de celles qui les ont précédées n'est pas l'existence de marchés, mais, comme l'a montré Karl Polanyi, le fait que la sphère économique devient partiellement autonome[16] car le capital s'en est emparé. Mais même dans le cadre du capitalisme, il peut y avoir des marchés qui, particulièrement encadrés et contrôlés, échappent au moins partiellement à la logique capitaliste. Il y a donc une ambivalence du marché, à la fois instrument du capitalisme et institution le dépassant.
Le calcul en nature
Les auteurs n'abordent pas vraiment la question de la propriété. Les coopératives sont évoquées dans un paragraphe et on peut y lire que c'est l'État « qui est en mesure de les protéger du secteur marchand, et d'œuvrer à leur montée en échelle par des mesures juridiques – par exemple la "déconstitutionnalisation de la propriété privée – et financières[17] ». Il restera donc un secteur marchand. Lequel, dans quelle conditions et comment cela s'articulera avec la planification ? Cela n'est pas précisé. De plus, les coopératives, si elles diffèrent effectivement dans leurs objectifs des entreprises capitalistes comme les sociétés par actions, restent des entreprises privées au sens où elles appartiennent à leurs sociétaires. Il s'agit donc d'une socialisation très limitée. Il est de même de la notion de « commun » qui est mentionnée favorablement. Les problèmes complexes de l'existence de différentes formes de propriétés et des conséquences que cela peut avoir sur le processus de planification sont passés sous silence.
On ne peut qu'être d'accord avec les auteurs lorsqu'ils affirment qu'il « est nécessaire d'assumer une décision politique sur les priorités indissociablement économiques, sociales et écologiques[18] ». Toute la question est de savoir comment mettre en œuvre ces priorités décidées politiquement. Refusant tout mécanisme marchand dans la planification, Cédric Durand et Razmig Keucheyan se prononcent pour une planification fondée sur le calcul en nature. Ils s'appuient sur les travaux d'Otto Neurath (1882-1945), économiste autrichien de gauche. Ce dernier « pose l'alternative entre le capitalisme et le socialisme dans les termes d'une opposition entre calcul monétaire et calcul en nature[19] ». Pour Neurath « Pour un tel calcul socialiste, il n'existe pas d'unité du type de celle que le capitalisme trouve dans l'argent […] La comptabilité n'indique que des quantités de machines, de pétrole, de matières premières, d'heures de travail, etc. utilisés par une entreprise[20] ». En fait Neurath ne fait ici que reprendre l'idée d'Engels qui, évoquant « le plan de production » d'une société ayant exproprié les capitalistes affirme : « Dès que la société se met en possession des moyens de production […] le travail de chacun, si différent que soit son caractère spécifique d'utilité, devient d'emblée et directement du travail social. La quantité de travail social que contient un produit n'a pas besoin, dès lors, d'être d'abord constatée par un détour[21] ». Il précise quelques lignes plus haut ce qu'il entend par là : « La production immédiatement sociale comme la répartition directe exclut tout échange de marchandise, donc aussi la transformation des produits en marchandises ».
Nous verrons plus loin les problèmes de fond que pose cette perspective. Nous avons cependant un exemple historique d'une planification qui a essayé de le faire, celle de l'Union soviétique. En effet, les objectifs annuels essentiels y ont été exprimés en termes physiques par des quantités de produits. Or paradoxalement, alors même que nombre d'exemples de planification sont précisément analysés dans cet ouvrage, aucun bilan sérieux n'est fait de la planification soviétique simplement pointée par allusion au détour de quelques phrases[22].
Des contradictions non résolues
Notons aussi certaines contradictions. Cédric Durand et Razmig Keucheyan prônent un calcul en nature mais indiquent, dans la perspective de la socialisation de l'investissement, que « les crédits distribués par les banques d'investissement/desinvestissement sont conditionnés par un faisceau de critères écologiques qui définissent l'espace des activités financées[23] ». Si on ne peut qu'être que d'accord avec cette dernière proposition, elle suppose néanmoins un calcul monétaire et la comptabilité n'indiquera pas simplement « des quantités de machines, de pétrole, de matières premières, d'heures de travail, etc. » contrairement à la perspective tracée par Neurath à laquelle ils adhèrent. Il y aura une comptabilité monétaire. De même, les salaires seront payés en monnaie, pas en nature. Que des indicateurs de bien-être, et soutenabilité écologique soient intégrés dans les déterminants de la production et de la consommation ou dans des décisions d'investissement ne signifie pas que tout calcul économique disparaîtrait.
Sauf dans la perspective illusoire d'une abondance sans limite, que les auteurs récusent - ils indiquent à juste titre que « les sociétés vont opérer sous contrainte de rareté[24] » - le calcul économique restera nécessaire, mais il ne doit être qu'un élément parmi d'autres de la décision. Sur ce point les auteurs semblent en fait hésiter entre deux positions. D'une part, ils prônent la disparation des catégories marchandes et du calcul monétaire comme quand par exemple ils évoquent la perspective de basculer vers une autre logique, « Celle de se passer des prix, par exemple[25] », c'est-à-dire, si on comprend bien, de revenir au troc... D'autre part, on trouve dans leur ouvrage des formulations qui indiquent que le calcul monétaire perdurera malgré tout. C'est le cas, par exemple, quand ils affirment qu'il faut « mettre en place une comptabilité écologique qui transcende la comptabilité économique[26] ». L'emploi ici du verbe « transcender » indique une tout autre démarche qu'une utilisation du verbe « remplacer ».
De ce point de vue l'affirmation que « dès lors qu'une société vise au bien-être de ses membres, l'analyse coût-bénéfice, si adéquate à la logique du profit, perd toute pertinence[27] » est tout à fait discutable. Il est certain que la logique coût-bénéfice au niveau microéconomique, au niveau de l'entreprise, est tout à fait adéquate à la logique du profit. Mais est-ce vraiment toujours le cas au niveau macroéconomique, c'est-à-dire pour l'ensemble de la société ? Prenons l'exemple du remboursement des soins de santé. Dans l'absolu, on peut défendre que la Sécurité sociale doit tout rembourser. Mais en pratique, même en l'absence de politique d'austérité, il y a une contrainte de financement qui joue et qui nécessite à chaque fois une discussion sur les choix : par exemple doit doit-on rembourser des soins qui, comme l'homéopathie ou les cures thermales, ont des effets curatifs controversés ? On voit donc bien que chaque choix politique est mis en rapport avec une contrainte financière.
Plus globalement, les auteurs indiquent à juste titre qu'un service public n'est pas forcément gratuit. Ils mettent en avant l'idée de péréquation tarifaire qui permet que les usagers les plus riches ou ceux dont le coût de revient du service est moindre, paient en partie pour le service rendu aux plus pauvres ou à ceux dont le coût du service est plus élevé. Cette déconnexion entre le coût du service et le prix payé par l'usager est la règle dans les services publics de réseau. On a donc affaire comme ils l'indiquent à « une politisation des prix[28] ». Cependant, et contrairement à ce qu'ils affirment, il n'y a pas là « une hégémonie du calcul en nature[29] ». En effet la péréquation s'effectue sur la base d'un calcul global des coûts et c'est en fonction de ce calcul économique que sont effectués les choix politiques qui déterminent telle ou telle forme de péréquation. Un service public se fixe des objectifs, décisions de nature politique, mais il est ensuite bien obligé de faire un calcul économique pour en déterminer les conditions de mise en œuvre.
La présence inévitable des catégories marchandes
Bref, les catégories marchandes de disparaitront pas. Il y a pour cela des raisons de fond qui tiennent au fait que l'activité économique dans une économie planifiée n'a pas de caractère immédiatement social. Les auteurs semblent reprendre à leur compte une affirmation de Lénine dans L'État et la révolution qui évoque « la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d'un grand cartel unique, à savoir : l'État tout entier ». Ils commentent en expliquant que « Ce « grand cartel unique » n'est autre chose que la socialisation organisationnelle parvenue à son aboutissement : une seule organisation économique, et qui fusionne avec l'État[30] ». Au-delà d'une perspective que l'on peut trouver un peu effrayante, c'est surtout confondre étatisation, qui est une opération juridique, et socialisation effective.
Marx avait pointé le nœud du problème : « des objets d'utilité ne deviennent des marchandises que parce qu'ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres[31] ». Ce qui est important est donc de savoir si des travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres peuvent exister dans le cadre du plan, malgré le fait que ce dernier soit censé coordonner rigoureusement à l'avance les différents travaux. Or, outre qu'une coordination absolue ex ante paraît très difficile au vu de la complexité des différents processus de production, le point essentiel est que les entreprises, même nationalisées, peuvent se transformer en centres de production autonomes exprimant les intérêts propres des managers et/ou des salariés concernés. L'existence du plan n'empêchera pas que les entreprises, quel que soit leur statut juridique, restent des agents économiques et que, en conséquence, des travaux privés soient exécutés indépendamment les uns des autres.
Cela sera d'ailleurs d'autant plus le cas que Cédric Durand et Razmig Keucheyan prônent à juste titre un « fédéralisme écologique qui privilégie l'initiative locale tout en autorisant l'intervention du centre pour garantir la trajectoire de soutenabilité[32] ». Ils insistent sur le fait que « cette socialisation centrale de l'investissement ne doit pas empêcher ni l'intervention des travailleurs au niveau du secteur, ni l'existence d'une liberté réelle des collectifs de travail à influer sur les choix […] y compris donc sur les types d'investissements à réaliser[33] ». Ils vont même assez loin dans le sens d'une décentralisation puisqu'ils indiquent que « Récuser la dictature d'une planification bureaucratique implique de laisser aux individus (c'est nous qui soulignons), dans le cadre du plan, une liberté de choix et une capacité à peser depuis leur position de consommateur sur l'innovation et l'évolution de l'offre[34] ». De plus, ils admettent qu'existera « une période de transition au cours de laquelle l'économie passerait par différentes étapes, dont les premières seraient encore capitalistes[35] ».
Tout cela a des conséquences sur la planification. Les auteurs pointent la « friction » entre centralisation et décentralisation mais n'en tirent pas les conséquences. Le plan peut éliminer les catégories marchandes uniquement s'il peut coordonner totalement ex ante les différents travaux. Mais dès lors que des centres de production autonomes, avec leur propre décision d'investissement, existeront dans le cadre du fédéralisme écologique, que les individus consommateurs, les cybercommunautés de consommateurs pourront peser sur l'offre et qu'existeront des entreprises capitalistes, les productions seront en partie effectuées indépendamment les unes des autres, nourrissant les bases des rapports marchands. Il faudra donc bien en passer par « le détour » des catégories marchandes[36].
L'existence du plan ne garantit aucunement la maîtrise réelle de la production, non seulement par la société, mais même par « le centre » auquel font référence nos auteurs et il serait vain de croire, comme le montre l'expérience soviétique, qu'un surcroît de centralisation permettra de résoudre ce problème : dissimulation de l'information, formation d'une économie parallèle, marchandage à tous les niveaux croissent avec l'augmentation de la mainmise du « centre » sur la planification[37]. Comme le résume Jean-Marie Harribey, « Les leçons tirées de l'histoire du XXe siècle, surtout celles de ses échecs, permettent de distinguer sur le plan théorique capitalisme et marché, et d'envisager sur le plan politique, le dépassement du capitalisme sans pour autant renoncer aux avantages du marché et de la monnaie[38] ».
L'émancipation par les algorithmes ?
Les auteurs développent dans cet ouvrage le point de vue qu'ils avaient déjà exprimé dans un article plus ancien[39] sur l'utilisation du big data comme instrument pouvant être mis au service de la planification écologique. Ils voient évidemment bien que « les réseaux et autres data centers représentent une source importante et croissance d'émission de gaz à effet de serre et autres pollutions contribuant au désastre écologique[40] ». Ils plaident donc pour une « utilisation ciblée du numérique à des fins de planification écologique et de décroissance matérielle […] sous contrainte de sobriété[41] ». On ne peut que les suivre sur ce point, mais il est dommage que, dans la suite de leur exposé, cette exigence ne soit plus évoquée et que jamais ne soit indiqué des priorités d'utilisation du numérique dans la perspective d'une planification générale des activités économiques.
Ainsi, ils se prononcent pour « une numérisation intensive de l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement depuis les consommateurs finaux jusqu'aux matières premières […] une planification automatique et simultanée des opérations de fabrication et de distribution, avant même la passation des commandes tout en accélérant la conception de nouveaux produits[42] ». Ils préconisent de plus la mise en place de « cybercommunautés de consommateurs […] (de) s'appuyer sur la médiation des réseaux sociaux pour rendre praticable une association entre big data et agentivité accrue des individus[43] ». Dans ces perspectives, la question de la sobriété numérique semble avoir été oubliée.
Le big data réponse aux néoclassiques ?
Au-delà, l'utilisation du big data est avancée comme une réponse à l'objection majeure de l'école néolibérale autrichienne qui, avec Von Mises et Hayek, a avancé à l'époque un élément critique décisif contre la planification centralisée, celui lié au rôle de l'information privée dans la coordination économique et à la difficulté pour une économie planifiée de collecter toutes les informations nécessaires, d'en valider la qualité et de les traiter. L'ouvrage cite ainsi une remarque majeure de Lionel Robbins (1898-1984) économiste néolibéral à l'encontre de la planification : « Il faudrait établir des millions d'équations sur la bases de millions de tableaux statistiques fondés sur des millions de calculs individuels. Au moment même où ces équations seraient résolues, les informations sur lesquelles elles étaient fondées seraient déjà obsolètes et elle devraient être calculées à nouveau[44] ».
Cette critique est-elle dépassée ? Si la récolte des informations est grandement facilitée par l'existence des réseaux numériques, « La question difficile est de savoir comment transformer l'information en connaissance[45] », ce qui renvoie à la seconde partie de la remarque de Lionel Robbins. L'intelligence artificielle (IA) peut-elle résoudre ce problème ? Un des premiers problèmes renvoie à la collecte des données. Or, cette collecte ne pourrait exister sans le travail fragmenté de millions de personnes, « les travailleurs du clic », monde dans lequel la précarité est la règle. Cette « tâcheronisation » du travail est l'envers du décor de l'intelligence artificielle qui nécessite « une arrière-boutique dans laquelle les travailleurs se tuent à la micro-tâche[46]. Or ce travail ne pourra disparaître. En effet, « nourrir principalement l'algorithme avec du contenu généré par l'IA contribue à la dégénérescence, voire à l' « effondrement » des modèles, avec des effets de distorsion qui sont amplifiés par les cycles d'entraînement[47] ». Les travailleurs du clic ne sont pas prêts de disparaitre et on voit donc mal comment ce processus de recollement de l'information pourrait être utilisé dans une logique d'émancipation. Il est assez surprenant que ce problème ne soit pas abordé.
Le deuxième problème renvoie à la nature même des informations récoltées. Cédric Durand et Razmig Keucheyan insistent longuement, dans le cadre d'une « demande émancipée », sur le fait que « la consommation fasse irruption dans la production de manière à imposer la prééminence des besoins sur l'activité économique[48] ». Ils prônent, comme nous l'avons vu, la création de cybercommunautés de consommateurs « magnifiée par la puissance des machines algorithmiques[49] ». Le problème est que, à la différence des plateformes comme Amazon, il ne s'agit pas dans le cas d'une bifurcation écologique de simplement récolter les désirs de consommation pour pouvoir les anticiper en vue de les combler. Il s'agit de les transformer en profondeur. Dans cette perspective, la logique prédictive de l'IA est d'une utilité moindre puisqu'elle s'appuie sur les comportements passés qu'il s'agit justement de transformer. S'il s'agissait simplement de planifier l'existant ou même le faire croître, l'IA serait un outil technique tout à fait adapté. Elle l'est beaucoup moins pour une planification écologique car ses résultats s'appuient sur des données renvoyant à des pratiques sociales qu'il s'agit de modifier en profondeur.
De plus, la planification est un phénomène complexe nécessitant de prendre en compte les millions d'interactions des facteurs de production. L'IA peut résoudre ce problème à la condition que, au moment où elle le résout, les données, issues des conditions initiales, n'aient pas changé. Or la moindre modification de ces dernières, sans même parler des erreurs inévitables dans le processus d'élaboration du plan, peut entraîner des conséquences considérables et non maitrisées[50]. Le rapport entre la fin et les moyens est ici interrogé. Il est d'ailleurs dommage que les auteurs ne s'attardent pas sur une remarque de Jan Philipp Dapprich et William Paul Cockshott mise en note de bas de page[51] qui indique que « Réaliser les calculs nécessaires pour optimiser une planification intégrale de l'ensemble des produits reste un défi, mais une planification au niveau des différentes branches […] n'a rien d'impossible[52] ». Une planification limitée donc qui aurait mérité un plus long développement.
Le troisième problème a trait au contrôle démocratique des algorithmes. Au vu de leur complexité extrême, il paraît très difficile de faire en sorte qu'une discussion réellement démocratique sur leur contenu puisse avoir lieu. Le pouvoir des experts, question centrale dans la démocratie, s'en trouvera inévitablement renforcé. De plus, l'IA permet l'existence de systèmes de décision automatisés contraires à tout processus délibératif. Comme l'écrivent Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, « Cela ne veut pas dire que les algorithmes sont incompatibles en soi avec la démocratie, mais l'IA ne peut représenter la clef de voûte unique d'une système démocratique[53] ». Reste à trouver les autres éléments de la voûte et la clef en question.
Une vieille question
Il n'est donc pas si évident que « les formes avancées de planification des grandes firmes intégrant l'ensemble des étapes de la chaine de production pourraient être retournées au service d'une consommation désaliénée[54] ». Ce problème n'est pas nouveau. Une vieille idée, déjà présente chez Marx et Engels, défend que le socialisme ne fait que pousser à son terme les tendances présentes dans le capitalisme, les sociétés par actions préfigurant la socialisation de l'économie et l'organisation des trusts la planification socialiste. La social-démocratie du début du XXe siècle, Lénine y compris, voyait dans la grande entreprise capitaliste et dans la poste allemande la préfiguration du socialisme. Pour lui, comme d'ailleurs pour Trotski, le taylorisme, « distribution rationnelle et raisonnée du travail à l'intérieur de la fabrique », même s'il permettait sous le capitalisme de surexploiter la classe ouvrière, pouvait être un outil au service du socialisme[55]. Pour Lénine en 1917, « le capitalisme monopoliste d'État est la préparation la plus complète au socialisme[56] »
Or cette conception fait fi d'un problème fondamental. Les modes d'organisation ou les techniques de gestion employées par les entreprises capitalistes ne sont pas neutres. Ils sont porteurs de rapports sociaux, les rapports de production capitaliste qui s'appuient sur la séparation entre les producteurs directs et les moyens de production ainsi que sur la division sociale du travail. La socialisation du processus de travail dans le capitalisme reproduit et approfondit la division sociale du travail. Les forces productives sont ainsi profondément marquées par le capital et les rapports sociaux sont cristallisés dans leur structure matérielle[57]. Croire, comme le pensait la grande majorité des bolcheviks, qu'il suffisait de transférer à l'État la propriété de ces entreprises pour que les rapports de production soient transformés relève d'une illusion juridique qui a abouti, in fine, à la constitution d'une nouvelle classe exploiteuse et à une surexploitation.
Il serait évidemment absurde de refuser tout emploi des technologies numériques, du big data et de l'IA au nom de ces problèmes. Mais leur existence plaide pour une planification algorithmique limitée[58] et contrôlée tant pour des raisons écologiques, sociales, démocratiques que de stricte faisabilité.
Au-delà, cela renvoie à la question de l'État. Les auteurs donnent un rôle majeur à l'État dans le processus de bifurcation écologique et le « nouveau régime politique » qu'ils décrivent vise à engager un processus de démocratisation à tous les niveaux, y compris celui du noyau dur de l'État. Cependant, il y a, semble-t-il, un trou dans leur analyse. L'État, peu importe au bénéfice de qui s'exerce son action, reste une machine techno-bureaucratique élevée au-dessus de la société. En ce sens tout État est « bourgeois ». C'est d'ailleurs pour cela que la question du « dépérissement de l'État » a été une question majeure du marxisme. Si cette perspective semble aujourd'hui illusoire, il n'en reste pas moins que le problème demeure. Il prendra d'autant plus d'importance qu'à l'âge de l'IA le pouvoirs des experts va prendre encore une nouvelle dimension et que la perspective d'une planification intégrale, même démocratisée, ne fait pas disparaître l'inquiétude que manifeste Thomas Coutrot : « quand un organisme central dispose de l'énorme pouvoir d'organiser la production à l'échelle de la société, si bien intentionnés soient initialement ses dirigeants, il ne peut que se transformer en instrument de pouvoir d'une bureaucratie[59] ».
En conclusion
On le voit, l'ouvrage de Cédric Durand et Razmig Keucheyan, par sa richesse même, pose nombre de questions. La première est celle du postulat de la nécessité d'une planification intégrale des activités économiques dans la perspective de la bifurcation. Est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? La deuxième question renvoie à la place des catégories marchandes. Question complexe s'il en est qui a fait l'objet d'interminables débats dans le passé. Troisième question, la définition des besoins dans une situation de rareté écologique. Les auteurs tentent d'y répondre en combinant différenciation entre besoins réels et besoins artificiels et approfondissement de la démocratie. Enfin, les auteurs parient sur les possibilités émancipatrices du big data et de l'IA. Problème majeur pour l'avenir. Sur tous ces sujets, les réponses de Cédric Durand et Razmig Keucheyan soulèvent de nouvelles questions. C'est le propre des ouvrages qui font progresser des discussions. Que le débat continue !
Pierre Khalfa
Notes
[1] Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Comment Bifurquer. Les principes de la planification écologique, Zones 2024. Sauf avis contraire, toutes les citations sont issues de cet ouvrage.
[2] Sur la planification on peut lire avec intérêt le dossier d'Actuel Marx, La planification aujourd'hui, Actuel Marx 2019/1, n° 65 et celui de la revue d'Attac, Les Possibles, n° 23, printemps 2020.
[3] P. 195.
[4] P. 69.
[5] P. 70.
[6] P. 76.
[7] P. 75.
[8] P. 76.
[9] Ibid.
[10] P. 161.
[11] P. 235.
[12] Sous-titre p. 25.
[13] P. 36.
[14] P. 61.
[15] P. 60.
[16] Karl Polanyi, La grande transformation, Éditions Gallimard, 1983.
[17] P. 54.
[18] P. 153.
[19] P. 102.
[20] Ibid
[21] Friedrich Engels, Anti-Duhring, Éditions sociales, 1950.
[22] Pour une vision critique synthétique de la planification soviétique, voir Bernard Chavance, La planification centrale et ses alternatives dans des économies socialistes in Actuel Marx op cité.
[23] P. 160.
[24] P. 202.
[25] P. 86.
[26] P. 117.
[27] P. 103
[28] P. 232.
[29] Ibid.
[30] P. 45.
[31] Karl Marx, Le Capital, livre premier, tome 1, Éditions sociales.
[32] P. 246.
[33] P. 157.
[34] P. 171.
[35] P. 223.
[36] Sur tous ces points, voir Isaac Joshua, La révolution selon Karl Marx, Éditions Page deux, 2012 et Bernard Chavance, Le capital socialiste, Éditions le Sycomore, 1980.
[37] Sur tous ces points voir Bernard Chavance, op et art cités.
[38] Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l'inestimable, Éditions LLL, 2013, p 293-294.
[39] Cédric Durand et Razmig Keucheyan, Planifier à l'âge des algorithmes ? in La planification aujourd'hui, Actuel Marx 2019/1, n° 65.
[40] P. 121.
[41] P. 123.
[42] P. 181.
[43] P. 190.
[44] P. 128.
[45] P ; 129.
[46] Voir Antonio A. Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, Éditions du Seuil 2019.
[47] Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le Capital algorithmique. Accumulation, pouvoir et résistance à l'ère de l'intelligence artificielle, écosociété 2023.
[48] P. 188.
[49] P. 190.
[50] Voir Hubert Krivine, L'IA peut-elle penser ?, deboecksupérieur 2021.
[51] Note 1, P. 129.
[52] P. 129.
[53] Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, op cité.
[54] P. 191.
[55] Voir sur ce point Robert Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, essai d'analyse matérialiste historique de la naissance du système soviétique, Éditions du Seuil, 1972.
[56] Lénine, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer, Œuvres choisies, Tome 3, Éditions du progrès, 1968.
[57] Sur ce sujet, voir Isaac Joshua, op cité.
[58] Voir Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, op cité.
[59] Thomas Coutrot, Démocratie contre capitalisme, Éditions La dispute, 2005.
P.-S.
• BILLET DE BLOG (MEDIAPART) 20 AVRIL 2024 :
https://blogs.mediapart.fr/pierre-khalfa/blog/200424/planification-ecologique-un-debat-necessaire
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Climat : la catastrophe a commencé, organisons la justice et la solidarité !
Un appel est lancé pour le Tour Alternatiba 2024, signé par plusieurs personnalités dont l'écrivain Alain Damasio, la sociologue Monique Pinçon-Charlot, le paysan solidaire Cédric Herrou ou l'autrice du 6e rapport du GIEC Céline Guivarch. La liste complète des signataires à ce jour figure en bas de ce texte.
alternatiba (avatar)
Tribune 24 avril 2024
Malgré des décennies d'alertes, nous sommes désormais entré·es dans l'ère du dérèglement climatique et en subissons les premières conséquences : incendies, sécheresses, inondations, tempêtes, sont plus nombreuses et destructrices que jamais… Face à cette situation, que peut-on faire ? Les plus riches peuvent s'adapter, s'équiper, se déplacer, déménager, réparer les dégâts, acheter au prix fort des ressources devenant plus rares et plus chères (énergie, eau, nourriture). Mais la majorité de la population, les classes populaires, les familles et les personnes les plus précaires, se retrouvent bien plus démunies face à ces impacts.
Pourtant, l'adaptation commence et la manière dont elle s'organise au quotidien pose les bases de la société de demain. Nous sommes à la croisée des chemins : construisons-nous une société du chacun pour soi, d'inégalités et d'injustices sociales aggravées, ou une société d'entraide, de partage, de solidarité et de justice sociale ? Ce choix fondamental se joue dès maintenant, par les arbitrages faits sur l'accès à l'eau, à la santé, au logement, à l'éducation pour toutes et tous, par les moyens octroyés à la rénovation des bâtiments et aux transports en commun, par les politiques agricoles décidées à Paris ou à Bruxelles…
Si des actions politiques d'ampleur aux niveaux national et international sont indispensables, nous voyons bien qu'elles ne se mettent en place ni assez vite, ni avec assez d'ambition, ni avec assez de justice sociale. Nous appelons donc à la mobilisation la plus massive possible autour des initiatives collectives d'adaptation et de transformation concrète de nos territoires pouvant être réalisées directement par les citoyennes et les citoyens, pour davantage de justice et de solidarité climatiques.
C'est le sens du Tour Alternatiba 2024 auquel nous participons et que nous appelons à rejoindre.Retrouvez-nous sur les nombreuses étapes prévues, qui s'égrènent sur un parcours de plus de 5500 km entre le 2 juin à Nantes et le 4 octobre à Marseille. Nous y ferons progresser concrètement les alternatives et les résistances portées par la multitude de collectifs, d'associations citoyennes, de coopératives, qui irriguent la société autour des valeurs qui nous sont chères : démocratie, justice sociale, féminisme, droits humains, anti-racisme et lutte contre les discriminations, accueil des personnes migrantes, paix, non-violence, justice internationale.
Ces quatre mois de mobilisation ininterrompue se traduiront à travers un large éventail de modes d'action en fonction des pratiques de nos organisations : mobilisations populaires, construction d'alternatives citoyennes, actions spectaculaires, désobéissance civile non-violente assumée à visage découvert, plaidoyer, recours en justice…
Loin des fausses solutions, incertaines, injustes, ou dangereuses, telles que la géo-ingénierie, les OGM, les agro-carburants, les méga-bassines, loin des dérives des marchés carbone, de la fuite en avant dans le nucléaire, des grands projets d'infrastructures inutiles et imposées, des accords de libre-échange, nous devons continuer à développer massivement les milliers d'alternatives concrètes basées sur le respect des équilibres écologiques et de la dignité humaine.
Agriculture biologique et paysanne, consommation responsable, circuits courts, cuisine végétarienne et végétalienne, relocalisation de l'économie, partage du travail et des richesses, reconversion sociale et écologique de la production, emplois climatiques, finance éthique, défense des biens communs comme l'eau, la terre et les forêts, pêche durable, souveraineté alimentaire, solidarité et partage, réparation et recyclage, réduction des déchets, mobilités douces, éco-rénovation, lutte contre l'étalement urbain, contre l'artificialisation des sols, contre l'invasion publicitaire, préservation du foncier agricole et de la biodiversité, sobriété et efficacité énergétique, énergies renouvelables, villes en transition, éducation à l'environnement, etc. : non seulement ces alternatives sont notre meilleure garantie d'adaptation collective à court terme, mais elles permettent également de réduire les émissions de gaz à effet de serre pour limiter l'ampleur de la catastrophe, et éviter de détruire les conditions d'habitabilité de la planète de nos enfants.
Nous appelons nos sympathisant·es, nos adhérent·es, nos allié·es, nos partenaires à faire vivre et à faire grandir ces alternatives lors des étapes du Tour Alternatiba 2024, qui seront autant d'occasions de coopérer, de se former et d'organiser des dynamiques d'action citoyenne pour la justice climatique et sociale !
Rendez-vous sur tour.alternatiba.eu
Première personnalités signataires de l'appel :
Alain Damasio, écrivain
Cédric Herrou, paysan solidaire
Céline Guivarch, directrice de recherche au CIRED, membre du Haut Conseil pour le climat et co-autrice du sixième rapport du GIEC
Charles Merlin, “VivreMoinsCon”, créateur de contenu engagé
Cyril Pedrosa, auteur de bande dessinée
Kaddour Hadadi, chanteur de HK et les Saltimbanks
Kévin Jean, enseignant-chercheur en épidémiologie, association Sciences Citoyennes
Lucie Pinson, militante écologiste, prix Goldman de l'environnement, Time 100 climate leaders
Maxime Combes, économiste, membre de l'Aitec
Monique Pinçon-Charlot, sociologue
Pierre Rustin, biologiste et chercheur émérite au CNRS
Victoria Berni-André, militante écologiste
Wolfgang Cramer, directeur de recherche au CNRS-IMBE, co-auteur du sixième rapport du GIEC
Premières organisations signataires de l'appel :
350.org - Soraya Fettih, chargée de campagnes France
Agir pour l'Environnement - Stephen Kerckhove, directeur général
AIRS l'albergerie - Jean-Michel Viel, mandataire social
Alda - Malika Peyraut, co-présidente
Alliance citoyenne - Justice Ensemble - Amel Doghmane, présidente
Alofa Tuvalu - Gilliane Le Gallic, présidente
Alternatiba - Anne-Sophie Trujillo Gauchez, porte-parole
AMAP Velars - Odile Plantamp, présidente
ANV-COP21 - Zoé Pélegry, porte-parole
Archipel des Confluences - Patrick Viveret
Assemblée Virtuelle - Yannick Duthe, développeur
Association Médiation Nomade - Yazid Kherfi, fondateur-directeur
ATTAC Cornouaille - Pierre Crampon, militant
Attac 44 - Cédric Buron, porte-parole
Biocoop Vienne - Damien Romatet, gérant
Bio Equitable en France - Vincent Rousselet, directeur
Bizi ! - Elise Ayrault, porte-parole
Campagne Air-Quotas - Armel Prieur, président
Collectif Marches pour l'alimentation - Benjamin Ball, porte-parole
Collectif StopTotal
Combat Monsanto - Kim Vo Dinh, co-président
Concordia - Claire Iehl, présidente
Coopérative Commown - Delphine Gross, coordinatrice commerciale
Coquelicots de Paris - Jean-Jacques Mabilat, président
Emmaüs France
Emmaüs La Roya - Cédric Herrou, fondateur
Extinction Rébellion Nantes
Fédération Artisans du Monde - Yannick Anvroin, administrateur
Framasoft
France Nature Environnement - Antoine Gatet, président
FSU - Benoit Teste, Secrétaire général
Générations Futures - Nadine Lauverjat, déléguée générale
Geres - Marie-Noëlle Reboulet, présidente
Groupe National de Surveillance des Arbres - Alexis Boniface, coprésident
Greenpeace France - Jean-François Julliard, directeur général
Groupe d'Action Francophone pour l'Environnement - GAFE France - Jean-Noël Dumont, président
Groupe d'Action Francophone pour l'Environnement - GAFE Haïti - David Tilus, directeur exécutif
Groupe Uni-Terre - Kim Vo Dinh, animateur
Jour de la Terre - Clarisse Matta, coordinatrice
L'Abeille Cubzaguaise - Hélène Richet, présidente
L'Heureux Cyclage - Pierre-Eric Letellier, chargé de plaidoyer
LDH (Ligue des droits de l'Homme) - Patrick Baudouin, président
Le Relais Jeunes - Manon Durieux, co-présidente
Le Tiers Lien - Thierry Merle, animateur
Les Amis de la Terre - Khaled Gaiji, président
Les Enseignant.es pour la Planète - Pauline Odekerken, secrétaire
Librairie Utopia - Elodie Duprat, libraire
Lilo.org
Locataires Ensemble Grenoble - Houcine Benmaza, président
MIRAMAP (Mouvement Inter-Régional des AMAP) - Evelyne Boulongne, porte-parole
Mouvement pour l'économie solidaire France - Bruno Lasnier, délégué général
Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) - Hélène Bourdel, co-porte-parole
Mouvement Sol - Ingrid-Hélène Guet, déléguée générale
Mouvement Utopia - Chantal Richard, membre du bureau national
Non-violence XXI - François Marchand, co-président
Notre Affaire à Tous - Jérémie Suissa, délégué général
On est prêt - Magali Payen, fondatrice
Oxfam France - Elise Naccarato, responsable plaidoyer climat
Pour notre santé - Martin Rieussec-Fournier, président
Printemps écologique - Anne Le Corre, co-fondatrice & porte-parole
Rame pour ta Planète - François Verdet, porte-parole
ReAct Transnational - Eloïse Maulet, directrice du pôle éco-syndicalisme - agro
Reclaim Finance - Lucie Pinson, fondatrice et directrice
Réseau Action Climat - Morgane Créach, directrice générale
Réseau régional des AMAP de Bourgogne Franche-Comté - Sébastien Barbati, administrateur et représentant du réseau
Rester sur Terre - Charlène Fleury, coordinatrice du réseau
Riposte Alimentaire - Océane, chargée relations extérieures
SNETAP-FSU (Syndicat National de l'Enseignement Agricole Technique Agricole Public - Fédération Syndicale Unitaire) - Frédéric
Chassagnette, co-secrétaire général
SOS MCS - Pascale Poupin, présidente
TelesCoop
Terre&Humanisme - Françoise Vernet, présidente
Terre de Liens Languedoc Roussillon - Pauline Avila, animatrice territoriale
Union syndicale Solidaires - Didier Aubé, secrétaire national
WWOOF France - Cécile Paturel, porte-parole
Zero Waste Marseille - Fiona Cosson, directrice
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Les plus démunis paient le prix fort du dérèglement climatique
Chaleurs extrêmes, cyclones, inondations... Les événements climatiques extrêmes de 2023 ont davantage affecté les plus précaires et les peuples autochtones, analyse un rapport d'Amnesty International.
24 avril 2024 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/A-travers-le-monde-les-plus-precaires-en-premiere-ligne-de-la-crise-climatique
À travers le monde, le droit des peuples à vivre dans un environnement sain régresse, et les populations marginalisées se retrouvent en première ligne. C'est ce qui ressort de la dernière édition du rapport annuel d'Amnesty International sur la situation des droits humains dans le monde, publiée le 24 avril.
Cette épaisse analyse recense les atteintes aux droits humains au cours de l'année passée dans 155 pays. Concoctée grâce au travail des chercheurs d'Amnesty International disséminés à travers la planète, elle se penche notamment sur les effets du dérèglement climatique, les conséquences des grands projets polluants, ainsi que la répression des activistes écologistes.
Les plus précaires en première ligne
Premier constat : en 2023 — l'année la plus chaude depuis au moins 100 000 ans —, les événements climatiques extrêmes se sont multipliés. « Et ce sont ceux qui ont le moins contribué au dérèglement climatique qui en ont payé le prix fort », observe Carine Thibaut, directrice de la section belge francophone d'Amnesty International. Les habitants des pays du Sud ont globalement été davantage affectés par les cyclones, les inondations et les vagues de chaleur, note-t-elle. À l'échelle nationale, les personnes précaires, âgées et racisées ont également souffert « plus fortement » des événements climatiques extrêmes.
Le cas de la population rohingya, au Myanmar, illustre bien cette vulnérabilité spécifique. En mai 2023, le pays d'Asie du Sud-Est a été terrassé par le cyclone Mocha, la tempête la plus violente enregistrée depuis plus d'une décennie dans la région. Le nombre « considérable » de victimes au sein de la population rohingya s'explique « en grande partie par les conditions effroyables dans lesquelles ces personnes vivaient depuis leur déplacement forcé, en 2012 », déplore Amnesty International dans son rapport. Des dizaines de milliers d'entre eux étaient cloîtrés depuis plus de dix ans dans des camps « déplorables ». Les autorités militaires se sont par ailleurs opposées à ce qu'une aide humanitaire leur soit apportée suite au passage du cyclone.
Avec des vents jusqu'à 195 km/h, le cyclone Mocha est la tempête la plus violente enregistrée depuis plus d'une décennie dans le golfe du Bengale. Wikimedia Commons/CC BY 4.0 Deed/AWS S3 Explorer
Autre exemple : le Pakistan, qui a été frappé l'année dernière par des vagues de chaleur record. La santé de sa population — qui a très faiblement contribué aux émissions historiques de gaz à effet de serre mondiales — a été mise à mal par ces canicules, retracent les chercheurs d'Amnesty International. Coups de chaleur, fatigue, fièvre, difficultés respiratoires… Les personnes pauvres ou travaillant dans le secteur informel ont été « particulièrement touchées » par ces symptômes, note le rapport. Les plans de gestion des vagues de chaleur du gouvernement n'incluant « aucune protection sociale solide », beaucoup n'ont pas été en mesure de suivre les recommandations sanitaires, comme la réduction du temps de travail.
« Risquer de perdre la vie »
Les autochtones figurent également parmi ceux ayant le plus souffert, en 2023, de la catastrophe écologique. Au Canada, l'anéantissement par le feu de 18,4 millions d'hectares de forêt les a affectés de manière disproportionnée. Plusieurs communautés autochtones — dont celle de Fort Chipewyan, en Alberta, et celle de Uashat mak Mani-utenam, au Québec — ont été forcées à l'exil par ces incendies rendus sept fois plus probables par le réchauffement climatique.
Les peuples premiers ont par ailleurs été davantage touchés par les conséquences des grands projets extractivistes que le reste de la population. Le rapport évoque une multitude de cas, des États-Unis à l'Argentine en passant par le Paraguay, la Bolivie, le Mexique ou encore le Pérou. En Équateur, notamment, un décret exécutif adopté en mai 2023 a autorisé les entreprises minières à démarrer leurs activités sans obtenir au préalable le consentement des peuples premiers.
« Pour les défenseurs de l'environnement, l'année 2023 a été extrêmement difficile »
Au Canada, la construction du gazoduc de Coastal GasLink s'est poursuivie « en l'absence du consentement préalable, libre et éclairé » des chefs héréditaires des Wet'suwet'en, un peuple autochtone vivant dans l'actuelle province de Colombie-Britannique. La gendarmerie et des compagnies de sécurité privées se sont livrées à des « actes de harcèlement et d'intimidation » à l'égard des défenseurs de ces terres, et plusieurs d'entre eux ont dû comparaître en justice.
« Pour les défenseurs de l'environnement, l'année 2023 a été extrêmement difficile, constate Carine Thibaut. Dans beaucoup d'endroits du monde, se battre pour un environnement sain, c'est risquer de perdre la vie. » En Amérique latine, notamment, « être un défenseur de l'environnement est un engagement à haut risque », regrette-t-elle.
Les États européens ont eux aussi « durci », en 2023, leur réponse aux activistes écologistes. Carine Thibaut évoque en exemple le projet de dissolution des Soulèvements de la Terre, ou encore les poursuites engagées, en Belgique, contre quatorze activistes qui avaient organisé en avril 2023 une action pacifiste contre le gaz naturel liquéfié. « On est dans un climat d'intimidation, ce qui réduit la capacité de se rassembler, de manifester, de protester », déplore-t-elle. Et tandis que ces droits régressent, la température, elle, continue de s'envoler.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Soudan. Un an après le début du conflit, la réaction de la communauté internationale reste totalement insuffisante
Un an après le début du conflit qui oppose au Soudan les forces armées soudanaises aux Forces d'appui rapide, la réaction de la communauté internationale reste totalement insuffisante alors même que le bilan des victimes civiles s'alourdit, ont déclaré le 12 avril Amnesty International, Sudan Democracy First Group et The NGO International Film Festival.
Tiré d'Afrique en lutte.
« Le peuple soudanais, qui fait les frais des violents affrontements entre les forces armées soudanaises et les Forces d'appui rapide, est depuis un an délaissé et négligé. Les démarches diplomatiques n'ont jusqu'à présent pas permis de mettre fin aux violations, de protéger les civil·e·s, d'apporter une aide humanitaire suffisante et d'amener les responsables des crimes de guerre à rendre des comptes, a déclaré Tigere Chagutah, directeur régional pour l'Afrique de l'Est et l'Afrique australe à Amnesty International.
- « La communauté internationale n'a pas exercé de pressions suffisantes sur les parties au conflit pour qu'elles cessent de violer les droits humains des personnes happées par le conflit. L'Union africaine, en particulier, n'a pas fait preuve de l'autorité requise ni pris des mesures concrètes à la hauteur de la gravité du conflit.
« Lors de son sommet annuel qui s'est tenu en février, et qui a été le premier à avoir lieu depuis le début du conflit, l'Assemblée des chefs d'État et de gouvernement de l'Union africaine n'a pas fait de la situation au Soudan un point distinct de son ordre du jour.
« Il a fallu attendre presque un pour voir le Conseil de sécurité des Nations unies adopter une résolution sur le Soudan appelant à la fin immédiate des hostilités et à un accès humanitaire sans entrave. Or, malgré cette résolution, les combats se poursuivent partout dans le pays et aucune mesure n'a été mise en place pour protéger la population civile. »
En octobre 2023, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a créé une mission d'établissement des faits pour le Soudan ayant pour mandat d'enquêter et d'établir les faits et les causes profondes des violations des droits humains et des atteintes à ces droits commises au cours du conflit.
« Malgré le rôle crucial qu'elle peut jouer en faveur de la reddition de comptes pour les atrocités perpétrées au Soudan, la mission d'établissement des faits est actuellement incapable de remplir concrètement sa mission, car ses effectifs ne sont pas au complet et elle ne dispose pas des fonds nécessaires en raison d'un gel des recrutements à l'ONU. Mais le monde ne peut pas continuer de détourner le regard. Les États membres doivent veiller à ce que la mission d'établissement des faits pour le Soudan dispose des ressources nécessaires et d'un soutien politique total, et à ce que la situation des droits fondamentaux au Soudan demeure un des points prioritaires de l'ordre du jour du Conseil des droits de l'homme des Nations unies et des autres organes de l'ONU », a déclaré Omayma Gutabi, directrice de Sudan Democracy First Group.
Une crise humanitaire catastrophique
Malgré de nombreuses déclarations de cessez-le-feu, les combats se sont intensifiés à travers le pays. Plus de 14 700 personnes ont été tuées, notamment lors d'attaques aveugles ou ayant délibérément ciblé des civil·e·s. Près de 10,7 millions de personnes ont été déplacées à cause du conflit, et cela représente la plus grande crise au monde de personnes déplacées à l'intérieur de leur pays. Au moins 14 millions d'enfants, soit la moitié des enfants du pays, ont besoin d'une aide humanitaire.
Le Programme alimentaire mondial des Nations unies a mis en garde contre le fait que la réaction humanitaire internationale face à ce qui se passe au Soudan reste totalement insuffisante alors que des organisations humanitaires ont tiré la sonnette d'alarme concernant la famine. Fin février, l'appel lancé par les Nations unies n'était financé qu'à hauteur de 5 %, ce qui compromettait gravement la fourniture d'une aide et de services d'urgence pourtant essentiels.
« Les partenaires régionaux et internationaux du Soudan doivent faire pression sur les parties au conflit pour qu'elles protègent les civil·e·s et permettent un accès humanitaire sans entrave. Nous demandons aussi une augmentation immédiate de l'aide humanitaire pour les personnes qui se sont réfugiées dans les pays voisins du Soudan, et pour les personnes déplacées à l'intérieur du pays, en particulier pour les femmes et les filles qui sont exposées au risque de violences sexuelles », a déclaré Omayma Gutabi.
Des musées et des centres culturels et de recherche ont par ailleurs été pillés et détruits. Le 15 avril 2024, Amnesty International, Sudan Democracy First Group et The NGO International Film Festival organisent à Nairobi une exposition rassemblant des artistes soudanais en témoignage de solidarité avec les civil·e·s soudanais les plus touchés par le conflit.
« Les artistes sont des vecteurs d'espoir, une source de force et les gardiens de sites culturels. Avec le conflit actuel, l'histoire ancienne du Soudan risque d'être détruite maintenant que les gardiens ont fui pour se mettre en sécurité. Nous nous retrouvons à la croisée des chemins : nous essayons d'une part de sauver des vies et d'autre part de protéger un héritage culturel qui est rapidement en train de disparaître. Il est essentiel que ces artistes soudanais se réunissent de nouveau un an après, pour bâtir la solidarité, récolter des fonds pour les organisations locales et réfléchir à l'avenir du Soudan », a déclaré Taye Balogun, fondateur de The NGO international Film Festival.
Il est grand temps de mettre fin à l'impunité
Depuis 2003, Amnesty International et d'autres organisations ont recueilli à de multiples reprises des preuves de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et d'autres violations graves du droit international humanitaire commis par les forces gouvernementales soudanaises, qui ont notamment tué illégalement des civil·e·s, détruit illégalement des biens de caractère civil, violé des femmes et des filles, déplacé de force la population civile et utilisé des armes chimiques.
« L'impunité généralisée au Soudan incite les parties au conflit et les milices alliées à ces dernières à continuer de s'en prendre aux civil·e·s en violation du droit international. Les responsables de ces actes croient ne jamais avoir à en assumer les conséquences, et l'inaction de la communauté internationale ne fait que les enhardir, a déclaré Tigere Chagutah.
« Nous appelons les parties au conflit au Soudan à coopérer pleinement avec la mission d'établissement des faits créée par le Conseil des droits de l'homme des Nations unies ; les pays voisins du Soudan devraient en outre soutenir et faciliter le travail de cette mission d'une importance cruciale. »
Complément d'information
Le conflit armé en cours au Soudan, qui oppose les forces armées soudanaises aux Forces d'appui rapide, une force paramilitaire gouvernementale, a éclaté le 15 avril 2023. Les combats ont débuté après plusieurs mois de tensions entre les deux groupes dues à des désaccords portant sur une éventuelle réforme des forces de sécurité proposée dans le cadre des négociations concernant un nouveau gouvernement de transition, entre autres.
Le conflit a engendré des souffrances massives pour la population civile et des destructions de grande ampleur. Les affrontements ont commencé à Khartoum et ont rapidement gagné d'autres régions du Soudan, notamment le Darfour, le Kordofan du Nord et l'État de Gezira.
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Soudan : La conférence de Paris controversée
Les promesses de dons annoncés lors de la conférence de Paris du 15 avril, organisée conjointement par la France, l'Allemagne et l'Union européenne, cachent l'absence de volonté de mettre fin à une guerre en imposant un embargo sur les armes.
Tiré d'Afrique en lutte.
Ont participé à la conférence 58 pays, les Nations unies, l'Union africaine, des organisation régionales d'Afrique de l'Est et des bailleurs de fonds. La conférence s'est déroulée en trois volets, l'un portant sur les questions humanitaires, le deuxième en soutien aux initiatives de paix et un dernier se déroulant à huis-clos regroupant les parties soudanaises.
Une catastrophe humanitaire
La principale annonce est la promesse d'un don d'un peu plus de 2 milliards d'euros pour répondre aux besoins urgents des populations. Les principales organisations humanitaires estiment qu'il en faudrait le double au vu des conditions désastreuses.
En effet, à l'intérieur du Soudan on compte 9 millions de personnes déplacées et près de 2 millions dans les pays voisins. Plus de 27 millions, soit la moitié de la population a besoin d'une aide et parmi elle, 18 millions sont en situation d'insécurité alimentaire avec un risque de famine pour au moins 5 millions de personnes.
Cette situation est la conséquence de la guerre que se mènent depuis un an le général Al-Burhan des « Sudanese Armed Forces » (SAF) et les paramilitaires des « Rapid Support Forces » (RSF) dirigées par Hemedti. Les deux s'étaient entendus auparavant pour avoir tenté d'écraser la révolution en menant un coup d'État.
Une guerre qui s'étend
Les SAF dans les territoires qu'elles contrôlent ont remis en place le système répressif de l'ancien régime d'Omar el-Bashir. Les forces de répression surveillent les populations et les escadrons de la mort s'en prennent aux citoyens soupçonnés d'être du camp adverse ou d'avoir été activiste lors de la révolution. Les islamistes ont largement infiltré les SAF et procèdent aux enrôlements de jeunes dans les villages. Du côté des RSF, comme il y a vingt ans lorsqu'ils étaient connus sous le nom de « janjawids », elles procèdent au Darfour à des épurations ethniques. Elles s'allient avec certaines milices des tribus et attaquent et tuent les populations non arabes notamment les Massalits. Ces circonstances conduisent certains groupes armés qui avaient observé une neutralité à s'engager aux côtés des SAF. Cette guerre qui a commencé entre les deux factions est en train de se transformer en guerre civile et se répand sur l'ensemble du territoire. Un contexte d'autant plus grave que les deux belligérants s'échignent à empêcher la distribution de l'aide humanitaire.
Hypocrisie et compromission
Dans la déclaration de principe issue de la conférence de Paris est indiqué au point quatre : « Nous demandons instamment à tous les acteurs étrangers de cesser d'apporter un soutien armé ou du matériel aux parties au conflit et de s'abstenir de toute action qui exacerberait les tensions et alimenterait le conflit. » Ce texte est signé entre autres par les États arabes unis et l'Égypte. Alors que l'un fournit armes et munitions aux RSF via la Libye et le Tchad notamment en utilisant l'aérodrome d'Amdjarass, l'autre soutient militairement les SAF. Une guerre qui est en train de s'internationaliser avec la Russie et ses mercenaires de Wagner d'un côté, et de l'autre la Turquie mais aussi l'Ukraine en soutien aux SAF.
La meilleure façon d'arrêter cette guerre serait de cesser l'approvisionnement en armes. Les pays occidentaux ont suffisamment de leviers pour imposer cet embargo mais ils préfèrent se cantonner à de simples déclarations.
Cette conférence est loin de faire l'unanimité. Le comité des Soudanais en France souligne l'opacité des critères d'invitations et constate que les organisations populaires étaient marginalisées. Pourtant les comités de résistance, forces vives de la révolution, jouent un rôle crucial dans l'aide des populations avec les mises en place de « salles d'urgence » et représentent, à travers la Charte révolutionnaire du peuple, une vraie alternative.
Paul Martial
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Sénégal : Après la victoire électorale de l’opposition
L'élection de Bassirou Diomaye Diakhar Faye avec 54,28 % des voix dépassant largement le candidat du pouvoir Amadou Ba (35,79 %), peut être considérée comme la seconde rupture qu'a connue le Sénégal depuis son accession à l'indépendance en 1960. La première fut celle de la victoire électorale de Abdoulaye Wade en mars 2000. Elle mit fin à quarante années de pouvoir du parti socialiste, incarné d'abord par Léopold Sédar Senghor puis ensuite par Abdou Diouf. La victoire de Wade fut accompagnée par une mobilisation électorale de forte ampleur avec une participation massive de la jeunesse. La gauche sénégalaise avait aussi mis tout son poids dans cette victoire. Une victoire qui venait sanctionner un régime finissant, où les politiques d'ajustements structurels dont le Sénégal a été le premier pays à en être victime, ont détérioré fortement les niveaux de vie des populations. De plus, l'absence de perspectives pour une grande majorité des jeunes, était durement ressentie.
Tiré d'Afrique en lutte.
Derrière les grands travaux, le libéralisme outrancier
Quant à Macky Sall, il arrive au pouvoir en mars 2012. Il profite d'une situation de grande mobilisation contre Wade qui tente de briguer un troisième mandat. Si Sall a adhéré à And-Jëf/Mouvement révolutionnaire pour la démocratie nouvelle, organisation de la gauche radicale, il n'y est pas resté longtemps puisque l'essentiel de sa carrière s'est déroulé au Parti Démocratique Sénégalais (PDS) de Wade dont il fut le premier ministre. Il quittera le PDS avec quelques dizaines de cadres du PDS pour fonder l'Alliance pour la République (APR-Yaakaar). Alors que la classe politique entière se consacre à la lutte contre la tentative de troisième mandat de Wade, lui bien que se situant dans l'opposition utilise temps, énergie et argent pour faire campagne et construire un réseau qui lui permettra d'être au second tour et de gagner les élections présidentielles grâce aux ralliements de la plupart des candidats.
Lors de son second mandat, beaucoup d'observateurs ont cru que la croissance économique du pays de la Teranga permettrait une réduction importante de la pauvreté. Ce ne fut pas le cas. La croissance du Sénégal est avant tout issue de prêts qui ont servi à des grands travaux d'infrastructures comme la construction d'un nouvel aéroport international, ou l'édification d'une nouvelle ville Diamniadio située au sud de Dakar qui devrait accueillir les principaux ministères, ou encore la mise en place d'un Train Express Régional reliant cette ville à Dakar soit 36 kilomètres pour un coût supérieur à 1 milliard d'euros. A titre de comparaison le budget de la santé pour 2024 s'élève à 450 millions d'euros. Tous ces coûteux projets liés au Plan Sénégal Emergent (PSE) ont eu peu d'impact voire aucun sur la vie quotidienne des populations.
L'idée que la croissance économique permettrait de réduire la pauvreté en l'absence de mesures réduisant les inégalités sociales s'est avérée une illusion libérale. D'ailleurs même la Banque Mondiale est revenue sur cette idée : « La croissance reste le principal facteur de la réduction limitée de la pauvreté en Afrique subsaharienne depuis 2000, et non des changements dans la répartition des revenus, ce qui rend l'impact limité de la croissance sur la réduction de la pauvreté particulièrement préoccupant. (1) »
Dans ce PSE figurait un volet social autour de la mise en place d'une Couverture Maladie Universelle (CMU). Lors de son lancement en 2015 cette CMU a bénéficié d'un budget de 26 millions d'euros. Elle regroupe les mutuelles déjà existantes et permet la gratuité des soins pour les enfants de moins de cinq ans, l'accouchement par césarienne et certaines pathologies comme la tuberculose, le VIH ou l'insuffisance rénale. Dans la réalité, les sénégalais ont été confrontés à un manque criant de personnel soignant particulièrement dans les centres de santé ruraux. De plus la gratuité est toute relative. Une enquête de l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD) effectuée entre 2018 et 2019 démontre « que le reste à charge médical moyen d'une consultation de routine est compris entre 6,5 euros (pour les enfants et les adolescents) et 31 euros (pour les adultes et les HSH).
A ce montant, il convient d'ajouter les frais de transport. Le reste à charge moyen total pour une consultation de routine, comprenant les frais de transport, varie entre de 11 à 32 euros par consultation. Ce montant s'avère très élevé en proportion des ressources des patients. En effet, au Sénégal, la dépense quotidienne moyenne est de 2,12 euros par personne par jour ; de plus, près de 38 % de la population vit avec 1,39 euro par personne par jour, qui représente le seuil de pauvreté national calculé en 2019. (2) »
Parallèlement, des affaires de corruption sont mises à jour touchant directement le pouvoir en place. Un reportage de la BBC met en cause le frère cadet du président pour avoir, contre rétribution favorisé une entreprise pour l'exploitation du pétrole. La Cour des comptes dénonce des détournements de fonds sur des sommes destinées à la lutte contre la Covid. Une ONG rend publique une information sur la forte présomption de corruption dans l'achat d'armes. Des affaires amplifiées par un népotisme qui bénéficie aussi à la famille de la première dame.
Le départ calamiteux de Sall
Cette situation peu reluisante s'est dégradée lors des derniers temps du pouvoir. Macky Sall a tenté à son tour de briguer un troisième mandat sans jamais se déclarer officiellement mais en lançant des ballons d'essai. Il a indiqué que le changement constitutionnel remettait le compteur à zéro et donc l'autorisait à se présenter pour les élections présidentielles de 2024. Cela a soulevé une forte contestation à l'intérieur du pays. A l'international, les nations occidentales ont désapprouvé une telle éventualité non pas par souci démocratique, mais par peur d'une déstabilisation du pays. Sall s'est donc contenté de désigner son dauphin Amadou Ba. Ce qui a suscité des oppositions entrainant une profonde division dans le camp présidentiel. Plusieurs candidatures issues de la majorité sont apparues, Mahammed Dionne, ancien premier ministre, Aly Ngouille Ndiaye, plusieurs fois ministre ou Mamadou Diao. D'autant que le manque de charisme d'Amadou Ba n'a pas permis de dynamiser une campagne électorale qui s'est révélée poussive. Pourtant Sall avait pris soin de baliser le terrain de son dauphin. Le principal concurrent Ousmane Sonko a été écarté.
Accusé de viol il a finalement été condamné pour corruption de la jeunesse, peine sanctionnant une personne qui pousse à la débauche un jeune de moins de 21 ans. Ces péripéties juridiques ont provoqué des manifestations de ses supporters qui a ont été violemment réprimées. Le bilan est lourd, 60 morts, des centaines de blessés, la dissolution du parti les Patriotes Africains du Sénégal pour le Travail, l'Ethique et la Fraternité (PASTEF) dirigé par Ousmane Sonko. Le Sénégal comptait près d'un millier de prisonniers politiques sans compter le recul de la liberté de la presse avec des journalistes écroués.
Pour conjurer un échec qui s'annonçait, Macky Sall tentera différentes manœuvres allant jusqu'à reporter au dernier moment les élections déclenchant une désapprobation générale dans le pays et discréditant encore plus son camp.
Enfin la réception par Macky Sall au mois de mars 2023 de la dirigeante française d'extrême droite Marine Le Pen n'a évidemment pas rehaussé son image déjà bien dégradée au Sénégal.
La victoire de Faye
Les manigances de la majorité présidentielle ont eu l'effet inverse, elles ont rebuté une majorité de sénégalais soucieux de préserver la démocratie et scandalisés par les violences. Preuve en est la cartographie électorale qui montre les bons scores de Bassirou Diomaye Faye dans les principaux centres urbains, ce qui n'est pas une surprise car les grandes villes du pays traditionnellement favorisent les candidats de l'opposition, mais aussi dans les campagnes. Si l'électorat rural habitué à un vote légitimiste favorise le camp du président sortant, ce ne fut pas le cas cette fois-ci permettant à Faye de gagner l'élection présidentielle dès le premier tour.
Une première dans l'histoire du Sénégal démontrant l'ampleur de la mobilisation électorale pour un parti qui avait de faibles moyens et en butte à la répression. Les deux dirigeants étaient encore en prison quelques jours avant l'ouverture officielle de la campagne. Le remplacement d'Ousmane Sonko, inéligible du fait de sa condamnation par Faye, a remarquablement bien fonctionné d'autant que les deux n'ont eu de cesse de souligner leur similarité avec le slogan « Ousmane moy Diomaye, Diomaye moy Ousmane » (Ousmane c'est Diomaye, Diomaye c'est Ousmane).
Cette victoire d'un camp uni face à un camp présidentiel divisé, affaibli par un bilan social et démocratique peu flatteur, s'inscrit aussi dans un cadre politique plus général que connait une partie des pays d'Afrique de l'ouest.
Le Sénégal n'échappe pas à la volonté d'une affirmation de souveraineté. Plusieurs batailles politiques ont été menées contre la présence militaire française dans les différentes emprises à Ouakam au port militaire et à l'aéroport militaire de Dakar et à Rufisque où se situe la station d'écoute, contre l'implantation de grandes enseignes de la distribution française et pour la sortie de Franc CFA. Lors des manifestations en faveur d'Ousmane Sonko, les bâtiments d'entreprises françaises ont été la cible des manifestants. Si le Sénégal a connu une telle mobilisation « anti française » c'est que Macky Sall est réputé pour être lié à la France. Alors que sous le pouvoir d'Abdoulaye Wade, les entreprises françaises ont été souvent écartées au profit des chinoises ou des turques, elles sont revenues en force pour les grands travaux dans le cadre du PSE.
Les multinationales ont eu la part belle c'est le cas par exemple pour la construction de la ligne du TER confiée à un groupement d'entreprises composé d'Alstom, Engie et Thalès, l'exploitation de la ligne est gérée par la SNCF et la RATP. Au niveau de de la fourniture d'eau potable ce sont deux entreprises françaises qui ont remporté le marché de la construction d'une station de traitement. Idem pour la gestion des terminaux du port de Dakar gérée par Necotrans et Bolloré. D'ailleurs le président français Emmanuel Macron ne s'y est pas trompé en proposant à Macky Sall une confortable retraite en pantouflant comme président du comité de suivi du « Pacte de Paris pour la planète et les peuples ».
La victoire électorale de Faye traduit la volonté de changement qui se décline par l'affirmation d'un souverainisme, le refus d'un personnel politique corrompu, et l'amélioration des conditions sociales et économiques. Dans d'autres pays africains ces exigences, ou au moins une ou deux d'entre elles, apparaissent sous des formes différenciées. Ainsi au Mali et au Burkina Faso les juntes s'affichent comme les meilleures défenseuses de la souveraineté du pays et parviennent à développer une base sociale en faveur de leur régime. Au Gabon c'est un sentiment de soulagement qui s'est exprimé parmi les populations après le coup d'Etat qui a renversé la dynastie Bongo. Au Cameroun c'est Maurice Kamto un haut fonctionnaire qui est arrivé second aux élections présidentielles de 2018 contre Paul Biya au pouvoir depuis 42 ans.
Idem en Ouganda où le rappeur Bobi Wine est le principal opposant et défie la dictature de Yoweri Museveni, vieille de plusieurs décennies. Au Tchad le parti Les Transformateurs créé seulement en 2019 par Succès Masra initie la forte mobilisation contre la prise du pouvoir par le fils Déby. Succès Masra se ralliera plus tard au régime. La question ne porte pas, comme souvent on peut l'entendre à l'occasion des coups d'Etat, sur un rejet de la démocratie mais plus sur un rejet des dirigeants qu'ils soient arrivés au pouvoir démocratiquement ou non. Ce rejet pouvant se traduire par des coups de forces ou des mobilisations électorales.
S'inscrire dans cette volonté et dynamique de changement souhaitées par les populations, notamment les plus jeunes est important et la gauche sénégalaise ne s'y est pas trompée, à l'exception notable du Parti de l'Indépendance et du Travail (PIT), le PC local. Il a préféré soutenir le camp présidentiel, jugeant les dirigeants du PASTEF comme des intégristes religieux représentant une menace pour la démocratie au Sénégal. Une partie du PIT autour de Comité pour la plateforme de réflexions (CPR) Dooleel PIT s'est désolidarisée de cette analyse en soutenant la candidature de Faye.
Un programme politique en deçà
Le PASTEF a été fondé en 2014 par une cinquantaine de personnes, la plupart venant du Syndicat autonome des agents des impôts et domaines (SAID) créé et dirigé par Ousmane Sonko. Sa notoriété s'est établie au fur et mesure qu'il critiquait la corruption et sa radiation de la fonction publique lui a assuré un fort capital de sympathie notamment dans la jeunesse.
Les dirigeants du PASTEF sont en grande partie des jeunes issus de la haute administration centrale qui considèrent que le pays est mal dirigé, victime de la corruption, du népotisme et du copinage. D'où leur volonté de proposer des mesures qui permettent une meilleure gouvernance. Le programme présidentiel du PASTEF est avant tout technocratique. Ce sont des ensembles de mesures administratives qui ne remettent nullement en cause les rapports de production et la bureaucratie étatique. Au niveau économique le programme s'inscrit dans un cadre libéral. L'idée est que le redressement du pays se fera à partir d'une administration efficace et d'un patriotisme économique des dirigeants des entreprises. Cette croyance recèle une double illusion car entre profit et patriotisme le choix est rapidement fait d'autant que la bourgeoisie sénégalaise est surtout issue du milieu commerçant. De plus la plupart des grandes entreprises sénégalaises sont en fait détenues par des capitaux étrangers souvent français.
C'est le cas de SONATEL entreprise de télécommunication, l'entreprise TOTAL, le Groupe MIMRAN entreprise d'agroalimentaire, SOCOCIM production de ciment, TSE-SA matériel et équipement, SENTEL (Tigo) télécommunication et réseaux, SDE (Sénégalaise des Eaux), Société Générale de Banque, DIPRO- Pharma Sénégal, SOCOCIM INDUSTRIES cimenterie contrôle par le groupe Vicat, SHELL, INDUSTRIES CHIMIQUES DU SENEGAL contrôlé par le groupe indonésien Indorama basé à Singapour, OILIBYA produits pétroliers détenus par des capitaux libyens, ELTON – SA détenu par des fonds d'investissement, SBG SENEGAL entreprise de construction à capitaux saoudiens.
La Promotion du patriotisme économique impliquerait que les grandes entreprises soient au moins sénégalaises ce qui n'est pas le cas comme nous l'avons vu. En résumé sur les vingt entreprises les plus importantes, six seulement appartiennent à des ressortissants sénégalais. Sur ces six quatre sont des compagnies commerciales donc sans création de valeur ajoutée. La seule solution résiderait dans une nationalisation des entreprises à capitaux étrangers permettant au pouvoir public de disposer d'un levier pour orienter l'économie selon les décisions politiques prises. Mais une telle mesure n'est absolument pas prévue dans le programme du PASTEF. Seul est proposé un État interventionniste dans le domaine économique et un développement « (d') un secteur privé très fort en renforçant les capacités des entreprises et en développant des chaînes de valeur des produits miniers et pétroliers. (3) »
Sur la démocratie, les mesures sont prévues pour garantir l'Etat de droit, notamment sur la question de l'indépendance de la justice. Mais rien n'est avancé pour permettre un contrôle de la population sur le fonctionnement de l'Etat et encore moins leur participation à la gestion du pays. C'est à l'identique pour les droits des travailleurs si ce n'est l'engagement de garantir le respect des conventions collectives dans les entreprises. Quant aux travailleurs du secteur informel, la seule proposition est de sensibiliser à l'intérêt de la formalisation du travail : « Nous mettrons en œuvre des programmes d'information, de sensibilisation et de formation des acteurs de l'informel sur la formalisation et ses multiples avantages : droit aux aides de l'État en période de crise, retraite, IPRES/CSS, mutuelle, congés payés, indemnités chômage, etc. (4) »
Prendre en compte toutes les luttes
Entre le programme du PASTEF et les mobilisations qui se sont déroulées dans le pays il y a une dichotomie. Ainsi sur la question de la présence militaire française au Sénégal et sur le franc CFA aucune mesures n'est préconisée pas plus que sur les implantations des grandes enseignes commerciales françaises même si ces problèmes sont évoqués lors des meetings. Tout comme l'absence de prise en compte des aspirations des populations spécifiquement opprimées. On pense d'abord aux luttes des femmes pour leurs droits notamment à l'avortement.
L'absence de légalisation de l'IVG est une catastrophe pour le pays. De nombreux corps de nouveaux nés sont retrouvés dans les décharges publiques et 19 % des femmes détenues le sont pour infanticide (5) sans compter les avortements clandestins mettant en danger la santé voire la vie des femmes. Mais aussi contre les discriminations et les violences. Pourtant les luttes féministes au Sénégal sont présentes. Dans les années 80, Yewwu Yewwi PLF (Pour la libération de la femme) a mené de nombreux combats contre le patriarcat, des revendications qui sont oubliées dans le programme du PASTEF.
Les immigrations importantes de Sénégalais vers l'Europe ne sont pas questionnées. Il ne s'agit pas seulement de raisons économiques et d'absence de perspectives. Les causes sont aussi à trouver dans les structures très hiérarchisées de la société qui donnent peu de place aux cadets au profit des ainés. Il existe un système discriminatoire lié à l'origine sociale comme le souligne Seydi Gassama représentant d'Amnesty international Sénégal : « La discrimination basée sur les castes et l'ascendance constitue une grave atteinte aux droits et à la dignité humaine. Et les organisations de droits humains doivent s'engager plus vigoureusement en faveur de son éradication (6) ». Quant aux populations LGBTI+ elles sont stigmatisées et considérées comme une importation de l'occident.
Ce qui est factuellement faux comme en témoigne bien avant la colonisation l'existence des Goor-Jigeen, désignant aussi bien les hommes inversant leur genre que les hommes homosexuels. Ousmane Sonko se prononce pour de plus lourdes sanctions pénales contre ces populations soutenant le combat du collectif And Samm Djikoyi fer de lance de l'homophobie au Sénégal. Rien non plus sur les questions environnementales si ce n'est un contrôle accru de l'exploitation du pétrole. En ne se départissant pas de sa vision technocratique libérale et profondément conservatrice sur les questions d'oppression, le PASTEF ne pourra répondre aux attentes des populations.
Vers une gauche plus offensive
Le succès électoral du PASTEF est lié à la volonté de tourner la page d'une série de gouvernements du parti socialiste d'abord puis ensuite du PDS et APR, qui tous ont été incapables d'améliorer les conditions sociales et économiques des populations et ont tous été marqués par la corruption. Régler la question du chômage et améliorer le pouvoir d'achat sont les deux questions clefs. Si le programme du PASTEF n'y répond pas du moins directement les discours et les prises de position lors de la campagne électorale, tant de Faye que de son mentor Ousmane Sonko, assurent qu'ils s'attaqueront à ces problèmes.
La gauche bien que très affaiblie par la période Wade a accompagné le combat et la victoire électorale. Des organisations comme YOONU ASKAN WI /Mouvement pour l'Autonomie Populaire issu de And-Jëf ont intégré le PASTEF. L'erreur serait sous prétexte de ne pas gêner les actions du nouveau président Faye de mettre de côté les revendications sociales. D'autant que la gauche, marquée par son origine maoïste peut être sensible à l'idée d'une union nationale contre l'impérialisme et favoriser la bourgeoisie nationale contre les multinationales occidentales en laissant de côté l'exploitation des travailleurs.
D'autres voix se font entendre comme le relate le journal Ferñent : « Pourtant il y a une gauche, certes minoritaire, au sein de PASTEF qui adopte jusqu'à présent un profil bas face à un courant réactionnaire s'appuyant sur le rouleau compresseur d'une réislamisation d'une société qui n'épargne pas la sphère publique. Cette gauche pourrait s'appuyer sur une jeunesse curieuse, connectée, mais vierge de la mémoire des luttes démocratiques et anti-impérialistes. Cette gauche doit relever la tête et entraîner cette jeunesse dans la lutte contre toute discrimination basée sur le sexe, l'appartenance religieuse, l'orientation sexuelle. Aucun compromis ne devrait être toléré dans la lutte contre le sexisme, l'homophobie, l'antisémitisme. Les résultats faibles d'un parti dont le guide est un chef religieux ainsi que l'impact faible des structures religieuses sur ces élections devraient conforter la gauche dans ce combat incontournable à moyen et à long terme. (7) ».
C'est à cette condition que la gauche pourra se reconstruire et être capable d'influencer l'expérience qui s'ouvre avec la victoire électorale de l'opposition.
Paul Martial
Notes
1- Banque Mondiale « Africa Pulse » Volume 29. Avril 2024 p.3
4- Ibidem
6- https://fr.allafrica.com/stories/202109160897.html
7- Fernent Avril 2024 p 18 in https://www.afriquesenlutte.org/afrique-de-l-ouest/senegal/article/journal-fernent-avril-2024
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

La démocratie à l’épreuve de l’IA
Dans un monde numérique dominé par des intelligences artificielles génératives, la diversité et la fiabilité des opinions est en péril. Les algorithmes renforçant les contenus stéréotypés et menant à une uniformisation dangereuse, il apparaît vital de réinventer les systèmes de recommandation pour privilégier la qualité et les perspectives citoyennes, préservant ainsi notre espace médiatique comme un véritable bastion de la démocratie.
26 avril 2024 | tiré d'AOC.media
Le jeudi 15 février 2024, l'entreprise OpenAI annonçait l'arrivée imminente de Sora, un nouveau logiciel capable de générer automatiquement des vidéos ultraréalistes sur la base de commandes écrites. Cette annonce faisait suite à la diffusion massive, un an auparavant et par la même entreprise, du dispositif nommé ChatGPT, logiciel de génération automatique de texte qui agence de gros modèles de langage (large langage models) comme GPT-3 ou GPT-4 avec une interface interactive permettant aux usagers de produire automatiquement des textes très standardisés ressemblant à s'y méprendre à des textes écrits par des humains. Depuis presque deux ans, le développement fulgurant desdites « intelligences artificielles génératives » promet de transformer en profondeur l'espace médiatique numérique, dans lequel circulent aujourd'hui les contenus informationnels et culturels.
En effet, contrairement à ce que leur nom indique, les « intelligences artificielles génératives » constituent des automates computationnels et statistiques visant à prédire et à produire les suites les plus probables de signes ou de pixels en fonction des requêtes effectuées. Tous les contenus improbables, originaux ou singuliers sont donc éliminés car les calculs probabilistes des algorithmes ne prennent pas en compte les expressions idiomatiques, originales et inattendues, peu représentées dans les masses de données, et qui disparaissent dans les moyennes une fois les calculs achevés. Les expressions majoritaires se voient donc renforcées au dépend de la diversité – d'où l'amplification de certains préjugés et de certains biais (racistes, homophobes, sexistes etc.) dans les textes et les images automatiquement générés, qui semblent la plupart du temps très stéréotypés.
Tout se passe comme si le mythe de la « singularité technologique » masquait l'élimination systémique des singularités par les calculs statistiques sur des quantités massives de données, alors même que ce sont de telles singularités qui sont à l'origine du renouvellement des cultures et de l'évolution des sociétés. Qu'il s'agisse des savoirs théoriques, scientifiques, artistiques, pratiques, techniques, sportifs etc., la nouveauté, quand elle émerge dans un champ culturel donné, semble toujours produire un écart par rapport à la norme ou à la moyenne en allant à l'encontre des préjugés dominants.
En éliminant systémiquement tout germe de nouveauté, c'est le renouvellement culturel que les automates computationnels tendent à menacer. D'autant que les textes automatiquement générés ne tarderont pas à devenir dominants sur la Toile : ils intégreront de fait les données d'entraînement des algorithmes, qui opéreront leurs calculs probabilistes sur des textes qui ont déjà été automatiquement produits. Cette probabilité au carré ne peut conduire qu'à une homogénéisation et une uniformisation progressive des contenus générés en ligne : à quels types de textes aurons-nous à faire quand les chatbots se citeront les uns les autres de manière auto-référentielle, répétant en boucle leurs propres bêtises artificielles ?
Outre ce premier risque de destruction progressive de la diversité culturelle en ligne, les dispositifs de génération automatique de textes, d'images ou de vidéos permettent aussi et surtout de générer des fausses informations en quantité industrielle et de manière parfaitement indiscernable des informations certifiées. Elles permettent aussi d'alimenter des quantités industrielles de faux comptes, qui servent ensuite à tel ou tel contenu à accumuler les vues, afin d'être viralement amplifié par les algorithmes de recommandation automatique, qui valorisent systémiquement les contenus les plus cliqués. En effet, les réseaux sociaux principaux conçus par les entreprises de la Silicon Valley fondent leurs modèles d'affaire sur la captation de l'attention et la collecte des données, toutes deux revendues à des publicitaires ou à des annonceurs en vue du ciblage personnalisé, pouvant servir le marketing et la publicité de certaines entreprises comme la propagande politique de certains gouvernements ou partis.
Afin de « maximiser l'engagement des utilisateurs » et que ceux-ci demeurent connectés le plus longtemps possible à leurs services, les géants du numérique s'appuient sur les algorithmes de recommandation automatiques, qui permettent de suggérer aux usagers des contenus sur la base de leurs comportements et préférences passées ainsi que d'amplifier les contenus les plus « aimés » ou les plus « suivis », quand bien même cela supposerait de renforcer des tendances grégaires ou mimétiques. En effet, les contenus les plus viraux sont souvent aussi les plus courts, les plus provocants, les plus choquants ou les plus violents, qui déclenchent des réactions immédiates (d'indignation ou d'enthousiasme) poussant ainsi les usagers à réagir compulsivement et à rester sur le réseau plus longtemps. Ce type de contenu se voit donc privilégié au détriment des contenus plus longs, plus complexes, plus approfondis et plus nuancés, qui requièrent une plus grande attention et une interprétation sur le long terme, qui ne se convertit pas directement en profit pour alimenter le « business de la haine ».
L'espace numérique n'a aujourd'hui plus rien de démocratique.
Ces mécanismes algorithmiques sont au cœur des stratégies des leaders nationalistes et autoritaires, dont les équipes de spin-doctors et de data scientists, experts dans la communication et l'astroturfing numériques, profite de la recommandation automatique pour s'affirmer dans l'arène politique : qu'il s'agisse de l'affaire Facebook-Cambridge Analytica en 2016, durant laquelle les données de 87 millions de citoyens américains sont aspirées, vendues et utilisées par le comité de campagne de Donald Trump pour influencer les électeurs, qu'il s'agisse de l'entreprise de commerce électronique Casaleggio Associati et des spécialistes de marketing numérique au fondement de la montée du mouvement Cinq Etoiles en Italie ou qu'il s'agisse des milliers de faux comptes Twitter créés par l'équipe de campagne d'Eric Zemmour durant les élections présidentielles françaises de 2022, les réseaux numériques tendent à devenir une « arme de destruction massive de nos démocraties » comme le suggérait en novembre 2023 la maire de Paris.
En effet, contrairement aux promesses initiales du Web, créé pour concrétiser des idéaux d'ouverture, de liberté et d'horizontalité, l'espace numérique n'a aujourd'hui plus rien de démocratique. Si tout un chacun demeure encore libre de s'exprimer ou de publier, ce sont les entreprises propriétaires des réseaux sociaux qui décident de la visibilité ou de l'invisibilité d'un contenu, à travers leurs algorithmes de recommandation élaborés en toute opacité. L'apparence de décentralisation et d'horizontalité masque une extrême centralisation ou une extrême verticalité, qui devient d'autant plus puissante qu'elle demeure cachée.
L'espace numérique peut-il constituer un espace démocratique dans de telles conditions ? Est-il légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou de ce qui doit être invisibilisé, quand on prétend défendre les libertés d'expression et de pensée ? À quoi sert-il d'avoir le droit de s'exprimer dans l'espace public numérique si ce qu'on exprime est d'emblée invisibilisé ? L'amplification des contenus les plus suivis ou les plus aimés peut-il valoir de critère de choix universel, en particulier quand les contenus peuvent être produits automatiquement et quand les clics peuvent provenir de faux comptes robotisés ?
Avec l'arrivée des « intelligences artificielles génératives » sur le marché, la question sera de moins en moins celle de la production ou de la modération des contenus, désormais générés en masse et de manière automatisée, mais de plus en plus celle de la sélection des contenus produits et publiés : si nous voulons avoir une chance de nous repérer dans l'environnement informationnel à venir, nous devons faire en sorte que les contenus jugés pertinents soient les contenus les plus vus, sans quoi, il ne faudra pas longtemps avant que la surcharge (dés)informationnelle détruise à jamais l'idéal de partage des savoirs qui était à l'origine du web.
L'alternative qui se présente à nous aujourd'hui ne consiste pas à se demander si ce sont les humains ou les machines qui produiront les textes et les images de demain (cette question n'a aucun sens, puisque les deux sont toujours co-impliqués dans la production de contenus numériques), mais à se demander si nous voulons que les contenus sélectionnés dans la masse soient choisis en fonction des intérêts d'une poignée d'acteurs privés (au dépend de la santé psychique des individus et du débat public des sociétés) ou en fonction des évaluations diversifiées des citoyens, qui pourraient ainsi exercer une nouvelle forme de citoyenneté, en participant à la structuration de leurs espaces informationnels quotidiens.
Pour ce faire, il suffit de donner aux citoyens le pouvoir d'agir sur les algorithmes de recommandation, en articulant ces derniers avec les interprétations, les évaluations et les jugements humains. Il s'agit d'inverser la tendance : au lieu de laisser aux algorithmes de quelques entreprises privées le pouvoir de téléguider les choix des citoyens, il semble nécessaire de donner aux citoyens la possibilité d'influencer les recommandations algorithmiques afin de valoriser les contenus qui leur semble les plus appropriés.
Ce passage de la recommandation automatique et privée (fondée sur les choix des entreprises et la quantification des vues) à la recommandation herméneutique et citoyenne (fondée sur les interprétations des citoyens et la qualité des contenus) est tout à fait possible. C'est ce dont témoignent les travaux de l'association Tournesol, présidée par Lê Nguyen Hoang, mathématicien et spécialiste de cybersécurité, qui propose une plateforme de recommandation collaborative de vidéos : il s'agit de construire un algorithme de recommandation qui ne se fonde pas sur des critères quantitatifs et mimétiques, mais sur les évaluations et les contributions des citoyens, qui ont regardés les contenus et qui les évaluent en fonction de leur utilité publique (clarté et fiabilité de l'information proposée, pertinence et importance du sujet abordé, certification de(s) producteur(s) ou de(s) auteur(s), etc.).
Des outils existent pour contester l'hégémonie des plateformes.
Dès lors, la recommandation ne s'effectue plus en fonction des seules quantités de vues, c'est-à-dire, en fonction des intérêts financiers des propriétaires du réseau ou des objectifs électoraux de tel ou tel parti, mais en fonction des jugements des citoyens sur la base de critères explicités et partagés. Il devient très probable que des contenus plus exigeants, mieux sourcés, plus originaux ou plus nuancés se voient recommandés, car les individus et les groupes qui votent n'ont aucun intérêt à « maximiser l'engagement » des usagers, à capter leurs attentions ou à collecter leurs données. Avec de tels algorithmes de recommandations qualitatives, les créateurs de contenus, quant à eux, ne seraient pas obligés de se conformer aux formats stéréotypés : ils pourraient expérimenter de nouvelles formules et oser l'originalité, en visant le goût et l'intelligence du public, et non les seuls calculs statistiques.
La question qui se pose, dès lors, est celle de savoir comment obliger les plateformes et les réseaux sociaux dominants à s'ouvrir à ce type de systèmes de recommandations algorithmiques qualitatives, fondés sur les interprétations et les évaluations des citoyens – ce qui les contraindrait à renoncer à leur hégémonie sur la fonction de recommandation. Tel est précisément le but du « dégroupage » des réseaux sociaux, que de nombreux acteurs de la société civile appellent aujourd'hui de leurs vœux (ONG, associations, organismes, chercheurs et chercheuses, etc.), parmi lesquels Maria Luisa Stasi, directrice « Law & Policy des marchés numériques » chez l'ONG Article 19, ainsi que le Conseil National du Numérique, dans une récente note publique.
Le dégroupage des réseaux sociaux implique de contester l'hégémonie des plateformes sur toutes les fonctions et services qu'elles regroupent et à affirmer le droit d'autres entreprises ou d'autres entités à assumer certaines de ces fonctions ou à fournir d'autres services en implémentant leurs systèmes sur les plateformes elles-mêmes. Si le dégroupage entrait en vigueur, les réseaux sociaux comme Facebook, TikTok ou Twitter seraient obligés de s'ouvrir à des applications, services et acteurs extérieurs pour assurer certaines fonctions, notamment la recommandation. Les utilisateurs pourraient ainsi choisir entre différents systèmes de recommandation ceux qui leur semblent les plus pertinents : si certains souhaitent s'abandonner aux algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi pas, mais tout le monde ne serait pas obligé de se plier à ce choix, certains pourraient préférer se fier à d'autres tiers de confiance plus pertinents – par exemple, à des médias, à des institutions, à des associations ou à des groupes de chercheurs ou d'amateurs développant leurs propres systèmes de recommandation singuliers en fonction de critères explicités.
Le dégroupage des réseaux sociaux donnerait aussi aux utilisateurs la capacité de savoir qui leur recommande quoi et pourquoi (selon quels critères) : dans un contexte où l'IA générative brouille les frontières entre le faux et le vrai et nous oblige à nous méfier de tous les contenus reçus, de tels systèmes permettrait de recréer de la certification et du crédit dans l'espace numérique. Les utilisateurs pourraient à nouveau faire confiance aux contenus qui leurs sont recommandés, car ils sauraient que ceux-ci ont été évalués et choisis en fonction de certains critères par des groupes de pairs.
Si la recommandation citoyenne en est encore à ses balbutiements, plusieurs réseaux sociaux ont déjà opté pour le dégroupage : c'est le cas de Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, alors fondateur de Twitter) ou de Mastodon (le réseau social libre, distribué et décentralisé au sein du Fediverse). Sur ces réseaux, la fonction de recommandation peut être assurée par des applications tierces ou même configurée par les utilisateurs. Comme le rappelle Jean Cattan, secrétaire général du Conseil National du numérique, « sur Bluesky, les utilisateurs les plus chevronnés, des médias ou autres tiers de confiance peuvent proposer à l'ensemble des utilisateurs des algorithmes de recommandation de leur cru » alors que sur Mastodon, « le principe même du logiciel libre permet à l'administrateur comme à l'utilisateur de développer les fonctionnalités de curation de contenus qu'il souhaite ». Sans surprise, de tels réseaux n'ont pas les mêmes effets nocifs sur les esprits de leurs utilisateurs et ne contribuent pas à la propagation des fausses informations ou à la polarisation des opinions : pourquoi ne pas obliger les autres à suivre l'exemple et à se transformer ?
Une telle transformation semble en effet nécessaire, si nous ne voulons pas laisser la surcharge (dés)informationnelle détruire à jamais l'idéal de partage des savoirs qui était à l'origine du web et les principes de la liberté d'expression et d'opinion qui sont au fondement de nos démocraties. Seules les perspectives de la recommandation collaborative et du dégroupage des réseaux sociaux peuvent aujourd'hui permettre d'implémenter concrètement ces principes dans les architectures numériques. Les régulations en cours à l'échelle européenne (DMA et DSA) rendent cela possible et la récente résolution du Parlement européen appelant à agir contre les « interfaces addictives » nous y invite.
Ces deux leviers constituent par ailleurs les meilleurs moyens de lutter efficacement contre les désastres psychiques et politiques que constituent l'économie de l'attention et l'industrie de la désinformation, sans tomber dans l'écueil de la censure ou dans le vœu pieu de la modération. Enfin, loin de représenter des idéaux utopiques, la recommandation citoyenne et le dégroupage des réseaux sociaux constituent les traductions, dans le champ des technologies numériques, du service public audiovisuel (qui permet de valoriser sur les chaînes publiques des contenus jugés non rentables par les chaînes privées) et du dégroupage du réseau téléphonique (qui permet d'ouvrir le réseau téléphonique à des services concurrents).
Ce sont de telles mesures qui ont permis aux démocraties libérales d'adopter les nouvelles technologies de l'information et de la communication que constituaient à l'époque les médias audiovisuels et les réseaux téléphoniques. Les réseaux numériques opèrent la convergence entre l'audiovisuel et les télécommunications : il serait donc pertinent leur appliquer les principes que nous avons appliqué aux informations télévisuelles et aux télécommunications, si nous ne voulons pas les abandonner entre les mains des « ingénieurs du chaos ». Alors que les « IA génératives » menacent de renforcer l'industrie de la désinformation et l'économie des données, il est temps d'implémenter les libertés d'expression et de pensée dans l'architecture des réseaux numériques, pour sauver la vie démocratique.
Anne Alombert
PHILOSOPHE, MAÎTRESSE DE CONFÉRENCES EN PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE À L'UNIVERSITÉ PARIS 8 ET MEMBRE DU CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Sur la nouvelle guerre froide
Après l'effondrement de l'URSS, les discours sur le triomphe mondial du libéralisme, de la « démocratie », voire de la « fin de l'Histoire » se sont multipliés.
Traduction d'un article paru dans Le Monde diplomatique (english edition)
Publication avec l'aimable autorisation de l'auteur
Discours désormais caduques, tant la réalité géopolitique — les guerres incessantes et les nouveaux impérialismes — a démontré leur dimension imaginaire. Certes, le monde n'est plus divisé en deux blocs idéologiques antagonistes. Néanmoins, l'hégémonie étasunienne des années 1990 a inéluctablement contribué à la formation de nouvelles alliances, pour ou contre elle. Loin de la pacification attendue, les tensions et les affrontements n'ont fait que se déplacer. En somme, le décor a changé mais les dynamiques du siècle passé demeurent. Serions-nous face à une nouvelle guerre froide ? Le chercheur Gilbert Achcar a discuté la pertinence d'un recours à cette notion dans un article de la version anglaise du Monde diplomatique. Il nous a proposé sa traduction, que nous publions.
L'invasion ratée de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, et la guerre en cours depuis lors dans l'est de l'Ukraine ont eu des conséquences non seulement matérielles mais aussi sémantiques : la fréquence de l'utilisation de l'expression « nouvelle guerre froide » pour décrire l'état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet.
Dans les années 1980 déjà, l'appellation « deuxième guerre froide » avait été utilisée pour désigner la recrudescence des tensions entre les États-Unis et l'Union soviétique à la suite de l'invasion soviétique de l'Afghanistan fin 1979, suivie un an plus tard par l'élection de Ronald Reagan à la présidence des États-Unis. Le premier mandat du nouveau président fut marqué par un discours enflammé contre « l'empire du mal » ainsi que par une forte augmentation des dépenses militaires.
« La fréquence de l'utilisation de l'expression nouvelle guerre froide pour décrire l'état actuel des relations internationales a atteint un nouveau sommet. »
L'appellation « deuxième guerre froide » est tombée en désuétude car elle n'avait jamais été réellement justifiée. La détente des années 1970 n'avait alors pas mis fin à la première guerre froide ; elle n'était qu'un répit temporaire dans une succession de phases de réchauffement et de refroidissement qu'ont connue les tensions mondiales depuis 1945. De nos jours, les historiens se réfèrent à la guerre froide comme une période unique qui a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale et s'est terminée avec l'effondrement du bloc soviétique, avec notamment l'unification de l'Allemagne en novembre 1990 puis la dissolution de l'URSS en décembre 1991.
L'appellation « nouvelle guerre froide », quant à elle, fait référence à une nouvelle période de tensions mondiales dans un monde qui n'est plus caractérisé par une opposition idéologique entre un bloc d'États fondé sur le libéralisme et la libre entreprise et un autre fondé sur le régime « communiste » et la propriété étatique de l'économie. Ce dernier bloc a été remplacé, dans la nouvelle période, par une alliance de convenance entre un État chinois toujours dirigé par un parti « communiste », bien que le pays soit profondément intégré au marché capitaliste mondial et que le secteur privé contribue à plus de 60 % de son PIB, et un État russe dont le dirigeant est considéré comme un modèle par l'extrême droite mondiale et dans lequel les frontières entre les secteurs privé et étatique sont aussi poreuses que dans d'autres États rentiers népotistes.
Définir la « guerre froide » elle-même
Cette différence entre l'ancienne période et la nouvelle nécessite de clarifier la notion même de guerre froide. Contrairement à ce que beaucoup pensent, il ne s'agit pas d'une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. En effet, la première utilisation connue du terme « guerre froide » dans son sens contemporain a été faite avant la Première Guerre mondiale par le dirigeant socialiste allemand Eduard Bernstein. Sa paternité est cependant rarement reconnue : le concept apparaît deux fois sous le nom de Bernstein dans des documents imprimés, d'abord à la fin du XIXe siècle, puis en 1914, à la veille de la guerre1.
Dans les deux cas, Bernstein faisait référence aux dépenses d'armement massives du Reich allemand — une situation qu'il a décrite en 1914 comme une « non-guerre », plutôt qu'une « vraie paix », au cours de laquelle l'État allemand s'était engagé dans une course aux armements avec ses voisins. C'est une très bonne définition de ce que nous appelons aujourd'hui une guerre froide : une situation dans laquelle le facteur décisif est que les deux parties maintiennent une disposition permanente à entrer en guerre et la renforcent constamment en augmentant leur force militaire.
« Contrairement à ce que beaucoup pensent, la notion de guerre froide n'est pas une référence à la confrontation idéologique et systémique spécifique entre les deux empires mondiaux issus de la Seconde Guerre mondiale. »
Tandis que les États-Unis choisirent dès le début des années 1990 de maintenir un niveau de préparation militaire adapté à une confrontation simultanée avec la Russie et la Chine, la Russie recommença à augmenter ses dépenses militaires au début du siècle. La nouvelle flambée des prix des hydrocarbures, qui coïncida avec l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine, permit à la Russie de commencer à rebondir après avoir atteint le creux de la vague sur le plan économique dans les années 1990. La Chine, pour sa part, choisit de donner la priorité à son développement économique tout en s'engageant dans un effort militaire constant, bien qu'à un niveau nettement inférieur à celui des États-Unis ou de la Russie par rapport à leurs économies respectives. Face à l'agressivité de Washington, la Russie et la Chine accrurent leur collaboration. Les ventes d'armement sophistiqué par Moscou à Pékin à partir des années 1990 furent bientôt complétées par des exercices militaires conjoints.
George Kennan, l'un des principaux architectes de la guerre froide en 1946–47, fut le premier à proposer le terme de « nouvelle guerre froide » pour décrire le nouvel état du monde. Thomas Friedman du New York Times rapporta en 1998 que Kennan lui avait déclaré que la décision de l'administration Clinton d'élargir l'OTAN à l'Europe de l'Est, officiellement sanctionnée en 1997, marquait « le début d'une nouvelle guerre froide2 ».
La décision fatale de Clinton
J'ai été, à ma connaissance, la deuxième personne à établir ce diagnostic. Ce fut dans un essai à propos de la guerre du Kosovo paru dans un recueil publié en 1999 sous le titre La Nouvelle Guerre froide3. Mon diagnostic s'appuyait sur l'analyse faite l'année précédente, des orientations budgétaires du Pentagone dans l'après-guerre froide et du comportement de l'administration Clinton au cours des années 1990 à l'égard de la Russie et de la Chine, qui correspondait à ces orientations4. La décision fatale prise par Bill Clinton d'élargir l'OTAN pour y inclure les pays d'Europe de l'Est qui avaient été auparavant sous domination soviétique, ainsi que l'intervention militaire américaine en 1996 pour contrer la posture militaire de la Chine face aux velléités indépendantistes de Taiwan, avaient jeté les bases d'une nouvelle guerre froide.
Le tournant qui en marqua véritablement le début fut la guerre du Kosovo en 1999. Cette toute première guerre menée par l'OTAN en tant que telle, fut menée en dépit de l'opposition de Moscou et de Pékin, et en contournant le Conseil de sécurité de l'ONU dont ces deux pays sont membres permanents avec droit de veto. La guerre du Kosovo rompit ainsi la promesse d'un « nouvel ordre mondial » dans lequel devait prévaloir la primauté du droit international, faite par George H.W. Bush en 1990. Le président américain fit cette annonce quelques mois avant la première guerre du Golfe menée par les États-Unis avec le feu vert de l'ONU pour chasser les troupes irakiennes hors du Koweït.
« Deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d'une part, avec leurs alliés occidentaux dont ils se sont efforcés de maintenir l'allégeance après 1990 — et, de l'autre, la Russie et la Chine. »
Le « nouvel ordre mondial » ne survécut pas à la décennie. Depuis lors, deux camps distincts se sont formés : les États-Unis, d'une part, avec leurs alliés occidentaux (au sens politique de l'Occident, qui comprend des pays de l'Asie-Pacifique comme le Japon, l'Australie et la Corée du Sud) dont ils se sont efforcés de maintenir l'allégeance après 1990 — et, de l'autre, la Russie et la Chine. Les deux camps se sont alors mutuellement considérés comme des puissances mondiales rivales et ont agi en conséquence, quels qu'aient pu être les hauts et les bas dans leurs relations triangulaires au cours du dernier quart de siècle passé.
Il a fallu attendre encore quelques années pour que l'existence d'une nouvelle guerre froide soit reconnue. Deux livres portant cette appellation dans leurs titres furent publiés en 2007 et 20085. Et pourtant, en 2008 même, quelques mois seulement avant la première contre-attaque militaire de Moscou en riposte à l'élargissement continu de l'OTAN — l'intervention russe en Géorgie en soutien aux séparatistes d'Abkhazie et d'Ossétie du Sud, selon un modèle qui allait être reproduit à Donetsk et Louhansk en Ukraine en 2014 — Condoleezza Rice, alors secrétaire d'État américaine, affirmait encore que « les récents propos au sujet d'une nouvelle guerre froide sont un non-sens hyperbolique6 ».
Il faudra l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et son intervention en Ukraine pour faire pencher la balance de manière décisive vers une reconnaissance toujours plus grande de la réalité d'une nouvelle guerre froide. Après le tournant nettement hostile des relations américano-chinoises inauguré par Donald Trump et poursuivi par Joseph Biden, l'invasion de l'Ukraine lancée par Vladimir Poutine en février 2022 — en portant les tensions entre la Russie et l'Occident à son paroxysme, peut-être même à deux doigts de l'utilisation d'armes nucléaires et du début d'une nouvelle guerre mondiale — a rendu la nouvelle guerre froide visible à tous, sauf ceux qui ne veulent pas voir.
Article traduit de l'anglais par l'auteur | Gilbert Achcar, « A cold war by any other name », Le Monde diplomatique (english version), juin 2023
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

« Il faut mettre en crise les institutions européennes, par le vote et par des luttes »
L'économiste Catherine Samary, membre d'Attac et du NPA, porte un regard critique sur les « visions » européennes proposées par Emmanuel Macron ou Raphaël Glucksmann. Mais elle conteste aussi la stratégie trop institutionnelle des Insoumis, et certains pans de leurs discours. Publié par Mediapart.
Tiré de Inprecor 719 - avril 2024
26 avril 2024
Par Catherine Samary
Catherine Samary à l'Université d'été du NPA. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas
En présentant son « Agenda 2030 » pour l'Union européenne (UE), Raphaël Glucksmann a préempté la critique du second discours de la Sorbonne prononcé par Emmanuel Macron, désormais lesté de son bilan. Cette course à l'Européen le plus ambitieux ou le plus cohérent a de quoi laisser insatisfaits, à gauche, celles et ceux qui partagent une sensibilité internationaliste tout en pensant que des ruptures franches sont nécessaires pour « mettre en crise »l'intégration européenne existante.
C'est le point de vue de Catherine Samary, économiste et militante altermondialiste, membre d'Attac et du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Cosignatrice d'une tribune collective récente plaidant pour la constitution d'un « pôle alternatif, révolutionnaire et radicalement démocratique », elle est également critique de la posture de La France insoumise (LFI) à ce scrutin, avec son mot d'ordre selon lequel il serait possible de « tout changer » par un simple vote le 9 juin. Entretien.
Emmanuel Macron et Raphaël Glucksmann viennent de partager, à un jour d'intervalle, leur « vision » pour l'Union européenne. Vous semblent-elles antithétiques, ou s'affrontent-elles au sein d'un même espace de cogestion de l'intégration européenne, sans remise en cause de ses piliers fondamentaux ?
J'observe du côté de Glucksmann et du Parti socialiste (PS) une volonté de redonner vie à une social-démocratie ayant largement dépéri sur bien des terrains, en retrouvant de la vitalité sur le plan social et écologique. Mais cela ne dessine pas de véritable rupture avec le cours existant de l'intégration européenne.
Le cadre institutionnel global n'est pas critiqué frontalement, et on n'a pas vraiment de réponse sur ce qu'il advient lorsqu'une force de gauche se retrouve confrontée aux traités de libre-échange noués par l'UE, aux critères budgétaires austéritaires, aux règles sur la libre concurrence, etc. Je ne nie pas la pertinence de certaines luttes concrètes à l'intérieur des institutions, en faveur des travailleurs ubérisés ou contre la politique migratoire européenne. Ces batailles sont nécessaires au Parlement, mais cela ne suffit pas.
Le thème de la désobéissance à certaines règles de l'UE n'est guère présent dans la campagne, alors qu'il figurait dans le programme de l'union des gauches aux législatives. Les Insoumis de Manon Aubry ne l'ont pas abandonné mais ne le mettent pas en avant. Le regrettez-vous ?
Je crois en effet à la nécessité de mettre en crise notamment le rôle d'institutions non élues comme la Commission et la Banque centrale européenne (BCE), qui agissent d'après leurs critères de « concurrence libre et non faussée » qui sont antithétiques avec une sortie des logiques productiviste et capitaliste. Pour mettre en cause ces institutions, il faut cependant construire un mouvement européen alternatif, « par en bas ». Or, nous avons un retard considérable dans ce processus.
Face à la globalisation capitaliste, il y avait eu la construction d'un mouvement altermondialiste, avec des forums sociaux mondiaux et européens, à partir de 2001 à Porto Alegre (Brésil) pour les premiers, et de 2002 à Florence (Italie) pour les seconds. Ces forums ont dépéri mais un rebondissement est en cours, comme le processus mis en œuvre lors des rencontres de Marseille du 26 au 28 avril prochains pour construire un « Espace commun européen des alternatives » afin d'articuler des campagnes populaires à différentes échelles.
À cet égard, je trouve que le slogan de LFI pour les élections européennes, « donnez-nous la force de tout changer », exagère ce qu'il est raisonnable d'espérer par le vote. Cela suggère de s'en remettre à une organisation politique et à sa position institutionnelle, ce qui est assez loin de la logique ébauchée avant les élections, d'une union populaire tournée vers un « front social ». C'est pourtant indispensable pour crédibiliser un discours plus radical contre « la cogestion par la droite, les socialistes et les macronistes ».
Il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d'un « bloc occidental », ni à l'expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine.
Est-ce qu'une ligne de rupture avec l'intégration existante n'est pas plus difficile à défendre depuis la guerre en Ukraine, à l'heure où des grandes puissances révisionnistes s'apprêtent à explorer les failles de l'UE ?
Face à la guerre en Ukraine, même des forces modestes ont entrepris de mettre en place un réseau solidaireluttant sur plusieurs fronts avec les forces progressistes ukrainiennes. Il s'agit de s'opposer à la fois à une agression grand-russe impériale, mais aussi à des attaques sur le droit social, les droits syndicaux, la santé, sous pression du FMI (de la dette) et de l'UE… De même, sur la cause palestinienne, le réseau BDS [Boycott Désinvestissement Sanctions – ndlr] est précieux pour défendre le droit international, en contestant les politiques de l'UE envers l'État d'Israël tout en réclamant la poursuite en justice de tous les crimes de guerre.
En tout état de cause, il ne faut adhérer ni aux approches apologétiques d'un « bloc occidental », comme Glucksmann et Macron ont tendance à le faire, ni à l'expansion impériale et réactionnaire grand-russe de Poutine. Celui-ci est principalement soutenu par des extrêmes droites dans le monde ; mais une partie des gauches est attirée par la posture « anti-occidentale » qu'affichent les BRICS[une entente économique de grandes puissances du « Sud global » – ndlr], dont fait partie la Russie. Or ce regroupement hétérogène n'offre aucune alternative anti-impérialiste, anticapitaliste et démocratique à l'ordre du monde actuel.
Au sein de la gauche anticapitaliste, vous faites partie de celles et ceux qui assument la nécessité d'un soutien militaire à l'Ukraine. Que pensez-vous du mot d'ordre d'« économie de guerre » avancé par Raphaël Glucksmann ?
Il faut faire attention à la surenchère dans les mots. Historiquement, le terme suggère la participation à une guerre mondiale, là où il s'agit surtout d'être en soutien à une guerre de libération nationale. Il signifie plus précisément la transformation de la quasi-intégralité des structures productives d'une économie, ce qui n'est pas à l'ordre du jour, y compris dans les propres propositions de Raphaël Glucksmann.
Il s'oppose à un discours pacifiste, tenu par le PCF ou LFI, qui avance un mot d'ordre « cessez-le-feu partout ». C'est un discours insatisfaisant au regard du soutien concret à porter à l'Ukraine : l'aide armée n'est pas demandée seulement par le gouvernement Zelensky, mais par toutes les composantes de la société qui résistent à l'agression russe, dont des combattant·es femmes et LGBT. Cela n'implique pas de renoncer à la critique des blocs militaires comme l'OTAN (ou l'OTSC dominé par la Russie) mais ce n'est pas parce que des armes viennent d'un membre de l'Otan qu'elles ne sont pas nécessaires dans une résistance contre une occupation et une agression militaires.
Cela étant dit, le discours pacifiste contient une critique pertinente de l'exploitation réelle que les forces impérialistes et les industries d'armement font de la guerre. Il faut y répondre, et donc remettre en cause une logique de production des armes qui vise le profit, et la combiner avec des discussions politiques pour un mouvement anti-guerre décolonial. C'est un aspect que je n'entends ni chez Macron ni chez Glucksmann.
Comment appréhender la question de l'élargissement demandé par l'Ukraine et d'autres pays dans les Balkans ou à l'Est ? En l'envisageant favorablement, vous êtes finalement plus proche de Glucksmann que de LFI…
Parce que Glucksmann est moins critique de l'UE que d'autres composantes de gauche, ou plus optimiste dans sa transformation depuis l'intérieur des institutions, il défend en effet le principe de l'élargissement. J'y suis ouverte pour d'autres raisons.
Lorsque LFI s'y dit opposée en affirmant qu'élargir l'UE à des pays aux normes plus faibles créerait une concurrence déloyale, ce parti oublie que les délocalisations n'ont pas attendu les adhésions à l'UE pour avoir lieu. Et cela voudrait dire qu'on ne pourrait construire une Union européenne qu'avec des pays ayant les mêmes niveaux de richesse et de développement ? Cela revient à acter une logique d'Europe forteresse, d'Europe des riches.
La meilleure façon d'avancer des alternatives, ce n'est pas de sortir de cette construction européenne mais d'y désobéir.
Je pense qu'il faudrait plutôt saisir l'opportunité de ces demandes d'intégration, lorsqu'elles ont un véritable soutien populaire, comme c'est le cas en Ukraine face à l'agression russe. Car en réalité, l'élargissement soulève des problèmes constitutionnels majeurs. Quels fonds et politiques économiques pour réduire les inégalités ? Quel type de démocratie ? On ne peut pas répondre à ces questions avec l'UE telle qu'elle est. Ce n'est pas une raison pour rejeter les adhésions, mais s'en saisir au contraire comme opportunité d'une mise à plat démocratique des traités et politiques européennes.
Ce ne serait pas du luxe. L'UE n'a pas été capable de se confronter aux enjeux monétaires et bancaires de la grande crise économique de 2009, aux enjeux de santé du Covid, aux enjeux d'une transition écologique dans la justice sociale… La meilleure façon d'avancer des alternatives, ce n'est pas de sortir de cette construction mais d'y désobéir, d'organiser des campagnes populaires et d'inventer un fonctionnement alternatif de l'Europe, avec des mises en œuvre partielles et institutionnelles.
C'est une véritable gageure, au regard des reculs sociaux et démocratiques accumulés, et de la désynchronisation des rythmes politiques entre États membres.
C'est l'une des difficultés de notre époque. Les grandes luttes nécessaires d'aujourd'hui, sociales, féministes ou écologiques, ou à propos de la guerre et de la paix, ne peuvent se résoudre à une échelle purement nationale. À cet égard, l'horizon européen est stratégiquement intéressant entre le niveau national et le niveau international, nécessaire mais encore plus lointain. Le niveau continental, par la proximité qu'il suppose, est décisif.
C'est pourquoi il faut une posture radicalement critique sur ce qu'est l'UE réellement existante, mais ne pas louper des batailles, que ce soit dans, hors et contre l'UE. Il s'agit de désobéir et d'entraîner le plus de forces possible pour des alternatives internationalistes, dans l'intérêt des peuples.
Propos recueillis par Fabien Escalona
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

l’extraordinaire progression d’Eh Bildu... et la réédition du pacte PNV-PSE
Si l'on devait résumer les résultats des élections en un seul titre, on pourrait dire que l'extraordinaire progression d'EH Bildu (4,56% des voix (92.155) et 6 sièges) n'a pas réussi à empêcher que le prochain gouvernement basque soit une réédition du précédent : un gouvernement de coalition entre le PNV (Parti Nationaliste Basque, droite) et le PSE-EE (PSOE).
23 avril 2024, par EGIREUN
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article70555
Ainsi, bien que le PNV ait perdu 3,83% des voix et 4 sièges par rapport aux élections de 2020, l'augmentation de 0,56% et de 2 sièges du PSE, permet à la coalition PNV-PSE d'atteindre la majorité absolue dans le futur parlement (39 sièges sur 75) et de continuer à gouverner.
Selon le candidat de EH Bildu au Lehendakari (président), Pello Otxandiano, les résultats de dimanche permettent de former deux majorités au parlement basque : d'une part, la plus grande majorité nationaliste (PNV-EH Bildu) de l'histoire du parlement basque (54 sièges sur 75) en faveur du « droit de décider » [1] et d'autre part, une majorité de gauche (EH Bildu, PSE, Sumar, 40 sièges sur 75) pour promouvoir les politiques sociales. Et EH Bildu considère que cette situation ouvre un nouveau cycle politique dans lequel la gauche nationaliste joue un rôle central.
Cependant, si ces chiffres sont réels, la constitution de ces deux majorités ne dépend pas d'EH Bildu mais surtout de l'accord PNV-PSE, tant en termes d'autonomie que de politiques de transition sociale, fiscale ou écologique.
Quoi qu'il en soit, ce qu'il faut retenir, c'est que ces élections montrent la crise du PNV et un EH Bildu en plein essor. Une montée, disons structurelle, non soumise à la conjoncture se consolide depuis quelques années, notamment depuis les élections municipales de 2023 (c'est la première force municipale du Pays basque) et lors des élections au Parlement espagnol de juillet 2023, avec une augmentation de 5,27% en pourcentage face à un PNV qui a perdu 8% de voix par rapport aux élections précédentes.
Quelles sont les raisons du déclin du PNV ?
Les raisons du déclin du PNV sont, d'une part, l'usure produite par la longue période de gestion gouvernementale qu'il a dominée depuis 1980 (bien que sa gestion ait été acceptée par de larges secteurs de la population) et, d'autre part et surtout, une législature particulièrement agressive en matière de politiques sociales (principalement la santé et le logement) et au ton nettement autoritaire, en accord avec l'air du temps.
Au cours de la campagne électorale, la question centrale a été le débat sur le système de santé publique (Osakidetza) qui, après avoir été un système de pointe en Espagne, s'est progressivement dégradé en raison de la privatisation des services, de la réduction des ressources et du manque de personnel. Et alors qu'Osakidetza apparaissait comme le fleuron du pays basque selon le PNV, son candidat a dû reconnaître les faiblesses et annoncer des mesures d'amélioration (en matière de recrutement de personnel, de soins primaires...) que son parti et le gouvernement PNV/PSE avaient jusqu'à présent systématiquement refusées.
Il ne pouvait en être autrement, car pendant la campagne électorale, les mobilisations des usagers et du personnel de santé n'ont pas cessé, pas plus que les mobilisations promues par les groupes de défense d'une santé publique de qualité et les syndicats.
En outre, le PNV a également été confronté aux manifestations d'autres secteurs, tels que les retraités, les femmes travaillant dans les soins à domicile ou le réseau des maisons de retraite...
L'opposition du PNV à la loi sur le logement adoptée en Espagne (avec le soutien d'EH Bildu et de la gauche SUMAR/Podemos) pour tenter de mettre un terme à la voracité des fonds vautours dans le secteur et à la crise aiguë du logement - qui explique l'émergence de syndicats de locataires et la déclaration de certaines villes comme zones de tension- a été très controversée.
A cela s'ajoute la relation étroite que le PNV entretient avec les élites économiques et financières (le président de Petronor - entreprise pétrolière et gazière, pionnière en matière de pollution et de négation de la crise climatique - est un ancien président du parti), qui constitue l'alpha et l'oméga de sa politique économique.
Si l'on ajoute à cela que les temps changent et que des questions comme l'égalité des sexes, les droits LGBTQ, la crise écologique, la démocratie participative... sont peu identifiables à l'image du PNV ;tandis qu' avec EH Bildu émerge une alternative plus identifiable à celles-ci. L'érosion du PNV est donc compréhensible, même si contrairement à d'autres partis bourgeois, le PNV est un parti avec une base populaire et une base militante.
L'essor d'EH Bildu
Depuis la fin de l'activité armée de l'ETA, EH Bildu développe une politique nationale et sociale alternative à celle du PNV, et son ascension électorale doit être replacée dans les coordonnées suivantes :
• Premièrement, ses racines sociales. Par sa nature et son histoire, EH Bildu n'est pas seulement une marque électorale, c'est une force politique profondément enracinée dans la société basque, tant par une tradition militante dans le mouvement ouvrier (syndicat LAB, plus de 50.000 membres et deuxième syndicat du Pays Basque) que dans les mouvements sociaux (mouvement féministe, mouvement environnemental, etc.), avec un militantisme présent dans les mobilisations sociales et politiques.
• Deuxièmement, il a une forte présence au niveau municipal (première force électorale municipale au Pays basque).
• Troisièmement, tant au Parlement espagnol (où il constitue une force essentielle pour empêcher la droite d'arriver au pouvoir) qu'au Parlement basque, il accorde une attention particulière à la mise en place de politiques sociales en faveur du plus grand nombre avec un discours qui ne s'adresse pas seulement à la population basque, mais à tous les peuples de l'État. Il en va de même pour la défense des droits et des libertés (contre la loi du bâillon...) ou contre la corruption.
• Quatrièmement, sur la question nationale, il se situe loin de la revendication traditionnelle d'indépendance. Comme l'expliquait Oscar Matute à Mediapart en 2023 « Jusqu'à présent, nous avons surtout eu un public réceptif à notre discours sur l'indépendance. Nous essayons désormais de créer un point de connexion avec les gens qui vivent au Pays basque mais ne partagent pas forcément notre projet sur l'indépendance ». D'où son plaidoyer en faveur d'une structure confédérale de l'État.
• Enfin, pour ces élections, son programme constitue une proposition alternative à celle du PNV. « En période de transformation de l'emploi, nous allons opter résolument pour l'emploi de qualité, en nous opposant à la précarité qui conditionne profondément les conditions et les projets de vie. Le salaire minimum de 1 400 euros, la journée de travail de 32 heures sans réduction de salaire, le renforcement intégral de la santé au travail et de l'inspection du travail, la lutte ferme contre l'écart salarial et la signature du Pacte pour le cadre basque des relations de travail et de la protection sociale ... le soutien aux revendications du mouvement des retraités pour un salaire minimum de 1080 euros ». Un programme, disons, antilibéral, qui, bien qu'il comporte des aspects critiquables , répond aux attentes de changement de larges secteurs sociaux.
Et maintenant ?
Ces résultats ouvrent selon EH Bildu un nouveau cycle politique, dans lequel EH Bildu constitue l'axe capable d'articuler deux majorités : une majorité nationaliste pour canaliser les aspirations nationales du peuple basque et une majorité de gauche pour s'attaquer aux politiques sociales. Est-ce possible ?
D'une part, sur la question nationale, il n'est pas du tout évident que le PNV s'appuie uniquement sur EH Bildu pour faire avancer les « Bases consensuelles pour l'actualisation de l'Autogouvernement d'Euskadi » (approuvées en 2018 avec les votes de ces deux partis). D'ailleurs ce document s'est perdu dans les tiroirs et, au cours de cette campagne, la question n'a pratiquement pas été abordée.
D'autre part, il est certain que le PSE (fidèle disciple du PSOE et de la politique gouvernementale en Espagne) ne sera pas disposé à faire partie d'une majorité de gauche pour promouvoir des politiques sociales de grande envergure. Il le sera d'autant moins s'il est en coalition avec le PNV. Il ne faut pas oublier que sur des questions telles que la santé publique, les projets inutiles ou les revendications des retraités, ce parti n'a pas bougé le petit doigt jusqu'à présent. Ce qui explique en partie sa faible progression électorale.
Donc le problème n'est pas dans l'arithmétique parlementaire - ce qui peut être le cas parfois- mais dans le rapport de force social pour faire pencher la situation du bon côté.
Il est un peu inquiétant que pendant la campagne électorale et le soir même du scrutin, la question des mobilisations sociales, de la construction d'un rapport de force pour défendre les revendications sociales , écologiques, féministes... ait été absente. Car sans ce rapport de force, l'arithmétique parlementaire a peu de chance.
Par ailleurs, lorsque EH Bildu affirme dans la présentation de son programme de gouvernement pour ces élections que le point cardinal pour avancer est que chacun commence à réfléchir à la manière de faire pays. Certes si la formule travailler pour le bien-être du pays, signifie travailler pour les 99% et répondre aux besoins de la majorité sociale, alors elle fait sens. Mais le problème est que pour illustrer cette formule de campagne, il cite deux accords (l'un qui a abouti et l'autre qui n'a pas abouti) qu'EH Bildu a signés avec le PNV au cours de la dernière législature. Le premier accord concernait le système éducatif basque (compétence de la Communauté autonome) signé par la gauche nationaliste avec le PNV mais rejeté par une grande partie du secteur : il sacralisait la dualité du système éducatif (public et privé) et renvoyait l'unification du système dans le secteur public aux calendes grecques. EH Bildu ne s'est retiré de cet accord que parce que le PSE a introduit une modification concernant le droit de choisir l'enseignement en castillan si les parents le demandent.
Le second accord concerne la loi sur la transition écologique, un accord très critiqué par les secteurs écosocialistes car, malgré des aspects positifs, il s'accomode d'un verdissment du capitalisme alors qu'au Pays Basque il existe déjà des propositions rééllement alternatives.
Ces deux exemples montrent les tensions liées à cette orientation politique. Cette orientation qui cherche des accords avec des forces politiques dont le modèle de société est aux antipodes est vouée à l'échec d'autant qu'elle n'est pas en position hégémonique et qu'il n'y a pas de rapport de forces sociales.
Par conséquent, la tâche ici et maintenant serait de traduire cette impulsion électorale d'EH Bildu et la demande de changement profond qu'elle reflète en une dynamique de construction de mobilisation et d'organisation sociales ppour faire avancer les droits sociaux et démocratiques.
Josu Egireun
P.-S.
• Mise à jour. Des corrections et une note explicative ont été ajoutées le 24 avril 2024.
Notes
[1] La Constitution de l'État espagnol ne reconnaît pas aux nationalités historiques (Catalogne, Pays basque, Galice...) le droit à un référendum pour décider du type de relation à établir avec l'État (relation fédérale, confédérale ou indépendance). C'est pourquoi des initiatives (sociales et institutionnelles) sont promues au Pays basque pour que ce droit à décider
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Italie : un an et demi de règne de la droite
La ligne politique de Meloni et de ses alliés prône une continuité totale avec les politiques économiques néolibérales de Bruxelles et soutient le nouveau pacte de stabilité européen, qui annonce, dès l'automne, une loi financière très punitive pour les classes populaires.
Tiré de Inprecor 719 - avril 2024
18 avril 2024
Par Franco Turigliatto
Un autre élément crucial est la centralité des entreprises qui ne doivent être soumises à aucune contrainte (laisser les mains libres aux capitalistes !) et qui, au contraire, doivent être soutenues par de nouvelles baisses d'impôts. Les douze amnisties fiscales en un an pour la petite et la moyenne bourgeoisie, principale base électorale du gouvernement, ont été une invitation flagrante à l'évasion fiscale.
Répression, course aux armement et offensive idéologique réactionnaire
À cela s'ajoute la pénalisation sévère de toutes les couches les plus faibles de la société (les pauvres, les migrantEs et aussi les personnes en situation de handicap), à la fois sur le plan économique et normatif. Ces mesures se réalisent à travers l'introduction de 22 nouvelles infractions pénales allant de la répression des rave-partys à la criminalisation des actions collective des jeunes activistes pour la défense de l'environnement tandis que des mesures plus « sérieuses » sont en préparation pour écraser le mouvement de solidarité avec le peuple palestinien dans les universités.
Sur le plan international, Meloni appuie pleinement la coalition impérialiste de l'Otan, la course aux armements et l'envoi de la flotte italienne dans le golfe Persique.
Son action s'accompagne aussi d'une poursuite du processus de privatisation des écoles, d'accentuation des divisions de classe en leur sein et d'une offensive idéologique visant à réécrire l'histoire du pays dans un sens réactionnaire et révisionniste. Les représentants des forces armées sont de plus en plus présents dans la vie et l'éducation de nombreuses écoles et on assiste à l'activation de toutes les impulsions réactionnaires de la société, y compris le racisme, le patriotisme nationaliste et le vieux colonialisme.
On assiste à une occupation systématique à tous les niveaux des institutions et du pouvoir, avec le contrôle total de la télévision et des médias publics et la tentative de museler et même de criminaliser les journalistes critiques.
Le culte de la prétendue démocratie du dirigeant élu par le peuple s'exprime dans une contre-réforme institutionnelle qui donnera d'énormes pouvoirs au Premier ministre, modifiant complètement l'équilibre des pouvoirs de l'État, et qui est combinée à la contre-réforme de la prétendue autonomie différenciée, qui rendra les régions riches encore plus riches et qui détruira encore plus les soins de santé publics au profit du secteur privé.
Morts au travail et destruction des acquis de la Résistance
Ils veulent mettre fin à cette « religion civile réformiste » (porteuse de droits, de liberté et de recherche de la justice sociale) qui a caractérisé le pays pendant des années après la victoire de la Résistance, exprimée par le mouvement ouvrier et les forces sociales, syndicales et politiques de la gauche. Les défaites de la classe ouvrière, sa fragmentation et les politiques d'austérité menées par les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche ont ouvert une autoroute à l'extrême droite pour tenter d'instaurer ce que Gramsci appelait une « révolution passive » réactionnaire des classes dominantes.
Une chaîne interminable et inacceptable de morts au travail, de véritables massacres de travailleurEs, marque désormais la condition de la classe ouvrière, et il est clair que ce gouvernement, qui ne veut mettre aucun obstacle à la libre exploitation des entreprises et à la précarité, ne peut pas et veut encore moins mettre en place une législation efficace et des contrôles adéquats pour lutter contre ces meurtres.
Vers une nouvelle saison de luttes ?
Le gouvernement sait bien que pour consolider son pouvoir, il doit en venir à une confrontation avec le mouvement ouvrier (et il s'y prépare). Ce dernier conserve sa force syndicale et organisationnelle, bien qu'affaiblie. Jusqu'à présent, cette confrontation directe a été reportée en raison de la passivité des directions syndicales, y compris la subordination totale de la CISL (deuxième syndicat italien), et de l'espoir du gouvernement que l'inaction syndicale accentue encore la démoralisation et les divisions de la classe ouvrière, mais les tensions sur les salaires et l'emploi sont bien présentes et (avec l'arrivée de la loi budgétaire d'austérité) pourraient précipiter la confrontation. Les syndicats de base, mais aussi les directions des deux autres grands syndicats, la CGIL et l'UIL, tentent de réagir d'une manière ou d'une autre, en commençant par le renouvellement des contrats de travail de nombreuses catégories dans les secteurs public et privé, dont les salaires ont été massacrés par l'inflation. Le 11 avril, des grèves et des mobilisations ont eu lieu dans tout le pays contre les morts au travail. Le 12 avril, 10 000 travailleurEs de Stellantis et de l'industrie automobile sont descenduEs dans les rues de Turin pour défendre leurs emplois.
En outre, deux dates symboliques de lutte pour le mouvement ouvrier, le 25 avril, anniversaire de la défaite du fascisme, et le 1er mai, sont très proches. La perspective doit être celle d'une nouvelle saison de lutte, d'un regain du mouvement ouvrier, capable de résister au dur affrontement social contre le gouvernement fasciste qui gère les intérêts de la classe capitaliste.
Publié par L'Anticapitaliste n°704.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.













