Derniers articles
Guatemala, l’espoir d’un peuple en lutte
Déclaration unitaire des mouvements anticolonialistes des colonies françaises
Appel du Comité d’organisation du FSM 2024 au Népal
Éditorial
The post Éditorial first appeared on Revue Caminando.
Soudan : la population civile prisonnière des ambitions politiques de deux chefs militaires
Non au génocide du peuple palestinien au profit de l’impérialisme !
Australie : désinformation, espoirs et déceptions pour les droits autochtones
Hausse de l’aide alimentaire
Le rôle essentiel des prisonniers
Cuba vit et résiste : regardez la vidéo sur la solidarité avec le peuple cubain

La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale
Capitalisme, colonialisme, patriarcat et intersectionnalité des mal-être.
L’éthique du care n’est pas une éthique de la réciprocité, mais une éthique désintéressée : nous ne nous soucions pas d’autrui pour nous acquitter d’une dette ni pour que notre sollicitude soit récompensée, mais parce que sa vulnérabilité nous engage moralement[2].
Dans une ère de pénurie de main-d’œuvre, de définancement et de privatisation des services publics, il importe de réfléchir au soin et à la façon dont celui-ci s’intègre dans notre quotidien. Que l’on pense au manque de main-d’œuvre dans le secteur de la santé et des services sociaux, aux places en garderie qui se font rares ou à la proche aidance qui est le lot de plus de 30 % de la population active au Canada[3], la prestation de soins s’érige comme une question sociale et politique importante qui dépasse largement la sphère privée.
Si prendre soin des autres est un don de soi remarquable qui contribue à la santé et au bien-être d’autrui, la personne qui offre ces soins peut voir sa santé et son bien-être significativement affectés. En effet, selon l’Institut de la statistique du Québec, 64 % des proches aidantes et aidants ont diminué leurs activités sociales ou de détente, 50 % ont réduit le temps passé avec leur conjoint·e et 34,5 % ont modifié ou annulé leurs vacances, des facteurs qui tous contribuent à l’épuisement[4]. Dans ce contexte, il est juste de parler de fatigue de compassion, soit une forme d’épuisement émotionnel lié à la prise en charge d’autrui.
La fatigue de compassion est une usure émotionnelle qui apparaît lorsqu’une personne est témoin de la souffrance d’autrui de façon répétée et se sent impuissante devant cette souffrance[5]. Alors que la fatigue de compassion est largement documentée, son intersection avec les systèmes de pouvoir et d’oppression est moins étudiée. La fatigue de compassion semble pourtant amplifiée par certains systèmes sociaux. En effet, les femmes occupent davantage de rôles de care comparativement aux hommes[6]. Par ailleurs, les impératifs de productivité capitalistes semblent dénaturer le don de soi désintéressé.
Cet article explore la façon dont les dynamiques genrées et le capitalisme peuvent influer sur la fatigue de compassion chez les personnes qui prodiguent des soins. Le travail de care sera d’abord défini. On proposera ensuite des pistes de réflexion pour analyser la façon dont les dynamiques genrées du care et le capitalisme peuvent constituer un terreau fertile pour la fatigue de compassion.
Care et épuisement : le poids invisible de la compassion
Le terme « care » se traduit particulièrement mal en français. Il est fréquemment traduit par « sollicitude ». Le « care » signifie à la fois « prendre soin de », mais aussi « accorder de l’importance à », « se sentir concerné par », « tenir à », « être attaché à », « ressentir de l’affection pour », ou encore « avoir à cœur »[7]. La théoricienne Joan Tronto définit le care comme « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible[8] ».
Le care exprime donc à la fois le geste et la préoccupation et comporte des dimensions cognitives, morales et émotionnelles, tout comme les gestes physiques et les paroles motivés par ces composantes de nature psychologique. Il inclut autant des activités rémunérées visant au bien-être physique et psychologique des autres, les professions du domaine de la santé comme les soins infirmiers, la psychologie ou le travail social, le travail dans le milieu communautaire, l’enseignement…, mais aussi les tâches effectuées gratuitement, que ce soit au sein du foyer familial, les tâches domestiques, les soins aux enfants, ou à l’extérieur, comme prêter main forte ou une oreille attentive à un proche dans le besoin, y compris la proche aidance. Le care peut aussi comprendre les actions militantes en santé, pour l’environnement, pour la justice sociale, pour les droits des animaux, etc.
Or, être dans un état de préoccupation et poser constamment des gestes pour favoriser le bien-être des autres ou de la société peut devenir épuisant. Les professions de soins sont largement associées à la fatigue de compassion dans la littérature scientifique[9]. Toutefois, dans certains types de texte, la fatigue de compassion semble souvent mal mesurée et comprend une variété de facteurs de stress professionnel qui n’ont parfois rien à voir avec la compassion et l’épuisement qui peut y être associé. Sinclair et ses collègues[10] parlent de la fatigue de compassion comme d’une expression en suremploi quand elle décrit l’épuisement professionnel dans le domaine de la santé. Cette expression serait potentiellement sous-utilisée dans le cas de la fatigue militante[11] ou de celle des proches aidantes et aidants, toutes deux une forme de fatigue de compassion[12]. En ce sens, la fatigue de compassion peut donc accabler toute personne qui se trouve engagée moralement par la vulnérabilité d’autrui et effectue un travail de care.
Le care : une dynamique genrée qui vulnérabilise les femmes
Le care constitue, encore aujourd’hui, un ensemble d’activités hautement genrées. Traditionnellement, les femmes ont été perçues comme naturellement douées pour ce rôle et ont donc davantage été conditionnées à dispenser des soins[13]. Cette assignation de genre a des effets sur elles : non seulement elle limite leurs perspectives, mais elle les expose à un risque accru de fatigue de compassion en raison des attentes disproportionnées dont elles sont l’objet. Les femmes sont placées dans une situation de vulnérabilité de différentes manières, notamment sur les plans économique et social, ce qui peut contribuer à la fatigue de compassion.
Dans le système capitaliste, le care en tant que travail a des conséquences économiques importantes. Sur le plan salarial, les femmes qui occupent des emplois associés au care, socialement et historiquement dévalorisés, ont un salaire qui n’est pas toujours à la hauteur de leur investissement émotionnel[14]. Effectué gratuitement, le care peut avoir pour effet de précariser financièrement les personnes qui le pratiquent, majoritairement des femmes. En effet, plus de 20 % des personnes proches aidantes vivent de l’insécurité financière[15]. Il s’agit d’une préoccupation qui s’ajoute à la charge mentale de ces personnes et peut contribuer à leur vulnérabilité émotionnelle. Quelques statistiques du Conseil du statut de la femme[16] illustrent le fardeau économique et émotionnel des proches aidantes :
- plus nombreuses que les hommes, les femmes proches aidantes travaillent plus d’heures et manifestent un engagement qualitativement différent;
- les femmes sont plus nombreuses à travailler à temps plein en plus d’apporter de l’aide à leur proche;
- les femmes sont plus nombreuses à devoir quitter leur emploi, que ce soit de façon temporaire ou permanente, afin de s’occuper de leur proche à temps plein, ce qui a inévitablement des conséquences sur leur situation économique;
- les personnes proches aidantes ont des enfants à charge : 42 % des femmes et 35 % des hommes;
- les femmes considèrent davantage leurs responsabilités de proches aidantes comme stressantes (40 % des femmes, 22 % des hommes) et considèrent que ces responsabilités ont des conséquences négatives sur leur vie familiale;
- les femmes effectuent une plus grande variété de tâches qui exigent un engagement personnel et émotif plus intense. Ce sont souvent des tâches qui ont un effet direct sur la personne et qui doivent être accomplies systématiquement (planifier et préparer les repas, organiser des rendez-vous, s’occuper de l’hygiène de la personne, acheter les médicaments, etc.), tandis que les hommes effectuent d’habitude des tâches d’entretien ponctuelles (peinture, rénovations, etc.) qui ont un effet moins direct sur la personne et comportent donc une charge mentale ou émotive moins grande;
- enfin, les femmes sont moins nombreuses à bénéficier du soutien financier du gouvernement pour leur travail de proche aidante et plus nombreuses à avoir un faible revenu[17].
En plus des coûts psychologiques et des revenus perdus, les proches aidantes dépensent beaucoup d’argent pour les soins à leurs proches, soit en moyenne 7 600 dollars par année, peu importe leur revenu[18]. De plus, la proche aidance, tout comme les autres formes de care accomplies gratuitement, permet à l’État de faire des économies substantielles. Une étude indique que si ce travail était effectué par des employé·e·s du secteur public, « il en coûterait environ 3,95 milliards de dollars à l’État québécois » chaque année[19]. C’est donc l’État qui bénéficie du travail, invisible, des proches aidantes, pour lequel elles reçoivent bien peu tant financièrement qu’en termes de reconnaissance. Ces chiffres mettent en lumière la façon dont l’enjeu du soin dans nos sociétés dépasse largement la sphère privée et constitue une question politique importante. Cette situation économique, ajoutée à la dévalorisation de leur travail, peut accentuer le stress et l’épuisement et ainsi rendre les femmes plus vulnérables à la fatigue de compassion. Les soins prodigués aux autres et la préoccupation envers autrui peuvent également entraver le soin envers soi-même et la régénération de l’énergie nécessaire pour occuper cette fonction déjà lourde émotionnellement.
Au-delà des effets liés à la nature genrée de ce travail sur les femmes, les hommes, socialement éloignés des rôles compassionnels, vivent également les contrecoups de cette double contrainte. Ils peuvent se sentir détachés de leur propre capacité à prodiguer des soins, ressentir une pression à ne pas exprimer leur propre fatigue ou leur besoin de soutien et renforcer ainsi une dynamique genrée toxique et les risques d’épuisement[20].
La combinaison du capitalisme et du patriarcat crée un environnement où les femmes sont à la fois poussées à prodiguer des soins et contraintes par un système qui dévalorise cette compassion[21], notamment en ne leur offrant ni soutien financier adéquat ni reconnaissance. La reconnaissance du care peut être financière (crédits d’impôt, aide gouvernementale, salaire, etc.), mais aussi sociale (accommodements au travail, changement d’attitude à grande échelle concernant la place du soin dans la société, humanisation des soins institutionnalisés ou désinstitutionnalisation et communautarisation des soins, etc.).
Individualisme et productivité : le prix de l’empathie dans le système capitaliste
Le capitalisme, en mettant l’accent sur la compétitivité et l’individualisme, crée un environnement où la compassion peut être perçue comme une faiblesse ou même une distraction[22] au travail. La course incessante à la productivité et à l’efficacité laisse peu de place à la vulnérabilité et à l’humanité : prendre soin des autres et faire preuve d’empathie deviennent un « luxe » souvent inaccessible.
Certaines professions exposent plus les praticiennes et praticiens à la fatigue de compassion en raison de leur proximité avec la souffrance humaine. Celles et ceux qui choisissent une profession d’aide, comme le travail social, la psychologie ou la médecine se trouvent pris au piège : être efficaces ou rentables et en même temps profondément humains et compatissants[23]. Les valeurs du marché rendent la compassion « coûteuse », car elle contrevient à l’impératif de rentabilité[24]. Ainsi ces personnes vivent-elles un paradoxe entre la productivité qu’on attend d’elles et l’empathie dont elles souhaitent faire preuve dans leur travail. L’épuisement qui résulte de cette incapacité à effectuer adéquatement leur travail tout en respectant les contraintes externes peut entraver leur capacité à prodiguer des soins de qualité, ce qui crée un cercle vicieux qui offre de moins en moins de soutien à ceux qui sont déjà vulnérables. L’exigence de productivité dans les emplois associés au soin, où la productivité est difficile à quantifier, peut ainsi mettre en danger la santé des travailleuses et travailleurs et priver de sens leur travail.
Le fait de travailler dans un milieu de soins et la charge de travail[25] sont associés à la fatigue de compassion[26]. Le soutien de l’organisation, des superviseurs et des collègues, tout comme la réduction de la charge de travail, peuvent affaiblir les facteurs associés à la fatigue de compassion[27]. Mais, dans le système de santé actuel, les professionnel·le·s sont encouragés à voir le plus de patientes et patients possible, le plus rapidement possible, ce qui contribue à la fatigue de compassion.
De plus, ces conditions de travail ancrées dans la dévalorisation sociale de ces professions – enseignement, soins infirmiers, psychologie, éducation à l’enfance, etc. – limitent l’autonomie professionnelle et peuvent décourager l’exercice de ces professions, ce qui contribue à la pénurie de main-d’œuvre dans ces secteurs. En effet, les contrecoups de la fatigue de compassion dans les professions liées au care comprennent une hausse de l’absentéisme et du roulement de personnel, une dégradation de la qualité des soins et de la satisfaction des patientes et patients, de même que des difficultés liées au recrutement et à la rétention du personnel[28]. Par ailleurs, les conséquences individuelles comportent des sentiments de frustration, de déconnexion, d’intolérance, de mélancolie, de dépression et un manque de compassion pour les personnes qui reçoivent les soins, notamment[29].
Dans un monde qui a plus que jamais besoin de compassion, nos structures sociales et économiques semblent presque conçues pour l’éradiquer. Prendre soin de l’autre devient un fardeau, une source de souffrance et met parfois en danger la santé de la personne aidante.
Ce texte met en lumière le rôle du capitalisme et du patriarcat dans la fatigue de compassion et l’importance de reconnaitre la valeur intrinsèque du soin, indépendamment des contraintes capitalistes ou des attentes patriarcales. Au-delà de la fatigue de compassion, le care peut avoir des effets grandement positifs sur celles et ceux qui le pratiquent, dont un sentiment de réalisation personnelle et de connexion aux autres[30]. Il semble impératif de repenser la manière dont nos sociétés valorisent et soutiennent celles et ceux qui prennent soin des autres, de façon à favoriser leur bien-être mais aussi celui des personnes soignées. Repenser les structures sociétales et organisationnelles pour valoriser davantage la solidarité et l’entraide pourrait contribuer à un environnement moins propice à cette fatigue[31].
Par Catherine Côté, candidate à la maîtrise en science politique à l’Université de Montréal et patiente partenaire[1]
NOTES
- « Le ou la patiente partenaire est une personne dont le vécu et les savoirs avec la maladie sont reconnus par son équipe médicale, dont il ou elle fait partie intégrante.» Association québécoise de l’encéphalomyélite myalgique, <https://aqem.ca/2022/03/15/pour-en-savoir-plus-sur-le-role-dun-patient-partenaire/>. ↑
- Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier, Patricia Paperman, Vers une société du care. Une politique de l’attention, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019. ↑
- Janet Fast, Caregiving for Older Adults with Disabilities. Present Costs, Future Challenges, IRPP Study n° 58, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 2015. ↑
- Chantale Lecours, « Portrait des proches aidants et les conséquences de leurs responsabilités d’aidant », Institut de la statistique du Québec, Coup d’œil sociodémographique, n° 43, 2015. ↑
- Charles R. Figley (dir.), Compassion Fatigue. Coping with Secondary Traumatic Stress Disorder in Those who Treat the Traumatized, New York, Brunner/Mazel, 1995. ↑
- Nancy Folbre, « Should women care less ? Intrinsic motivation and gender inequality », British Journal of Industrial Relations, vol. 50, n° 3, 2012, p. 597-619.↑
- Word Reference (s.d.), Care, <www.wordreference.com/synonyms/SD%20card>. ↑
- Joan Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, vol. 2, n° 32, 2008, p. 243-265. ↑
- Richard E. Adams, Joseph A. Boscarino et Charles R. Figley, « Compassion fatigue and psychological distress among social workers. A validation study », The American Journal of Orthopsychiatry, vol. 76, n° 1, 2006, p. 103-108 ; Charles R. Figley, 1995, op cit. ; Charles R. Figley, « Compassion fatigue. Psychotherapists’ chronic lack of self care », Journal of Clinical Psychology, vol. 58, n° 11, 2002, p. 1433-1441 ; Jasmeet Singh, Maria Karanika-Murray, Thom Baguley et John Hudson, « A systematic review of job demands and resources associated with compassion fatigue in mental health professionals », International Journal of Environmental Research and Public Health, vol. 17, n° 19, 2020, p. 6987 ; Dorien Wentzel et Petra Brysiewicz, « The consequence of caring too much : Compassion fatigue and the trauma nurse », Journal of Emergency Nursing, vol. 40, n° 1, 2014, p. 95‑97. ↑
- Shane Sinclair, Shelley Raffin-Bouchal, Lorraine Venturato, Jane Mijovic-Kondejewski et Lorraine Smith-MacDonald, « Compassion fatigue. A meta-narrative review of the healthcare literature », International Journal of Nursing Studies, vol. 69, avril 2017, p. 9‑24. ↑
- Paul Gorski, « Fighting racism, battling burnout. Causes of activist burnout in US racial justice activists », Ethnic and Racial Studies, vol. 42, n° 5, 2019, p. 667‑687, 2019 ; Paul Gorski et Stacy Lopresti-Goodman, «“Nobody’s paying me to cry”. The causes of activist burnout in United States animal rights activists », Social Movement Studies, vol. 18, n° 3, 2019, p. 364‑380. ↑
- Conseil du statut de la femme, Les proches aidantes et les proches aidants au Québec. Analyse différenciée selon les sexes, Québec, Gouvernement du Québec, 2018. ↑
- Carole Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982, p. 24-39; Nancy Folbre, 2012, op. cit. ↑
- Marie-Françoise Colliere, « Invisible care and invisible women as health care-providers », International Journal of Nursing Studies, vol. 23, n° 2, 1986, p. 95-112. ↑
- Janet Fast, 2015, op. cit. ↑
- Conseil du statut de la femme, 2018, op. cit. ↑
- Catherine Côté, « La proche aidance, un enjeu féministe ? D’“aidante naturelle” à “proche aidante”», L’Amnésique, 2019. ↑
- Janet Fast, 2015, op. cit. ↑
- Raphaëlle Corbeil, « Proche aidance : un portrait qui donne l’heure juste », La Gazette des femmes, 2018. ↑
- Raewyn Connell, Masculinities, Londres, Routledge, 2005. ↑
- Arlie Russel Hochschild, The Managed Heart, Berkeley, University of California Press, 1983. ↑
- Katherine N. Kinnick, Dean N. Krugman et Glen D. Cameron, « Compassion fatigue. Communication and burnout toward social problems », Journalism & Mass Communication Quarterly, vol. 73, n° 3, 1996, p. 687-707. ↑
- Arlie Russel Hochschild, 1983, op. cit. ↑
- Nancy Eisenberg et Paul Mussen, The Roots of Prosocial Behavior in Children, Cambridge (R-U), Cambridge University Press, 1989. ↑
- Charles R. Figley, 2002, op cit. ↑
- Jasmeet Singh et coll., 2020, op. cit. ↑
- Ibid ; Charles R. Figley, 2002, op cit. ↑
- Dorien Wentzel et Petra Brysiewicz, 2014, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Susan H. Lynch et Marie L. Lobo, « Compassion fatigue in family caregivers. A Wilsonian concept analysis », Journal of Advanced Nursing, vol. 68, n° 9, 2012, p. 2125‑2134. ↑
- Richard E. Adams et coll., 2006, op. cit. ↑
Marche mondiale des femmes : cinq continents et 65 pays à l’unisson
Appel de la gauche ukrainienne en solidarité avec le peuple palestinien
L’accord entre l’UAW et les trois géants de Détroit « marque un tournant dans la lutte des classes »
JQSI —pour réinventer notre culture de consommation
CISO, la table de concertation intersyndicale en solidarité internationale tient son AGA 2023
Violence et conseil municipal
Appel de candidatures de Lojiq pour le FSM 2024 au Népal
Lancement du Collectif québécois En route vers le FSM 2024 au Népal
Catastrophe annoncée à Gaza – Un déchirant sentiment d’impuissance

NORMAN LAFORCE (1952-2023)
Le 5 octobre 2023, c’est avec une profonde tristesse que nous avons appris le décès de notre ami et camarade, le militant Norman Laforce (1952-2023). Norman était un ami fidèle, sensible, bienveillant, un camarade dévoué, combatif, prêt à tout donner. C’est en sa mémoire que nous présentons cet article biographique à son sujet : pour que ses engagements ne soient pas oubliés et qu’ils servent d’inspiration aux jeunes générations.
Norman est né dans la ville ouvrière de Jacques-Cartier (maintenant intégrée à Longueuil) le 25 mars 1952. Mis au monde par le médecin militant Jacques Ferron, il fréquente la même école que Paul et Jacques Rose, futurs membres du Front de libération du Québec (FLQ). Au début des années 1960, la famille de Norman déménage dans l’État New York, d’abord dans un quartier populaire de la métropole puis dans la ville de Corning où il fréquente la Corning Painted Post West High School qu’il délaisse pour travailler. Norman a rapidement été conscient de l’injustice qui fonde notre monde. À l’adolescence, sa réflexion se consolide par la lecture du Rat Subterranean News, un journal contre-culturel adoptant des positions anti-capitalistes, pacifistes et écologistes.
De retour à Montréal, Norman structure de plus en plus sa pensée au contact des mouvements marxistes en pleine ascension. En tant que plombier (et plus tard déménageur), il constate quotidiennement la pauvreté dans les appartements dont il doit s’occuper. D’ailleurs, il fait régulièrement des travaux gratuitement pour ses voisin·e·s pauvres ayant des propriétaires négligents. Norman acquiert ainsi une conviction durable comme quoi le système capitaliste entraîne une lutte des classes qui oppose la bourgeoisie au prolétariat. Dans le but de faire avancer la cause du peuple, Norman s’investit dans les années 1970 au sein du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM), étant même candidat au poste de conseiller municipal à l’élection de 1978.
Au tournant des années 1980, Norman s’intègre de plus en plus à la scène punk et skinhead émergente de Montréal. Il participe à l’organisation de concerts locaux (Genetic Control, SCUM) et de groupes internationaux (dont Angelic Upstarts et Dead Kennedys), assure la sécurité dans les spectacles et compose quelques chansons. En plus de son implication musicale, Norman assume le leadership d’une bande de skinheads marquée à gauche – les East End Skins – qui combat manu militari les groupes fascistes de la métropole. C’est ainsi qu’à la fin des années 1980 et au début des années 1990, Norman devient un des piliers de la lutte anti-fasciste à Montréal. Il mène ce combat avec succès, notamment contre l’éphémère section montréalaise du KKK dirigée par Michel Larocque. Grâce à ses nombreuses contributions à la scène musicale et au combat anti-fasciste, Norman continuera d’entretenir de forts liens de camaraderie avec les Red and Anarchist Skinheads (RASH) de Montréal et d’ailleurs. Il est salué personnellement par Roddy Moreno, chanteur de The Oppressed, lors du passage du groupe à Montréal en décembre 2021.



De gauche à droite : Norman Laforce en 2019, vers 1982 et en 2022.
Norman contribue aussi grandement aux luttes des locataires des années 1990 jusqu’à son décès en 2023. Il est membre du Comité logement Ville-Marie où il intègre le conseil d’administration de 2012 à 2014, et participe au POPIR Comité Logement dont il est vice-président en 2016, tout en écrivant pour son journal Le Canal. Il s’implique en sus au Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ), au Comité logement du Plateau Mont-Royal, au Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) dont il est président aussi en 2016 et, enfin, au Regroupement information logement (RIL). Installé dans Pointe-Saint-Charles depuis 2013, Norman participe aux mobilisations pour que la communauté récupère les terrains et la bâtisse qui deviendront le Bâtiment 7 (B7). Lorsque nous obtenons gain de cause en 2017, Norman poursuit son implication dans les différents cercles du B7, à l’épicerie communautaire Le Détour et au regroupement Action-Gardien. Ces dernières années, il était au cœur du grand projet communautaire qu’est le B7.
Au fil du temps, Norman évolue du marxisme à l’anarchisme « lutte de classes » qu’il découvre dans les années 1980 grâce au livre L’anarchisme (Daniel Guérin, 1965). Norman s’investit beaucoup dans le mouvement montréalais, faisant régulièrement des permanences à la librairie L’Insoumise puis à la Bibliothèque DIRA (toutes deux situées sur la rue Saint-Laurent). Il assume deux mandats comme membre du conseil d’administration de l’Association des espèces d’espaces libres et imaginaires (AEELI) qui gère le bâtiment abritant ces deux « institutions ». Norman donne des ateliers lors de plusieurs Salons du livre anarchiste de Montréal et aide diverses initiatives militantes révolutionnaires. Il mène plusieurs actions conjointement avec la branche montréalaise du Industrial Workers of the World (IWW), dont il devient officiellement membre en 2014. Pour souligner sa longue implication dans la défense de la classe ouvrière, la branche le nomme « membre à vie » en 2019 ; Norman est la première et seule personne ayant obtenu ce statut honorifique à ce jour.



De gauche à droite : le Bâtiment 7 en deuil, 6 octobre 2023 ; Norman en 2022 ; graffiti-hommage, octobre 2023.
Norman participe aussi à l’Association pour la liberté d’expression (ALE), dont il sera président, qui met sur pied la Commission populaire sur la répression politique (CPRP) en 2014-2015. L’objectif est de documenter et dénoncer les abus policiers, et le projet débouche sur la publication de l’ouvrage collectif Étouffer la dissidence. Vingt-cinq ans de répression politique au Québec (Lux, 2016). En 2017, il cofonde le Collectif d’éducation et de diffusion anarcho-syndicaliste (CÉDAS) qu’il anime jusqu’en 2021, traduisant la brochure La libération queer est une lutte de classe. Dans les dernières années, Norman a consacré beaucoup de temps et d’énergie aux luttes LGBTQ+, notamment à la défense des droits des personnes trans. Peu avant son décès, il a joint le Comité queer de Pointe-Saint-Charles à titre d’homme bisexuel pro-transidentités. Il cherchait toujours une manière de lier les luttes afin qu’ensemble, nous puissions détruire le capitalisme et instaurer une société égalitaire. Enfin, que ce soit contre l’extrême droite, au sujet du logement, pour le 1er Mai (Journée internationale des travailleuses et des travailleurs), pour des actions de désobéissance civile ou contre la répression, Norman a participé à des centaines de manifestations partout au Québec : il était littéralement de tous les combats.
Depuis 2018, Norman a contribué au collectif Archives Révolutionnaires, en achetant des ouvrages pour le collectif, en numérisant des archives et en éclairant nos lanternes sur les luttes passées. Il était plus qu’un compagnon de route pour nous : c’était un véritable ami. La collaboration devait se poursuivre puisque Norman voulait faire des permanences à notre local, mais la mort en aura décidé autrement. Atteint de la maladie de Forestier et d’un cancer, Norman Laforce est décédé le 5 octobre 2023 à Pointe-Saint-Charles. Qu’importe, son esprit revendicateur continuera d’habiter notre projet et nous poursuivrons notre mission de documenter les luttes passées pour dynamiser les luttes actuelles. Longue vie cher ami, c’est maintenant à nous de continuer le combat pour l’égalité.
/ / /
Par ce texte, nous voulons pérenniser l’héritage de Norman Laforce. Si vous constatez des erreurs ou que vous souhaitez nous informer de faits absents du texte, n’hésitez pas à nous contacter.
Le dessin en couverture est l’œuvre de Maxime Archambault (2020)
World Press Photo 2023 : au-delà du spectacle monde

À l’ère du capitalisme de surveillance
À l’ère du capitalisme de surveillance
Dominique Peschard, militant à la LDL et président de la LDL de 2007 à 2015Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
L’intrusion du numérique dans toutes les facettes de nos vies a permis une cueillette de données sans précédent qui touche tous nos champs d’activités, privés et sociaux. Tout est prétexte à cette captation de données qui ne cesse de s’étendre avec le développement de l’Internet des objets, la multiplication des applications de gestion de la vie courante, les capteurs corporels, les villes intelligentes, etc. Ce modèle d’affaires fondé sur l’extraction des données, initié par les Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft (GAFAM), est maintenant repris par toutes les entreprises et services publics. Les gouvernements, dépassés par l’expertise et les moyens des géants du numérique, ont abandonné toute velléité de souveraineté numérique et cèdent de plus en plus à l’entreprise privée la gestion et le stockage dans le nuage des données qu’ils recueillent sur les citoyens. Ces données sont utilisées à des fins de surveillance et de contrôle, pour analyser et influencer nos comportements. Elles servent tant pour nous solliciter à des fins lucratives que pour évaluer le risque que nous représentons. Cette masse immense de données est traitée par des systèmes de décision automatisés (SDA) qui placent les individus dans des catégories qui leur sont favorables ou défavorables. Les algorithmes derrière ces SDA sont opaques et souvent biaisés. Ces entreprises s’approprient notre expérience personnelle afin de comprendre et d’influencer nos comportements. C’est ce que Shoshana Zuboff appelle le commerce de l’avenir humain1. Les systèmes de protection de ces données sont déficients et on assiste régulièrement à des fuites, des vols de données et à de l’extorsion par rançongiciel. Les victimes de ces actes criminels ont peu de recours et la protection offerte par l’anonymisation des données n’est pas très fiable. La guerre au terrorisme menée par les États après les attentats du 11 septembre 2001 a certainement contribué à ce que le capitalisme de surveillance puisse se développer sans entraves de la part des gouvernements. Les États ont eux aussi mis en place un système de surveillance généralisé des populations en prétextant que c’était le seul moyen d’assurer notre sécurité. Comme l’a révélé Edward Snowden, les agences de renseignements se sont généreusement abreuvées, à l’insu des populations, à même les données amassées par le capitalisme de surveillance. Les techniques d’identification biométriques se développent sans encadrement adéquat. Le développement de banques d’ADN et d’outils de reconnaissance faciale menace toute prétention à l’anonymat. Ces outils sont utilisés de manière opaque par les forces policières et permettent de faire des enquêtes en ayant recours à des moyens intrusifs sans mandat judiciaire. Le modèle d’affaires des GAFAM repose non seulement sur la captation de données sur l’usager, mais aussi sur la capacité de capter son attention et de l’inciter à visiter le plus de sites possible. Plus de clics égalent plus de revenus publicitaires. Une conséquence est que l’usager se voit orienter vers des sites sensationnalistes qui reflètent ses biais. Ces mécanismes favorisent la propagation de fausses nouvelles et l’enfermement de l’internaute dans des chambres d’écho qui renforcent ses préjugés. Ils empoisonnent le débat démocratique et facilitent la polarisation des extrêmes. Une autre conséquence est de développer la dépendance aux écrans, phénomène particulièrement nocif pour les jeunes, au point de devenir un problème de santé publique. La distanciation et l’anonymat que permettent les plateformes ont favorisé l’humiliation, le harcèlement et l’intimidation en ligne de nombreuses personnes, la plupart du temps des filles et des femmes, laissées à elles-mêmes face à leurs agresseurs. Des adolescent-e-s vulnérables se sont suicidés. La croissance du capitalisme de surveillance repose sur un développement sans limites de communication de données, y compris pour des usages les plus superficiels. A-t-on vraiment besoin d’une application qui envoie un message pour nous avertir que la pinte de lait dans le frigidaire est à moitié vide ou d’envoyer une photo de notre assiette à tous nos amis ? Notons qu’un simple courriel avec pièce jointe a une empreinte carbone d’environ 20 grammes ! Cette transmission sans limites de données entraîne une explosion des infrastructures, telles que la 5G et les mégas centres de données, la consommation de matières premières comme les métaux rares et d’énergie avec des effets désastreux sur l’environnement. Comme on le constate, ces développements soulèvent de nombreux enjeux de droits qui dépassent le seul droit à la vie privée. La surveillance et la manipulation des comportements sont des atteintes à l’autonomie des individus et à la vie démocratique. Le manque de transparence dans la collecte de données et les SDA qui servent à la prise de décision sont source de discrimination, portent atteinte au droit à l’information et accentuent le déséquilibre de pouvoir entre les individus et les géants du numérique et les gouvernements. Le développement en catimini de l’identité numérique par le gouvernement Legault en est un exemple. La notion qu’il existe une solution technique à chaque problème et l’idéalisation de l’intelligence artificielle (IA) – pensons à l’application de traçage COVID – permet d'escamoter le débat public sur les enjeux sociaux sous-jacents. Les phénomènes de dépendance et l’impact environnemental du capitalisme de surveillance portent atteinte au droit à la santé et à un environnement sain.Le défi des années à venir
À ses débuts, dans les années 1990, Internet était source d’espoir. Internet allait briser le monopole des grands médias écrits et électroniques traditionnels sur le débat public et permettre à des voix qui n’avaient pas accès à ces moyens de se faire entendre et de s’organiser. Pour ce faire, Internet devait demeurer neutre, accessible à tous et à l’abri d’interférence étatique. Cet espoir n’était pas sans fondement et Internet a effectivement permis à de nombreux mouvements sociaux (MeToo, Black Lives Matter, la campagne pour l’abolition des mines antipersonnel…) de se développer à une échelle mondiale et d’avoir un impact. Les réseaux sociaux permettent de diffuser et de dénoncer en temps réel les violations de droits aux quatre coins de la planète. On a aussi vu comment ces moyens de communication pouvaient être utiles en temps de pandémie. Ceci ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue que, si nous n’intervenons pas, le développement du numérique sous la gouverne du capitalisme de surveillance, comporte de graves dangers pour les droits humains. Nous devons pouvoir utiliser Internet et les plateformes de communication et d’échange à des fins socialement utiles. Le défi des prochaines années est de se réapproprier ces outils numériques afin de les mettre au service du bien commun. Le capitalisme de surveillance n’est pas une fatalité et les nouveaux moyens d’information et d’échange sont devenus tellement névralgiques qu’ils constituent un commun qui doit être soustrait au capitalisme de surveillance. Les marchés qui font le commerce de l’avenir humain entrainent des conséquences néfastes, dangereuses et antidémocratiques, et causent des préjudices intolérables dans une société démocratique. Ils devraient être illégaux tout comme le commerce d’organes et d’êtres humains est illégal. Nous devons définir un droit qui garantisse à chacun la protection de son expérience personnelle. Nous devons aussi refuser les moyens de fichage et de surveillance biométriques, tout particulièrement, la reconnaissance faciale. La croissance débridée du numérique à des fins socialement néfastes et inutiles induit un impact environnemental majeur qui est encore largement méconnu. Le numérique est présenté comme quelque chose d’immatériel et la population est maintenue dans l’ignorance de la vaste quantité de ressources et d’énergie que requièrent ces infrastructures. Les considérations environnementales sont une partie intégrante de la réappropriation du numérique dans un objectif de promotion du bien commun. Nous sommes au tout début de la prise de conscience de l’existence du capitalisme de surveillance et de ses effets. L’enjeu de la prochaine période est de dénoncer et de s’opposer au développement d’une société de surveillance et de revendiquer la mise en place d’un cadre règlementaire qui fait primer les droits humains sur les intérêts de tous les acteurs qui tirent profit du capitalisme de surveillance, qu’il s’agisse des États, des entreprises ou des acteurs du secteur privé.L’article À l’ère du capitalisme de surveillance est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
C’est l’halloween pour les services publics (mais seulement quelques-uns)
Logement et agriculture

Essor de la société de surveillance
L'essor de la société de surveillance
Dominique Peschard, militant à la LDL et président de la LDL de 2007 à 2015Retour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Le droit au respect de la vie privée enchâssé dans les constitutions des premiers États démocratiques visait à protéger les citoyens contre les fouilles abusives. Cependant, les États, mêmes réputés démocratiques, n’ont jamais renoncé à mettre en place des systèmes de surveillance, souvent au nom de la préservation de l’ordre établi et de la sécurité nationale. Cette menace est plus réelle que jamais alors que ces pouvoirs ont connu un développement sans précédent au nom de la guerre au terrorisme. La pandémie a une fois de plus démontré comment il était facile d’instaurer un régime d’exception porteur de violations de droits en situation de crise.
Les premières décennies
Dans le cadre de l’Opération liberté, lancée le 1er mars 1978, la Ligue des droits de l’homme a organisé un colloque sur le thème Police et Liberté, les 26, 27 et 28 mai de la même année. Considéré comme la plus importante initiative du genre à ce jour au Québec, ce colloque a réuni plus de 400 participants. Son objectif est la défense et l’élargissement des droits démocratiques et des libertés fondamentales attaqués par l’État à tous ses niveaux (fédéral, provincial, municipal), par les lois et règlements répressifs, par l’utilisation des tribunaux et par le renforcement des services de sécurité et de renseignements de la police et de l’Armée canadienne, qui emploient des méthodes illégitimes. Le développement de systèmes informatiques à partir des années 1960 introduit une nouvelle menace à la vie privée : la constitution par les entreprises et les gouvernements de vastes banques de données et la possibilité d’utiliser ces données à d’autres fins que celles nécessaires pour fournir le service, ouvrant ainsi la porte à la marchandisation des données. En 1982, Radio-Canada dévoile l’existence d’un registre informatisé qui fiche les locataires qui ont recours à la Régie, rendant inopérantes les mesures de protections de la Régie du logement. Pire, d’autres systèmes permettent aux propriétaires d’éviter de louer à des citoyens sur la base de critères discriminatoires. En réaction, le Regroupement des comités de logement et associations de locataires du Québec, avec l’appui de la Ligue des droits et libertés (LDL) et des associations de consommateurs, obtiennent que le gouvernement du Québec adopte le projet de loi 24 en juin 1983 qui inscrit une nouvelle disposition au Code civil, soit « l’interdiction de la discrimination fondée sur l’exercice d’un droit1». Dans la foulée de cette mobilisation, les groupes impliqués mettent sur pied une table de concertation Télématique et libertés animée par la LDL dont l’objectif est d’examiner les implications du développement de l’informatique sur les libertés. En 1985, la table de concertation et ses alliés font campagne pour une loi de protection des renseignements personnels et, en 1986, la LDL publie la brochure Gérard et Georgette, citoyens fichés afin de sensibiliser la population. Enfin, après 10 ans de lutte, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé est adoptée le 15 juin 1993. C’est la première du genre dans les Amériques.Les années 2000
Le début du 21e siècle est marqué par les attentats du 11 septembre 2001. En réaction, les États adoptent une série de lois et de mesures antiterroristes liberticides. Ces mesures remettent en question des droits jusque-là tenus pour acquis : l’Habeas corpus, la présomption d’innocence, le droit à un procès juste et équitable, l’interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains et dégradants. Les musulman-e-s sont la principale cible de ces mesures et la LDL n’aura de cesse de dénoncer l’hystérie islamophobe et les discriminations dont sont victimes les musulman-e-s. De plus, les définitions vagues des crimes de terrorisme permettent que ces mesures puissent être utilisées pour cibler des activités militantes qui n’ont rien à voir avec le terrorisme. Dès son dépôt à l’automne 2001, la LDL s’oppose au projet de loi antiterroriste C-36 du gouvernement fédéral et lance une déclaration, signée par 200 organisations et 310 personnalités, pour demander le retrait du projet de loi. Au printemps 2002, la LDL participe à la création d’une large coalition pancanadienne, la Coalition pour la surveillance internationale des libertés civiles (CSILC), pour organiser une résistance aux mesures liberticides. De son côté, en 2004, la LDL lance une campagne, Nos libertés sont notre sécurité, et organise une conférence avec Maher Arar et des invités internationaux, Ben Hayes (Statewatch, UK) et Jameel Jaffer (American Civil Liberties Union, US). Une infrastructure de surveillance de masse et de partage de renseignements est mise en place par les États. Sur la base de ces données, des centaines de milliers de personnes sont placées sur des listes de suspects et certaines sont renvoyées vers la torture, bloquées aux frontières ou empêchées de prendre l’avion, sans savoir pourquoi et sans recours efficace. La LDL dénonce ces atteintes à la présomption d’innocence et fait campagne de 2002 à 2011 contre les différents projets du gouvernement fédéral de donner aux forces policières de nouveaux pouvoirs de surveillance des communications. Elle participe à la Campagne contre la surveillance globale lancée en 2005 par une large coalition d’organisations de plusieurs pays. En 2007, la LDL publie un dépliant afin d’alerter la population et l’inviter à s’opposer à la mise en place d’une liste d’interdiction de vol au Canada. En 2009, la LDL participe à un projet de la CSILC afin de documenter les cas de personnes (y inclus de jeunes enfants !) placées sur la liste d’interdiction de vol. Dans la revue Droits et libertés de 2009, la LDL fait le point sur la surveillance et l’érosion de la vie privée et organise une conférence On nous fiche, ne nous en fichons pas sur le sujet au printemps 2010. À partir des années 2010, la LDL tourne son regard vers le rôle des entreprises privées dans le phénomène de la surveillance. La marchandisation des données a connu un bond qualitatif au 21e siècle. Le numérique envahit tous les aspects de la vie, et pratiquement tout ce que nous faisons - achats, champs d’intérêt, liens sociaux, déplacements – laisse une trace dans l’univers numérique. La numérisation de l’ensemble de nos activités et échanges a permis à de nouveaux joueurs de mettre en place un système de surveillance de nos comportements extrêmement profitable : le capitalisme de surveillance. Des compagnies créées au tournant du siècle – Amazon (1994), Google (1998) et Facebook (2004) – sont devenues des géants dont le modèle d’affaires est fondé sur l’appropriation de ces données à des fins d’analyse comportementale qui permet de cibler les individus et d’influencer leur comportement à des fins commerciales ou même politiques. La population n’est en général pas encore consciente de l’ampleur du phénomène et n’en voit pas les conséquences. Dans le but d’alerter la population face à cette nouvelle menace, la LDL a fait de La surveillance des populations, le thème de sa revue de l’automne 2014. Elle a également offert des ateliers Je n’ai rien à cacher mais… tout à craindre à des groupes communautaires dans plusieurs régions du Québec. Depuis 2019, la LDL s’attaque à la menace que représente le capitalisme de surveillance, non seulement pour nos droits individuels, mais aussi pour le tissu social et la démocratie. La revue du printemps 2022 fait le point sur le capitalisme de surveillance. Pour la LDL, les moyens de communication et d’échanges numériques sont devenus un bien commun trop important pour être abandonné sans contrôle à l’entreprise privée. Depuis 2022, la LDL offre un atelier : Capitalisme de surveillance : ce qui se passe derrière l’écran. Les lois de protection des renseignements personnels adoptées au siècle dernier s’avèrent complètement dépassées pour faire face à cette nouvelle réalité. À l’automne 2021, le gouvernement du Québec adopte le projet de loi 64 pour moderniser la loi québécoise. La LDL intervient lors de l’étude du projet de loi et démontre que tout en apportant certaines améliorations à la loi, celui-ci ne remet pas en question les fondements de cette nouvelle économie basée sur la marchandisation des données. La LDL dénonce également le manque de réglementation efficace de l’utilisation de la biométrie, et en particulier de la reconnaissance faciale, dont le déploiement rend toute prétention à l’anonymat illusoire. À l’instar de nombreuses autres organisations au Canada et à travers le monde, la LDL demande un moratoire sur l’utilisation de cette technologie. Au fil des 60 dernières années, la Ligue des droits et libertés est intervenue à maintes reprises pour dénoncer le développement d’un vaste système de surveillance portant atteinte aux libertés civiles ainsi qu’à la démocratie elle-même. Nous devons poursuivre cette lutte car une société de surveillance n’est pas une fatalité!L’article Essor de la société de surveillance est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.
Rimouski en transition : renverser la pyramide du pouvoir !
Vidéotron « pousse 214 familles à la rue »

Augmenter les taux d’intérêt, pas la réponse à l’inflation
Entrevue avec Bertrand Schepper[1]
Introduction
Face à la montée de l’inflation, qui domine la perception de la conjoncture économique dans l’après-pandémie, les banques centrales des États-Unis et du Canada ont adopté une politique monétaire que l’on peut qualifier d’orthodoxe[2]. Elle consiste à avoir pour principal objectif la stabilité des prix, et par là même, la stabilité du rendement des placements, en augmentant les taux directeurs qui servent de référence aux prêts entre banques. La Banque centrale européenne s’apprêtait en juillet dernier à faire de même dans l’espoir de juguler l’inflation. L’idée est de limiter la monnaie en circulation, et donc la capacité de dépenser des particuliers et celle d’investir des entreprises, afin par contrecoup de ralentir la hausse des prix en mettant une pression sur l’offre.
Partout, le coût du crédit augmente donc. Mais sur le plan macroéconomique, les taux d’intérêt restent inférieurs à l’inflation, qui continue de galoper. Le coût réel du crédit, et donc des emprunts d’État, reste négatif. Cela alimente les croyances orthodoxes comme quoi, finalement, il n’y a pas lieu de s’inquiéter, si ce n’est pour les pays du Sud fortement endettés vis-à-vis des pays dominant la mondialisation, et qui sont au bord de la rupture de paiement en subventionnant des aliments pour leur population[3].
Le risque de ce retour du monétarisme est de précipiter une récession, à laquelle tous les économistes s’attendent, et de renouer avec des politiques d’austérité, puisque les importantes dettes contractées par les États pendant la pandémie vont coûter plus cher en intérêts, ce qui va peser sur la capacité des gouvernements d’effectuer des dépenses publiques, et ce, d’autant plus que les banques centrales sont décidées à ne plus racheter d’obligations d’État.
Plusieurs reportages et enquêtes journalistiques témoignent en outre du fait que les ménages à faible et moyen revenu souffrent. Pour eux, l’augmentation des taux d’intérêt se combine à – et non contrecarre – l’inflation, qui grève déjà lourdement leur budget. Face à l’adoption de cette politique monétaire à la sortie du confinement, nous ne sommes pas plus égaux que nous ne l’étions lors du confinement, quand les travailleuses et travailleurs essentiels continuaient de se rendre sur leur lieu de travail et prenaient d’importants risques pour leur santé pour des salaires ridicules[4].
Aujourd’hui, même si la politique monétaire réussissait à freiner les prix sans trop freiner l’économie, la hausse qui s’est produite ne s’effacera pas. Des réajustements salariaux sont nécessaires, même d’un point de vue orthodoxe. Cependant, la situation paraît particulièrement dramatique pour les personnes qui dépendent de prestations ou de pensions, car celles-ci n’ont pas connu de rattrapage ces derniers mois, contrairement aux salaires[5]. Des économistes appellent donc à des mesures ciblées d’accompagnement[6].
Mais en ne prenant que des mesures pour atténuer les pires effets de ce monétarisme, ne reste-t-on pas dans une vision à court terme, aveugle aux modifications des relations et des rôles entre pays ? Par exemple, les pays du Nord arrivaient à maintenir leur niveau de vie en limitant les hausses salariales, car ils profitaient du fait que la Chine produisait à bas prix – ce qu’elle ne va pas continuer à faire. L’horizon d’une politique monétaire, et des politiques publiques en général, se limite-t-il à assurer la stabilité des prix, des profits et des placements financiers pour soutenir la pérennité d’un système dont on sait pourtant qu’il s’en va dans le mur[7] ?
NCS – Pourquoi le choix de traiter l’inflation par une hausse des taux d’intérêt n’est pas le remède ?
Bertrand Schepper – Tout d’abord, il est nécessaire de ramener dans ce débat les principales causes de l’inflation. Car il n’y a pas de cause unique qui viendrait d’une économie en surchauffe. Les raisons de l’inflation varient selon les époques et les pays. Actuellement, il s’agit d’enjeux d’approvisionnement, qui jouent sur les prix des denrées alimentaires et sur l’accessibilité du pétrole notamment. Ces enjeux résultent de la pandémie et des politiques de confinement, qui ont d’autant plus d’effet que l’on vit dans un monde just in time[8] et que des pays ont cherché à recomposer leurs stocks alimentaires.
Après la pandémie, on estimait qu’il faudrait de six à huit mois pour rétablir les chaînes d’approvisionnement, mais la guerre en Ukraine est venue bouleverser les prévisions. Il en est de même pour les coûts énergétiques, qui ont décollé à partir de l’été 2021, et qui continuent depuis de grimper. Il y a aussi deux autres facteurs qui ont joué : les importantes sécheresses qui diminuent les récoltes de riz ou de céréales et le maintien d’une politique dure de confinement en Chine, qui menace aussi d’affecter significativement les récoltes, ce qui renforcera les risques de famine dans certains pays, en particulier ceux du Sud-Est asiatique.
Alors, bien sûr, on peut tenir le raisonnement que dans ces crises d’approvisionnement, on a des intermédiaires qui en profitent, notamment dans les chaînes de distribution alimentaire, ce qui aggrave la hausse des prix. Il y aurait donc une surchauffe contre laquelle les économistes orthodoxes réclament de fortes hausses des taux directeurs car ils jugent que les banques centrales n’ont que trop tardé à réagir. Ils font le calcul que si une récession se précise à l’automne, on pourra alors jouer à nouveau sur une baisse des taux.
C’est ce raisonnement qui justifie d’avoir recours à un remède appliqué à partir des années 1970, lorsque la politique monétaire mondiale, sous l’égide des États-Unis, n’a plus eu pour objet le plein emploi, mais la stabilité des prix, dans une fourchette d’inflation entre 1 % et 3 %. Les monétaristes misent sur le fait que la hausse des taux directeurs envoie un message clair aux marchés en mettant un frein à la circulation de la monnaie. Ainsi, en augmentant les taux, on fait diminuer la consommation des individus et les investissements des entreprises, ce qui, à terme, augmente le chômage; cette augmentation exercerait une pression pour maintenir les salaires plus bas lors des négociations salariales, ce qui éventuellement diminuerait l’inflation.
En l’occurrence, la Banque du Canada a fait savoir qu’il faut cesser la spéculation immobilière, qui se répercute sur le coût du logement, puisque les taux d’intérêt des emprunts ne permettent plus d’acheter facilement. Cependant, on pourrait dire que le marché immobilier au Canada se calmait déjà avant la hausse.
Surtout, il faut souligner que le raisonnement décrit précédemment peut fonctionner si ce sont effectivement les salaires qui alimentent l’inflation. Or, ce n’est pas le cas actuellement. En outre, au Canada et au Québec, la hausse des taux directeurs n’a de toute façon pas d’effet sur les principaux facteurs d’inflation, qui résultent d’évènements à l’extérieur du pays, et qui sont hors du contrôle des gouvernements fédéral et provincial.
Il y a ainsi de bonnes raisons de douter du bien-fondé d’une telle politique, qui risque d’avoir des effets d’autant plus délétères au Canada et au Québec, que cela fait des années que l’on dit aux gens de s’endetter. C’est d’ailleurs le recours à l’endettement, qui reste élevé malgré l’accroissement de l’épargne lors de la pandémie, qui a permis d’amortir en partie les impacts de la crise de 2008, mal gérée par les gouvernements, qui n’ont pas aidé directement les particuliers; c’est là une des leçons qu’on a retenues à l’époque, et c’est pourquoi, lors de la pandémie, le gouvernement fédéral a créé la prestation canadienne d’urgence.
NCS – Quelle alternative peut-il y avoir à cette politique monétariste ?
B. S. – On a l’impression que la politique monétaire axée sur l’inflation est le seul outil que l’on peut utiliser. Or, cela relève d’un choix politique. Le Canada et le Québec ont les moyens de faire autrement. Une chose qu’on ne souligne pas assez dans le débat actuel, c’est que le Canada est un pays extractiviste : lorsque le prix du pétrole augmente, les revenus pétroliers suivent. Il y a actuellement un afflux de demandes pour les gaz de schiste ou bitumineux. Tout comme le Canada par la TPS, le Québec en profite aussi par l’accroissement des recettes de la TVQ et l’augmentation des tarifs d’Hydro-Québec.
Actuellement, les gouvernements canadien et québécois ont donc des marges de manœuvre financière et devraient plutôt se concentrer sur la façon d’accompagner les ménages qui subissent de plein fouet l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, ainsi que sur l’organisation de la sortie de la dépendance aux énergies fossiles.
Mais il n’y a aucune vision de transition écologique dans ce retour à la politique monétariste. Au moins dans les années 1970, lorsque les pays de l’OPEP ont décidé de changer leurs rapports avec les pays occidentaux et d’augmenter le prix du pétrole, ces derniers ont cherché à diminuer leur consommation. Lors de leur dernier sommet en juin dernier, les pays du G7 ont au contraire approuvé une augmentation du recours aux énergies fossiles, comme s’il n’y avait que ce moyen pour moins dépendre de la Russie !
NCS – Concrètement, quelles mesures le gouvernement québécois pourrait-il prendre ?
B. S. – On peut très bien proposer, puisque l’argent est là, de prendre acte de la crise alimentaire pour développer des circuits courts de production locale, ainsi que pour favoriser des projets écologiques par l’intermédiaire de la Caisse de dépôt et placement du Québec. L’intervention de l’État doit être orientée vers la mise en place d’un tissu industriel qui assure la résilience économique, l’inclusion sociale et le respect de l’intégrité des écosystèmes. En la matière, les objectifs que s’est donnés le gouvernement de la Coalition avenir Québec sont très inférieurs aux besoins en matière de réduction des gaz à effet de serre (GES). On le constate par exemple lorsqu’on examine le plan de mise en circulation de 1,5 million de véhicules électriques d’ici à 2030, alors qu’on a déjà 5,3 millions de véhicules de promenade sur les routes du Québec, ou l’augmentation insuffisante du prix de la tonne de carbone (la tonne d’émission de GES), qui prend appui sur une politique d’autorégulation du privé – une logique de gestion qui a toujours été mise en échec. On a besoin d’une politique plus audacieuse qui va se traduire par l’arrêt de certaines activités, la création d’autres et l’accompagnement des salarié·e·s, sachant que les industries à faible intensité de carbone sont aussi celles où la densité d’emploi est la plus importante. On a les moyens d’assurer une transition juste[9].
Par ailleurs, au lieu d’avoir fait un chèque électoraliste de 500 dollars à tous les ménages gagnant moins de 100 000 dollars par année, ce qui contribue à l’inflation, il serait socialement juste d’augmenter les minima sociaux, comme l’aide sociale et les pensions de retraite, ainsi que le salaire minimum à un niveau décent. Ce niveau dépasse aujourd’hui les 18 $ l’heure[10] pour lesquels une coalition de syndicats et d’organismes communautaires, baptisée Minimum 18 $ !, s’est formée en début d’année pour relancer le débat à ce sujet. Le gouvernement pourrait aussi revaloriser les salaires du secteur public et parapublic lors des négociations des conventions collectives. Voilà qui serait un signal intéressant pour le secteur privé afin que ce ne soit pas les classes populaires qui fassent les frais de cette crise. Enfin, toujours dans une perspective à moyen et long terme, il est important non seulement d’envisager d’encadrer les tarifs de certains besoins de base, mais surtout de revoir notre structure d’imposition. Et ce d’autant plus qu’à l’heure actuelle, vu la structure de leur consommation, les riches subissent moins l’inflation.
Entrevue menée par Carole Yerochewski, sociologue.
NOTES
- B. Shepper est chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS). ↑
- La politique monétaire orthodoxe ou monétarisme sont des termes issus des controverses des années 1980 lorsque Thatcher au Royaume-Uni et Reagan aux États-Unis ont appliqué cette politique tournée vers l’offre, c’est-à-dire vers les entreprises. Pour un clair historique sur ce sujet et sur la façon de faire face aux enjeux actuels, voir Guillaume Hébert, La politique monétaire au service du bien-être collectif, IRIS, série Après la pandémie, fiche n° 4, février 2022 et Bertrand Schepper et Mathieu Dufour, Inflation : que peuvent faire les gouvernements ?, billet, IRIS, 8 décembre 2021. ↑
- Voir Martine Orange, « Banques centrales : la guerre inversée des monnaies », Mediapart, 19 juin 2022. ↑
- Pour mémoire, plusieurs étaient payés au salaire minimum de 13,10 $ l’heure à l’époque, ce qui avait amené les gouvernements du Canada et du Québec à financer ou à allouer des primes COVID (500 $ par mois dans le cas du Québec). ↑
- Voir notamment Éric Desrosiers, « Une inflation (un peu) moins forte pour les moins riches », Le Devoir, 25 juin 2022 et « Tous inégaux devant l’inflation », Le Devoir, 7 janvier 2022. ↑
- Voir par exemple l’entrevue avec Éric Heyer, « Inflation : “On ne pourra pas aider tout le monde”, prévient un économiste », France Info, 27 juin 2022. ↑
- Voir Orange, op. cit. ↑
- Le just in time ou flux tendu désigne une méthode de rentabilisation de la production qui consiste à ne garder aucun stock. ↑
- Voir aussi Bertrand Schepper, La nécessaire transition écologique, série Après la pandémie, fiche n° 3, IRIS, février 2022. ↑
- Le montant de 18 $ représente le taux horaire minimum nécessaire pour qu’une personne qui travaille à temps plein toute l’année puisse espérer sortir de la pauvreté au Québec. ↑

Le « convoi de la liberté » : le 18 Brumaire de Pierre Poilievre et d’Éric Duhaime
Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.
— Karl Marx[1]
Un parfum de fascisme à l’odeur de diésel a flotté sur la ville d’Ottawa pendant près d’un mois. Est-il exagéré de comparer cet événement grotesque et ridicule (une farce) à celle, meurtrière, de l’Europe des années 1930 et 1940 (une tragédie) ? Probablement. Mais il faut tout de même reconnaître l’émergence d’un courant qui n’est pas pour autant inoffensif.
Le « convoi de la liberté »… et de la colère
Ayant convergé à la dernière fin de semaine de janvier vers la capitale fédérale, principal théâtre d’une mobilisation pancanadienne contre les mesures sanitaires, le « convoi de la colère », à l’aide de son avant-garde de camions lourds, a occupé le centre-ville jusqu’à la fin du mois de février, renforcé chaque vendredi par l’afflux de centaines, voire de milliers, de manifestantes et de manifestants. Ce fut un douloureux spectacle pour les personnes résidentes prises au piège du tourbillon d’agressivité devant lequel la police d’Ottawa n’offrait qu’une réponse complaisante que certains ont même qualifiée de complice.
En réaction aux diverses mesures sanitaires, mais aussi pour la défense de la « liberté », le mouvement affichait un refus général des règlements, un soutien à l’exploitation pétrolière et une haine envers la personne de Justin Trudeau, en plus de faire preuve d’homophobie et d’une pléthore d’autres attitudes discriminatoires. La caractéristique la plus atypique de cette mobilisation relève toutefois de sa forme, distincte de la manifestation classique. Les participantes et participants eux-mêmes ont évoqué « Woodstock » : il s’agissait pour plusieurs d’un événement culturel animé où, souvent accompagnés de leurs jeunes enfants, se côtoyaient des militantes et des militants à différents degrés d’engagement, les uns mettant en place des camps de fortune et d’autres préférant le confort de l’hôtel, tous rassemblés au centre-ville de la capitale pour afficher leur colère.
Au même moment, d’autres manifestations se tenaient dans plusieurs villes canadiennes, notamment à Québec. Cependant, c’est la présence de plusieurs blocus à la frontière avec les États-Unis qui a semblé prendre de court les dirigeants politiques, créant une perturbation économique à laquelle ils ont répondu promptement[2]. De plus, des manifestations d’envergure variable ont surgi dans différentes villes, même plusieurs mois après les événements, reprenant parfois la forme du convoi, entrée dans le répertoire des actions collectives comme catalyseur de la démonstration. Ainsi, en mai, c’était au tour d’un convoi de motocyclistes d’être le détonateur d’une autre manifestation censée s’opposer aux mesures sanitaires.
Il semble qu’il s’agit là de la sortie de l’ombre d’un mouvement multiforme qui a profité de la conjoncture pour croître et se radicaliser. Non seulement le contexte pandémique l’a-t-il propulsé à l’avant-scène, mais la montée en puissance de l’extrême droite mondiale, particulièrement de son aile « trumpiste » étatsunienne, fortement liée à l’organisation du convoi, a été le principal catalyseur de la mobilisation. Nous assistons ainsi à un réalignement international où une bonne partie de la droite politique, pour se renouveler et rester au pouvoir, se soude en un bloc plus radical. Ce dernier est composé de quelques figures de proue médiatisées, mais ce sont les petits propriétaires ruraux et des personnes reliées à l’industrie pétrolière et gazière qui en sont la véritable colonne vertébrale financière[3]. Finalement, le mouvement a trouvé un soutien populaire chez les « laissés-pour-compte » (à défaut d’une meilleure expression), simples pions dans son entreprise de droitisation et de libéralisation. Camionneurs, ex-policiers, ex-militaires ou agriculteurs sont devenus le symbole du mouvement, et leurs croyances, parfois loufoques, ont permis qu’ils se sentent « importants », qu’ils soient les « héros » de l’époque actuelle[4].
Au-delà des clichés et des raccourcis, la présence de ces laissés-pour-compte ne signifie pas pour autant que la gauche traditionnelle aurait abandonné les classes populaires ou le précariat. En effet, le petit commerce était fort représenté dans ce mouvement dont le moteur était la colère, l’intolérance et le racisme. L’opposition aux mesures sanitaires a servi à rassembler autour de ce « signifiant vide » une chaîne de revendications et d’opinions politiques diverses. Une fois celles-ci réunies, le poids politique du mouvement est devenu considérable.
Les relais politiques
Sur le plan politique, c’est Pierre Poilievre qui a su rapidement profiter de la situation. Homme de la droite radicale, Poilievre est un député du Parti conservateur de la banlieue d’Ottawa et un ancien ministre du gouvernement de Stephen Harper. Ses excès d’enflure verbale, qu’il diffuse habilement en ligne, séduisent les militantes et militants conservateurs. Comme plusieurs de ses collègues, il n’a pas hésité à appuyer le convoi et ainsi à se positionner comme leader en devenir de sa formation. Depuis son élection comme chef conservateur, Erin O’Toole s’était présenté comme le porteur de l’équilibre entre le populisme radical, identifié à l’ouest du pays, et le conservatisme affairiste, identifié à l’est. Toutefois, à la suite de sa défaite électorale aux mains des libéraux, son leadership s’est retrouvé de plus en plus fragilisé. C’est ainsi qu’en janvier, pris de panique devant la rébellion qui se préparait dans ses propres troupes, il a tenté de sauver la mise en allant à la rencontre des manifestantes et des manifestants du convoi. Quelques jours plus tard, son caucus lui montrait pourtant la porte.
Poilievre veut transgresser encore plus la ligne du parti sans ménager l’aile traditionnelle de celui-ci. Son discours est totalement différent de celui des conservateurs traditionnels, mais typique de la droite populiste. Dépassant le régionalisme, il dénonce les élites, la concentration des pouvoirs politiques, économiques et culturels aux mains des « soi-disant experts », des « wokes » et de la « coalition socialiste » que formeraient les libéraux et les néo-démocrates. En plus de son leitmotiv de la « liberté », son cheval de bataille principal est le coût de la vie, une stratégie par ailleurs adoptée par Marine Le Pen, en France, dans sa démarche de « dédiabolisation ». Avec une approche populiste qui lui permet d’élargir le bassin conservateur à la petite-bourgeoisie rurale et aux « laissés-pour-compte », il dénonce le prix excessif du logement qui serait, selon lui, le résultat du pouvoir corrompu de l’entourage de Justin Trudeau, dont le Nouveau Parti démocratique serait complice.
Au Québec, même si Éric Duhaime et son Parti conservateur n’ont pas participé aux manifestations et aux convois, ces derniers ont constitué pour eux une démonstration de force. À la différence de Maxime Bernier, qui tente de défendre, sans le même succès, des idées semblables sous une forme similaire, Duhaime apparaît comme un fin stratège sur le plan de la communication. La curiosité, voire la fascination médiatique qu’il suscite, est entretenue par des propos habiles qu’ils lui permettent de toujours repousser la limite acceptable et de devenir le relais des mouvements contestataires de droite, ce qui normalise un discours qui serait autrement jugé farfelu, voire dangereux.
En croyant que le mouvement s’essoufflerait avec la fin de la pandémie, les forces progressistes, de leur côté, ont eu une attitude attentiste face à cette croissance de l’extrême droite[5]. Il s’agit toutefois d’une erreur : les graines de l’intolérance et de la réaction ont été plantées, et leurs effets commencent à se faire sentir. Comme ce fut le cas pour la « Manif pour tous » en France – un « Mai 68 conservateur » –, les manifestations d’Ottawa et d’ailleurs au pays, la croissance des échanges en ligne et le regroupement au sein de partis politiques ou d’organisations ont agi comme vecteurs de socialisation pour les personnes adhérentes et sympathisantes du mouvement[6]. Après la pandémie, ces personnes qui se sont reconnues ne s’oublieront pas du jour au lendemain, et leurs idées poursuivront leur convergence. Elles vont continuer de croire que les gouvernements nous mentent et qu’ils veulent brimer notre liberté. Elles parleront d’immigration, de culture et d’identité, et mettront de l’avant un programme économique de droite, basé sur la « liberté de choix ». L’opposition aux mesures sanitaires pourrait bien constituer un cheval de Troie qui a contribué au processus de normalisation de l’extrémisme.
Sans avoir pris le pouvoir, même si ses éléments les plus radicaux et délirants l’avaient souhaité, le mouvement d’Ottawa aura marqué bien des esprits. Ses participantes et participants attendent l’émergence d’un Napoléon III ou l’apparition d’autres occasions de se faire entendre. Leur rassemblement lors de cet événement à haute visibilité leur a permis de se rendre compte qu’ils avaient une importance politique pour la droite canadienne tentée par le virage « trumpiste ».
Que faire ?
La question est de savoir comment agir face à ce phénomène pour pouvoir le combattre. La répression policière ou le recours à des instruments autoritaires ne sont pas des solutions à privilégier. En plus du fait qu’il est moralement condamnable d’y recourir, elles peuvent au contraire renforcer le sentiment d’opposition que le mouvement met de l’avant. Une condamnation purement morale pourrait aussi paraître du mépris de classe envers les participantes et participants du mouvement. L’adoption par les médias d’une perspective plus critique et plus informée serait souhaitable, mais elle est difficilement envisageable.
La mobilisation citoyenne et politique, sous différentes formes, semble être la voie la plus efficace. Sans condamner ni soutenir l’idée d’organiser une confrontation directe à la manière des manifestations antifascistes, affronter la peur par le nombre constitue une option sur laquelle il faudrait se pencher et à laquelle il faudrait réfléchir davantage[7].
Sur le plan des organisations politiques, nous assistons à une lutte hégémonique pour la signification de l’impact de la pandémie. Le pouvoir semble préférer, comme repoussoir et garantie du statu quo, une opposition comme celle du convoi. Il s’agit d’un jeu dangereux. Les forces progressistes doivent pouvoir incarner le changement et barrer la route à ces élans réactionnaires.
Pendant ce temps, le parfum continue de se répandre avec ses effluves de violence, d’intolérance, d’appétit de domination et de désinformation. Avec le convoi de la liberté, l’extrême droite a fait son entrée dans la politique canadienne et pousse encore davantage vers la droite radicale les organisations politiques conservatrices traditionnelles.
En somme, cet événement est le symptôme canadien d’un virage mondial vers l’extrême droite, symptôme que l’on dénonce trop peu, sinon à demi-mot, sans jamais lui apposer l’étiquette qui lui convient le mieux : le néofascisme.
Par Milan Bernard, doctorant en science politique à l’Université de Montréal et membre du Collectif d’analyse politique.
NOTES
- Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Les Éditions sociales, 1969. ↑
- Pour une analyse qui aborde davantage la réponse du gouvernement fédéral au mouvement comme tel, voir l’un des derniers textes du regretté Pierre Beaudet, notre ami cofondateur des Nouveaux Cahiers du socialisme : <www.monde-diplomatique.fr/mav/182/BEAUDET/64517>. ↑
- Pour un bref portrait des donateurs du convoi, voir Luke Ottenhof, « Meet some of the wealthy Canadians who donated to the trucker convoy », The National Observer, 16 février 2022, <www.nationalobserver.com/2022/02/16/news/meet-some-wealthy-canadians-who-donated-trucker-convoy>. ↑
- Les manifestantes et les manifestants s’identifient entre eux comme des « patriotes ». En plus de la référence à Marx pour qui le sous-prolétariat parisien fut gâté par Louis-Napoléon Bonaparte au point d’en devenir son avant-garde, l’utilisation du terme « héros » renvoie également à l’étude de Franco « Bifo » Berardi sur le phénomène des « tireurs solitaires », une des manifestations des tendances de notre temps. Ceux-ci seraient plutôt les « héros d’une époque de nihilisme et de stupidité spectaculaire : l’ère du capitalisme financier ». L’héroïsme auquel fait référence Berardi est celui qui a émergé avec le néolibéralisme : l’individualisme exacerbé qui impose une lecture compétitive à l’ensemble de la société, sous tous ses aspects, pour faire émerger les « gagnants ». Franco Berardi, Tueries : forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016, p. 27. ↑
- La condamnation venant de l’élite progressiste ne porte que sur le plan moral. Plutôt que d’offrir une réponse politique, on a plutôt opté pour l’affichage sur les réseaux sociaux d’une vertu ostentatoire. ↑
- Gaël Brustier, Le Mai 68 conservateur, Paris, Les Éditions du Cerf, 2014. L’appellation « Manif pour tous », du nom de la principale organisation du mouvement, réfère aux manifestations de 2012 et de 2013 contre le mariage homosexuel et l’homoparentalité en France. ↑
- À Vancouver, les manifestants sympathisants du « Convoi » ont été tenus en échec par des contre-manifestants à bicyclette qui se déplaçaient rapidement en groupe pour bloquer la voie aux camions. Ian Holliday, « Counter-protesters say ‘Go Home’ as Vancouver convoy disrupted », CTV News Vancouver, 5 février 2022, <https://bc.ctvnews.ca/counter-protesters-say-go-home-as-vancouver-convoy-disrupted-1.5769541>. ↑
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.