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Le nouveau président iranien Massoud Pezeshkan face à des défis majeurs
Tout comme Keir Starmer (au Royaume-Uni), Massoud Pezeshkian, le nouveau président réformateur de l'Iran, n'a pas fait beaucoup de promesses concrètes lors de sa candidature, d'où son commentaire de cette semaine selon lequel il n'a rien promis qu'il ne puisse tenir. Les 16,4 millions de bulletins de vote – 54,76% des voix sur les 30,5 millions d'électeurs, avec un taux de participation de 49,68%, plus élevé que les 39,93 du premier tour du 28 juin – qu'il a reçus étaient autant contre Saïd Jalili, son rival au second tour des élections présidentielles le 5 juillet, qu'en faveur de ses politiques.
Tiré d'À l'encontre.
Saïd Jalili était considéré comme le successeur de l'ancien président Ebrahim Raïssi [mort accidentellement le 19 mai 2024], ultra-conservateur et très détesté. Il était et reste un opposant au pacte nucléaire de Téhéran de 2015 [Accord de Vienne sur le nucléaire iranien-JCPOA-Joint Comprehensive Plan of Action] avec les grandes puissances, négocié du côté iranien par le ministre des Affaires étrangères de Hassan Rohani [2013-2021], Mohammad Djavad Zarif. Quelques années avant l'accord, Saïd Jalili avait été le principal négociateur sur le nucléaire de l'Iran pendant cinq ans à partir de 2007, une période au cours de laquelle l'Iran a adopté une approche agressive et intransigeante dans les discussions avec l'Occident. Cette période coïncidait avec la première série de sanctions majeures imposées au pays. Toutefois, comme de nombreuses personnes l'ont souligné ces dernières semaines, les sanctions, loin de punir les dirigeants politiques iraniens, ont créé des possibilités pour nombre d'entre eux et leurs proches de devenir multimillionnaires, voire milliardaires dans certains cas. La plupart de ces personnes transfèrent régulièrement leurs gains mal acquis à l'étranger, sur des comptes détenus par des proches ou sur des comptes bancaires offshore, sans risque de se voir imposer des sanctions.
Pendant ce temps, les Iraniens ordinaires souffrent de la hausse des prix et du chômage ou du sous-emploi endémique qui rendent la vie extrêmement difficile.
Samedi matin, 6 juillet, la plupart de ceux qui célébraient la victoire en Iran semblaient soulagés que les deux principaux candidats conservateurs, Mohammad Ghalibaf [candidat lors du premier tour ayant réuni 14,41% des votes] et Saïd Jalili, représentants d'une bande de réactionnaires corrompus, aient été battus. Peu après l'élection, les différentes factions du camp conservateur ont entamé des récriminations, reprochant aux deux concurrents de ne pas s'être unis. Selon le site web Amwaj :
« Des personnalités politiques conservatrices ont confirmé l'intervention du commandant de la Force Al-Qods (la branche internationale du commandement des Gardiens de la révolution islamique) avant les élections. Esmail Qaani [occupant ce poste depuis janvier 2020] aurait tenté de convaincre Jalili de se retirer en faveur de Qalibaf – une décision qui pourrait venir accabler le commandant militaire. »
Il ne fait aucun doute que Qalibaf était le candidat du très détesté Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI).
Toutefois, comme je l'ai déjà écrit, il ne faut pas s'attendre à grand-chose de la part de la nouvelle administration présidentielle. Les partisans des factions réformistes de la République islamique nous disent que le fait que Massoud Pezeshkian ait été autorisé à se présenter et que les votes n'aient pas été « manipulés » pour donner une victoire aux conservateurs prouve que le Guide suprême Ali Khamenei est désireux de conclure un accord avec les Etats-Unis et l'Occident. Il ne fait aucun doute qu'avec un gouvernement dirigé par des réformateurs, Khamenei peut faire preuve de souplesse en matière de politique étrangère sans perdre la face. Cela était plus difficile sous Raïssi, qui était prudent en raison de son mandat limité. Toutefois, dans sa déclaration félicitant Massoud Pezeshkian pour son succès électoral, le Guide suprême a « conseillé » au président élu de « suivre la voie » d'Ebrahim Raïssi et « d'utiliser les ressources abondantes du pays ».
Cette déclaration a été suivie d'une réunion de cinq heures entre le Guide suprême et le président nouvellement élu. Nous en saurons plus sur l'orientation de l'Iran lorsque Pezeshkian aura nommé son cabinet. Les spéculations vont bon train sur le fait qu'étant donné le rôle important joué par Mohammad Djavad Zarif lors des élections présidentielles, il pourrait se voir offrir le poste de ministre des Affaires étrangères,
Lors d'un rassemblement de campagne en faveur de Pezeshkian le 3 juillet, Zarif a demandé aux électeurs de « renvoyer chez eux ceux qui n'ont rien accompli pour le pays, si ce n'est des sanctions, de l'humiliation et de la misère ». Le lendemain des résultats, Zarif a écrit sur Twitter que l'Iran de Pezeshkian serait « plus unifié, plus résolu et plus préparé que jamais à relever ses défis, à renforcer ses relations avec les pays voisins et à réaffirmer son rôle dans l'ordre mondial émergent ».
Toutefois, il est peu probable que Zarif soit accepté par le Majles (parlement) iranien, actuellement dominé par les conservateurs et dirigé par Mohammad Ghalibaf. A moins d'une intervention directe du Guide suprême. Le président élu a également rencontré son ancien rival, Qalibaf. Nous supposons dès lors que le rôle du Majles dans l'approbation ou le rejet des nominations ministérielles (cabinet) a été discuté.
Des défis à relever
Pezeshkian découvrira bientôt les limites du poste exécutif le plus élevé de la République islamique d'Iran. Les expériences de ses prédécesseurs, les réformateurs Mohammad Khatami [1997-2005] et Hassan Rohani, nous fournissent de nombreux exemples.
Tout d'abord, Pezeshkian devra être prêt à affronter les obstacles créés par les factions les plus conservatrices. Pendant sa présidence, Mohammad Khatami a été régulièrement confronté à des protestations et à des manifestations de groupes comme Ansar-e Hezbollah [Partisans du Parti de Dieu, organisation paramilitaire], de manifestants portant le voile et de motocyclistes de la « Bassidj » (milice islamique fondée par Khomeini en novembre 1979), en colère contre ce qu'ils appelaient la tolérance du gouvernement à l'égard des comportements « anti-islamiques », allant jusqu'à l'arrestation et à l'emprisonnement de journalistes – même de certains partisans du président – et de détracteurs, ce qui a créé des problèmes pour le gouvernement.
L'un des défis les plus importants a été une lettre adressée au président de l'époque par de hauts commandants des Gardiens de la révolution. Après un incident survenu dans les dortoirs de l'université de Téhéran le 9 juillet 1999, 24 commandants ont averti le président que « notre patience était à bout » et que s'il n'était pas mis fin aux manifestations étudiantes, ils prendraient des mesures. Le contenu de cette lettre menaçait le deuxième personnage le plus puissant de la République islamique d'Iran et a été considéré par certains comme une allusion à un « coup d'Etat ».
Pendant la présidence de Hassan Rohani [2017-2021], les problèmes et les défis se sont manifestés différemment. Les groupes de pression sont devenus actifs dans l'arène politique de l'Iran dans ce qui a été décrit comme des groupes « autonomes ». L'incompétence du gouvernement iranien à y répondre a conduit aux manifestations sanglantes de 2017 et 2019, ainsi qu'à une série de grèves et de protestations de retraités, de travailleurs et d'enseignant·e·s.
Les échecs économiques s'expliquent en partie par le fait que le gouvernement de l'époque avait basé ses plans sur l'accord nucléaire, et une fois que celui-ci a échoué à la suite du retrait des Etats-Unis de l'accord [mai 2018], le président a été confronté à une résolution parlementaire (le Plan d'action stratégique pour la levée des sanctions) qui a bloqué la voie au retour et à la relance du JCPOA.
Bien que Pezeshkian n'ait pas fait beaucoup de promesses au cours de sa campagne, il a déclaré : « Je garantis que l'ensemble du gouvernement s'opposera fermement aux patrouilles de moralité, aux mesures de censure et d'anti-censure, ainsi qu'aux pressions extérieures dans toutes les réunions. »
Ceux qui ont voté pour lui s'attendent à ce qu'il s'attaque à la police de la moralité et à la censure, ce qui devrait être une priorité pour le président élu. Cependant, il n'est pas facile de réussir dans ces domaines car, selon les responsables, des questions telles que l'opposition au hijab obligatoire sont une « obligation gouvernementale » et une exigence d'Ali Khamenei. Ce dernier a souligné à plusieurs reprises qu'il ne ferait pas de compromis sur la question du hijab. Au début de l'année 2022, Ebrahim Raïssi a publié un décret intitulé « Plan pour le hijab et la chasteté » à l'intention de l'exécutif et des organismes chargés de l'application de la loi, et un projet de loi portant le même nom a été approuvé à l'issue de plusieurs cycles entre le parlement (Majles) et le Conseil des Gardiens de la Constitution. Sa mise en œuvre n'a été que retardée en raison des élections législatives de l'année dernière et de la récente élection présidentielle.
En ce qui concerne la censure, selon le ministre des Communications et des Technologies de l'information du précédent gouvernement, la question n'est pas du ressort du gouvernement. Bien que six des treize membres du comité qui régit le filtrage d'Internet et des médias sociaux soient issus du gouvernement, les autres membres nommés par des agences non élues semblent avoir plus d'influence. Le 15 mai, le ministre des Communications a déclaré lors d'une interview avec le journal Shargh à propos de la censure : « Les restrictions d'Internet ne sont pas entre nos mains, et le comité de filtrage doit être responsable de la levée des blocages des sites Web et des plateformes de médias sociaux. » Dans ces conditions, on ne voit pas comment Pezeshkian peut surmonter ces « pressions extérieures ».
Sur la question de la « police de la moralité », si elle continue à réprimer les femmes qui refusent de porter le hijab dans la rue, comment le président réagira-t-il ? Comment tiendra-t-il sa promesse ?
Au-delà des défis immédiats auxquels le président élu s'affronte, il doit également faire face à une longue liste de questions politiques et économiques à moyen et long terme, dont certaines sont liées aux relations extérieures de l'Iran. Des problèmes très similaires ont persisté sous l'administration d'Hassan Rohani et n'ont pas été résolus jusqu'à la fin de son mandat.
Avant les élections présidentielles, Saeed Laylaz, professeur d'économie, a fait remarquer que la candidature de Massoud Pezeshkian avait été approuvée en raison de sa capacité à « résoudre les graves déséquilibres économiques de l'Iran ». Saeed Laylaz a déclaré à l'agence de presse Eco que la résolution des problèmes économiques nécessitait un gouvernement jouissant d'une légitimité maximale, et que l'émergence d'un gouvernement de préférence réformiste faciliterait la résolution des problèmes économiques. Pendant la campagne, Pezeshkian a lié certaines de ses promesses économiques à l'amélioration des relations extérieures, visant une croissance économique de 8% qui dépendrait de l'arrivée de 200 milliards de dollars d'investissements étrangers par an.
La relance du JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action), le contournement des sanctions et la résolution des problèmes avec les banques mondiales (GAFI) font partie des défis importants que devra relever le président élu. Bien que Pezeshkian se soit engagé à faire tout son possible pour retirer le nom de l'Iran de la liste noire du Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux (GAFI). Selon mon interprétation, ce changement du GAFI est lié à une modification du soutien financier de l'Iran au Hezbollah (du Liban). Compte tenu du conflit actuel au Moyen-Orient et de la possible escalade du conflit entre Israël et le Hezbollah, il est difficile de voir comment le nouveau président parviendra à réduire ou à mettre fin aux contributions financières de l'Iran au groupe chiite.
En ce qui concerne les relations avec les Etats-Unis, Ali Abdolalizadeh [il faut ministre du Logement et du Développement urbain de 1997 à 2005 sous la présidence de Khatami], le chef de la campagne de Pezeshkian, a promis de « négocier avec Trump pour lever les sanctions. C'est un homme d'affaires, et nous comprenons bien le langage du commerce. » Il se pourrait qu'ils aient reçu le feu vert de Khamenei, mais sans sa volonté, les relations étrangères resteront limitées, poursuivant probablement les relations de l'Iran avec la Chine et la Russie.
Hadi Kahalzadeh, un expert économique, a déclaré à BBC Persian que l'un des défis majeurs de Pezeshkian est que le gouvernement a pratiquement été dépouillé de son pouvoir de décision dans les domaines de l'économie, du l'aide sociale, de la santé et de la société, nous laissant dans un état de « non-gouvernement » où il n'y a pas de gouvernement unifié. Hadi Kahalzadeh note que la capacité du gouvernement iranien à élaborer des politiques et à résoudre des problèmes nationaux a considérablement diminué, politiques désormais contrôlées par de nombreuses institutions extérieures au gouvernement.
Les ressources financières du gouvernement sont en effet limitées et ses dépenses sont très élevées, ce qui entraîne un déficit budgétaire. L'Etat alloue des ressources aux subventions, aux salaires et aux pensions, ce qui laisse très peu d'argent pour les investissements. Cette situation a réduit les dépenses de développement du gouvernement, ce qui a mené à un gouvernement inefficace, coûteux et improductif, incapable de créer du « bien-être social ». Pezeshkian fera-t-il donc ce que d'autres présidents iraniens ont fait et empruntera-t-il à la Banque centrale, ce qui provoquera de l'inflation ?
Un autre défi consistera à affronter les « profiteurs de sanctions ». Il s'agit d'individus et de groupes possédant de grandes fortunes qui ont acquis des rentes susceptibles de causer des problèmes au gouvernement, principalement parce que leur richesse leur a donné un pouvoir politique qui échappe au contrôle du gouvernement. Par le passé, ces groupes ont réussi à déclencher des vagues de protestations de rue contre le gouvernement, partant de villes religieuses et s'étendant à l'ensemble du pays.
L'opposition et le régime iranien
Vendredi dernier 5 juillet, les manifestant·e·s de droite qui se trouvaient devant les ambassades iraniennes en Europe et aux Etats-Unis disaient à ceux qui étaient allés voter qu'ils prolongeaient la vie de la République islamique, sans doute parce qu'ils pensaient que Pezeshkian pourrait améliorer la situation, ne serait-ce que pour une courte période.
Ces mêmes royalistes nous disent qu'ils ne comprennent pas pourquoi il y a eu une révolution en 1979 alors que la situation économique de l'Iran était très bonne ! Tout d'abord, il y a une contradiction évidente dans de telles affirmations, mais plus important encore, les révolutions ne se produisent pas simplement parce que la situation d'un pays est terrible, qu'il y a de la famine et de la dévastation, sinon nous aurions assisté à des révolutions dans plusieurs pays du Sud.
Deuxièmement, comme je ne cesse de le répéter, la République islamique d'Iran n'est pas sur le point d'être renversée par un véritable soulèvement populaire. Bien sûr, la possibilité d'un changement de régime par le haut est organisée par les Etats-Unis et leurs alliés, mais cela ne semble pas être à l'ordre du jour, même si Trump arrive au pouvoir en janvier 2025. Le régime clérical a perdu un soutien considérable parmi les Iraniens et Iraniennes ordinaires, mais il dispose d'incroyables capacités, se réinventant et trompant beaucoup de monde. Le fait que près de 30 millions d'Iraniens aient voté vendredi le prouve et au lieu de faire l'autruche en prétendant que rien ne s'est passé, comme semble le faire la majeure partie de la gauche en exil, nous devrions nous demander pourquoi nous sommes dans cette terrible situation et ce que nous pouvons faire pour ne pas nous retrouver dans une situation similaire dans les années à venir.
Réactions régionales à l'élection de Pezeshkian
Le soutien chaleureux des alliés de l'Iran en Irak et en Syrie était attendu, mais le ton amical des messages du roi Abdallah d'Arabie saoudite et de Ben Salman (MBS) a été un peu plus surprenant.
L'Azerbaïdjan et la République islamique d'Iran étaient en conflit depuis des décennies, l'Iran soutenant l'Arménie chrétienne dans le conflit du Haut-Karabakh. La République islamique a changé de position et le président Ilham Aliyev a été l'un des premiers à féliciter son compatriote azéri, Massoud Pezeshkian : « Je vous félicite chaleureusement pour votre élection à la présidence de la République islamique d'Iran. Nous attachons une grande importance aux relations entre la République d'Azerbaïdjan et la République islamique d'Iran, qui reposent sur des bases solides telles que des racines religieuses et culturelles communes, l'amitié et la fraternité. »
Dans le même temps, le premier ministre arménien Nikol Pachinian a félicité le président élu iranien Pezeshkian pour avoir remporté le second tour de scrutin vendredi, ajoutant : « Les relations avec le pays frère de la République islamique d'Iran revêtent une importance particulière pour le gouvernement et le peuple de la République d'Arménie, relations qui n'ont cessé de se développer depuis la déclaration d'indépendance de l'Arménie. » (Article publié par le site Academia.edu, juillet 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
– Yassamine Mather est chercheuse dans le cadre du Middle East Centre de l'Université d'Oxford, rédactrice de Critique : Journal of Socialist Theory.
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Bangladesh : Qui est Muhammad Yunus, le nouveau Premier ministre ?
Suite au puissant et courageux mouvement de protestation lancé par les étudiant-es, la première ministre autocratique a dû précipitamment abandonner le pouvoir et chercher refuge en Inde. À la demande des étudiant-es, Muhammad Yunus, un opposant au régime, a été nommé premier ministre. Qui est-il ? Ne risque-t-il pas de poursuivre le même type de politique économique et sociale que le régime précédent ? Afin de répondre partiellement à cette question nous republions un article de Denise Comanne, une des fondatrices du CADTM, écrit en 2009.
Tiré du site du CADTM.
En 2006, Muhammad Yunus et la Grameen Bank ont reçu et accepté le prix Nobel de la Paix. Yunus correspondait en tous points au profil du candidat idéal : suffisamment de social et aucune odeur de soufre ! A l'époque déjà, nous savions que l'œuvre de Yunus n'était pas aussi claire et révolutionnaire qu'on le prétendait. Un livre paru sous son nom en 2007, Vers un nouveau capitalisme | [1], nous permet d'aller plus loin dans l'analyse et la compréhension du « phénomène » Yunus ainsi que de la Grameen Bank.
Quelques mots tout d'abord pour faire savoir comment ce livre est tombé entre nos mains : c'est révélateur en soi. En mai 2008, nous accompagnons Philippe Diaz au Festival de Cannes où son film, « The End of Poverty ? », a été sélectionné dans le cadre de la Semaine de la Critique internationale. Là-bas, Philippe nous invite à nous rendre à une réunion dédiée à la Grameen Bank et à son créateur Muhammad Yunus. Cette réunion convoquée par une fondation philanthropique doit avoir lieu sur un bateau. Elle sera consacrée à la lutte contre la pauvreté. Avec Philippe Diaz, nous nous préparions justement ce jour-là à participer à une petite manifestation de rue sur la Croisette avec ATTAC et d'autres associations locales, histoire de rappeler les priorités dans la cacophonie friquée qu'est le Festival de Cannes. Arrivés au lieu du rendez-vous, nous réalisons avec surprise que la rencontre en l'honneur de Yunus a lieu sur un yacht de milliardaire loué pour la circonstance. Grimpant aux étages (c'est une véritable villa de luxe flottante), parmi les fauteuils de cuir, les milliers d'euros de fleurs blanches, de mets coûteux, nous prenons un exemplaire des quelques livres de Yunus trônant parmi les coupes de champagne. Personne n'a l'air de s'y intéresser vraiment et il n'y eut aucune prise de parole pour présenter ce livre, Yunus et/ou son œuvre. Philippe Diaz n'aura pas une seule opportunité de parler de son film : les personnes présentes ont l'air de se soucier de la pauvreté comme du dernier de leur souci. Alors ce livre, quid ? Sa lecture allait-elle contrebalancer le choc éprouvé sur le yacht ?
Des partenariats explicites
Pas vraiment. Le livre commence par un coup de foudre et la décision d'un partenariat entre Mohamad Yunus et l'entreprise multinationale Danone [2]. Les capitalistes adorent ce type de partenariat « social », code de conduite et autres fumisteries, cela permet de garder la main à la fois sur le cœur et sur le portefeuille : il existe plusieurs fondations dédiées à la promotion de l'entreprenariat social comme la Fondation Skoll, fondée par Jeff Skoll (le premier employé et l'ancien président d'Ebay), et la Fondation Schwab (le fondateur du Forum économique mondial de Davos) (p. 67) ; en septembre 2007, Intel et Grameen Solutions ont signé un protocole d'accord (p. 142 ) ; le Grameen Trust reçoit une donation de la Fondation MacArthur, puis des dons supplémentaires de la Banque mondiale, de la Fondation Rockefeller, de l'USAID (p. 143) ; le même trust a signé un accord de partenariat avec le Crédit Agricole (p. 144) : Grameen Capital India est créée en partenariat avec Citibank India et ICICI Bank (p. 266). Tout au long du livre, on retrouve donc, autour de Yunus et de ses créations, des acteurs clé du capitalisme… et pas du nouveau capitalisme !
Le social-business remplace la responsabilité collective
Yunus a la parole onctueuse d'un évêque mondain. Il se gargarise à tout bout de champ du mot « social », témoigne de ses bons sentiments, abuse de proclamations idéalistes … et fait des affaires. Le livre veut expliquer et promouvoir le social-business. Quelle en est sa définition ? « C'est une entreprise créée pour répondre à des objectifs sociaux. Un social-business est une société qui ne distribue pas de dividendes. Elle vend ses produits à des prix qui lui permettent de s'autofinancer. Ses propriétaires peuvent récupérer la somme qu'ils ont investie dans l'entreprise après un certain temps mais nulle part de profit ne leur est versée sous forme de dividendes. Au lieu de cela, les profits réalisés par l'entreprise restent en son sein afin de financer son expansion, de créer de nouveaux produits ou services, et de faire davantage de bien dans le monde » (p. 18-19). Il faut noter que des régies d'Etat, des services publics, pourraient fonctionner sur ce principe, les contribuables étant les « investisseurs » de la chose publique.
Cette réflexion, on peut la faire tout au long de la lecture du livre : Yunus n'envisage à aucun moment de réaliser son action « sociale » en passant par l'Etat ou en partenariat avec l'Etat. Il critique le service public et l'Etat qu'il considère incapables de régler les problèmes par manque d'argent (il ne se demande pas à quoi est dû ce manque), à cause de l'indifférence publique (les mouvements sociaux en lutte contre les privatisations comptent pour du beurre) et d'autres dysfonctionnements (p. 64). Les exemples de social-business qu'il donne entraînent ce même questionnement (p. 54) : « un social-business qui conçoit et commercialise des polices d'assurance maladie permettant aux pauvres d'accéder à des soins médicaux abordables » : pourquoi pas la sécurité sociale de l'Etat ? « un social-business qui développe des systèmes de production d'énergie renouvelable et les vend à un prix raisonnable aux communautés rurales qui, autrement, ne pourraient financer leur accès à l'énergie » : « un social-business recyclant les ordures, eaux usées et autres déchets »… Des tâches de cet ordre peuvent relever de la responsabilité de l'Etat et sont réalisables sous forme de services publics si l'Etat en possède les moyens financiers et la volonté politique.
Pourquoi les investisseurs placeraient-ils leur argent dans un social-business ? Par philanthropie (p. 57) à large échelle mais avec l'avantage, après avoir récupéré la mise de départ, de rester propriétaire de l'entreprise avec la seule perspective « excitante » (sic) de déterminer son activité future.
Les développements suivants commencent à montrer combien est fine la couche de social qui recouvre le projet (le fond de teint craquelle : l'effet cosmétique n'est pas garanti) et combien le « nouveau » capitalisme ressemble furieusement à l' « ancien » !
Nouveau capitalisme ?
Les social-business opèrent sur le même marché (p. 59) que les entreprises traditionnelles. Donc, non seulement ils entrent en concurrence avec ces entreprises mais ils sont en concurrence entre eux… et que le meilleur gagne ! Il y a donc des perdants quelque part et ces perdants, ce ne sont pas seulement un patron, un investisseur, ce sont des travailleurs et leurs familles De plus, la concurrence entre les social-business les obligera à accroître leur efficacité. Dans le cadre capitaliste, puisqu'il n'est à aucun moment question de le remettre en cause, cela ne peut que se réaliser par l'exploitation des travailleurs, des producteurs de matières premières.
Pour Yunus, la compétition reste le moteur, les prix diminuent et les consommateurs sont ravis. L'augmentation des cadences de travail, la diminution des coûts salariaux et du nombre d'emplois…, cela n'existe pas sur la planète yunusienne. Il rétorque que la concurrence entre les social-business sera différente de celle entre les entreprises dont l'objectif est de maximiser les profits. Pour celles-ci, l'enjeu est exclusivement financier tandis que la concurrence entre social-business est une question de fierté (!) (p. 61). Les compétiteurs resteront amis (encore !) : ils appendront les uns des autres, ils pourront fusionner, ils se réjouiront de voir d'autres social-business arriver sur le marché (toujours !).
Les choses continuent à s'éclaircir quand on apprend qu'en fait, il y a un second type de social-business : ceux-là sont détenus par les pauvres (ce processus n'est détaillé nulle part), cherchent à maximiser le profit et à donner des dividendes.
Le premier type de social-business (décrit plus haut) pouvait recouvrir la notion de service public, tout en excluant l'Etat du projet ; le second type, c'est en fait la privatisation tous azimuts en ce sens qu'elle se réalise à tous les niveaux d'échelle, de la production de biens ainsi que de services (santé, éducation…), mais en tout bien tout honneur puisque ce sont les pauvres qui sont censés en profiter.
Quelle est la logique de ce deuxième type de social-business ? C'est très simple : la propriété de la société est attribuée aux habitants à bas revenu en leur vendant des actions à bas prix qu'ils achètent grâce à des prêts émanant d'organisations de micro-crédit qu'ils remboursent avec les profits. La boucle est bouclée.
Yunus reconnaît quand même au détour d'une phrase que ce qu'il propose ne tient pas la route (p. 69) : « Un modèle économique combinant la recherche du profit et la motivation altruiste pourrait-il exister ? Cela pourrait se concevoir : 60% d'objectifs sociaux et 40% d'objectifs liés à la recherche de gains privés. Mais dans le monde réel, il sera très difficile de gérer des entreprises ayant des objectifs conflictuels. » En effet, c'est conflictuel.
Pour rendre les choses moins conflictuelles, le vocabulaire peut aider. « Afin d'attirer les investisseurs, je propose de créer une bourse spécialisée qui pourrait porter le nom de ‘bourse sociale' » (p. 62). Des institutions financières d'un genre nouveau (?) pourront enfin être créées pour répondre aux besoins financiers des social-business : des fonds sociaux de capital à risque, des fonds sociaux et, bien sûr, un marché boursier social (p. 269). Des agences de notation spécialisées pourraient être créées pour évaluer certains aspects des entreprises à vocation sociale (p. 278). La création d'une instance de régulation et d'information pour les social-business… (p. 279) Chaque jour, le Social Wall Street Journal donnera les dernières nouvelles des progrès et des revers des social business (p. 287). Il y aura un indice Dow Jones social qui reflètera la valeur des actions de quelques-uns des plus importants social-business du monde (p. 289). Alors, à ce stade, on ne sait plus trop que penser : est-ce de l'humour, de la bêtise, de l'inconséquence ou de la malhonnêteté ?
Le système de Yunus tend d'ailleurs à ce que ce second type de social-business prenne le pas sur le premier : « Bien que nombre d'entre elles aient un statut d'organisation à but non lucratif, nous avons progressivement entrepris de rapprocher leur mode de fonctionnement de celui d'une entreprise classique. Elles ont ainsi été encouragées à entrer dans le monde des affaires tout en conservant leurs objectifs sociaux » (p. 141).
Le social-business basé sur l'endettement
La Grameen Bank est-elle un social-business ? En tous les cas, elle fait des bénéfices et distribue des dividendes. Essayons de voir comment Yunus combine cela avec la volonté de sortir des millions de personnes de la pauvreté. Car certains passages du livre témoignent de la mégalomanie galopante qui frappe Yunus quand il parle de son action contre la pauvreté : « Nous avons juré que nos efforts auraient un impact important et mesurable sur la pauvreté. Plus spécifiquement, nous nous sommes engagés à aider 100 millions de familles à sortir de la pauvreté grâce au microcrédit et à d'autres services financiers. En nous fondant sur les estimations selon lesquelles environ 5 personnes bénéficient des effets positifs du microcrédit lorsqu'il concerne une famille (chiffre que l'expérience du monde en développement permet de considérer comme approximativement exact), nous pouvons espérer qu'un demi milliard d'individus sortiront de la pauvreté au cours de la prochaine décennie – ce qui correspond aux objectifs du millénaire pour le développement » (p.121). Les Nations unies peuvent aller se rhabiller, Yunus fait le travail à lui tout seul !
La question principale pour Yunus est : « comment autoriser la moitié la plus fragile de la population du globe à rejoindre le courant principal de l'économie mondiale et à acquérir la capacité de participer aux libres marchés ? » (p. 31). Yunus part du postulat que l'économie mondiale fonctionne bien via le libre marché : le seul problème des pauvres, c'est d'avoir le pied à l'étrier. Accéder à un premier prêt leur ouvrira la voie. Les banques considèrent que les pauvres ne sont pas solvables ? Elles refusent de leur accorder des prêts ? Lui, va tester le prêt aux pauvres. Yunus et ses équipes réalisent un véritable forcing à ce sujet : « Quand un emprunteur tente d'esquiver une offre de prêt en prétextant qu'il n'a pas d'expérience des affaires et ne veut pas prendre cet argent, nous cherchons à le convaincre qu'il peut avoir une idée d'activité économique à créer » (p. 40) Endettez-vous d'abord, on verra après ce que vous arriverez à faire…
En fait, cela ressemble étrangement aux propositions avantageuses des IFI qui, pendant les années 1950 et 1960, pour créer un marché de clients, ont appâté les gouvernements du Sud. Quand ceux-ci ont été ferrés et que les règles du jeu ont été modifiées, ils ont dû payer de plus en plus. Les gouvernements remboursent, ils n'arrêtent pas de le faire, mais leurs pays sont plus que jamais pris dans la spirale de l'endettement, de la dépendance et de la pauvreté. Yunus et toutes les institutions de microcrédit qui ont imité la Grameen Bank proclament haut et fort, avec admiration même, que les taux de remboursement des femmes, des pauvres, sont irréprochables. Les institutions du Nord sont plus discrètes à ce sujet, mais c'est la même réalité.
Quel est le bilan de la Grameen Bank ? « Aujourd'hui, la Grameen Bank accorde des prêts à plus de 7 millions de pauvres, dont 97% de femmes, dans 78.000 villages du Bangladesh. Depuis son ouverture, la banque a distribué des prêts pour un montant total équivalant à 6 milliards de dollars. Le taux de remboursement est actuellement de 98,6%. Comme toute banque bien gérée, la Grameen Bank réalise habituellement un profit. Elle est financièrement autonome et n'a pas eu recours à des dons depuis 1995. Les dépôts et les autres ressources de la Grameen Bank représentent aujourd'hui 156% de son encours de crédit. La banque a été rentable depuis qu'elle existe sauf en 1983, 1991 et 1992. Mais ce qui importe plus que tout, c'est que, selon une enquête interne, 64% de ceux qui ont été nos emprunteurs durant au moins cinq ans ont dépassé le seuil de la pauvreté » (p. 96-97).
Les remboursements effectués par les pauvres peuvent certainement être vérifiés dans les livres de comptes de la Grameen Bank. Mais ce qui reste plus difficile à évaluer, c'est le dépassement du seuil de pauvreté. Tout d'abord, dès qu'on gagne par jour 1 cent de dollar au-dessus du seuil de pauvreté (quelle que soit la manière dont ce seuil est calculé), on n'est plus comptabilisé comme pauvre alors que la vie réellement vécue n'a pas changé. Ensuite, on peut se poser d'autres questions : si un pauvre continue à emprunter au-delà de 5 ans, quelle en est la cause ? Yunus considérerait sans doute qu'il est sur la route des affaires, qu'il est entré de plain pied dans l'économie mondiale. Mais cela peut être le résultat de l'obligation et de la difficulté, voire l'impossibilité, de rembourser définitivement le capital emprunté (les prêts sont flexibles, les dettes peuvent être rééchelonnées, restructurées comme dans le cas des pays emprunteurs). C'est une situation qui doit se présenter régulièrement quand on sait que, pour Yunus, 20%, c'est un taux d'intérêt tout à fait habituel, que ses programmes de micro-crédit centrés sur la pauvreté proposent deux zones de prêt : la zone verte qui correspond au taux du marché plus jusqu'à 10 points et la zone jaune au coût du marché plus 10 à 15 points.
« Si vous passez suffisamment de temps parmi les pauvres, vous découvrirez que leur pauvreté vient de ce qu'ils ne peuvent conserver le fruit de leurs efforts. La raison en est claire : ils ne contrôlent pas le capital. Les pauvres travaillent au profit de quelqu'un d'autre qui détient le capital » (p. 190). Yunus découvre donc l'existence des classes et du prolétariat. Pour ne plus être pauvre, une seule solution : devenir capitaliste !
Les multinationales et le show-social-business
Le livre commençait en évoquant le partenariat avec Danone, revenons-y. « Vendre des yaourts Grameen Danone à des familles aisées, ce n'est pas dans les objectifs d'un social-business… » Donc, si on veut garder le label, « la solution consiste à accroître notre production et à vendre nos yaourts à tout le monde ». A la page suivante, on tient toutefois à préciser que « c'est un projet qui ne présentait guère d'intérêt financier pour Danone…. » et, plus sidérant encore, deux pages plus loin, on note en passant que « les spécialistes de Danone étudiaient l'environnement concurrentiel de Grameen Danone : comment fonctionnaient les producteurs locaux d'aliments et de boissons » (p. 220-227). Point très intéressant : il y avait là, avant Danone, des gens qui vendaient ce type de produits et qui ont donc subi la concurrence de l'association entre la Grameen Bank et Danone. Que sont-ils devenus ? Les nouveaux pauvres du nouveau capitalisme de Yunus ?
On arrive vite à parler (petit) profit et (petits) dividendes car, alors que les deux partenaires (Yunus et Danone) s'entendent sur la définition du social-business, à la dernière minute, on ajoute au protocole d'accord une clause prévoyant un dividende symbolique de 1%. Yunus prétend ne plus être d'accord avec cette clause. Pourtant, il semble régulièrement confronté à ce type de problème (p. 157-159) : « La propriété de Grameen Phone est actuellement partagée entre deux sociétés : Telenor, Norvège, (62% des parts) et Grameen Telecom (38%). (…) Grameen Phone est devenue l'entreprise la plus importante du Bangladesh avec plus de 16 millions d'abonnés (…) j'avais l'intention de transformer Grameen Phone en social-business en transférant aux pauvres la majorité des parts de la société. Mais Telenor refuse de céder ses parts [ben, tiens] alors qu'il devait réduire sa participation à moins de 35% après 6 ans… ». Conflictuelles, disions-nous plus haut, la recherche du profit et la motivation altruiste ?
Pour Yunus, « le social-business est la pièce manquante du système capitaliste. Son introduction peut permettre de sauver le système » (p. 171). Le tout est de savoir s'il faut sauver un système mortifère. Yunus essaye de nous présenter des fausses solutions. Ne tombons pas dans le piège.
Lire ce livre vous met constamment au bord de la nausée, du dégoût et de l'indignation. C'est donc un livre à conseiller pour comprendre le monde… et s'indigner. Finalement, le yacht de milliardaire à Cannes était bien adapté pour accueillir un tel ouvrage…
Denise Comanne
Notes
[1] Muhammad Yunus, Vers un nouveau capitalisme, Editeur J-C Lattès, 2007, 280 pages. ISBN / EAN : 9782709629140.
[2] Voir le site http://www.danonecommunities.com/«-vers-un-nouveau-capitalisme-»-de-muhammad-yunus-un-livre-evenement/
Pour continuer sur le sujet
Article disponible sur ESSF Muhammad Yunus : Prix Nobel de l'ambiguïté ou du cynisme ? et reproduit ci-dessous.
Les institutions de microcrédit, basées sur le profit, continuent d'exploiter la pauvreté faisant de terribles dégâts et enfonçant les victimes dans la misère et le désespoir.
Il est bon de faire un petit retour sur l'origine, et le concepteur, de ce système.
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(Re)contextualiser la Palestine : Israël, les pays du Golfe et la puissance US au Moyen-Orient
Adam Hanieh analyse la façon dont le capitalisme fossile a configuré les rapports de force et les relations entre États au Moyen orient, sous la férule des États-Unis. Il peut alors situer le colonialisme israélien en Palestine dans une perspective régionale plus large, explicitant les stratégies états-uniennes vis-à-vis d'Israël et des pays du Golfe.
Tiré de la revue Contretemps
8 juillet 2024
Par Adam Hanieh
Adam Hanieh est professeur d'économie politique et de développement international à l'Institut d'études arabes et islamiques de l'université d'Exeter. Ses travaux portent sur le rôle des États du Golfe dans le capitalisme mondial, ainsi que sur la manière dont l'accumulation de capital dans le Golfe influe sur les questions plus générales de développement au Moyen-Orient.
Cet article a été d'abord publié en anglais sur le site du Transnational Institute.
***
Au cours des sept derniers mois, la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza a suscité une vague sans précédent de protestations et de sensibilisation à la cause palestinienne. Des millions de personnes sont descendues dans la rue, des campements ont surgi sur les campus des universités du monde entier, des militant·e∙s ont bloqué des ports et des usines d'armement, et la nécessité d'une campagne mondiale de boycott, de désinvestissement et de sanctions à l'encontre d'Israël semble faire plus que jamais consensus. La plainte déposée par l'Afrique du Sud contre Israël à la Cour internationale de justice (CIJ) a renforcé l'ardeur de ces mouvements populaires. Cette affaire a non seulement mis en lumière non seulement la réalité du génocide perpétré par Israël, mais aussi le soutien indéfectible des principaux États occidentaux à l'État hébreu, malgré ses agissements dans la bande de Gaza et au-delà.
Néanmoins, malgré cette vague mondiale de solidarité avec la Palestine, certaines idées fausses ont la peau dure dans les débats et les analyses au sujet de la Palestine. Trop souvent, la dimension politique de la question palestinienne n'est considérée qu'à travers le prisme d'Israël, de la Cisjordanie et de Gaza, en omettant la dynamique régionale plus large du Moyen-Orient et le contexte international dans lequel se déploie le colonialisme israélien. D'autre part, la solidarité avec la Palestine est souvent réduite à la contestation des graves violations de droits humains commises par Israël, ainsi que ses violations incessantes du droit international, à savoir les meurtres, les arrestations et la dépossession que les Palestinien·nes subissent depuis près de huit décennies. Cette conception des droits humains est problématique en ce qu'elle dépolitise la lutte des Palestinien·nes, et n'explique pas pourquoi les États occidentaux continuent d'offrir leur soutien inconditionnel à Israël. Et, lorsque la question centrale du soutien occidental est soulevée, beaucoup en attribuent la cause à un « lobby pro-israélien » opérant en Amérique du Nord et en Europe occidentale. Cette perception est erronée et politiquement dangereuse, car elle occulte profondément la relation entre les États occidentaux et Israël.
L'objectif de cet article est de proposer une approche alternative pour comprendre les enjeux autour de la question palestinienne, une approche replacée dans son contexte régional, prenant en compte le rôle central du Moyen-Orient dans un monde dominé par les combustibles fossiles. L'argument principal ici est que l'on ne peut comprendre le soutien indéfectible des États-Unis et des principaux États européens à Israël sans considérer ce contexte. En tant que colonie de peuplement, Israël a joué un rôle de premier plan dans le maintien des intérêts impérialistes occidentaux, notamment des États-Unis, au Moyen-Orient. L'État hébreu a endossé ce rôle aux côtés des monarchies arabes du Golfe riches en pétrole, lesquelles constituent l'autre pilier majeur des intérêts américains dans la région, avec l'Arabie saoudite à leur tête. L'évolution rapide des relations entre les pays du Golfe, Israël et les États-Unis est essentielle pour comprendre la situation actuelle, en particulier du fait de l'affaiblissement relatif des États-Unis en tant que puissance mondiale.
Les mutations de l'après-guerre et le Moyen-Orient [1]
Deux transformations majeures ont façonné l'évolution de l'ordre mondial dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. La première a été une révolution du système énergétique mondial, avec l'émergence du pétrole en tant que principal combustible fossile, remplaçant le charbon et d'autres sources d'énergie pour les grandes puissances industrialisées. Cette transition vers les combustibles fossiles s'est d'abord produite aux États-Unis, où la consommation de pétrole a dépassé celle du charbon en 1950, puis en Europe occidentale et au Japon dans les années 1960. Dans les pays riches représentés au sein de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le pétrole représentait moins de 28 % de la consommation totale de combustibles fossiles en 1950 ; à la fin des années 1960, sa part dépassait les 50%. Grâce à sa plus grande densité énergétique, sa plasticité et sa facilité de transport, le pétrole a alimenté le capitalisme florissant de l'après-guerre, soutenant le développement de toute une série de nouvelles technologies, industries et infrastructures. Ce fut le début de ce que les scientifiques décriront plus tard comme la « grande accélération », à savoir l'expansion considérable et continue de la consommation de combustibles fossiles débutée au milieu du 20ᵉ siècle, et qui a irrémédiablement mené à la situation d'urgence climatique que l'on connaît aujourd'hui.
Cette transition globale vers le pétrole est étroitement liée à une deuxième transformation majeure de l'après-guerre, à savoir l'avènement des États-Unis comme première puissance économique et politique mondiale. L'ascension économique des États-Unis a commencé dans les premières décennies du 20ᵉ siècle, mais c'est la Seconde Guerre mondiale qui a permis leur émergence en tant que première puissance incontestable du capitalisme mondial, à laquelle ne s'opposaient alors que l'Union soviétique et son bloc allié. La puissance américaine est née de la destruction de l'Europe occidentale pendant la guerre et de l'affaiblissement de la domination coloniale européenne sur une grande partie de ce que l'on a appelé le tiers-monde. Tandis que la Grande-Bretagne et la France se fragilisaient, les États-Unis ont joué un rôle de premier plan dans l'architecture politique et économique de l'après-guerre, notamment au moyen d'un nouveau système financier mondial centré sur le dollar américain. Au milieu des années 1950, les États-Unis détenaient 60 % de la production manufacturière mondiale et un peu plus d'un quart du PIB mondial, et 42 des 50 premières entreprises industrielles du monde étaient américaines.
Ces deux tournants mondiaux majeurs, la transition vers le pétrole et l'affirmation de la toute puissance américaine, ont eu de profondes répercussions au Moyen-Orient. D'une part, la région a joué un rôle décisif dans la transition mondiale vers le pétrole. Elle disposait en effet de ressources pétrolières abondantes, représentant près de 40 % des réserves mondiales avérées au milieu des années 1950. En outre, le pétrole du Moyen-Orient était situé à proximité de nombreux pays européens, et les coûts de production y étaient bien plus bas que partout ailleurs dans le monde. Des quantités apparemment illimitées de pétrole pouvaient ainsi être vendues à l'Europe à des prix inférieurs à ceux du charbon, tout en garantissant que les marchés pétroliers américains restent à l'abri des effets de l'augmentation de la demande européenne. Le recentrage de l'approvisionnement pétrolier de l'Europe sur le Moyen-Orient a été extrêmement rapide : entre 1947 et 1960, la part du pétrole européen provenant de cette région a doublé, passant de 43 % à 85 %. Cela a permis non seulement l'émergence de nouvelles industries, comme la pétrochimie, mais aussi le développement de nouvelles techniques de transport, et de guerre. Ainsi, sans le Moyen-Orient, la transition pétrolière en Europe occidentale n'aurait peut-être jamais eu lieu.
La majorité des réserves pétrolières du Moyen-Orient se trouve dans la région du Golfe, principalement en Arabie saoudite et dans les petits États arabes du Golfe, ainsi qu'en Iran et en Irak. Pendant la première moitié du 20ᵉ siècle, ces pays ont été gouvernés par des monarchies autocratiques soutenues par l'Empire britannique (à l'exception de l'Arabie saoudite, qui restait théoriquement non soumise au colonialisme anglais). La production de pétrole dans la région était contrôlée par une poignée de grandes compagnies pétrolières occidentales, qui payaient des loyers et des redevances aux dirigeants de ces États pour pouvoir y extraire le pétrole. Ces sociétés pétrolières étaient intégrées verticalement, ce qui signifie qu'elles contrôlaient non seulement l'extraction du pétrole brut, mais aussi le raffinage, le transport et la vente du pétrole dans le monde entier. Le pouvoir de ces entreprises était immense, le contrôle des infrastructures de circulation du pétrole leur permettant d'en exclure tout concurrent potentiel. La concentration de la propriété dans l'industrie pétrolière dépassait de loin celle observée dans toute autre industrie ; en effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, plus de 80 % de toutes les réserves pétrolières mondiales en dehors des États-Unis et de l'URSS étaient contrôlées par seulement sept grandes entreprises américaines et européennes, baptisées les « Sept Sœurs ».
Israël et les révoltes anticoloniales
Malgré leur immense pouvoir, ces compagnies pétrolières ont été confrontées à un défi de taille lorsqu'au cours des années 1950 et 1960, le Moyen-Orient est devenu le centre des marchés pétroliers mondiaux. Comme ailleurs dans le monde, une série de puissants mouvements nationalistes, communistes et autres mouvements de gauche ont commencé à contester les dirigeants soutenus par les colonialismes britannique et français, menaçant de bouleverser l'ordre régional soigneusement établi. C'est en Égypte que ce phénomène s'est manifesté avec le plus d'ardeur, lorsque le roi Farouk, monarque soutenu par les Britanniques, a été renversé en 1952 par un coup d'État militaire mené par un officier apprécié de la population, Gamal Abdel Nasser. L'arrivée au pouvoir de Nasser a entraîné le retrait des troupes britanniques d'Égypte et permis au Soudan d'obtenir son indépendance en 1956. La souveraineté nouvellement acquise de l'Égypte s'est vue couronnée cette même année par la nationalisation du canal de Suez, jusqu'alors contrôlé par les Britanniques et les Français. Célébrée par des millions de personnes dans tout le Moyen-Orient, cette mesure a provoqué l'invasion ratée de l'Égypte par les Britanniques, les Français et les Israéliens. Tandis que Nasser s'engageait dans la voie de la nationalisation, les luttes anticoloniales ont pris de l'ampleur ailleurs dans la région, notamment en Algérie, où une guérilla pour l'indépendance a débuté en 1954 contre l'occupation française.
Bien qu'on l'ignore encore souvent de nos jours, ces menaces contre une domination coloniale de longue date ont eu des répercussions dans les pétromonarchies du Golfe. En Arabie saoudite et dans les petits États du Golfe, le soutien à Nasser était significatif et divers mouvements de gauche ont protesté contre la vénalité, la corruption et la position pro-occidentale des monarchies au pouvoir. Les conséquences potentielles de ces contestations se sont matérialisées non loin de là, en Iran, où un leader national populaire, Mohammed Mossadegh, est arrivé au pouvoir en 1951. L'une des premières mesures mises en place par Mossadegh a été de prendre le contrôle de l'Anglo-Iranian Oil Company (prédécesseur de l'actuelle BP), compagnie pétrolière contrôlée jusqu'alors par les Britanniques. Ce qui constituait le premier cas de nationalisation du pétrole au Moyen-Orient a eu une forte résonance dans les États arabes voisins, où le slogan « Le pétrole arabe pour les Arabes » a gagné en popularité dans un climat général anticolonialiste.
En réponse à la nationalisation du pétrole iranien, les services secrets américains et britanniques ont orchestré un coup d'État contre Mossadegh en 1953, portant au pouvoir un gouvernement pro-occidental fidèle au monarque iranien, Mohammad Reza Shah Pahlavi. Ce coup d'État a été le point de départ d'une vague contre-révolutionnaire dirigée contre tous les mouvements radicaux et nationalistes de la région. Le renversement de Mossadegh a également mis en évidence un changement majeur dans l'ordre régional : si la Grande-Bretagne a joué un rôle important dans le coup d'État, ce sont les États-Unis qui ont pris la tête de la planification et de l'exécution de l'opération. C'était la première fois que le gouvernement américain déposait un dirigeant étranger en temps de paix, et l'implication de la CIA dans le coup d'État a été déterminante pour les interventions américaines ultérieures, telles que le coup d'État de 1954 au Guatemala et le renversement du président chilien Salvador Allende en 1973.
C'est dans ce contexte qu'Israël est devenu un rempart majeur pour la sauvegarde des intérêts américains au Moyen-Orient. Au tout début du 20ᵉ siècle, la Grande-Bretagne avait été le principal soutien de la colonisation sioniste de la Palestine et, après la création d'Israël en 1948, les Britanniques ont continué à soutenir le projet sioniste de construction d'un État juif. Mais lorsque les États-Unis ont supplanté la domination coloniale britannique et française au Moyen-Orient pendant l'après-guerre, le soutien américain à Israël est apparu comme la clé de voûte d'un nouvel ordre sécuritaire régional. La guerre de 1967 entre Israël et les principaux États arabes a constitué un tournant majeur, après que l'armée israélienne a détruit les forces aériennes égyptiennes et syriennes et lancé l'occupation de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, de la péninsule du Sinaï en Égypte et du plateau du Golan en Syrie. La victoire d'Israël a brisé les mouvements panarabes, d'indépendance et de résistance anticoloniale qui s'étaient cristallisés le plus fortement dans l'Égypte de Nasser. Cette victoire a également encouragé les États-Unis à supplanter la Grande-Bretagne en tant que principal mécène du pays. À partir de ce moment, les États-Unis ont commencé à fournir chaque année à Israël du matériel militaire et un soutien financier d'une valeur de plusieurs milliards de dollars.
Le colonialisme de peuplement, un facteur décisif
La guerre de 1967 a démontré qu'Israël était une entité suffisamment puissante pour être utilisée contre toute menace pesant sur les intérêts américains dans la région. Mais il faut souligner ici un élément crucial qui passe souvent inaperçu, à savoir que la place particulière qu'occupe Israël dans le soutien à la puissance américaine est directement liée à son caractère intrinsèque de colonie de peuplement, fondée sur la dépossession croissante de la population palestinienne. Les colonies de peuplement doivent continuellement s'efforcer de renforcer leurs structures d'oppression raciale, d'exploitation de classe et de dépossession. En conséquence, il s'agit généralement de sociétés hautement militarisées et violentes, qui ont tendance à dépendre d'un soutien extérieur leur permettant de maintenir leurs privilèges matériels dans un environnement régional hostile. Dans ce type de société, une proportion importante de la population profite de l'oppression de la population autochtone et considère ses privilèges dans une perspective raciale et militariste. C'est pourquoi les colonies de peuplement sont des partenaires beaucoup plus sûrs pour les intérêts impérialistes occidentaux que les États clients « normaux ». [2] C'est aussi la raison pour laquelle le colonialisme britannique a soutenu le sionisme en tant que mouvement politique au début du 20ᵉ siècle, et que les États-Unis ont embrassé Israël après 1967.
Bien sûr, cela ne signifie pas que les États-Unis « contrôlent » Israël, ou qu'il n'y ait jamais de divergences d'opinion entre les gouvernements américain et israélien sur la manière dont cette relation doit se maintenir. Mais la capacité d'Israël à imposer un état permanent de guerre, d'occupation et d'oppression serait profondément mise en péril sans le soutien continu des États-Unis, tant sur le plan matériel que politique. En retour, Israël est un partenaire fidèle et un bouclier contre les menaces qui pèsent sur les intérêts américains dans la région. Le pays est également intervenu à l'échelle mondiale en apportant son soutien à des régimes répressifs appuyés par les États-Unis, de l'Afrique du Sud au temps de l'apartheid aux dictatures militaires d'Amérique latine. Alexander Haig, secrétaire d'État américain sous Richard Nixon, a affirmé sans détour qu' « Israël est le plus grand porte-avions américain au monde qui ne peut être coulé, qui ne transporte pas un seul soldat américain et qui est situé dans une région hautement stratégique pour la sécurité nationale américaine. » [3]
Le lien entre les caractéristiques intrinsèques de l'État israélien et la place particulière qu'il occupe dans la stratégie américaine s'apparente au rôle que l'apartheid sud-africain a joué pour soutenir les intérêts occidentaux sur l'ensemble du continent africain. Il existe des différences importantes entre l'apartheid sud-africain et l'apartheid israélien – notamment la part prépondérante des populations noires d'Afrique du Sud dans la classe ouvrière du pays, contrairement aux Palestinien·nes en Israël – mais en tant que colonies de peuplement, les deux États sont devenus largement structurants pour le pouvoir occidental dans leurs voisinages respectifs. Si nous examinons l'histoire du soutien occidental à l'apartheid sud-africain, nous constatons que ses justifications relevaient du même ordre que celles que nous entendons aujourd'hui à propos d'Israël, et nous observons les mêmes tentatives pour bloquer les sanctions internationales et criminaliser les mouvements de protestation. Ces parallèles se retrouvent dans le rôle joué par certains individus. Un exemple peu connu est le voyage qu'un jeune membre du parti conservateur britannique a effectué en Afrique du Sud en 1989, au cours duquel il a plaidé contre les sanctions internationales à l'encontre de l'Afrique du Sud et expliqué pourquoi la Grande-Bretagne devait continuer à soutenir le régime d'apartheid. Des décennies plus tard, ce jeune conservateur, David Cameron, occupe aujourd'hui le poste de ministre britannique des affaires étrangères et est l'un des premiers dirigeants du monde à encourager le génocide israélien à Gaza.
Le rôle central que détient le Moyen-Orient dans l'économie mondiale du pétrole confère à Israël une place plus importante dans le pouvoir impérialiste occidental que celle qu'occupait l'Afrique du Sud de l'apartheid. Mais les deux cas démontrent pourquoi il est si important de réfléchir à la manière dont les facteurs régionaux et mondiaux se conjuguent aux dynamiques internes de classe et de race qui caractérisent les colonies de peuplement.
L'intégration économique d'Israël au Moyen-Orient
Le Moyen-Orient est devenu d'autant plus important pour le pouvoir américain après la nationalisation des réserves de pétrole brut un peu partout dans la région – et ailleurs – au cours des années 1970 et 1980. La nationalisation a mis fin au contrôle occidental historique direct sur les approvisionnements en pétrole brut au Moyen-Orient, bien que les entreprises américaines et européennes aient continué à contrôler la majeure partie du raffinage, du transport et de la vente de ce pétrole à l'échelle mondiale. Dans ce contexte, les intérêts américains dans la région consistaient à garantir un approvisionnement stable du marché mondial en pétrole – libellé en dollars américains – et à s'assurer que le pétrole ne serait pas utilisé comme une « arme » pour déstabiliser un système mondial centré sur les États-Unis. En outre, les producteurs de pétrole du Golfe ayant commencé à gagner des billions de dollars grâce à l'exportation de pétrole brut, les États-Unis étaient très préoccupés par la manière dont ces « pétrodollars » circulaient dans le système financier mondial, avec une incidence directe sur la prédominance du dollar américain.
Dans la poursuite de ses intérêts, la stratégie américaine s'est entièrement consacrée à maintenir en place les monarchies du Golfe, dirigées par l'Arabie saoudite, car elles s'avéraient être des alliées régionales indispensables, particulièrement après le renversement de la monarchie iranienne des Pahlavi en 1979, qui constituait un autre pilier des intérêts américains dans le Golfe depuis le coup d'État de 1953. Le soutien des États-Unis aux monarques du Golfe s'est manifesté de diverses manières, notamment par la vente d'énormes quantités de matériel militaire, qui a fait de la région du Golfe le plus grand marché d'armes au monde, ainsi que par des mesures économiques qui ont canalisé l'afflux des pétrodollars du Golfe vers les marchés financiers américains, et par une présence militaire américaine permanente, laquelle continue d'être le meilleur garant du pouvoir monarchique. La guerre Iran-Irak, qui a duré de 1980 à 1988 et qui est considérée comme l'un des conflits les plus destructeurs du 20ᵉ siècle (près d'un demi-million de morts), a marqué un tournant dans les relations entre les États-Unis et les pays du Golfe. Pendant cette guerre, les États-Unis ont fournides armes, des fonds et des renseignements aux deux parties, considérant qu'il s'agissait d'un moyen d'affaiblir la puissance de ces deux grands pays voisins et d'assurer la sécurité des monarques du Golfe.
C'est ainsi que la puissance américaine au Moyen-Orient a fini par reposer sur deux piliers essentiels : Israël d'une part, les monarchies du Golfe de l'autre. Ces deux piliers restent aujourd'hui la clé de voûte de la puissance américaine dans la région ; toutefois, la manière dont ils sont liés l'un à l'autre a sensiblement évolué. Depuis les années 1990 et jusqu'à aujourd'hui, le gouvernement américain a cherché à réunir ces deux pôles stratégiques – ainsi que d'autres États arabes importants, tels que la Jordanie et l'Égypte – au sein d'une sphère unique liée à la puissance économique et politique des États-Unis. Pour y parvenir, il fallait intégrer Israël au Moyen-Orient élargi en normalisant ses relations économiques, politiques et diplomatiques avec les États arabes. Plus important encore, il s'agissait d'en finir avec les boycotts arabes officiels d'Israël qui ont perduré pendant des décennies.
Du point de vue d'Israël, la normalisation ne consistait pas simplement à permettre le développement du commerce avec les États arabes et les investissements dans les économies de ces derniers. Après une récession majeure au milieu des années 1980, l'économie israéliennes'est détournée de secteurs tels que la construction et l'agriculture pour mettre davantage l'accent sur la haute technologie, la finance et les exportations militaires. Toutefois, de nombreuses grandes entreprises internationales hésitaient à faire des affaires avec des entreprises israéliennes (ou en Israël même) en raison des « boycotts secondaires » imposés par les gouvernements arabes. [4] Mettre fin à ces boycotts était essentiel pour attirer les grandes entreprises occidentales en Israël, et pour permettre aux sociétés israéliennes d'accéder aux marchés étrangers aux États-Unis et ailleurs. En d'autres termes, la normalisation économique visait tout autant à garantir la place du capitalisme israélien dans l'économie mondiale qu'à permettre à Israël d'accéder aux marchés du Moyen-Orient.
À cette fin, les États-Unis et leurs alliés européens ont eu recours, à partir des années 1990, à divers mécanismes visant à favoriser l'intégration économique d'Israël dans le Moyen-Orient élargi. L'un de ces mécanismes a été l'intensification des réformes économiques, à savoir une ouverture aux investissements étrangers et aux flux commerciaux qui se sont rapidement déployés dans la région. Dans ce contexte, les États-Unis ont proposé une série de mesures économiques visant à connecter les marchés israéliens et arabes les uns aux autres, puis à l'économie américaine. L'un des principaux projets concernait les « Qualifying Industrial Zones » (QIZ), des zones franches de production à bas salaires créées en Jordanie et en Égypte à la fin des années 1990. Les marchandises produites dans les QIZ (principalement des textiles et des vêtements) bénéficiaient d'un accès en franchise de droits aux États-Unis, à condition qu'une certaine proportion des intrants pour leur fabrication provienne d'Israël. Les QIZ ont joué un rôle précoce et décisif en rassemblant des capitaux israéliens, jordaniens et égyptiens dans des structures de propriété conjointe, normalisant ainsi les relations économiques entre deux des États arabes voisins d'Israël. En 2007, le gouvernement américain signalait que plus de 70 % des exportations jordaniennes vers les États-Unis provenaient des QIZ ; pour l'Égypte, 30 % des exportations vers les États-Unis étaient produites dans les QIZ en 2008. [5]
Conjointement au programme des QIZ, les États-Unis ont également proposé le projet de zone de libre-échange du Moyen-Orient (Middle East Free Trade Area – MEFTA) en 2003. La MEFTA visait à établir une zone de libre-échange couvrant l'ensemble de la région d'ici 2013. La stratégie américaine consistait à négocier individuellement avec des pays « amis » en suivant un processus graduel en six étapes, qui devait aboutir à un véritable accord de libre-échange (ALE) entre les États-Unis et le pays en question. Ces accords ont été conçus de manière à ce que les pays puissent associer leurs propres accords bilatéraux de libre-échange avec les États-Unis aux accords bilatéraux signés avec d'autres pays, établissant ainsi des accords au niveau sous-régional dans l'ensemble du Moyen-Orient. Ces accords sous-régionaux pourraient être rattachés au fil du temps, jusqu'à ce qu'ils couvrent l'ensemble de la région. Il est important de noter que ces accords de libre-échange seraient également utilisés pour encourager l'intégration d'Israël dans les marchés arabes, chaque accord contenant une clause engageant le signataire à normaliser ses relations avec Israël et interdisant tout boycott des relations commerciales. Bien que les États-Unis n'aient pas atteint l'objectif qu'ils s'étaient fixé en 2013 pour la mise en place du MEFTA, cette politique a permis d'étendre l'influence économique américaine dans la région, grâce à la normalisation entre Israël et les principaux États arabes. Il est frappant de constater qu'aujourd'hui, les États-Unis ont conclu 14 accords de libre-échange avec des pays du monde entier, dont cinq avec des États du Moyen-Orient (Israël, Bahreïn, Maroc, Jordanie et Oman).
Les accords d'Oslo
Toutefois, le succès de la normalisation économique allait dépendre avant tout d'un changement de conjoncture politique qui donnerait le « feu vert » de la Palestine à l'intégration économique d'Israël dans l'ensemble de la région. À cet égard, les accords d'Oslo, signés entre Israël et l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) sous les auspices du gouvernement américain sur la pelouse de la Maison Blanche en 1993 ont constitué un tournant décisif. Ces accords se sont fortement appuyés sur les pratiques coloniales établies au cours des décennies précédentes. Depuis les années 1970, Israël avait tenté de trouver une force palestinienne capable d'administrer la Cisjordanie et la bande de Gaza en son nom, c'est-à-dire un mandataire palestinien de l'occupation israélienne qui pourrait minimiser les contacts quotidiens entre la population palestinienne et l'armée israélienne. Les premières tentatives avaient échoué lors de la première Intifada, un soulèvement populaire de grande ampleur déclenché dans la bande de Gaza en 1987. Les accords d'Oslo ont mis fin à cette première Intifada.
Dans le cadre de ces accords, l'OLP a accepté de constituer une nouvelle entité politique, appelée Autorité palestinienne (AP), qui se verrait accorder des pouvoirs limités sur des zones fragmentées de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. L'AP dépendrait entièrement des financements extérieurs pour sa survie, en particulier des prêts, de l'aide et des taxes à l'importation perçues par Israël et qui seraient ensuite reversées à l'AP. Puisque la plupart de ses sources de financement provenaient en fin de compte des États occidentaux et d'Israël, l'Autorité palestinienne s'est rapidement trouvée subordonnée sur le plan politique. En outre, Israël a conservé un contrôle total sur l'économie et les ressources palestiniennes, ainsi que sur la circulation des personnes et des biens. Après la division territoriale de Gaza et de la Cisjordanie en 2007, l'AP a établi son siège à Ramallah, en Cisjordanie. Elle est dirigée aujourd'hui par Mahmoud Abbas. [6]
Malgré la façon dont les accords d'Oslo et les négociations qui ont suivi sont généralement dépeints, il n'a jamais été question de paix ni d'un quelconque processus de libération de la Palestine. C'est au lendemain de ces accords que l'expansion des colonies israéliennes a explosé en Cisjordanie, que le mur de l'apartheid a été construit, et qu'ont été instaurées les inextricables restrictions de mouvement qui régissent depuis lors la vie des Palestinien·nes. Les accords d'Oslo ont permis d'exclure des composantes essentielles de la population palestinienne – les réfugié·es et les citoyen·nes palestinien·nes d'Israël – de la lutte politique, réduisant la question de la Palestine à des négociations autour de portions de territoire en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. Plus important encore, les accords ont apporté la bénédiction palestinienne à l'intégration d'Israël dans le Moyen-Orient élargi, ouvrant la voie aux gouvernements arabes, menés par la Jordanie et l'Égypte, vers une normalisation avec Israël sous l'égide des États-Unis.
C'est après ces accords que sont apparues les restrictions de circulation, les barrières, les checkpoints et les zones militaires qui cernent aujourd'hui Gaza. En ce sens, la prison à ciel ouvert qu'est devenue la bande de Gaza est elle-même une création du processus d'Oslo ; un lien direct relie les négociations d'Oslo au génocide actuel. Ce point est fondamental aux discussions en cours sur les scénarios possibles de l'après-guerre. La stratégie israélienne a toujours consisté à recourir périodiquement à une violence extrême, assortie de fausses promesses de négociations soutenues par la communauté internationale. Ces deux outils servent la même stratégie qui consiste à intensifier la fragmentation territoriale et la dépossession continues du peuple palestinien. Toute négociation d'après-guerre dirigée par les États-Unis verra certainement des tentatives similaires d'assurer la domination pérenne d'Israël sur les vies et les terres palestiniennes.
Penser l'avenir
Le rôle stratégique que joue le Moyen-Orient, riche en pétrole, pour la puissance mondiale américaine explique pourquoi Israël est aujourd'hui le plus grand bénéficiaire cumulé de l'aide étrangère américaine dans le monde, bien que le pays se classe au 13ᵉ rang des économies les plus riches du monde en termes de PIB par habitant·e (plus que le Royaume-Uni, l'Allemagne ou le Japon). Cela explique également le soutien sans faille apporté à Israël par les élites politiques américaines (et britanniques). En 2021, sous la présidence Trump et avant la guerre actuelle, Israël a reçu plus de financement militaire de la part des États-Unis que tous les autres pays du monde réunis. Ce facteur est primordial car, comme les huit derniers mois l'ont démontré, le soutien américain va bien au-delà du soutien financier et matériel, puisque les États-Unis endossent le rôle d'ultime défenseur politique d'Israël sur la scène internationale. [7]
Comme nous l'avons vu, cette alliance américaine avec Israël n'est pas sans rapport avec la dépossession du peuple palestinien ; elle s'ancre même dans cette dépossession. C'est la nature coloniale de l'État d'Israël qui explique son rôle prépondérant dans le renforcement de la puissance américaine dans la région. On comprend ainsi pourquoi la lutte des Palestiniens est un élément essentiel des mutations politiques au Moyen-Orient, la région aujourd'hui la plus polarisée socialement, la plus inégale économiquement et la plus touchée par les conflits dans le monde. Inversement, cela explique aussi pourquoi la lutte pour la libération de la Palestine est intimement liée aux succès (et aux échecs) d'autres luttes sociales progressistes dans la région.
L'axe central de cette dynamique interrégionale reste le lien entre Israël et les États du Golfe. Au cours des deux décennies qui ont suivi les accords d'Oslo, la stratégie américaine au Moyen-Orient a continué à favoriser l'intégration économique et politique d'Israël avec les États du Golfe. Dans le cadre des accords d'Abraham en 2020, les Émirats arabes unis (EAU) et Bahreïn ont accepté de normaliser leurs relations avec Israël, ce qui a constitué une avancée majeure dans ce processus.
Ces accords ont ouvert la voie à un accord de libre-échange entre les Émirats arabes unis et Israël. Signé en 2022, il a été le premier accord de libre-échange liant Israël à un État arabe. La valeur des échanges commerciaux entre Israël et les Émirats arabes unis a dépassé les 2,5 milliards de dollars en 2022, alors qu'elle n'était que de 150 millions de dollars en 2020. Le Soudan et le Maroc ont également conclu des accords similaires avec Israël, répondant ainsi à de fortes incitations de la part des États-Unis. [8]
Après les accords d'Abraham, cinq États arabes entretiennent désormais des relations diplomatiques officielles avec Israël. Ces pays représentent environ 40 % de la population du monde arabe et comptent parmi les principales puissances politiques et économiques de la région. Mais une question reste déterminante : quand l'Arabie saoudite rejoindra-t-elle ce club ? S'il est impossible que les Émirats arabes unis et Bahreïn aient pu accepter les accords d'Abraham sans le consentement de l'Arabie saoudite, le Royaume saoudien n'a jusqu'à présent pas officiellement normalisé ses liens avec Israël, malgré la multitude de réunions et de relations informelles qui se sont tenues entre les deux États ces dernières années.
Dans le contexte actuel du génocide en cours, un accord de normalisation entre l'Arabie saoudite et Israël constitue sans aucun doute l'objectif principal de la stratégie américaine pour l'après-guerre. Il est très probable que le gouvernement saoudien accepterait un tel accord, ce qui a potentiellement déjà été confirmé à l'administration Biden, à condition qu'il obtienne une sorte de feu vert de la part de l'Autorité palestinienne à Ramallah. Cette approbation pourrait possiblement être obtenue dans le cas d'une reconnaissance internationale d'un pseudo-État palestinien dans certaines parties de la Cisjordanie. Ce scénario se heurte évidemment à des obstacles de taille, notamment le refus persistant des Palestinien·nes de Gaza de se soumettre, et la question des modalités d'administration du territoire de Gaza après la guerre. Mais le projet américain de créer une puissance arabe conjointe multi-États pour assurer le contrôle de la bande de Gaza, dirigée par certains des principaux États normalisateurs comme les Émirats arabes unis, l'Égypte et le Maroc, dépendrait probablement d'une normalisation israélo-saoudienne.
Le rapprochement entre les États du Golfe et Israël s'avère de plus en plus crucial pour les intérêts américains dans la région, en raison des fortes rivalités et des tensions géopolitiques qui émergent à l'échelle mondiale, en particulier avec la Chine. Bien qu'aucune autre « grande puissance » ne soit prête à remplacer la domination américaine au Moyen-Orient, l'influence politique, économique et militaire des États-Unis dans la région a connu un déclin relatif au cours des dernières années. Preuve en sont les interdépendances croissantes entre les États du Golfe d'une part et la Chine et l'Asie de l'Estde l'autre, interdépendances qui vont désormais bien au-delà de l'exportation du pétrole brut du Moyen-Orient. Dans ce contexte et compte tenu de la place qu'occupe depuis longtemps Israël dans le maintien de la puissance américaine dans la région, tout processus de normalisation piloté par les États-Unis contribuerait à réaffirmer le pouvoir américain au Moyen-Orient et pourrait contrer l'influence de la Chine dans la région.
Néanmoins, malgré les débats actuels sur les scénarios d'après-guerre, les 76 dernières années ont démontré à maintes reprises que les tentatives visant à éradiquer la détermination et la résistance des Palestinien·nes continueront d'échouer. La Palestine se trouve aujourd'hui sur le front d'un réveil politique mondial qui dépasse tout ce qui a pu être observé depuis les années 1960. Dans ce contexte de prise de conscience globale de la condition palestinienne, notre analyse doit aller au-delà de l'opposition formelle aux violences perpétrées par Israël dans la bande de Gaza. La lutte pour la libération de la Palestine est au cœur de toute tentative sérieuse de contestation des intérêts impérialistes au Moyen-Orient, et ces mouvements de résistance nécessitent un meilleur ancrage dans une dynamique régionale plus large, en particulier vis-à-vis du rôle central joué par les monarchies du Golfe. Nous devons également mieux comprendre comment le Moyen-Orient s'inscrit dans l'histoire du capitalisme fossile, et dans les luttes contemporaines pour la justice climatique. La question de la Palestine est indissociable de ces réalités. En ce sens, l'extraordinaire combat pour la survie que mène aujourd'hui la population palestinienne dans la bande de Gaza représente l'avant-garde de la lutte pour l'avenir de la planète.
*
Traduit de l'anglais par Johanne Fontaine. Révisé par Nellie Epinat.
Notes
[1] Pour plus de précisions sur les enjeux soulevés dans cette partie, voir le prochain livre de l'auteur, Crude Capitalism : Oil, Corporate Power, and the Making of the World Market, à paraître aux éditions Verso Books en septembre 2024.
[2] Les régimes arabes clients des États-Unis, tels que l'Égypte, la Jordanie et désormais le Maroc, doivent faire face à la persistance des mouvements politiques de contestation à l'intérieur de leurs propres frontières, et sont toujours obligés de s'adapter et de répondre aux pressions exercées par certains segments de leurs populations.
[3] Fait révélateur, la source de cette citation figure dans un article écrit en 2011 par l'ancien ambassadeur d'Israël aux États-Unis, Michael Oren, intitulé « The Ultimate Ally » (L'allié suprême).
[4] Les « boycotts secondaires » signifiaient qu'une entreprise installée en Israël, comme Microsoft par exemple, prenait le risque d'être exclue des marchés arabes.
[5] Pour une analyse plus approfondie des QIZ, du MEFTA et de l'économie politique autour de la normalisation d'Israël, voir Adam Hanieh, Lineages of Revolt : Issues of Contemporary Capitalism in the Middle East, Haymarket Books, 2013. Voir surtout pp. 36-38 [En anglais].
[6] En 2006, le Hamas avait largement remporté les élections du Conseil législatif palestinien avec 74 des 132 sièges contestés. Un gouvernement d'unité nationale avait été constitué, réunissant des membres du Hamas et du Fatah, le parti palestinien majoritaire contrôlant l'Autorité palestinienne. Mais ce gouvernement a été dissous par le Fatah après que le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza en 2007. Depuis lors, Gaza et la Cisjordanie sont sous le contrôle de deux autorités distinctes.
[7] Au-delà de l'aide militaire et financière directe, le soutien des États-Unis s'exprime par de nombreux autres moyens. Le gouvernement américain fournit par exemple des milliards de dollars en garanties de prêt à Israël, ce qui permet à ce dernier d'emprunter à moindre coût sur le marché mondial. Israël est l'un des six pays au monde à avoir reçu de telles garanties au cours des dix dernières années, avec l'Ukraine, l'Irak, la Jordanie, la Tunisie et l'Égypte.
[8] Dans le cas du Soudan, les États-Unis ont accepté d'accorder un prêt de 1,2 milliard de dollars et de retirer le pays de la liste des États soutenant le terrorisme, bien que l'accord de normalisation n'ait pas encore été ratifié. Pour le Maroc, les États-Unis ont reconnu la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange de la normalisation des relations avec Israël.
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Gaza. L’escorte médiatique d’un génocide
« Depuis 90 jours, je ne comprends pas. Des milliers de personnes meurent et sont mutilées, submergées par un flot de violence qu'on ne peut qualifier de guerre, sauf par paresse ». Dans sa lettre de démission après douze ans de bons et loyaux services, le journaliste Raffaele Oriani du supplément hebdomadaire du quotidien italien La Repubblica entend protester contre la manière dont son journal couvre la situation à Gaza. Il dénonce « l'incroyable circonspection d'une grande partie de la presse européenne, y compris La Repubblica – aujourd'hui deux familles massacrées ne figurent qu'à la dernière ligne de la page 15 », et évoque « l'escorte médiatique » qui rend ces massacres possibles.
Tiré d'Orient XXI.
Il fut un temps où les médias occidentaux n'avaient pas ce type de pudeur. Personne n'avait de réticence à dénoncer l'invasion russe et il ne serait venu à l'idée de personne d'évoquer « l'opération spéciale russe », sinon par dérision. Aujourd'hui s'est imposée l'expression israélienne de « guerre Israël-Hamas », comme si deux parties égales s'affrontaient, ou que les victimes étaient principalement des soldats des Brigades d'Al-Qassam.
Les formules dans les journaux varient, mais le Hamas est presque toujours désigné comme « organisation terroriste » — rappelons que seuls l'Union européenne et les États-Unis le considèrent comme tel — ce qui exonère par avance Israël de tous ses crimes. Face au Mal absolu, tout n'est-il pas permis ? Un journaliste de CNN rapportait les consignes de sa rédaction :
- Les mots « crime de guerre » et « génocide » sont tabous. Les bombardements israéliens à Gaza seront rapportés comme des « explosions » dont personne n'est responsable, jusqu'à ce que l'armée israélienne en accepte ou en nie la responsabilité. Les citations et les informations fournies par l'armée israélienne et les représentants du gouvernement ont tendance à être approuvées rapidement, tandis que celles provenant des Palestiniens ont tendance à être attentivement examinées et traitées précautionneusement (1).
« Selon le Hamas »
On sait la suspicion qui a accompagné les chiffres du nombre de morts donnés par le ministère de la santé à Gaza, jusqu'à aujourd'hui accompagnés de l'expression « selon le Hamas », alors qu'ils semblent inférieurs à la réalité. Le traitement réservé aux otages palestiniens, déshabillés, humiliés, torturés, est relativisé, la suspicion d'appartenir au Hamas justifiant l'état d'exception. En revanche, les fake news colportées après le 7 octobre sur les femmes éventrées, les bébés décapités ou brûlés dans des fours ont été reprises, car elles avaient été entérinées par des responsables israéliens. Une fois la supercherie révélée, aucune rédaction n'a cru nécessaire de faire son mea culpa pour avoir contribué à colporter la propagande israélienne. En France, le porte-parole de l'armée israélienne a micro ouvert sur les chaînes d'information, et quand un journaliste se décide de faire son métier et de l'interroger vraiment, il est rappelé à l'ordre par sa direction. Pendant ce temps, des propos d'un racisme éhonté, qui frisent l'incitation à la haine ou à la violence à l'encontre des critiques de l'armée israélienne sont à peine relevés. Sans parler de la suspicion qui frappe les journalistes racisé·es coupables de « communautarisme » quand ils offrent une autre vision2.
Alors qu'Israël refuse l'entrée de journalistes étrangers à Gaza — sauf à ceux qu'ils choisissent d'« embarquer » dans un tour guidé, ce que de nombreux correspondants acceptent sans le moindre recul critique —, peu de protestations se sont élevées contre ce bannissement. La profession ne s'est guère mobilisée contre l'assassinat de 109 journalistes palestiniens, un nombre jamais atteint dans tout autre conflit récent. Si ces reporters avaient été européens, que n'aurait-on pas entendu ? Pire, dans son bilan annuel publié le 15 décembre 2023, l'organisation Reporters sans frontières (RSF) parle de « 17 journalistes [palestiniens] tués dans l'exercice de leur fonction », information reprise par plusieurs médias nationaux. La formulation choque par son indécence, surtout quand on sait que cibler volontairement les journalistes est une pratique courante de l'armée israélienne, à Gaza et en Cisjordanie, comme nous le rappelle l'assassinat de la journaliste Shirin Abou Akleh. Le dimanche 7 janvier, deux confrères palestiniens ont encore été tués après qu'un missile israélien a ciblé leur voiture, à l'ouest de Khan Younes. L'un des deux n'est autre que le fils de Wael Dahdouh, le chef du bureau d'Al-Jazira à Gaza. La moitié de sa famille a été décimée par l'armée israélienne, et son caméraman a été tué.
Or, on doit à ces journalistes palestiniens la plupart des images qui nous parviennent. Et bien que certains d'entre eux aient déjà travaillé comme « fixeurs » pour des journalistes français, ils restent a priori suspects parce que Palestiniens. Pendant ce temps, leurs confrères israéliens qui, à quelques exceptions près (+972, certains journalistes de Haaretz) reprennent les éléments de langage de l'armée sont accueillis avec révérence.
Le nettoyage ethnique, une option comme une autre
Ces derniers jours on a assisté à des débats surréalistes. Peut-on vraiment discuter, sereinement, calmement, « normalement » sur des plateaux de radio et de télévision des propositions de déplacement de la population palestinienne vers le Congo, le Rwanda ou l'Europe, sans marteler que ce sont des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ? Sans dire que ceux qui les profèrent, ici ou là-bas, devraient être inculpés d'apologie de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité ?
Selon les Nations unies, la bande de Gaza est devenue « un lieu de mort, inhabitable ». Chaque jour s'accumulent les informations sur les morts (plus de 23 000), les blessés (plus de 58 000), les structures médicales bombardées, les exécutions sommaires, les tortures à grande échelle (3), les écoles et universités pulvérisées, les domiciles détruits. À tel point que l'on crée un nouveau terme, « domicide » pour désigner cette destruction systématique des habitations. Tous ces crimes font rarement l'objet d'enquêtes journalistiques. Pourtant le mémorandum soumis par l'Afrique du Sud le 29 décembre 2023 à la Cour internationale de justice de La Haye (4) suffirait aux médias à produire des dizaines de scoops. Ils contribueraient à donner aux victimes (pas seulement celles du 7 octobre) un visage, un nom, une identité. À contraindre Israël et les États-Unis qui les arment sans barguigner, à mettre aussi les autres pays occidentaux et en particulier la France devant leurs responsabilités, et pour cela il ne suffit pas de parachuter quelques vivres sur une population en train d'agoniser, ou d'exprimer sa « préoccupation » à la faveur d'un communiqué.
Pour la première fois, un génocide a lieu en direct, littéralement en live stream sur certaines chaînes d'information panarabes ou sur les réseaux sociaux, ce qui n'a été le cas ni pour le Rwanda ni pour Srebrenica. Face à cela, la facilité avec laquelle ce massacre quitte petit à petit la une des journaux et l'ouverture des journaux télévisés dans nos pays pour être relégué comme information secondaire est déconcertante. Pourtant, autant que les États signataires de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, les journalistes ont la responsabilité morale de se mobiliser pour arrêter ce crime en cours.
Pour ne pas se rendre complice de génocide, la France peut contribuer à l'arrêter : suspendre la coopération militaire avec Israël, prendre des sanctions contre les Français qui participent aux crimes à Gaza, suspendre le droit des colons d'entrer dans notre pays, voire suspendre l'importation de marchandises israéliennes, dont certaines viennent des colonies et sont donc commercialisées en contravention avec les décisions européennes.
Fin décembre, à la suite d'une attaque russe sur les villes ukrainiennes qui avait fait une trentaine de morts, le gouvernement américain condamnait « ces bombardements épouvantables », tandis que celui de Paris dénonçait « la stratégie de terreur russe ». Le quotidien Le Monde titrait sur la « campagne de terreur russe ». Combien de temps faudra-t-il pour qualifier de terrorisme la guerre israélienne contre Gaza ?
Notes
1- « Cnn Runs Gaza Coverage Past Jerusalem Team Operating Under Shadow of Idf Censor », The Intercept, Daniel Boguslaw, 4 janvier 2024.
2- Nassira Al-Moaddem, « TV5 Monde : "l'affaire Kaci" secoue la rédaction », Arrêt sur image, 30 novembre 2023.
3- Lire l'enquête du magazine israélien +972, Yuval Abraham, « Inside Israel's torture camp for Gaza detainees »
4- Application Instituting Proceedings.
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Gaza. Des armes qui maximisent le nombre de victimes. Des médecins témoignent
Les obus et missiles de fabrication israélienne conçues pour projeter de grandes quantités de mitrailles causent d'horribles blessures aux civils de Gaza et touchent les enfants de manière disproportionnée, ont déclaré au Guardian des chirurgiens étrangers qui ont travaillé dans le territoire au cours des derniers mois.
Tiré de A l'encontre
13 juillet 2024 .
Par Chris McGreal
Les médecins affirment qu'un grand nombre des décès, des amputations et des blessures qui ont changé la vie des enfants qu'ils ont soignés sont dus aux tirs de missiles et d'obus – dans des zones peuplées de civils – qui explose en libérant des milliers d'éclats (bombes à fragmentation).
Les médecins volontaires de deux hôpitaux de Gaza ont déclaré que la majorité de leurs interventions concernaient des enfants touchés par de petits éclats d'obus qui laissent des blessures à peine perceptibles à l'entrée, mais qui provoquent des destructions considérables à l'intérieur du corps. Amnesty International a déclaré que les armes semblent conçues pour maximiser le nombre de victimes.
Feroze Sidhwa, chirurgien californien spécialisé dans les traumatismes, a travaillé à l'Hôpital européen du sud de Gaza en avril. « Près de la moitié des blessures dont je me suis occupé concernaient de jeunes enfants. Nous avons vu beaucoup de blessures dites par éclats qui étaient très, très petites, au point qu'on pouvait facilement les manquer en examinant un patient. Elles sont beaucoup plus petites que tout ce que j'ai vu auparavant, mais elles ont causé d'énormes dégâts à l'intérieur. »
Les experts en armement ont déclaré que les éclats d'obus et les blessures correspondaient à des armes de fabrication israélienne conçues pour faire un grand nombre de victimes, contrairement aux armes plus conventionnelles utilisées pour détruire des bâtiments. Les experts s'interrogent sur les raisons pour lesquelles ces armes sont tirées sur des zones peuplées de civils.
***
Le Guardian s'est entretenu avec six médecins étrangers qui ont travaillé dans deux hôpitaux de Gaza, l'Hôpital européen et l'Hôpital al-Aqsa, au cours des trois derniers mois. Tous ont déclaré avoir été confrontés à des blessures graves causées par des armes à « fragmentation », qui, selon eux, ont contribué au taux alarmant d'amputations depuis le début de la guerre. Ils ont indiqué que les blessures étaient observées chez les adultes et les enfants, mais que les dommages causés étaient probablement plus graves pour les corps plus jeunes.
« Les enfants sont plus vulnérables à toute blessure pénétrante car leur corps est plus petit. Leurs parties vitales sont plus petites et plus faciles à perturber. Lorsque les enfants ont des vaisseaux sanguins lacérés, ils sont déjà si petits qu'il est très difficile de les reconstituer. L'artère qui alimente la jambe, l'artère fémorale, n'a que l'épaisseur d'une nouille chez un petit enfant. Elle est très, très petite. Il est donc très difficile de la réparer et de maintenir le membre de l'enfant attaché à lui », explique Feroze Sidhwa.
Mark Perlmutter, chirurgien orthopédiste de Caroline du Nord, a travaillé dans le même hôpital que Feroze Sidhwa. « Les blessures les plus courantes sont des plaies d'entrée et de sortie d'un ou deux millimètres. Les radiographies montrent des os démolis avec une blessure en trou d'épingle d'un côté, un trou d'épingle de l'autre, et un os qui semble avoir été écrasé par un tracteur. La plupart des enfants que nous avons opérés présentaient ces petits points d'entrée et de sortie. »
Selon Mark Perlmutter, les enfants frappés par de multiples morceaux de minuscules éclats sont souvent morts et ceux qui ont survécu ont perdu des membres. « La plupart des enfants qui ont survécu présentaient des lésions neurologiques et vasculaires, une cause majeure d'amputation. Les vaisseaux sanguins ou les nerfs sont touchés, et ils reviennent un jour plus tard et la jambe ou le bras est mort. »
Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien qui a travaillé à l'Hôpital al-Aqsa dans le centre de Gaza en avril, a retrouvé des éclats d'obus constitués de petits cubes de métal d'environ trois millimètres de large alors qu'il opérait un jeune garçon. Il a décrit des blessures causées par des armes à fragmentation qui se distinguent par le fait que les éclats détruisent les os et les organes tout en ne laissant qu'une égratignure sur la peau.
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Les experts en explosifs qui ont examiné les photos de ces éclats et les descriptions des blessures faites par les médecins ont déclaré qu'elles correspondaient à des bombes et des obus équipés d'un « manchon à fragmentation » autour de l'ogive explosive afin de maximiser le nombre de victimes. Leur utilisation a également été documentée lors de précédentes offensives israéliennes à Gaza.
Trevor Ball, ancien technicien de l'armée des Etats-Unis chargé de la neutralisation des explosifs et munitions, a déclaré que l'explosif pulvérise des cubes de tungstène et des roulements à billes qui sont bien plus mortels que l'explosion elle-même.
« Ces billes et ces cubes constituent le principal effet de fragmentation de ces munitions, l'enveloppe de la munition ne fournissant qu'une part beaucoup plus faible de l'effet de fragmentation. La plupart des obus et bombes d'artillerie traditionnels reposent sur l'enveloppe de la munition elle-même plutôt que sur l'ajout d'un revêtement de fragmentation », a-t-il déclaré.
Cubes retirés d'un enfant par Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien travaillant à l'Hôpital al-Aqsa dans le centre de Gaza. (The Guardian)
Trevor Ball a indiqué que les cubes métalliques retrouvés par Sanjay Adusumilli se trouvent généralement dans les armes fabriquées par Israël, comme certains types de missiles Spike tirés par des drones. Il a ajouté que les récits des médecins faisant état de minuscules plaies d'entrée sont également caractéristiques des bombes planantes et des obus de chars équipés de manchons à fragmentation tels que l'obus M329 APAM, conçu pour pénétrer les bâtiments, et l'obus M339 que son fabricant, Elbit Systems de Haïfa, décrit comme « hautement létal contre l'infanterie débarquée ».
Certaines de ces armes sont conçues pour pénétrer dans les bâtiments et tuer tous ceux qui se trouvent à l'intérieur des murs. Mais lorsqu'elles sont larguées dans les rues ou parmi les tentes, il n'y a pas de limitation.
« Le problème réside dans la manière dont ces petites munitions sont utilisées », a déclaré Trevor Ball. « Même une munition relativement petite utilisée dans un espace surpeuplé, en particulier un espace avec peu ou pas de protection contre la fragmentation, comme un camp de réfugiés avec des tentes, peut entraîner un nombre important de morts et de blessés. »
C'est en 2009 qu'Amnesty International a identifié pour la première fois des munitions contenant les cubes métalliques utilisés dans les missiles Spike à Gaza.
« Ils semblent conçus pour causer un maximum de blessures et, à certains égards, semblent être une version plus sophistiquée des roulements à billes ou des clous et des boulons que les groupes armés placent souvent dans des roquettes rudimentaires et des bombes suicides », a déclaré Amnesty International dans un rapport publié à l'époque.
Trevor Ball a déclaré que les armes équipées de douilles de fragmentation sont des « munitions relativement petites » par rapport aux bombes qui ont une large zone d'explosion et qui ont endommagé ou détruit plus de la moitié des bâtiments de Gaza. Mais comme elles contiennent du métal supplémentaire, elles sont très meurtrières dans les environs immédiats. Les éclats d'un missile Spike tuent et blessent gravement dans un rayon de 20 mètres.
Un autre expert en armement, qui a refusé d'être nommé parce qu'il travaille parfois pour le gouvernement des Etats-Unis, s'est interrogé sur l'utilisation de telles armes dans des zones de Gaza peuplées de civils. « On prétend que ces armes sont plus précises et qu'elles limitent le nombre de victimes à une zone plus restreinte. Mais lorsqu'elles sont tirées sur des zones à forte concentration de civils vivant en plein air et n'ayant nulle part où s'abriter, l'armée sait que la plupart des victimes seront ces civils. »
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En réponse à des questions sur l'utilisation d'armes à fragmentation dans des zones à forte concentration de civils, les Forces de défense israéliennes (FDI) ont déclaré que les commandants militaires sont tenus « d'examiner les différents moyens de guerre qui sont également capables d'atteindre un objectif militaire défini, et de choisir le moyen qui devrait causer le moins de dommages accidentels dans les circonstances actuelles. Les FDI s'efforcent de réduire les dommages causés aux civils dans la mesure du possible, compte tenu des circonstances opérationnelles qui prévalent au moment de la frappe. Les FDI examinent les cibles avant les frappes et choisissent la munition appropriée conformément aux considérations opérationnelles et humanitaires, en tenant compte d'une évaluation des caractéristiques structurelles et géographiques pertinentes de la cible, de l'environnement de la cible, des effets possibles sur les civils à proximité, de l'infrastructure critique dans le voisinage, etc. »
L'Unicef, l'agence des Nations unies pour l'enfance, a déclaré qu'un nombre « stupéfiant » d'enfants avaient été blessés lors de l'assaut israélien sur Gaza. Les Nations unies estiment qu'Israël a tué plus de 38 000 personnes à Gaza au cours de la guerre actuelle, dont au moins 8000 enfants, bien que le chiffre réel soit probablement beaucoup plus élevé. Des dizaines de milliers de personnes ont été blessées.
En juin, les Nations unies ont ajouté Israël à la liste des Etats qui commettent des violations visant des enfants pendant les conflits, décrivant l'ampleur des tueries à Gaza comme « une échelle et une intensité sans précédent de violations graves à l'égard d'enfants », principalement par les forces israéliennes.
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La plupart des cas évoqués par les chirurgiens concernent des enfants gravement blessés par des missiles tombés dans ou à proximité de zones où des centaines de milliers de Palestiniens vivent dans des tentes après avoir été chassés de chez eux par l'attaque israélienne.
Le docteur Mark Perlmutter a expliqué qu'il avait été confronté à plusieurs reprises à des blessures similaires. « La plupart de nos patients avaient moins de 16 ans. La blessure de sortie ne fait que quelques millimètres. La blessure d'entrée est de la même taille ou plus petite. Mais vous pouvez voir qu'il s'agit d'une vitesse extrêmement élevée en raison des dégâts qu'elle provoque à l'intérieur. Lorsque plusieurs petits fragments se déplacent à une vitesse folle, les dommages causés aux tissus mous dépassent de loin la taille du fragment. »
Sanjay Adusumilli a décrit le traitement d'un garçon de six ans qui est arrivé à l'hôpital après un tir de missile israélien près de la tente où vivait sa famille après avoir fui leur maison suite aux bombardements israéliens. Le chirurgien a déclaré que l'enfant avait des blessures en forme de trou d'épingle qui ne donnaient aucune indication sur l'ampleur des dégâts sous la peau. « J'ai dû ouvrir son abdomen et sa poitrine. Il avait des lacérations aux poumons, au cœur et des trous dans l'intestin. Nous avons dû tout réparer. Il a eu de la chance qu'il y ait un lit dans l'unité de soins intensifs. Malgré cela, ce jeune garçon est décédé deux jours plus tard. »
Un médecin urgentiste états-unien travaillant actuellement dans le centre de Gaza, qui n'a pas voulu être nommé de peur de compromettre son travail, a déclaré que les médecins continuaient à traiter les blessures profondément pénétrantes créées par les éclats de fragmentation. Le médecin a indiqué qu'il venait de soigner un enfant qui souffrait de blessures au cœur et aux principaux vaisseaux sanguins, et d'une accumulation de sang entre ses côtes et ses poumons qui rendait sa respiration difficile.
Selon le docteur Feroze Sidhwa, « environ la moitié des patients dont nous nous sommes occupés étaient des enfants ». Il a pris des notes à propos de plusieurs d'entre eux, dont une fillette de neuf ans, Jouri, gravement blessée par des éclats d'obus lors d'une frappe aérienne sur Rafah. « Nous avons trouvé Jouri mourant de septicémie dans un coin. Nous l'avons emmenée en salle d'opération et avons constaté que ses deux fesses avaient été complètement écorchées. L'os le plus bas de son bassin était même exposé. Ces blessures étaient couvertes d'asticots. A sa jambe gauche, il manquait une grande partie des muscles à l'avant et à l'arrière de la jambe, et environ deux pouces de son fémur. L'os de la jambe avait disparu », a-t-il déclaré.
Selon Feroze Sidhwa, les médecins ont réussi à sauver la vie de Jouri et à traiter le choc septique. Mais pour sauver ce qui restait de sa jambe, les chirurgiens l'ont réduite au cours d'opérations répétées.
Le problème, selon Feroze Sidhwa, c'est que Jouri aura besoin de soins constants pendant des années et qu'il est peu probable qu'elle les trouve à Gaza. « Elle a besoin d'une intervention chirurgicale avancée tous les ans ou tous les deux ans, à mesure qu'elle grandit, pour ramener son fémur gauche à la longueur nécessaire pour qu'il corresponde à sa jambe droite, faute de quoi il lui sera impossible de marcher. Si elle ne sort pas de Gaza, si elle survit, elle sera définitivement et complètement infirme. »
Selon Sanjay Adusumilli, les armes à fragmentation ont entraîné un grand nombre d'amputations chez les enfants qui ont survécu. « Le nombre d'amputations que nous avons dû pratiquer, en particulier sur des enfants, est incroyable. L'option qui s'offre à vous pour sauver leur vie est d'amputer leur jambe, leur main ou leur bras. C'était un flux constant d'amputations chaque jour. »
Sanjay Adusumilli a opéré une fillette de sept ans qui avait été touchée par des éclats d'obus provenant d'un missile qui avait atterri près de la tente de sa famille. « Elle est arrivée avec le bras gauche complètement arraché. Sa famille a apporté le bras enveloppé dans une serviette et dans un sac. Elle avait des blessures à l'abdomen causées par des éclats d'obus et j'ai dû lui ouvrir l'abdomen et contrôler l'hémorragie. Elle a fini par être amputée du bras gauche. Elle a survécu, mais si je me souviens d'elle, c'est parce que lorsque je me précipitais dans la salle d'opération, elle me rappelait ma propre fille et c'était en quelque sorte très difficile à accepter sur le plan émotionnel. »
L'Unicef estime qu'au cours des dix premières semaines du conflit, environ 1000 enfants ont été amputés d'une jambe ou des deux.
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Les médecins ont déclaré que de nombreux membres auraient pu être sauvés dans des circonstances plus normales, mais que la pénurie de médicaments et de salles d'opération limitait les chirurgiens à effectuer des procédures d'urgence pour sauver des vies. Certains enfants ont subi des amputations sans anesthésie ni analgésiques, ce qui a entravé leur rétablissement, sans compter les infections endémiques dues à l'insalubrité et au manque d'antibiotiques.
Sanjay Adusumilli a déclaré que, par conséquent, certains enfants sauvés sur la table d'opération sont morts plus tard alors qu'ils auraient pu être sauvés dans d'autres conditions.
« Ce qui est triste, c'est que l'on fait ce que l'on peut pour essayer d'aider ces enfants. Mais en fin de compte, le fait que l'hôpital soit si surpeuplé et ne dispose pas des ressources nécessaires en matière de soins intensifs fait qu'ils finissent par mourir plus tard. » (Article publié par The Guardian le 11 juillet 2024 ; traduction rédaction A l'Encontre)
Chris McGreal écrit pour le Guardian US et a été correspondant du Guardian à Washington, Johannesburg et Jérusalem. Il est l'auteur de American Overdose, The Opioid Tragedy in Three Acts (Guardian Faber Publishing, 2018).
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L’antifascisme et la chute du libéralisme atlantiste - Le tournant de la guerre génocidaire de Gaza
Le masque libéral est enfin tombé à tout jamais de l'idéologie atlantiste en conséquence de la solidarité et de la collusion manifestées par ses dirigeants avec un État israélien dirigé par des factions néofascistes et néonazies du sionisme – un État qui commet dans la bande de Gaza la guerre génocidaire délibérée la plus odieuse menée par un État industrialisé depuis le génocide nazi.
Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
14 août 2024
Par Gilbert Achcar
L'historien français François Furet, communiste dans sa jeunesse devenu anticommuniste par la suite, est l'auteur d'une explication célèbre de la popularité du communisme après la Seconde Guerre mondiale, en particulier parmi les intellectuels, l'attribuant à l'antifascisme mis en valeur par le rôle majeur joué par l'Union soviétique dans la défaite du nazisme pendant la guerre. Le stalinisme est ainsi passé d'un jumeau du nazisme dans leur affiliation commune au totalitarisme, stade suprême de la dictature, à son ennemi juré – un changement d'image qui a permis au stalinisme d'atteindre le sommet de son influence idéologique dans la décennie qui suivit la défaite complète de l'Axe fasciste. L'antifascisme a continué à jouer un rôle central dans l'idéologie soviétique, mais avec une influence décroissante en raison de la marginalisation relative du fascisme dans les décennies qui ont immédiatement suivi la guerre mondiale, jusqu'au moment où le système soviétique est entré en agonie.
Cette interprétation du sort de l'idéologie soviétique est sans aucun doute correcte, car le rôle de l'Union soviétique dans la défaite du nazisme était en effet l'argument idéologique le plus fort du mouvement communiste après la Seconde Guerre mondiale, dépassant de loin la référence à l'héritage bolchevique de la Révolution russe. Cependant, ce que Furet et d'autres anticommunistes ont négligé, c'est que le libéralisme auquel ils prétendaient appartenir, tout comme les staliniens prétendaient appartenir au marxisme, était également basé sur l'antifascisme, la différence étant qu'il combinait le fascisme avec le stalinisme dans la catégorie du totalitarisme. C'était et cela reste la prétention centrale du libéralisme de type atlantiste, inauguré par la Charte de l'Atlantique que les États-Unis et la Grande-Bretagne ont conclue en 1941 pour cimenter leur alliance durant la Seconde Guerre mondiale, et qui est devenue la base de l'Alliance atlantique (OTAN) établie contre l'Union soviétique durant la Guerre froide.
Cette idéologie atlantiste a cependant fermé les yeux sur les racines coloniales impérialistes du fascisme telles qu'analysées par la grande penseuse juive germano-américaine Hannah Arendt, pour la raison évidente que l'OTAN a été créée alors que ses États membres régnaient encore sur des empires coloniaux dans l'ensemble du Sud mondial. À tel point que le régime colonial fasciste d'après-guerre du Portugal a lui-même été l'un des fondateurs de l'OTAN. Alors que le monde entrait dans l'ère de la décolonisation, l'idéologie atlantiste s'est concentrée sur l'opposition au communisme soviétique sans abandonner son opposition au fascisme, mais en limitant quasiment ce dernier au nazisme et au génocide des Juifs européens qu'il a perpétré. Ainsi, l'idéologie atlantiste a pu revendiquer le monopole de la représentation des valeurs de liberté politique et de démocratie défendues par le libéralisme historique, alors qu'elle piétinait et continue de piétiner ces mêmes valeurs dans les pays du Sud mondial.
Nous sommes arrivés aujourd'hui à un tournant historique où la prétention libérale que l'OTAN a portée comme un masque est tombée, au moment même où elle venait d'atteindre un nouveau sommet avec l'opposition de l'Alliance à l'invasion russe de l'Ukraine et sa prétention à représenter les valeurs libérales contre le régime néofasciste de Vladimir Poutine. Cette dernière prétention a persisté malgré la montée du néofascisme dans les rangs de l'OTAN elle-même et son arrivée au pouvoir dans certains de ses États membres, dont les États-Unis sous la présidence de Donald Trump. Les libéraux atlantistes ont continué à utiliser l'antitotalitarisme, y compris l'opposition au fascisme et au néofascisme, comme base de leur propre idéologie, dépeignant leur lutte comme une version moderne de la lutte du libéralisme (impérialiste) contre le fascisme dans les années 1930, qui s'est elle aussi déroulée dans divers pays du Nord mondial.
Aujourd'hui, le masque libéral est enfin tombé à tout jamais de l'idéologie atlantiste en conséquence de la solidarité et de la collusion manifestées par ses dirigeants avec un État israélien dirigé par des factions néofascistes et néonazies du mouvement colonial sioniste – un État qui commet dans la bande de Gaza la guerre génocidaire délibérée la plus odieuse menée par un État industrialisé depuis le génocide nazi, ainsi que des exactions criminelles continues contre le peuple palestinien en Cisjordanie ainsi que dans les prisons israéliennes, qui révèlent une violente hostilité raciste aux Palestiniens relégués au rang d'êtres sous-humains (Untermenschen) comme les Juifs l'ont été par les Nazis.
À la lumière de cette position des atlantistes, leur prétention libérale dans l'opposition à l'invasion russe de l'Ukraine a perdu toute crédibilité, tout comme leur prétention libérale de s'opposer au fascisme et au génocide, et d'adhérer à d'autres piliers de l'idéologie formulée par leurs prédécesseurs après la Seconde Guerre mondiale et inscrite dans la Charte des Nations Unies de 1945, est devenue sans valeur. Le grand paradoxe de ce basculement historique est que les atlantistes utilisent le souci pour les victimes juives du nazisme comme prétexte pour justifier leur position. Ils tirent de l'histoire de la lutte contre le nazisme une leçon imprégnée de logique coloniale raciste, préférant la solidarité avec ceux qui prétendent représenter tous les Juifs, et que les atlantistes sont venus à considérer comme faisant partie de leur monde « blanc », même lorsqu'ils sont eux-mêmes devenus des criminels génocidaires, à la solidarité avec leurs victimes non « blanches ».
La théorie d'Hannah Arendt sur les origines du totalitarisme s'est ainsi trouvée confirmée, car un antitotalitarisme qui ne voit que l'hostilité antisémite aux Juifs comme la racine du mal, tout en ignorant l'héritage colonial qui n'est pas moins horrible que les crimes commis par le nazisme, un antitotalitarisme aussi incomplet est voué à s'effondrer, vicié par une incapacité à surmonter le complexe suprémaciste blanc qui a présidé aux plus grands crimes de l'ère moderne – y compris l'extermination nazie des Juifs européens, que les Nazis considéraient comme des intrus non blancs dans leur « espace vital » (Lebensraum) de l'Europe nordique blanche.
Gilbert Achcar
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La guerre Israël-Gaza : un point tournant ?
Toutes les contradictions de l'Occident se trouvent résumées dans l'interminable conflit israélo-palestinien.
Le dernier épisode en date (et peut-être le plus sanglant) est l'affrontement entre l'extrême-droite israélienne et son équivalente gazaouie. Le fanatisme en effet ne loge pas dans un seul camp. Israël compte aussi ses extrémistes, dont certains occupent de hauts postes dans le gouvernement, à commencer par le premier ministre Benyamin Netanyahou. Cela n'empêche pas la plupart des classes politiques occidentales de soutenir l'État hébreu sans condition, en dépit de réserves formulées épisodiquement sur la brutalité dont font preuve les autorités israéliennes à l'endroit des Palestiniens de Cisjordanie et de Jérusalem-Est et surtout de leur poursuite éhontée de la colonisation dans 60% des "territoires occupés".
Toutefois, l'actuel affrontement à Gaza représente peut-être un tournant dans ce conflit, peut-être le plus brutal en raison du grand nombre de victimes gazaouies entassées dans un si petit territoire (de la taille des trois quarts de l'île de Montréal) et de la solidité imprévue du Hamas dans sa défense de Gaza.
Tout d'abord, on observe un retournement ouvert d'une bonne partie des opinions publiques occidentales en faveur de la résistance palestinienne, en particulier aux États-Unis ; même le Parti démocrate est divisé sur cette question brûlante et certains y remettent en cause l'appui militaire sans failles que la Maison-Blanche a toujours apporté à l'État hébreu. Les déclarations de membres de la gauche démocrate comme Bernie Sanders (lui-même Juif) et Alexandria -Octavia Cortez l'illustrent bien, ce qui modère les ardeurs sionistes de Joe Biden et de sa garde rapprochée. Lors de la visite de Netanyahou au Congrès, plusieurs députés démocrates s'étaient ostensiblement absentés quand il s'est adressé aux congressistes.
On peut faire mention aussi des vastes mouvements de soutien à la cause palestinienne dans le milieu étudiant, aux États-Unis et ici même, une première dans ce dossier. Ces mouvements d'appui dureront-ils ou s'éteindront-ils peu à peu ? Difficile de le prévoir, mais chose certaine il n'y aura pas de retour en arrière. La cause palestinienne a quitté la marginalité et les classes politiques devront tenir compte de cette expansion.
La candidate démocrate à la présidence Kamala Harris ne s'est pas encore prononcée ouvertement sur le sujet, ce qui se comprend vu les divisions qui affectent son parti, mais chose sûre, si elle accède à la présidence, elle ne pourra que mieux faire pour résoudre ce problème délicat que Donald Trump.
Au Canada, les libéraux de Justin Trudeau sont divisés aussi entre une aile pro-israélienne et une autre pro-palestinienne, ce qui rend compte des louvoiements du gouvernement à l'égard de la guerre Israël-Gaza.
En Israël même, le conflit pèse lourdement sur l'économie, notamment le tourisme qui a chuté de manière spectaculaire. Mais le cabinet Netanyahou dans on obsession de "détruire le Hamas", a adopté une politique jusqu'au boutiste, ce qui illustre bien son aveuglement et sa témérité. Il va même jusqu'à faire assassiner de hauts gradés du Hamas et du Hezbollah respectivement en Iran et au Liban. Des considérations de politique interne entrent en ligne de compte pour expliquer cet acharnement de Netanyahou et consorts à poursuivre le conflit. C'est bien connu, rien de mieux qu'une guerre pour souder l'opinion publique de son côté et faire passer à l'arrière-plan ses turpitudes. La politique intraitable de Netanyahou est de plus en plus contestée en Israël, en particulier par les familles et les proches des otages détenus par le Hamas. De plus, des responsables militaires et politiques israéliens pourraient faire l'objet de poursuites pour crimes de guerre devant le tribunal pénal international. Netanyahou lui-même est poursuivi par la Justice de son propre pays pour diverses malversations. La continuation du conflit permet de repousser en avant ces poursuites au nom du "patriotisme".
Enfin, la guerre a montré les limites opérationnelles de l'armée israélienne jusqu'ici réputée invincible. Les maquisards gazaouis au contraire, bien que relativement mal armés en comparaison, lui tiennent résolument tête, malgré les coups de boutoir que l'armée ennemie lui inflige, mais surtout à la population civile.
Pour sa part, le gouvernement gazaoui a prouvé une remarquable capacité de planification et d'organisation par l'ingénieux réseau de tunnels qu'il a fait creuser afin d'assurer le succès de l'offensive du 7 octobre 2023.
Enfin, les autorités militaires israéliennes arrivent mal à maîtriser la résistance croissante de la population cisjordanienne et encore moins à l'écraser.
On pourrait donc affirmer avec prudence que la durée du conflit joue finalement en faveur du Hamas. Il est devenu impossible pour les alliés d'Israël de minimiser la gravité des affrontements entre les deux antagonistes. Surtout, vu les abus, voire les crimes de guerre commis par le gouvernement israélien à Gaza, la "méchanceté" change de camp. Des responsables israéliens risquent de faire face à des accusations devant la justice internationale. C'est déjà le cas pour les responsables du Hamas en raison de l'attaque du 7 octobre contre des civils israéliens, mais on peut faire ressortir qu'elle ne justifie nullement la démesure des représailles du gouvernement de Tel-Aviv contre les gens de Gaza. Ce serait la première fois qu'on reconnaîtrait le mauvais rôle à Israël et que certains de ses dirigeants feraient face à des poursuites judiciaires internationales. Si le gouvernement américain s'y opposait, sa crédibilité s'en trouverait grandement diminuée.
En définitive, la cause palestinienne en voit sa légitimité renforcée. Il est très dommage qu'une guerre ait été nécessaire pour en arriver là.
Washington, en tant qu'allié principal d'Israël aura un rôle important à jouer dans le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens. Si la Maison-Blanche maintient la ligne dure envers la partie palestinienne et sa complaisance envers son équivalente israélienne, l'instabilité politique et militaire continuera à faire des ravages encore longtemps au Proche-Orient et qui se feront sentir ici même en Occident. Dans cet affrontement, les États-Unis sont à la fois juge et partie. Une politique déséquilibrée en faveur d'Israël ne peut que miner les efforts de paix que réclament un nombre grandissant de voix.
Pour finir, il faut insister sur un dernier point trop souvent négligé : laisser les Palestiniens choisir librement leurs représentants lors de futures négociations de paix. Il faut éviter d'essayer de leur imposer une délégation plus ou moins à plat-ventriste afin d'aboutir de leur part à une capitulation déguisée.
Un pareil "accord de paix" bancal ne tiendrait pas longtemps la route et s'effondrerait à cause du mécontentement populaire en Palestine. On en reviendrait donc au point de départ : le jeu de massacre. Est-ce vraiment ce que veulent les alliés d'Israël ?
Jean-François Delisle
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1760 corps décomposés et 2210 disparus : Une guerre génocidaire qui ne connaît pas de fin
Alors que les négociations pour un accord de cessez-le-feu à Ghaza, en contrepartie de la libération des otages israéliens et des détenus palestiniens, butent sur le point lié au contrôle, par Israël, de l'axe Netzarim, et le retour des déplacés vers le Nord, que refuse le Hamas, l'armée sioniste a intensifié ses raids contre de nombreuses zones à Rafah, Khan Younès, Deir Al Balah, tuant plus d'une vingtaine de Palestiniens et blessant des dizaines d'autres.
Tiré d'El Watan.
La guerre génocidaire menée, depuis plus de 10 mois, par l'armée d'occupation israélienne contre les Palestiniens de Ghaza ne connaît pas de répit.
Les espoirs suscités par les négociations autour d'un accord qui permettrait l'arrêt de cette machine infernale de destruction et d'assassinats massifs restent suspendus aux tergiversations du Premier ministre, Benyamin Netanyahu, et de ses ministres extrémistes.
Pendant ce temps, le chef de l'état-major de son armée, Herzi Halevi, « a ordonné à ses unités l'intensification des opérations, notamment à Rafah et à Khan Younès, afin de peser sur les tractations de Doha ».
C'est ce qu'a révélé, hier, la presse israélienne, dont le site bien informé, Wala, citant de hauts responsables sécuritaires, sans les nommer. Pour les médias hébreux, l'un des points de discorde et surtout « l'une des plus grandes monnaies d'échange israéliennes », c'est l'axe Netzarim, qu'Israël veut avoir sous son contrôle, pour empêcher le retour des déplacés vers le Nord à travers la présence de ses unités des systèmes techniques de surveillance, alors que le mouvement de la résistance palestinienne Hamas exige un retrait complet des forces israéliennes, de Ghaza, y compris de Netzarim.
Dans les grandes lignes de l'accord présenté par le président américain, Joe Biden, au mois de mai dernier, Netanyahu avait accepté de retirer cette demande qu'il avait ajoutée à l'accord, après avoir été rassuré par ses responsables de sécurité de l'existence de « solutions opérationnelles, technologiques et de renseignement ».
Mais le 27 juillet dernier, dans son « document de clarification », Netanyahu a, encore une fois, réitéré la même demande, alors que le Hamas a clairement déclaré et publiquement qu'il n'accepterait « aucun mécanisme qui empêcherait les Palestiniens de rentrer au nord de Ghaza ou de les contrôler ».
Même les Américains lui ont indiqué, selon la presse new-yorkaise, qu'il ne devrait y avoir « aucune restriction ni aucun mécanisme organisé et permanent pour contrôler les déplacés qui veulent rentrer chez eux au nord de Ghaza ».
Cette question n'a, à ce jour, pas été tranchée. Pour lui, et il l'a réitéré, hier, publiquement, « la pression militaire et politique forte est le moyen de libérer les otages ». Selon lui, « les pressions doivent être exercées sur le Hamas et Yahya Sinwar et non pas sur Israël qui mène des négociations très complexes ». Pendant ce temps, les bombardements n'ont pas cessé.
Selon le ministère de la Santé palestinien, 25 Palestiniens ont été tués par ces raids et 72 autres ont été blessés dans des frappes entre samedi et hier dernier, ce qui porte le bilan de cette guerre génocidaire à 40 099 morts et 92 609 blessés, en dix mois.
Les raids ont ciblé des quartiers résidentiels, de la rue Al Mazra'a à Deir Al Balah, entraînant la mort de sept civils, à savoir une mère et ses six enfants. Dans l'intervalle, et selon l'agence palestinienne Wafa, des frappes aériennes ont visé une maison dans le camp de réfugiés de Nuseirat, dans le centre de Ghaza, tuant quatre personnes et blessant des dizaines d'autres.
En Cisjordanie occupée, la situation est devenue explosive, suscitant la condamnation du président de l'Assemblée palestinienne, Rouhi Fattouh. « Le gouvernement d'occupation exterminait délibérément les familles palestiniennes en représailles contre les enfants et les femmes, des actes qui n'avaient pas été observés dans l'histoire de la guerre », a-t-il déclaré dans communiqué rendu public hier.
Plus de 40 communautés bédouines forcées à l'exode
Selon lui, « plus de 40 communautés bédouines avaient été déportées de force et les auteurs de crimes et d'attaques par les milices des colons, à la suite de la déportation des dernières familles bédouines palestiniennes d'Umm Al Jamal dans le nord de la vallée du Jourdain ».
Et de souligner en outre, que ce « crime, s'élevant au niveau du crime de nettoyage ethnique, se situe dans le cadre de l'annexion progressive continue de la Cisjordanie occupée et son vidage de ses habitants et propriétaires autochtones, et la consacre comme une profondeur stratégique de règlement et de contrôle des richesses plus naturelles de l'Etat de Palestine, sur un chemin d'annihilation et en sapant toute opportunité d'incarner l'Etat palestinien sur le terrain avec Jérusalem-Est comme capitale ».
Une déclaration qui intervient quelques heures seulement après la mise en place, par un groupe de colons, de clôtures sur de nombreuses terres agricoles dans la vallée du Jourdain, avant d'y mettre le feu.
Le responsable de la Défense civile à Ghaza a, quant à lui, tiré la sonnette d'alarme hier, sur une situation humanitaire qu'il décrit comme étant chaotique. « Les forces d'occupation israéliennes nous empêchent de répondre aux appels d'urgence.
Nous avons perdu 82 cadres, tués par balles, nos bâtiments font l'objet de bombardements quand ils ne sont pas assiégés », a-t-il déclaré à la presse locale, avant d'être repris par la chaîne qatarie, Al Jazeera. Selon lui, « 10 000 Palestiniens sont encore sous les décombres, tandis que les forces d'occupation refusent à nos équipes l'accès aux zones bombardées ou de coordonner avec elles les interventions ».
L'autre cri de détresse a été lancé hier par le directeur de l'hôpital Mustapha Adwan : « Demain (aujourd'hui, ndlr), l'hôpital s'arrêtera de fonctionner en raison du manque de carburant, de médicaments et d'équipements médicaux qui nous permettent d'assurer les soins aux blessés et malades qui nous parviennent. »
Dans un communiqué, l'avocat de la Commission des affaires des prisonniers et ex-prisonniers a dénoncé les « sanctions » imposées aux détenus palestiniens, à la prison de Rimonim, « par des représailles », a-t-il dit.
Les témoignages du détenu, Mazen Qadi, 44 ans, d'Al Bireh, en Cisjordanie occupée, condamné à perpétuité et en détention depuis 2002, où il est en isolement, à la prison de Rimonim, donnent froid dans le dos. « Le prisonnier a reçu de mauvais traitements après son transfert de l'isolement d'Al Ramla à l'isolement de Rimonim, où il a été menotté et forcé de s'asseoir sur ses genoux.
Il s'est plaint de la mauvaise alimentation et du manque de vêtements, où chaque détenu est autorisé à se laver pendant 15 minutes, avec peu de shampoing (…) le processus de transfert comprend des attaques brutales, représentées par des assauts accidentels des sections, l'utilisation de bombes sonores et de gaz lacrymogène et de nombreuses autres formes de violations, telles que des coups et des menaces », a déclaré l'avocat, précisant que « la section 24 de la prison d'Ofer a été vidée et que plusieurs détenus administratifs ont été transférés dans d'autres prisons, où tous les prisonniers ont été soumis à la torture et battus à plusieurs reprises.
Certains ont déclaré avoir été sévèrement battus pendant leur trajet vers la salle de visite ». Il a également parlé d'autres conditions difficiles de détention comme « la fourniture d'eau pendant 45 minutes, l'électricité qui est coupée à partir de 22h et la nourriture de qualité médiocre ».
La guerre génocidaire contre Ghaza depuis plus de 10 mois ne semble pas connaître sa fin. Les dommages qu'elle a engendrés en termes de pertes de vies humaines, de drames, de destruction et de douleur n'ont pas d'égale. Chaque jour qui passe apporte son lot de morts et de dévastations.
Le silence de la communauté internationale, l'impuissance des institutions internationales comme l'Onu, le Conseil de sécurité et la Cour internationale de justice, ne font que renforcer l'impunité d'Israël, qui agit en Etat paria, qui viole le droit international, humanitaire, les règles, la morale et l'éthique de la guerre.
Hamas accuse Netanyahu de faire « obstruction » à un accord de trêve
Le Hamas a accusé hier le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, d'avoir fait « obstruction » à un accord en vue d'une trêve à Ghaza après le dernier cycle de négociations à Doha.
« Nous faisons porter à Benyamin Netanyahu l'entière responsabilité de l'échec des efforts des médiateurs, d'avoir fait obstruction à un accord, et de la vie des otages, qui courent le même danger que notre peuple » avec la poursuite des bombardements criminels dans la bande de Ghaza, a déclaré le mouvement de résistance palestinien dans un communiqué.
Les Etats-Unis ont soumis vendredi une nouvelle proposition de compromis après deux jours de discussions à Doha des médiateurs américain, qatari et égyptien, avec Israël. La proposition « répond aux conditions posées par Netanyahu, en particulier son refus d'un cessez-le-feu permanent et d'un retrait total de la bande de Ghaza », selon le Hamas.
Le Premier ministre israélien a également « posé de nouvelles conditions dans le dossier de l'échange de prisonniers et a reculé sur d'autres points, empêchant ainsi l'achèvement de l'accord », ajoute le communiqué.
Netanyahu avait dénoncé plus tôt le « refus obstiné » du Hamas de conclure un accord pour une trêve, en appelant à « diriger la pression sur le Hamas », et « non vers le gouvernement israélien » à la veille d'une rencontre avec le secrétaire d'Etat américain, Antony Blinken, arrivé hier soir à Tel-Aviv pour pousser à un accord.
Le Hamas a réitéré dans le communiqué « son attachement à ce qui a été convenu le 2 juillet, sur la base de la déclaration de (Joe) Biden et de la résolution du Conseil de sécurité », appelant les médiateurs « à assumer leurs responsabilités et obliger l'occupation à mettre en œuvre ce qui a été convenu ».
Le plan du président américain prévoit dans une première phase une trêve de six semaines accompagnée d'un retrait israélien des zones densément peuplées de Ghaza et de la libération d'otages enlevés le 7 octobre, et dans sa deuxième phase, notamment, un retrait total israélien de Ghaza."

Des soldats israéliens sont accusés d’avoir violé et torturé des prisonniers Palestiniens
Les accusations d'abus de Palestiniens par les Forces de défense israéliennes à Sde Teiman deviennent de plus en plus horribles. On a compté une douzaine de décès le mois dernier. Cette semaine, on rapporte des viols collectifs.
Seraj Assi, Jacobin, 30 juillet 2024
Traduction, Alexandra Cyr
L'extrême droite israélienne et les proches des soldats se sont massé devant le tribunal militaire en protestation contre l'arrestation de neuf soldats accusés d'abus sexuels sur des Palestiniens détenus à la prison de Sde Teiman dans le désert du Négev. (…)
Toute une série de rapports choquants sont sortis lundi révélant que des soldats israéliens auraient violé un détenu palestinien dans la prison de Sde Teiman. Ces allégations surviennent après que le quotidien israélien, Haaretz ait rapporté en juin qu'au moins 36 prisonniers palestiniens de Gaza auraient probablement été torturés à mort par des soldats israéliens dans cette même prison.
Haaretz rapportait aussi que 9 de ces soldats avaient été arrêtés, détenus pour viol collectif. Les détenus auraient été molestés si sévèrement que l'un d'entre eux a dû être hospitalisé. Il portait des blessures épouvantables dont une sérieuse au rectum. Selon l'article il ne pouvait plus parler.
Des images montrent la police militaire israélienne pénétrant dans la prison pour arrêter le groupe de violeurs qui ont riposté en se barricadant à l'intérieur et en utilisant du poivre de Cayenne pour se défendre avant d'être finalement arrêtés et emprisonnés. (Des ministres et des députés se sont rendu sur les lieux pour soutenir ces soldats).
Le parlement israélien, la Knesset qui est en congé estival, sera en discussion d'urgence demain pour prendre la défense des soldats selon Ynet. Le ministre des finances, M. Bezalel Smmotrich a salué ces soldats en les traitant de « défenseurs héroïques » et en demandant leur libération immédiate. Le ministre de la sécurité nationale, M. Itamar Ben-Gvir, a qualifié ces soldats de « nos meilleurs héros » et a dénoncé leur détention comme « rien de moins qu'une honte ». Des députés du Likud, le parti au pouvoir, déclarent ouvertement qu'il « est légitime » de violer des prisonniers palestiniens. Une foule israélienne s'est rendu à Sde Teiman en solidarité avec les violeurs. Des hauts fonctionnaires ont assailli ce camp de concentration pour protester contre les arrestations. Ces représentants.es étaient accompagnés.es du ministre Amichai Eliyahu.
Une foule violente d'une centaine de personnes a envahi le tribunal militaire à Beit Lid en soutient aux soldats sous enquête et en demandant leur libération immédiate.
La plupart des grands médias américains ont fait peu de cas de cette nouvelle même si elle a été largement diffusée en Israël. Par ailleurs ils s'entêtent à rapporter avec obsession les « atrocités sexuelles de masse du Hamas qui aurait fait de ces violences, une arme » le 7 octobre (2023). Pourtant, les preuves contre cette allégation sont connues et diffusées. Le New York Times a embauché un ancien soldat israélien, sans aucune formation ni expérience en journalisme, pour écrire un article sur les « violences sexuelles perpétrées par le Hamas » le 7 octobre. Selon The Intercept, de fausses accusations ont été ainsi répandues et ont provoqué des critiques dans les médias internationaux. Les politiciens américains, de Joe Biden à Antony Blinken sans compter Hilary Clinton qui est encore plus obsessive à ce sujet, ont répété ces allégations sans fondements. The Intercept, Mondoweiss et the Electronic Intifada parmi d'autres, les ont clairement réfutées.
Israël détient dans ses prisons presque 10,000 Palestiniens.nes dans des conditions inhumaines. La plupart ont été capturés.es à Gaza depuis octobre dernier. Beaucoup se trouvent dans le camp de concentration de Sde Teiman qui a été construit expressément pour ces détenus.es. Les prisons militaires israéliennes ont été les sites de cruautés sans comparaison et cela inclut la prison militaire Ofer en Cisjordanie où des prisonniers ont tenté de se suicider en réaction aux « brutalités des gardiens ». Ce sont des actes extrêmes étant donné que le suicide est strictement défendu par l'Islam. Des médecins membres de Human Rights Israel (PHRI) ont documenté les décès d'au moins 13 prisonniers palestiniens venant des territoires occupés et d'Israël depuis octobre (2023). Ceux qui ont été relâchés, rapportent avoir été battus sans raison, violés, avoir subi les assauts de chiens, été privés de sommeil et de nourriture. Certains disent avoir perdu jusqu'à 50 livres. Un d'entre eux qui était un amateur de musculation dit avoir perdu au moins 100 livres et avoir été violé avec un balais par les gardiens.
En avril, Adnan al-Bursh, un éminent chirurgien de Gaza a été torturé à mort dans la prison d'Ofer.
Sur des vidéos largement diffusées on peut voir des prisonniers palestiniens à Gaza n'ayant plus que la peau et les os ; ils ont été visiblement brutalisés et traumatisés. Une des situations les plus horribles concerne un jeune homme nommé Badr Dahla qui est retourné à Gaza à sa sortie d'un centre de détention israélien. Il était dans un état effroyable, les yeux exorbités et tremblant de peur. Il était tellement traumatisé qu'il ne pouvait même pas reconnaitre sa propre fille unique.
Des organisations palestiniennes de défense des droits humains comme Addameer qui soutient les prisonniers.ères palestiniennes dans les prisons israéliennes, ont rapporté un nombre incalculable de cruautés commises contre des détenus.es : les humiliations, des conditions dégradantes, des torture routinières à l'électricité, de pseudos exécutions et des viols avec des barres de métal et des extincteurs chimiques. Des témoins oculaires parlent de raids exécutés par les gardiens dans les cellules sur peuplées de manière routinière aussi, de prisonniers maintenus menottés et battus brutalement. Certains de ces torturés ont souffert de paralysie ou ont perdu la parole ou la mémoire. D'autres ont eu les jambes amputées pour avoir été attachées en permanence. Un des médecins de l'hôpital attaché au centre de détention Sde Teiman a déclaré à Haaretz en avril que les amputations étaient habituelles à cause des blessures provoquées par les attaches permanentes. Certaines de ces cruautés ont été rapportées par le New York Times en juin.
Récemment, le Washinton Post a publié un article sur les « abus mortels dans les prisons israéliennes ». Citant des témoins oculaires, d'anciens prisonniers, des avocats.es et des preuves médicales, l'article détaille la mort de plusieurs prisonniers palestiniens dont certains ont souffert de rupture de la rate et de côtes cassées après avoir été battus par les gardiens. Un d'entre eux auraient « crié pendant des heures avant de mourir ». L'article fait état d'une culture « de violences et de privations endémiques » dans le système carcéral israélien qu'on désigne comme le « Guantanamo israélien ». Le Post rapporte les observations de groupes de défense des droits humains israéliens ; ils décrivent une « culture de la vengeance, une violence perverse » prévalant dans les prisons militaires israéliennes où les soldats et les gardiens de prison agissent en tout impunité jouissant de « l'appui des législateurs.trices et de l'absence d'obligation de répondre de leurs actes ».
L'avocat palestinien Khaleb Mahajneh qui a eu accès au camp a déclaré au +972 Magazine, israélien, en juin : « C'est plus horrible qu'Abu Ghraïb. J'exerce cette profession depuis 15 ans je ne m'attendais pas du tout à entendre des prisonniers parler de viol ou d'humiliations de la sorte. Et sans que ce soit pour des fins d'enquête parce que la plupart ont été interrogés après plusieurs jours de détention, mais par vengeance. Vengeance pour qui ? Ce sont des civils, de jeunes gens, des adultes et même des enfants. Il n'y a aucun membre du Hamas à Sde Teiman parce qu'ils sont tous aux mains de Shabas (des services des prisons israéliennes).
Sur Al Jazeera, il a rapporté qu'un groupe de soldats israéliens a violé six prisonniers palestiniens devant les autres.
En Israël, des organisations de défense des droits humains affirment que les prisons militaires « sont hors la loi ». Elles parlent des détentions extra judiciaires et de tortures des Palestiniens.nes. The Against Torture in Israël, qui a condamné les viols en groupe de prisonniers palestiniens a déclaré : « Depuis le début de la guerre nous avons affirmé que (le Centre de détention) Sde Teiman fonctionnait hors territoire (reconnu) et que les soldats.es qui y sont stationnés.es agissent en dehors de la loi quant à leur traitement des détenus.es et en tant qu'agents.es appliquant la loi militaire. Au lieu de condamner absolument cette situation, certains dirigeants de l'extrême droite israélienne se sont regroupé pour soutenir les (soldats) suspectés d'abus ce qui est caractéristique des causes fondamentales qui font que de tels abus puissent avoir lieu ».
Selon les tribunaux israéliens, les barbaries rapportées sont illégales. En juillet, la Haute cour israélienne a émis un ordre conditionnel demandant la fermeture de Sde Teiman en s'appuyant sur des rapports faisant état d'abus et de torture répandus. Elle demandait : « Pourquoi ce centre de détention n'opère-t-il pas en respect des conditions établies par la loi concernant l'internement de combattants.es hors la loi » ?
Les dirigeants.es israéliens.nes n'ont jamais caché ces cruautés. Le ministre de la sécurité nationale M. Ben-Gvir, de qui dépend le système pénitentiaire, a renforcé ces mesures restrictives : « réduction phénoménale » du temps de douche et introduction « d'un menu minimal » pour les prisonniers palestiniens. Il a récemment confirmé que les conditions dans les prisons israéliennes s'étaient clairement détériorées et il a ajouté : « J'en suis fier ».
Célébrée par les grands médias, l'administration Biden a permis à Israël d'agir avec une brutalité inégalée envers des centaines de prisonniers palestiniens. On les a privés de leurs droits et ont les a exclus de la plus élémentaire humanité et dignité. Cette inhumanité est l'exemple de la culture d'impunité qui ne cesse d'augmenter en Israël. La violence exacerbée et le désir de vengeance en sont des preuves.
Ces brutalités sont le miroir de la guerre génocidaire à Gaza et la brutale réalité de l'apartheid dans les territoires occupés. La déshumanisation des Palestinens.nes est devenue normale en Israël.
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Comment Israël entend blanchir ses crimes de guerre à Gaza
L'armée israélienne utilise le vernis de la responsabilité interne pour repousser les critiques extérieures. Mais son bilan révèle à quel point les auteurs de ces crimes sont peu sanctionnés.
Tiré de France Palestine Solidarité. Article publié à l'origine par +972 Magazine. Photo : Des soldats israéliens posent à l'intérieur d'une mosquée à laquelle ils ont mis feu à Gaza ville © Younis Tirawi.
L'ampleur de l'horreur qu'Israël a infligée à Gaza au cours des neuf derniers mois est presque impossible à comprendre. La décision de l'armée israélienne, dès le début de la guerre, d'élargir considérablement son autorisation de bombarder des cibles non militaires et de causer des dommages aux civils a entraîné la mort de dizaines de milliers de Palestiniens et a rendu la bande de Gaza méconnaissable. La population survivante est confrontée à la faim et aux déplacements massifs en raison des politiques israéliennes intentionnelles, qui sont en violation des lois internationales de la guerre.
Chaque jour, des preuves de plus en plus horribles apparaissent, révélant ce que de nombreux Israéliens cherchent à réprimer. L'affaire sud-africaine accusant Israël de génocide se poursuit devant la Cour internationale de justice (CIJ). Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) a demandé des mandats d'arrêt à l'encontre du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et du ministre de la défense Yoav Gallant, soupçonnés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Une commission du Conseil des droits de l'homme des Nations unies a constaté que les forces de sécurité israéliennes avaient commis des crimes tels que la famine, le meurtre, les atteintes intentionnelles aux civils, les transferts forcés, les violences sexuelles et la torture. Même les États-Unis, le plus proche allié d'Israël, ont conclu que l'utilisation d'armes par Israël à Gaza était "incompatible" avec le droit relatif aux droits humains.
Alors que ces accusations s'accumulent, Israël commence à lancer une autre opération de grande envergure parallèlement à sa campagne militaire en cours : la plus grande dissimulation de crime de l'histoire du pays.
Les dirigeants et diplomates israéliens répètent ad nauseam le mantra bien rôdé selon lequel l'armée israélienne est la plus morale du monde. Cette affirmation se fonde, entre autres, sur les mécanismes juridiques prétendument solides de l'armée, qui approuvent ostensiblement chaque attaque et enquêtent sur les soupçons de violation du droit international. Dans ses arguments devant la CIJ contre l'accusation de génocide portée contre Israël, l'équipe de défense d'Israël n'a cessé de faire l'éloge de ces mécanismes juridiques : même si les soldats israéliens commettent des crimes de guerre, le système est capable d'enquêter sur ces crimes de son propre chef.
Cependant, un nouveau rapport que j'ai rédigé pour le groupe de défense des droits humains Yesh Din montre que le rôle principal du système militaire israélien d'application de la loi est de maintenir l'apparence d'une responsabilité interne afin de se protéger des critiques externes. En effet, +972 Magazine et le Guardian ont récemment révélé que les services de renseignement israéliens surveillaient les activités de la CPI, en partie pour déterminer quels incidents étaient renvoyés au bureau du procureur pour enquête ; ce faisant, Israël pouvait rétroactivement ouvrir des enquêtes sur ces mêmes cas et ensuite rejeter le mandat de la CPI en invoquant le "principe de complémentarité".
L'illusion de la responsabilité
À la fin du mois de mai, l'avocat général des armées israéliennes (MAG), Yifat Tomer-Yerushalmi, a annoncé qu'elle avait ordonné l'ouverture d'enquêtes criminelles sur au moins 70 cas de crimes de guerre présumés à Gaza. Cette annonce est intervenue après que l'armée a transmis des centaines d'incidents au mécanisme d'évaluation des faits de l'état-major général (FFAM), un organe militaire destiné à procéder à un examen initial et rapide des violations présumées du droit international, avant que le MAG ne décide d'ouvrir ou non une enquête criminelle.
Il s'agirait de signes de l'engagement d'Israël à respecter les lois de la guerre. Cependant, un examen de la dernière décennie d'assauts israéliens sur Gaza - y compris l'offensive de 2014 connue sous le nom de "Bordure protectrice", la répression de la Grande Marche du retour de 2018-19, et l'opération de 2021 connue sous le nom de "Gardien des murs" - montre qu'il est extrêmement improbable qu'Israël ait l'intention d'enquêter correctement sur les crimes de guerre, de les punir ou de les prévenir.
Depuis 2014, des centaines d'incidents qui ont fait naître des soupçons de crimes de guerre ont été portés à l'attention de l'armée. La grande majorité d'entre eux ont été transférés au FFAM, mais ont été classés sans enquête criminelle après avoir été "examinés" par le personnel du mécanisme pendant des périodes déraisonnablement longues. Par exemple, certains cas concernant des violations potentielles datant de 2014 étaient toujours en cours d'examen par le FFAM en 2022.
Le travail de la FFAM et la composition de ses membres restent confidentiels, de sorte que nous ne connaîtrons probablement jamais les détails de son processus d'examen ou les raisons pour lesquelles des affaires ont été classées sans enquête. Pourtant, qu'elles aient été recommandées par la FFAM ou non, la plupart des enquêtes criminelles ouvertes par le MAG et menées par la police militaire ont été closes sans qu'aucun soldat ou commandant n'ait été inculpé.
Sur près de 600 incidents survenus à Gaza au cours des dix dernières années, qui ont suscité des soupçons de violation de la loi et dont les résultats sont connus, seules trois enquêtes - une par offensive militaire - ont abouti à des inculpations. Même dans ces rares cas, le blanchiment reste au cœur de la tactique de l'armée, les auteurs échappant à des sanctions sévères.
L'échec constant de l'armée à traiter les soupçons de crimes de guerre s'ajoute au fait que, jusqu'à présent, le système israélien d'application de la loi n'a pas abordé les politiques d'Israël concernant l'utilisation de la force et s'est abstenu d'enquêter sur les décideurs du gouvernement et de l'armée. En d'autres termes, les responsables directs de la catastrophe qui se déroule dans la bande de Gaza - qui ont élargi le ciblage de civils innocents par l'armée, dicté les directives d'Israël en matière de bombardements et de tirs ouverts, restreint l'aide humanitaire et désigné des zones entières de la bande de Gaza comme zones de mort - resteront probablement impunis en Israël.
Cela découle en partie d'un conflit d'intérêts inhérent au système d'application de la loi. Le procureur général et l'avocat général des armées, chargés d'enquêter sur les violations présumées du droit international et d'en poursuivre les auteurs, servent également de conseillers juridiques pour l'approbation des politiques meurtrières d'Israël à Gaza. Il est difficile d'imaginer comment l'un ou l'autre de ces organes va maintenant lancer une enquête véritable et approfondie sur une politique qu'il a lui-même contribué à formuler.
On peut supposer que certaines enquêtes lancées récemment aboutiront à l'inculpation de soldats de rang subalterne pour avoir pillé des maisons palestiniennes ou infligé des sévices à des détenus palestiniens. Il est important de garder à l'esprit, cependant, que ces cas pourraient en fait améliorer l'image de l'armée, en présentant au monde extérieur l'apparence d'une responsabilité interne.
Mais il ne s'agira que des exceptions qui confirment la règle. Dans la grande majorité des cas, le système fonctionnera pour blanchir les crimes de guerre. Et lorsque ce sera le cas, les dirigeants israéliens ne devraient pas être surpris de se retrouver accusés devant des tribunaux internationaux.
Traduction : AFPS
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La Via Campesina soutient et exprime sa solidarité avec les peuples Kanak, en Nouvelle-Calédonie.
Face à la situation explosive en Nouvelle Calédonie, nous, paysannes et paysans de La Via Campesina, nous joignons à nos membres en France de la Confédération paysanne pour apporter notre soutien au peuple Kanak et demandons aux instances internationales de peser pour faire reconnaître les droits du peuple Kanak à l'indépendance. Nous dénonçons la politique impérialiste et d'ingérence de l'état colonial français.
Tiré de Entre les lignes et les mots
Rappelons que depuis 1986, la Nouvelle Calédonie fait partie de la liste des Nations Unis des territoires non autonomes à décoloniser. Deux provinces sur trois sont gérées par les indépendantistes et le territoire est autosuffisant sur le plan économique mais la population autochtone reste largement défavorisée contrairement aux descendants des colons, les Caldoches et aux métropolitains.
Étant le troisième producteur mondial de nickel, ce pays attire la convoitise du monde libéral capitaliste et la France a très peur de perdre la main sur le territoire qui représente aussi pour l'hexagone un grand intérêt stratégique et militaire dans le pacifique.
Face aux enjeux des ressources minières et touristiques, le développement agricole n'est pas la préoccupation des gouverneurs et la majorité des denrées agricoles est importée d'Australie. L'agriculture « marchande » aux mains des caldoches est surtout dédiée à l'élevage bovin et ne constitue que 2% du PIB. Néanmoins, l'agriculture vivrière, consommée et échangée par les communautés, représente un quart des ressources des familles autochtones. Les productions vivrières, avec leur dimension non marchande, ont une place forte dans l'identité kanak.
Cette agriculture vivrière joue un rôle important pour la souveraineté alimentaire du peuple kanak, mais elle n'est ni reconnue, ni soutenue par les pouvoirs publics. Il est important que le processus de réforme agraire, démarrée en 1979, soit repris afin de restituer les terres privées qui ont été substituées aux kanaks et les rendre à la gestion collective du droit coutumier.
Au-delà des terres spoliées, le peuple kanak est aussi victime de discrimination et d'injustices sociales fortes à tous les niveaux, les richesses étant concentrées dans les seules mains de quelques caldoches et métropolitains. La suprématie blanche ne peut continuer à confisquer les biens, les droits, les savoirs, les coutumes d'un peuple de plus de 3 000 ans. Depuis mai, la brutalité du gouvernement français à vouloir imposer un nouveau corps électoral, pour empêcher le processus des accords de Nouméa de 1998 et l'indépendance du peuple Kanak, a déjà causé la mort de 9 personnes.
Avec le passage en force de cette loi, la colère du peuple kanak s'est transformée en révolte. La seule réponse du gouvernement français a été une répression policière violente et le soutien aux milices blanches loyalistes par les forces de l'ordre. Le Haut-commissaire a même évoqué un droit à la « légitime défense », autorisant les colons les plus radicaux à s'armer.
Alors que les tensions étaient en train de s'apaiser, le 19 juin, les forces de l'ordre ont interpellé et placé en garde à vue 11 responsables politiques et syndicaux de la CCAT (Cellule de coordination des actions de terrain). Sept d'entre eux, dont le leader indépendantiste Christian Tein, ont été déportés dans des prisons françaises, à 17 000 km de chez eux, avec des chefs d'inculpation graves, relevant de la criminalité organisée.
L'État français persiste dans sa politique d'intimidation, de criminalisation du mouvement kanak et de justice à vitesses, puisque les milices racistes et armées à l'origine d'exactions sur la jeunesse kanak, bénéficient, elles, d'une impunité totale. Rappelons que des élus dits loyalistes sont à l'origine de ces milices coloniales.
Nous exigeons la libération immédiate et le retour au pays des responsables kanaks et la levée de toutes les poursuites à leur encontre ainsi que de toutes les personnes victimes de répression.
Nous demandons que des enquêtes indépendantes établissent les circonstances des crimes commis. Sans reconnaissance des droits fondamentaux du peuple kanak, sans justice pour les victimes et sans équité dans le partage des richesses du territoire, la paix ne peut revenir.
Les représentant·es kanaks, eux, se disent prêts à accepter que les caldoches et autres habitant·es de l'île de longue date soient des citoyen·nes de plein droits.
Nous demandons au gouvernement français de retirer le projet de loi, de respecter les conventions internationales des droits des peuples à l'autodétermination et de réouvrir un espace de négociation avec les indépendantistes.
Bagnolet, 22 juillet 2024
https://viacampesina.org/fr/la-via-campesina-soutient-et-exprime-sa-solidarite-avec-les-peuples-kanak-en-nouvelle-caledonie/
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RDC : le sort des femmes et des enfants exploité.es dans les mines
Tunisie : le fil de l’exploitation ou l’exploitation du fil ?
Projet de loi 69 : Victoire des lobbys pour la privatisation d’Hydro-Québec
Point de Bascule | 19 juillet 2024
Le controversé projet de loi 69 du tout autant controversé ministre Fitzgibbon a été déposé à l'Assemblée Nationale le 6 juin 2024.
Est-ce que ce projet de loi va accélérer la privatisation d'Hydro-Québec ?
Est-ce que le ministre Fitzgibbon est un mercenaire économique qui a plus à coeur des intérêts privés qui souhaitent cette privatisation de ce bien commun qui appartient, pour l'instant, au peuple québécois ?
Est-ce que la sortie de Michael Sabia, PDG d'Hydro-Québec, une semaine avant le dépôt du PL 69 était une stratégie élaborée pour faire baisser la contestation sociale qui s'organisait pour la journée du dépôt du PL 69 afin de s'opposer aux processus de dépossession qu'est la privatisation partielle ou complète d'Hydro-Québec.
Est-ce que la CAQ a menti aux québécois.se.s
Ancienne ministre péquiste des Ressources naturelles, Martine Ouellet expose son analyse de l'un des projets de loi les plus contestés de l'ère caquiste et met en lumière les processus de privatisation d'Hydro-Québec qui sont insérés dans ce PL 69.
Présentateur : Michel Jetté
Production : CRNV et GMob
Monteurs : Louise Sabourin et Michel Jetté
La gestion des magasins d’alcool de l’Ontario dominée par l’oligarchie canadienne
La 1ère conférence internationale antifasciste est reportée en mai 2025 à Porto Alegre
Camp à Québec : un événement militant organisé par le FRAPRU
Les travailleurs des hôtels de Vancouver ne laisseront pas leurs revendications ignorées
De mauvaises conditions « ni justes pour nous ni pour nos étudiant »
L’anarchisme et les luttes

L’intelligence artificielle comme lieu de lutte du syndicalisme enseignant

Pour plusieurs, y compris pour les enseignantes et les enseignants, il n’y a pas longtemps, l’intelligence artificielle (IA) était synonyme de machines ou de robots déréglés qui menacent l’humanité dans les films de science-fiction tels La Matrice ou Terminator. Il n’est donc pas étonnant que le lancement du robot conversationnel ChatGPT à la fin de la session de l’automne 2022 ait eu l’effet d’une bombe dans le milieu de l’enseignement supérieur. Certaines et certains y voient une innovation prometteuse alors que d’autres soulèvent des inquiétudes, notamment sur la facilité accrue de plagier ou de tricher. Si ChatGPT est l’application d’intelligence artificielle générative la plus publicisée, elle n’est toutefois pas la seule, loin de là. Depuis quelques années, plusieurs établissements d’enseignement ont décidé de recourir à des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) aux fonctions diverses. Bien que l’IA soit intégrée à une variété d’outils présents dans nos habitudes quotidiennes depuis un certain temps déjà, il est primordial de mener une réflexion sur l’usage qu’on devrait en faire en éducation, et plus largement sur son utilité pour le mode de fonctionnement et les objectifs de notre système éducatif, ainsi que sur les limites à y imposer.
Depuis plusieurs années, la FNEEQ-CSN développe une réflexion critique sur le recours aux technologies numériques au sein du système de l’éducation. Celles-ci sont omniprésentes et souvent présentées comme une solution miracle et inévitables face aux problèmes qui affectent l’enseignement[3]. On pense notamment au développement de l’enseignement à distance[4] que la pandémie a accéléré, à l’utilisation des ordinateurs, des tablettes ou encore des controversés tableaux blancs interactifs promus par le premier ministre libéral Jean Charest. À notre avis, comme syndicalistes enseignantes et enseignants, il est fondamental de se poser, en amont, des questions sur le recours aux technologies numériques en général et à l’IA en particulier. 1) Permettent-elles de bonifier la relation pédagogique ? 2) Constituent-elles l’unique et la meilleure option disponible ? 3) Leur utilisation peut-elle être éthique et responsable ? Si oui, dans quelle(s) situation(s) ? 4) À qui profitent-elles vraiment et quels sont les véritables promoteurs de l’IA ? 5) Comment agir pour que l’IA puisse être au service du développement d’une société humaine équitable, diversifiée, inclusive, créative, résiliente, etc. ?
Consciente de l’intérêt présent pour ces technologies, la FNEEQ et son comité école et société[5] ont développé une posture « technocritique », évitant ainsi le piège de la rhétorique polarisante « technophiles » versus « technophobes », afin de pouvoir appréhender ce phénomène majeur de façon rigoureuse. En effet, même si ce dernier peut fournir des outils utiles pour certains besoins particuliers, par exemple un logiciel destiné à pallier un handicap, il fait peser des menaces sérieuses sur la profession enseignante et sur la relation pédagogique : ainsi il peut favoriser la fragmentation de la tâche, l’individualisation à outrance de l’enseignement, l’augmentation des inégalités et la surcharge de travail, liée entre autres à l’adaptation de l’enseignement. À terme, il peut produire plus de précarité et contribuer à la déshumanisation du milieu de l’éducation.
Quelques exemples de l’usage de l’IA en éducation et en enseignement supérieur au Québec
C’est lors du conseil fédéral de la FNEEQ des 4, 5 et 6 mai 2022 que le comité école et société a été mandaté pour « documenter et […] développer une réflexion critique au sujet du recours à l’intelligence artificielle en éducation et en enseignement supérieur[6] ». Dans son rapport publié en mai 2023, le comité y recense entre autres certains usages de l’IA.
L’IA en classe
Le rapport[7] présente quatre formes d’utilisation de l’IA pour ce qui est de l’enseignement et de l’apprentissage proprement dits.
- Les systèmes tutoriels intelligents (STI) : ceux-ci proposent des tutoriels par étapes et personnalisés qui emploient le traçage des données produites par les étudiantes et les étudiants pour ajuster le niveau de difficulté en fonction de leurs forces et faiblesses.
- Les robots intelligents : on a recours à ces robots notamment auprès d’élèves qui ont des troubles ou des difficultés d’apprentissage ainsi que pour des élèves qui ne peuvent être en classe à cause d’un problème de santé ou pour des enfants en situation de crise humanitaire.
- Les agents d’apprentissage : certains robots ou fonctionnalités de l’IA sont utilisés notamment comme agents virtuels à qui l’élève enseigne les concepts à apprendre. Par exemple, en Suisse, des élèves enseignent à un robot comment écrire.
- Les assistants pédagogiques d’IA : l’évaluation automatique de l’écriture (EAE) est une forme d’assistant pédagogique qui propose une correction formative ou sommative des travaux écrits. L’EAE ne fait pas l’unanimité, car elle comporte de nombreux présupposés. Par exemple, elle récompense les phrases longues, mais qui n’ont pas nécessairement de sens, et n’évalue pas la créativité d’un texte.
Sélection, orientation et aide à la réussite – Soutien et accompagnement des étudiantes et étudiants
En plus des outils de nature pédagogique, d’autres applications de l’IA concernent la sélection, l’orientation, l’aide à la réussite tout comme le soutien individuel et l’accompagnement des étudiantes et des étudiants.
Le forum virtuel de la Fédération des cégeps, Données et intelligence artificielle. L’innovation au service de la réussite, tenu le 9 mars 2022, fut l’occasion de présenter diverses applications de l’IA dans l’administration scolaire québécoise. Par exemple, les données colligées des étudiantes et des étudiants peuvent être traitées par l’IA afin de prédire leur comportement individuel ou collectif. Les responsables des dossiers des élèves peuvent s’inspirer de ces pronostics pour guider leurs interventions. À l’aide d’un progiciel de gestion intégrée (PGI), constitué de la cote R, de l’âge et du code postal, on peut même tenter de prévoir le risque de décrochage, le nombre d’échecs, les notes finales ou la durée des études !
Citons quelques exemples d’outils déjà bien implantés dans nos établissements :
- ISA (Interface de suivi académique) : l’objectif de l’outil, dédié aux professionnel·les du réseau collégial, est d’évaluer les risques d’abandon scolaire à l’aide d’algorithmes conçus à partir des données personnelles des étudiantes et des étudiants (historique et résultats scolaires, ressources consultées, etc.);
- Vigo : est un robot conversationnel qui accompagne directement des élèves du secondaire[8] durant leur parcours scolaire ; il peut communiquer directement avec les élèves, leur poser des questions sur l’évolution de leurs résultats, leur prodiguer des encouragements et des conseils, notamment sur leurs méthodes d’études;
- DALIA : l’objectif de DALIA « est de rendre disponible aux établissements d’enseignement collégial un outil d’analyse prédictive basé sur l’intelligence artificielle (IA) afin de mieux accompagner les étudiantes et étudiants dans leur réussite scolaire[9] ».
Risques et dérives potentielles de l’IA
Le comité école et société a identifié plusieurs risques et dérives potentielles du recours sans contraintes à l’intelligence artificielle.
Protection des renseignements personnels, collecte des données et biais
L’intelligence artificielle repose sur un recours aux algorithmes et sur la collecte massive de données, très souvent personnelles. C’est à partir de celles-ci que les systèmes d’intelligence artificielle « apprennent ». La question de la qualité de l’origine des données utilisées est alors fondamentale. On y réfère dans le milieu par l’expression « garbage in, garbage out » : « Si les données initiales sont erronées, les résultats le seront tout autant[10] ». Or, les SIA et leurs propriétaires offrent peu de transparence au public ou à l’État afin de pouvoir valider et contrôler les différents types de biais.
La discrimination algorithmique
Des cas répertoriés de « discrimination algorithmique[11] » sont particulièrement troublants et touchent tant les SIA de recrutement (de personnel, par exemple) et l’étiquetage (identification à l’aide de mots clés du contenu d’un document ou d’une image) que les propos diffamatoires et l’incitation à la haine. Ainsi, plusieurs cas de discrimination visant les femmes, les personnes racisées ou de la communauté LGBTQ+ ont été rapportés. En fait, les SIA reproduisent les biais et stéréotypes véhiculés par les humains. Différentes formes de profilage découlent également de l’utilisation de ces systèmes car la discrimination reproduite par les algorithmes est directement liée à la question fondamentale du pouvoir. Or l’industrie de la technologie est essentiellement sous l’emprise d’un groupe somme toute assez restreint de personnes composé d’hommes blancs fortunés.
Respect de la propriété intellectuelle
Le respect du droit d’auteur ou d’autrice constitue également un enjeu important. Les dispositions législatives actuelles sont trop laxistes et ne permettent pas de protéger adéquatement ce droit. Cela soulève la question majeure que représentent le plagiat et la tricherie. Si on transpose cette problématique au contexte scolaire, on peut considérer que l’étudiante ou l’étudiant qui utilise un robot conversationnel dans le cadre d’une évaluation n’est pas l’autrice ou l’auteur du contenu généré, qu’il s’agit d’un cas de tricherie au même titre que tous les autres cas de fraude intellectuelle, à moins que l’utilisation d’une IA ait été autorisée dans le cadre de l’évaluation. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’une des missions premières de l’éducation est d’amener l’élève et l’étudiante à développer sa pensée critique, lui permettre de déléguer son travail intellectuel à un robot relève d’un non-sens. Notons par ailleurs qu’il est extrêmement difficile et fastidieux de détecter et de prouver les cas de plagiat comme cela a été souligné dans un reportage diffusé en juin dernier sur ICI Mauricie-Centre-du-Québec[12].
IA et recherche
L’une des craintes les plus importantes est que les SIA accentuent la course à la « productivité scientifique » et le risque de fraude. Le journaliste scientifique Philippe Robitaille-Grou rapporte que la production d’articles scientifiques falsifiés constitue une véritable industrie dopée par l’utilisation de plus en plus répandue de l’IA[13]. Ces usines à articles vendent des publications avec des résultats inventés ou modifiés pour quelques centaines de dollars à des chercheurs et chercheuses dont la reconnaissance scientifique et le financement dépendent du nombre de publications à leur nom.
Dans ce contexte, on peut se poser de sérieuses questions sur le « savoir » [re]produit par les SIA. Quelles sont les sources utilisées ? Quelles sont les réflexions épistémologiques ? Quels sont les cadres théoriques ? Sur la base des études consultées, les risques d’une reproduction des savoirs dominants sont gigantesques. Ajoutons à cela que, selon les informations disponibles, la moitié des sources d’une plateforme comme ChatGPT est constituée de références anglophones; seulement 5 % sont en français[14]. Une menace quant à la diversité culturelle est avérée.
Quoi faire ? Quel encadrement ?
Le Conseil fédéral de la FNEEQ a adopté une série de recommandations[15] sur l’intelligence artificielle au cœur desquelles figure la recommandation d’un moratoire, suggéré par ailleurs par plusieurs acteurs clés de cette industrie.
Des balises rigoureuses doivent impérativement être mises de l’avant afin de prévenir les dérives identifiées et anticipées.
- La réflexion sur l’IA ne se dissocie pas de la réflexion globale sur l’omniprésence des technologies en éducation et dans la vie quotidienne, et ce, dans un contexte de technocapitalisme où l’IA demeure sous l’égide d’entreprises privées à but lucratif.
- Les SIA ne devraient pas être utilisés pour remplacer des personnes dans des contextes de relation d’aide ou de relation pédagogique, afin notamment de respecter la protection des renseignements personnels et du droit à la vie privée, lorsque des enjeux éthiques sont impliqués ou lorsque les actes posés sont susceptibles d’être réservés à des membres d’un ordre professionnel, par exemple une psychologue, un travailleur social…
- Des contraintes financières ou de recrutement de personnel ne devraient pas entrer en ligne de compte dans le choix d’un SIA.
- L’IA ne devrait pas être employée pour recruter ou évaluer des membres du personnel, des élèves, des étudiantes ou des étudiants.
- Tout potentiel recours aux SIA dans les établissements d’enseignement devrait faire l’objet d’une entente locale avec les syndicats, car ces systèmes affectent profondément les conditions de travail. L’implantation des SIA devrait être sous la supervision de comités paritaires auxquels participeraient notamment des enseignantes et des enseignants.
- De plus, sur le plan individuel, l’utilisation des SIA devrait toujours être optionnelle pour le corps enseignant et pour les étudiantes et étudiants. Elle devrait aussi toujours être le fruit d’un consentement éclairé.
Compte tenu du développement chaotique actuel des SIA, nous estimons que le principe de précaution, applicable en environnement, devrait aussi être adopté en regard des technologies. Ainsi, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives[16] ». Bref, il devrait appartenir à tout organisme (école, cégep, université, ministère) et promoteur qui envisagent de recourir à un SIA d’en démontrer hors de tout doute raisonnable l’innocuité avant son implantation. En ce sens, les facteurs suivants devraient être considérés :
- la protection complète et effective des renseignements personnels des utilisateurs et des utilisatrices;
- la protection complète et effective du droit d’auteur et d’autrice;
- le contrôle contre les risques de discrimination algorithmique;
- les mesures de transparence des technologies utilisées et la redevabilité et l’imputabilité des propriétaires de celles-ci;
- les mesures de contrôle démocratique de la technologie en valorisant les technologies développées par des OBNL ou les logiciels libres.
Ces facteurs pourraient aussi faire l’objet d’un encadrement national et international comme l’Europe s’apprête à le faire[17]. À titre d’outil de contrôle, on peut s’inspirer de la suggestion de l’enseignante et philosophe Andréanne Sabourin-Laflamme, selon qui les SIA devraient systématiquement et régulièrement subir des audits algorithmiques, lesquels permettent notamment « d’évaluer, avec toutes sortes de processus techniques, par exemple, la représentativité des données, et de vérifier s’il y a présence d’effets discriminatoires[18] ».
Les actions accomplies
La FNEEQ-CSN a su profiter de différents forums pour faire valoir ses positions, y compris les médias, notamment à la mi-mai 2023 lors de la tenue de la Journée sur l’intelligence artificielle organisée par le ministère de l’Enseignement supérieur. Elle a aussi participé à deux consultations, l’une organisée par le Conseil supérieur de l’éducation, en collaboration avec la Commission de l’éthique en science et technologies, et l’autre par le Conseil de l’innovation du Québec menée à l’été 2023 [19]. Le slogan Vraie intelligence, vrai enseignement choisi par la FNEEQ en concordance avec ses positions a marqué la rentrée de l’automne 2023.
La FNEEQ envisage par ailleurs la tenue, au début de l’année 2024, d’un événement public sur l’intelligence artificielle selon un point de vue syndical. Malheureusement, les conférences et ateliers donnés dans les différents établissements adoptent généralement une approche jovialiste de l’IA et donnent peu ou pas de place aux points de vue davantage technocritiques. Il nous semble fondamental de diffuser auprès des enseignantes et des enseignants et de la population en général une information complémentaire qui aborde les enjeux du travail.
La réflexion et l’action doivent être élargies à l’ensemble du monde du travail afin de nouer des alliances. À cet effet, la FNEEQ a exposé ses travaux dans le cadre de la 12e Conférence sur l’enseignement supérieur de l’Internationale de l’éducation tenue à Mexico en octobre 2023. Nous travaillons aussi au sein de la CSN afin de développer un discours syndical intersectoriel sur cet enjeu majeur. Plusieurs professions risquent d’être affectées par le recours à l’IA, notamment dans la santé, comme le révélait récemment une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)[20].
Les recommandations du Conseil de l’innovation du Québec et du Conseil supérieur de l’éducation devraient être rendues publiques au début de l’année 2024. Espérons que ces organismes prendront en compte les craintes légitimes et les mises en garde bien documentées et exprimées par la société civile et par les organisations syndicales.
L’action de l’État sera aussi nécessaire que fondamentale. L’univers technologique, et l’IA en particulier, est accaparé et contrôlé par de grandes entreprises, notamment les GAFAM[21]. Nous connaissons également les impacts écologiques désastreux de ces technologies[22].
Le gouvernement canadien a déposé en 2022 un projet de loi visant à encadrer « la conception, le développement et le déploiement responsables des systèmes d’IA qui ont une incidence sur la vie des Canadiens[23] ». Or, plusieurs organisations et spécialistes jugent « que les dispositions actuelles du projet de loi ne protègent pas les droits et les libertés des citoyennes et citoyens canadiens contre les risques liés à l’évolution fulgurante de l’intelligence artificielle[24] ».
Devant la stagnation de l’étude de son projet de loi, le ministre François-Philippe Champagne a mis en place un Code de conduite volontaire visant un développement et une gestion responsables des systèmes d’IA générative avancés[25]. Or, bon nombre d’entreprises rejettent l’idée de se conformer à un cadre réglementaire sous peine de voir le Canada perdre un avantage dans la course au développement de l’IA[26]. Bref, pour plusieurs de ces entreprises, la loi de la jungle devrait prévaloir en IA comme dans bien d’autres domaines tels que la santé, l’éducation…
Plus récemment, le conflit au sein de l’administration d’OpenAI, l’instigateur de ChatGPT, à propos du congédiement, puis de la réintégration de son PDG Sam Altman semble confirmer la victoire du camp de l’« innovation » face à celui de la précaution, et celle de la mainmise des grandes entreprises, comme Microsoft, sur le développement et le contrôle du produit[27]. D’ailleurs, Microsoft, au moment même où elle se lançait dans l’intégration de l’IA générative dans ses produits, dont la suite Office, licenciait son équipe responsable des enjeux d’éthique[28].
En conclusion, jusqu’à tout récemment, le développement des technologies pouvait faire craindre pour les emplois techniques et à qualifications moins élevées, notamment dans le secteur industriel (la robotisation). Or, le développement de l’IA menace maintenant plus de 300 millions d’emplois[29]. Les emplois de bureau et professionnels, surtout occupés par des femmes, seraient particulièrement menacés[30]. En 2021, la Commission de l’éthique en science et technologie affirmait que « la possibilité que le déploiement de l’IA dans le monde du travail contribue à l’augmentation des inégalités socioéconomiques et à la précarité économique des individus les plus défavorisés est bien réelle et doit être prise au sérieux par les décideurs publics[31] ». L’impact phénoménal de cette nouvelle technologie, que l’on doit analyser dans le contexte socioéconomique-écologique actuel, doit nous pousser comme organisation syndicale à sensibiliser nos membres sur ses risques et à militer pour un encadrement substantiel et évolutif de cette technologie par l’État et par les travailleuses et travailleurs. C’est un rappel que la technologie doit d’abord et avant tout servir l’être humain et non l’inverse.
Par Caroline Quesnel, présidente, et Benoît Lacoursière, secrétaire général et trésorier de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN)[1]
- L’autrice et l’auteur tiennent à remercier les membres du comité école et société de la FNEEQ qui ont participé d’une manière ou d’une autre à la rédaction de ce texte : Ann Comtois, Stéphane Daniau, Sylvain Larose, Ricardo Penafiel et Isabelle Pontbriand. Nous remercions aussi Joanie Bolduc, employée de bureau de la FNEEQ pour la révision du texte.La FNEEQ est affiliée à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et représente 35 000 enseignantes et enseignants du primaire à l’université. Elle représente notamment environ 85 % du corps enseignant des cégeps et 80 % des chargé es de cours des universités, ce qui en fait l’organisation syndicale la plus représentative de l’enseignement supérieur. Ce texte se base principalement sur les travaux du comité école et société de la FNEEQ, particulièrement son rapport Intelligence artificielle en éducation. De la mission à la démission sociale : replaçons l’humain au cœur de l’enseignement, 2023.↑
- Comité école et société, Augmentation du nombre d’étudiantes et d’étudiants en situation de handicap, diversification des profils étudiants et impacts sur la tâche enseignante, Montréal, FNEEQ, 2022.↑
- Comité école et société, L’enseignement à distance : enjeux pédagogiques, syndicaux et sociétaux, Montréal, FNEEQ, 2019. ↑
- Composé de cinq militantes et militants élus, le comité a pour mandat principal de fournir des analyses qui enrichissent la réflexion des membres et des instances sur les problématiques actuelles ou nouvelles en éducation. ↑
- FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 3. Réunion ordinaire des 4, 5 et 6 mai 2022. Recommandations adoptées, p. 5. ↑
- Comité école et société, 2023, op. cit., partie 3. ↑
- La journaliste Patricia Rainville indiquait en 2019 que 20 000 élèves utilisaient Vigo et qu’on visait l’ensemble des élèves du réseau public, soit 800 000 élèves, en 2023. Patricia Rainville, « Vigo, l’assistant scolaire robotisé d’Optania, accompagne 20 000 élèves au Québec », Le Soleil, 13 septembre 2019.↑
- Regroupement des cégeps de Montréal, L’intelligence artificielle au bénéfice de la réussite scolaire, présentation au Forum de la Fédération des cégeps du Québec, 9 mars 2022. ↑
- Julie-Michèle Morin, « Qui a peur des algorithmes ? Regards (acérés) sur l’intelligence artificielle », Liberté, n° 329, hiver 2021, p. 43. ↑
- Notamment de sexisme, de racisme ou d’hétérosexisme. ↑
- Radio-Canada, « ChatGPT inquiète le milieu de l’enseignement à Trois-Rivières », Ici Mauricie-Centre-du-Québec, 1er juin 2023. ↑
- Philippe Robitaille-Grou, « Une industrie de fraudes scientifiques de masse », La Presse, 8 janvier 2023. ↑
- France-Culture, « ChatGPT, l’école doit-elle revoir sa copie ? », Être et savoir, baladodiffusion, Radio France, 13 février 2023. ↑
- FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 6. Réunion des 31 mai, 1er et 2 juin 2023. Recommandation adoptée. ↑
- ONU, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, juin 1992. ↑
- Agence France-Presse, « L’Union européenne va pour la première fois encadrer l’intelligence artificielle », Le Devoir, 8 décembre 2023. ↑
- Chloé-Anne Touma, « Grand-messe de l’IA en enseignement supérieur : de belles paroles, mais des actions qui tardent à venir », CScience, 16 mai 2023. ↑
- FNEEQ-CSN, Avis de la FNEEQ-CSN transmis au Conseil supérieur de l’éducation dans le cadre de sa consultation sur l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle générative en enseignement supérieur: enjeux pédagogiques et éthiques, 13 juin 2023.↑
- Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec, Montréal, IRIS, novembre 2023. ↑
- NDLR. Acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft. ↑
- Karim Benessaieh, « Un impact environnemental monstre », La Presse, 3 juin 2023. ↑
- Gouvernement du Canada, Loi sur l’intelligence artificielle et les données. ↑
- La Presse canadienne, « Le projet de loi sur l’IA jugé inadéquat par des spécialistes », Radio-Canada, 26 septembre 2023. ↑
- Alain McKenna, « Au tour du Canada d’adopter un code de conduite volontaire pour l’IA », Le Devoir, 27 septembre 2023. ↑
- Radio-Canada, « L’industrie divisée quant au “code de conduite volontaire” d’Ottawa pour l’IA », 1er octobre 2023. ↑
- Kevin Roose, « l’IA appartient désormais aux capitalistes », La Presse+, 24 novembre 2023. ↑
- Bruno Guglielminetti, « Microsoft licencie les gens responsables de l’éthique de l’IA », Mon Carnet de l’actualité numérique, 14 mars 2023. ↑
- Agence QMI, « Jusqu’à 300 millions d’emplois menacés par l’intelligence artificielle », Le Journal de Québec, 28 mars 2023. ↑
- Claire Cain Miller et Courtney Cox, « Les emplois de bureau menacés par l’intelligence artificielle », La Presse, 30 août 2023. ↑
- Commission de l’éthique en science et technologie (CEST), Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail et la justice sociale : automatisation, précarité et inégalités, Québec, Gouvernement du Québec, 17 juin 2021, p. 53. ↑

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili
Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)
Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?
CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.
Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?
CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.
Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.
Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?
CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.
Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?
CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.
Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».
Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.
Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.
CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.
Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.
Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.
On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.
Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?
CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.
On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.


Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?
CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.
En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.
Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.
Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.
Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?
CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.
Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.
De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.


Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?
CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.
Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?
CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.
Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.
A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.
/ / /
Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).
* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.
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Nommer pour mieux exister
C'est à la lecture d'un courriel d'une lectrice nous questionnant sur nos stratégies d'inclusion écrites que nous avons souhaité fouiller le sujet.
Pour le collectif d'À bâbord !, le passage vers l'écriture inclusive s'est fait graduellement, mais s'est posé comme une évidence. D'abord, notre protocole de rédaction a inclus l'écriture épicène, puis l'écriture féminisée et, plus récemment, nous entreprenons un travail de familiarisation avec l'écriture plus inclusive dans un souci de rendre visible la diversité des genres, parce que nommer, c'est aussi mieux exister. Ce travail se poursuivra à mesure qu'on continuera, collectivement, à adapter la langue à nos réalités.
La langue, on le sait, est bien plus qu'un outil de communication d'informations : c'est par elle que certain·es chercheront à lisser, à aplanir, à établir les frontières de l'acceptable et ainsi marginaliser ; c'est toutefois aussi par elle que l'affiliation et la solidarité prennent existence. C'est l'un des constats que le dossier thématique sur la révolution queer du dernier numéro d'À bâbord ! nous portait à faire, notamment à travers son glossaire qui, oui, accompagnait les lecteur·rices et témoignait d'un souci d'accessibilité, mais, de manière plus importante, rejetait l'idée d'uniformiser les termes pour plutôt accueillir la diversité des formes écrites et refléter la multiplicité des identités.
Peut-être de manière moins flamboyante, il y a certainement un mouvement diffus qui cherche à foutre le bordel dans les rapports à la langue et rejeter l'esprit normatif du français standardisé qui s'immisce dans nos rapports aux autres. En plus de réfléchir aux logiques normées qui informent certaines dynamiques d'exclusion et d'invisibilisation, ce court dossier cherche aussi des avenues de transformation de nos rapports à la langue qui puissent se traduire dans nos rapports politiques. La langue que nous avons voulu aborder est donc orale, populaire, localisée, institutionnalisée, nationalisée et instrumentalisée.

Apprendre à nous écrire
Le guide de politique et d'écriture inclusive Apprendre à nous écrire, paru en mai 2021, est le fruit du travail commun de Les 3 sex et de Club Sexu, deux organismes féministes engagés dans la lutte pour les droits sexuels. Pourquoi un tel guide ?
Propos recueillis par Isabelle Bouchard
À bâbord ! : Qu'est-ce qui a motivé vos deux organisations à produire un tel guide ?
Magali Guilbault Fitzbay : Lorsque j'ai été élue à la vice-présidence de Les 3 sex*, j'ai fait mienne la tâche de créer notre politique d'écriture inclusive qui était déjà sur notre to-do list, afin d'uniformiser nos rédactions. Alors que j'étais rendue à un certain point du travail, le Club Sexu est devenu notre coloc de bureau et a apporté tout l'aspect graphique et design au projet. Nous sommes deux organismes féministes en santé sexuelle avec une vision de sexualité positive, on allait clairement se rejoindre sur ce terrain-là ! Notre but était de rendre accessible notre politique d'écriture inclusive en toute transparence, pour inciter d'autres organismes à faire le pas et promouvoir l'écriture inclusive en ce qui a trait au genre dans toute l'étendue de son usage. Nous souhaitions mettre de l'avant une vision de l'écriture inclusive qui parle de la pluralité des genres, qui détrompe l'idée qu'écrire de manière inclusive, c'est compliqué et ça alourdit le texte. J'ai donc travaillé à une division et une priorisation en trois types qui résonnaient avec nos valeurs, notre lectorat et nos types de texte.
Même s'il y a plusieurs guides qui circulent, ils sont souvent très petits, avec trop peu d'exemples et beaucoup trop n'abordent pas les doublets tronqués. On voulait essayer de présenter les principales pratiques, en présentant les inconvénients et les avantages de chacune des pratiques, pour pouvoir faire un choix éclairé sur leur utilisation. On a voulu aussi démystifier plusieurs conceptions liées à la langue. Mes études en linguistique et mon intérêt pour les études de genre ont été essentielles pour l'écriture de ce guide.
ÀB ! : Qu'est-ce que nous apprend le titre du guide Apprendre à nous écrire ? Qui est-ce « nous » ?
M. G.-F. : Ça m'oblige à être philosophe. Je ne crois pas que je peux décider qui est dans ce nous, mais que ça désigne plutôt tout le monde qui se sent faire partie de ce nous. C'est un nous qui veut être visibilisé, c'est sûr. Alors ça désigne les personnes de la diversité de genre qui se battent pour la reconnaissance de leurs droits. Mais je crois que c'est aussi un nous inclusif au sens large. Avec l'écriture inclusive, on effectue un travail de sensibilisation duquel tout le monde doit faire partie. Si on souhaite que les personnes non binaires, les personnes de la diversité de genre soient incluses dans la société, il y a un travail de sensibilisation qui doit être fait au sein de la société entière. En ce sens, et avec la vision de l'écriture inclusive présente dans Apprendre à nous écrire, l'écriture inclusive est pour tout le monde.
ÀB ! : À qui s'adressent vos formations d'écriture inclusive ? En général, quels types d'organisations ou d'individus y participent ?
M. G.-F. : Les premières répondantes à notre démarchage ont été les agences de communication. Depuis, c'est plutôt diversifié : milieu communautaire, milieu de la culture, milieu entrepreneurial, quelques collectifs militants, et pour les formations publiques, c'est encore plus diversifié ! Évidemment, la majorité vient de Montréal, mais on a de plus en plus d'organisations de diverses régions du Québec, même parfois du Nouveau-Brunswick. Il est notable que les gens sont soucieux de leur façon d'écrire et de communiquer. Il y a beaucoup de questions liées à la langue, à la grammaire, aux enjeux de genre. On a donc conçu la formation de manière à rester très proche du guide, mais en ajoutant des notions sur l'identité de genre, on aborde le biais de parler du masculin comme d'un genre neutre, les exceptions dans les doublets tronquées, etc. Les participant·es ont souvent comme but d'instaurer une politique d'écriture inclusive au sein de leur milieu de travail ou simplement de l'utiliser de façon personnelle, c'est encourageant.
ÀB ! : Quelles idées ou perceptions vos formations d'écriture inclusive tentent-elles de démystifier ?
M. G.-F. : Honnêtement, on essaie de couvrir beaucoup de stock en 90 minutes et je pense qu'on fait bien ça ! On introduit l'écriture inclusive comme un concept lié à la théorie du genre, ce qui la différencie de la féminisation qui est courante depuis des décennies au Québec. On déboulonne plusieurs mythes sur l'écriture inclusive qui mène à sa dévalorisation, notamment le fait que l'écriture inclusive, c'est compliqué ou ça alourdit le texte, ou le fait que le masculin joue le rôle du « genre neutre » en français. La langue est politique, ce qui soulève plusieurs enjeux, notamment le rôle et l'opinion des institutions langagières. Je crois qu'à parler d'écriture inclusive, il faut également soulever les enjeux de lecture et d'accessibilité, qui est un sujet sur lequel il y a beaucoup d'idées reçues.
ÀB ! : Vous divisez la pratique de l'écriture inclusive en trois types. Quels sont-ils ? Dans quel contexte proposez-vous d'utiliser chacun ?
M. G.-F. : Chacun des types s'impose un peu de lui-même. L'écriture épicène est tout indiquée pour parler de plusieurs personnes et pour avoir une écriture légèrement plus impersonnelle, avec des mots comme direction, équipe, spécialiste.
Pour sa part, la féminisation permet la visibilisation des formes féminines comme autrice, réviseuse (tous deux nouvellement acceptés, alors que le premier a existé durant des siècles et que les deux respectent les règles morphologiques du français) et la créativité des formes qui s'accordent en genre, notamment avec les doublets tronqués comme chercheur·es ou directeur·trices.
Finalement, l'écriture non binaire met de l'avant les néologismes pour les personnes ne se reconnaissant pas dans la binarité de genre ou dans les formules toutes faites. Diviser l'écriture inclusive en trois types nous éloigne de son association systématique au point médian qui est souvent faite, à la fameuse « déformation » de la langue, puisqu'on voit qu'il y a plusieurs façons d'appliquer l'écriture inclusive. Ultimement, ce que nous recommandons, c'est de s'adapter au lectorat cible et au type de texte, et de jumeler les techniques afin de profiter des avantages de chacune des techniques.
ÀB ! : Quels sont vos souhaits pour l'avenir du langage inclusif ?
M. G.-F. : Je crois qu'il faut une plus grande sensibilisation aux enjeux de genre et à la langue, qui sont tous deux des enjeux politiques qui se rejoignent dans l'écriture inclusive. Je souhaiterais également qu'on se questionne sur le sens de cet adjectif, inclusif. Dans une perspective de féminisme intersectionnel, on veut aussi questionner l'accessibilité, le classisme et le racisme véhiculés dans la communication. C'est quelque chose à quoi je réfléchis beaucoup.
Magali Guilbault Fitzbay est conseillère linguistique et formatrice en écriture inclusive chez Les 3 sex.
Illustration : Elisabeth Doyon

Toponymie autochtone : la racine des cultures
De plus en plus, nous sommes exposé·es à l'art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du Québec pour réaliser que nous y sommes exposé·es depuis longtemps à travers la toponymie du territoire.
Dans sa plus simple expression, la toponymie est la façon dont nous nommons le territoire. En outre, la toponymie est la façon qu'ont les peuples de se lier au territoire et d'y créer un attachement. Les noms de provinces, de régions, de villes, de rues ou encore de parcs sont tous des exemples de toponymes. Ainsi, lorsque nous parlons de la ville de Montréal, nous savons à quel territoire nous faisons référence. La toponymie nous entoure à tel point que nous l'employons souvent sans même y réfléchir.
Pourtant, elle porte un bagage important de notre histoire et de nos connaissances. Par exemple, tout près de chez moi dans la région d'Abitibi-Témiscamingue coule la rivière Kinojévis. Ce toponyme fait référence au mot « kinoje » de l'anicinabemowin, la langue parlée par la Nation Anicinabe, qui signifie « brochet ». Qui plus est, le toponyme « Abitibi-Témiscamingue » est lui-même une adaptation de toponymes d'origine anicinabe, signifiant approximativement « là où les eaux se séparent » et « lac profond ». À travers ce bagage transparaissent donc les relations que nous entretenons avec les peuples autochtones. Dans toutes les régions du Québec, des toponymes autochtones sont devenus « nos » toponymes, c'est-à-dire ceux de la majorité allochtone, et ce, souvent à notre insu.
Toponymie et colonialisme
Lorsque nous parlons de toponymie autochtone, nous référons aux noms qui représentent le territoire selon les peuples autochtones. Si elle est souvent tenue pour acquise par le peuple québécois, la toponymie est néanmoins un enjeu majeur pour toutes les nations autochtones dans leurs efforts de valorisation et d'enracinement de leurs cultures.
À petite ou grande échelle, l'entièreté du territoire québécois a d'abord été décrit par les nations qui y ont vécu pendant des millénaires. Ces nations avaient un nom pour chaque ruisseau, chaque lac et chaque parcelle de territoire qu'elles fréquentaient. Inévitablement, l'appropriation du territoire par le peuple colonisateur passe également par la façon de le nommer, et bon nombre des toponymes autochtones ont été écartés et remplacés par des toponymes propres au peuple colonisateur. Ce processus d'appropriation a contribué à créer une distance entre les peuples autochtones et leur territoire : difficile de se sentir chez soi lorsque notre territoire porte désormais le nom de d'autres. Il en est de même pour les toponymes autochtones qui ont été réappropriés par le peuple québécois, qui sont trop souvent employés sans connaître leur signification ou leur origine.
Le remplacement progressif des toponymes autochtones par des toponymes francophones a également changé la façon dont le territoire est perçu. Dans la tradition non autochtone québécoise, les territoires sont souvent nommés en l'honneur de personnes marquantes, symboliques ou représentatives de la colonisation et de la religion. Pensons à la panoplie de noms de villes et villages débutant par « Saint » ou « Sainte ». Bien souvent, ces personnages historiques n'ont aucun véritable lien avec le territoire qui porte leur nom. Un bon exemple est le nom du lac près duquel j'ai grandi, à Rouyn-Noranda. Il est nommé « lac Dufault » en l'honneur de Sergius Dufault, sous-ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries au moment de la création de la ville en 1926. Rien ne rattache ce toponyme au lac : n'importe quel autre lac aurait pu s'appeler ainsi. Il s'agit cependant d'une symbolique coloniale forte qui met en valeur l'un des artisans du développement des régions ressources au Québec.
La toponymie autochtone est bien différente. Les langues autochtones sont généralement plus descriptives du territoire, ce qui se reflète dans leur toponymie. Sans vouloir généraliser, la plupart des toponymes autochtones sont ancrés dans la description du territoire ou encore dans la relation des personnes envers le territoire. D'une certaine façon, c'est le territoire qui se nomme lui-même. Pour revenir à l'exemple du Lac Dufault, la comparaison est frappante. En anicinabemowin, le lac porte le nom de Natapigik Sagahigan, ce qui se traduit très approximativement par « le lac où l'on chasse le buffle ». Ce toponyme, qui tire son origine de la pratique de la chasse sur le territoire, est porteur de différents savoirs. Il contient une preuve de l'occupation du territoire, un savoir sur les pratiques de chasse traditionnelles en plus d'identifier précisément le lieu. Alors, lorsque les toponymes autochtones sont remplacés par des toponymes en français, ce ne sont pas seulement les noms qui disparaissent, mais également une partie importante des connaissances reliées au territoire.
En plus de la description du territoire et des activités traditionnelles qui y sont associées, les toponymes autochtones peuvent témoigner des échanges ayant eu lieu entre les nations. Par exemple, le territoire des Atikamekw Nehirowisiwok contient certains toponymes d'origine anicinabe et innue, deux Premières Nations voisines, ce qui témoigne des échanges entre elles et de la manière dont se partageait le territoire. Les toponymes autochtones contiennent également des connaissances significatives sur le langage : ils sont une sorte de dictionnaire du territoire à travers lequel les mots peuvent perdurer. Le remplacement des toponymes autochtones par des toponymes francophones signifie que des mots ont pu être perdus, affaiblissant ainsi l'usage des différentes langues autochtones sur le territoire.
Valoriser les toponymes autochtones
L'affirmation des cultures autochtones ainsi que la réappropriation du territoire passe nécessairement par une réaffirmation des toponymes autochtones. Même si des toponymes francophones ont été superposés aux toponymes autochtones sur l'ensemble du territoire québécois, ils ne sont pas pour autant effacés. Les toponymes autochtones peuvent être remis de l'avant et se perpétuer de plusieurs façons. La plus importante est sans contredit par la diffusion au sein des communautés des savoirs que portent les Ainé·es. Selon ceux et celles-ci, encourager les jeunes à interagir avec les porteurs·euses de savoirs est le meilleur moyen pour que s'opère une véritable réappropriation des toponymes et des connaissances territoriales qui y sont rattachées. La tâche n'est cependant pas toujours évidente en raison des brisures intergénérationnelles dues aux nombreuses tentatives d'assimilation coloniale.
Si les peuples autochtones le souhaitent, il est également possible de valoriser les toponymes autochtones à partir d'une étroite collaboration avec les peuples allochtones au niveau de la cartographie. À chaque moment d'expansion coloniale dans l'histoire du Québec, les cartographes travaillant sur les « nouveaux » territoires se sont servi des informations recueillies chez les nations autochtones qui les occupaient déjà. Que ce soit avec les premiers colons de Nouvelle-France au 16e siècle ou encore avec l'exploration de territoires comme l'Abitibi-Témiscamingue au tournant du 20e siècle, les premières cartes de l'arrivée des colons sur un territoire portent souvent des toponymes autochtones. En travaillant à partir de ces cartes (souvent consignées au sein d'institutions gouvernementales québécoises et canadiennes), il est possible de redécouvrir une panoplie de savoirs autochtones reliés au territoire.
Par et pour les Autochtones
Cet article se veut une très brève introduction à l'importance de la toponymie dans la valorisation des cultures et savoirs autochtones. Il est important de mentionner que ce travail doit être réalisé par les personnes et les communautés autochtones pour elles-mêmes. Si elles ne sont pas dirigées par les celles-ci, les démarches risquent de reproduire un comportement colonial. En retour, les personnes allochtones sont invitées à prendre connaissance des toponymes autochtones qui les entourent, de découvrir leur origine et de comprendre leur signification. Cet effort permet une ouverture sur l'importance que revêt la toponymie pour les peuples autochtones dans leurs démarches d'affirmation.
Adam Archambault est doctorant en relations territoriales autochtones à l'UQAT.
Illustration : Elisabeth Doyon
POUR ALLER PLUS LOIN
La Commission de toponymie du Québec qui a déjà répertorié un important nombre de toponymes autochtones partout sur le territoire et est accessible en ligne à l'adresse suivante : https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/toponymie-autochtone/liste-noms-autochtones-traditionnels/variantes-traditionnelles-autochtones.aspx

Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones
Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie politique en français que dans les langues autochtones.
L'Inuk Mary Simon est la première autochtone à occuper la fonction de gouverneure générale du Canada. Son installation a été vue comme une grande victoire par plusieurs personnes, autochtones comme allochtones. Un aspect de sa candidature est toutefois venu assombrir cette bonne nouvelle : la nouvelle gouverneure générale ne parlait pas un mot de français. Ce n'est certes pas la première fois que cela arrive : l'unilinguisme était plutôt la norme dans ce genre de nomination. La particularité ici est que la personne désignée par le premier ministre est bilingue, mais son autre langue, l'inuktitut, est une langue autochtone.
Si on a retenu que plusieurs dénonçaient ce retour en arrière, on a moins remarqué le discours sur la traduction qui a circulé. On a notamment dit que ce bilinguisme sans français était « a great job opportuny », évidemment pour les traducteurs et traductrices vers le français. Dans tous les cas, on peut remarquer au moins une autre chose : jamais, dans presque tous les tweets que j'ai pu lire, on ne puisse imaginer que la traduction se fasse d'une langue autochtone vers l'anglais. Il est clair ici que la gouverneure générale parlera d'abord anglais, puis inuktitut [1]. Elle pourra ensuite être traduite (de l'anglais on imagine) vers le français. Jamais on ne suppose, en fait, que la langue source de sa fonction soit l'inuktitut.
L'anglonormativité
Au moment du remplacement de la juge en chef Beverley McLachlin en 2017, on avait proposé de supprimer l'exigence du bilinguisme pour favoriser une candidature autochtone. Dans un article publié dans Options politiques, Maxime St-Hilaire, Alexis Wawanoloath, Stéphanie Chouinard et Marc-Antoine Gervais dénoncent cette proposition qui se présente comme une ouverture à un nouveau bilinguisme où la deuxième langue ne soit pas une des langues officielles :
« Supposons ainsi une avocate attikamekw réputée, qui parlerait aussi le français et l'anishinaabe : elle n'aurait aujourd'hui aucune chance d'accéder à la magistrature de la [Cour suprême du Canada]. Autrement dit, en réalité, supprimer cette exigence de bilinguisme (une connaissance passive du français ou de l'anglais langue seconde) consacrerait l'anglais comme seule langue de la CSC et désignerait injustement le français comme langue “ colonialiste ” ».
On comprend de cet argument que le problème, ce ne sont pas les langues autochtones, mais le positionnement de l'anglais comme la langue « normale » lorsqu'il s'agit d'être bilingue. C'est ce qu'on appelle l'anglonormativité, qu'Alexandre Baril définit comme un « système de structures, d'institutions et de croyances qui marque l'anglais comme la norme ».
Le français, langue traduisante
L'anglonormativité se perpétue très bien avec le bilinguisme tel qu'on l'a historiquement pensé dans un pays comme le Canada. Le rôle que la traduction y tient est clair : elle sert à accommoder une minorité linguistique pour lui laisser croire qu'elle a une place égale à celle de la majorité. On est au cœur ici du contrat implicite de subalternité qu'exige le bilinguisme officiel au Canada : en échange du pouvoir dominant de l'anglais, on permet aux francophones d'avoir l'impression de pouvoir vivre entièrement dans leur langue. Quiconque a vécu un moment dans un univers bilingue comme celui de la fonction publique fédérale sait très bien que la perception de la place du français est celle d'être une langue traduisante. Dans les mots de Pierre Cardinal, la tâche de la traduction est ainsi d'être « une institution-tampon entre nos deux communautés nationales. Elle vise à donner à la société traduisante, la francophone, l'illusion d'une participation officielle à la vie du pays tout entier alors que ce sont les membres de la société traduite, l'anglophone, qui y occupent effectivement une place disproportionnée ».
L'obsession pour la qualité de la langue et le rapport difficile qu'ont les Québécois en particulier avec les nouveautés langagières sont des symptômes de cette infériorisation. Il n'est donc pas étonnant de voir, ici comme ailleurs, la traduction comme une tare. Si ailleurs on peut la percevoir comme « une ouverture à l'Autre », cela nous reste difficile, voire interdit par son usage effectif par le bilinguisme officiel. L'époque où a été écrit l'article que je viens de citer est aussi celle de l'adoption de la Charte de la langue française : la solution au déséquilibre entre les langues en traduction devient souvent une revendication pour plus de monolinguisme, ce qui peut évidemment mener à une certaine fermeture d'esprit face aux autres cultures [2]. Comment éviter cet écueil ?
Pour une traduction multidirectionnelle
Que la traduction soit un outil de domination est un fait admis par plusieurs, qu'elle le soit toujours l'est un peu moins. On peut tenter de penser de nouvelles manières de traduire, de nouveaux rapports entre les langues.
En ce qui a trait à la place des langues autochtones, plusieurs ont demandé que le gouvernement fédéral proclame officielles au même titre que l'anglais et le français une ou des langues autochtones. Outre la difficulté pratique de donner une égalité formelle à plus de 70 langues, une telle demande participe d'un certain regard de surplombant qu'on prend sur le monde dès qu'il s'agit de trouver des solutions rapidement, sans penser aux effets de ces solutions. Ce regard surplombant investit dans l'État et sa logique de la reconnaissance le seul arbitre des relations entre les communautés. Cette logique de la reconnaissance a aussi pour conséquence la subordination des nations autochtones, mais aussi, comme on l'a vu, la perpétuation des inégalités entre les langues. Doit-on rappeler que le seul député à avoir voté contre le projet de loi C-91 sur la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits linguistiques autochtones (en 2019) était l'Inuk Hunter Tootoo, le député indépendant représentant du Nunavut ? A-t-on pris le temps de l'écouter pour savoir pourquoi il avait voté contre ? [3]
Comme nous invite à le faire Dalie Giroux dans son dernier ouvrage, tentons plutôt de « cesser de (se) penser comme un État ». À quoi ça ressemblerait de répondre à cette invitation ? Il y a certainement encore à penser la traduction en dehors des fonctions hégémoniques qu'on lui impute, pour trouver de nouvelles voies rhizomatiques, de nouvelles formes de cohabitation. Cela demande en tout cas de repenser le rôle de la traduction, peut-être également de la direction dans laquelle on traduit. Cette traduction est encore trop souvent pensée des langues coloniales vers les langues autochtones, perpétuant pour ces dernières une fonction de langue traduisante comme le français l'est pour l'anglais.
D'autres avenues sont possibles. Les Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh (Ilnus) offrent un exemple particulièrement intéressant de directions multiples – et un des seuls cas du genre. En raison de la petitesse du nombre de personnes maîtrisant la langue autochtone, le processus de constitutionnalisation des institutions de leur communauté par la commission Tipelimitishun entamé en 2019 se fait d'abord en français puis traduit en nelueun (la langue ilnue), sauf pour une partie essentielle de cette nouvelle constitution : son préambule. En effet, dans ce cas, la direction est inversée : les grands principes directeurs de cette constitution se formulent d'abord en nelueun pour ensuite être traduits en français. À ma connaissance, c'est la première fois dans le cas des langues autochtones qu'un tel exercice se fait de manière croisée. La traduction a ici une chance de cesser d'être un simple instrument de communication, voire un outil d'asservissement, pour devenir un espace producteur d'idées.
Multiplier les directions, multiplier les sources et, pourquoi pas, multiplier les versions. Il faut repenser le rôle de la traduction dans nos relations intersociétales.
[1] Je dis « presque » parce que j'ai pu constater une exception : le rédacteur en chef d'Options politiques Les Perreaux relaie une suggestion, que Mary Simon ne s'adresse aux Canadien·nes qu'en inuktitut, et soit ensuite traduite dans les deux langues : twitter.com/perreaux/status/1413299107632926720 Comme il le dit, ce serait là un vrai « test of equity », mais il s'agit surtout d'une preuve par l'absurde.
[2] Pour un développement de cette question, notamment sur le refus net de la classe politique québécoise de se traduire, je me permets de renvoyer à mon texte « Thème et version dans la législation québécoise : la cause des Barreaux et la traduction des lois », Trahir 9, (avril) 2018.
[3] Pour en apprendre plus, www.tipelimitishun.com/fr
René Lemieux, Université Concordia
Illustration : Elisabeth Doyon
POUR ALLER PLUS LOIN
Alexandre Baril « Intersectionality, Lost in Translation ? (Re)Thinking Inter-Sections between Anglophone and Francophone Intersectionality », Atlantis : Critical Studies in Gender, Culture & Social Justice, vol. 38, no. 1, 2017, pp. 125-137.
Pierre Cardinal, « Regard critique sur la traduction au Canada », Méta, vol. 23, no. 2, 1978, pp. 141-47.
Dalie Giroux, L'œil du maître : Figures de l'imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d'encrier, 2020, 183 pages.
Anne Levesque, « Pour lutter contre l'assimilation des francophones au Canada, il faut s'attaquer à l'anglonormativité », The Conversation [en ligne], 31 janvier 2022 : https://theconversation.com/pour-lutter-contre-lassimilation-des-francophones-au-canada-il-faut-sattaquer-a-langlonormativite-173877.
René Lemieux, « Reconnaissance des langues autochtones au Canada : un commentaire sur le projet de loi C-91 ». Trahir 10 (mars).
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