Derniers articles

Le gouvernement Legault et le verdissement du capitalisme

ÉDITORIAL
– Bernard Rioux,[1] pour le comité de rédaction.
François Legault s’est éveillé bien tardivement à toute préoccupation environnementale. Il avait durement critiqué le premier ministre Philippe Couillard pour avoir mis fin à l’exploration du pétrole sur l’ile d’Anticosti[2] et dans le Grand Nord québécois[3]. Il a été élu comme premier ministre du Québec en 2018, sans que son programme électoral contienne quelque élément d’importance concernant la lutte aux changements climatiques.
Les mobilisations d’envergure de 2019 qui ont rassemblé des centaines de milliers de personnes à travers le Québec ont illustré l’ampleur de la sensibilisation de la population à la problématique des changements climatiques. Le premier ministre a compris qu’il n’était plus possible de nier cette réalité. Sa réponse a été de développer une politique environnementale visant le verdissement de l’accumulation du capital et de déployer une stratégie de communication prétendant faire du Québec un phare d’un « virage vert » en Amérique du Nord.
Un virage vert aux différentes dimensions
Le gouvernement Legault présente à l’automne 2020 son Plan pour une économie verte 2030 (PEV)[4] qui comporte les transformations socioécologiques les plus « pragmatiques » possible.
Des cibles « raisonnables » sans moyens pour les atteindre
Le PEV reconduit la cible fixée par le gouvernement Couillard d’une réduction de 37,5 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) par rapport à 1990, une cible présentée comme ambitieuse. Il convient que son plan ne pourra atteindre que la moitié de cette cible. Il est même prévu de recourir à l’achat de permis d’émission sur le marché du carbone pour permettre au Québec de s’en approcher[5]. Dans un document stratégique interne intitulé Conditions de réussite du Plan de mise en œuvre 2021-2026 du PEV, on découvre que le gouvernement a identifié 15 millions de tonnes de réduction potentielle (plus de la moitié de la cible) sous forme d’achat à la bourse du carbone Québec-Californie. « Les réductions d’émission réalisées en Californie seraient ainsi achetées par de grands émetteurs québécois sous forme de droits de polluer et le Québec se créditerait de cette dépollution qui a, en réalité, eu lieu sur le territoire américain[6].»
La confiance accordée au marché du carbone et au capital financier
Un bilan de la bourse du carbone montre le caractère tout à fait aléatoire des mécanismes de marché pour la réduction des émissions de GES. L’expérience a démontré que les entreprises n’abandonnent pas leur objectif de produire plus pour vendre plus. En fait, le marché du carbone ne permet pas d’atteindre les cibles fixées même si ces dernières sont en deçà de ce que préconise le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ainsi, le Québec n’a réussi à réduire ses émissions de GES que de 9,1 % de 1990 à 2016, et les émissions ont continué d’augmenter, particulièrement en 2016 et 2017 dans les 100 entreprises les plus polluantes du Québec.
L’électrification des automobiles au centre du Plan vert
La proposition du PEV d’interdire la vente de voitures neuves à combustion interne à partir de 2035 relève davantage d’un plan de communication que d’un plan de lutte aux changements climatiques. Cette mesure ne s’appliquera que dans 15 ans et ne concernera même pas l’ensemble des camions et des voitures commerciales. Le programme Roulez vert prévoit une aide de 8000 dollars à l’achat d’une voiture électrique. Les subventions du programme constituent une véritable manne gouvernementale fournie aux grands de l’automobile pour faciliter leur conversion et pour gonfler leurs ventes et leurs profits. Cette priorité a l’avantage de ne rien bousculer des habitudes de la population et conduira à un nouvel élargissement du parc automobile tout en maintenant les problèmes de congestion et d’étalement urbain.
Le gouvernement Legault mentionne les différents projets de transport collectif, mais il continue de dépenser deux fois plus d’argent pour le réseau routier et pour l’électrification des automobiles que pour le transport collectif[7]. Dans ce contexte, le troisième lien, la construction d’un tunnel sous-fluvial entre Québec et la Rive-Sud, dont le coût est évalué à 10 milliards de dollars, est le projet le plus électoraliste et le plus insensé qui soit. Il est révélateur des limites du « tournant vert » du gouvernement Legault. Présenter ce projet comme un projet carboneutre, comme l’a fait le ministre des Transports, François Bonnardel, est tout simplement stupéfiant et risible[8]. Tous les experts ont répété que ce projet va permettre un nouvel étalement urbain et le maintien de l’utilisation de l’auto solo.
L’ouverture à un nouvel extractivisme
La priorité donnée à une politique de mobilité centrée sur l’automobile individuelle débouchera sur la relance de l’exploitation de ressources minières (lithium, cobalt, nickel) et énergétiques. C’est la porte ouverte à un nouvel extractivisme. Devant les profits envisagés de ce tournant, les multinationales australiennes et brésiliennes ont déjà investi ou prévoient d’investir pour prendre le contrôle de cette filière. Dans un premier temps, le gouvernement Legault prétendait vouloir contrôler l’entièreté de la chaine de valeur, de l’extraction de minerai à la production de batteries pour la conversion du système de transport. Ces ambitions du premier ministre sont déjà abandonnées et son ministre de l’Économie, Pierre Fitzgibbon, est maintenant à la recherche d’investisseurs internationaux. Le gouvernement se dit prêt à appuyer leurs investissements avec de l’argent public et à faire du sol québécois un bar ouvert aux multinationales du secteur minier[9].
Une privatisation de la transition énergétique sous l’aile d’Hydro-Québec
Faire du Québec la pile de l’Amérique du Nord
L’hydroélectricité, cette énergie abondante et à faible coût, a été utilisée pour attirer des industries énergivores comme celles du secteur de l’aluminium, de l’électrochimie ou des cimenteries. Elle a aussi permis d’attirer des entreprises polluantes et émettrices de GES qui consomment aujourd’hui près de la moitié de la production électrique[10].
La vente de l’énergie hydroélectrique aux États du nord-est des États-Unis ou à l’Ontario pourrait selon François Legault faire du Québec la batterie de l’Amérique du Nord. Au lieu d’utiliser cette énergie et l’expertise qui lui est liée pour améliorer l’efficacité énergétique et opérer une avancée à marche forcée sur la réduction des émissions de différentes industries, on cherche à l’exporter dans une démarche purement extractiviste. L’expérience nous montre que l’accès aux énergies renouvelables ne mène pas automatiquement à la baisse de la production des énergies fossiles mais plutôt à l’ajout de ces nouvelles sources d’énergie afin de répondre à une économie insatiable d’énergie et de croissance. La batterie de l’Amérique du Nord n’est qu’un slogan creux d’affairistes qui ne sert qu’à verdir la logique d’une production toujours plus considérable[11].
Le gaz naturel élevé au rang d’énergie propre
De 2018 à 2021, le gouvernement Legault a laissé ouverte la porte à l’exploitation pétrolière et gazière sur le territoire québécois. Il a apporté son soutien au projet GNL-Québec car il présentait le gaz naturel comme une énergie de transition. Le PEV va jusqu’à parler, en ce qui concerne les systèmes de chauffage des bâtiments, d’une « complémentarité optimale des réseaux électrique et gazier[12]».
Ce n’est qu’à la veille de la rencontre de la COP26, pour verdir son image, qu’il a pris la décision de retirer son soutien à GNL-Québec dont l’acceptabilité sociale était remise en question par le rapport du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) et dont le financement était de plus en plus problématique. Il a également profité de cette occasion pour affirmer que son gouvernement allait interdire toute exploration et toute exploitation pétrolière et gazière sur le territoire québécois. C’était pour François Legault un coup de communication fumant alors que les réserves pétrolières et gazières au Québec sont fort marginales et sans grandes promesses de développement. Il s’est d’ailleurs empressé de promettre de compenser les entreprises des énergies fossiles détenant des permis sur une partie importante du territoire québécois[13]. Des intervenants du mouvement écologiste ont déjà lancé une pétition contre cette intention du gouvernement caquiste[14].
Les énergies renouvelables sous le contrôle de l’entreprise privée
Pour le gouvernement Legault, les énergies renouvelables (l’éolien, le solaire…) devront se développer sous le contrôle d’entreprises privées étrangères, et cela, sans plan d’ensemble et sans consultation citoyenne véritable. Hydro-Québec renonce à son rôle de maître d’oeuvre de la production d’énergies renouvelables au Québec, et le gouvernement s’avère incapable de planifier et d’opérer une transition énergétique effective vers les énergies renouvelables sur le territoire québécois.
Le soutien au développement de la filière de l’hydrogène
À son retour de la COP26, le premier ministre ne tarissait pas d’éloges pour la filière de l’hydrogène vert[15]. Le développement de cette filière était déjà dans le Plan pour une économie verte. La perspective d’utiliser le faible coût de l’électricité pour développer l’hydrogène vert et l’exporter est envisagée par le gouvernement de la CAQ. Énergir en collaboration avec Hydro-Québec cherche à verdir la distribution de gaz naturel en prétendant utiliser leur réseau pour faciliter la distribution de l’éventuelle production de l’hydrogène vert[16].
Le refus d’une rupture avec une agriculture industrielle exportatrice centrée sur la production carnée
Le PEV semble incapable de voir au-delà de la réduction du gaspillage et d’une meilleure gestion des matières résiduelles. Une agriculture d’élevage intensif centrée sur l’exportation est responsable « de 9,8 % des émissions de gaz à effet de serre du Québec en 2017 (4e secteur émetteur)[17] ». Le gouvernement Legault maintient cette politique et se tient loin d’une véritable agriculture écologique.
Conclusion : des orientations irresponsables
Le mot d’ordre de Legault est simple : plus de richesse, moins de GES; son message aux entreprises est clair : « Faites un tournant vert, c’est le moyen moderne de s’enrichir et d’accumuler, et nous vous soutiendrons financièrement en plus ». Il met en œuvre un capitalisme vert le plus grossier et le moins subtil qui soit.
La sortie des énergies fossiles attendra. La consommation de gaz naturel, produit par des procédés de fracturation et présenté comme une énergie de transition, se voit promettre un avenir radieux. Toute la politique environnementale gouvernementale est soumise aux impératifs de la profitabilité des entreprises privées et à la logique du marché. En cela, le gouvernement de la CAQ se range du côté de tous les gouvernements de l’Amérique du Nord, du côté de l’écocapitalisme.
Au lieu de répondre à la majorité de la population du Québec qui, par de nombreuses mobilisations (manifestations, pétitions, pactes citoyens…), a maintes fois manifesté son inquiétude et sa volonté d’agir vers une transition juste et véritable, le gouvernement fait du sur-place, en s’appuyant sur la classe d’affaires et sur une partie de la classe moyenne qui pense encore que l’on peut remodeler le capitalisme.
Le Québec a besoin d’une planification publique et démocratique à long terme centrée sur la satisfaction des besoins de la population. Cela nécessiterait de vastes chantiers collectifs visant à redéfinir la politique énergétique, à revoir la politique de mobilité pour sortir du règne de l’automobile, à progresser dans la rénovation d’un cadre bâti qui économise l’énergie, et à s’engager dans la migration vers une agriculture de proximité. Tout cela dans la perspective de diminuer la croissance des dépenses d’énergie et des ressources naturelles et d’en finir avec les productions inutiles et l’obsolescence planifiée.
Produire moins, partager plus, favoriser une économie de proximité. Cette orientation est écartée du revers la main par le gouvernement, car son orientation est de réduire la transition écologique à un verdissement permettant l’enrichissement de la classe entrepreneuriale du Québec. Par ses politiques irresponsables, le gouvernement Legault nous prépare un avenir plus que difficile.
- Bernard Rioux est membre du Collectif d’analyse politique, éditeur des Nouveaux Cahiers du socialisme. Il est aussi rédacteur à Presse-toi à gauche. ↑
- Geneviève Lajoie, « Anticosti : Legault ouvert à l’exploration des hydrocarbures », TVA Nouvelles, 17 octobre 2017. ↑
- Yannick Donahue, « Legault n’exclut pas l’exploitation des hydrocarbures dans le Grand Nord », Radio-Canada, 3 septembre 2018. ↑
- Gouvernement du Québec, Plan pour une économie verte 2030. Politique-cadre d’électrification et de lutte contre les changements climatiques, Québec, 2020, <www.quebec.ca/gouv/politiques-orientations/plan-economie-verte/>. ↑
- Jean-Thomas Léveillé, « Réduction des GES. Un plan vert pour atteindre 50 % de l’objectif », La Presse, 16 novembre 2020. ↑
- Thomas Gerbet, « Réduction des GES du Québec : “de la triche” ? », Radio-Canada, 16 novembre 2020. ↑
- Marc-André Gagnon, « Budget Girard : nos routes coûtent encore cher. Les investissements dans le réseau routier sont deux fois plus importants qu’en transport en commun », Journal de Québec, 25 mars 2021. ↑
- Geneviève Lajoie, « 3e lien carboneutre : Québec compensera la pollution par la plantation d’arbres », Journal de Québec, 24 novembre 2021. ↑
- Francis Halin, « L’opposition écorche la filière batterie de Fitzgibbon », Journal de Montréal, 13 janvier 2021. ↑
- Normand Mousseau, Gagner la guerre du climat. Douze mythes à déboulonner, Montréal, Boréal, 2017, p. 53. ↑
- Joyce Nelson, « Pourquoi le grand pari du Québec sur l’hydroélectricité est une mauvaise nouvelle pour le climat, Presse-toi à gauche! 9 novembre 2021. ↑
- Plan pour une économie verte 2030, op. cit., p. 53; Ulysse Bergeron, « Synergie renforcée entre Hydro-Québec et Énergir pour le chauffage », Le Devoir, 4 janvier 2021. ↑
- François Carabin, « François Legault prêt à payer pour sortir le Québec des hydrocarbures », Le Devoir, 20 octobre 2021. ↑
- Eau secours, Finis les cadeaux à l’industrie pétrolière et gazière, pétition, 24 novembre 2021. ↑
- Hugo Pilon-Larose, « La Presse à la COP26. Legault rêve d’hydrogène vert », La Presse, 5 novembre 2021. ↑
- Normand Beaudet, « Hydrogène vert….les gazières se débattent, comme des diables dans l’eau bénite », Presse-toi à gauche!, 7 décembre 2021. ↑
- Plan pour une économie verte 2030, op. cit., p. 57. ↑

Les conséquences de la pandémie de COVID-19 analysées à l’aune d’une perspective de droits humains
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Hors dossier : COVID-19 Les conséquences de la pandémie de COVID-19 analysées à l’aune d’une perspective de droits humains
Stéphanie Mayer, membre du CA de la Ligue des droits et libertés et chercheure postdoctorale de l’Université d’Ottawa En dépit du populaire adage Ça va bien aller!, la pandémie de la COVID-19 a accentué les inégalités sociales qui divisent nos sociétés. Consciente de l’exceptionnalité de la crise, la Ligue des droits et libertés (LDL) a organisé une série de webinaires[1], avec l’objectif d’analyser la gestion de la crise par les gouvernements, les mesures de santé publique instaurées ainsi que leurs effets sur la population à partir d’une perspective de droits humains. Provenant de différents milieux (fonction publique, université ou de la recherche, milieu communautaire), les seize conférenciers et conférencières – que nous remercions chaleureusement – étaient invité-e-s par l’animatrice, Martine Letarte[2], à présenter à un large public (900 participant‑e‑s) leurs réflexions sur la COVID-19 et les droits humains. Dans les prochaines lignes, je présenterai les idées centrales qui peuvent être tirées de ces brillantes présentations[3] qui ont contribué à alimenter entre février et avril 2021 une pensée critique plus que nécessaire dans le contexte où la contestation est trop souvent délégitimée et assimilée à du complotisme.Webinaire 1 : L’État et les vulnérabilités
Le premier webinaire s’est penché sur le rapport entre l’État et les formes de vulnérabilité des populations. Le caractère problématique de la vulnérabilité est compris comme un effet des inégalités sociales, raciales et économiques de nos sociétés. Les panélistes devaient explorer les tensions qui se sont manifestées entre, d’un côté, la mobilisation par les autorités de la catégorie de personnes vulnérables pour justifier des mesures coercitives de santé publique et, de l’autre, l’exacerbation de certaines formes de vulnérabilité ou de marginalité comme résultat de l’inaction de l’État envers ces groupes. D’abord, Christine Vézina, professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval, a rappelé que le Canada a adhéré en 1976 au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), lequel met le gouvernement face à l’obligation de considérer les droits des plus vulnérables, notamment en ce qui concerne le droit à la santé. Cela exige d’accorder une attention prioritaire aux personnes les plus vulnérables (en documentant leurs réalités) et d’assurer que les mesures élaborées sont accessibles et acceptables du point de vue de ces personnes. Vézina faisait valoir que le respect de cette double obligation qui incombe normalement à l’État en raison du PIDESC aurait été une condition d’efficacité des mesures de lutte contre la pandémie de la COVID-19 et ce, dans le respect des droits des personnes. Par ailleurs, Gabriel Blouin-Genest, professeur à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, démontrait, en prenant appui sur une recherche en cours, que les mesures de santé publique ont eu des impacts délétères sur les plus vulnérables en suivant trois logiques. La première est la mise en concurrence (ou une hiérarchisation) des formes de vulnérabilité pour justifier l’allocation des ressources publiques (par exemple : l’attention portée aux personnes âgées a contrario d’autres groupes laissés pour compte, comme les personnes en situation d’itinérance ou détenues). La seconde est la production de nouvelles vulnérabilités en raison des décisions des autorités publiques (par exemple : l’accentuation des problèmes de santé mentale, de consommation ou de violence conjugale en raison du confinement et du couvre‑feu). La troisième est la catégorisation même des groupes dits vulnérables, qui, en fait, deviennent des objets de politique plutôt que des sujets de politique, réduisant le pouvoir d’agir des personnes sur leur propre vie. Pensons à l’interdiction de visites dans les résidences pour personnes âgées sans que leur avis quant à leur gestion du risque de la contamination leur soit demandé. En rappelant la mort tragique de Raphaël André caché dans une toilette chimique à Montréal pour éviter d’être interpellé par la police en raison du couvre-feu, Alana Klein, professeure à la Faculté de droit de l’Université McGill, a questionné la responsabilité de l’État à l’égard des conséquences sur les personnes de ses décisions. À titre d’exemple, l’absence de considération par le gouvernement de l’incapacité des personnes en situation d’itinérance à se conformer à la mesure du couvre‑feu a été reconnue la Cour supérieure du Québec le 26 janvier 2021. Selon Klein, il pourrait être pertinent d’interroger devant les tribunaux la constitutionnalité des atteintes aux droits des plus vulnérables en exigeant que l’État soit imputable des conséquences graves de certaines mesures de santé publique. Ces trois intervenant.es rappelaient que la gestion de la crise du VIH‑Sida avait permis de conclure que la consultation des groupes les plus vulnérables et concernés est essentielle au succès des mesures de santé publique. Or, dans le cadre de la gestion très centralisée par le gouvernement québécois, ces processus démocratiques de consultation et de concertation se sont avérés largement déficitaires.Webinaire 2 : L’état d’urgence et l’effritement de la démocratie
Cela mène à la thématique abordée par le deuxième webinaire : l’effritement de la démocratie. Lors de cette rencontre, les conférenciers et la conférencière ont traité des effets sur la démocratie de la déclaration de l’état d’urgence par le gouvernement québécois, le 13 mars 2020. Pour débuter, Louis-Philippe Lampron, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, a expliqué la section III de la Loi sur la santé publique du Québec[4], qui traite de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire et des pouvoirs discrétionnaires dont bénéficie le gouvernement afin d’agir avec diligence pour protéger la population. En vertu de la loi, le gouvernement peut renouveler aux dix jours l’état d’urgence sans l’assentiment de l’Assemblée nationale (AN), ce qu’il fait depuis sa déclaration (et qu’il a tenté en vain de prolonger pour 2 ans avec le défunt PL-61[5]). À la lumière du maintien sur une si longue période de l’état d’urgence, il semble impératif, selon Lampron, d’introduire des mécanismes de contrôle afin que des contre‑pouvoirs puissent s’exprimer sur la gestion de la crise, a fortiori par les député-e-s de l’AN ou par des groupes de la société civile. Bien sûr, la gouvernance par décret de la Coalition avenir Québec illustre bien que, dans nos démocraties, ce qui compte le plus reste le pouvoir exécutif, c’est‑à‑dire les actions concrètes et la résolution des problèmes, comme le faisait valoir Christian Nadeau, professeur au Département de philosophie de l’Université de Montréal. En fait, la pandémie de la COVID-19 a amplifié les problèmes déjà existants dans nos démocraties libérales représentatives, comme les écarts de valeur entre les formes de pouvoir (exécutif, législatif, judiciaire et l’importance de l’administration publique), ce qui pousse les gouvernements à administrer l’État au lieu de diriger à la suite de processus démocratiques, comme les débats ou les consultations. Cela est en phase avec la volonté du premier ministre, François Legault, d’accélérer les travaux de l’AN, ce qui laisse présager des effets à long terme de cette crise en accentuant une conception qu’exécutive du gouvernement. Pour sa part, Véronique Laflamme, porte‑parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain, a abordé les incidences concrètes du couvre‑feu et des consignes de santé publique (par exemple : les contraintes sur la fréquentation de lieux publics ou sur la possibilité de se rassembler) en soulignant leurs effets dommageables sur la mobilisation sociale, l’éducation populaire aux droits et la vie démocratique des groupes communautaires. À son avis, cela a des conséquences sur la vitalité de la société civile et sur la capacité des groupes à faire valoir les droits des plus vulnérables lorsqu’ils sont bafoués par les décisions des autorités gouvernementales.Webinaire 3 : Le droit à la protection sociale : un droit nouveau?
Le troisième webinaire a traité du droit à la protection sociale et des mécanismes de protection mis en place par le gouvernement pour répondre à la perte d’emplois en raison de la COVID-19. Rappelons qu’en mars 2020, le gouvernement a d’abord instauré la Prestation canadienne d’urgence (PCU) qui a été remplacée par la Prestation canadienne de la relance économique, en septembre 2020. Les conférencières et le conférencier se sont demandé si ces prestations pouvaient être annonciatrices de changements favorables en matière de protection sociale. D’abord, Marie-Pierre Boucher, professeure au Département de relations industrielles de l’Université du Québec en Outaouais, a souligné les caractéristiques positives de la PCU en comparaison aux formes actuelles d’exclusion de l’assurance-emploi. La PCU reposait sur un principe universel (tout le monde y avait droit, même les travailleurs‑euses autonomes), elle n’exigeait pas de faire la démonstration de la recherche active d’emploi (pas d’obligation de travailler en raison des consignes sanitaires), l’accessibilité à la prestation était accélérée pour répondre aux besoins et les critères d’admissibilité étaient validés a posteriori. Ces particularités permettaient de croire à un droit à la protection sociale plus large qu’un simple droit à la protection du revenu. Par ailleurs, Marie-Pierre Boucher déplorait l’occasion manquée pour tester un projet pilote d’un revenu de base universel à l’échelle du pays. Pour sa part, Lucie Lamarche, professeure au Département de sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal, a partagé des réflexions permettant de cerner ce qu’est le droit humain à la protection sociale. Elle a évoqué que le droit à la protection sociale doit être universel (ne laissant personne pour compte ce qui n’exige pas la même réponse pour tous), il doit être protégé par la loi et inclus dans les budgets et il ne peut pas être pensé séparément des services publics et du respect des autres droits desquels il s’avère interdépendant. Lamarche a terminé en interrogeant le rôle des gouvernements en matière d’intervention sur le système de l’emploi, lequel reste marqué par d’importantes conditions d’exploitation – ce qui élargit les discussions sur le droit à la protection sociale. Enfin, Maxime Boucher, coordonnateur du Groupe de recherche et de formation sur la pauvreté au Québec, a poursuivi la réflexion sur les quelques avancées en matière de droit à la protection sociale. La PCU était plus généreuse (que l’assurance chômage et l’aide sociale) et se situait au‑dessus des seuils de pauvreté (et non, sur la stricte mesure du panier de consommation). Il a conclu en soulignant le paradoxe suivant : dans le capitalisme, l’amélioration des conditions d’existence par l’accroissement des revenus suppose une croissance économique qui détruit nos écosystèmes. Il s’agit bien là de l’autre crise qui nous assaille, celle environnementale.Webinaire 4 : La santé publique dévoilée
La pandémie de COVID-19 a révélé l’importance des autorités de la santé publique et le quatrième webinaire a porté sur son rôle au Québec. Pour sa part, Dr Yv Bonnier Viger, directeur régional de santé publique de la Gaspésie‑Îles‑de‑la‑Madeleine, a présenté la structure de la santé publique, dont son directeur national, Dr Horacio Arruda, est désormais célèbre. La santé publique se déploie sur trois paliers (local, régional, provincial) et ses rôles sont variés : promouvoir la santé, prévenir les maladies et protéger la santé de la population. Pour ce faire, les équipes formées de spécialistes de tous horizons établissent des partenariats avec les municipalités, les ministères reliés, les écoles et les organisations communautaires afin de produire de la santé. Même si ces rôles sont concertés au niveau provincial, les actions doivent se déployer localement en raison des priorités divergentes en termes de déterminants sociaux de la santé. À ce titre, Bonnier Viger déplorait les effets toujours actuels de la réforme Barette de 2015 qui a entraîné l’abolition des agences régionales de santé publique affectant directement les partenariats locaux. De son côté, Dre Marie-France Raynault, professeure au Département de médecine préventive et santé publique de l’Université de Montréal et cheffe du Département de médecine préventive et santé publique du CHUM, a été assez explicite sur ce que ce veut dire produire de la santé en agissant sur les déterminants sociaux de la santé, c’est-à-dire par une action concertée sur les conditions de vie des personnes, leur environnement immédiat et les réalités socio-économiques des populations[6]. À son avis, la pandémie de la COVID-19 a réitéré l’importance d’agir sur les déterminants sociaux de la santé pour assurer la réalisation du droit à la santé. À titre d’exemple, elle faisait valoir qu’à Montréal les taux plus élevés de contamination à la maladie ont été enregistrés dans les quartiers les plus défavorisés dans lesquels le surpeuplement des logements est un problème et où les personnes se retrouvent surreprésentées dans des emplois à haut risque. En somme, pour tendre vers la réalisation du droit à la santé, il reste insuffisant d’augmenter que le budget du ministère de la Santé et des Services sociaux, il faut aussi (et surtout) soutenir les autres ministères qui agissent sur les déterminants de la santé, comme le logement, la culture, les garderies, les groupes communautaires, les conditions de travail. D’ailleurs, Raynault soutenait que des équipes de la santé publique sont déjà à l’œuvre pour interpeller les autorités gouvernementales sur les avenues pour la relance économique du Québec qui favoriseraient la réalisation du droit à la santé.Webinaire 5 : Les outils numériques et services publics
Le cinquième webinaire s’est intéressé à l’utilisation des outils numériques pour la prestation de services publics lors de la crise sanitaire et à leurs conséquences sur les droits humains. Au cours de la dernière année, Alexandra Bahary-Dionne, doctorante à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, et Karine Gentelet, professeure au Département de sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, ont conduit une étude portant sur les réponses numériques des gouvernements du Québec et du Canada : l’information sur la pandémie, les mesures sanitaires à appliquer, la télémédecine, les prestations d’enseignement à distance, etc. Elles ont observé que les inégalités sociales en santé sont aussi des inégalités numériques. D’abord, il faut considérer l’accès effectif aux technologies, ce qui suppose de disposer d’un appareil et d’un accès à Internet (certaines personnes n’y ont accès que dans les bibliothèques ou par le truchement des ressources communautaires qui sont demeurées longtemps fermées). Ensuite, la disparité de l’utilisation qui se révèle entre les personnes qui ont et n’ont pas une bonne maîtrise des outils pour tirer profit de leurs recherches, ce qui exige un niveau de littératie suffisant. Enfin, cette disparité des usages laisse des traces concrètes dans les données produites et collectées par les autorités. D’ailleurs, Julie Paquette, professeure à l’École d’éthique, de justice sociale et de service public de l’Université Saint‑ Paul, prolongeait la discussion sur les données produites par les usages des outils numériques et leurs conséquences. Ces données collectées massivement ne sont pas neutres et elles ne proviennent pas de l’ensemble de la population : elles sont marquées des fractures numériques présentées plus haut (ce qu’on appelle les déserts de données). En collectant ces données, les algorithmes transforment et analysent ces dernières comme si elles étaient le réel. Ces données sont donc biaisées et limitées pour orienter les décisions en matière de santé publique. Les conférencières soutenaient que les technologies maintiennent et accentuent les inégalités sociales dont leurs effets sont indéniables sur la réalisation du droit à la santé. En outre, elles soulignent la pertinence de considérer l’accès à Internet comme un déterminant social de la santé.Webinaire 6 : Le racisme systémique révélé
La dernière rencontre de la série s’est penchée sur une analyse des conséquences engendrées par le racisme systémique lors la pandémie de la COVID-19[7]. Rappelons que le racisme systémique désigne : Une production sociale d’une inégalité fondée sur la race dans les décisions dont les gens font l’objet et les traitements qui leur sont dispensés. L’inégalité raciale est le résultat de la combinaison de ce qui suit : la construction sociale des races comme réelles, différentes et inégales (racialisation) ; les normes, les processus et la prestation de services utilisés par un système social (structure) ; les actions et les décisions des gens qui travaillent pour les systèmes sociaux (personnel)[8]. D’abord, Jill Hanley, professeure à l’École de travail social de l’Université McGill, a exposé les résultats d’une recherche conduite lors de l’été 2020 qui documentait l’expérience faite de la pandémie par les communautés immigrantes et les personnes racisées à Montréal. En comparaison avec la moyenne québécoise blanche, ces groupes étaient disproportionnellement à risque de contracter la maladie en raison des emplois occupés (par exemple : dans les services et les soins où les protections individuelles ont tardé à arriver et le télétravail impossible), à cause de leur utilisation plus importante des transports en commun ou du surpeuplement des logements. De plus, elle a soulevé les difficultés d’accès au dépistage en raison de l’éloignement géographique. Notons qu’au cœur de la première vague, alors que Montréal-Nord était jugé l’un des épicentres de la pandémie, il n’y avait pas de centre de dépistage à proximité. De plus, il ne faut pas négliger les barrières linguistiques et les enjeux de statut précaire, même si, normalement, la carte d’assurance maladie ne devait pas être réclamée pour obtenir ces services. Enfin, Hanley a relevé le caractère paradoxal de l’application par la police des mesures de santé publique (le couvre‑feu, notamment), car les groupes racisés ont déjà des relations difficiles avec cette institution en raison des formes avérées de profilage. Ensuite, Nargess Mustapha, militante antiraciste et féministe, cofondatrice du collectif Montréal‑Nord Républik ainsi que de l’organisme Hoodstock, a fait état du travail communautaire fait à Montréal-Nord, par Hoodstock[9], pour contrer les effets de la COVID-19 qui n’a fait qu’exacerber les crises déjà existantes dans l’arrondissement. Mustapha prolongeait les propos de Hanley lorsqu’elle rappelait, qu’en considérant les déterminants sociaux de la santé, les autorités gouvernementales ne pouvaient pas se surprendre de l’ampleur de la crise dans les quartiers les plus défavorisés et racisés de Montréal. Sans attendre les réponses des autorités, la communauté s’est mobilisée pour distribuer des kits sanitaires et des masques, répondre aux besoins alimentaires, documenter la réalité des résident.es ou distribuer des ordinateurs pour l’école à distance des enfants. Enfin, les deux présentatrices ont conclu que la réponse à la crise sanitaire a été largement communautaire, quand pourtant elle aurait dû venir du gouvernement qui doit être à l’écoute et se concerter avec les groupes qui font le travail de terrain. En somme, par cette série de webinaires sur la COVID‑19, la LDL a fait honneur à sa mission politique d’éducation du grand public sur la question des droits humains et de leur interdépendance. Sans l’ombre d’un doute, la crise sanitaire actuelle et ses effets multiformes graves qui ont à leur tour révélé d’autres crises qui bafouent les droits (par exemple : le droit à l’égalité, au logement, à la santé, à un environnement sain) dessinent pour la société civile un agenda politique qui devra mettre sans complaisance l’État face à ses obligations de garantir et respecter les droits humains. Les webinaires sont disponibles pour le visionnement sur le site Web de la LDL.[1] Les conférences sont disponibles sur le site de la LDL, « Droits humains et COVID‑19 : Quelles perspectives? », Ligue des droits et libertés. En ligne : https://liguedesdroits.ca/webinaires‑COVID/ [2] Au nom du CA de la LDL, je tiens à remercier Martine Letarte, qui est journaliste indépendante depuis 2005, d’avoir assuré l’animation de la série de webinaires. [3] J’espère que les intervenant-e-s ne m’en voudront pas d’avoir retenu que certaines dimensions de leur présentation afin d’en faire une synthèse. [4] La Loi sur la santé publique a été adoptée en 2001. [5] Loi visant la relance de l’économie du Québec et l’atténuation des conséquences de l’état d’urgence sanitaire déclaré le 13 mars 2020 en raison de la pandémie de la COVID-19. [6] Pour aller plus loin, consultez la revue de la LDL intitulée : Le droit à la santé : au-delà des soins, Droits et libertés, 39, No. 2, automne 2020. [7] Pour consulter les publications de la LDL sur le racisme systémique. En ligne : https://liguedesdroits.ca/racisme [8] Office de consultation publique de Montréal, Racisme et discrimination systémiques dans les compétences de la Ville de Montréal, Rapport de consultation publique, 3 juin 2020, 8. En ligne : https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P99/rapport‑reds.pdf. [9] Hoodstock, site officiel. En ligne : https://www.hoodstock.ca
Retour à la table des matières
L’article Les conséquences de la pandémie de COVID-19 analysées à l’aune d’une perspective de droits humains est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Une crise qui affecte les droits humains à Gatineau
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Hors dossier : Logement Une crise qui affecte les droits humains à Gatineau
François Saillant, rapporteur mandaté par la Ligue des droits et libertés et expert des enjeux de logement À l’été et à l’automne 2020, j’ai eu l’occasion de mener une mission d’observation pour la Ligue des droits et libertés (LDL) sur la crise du logement qui sévit à Gatineau. Le signe le plus visible en est le nombre alarmant de familles et de personnes sans domicile fixe. Des familles avec enfants doivent vivre pendant plusieurs mois, entassées dans des chambres d’hôtel ou de motel. Des personnes en situation d’itinérance s’entassent en pleine pandémie dans des lits de camp, séparés par de simples rideaux, sur le plancher de l’aréna Robert‑Guertin. Des sans-abris érigent des campements de tentes, fréquemment démantelés par les autorités. Ce n’est pourtant là que la pointe de l’iceberg, bien d’autres problèmes étant vécus entre les quatre murs des maisons : coût inabordable des loyers, évictions pour non‑paiement, logements inhabitables, inaccessibilité pour des personnes en situation de handicap, etc. Soucieuse d’avoir un portrait d’ensemble de la situation, la mission a rencontré virtuellement plusieurs organismes, des experts, ainsi que les autorités politiques. Malheureusement, les députés caquistes de la région n’ont été rencontrés qu’après la mission. Enfin, une vingtaine de familles sans‑logis ou mal‑logées, de même qu’une dizaine de personnes en situation d’itinérance, ont pu témoigner de leurs réalités.Le rapport publié en février 2021 conclut que Gatineau vit une situation d’urgence permanente et que les multiples entraves au droit au logement qui y sont vécues compromettent d’autres droits économiques, sociaux et culturels, mais aussi civils et politiques.En quelques jours, le rapport a suscité plusieurs réactions dont celle du maire de Gatineau, Maxime Pedneaud‑Jobin, des organismes communautaires, de l’Office d’habitation de l’Outaouais et même d’un des plus gros investisseurs immobiliers de la ville. Personne n’a remis ses constats en question. Dans un commentaire publié dans Le Droit du 12 février, le chroniqueur Patrick Duquette écrit: « Les principales victimes de cette crise? Les femmes, les familles nombreuses, souvent issues de l’immigration, et celles qui ont de la misère à joindre les deux bouts. Dans leur cas, la violation du droit à un loyer décent se traduit par une cascade d’autres violations à leurs droits fondamentaux: sécurité, alimentation, santé, éducation… Le rapport nous rappelle que pour une femme sans logis, trouver un toit, c’est parfois accepter de retourner vivre avec un conjoint violent ou qui exige des faveurs sexuelles. Pour une famille d’immigré‑e‑s noir‑e‑s, c’est la quasi‑certitude de se faire exiger un dossier de crédit ou des références qu’elle n’a pas. Ou de se faire revirer de bord par un propriétaire raciste: c’est déjà loué, meilleure chance la prochaine fois ».
Pourquoi Gatineau?
Ce n’est pas que la gravité et la persistance des problèmes qui ont convaincu la LDL d’acquiescer à la demande de mission d’observation, mais aussi certaines particularités vécues dans cette ville. Gatineau est voisine d’Ottawa où le coût des logements est beaucoup plus élevé que de l’autre côté de la rivière Outaouais. De nombreux ménages ontariens sont donc tentés de déménager à Gatineau, ce qui a pour effet d’y accroître la rareté des logements locatifs et d’y contribuer à la hausse des loyers. Le voisinage avec la capitale canadienne contribue aussi à ce que Gatineau soit le deuxième pôle québécois d’attraction de l’immigration internationale qui se combine de surcroît avec une forte migration interprovinciale. Tout cela fait en sorte que le taux de logements inoccupés a été sous la barre d’équilibre de 3 % au cours de 13 des 21 dernières années et que Gatineau soit maintenant la région métropolitaine où le coût du logement est le plus élevé au Québec. Une autre spécificité de la ville est le nombre et la dureté de catastrophes dites naturelles qui l’ont frappée dans les dernières années. En 2017 et 2019, la ville a vécu deux graves inondations printanières, alors que c’est une tornade de force F3 qui l’a touchée de plein fouet en 2018. Plus de 5 500 bâtiments résidentiels ont au total été touchés, dont plusieurs centaines de logements locatifs qui ont été totalement rasés ou qui sont maintenant considérés comme non habitables. Or, plusieurs témoignages ont permis de constater que ces catastrophes, qui sont destinées à se reproduire avec la crise climatique, ont donné lieu à des injustices environnementales.Ainsi, ce sont des quartiers socioéconomiquement défavorisés qui ont été les plus durement affectés par les catastrophes naturelles.L’exemple du secteur du Mont-Bleu est éloquent. Avant la tornade de 2018, il était habité par des familles nombreuses, très souvent racisées, en situation de pauvreté. Celles qui ont dû quitter les immeubles ravagés ont vécu de pénibles situations d’hébergement. Certaines ont été accueillies par leurs familles dans des logements déjà surpeuplés, alors que d’autres étaient placées dans des motels parfois situés dans des endroits aussi éloignés que Mont-Laurier, alors que les enfants devaient se rendre quotidiennement à l’école à Gatineau. La recherche de logements a été tout aussi ardue, se butant au coût et à la rareté des appartements familiaux, mais aussi à la discrimination. Or, la reconstruction, qui est en cours au Mont‑Bleu, exclut maintenant ces familles. Les nouveaux appartements, dont la construction a été abandonnée à la discrétion de promoteurs privés, sont petits, luxueux, à loyer très élevé… Les familles, elles, sont durablement privées des ressources communautaires et des services qui leur étaient jusque-là accessibles.
Les suites
La LDL a décidé de soumettre le rapport au Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU qui doit, au cours des prochains mois, se pencher sur le cas du Canada. Comme l’a expliqué la LDL lors d’une rencontre avec les organismes qui ont participé à la mission d’observation, c’est toutefois leur travail sur le terrain qui fera en sorte que la mission aura ou non des suites. Ils disposent désormais d’un outil supplémentaire pour le faire.Le rapport de la mission d’observation intitulé La situation du logement à Gatineau et ses impacts sur les droits humains est disponible en ligne sur le site Web de la LDL. Des exemplaires imprimés sont aussi disponibles sur demande.

Retour à la table des matières
L’article Une crise qui affecte les droits humains à Gatineau est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

La démocratie mise en péril
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, print. / été 2021
Chronique Un monde de lecture La démocratie mise en péril
Catherine Guindon, enseignante, CÉGEP de Saint‑Laurent Compte-rendu de l’ouvrage Prendre part : Considérations sur la démocratie et ses fins[1] Les professeurs de philosophie David Robichaud (Université d’Ottawa) et Patrick Turmel (Université Laval) nous avaient proposé il y a quelques années La Juste part[2], un ouvrage fort pertinent se portant à la défense d’une juste distribution des richesses. Le duo récidive cette fois avec Prendre part. Cet essai que nous avons beaucoup apprécié porte sur la démocratie, ce qui la menace et notre responsabilité pour la préserver. La démocratie est un régime politique qui, de nos jours, paraît aller de soi. Ses institutions doivent permettre l’expression de l’autonomie individuelle et, au-delà du pluralisme des valeurs individuelles, la réalisation de fins collectives. Son idéal vise « une organisation égalitaire de la vie collective qui offre à chaque individu la plus grande sphère de liberté possible[3] ». Malgré son rôle de premier plan pour la promotion des droits à l’égalité et la liberté, on prend trop souvent la démocratie pour acquise, réduisant souvent les citoyen-ne-s à leur rôle d’électeurs et d’électrices.Or, la démocratie est bien plus que cela et elle ne se maintient pas par elle‑même. D’ailleurs, elle se porte actuellement plutôt mal. C’est qu’elle est en effet menacée dans ses principes et ses institutions, d’un côté, par le mouvement populiste et, de l’autre, par le minimalisme libéral.Les populistes se présentent comme des critiques des élites pour diverses raisons, telles que leur manque occasionnel de transparence. Mais en plus de se méfier des grands décideurs, les populistes revendiquent un antipluralisme des valeurs. Au nom de la volonté du vrai peuple, d’un nous constitutif d’une société, ils récusent la pluralité des valeurs des citoyen-ne-s. Les populistes rejettent donc ce qui peut s’opposer à ce peuple homogène idéalisé, que ce soient les élites économiques, les minorités sexuelles, les immigrant-e-s, les syndiqué-e-s ou les intellectuel-le-s. Or, ce peuple uni est une vue de l’esprit. Effectivement, au‑delà de valeurs communes et d’une culture dominante, le pluralisme et la diversité sont, rappellent les auteurs, « la conséquence des principes fondamentaux de la démocratie : l’égalité de droit et la liberté de tous[4] ». Les minimalistes libérales et libéraux, quant à eux, constituent un second groupe d’adversaires de la démocratie et de l’égale liberté pour tous et toutes. Ils réduisent le rôle des citoyen-ne-s aux élections de leur député‑e, considérant qu’ils, elles n’ont pas les compétences nécessaires pour prendre de bonnes décisions. Ainsi peuvent être légitimés des projets de loi omnibus ou l’utilisation du pouvoir du bâillon par un gouvernement. Face à ces menaces envers la démocratie, Robichaud et Turmel proposent des remèdes. Contre le populisme, les auteurs plaident pour la fin du cynisme face aux décideur‑e‑s politiques. Il importe de protéger les institutions démocratiques permettant l’expression de la diversité et la protection de l’égale liberté des citoyen-ne-s, comme les commissions parlementaires, par exemple. Contre le minimalisme libéral, il faut stimuler la délibération et le débat d’idées à l’extérieur de la sphère institutionnelle officielle, les responsabilités des citoyen‑ne‑s ne se limitant pas aux élections. Il faut ménager des espaces pour que soit exercée la liberté d’expression des citoyen‑ne‑s et diffuser la pluralité des idées de chacune et chacun. Les citoyen-ne-s, en plus de voter, doivent s’informer, discuter, participer à la discussion publique, aiguiser leur sens critique. Il est donc urgent, selon les auteurs, de mieux prendre soin de notre régime démocratique afin qu’il préserve l’égalité et les libertés fondamentales, ce qui constitue sa fin ultime. On ne peut que recommander la lecture de cet essai aux idées percutantes qui nous invite à prendre part activement aux institutions démocratiques afin qu’elles soient assez robustes pour préserver nos libertés fondamentales.
[1] David Robichaud et Patrick Turmel, Montréal, Atelier 10, 2020, 112 pages. [2] La Juste part : Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille- pains, Montréal, Atelier 10, 2012, 93 pages. [3] Page 13 de l’édition Kindle. [4] Page 18 de l’édition Kindle.
Retour à la table des matières
L’article La démocratie mise en péril est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

L’UE s’apprête à mettre à la poubelle plus de doses de vaccins qu’elle n’en a donné à l’Afrique

Par Jake Johnson
Une nouvelle analyse publiée mercredi par l’Alliance populaire pour les vaccins [1] montre que, d’ici à la fin février, l’Union européenne (UE) devra détruire près de deux fois plus de doses de vaccin contre le coronavirus qu’elle n’en a donné à l’Afrique depuis le début de l’année.
Citant les données d’Airfinity [site d’information et d’analyse portant sur les problèmes de santé à l’échelle internationale], l’Alliance note que 55 millions de doses de vaccin contre le coronavirus de l’UE seront périmées d’ici la fin du mois. Depuis le début de l’année, l’Union européenne, premier exportateur mondial de vaccins contre le Covid-19, a fait don d’environ 30 millions de doses à l’Afrique, où seulement 11% de la population adulte est entièrement vaccinée deux ans après le début de la pandémie mondiale mortelle.
L’Alliance populaire pour les vaccins présente également des données montrant que 204 millions de personnes vivant dans les pays de l’UE ont reçu des rappels, alors que seulement 151 millions de personnes en Afrique ont été entièrement vaccinées.
«La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré au début de la pandémie que le vaccin devait être un bien public mondial», a souligné Joab Okanda, responsable pour l’Afrique de l’ONG Christian Aid, dans un communiqué mercredi 16 février. «Pourtant, au lieu de cela, elle s’est assurée qu’il s’agissait d’une opportunité en faveur du profit privé, accumulant des milliards pour les Big Pharma et l’UE, alors que près de neuf personnes sur dix en Afrique ne sont pas entièrement vaccinées… C’est une honte», a déclaré Joab Okanda.
La nouvelle analyse de l’Alliance populaire pour les vaccins a été publiée un jour avant le début du sixième sommet de l’Union européenne et de l’Union africaine à Bruxelles, jeudi 17 février, une réunion qui intervient alors que les dirigeants européens et africains restent enfermés dans un conflit tendu sur la question de savoir s’il faut suspendre les protections de la propriété intellectuelle pour les vaccins et les traitements contre le coronavirus [2].
L’Union africaine a exprimé son soutien à une dérogation temporaire aux brevets et aux efforts de transfert de technologie visant à permettre aux pays à faible revenu de produire des vaccins génériques contre le Covid-19 pour leurs populations. Mais depuis plus d’un an, l’Union européenne bloque la proposition d’exemption de brevet de l’Afrique du Sud et de l’Inde auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), ce qui rend furieux les dirigeants africains qui affirment que l’Europe met en place un système d’«apartheid vaccinal».
«Ils ont accumulé des vaccins, ils ont commandé plus de vaccins que ce dont leurs populations ont besoin», a déclaré le président sud-africain Cyril Ramaphosa à propos des nations européennes en décembre 2021. «La cupidité dont ils ont fait preuve était décevante, surtout quand ils disent être nos partenaires.»
L’AFP a rapporté mardi que l’Union africaine s’efforce d’imposer une demande d’exemption de brevet dans le document de conclusion du sommet de Bruxelles, mais cet effort se heurte à la résistance des principaux pays membres de l’UE, tels que l’Allemagne, où se trouve BioNTech, le partenaire de Pfizer pour le vaccin contre le coronavirus. «L’Union africaine… demande instamment à l’Union européenne de s’engager de manière constructive vers la conclusion d’une dérogation ciblée et limitée dans le temps», peut-on lire dans une proposition africaine consultée par l’AFP.
En l’absence d’une renonciation aux brevets et aux techniques de production, les pays africains ont été contraints de s’en remettre à la charité des pays riches en matière de vaccins – un arrangement qui a connu un certain nombre de problèmes graves, notamment l’arrivée de doses proches de leur date de péremption.
En novembre, le Nigeria a été contraint de se débarrasser de centaines de milliers de doses de vaccin inutilisées, arrivées d’Europe à quelques semaines de leur date de péremption.
Sani Baba Mohammed, secrétaire régional de l’Internationale des services publics [sise à Ferney-Voltaire à la frontière de Genève] pour l’Afrique et les pays arabes, a déclaré mercredi dans un communiqué qu’«il est encourageant que l’Union africaine tienne tête à l’UE et demande qu’une référence à la dérogation ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle) soit incluse dans le document final du sommet».
«L’UE prétend promouvoir un “partenariat prospère d’égal à égal” avec l’Union africaine – alors qu’elle jette plus de doses de vaccins à la poubelle qu’elle ne nous en donne, tout en continuant à bloquer une levée des brevets sur les vaccins qui nous permettrait de produire nos propres vaccins», a déclaré Sani Baba Mohammed. «Qu’y a-t-il d’égal à cela?»
«Cet apartheid vaccinal – perpétué par l’UE – a un coût humain brutal», poursuit Sani Baba Mohammed. «Nos moyens de subsistance continuent d’être détruits, nos économies brisées, nos travailleurs et travailleuses de la santé poussés au bord du gouffre… Nous avons besoin de la dérogation ADPIC maintenant et l’UE doit cesser de s’y opposer.» (Article publié sur le site Common Dreams, le 16 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] The People’s Vaccine Alliance regroupe quelque 100 organisations incluant African Alliance, Christian Aid, Oxfam, Public Services International et ONUSIDA. (Réd.)
[2] Selon le site AfricaNews: Joe Biden et même Emmanuel Macron avaient montré des signes d’ouverture l’an dernier mais la porte s’est très vite refermée. Pas plus tard que lundi 14 février, Franck Riester, le ministre français délégué au Commerce extérieur, a déclaré au nom des Européens qu’il n’était pas question «de remettre en cause un système de propriété intellectuelle qui permet l’innovation, qui a permis notamment d’avoir très rapidement un vaccin pour l’humanité contre le Covid-19». (Réd.)
Caminando, vol. 36, no. 1 : Appel à illustrations
The post Caminando, vol. 36, no. 1 : Appel à illustrations first appeared on Revue Caminando.

Le patriarcat climatique capitaliste racial

L’effondrement du climat est le souffle chaud et toxique du patriarcat capitaliste suprémaciste blanc. Des femmes, des féministes et des personnes LGBTQIA2S+ de toute la planète dénoncent depuis des décennies que la crise climatique a des racines patriarcales. Qu’elles se disent écoféministes, féministes du climat ou écoqueers , les militantes féministes du climat prônent “un changement de système féministe, pas un changement climatique”, comme le dit l’un des slogans du mouvement.
Women and Feminists for Climate Justice est devenue une force transnationale qui a son propre acronyme : WFCJ. Alors que le réchauffement climatique s’accélère, ce mouvement intensifie son activisme mondial pour la justice climatique féministe sur tous les continents. Bien que la WFCJ soit le moteur de la mobilisation mondiale, elle est née d’une résistance et d’une action localisées aux niveaux communautaire, régional et national.
Transnational
Les femmes autochtones qui ont défendu les ressources en eau à Camp Standing Rock et leur victoire sur les promoteurs du pipeline d’accès XL Dakota symbolisent les innombrables luttes localisées contre les projets d’extraction minière menés par des femmes autochtones à travers le monde. Les campagnes communautaires des paysannes de La Vía Campesina pour combattre et démanteler les structures patriarcales nationales ont cimenté leur activisme internationaliste pour le féminisme paysan contre l’agriculture industrielle mondiale.
Il y a aussi le Collectif écoféministe africain, qui milite pour la récupération des biens communs et s’oppose aux multinationales et au néolibéralisme. Le mouvement des femmes kurdes renforce les alliances écoféministes transfrontalières en construisant une société écoféministe au Rojava sur leur terre. Il y a aussi le bloc Queer Pink dans la campagne contre le charbon en Allemagne, Ende Gelände, qui conteste la structure cis-hétéronormative d’un système patriarcal transnational qui détruit le climat. Ce sont quelques exemples d’activités féministes écologiques locales qui ont construit des solidarités transnationales avec WFCJ dans le monde entier.
Solidarité
Les luttes locales sont au cœur de ce mouvement. Ils sont spécifiques, historiquement situés et intersectionnels. Les nommer est crucial pour éviter les revendications essentialistes, ethnocentriques et universalistes sur le genre et le climat au-delà des frontières. Les mouvements cités ci-dessus établissent des solidarités entre les luttes locales et intercontinentales, de la même manière que les militantes universitaires Linda E. Carty et Chandra T. Mohanty ont soutenu qu’elles sont essentielles à la construction de mouvements féministes transnationaux réussis.
En bref, WFCJ n’est pas monolithique. Carty et Mohanty soulignent également la nécessité d’aborder et de surmonter les difficultés de la fracture Nord-Sud, un terme utilisé pour décrire l’inégalité d’accès aux ressources matérielles, à la production de connaissances et au pouvoir en général entre les femmes du Nord et celles du monde. sud, à la fois historiquement et aujourd’hui. Les femmes du WFCJ se rassemblent pour mettre en œuvre ce type de solidarité sur les scènes internationales pour l’action climatique. Cela montre que, comme la résistance climatique, la justice climatique féministe n’est pas seulement nationale, mais mondiale.
Libérateur
Dans une présentation en ligne en 2020, Ruth Nyambura, écologiste politique kényane et cofondatrice du Collectif écoféministe africain, a exposé les complexités de ce qu’elle a appelé la politique de solidarité féministe transnationale. Il a souligné l’importance de “travailler collectivement, avec soin et tendresse, pour transformer les luttes locales en luttes mondiales”. Il a expliqué comment « nos luttes ne sont pas seulement similaires, mais il semble que nous combattons les mêmes pouvoirs », que « le contexte qui nous unit est réel, mais aussi celui qui nous divise… » et combien « de personnes… vivent aussi les effets et les conséquences de la colonisation ».
Il a également fait une proposition vitale pour le mouvement lorsqu’il a déclaré que « mon appel n’est pas à une solidarité romancée, mais à ce que nous nous engagions vraiment avec ses possibilités. Réfléchissons à ce que pourraient être ces nouveaux mondes libérés.” Les paroles de Nyambura étaient également accompagnées d’un message sur les possibilités anticapitalistes et décoloniales en tant que questions centrales dans la vision du mouvement.
Women’s Earth & Climate Action Network (WECAN), Women’s Environmental & Development Organization (WEDO), MADRE Global Women’s Rights and Development Alternatives Development Alternatives with Women for a New Era (DAWN) sont les principales ONG féminines pour le climat qui défendent les mondes libérateurs auxquels Nyambura nous invite. imaginer.
Sécheresses
L’Agenda féministe pour un nouveau pacte social vert (FemGND), l’École des organisations féministes autochtones, l’ École Berta Cáceres de l’Organisation féministe internationale , l’Union mondiale des femmes autochtones Cura da Terra Pre-Ella et le Women and Gender Constituency (WGC) sont quelques-unes des initiatives percutantes qui galvanisent un mouvement WFCJ transnational. Ils sont en première ligne des communautés à la pointe de solutions climatiques réelles et robustes.
La WFCJ a construit une présence dynamique et populaire à la Conférence des Nations Unies sur le climat COP26 de cette année à Glasgow. Même Alexandria Ocasio-Cortez (AOC), la députée américaine, a rejoint sa plateforme climatique anti-patriarcale en portant l’un de ses masques “Feminist Climate Justice”.
L’un des rapports les plus largement diffusés sur le climat et le genre est peut-être celui qui montre que les femmes, en particulier les femmes autochtones et celles du sud, sont les plus touchées de manière disproportionnée dans le monde par le changement climatique. Ce sont eux qui subissent les impacts et supportent le plus lourd fardeau des catastrophes naturelles liées au changement climatique. Les inondations, les sécheresses, les glissements de terrain, le manque d’eau, l’augmentation des maladies infectieuses et les problèmes respiratoires frappent d’abord et plus durement les femmes.
Communautés
Selon des études des Nations Unies, les femmes représentent 80 % des personnes contraintes de fuir leur foyer lors de catastrophes climatiques. Elles sont également 14 fois plus susceptibles que les hommes de mourir d’une catastrophe liée au changement climatique. Les personnes trans et non binaires, surtout si elles sont de couleur, sont également touchées de manière disproportionnée par le changement climatique. Pendant et après une catastrophe environnementale, il y a plus d’actes de violence physique et sexuelle à leur encontre. Ils sont également confrontés à plus de danger lors d’urgences météorologiques car ils sont moins susceptibles d’être évacués car ils sont isolés en raison de la discrimination.
Phillip Brown, femme queer non binaire, militante pour la justice climatique, artiste et écrivaine, nous rappelle comment « les corps queer résistent, les corps queer appartiennent, les corps queer protègent » . Ayant immigré aux États-Unis depuis Kingston, en Jamaïque, à l’âge de 18 ans, Phillip m’a un jour expliqué pourquoi les communautés queer et trans sont cruciales pour la justice climatique. Comment ses manifestations d’authenticité et la création de communautés sont structurées autour de la coopération et de l’amour, qui font partie intégrante de l’éthique de soin nécessaire à un monde véritablement climatiquement juste.
Multiplicité
Cependant, alors que les fardeaux du changement climatique varient selon le sexe, le changement climatique affecte également différemment les différents groupes de femmes. Non seulement le sexe, mais aussi la race et la classe sociale déterminent les impacts du réchauffement climatique sur les femmes d’identités, de pays et de milieux sociopolitiques différents. Si tel est le cas, comment les femmes et les féministes de tous les continents construisent-elles la solidarité dans un mouvement transnational pour la justice climatique ?
Si vous dites « le système », ding ding ding… correct ! ( emoji haussement d’épaules ). Mais j’espère que vous serez d’accord pour aller plus loin et l’appeler par son nom : c’est le patriarcat climatique. Ou plus précisément, le patriarcat climatique capitaliste racial, un système qui dévalorise les femmes et marchandise la planète et qui a été historiquement encouragé et soutenu par le colonialisme et l’impérialisme et par l’imposition de modèles familiaux et de subjectivités cis-hétérosexuelles dominantes. Je voudrais également souligner qu’au sein de cette structure transnationale, il existe une multiplicité de patriarcats climatiques capitalistes raciaux, une pléthore de manifestations plus spécifiques à un lieu ou localisées du système mondial du patriarcat climatique capitaliste racial.
Écologique
Les patriarcats climatiques sont caractérisés par des emplacements géographiques et des histoires sociopolitiques spécifiques, et par des personnalités subjectives déterminées par le sexe, la race et la classe. Je suis une femme blanche occidentale cisgenre (elle) et une militante universitaire. J’essaie d’éclairer la théorie que j’écris avec les mouvements militants de base auxquels je participe. J’agis avec des femmes et des féministes transnationales pour la justice climatique depuis près d’une décennie. Beaucoup d’entre eux sont maintenant mes amis et collègues les plus chers.
L’action directe, l’impression de slogans féministes sur des banderoles pour la justice climatique, le retrait de l’insigne de la COP “qui d’autre” et la recherche collective d’idées et de solutions pour la résistance féministe au climat sont quelques-unes de mes expériences dans ce mouvement, avec les grandes âmes qui le composent. J’ai interviewé plus d’une centaine de femmes WFCJ de dizaines de pays lors d’événements souvent cités des deux côtés de l’Atlantique. J’ai lu la théorie et la littérature qui relient le genre et le climat dans le monde et la théorie écoféministe qui explique comment tout cela s’est produit.
Inégalités
Ce qui est clair, c’est qu’il existe à la fois une science académique et un récit commun de la WFCJ sur l’impact disproportionné du climat sur le travail écologique et foncier des femmes, leur pouvoir, leur corps et leurs épistémologies à travers ce mouvement transnational, mais de manière nettement manières différentes et intersectionnelles. Ce qui unit la WFCJ est un sentiment partagé de caractériser le système économique mondial actuel, qui a ses racines dans les héritages coloniaux racistes, comme la cause historique et actuelle de sa déresponsabilisation et de sa subordination en provoquant et en aggravant le changement climatique lui-même. .
Il existe une structure patriarcale raciale capitaliste à laquelle nous résistons collectivement. Cependant, cela nous affecte tous différemment, en fonction de nos positions localisées spécifiques et de nos histoires matérielles. Les charges disproportionnées du changement climatique sur le genre et la race dans le monde ne sont pas une coïncidence, ni une sorte de plan patriarcal mondial. Ce que les données empiriques nous montrent, c’est que le changement climatique exacerbe les inégalités structurelles préexistantes pour les femmes.
Décolonial
Les attaques internationales contre les droits reproductifs, les crises de fémicides, le machisme implacable, les emplois sous-évalués et non rémunérés, les niveaux croissants de pauvreté et de sans-abrisme, les déplacements géographiques, les niveaux croissants de maladies et les taux toujours croissants de violence sexuelle ressemblent à une liste surchargée décrivant les portes enflammées du patriarcat. l’enfer. Tragiquement, ce n’est rien de plus qu’un résumé des charges structurelles disproportionnées que les femmes ont dû supporter sous le capitalisme pendant des centaines d’années. La mondialisation et le néolibéralisme sont les instigateurs de ces attaques sans frontières.
Tetet Nera-Lauron, une militante de longue date de la WFCJ et conseillère auprès de la Rosa-Luxemburg-Stifung chez elle à Manille, aux Philippines, m’a expliqué comment les inégalités systémiques sont enracinées dans une “mauvaise logique inhérente à une architecture commerciale mondiale brisée”. ”. Il a ajouté en expliquant comment « dans un contexte où le covid-19 et l’aggravation de la récession économique ont amplifié les vulnérabilités préexistantes dans le sud et le nord du monde ; l’incapacité du paradigme dominant du développement à offrir des solutions justes et durables à de multiples crises est devenue plus évidente que jamais ». Dans son récent article Climate migration is a feminist issue ,Nera-Lauron explique également comment, en réponse aux inégalités systémiques de genre qui entraînent des impacts climatiques disproportionnés pour les femmes, un nouveau pacte social vert mondial, décolonial et féministe doit être proposé.
Renommer
Le terme patriarcat climatique capitaliste racial n’est pas seulement un slogan ou un ensemble de mots non liés réunis en une seule expression, mais vise à nommer et à expliquer les hiérarchies structurelles mondiales de pouvoir et d’oppression. Le concept a ses racines dans des décennies d’activisme féministe fondamental et de théories sur les modèles systémiques d’oppression de genre, de race et de classe remontant aux années 1970. nous la connaissons
Le patriarcat climatique capitaliste racial est une adaptation du patriarcat capitaliste , un terme inventé par Zillah R. Eisenstein en 1978. Il exprime que le capitalisme n’est pas le seul système à causer des inégalités mondiales et que l’oppression capitaliste est aussi patriarcale et raciste, en plus d’être de classe. Il essaie de trouver les racines les plus profondes de l’inégalité mondiale et de les localiser dans l’oppression raciale de genre.
En 1983, le professeur Cedric J. Robinson développe et théorise le terme de capitalisme racial . Ce terme englobe la relation d’interdépendance entre l’oppression raciale et le capitalisme mondial, soulevée des décennies plus tôt par des penseurs révolutionnaires tels que WEB Du Bois, Oliver Cromwell Cox et Frantz Fanon, entre autres. Dans les années 1990, la grande professeure féministe Bell Hooks confond les termes de patriarcat capitaliste et de capitalisme racial , rebaptisant le système mondial avec l’expression « patriarcat capitaliste impérial suprémaciste blanc ».
Oppression
Dans une interview de 2015 avec le professeur George Yancy, Hooks réaffirme l’importance du terme pour l’analyse structurelle mondiale actuelle, déclarant que « … pour moi, cette expression me renvoie toujours à un contexte mondial, au contexte de classe, d’empire, de capitalisme, de racisme. et le patriarcat. Toutes ces choses ont à voir les unes avec les autres : un système interconnecté. Cette même année, l’actrice et militante trans Laverne Cox a donné sa version du terme, en tweetant : « En fait, votre patriarcat capitaliste suprématiste blanc impérialiste hétéronormatif cisnormatif… ». Cela ajoute à la panoplie l’oppression structurelle des binaires cisgenres hégémoniques.
Le patriarcat climatique capitaliste racial repose sur les contributions de ces penseurs militants. Dans sa forme la plus médiatisée, il s’agit du patriarcat climatique capitaliste hétéronormatif cisnormatif impérialiste suprémaciste blanc. Dans la lignée de ces penseuses féministes et transnationales du système mondial, je crois qu’il est essentiel de décrire l’oppression climatique comme un système racine d’oppression, inséparablement interconnecté avec les autres.
Écoféminisme
L’oppression climatique est extractive et écocide. Il traite les femmes et les personnes marginalisées de la même manière qu’il traite la planète. Les militantes et les universitaires féministes écologistes soutiennent depuis longtemps qu’il est impossible de libérer la nature sans libérer les femmes et les personnes trans et non binaires. Ils affirment que l’idéologie fondatrice du capitalisme de croissance continue – manifestée sous la forme d’une extraction infinie de ressources naturelles finies – est rendue possible par la subordination interconnectée des femmes, des peuples racialisés et marginalisés et de la nature.
Dans son livre de 1974 Le féminisme ou la mort , la féministe française Françoise d’Eaubonne soutient qu’une oppression historique interconnectée des femmes et de la planète est à l’origine à la fois de la crise environnementale et de l’oppression systémique omniprésente des femmes et des hommes. est en fait le résultat de l’oppression des femmes. Pour D’Eaubonne, le remède à cette crise est l’ écoféminisme , Le féminisme ou la mort étant le livre dans lequel le terme a été publié pour la première fois.
Socles
Néanmoins, les féministes et les militantes indigènes ont articulé la double subordination du genre et de l’environnement sous le capitalisme depuis le début de la crise climatique. Plus récemment, Tom Goldtooth, Dine’ and Dakota directeur de l’Indigenous Environmental Network (IEN), s’est exprimé devant l’assemblée générale de la Coalition COP26 et a souligné que « le système qui objective les femmes est le même système qui objective la Terre Mère ». Ses propos font écho à ceux de la militante crie Melina Laboucan-Massimo lorsqu’elle disait que « la violence contre la Terre engendre la violence contre les femmes ». Et très récemment la membre du clan gidimt’en et défenseure du territoire wet’suwet’en, Delee Nikal, a exprimé comment « le fémicide est directement lié à l’écocide » .
Le colonialisme est le véhicule qui a exporté le patriarcat climatique capitaliste racial dans le monde entier à travers des projets de développement et d’industrialisation. « Le colonialisme a causé le changement climatique » était un message central de la base lors de la COP26 de cette année.
Promesses
Lors de la séance plénière d’ouverture, la militante climatique maorie India Logan-Riley a expliqué comment « le changement climatique est le résultat final du projet colonial, et dans notre réponse, nous devons être décoloniaux, fondés sur la justice et prendre soin des communautés comme la mienne, qui ont supporté le fardeau de la cupidité du Nord global depuis bien trop longtemps. Le patriarcat climatique capitaliste racial n’est pas une structure immuable contre laquelle nous n’avons pas d’alternative. Et les WFCJ ne sont pas des victimes, mais des cibles, comme beaucoup l’ont expliqué.
De plus, les WFCJ et les communautés de première ligne ont toujours été les pionniers de solutions climatiques réelles et innovantes. Les militants de la base continuent de faire pression pour le changement systémique nécessaire pour sauver la planète, mais ils ont été bloqués par les gardiens de ce système violent au sein de la COP, les lobbyistes des combustibles fossiles : il y en avait deux pour chaque autochtone dans cette COP ; des interventions d’opérette par des dirigeants mondiaux prenant des engagements infondés tout en reniant leurs promesses précédentes. La logique institutionnelle de la structure même de la COP est constituée des forces mêmes contre lesquelles ces militants se battent.
Intersectionnel
Le dernier jour de la conférence, lors de la Plénière des Peuples, Ta’kaiya Blaney, du peuple Tla’amin, a représenté les peuples autochtones en expliquant que « je ne viens pas chez mes colonisateurs à la recherche de solutions… nous rejetons les les fausses solutions de nos colonisateurs ! Le message faisait écho aux paroles de Riley au début de la conférence lorsqu’il s’est exclamé : « Retourne la terre, retourne les océans ! c’est ce qui revient à la justice climatique. Il a terminé par un avertissement à ceux qui freinent une véritable action climatique : “unissez-vous ou écartez-vous du chemin”.
Les femmes et les féministes pour la justice climatique ont également été explicites concernant les demandes de justice climatique tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la COP. Comme me l’a dit Andrea Vega Troncoso de l’Organisation des femmes pour l’environnement et le développement (WEDO), le mouvement ne s’arrêtera pas tant qu’il n’y aura pas “un changement féministe du système centré sur un féminisme intersectionnel sans plus de patriarcat, plus de colonialisme et plus de capitalisme.”
Julie Gorecki est une enseignante écoféministe, militante et écrivaine.

L’homme qui a poussé les conservateurs canadiens plus à droite

Ted Byfield, le fondateur du groupe d’extrême droite Alberta Report , a laissé une marque indélébile sur le conservatisme canadien. Il était chargé d’enhardir les éléments les plus racistes et anti-ouvriers de la droite.
Le 23 décembre 2021, Ted Byfield, éditeur de l’ Alberta Report, est décédé. Le lectorat de l’hebdomadaire conservateur a culminé à environ 400 000 par semaine à la fin des années 90 avant de disparaître en 2003. À sa mort, Byfield a reçu des éloges de la part des députés actuels et anciens , des premiers ministres et des chroniqueurs .
Surnommé le « grand patriarche du mouvement conservateur canadien », Byfield a plaidé, dans les pages de son magazine, pour un nouveau parti de droite plus agressif. À l’époque, il n’était peut-être pas très lu, mais ceux qui lisaient son journal avaient accès à l’argent et au pouvoir.
Byfield et l’ Alberta Report ont été, pendant un certain temps, l’identité du conservatisme canadien. Les riches partisans rarement mentionnés du Parti réformiste — la plus grande composante du Parti conservateur du Canada d’aujourd’hui — n’étaient que trop heureux d’utiliser Byfield et le Rapport pour aider à mobiliser un électorat agressif, zélé et déséquilibré comme point d’appui pour des politiques d’austérité plus agressives. Puis, comme cela arrive souvent, les bailleurs de fonds ont perdu le contrôle.
Les militants réactionnaires comme Byfield ne peuvent pas être confinés dans les couloirs étroits du pouvoir et finissent souvent par être mis de côté lorsqu’ils ne sont plus d’aucune utilité pour la direction du parti. Ils laissent néanmoins leurs empreintes sur le caractère et l’apparence des partis qu’ils dynamisent.
La cabale de droite de Calgary
Au cours des années 1970, les rivalités entre les économies pétrolières des provinces de l’Ouest du Canada et les tenants du pouvoir de l’Est industriel se sont intensifiées. Cette tension s’exprime dans la formation de nouveaux groupes de pression de droite comme la Canada West Foundation et la National Citizens Coalition . Elle a aussi été marquée, en Alberta, par la montée des partis politiques fondamentalistes et « séparatistes ». Mais elle a trouvé son expression la plus pure dans l’ Alberta Report de Ted Byfield .
Pendant des années, Byfield a mis toute son énergie à défendre les idées de droite, publiant les demandes de réductions d’impôts des patrons du pétrole , ponctuées d’occasionnelles attaques réactionnaires anti-Québec. En 1984, il baissé de moitié la place accordée au conservatisme de l’Ouest canadien dans sa chronique, et a réclamé la création d’un nouveau parti de droite pour évincer les Tories, insuffisamment conservateurs à son goût.
Byfield et l’ Alberta Report ont été, pendant un certain temps, l’identité du conservatisme canadien.
L’appel a été repris par le consultant en gestion Preston Manning. Manning a joint une copie du magazine à une note de service adressée à Bob Muir de Dome Petroleum, au cofondateur de Canadian Hunter Exploration James Gray, au directeur de la Canada West Foundation David Elton et à l’ oligarque local Francis Winspear.
La note proposait un «mouvement de réforme occidental» avec «les fonds pour faire le travail». Deux ans plus tard, en 1986, une coalition, galvanisée par la note de service, ouvre la voie à la fondation du Reform Party en 1987, avec Manning à sa tête. Trevor Harrison note que l’argent seul n’était pas à la hauteur de la tâche de construire une base politique. Pendant des années après la proposition, et malgré sa caisse noire , le Parti réformiste et Manning sont restés « dépendants des magazines de Byfield pour diffuser les messages réformistes ».
On n’a besoin d’aucune personne homosexuelle, syndicaliste ou des bâtarde de l’Est.
Byfield a commencé le rapport en 1979, après sa conversion religieuse à l’anglicanisme. Tout au long des années 1980, ses magazines combinaient des chroniques religieuses, des reportages tabloïds et ses propres Lettres de l’éditeur.
Comme une grande partie de la droite à l’époque, le rapport soutenait que la criminalité juvénile était “l’héritage des années 60, qui porte maintenant ses fruits amers”, que les châtiments corporels (en particulier la fessée “avec une lanière de cuir”) résoudraient toutes sortes de problèmes sociaux et que les syndicats d’enseignants de l’Alberta devaient être détruits.
Sur les questions économiques, Byfield s’est particulièrement offensé des réglementations fédérales sur le boeuf et le pétrole . Il a vu la portée excessive de ce qu’il a appelé le Big Government comme un signe que «la démocratie échouera après tout». Byfield a également appelé à la privatisation élargie des écoles et de la plupart des services sociaux gérés par l’État.
En 1986, le rapport a appuyé les briseurs de grève (« une armée de demandeurs d’emploi ») qui ont aidé à saper les travailleurs en grève de l’emballage de viande d’Edmonton chez Gainers Inc . Le magazine a cité Peter Pocklington, qui était, à l’époque, PDG de Gainers Inc :
Les syndicats sont très égoïstes. À Taiwan, les travailleurs reçoivent 300 dollars par mois pour le même travail. Et Taïwan n’est pas si loin en avion. Ils doivent découvrir quelles sont les nouvelles réalités des affaires.
Cependant, ce n’est pas pour ce tarif standard de droite que l’on se souvient généralement du Rapport . Son héritage dans les archives publiques découle en grande partie d’une affaire judiciaire infâme. En 1999, la régie régionale de la santé de Calgary a gagné une affaire judiciaire « préservant la nature privée et confidentielle » des documents de santé des patients — contre le rapport de l’Alberta .
Selon le Journal de l’Association médicale canadienne, un groupe «d’infirmières en colère et pro-vie» a divulgué des informations sur l’interruption de grossesse au Rapport . Cette atteinte à la vie privée des patientes a servi de base à plusieurs articles du rapport accusant un médecin – décrit comme un « avorteur » – d’« homicide coupable ». Les travailleurs de la santé, note le journal, craignent pour leur sécurité.
La croisade anti-avortement du magazine n’était pas sans précédent. En 1984, une décision de justice autorisant les femmes à accéder à des services d’avortement sans la permission d’un homme a été décrite par Byfield comme “une décision judiciaire qui nous ramène à l’ère pré-barbare”. Ailleurs, le magazine a comparé les services d’avortement à l’échelle des Prairies à « un holocauste légèrement plus petit ».
Le rapport n’était pas plus gentil avec la communauté gay, qu’il qualifiait d'”homosexuels militants”. Il affirmait que les homosexuels voulaient adopter des enfants uniquement parce que « leur mode de vie les met constamment en contact avec la mort ». “S’ils veulent se reproduire”, affirmait le rapport , “ils doivent le faire politiquement, essentiellement en prenant en charge les enfants des autres”. Manning lui-même, en tant que chef du Parti réformiste, remarquera plus tard publiquement que «l’homosexualité est destructrice pour l’individu et, à long terme, pour la société».
Pour ne pas être en reste dans les jérémiades contre la tolérance, Byfield, a écrit un article appuyant le négationniste de l’holocauste.Dans ce document, il a déploré: “Nous sommes maintenant déterminés à être une province aimante, miséricordieuse et infiniment tolérante, et donc quiconque agit autrement sera battu jusqu’à ce qu’il crie pour la miséricorde.”
Tout au long de la fin des années 1980, Byfield a été un conférencier régulier lors des conférences du Parti réformiste. La « philosophie fiscale » du parti — des budgets équilibrés obligatoires — a été rédigée et signée par son fils, Link Byfield, et adoptée avec empressement par la direction du parti.
La plate-forme et l’énoncé de principes du Parti réformiste de 1988 étaient aussi idéologiques que le Rapport . Il a proposé une privatisation de masse, une taxe forfaitaire, la fin du contrôle des prix du pétrole, la suppression des protections de monopole syndical pour les syndicats et même l’ abolition des lois sur le salaire minimum. Parallèlement aux mesures de répression de la criminalité, il a averti que l’immigration ne doit pas être “conçue pour modifier radicalement ou soudainement la composition ethnique du Canada, comme cela semble de plus en plus être le cas”.
Manning, pour sa part, a promu des politiques anti-ouvrières régressives comme essentielles à la construction d’un « Nouveau Canada » – marqué par « un passage d’une société industrielle à une société post-industrielle » – mais où les profits pourraient encore être garantis. Pourtant, malgré son influence, le magazine Byfield a été mis sous séquestre au début des années 1990.
Byfield a été renfloué par le fondateur à la retraite de Westburne Oil, John Scrymgeour , et ses anciens membres du conseil d’administration. Interrogé par Byfield sur ce qu’il voulait faire du magazine, Scrymgeour lui a répondu: “Continuez simplement à faire ce que vous faites.”
Une avant-garde marginalisée
Lorsque les conservateurs se sont effondrés lors des élections de 1993 , les réformistes sont devenus le plus grand parti de droite. En montant au firmament étoilé de l’establishment politique, il a été contraint d’en poncer les aspérités. Grâce à des rencontres organisées par Conrad Black et le milliardaire Hal Jackman , les dirigeants réformistes ont tenté de courtiser l’argent de Bay Street et le soutien des courtiers en électricité de l’Est. Manning a accepté la chirurgie dentaire esthétique, une nouvelle coupe de cheveux et une chirurgie oculaire au laser, s’est engagé à former une « opposition constructive » et a promis d’éliminer les extrémistes.
Interrogé sur la présence de racistes, de théoriciens du complot et de semeurs de haine dans son parti, Manning aimait dire : « Si vous allumez une lumière, vous allez attirer des insectes». Cependant, les bugs étaient de plus en plus un handicap plutôt qu’un simple embarras.
La droite est toujours dans une alliance quelque peu inconfortable entre les extrêmement riches, ceux qui propagent la haine et les dérangés.
Pendant ce temps, d’autres éléments de l’establishment montraient un penchant croissant pour la réforme. En 1995, le stratège républicain David Frum a travaillé pour réparer les relations entre les électeurs réformistes et les conservateurs de l’establishment. Son recrutement a été décroché après avoir estimé que les conservateurs “se souciaient beaucoup trop d’apaiser les marchands d’opinion libéraux à Toronto, sur des questions allant des droits des homosexuels aux sanctions contre l’Afrique du Sud”. Frum a proposé d’écrire une préface élogieuse pour la collection de colonnes de Byfield, The Book of Ted: Epistles from an Unrepentant Redneck .
La nouvelle place du Parti réformiste dans les couloirs du pouvoir au Canada a commencé à s’accorder avec les éléments les plus populistes du Rapport . Le magazine s’est de plus en plus offert comme exutoire pour ceux qui pensaient que «M. Manning et son cercle de conseillers ont trop de contrôle dans un parti qui se targue d’une prise de décision ascendante et non descendante.
À l’approche des élections de 1997, une autre controverse a éclaté au sein du parti. Cherchant à rejoindre les communautés au-delà de son caucus entièrement blanc, plusieurs députés réformistes ont appuyé la candidature de l’ancien membre du personnel libéral Rahim Jaffer pour Edmonton-Strathcona. Les opposants de Jaffer se sont insurgés contre lui au motif qu’il avait, comme l’a dit un militant réformiste cité dans le rapport de l’Alberta , des « maladies étrangères » et une « peau décolorée ».
Après les élections de 1997, le Rapport est devenu encore plus idéologique. Un article, sur la stérilisation forcée des femmes autochtones, avait pour titre « Tirer profit de la victimisation». Dans une autre chronique, Link Byfield avertit ses lecteurs que là où nous avons des minorités qui ne sont pas encore nombreuses et concentrées, nous ne devons pas les aider à le devenir, comme nous le faisons avec nos Indiens. Il ne peut en résulter que des ennuis, tôt ou tard.
Peu de temps après, une chronique intitulée « To the Re-education C amp , Go ! a proposé une défense du leader d’extrême droite français Jean-Marie Le Pen contre des accusations d’antisémitisme au motif qu’il soutenait la campagne militaire d’Israël dans les territoires occupés.
Souhaitant que le Canada ait son propre Le Pen, l’article du Rapport affirmait en outre :
Israël agit toujours dans son propre intérêt. On peut ergoter, peut-être, sur ses méthodes mais pas sur son intention. Les gouvernements occidentaux, d’autre part, agissent sans exception pour éradiquer leurs nations. Au Canada, nous avons tellement peur des xénophiles que l’opposition à cette éradication ne s’exprime que de manière intermittente et incohérente.
Par la suite, un article intitulé “L’Occident est le meilleur “ était encore plus explicite en ouvrant la voie aux futurs théoriciens du ” Grand Remplacement “:
La vraie nature du multiculturalisme est le génocide européen. Le Canada n’existe tout simplement pas en tant qu’entité culturelle, économique, politique ou philosophique. Il disparaîtra dans 20 ans. Rien dans le cœur ne le maintien ensemble. Il est mûr pour l’invasion qui se produit.
La politique identitaire de la suprématie blanche exposée ici, bien que sans aucun doute haineuse, n’était pas sans précédent. La politique raciste a toujours été dans l’ADN du Rapport et du Reform Party. Stan Waters, un proche partenaire du magnat de la construction Fred Mannix et l’un des premiers candidats du Reform Party, a utilisé le même langage dans les années 80 pour défendre le régime de la minorité blanche en Afrique du Sud : « L’Afrique du Sud devrait réfléchir à deux fois avant d’autoriser le régime majoritaire car la plupart des pays d’Afrique noire vivre sous la tyrannie.
Byfield et William Gairdner , tous deux orateurs réguliers lors des rassemblements réformistes, étaient également d’ardents défenseurs de l’apartheid – ils étaient de fervents opposants à ce que Gairdner appelait les “dictatures à parti unique des pays d’Afrique noire”. Ailleurs , Gairdner, exigeant des restrictions sur l’immigration non blanche, a écrit que «la nation a le droit de se défendre contre la capture démographique ou, si vous préférez, contre la prise de contrôle raciale ou culturelle passive».
La fin de la fête
En mars 2000, après l’échec de son expansion lors des élections de 1997, Manning a préparé les 66 000 membres réformistes à « tuer le parti » afin qu’il puisse rechercher l’unité avec les conservateurs. Pendant ce temps, le Rapport déclinait. Son offre publique n’a pas réussi à attirer l’argent des investisseurs et, entre 1999 et 2002, elle a perdu plus de dix mille abonnés. Avec un lectorat vieillissant, son impact et sa liste d’abonnements devaient encore diminuer. Le dernier clou dans le cercueil, comme l’ a noté Alberta Views , était que les anciens «renfloueurs» du rapport ont refusé de le faire à nouveau. Le magazine a fermé ses portes au printemps 2003.
Byfield s’est tourné vers des activités plus personnelles, écrivant des histoires en plusieurs parties sur l’Alberta et les croisades – célébrant ces dernières avec des titres de chapitre tels que ” L’Occident contre-attaque enfin l’islam “. Il s’est également mis à bloguer sur les alliances homosexuelles dans les écoles (” clubs sexuels “) , le spectre du “réseau musulman de pédophilie ” et ses propres désaccords personnels avec les dirigeants du mouvement conservateur canadien.
En 2011, lorsqu’il a été invité à célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la fondation du Reform Party aux côtés de membres clés du cabinet conservateur, il a pris ses distances avec les affirmations selon lesquelles il avait contribué à fonder la droite canadienne moderne. “C’est un non-sens”, a déclaré Byfield à la foule, avec fausse modestie. « Le Parti réformiste était un produit de Preston Manning. Le reste d’entre nous a aidé un peu.
L’histoire de Byfield nous rappelle que la droite ne peut accéder au pouvoir sans une base mobilisée. Paradoxalement, cependant, cette base doit être mobilisée – en grande partie contre son propre intérêt. Cela signifie inévitablement tirer parti de problèmes sociaux difficiles pour obtenir un avantage politique.
La droite est toujours dans une alliance quelque peu inconfortable entre les extrêmement riches, les agressifs et les dérangés. Parfois, la base conservatrice est contrôlée par ses agents politiques les plus avertis, comme Manning. Lorsque cela se produit, les vrais idéologues, comme Byfield, se retrouvent à distance du pouvoir et de l’influence. Mais ils ne sont jamais entièrement poussés à la marge.
Nous le voyons avec le descendant du Parti réformiste, le Parti conservateur moderne. Le parti lutte rarement pour des fonds – quelles que soient ses perspectives électorales – mais dépend d’un effectif dont les opinions sur les questions sociales se situent bien en dehors du courant dominant. Fondamentalement, l’équilibre est instable – et la base de la droite composée de fondamentalistes et de fanatiques devient inévitablement une menace pour la classe ouvrière, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses enceintes idéologiques.
Le cas de Byfield montre à quel point les positions de la droite radicale sont utiles à l’avancement du conservatisme de l’establishment – même si elles doivent être abandonnées lors des réceptions de vin et de fromage. La droite marginale n’est pas un bug – c’est une caractéristique des partis conservateurs et de la droite plus largement.
Traduction NCS

En Allemagne, deux lignes pour un même camp

par Peter Wahl
En deçà d’un certain seuil, une défaite électorale devient une raclée. Et c’est sans doute ainsi qu’il faut qualifier le score de 4,9 % obtenu par le parti allemand Die Linke (La Gauche) lors des élections fédérales de septembre dernier. Seule l’application d’une règle spéciale sauve sa présence au Bundestag : même s’il ne franchit pas la barre des 5 %, un parti qui obtient la majorité dans au moins trois circonscriptions (sur 299) peut former un groupe parlementaire. Le décrochage n’en reste pas moins spectaculaire pour cette formation qui frôlait les 12 % en 2009 et se maintenait encore à 9,2 % en 2017. Elle ne rassemble plus cette fois que 2,3 millions de voix, presque la moitié des 4,3 millions de 2017. Et son groupe parlementaire ne compte plus que 39 députés, contre 69 auparavant, sur un total de 736.
Cette débâcle ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire déjà riche en défaites de la « gauche de gauche » allemande d’après-guerre. Le Parti communiste est interdit en Allemagne de l’Ouest en 1956, et il faut attendre 1983 pour que les Verts (Die Grünen) — avec leur direction explicitement écosocialiste — représentent à nouveau cette sensibilité au Parlement. Après l’unification de 1990, cependant, les Grünen se recentrent au point de participer au gouvernement néolibéral de M. Gerhard Schröder (1998-2005) et jouent un rôle moteur dans l’engagement militaire allemand contre la Yougoslavie en 1999.
Die Linke émerge de ces ruines en 2007, en réunissant dans un nouveau parti deux composantes distinctes. D’un côté, des syndicalistes et d’anciens sociaux-démocrates déçus par le recentrage de leur formation ; de l’autre, le Parti du socialisme démocratique (PDS), héritier du parti qui avait gouverné l’Allemagne de l’Est. Grâce à son ancrage dans les Länder orientaux, le PDS avait franchi la barre des 5 % en 2005 pour la première fois depuis l’unification (1). Die Linke s’épanouit parce qu’il comble un vide.
Ce cycle paraît révolu. Die Linke perd un à un ses bastions. Non seulement dans les régions de l’Est en général, où son score a été divisé par deux en dix ans (de 20 % à 9,8 %), mais également dans des circonscriptions symboliques, comme celle de Marzahn-Hellersdorf, dans l’est de Berlin, conquise en septembre par la droite alors qu’elle votait encore à 51 % pour le parti postcommuniste en 2001…
Pourquoi la gauche perd-elle ? D’abord, pour des raisons démographiques : le noyau dur de l’électorat postcommuniste qui a vécu l’unification comme une annexion vieillit et se réduit. Et surtout ne se renouvelle plus, à mesure que Die Linke cesse de représenter les intérêts des populations de l’Est, rôle qui lui permettait d’attirer de nouveaux sympathisants contestataires. Les motifs de mécontentement ne manquent pourtant pas : trente ans après la chute du Mur, un rideau de fer partage toujours l’Allemagne en matière de niveau de vie, de salaires, de pensions. Mais, à la différence des années 2000, Die Linke participe à l’exécutif à Berlin, dans le Mecklembourg-Poméranie occidentale, dirige celui de Thuringe… C’est désormais la formation d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) qui capte un vote protestataire à l’Est et incarne l’opposition — réactionnaire — dans les ex-bastions orientaux de la gauche.
Les élections de septembre dernier posent pour Die Linke un problème plus épineux encore. Comment expliquer sa chute au sein des groupes qui forment traditionnellement sa base sociale — ouvriers, chômeurs, précaires et groupes à bas salaires —, alors même que la sécurité sociale s’était imposée comme le thème dominant de la campagne électorale, devant l’économie, le travail, l’environnement et le climat (2) ? Et comment comprendre que la désaffection frappe également les centres métropolitains et étudiants, comme Brême et Hambourg, où de nombreux jeunes avaient voté pour le parti en 2017 ? Ceux qui tablaient sur cet électorat diplômé pour former la nouvelle base du parti ont vu leurs espoirs douchés, les jeunes urbains ayant plus souvent accordé leurs suffrages aux Verts, ou même aux libéraux.
Chez les moins jeunes, le Parti social-démocrate (SPD) a capté près d’un tiers des voix perdues par Die Linke. Après de nombreuses années de crise, les sociaux-démocrates ont fait oublier l’ère néolibérale de M. Schröder (3) et concurrencent Die Linke sur son terrain, en proposant, par exemple, une hausse du salaire minimum à 12 euros (contre 9,82 euros actuellement). La bascule s’observe dans le comportement électoral des syndicalistes : 11,8 % votaient pour La Gauche en 2017, contre 6,6 % en septembre — un score qui ramène Die Linke derrière l’AfD (12,2 %) et le Parti libéral-démocrate (FDP, 9 %)…
Tout effondrement politique implique des causes internes à l’organisation, et Die Linke ne fait pas exception. Les nouvelles coprésidentes du parti, Mmes Janine Wissler et Susanne Hennig-Wellsow, ont pris leurs fonctions quelques mois à peine avant le scrutin ; peu connues du grand public, elles n’ont guère pu faire campagne en raison des restrictions sanitaires. Fin août, un spectaculaire cafouillage parlementaire a fait jaser la presse : lors du vote sur la participation de la Bundeswehr à l’opération d’évacuation de Kaboul, une partie des députés de gauche s’est prononcée pour, une autre contre, tandis qu’une troisième s’abstenait… Enfin, l’annonce, sans débat au sein du parti et avant même le scrutin, de concessions considérables en cas de participation au gouvernement n’a sans doute pas galvanisé les sympathisants.
La convulsion qui tétanise Die Linke affecte d’autres formations de gauche, comme Attac Allemagne
Toutefois, ces incidents récents ne rendent pas raison des mauvais résultats régionaux ou européens accumulés depuis 2019. Le problème le plus fondamental tient au conflit d’orientation qui oppose différents courants du parti. C’est la crise dite « des réfugiés », en 2015, qui a mis ce clivage au grand jour. Se référant au programme de 2011, qui exige « les frontières ouvertes pour tous les humains », une grande partie des militants a accueilli avec enthousiasme la levée des obstacles à l’immigration et réclamé la pérennisation de la liberté d’installation. Mais un autre courant juge au contraire irréaliste le slogan des « frontières ouvertes pour tous ». Mme Sahra Wagenknecht incarne cette ligne. Alors coprésidente du groupe parlementaire, forte d’une popularité étendue bien au-delà des cercles militants, cette femme charismatique et ses partisans soutiennent à l’égard des réfugiés une position fondée sur le droit international, mais réclament également une régulation des migrations.
Si l’on retrouve semblable clivage au sein de la gauche française, britannique ou américaine, celui-ci se superpose en Allemagne à la fracture Est-Ouest. Le débat sur la politique migratoire a vite dégénéré : Mme Wagenknecht a été qualifiée publiquement de « nationale Sozialistin » — socialiste nationale, en référence au Parti national-socialiste d’Adolf Hitler — par des membres de sa propre formation. En 2018, elle braquait un peu plus ses camarades en lançant sans succès le mouvement Aufstehen (« Soulevez-vous »), perçu comme concurrent de Die Linke. Retirée de la direction du groupe parlementaire depuis 2019, la députée demeure très présente, notamment dans les médias.
Ainsi, le climat délétère du débat public allemand de l’après-2015 se décalque-t-il sur le parti de gauche. Polluées par les polémiques sur les politiques de l’identité et la cancel culture (« culture du bannissement »), les discussions stratégiques perdent en analyse et en dialogue ce qu’elles gagnent en condamnation morale et en hostilité personnelle. « Le message central qui semblait émaner du dernier congrès n’était pas un positionnement politique particulier ou le programme électoral de Die Linke, mais plutôt la “diversité” de sa nouvelle direction et le caractère inattaquable de ses références pro-LGBTQ [lesbiennes, gays, bisexuels, trans et queer], féministes et antiracistes. Il est certain qu’un parti socialiste devrait être tout cela », a observé Loren Balhorn, rédacteur à la Fondation Rosa-Luxembourg et directeur de l’édition allemande de la revue Jacobin. « Toutefois, ajoutait-il, on peut se demander si ce genre de message trouve de l’écho au-delà des cercles partisans immédiats de Die Linke, et s’il donne à la population une raison de voter pour lui » (4).
C’est ce type d’analyse qu’approfondit Mme Wagenknecht dans un livre publié en avril 2021, Die Selbstgerechten (« Les bien-pensants ») (5), rapidement propulsé dans la liste des meilleures ventes. Regrettant que la gauche s’apparente de plus en plus à un style de vie branché, universitaire et vertueux, la députée impute l’effritement de la base sociale de son parti à l’accent mis sur les politiques identitaires au détriment de la question sociale. Elle plaide pour la primauté de la question de classe, dans laquelle féminisme, antiracisme, lutte contre l’homophobie, etc., s’intègrent dans un rapport dialectique entre général et particulier — à rebours, estime-t-elle, des approches intersectionnelles, qui, sous le terme « classisme », renvoient la question sociale à une forme de discrimination, au même titre que le sexisme ou le racisme.
Publié quelques mois avant les élections, l’ouvrage a exacerbé la crise interne au point que certains militants ont réclamé — en vain — l’expulsion de la trouble-fête. S’ils découragent l’électorat, ces conflits affaiblissent aussi le parti en repoussant aux calendes grecques la mise au point de stratégies appropriées face à la crise climatique, à la numérisation ou aux transformations des équilibres internationaux. Fait remarquable, la convulsion qui tétanise Die Linke affecte d’autres formations de gauche, comme Attac Allemagne. L’association, qui a joué un rôle important jusqu’à la crise financière de 2008, n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même, incapable non seulement d’actualiser l’altermondialisme, mais également de surmonter de manière constructive ses déchirements.
Die Linke y parviendra-t-elle ? Trois mois après les élections, la bataille des courants internes n’a pas cessé. L’exécutif, dominé par la gauche mouvementiste (Bewegungslinke) d’orientation « sociétale », s’oppose au groupe parlementaire, où prédomine une alliance entre les « réalistes », souvent issus de l’Est, et des députés plus ou moins proches de Mme Wagenknecht.
Le plus petit groupe parlementaire du Bundestag jouira toutefois d’un avantage : Die Linke incarne désormais seule l’opposition de gauche à la coalition gouvernementale entre les sociaux-démocrates, les Verts et les libéraux. La configuration rappelle celle de l’ère Schröder, qui avait favorisé le parti de gauche. La présence du FDP au sein de la coalition intensifie les contradictions au sein de ce gouvernement et réduit ses possibilités de répondre à la question sociale. Comme le suggère la hausse des prix de l’énergie, la dimension sociale de la transformation écologique s’impose avec fracas. Une occasion pour Die Linke ?
Auteur de Gilets Jaunes. Anatomie einer ungewöhnlichen sozialen Bewegung, PapyRossa Verlag, Cologne, 2019.
(1) Lire Peter Linden, « Ce nouveau parti qui bouscule le paysage politique allemand », Le Monde diplomatique, mai 2008.
(2) Source : ARD – infratest dimap.
(3) Lire Rachel Knaebel, « L’aubaine des sociaux-démocrates allemands », Le Monde diplomatique, décembre 2021.
(4) www.jacobinmag.com, 14 mars 2021.
(5) Sahra Wagenknecht, Die Selbstgerechten : Mein Gegenprogramm — für Gemeinsinn und Zusammenhalt, Campus Verlag, Francfort, 2021.

Pour une désescalade de la crise autour de l’Ukraine

Pour une désescalade de la crise autour de l’Ukraine
Cela fait maintenant deux mois qu’a éclaté la crise entourant le déploiement de quelque 100 000 soldats russes à 350 km de la frontière ukrainienne et l’exigence formulée par la Russie que ses intérêts sécuritaires soient pris en considération. Un intense ballet diplomatique s’ensuit depuis, ponctué de menaces, de rumeurs, de nouveaux déploiements militaires et de nouvelles livraisons d’armes. Que se passe-t-il au juste? Quelles sont les issues possibles?
La crise
Pour une rare fois, la Russie a investi le centre de la scène mondiale en indiquant avoir des exigences incontournables et en proposant des projets de traités pour en discuter. Le projet de traité avec l’OTAN, à l’instar de l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997, réaffirme qu’aucun pays ne doit renforcer sa sécurité aux dépens de celle des autres. Il appelle à ce que troupes étrangères et armements soient retirés des 14 pays d’Europe de l’Est qui sont devenus membres de l’OTAN après 1997 et à ce qu’aucun missile terrestre à portée courte ou intermédiaire ne soit déployé là où il permettrait d’atteindre le territoire d’autres États Parties. Il appelle aussi à la non-expansion de l’OTAN et à la cessation de toute activité militaire en Ukraine et dans d’autres États d’Europe de l’Est, du Caucase-Sud et d’Asie centrale. À l’appui de sa « posture de négociation », outre les importants déploiements d’effectifs à la frontière ukrainienne, la Russie participe aussi en ce moment à des exercices militaires d’envergure en Biélorussie, pays limitrophe de l’Ukraine au nord.
Même s’ils savent que ni la France ni l’Allemagne n’appuieraient l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, les États-Unis invoquent quand même le principe de la « porte ouverte » de l’OTAN pour rejeter en bloc les principales demandes russes. Avec les échos fidèles du Royaume-Uni et du Canada, ils alimentent un climat de guerre en claironnant l’imminence d’une invasion russe, en retirant le personnel non essentiel de leurs ambassades et en lançant de nombreuses rumeurs sans jamais en offrir de preuves. Ainsi la Russie serait responsable d’attaques informatiques de sites gouvernementaux, puis de centaines de fausses alertes à la bombe en Ukraine; elle aurait infiltré des agents pour fabriquer des prétextes à une invasion; elle chercherait à imposer un dirigeant pro-russe à Kiev; elle préparerait une vidéo de propagande d’une fausse attaque des forces ukrainiennes, etc. Notons, au passage, qu’autant les États-Unis que la Russie sont capables de tels gestes pour l’avancement de leurs intérêts…
Après avoir clarifié que leur armée ne combattrait pas pour repousser une invasion russe, c’est par la menace de sanctions draconiennes que les États-Unis tentent de rendre leur dissuasion crédible tant auprès de la Russie (si tant est qu’ils croient vraiment à l’imminence d’une invasion) qu’auprès d’autres pays pouvant se sentir menacés par elle (et par le climat de guerre alimenté par les États-Unis).
Genèse des enjeux sécuritaires actuels pour la Russie
Malgré les dénis officiels occidentaux, l’adhésion à l’OTAN de très nombreux pays d’Europe de l’Est – qui étaient auparavant membres du Pacte de Varsovie sous l’égide de l’URSS – s’est réalisée en brisant une promesse faite à Gorbatchev en 1990, alors qu’on négociait l’assentiment soviétique à une Allemagne réunifiée qui serait membre de l’OTAN. « Pas un pouce vers l’Est » avait été la formule garantissant qu’il n’y aurait pas d’expansion de l’OTAN. Cet engagement avait été rendu d’autant plus crédible qu’on promettait, de surcroît, que l’OTAN jouerait à l’avenir un rôle davantage politique et que les enjeux de sécurité européenne seraient dorénavant l’apanage d’une Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) renforcée, dont la Russie faisait partie. Tous les dirigeants d’URSS/Russie, de Gorbatchev à Poutine, ont dénoncé cette promesse rompue.
L’expansion de l’OTAN l’a amenée aux frontières mêmes de la Russie dès 2004, avec l’adhésion de l’Estonie et de la Lettonie (plus de 500 km de frontières communes avec la Russie). L’adhésion envisagée de l’Ukraine et de la Géorgie ajouterait plus de 2 200 km de frontière commune entre l’OTAN et la Russie!
Graduellement, cette expansion de l’OTAN s’est accompagnée de déploiements militaires dans les nouveaux pays membres, d’exercices militaires de plus en plus importants aux portes de la Russie. Des systèmes de missiles antibalistiques ont aussi été déployés en Pologne et en Roumanie. Une véritable mine d’or pour les complexes militaro-industriels occidentaux, États-Unis en tête.
Il n’est pas étonnant que la Russie perçoive toute cette évolution comme menaçante pour elle. On n’a qu’à imaginer un instant comment les États-Unis réagiraient si les pays d’Amérique centrale étaient déjà presque tous membres d’une alliance militaire dominée par la Russie, si cette dernière y déployait des troupes, des armements, des missiles et s’il était maintenant question d’étendre cette alliance hostile au Mexique. On se souviendra qu’en 1962 les États-Unis avaient imposé un blocus et risqué l’affrontement avec l’URSS pour forcer le retrait de ses missiles de Cuba.
Et l’Ukraine là-dedans?
Rappelons qu’en 2013-2014, nos médias et nos gouvernements nous ont offert une vision tronquée et simpliste de la « révolution » qui se produisaient alors en Ukraine, la présentant comme un soulèvement spontané et généralisé contre un gouvernement inféodé à la Russie. Il y avait pourtant des signes évidents d’ingérence étrangère, notamment la participation aux manifestations du sénateur John McCain, du directeur de la CIA, John Brennan et même de notre ministre des Affaires étrangères de l’époque John Baird. En février 2014, des manifestations tournent à la violence, des snipers d’appartenance inconnue tirent sur des manifestants et des policiers, des armes sont volées à la police et à des garnisons militaires. Le président Ianoukovitch fuit le pays, et les États-Unis, l’OTAN et le Canada reconnaissent rapidement un gouvernement intérimaire, dont sept membres du cabinet sont issus de Svoboda… une organisation ultranationaliste, néo-nazie.
Le portrait des forces en présence en Ukraine était donc nettement plus complexe qu’on nous le présentait. L’Est et l’Ouest de ce pays ayant eu des parcours historiques très différents, il s’agissait d’un pays pluriel et divisé, sur des bases linguistiques, religieuses mais aussi idéologiques. Et le débat national à savoir si le pays devait s’aligner sur la Russie ou l’Occident a dégénéré en conflit armé au cours duquel près de 14 000 personnes sont mortes et 1,5 millions ont été déplacées. Dans l’est ukrainien, deux sous-régions administratives du Donbass, Donetsk et Lugansk, ont proclamé leur indépendance et se sont alignées sur la Russie. On peut parler de guerre civile pour décrire ce qui s’est passé et qui perdure encore.
Malheureusement, rien n’est réglé dans l’Est de l’Ukraine où les violations du cessez-le-feu et les accusations mutuelles à cet égard sont quasi-journalières. Si l’on sait comment les crises commencent, il est bien difficile de prédire comment elles se terminent. En haut lieu et à l’abri des conséquences, les dirigeants politiques, alternant menaces et ouvertures à la conciliation, étirent souvent les crises pour sortir avantagés au maximum de la solution ultimement négociée. Mais ils n’ont pas nécessairement le contrôle de ce qui se passe sur le terrain sur les ‘fronts’ des conflits. Des erreurs de perception, d’évaluation sont possibles. Des gestes non autorisés par ‘en haut’ sont possibles. Et dans tout cela, c’est avant tout la population de l’Ukraine qui en paierait le prix.
Les enjeux nucléaires
Une guerre entre les États-Unis et la Russie – deux puissances qui ensemble détiennent 90 % des armes nucléaires – risquerait de ne pas rester conventionnelle longtemps. La perspective d’une défaite ou de pertes jugées trop importantes pourrait entraîner le recours aux armes nucléaires dans une escalade risquant le sort de l’humanité. L’OTAN compte aussi deux autres pays nucléaires : la France et le Royaume-Uni. De plus, le concept de « parapluie nucléaire » assurant la protection de tous les États membres de l’OTAN a fait en sorte que 100 à 150 bombes nucléaires étasuniennes B61 sont ‘stationnées’ dans 5 pays non-nucléaires de l’Europe : l’Allemagne, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et la Turquie. S’étant retirés du Traité sur les missiles antibalistiques en 2002, les États-Unis ont depuis déployé plusieurs systèmes ABM, notamment en Pologne et en Roumanie. Souvent présentés comme purement défensifs, ces systèmes peuvent très bien être envisagés comme protection contre une réplique nucléaire lors d’une première frappe nucléaire. C’est la raison pour laquelle les États-Unis et l’URSS s’étaient entendus pour les interdire en 1972.
De son côté, la Russie a déployé des missiles Iskander d’une portée de 500 km – pouvant porter des ogives nucléaires ou conventionnelles – dans son enclave de Kaliningrad située sur la mer Baltique, entre la Lituanie et la Pologne. D’autre part, un référendum est prévu en Biélorussie le 27 février pour modifier la constitution de 1991 du pays qui le proclamait alors territoire sans armes nucléaires. Alexandre Loukachenko, président biélorusse depuis 1994, permettrait à la Russie de ramener des armes nucléaires sur son territoire et la Russie affirme qu’elle envisagerait un tel déploiement si l’Ukraine devenait membre de l’OTAN ou si les États-Unis déployaient des armes nucléaires en Pologne. Cette dernière perspective a été évoquée par l’OTAN face à la possibilité que le nouveau gouvernement de coalition en Allemagne – qui a décidé de participer, en tant qu’observateur, à la première rencontre (à venir) des États Parties au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) – demande que les armes nucléaires étasuniennes soient retirées du pays.
À cela s’ajoute maintenant le possible déploiement, par les États-Unis et la Russie, de missiles de croisière et de missiles balistiques à portée intermédiaire (entre 500 et 5 500 km) et à charge conventionnelle ou nucléaire. Le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), entré en vigueur en juin 1988, avait amené l’élimination et l’interdiction de cette catégorie d’armes, mais les deux pays s’en sont retirés en 2019 en s’accusant mutuellement de l’avoir violé.
De plus en plus, comme dans les années 1980, se profile la perspective d’un affrontement nucléaire entre les États-Unis et la Russie qui serait d’abord livré en Europe et anéantirait rapidement le continent. À l’époque, cela avait donné lieu à des mobilisations citoyennes de très grande ampleur, en Europe mais aussi en Amérique du Nord, qui avaient justement conduit à l’adoption du Traité FNI.
Le rôle néfaste du Canada
Quand le premier ministre Trudeau et la ministre des Affaires étrangères Mélanie Joly affirment que toutes les actions du Canada « ont pour but de diminuer la tension et de trouver une solution diplomatique », on ne saurait être plus éloignés de la réalité.
De 2013-2014 à aujourd’hui, la politique étrangère du Canada vis-à-vis la crise en Ukraine a été calquée sur celle des États-Unis, à commencer par l’ingérence du ministre des Affaires étrangères de l’époque, John Baird, en appui aux manifestations à Kiev.
Depuis 2015, dans le cadre de l’Opération UNIFIER, le Canada déploie environ 200 militaires en Ukraine, en rotations de 6 mois, dans un rôle de formation et d’entraînement « harmonisé » aux efforts d’autres pays comprenant aussi la Lituanie, la Pologne, l’Ukraine, le Royaume-Uni, les États-Unis, le Danemark et la Suède. Le 26 janvier 2022, le Canada annonçait l’élargissement – jusqu’à 260 militaires et peut-être même 400 – et la prolongation de cette opération pour trois ans, en y consacrant 340 millions $ supplémentaires.
Depuis 2014, l’Opération REASSURANCE en Europe centrale et en Europe de l’Ouest est le plus important déploiement militaire du Canada à l’étranger, comptant plus de 900 militaires sur mer, au sol et dans les airs, dans le cadre de l’OTAN : 240 marins à bord d’une frégate, 540 militaires dirigeant un « groupe tactique de présence avancée renforcée » de l’OTAN en Lettonie, pays frontalier de la Russie, et 135 membres de l’Aviation royale canadienne et six avions de chasse CF-18 Hornet participant à des activités de police aérienne renforcées de l’OTAN. Il y a quelques jours, la ministre canadienne de la Défense, Anita Anand, annonçait que le Canada envisageait envoyer d’autres soldats en Pologne et dans les pays baltes.
Par la réitération de son appui à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN et l’annonce – en écho à celle des États-Unis et du Royaume-Uni – du retrait du personnel non essentiel de son ambassade, le Canada jette aussi de l’huile sur le feu.
Le Canada ayant de très importants projets d’exportation de gaz naturel vers l’Allemagne, il a aussi un certain intérêt objectif à ce que les exportations russes vers ce pays soient perturbées ou réduites…
Favoriser la désescalade
L’humanité ne peut pas se permettre d’envisager un affrontement militaire entre les grandes puissances de ce monde, étant donné la puissance apocalyptique des armes nucléaires dont elles sont dotées. C’est pour cela que l’on doit s’opposer au développement d’une nouvelle guerre froide entre les États-Unis et l’OTAN, d’une part, et la Chine et la Russie, d’autre part.
Il n’y aura pas de solution diplomatique à la crise actuelle sans que ses protagonistes acceptent de faire de compromis. Dans ce cas-ci, la balle est d’abord dans le camp des États-Unis, qui doivent reconnaître que l’expansion sans limite de l’OTAN jusqu’aux portes de la Russie ne sera jamais acceptable pour cette dernière. Ne rien céder là-dessus ne peut mener qu’à une confrontation encore plus dangereuse.
Un statut de neutralité pour l’Ukraine ou, tout au moins, un moratoire de longue durée sur l’accession de l’Ukraine et la Géorgie à l’OTAN – sans travailler pendant ce temps à y créer une inféodation militaire de fait à l’OTAN – pourrait être une voie de sortie. En ce qui concerne le conflit qui perdure dans l’Est ukrainien, une réelle mise en œuvre des accords de Minsk II s’impose, notamment par une réforme constitutionnelle en faveur d’un système fédéral prévoyant une large autonomie pour Donetsk et Lougansk.
Les États-Unis et la Russie devraient aussi entamer de sérieuses négociations de limitation des armements, notamment en ce qui concerne les missiles à portée intermédiaires et les antimissiles balistiques. L’escalade des moyens d’intimidation doit cesser. Les budgets astronomiques qui y sont consacrés doivent être réaffectés à la lutte contre le réchauffement climatique et à la satisfaction des autres besoins fondamentaux de l’humanité.
S’il veut vraiment favoriser la voie diplomatique, le Canada doit cesser d’appuyer l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et mettre fin à tous ses déploiements militaires en Ukraine et en Europe de l’Est. Il doit aussi rompre avec la rhétorique de guerre froide dans laquelle il s’est engagé, renoncer à la politique nucléaire de l’OTAN et réellement œuvrer pour le désarmement nucléaire en signant immédiatement et s’engageant à ratifier le TIAN.
Autant aux États-Unis qu’en Europe et ici, il nous faut des mouvements citoyens puissants pour forcer nos gouvernements à s’engager dans cette voie avant qu’il ne soit trop tard.
Le Comité porte-parole du Collectif Échec à la guerre
Judith Berlyn
Martine Eloy
Raymond Legault
Suzanne Loiselle

Canada-Etats-Unis. Quand l’extrême-droite subvertit la « notion de liberté ». A propos du « Freedom Convoy »

Par Henry A. Giroux
Le mouvement du «convoi de la liberté» («Freedom Convoy»), composé de centaines de camions, a paralysé le passage frontalier le plus fréquenté entre le Canada et les Etats-Unis et a occupé Ottawa, la capitale du Canada, bloquant effectivement la ville et perturbant la vie quotidienne de la plupart des résidents du centre-ville. Les participants au convoi rejettent toutes les exigences et toutes les instructions en matière de vaccination et soutiennent un discours résolument antigouvernemental qui rappelle l’idéologie d’extrême droite aux Etats-Unis.
Les participants au convoi n’ont pas le soutien du grand public, qui est largement vacciné. Ils n’ont pas non plus le soutien de la plupart des camionneurs canadiens, dont 90% sont vaccinés, et de l’Alliance canadienne du camionnage (ACC–CTA, Canadian Trucking Alliance).
Les camionneurs sont largement soutenus par les principaux républicains des Etats-Unis tels que Donald Trump, Ted Cruz [sénateur du Texas] et Marjorie Taylor Greene [élue républicaine de l’Etat de Georgie à la Chambre des représentants, proche des milieux complotistes], ainsi que par certains politiciens conservateurs canadiens. Ils sont également soutenus par d’influentes personnalités antidémocratiques des médias sociaux, comme Tucker Carlson [Fox News], Jordan Peterson, Elon Musk, ainsi que par toute une série de groupes suprémacistes blancs. Parmi les groupes d’extrême droite les plus puissants au Canada, on trouve Action4Canada, qui affirme, à tort et à travers, que la pandémie de Covid-19 «a été provoquée, du moins en partie, par Bill Gates et un “Nouvel ordre (économique) mondial” pour faciliter l’injection de puces électroniques à 5G dans la population». Avec l’aide des réseaux sociaux, le soutien aux manifestations du Freedom Convoy a fait boule de neige au niveau international, les prochains convois étant prévus aux Etats-Unis, en France et dans les 27 pays européens.
Les manifestations liées au Freedom Convoy ont été conçues par James Bauder. Il dirige le mouvement Canada Unity, qui a été à l’origine de ces manifestations. James Bauder croit en de multiples théories du complot sans fondement et «a soutenu le mouvement QAnon. Il a qualifié le Covid-19 de “plus grande escroquerie politique de l’histoire”». James Bauder n’est pas un ami des syndicats et, comme l’a noté le site Jacobin, il y a deux ans, il a participé à un autre convoi appelé United We Roll qui «a planifié une mobilisation antisyndicale dont les membres ont menacé de démanteler le piquet de grève et d’écraser les travailleurs».
Parmi les autres leaders du mouvement, on trouve des extrémistes de la droite dure comme Patrick King qui, selon The Conversation (1er février 2022), a un jour «déclaré qu’il croyait que le vaccin avait été créé pour “dépeupler” la race blanche». Un autre dirigeant du convoi, B.J. Dichter, a la réputation de propager des sentiments islamophobes.
Le Canadian Anti-Hate Network, une ONG, a rapporté que «le prétendu “convoi de la liberté” a été organisé par des personnalités connues de l’extrême droite qui ont épousé des opinions islamophobes, antisémites et haineuses».
***
Les manifestations d’Ottawa ont clairement montré que des extrémistes soutenant le fascisme et le nationalisme blanc sont attirés par le mouvement. Les drapeaux néonazis et confédérés [référence aux suprémacistes blancs du sud des Etats-Unis] sont nombreux au même titre que les logos emblématiques de QAnon sur les camions, les panneaux et autres autocollants. En outre, certaines sources d’information suggèrent que, pour le financement, un montant important, plus de 8 millions de dollars au 7 février, pourrait provenir de sources d’extrême droite aux Etats-Unis. Certains des dons individuels les plus élevés proviennent de milliardaires des Etats-Unis. Le financement provenant des Etats-Unis a tellement alarmé les membres du Nouveau Parti démocratique (du Canada) qu’ils l’ont qualifié d’«attaque contre la démocratie canadienne». Ils ont demandé à l’ambassadeur des Etats-Unis «de témoigner à ce propos devant le comité des Affaires étrangères de la Chambre des communes».
Jagmeet Singh, le dirigeant du Nouveau Parti démocratique du Canada [depuis 2017], a déclaré qu’il s’agit de bien autre chose que d’un simple mouvement de protestation. Au contraire, il affirme que «l’intention déclarée du convoi est de “renverser le gouvernement”». Les liens du convoi «avec des groupes haineux… exprimant des sentiments racistes et anti-immigrants… pourraient expliquer pourquoi le Freedom Convoy est étrangement silencieux sur les questions de travail auxquelles sont confrontés les camionneurs immigrants qui représentent maintenant plus d’un tiers des camionneurs au Canada», écrit Emily Leedham dans Jacobin. Elle note en outre «qu’un grand nombre des préoccupations des manifestants ont peu à voir avec les droits des travailleurs ou les problèmes de travail dans l’industrie du camionnage au Canada. En fait, les organisateurs du Freedom Convoy ont déjà, dans le passé, harcelé des travailleurs organisant des piquets de grève et ignoré les appels au soutien des camionneurs non-blancs qui luttent contre des salaires de misère.»
***
La notion de liberté, une fois de plus, a été détournée dans l’intérêt d’une contre-révolution dont le but est de détruire l’autorité d’un gouvernement qui viserait à protéger le bien commun, à limiter l’influence de l’élite financière et des affaires, et à protéger les structures civiques cruciales pour une démocratie. Les camionneurs d’Ottawa stimulent des mouvements semblables de droite dans le monde entier et leur influence croissante montre clairement qu’ils sont en train de gagner la guerre internationale de l’information.
En effet, ces Freedom Convoys ne sont pas les seuls à détourner de plus en plus, dans le monde entier, le concept de liberté au service de l’extrémisme de droite. Des Etats-Unis au Brésil, en passant par la Turquie et la Hongrie, les acteurs antidémocratiques réduisent la liberté au strict domaine de l’«intérêt personnel incontrôlé», au rejet de l’Etat-providence et au moyen d’échapper à la responsabilité sociale. Ce faisant, ils mènent une guerre contre la démocratie.
Exclue du discours sur le bien commun, sur l’égalité et les droits sociaux, la liberté individuelle s’aligne désormais sur la dite foule – se positionnant avec ceux qui sont prêts, à l’ère de la pandémie, à sacrifier la vie d’autrui au nom d’un appel bidon aux droits personnels.
Non seulement ce mouvement est devenu un point de mire pour les mobilisations mondiales d’extrême droite, mais il a également développé une présence massive sur les médias sociaux dans lesquels, comme Politico l’a rapporté, le Freedom Convoy a promu l’idée que «les efforts pour garder les gens à l’abri du coronavirus ne sont, au contraire, que des restrictions antidémocratiques des libertés individuelles»-
Elisabeth Anker [dans son ouvrage Ugly Freedoms, janvier 2022] affirme que la droite américaine utilise de plus en plus le langage des «vilaines libertés» pour promouvoir une «politique anti-démocratique [qui] menace de s’approprier entièrement le sens de la liberté, en mettant la liberté au service exclusif de projets d’exclusion, de privilèges et de discriminations». Elle écrit : «Les “vilaines libertés” [sont] utilisées pour interdire l’enseignement de certaines idées [sur l’esclavagisme et le racisme], diminuer la capacité des salarié·e·s à avoir du pouvoir sur le lieu de travail et miner le système de santé publique. Il ne s’agit pas simplement de libertés mal comprises, ni même d’une utilisation cynique du langage de la liberté pour élaborer des politiques intolérantes. Ces “vilaines libertés” traduisent, au contraire, une interprétation particulière de la liberté qui n’est pas expansive, mais excluante et coercitive.»
Cette notion de «vilaine liberté» est certainement applicable au «mouvement des convois». Selon cette vision néolibérale de la liberté est éliminée toute notion d’une «liberté incluante» qui, dès lors, conteste les modes de suppression autoritaires et antidémocratiques de la liberté qu’impliquent: la concentration de la richesse et du pouvoir dans les mains d’une élite financière, la montée de l’Etat répressif, la pauvreté de masse, la montée de la culture de guerre, la dévastation écologique, et la criminalisation des problèmes sociaux tels que l’augmentation des sans-abri. Les manifestants du convoi sont silencieux sur une notion de liberté incluante – une notion qui plaiderait en faveur de soins de santé universels, de l’expansion des syndicats de travailleurs, de l’introduction de réglementations qui garantissent la sécurité des salarié·e·s et les jours de maladie payés, ainsi que sur la nécessité de prestations sociales et d’allocations pour les travailleurs et travailleuses sans emploi.
***
Dans le cadre de cette forme de capitalisme, la liberté est vidée de sa substance; elle est éloignée de tout sens de solidarité sociale, obligeant les individus à assumer l’entière responsabilité des problèmes auxquels ils sont confrontés, même s’ils ne sont pas de leur propre fait. Comme le fait remarquer à juste titre Zygmunt Bauman, l’insécurité existentielle s’intensifie car «les individus doivent désormais trouver et mettre en pratique des solutions individuelles à des problèmes produits par la société… tout en étant équipés d’outils et de ressources qui sont manifestement inadaptés à cette tâche».
Les dangers d’un individualisme incontrôlé ne peuvent être dissociés des luttes pour la liberté, en particulier lorsqu’il devient une justification pour saper la sécurité sociale, le bien commun et le soutien à la solidarité mutuelle. La liberté, lorsqu’elle est liée à des notions néolibérales d’individualisme, sape les liens humains et rend la solidarité difficile à reconnaître et à pratiquer. Ce danger est devenu évident lorsque l’appel à la liberté, comme utilisé par ce Freedom Convoy, devient un appel à la résistance aux efforts de vaccination contre le Covid-19 et au port du masque – une tactique qui est un code pour une allégeance à la droite politique. Peter Hotez, spécialiste des vaccins, renforce ce point de vue en affirmant que, pour l’essentiel, le mouvement anti-vax et de la liberté à tout prix se livre à une «attaque anti-science» et «est une composante du régime autoritaire [cultivée par] un propre réseau de pseudo-intellectuels». Peter Hotez indique clairement que l’appel à la liberté pour soutenir un mouvement anti-vax et anti-science a transformé sa dégénérescence en une «force meurtrière». On peut clairement appliquer cette analyse au mouvement des convois.
Ce qui échappe à Hotez et à d’autres critiques du mouvement anti-vax, y compris de critique du mouvement des convois, c’est la façon dont le néolibéralisme transforme le social en biographie individuelle, en convainquant davantage les individus qu’ils n’ont aucune obligation de contribuer à la santé, à la sécurité et aux institutions démocratiques qui façonnent la communauté au sens large. Ceux qui soutiennent le mouvement des convois ont perdu de vue la relation entre la liberté et le bien commun. Le mouvement des convois n’est pas une lutte pour la liberté, c’est une tentative de détruire la démocratie au nom de la liberté. (Article publié sur le site Truthout, le 12 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Henry A. Giroux enseigne à l’Université McMaster, à Hamilton, Ontario. Son dernier ouvrage à paraître: Pedagogy of Resistance: Against Manufactured Ignorance (Ed. Bloomsbury 2022).

Pfizer, Modern : position monopolistique, brevets et profits

Par John Nichols
La pandémie de coronavirus a exigé un «sacrifice partagé» des infirmières, des chauffeurs de bus, des enseignant·e·s et d’autres travailleurs et travailleuses de première ligne pendant près de deux ans. Mais Pfizer ne sacrifie rien du tout.
Depuis qu’il a produit le premier vaccin contre le Covid-19 qui a été largement distribué aux Etats-Unis et dans d’autres pays riches, le géant pharmaceutique a le vent en poupe [le groupe a écoulé en 2022 quelque 2,3 milliards de doses]. Il a été largement crédité d’avoir produit des vaccins qui ont sauvé des vies et se sont avérés très efficaces contre les infections à coronavirus. Pourtant, alors même que la société a mené la lutte contre le Covid-19 dans les pays riches, elle détient une position monopolistique sur les vaccins, empêchant les pays à faible revenu d’accéder à sa technologie novatrice, tout en enrichissant ses actionnaires à des niveaux que les défenseurs de l’équité en matière de vaccins qualifient d’«obscènes». Selon Oxfam, la société réalise jusqu’à 1 million de dollars de bénéfices par heure sur les ventes de vaccins, et ses dirigeants se vantent que les revenus vont augmenter de manière exponentielle en 2022.
Qualifiant l’année 2021 d’«année charnière» pour l’entreprise et prévoyant des ventes de plus de 50 milliards de dollars cette année pour son vaccin contre le Covid-19 et un nouveau médicament thérapeutique [le Paxlovid], le PDG Albert Bourla a déclaré mardi 8 février que les opportunités créées en ce moment de pandémie «ont fondamentalement changé notre entreprise pour toujours».
Il ne plaisante pas. Avec un résultat net considérablement amélioré par les bénéfices des vaccins contre le covid, le chiffre d’affaires global de Pfizer a doublé pour atteindre plus de 81,3 milliards de dollars en 2021, et l’entreprise cherche à l’accroître jusqu’à 102 milliards de dollars cette année. Selon les experts, il est pratiquement certain que Pfizer dépassera les 22 milliards de dollars de bénéfices de l’année dernière avant la fin de 2022.
Les revenus annuels de Pfizer sont désormais «supérieurs au PIB de la majorité des pays», selon une analyse des données de la Banque mondiale réalisée par le groupe Global Justice Now. «Si Pfizer était un pays, il aurait le 66e PIB mondial, devant des pays comme l’Ethiopie, le Kenya, le Ghana, le Guatemala, Oman et le Luxembourg.»
***
Après avoir amassé autant d’argent, et avec encore plus d’argent dans le futur, on pourrait penser que Pfizer pourrait enfin envisager la notion de «sacrifice partagé». Eh bien, détrompez-vous.
Pfizer continue de résister aux appels qui lui demandent d’accorder une licence pour sa technologie des vaccins, affirmant dans une déclaration faite à Bloomberg en novembre 2021 que «l’industrie est déjà en bonne voie pour produire suffisamment de vaccins pour le monde entier». Les défenseurs des droits de l’homme affirment que la résistance du fabricant de médicaments a sapé les efforts visant à développer des traitements moins coûteux pour les populations des pays pauvres. Entre-temps, au 21 décembre 2021, Pfizer n’avait fourni qu’un maigre 1% de ses vaccins aux pays à faible revenu, selon Oxfam.
Lorsque Pfizer a publié mardi ses résultats financiers concernant les ventes de vaccins contre le covid, Robbie Silverman d’Oxfam a déclaré:
«Les résultats de Pfizer aujourd’hui montrent clairement comment la société a utilisé son monopole pour enrichir ses actionnaires aux dépens de près de la moitié de la population mondiale qui n’a toujours pas accès aux vaccins qui pourraient lui sauver la vie.
»Des milliers de personnes en Afrique meurent chaque jour du covid parce que des entreprises comme Pfizer ont privilégié les profits plutôt que de sauver des vies. Et cela rapporte à Pfizer, qui engrange jusqu’à 1 million de dollars de bénéfices par heure. Il est obscène que nous ayons permis à des entreprises pharmaceutiques comme Pfizer de faire passer leurs profits avant le bien de l’humanité alors que la pandémie s’éternise. Aucune société ne devrait décider de qui vit et qui meurt.»
Robbie Silverman a raison. Oxfam et des groupes tels que la People’s Vaccine Alliance ont fait pression sur les entreprises qui ont produit les vaccins les plus efficaces contre le covid – et sur les gouvernements qui pourraient réglementer ou influencer ces entreprises – pour qu’elles partagent la technologie et soutiennent les efforts visant à une distribution plus équitable des vaccins qui sauvent des vies. Les élus américains, dont le sénateur Bernie Sanders (Indépendant, Vermont), se sont joints à d’autres leaders progressistes du monde entier pour demander la fin de ce que Sanders a qualifié de profit «obscène». «Il est temps pour ces sociétés pharmaceutiques de partager leurs vaccins avec le monde et de commencer à contrôler leur cupidité», a déclaré le sénateur. «Trop, c’est trop!»
Il y a eu quelques progrès. Moderna a annoncé en octobre 2020 qu’elle ne ferait pas valoir les brevets sur son vaccin pendant la pandémie, et un an plus tard, elle a mis fin momentanément à un conflit sur la paternité du vaccin avec le gouvernement des Etats-Unis [1] «pour éviter toute distraction des importants efforts publics-privés en cours pour faire face aux variantes émergentes du SRAS-CoV-2, y compris Omicron». La semaine dernière, la BBC a rapporté que des scientifiques sud-africains avaient créé une copie du vaccin Moderna, «une initiative qui, selon eux, pourrait contribuer à augmenter les taux de vaccination en Afrique».
***
Mais ce n’est pas un progrès suffisant, expliquent les militants qui se concentrent sur les conditions de vacination dans les pays les plus pauvres du monde. Alors que le président Joe Biden est revenu sur la position de l’administration Trump et a soutenu les efforts visant à renoncer aux droits de propriété intellectuelle pour les vaccins contre le covid, l’Union européenne et des pays européens comme la Suisse, selon Global Justice Now, «bloquent les efforts internationaux visant à permettre aux pays à revenu faible et intermédiaire de fabriquer des vaccins et d’augmenter les approvisionnements mondiaux».
Le mécontentement face à l’incapacité de Pfizer à donner la priorité aux soins de santé plutôt qu’aux profits n’a fait que croître ces derniers jours. «A l’heure actuelle, des milliards de personnes n’ont pas accès aux vaccins et aux traitements Covid-19», a déclaré mardi 8 février Tim Bierley de Global Justice Now. «Beaucoup d’entre eux se trouvent dans des pays disposant des installations nécessaires à la fabrication de vaccins à ARN messager, mais la protection jalouse de son brevet par Pfizer y fait obstacle. Et en conséquence nous voyons chaque jour des milliers de décès qui auraient pu être évités.»
Etant donné que le partenaire de Pfizer, BioNTech, a mis au point son vaccin grâce à un financement par emprunt auprès de la Banque européenne d’investissement (BEI), organisme public, et à une subvention d’environ 500 millions de dollars du gouvernement allemand, et que l’entreprise a bénéficié de généreux accords contractuels avec les gouvernements des pays riches, les militants ont reproché au géant pharmaceutique de ne pas se plier lorsqu’il s’agit de partager des formules de vaccins susceptibles de sauver des vies.
«Le développement de vaccins à ARN messager aurait dû révolutionner la réponse mondiale au covid. Mais nous avons laissé Pfizer priver une grande partie du monde de cette innovation médicale essentielle, tout en arnaquant les systèmes de santé publique avec une majoration exorbitante des dépenses», a déclaré Tim Bierley. «Ce n’est rien d’autre que du mercantilisme pandémique qui permet à Pfizer de faire des profits alors que ses vaccins ont été refusés à tant de personnes. Pfizer est aujourd’hui plus riche que la plupart des pays; il a fait plus qu’assez d’argent avec cette crise. Il est temps de suspendre la propriété intellectuelle et de briser les monopoles sur les vaccins.» (Article publié par The Nation, le 10 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
John Nichols est l’auteur de Coronavirus Criminals and Pandemic Profiteers. Accountability for Those Who Caused the Crisis (Verso, janvier 2022). Il est un des rédacteurs responsables de The Nation.
[1] Au cours du dépôt de brevet, un conflit sur la propriété intellectuelle entre la firme Moderna et gouvernement des Etats-Unis. Ce dernier indique que trois scientifiques de l’Agence des Instituts nationaux de la santé (NIH) ont collaboré avec la biotech pour concevoir la séquence génétique qui incite le vaccin à produire une réponse immunitaire. Dès lors, ces scientifiques devaient être cités sur la demande principale de brevet. Moderna et son directeur Stéphane Bancel se sont refusé à le faire initialement. Or, le vaccin est le fruit d’une collaboration de quatre ans entre Moderna et les NIH. Et Moderna a reçu des fonds publics à hauteur de 1,4 milliard de dollars (des sources plus récentes citent le montant de 2,5 milliards de fonds fédéraux). Sans mentionner les commandes publiques d’un demi-milliard de doses. Finalement, Moderna, en fin 2021, comme l’indique le Washington Post du 17 décembre 2021, a suspendu ses exigences initiales concernant la demande de brevet, en invoquant l’importance de faire face au variant Omicron. Le débat sur la copropriété du brevet avec les NIH reste ouvert, d’autant plus qu’un premier essai d’accord n’a pas abouti. Tout cela pose le problème, comme le dit Public Citizen, de ce que révèle «le coup de pied dans la fourmilière de Moderna» suite aux exigences des collaborateurs scientifiques mentionnés. Cela ouvre aussi le débat sur la production par d’autres fabricants de leurs propres versions du vaccin. (Réd.)

La Convention relative aux droits de l’enfant – 30 ans de mise en œuvre, mais où est l’égalité ?
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022
Mona Paré, professeure, Université d’Ottawa, section de droit civil, directrice du Laboratoire de recherche interdisciplinaire sur les droits de l’enfant (LRIDE) La Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) est le fruit de longues négociations qui ont eu lieu aux Nations Unies entre 1979 et 1989 et qui ont abouti à son adoption le 20 novembre 19891. Ces négociations ont permis de développer un texte qui est à la fois d’avant-garde et un compromis reflétant les tensions et les priorités présentes à l’époque. Composée de 54 articles, la CDE se veut une convention complète, garantissant les droits de l’enfant dans tous les aspects de sa vie, sans discrimination. L’examen de sa mise en œuvre est réalisé par le Comité des droits de l’enfant, qui fait des recommandations aux États pour améliorer la mise en œuvre de la Convention. [caption id="attachment_12507" align="alignright" width="370"]
La mise en œuvre des droits de l’enfant : une question d’égalité
Le problème principal est une question d’inégalité. Dans toutes les sociétés du monde, les enfants n’ont pas la même capacité juridique que les adultes. Ils peuvent difficilement faire valoir leurs droits. N’ayant pas le droit de vote, ils n’ont pas non plus de poids politique pour faire pression sur les gouvernements. Ainsi, on a beau leur reconnaitre des droits, ceux-ci restent souvent théoriques et mal appliqués.On ne consulte pas les enfants dans le développement de politiques et de lois ; on ne les place pas au cœur des décisions et des allocations budgétaires ; on s’attend à ce que leurs parents ou tuteurs appliquent et fassent respecter leurs droits.Au Canada, la mise en œuvre des droits de l’enfant fait face à d’autres obstacles encore. Non seulement le Canada ne reconnait pas l’application directe des traités internationaux en droit interne, mais en plus le système fédéral, avec le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux/territoriaux, complique la mise en œuvre d’une convention de type holistique, demandant une coopération entre tous les paliers de gouvernement. Par exemple, la CDE reconnait à l’enfant le droit à l’éducation du niveau primaire au niveau supérieur et dicte les objectifs de l’éducation.
Un enfant qui considérerait que la politique de discipline dans son école viole la CDE n’aurait aucun droit de recours sur la base de la Convention.De plus, le gouvernement fédéral, en ratifiant la Convention, n’a aucun moyen de s’assurer que chacune des provinces et territoires se conforme aux exigences du droit international et, a fortiori, il a encore moins de droit de regard sur ce que font les commissions/conseils/districts scolaires, les collèges et les universités. Un autre obstacle à la mise en œuvre de la CDE est l’inégalité entre les droits de l’enfant et les droits de la personne au Canada7. En effet, on les distingue généralement, les premiers n’ayant pas le même statut que les seconds. Les droits de l’enfant sont souvent compris comme les droits spécifiques que l’on accorde aux enfants dans des contextes particuliers. Au Québec, on reconnait certains droits aux enfants dans le Code civil et dans la Loi sur la protection de la jeunesse. Ces droits ne font pas partie des droits de la personne protégés au niveau constitutionnel et quasi constitutionnel. Bien que la Charte des droits et libertés de la personne (Charte québécoise) inclue l’article 39 sur les droits de l’enfant, celui-ci est bien insuffisant, ne reconnaissant à l’enfant que le droit à la protection par ses parents. De plus, ce droit est placé dans le chapitre des droits économiques et sociaux, qui n’ont pas le même statut que les droits considérés comme fondamentaux8. Mais ne peut-on pas dire que tous les droits protégés par la Charte canadienne des droits de la personne et la Charte québécoise s’appliquent aux enfants ? En principe, oui.
Cependant, il suffit d’examiner la jurisprudence en matière de discrimination ou des droits garantis par la Charte canadienne pour se rendre compte que les enfants sont rarement les [caption id="attachment_12512" align="alignright" width="415"]Tous ces obstacles auxquels font face les enfants dans la reconnaissance et l’exercice de leurs droits sont accentués par le fait que le Canada n’a pas ratifié le troisième Protocole facultatif à la CDE qui permet l’examen d’allégations de violations aux droits de l’enfant par le Comité des droits de l’enfant. Ainsi, on peut affirmer que malgré un discours en faveur des droits de l’enfant, dans la pratique, on n’a pas adhéré à la nouvelle philosophie des droits de l’enfant reconnaissant ceux-ci comme détenteurs des droits de la personne et permettant l’adaptation des droits à leur endroit.Crédit : L’égalité des droits, Eve Bélanger, 11 ans[/caption] principaux concernés par les causes présentées devant les tribunaux.
La discrimination dans l’application des droits de l’enfant
Les enfants ne bénéficient donc pas des droits de la personne sur un pied d’égalité avec les adultes. De plus, l’application égale des droits de l’enfant entre différents groupes d’enfants est encore loin d’être atteinte au Canada. La CDE inclut la non-discrimination parmi ses principes généraux applicables à toute la Convention, les autres principes étant l’intérêt supérieur de l’enfant, la vie, la survie et le développement, ainsi que le respect de l’opinion de l’enfant9. L’article 2 de la CDE dispose que les droits énoncés dans la Convention doivent être appliqués sans aucune distinction à tous les enfants. Les États doivent prendre aussi des mesures pour protéger les enfants contre toute forme de discrimination. L’examen de la mise en œuvre de la CDE par le Comité des droits de l’enfant démontre des problèmes systémiques et récurrents dans la mise en œuvre de la Convention. Le suivi de la mise en œuvre de la CDE au Canada a été effectué à trois reprises et le quatrième examen aura lieu en mai 2022. Depuis le début, le Comité note l’application inégale des principes généraux dans le pays et le fait que ces principes n’ont pas été bien inclus dans la législation et les politiques10.Lors du dernier examen périodique en 2012, le Comité note la fragmentation du droit et « des incohérences dans la mise en œuvre des droits de l’enfant sur le territoire [canadien], de sorte que des enfants dans des situations analogues font l’objet de disparités dans la réalisation de leurs droits selon la province ou le territoire où ils résident11 ».Il y a donc une application inégale des droits de l’enfant selon leur lieu de résidence au Canada. Les différences entre enfants sont encore plus marquées si l’on s’intéresse à des groupes d’enfants en particulier. Depuis le premier examen en 1995, jusqu’à aujourd’hui, le Comité a souligné la discrimination systémique que vivent certains groupes d’enfants et notamment les Autochtones, les Noirs, et les enfants migrants. Le Comité est toujours préoccupé par la surreprésentation des enfants autochtones et afro-canadiens dans le système de justice pénale et les structures de protection de l’enfance ; il note aussi le manque d’accès aux services pour les enfants vulnérables incluant les enfants migrants ; il fait part de ses inquiétudes au sujet de la pauvreté des enfants causée par les inégalités de revenus, « la répartition inéquitable des avantages fiscaux et des transferts sociaux en faveur des enfants12 ». Les travaux de l’UNICEF montrent aussi le résultat qu’a l’inégalité des revenus sur la situation des enfants au Canada. En effet, parmi 38 pays considérés comme riches, le Canada se situe au 30e rang pour ce qui est du bien-être des enfants, entre la Grèce et la Pologne13.
Pour une mise en œuvre efficace
Vu ce constat décevant après 30 ans, peut-on espérer un véritable respect des droits de l’enfant et une mise en œuvre efficace de la CDE ? Le Canada a soumis son nouveau rapport qui sera examiné prochainement par le Comité des droits de l’enfant, à la lumière des rapports alternatifs préparés par la société civile et dépeignant une réalité moins reluisante que celle présentée par les gouvernements. Le rapport étatique fait état des accomplissements des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux pour l’amélioration de la situation des enfants. Comme exemple des progrès accomplis, on y mentionne entre autres le fait que le Québec a fourni du financement supplémentaire à son programme de garde d’enfants14, qu’il a mis en œuvre le Plan d’action gouvernemental pour l’inclusion économique et la participation sociale 2017-202315, ou encore qu’il a lancé la Stratégie 0 à 8 ans – Tout pour nos enfants en 2018 pour améliorer l’éducation de la petite enfance16. Bien que ces initiatives servent à améliorer la vie des enfants, elles sont loin d’être suffisantes. Elles témoignent d’une approche incohérente à la mise en œuvre des droits de l’enfant. Il nous manque une stratégie globale pour l’application des droits de l’enfant. Plus encore, il nous faut une culture de respect et de reconnaissance des droits de l’enfant en tant que droits de la personne.- Résolution 44/25 de l’Assemblée générale des Nations Unies, 20 novembre 1989.
- Par Irène Théry, Nouveaux droits de l’enfant, la potion magique ?, (1992) 180 Esprit 5 ; Bruce C. Hafen et Jonathan O. Hafen, « Abandoning Children to their Autonomy: The United Nations Convention on the Rights of the Child », (1996) 37 Harv. Int’l L.J. 449.
- Décret numéro 1676-9 1 du 9 décembre
- État des traités, Convention relative aux droits de l’enfant. En ligne: https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=IV-11&chapter=4&clang=_fr
- Article 1,CDE
- Par exemple, selon l’UNICEF, un tiers des enfants de bas âge sont mal nourris : UNICEF, Situation des enfants dans le monde 2019, https://www.unicef.org/ media/62526/file/La-situation-des-enfants-dans-le-monde-2019.pdf , 8.
- Voir Mona Paré, « Children’s Rights Are Human Rights and Why Canadian Implementation Lags Behind », Canadian Journal of Children’s Rights (2017) 4(1)
- Voir notamment Alain-Robert Nadeau, La Charte des droits et libertés de la personne : origines, enjeux et perspetives, 2006, Revue du Barreau 1, 46.
- Voir Mona Paré, La mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l’enfant : une question de principes, dans Le Tribunal des droits de la personne et le Barreau du Québec, Race, femme, enfant, handicap : les conventions internationales et le droit interne à la lumière des enjeux pratiques du droit à l’égalité, Cowansville, Yvon Blais, 2010, p. 391
- Comité des droits de l’enfant, Observations finales du Comité des droits de l’enfant : Canada, 1995, NU, CRC/C/15/Add.37, para. 11.
- Comité des droits de l’enfant, Observations finales sur les troisième et quatrième rapports périodiques du Canada, 2012, Doc NU, CRC/C/CAN/CO/3-4, 10. Voir aussi Comité des droits de l’enfant, Observations finales : Canada, 2003, CRC/C/15/Add.215, para. 8.
- Comité de droits de l’enfant 2012, supra note 11, 67. Voir aussi Comité des droits de l’enfant 2003, supra note 11, para. 41.
- UNICEF Innocenti, Des mondes d’influence : Comprendre ce qui détermine le bien-être des enfants dans les pays riches, Bilan Innocenti 16, En ligne : https://www.unicef.ca/sites/default/files/2020-09/WorldsOfInfluence_FR.pdf. Pour une explication de la situation au Canada, voir UNICEF Canada, Bilan Innocenti 16 de l’UNICEF – document canadien d’accompagnement, 2020. En ligne : https://www.unicef.ca/sites/default/files/2020-11/UNICEF%20RC16%20 Canadian%20Companion%20FR%20-%20DIGITAL.pdf
- CRC/C/CAN/5-6, 50.
- Ibid, 134.
- Ibid, 157.
L’article La Convention relative aux droits de l’enfant – 30 ans de mise en œuvre, mais où est l’égalité ? est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Sous la marée noire : le pouvoir des transnationales des combustibles fossiles, et la résistance naissante d’un mouvement transnational

Par Louise Wagner et Elias König
Un bref coup d’œil aux gros titres des dernières semaines pourrait donner l’impression que l’année 2022 n’a pas particulièrement bien commencé pour l’industrie pétrolière. Au Pérou, le groupe espagnol Repsol a été responsable d’une grave catastrophe pétrolière à la mi-janvier, après que des milliers de barils de pétrole se sont déversés lors d’un accident d’un pétrolier. Les images des plages polluées ont fait le tour du monde et le Pérou a déclaré l’état d’urgence environnemental. Quelques jours plus tard, l’Equateur voisin a également connu une grave crise. Au milieu de la forêt amazonienne, un glissement de terrain a endommagé un pipeline. Plus d’un million de litres de pétrole se sont par la suite déversés librement dans les régions environnantes [région de jungle amazonienne à la frontière des provinces de Napo et Sucumbios, avec risque immédiatement déclaré de pollution de la rivière Coca].
Presque au même moment, les informations en provenance de l’est de la Thaïlande se sont également multipliées. Suite à une fuite dans un pipeline sous-marin, une marée noire s’est rapidement formée et le gouvernement a dû fermer les «plages de rêve» de la région de Rayong, très appréciées des touristes [selon RFI du 29 janvier, la vie marine a été touchée par la pollution].
En Argentine, des milliers de personnes sont descendues dans la rue depuis des semaines pour s’opposer aux décisions adoptées par le gouvernement peu avant la fin de l’année. Celles-ci autoriseraient le groupe argentin YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), le groupe norvégien Equinor ainsi que Shell à utiliser des méthodes sismiques pour rechercher des matières premières fossiles sur la côte. Cette méthode provoque un bruit énorme sous l’eau et représente un danger concret pour l’orientation des animaux marins.
Sur le marché des capitaux, les entreprises fêtent leurs succès
Si l’on examine la bourse, la situation est toutefois très différente. L’industrie pétrolière et gazière est en plein essor. Le groupe pétrolier Shell, par exemple, a multiplié ses bénéfices par quatorze (!) au cours du dernier trimestre 2021. Exxon Mobil enregistre ses plus gros bénéfices depuis sept ans. Même le groupe espagnol Repsol, impliqué dans plusieurs scandales, a passé le mois sans encombre sur le plan économique. [TotalEnergies a engrangé pour l’exercice 2021 un bénéfice net de 16 milliards de dollars, le plus haut depuis 15 ans.] Cela montre à quel point les entreprises fossiles sont bien organisées. Les gouvernements n’ont souvent que peu de choses à leur opposer, surtout dans les pays où les matières premières sont extraites. Le chiffre d’affaires annuel de certains groupes dépassant la performance économique de pays entiers, cette impuissance n’est guère surprenante.
Mais qu’est-ce que cela signifie pour le mouvement climatique, dont la résistance semble jusqu’à présent se casser les dents sur l’influence de la puissante industrie du pétrole et du gaz? Dans les pays où les ressources sont prioritairement exploitées, les activistes subissent une énorme répression. Régulièrement, des écologistes sont menacés ou même assassinés. Toutefois, dans une société marquée par des préventions face aux populations du dit tiers-monde, on se soucie peu de ce qui se passe dans les pays du Sud. Dans les pays où se trouvent les sièges sociaux des entreprises transnationales, cette thématique est très souvent absente de la rhétorique du mouvement de protestation. Les gouvernements continuent même de considérer les industries fossiles comme des partenaires dans la lutte contre la crise climatique.
Une journée d’action internationale
Le mouvement climatique est donc confronté à deux défis. Premièrement, les crimes écocidaires commis par les entreprises fossiles dans les pays du Sud et leur influence massive sur les sociétés du Nord doivent être placés au centre de l’attention. Deuxièmement, les préoccupations des habitants des régions les plus touchées doivent être placées au premier plan. Car ce sont eux qui s’opposent depuis longtemps aux structures de pouvoir néocoloniales des transnationales.
Une journée d’action internationale contre le capitalisme fossile, organisée à la dernière minute le vendredi 4 février, a montré comment cela peut fonctionner. Suite aux nombreuses marées noires de ces dernières semaines, plus de 50 groupes de 19 pays se sont réunis sous le mot d’ordre d’une Global Coastline Rebellion. Les protestations ont été soutenues en particulier par des groupes issus des pays du Sud, comme l’Argentine, le Pérou et l’Afrique du Sud. Par diverses actions, ils ont appelé à un soulèvement mondial des communautés côtières contre les entreprises qui détruisent leurs moyens de subsistance.
Une question de dette climatique
Des manifestations ont également eu lieu à Hambourg et à Berlin contre l’industrie des énergies fossiles, dont la société allemande Wintershall DEA [filiale de BASF]. Le mouvement climatique européen s’est joint à des groupes d’Amérique du Sud. Au premier plan des protestations figuraient notamment la revendication de réparations pour les communautés lésées et l’annulation de la dette des pays du Sud. En contrepartie, les matières premières fossiles seraient laissées dans le sol – dette climatique contre dette financière, ou «climate debt swap», comme l’a appelé l’activiste argentin Esteban Servat.
L’orientation internationale des protestations, tant dans leurs revendications que dans leur organisation, est importante. C’est la seule façon de démasquer les contradictions de la politique d’implantation climato-nationaliste [dans le cadre de la politique de promotion économique concurrentielle] du gouvernement fédéral de l’Allemagne, qui transfère de manière mal définie les coûts d’une transformation prétendument écologique du capitalisme sur le dos des pays du Sud global. Mais sans une réduction drastique du pouvoir des groupes pétroliers et gaziers basés dans le Nord et une organisation démocratique de la production d’énergie, les objectifs climatiques au Nord et au Sud ne pourront pas être atteints. Pour cela, il faut une pression massive de la base.
Une journée d’action isolée n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais l’ampleur de la mobilisation spontanée montre à quel point le potentiel d’un mouvement climatique d’orientation internationaliste est grand. Mais ce qui est encore plus remarquable que l’ampleur des groupes et des pays impliqués, c’est le renversement réussi des rapports de force existants: les préoccupations de ceux et celles qui sont directement concernés par l’extraction de matières premières fossiles ont été placées au centre des protestations d’un mouvement pour la justice climatique, majoritairement eurocentriste. Les gens se sont rassemblés au-delà des mouvements et des pays – dans une action dirigée par le Sud global contre les institutions néocoloniales comme le FMI, la Banque mondiale et les entreprises transnationales. Comme l’a appelé l’un des organisateurs à Berlin: «Peut-être que cela peut être le début d’une nouvelle façon de se mobiliser; où le Nord peut se réunir avec le Sud, et mener la lutte contre les transnationales qui nous tuent.» (Article publié par Der Freitag, le 9 février 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
Louise Wagner est sociologue et fait partie de plusieurs coalitions internationales qui luttent pour la justice environnementale et climatique.
Elias König est l’auteur de Klimagerechtigkeit warum wir braucht eine sozial-ökologische Revolution (Unrast-Verlag) et est engagé dans la coalition Shell Must Fall.

Augmenter les taux d’intérêt, c’est arnaquer les travailleurs et travailleuses

Margaret Thatcher a peut-être mis fin à la crise des années 1970, mais elle l’a fait en plongeant des millions de personnes dans la pauvreté et en créant une économie qui a fonctionné pour une petite élite dans le sud de l’Angleterre. (Levan Ramichvili / Flickr)
PAR GRACE BLAKELEY
Avec une inflation dépassant les 5 % pour la première fois depuis la crise financière, les décideurs sont perplexes. La réponse orthodoxe à une inflation élevée est d’augmenter les taux d’intérêt. L’augmentation du coût d’emprunt est censée réduire les dépenses et les investissements, réduisant ainsi la pression sur les ressources qui peut faire grimper les prix lorsque l’économie est en croissance rapide.
Mais l’inflation n’est pas toujours causée par des taux élevés de croissance économique se heurtant à des ressources limitées. Elle peut être causée par tout ce qui génère un déséquilibre soudain entre la demande et l’offre d’un produit particulier. Aujourd’hui, ces matières premières sont des combustibles fossiles.
La hausse des prix du pétrole et du gaz naturel – héritage d’une pandémie au cours de laquelle l’activité économique, et donc la consommation de carburant, est tombée à des niveaux très bas entraînant une réduction de l’offre – a un impact sur les prix de presque tous les autres produits de base. Cet effet domino s’est particulièrement manifesté dans le domaine alimentaire en raison du rôle important des engrais dérivés du gaz naturel.
Le résultat a été une augmentation particulièrement forte de l’inflation des importations de produits alimentaires, de carburant et d’autres biens de consommation au Royaume-Uni – exacerbée par les perturbations des chaînes d’approvisionnement également causées par la pandémie. Ce type d’inflation affecte principalement les pauvres, et près de 5 millions de personnes ont maintenant du mal à se nourrir au Royaume-Uni en raison de la hausse des prix.
Cette situation inhabituelle soulève une question importante : que sont censés faire les décideurs lorsque l’inflation est élevée, mais que la croissance et l’investissement sont faibles ?
Des questions similaires ont été posées dans les années 1970, juste à l’aube de la révolution néolibérale. Au Royaume-Uni, la croissance et l’investissement ont été faibles mais l’inflation a été élevée, encore une fois en raison de la hausse des prix de l’énergie résultant de la formation de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).
La rupture de la relation entre l’emploi et l’inflation intervenue durant cette période est désormais considérée comme le glas du consensus keynésien. Étant donné que l’inflation n’était pas alimentée par une forte demande, elle ne pouvait pas simplement être résolue en réduisant les dépenses publiques, en augmentant les taux d’intérêt ou en négociant la modération salariale avec les syndicats. Le problème était l’énergie.
Naturellement, ce fait a donné aux travailleurs du secteur de l’énergie beaucoup plus de pouvoir. Les mineurs en particulier s’organisent durant cette période pour obtenir des augmentations de salaires et freiner le déclin de leur industrie.
Au même moment, les économistes néolibéraux ont cherché à utiliser la « crise de stagflation » comme une opportunité pour détruire les derniers vestiges de l’accord social-démocrate. Ils ont fait valoir que l’inflation était alimentée par des gouvernements irresponsables injectant trop d’argent dans l’économie et ne parvenant pas à affronter des syndicalistes trop militants exigeant des salaires plus élevés.
Les interprétations divergentes de la crise ont conduit à une confrontation épique entre le capital et le travail qui a abouti à l’hiver du mécontentement, à l’introduction d’une semaine de trois jours et, finalement, à l’élection de Margaret Thatcher.
Thatcher a immédiatement entrepris d’institutionnaliser la vision néolibérale de l’inflation en augmentant drastiquement les taux d’intérêt. Les néolibéraux soutenaient que l’inflation était «toujours et partout un phénomène monétaire» : en d’autres termes, lorsque les prix augmentaient, c’était parce que les gouvernements avaient perdu le contrôle de la masse monétaire. L’augmentation des taux d’intérêt – parallèlement à la réduction des dépenses publiques – découragerait l’emprunt et limiterait donc la croissance de la masse monétaire.
Cette théorie n’a jamais fonctionné dans la pratique. Grâce à la déréglementation financière, les emprunts sous Thatcher ont augmenté plus rapidement qu’à n’importe quel moment de l’histoire. Mais la hausse drastique des taux d’intérêt n’a jamais été destinée à réduire la masse monétaire – elle était censée créer une récession qui disciplinerait le travail organisé.
Le monétarisme est discrètement tombé en disgrâce parmi les banquiers centraux au cours des années 1980, car il est devenu clair qu’il n’y avait pas de moyen facile d’utiliser les taux d’intérêt pour contrôler la masse monétaire. Mais le choc des taux d’intérêt de Thatcher – repris par le choc Volcker qui a eu lieu aux États-Unis – est demeuré dans les mémoires comme une étape nécessaire et décisive pour endiguer la « spirale salaires-prix » des années 1970.
Thatcher a peut-être mis fin à la crise des années 1970, mais elle l’a fait en plongeant des millions de personnes dans la pauvreté et en créant une économie qui a fonctionné pour une petite élite dans le sud de l’Angleterre. Une part importante de la tourmente politique et économique que nous vivons aujourd’hui remonte aux décisions prises sous son gouvernement.
De plus, l’inflation a fini par baisser à long terme en raison de la stabilisation des prix du pétrole, ce qui se serait produit de toute façon avec la normalisation du rôle de l’OPEP sur les marchés mondiaux de l’énergie.
La réussite singulière de Thatcher n’a pas été de trouver comment utiliser la politique monétaire pour faire baisser l’inflation ; il s’agissait de trouver comment utiliser la politique monétaire pour discipliner la classe ouvrière. Aujourd’hui, ses descendants tentent de faire exactement la même chose.
Les partisans d’une hausse des taux d’intérêt savent que le problème auquel nous sommes confrontés n’est pas la surchauffe de l’économie, mais les répercussions du choc de la hausse des prix de l’énergie. Rendre l’emprunt plus cher ne fera que contraindre encore plus une économie stagnante, freinant la consommation et l’investissement – et donc les salaires et la création d’emplois.
Mais tout comme dans les années 1980, le capital doit discipliner le travail afin de protéger les profits. Certains travailleurs ont eu beaucoup de congés payés ou ont passé plus de temps à travailler à domicile et ne veulent pas revenir aux conditions de travail lamentables des années pré-pandémiques.
D’autres ont eu moins de chance, passant ces dernières années à gagner de maigres salaires dans des conditions dangereuses. Mais bon nombre de ces travailleurs s’organisent – nous constatons une légère augmentation de l’adhésion et de l’activité syndicale qui pourrait commencer à renverser un déclin de plusieurs décennies.
Il est peu probable que nous soyons encore en face d’une thérapie de choc monétaire à la Thatcher. En dehors de toute autre chose, les syndicats restent dans une position si faible qu’une hausse spectaculaire des taux d’intérêt (par opposition à celle récemment annoncée) est une tactique inutile étant donné le chaos qu’elle causerait.
Mais la droite tente déjà dans son discours de rendre les travailleurs et travailleuses responsables de l’augmentation actuelle de l’inflation afin de justifier une réponse disciplinaire de l’État. Il suffit de regarder le plaidoyer du gouverneur de la Banque d’Angleterre pour la modération salariale (qui a été ridiculisé à juste titre depuis qu’il est apparu qu’il gagnait plus d’un demi-million de livres par an).
L’un des rares “problèmes” auxquels l’économie britannique ne fait absolument pas face est l’inflation des salaires. Les travailleurs britanniques ont connu la plus longue période de stagnation salariale depuis les années 1800 . Et bien qu’il y ait eu des augmentations de salaire après la pandémie dans certains secteurs associés à des pénuries, celles-ci ont été limitées et seront probablement temporaires, car les travailleurs réagissent en comblant les lacunes.
La dernière analyse du Congrès des syndicats (TUC) montre que les salaires hebdomadaires sont désormais inférieurs de 3 £ à ceux du moment du krach financier de 2008. La trajectoire générale des salaires après la pandémie n’est pas encore claire, mais les premiers indicateurs suggèrent que la croissance des salaires – en particulier dans les secteurs les moins bien rémunérés – revient aux niveaux d’avant la pandémie.
Dans ce contexte, la hausse des taux d’intérêt aura deux effets. Premièrement, cela augmentera l’impact de l’inflation sur les ménages les plus pauvres en rendant leurs emprunts plus chers. En fait, cela risque d’enfoncer des millions de familles dans l’endettement.
Deuxièmement, cela découragera les investissements dans une économie où les investissements productifs étaient déjà dangereusement bas avant le début de la pandémie. Cela se traduira par moins d’emplois, une baisse de la productivité et une croissance des salaires plus faible à long terme.
En d’autres termes, des taux d’intérêt plus élevés se traduiront par un niveau de vie encore plus bas pour les millions de personnes déjà gravement touchées par une inflation élevée. De plus, ils n’auront pas d’impact sur l’inflation tant que les prix de l’énergie ne baisseront pas, ce qui n’arrivera qu’avec une augmentation de l’offre.
Plutôt que d’augmenter les taux d’intérêt, nous devrions plaider pour un contrôle des prix à court terme et un soutien public à la fourniture des produits de première nécessité à long terme – peut-être par le biais d’un service alimentaire national .
L’investissement dans les énergies renouvelables est essentiel pour de nombreuses raisons : maintenir les prix bas, maintenir la sécurité énergétique, décarboner, créer des emplois et se remettre de la pandémie.
L’inflation est toujours politique – l’inflation elle-même et la réponse à celle-ci profitent à certains groupes et nuisent à d’autres. Nous ne pouvons pas permettre à la droite de s’en tirer en blâmant les travailleurs pour un ensemble de problèmes causés par le capital.
Après tout, nous ne serions pas confrontés à ce problème si les gouvernements précédents avaient pris au sérieux la nécessité d’investir dans les sources d’énergie renouvelables. Et les sociétés énergétiques comme Exxon Mobil et BP enregistrent des bénéfices exceptionnels en raison de la hausse des prix du pétrole et du gaz naturel.
Les travailleurs ont supporté le coût de toutes les crises au cours des cinquante dernières années au moins – ils ne peuvent pas et ne seront pas obligés de supporter tous les coûts de celle-ci.
Traduction NCS

Comment la Russie semble devenue un dangereux ours à abattre ?

Depuis plusieurs semaines, les médias mettent l’emphase sur la menace russe comme étant une des plus graves depuis la Seconde Guerre mondiale, rien de moins. Propagande! C’est le mot-clé qui sous-tend les déclarations du gouvernement Trudeau, lequel avalise sans sourciller les stratégies de l’OTAN pilotées par les États-Unis.
Mais pourquoi parler de propagande?
Tout d’abord, dans le dossier Ukraine-Russie-OTAN, le Canada a présenté sa stratégie globale formulée clairement par la ministre Chrystia Freeland à la télévision de Radio-Canada. Je paraphrase : il s’agit d’un combat de la démocratie contre la dictature… Rien de moins. Sa position manichéenne tient de la caricature. Il ne s’agit pas de banaliser les stratégies russes ni de déclarer Vladimir Poutine sans critique, mais plutôt d’affirmer que, malgré nos différends, le Canada cherche la paix et propose de s’asseoir à une table de négociation sérieuse. Actuellement, le gouvernement canadien dit le contraire et se montre peu disposé à chercher des solutions pacifiques. Cet entêtement du gouvernement de Justin Trudeau s’avère le contraire de ce que proposait Jocelyn Coulon[1] dans Le Devoir: « Le Canada a-t-il encore la volonté politique, les ressources intellectuelles et les moyens techniques d’agir de manière constructive dans la crise actuelle ? En un mot, est-il prêt à faire preuve d’imagination et d’audace ? » Hélas, ce n’est pas le cas alors que la France, comme le rapporte Fabien Deglise dans Le Devoir,[2] a choisi cette voie. Le gouvernement canadien joue plutôt la carte de la propagande. Le gouvernement de Justin Trudeau se contente de formules toutes faites et de généralités. La dynamique de la propagande ne cherche pas à expliquer, mais à convaincre en utilisant des manœuvres dignes d’un scénario de film avec des personnages (les bons – nous, OTAN, Canada, États-Unis) contre les méchants (Russie et Vladimir Poutine), des scènes supposées de violence, de menace et de terreur (la guerre). Dans une stratégie de propagande, le style du langage, le choix des mots et le ton occupent une place prééminente au détriment du contenu réel. On cherche à imposer une ligne de pensée sans en expliquer le sens ni la portée. Une telle stratégie mène tout droit à la manipulation de l’opinion publique.
Pour tenter de comprendre la position canadienne, quelques questions de base s’imposent.
Premièrement, QUI sont les acteurs? QUI a intérêt à développer des opérations de propagande? Dans ce cas, la bonne vieille utilisation des images fortes et manichéennes sert bien les intérêts de l’OTAN comme acteur principal facilement identifiable comme la figure des bons, donc nous, les démocrates vertueux, et celle de la Russie de Vladimir Poutine dans le camp des méchants antidémocratiques vilains, infréquentables et porteurs d’une menace à nos valeurs pire que tous les virus réunis. Attention, notre société de consommation est menacée, pourrait-on entendre dans les arcanes du pouvoir réservés aux lobbyistes de tout poil…
Dans toutes les stratégies de propagande, les tacticiens identifient donc une figure connue caricaturée comme une menace à la sécurité. Il importe de créer et de renforcer l’image de cet ennemi personnalisé, incarné dans un personnage que la masse va apprendre à haïr et à craindre. Dans le cas qui nous occupe, le président Poutine incarne la menace parfaite. Faire peur au monde s’avère toujours une formule payante pour justifier une défense, l’augmentation de budgets militaires, l’envoi de troupes à un endroit donné et la création d’une opinion publique favorable à la guerre. Rappelons-nous la guerre du Golfe! Saddam Hussein en Irak et Mouammar Kadhafi en Libye représentaient les figures du mal, de la terreur et de la menace à notre sécurité. Toutes ces significations reposaient sur de fausses informations, notamment la possession d’armes de destruction massive. Il fallait les abattre pour justifier les interventions militaires et la prise de contrôle par la mise en place de gouvernements favorables aux intérêts occidentaux. Sous de faux prétextes, on leur a déclaré la guerre. Dans cette veine, il y aurait beaucoup à dire au sujet des personnages de l’histoire du monde qui ont été utilisés pour justifier des guerres trop souvent insensées.
Deuxièmement, il faut poser d’autres questions simples : QUOI et POURQUOI? En d’autres termes, quels sont les enjeux et les intérêts en cause dans une situation donnée? Rappelons un fait historique : l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a avalé plusieurs pays proches de la Russie (Albanie, Bulgarie, Croatie, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Macédoine du Nord, Monténégro, Pologne, République tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie); la Géorgie et l’Ukraine restent dans les ambitions hégémoniques de l’OTAN, ce qui agace la Russie. L’Ukraine étant le voisin important de la Russie constitue une pièce majeure sur l’échiquier de l’OTAN face à la Russie. Depuis des décennies, l’OTAN tente par tous les moyens (politiques, militaires et économiques, incluant l’espionnage) de convaincre le gouvernement ukrainien de joindre l’OTAN (puissante alliance militaire) pour élargir son champ d’influence et maintenir une pression en continu sur la Russie. Les positions de l’OTAN restent proches de ses racines, soit l’ancienne politique de la guerre froide qui a maintenu la peur du socialisme incarné par l’Union des républiques soviétiques socialistes (URSS) pendant des décennies. L’URSS a disparu, mais la Russie en est l’héritière symbolique significative dans l’opinion publique. En elle-même, elle porte une sorte de stigmate facile à exploiter à partir de l’ancienne peur du socialisme ancrée profondément dans les esprits.
Une négociation pacifique s’impose.
Dans le cas du conflit actuel, voyons ce qu’en disait Jocelyn Coulon[3] dans l’article déjà cité: « La Russie a avancé des propositions afin de mettre fin à la crise actuelle et de lancer une négociation sur le système de sécurité européen conçu il y a déjà trente ans et dont elle a été exclue. Elle a demandé à l’OTAN de s’engager à ne plus admettre d’ex-pays de l’Est dans l’Alliance, de renoncer à déployer des bases ou des armes dans les pays ayant adhéré à l’Alliance depuis 1997 ou des pays ne faisant pas partie de l’OTAN, de cesser ses activités militaires à proximité des frontières russes, de ne plus aider militairement l’Ukraine et d’interdire les missiles de portée intermédiaire en Europe. » Actuellement, au lieu d’expliciter cet enjeu critique majeur, le contenu de la propagande met l’emphase, comme toujours, sur la « menace russe » sans aucune véritable explication.
En outre, il y aurait beaucoup à dire au sujet des intérêts économiques, dont l’exportation du pétrole russe vers l’Allemagne; les pays occidentaux ne veulent pas d’une Russie riche et forte qui pourrait s’installer à demeure comme alliée de la Chine, ce qui constituerait une menace à la domination économique et militaire des États-Unis et de ses alliés.
Et vient le COMMENT; la Russie a placé ses troupes en face de l’Ukraine en disant à l’OTAN quelque chose comme : on en a assez de vos avancées militaires et de votre refus de négocier. Et elle attend. L’OTAN répond par des bravades en cherchant à pousser encore plus loin ses entrées en Ukraine (envoi de matériel militaire, de soutien financier et de contingents dans les pays limitrophes). Le Canada compte déjà des militaires en Ukraine et en Lettonie, ce au nom de la solidarité et de la sécurité.
Au lieu de se ranger béatement derrière les positions politiques et stratégiques américaines et celles de l’OTAN, le Canada devrait jouer un rôle de médiateur et de négociateur. Les motifs de discorde comme le rôle de la Russie en Crimée et au Dunbass où le Canada pourrait tout au moins suggérer l’envoi de Casques Bleus de l’ONU tout comme les positions actuelles de l’OTAN et de la Russie méritent une recherche de solutions négociées, non celles des canons et des chars. Les discours démagogiques véhiculés par la propagande actuelle mènent à un cul-de-sac et pourraient éventuellement entraîner un conflit ouvert.
Dans le journal Le Devoir du 5 février 2022, Patrick Moreau soulignait le fait qu’un consensus au sujet de décisions de l’État ne peut advenir qu’en débattant des questions qui divisent. Et il pose une question fondamentale : « Quelle conclusion en tirer, sinon que l’esprit démocratique peut être (et a souvent été dans le passé) du côté de ce qui divise et fait débat, et que les fausses unanimités à propos de décisions prises au sommet de l’État sans avoir fait l’objet de publicité ni de la moindre consultation de la population relèvent en réalité du déni de démocratie, même si elles se veulent moralement bien intentionnées?[4] »
Actuellement, la recherche de solutions pacifiques semble bloquée. Gagner l’Ukraine, trophée de chasse, permettrait à l’OTAN de clamer devant la Russie, royaume du jeu d’échecs : échec et mat!
Mais restons optimistes! Rien n’est encore joué. La paix repose sur l’espoir d’un règlement négocié du conflit.
[1] Coulon, Jocelyn. Le Canada peut jouer un rôle dans l’avenir de l’Ukraine in Le Devoir (25 janvier 2022). https://www.ledevoir.com/opinion/idees/664044/point-de-vue-le-canada-peut-jouer-un-role-dans-l-avenir-de-l-ukraine
[2] Deglise, Fabien. L’invasion russe de l’Ukraine inquiète davantage de loin que de proche in Le Devoir (4 février 2022). https://www.ledevoir.com/monde/europe/669792/analyse-l-invasion-russe-en-ukraine-inquiete-davantage-de-loin-que-de-proche
[3] Coulon, Jocelyn. Le Canada peut jouer un rôle dans l’avenir de l’Ukraine in Le Devoir (25 janvier 2022). https://www.ledevoir.com/opinion/idees/664044/point-de-vue-le-canada-peut-jouer-un-role-dans-l-avenir-de-l-ukraine
[4] Moreau, Patrick. Diviser la population in Le Devoir (5 février 2022). https://www.ledevoir.com/opinion/libre-opinion/670140/point-de-vue-diviser-la-population

« Le choix de la ville de Pékin par le CIO est en parfaite adéquation avec la Charte olympique »

Entretien avec Marc Perelman par FigaroVox
Marc Perelman: Il y a exactement trois ans, le Suisse Gianfranco Kasper, alors président de la Fédération internationale de ski (FIS), membre du CIO de 2000 à 2018, puis membre honoraire jusqu’à son décès en 2021, déclarait à propos des JO que «les dictatures peuvent accomplir de telles choses, organiser de tels événements. Elles n’ont pas besoin d’en référer au peuple […]. Tout est plus facile avec les dictatures pour nous. D’un point de vue économique, je veux simplement aller dans des dictatures, je ne veux pas débattre avec les défenseurs de l’environnement». Cet homme sensible parlait des JO de Sotchi de 2014 et de son organisation impeccable par Vladimir Poutine avec son lot d’arrestations de membres d’ONG de défense de la nature, d’homosexuels, de dissidents politiques. Sotchi fut aussi l’apothéose en matière de destruction de l’environnement à coups de bulldozer et de canons à neige: bouleversement du paysage (400 km de route, 70 ponts, 12 tunnels, un aéroport au milieu de la ville), modification du cours des rivières, neige artificielle… Sotchi est aujourd’hui une ville-fantôme où les installations sportives et les hôtels construits pour l’occasion sont laissés en jachère et inhabités. Poutine et ses amis ont créé une ville artificielle pour quinze jours de compétition puis l’ont abandonnée une fois parti le cirque blanc.
Avec les JO d’hiver de Pékin, le régime dictatorial de Xi Jinping a franchi un cran supplémentaire dans l’absurde. A croire que la compétition olympique se joue aussi sur le plan de l’organisateur le plus délirant. A Pékin, ce sera 100% de neige artificielle alors que le comité d’organisation promet que les JO seront «respectueux de l’environnement, fédérateurs, ouverts et propres».
Le choix de la ville de Pékin par le CIO est en parfaite adéquation avec la Charte olympique. Celle-ci se veut en effet «une philosophie de vie, exaltant et combinant en un ensemble équilibré les qualités du corps, de la volonté et de l’esprit. Alliant le sport à la culture et à l’éducation, l’olympisme se veut créateur d’un style de vie fondé sur la joie dans l’effort, la valeur éducative du bon exemple et le respect des principes éthiques fondamentaux universels». «Philosophie» renvoie pourtant dans son étymologie même à l’amour de la sagesse. Or, rien dans les JO de Pékin ne relève de la sagesse mais tout relève plutôt de la démesure assumée, du gigantisme, de l’artificialisation généralisée sans parler des mesures de protection extrêmes contre le Covid-19 qui donnent l’impression aux délégations arrivant à l’aéroport de pénétrer dans un film de science-fiction.
La fameuse «bulle sanitaire» est le parfait contrepoint des JO avec ses vitres barrières, ses sas, ses grilles, ses barbelés. Vous entrez dans un autre monde avec son personnel robot, ganté, cagoulé qui vous hurle des ordres en vous titillant le nez et la gorge pour des tests PCR quotidiens. Les JO de Pékin et le virus du Covid-19 ressortissent du même monde dont la Charte olympique est la nouvelle bible.
Votre livre s’intitule «2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu». Vous espérez que les JO de Paris 2024 n’aient pas lieu? Pourquoi?
Les JO d’été et d’hiver sont la préparation, l’organisation et la spectacularisation des corps des athlètes (une toute petite fraction professionnelle de la jeunesse mondiale). Pierre de Coubertin souhaitait que l’Olympisme soit une «religion» dont l’athlète est l’apôtre moderne qui «exalte sa patrie, sa race, son drapeau». Ce dernier constitue aussi «une aristocratie, une élite […] déterminée par la supériorité corporelle de l’individu».
La «joie dans l’effort» ne conduit-elle pas directement à briser le corps du fait des surentraînements démentiels, du dopage généralisé (utilisation de cellules souches, dépistage génétique), de l’intégration dans la compétition dès le plus jeune âge des enfants de quatre ou cinq ans. Un reportage de la télévision chinoise montrait un enfant de onze mois qui ne savait pas marcher mais que les parents, aux anges, faisaient glisser sur une planche de surf en espérant le voir concourir aux prochains JO des années 2030… Est-ce un idéal de vie que celui de la compétition généralisée entre les jeunes individus? Entre les pays? Entre les villes?
En quoi le dossier de candidature de Paris pour les JO 2024 est-il représentatif d’un «déferlement idéologique»?
J’entends «idéologie» au sens de ce qui est retourné en son contraire ou présenté de manière à ne pas comprendre la réalité. Le terme «idéologue» lui-même a pris une connotation péjorative avec Napoléon qui qualifiait ceux qui lui résistaient d’«idéologues». Oui, il y a un «déferlement idéologique» ouvert par Paris 2024. On découvre dans le «Dossier de candidature», écrit dans un jargon épouvantable, des slogans alignés à la queue leu leu pour nous faire croire que l’Olympisme générerait: «universalité», «diversité», «amitié»; l’olympisme permettrait même de «rassembler, créer du lien entre les peuples […] pour construire un monde plus solidaire, durable et humaniste». «Paris 2024 célébrera les Jeux dans toute la ville, transformant ainsi Paris en parc olympique». Le CIO privatise en effet les lieux publics parce qu’une «Loi olympique et paralympique» le lui permet grâce à un abandon de souveraineté de l’Etat sur ses bâtiments. Versailles, le Grand Palais, etc. passent sous pavillon olympique et ceux des sponsors (Alibaba, Coca-Cola, Visa…).
Plus personne ne croit à toutes les fadaises de la Charte olympique; elles n’en continuent pas moins de proliférer parce que le sport de compétition, en tant que concentration ultime de l’idéologie, est aujourd’hui le dernier projet d’une société sans projet.
Les organisateurs des JO vantent une compétition sportive qui fera progresser la conscience écologiste. Concrètement, qu’en est-il?
La conscience écologiste devrait progresser dans une proportionnalité inverse aux dégâts commis sur l’environnement par les JO d’hiver de Pékin (44 mètres d’altitude…).
Les lieux des compétitions ont un climat aride, très froid et venteux; il tombe moins de 5 cm de neige par an (moins qu’à Paris). Il faudra donc consommer 2 millions de mètres cubes d’eau pour produire la «neige» en quantité suffisante pour skier, surfer, etc. sur des lanières de neige déposées sur des sommets de montagnes pelées. Des millions d’arbres ont été, nous dit-on, déplacés pour permettre de construire les installations olympiques. Les dirigeants chinois ont exproprié des agriculteurs du Hebei. Quant à l’empreinte carbone, les organisateurs ne donnent aucun chiffre… [Selon le quotidien 24 heures du 3 février: «Les Suisses Bernhard Russi et Didier Défago – (champions historiques de descente) – ont construit le tracé des JO de Pékin alors que Hans Pieren – (ex-champion de slalom géant et directeur de la Coupe du monde de la FIS) – s’occupe des lisseurs et Beni Giger – (responsable TV pour la SRF des courses de ski) – de la retransmission.» – Réd.]
Quelles sont les conséquences des JO 2024 sur le territoire de Seine-Saint-Denis? Vous parlez de «laboratoire sportif»…
Le Stade-de-France a été un avant-goût du futur plat olympique. A l’époque, on promettait beaucoup et surtout de nouveaux emplois. Depuis 1998 en Seine-Saint-Denis: plus de chômage, plus de pauvreté, plus de violence (en particulier dans les hôpitaux), plus de mortalité infantile, moins d’écoles et de lieux de culture, et toujours plus de lieux de sport (stade, piscine…) pour lesquels la population ne sera jamais prioritaire. Avec les JO de Paris 2024: des chantiers partout avec la volonté de tout «sportiviser» (l’école, la culture, l’art) pour une population se rapprochant du prolétariat du XIXe siècle au sein de quartiers d’où vont émerger quelques poches urbaines gentrifiées (le Village des athlètes par exemple). Cette population ne vote pas et est soumise à des édiles pour qui le sport est la seule et unique réponse à la crise sociale. Cette population agit et vit à travers les événements sportifs qui scandent sa vie quotidienne. Est-ce un avenir?
Pensez-vous que le sport a un rôle à jouer au service de la société ?
Le sport, ses organisations dont le CIO, joue un rôle politique bien que Thomas Bach [président du CIO] le réfute. «Nous ne disons pas que nous sommes apolitiques ou non politiques. Nous sommes politiquement neutres et, dans le cadre de cette neutralité politique, nous essayons d’être à la hauteur de notre mission. […] nous n’adoptons pas de position politique. […] Les cérémonies olympiques, les compétitions et le village olympique ne peuvent pas devenir le théâtre de manifestations politiques.»
Rappelons que Poutine a envahi la Géorgie le jour même de l’ouverture des JO de Pékin en 2008. Aujourd’hui, les bruits de bottes russes se font entendre à nouveau aux frontières de l’Ukraine et la pression chinoise est à son intensité maximum sur Taïwan qu’elle souhaite annexer dans les meilleurs délais.
Plus loin dans l’histoire, soit un mois après les Jeux d’hiver de Garmisch-Partenkirchen qui se sont tenus du 6 au 16 février 1936 en Allemagne, c’est-à-dire le 7 mars, Hitler envoyait ses troupes à l’assaut de la Rhénanie (zone démilitarisée suite au Traité de Versailles). Les Jeux d’hiver, si l’on peut dire, ont servi de tremplin aux JO nazis d’été et eux-mêmes de stade d’incubation de la Seconde Guerre mondiale. Les dictatures, titulaires du passe olympique, sont toujours aux avant-postes dans la préparation de la guerre qu’elles savent articuler avec la Trêve olympique chère au Président du CIO, Thomas Bach. (Entretien publié sur le site FigaroVox, le 4 février 2022)
Marc Perelman est architecte et professeur des universités en esthétique à Paris Nanterre. Il publie: 2024, les Jeux olympiques n’ont pas eu lieu (Les Editions du détour, 2021).

Le peuple cubain n’a pas le cœur à rire

Par André Jacob
Depuis le mois d’octobre 2021, Walt Disney World présente une série de joyeuses manifestations pour célébrer son 50e anniversaire de conquête du monde du divertissement. Pendant ce temps, à Cuba, on remémore le 7 février 1962, donc il y a 60 ans, jour de l’entrée en vigueur du décret 3 447 proposé par le président américain de l’époque, John F. Kennedy. Un devoir de mémoire s’impose.
Ce 7 février a marqué au fer rouge le peuple cubain par un blocus imposé et maintenu depuis par les États-Unis. Il s’est agi d’un acte de guerre qui visait à créer un état de siège permanent qui a coûté 147 milliards de dollars à Cuba, cette manœuvre inhumaine a été condamnée à 30 reprises par les l’ONU, notamment en 2021 par 184 votes en faveur de l’abolition du blocus, mais les États-Unis et Israël, une fois de plus, ont refusé d’appuyer cette résolution. Le président Joe Biden ne fait donc que perpétuer cette politique ignoble mise en place par JFK. Ce blocus s’est avéré et constitue toujours une véritable ingérence dans la politique cubaine et une violation flagrante du droit à l’auto-détermination du peuple cubain.
Des milliers de Cubaines et de Cubains ont souffert et souffrent toujours de ce blocus devenu normalisé dans l’indifférence générale. Certes, cette politique digne d’un crime contre l’humanité a engendré souffrances et drames personnels dans la population cubaine, mais les répercussions structurelles sur le système économique, social et politique de Cuba s’avèrent tout aussi importantes et dramatiques. Cependant, le peuple cubain s’est montré, résilient et fier. Malgré cette pression énorme des États-Unis, le peuple cubain a pu profiter de progrès sociaux importants notamment d’un système de santé et d’éducation exemplaire tout autant que de politiques favorisant le droit au logement. Rien n’est parfait dans les circonstances, mais on peut affirmer que le peuple cubain peut compter sur des services publics accessibles et adaptés à la situation interne, mais aussi il apporte une contribution significative sur le plan des services de santé dans divers pays avec ses brigades.
La stratégie d’étouffement imposée par les gouvernements successifs américains n’a pas réussi à décourager la masse des Cubains et des Cubaines. Malgré les coups durs et la fuite de gens opposés au gouvernement de Fidel Castro, la majorité du peuple cubain s’est montré inventif pour résister et travailler à bâtir une société plus égalitaire que celles imposées par l’ancien régime sous la domination de Batista, un fidèle vendeur des richesses cubaines et thuriféraire des États-Unis.
En ce 7 février 2022, 60e anniversaire de l’imposition de cet interminable et injuste blocus digne d’une stratégie guerrière médiévale qui a donné faim au peuple cubain, demandons au gouvernement canadien d’agir en mettant de l’avant trois démarches pacifiques:
- Faire pression sur les États-Unis pour que ce géant mette fin à ce blocus insensé;
- Renforcer les relations diplomatiques, économiques, commerciales et culturelles avec Cuba;
- Favoriser les échanges culturels entre artistes, intellectuels et universités de Cuba et du Canada.
Cette ignominie a assez duré.

La crise ukrainienne : au-delà de la tempête

Correspondant, 6 février 2022
Deuxième partie : l’Ukraine fragile
L’hypothèse d’une guerre de grande envergure autour de l’Ukraine n’est plus à l’ordre du jour devant une situation qui ne se prête pas, ni d’un côté ni de l’autre, à une « vraie » confrontation. Cependant, rien n’est pour autant réglé. Même si l’hystérie américaine s’adoucit, le soutien politique et militaire de l’OTAN vers l’Ukraine et les autres États voisins de la Russie va s’intensifier. Pour sa part, la Russie, avec l’appui de l’Allemagne, de la France et de la Turquie, va tenter de procéder à une désescalade pas trop humiliante. Devant ce théâtre programmé, l’Ukraine, pourtant le premier État concerné, est globalement hors-jeu. Voilà un pays devenu indépendant en 1991 dont les structures demeurent profondément disloquées. Dans ce deuxième décryptage, nous voulons comprendre davantage pourquoi, ce qui implique de faire un bref détour par l’histoire.
Un territoire malmené par l’histoire
Pendant plusieurs centaines d’années, l’Ukraine et la Russie, dont l’histoire remonte à une culture émergente commune autour du « Rus » (première entité étatique mise en place dans la région à Kiev) sont ballotées par les guerres, les invasions et les conquêtes. Du chaos émerge l’État tsariste au tournant du quatorzième siècle, qui étend son pouvoir sur une partie importante de ce qui devient la Russie et plus tard l’Ukraine. Cependant, dans la partie occidentale du territoire, les Ukrainiens qu’on appelle les Ruthènes vivent sous la pesante tutelle de l’empire austro-hongrois et de la Pologne[1]. Majoritairement paysannes, ces deux Ukraine sont pauvres et discriminées. Des révoltes surviennent régulièrement, mais les empires résistent. Avec la révolution soviétique et l’éclatement des empires cependant, tout bascule. Les nationalistes ukrainiens (le « Rada ») proclament l’indépendance en 1917, mais la guerre civile qui fait rage entre les « Blancs » (vestiges de l’armée tsariste) et les « rouges » russes et ukrainiens débouche sur une République populaire ukrainienne (avec la Russie et la Biélorussie), qui devient une composante de la nouvelle Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Formellement indépendante selon les principes soviétiques, l’Ukraine a le même droit de se séparer. Plus tard, cette autonomie est secouée dans les années 1920 par la consolidation d’un pouvoir autoritaire et centralisateur autour de Staline. Dans les années 1930, l’Ukraine est frappée par une très dure famine.
De la catastrophe à la paix soviétique
Tout bascule à nouveau en 1941 avec l’invasion nazie. À Kiev, les nazis exécutent des milliers de Juifs le 29 septembre. Dans les bourgs et les villages, les SS étripent les instituteurs et les responsables de l’administration. Cependant, dans les régions de l’ouest, une partie de la population ukrainienne, accueille les nazis avec des fleurs. Des dizaines de milliers de jeunes ukrainiens sont recrutés dans l’appareil de sécurité et l’armée allemande. Pour cette population, l’ennemi est le communiste, le Soviétique, le Juif. D’autres parties de la population appuient l’armée rouge qui reprend le contrôle du territoire en 1945. Plusieurs collaborateurs de l’occupation nazie sont extirpés par l’armée américaine avec l’aide de l’Église catholique.
Après ce terrible épisode, l’Ukraine entre dans une période relativement tranquille. La déstalinisation partielle sous Nikita Khrouchtchev (un fils de paysan ukrainien) préconise une certaine libéralisation. L’Ukraine devient une région relativement prospère avec des mégaprojets industriels et la construction d’infrastructures. Fait à noter, le pays est composé à peu près 50-50 de populations dont la première langue est le russe ou l’ukrainien, qui sont d’ailleurs reconnues comme langue nationale. Plus tard, ce petit « âge d’or » s’épuise dans les années subséquentes suivant le déclin économique, social et culturel de l’URSS. Avec l’implosion de l’URSS, l’Ukraine redevient une république indépendante en 1991.
Le défi de l’indépendance
Comme d’autres parties de l’URSS, une nouvelle classe dominante composée d’anciens responsables de l’État s’empare de l’économie pour essentiellement la piller sous une montagne de corruption. Le niveau de vie périclite, les structures de l’État se délitent. Au moins 3 millions de jeunes ukrainiens quittent leur pays, majoritairement des jeunes femmes dominées par des mafias. Une démocratie de façade est établie sans parvenir à gérer le chaos. Des oligarques « pro-Russes » et « pro-Ukrainiens » tentent de s’emparer du pouvoir. Finalement, en 2014, un mouvement soutenu par la diaspora ukrainienne et les États-Unis, également avec l’appui des populations de l’ouest du pays, force le gouvernement de Viktor Yanukovich à démissionner. La nouvelle faction dominante est déterminée à réduire les liens avec la Russie en exigeant l’incorporation de l’Ukraine dans l’OTAN. Fait à noter, des éléments d’extrême droite se réclamant de Hitler (le bataillon « Azov »), qui se réclament de l’héritage des collaborateurs qui avaient aidé les nazis, font leur apparition dans le pays.
Peu de temps après, la Russie reprend le contrôle de la Crimée, une région enclavée peuplée essentiellement de Russes[2]. Dans la région du Donbass (Donetsk), avec l’appui de l’armée russe, des milices déclarent une république indépendante, ce qui conduit à de violents combats (plus de 14 000 décès et deux millions de déplacés). En Ukraine, un comédien du nom de Volodymyr Zelensky gagne les élections en 2019. L’économie déjà mal en point décline, surtout dans l’est où l’ancienne région industrielle basée sur les charbonnages et l’industrie sidérurgique devient un désert de rouille. Le gouvernement, sous la pression du FMI, tente de privatiser la terre, promettant des investissements étrangers. La Russie stoppe par ailleurs les importations ukrainiennes (surtout agricoles). Selon Volodymyr Ishchenko, un chercheur ukrainien associé à la Fondation Rosa Luxemburg, l’Ukraine devient peu à peu un territoire « périphérique », bien en arrière des autres États postsoviétiques de la région. La population est polarisée et sujette à des manipulations par des clans mafieux associés à divers groupes externes[3].
Une crise structurelle
Avec tout cela, on voit bien que l’Ukraine est traversée de profondes fractures. C’est un État sans hégémonie. Sur le plan économique, on voit mal comment l’Ukraine peut s’en tirer. Le secteur industriel qui domine dans l’est est profondément délabré, dépendant des anciens circuits de l’URSS. Le monde rural est affaibli, menacé également par un programme de privatisation des terres promu par le FMI et la Banque mondiale. Reste la capitale qui était et reste un facteur dynamique, mais dans l’instabilité actuelle, elle reste dépendante de l’aide de l’Union européenne et les impacts directs d’une militarisation appuyée par les États-Unis. Par ailleurs, le gouvernement refuse de négocier avec les « séparatistes » de l’est des formes d’autonomie qu’ils réclament au nom de leur double identité. Avec cette ligne dure, Kiev fait la guerre contre les médias indépendants tout en enlevant au russe son statut de langue officielle.
Certes, la population n’est pas totalement dupe de cette dérive, c’est ce qui explique les sondages qui indiquent une forte opposition à la guerre qui leur apparaît comme une fausse solution « perdant-perdant ». Un petit contingent d’intellectuels et de militants de gauche s’oppose à cette situation[4]. Ils préconisent un accord de paix entre la Russie et l’Ukraine, en mettant de côté l’OTAN. Dans une posture probablement préélectorale, le président Zelenskyy essaie de faire baisser la tension, se démarque un peu de l’ultra droite et des oligarques. Cependant, c’est très aléatoire, car ni le président ni personne n’ont l’autorité morale et politique pour reconstruire l’État.
Le Canada dans la tourmente
Nous avons précédemment observé comment le Canada s’est embarqué corps et âme dans la version américaine[5]. « La Russie est coupable, nous devons la combattre », a déclaré la ministre des Affaires extérieures Mélanie Joly, de passage à Kiev. Sur le plan diplomatique, ce genre de politique n’aidera pas le Canada à sortir de l’isolement dans lequel il est confiné, notamment à l’ONU. À part les gesticulations de Boris « Brexit » Johnson et les appuis sans nuance des ex-alliés de l’URSS qui sont tous passés avec armes et bagages dans la nouvelle guerre froide (la Pologne, les pays baltes et la Roumanie), le reste du monde est plutôt réservé. Malgré les fortes pressions des États-Unis, la majeure partie de l’Europe, mais aussi la Chine estiment qu’il faut agir autrement. Certes, la Russie a erré en choisissant le build-up militaire. L’opposition à l’expansion de l’OTAN et les manœuvres ukrainiennes pour réduire la dissidence de l’est devraient s’exprimer autrement, sans avoir l’air du « bully » qui veut rétablir le statu quo ante.
Ottawa n’est visiblement pas là, en promettant d’augmenter l’aide, y compris sur le plan militaire. Les raisons qui motivent cette funeste évolution sont multiples. Le Canada abrite la plus importante communauté ukrainienne en dehors de l’Ukraine et de la Russie[6]. Bien que la majorité soit arrivée dans la première moitié du siècle, plus de 50 000 Ukrainiens se sont réfugiés au Canada après la Deuxième Guerre mondiale, dont un certain nombre de collaborateurs des nazis qui craignaient des représailles quand l’armée rouge est revenue[7]. Aujourd’hui répartis entre le Manitoba où une partie de cette population est encore rurale et l’Ontario, ces personnes sont bien intégrées dans l’espace politique et économique. Un organisme parapluie, le Congrès ukrainien canadien[8], mène une campagne permanente contre la Russie considérée comme l’ennemi à abattre. Dans la récente conflictualité, le CUC s’est récemment particulièrement acharné contre certains députés du NPD qui préconisaient une solution négociée plutôt que l’escalade militaire, telle la députée progressiste Niki Ashton qui a été la cible d’une campagne d’intimidation. Cela ne veut certainement pas dire que 1,3 million de Canadiens d’origine ukrainienne soient embrigadés par le CUC. Néanmoins, celui-ci reste un organisme important disposant de moyens substantiels et aussi la capacité d’influencer le vote dans certaines circonscriptions électorales.
Mon ami américain
Est-ce assez pour comprendre l’orientation actuelle du gouvernement canadien ? Probablement pas. On peut invoquer les enjeux économiques au moment où la Russie essaie de se présenter comme le plus important fournisseur de gaz naturel au monde, notamment en ce qui concerne l’Europe (30 % des approvisionnements sont russes). Les entreprises canadiennes dans le secteur de l’énergie aimeraient diminuer la part de la Russie pour être en mesure d’exporter davantage le gaz canadien à travers l’Atlantique[9]. C’est probablement un facteur, mais pas le plus important.
Pour le moment, Ottawa marquée par l’influence de Chrystia Freeland a décidé de s’aligner sur les États-Unis. Encore aujourd’hui, malgré les promesses de 2016, la politique étrangère reste dominée par l’agenda américain. La participation canadienne aux agressions réelles et symboliques contre le Venezuela (le ridicule « groupe de Lima », que Freeland voulait mettre de l’avant dans une croisade contre le gouvernement Maduro), Haïti (soutien indéfectible aux dictateurs pourris jusqu’à aujourd’hui), Israël et l’Égypte, en fait partie. Plus important et plus stratégique est de prendre part à la stratégie pour contrer la Chine (l’« affaire » Meng Wanzhou, et surtout l’opposition aux méga-ambitions de Huawei de dominer le G5). Dans ce dossier qui risque d’être le nœud principal de la prochaine Guerre froide, il faut affaiblir la Russie, allié traditionnel de la Chine et puissance militaire de premier plan. C’est, pense Freeland, ce qui nous rendra encore indispensables à Washington, quitte à perdre la face et tout le reste aux yeux de l’autre partie du monde.
- Roman Rosdolsky, Friedrich Engels et les peuples sans histoire, Édition Syllepse et M Éditeur, 2018. ↑
- La Crimée a fait partie de la Russie jusqu’en 1954, lorsqu’elle fut cédée à l’Ukraine pour des considérations techniques. La péninsule, qui abrite une flotte maritime très importante pour la Russie, est peuplée majoritairement de Russes (65 %). ↑
- Volodymyr Ishchenko, » Ukraine in the vicious circle of the post-Soviet crisis of hegemony » , Left East, 29 octobre 2021. ↑
- Voir le texte de Taras Bilous, historien et animateur de l’ONG pacifiste Sozialny Ruch, « We need an international campaign for UN peacekeepers to enter Ukraine, Commons: Journal of Social Criticism », 2 février 2022. ↑
- Pierre Beaudet, La crise ukrainienne : au-delà de la tempête, NCS, 31 janvier 2022, https://www.cahiersdusocialisme.org/la-crise-ukrainienne-au-dela-de-la-tempete/. ↑
- Selon le recensement de 2016, il y a au Canada 1 359 655 personnes d’origine ukrainienne. ↑
- C’est le cas de Michael Chomiak, le grand-père maternel de Freeland, avocat et journaliste pronazi qui fut, pendant l’occupation de la Pologne, rédacteur du journal Krakivski Visti, une publication qui applaudissait le « nettoyage » des Juifs. Il a été accepté au Canada en 1948. ↑
- Pour consulter leur site : https://www.ucc.ca/about-ucc /. ↑
- C’est du moins l’hypothèse de Pierre Dubuc, L’Aut’journal, 26 janvier 2022. ↑

Position de la FIQ concernant les services de première ligne et le projet de loi 11

Mémoire déposé à la commission de la santé et des services sociaux
La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec–FIQ et la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec | Secteur privé–FIQP sont les organisations syndicales qui regroupent le plus grand nombre de professionnelles en soins au Québec, soit plus de 76 000 infirmières, infirmières auxiliaires, inhalothérapeutes et perfusionnistes cliniques de partout dans la province. En ce sens, quoique le sujet traité par le projet de loi n⁰ 11 vise surtout les médecins omnipraticiens, les Fédérations ont tenu à déposer un avis dans le cadre des consultations entourant son étude par les membres de la commission de la santé et des services sociaux. Les professionnelles en soins du réseau de la santé québécois sont, tout comme les médecins ainsi que de nombreux-euses autres travailleur-euse-s, au cœur des enjeux qui touchent l’accès aux services de première ligne.
Au-delà des contraintes imposées aux médecins de famille, le débat qui se trouve en toile de fond du projet de loi n⁰ 11 est celui de l’élargissement de l’accès aux services de première ligne. D’entrée de jeu, la FIQ et la FIQP déplorent le fait qu’encore une fois cet accès aux soins de base dans le réseau de la santé, si problématique et pourtant essentiel à la santé de la population, ne soit considéré que par la lorgnette étroite de la profession médicale.
Ainsi, la FIQ et la FIQP entendent apporter un éclairage plus global à la question de l’accès aux soins de première ligne. Pour ce faire, cet avis s’articule autour de deux éléments : la nécessité de diversifier les lieux d’accès à ces services, notamment par le biais des CLSC, et l’importance du travail interdisciplinaire au sein de la première ligne dans le but d’assurer des soins accessibles, égalitaires, équitables, gratuits, sécuritaires et de qualité à l’ensemble de la population du Québec.
- POUR UNE PREMIÈRE LIGNE FORTE, PUBLIQUE ET INTERPROFESSIONNELLE
Au Québec, depuis des décennies, les soins de première ligne sont centrés sur la pratique médicale au détriment d’une pratique interprofessionnelle. Pourtant, les soins de première ligne, loin d’être l’apanage des médecins, bénéficieraient d’une diversification des types de pratiques. Tout récemment, plusieurs regroupements de médecins abondaient eux aussi dans ce sens : « Nous prônons une réorganisation en profondeur des soins de première ligne afin de faciliter le travail d’équipe interprofessionnelle, permettant ainsi au patient de voir le bon professionnel en temps opportun ».1 Avant d’approfondir cet aspect de notre avis, nous proposons d’identifier les causes de cette mainmise médicale sur la première ligne en regard des différentes réformes législatives qui ont consacré les groupes de médecine familiale (GMF) comme les portes d’entrées privilégiées de la première ligne de soins de notre réseau public de santé.
Le PL n⁰ 11, un projet de loi inscrit dans une succession de réformes pour et par les médecins, favorisant le monopole des GMF
Il apparaît essentiel de démontrer que les réformes successives du réseau de la santé et des services sociaux ont fait en sorte que les CLSC n’ont pu pleinement réaliser la mission pour laquelle ils avaient été initialement mis sur pied, en 19712, ce qui explique, en partie, les difficultés rencontrées actuellement par les médecins dans les groupes de médecine de familiale (GMF).
Dès la publication du rapport de la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (Commission Clair), en 2001, s’amorce le passage vers une première ligne structurée autour des GMF et de la pratique médicale. Ce virage s’accélère en 2003 et en 2015 lors des mégas réformes des structures du réseau de la santé sous le régime libéral et se poursuit, en 2016, avec l’adoption d’un nouveau cadre de gestion pour les GMF, cadre qui implique un transfert de ressources professionnelles, dont de nombreuses professionnelles en soins, des CLSC vers les GMF3.
Dans le cadre de la consultation particulière portant sur le projet de loi n⁰ 25 en 2003, la FIIQ (aujourd’hui la FIQ)4 mentionnait déjà craindre que la fusion des structures se fasse au détriment des CLSC et qu’elle nuise à la mission de prévention de ces derniers5. Il s’est effectivement avéré que le réseau des CLSC, porteur d’une vision sociale de la santé, a été noyé dans les CSSS, entraînant la perte de leur autonomie dans la réalisation de leur mission.
Dans ce mémoire, la FIIQ dénonçait également que la réforme ne fasse jamais référence à la promotion de la santé, au développement communautaire local ou à des interventions visant la diversité des déterminants sociaux de la santé, des caractéristiques propres à la mission CLSC. La FIIQ faisait alors le constat que le projet de loi n⁰ 25 se concentrait sur le volet curatif, alors même que c’est plutôt dans la prévention de la maladie et la promotion de la santé à long terme que résident l’atteinte et le maintien de la santé individuelle des citoyen-ne-s. Pour les Fédérations, perpétuer cette approche gouvernementale médicalo-centriste en 2022 est toujours aussi difficile à justifier.
Le projet de loi n⁰ 10, qui a accéléré et accentué la fusion des établissements, n’a fait qu’aggraver cette tendance à concentrer le financement de la santé autour des actes médicaux et à articuler l’ensemble des services autour des médecins. À titre d’exemple éloquent, même s’il s’éloigne de la première ligne de soins, notons la gestion de la première vague de la pandémie de COVID-19. La Protectrice du citoyen, dans son rapport spécial sur la gestion de la crise sanitaire dans les CHSLD lors de cette première vague, note que l’un des facteurs importants qui a aggravé la situation a été la conception hospitalo-centriste qui a été au cœur de la préparation à la pandémie par le réseau de la santé et le gouvernement :
« Au départ, les autorités du ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ont tenu pour acquis que les hôpitaux allaient être l’épicentre de la crise de la COVID-19. C’est ainsi que les CHSLD ont été appelés à contribuer à l’exercice de délestage de lits hospitaliers, sans pour autant être pourvus de mesures ni de moyens additionnels pour faire face adéquatement aux éclosions à venir. De l’avis du Protecteur du citoyen, cela démontre que les résidentes et résidents de ces milieux de vie n’ont pas été considérés à leur juste potentiel de vulnérabilité au virus. »6
Le projet de loi n⁰ 20 – Loi édictant la Loi favorisant l’accès aux services de médecine de famille et de médecine spécialisée et modifiant diverses dispositions législatives en matière de procréation assistée, a également contribué à renforcer cette mainmise des médecins et des GMF sur la première ligne de soins.
En mars 2016, une directive du ministère de la Santé et des Services sociaux a eu pour effet d’atrophier les CLSC en forçant le transfert de centaines de professionnel-le-s vers les GMF et les GMF-Réseau et donc d’une partie des services offerts dans ces milieux de soins que sont les CLSC7. Pour sortir de l’approche médicalo-centrée et soutenir la première ligne, il faut augmenter les ressources en première ligne. Or, avec sa directive ministérielle, le ministre de la Santé et des Services sociaux de l’époque a retiré des ressources au sein même de la première ligne et les a transférées vers… une autre première ligne8! Retirer des ressources professionnelles des CLSC, c’est compromettre la mission des CLSC dans son intégralité.
Un effritement du réseau public à l’avantage des intérêts privés
Un gouvernement qui souhaiterait favoriser le privé en santé n’aurait aucun mal à convaincre la population que les cliniques privées, les GMF et les super-cliniques constituent une option plus intéressante que les CLSC. Le meilleur moyen de vendre le privé en santé, n’est-il pas de rendre le réseau public inefficace? Qu’adviendra-t-il alors de la mission de prévention et de promotion de la santé qui apparaît aujourd’hui si importante et qui semble, pour le moment, échapper à la grande vague de privatisation de la première ligne de soins?
Voyant que les médecins désertaient les CLSC, le gouvernement a réorganisé les soins en déplaçant entre autres les usagers vers les lieux où se trouvaient les médecins, soit dans les GMF et les super-cliniques. L’actuel projet de loi n⁰ 11, loin d’ouvrir un élargissement de la première ligne à d’autres lieux de pratique, conforte cette propension à concentrer les soins dans les mains des médecins tout en confiant la gestion de l’offre de ces soins aux GMF.
Or, bien qu’ils offrent tous les deux des soins de première ligne normalement gratuits, les GMF et les CLSC n’ont pas les mêmes missions ni les mêmes objectifs. À la différence des CLSC, les GMF ne sont pas des établissements publics : la grande majorité des GMF sont la propriété privée des médecins. Cela signifie que même si ces établissements sont entièrement financés par des fonds publics, leur gestion est entièrement privée : ce sont les médecins qui gèrent eux-mêmes « leur » clinique. Même si le MSSS a révisé le cadre de gestion et que certaines balises ont été introduites, les décisions concernant leur fonctionnement, comme les heures d’ouverture et l’organisation du travail, notamment, sont la prérogative des médecins à qui appartiennent ces cliniques. Cela signifie également que les GMF n’ont pas à se conformer à une mission définie par l’État, comme c’était le cas des CLSC9.
Puisque les GMF sont gérés par les médecins, il y a un risque réel à l’accroissement de la médicalisation des problèmes de santé et tout particulièrement celle des problèmes psychosociaux. Or, à l’inverse, la mission d’un CLSC « est d’offrir en première ligne des services de santé et des services sociaux courants et, à la population du territoire qu’il dessert, des services de nature préventive ou curative, de réadaptation ou de réinsertion, ainsi que des activités de santé publique. Le centre intégré qui assume cette mission doit s’assurer que les personnes ayant besoin de tels services pour elles-mêmes ou pour leurs proches soient jointes, que leurs besoins soient évalués et que les services requis leur soient fournis à l’intérieur de ses installations ou dans le milieu de vie des personnes, c’est-à-dire à l’école, au travail ou à domicile. Au besoin, il s’assurera que ces personnes sont dirigées vers les centres, les organismes ou les personnes les plus aptes à leur venir en aide »10.
Il apparaît clairement qu’une approche centrée sur les services médicaux, sur laquelle sont basés les GMF, ne permet pas d’accroître la responsabilité populationnelle. Même si le gouvernement souhaitait que les GMF s’y soumettent, l’expérience passée illustre que l’État a peu de contrôle sur ce qui se fait en GMF, et ce, contrairement aux autres missions qui sont encadrées par la LSSSS. Plutôt que d’adapter la pratique médicale aux véritables besoins de la population, le ministre affaiblit la performance du réseau de la santé.
Pour une plus grande autonomie des professionnelles et une meilleure interdisciplinarité en soins dans la première ligne
Pour la FIQ et la FIQP, il apparaît peu probable que l’esprit d’interdisciplinarité vécu au sein d’un CLSC se reproduise spontanément en GMF, car la vocation de ce dernier est complètement différente de celle d’un CLSC. La structure hiérarchique du GMF place à son sommet les médecins et reproduit la vision que l’on retrouve au sein de la mission hospitalière des CISSS/CIUSSS. Dans une étude comparative entre les CLSC et les GMF11, la chercheuse Anne Plourde analyse les différences entre les deux lieux de prestation de soins de première ligne :
« Au cœur du modèle des CLSC se trouve ainsi le travail en équipes multidisciplinaires visant à favoriser la prise en charge la plus complète, continue et cohérente possible des personnes et des familles par une même équipe de soins (approche globale). La Commission Castonguay-Nepveu était d’ailleurs très claire sur le fait que le travail d’équipe devait dans les CLSC dépasser la simple pratique en groupe : le CLSC doit être une véritable équipe de la santé et non pas un groupe de professionnels qui ont leurs cabinets sous un même toit et partagent simplement certains services administratifs et utilisent les mêmes installations. La notion d’équipe implique un groupe de professionnels de la santé (médecins, infirmières, travailleurs sociaux, dentistes, pharmaciens, psychologues, et autres) interdépendants par leurs connaissances, leur expérience et les types de soins à donner à l’individu et à la population. L’organisation du travail en équipe suppose de plus une délégation des responsabilités et un partage des tâches, de sorte que chaque membre de l’équipe fournisse un rendement maximum et que le malade reçoive des soins intégrés et complets. »12
La chercheuse compare cette organisation des soins à celle vécue en GMF où c’est davantage « la pratique médicale de groupe que le travail en équipes multidisciplinaires qui est au cœur du modèle. L’objectif dans les GMF est avant tout une meilleure accessibilité aux soins médicaux de première ligne, la pratique en groupe permettant aux médecins de se partager le suivi des patient-e-s inscrit-e-s et d’offrir des heures d’ouverture étendues ». 13
Toutefois, il est à noter que le modèle des GMF prône aussi l’intégration d’infirmières cliniciennes ou praticiennes spécialisées ainsi que le développement de contrats de service pour permettre aux GMF d’avoir accès aux ressources professionnelles des CLSC. Mais jusqu’à maintenant, cette interdisciplinarité ne s’est pas actualisée à une hauteur appréciable. Comme le note Anne Plourde, les directives de 2016 sur la gestion des GMF, précédemment citées dans cet avis, confortaient également cet état de fait, notant que « ces modalités formalisent au contraire des rapports d’autorité entre les médecins et les autres professionnel-le-s qui, dans les GMF, leur sont subordonné-e-s. En effet, les ressources transférées, y compris les ressources psychosociales, sont officiellement placées sous « l’autorité fonctionnelle » de l’équipe médicale du GMF, ce qui signifie que celle-ci est responsable de l’organisation du travail et des activités cliniques au quotidien »14.
De plus, dans les CLSC, en l’absence de médecins, les professionnelles en soins ont beaucoup d’autonomie, elles travaillent en interdisciplinarité et remplissent une mission unique en son genre, alliant action communautaire et services de santé. Combinant les compétences d’une diversité de professionnel-le-s comme des travailleur-euse-s sociaux- ales, des inhalothérapeutes, des nutritionnistes, des psychologues, des ergothérapeutes, par exemple, l’exemplarité de cette pratique interdisciplinaire est reconnue mondialement. De plus, comme nous l’avons déjà mentionné, l’universalité, l’accessibilité ainsi que l’approche populationnelle caractérisent la grande richesse des CLSC et en font des fleurons de notre système public de santé.
Un réel travail interdisciplinaire et l’autonomie des professionnelles en soins en première ligne sont devenus non plus seulement nécessaires, mais urgents! Pourtant le projet de loi n⁰ 11 fait complètement abstraction de cette réalité puisqu’il soutient une dispensation entière des soins de première ligne en GMF en leur confiant la pleine gestion de la prise de rendez-vous.
- LES PROFESSIONNELLES EN SOINS : UN APPORT CENTRAL À LA PREMIÈRE LIGNE
Les Fédérations estiment que si le gouvernement avait réellement voulu augmenter les services de première ligne offerts à la population, il aurait misé sur les compétences de tous les membres de l’équipe de soins. De fait, les services de première ligne ne sont pas uniquement médicaux. Les professionnelles en soins y participent et surtout, elles y participeraient bien davantage si les médecins et les directions des établissements de santé leur offraient les conditions adéquates pour le faire. Pour rehausser la contribution des professionnelles en soins en première ligne, une pleine autonomie dans l’exercice de leurs activités professionnelles et un véritable travail d’équipe interdisciplinaire sont essentiels.
Les médecins ne fournissent pas tous les services de première ligne
Les médecins omnipraticiens ne sont pas les seuls à offrir des soins et des services de première ligne, loin de là. Les professionnelles en soins en dispensent également, le service le plus connu étant probablement la ligne téléphonique Info-Santé 811.
De plus, l’inscription de la population auprès d’un médecin de famille ne reflète pas à elle seule l’accès aux services de première ligne. Le rapport de la vérificatrice générale du Québec déposé en 2020 rapporte que 71 % des visites à l’urgence en 2018-2019 avaient pour objet des problèmes peu ou non urgents (P4 et P5). Pourtant, 72 % des patient-e-s avaient alors un médecin de famille. Ce rapport en déduisait que l’inscription de patient-e-s à la charge de travail de médecins de famille ne garantit pas la disponibilité pour rencontrer ces médecins lorsque la situation le requiert. 15.
Le potentiel des professionnelles en soins en première ligne
La FIQ et la FIQP sont convaincues que les compétences des professionnelles en soins pourraient être davantage mises à contribution dans les services de première ligne destinés à la population québécoise. Déjà en 2009, le Commissaire à la santé et au bien- être recommandait d’« accroître l’interdisciplinarité en première ligne »16.
Martin Beaumont, ancien directeur général du CSSS du nord de Lanaudière et actuel président-directeur général du CHU de Québec-Université Laval, observait en 2015 que la majorité des besoins de santé en première ligne étaient « de nature primaire » et qu’ils pouvaient « être pris en charge par une équipe interdisciplinaire supportée par une infirmière d’expérience »17.
Une démarche de consultation approfondie menée en 2016 auprès de 6 000 citoyen-ne-s par le CSBE montrait que recevoir des services de santé de la part de professionnel-le-s non-médecins est socialement accepté :
« Alors que plusieurs de ces services (les services de santé et les services sociaux) doivent continuer d’être prodigués par les médecins de famille, de nombreux citoyens estiment que d’autres professionnels pourraient faciliter un accès rapide, permettre la résolution de problèmes divers et contribuer à la prise en charge interdisciplinaire »18.
Un sondage réalisé en 2020 pour le compte de l’Association des infirmières praticiennes du Québec19 (AIPSQ) réaffirmait cette acceptabilité sociale. Les résultats du sondage montraient que la population québécoise était ouverte et prête à recevoir des soins et des services de santé de la part d’infirmières praticiennes spécialisées en première ligne (IPSPL). Plus de 80 % des 1 001 répondant-e-s se disaient prêt-e-s à recevoir un diagnostic et un traitement par une infirmière praticienne spécialisée (IPS) pour un problème de santé.
Des modèles de soins permettant aux infirmières de prendre en charge des patient-e-s sans référence automatique d’un médecin ont montré de bons résultats. Le Centre de prévention clinique du CLSC de Verdun20, le projet Archimède et la Coopérative de solidarité SABSA, où des infirmières jouent un rôle central en collaboration avec d’autres professionnel-le-s de la santé, en sont des exemples21 22. La Coopérative de solidarité SABSA prend en charge un nombre significatif de patients considérés vulnérables et qui sont largement délaissés par les GMF23. Le Centre de prévention clinique du CLSC de Verdun est un projet pilote mis sur pied en 2009 où les patient-e-s orphelin-e-s pouvaient rencontrer une infirmière clinicienne pour un bilan de santé24. L’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal a évalué ce programme en 201225. Cette évaluation a montré une satisfaction des patient-e-s de même qu’une détection précoce de certains facteurs de risques et de problèmes de santé émergents.
La pratique des IPS permet d’améliorer les services de première ligne. Une étude menée aux États-Unis auprès d’IPS a montré cet apport. Les résultats de la prise en charge par les IPS des patient-e-s aux prises avec des maladies chroniques étaient équivalents à ceux obtenus par les médecins26. Ces résultats sont d’autant plus pertinents que le traitement des maladies chroniques fait partie des principaux défis pour le réseau de la santé et des services sociaux du Québec27 et que leur traitement précoce est à privilégier.
Bref, un consensus se dégage : l’autonomie des professionnelles en soins est une solution centrale aux problèmes d’accès aux soins de première ligne28.
L’élargissement du rôle des professionnelles en soins
Cela fait déjà longtemps que des interventions législatives ont élargi le rôle des professionnelles en soins. L’adoption en 2002 de la Loi modifiant le Code des professions et d’autres dispositions législatives dans le domaine de la santé (Loi 90) devait accroître le rôle des professionnelles en soins. Cette loi « (…) voulait marquer un tournant dans l’organisation des professions de la santé en favorisant le passage d’un modèle vertical de délégation des responsabilités par les médecins à un modèle horizontal de collaboration interprofessionnelle, pour arriver à un nouveau partage des activités entre les membres du corps médical et ceux des autres professions paramédicales »29.
En 2012, la loi modifiant le Code des professions dans le domaine de la santé mentale et des relations humaines, communément appelée Loi 21, élargissait également le rôle des professionnelles en soins. Cet élargissement visait à améliorer les soins et les services à la population québécoise et à assurer la protection du public.
En 2016, les infirmières ont obtenu le droit de prescrire dans les domaines de soins de plaie, de la santé publique et des problèmes de santé courants30, enrichissant ainsi leur pratique en première ligne. Depuis, le champ de prescription infirmier n’a pas évolué – à part pour les IPS – alors qu’un tel élargissement aurait pu rehausser l’apport des infirmières en soins de première ligne. Qui plus est, seule une faible proportion des 10 381 infirmières titulaires de ce droit a pu s’en prévaloir. Les Fédérations ont constaté que peu de directions d’établissement de santé du secteur public ont permis aux infirmières titulaires d’une habilitation de prescription à offrir ce service en première ligne.
En janvier 2021, le champ de pratique des IPS s’est élargi grâce à l’entrée en vigueur de la Loi modifiant la Loi sur les infirmières et les infirmiers et d’autres dispositions afin de favoriser l’accès aux services de santé (Loi 6). Les commissaires des États généraux de la profession infirmière (2021) ont estimé que cela favoriserait l’accès aux soins d’un grand nombre de Québécoises et de Québécois.
Des ordonnances collectives sont aussi en vigueur et permettent aux infirmières d’exercer certaines activités pouvant entre autres être pratiquées en première ligne. Parmi ces activités figurent les suivantes : amorcer des mesures diagnostiques et thérapeutiques, effectuer des examens ou des tests diagnostiques, effectuer et ajuster les traitements médicaux ou encore administrer et ajuster des médicaments ou d’autres substances31. Normalement, une fois validées et approuvées par les instances reconnues (CMDP, DSI, médecins prescripteurs), les ordonnances collectives s’appliquent automatiquement et favorisent la pleine autonomie des infirmières. Certaines ordonnances collectives nationales développées dans les dernières années ont eu un effet bénéfique sur les soins aux patient-e-s.
Les freins à la pleine occupation du champ de pratique des professionnelles en soins
En dépit de ces avancées, les Fédérations constatent que les professionnelles en soins n’occupent pas pleinement leur champ de pratique et que leurs compétences sont sous-utilisées dans les établissements du réseau de la santé et des services sociaux. Plus spécifiquement, plusieurs études mettent en lumière que 20 ans après le premier élargissement, à peine la moitié des activités prévues en soins infirmiers sont actuellement réalisées32.
Plusieurs freins expliquent cette situation. Les Fédérations ont constaté un faible engagement des établissements de santé dans le déploiement des compétences infirmières. Les gestionnaires imposent la réalisation de trop nombreuses tâches administratives et statistiques au détriment de l’exercice professionnel. Les Fédérations ont aussi constaté une culture de gestion et des outils cliniques très différents selon les établissements, créant une pratique professionnelle à géométrie variable.
Les IPS sont aussi limitées dans l’exercice de leur plein champ de pratique. Le déploiement complet des rôles conférés aux IPS par la Loi 6 tarde encore, parce que les décideurs, coincés dans une culture centrée sur la pratique médicale, n’en font pas une priorité. Les Fédérations constatent aussi une confusion dans la compréhension et dans le déploiement du rôle des IPS, particulièrement en soins de première ligne, en comparaison avec celui d’autres membres de l’équipe de soins.
Pour une pleine occupation du champ de pratique des professionnelles en soins et un déploiement accru des activités des IPS
Les Fédérations sont d’avis qu’une facilitation de l’exercice des professionnelles en soins augmenterait l’offre de services de première ligne à la population québécoise. Il aurait été souhaitable d’intégrer des mesures facilitant cet exercice dans un projet de loi comme le projet de loi n⁰ 11, qui prétend justement viser une plus grande accessibilité à la première ligne.
À l’instar des commissaires des États généraux de la profession infirmière (2021)33, les Fédérations recommandent :
-
-
- D’introduire ou d’accroître la présence d’IPS dans divers milieux de pratique et d’assurer le plein déploiement de leur champ d’exercice, comme prévu à la Loi modifiant la Loi sur les infirmières et les infirmiers et d’autres dispositions afin de favoriser l’accès aux services de santé (Loi 6);
- De rendre effective l’application de l’article 36 de la Loi sur les infirmières et les infirmiers dans l’ensemble du réseau, quels que soient les milieux de soins, en établissant des cibles d’occupation du champ d’exercice pour chacune des activités réservées et en mesurant annuellement l’atteinte de ces cibles dans tous les établissements de santé;
-
-
-
- De rendre obligatoire et uniforme l’application des ordonnances collectives existantes;
- De rendre l’application du Règlement sur la prescription infirmière obligatoire dans tous les milieux de soins.
-
Les Fédérations souhaitent aussi l’élargissement de la portée de ce règlement et le développement des ordonnances collectives pour un éventail plus large de besoins cliniques.
CONCLUSION
Pour la FIQ et la FIQP, le projet de loi n⁰ 11 perpétue une tendance que dénoncent les Fédérations, soit celle de concentrer les soins de première ligne dans le secteur médical et privé que sont les GMF, ce qui ne permet pas d’actualiser et de rendre efficace le travail en interdisciplinarité. En plaçant dans les mains des GMF la gestion de la prise de rendez- vous et la gestion des disponibilités des médecins omnipraticiens, le projet de loi n⁰ 11 est loin d’être un pas dans la bonne direction. Il règle peut-être des éléments pratiques pour faciliter la prise de rendez-vous avec un médecin, mais il manque cruellement de perspectives plus larges pour améliorer l’accès aux soins de première ligne.
Il y a lieu de changer la façon dont le gouvernement envisage le problème de l’accès aux soins de première ligne. Au-delà de l’offre de service par les médecins omnipraticiens, le plein déploiement des activités des IPS ainsi que la pleine occupation du champ de pratique des professionnelles en soins amélioreraient l’accessibilité des services de première ligne pour la population. Pour y arriver, plutôt que de viser uniquement l’offre de services des médecins omnipraticiens, comme le fait le projet de loi n⁰ 11, ne serait-il pas plus pertinent que le MSSS intensifie ses efforts pour faciliter une contribution accrue de toutes les professionnelles en soins à travers le Québec ? Le MSSS ne devrait-il pas se concentrer à mettre en place sans délai des mesures structurantes leur permettant d’occuper pleinement leur champ de pratique ? Le MSSS doit intervenir pour proposer, accompagner et forcer les directions d’établissements à développer une nouvelle offre de services et de soins de santé de première ligne. Cette offre doit s’appuyer sur une organisation du travail et sur une pratique professionnelle véritablement en phase avec les lois professionnelles.
S’il n’est pas directement du ressort des membres de la commission de se pencher sur cette question dans le cadre de la présente consultation, la FIQ et la FIQP espèrent que le message aura une résonnance auprès des député-e-s qui en auront pris connaissance, de manière qu’à l’avenir les projets de loi prévoient des changements en profondeur qui améliorent l’accès aux soins de première ligne de qualité, bonifiant ainsi l’accès à tout le réseau public de santé.
1 COLLÈGE QUÉBÉCOIS DES MÉDECINS DE FAMILLE. Plaidoyer pour des soins de qualité, [En ligne], 11 novembre 2021, [https://www.cqmf.qc.ca/2021/11/11/plaidoyer-pour-des-soins-de-qualite/] (Consulté le 15 décembre 2021).
2 Pour un aperçu de ces décisions, consulter cet article d’Anne Plourde: [https://iris- recherche.qc.ca/blogue/sante/echec-des-clsc-ou-abandon-du-ministere-de-la-sante-et-des-services- sociaux/] (Consulté le 10 janvier 2022).
3 Anne PLOURDE. CLSC ou GMF? Comparaison des deux modèles et impacts du transfert des ressources, IRIS, [En ligne], Mai 2017, [https://iris-recherche.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/Note_CLSC_02.pdf] (Consulté le 11 janvier 2022).
4 La Fédération des infirmières et infirmiers du Québec (FIIQ) était la Fédération qui représentait les infirmières en 2003.
5 FIIQ. Projets de loi 7, 8, 25, 30, 31, 34, 35. Pour l’avenir des services publics. Des projets de loi inutiles, incomplets dangereux, Montréal, 2005, 54 p.
6 PROTECTRICE DU CITOYEN. Rapport spécial du Protecteur du citoyen. La COVID-19 dans les CHSLD durant la première vague de la pandémie. Cibler les causes de la crise, agir, se souvenir, 23 novembre 2021, p.11 et p. 23.
7 Jessica NADEAU. « Québec atrophie les CLSC », Le Devoir, [En ligne], 3 mars 2016, [https://www.ledevoir.com/societe/sante/464502/quebec-atrophie-les-clsc] (Consulté le 11 janvier 2022).
8 Anne PLOURDE. Des CLSC aux GMF. IRIS, [En ligne], 3 mars 2016, [https://iris-recherche.qc.ca/blogue/sante/des-clsc- aux-gmf/] (Consulté le 10 janvier 2022).
9 Ibid.
10 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC. Loi sur les services de santé et les services sociaux, article 80.
11 Anne PLOURDE. CLSC ou GMF? Comparaison des deux modèles et impact du transfert de ressources, IRIS. Mai 2017, p. 10-11.
12 Ibid.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 VÉRIFICATEUR GÉNÉRAL DU QUÉBEC. Rapport du vérificateur général du Québec à l’Assemblée nationale pour l’année 2020-2021. [En ligne], Octobre 2020, [https://www.vgq.qc.ca/Fichiers/Publications/rapport- annuel/165/vgq_automne-2020_web.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022).
16 COMMISSAIRE À LA SANTÉ ET AU BIEN-ÊTRE. Rapport d’appréciation de la performance du système de santé et de services sociaux 2009. Construire sur les bases d’une première ligne de soins renouvelée : recommandations, enjeux et implications. Québec, [En ligne], 2009, [https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/1871383?docref=Pb9lQDVNS3PI- QdbFngwiwhttp://www.csbe.gouv.qc.ca/fileadmin/www/2009_PremiereLigne/csbe-Recommandations-t4-042009.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022).
17 Amélie DAOUST-BOISVERT. « Un remède à la « bureaucratie » aiguë », Le Devoir, [En ligne], 17 janvier 2015, [https://www.ledevoir.com/societe/sante/429203/cliniques-de-proximite-sans-medecin-un-remede-a-la-bureaucratite- aigue] (Consulté le 19 janvier 2022).
18 COMMISSAIRE À LA SANTÉ ET AU BIEN-ÊTRE. Entendre la voix citoyenne pour améliorer l’offre de soins et de services. Rapport d’appréciation thématique de la performance du système de santé et de services sociaux 2016 – Un état des lieux, Document vulgarisé, [En ligne], 2016,
[https://www.csbe.gouv.qc.ca/fileadmin/www/2016/PanierServices_Rapport/CSBE_Document_vulgarise.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022).
19 Association des infirmières praticiennes spécialisées du Québec (AIPSQ) (2020). Les infirmières praticiennes spécialisées : une réputation et une crédibilité bien établies. AIPSQ.
20 Colin Côté-Paulette. « Verdun, un modèle d’accès aux soins de santé », Métro, [En ligne], 18 octobre 2016, [https://journalmetro.com/local/ids-verdun/1037799/verdun-un-modele-dacces-aux-soins-de- sante/#:~:text=Depuis%20cinq%20ans%2C%20le%20CLSC,un%20docteur%20par%20la%20suite/] (Consulté le 19 janvier 2022).
21 MINISTÈRE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX. Projet-pilote Archimède, [En ligne], 2021, [https://www.msss.gouv.qc.ca/inc/documents/ministere/salle-de-presse/Projet-pilote-Archime-de-avril-2017-FINALE.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022). ;
Paule VERMOT-DESROCHES. « Cloutier-du Rivage, d’urgence à clinique de proximité : une mission chamboulée par la pandémie », Le Nouvelliste, [En ligne], 16 octobre 2020, [https://www.lenouvelliste.ca/2020/10/16/cloutier-du-rivage- durgence-a-clinique-de-proximite-une-mission-chamboulee-par-la-pandemie-85e79546270cf4aff3633b17cbfaa9ac] (Consulté le 19 janvier 2022). ;
COOPÉRATIVE DE SOLIDARITÉ SABSA. Historique, [En ligne], 2021, [https://www.sabsa.ca/historique/] (Consulté le 19 janvier 2022).
22 Le projet Archimède du GMF de la Clinique médicale Saint-Vallier de Québec et le Centre Cloutier du Rivage du CIUSSS de la Mauricie-Centre-du-Québec en sont d’autres exemples.
23 COOPÉRATIVE DE SOLIDARITÉ SABSA. [En ligne], 2021, [https://www.sabsa.ca] (Consulté le 19 janvier 2022).
24 Ce centre de prévention clinique offrait des services préventifs aux adultes de 18 à 60 ans en attente d’un médecin de famille et n’ayant aucun diagnostic médical nécessitant un suivi particulier.
25 AGENCE DE LA SANTÉ ET DES SERVICES SOCIAUX DE MONTRÉAL. Centre de prévention clinique. Une initiative du Centre de santé et de services sociaux du Sud-Ouest-Verdun. Rapport d’évaluation d’implantation, [En ligne], 2012, [https://santemontreal.qc.ca/fileadmin/user_upload/Uploads/tx_asssmpublications/pdf/publications/978-2-89673-224- 1.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022).
26 Mollie E ALESHIRE, Kathy WHEELER et Suzanne S PREVOST. « The future of nurse practitioner practice: A world of opportunity », Nursing Clinics, Volume 47, Numéro 2, 2012, p.181-191.
27 INSTITUT NATIONAL DE SANTÉ PUBLIQUE DU QUÉBEC. La prévalence de la multimorbidité au Québec : portrait pour l’année 2016-2017, [En ligne], 2019, [https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/publications/2577_prevalence_multimorbidite_quebec_2016_2017.pdf] (Consulté le 19 janvier 2022).
28Émilie PARENT-BOUCHARD. « Une clinique sans médecin en Ontario dirigée par des infirmières de
Rouyn-Noranda », Radio-Canada, [En ligne], 25 février 2015, [https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/708662/clinique-sans- medecin-ontario-virginiatown-infirmieres-rouyn-noranda] (Consulté le 19 janvier 2022).
29 Raymond HUDON, Rachel MATHIEU et Élisabeth MARTIN. « Pouvoir médical et interventions législatives au Québec, 2001-2008 », Recherches sociologiques, Volume 50, Numéro 2, mai-août 2009, p. 255-281. [En ligne]
2009https://www.erudit.org/fr/revues/rs/2009-v50-n2-rs3406/037957ar/ (Consulté le 19 janvier 2022).
30 Règlement sur certaines activités professionnelles qui peuvent être exercées par une infirmière et un infirmier, RLRQ,
c. M -9, r. 12.001. Certaines infirmières détentrices d’un DEC ont aussi pu se prévaloir du droit de prescrire moyennant certaines exigences.
31 ORDRE DES INFIRMIÈRES ET INFIRMIERS DU QUÉBEC. Pratique professionnelle. Ordonnances collectives. [En ligne], 2021, [https://www.oiiq.org/pratique-professionnelle/encadrement-de-la-pratique/outils-cliniques/ordonnances-
collectives] (Consulté le 19 janvier 2022)
32 Danielle D’AMOUR, Carl-Ardy DUBOIS, Johanne DÉRY, Sean CLARKE, Eric TCHOUAKET, Régis BLAIS et Michèle RIVARD. « Measuring actual scope of nursing practice: A new tool for nurse leaders », Journal of Nursing Administration, Volume 42, Numéro 5, 2012, p. 248-255.
Johanne DÉRY, Sean P CLARKE, Danielle D’AMOUR et Régis BLAIS. « Education and role title as predictors of enacted (actual) scope of practice in generalist nurses in a pediatric academic health sciences center », Journal of Nursing Administration, Volume 46, Numéro 5, 2016, p. 265-270.
Johanne DÉRY, Danielle DʼAMOUR, Régis BLAIS et Sean P CLARKE. « Influences on and outcomes of enacted scope of nursing practice: A new model », Advances in Nursing Science, Volume 38, Numéro 2, 2015, p. 136-143.
33 Guylaine BOUCHER. Rapport des commissaires sur les états généraux de la profession infirmière. Reconnaître et transformer la pratique infirmière au Québec – un changement porteur d’avenir, 2021, p. 52.

Intimidation des groupes de camionneurs à Ottawa

Des camions sillonnent la rue Wellington à Ottawa le 30 janvier 2022. Crédit: News 360 TV / Wikimedia Commons
Par Karl Nerenberg
Jamais auparavant un mouvement de protestation dans la capitale canadienne n’avait été accompagné par des centaines d’énormes camions, crachant des nuages de gaz nocifs et faisant retentir leurs énormes klaxons.
C’est le quatrième jour de ce qui a commencé comme un convoi de protestation contre le mandat des vaccins à Ottawa et, jusqu’à présent, les camionneurs mécontents et leurs alliés ont le dessus.
Le centre de la capitale, y compris la rue principale, Wellington, reste bloqué à toute circulation. Les députés qui ont assisté à la session hybride en ligne et en personne lundi, le premier de la nouvelle année, ont dû marcher sur la Colline. Les garderies et les écoles locales ont dû fermer, tout comme les bibliothèques publiques, les cliniques de vaccination, les centres de santé et de nombreux petits commerces.
Et l’impact de la manifestation s’est étendu bien au-delà du centre-ville.
Les autorités ont été contraintes de fermer un certain nombre de ponts reliant Ottawa à Gatineau, au Québec, tandis que les manifestants et leurs véhicules ont envahi et, en fait, occupé des quartiers résidentiels situés à des kilomètres de la colline du Parlement.
La conseillère municipale Catherine McKenney, qui représente le centre d’Ottawa, décrit les multiples plaintes de ses électeurs concernant le comportement des camionneurs et de leurs amis.
Dans un tweet, McKenney rapporte :
“Les activités illégales qui perturbent nos activités se poursuivent dans nos quartiers résidentiels. J’ai entendu des centaines de résidents qui sont fatigués et effrayés par ce qu’ils vivent dans leurs quartiers. On me rapporte que des camions franchissent des feux rouges sans s’arrêter.”
Le conseiller a également déclaré que certains manifestants ont utilisé les cours avant des résidents comme toilettes, tout en buvant, en faisant la fête et en klaxonnant toute la nuit.
La police d’Ottawa, avec des renforts venus de tout le pays, affirme qu’elle fait de son mieux pour maintenir la paix, mais qu’elle fait preuve de prudence dans ses rapports avec les manifestants.
Jamais auparavant un mouvement de protestation dans la capitale canadienne n’avait été accompagné par des centaines de camions, crachant des nuages de gaz nocifs et faisant retentir leurs énormes klaxons dans une symphonie cacophonique 24 heures sur 24.
En réalité, bien que les manifestations aient été théoriquement non violentes, ces véhicules constituent une sorte d’arme. Leur simple présence effraie non seulement les personnes qui vivent et travaillent à proximité, mais elle intimide également la police.
La police dit qu’elle craint de provoquer les manifestants et qu’elle les laisse tranquilles.
Le dimanche soir 30 janvier, le Service de police d’Ottawa a publié un communiqué de presse extraordinaire, qui se lit en partie comme suit :
” Tout au long du week-end, le Service de police d’Ottawa et ses partenaires ont géré activement et patiemment une importante manifestation bien financée au cœur du centre-ville.
Nous avons été témoins de multiples cas de comportements perturbateurs, inappropriés et menaçants de la part des manifestants […].
La police est consciente que de nombreux manifestants ont annoncé leur intention de rester sur place. Cela continuera à causer d’importants problèmes de circulation, de bruit et de sécurité dans le centre-ville […].
La police a évité de verbaliser et de remorquer les véhicules afin de ne pas provoquer de confrontations avec les manifestants. Néanmoins, des confrontations et la nécessité d’une désescalade ont régulièrement été requises.”
Lundi matin, s’adressant aux médias, le chef du NPD, Jagmeet Singh, a pris note de l’engagement du service de police à l’égard de la désescalade et a exprimé son approbation. Malgré les actes odieux de certains manifestants, a déclaré M. Singh, la police fait preuve d’une mesure de retenue salutaire.
Mais le leader néo-démocrate a ajouté que d’autres groupes qui pourraient avoir l’occasion de protester contre les politiques gouvernementales – notamment les personnes racisées et les autochtones – pourraient se demander : Pourquoi pas nous ? Où est l’engagement envers la désescalade lorsqu’il s’agit de nos manifestations ?
Tout en défendant le droit de réunion et de liberté d’expression, le premier ministre Justin Trudeau a exprimé sa vive désapprobation à l’égard de ce qu’il a appelé la position antiscientifique de la plupart des manifestants et, pire encore, à l’égard du comportement “dégoûtant” de certains d’entre eux.
M. Trudeau a cité les manifestants qui ont pris d’assaut le refuge pour sans-abri et la soupe populaire des Bergers de l’espoir, au centre-ville d’Ottawa, et ont exigé d’être nourris. Il a également condamné les drapeaux confédérés et nazis que portaient un petit nombre de manifestants, ainsi que les manifestants qui ont manqué de respect au Monument commémoratif de guerre du Canada et qui ont placé des pancartes de protestation sur une statue de Terry Fox.
Un certain nombre de députés conservateurs ont soutenu activement les manifestants, y compris le député de la région d’Ottawa Pierre Poilievre, que de nombreux militants conservateurs favorisent pour remplacer Erin O’Toole, comme chef.
Pour sa part, O’Toole a tenté de trouver quelque chose qui ressemble à un terrain d’entente. Il a soutenu les objectifs de la majorité théorique des manifestants, d’une part, tout en faisant valoir que seule une infime minorité des manifestants était responsable des actes répréhensibles que Trudeau, Singh et d’autres ont condamnés.
Il est vrai que les porteurs de drapeaux à croix gammée et les profanateurs de monuments ne sont pas typiques de la majorité des participants. Cela ne signifie pas que les autres manifestants faisaient la promotion d’un message modéré et raisonnable.
Ce journaliste a vu une assez grande partie des manifestants porter des pancartes agressives et obscènes sur lesquelles figurait un majeur tendu vers le haut accompagné des mots F*CK TRUDEAU.
Des dizaines et des dizaines de manifestants arboraient des variations de ce message vulgaire et haineux : sur des pancartes, sur leurs vêtements et sur les côtés de leurs camions géants.
Le message hostile dirigé personnellement contre le premier ministre, et non contre les politiques gouvernementales, était en effet le thème dominant de cette manifestation de plusieurs jours.
Dans leurs actions, les manifestants ont, jusqu’à présent, évité la violence pure et simple. Mais lorsqu’il s’agit de leurs mots et de leurs images, c’est une autre histoire.
Néanmoins, l’allié de facto du convoi au Parlement, le chef conservateur O’Toole, veut que le premier ministre s’assoie et discute avec les manifestants.
Le premier ministre a fermement fermé la porte à cette suggestion, à la fois lors d’une conférence de presse depuis le lieu non divulgué où les forces de sécurité l’ont déplacé, lui et sa famille, par excès de prudence, et pendant la première période de questions de 2022, à laquelle Trudeau a pratiquement participé.
Tous ces camions ont bouleversé le rapport de force entre les autorités et les manifestants.
Mais malgré la ligne dure du gouvernement fédéral, il semble qu’à ce stade, aucune des autorités, que ce soit au niveau municipal ou fédéral, ne puisse ou ne veuille faire autre chose qu’encourager les manifestants à remonter dans leurs véhicules polluants et à quitter la ville.
La présence de tous ces énormes camions intimidants, dont le moteur tourne illégalement au ralenti dans tout le centre d’Ottawa, pose un défi auquel la ville n’a jamais eu à faire face auparavant. Et c’est une ville qui a connu des milliers de manifestations.
Les citoyens ordinaires d’Ottawa commencent à être exaspérés.
Ils savent que s’ils garaient leur propre voiture dans les zones d’interdiction pendant des jours et des jours – en laissant le moteur tourner tout le temps, en plus – ils seraient remorqués et obligés de payer de lourdes amendes. Ils sont irrités par le fait que des envahisseurs de leur ville, grossiers et en colère, puissent s’en tirer en bafouant la loi de manière aussi flagrante.
Ceux qui veulent déstabiliser la paix sociale et le processus démocratique tirent une leçon précieuse de cette expérience. Vous n’avez pas besoin d’armes à feu pour intimider la police et les autorités. Il suffit de disposer de camions massifs de plusieurs tonnes.
Au sud de la frontière, le milliardaire Elon Musk et l’ancien président américain Donald Trump ont exprimé leur soutien au convoi canadien. Ces deux personnes, et d’autres aux États-Unis, pourraient être à l’origine de certains des millions de dollars de dons reçus par les camionneurs.
Trump et ses partisans noteront également que la prochaine fois qu’ils prévoient d’envahir la capitale américaine, ou un autre site important de leur pays, ils devraient faire appel à tous les gros camions qu’ils peuvent trouver pour se joindre à la fête.
Traduction NCS

Soudan. Une génération déterminée à poursuivre sa lutte

Par Eduard Cousin
Khartoum – Le soulèvement populaire du Soudan a commencé il y a plus de trois ans. En avril 2019, le règne de 30 ans du président Omar el-Béchir, qui dirigeait une dictature islamo-militaire, a pris fin après des mois de manifestations. Un gouvernement de transition dirigé par le Premier ministre Abdallah Hamdok a été mis en place pour mener des réformes et ouvrir la voie aux élections.
Le Conseil souverain, composé de chefs militaires et de représentants des forces civiles, a été créé pour superviser le gouvernement. Le chef de l’armée, le général Abdel Fattah al-Burhan, est à la tête de ce conseil. Les tensions entre les factions militaires et civiles sont restées élevées, et ont atteint leur paroxysme lors d’un coup d’Etat militaire organisé par al-Burhan en octobre 2021.
Depuis, les manifestations sont revenues en force. Un nouvel accord de partage du pouvoir signé le 21 novembre entre Hamdok et l’armée a été salué par la communauté internationale, mais fortement rejeté par le mouvement de protestation, ce qui a entraîné la démission d’Hamdok le 3 janvier. Les manifestants exigent que l’armée se retire complètement de la scène politique.
Des manifestations ont lieu au moins deux fois par semaine dans la capitale, Khartoum, et dans plusieurs autres villes du pays, et sont réprimées avec violence par les forces de sécurité. Soixante-douze manifestants (au 19 janvier 2022) ont été tués depuis le coup d’Etat d’octobre, selon les chiffres du Comité central des médecins soudanais [1]; certains ont été touchés à la tête par des grenades lacrymogènes, d’autres par des balles réelles.
Manifester pour faire tomber le régime
Qantara.de a assisté à deux de ces manifestations à Khartoum, où les manifestants se dirigent généralement vers le palais présidentiel. Avant le début de la manifestation, des barricades faites de pneus en feu et de pavés sont érigées le long de l’itinéraire de la marche, afin de protéger autant que possible la foule de l’avancée des forces de répression. Les gens de différents quartiers se rassemblent à un point de rencontre central, où la marche commence.
Lors de la manifestation, un jeune homme nommé Coman Said a expliqué les raisons qui l’ont poussé à manifester. Pour lui, les dirigeants militaires actuels sont une extension du régime de l’ancien président El-Béchir. «Nous manifestons pour renverser ce régime, qui a causé beaucoup de guerres depuis son arrivée au pouvoir en 1989, parce que nous essayons de construire notre nation comme un Etat démocratique. Ce qui inclut le droit de parole, d’expression et de religion.»
Une grande variété de drapeaux sont brandis pendant la marche: des drapeaux soudanais, des drapeaux à l’effigie de manifestants tués lors de marches précédentes, ainsi que des drapeaux pour chacun des différents comités de résistance participants. Ces comités ont émergé de manière organique à partir du mouvement de protestation de 2019 contre El-Béchir. Des jeunes partageant les mêmes idées ont commencé à organiser des réunions dans leur quartier pour discuter de leur participation aux manifestations et de leur orientation politique. Au final, ils ont même commencé à organiser certains services communautaires, comme la distribution d’aide aux pauvres et le nettoyage des rues.
«Pas de négociation, pas de partenariat, pas de compromis»
Les comités de résistance, très décentralisés, opèrent à un niveau très local. Khartoum elle-même compte déjà plus de 10 comités de résistance, auxquels s’ajoutent de multiples autres dans sa ville jumelle Omdurman et dans d’autres villes du pays. La plupart des comités de Khartoum ont des comptes Twitter sur lesquels ils annoncent leur participation aux manifestations, les points de rassemblement et les itinéraires des marches. Ils donnent également des ordres spécifiques: par exemple, barricader les rues, laisser des voies ouvertes au sein de la manifestation pour que les motos puissent transporter les blessés vers les hôpitaux de campagne [le pouvoir a mis la main sur les ambulances] et – surtout – s’abstenir de toute violence.
L’un des slogans du mouvement de protestation est «pas de négociation, pas de partenariat, pas de compromis». Ces mots font référence à l’armée. Les manifestants rejettent toute négociation ou accord de partage du pouvoir avec les dirigeants de l’armée. Pour eux, le coup d’Etat militaire d’octobre 2021, au cours duquel les généraux ont renversé un gouvernement qu’ils avaient eux-mêmes accepté de soutenir, a montré que l’armée n’est pas un partenaire digne de confiance et n’a aucune intention de s’engager réellement dans une transition démocratique
«On ne négocie pas avec quelqu’un pour le chasser du pouvoir», a déclaré Faisal al-Saeed (25 ans), porte-parole du comité de résistance de Salha, un quartier d’Omdurman, dans une interview accordée à Qantara.de. «L’armée n’est plus digne de confiance. Ils ont violé des accords, versé le sang du peuple soudanais, organisé un coup d’Etat contre un gouvernement civil et refusé de céder le pouvoir. Nous pouvons négocier avec eux aujourd’hui – et demain ils nous renverseront. Comment pouvons-nous négocier avec eux?»
Une charte politique?
La question est la suivante: les comités de résistance peuvent-ils s’organiser de manière à offrir une alternative au régime actuel? A cette fin, des discussions sont en cours entre les différents comités et plusieurs autres groupes d’opposition, comme l’Association professionnelle soudanaise (SPA), afin de formuler une déclaration politique commune qui servirait de cadre à la création d’un nouveau gouvernement technocratique qui prendrait le relais des militaires. «L’objectif de la charte politique est de rassembler toutes les forces civiles qui veulent limiter le rôle des militaires et former un gouvernement civil qui représentera le peuple soudanais», a déclaré Faisal al-Saeed. La charte doit être finalisée d’ici la fin du mois de janvier.
Entre-temps, la mission des Nations unies pour la transition démocratique au Soudan, l’UNITAMS, a entamé des pourparlers avec les militaires et plusieurs groupes civils afin de trouver une issue à la crise politique. Les forces civiles sont toutefois sceptiques quant au rôle de l’ONU.
Samahir El-Mubarak (31 ans), porte-parole de la SPA, a déclaré à Qantara.de qu’elles rejetaient l’initiative de l’ONU car, selon elles, elle «assimile les militaires aux civils» en tant qu’acteurs politiques. «Nous trouvons cela très consternant. Depuis quand l’ONU traite-t-elle les armées comme des acteurs politiques?» Pour elle, il n’y a pas de «crise politique» comme le dit l’ONU, mais une révolution contre un régime militaire. Malgré tout, il est prévu que la SPA prenne part aux discussions de l’ONU. «Notre message [à l’ONU] est clair: les militaires doivent se retirer.»
Il est également clair que les militaires n’abandonneront pas le pouvoir facilement, voire jamais. Les chefs de l’armée ont d’importants intérêts économiques à protéger, par exemple dans l’extraction de l’or, tout en craignant d’être jugés pour le meurtre de manifestants s’ils devaient se retirer. Ils se montrent de plus en plus disposés à recourir à la force pour réprimer les manifestations, pariant apparemment sur le fait que, tôt ou tard, la population active se lassera des protestations et que sa capacité de mobilisation diminuera progressivement. Néanmoins, Faisal al-Saeed reste déterminé et convaincu.
«Nous savons qu’il n’est pas facile de renverser le pouvoir militaire actuel», a-t-il déclaré. «Mais cette génération est prête à faire tous les sacrifices pour réussir. Le succès de cette révolution est inévitable.» (Article publié sur le site Qantara.de, le 26 janvier 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Appel à la solidarité du Central Committee of Sudan’s Doctors (CCSD), le 24 janvier 2022
«Depuis octobre dernier, le peuple soudanais manifeste pacifiquement dans les rues avec un courage extraordinaire contre un nouveau régime militaire totalitaire qui cherche à remplacer son prédécesseur El-Béchir (un criminel recherché qui a dirigé le Soudan pendant 30 ans) et à prendre le contrôle du pays. Le peuple soudanais a résisté par tous les moyens pacifiques disponibles, perdant de nombreuses vies innocentes dans sa quête de démocratie, de liberté, de paix et de justice.
Nous luttons contre des forces violentes et impitoyables, qui n’ont pas hésité à utiliser des armes militaires contre des manifestants sans armes dans le but de supprimer leurs rêves et leurs espoirs. Depuis le 25 octobre jusqu’à aujourd’hui, nous avons perdu 72 âmes, et nous avons eu plus de 2000 blessés, alors que nous participions à des manifestations en faveur de la démocratie à travers le Soudan. La majorité d’entre eux ont été tués par des blessures directes par balle à la tête, au cou ou à la poitrine. Les milices du coup d’Etat militaire ont commis des violations flagrantes des droits de l’homme, notamment en commettant des viols, en empêchant les services médicaux d’urgence d’atteindre les personnes dans le besoin, en attaquant les hôpitaux à l’aide de gaz lacrymogènes et de grenades paralysantes, en attaquant les travailleurs médicaux dans l’exercice de leurs fonctions et en arrêtant les blessés sur leur lit d’hôpital.
Ils ont tenté d’isoler le peuple soudanais du monde en limitant l’accès de la presse et en interrompant les services Internet à plusieurs reprises depuis le coup d’Etat. Nous appelons tous les humains du monde entier à être solidaires du peuple soudanais, de ses espoirs et de ses rêves dans ce combat. Nous vous demandons d’être solidaires de notre combat pacifique pour la liberté, la paix et la justice. Nous vous demandons de contacter vos gouvernements et vos représentants, de faire pression sur eux pour qu’ils utilisent leur influence et leur pouvoir politique contre ce coup d’Etat. Nous appelons à des sanctions régionales, mondiales, politiques et économiques contre les responsables du coup d’Etat, et à ne pas donner au régime du coup d’Etat une quelconque légitimité ou reconnaissance internationale.
Notre peuple poursuivra son combat pacifique et difficile vers la démocratie, un chemin qui a commencé en 2018, en restant fidèle à ses moyens pacifiques, malgré les tentatives du gang du coup d’Etat de nous entraîner dans la violence par le biais du choc et de l’effroi, et de la provocation constante. Le peuple soudanais a appris de ses expériences passées, et des leçons des pays voisins.
Aujourd’hui, il s’agit d’un combat pour l’existence et la dignité. La poursuite du gang des putschistes menace la paix et la sécurité du peuple soudanais et de toute la région. Notre peuple restera fort et uni, car notre victoire est inévitable.» (Appel traduit de l’arabe par MENA Solidarity; traduction de l’anglais par rédaction A l’Encontre)

Combattre la droite

Par S. Victor
Le fait est indéniable qu’il y a une montée de la droite au Québec, comme un peu partout dans le monde. L’effroyable gâchis du capitalisme globalisé a détruit les espoirs d’une grande partie de ces couches moyennes qui avaient vu le monde basculer du capitalisme sauvage vers quelque chose où on respectait un peu plus les droits des gens, et où ils pensaient qu’il avaient le droit de vivre, d’envoyer les enfants à l’école, d’avoir des moyens de défense (les syndicats) et de temps en temps même, l’idée d’une démocratie sociale qui ramènerait la paix au village.
À l’époque, les dominants avaient accepté, à rebrousse-poil, ce grand compromis, devant la montée en force des grandes coalitions sociales et politique qui ont pris diverses formes. Mais au tournant des années 1980, les gros décideurs ont changé leur fusil d’épaule : fini les compromis, place au pur royaume de l’argent, à bas les services publics, le « droit » d’exploiter, de mentir, de s’insérer dans le club des milliardaires. Pendant les 40 dernières années, c’est le discours qui a dominé, forçant à tant d’échecs, d’illusions, de confusion. Sous le label néolibéral, c’est l’austéritarisme. Pour le couvrir, il fallait bien des excuses. Comme il n’y avait plus de méchant ours soviétique, on a cherché ailleurs, parmi ces « barbares » qui veulent « nous détruire » : les immigrants voleurs de jobs, les musulmans couteaux dans les dents, réfugiés, paumés, barouettés, qui osent entrer dans notre « périmètre ». Toujours à l’avant-garde, les intellectuels-mercenaires des États-Unis, avec leurs émules bas de gamme dans le genre MBC, qui ont appelé cela le clash des civilisations. De cela se sont engagés des luttes sans fin pauvres contre pauvres au nom de la race, de l’identité, de la religion.
On en est là
Vous lecteurs et lectrices des NCS, de PTAG, du Devoir, vous ne soupçonnez peut-être pas le barrage médiatique qui soutient tout cela. Il y a évidemment la nébuleuse des médias sociaux et des radios poubelles qui restent dominantes, à moins que je me trompe, dans le centre du Québec.
Plus et plus encore, l’empire Quebecor, avec ses experts patentés, parfois subtils, parfois grossiers, qui s’insurgent chaque heure sinon chaque minute contre la femme voilée qui soigne nos vieux, sans dire un seul mot sur le démolissage en règle du système de santé et de protection sociale qui sévit depuis les années 1990.[1] François Legault et Mario Dumont, entre autres, sont des champions toutes catégories de ce grand, de ce très grand mensonge.
OK, ce n’est pas gai, cela va être tout un défi. Mais au moins il faut rester lucides. J’ai été assez surpris qu’un observateur aussi attentif que Jonathan Durant Folco affirme cette semaine sur sa page facebook que cette évolution inquiétante était surtout causée par des défaillances de la gauche.[2] Québec solidaire, affirme-il veut trop gagner les élections et ne va pas chercher la colère légitime des gens. Le cri du cœur du peuple mécontent est capté par la droite. Évidemment, il y a quelque chose de vrai dans cela, si on regarde effectivement comment les Trump de ce monde ont joué leur jeu.
Cependant, la critique de Jonathan me semble étriquée
D’abord, cette droite sans gêne a toujours existé au Québec et ailleurs. Elle était, la plupart du temps, manipulée par les puissants qui avaient besoin de leurs roquets de service pour gueuler contre les syndicats et les profs. Si on reste attentifs, on regarde en arrière il y a 5 ans, 10 ans, 15 ans, 20 ans, il y a une continuité qu’on pourrait dire «logique et rationnelle». Dans toute société, il y a un secteur réactionnaire infiniment violent, comme le démontre le vote à 40% pour un sbire de Pinochet il y a quelques semaines.
Dit autrement, la droite et l’ultra droite sont des phénomènes durables. De temps en temps dans des circonstances particulières (montées des crises), ça monte et ça descend. Est-ce que la gauche peut faire mieux pour contrer cela ? Bien sûr que oui. Mais sans s’illusionner.
Autre mauvaise bifurcation. Jonathan voudrait que la gauche soit moins craintive. Je partage cette idée, mais jusqu’où ? Est-ce qu’on peut penser une seule minute que QS va marquer des points parce qu’elle va brandir le drapeau de l’écosocialisme ? Allez camarade, soyons sérieux.
L’hypothèse d’une rupture systémique et d’une transition en profondeur apparaît maintenant dans le débat public, et c’est encourageant, surtout parmi les jeunes générations. Ne serait-il pas un plus réaliste de dire qu’on a encore devant nous quelques années voire décennies avant d’aider ces secteurs à construire un nouveau projet ?
Entretemps, qu’est-ce qu’on fait ? On avance à petit pas. On pose des jalons. On critique le bricolage capitaliste-vert. On promet des alternatives à notre portée, en tant qu’entité semi étatique aspirant à l’émancipation. Au total, c’est ce que je reçois de l’action de l’aile parlementaire de QS, que cela soit sur la transition ou encore sur d’autres thématiques complexes, la question autochtone par exemple. N’importe qui d’un peu sérieux va remarquer le changement de ton et de contenu du troisième parti politique au Québec sur cette question aussi fondamentale.
Mais attention, tout ne se limite pas à cela. Il y a une autre vie en dehors du terrain politique parlementaire. Et quelques fois, on a su comment y intervenir. Quand il y a eu le massacre de la Mosquée de Québec, il y a une forte mobilisation par en bas, notamment impulsée par des syndicalistes, dont un certain Sébastien Bouchard. Sébastien a eu le réflexe d’un cri du cœur organisé. Il n’a pas pensé qu’il fallait juste un texte, mais un travail méticuleux, discret, d’organisation, pour coaliser une grande partie de Québec et ainsi infliger le plus grande échec de l’extrême-droite raciste qui empoisonne cette ville.
Un autre exemple, Jonathan se plaint du fait que seule la droite canalise la colère des gens contre l’autoritarisme vaccinal. Je ne pense pas que cela soit juste. Dans les centres médicaux un peu partout, j’ai rencontré des tas de gens à tous les niveaux du vaste appareil qui se sont battus et qui continuent de se battre pour avoir, pour eux et elles-mêmes et aussi pour les usagers, des protections adéquates. Ils et elles sont excédées des mesures stop-and-go du gouvernement. Ces héros ont beaucoup d’appui dans le peuple qui n’ira pas dans la lutte brailler la « libarté » de refuser le vaccin.
Une juste réponse, s’inscrivant dans une démarche longue d’organisation, de mobilisation, d’éducation populaire, découle de ses pratiques qui sont tout autour de nous, peut-être moins visibles et successives que les enragés de l’anti vax. Selon ce que je comprends, il y a des syndicats qui sont au front sur ces luttes, notamment la FIT et la FAE.
Dernier exemple, les enjeux municipaux. Une certaine gauche socialiste a promu durant cet exercice une démarche critique, certes intéressante, mais glissante. Tout en étant à 100% d’accord pour les écovillages et les budgets participatifs, il me semblait prioritaire de vaincre des lubies réactionnaires de Coderre, notamment. Un retour en arrière à ce niveau aurait été catastrophique pour tout le monde. Était-ce alors trop demander que la gauche se mobilise contre cela ? C’est ce qui est arrivé finalement. La victoire contre les réac à Montréal et à Sherbrooke, par exemple, ouvre la voie, ne les ferme pas. On doit apprendre du fait que nos ancêtres, les socialistes du vingtième siècle, ont raté le bateau face à la grande vague réactionnaire qui a tout emporté pendant si longtemps, en se divisant, en s’acharnant les uns sur les autres, en ne coopérant pas.
OK je termine par le début. Vaincre la droite, c’est une lutte opiniâtre, acharnée, qui doit s’infiltrer partout. C’est aussi une approche prudente, un peu réservée : on peut mobiliser beaucoup et avancer sur des choses tangibles, où il y a des victoire possibles. La gauche ne doit pas se censurer, mais avoir la décence de ne pas brandir ses drapeaux comme si les masses attendaient le grand signal. Les petites victoires ne sont jamais si petites que cela, à condition qu’on scrute l’horizon à long terme.
Trouvons-nous 500 Sébastien Bouchard et nous irons loin!
- Les Libéraux et aujourd’hui leurs successeurs rétrécis de la CAQ argumentent contre le système de santé et d’éducation publique depuis toujours. Quand le PQ a passé l’arme à droite avec Lucien Bouchard et son « déficit zéro », il est entré dans le même cimetière. ↑ ↑
- Jonathan Durand-Folco, Réflexions sur l’ascension d’Éric Duhaime, la stagnation de la gauche et la perte de rêves collectifs, page Facebook, 26 janvier 2022 ↑

La démocratie n’est-elle pas le pouvoir ?

Un éditorial de Tempest
Que s’est-il passé avec le Democratic Socialist Labour Commission (DSLC)?
Cette semaine, le DSLC, le groupement ouvrier de la plus grande organisation socialiste des États-Unis, les Democratic Socialists of America (DSA), a choisi un nouveau comité directeur. Il s’agit de la troisième élection depuis la création de la commission en 2017, et pour la première fois, la direction ne sera pas directement choisie par les membres de l’organisme.
Le 2 janvier, l’actuel DSLC a annoncé que cette nouvelle direction serait choisie, sur la base d’un nouveau processus établi par le Comité politique national (NPC) du DSA. L’APN a décidé qu’il dicterait la majorité de la représentation sur le corps. Sur quinze sièges du comité directeur, seuls cinq seront élus par les membres du DSLC, quatre seront sélectionnés parmi la direction nationale de DSA et sa branche jeunesse, YDSA, et six seront nommés par le NPC parmi le groupe de candidats non élus par les membres. . Les deux tiers du comité directeur seront nommés.
Nous pensons que cela est en contradiction avec la création d’une commission du travail axée sur les membres, responsable et participative dans la plus grande organisation socialiste du pays, et de nombreux militants syndicaux de DSA le pensent également. Lorsque ce nouveau processus électoral a été annoncé, un camarade indépendant (non aligné sur un caucus) de la branche travailliste du NYC-DSA a immédiatement rédigé et diffusé une pétition exigeant : a) une élection démocratique et un processus de vote « une personne, un vote » ; b) que onze des quinze postes soient directement élus; c) que l’élection soit reportée pour permettre une plus grande participation; et que d) ces questions soient présentées pour discussion lors de la séance d’information organisée par le DSLC pour le 11 janvier. Il s’est avéré que la séance d’information mettait en vedette des représentants de la NPC présentant le nouveau plan comme un fait accompli et manquait d’évaluation ou d’explication de l’expérience DSLC précédente, ou pourquoi ce changement a été effectué.
[L]e « forum des candidats »… était organisé sous la forme d’un webinaire, les questions devaient être soumises 24 heures avant l’événement, et la fonction de chat était désactivée pendant la réunion pour éviter toute discussion entre les membres, et aucune question indésirable n’interrompait la réunion. vitrine. Ce n’était pas un véritable forum permettant aux membres de dialoguer avec les candidats, de poser des questions et de demander des éclaircissements sur les questions stratégiques auxquelles sont confrontés les militants syndicaux du DSA.
Deux semaines plus tard, l’APN n’a répondu à aucune de ces demandes, et le processus se poursuit comme prévu par l’APN malgré 213 signataires – principalement des militants du DSLC – ayant enregistré leur objection. Les signataires de la pétition ont demandé un forum des candidats, ce que le DSLC a accepté. Pourtant, l’élection elle-même se déroule de manière irresponsable et antidémocratique, illustrée par le «forum des candidats», la nuit du dimanche 24 janvier. Il a été organisé sous forme de webinaire, les questions devaient être soumises 24 heures avant l’événement, et le la fonction de chat a été désactivée lors de la réunion pour éviter toute discussion entre les membres et aucune question indésirable n’a interrompu la présentation. Ce n’était pas un véritable forum permettant aux membres de dialoguer avec les candidats, de poser des questions et de demander des éclaircissements sur les questions stratégiques auxquelles sont confrontés les militants syndicaux du DSA.
Pourquoi c’est un problème
Depuis le début de cette pandémie, nous avons constaté une augmentation de la lutte ouvrière. En 2020, nous avons assisté à la plus grande vague de protestations de l’histoire des États-Unis alors que des millions de personnes se sont révoltées lors du soulèvement de George Floyd. Alors que les forces contre-révolutionnaires ont momentanément fait taire ces protestations, nous avons constaté une nette augmentation des activités de grève en 2021 , des mineurs de l’Alabama aux travailleurs de John Deere à travers le Midwest. Bien que le pourcentage de travailleurs syndiqués continue de diminuer, nous avons vu des campagnes de syndicalisation impressionnantes se poursuivre dans les soins de santé , le secteur des services et le secteur à but non lucratif . Les enseignants ont continué à se révolter contre la destruction des écoles publiques, avec la récente bataille menée par la CTU pour des écoles sûres étant un point culminant important.
Alors que les socialistes ont été impliqués dans toutes ces luttes, il n’y a malheureusement pas eu de réseau national d’activistes de base pour rassembler tout cela. Au lieu de cela, nous avons un fouillis de groupes Facebook, de groupes intra-industriels, de caucus et d’organisations. La tentative d’aider à surmonter certaines des fragmentations et le manque de cohésion du mouvement syndical est une contribution importante que la DSLC pourrait potentiellement apporter.
{L] e DSLC n’a pas besoin d’une adhésion solide, enracinée et militante et d’un leadership démocratiquement choisi pour passer des appels téléphoniques au sujet de la législation. Mais si notre commission du travail doit devenir une plaque tournante de la lutte, de la solidarité, de l’élaboration de stratégies et de la diffusion de la résistance de la base, aussi possible soit-elle, alors elle doit être un organe de membres.
Ce n’était pas toujours comme ça. En 2019, la vague de grèves des enseignants a mis en évidence une approche différente. DSA a fourni des ressources et une coordination nationale pendant la vague de grèves. Les enseignants de l’ensemble de la DSA ont été mis en communication, et des relations, une solidarité et des initiatives importantes ont été prises dans de nombreux chapitres, comme les fonds de grève et le soutien communautaire aux enseignants en grève. Le DSLC a également créé une brochure aux côtés de YDSA sur Pourquoi les socialistes devraient devenir enseignants afin d’essayer de renforcer les batailles en cours dans l’éducation publique. Le DSLC pourrait être une plate-forme importante pour les réseaux nationaux de travailleurs et la coordination nationale entre les luttes dans différents endroits. Au cours des deux dernières semaines, le comité d’organisation d’urgence en milieu de travail(EWOC) a organisé une réunion intitulée Flattening the Curve from the Bottom Up qui a mis en évidence des récits et des analyses en œil de ver sur les raisons pour lesquelles il est si important de s’organiser autour de la prévention de la propagation du COVID-19 parmi les militants et les socialistes des syndicats d’enseignants et d’infirmières. Restaurant Organizing Project (ROP) a organisé une réunion avec des baristas de Starbucks pour faire le point sur ce qui se passe dans le monde de l’organisation du café et diffuser les leçons des campagnes syndicales réussies. Ces deux événements ont attiré plus de 150 personnes chacun et étaient des espaces de travail uniques de DSA pour élaborer des stratégies autour de certaines des luttes les plus importantes aujourd’hui. Ce sont les types de réunions et le type d’orientation qu’un DSLC pourrait prendre pour constituer une adhésion et contribuer au moment.
Il y a bien sûr eu de nombreux militants syndicaux qui se sont trouvés grâce à DSA, et de bonnes campagnes de syndicalisation et des efforts de réforme syndicale en ont résulté. Le travail de l’EWOC et du ROP doit être salué. Mais comme l’ a écrit notre camarade Avery Wear , “toute grande re-syndicalisation de la classe ouvrière américaine dépendra d’une échelle d’activité possible uniquement grâce à une recrudescence massive de la base”. Et il est difficile d’imaginer un tel essor sans les organisations démocratiques de masse.
Actuellement, il existe un intérêt large et sain pour la syndicalisation dans l’ensemble de la DSA, avec des membres dans de nombreux syndicats et secteurs différents organisés dans leurs localités. Malheureusement, le DSLC n’a fourni aucune possibilité réelle de participation, d’intégration ou de soutien à ces membres. Il y a un canal mou qui est des grillons. Il n’y a eu que deux réunions des membres au cours des deux dernières années. De loin la plus grande campagne qui a soi-disant centralisé l’organisation du DSLC l’année dernière a été la campagne PRO Act. Nous avons aidé à faire beaucoup d’appels téléphoniques, mais comment et de quelle manière cela a-t-il contribué à développer une adhésion plus active ? Au renforcement des luttes ouvrières les plus importantes qui ont éclaté ? Pour labourer le sol afin de créer les conditions pour que la loi PRO soit viable ?
On peut se demander si le DSLC sortant a largement échoué même selon ses propres termes, pourquoi est-ce important si le PNJ actuel essaie quelque chose de nouveau ? Cela nous amène à l’essentiel du problème : le DSLC n’a pas besoin d’une adhésion solide, enracinée et militante, ni d’un leadership démocratiquement choisi pour passer des appels téléphoniques au sujet de la législation. Mais si notre commission du travail doit devenir une plaque tournante de la lutte, de la solidarité, de l’élaboration de stratégies et de la diffusion de la résistance de la base, aussi possible soit-elle, alors elle doit être un organe de membres. Nous avons des milliers de membres syndiqués dans DSA. Nous avons des centaines de personnes concentrées dans des industries qui ont été d’importants sites de lutte l’année dernière. Comment notre travail syndical peut-il intégrer cette expérience, cette capacité, ce potentiel, pour jeter les bases d’un mouvement syndical plus fort?
Cette décision de s’éloigner d’un organe démocratique axé sur les membres a été prise dans le cadre d’une réforme centralisatrice des groupes de travail au sein de la DSA . Nous pensons que cela est erroné et reflète de vrais problèmes , à la fois politiques et organisationnels , au sein de DSA. Les socialistes devraient avoir un point de référence pour la démocratie dans leurs propres organisations à apporter avec nous dans nos syndicats et nos lieux de travail qui sont généralement gérés par des manœuvres transactionnelles descendantes. Alors que nous célébrons la victoire d’un membre, une voix dans l’UAW, nous devons reconnaître sa perte dans notre propre commission du travail. Ce changement aura un impact continu sur ce qui est prioritaire, sur la manière dont les membres peuvent interagir avec le corps et sur la manière dont les militants syndicaux peuvent construire de nouveaux projets via DSA.
Alors que nous célébrons la victoire d’un membre, une voix dans l’UAW, nous devons reconnaître sa perte dans notre propre commission du travail.
La majorité des postes de direction étant désormais directement choisis par l’APN, les membres ont encore moins de capacité à influer sur la direction de l’organisme qu’auparavant, et ces postes élus auront un statut de minorité permanente si des différences d’orientation entre les groupes surviennent. Le NPC s’est rendu seul responsable de la reconstruction de la commission au moment même où il s’agissait de ramener les éléments du DSLC qui impliquaient une participation plus active des membres et des chapitres du DSA. Si l’objectif est de construire un DSLC plus fort, cette évolution vers les nominations ne correspond pas.
Notre position sur l’élection
Alors que nous continuions à nous opposer à l’imposition d’un comité directeur DSLC nommé à la majorité, le collectif Tempest a été invité à donner notre position sur l’élection du groupe minoritaire. Dans l’ensemble, cela ne semble pas être une élection particulièrement significative, ce qui montre l’état de désarroi actuel de l’organisation. Contrairement aux courses très disputées de 2017 et 2019, une seule liste est en cours cette fois, la Strike Wave Slate , principalement composée de membres du Bread and Roses Caucus. Et les candidats eux-mêmes ne représentent pas la diversité de DSA, encore moins la diversité de la classe ouvrière, la plupart étant des hommes blancs.
Néanmoins, il y a des candidats valables qui se présentent à cette élection – Janette Corcelius est membre de Tempest, Alexandra Bruns-Smith avait des choses perspicaces à dire dans sa déclaration et lors du forum, et Brian Murray et David Bradley Isenberg sont tous deux de bons représentants de chaud industries pour s’organiser.
En fin de compte, notre soutien est que les militants syndicaux s’organisent sur leur lieu de travail, construisent des réseaux de communication horizontale entre les travailleurs, développent des infrastructures de dissidence et n’attendent personne – ou tout organisme douteux démocratique – pour vous donner le feu vert.
Crédit d’image en vedette : photo de John Reimann, modifiée par Tempest.

Black Panther Party sur le rôle des démocrates noirs – Le BPP plaide pour l’indépendance politique (1968)

Affiche de campagne de Huey Newton, 1968. Photo de rocor.
par Kathleen Cleaver
Au nom du Black Panther Party for Self-Defense en 1968.
UNE question très cruciale est débattue ce soir, une question très complexe et cruciale qui implique directement la vie de Huey P. Newton, ministre de la Défense du Black Panther Party for Self-Defense. Afin que la discussion suive des lignes informées et politiques, et non des sensations raciales et émotionnelles, le Black Panther Party for Self-Defense a préparé le document de position suivant pour élucider et définir sa position sur le Parti démocrate et la participation des Noirs au Parti démocrate, sur la fonction de la politique électorale dans la communauté noire et sur la candidature de Huey P. Newton pour le septième district du Congrès.
La position des Black Panther
Dans l’article « The Case for an Independent Black Political Party » du numéro actuel de l’ International Socialist Review 1 , la déclaration suivante illustre de manière concise la position des Noirs à l’égard du Parti démocrate :
Sous la contrainte, il lance aux Noirs quelques concessions, quelques messages, quelques jetons pour les apaiser, bien qu’il n’ait aucune intention de mettre fin au racisme. La configuration bipartite entretient l’illusion que les Noirs obtiendront la liberté grâce à une réforme progressive du capitalisme et de ses institutions. L’histoire des cent dernières années témoigne que c’est un mensonge. Les Noirs ne seront jamais libérés en soutenant des partis politiques qui sont contrôlés par leurs oppresseurs et qui sont tellement construits et gérés qu’ils seront toujours contrôlés par leurs oppresseurs.
La description par Malcolm X du gouvernement, qui est contrôlé par le Parti démocrate, est la plus précise : un complot visant à priver les Noirs du droit de vote, des opportunités économiques, d’un logement décent et d’une éducation décente.
Ces déclarations de fait mises à part, le vote noir est le rempart du Parti démocrate, lui permettant de contrôler la ville, l’État et le gouvernement fédéral. Dans ” The Ballot or the Bullet “, dit Malcolm,
Ils obtiennent tout le vote nègre et après l’avoir obtenu, le nègre n’obtient rien en retour. Quand ils sont arrivés à Washington, tout ce qu’ils ont fait, c’est donner à quelques gros nègres de gros boulots. Ces gros nègres n’avaient pas besoin d’emplois, ils en avaient déjà. C’est du camouflage, c’est de la ruse, c’est de la trahison, c’est de la poudre aux yeux.
Le Black Panther Party for Self-Defense dit que la communauté noire n’a plus besoin de façade, plus de supercherie, plus de trahison. Ce dont la communauté noire a besoin, c’est d’un véritable pouvoir politique – le pouvoir noir pour les Noirs – et cela ne passera jamais par le Parti démocrate.
Il existe une longue tradition de lécheurs de bottes, d’oncles Tom et d’anglo-saxons noirs qui sont prêts à prendre de l’importance sur le dos des masses opprimées en vendant leurs votes à la machine démocratique pour avoir l’opportunité de lécher les bottes de la structure du pouvoir et d’aider à son exploitation raciste des masses noires. Ces Black Batistas 2 , pour la plupart, ne transmettent pas les besoins du peuple à la structure du pouvoir ni n’expriment les problèmes du peuple dans son assemblée, car ils ne sont pas responsables devant le peuple, quelle que soit leur rhétorique – ce sont des laquais de la machine démocratique.
En 1964, l’incapacité totale du Parti démocrate à dénoncer le racisme et l’exploitation et à se prononcer sur les intérêts des Noirs s’est manifestée dans sa réponse au défi du Mississippi Freedom Democratic Party à la Convention d’Atlantic City. Exclus de la participation au parti Mississippi Dixiecrat, les Noirs du Mississippi ont organisé un Mississippi Freedom Democratic Party parallèle ouvert à tous, ont approuvé la plate-forme du Parti démocrate et ont soutenu LBJ à la présidence.
À la Convention d’Atlantic City, ils ont exigé d’être assis en tant que représentants originaux de l’État du Mississippi, par opposition à la délégation Dixiecrat, qui a refusé d’approuver la plate-forme du Parti démocrate, a refusé de soutenir LBJ et a refusé de respecter la Constitution de les États Unis.
La défaite du MFDP Challenge 3 aurait dû signaler aux Noirs de tout le pays de commencer à organiser des partis politiques indépendants ; cependant, la leçon a été soigneusement dissimulée et confuse par la structure du pouvoir, et une rupture manifeste n’a pas été faite au niveau national. En 1967, l’éviction d’Adam Clayton Powell 4 , qui a réduit en cendres l’un des présidents de commission les plus compétents de l’histoire du Congrès et vingt ans de service politique d’un seul coup, a appris à beaucoup plus de Noirs que le Parti démocrate était leur ennemi déclaré. De plus, l’incapacité des élus noirs à réprimer les rébellions des ghettos a affaibli leur utilité pour la structure du pouvoir. À ce stade, la tâche qui incombe aux politiciens noirs de toute intégrité est d’éloigner les Noirs de la machine démocratique.
Le Black Panther Party for Self-Defense exige que le léchage de bottes s’arrête brutalement en 1968.
L’argument avancé par beaucoup de ceux qui souhaitent accéder rapidement à une notoriété politique est qu’il est opportun de se présenter au Parti démocrate. L’opportunisme est la mesure des escrocs, des hypocrites et des traîtres purs et durs à la communauté noire. L’histoire de la participation des Noirs au Parti démocrate est brève et n’est pas un obstacle insurmontable à l’avancement politique des Noirs.
Le premier noir du Nord à siéger au Congrès américain fut Oscar DePriest, un républicain du South Side de Chicago, qui se rendit à Washington en 1928. Son remplaçant, Arthur Mitchell, fut élu en 1934 sur la liste démocrate, au grand embarras de le Parti démocrate et est devenu le premier démocrate noir à siéger au Congrès.
L’allégeance de la population noire avant l’administration de Roosevelt avait été solidement derrière les républicains, le parti de Lincoln et le parti de la reconstruction. Pendant la période de reconstruction, alors qu’il y avait vingt-deux membres noirs du Congrès et que les Noirs exerçaient considérablement plus de pouvoir politique qu’aujourd’hui, le Parti démocrate était le parti de la contre-révolution réactionnaire et de la suprématie blanche violente. C’était le Parti démocrate qui avait l’intention de saper le gouvernement de reconstruction égalitaire et multiracial – par le terrorisme, la fraude, la chicanerie et toutes les autres formes d’un État policier en plein essor. C’est le Parti démocrate en 1868-1877 qui était responsable de la destruction de la première manifestation concrète du pouvoir noir immédiatement après la guerre civile, et c’est le Parti démocrate de 1968 qui a l’intention de détruire les tentatives actuelles d’établir un pouvoir noir concret. Le plan du Parti démocrate de Caroline du Sud pendant la reconstruction pour saper le bastion le plus puissant du pouvoir noir stipulait : “Chaque démocrate doit se sentir lié par l’honneur de contrôler le vote d’au moins un nègre par l’intimidation, l’achat, l’éloigner, ou comme chaque individu peut déterminer comment il peut le mieux l’accomplir.
Le terrorisme endémique, les massacres, les meurtres et la violence, la fraude politique et l’hystérie générale entre Blancs et Noirs dans le Sud de la reconstruction qui menaçait d’engloutir la région dans une guerre raciale pure et simple poussèrent les républicains au compromis de 1877, qui livra la population noire qui avait s’est battu et est mort pour le Parti républicain aux caprices de Jim Crow et à la suprématie blanche totale sous le règne du Parti démocrate. Le Sud est depuis lors un État policier à parti unique de suprématie blanche. La participation des Noirs au Parti démocrate a commencé à contrecœur et avec prudence dans le Nord à la suite des migrations hors du Sud pendant la Première Guerre mondiale.
L’état bourgeois de cette société capitaliste engendre une culture d’exploitation ; Les Noirs ne sont pas plus exempts d’actes d’exploitation que les Blancs – ils ont juste une arène d’exploitation plus petite et une mobilité très limitée.
C’est la nature d’une nation colonialiste de créer des classes d’élite parmi son peuple opprimé pour exercer une forme de domination indirecte sur les masses. 5 La bourgeoisie noire remplit cette fonction pour l’élite du pouvoir blanc qui dirige ce pays vis-à-vis des masses noires. C’est la bourgeoisie noire en tant que classe qui a prospéré, acquis du prestige et de la mobilité dans la société blanche grâce à la pression révolutionnaire des masses.
Des milliers et des milliers de Noirs pauvres, sans instruction et exclus ainsi que des centaines d’étudiants noirs impuissants mais éloquents avec une poignée de Noirs professionnels ont défilé, fait du piquetage, boycotté, manifesté, prié et chanté, été emprisonnés, battus, intimidés, punis et tués dans la lutte pour la liberté du sud, seulement pour que la bourgeoisie noire qui est restée dans ses maisons confortables pendant les turbulences sorte et en récolte les bénéfices – en termes d’emplois, de logement, d’éducation et de prestige.
L’argument avancé par beaucoup de ceux qui souhaitent accéder rapidement à une notoriété politique est qu’il est opportun de se présenter au Parti démocrate. L’opportunisme est la mesure des escrocs, des hypocrites et des traîtres purs et durs à la communauté noire.
À la suite du mouvement à Selma, par exemple, plusieurs ministres se sont enrichis, ont construit de nouvelles églises, acheté de nouvelles voitures et de belles armoires, mais les masses de personnes qui ont fait le mouvement sont toujours pauvres, sans instruction et exclues. Des nègres haut placés et triés sur le volet ont reçu des emplois haut placés et triés sur le volet en guise de concession à la pression des masses pour un changement social radical – mais à quoi bon un juge noir de la Cour suprême quand tout le système juridique est raciste et dédié à priver de justice les Noirs? L’éruption d’élus noirs dans plusieurs villes fait suite à deux années de violentes rébellions de ghettos, mais les conditions qui ont poussé les gens à se révolter restent pratiquement les mêmes.
Quelque part la ligne doit être tracée. Parfois, les hommes noirs qui prétendent diriger leur peuple doivent cesser d’utiliser leur position pour récolter des avantages personnels et matériels et commencer à consacrer leurs ressources et leurs talents aux besoins de la communauté. Rosa Parks, lorsqu’elle s’est assise dans un bus Montgomery séparé et a refusé de donner sa place à un homme blanc, a lancé le mouvement qui a envoyé Martin Luther King à Stockholm pour accepter un prix Nobel de la paix. Sans Rosa Parks, il n’y aurait pas de Martin Luther King. Mais où est Mme Parks, et comment les conditions de sa vie ont-elles changé ?
Les politiciens noirs se sont historiquement vendus à la structure du pouvoir blanc sur leur capacité à contrôler les masses agitées et exploitées ; sur leur capacité à contrecarrer les mensonges, les subterfuges et les chicanes politiques que la structure du pouvoir blanc donne aux Noirs en échange de leur allégeance.
Le Black Democrat est impliqué dans la démarche du Parti démocrate de coopter le Black Power au profit du Parti démocrate, pour transposer l’exigence d’un Black power révolutionnaire en une façade de Black power réactionnaire. Le pouvoir noir révolutionnaire répond aux besoins des masses opprimées et exploitées prises dans le cercle vicieux du mauvais logement, de la mauvaise santé, de l’éducation inadéquate, des installations médicales inadéquates, du chômage, de l’aide sociale, de l’agression policière, de la complicité judiciaire, des prisons et du racisme. Le pouvoir noir réactionnaire fait avancer les intérêts de la structure du pouvoir tout en ajoutant des visages noirs à son équipe d’exploiteurs.
Les Noirs ont été amenés dans ce pays pour servir les intérêts économiques de l’économie coloniale en pleine croissance, et dans aucun autre but. Toute l’histoire des Afro-Américains a été une histoire au service des intérêts de la structure du pouvoir blanc. La structure du pouvoir n’a jamais rien fait pour faire avancer les intérêts des Noirs, sauf lorsque leurs propres intérêts étaient également servis. La fin brutale de la Reconstruction a prouvé que lorsque l’intérêt des Noirs entre en conflit avec l’intérêt des Blancs – aussi contraires aux principes démocratiques de la nation que puissent être les intérêts de ces Blancs – les intérêts des Blancs seront servis.
La Proclamation d’émancipation était un outil pour vaincre la Confédération et rien d’autre. Toutes les avancées vers les droits de citoyenneté ou les progrès vers la libération sociale et politique sont passées par la pression organisée ou non des masses noires et accordées dans la politique de concession et d’endiguement menée envers les masses noires. Le calendrier actuel du SNCC [Student Nonviolent Coordinating Committee] commémore 1968 comme la 349e année de la résistance noire à l’oppression [c’est-à-dire depuis 1619]. La communauté noire est maintenant, comme elle l’a toujours été, impliquée dans une lutte pour sa libération afin qu’elle puisse agir pour satisfaire ses propres intérêts, et non pour servir les intérêts des autres.
Au vu de tout cela, le Black Panther Party for Self-Defense est diamétralement opposé à tout candidat se présentant au sein du parti démocrate pour le septième district du Congrès sur la question de Free Huey ou sur des positions partielles du Black Panther Party for Self-Defense. – car ce ne serait qu’un geste de plus pour exploiter la lutte des masses noires au profit de la structure du pouvoir.
En tant que parti politique voué à résister à toutes les formes d’exploitation et d’agression imposées à la communauté noire, le Black Panther Party for Self-Defense considère la politique électorale comme un outil qui peut être utilisé au profit de la communauté noire – si cela n’est pas lié aux objectifs de la structure du pouvoir.
La formation du Parti de la paix et de la liberté en opposition directe au Parti démocrate, basée principalement sur l’incapacité générale des personnes impliquées à soutenir la politique de guerre de LBJ et à tolérer l’oppression continue des Noirs, ainsi que le rejet du le cynisme général, l’hypocrisie et la décadence des structures politiques existantes, indique une saine rupture de la part de la communauté blanche avec la structure du pouvoir.
À ce stade, ce n’est qu’un début, et son avenir n’est pas clair : cependant, sur la base de cette rupture, et sur la base du soutien à Huey P. Newton, nous avons formé une coalition à des fins politiques spécifiques. En soutenant Huey Newton et en le reconnaissant comme une victime de la structure politique à laquelle le Parti de la paix et de la liberté s’oppose, le Parti de la paix et de la liberté a pu attirer concrètement l’attention sur l’interrelation entre la libération des Noirs et la paix au Vietnam.
Jusqu’à présent, le Parti de la paix et de la liberté s’est concentré sur des concepts plutôt que sur des candidats. L’élection du septième district du Congrès offre au Parti de la paix et de la liberté du comté d’Alameda la possibilité de combiner le concept avec le candidat pour présenter Huey P. Newton au Congrès.
Le concept de leadership noir que représente Huey Newton est l’un des plus intègres et clairs sur la question de la liberté humaine, qui est notre raison d’être. Le Peace and Freedom Party ainsi que le Black Panther Party for Self-Defense sont tous deux des organisations politiques fondées sur des principes, ce qui manque dans l’arène politique américaine depuis sa création.
La vie de Huey témoigne de ses principes, de son emprisonnement politique et du fait qu’il a risqué sa vie pour ses principes politiques – non seulement le matin où il a été abattu, mais chaque jour depuis qu’il a fondé le Black Panther Party for Self-Defense en octobre 1966 – une histoire désormais bien connue. Son implication dans la lutte des masses noires est au centre de son existence. Huey Newton n’a pas cherché le pouvoir pour lui-même, il n’a pas demandé à la communauté de payer son salaire, de l’honorer ou de le récompenser de quelque manière matérielle que ce soit. Il a seulement demandé que les gens écoutent ses enseignements, comprennent et suivent son exemple. Communiquer, éduquer la communauté noire aux moyens de conquérir sa liberté était son unique but. À cet objectif, il a consacré tout son temps, son argent, son apprentissage et tout ce qu’il avait d’autre – et était prêt à sacrifier sa vie.
C’est ce type de leadership qui pousse la communauté elle-même à récolter les bénéfices du pouvoir, qui accepte le rôle de serviteur du peuple, d’enseignant du peuple, qui ne fait aucun compromis avec le pouvoir blanc et n’accepte aucun pot-de-vin pour la confiance du peuple. – ce genre de leadership qui doit être projeté pour les Noirs.
En dirigeant Huey dans le septième district du Congrès, c’est ce type de leadership qui gagnera en projection nationale, pas un démocrate noir de plus.
La question maintenant ouverte est de savoir comment le Parti de la paix et de la liberté peut mettre les principes en pratique. Si le rôle du Parti de la paix et de la liberté est de radicaliser l’arène politique électorale et de mettre la politique électorale au service des mouvements pour la paix et la liberté, alors soutenir la candidature de Huey P. Newton – une cible privilégiée pour la destruction par le même l’arène politique – lui permettra de remplir cette fonction.
Si la candidature de Huey P. Newton devient une pierre d’achoppement pour le Parti de la paix et de la liberté, alors sa tentative de radicaliser l’arène politique deviendra clairement un échec – et sa tentative de mettre en pratique ses principes tombera à plat ventre, laissant le Parti de la paix et le Parti de la liberté de tomber dans le même gouffre de cynisme, d’hypocrisie et de décadence que les partis démocrate et républicain. Ce serait un aveu de l’incapacité des Blancs à changer leur modèle d’oppression et d’exploitation et une invitation à une certaine destruction.
Si pour aucune autre raison, la candidature de Huey P. Newton au Congrès serait un effort direct de la part du Parti de la paix et de la liberté pour sauver la vie de Huey et serait reconnu et très apprécié par la communauté noire en tant que telle.
1. Magazine du Socialist Workers Party (États-Unis), 1956–1975.
2. Fulgencio Batista était le dictateur militaire de Cuba, soutenu par le gouvernement américain, les entreprises américaines et la mafia jusqu’à ce qu’il soit renversé par la Révolution cubaine à la fin de 1958.
3. La demande du MFDP de siéger en tant que délégués a pris la forme d’une contestation officielle des pouvoirs de la délégation Dixiecrat entièrement blanche. D’où l’expression “Défi MFDP”. Fannie Lou Hamer du MFDP a fait un témoignage télévisé devant le comité des lettres de créance de la convention sur les coups et les fusillades subis par les Mississippiens noirs qui ont tenté de s’inscrire pour voter, mais le comité a quand même fait asseoir les Dixiecrats. Le président Lyndon Johnson a autorisé le comité à offrir au MFDP deux sièges au sens large, mais le MFDP a rejeté l’offre comme un “compromis à l’arrière du bus”.
4. Adam Clayton Powell, Jr., membre de longue date du Congrès de Harlem, a été accusé de corruption et déchu de son siège par le Congrès. Il a ensuite été réélu et la Cour suprême a jugé que son éviction avait été inapproprié.
5. Les Panthers considéraient les Noirs américains comme un peuple colonisé. L’autorité gouvernementale américaine sur les Noirs était donc illégitime, et la police des quartiers noirs (et la Garde nationale, déployée lors des rébellions) étaient des armées d’occupation.
Crédit d’image en vedette : Katherine Cleaver, Oakland, Californie, 1968. Photo de rocor. Image modifiée par Tempest.

La crise ukrainienne : au-delà de la tempête

Un décryptage en trois parties
Correspondant, 30 janvier 2022
Première partie : une crise fabriquée
À en croire les grands médias anglo-canado-américains, le monde s’approchait il y a quelques jours d’une troisième Guerre mondiale. Au centre du build-up, l’OTAN, dispositif américain endossé par les alliés européens et canadiens, prêt à tout pour s’opposer à «l’agression russe»., comme l’affirmait le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg. Dans le Globe and Mail, le New York Times et the Economist de Londres, mème message : « la solidarité occidentale » doit confronter les rêves démentiels de Vladimir Poutine. Maintenant que le ballon s’est en partie dégonflé, on reste cependant très loin d’une véritable désescalade. Du côté de la Russie comme celui des États-Unis, il faut apparaître «gagnant», ce qui suppose plusieurs manœuvres politiques compliquées.
Alerte « rouge »
Devant le build-up militaire russe aux frontières de l’Ukraine, les États-Unis et leurs alliés subalternes ont déclenché l’alarme, promettant des appuis militaires à l’Ukraine (sans cependant s’engager à déployer des troupes sur le terrain) et des sanctions énormes contre la Russie. En parallèle, les vraies discussions avaient lieu entre Moscou et Washington. Tout en approuvant le narratif de l’agresseur et de la victime, Biden est resté prudent. La Russie, sous la conduite de son compétent ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, n’a cessé de redire qu’il n’y avait pas vraiment d’option militaire. Entretemps, quelques gros canons de l’Union européenne ont exprimé un point de vue différent. Non seulement il n’y a pas eu dans la grande presse française et allemande le ton hystérique[1] mais plus concrètement, la France et l’Allemagne ont réussi à neutraliser les efforts des États-Unis pour les embrigader dans leur croisade[2]. Certes, tout le monde était d’accord pour affirmer la souveraineté de l’Ukraine, mais pas beaucoup plus, et surtout pas pour endosser le build-up militaire[3]. Entretemps, Kiev aussi change de ton, en déclarant que le déclenchement des hostilités par le Kremlin n’est pas imminent et que l’Occident devrait réduire la portée alarmiste de ses déclarations[4].
Les défis de la « dé-escalade
C’est ainsi que le ton a changé. Finalement, les va-t’en-guerre évidemment soutenus par le gigantesque complexe militaro-industriel des États-Unis[5] et quelques roquets comme Boris Johnson ont dû ravaler leurs paroles. Certes, Washington et ses alliés-subalternes continuent d’appuyer l’Ukraine tout en promettant l’enfer et la damnation si la Russie continue dans la voie actuelle. Les négociations bilatérales entre Moscou et Washington, qui laissent loin dans l’ombre leurs « alliés » et même l’Ukraine, cherchent à trouver une formule pour sauver la face, sans renier leurs positions « fondamentales ». Il faut déclasser la crise ukrainienne, en réduire les impacts immédiats et de voir, sachant que ce n’est pas évident, de trouver des « accommodements ». C’est plus facile à dire qu’à faire. Moscou ne peut pas « simplement » retirer ses troupes sans avoir quelque chose en retour. Les États-Unis ne peuvent pas dire « simplement » qu’ils vont promettre de ne pas intégrer l’Ukraine dans l’OTAN, même si, de facto, cette adhésion est déjà remise à la semaine des quatre jeudis.
D’autres perturbateurs peuvent agir. Le gouvernement ukrainien peut menacer les régions « séparatistes » du Donbass où la guerre qui a déjà fait plus de 13 000 morts continue. Les « séparatistes » en question, bien que sous le contrôle ultime de l’armée russe, ont plusieurs éléments incontrôlables, d’où une situation volatile. Or, pour que la désescalade survienne, la situation du Donbass doit être stabilisée, du moins à court terme.
Les options « fondamentales »
De toute évidence, la crise ukrainienne est là pour durer. Cependant, il faut être coupé de la réalité pour penser que la Russie puisse envahir l’Ukraine. En réalité, la Russie n’a pas les moyens de s’engager dans une aventure pareille[6]. Sur le plan militaire, les risques d’un pénible enlisement sont énormes. Sur le plan politique, cela serait une catastrophe pire que l’Afghanistan et sur le plan économique, le gâchis serait terrible. Ce qui est considéré « fondamental » pour la Russie, c’est éviter que l’Ukraine devienne un autre poste-avancé de l’OTAN dans la région. À Moscou, l’Ukraine ne doit pas devenir un ennemi. En lien avec des négociations précédentes, la Russie insiste sur un certain niveau d’autonomie pour la région de Donbass. Pour les États-Unis en réalité, l’Ukraine est un théâtre secondaire. Cependant, il ne faut pas donner l’impression d’un affaiblissement de l’OTAN, surtout pas pour la Pologne, les pays Baltes ou la Hongrie, et non plus dans la région occidentale où le leadership américain de l’OTAN se retrouve questionné.
Tintin à Kiev
Le « tournant » pro-États-Unis accentué par les Conservateurs de 2006 à 2016 se poursuit avec le gouvernement actuel. La chef d’orchestre actuelle en cette matière est Chrystia Freeland pour qui l’alignement sur les États-Unis reste le socle incontournable[7]. Cela implique de jouer un rôle très subalterne dans les « guerres sans fin » qui continuent (Syrie, Iraq, Yémen, Lybie, Palestine, Liban, etc.), de participer à l’encerclement de la Chine, du Venezuela, de l’Iran et de rester hostile aux propositions de créer un nouvel ordre mondial multilatéral. Répété à plusieurs reprises, l’Ukraine est le grand ami, le grand partenaire[8]. Dans l’énoncé de principe du Ministère, l’appui à l’Ukraine « dans une région d’importance stratégique s’inscrit dans ce pays sur les lignes de front du champ de bataille idéologique entre la Russie et l’Occident »[9]. En concret, « le Canada collaborera avec ses alliés et des pays aux vues similaires pour isoler encore plus la Russie sur les plans économique et politique ».
Ce positionnement étonne des experts, dont Jocelyn Coulon du Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CÉRIUM) : « Le Canada ne pèse pas lourd dans la crise qui se déroule autour du statut de l’Ukraine. Son alignement sans nuances sur les politiques du gouvernement ukrainien l’a exclu de toutes négociations diplomatiques »[10]. Coulon pense que les revendications russes n’ont rien d’extravagant. Il ne voit pas pourquoi un compromis ne pourrait être négocié de sorte que l’Ukraine, tout en gardant sa pleine souveraineté, se déclare « neutre », un peu comme ce qui avait été pensé dans les années 1950 pour la Finlande et l’Autriche : « Au lieu de vivre dans l’illusion, l’Ukraine partage une longue frontière avec la Russie. L’armée russe est à ses portes. Elle sait pertinemment qu’aucun pays de l’OTAN ne viendra à son secours si la Russie décide d’une intervention militaire »[11]. Un autre expert, Paul Robinson, estime que les torts sont partagés : « L’Ukraine a refusé de mettre en œuvre les recommandations émises lors de la conférence de Minsk en 2015, et qui devaient élaborer un plan d’autonomie et de décentralisation pour les régions rebelles de l’est »[12].
Un appel pour la pai[13]x
Nous, groupes de paix et organismes de la société civile soussignés, sommes très inquiets du rôle militaire canadien qui fomente une escalade du conflit en Ukraine entre l’Organisation du Traité d’Atlantique-Nord (OTAN) et le gouvernement de la Fédération russe. Depuis 2014, des milliers de civils ukrainiens sont morts, blessés ou déplacés à la suite de ce conflit qui pourrait rapidement dégénérer, vu que la Russie, de même que trois pays membres de l’OTAN impliqués, sont armés de bombes nucléaires. En vue de soutenir la paix, nous appuyons une Ukraine neutre et non-membre de l’OTAN. Nous prions le Gouvernement du Canada d’entreprendre une désescalade immédiate, de démilitariser le conflit et de s’engager en vue d’une paix durable et sécuritaire avec la Russie, l’Ukraine et l’Europe de l’Est. 17 janvier 2022 |
Pour aller plus loin
Dans les prochains jours, nous poursuivrons notre discussion en deux temps, d’abord en tentant de mieux comprendre le contexte ukrainien et russe ; ensuite pour porter un regard sur la politique états-unienne dans le contexte spécifique, mais aussi en lien avec les priorités stratégiques établies par Washington pour la prochaine période.
Cartes à utiliser
- Dans la majeure partie de l’Europe, la crise ukrainienne n’était pas nécessairement la grande nouvelle, à côté de la gestion de la COVID, de minis et gros drames de l’immigration, de la dureté de l’hiver, et en général, du sentiment plutôt morose qui domine ces pays. ↑
- Seul le brexitien Boris Johnson est allé de l’avant dans la préparation de la guerre, visiblement pour détourner l’attention de la crise interne qui affecte son gouvernement et sa réputation. ↑
- C’est ainsi que les transporteurs militaires britanniques et baltes qui ont acheminé de vastes quantités d’armes vers l’Ukraine n’ont pas été autorisés à traverser l’espace européen de la France et de l’Allemagne. ↑
- Radio-Canada, 30 janvier 2022, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1858396/ukraine-canada-defense-anand-visite ↑
- Dont les mégaentreprises Lockheed-Martin, Boeing, Raytheon Technologies, General Dynamics, Northrop Grumman. ↑
-
Voir le rapport de l’International Crisis Group sur l’Ukraine, « responding to Russia’s New Military Buildup near Ukraine”, 8 décembre 2021.
- Pierre Dubuc, « La pétro-guerre de Chrystia Freeland », L’Aut’journal, 26 janvier 2022. ↑
- Les engagements du Canada en Ukraine dans le domaine du développement ont été de l’ordre de 785 $ millions de dollars depuis 2014. Sur le plan militaire, le Canada offre à l’Ukraine 200 militaires canadiens par an, pour un programme de « formation de niveau tactique aux forces de sécurité ». (Opération UNIFIER), ce que le Canada promet de doubler en 2022. ↑
- Gouvernement du Canada, « L’engagement du Canada en Ukraine », https://www.international.gc.ca/world-monde/country-pays/ukraine/relations.aspx?lang=fra ↑
- Jocelyn Coulon, Le Devoir, 25 janvier 2022. ↑
- Jocelyn Coulon, La Presse, 20 janvier 2022. ↑
- Paul Robinson, « Coercing Russia has failed, Canada needs a new approach to the crisis in Ukraine”, Institute for Peace and Democracy, 7 décembre 2021, https://peacediplomacy.org/2021/12/07/coercing-russia-has-failed-canada-needs-a-new-approach-to-the-crisis-in-ukraine /#, ↑
- https://www.pressegauche.org/Un-Appel-au-gouvernement-Trudeau-a-propos-de-l-Ukraine ↑

Traité sur l’interdiction des armes nucléaires – À quand sa ratification par le Canada ?

Adopté à l’ONU le 7 juillet 2017 par 122 pays sur 193 et entré en vigueur le 22 janvier 2021, le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) a jusqu’à maintenant été ratifié par 59 pays. Suivant le mot d’ordre des États-Unis aux pays de l’OTAN, le Canada a boycotté tout le processus et n’a ni signé ni ratifié ce Traité. En avril 2021, un sondage Nanos révélait pourtant que les trois quarts de la population canadienne – et 82 % des Québécois et des Québécoises – sont favorables à la ratification du Traité et ce même s’il faut résister à d’éventuelles pressions étasuniennes. Quand des politicien.ne.s canadiens auront-ils le courage de faire ce premier pas en vue de retirer l’épée de Damoclès nucléaire d’au-dessus de nos têtes?
Le désarmement nucléaire demeure insignifiant et le péril nucléaire entier
Depuis 1986, la diminution de 80 % du nombre total d’ogives nucléaires dans le monde, en apparence très importante, n’a aucunement réduit le risque d’annihilation de l’humanité par les armes nucléaires. On a beau avoir la capacité de détruire l’humanité 15 ou 20 fois, celle-ci ne peut disparaître qu’une fois. En effet, même une très petite fraction des quelques 13 080 armes nucléaires actuelles suffirait – par exemple dans une guerre entre l’Inde et le Pakistan – à tuer instantanément des dizaines de millions de personnes là-bas, mais aussi à provoquer des changements climatiques pour toute la planète entraînant une famine qui pourrait tuer 1 ou 2 milliards de personnes. Une guerre nucléaire totale entre les États-Unis et la Russie créerait un « hiver nucléaire » pendant une bonne dizaine d’années, conduisant à une extinction massive de la plupart des populations humaines et animales. Nous avons déjà frôlé la catastrophe à de nombreuses reprises. Nous ne pourrons toujours être chanceux. Le désarmement nucléaire est urgent!
Deux traités majeurs : le TNP et le TIAN
Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) est entré en vigueur en 1970. Tous les États parties s’y engageaient « à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée et au désarmement nucléaire » (notre emphase). Mais force est de constater que les puissances nucléaires n’ont jamais vraiment rempli leur engagement à désarmer et sont même présentement engagées dans la direction opposée : elles mettent toutes en œuvre des programmes de modernisation voire d’augmentation de leur arsenal et de création de nouvelles armes nucléaires et de nouveaux vecteurs pour elles.
Les cinq « États nucléaires » du TNP (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France) ont adopté une rare déclaration conjointe le 3 janvier 2022. Ils y rabâchent encore que les armes nucléaires « tant qu’elles existent, doivent servir à des fins défensives, de dissuasion et de prévention de la guerre ». Et ils s’engagent à « prévenir une course aux armements qui ne profiterait à personne et nous mettrait tous en danger » alors même qu’ils y sont déjà pleinement engagés!
C’est face à cette absence de volonté flagrante que, dès 2010, un regroupement international de gouvernements, d’ONG, d’agences des Nations Unies, etc. s’est formé en vue d’en arriver à un traité rendant illégale la possession même des armes nucléaires et visant leur interdiction totale. C’est leur travail qui a abouti au Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN, 2021). Malgré ses limites – aucun État nucléaire ne l’ayant signé ou ratifié – le TIAN a le mérite de réaffirmer l’urgence du désarmement nucléaire, d’offrir un cadre pour sa réalisation et de dénoncer implicitement l’absence de bonne foi des États nucléaires concernant cet objectif vital pour l’humanité. Ces pays affichent une fin de non-recevoir face au TIAN et entendent « préserver l’autorité et la primauté » du TNP… à jamais.
Deux poids, deux mesures
Les États-Unis et l’OTAN antagonisent de plus en plus la Russie et la Chine dans une nouvelle guerre froide qui accroit les risques de l’utilisation volontaire ou accidentelle des armes nucléaires.
Il est frappant de voir – autant dans le discours des États-Unis et de l’OTAN sur le désarmement nucléaire que dans leur discours face aux menaces que représenteraient la Russie et la Chine – que les arguments sont sans possible réciprocité. Ainsi, on affirme que les armes nucléaires sont indispensables à NOTRE sécurité, mais qu’il est totalement inacceptable que d’autres pays en acquièrent. On décrète que la présence de l’armée russe à la frontière ukrainienne est menaçante. Mais qu’en est-il de la présence militaire et des grands exercices de l’OTAN aux portes de la Russie, alors même qu’on lui avait donné l’assurance, par le passé, que cela ne se produirait jamais?
Quand ce qui est bon pour nous n’est pas permis aux autres, il n’y a pas d’ordre international équitable. Il y a plutôt la loi du plus fort. Rappelons qu’au chapitre des dépenses militaires, les États-Unis, à eux seuls, sont responsables de 39 % du total mondial, presque autant que les 12 pays suivants pris ensemble dans le classement du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI). Évidemment, dans leur cas, c’est pour le bien. Ce sont les armes des autres qui sont menaçantes!
L’urgence d’agir
Face à cette spirale menaçante, nous devons exiger que le Canada rompe avec la rhétorique de nouvelle guerre froide lancée par les États-Unis contre la Chine et la Russie, qu’il cesse de jeter de l’huile sur le feu par ses déclarations et ses déploiements militaires. Et pour contribuer à amoindrir le péril nucléaire, le Canada doit cesser de défendre la politique nucléaire de l’OTAN et s’engager à signer et ratifier le TIAN.
En septembre 2020, 56 anciens premiers ministres, ministres de la Défense ou des Affaires étrangères de 20 pays membres de l’OTAN (dont le Canada), du Japon et de la Corée du Sud ont appelé les dirigeants actuels de leurs pays à « faire preuve de courage et d’audace » et à signer et ratifier le TIAN. Parmi les signataires figuraient les Canadiens Jean Chrétien, Lloyd Axworthy, John Manley, Bill Graham et Jean-Jacques Blais.
Que ce soit sur l’OTAN, les armes nucléaires, la Russie ou la Chine, la politique étrangère du Canada est plus que jamais calquée sur celle des États-Unis. Trudeau, Joly et Anand signeront peut-être eux aussi une lettre « courageuse » dans une dizaine d’années… quand ils ne seront plus en position d’agir dans le sens de leur appel.
Tout comme pour l’urgence climatique, c’est à nous, citoyennes et citoyens, de faire pression sur les élu.e.s maintenant pour qu’ils posent les gestes nécessaires face au péril nucléaire.
Judith Berlyn
Martine Eloy
Raymond Legault
Suzanne Loiselle
pour le Collectif Échec à la guerre

La Banque Mondiale dévoilée

Éric Toussaint propose un nouveau livre [1], une histoire critique de la Banque Mondiale. C’est une véritable somme et une analyse critique, forcément critique. Elle s’inscrit dans une activité continue et ininterrompue, scientifique et militante. Éric Toussaint est le fondateur et un des principaux animateurs du CADTM, créé en 1990 comme Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers-Monde et renommé ensuite, en 2016, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes. Il est aussi connu pour ses recherches et ses expertises qui ont été diffusées dans plus d’une vingtaine de livres, notamment Le Système dette : histoire des dettes souveraines et de leur répudiation [2], et plusieurs centaines d’articles ainsi que, dans de nombreux pays, dans l’action des comités pour l’annulation de la dette et dans les comités d’audit de la dette.
Dans une préface percutante, Gilbert Achcar souligne que les deux institutions, Banque Mondiale (BM) et Fond Monétaire International (FMI), ont surtout sévi dans les pays du Sud ce qui explique en partie la mise en tutelle et les retards de ces pays par rapport aux pays du Nord. Elles ont mis en œuvre les mesures clés de la mutation néolibérale en imposant ses grands axiomes : la privatisation des entreprises publiques ; la réduction du secteur public qui occupe une place beaucoup plus importante dans les économies du Nord ; la précarisation du travail avec encore moins de droits que pour les travailleurs du Nord ; la réduction des déficits budgétaires, et donc des dépenses sociales et des investissements publics ; le choix pour des investissements privés libérés de toute régulation publique. Le néolibéralisme pèse plus lourdement sur les pays du Sud, d’autant qu’il ne se soucie même plus de prétendre à la démocratie libérale et soutient systématiquement les dictatures. Le levier du néolibéralisme a été constitué par la dette. C’est ce qui a permis à Éric Toussaint, fondateur du CADTM, de devenir un des meilleurs connaisseurs, expert et critique de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International, et un excellent pédagogue.
Le livre d’Éric Toussaint est un modèle d’expertise citoyenne. Il présente L’histoire de la BM, et du FMI à partir de la BM, des origines à 2021. Il s’appuie sur sept études de pays : Philippines (1946 à 1986) ; Turquie (1980 à 1990) ; Indonésie (1947 à 2005) ; Corée du Sud (1945 à 1978) ; Mexique (1970 à 2005) ; Équateur (1990 à 2019) ; Rwanda (1980 à 1990). Il examine au fil des chapitres la situation dans plus d’une trentaine de pays du Sud. Le livre examine les politiques de la BM sur quelques-unes des questions majeures de la situation actuelle : la crise écologique et le changement climatique ; les réactions populaires à partir du printemps arabe (2011) ; le genre et une approche féministe de la critique de la BM portée par Camille Bruneau ; les droits humains. Le livre pose en conclusion la question de l’impunité et de la justiciabilité de la BM et propose la suppression de la BM et du FMI et leur remplacement par des institutions internationales démocratiques.
Près de quatre-vingt ans d’histoire de la Banque Mondiale
L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures, à l’apartheid et aux dépenses coloniales des puissances coloniales. Elle a aussi pesé sur l’évolution des pays qui se sont démocratisés en exigeant le remboursement des dettes passées par les dictatures et elle a imposé le néolibéralisme par l’ajustement structurel. A partir de 1989, la BM impose le « consensus de Washington » qui définit les thèses de l’école de Chicago qui a formalisé le néolibéralisme. L’agenda proclamé de ce consensus est la réduction de la pauvreté par la croissance, le libre-jeu du marché, le libre- échange, la limitation des actions économiques des pouvoirs publics.
L’action de la BM s’apparente à un coup d’état permanent. Elle a apporté un appui financier, technique et économique à un nombre impressionnant de dictatures
L’agenda caché est d’imposer le néolibéralisme par la crise de la dette et le contrôle des sociétés. Il s’agit, au nom de la libéralisation, d’imposer l’action coercitive des institutions publiques multilatérales, le groupe BM, FMI, OMC. Les pays sont piégés par la toile d’araignée tissée par le groupe de la BM et formée par ses filiales. La BM impose et finance la privatisation ; la SFI, Société Financière Internationale, investit dans les sociétés privatisées ; l’AMGI, Agence multilatérale de garantie des investissements, garantit les investissements ; le CIRDI Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, contrôle le jugement en cas de litige.
A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale
A travers l’histoire de la BM, le livre présente une histoire de l’économie mondiale après la première guerre mondiale, la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale. En 1931, l’Allemagne arrête le remboursement de la dette de guerre ; les européens arrêtent de rembourser la dette aux États-Unis qui réduisent leurs exportations de capitaux ; le capitalisme se grippe. Keynes souligne qu’un pays créancier doit aider les pays débiteurs à payer leurs exportations et que les dons peuvent être préférables aux prêts. Roosevelt en tire la leçon entre 1941 et 1944 ; on voit poindre la logique du plan Marshall de 1948. Les États Unis, pour protéger et favoriser leurs exportateurs, créent l’Export import Bank of Washington en 1934 et la Banque Interaméricaine en 1940. Pour que les pays remboursent, on en fait des actionnaires et les droits de vote sont calculés sur les apports ; c’est le modèle qui servira pour le FMI et la BM.
Harry White, ministre de Roosevelt est un keynésien qui prévoit deux institutions publiques fortes avec un Fonds chargé d’assurer la stabilité des taux de change en instaurant un contrôle sur les mouvements de capitaux et des subventions à l’exportation et une Banque pour fournir des capitaux et stabiliser les prix des matières premières avec ses capitaux et sa monnaie l’unitas. Les milieux financiers refusent la règlementation de la circulation des capitaux privés et leur concurrence par des capitaux publics. Le plan est revu à la baisse : pas de monnaie internationale (le bancor de Keynes ou l’unitas de White) ; la banque doit emprunter auprès des privés ; pas de stabilisation des cours des matières. La première conférence de Bretton Woods se tiendra du 1er au 22 juillet 1944 ; 44 pays y participeront. Il n’y a pas d’accord avec l’URSS qui dénonce les institutions créées comme des filiales de Wall Street.
De 1946 à 1962, la BM va aider la reconstruction de l’Europe et va aider les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies. Elle va soutenir les pays du Nord et leurs entreprises et intervenir dans la guerre froide en contrant les Nations Unies et ses agences. Au départ, il s’agit de tirer la leçon des années 1930 en promouvant les Nations Unies et Bretton Woods.
De 1946 à 1962, la BM a aidé les métropoles coloniales dans l’exploitation de leurs colonies.
A partir de 1947, Wall Street, à laquelle la BM doit emprunter, commence à la contrôler les institutions financières internationales. La politique des prêts de la BM impose des coûts élevés pour les emprunteurs, avec des taux d’intérêt proches du marché augmentés d’une commission et des périodes de remboursement assez courtes. La BM sélectionne des projets rentables et impose des réformes économiques draconiennes. Elle oriente les investissements vers les exportations et l’argent prêté repart dans les pays du nord qui bénéficient de 96% des dépenses ; il n’y a pas eu un seul prêt pour une école avant 1962.
Le Plan Marshall de 1948 et les accords de Londres de 1953 sur la dette allemande réduisent le rôle de la BM. La dette allemande est aménagée et très fortement réduite ; elle est réglée en 1960 et les grandes entreprises allemandes sont sauvegardées. La stratégie est de construire le bloc occidental contre l’URSS et d’éviter la contagion révolutionnaire et les exemples de la Chine après 1949 et de Cuba après 1959. C’est ce qui conduit la BM à parler du sous-développement et à déclarer s’intéresser à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation.
Pour éviter une contagion révolutionnaire la BM s’est intéressée à la pauvreté, aux inégalités, à la santé, à la scolarisation
De 1960 à 1980, la BM est toujours sous l’influence et le contrôle des États-Unis qui détiennent un droit de veto de fait. L’influence des milieux d’affaires est croissante et sert de référence. La BM crée des filiales indépendantes des gouvernements. Elle s’oppose aux politiques de substitution des importations et à la satisfaction des marchés intérieurs. Elle s’oppose aux gouvernements progressistes et soutient les dictatures comme on peut le voir avec Pinochet au Chili, les colonels brésiliens, Somoza au Nicaragua, Mobutu au Zaire, Ceausescu en Roumanie, au Vietnam du Sud, à Marcos aux Philippines, à Suharto en Indonésie, au coup d’état militaire en Turquie en 1980, … Trois chapitres détaillent les politiques de la BM aux Philippines, en Turquie et en Indonésie.
De 1960 à 1973 la BM augmente les prêts parallèlement aux investissements privés. A partir du premier choc pétrolier en 1973, la BM prête en concurrence avec le privé. Après le deuxième choc pétrolier en 1979, c’est l’heure de la riposte : la hausse des taux d’intérêt et la baisse des cours des matières premières conduit au piège de l’endettement. Le transfert net sur la dette s’inverse : entre 1983 et 1991, les pays en développement remboursent plus qu’ils n’empruntent. La dette s’envole ; elle atteint 2600 milliards en 2004 dont 23% de dette multilatérale aux Institutions financières internationales, 20% de dette publique bilatérale aux États et 57% au privé. A partir de 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM. La crise de la dette mexicaine illustre cette évolution.
Depuis 1980 l’ajustement structurel est imposé par le FMI et la BM
L’envolée des taux d’intérêt américains et la chute des revenus pétroliers conduit à un surendettement colossal. L’ajustement structurel se traduit par une récession, des pertes d’emplois massives, la chute pouvoir d’achat, la privatisation des entreprises, la concentration des richesses. C’est la fin des politiques progressistes mexicaines menées de la révolution de 1910 aux années 1940.
La BM devient l’huissier des créanciers, pour les banques privées, américaines et aussi européennes et japonaises. Elle va forcer à convertir les dettes privées en dettes publiques. FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun. Ils doivent payer obligatoirement les intérêts, il n’y a pas d’annulation ou de réduction, que des rééchelonnements et l’intégration des intérêts dans le calcul du transfert net. Ils doivent s’engager à réaliser les politiques d’austérité.
FMI et BM fixent les règles : les créanciers agissent collectivement, les pays endettés séparément avec défense de former un front commun
Le discours se durcit par rapport aux dirigeants des pays en développement. Ils doivent appliquer les plans d’austérité des programmes d’ajustement structurel. Il s’agit de disculper les institutions financières internationales et les pays du nord et de rendre responsables les dirigeants nationaux des pays du Sud. En fait, la complicité entre les banquiers du nord et les classes dirigeantes du sud se renforce. Elle passe par les fuites de capitaux, la corruption, le placement dans les paradis fiscaux auprès des mêmes banques.
Cheryl Payer [3], dès 1975, analyse les Programmes d’ajustement structurel : abolition du contrôle des changes et sur les importations ; dévaluation de la monnaie ; contrôle de l’inflation par la hausse des taux d’intérêts et des réserves de change ; contrôle du déficit public par la baisse des dépenses ; augmentation des taxes et tarifs des services publics ; abolition des subventions ; accueil des investissements étrangers.
Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes. En Amérique Latine, le Consensus de Cathagène regroupe onze pays débiteurs de 1984 à 1987. En Afrique, Thomas Sankara met en avant l’annulation de la dette en 1987. En 1989-1991, la BM et le FMI triomphent avec la chute de l’URSS. Au contre-G7, qui se déroule à Paris en juillet 1989, le mot d’ordre est « dette, colonies, apartheid, ça suffat comme ci ! » ; le CADTM s’en saisira et le prolongera. Un allègement des dettes est proposé par le plan Brady en 990.
Les résistances aux Programmes d’ajustement structurel sont très importantes
Pourtant il apparaît clairement, en 995, que la crise de la dette n’est pas résolue. En 1996, la BM lance une nouvelle initiative de réduction, le PPTE, Programme pour les Pays Très Endettés. Le Ghana de Jerry Rawlings refuse de s’y associer. Les critiques contre la BM et contre les orientations néolibérales, prennent plus d’importance avec Jubilé 2000 et les manifestations à Washington et à Madrid, à l’occasion du cinquantenaire de Bretton Woods, autour du mot d’ordre « 50 ans ça suffit !». La BM doit aussi faire face à une crise interne avec le départ de son économiste en chef, Joseph Stiglitz, qui critique ses orientations. Elle est aussi interpellée par un rapport de la commission Meltzer au Sénat des États-Unis qui revendique toujours le contrôle de la BM et de ses orientations mais qui donne l’occasion à des critiques aux États-Unis de s’exprimer. La BM affiche alors un objectif d’action pour la réduction de la pauvreté. Ce qui n’empêche pas la BM d’être compromise dans le génocide au Rwanda en 1994 et d’intervenir dans les offensives contre l’Irak. Pour autant les orientations des Programmes d’ajustement structurel et du consensus de Washington restent toujours les références de la BM et du FMI comme on a pu le voir au Sri Lanka, à Haïti, en Équateur, en Tunisie et en Égypte. Le chapitre sur l’Equateur montre les avancées et les limites des résistances d’un État aux politiques du FMI et de la BM à partir de 2006 et jusqu’à un tournant en 2011 qui accepte les oukases de la BM. Éric Toussaint a participé activement aux travaux de la Commission d’audit intégral du crédit (CAIC) à Quito 2007-2008.
Face à ces critiques, dans les années 2000, le débat au sein de la BM est analysé par son économiste en chef Anna Krueger qui pointe la différence avec les années 1970. Elle évoque le choix entre poursuivre ses activités en priorité « pour » les pays pauvres ou se concentrer sur les « soft issues », les droits des femmes, l’environnement et les ongs. Elle réaffirme la poursuite de l’agenda néolibéral qui se décline avec le maintien des institutions multilatérales, le contrôle par les États-Unis, l’annulation des dettes pour les PPTE, l’attribution de dons plutôt que des prêts, la prise en charge des services par le secteur privé, la lutte contre la corruption.
La Banque Mondiale et les grandes questions stratégiques
L’histoire critique de la BM permet à Éric Toussaint, tout au long du livre de passer en revue quelques grandes questions stratégiques : le débat sur les théories du développement ; le climat et la crise écologique ; la pandémie ; les printemps arabes ; la prise en compte du genre ; les droits humains ; les rapports aux Nations Unies ; un système multilatéral alternatif.
Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale. Elles sont caractérisées de mensonges théoriques sur le développement. C’est en fait une vision conservatrice et ethnocentrique qui se réfère à une idéologie du développement.
Le livre présente une analyse des théories de la Banque Mondiale
Le projet est de s’appuyer sur l’endettement extérieur, d’attirer des investissements étrangers et d’importer des biens de consommation. Le livre passe en revue et critique différentes théories. Le modèle de Samuelson magnifie le libre-échange. Le modèle de Rostow sur les cinq étapes du développement codifie le modèle des pays occidentaux. L’insuffisance supposée de l’épargne justifie le financement extérieur. Le modèle à double déficit, épargne et devises, se traduit par la priorité aux exportations et par la dette extérieure en devises. L’effet de ruissellement affirme que les retombées positives de la croissance pour les riches finiront par bénéficier aux pauvres. Les inégalités sont supposées découler de la croissance comme le formaliserait la courbe de Kuznets. Le chapitre sur la Corée du Sud démasque le miracle revendiqué par la BM pour justifier ses orientations. Il montre que la Corée du Sud a mis en œuvre une politique opposée à celle que met en avant la BM avec une action de l’État massive, la substitution d’importations, une industrialisation initiale appuyée sur la réforme agraire, une industrie lourde. Un modèle étatiste contraire au modèle présenté comme la référence.
L’action pour le climat et la crise écologique n’apparaissent dans les déclarations de la BM que très tardivement. Le modèle de la BM est destructeur des droits humains et de l’environnement. Les projets soutenus par la BM se traduisent par la déforestation, les mégaprojets énergétiques, la destruction des protections naturelles des côtes par les mangroves, les industries extractives, l’agrobusiness, les privatisations et l’accaparement des terres, les monocultures d’exportation, le soutien des entreprises semencières.
La politique de la BM détruit les droits humains et l’environnement
Lawrence Summers, son économiste en chef, déclarera en 1991 que les pays en développement sont en réalité sous-pollués. Ce qui n’a pas empêché la Conférence de Rio pour l’environnement de confier à la BM la gestion du Fonds Mondial de protection de l’environnement. Et Anne Krueger affirmera en 2003 que la croissance se traduit forcément par une dégradation de l’environnement, l’amélioration ne pouvant intervenir que dans un deuxième temps. Le tournant est amorcé en 2006, sans aucune autocritique, à partir du rapport Stern. La prise de conscience aux États-Unis après l’ouragan Katrina, à la Nouvelle Orléans, facilite le tournant de la BM et son intérêt pour l’environnement. Elle va soutenir la Commission globale pour l’économie et le climat qui défend le capitalisme vert. Malgré la commission des barrages et la commission des industries extractives, la BM continue à mettre en œuvre son modèle productiviste. Ce qui ne l’empêche pas de s’auto-féliciter pour son action pour l’environnement ; bien que l’on voie mal de quelle action il s’agit ! Éric Toussaint propose que les dettes qui ont servi à des projets nocifs pour l’environnement, alors que la BM savaient qu’ils l’étaient, soient considérées comme des dettes odieuses et soient annulées.
Des années 2010 à la pandémie, la période est caractérisée par la quête ratée d’une nouvelle image. En 2014, le FMI dit avoir appris de la crise financière de 2008. Mais, chassez le naturel, il revient au galop ! En fait, la contraction des dépenses publiques concerne 119 pays ; ce sont toujours des programmes d’ajustement structurel qui sont mis en œuvre. En 2021 on assiste à nouvelle étape austéritaire, combinant austérité et autoritarisme ; des mesures d’austérité sont attendues dans 159 pays pour 2022. Les dépenses liées à la pandémie se traduisent par des déficits budgétaires et une dette croissante. Le programme Doing business qui devait renouveler les programmes d’ajustement structurel tout en prolongeant les orientations néolibérales est abandonné en 2021. Les politiques de santé avaient été mises à mal par l’ajustement structurel. Il n’y a eu aucune annulation des dettes pendant la pandémie. Entre mars 2020 et 2021, la BM a reçu plus de remboursements des pays en développement qu’elle n’a octroyé de dons ou de prêts.
L’incompréhension du FMI et de la BM par rapport aux printemps arabes est révélatrice. La BM n’a pas vu venir les printemps arabes et en réponse, a confirmé ses orientations. Elle n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris.
La BM n’a pas compris les révoltes contre les dictateurs, Ben Ali en Tunisie et Moubarak en Égypte, qui étaient ses favoris
Elle affirme que la situation des couches populaires s’était améliorée et que la pauvreté et les inégalités étaient en baisse avant 2011. Elle explique les soulèvements par le mécontentement des couches moyennes alors que le Moyen Orient est une des régions les plus inégalitaires dans le monde. La BM considère que l’augmentation des inégalités est nécessaire pour le développement. On trouve même dans certains textes de la BM cette idée incroyable : « ce n’est pas l’inégalité qui est grave, c’est l’aversion pour l’inégalité ». La BM n’a pas changé d’orientation dans la région arabe. Elle préconise toujours de privatiser les entreprises publiques, de laisser jouer le marché, de rendre les jeunes plus compétitifs et les femmes plus performantes. Le CADTM avance une approche alternative qui s’appuierait sur la prise de conscience populaire, l’auto-organisation, des politiques sociales ambitieuses, plus de justice, une libération par rapport à l’oppression.
La BM prétend prendre en compte le genre. Dans un chapitre brillant, Camille Bruneau démonte cette prétention et présente une lecture éco-féministe de la dette et de la BM. Elle souligne que les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires et que les actions de la BM sont contraires à toutes les perspectives d’émancipation.
Les enjeux de genre sont imbriqués avec des systèmes d’oppression et des rapports sociaux inégalitaires
Les femmes sont impactées en tant que femmes dans un système patriarcal et par l’accroissement général des inégalités ; elles subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM. Elle souligne le travail sous payé et gratuit d’une majorité de femmes qui seraient « naturellement » vouée au travail de care (soins, soutien, services). Les femmes sont les premières concernées avec un statut marginal sur le marché du travail, les licenciements et la précarisation, la subordination du travail domestique. La dette accentue la division sexuelle et raciale du travail el les violences sexistes. Jusqu’en 1982, les femmes sont considérées comme des paysannes arriérées et des mères de trop d’enfants. A partir de 1990, on commence à mettre en avant la réduction des inégalités entre hommes et femmes. En 1995, la Conférence de Pékin met en avant les droits des femmes.
Les femmes subissent les impacts genrés des programmes d’ajustement structurel et des politiques de la BM
Pour la BM, la réduction des inégalités passe par la participation à l’économie. En 2001, la BM avance la première gender mainstreaming strategy. En 2006, on met en avant les inégalités et les discriminations de genre avec des propositions : investir dans la protection sociale, santé, éducation des filles, eau et toujours, la propriété privée et la productivité. En 2007, le gender action plan avance que l’égalité des sexes est un atout économique. En 2015, la BM parle de croissance inclusive. C’est une action de communication plus qu’une conscience féministe ; la priorité est toujours à la dette contre les dépenses sociales. Pour le FMI, les femmes sont « un des actifs les plus sous-utilisés de l’économie » ; la réponse, c’est la mise au travail salarié des femmes. Il y a eu, avec l’évolution générale, des améliorations : le recul de l’âge de la maternité, l’accès à l’école, l’égalité formelle, la formation. Mais elles ont été remises en cause par les programmes d’ajustement structurel, les politiques agricoles qui accroissent les inégalités, les projets extractivistes qui détruisent les territoires, la destruction des services publics compensés par le travail gratuit des femmes. L’accès au microcrédit a été organisé comme le droit et le devoir des femmes à s’endetter en négligeant le travail de care et le travail gratuit. La vision de l’égalité, quand elle est affichée, vise à permettre aux femmes de rivaliser sur les marchés du travail, financiers, fonciers, des produits. Elle ne concerne pas l’accès aux structures du pouvoir ou leur remise en cause et elle impacte négativement les inégalités de genre. La dette économique s’accompagne d’une dette écologique et d’une dette reproductive.
La BM et le FMI devraient respecter les droits humains. En tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies, elles sont tenues de le faire. Et pourtant, les institutions financières internationales refusent d’être soumises aux traités internationaux et aux droits qu’ils reconnaissent. La BM prétend qu’elle doit se limiter aux considérations économiques et n’a pas à prendre en compte les droits humains. Elle avait pourtant étendu ses compétences à la corruption, au blanchiment, au terrorisme, à la gouvernance. La BM et le FMI ne reconnaissent pas les droits collectifs des populations et des individus, Elles avancent une vision néolibérale et n’ont pas de respect des droits sociaux, économiques culturels, civils et politiques. Le seul droit qu’elles reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée.
Le seul droit que BM et FMI reconnaissent vraiment et font passer avant tout, c’est le droit individuel à la propriété privée
Les programmes d’ajustement structurel ne respectent pas les droits humains. La Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies, au niveau des sous commissions Droits économiques sociaux et culturels et Droits civils et politiques ont conclu à une violation des droits humains par les programmes d’ajustement structurel. Pour la BM, il faut empêcher les États d’intervenir dans l’économie par rapport au privé.
Le livre montre dans un de ses premiers chapitres les rapports difficiles entre la BM et le FMI, d’une part, et le système des Nations Unies. Les pays en développement avaient proposé la création du Fonds Spécial de Nations Unies pour le développement économique, le Sunfed. La BM avait réagi en créant l’AID (Agence internationale pour le développement) pour proposer des prêts aux pays pauvres. Le désaccord porte toujours sur la règle des institutions internationales : un pays, une voix. L’ONU a réussi à convaincre l’OIT (Organisation Internationale du Travail), l’UNESCO, la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture) d’adopter cette règle mais pas la BM et le FMI. Par ailleurs, quand on rappelle à la BM et au FMI que toute organisation internationale, sujet de droit, doit respecter le droit international et les droits humains, elles prétendent que seuls les États, leurs actionnaires par ailleurs, seraient responsables des politiques menées, même si elles leurs sont imposées par les institutions financières internationales. Pourtant, ces politiques ont des répercussions directes sur la vie et les droits fondamentaux des peuples. La Charte des Nations Unies est un traité international qui codifie les relations internationales ; la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme est une obligation. La Déclaration sur le droit au développement, adoptée en 1986 par l’Assemblée Générale des Nations Unies est tout simplement ignorée. Éric Toussaint pose alors la question de l’impunité de la BM et du FMI. Il examine pourquoi porter plainte et qui peut le faire.
Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI. Ce plaidoyer commence par 32 thèses à charge pour résumer un réquisitoire d’accusation fondée. Il propose de définir une nouvelle architecture démocratique internationale et indique quelques pistes pour y parvenir. L’OMC, Organisation Mondiale du Commerce, devrait être redéfinie pour garantir la réalisation des traités internationaux fondamentaux, à commencer par la DUDH, Déclaration Universelle des Droits Humains, et les traités environnementaux. L’Organe de Règlement des Différends de l’OMC serait supprimé. La nouvelle Banque Mondiale serait largement régionalisée ; elle accorderait des prêts à bas taux d’intérêt et des dons compatibles avec les droits sociaux et environnementaux et les droits humains en privilégiant l’intérêt des peuples et pas celui des créanciers.
Le livre se termine par une ouverture : un plaidoyer pour abolir et remplacer la BM et le FMI
Le nouveau FMI assurerait la stabilité des monnaies ; il mènerait la lutte contre la spéculation, interdirait les paradis fiscaux et la fraude fiscale, contrôlerait les mouvements de capitaux. Il pourrait aussi mettre en œuvre la collecte des taxes internationales. Des fonds monétaires régionaux pourraient être créés. La définition des trois institutions financières internationales seraient réaffirmées en tant qu’institutions spécialisées des Nations Unies.
Les Nations Unies devraient aussi être réformées en donnant plus d’importance à l’Assemblée Générale et en supprimant le droit de veto et le statut de membre permanent au Conseil de sécurité. Un dispositif international de droit, un pouvoir judiciaire international, devrait compléter la Cour Internationale de La Haye et la Cour Pénale Internationale. Le droit international ne serait pas subordonné au droit des affaires. Pour assurer une transformation sociale équitable et solidaire, il faudra rejeter le modèle de développement lié au modèle de croissance productiviste. Pour cela, il faudra briser la spirale infernale de l’endettement et abolir les dettes odieuses, en se référant à la doctrine juridique de la dette odieuse définie par Alexander Sack depuis 1927. Le financement économique et social peut être assuré par des emprunts légitimes et des impôts socialement justes, sans répondre à l’endettement par la charité. Les autorités nationales démocratiques doivent pouvoir suspendre le paiement des dettes publiques et annuler les dettes illégitimes, en s’appuyant sur un audit citoyen. Pour achever la décolonisation, il faudra définir un système international de redistribution des revenus et des richesses et inventer des mécanismes de décisions sur la destination et l’utilisation des fonds. Il s’agira aussi de constituer des regroupements régionaux avec une banque régionale commune et un fonds régional monétaire commun.
Quelques prolongements
A partir du résumé du livre nous avons une histoire critique de la BM et aussi une analyse, à partir de la logique dominante représentée par la BM, de quelques-unes des grandes questions qui se posent aujourd’hui dans l’ordre international. Dans ce livre, Éric Toussaint emploie un style direct ; il s’appuie sur une expertise et une approche scientifique et ensuite tranche et propose une action vigoureuse et radicale. Il ne se réfugie pas dans des interrogations telles que « il faudrait étudier la question de la dette », il analyse la dette et puis affirme, « il faut annuler les dettes odieuses ». Je suis assez fortement d’accord avec les analyses et les conclusions d’Éric Toussaint ; je voudrais maintenant proposer quelques réflexions en complément pour nourrir le débat sur l’ordre international en mettant l’accent sur quelques questions. Il s’agit de prolongements par rapport au livre ; en me libérant de la centralité de la BM, je mettrai plus l’accent sur les débats par rapport à l’internationalisme. Je n’aborderai que quatre questions : la périodisation des quatre-vingt dernières années ; les mouvements porteurs de radicalité ; le keynésianisme dans le débat théorique et les alliances ; les alternatives du point de vue des institutions internationales.
Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès
Le débat sur la périodisation permet de mettre en lumière les contradictions de l’ordre mondial. Le livre est consacré à l’histoire, critique, de la BM ; il part donc de l’évolution de la BM et du FMI et de leurs politiques. Dès le départ, il avertit de l’importance de la lutte des classes dans chaque pays et dans le monde, sans oublier la domination patriarcale. Je voudrais, en complément, resituer cette histoire de la BM dans le mouvement de la décolonisation en accordant plus d’importance à ce mouvement et à son prolongement, l’altermondialisme. Cette approche met l’accent sur l’importance du mouvement de décolonisation et sur ses succès. En fait la BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu. Bien sûr ils ont été offensifs et n’ont pas manqué de contraindre et d’agresser les pays du Sud ; mais ils ont aussi été en partie mis sur la défensive par rapport aux avancées de la décolonisation. Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation et de l’importance des luttes et des avancées des peuples contre la domination.
La BM et le FMI, en tant que mandataires des pays occidentaux, n’ont pas toujours été les meneurs du jeu
Sur la longue période, les luttes des peuples remettent en cause l’impérialisme et mettent en avant la revendication de libération nationale et d’indépendance. L’histoire des luttes anticoloniales est ancienne ; elle commence avec la résistance aux conquêtes coloniales.
Sur la longue période, et malgré les difficultés et les agressions, le mouvement principal est celui de la décolonisation
Le droit à l’autodétermination des peuples est affirmé à l’issue de la première guerre mondiale. Un mouvement politique international de la décolonisation se construit. Le Congrès des Peuples d’Orient, à Bakou en 1920, propose l’alliance stratégique entre les mouvements de libération nationale et les mouvements ouvriers. Le Congrès des Peuples Opprimés, à Bruxelles en 1927, met en avant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à l’indépendance nationale. L’impérialisme est identifié comme le stade suprême du capitalisme. Cette alliance va ouvrir une longue période de luttes de libération, de 1920 à 1945, qui va progressivement mettre les puissances coloniales sur la défensive.
De 1944 à 1980, ce sont les pays décolonisés qui sont à l’offensive. Après la Conférence de Bretton Woods, en 1944, commence une période avec la reconstruction de l’Europe d’un côté, les soulèvements anticoloniaux, les massacres coloniaux et les premières indépendances en Afrique et en Asie de l’autre. En 1955, a lieu, à Bandung (en Indonésie) la rencontre des 29 premiers États indépendants d’Afrique et d’Asie. On y discutera de la poursuite de la décolonisation, des risques de troisième guerre mondiale et du non-alignement, des politiques de développement des nouveaux États, des débats aux Nations Unies [4]. Après Bandung, la décolonisation s’étend avec le Ghana en 1957, la Guinée en 1958, l’Algérie en 1962, les colonies portugaises en 1975, la défaite américaine au Vietnam en 975. De 1945 à 1980, la BM et le FMI sont contestés et parfois sur la défensive par les avancées des pays décolonisés, de la révolution cubaine et de l’élargissement de Bandung à la Tricontinentale et de la première phase mouvement des non-alignés en 1961. Ce mouvement continuera avec la fin de l’apartheid en 1990. La contradiction la plus forte se situe entre 1973 et 1979. En 1973, le Mouvement des Non Alignés, réuni à Alger adopte le Nouvel Ordre Économique Mondial qui sera voté aux Nations Unies en 1974. Il propose le contrôle des matières premières, le financement du développement, l’industrialisation, le contrôle des technologies, le contrôle des multinationales. Fin 1973, à la suite de la guerre entre Israël et les pays arabes, les pays du Golfe réduisent leur production. Le prix du pétrole est multiplié par quatre. En 1979, la révolution islamique en Iran se traduit par un nouveau doublement des prix. La création en 1975 du G5 qui deviendra le G7, organise la riposte : endetter les pays du Sud, imposer des plans d’ajustement structurel, mettre en place le néolibéralisme, contrôler le Sud et accentuer la crise du bloc soviétique. La réponse par les non-alignés est rendue difficile par la division entre pays pétroliers et pays non-pétroliers.
De 1980 à 1989, c’est une période d’offensive de la BM et du FMI, sous contrôle des États-Unis. Le néolibéralisme devient la doctrine dominante. Il a été expérimenté au Chili par les Chicago boys de Milton Friedman qui ont imposé la subordination totale au marché qui définit l’ajustement structurel. Il a aussi été préparé par le directoire des pays impérialistes, le G5 qui deviendra G7, qui lance la contre-offensive de l’endettement à partir de la mise en œuvre du recyclage des pétrodollars. Le mot d’ordre est : endettez-les ! Le Mouvement des non-alignés refuse, dans un premier temps, de suivre les orientations du consensus de Washington et des institutions de Bretton Woods (le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce l’OMC). Les Non Alignés sont confrontés après la chute du mur de Berlin, en 1989 à la définition même du Non Alignement. Les pays occidentaux désignent un nouvel ennemi au nom du choc des civilisations : l’Islam. Les guerres d’Afghanistan, les deux guerres d’Irak, la destruction de la Libye, les interventions israéliennes, le jeu trouble des monarchies du Golfe, vont donner du souffle au djihadisme et renforcer les discriminations contre les musulmans en Europe et aux États-Unis.
Le mouvement altermondialiste s’affirme comme le mouvement anti-systémique du néolibéralisme [5]. Dès 1980, il met en avant le refus de la dette et des plans d’ajustement structurel. Les comités contre la dette sont très actifs dans les pays du Sud, par exemple aux Philippines, au Cameroun et en Amérique Latine. En 1988, à Berlin, le Tribunal Permanent des Peuples, tribunal d’opinion qui succède au Tribunal Russell, condamne le FMI et la BM [6]. En 1989, c’est le triomphe de Bretton Woods et des États-Unis ; la chute du mur de Berlin. L’impérialisme est confronté à une nouvelle question, la redéfinition du système international qui va consolider sa victoire. Il tente de marginaliser les Nations Unies en accusant les pays du Sud de contrôler l’Assemblée Générale, il privilégie Bretton Woods autour de la BM et du FMI et complète ces institutions avec L’OMC, l’Organisation Mondiale du Commerce. De 1989 à 1999, le mouvement altermondialiste cible Bretton Woods, l’OMC et le G7. Ce sont les grandes manifestations à Berlin, Washington et Madrid autour du mot d’ordre : le droit international ne doit pas être subordonné au droit aux affaires. En 1999, l’échec de la Conférence de Seattle qui devait affirmer le rôle central de l’OMC montre les difficultés de Bretton Woods à imposer son hégémonie. C’est à Seattle que s’affirment les nouveaux mouvements qui vont constituer la base de l’altermondialisme (mouvement syndical mondial, mouvement paysan, mouvement des femmes, mouvement écologiste, mouvement de solidarité internationale).
A partir de 2000, le mouvement altermondialiste organise les Forums sociaux mondiaux en opposition, et en alternative, au Forum économique mondial de Davos. En 2008, la crise financière, constitue une nouvelle rupture dans l’évolution du néolibéralisme. Elle est suivie à partir de 2011 par des insurrections dans plusieurs dizaines de pays, ouvre une nouvelle période ; ce sont les printemps arabes, mais aussi les indignés et les « occupy ». Le néolibéralisme entame une mutation austéritaire, combinant austéritarisme et sécuritarisme. Les mouvements réactionnaires, identitaires et d’extrême droite, se renforcent en réponse aux nouvelles formes de contestation des mouvements sociaux salariés et paysans, d’émancipation féministe, écologistes, antiracistes, des peuples autochtones, des migrants. La crise de la pandémie et du climat ouvre une nouvelle crise de civilisation. Le mouvement altermondialiste est confronté à un nécessaire renouvellement. Mais, le système dominant, celui de Bretton Woods et des États-Unis est aussi interpellé dans sa prétention à définir un développement qui vise en fait le contrôle des peuples.
Croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples
J’ai insisté sur cette lecture de la période parce que, en complément de l’analyse du livre qui donne une lecture très juste de l‘histoire de la BM dans sa volonté de définir l’avenir, il nous faudra croiser la stratégie de domination, toujours à l’œuvre, avec l’histoire des réponses des peuples.
La deuxième réflexion que je proposerai, en prolongement du livre, concerne les mouvements sociaux et citoyens porteurs des résistances et des nouvelles radicalités. Le mouvement altermondialiste ne se limite pas aux forums sociaux mondiaux. Il est le mouvement anti-systémique du néolibéralisme comme modèle dominant de la mondialisation capitaliste. Le livre comprend une analyse de ces mouvements par rapport à l’action de la BM et du FMI. Il faudra prolonger ces analyses en partant de l’histoire de ces mouvements et de leurs propositions. Le mouvement ouvrier, et plus largement le mouvement des salariés et de leurs syndicats, est confronté aux nouvelles formes du travail, en liaison avec l’évolution scientifique et technique. Compte tenu de son rôle fondamental, son évolution et ses mutations seront centrales ; la stratégie par rapport au travail est un élément déterminant. Le mouvement paysan a engagé une évolution considérable avec La Via Campesina. L’agriculture paysanne se révèle plus moderniste que l’agro-industrie, plus adaptée aux impératifs écologiques et porteuses de propositions stratégiques avec la souveraineté alimentaire et l’agriculture biologique. Le mouvement écologiste est porteur d’une rupture fondamentale et radicale sur la conception du développement et de la transformation des sociétés et de la planète. Le mouvement des femmes introduit un bouleversement dans les manières de penser le sexe et le genre, il est porteur d’une rupture civilisationnelle. Le mouvement des peuples autochtones et le mouvement contre le racisme prolongent le mouvement de la décolonisation. Il en est de même avec les mouvements de migrants et de solidarité avec les migrants. Tous ces mouvements doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période. C’est dans cette approche que se définira un nouveau projet commun porteur d’émancipation. Cette approche permettra de prolonger et de renouveler la définition du droit au développement, présenté dans le livre et qui avait été adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en 1986.
Les mouvements sociaux doivent définir leur stratégie par rapport aux ruptures dans l’évolution et au changement de période
La troisième réflexion, en prolongement du livre, concerne la question de la théorie et des alliances. Je l’aborderai à travers la question du keynésianisme. Le livre analyse, à plusieurs reprises, le keynésianisme et ses contradictions dans la définition même de Bretton Woods et dans son rejet radical par le néolibéralisme [7]. Nous sommes confrontés à une situation difficile ; il s’agit de tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale.
Tirer les leçons de l’échec du soviétisme comme voie de construction du socialisme et de l’échec de la sociale démocratie comme projet de transformation sociale
Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes permettent de le comprendre. Pourtant, le keynésianisme a été contradictoire, ses références à l’action publique, à l’emploi, à la monnaie, au commerce international ne sont pas inintéressantes. Certains des disciples de Keynes, comme Joan Robinson par exemple, se sont inscrits dans des démarches marxistes. Sur le plan politique aussi, Olaf Palme en Suède par exemple a démontré l’intérêt de certaines positions internationales.
Les compromissions du keynésianisme avec le capitalisme et les États impérialistes
Aujourd’hui, la question des alliances met en évidence l’intérêt des approches keynésiennes de Joseph Stiglitz ou Paul Krugman dans leurs critiques de la BM et du FMI. L’approche de Alexandria Ocasio Cortes (AOC), de Democratic Socialist of Americas et de Bernie Sanders, pour un « internationalist green new deal » montre des renouvellements possibles de la pensée keynésienne. Il s’agit d’ouvrir le débat sur les alternatives possibles au capitalisme et au néolibéralisme en approfondissant l’approche critique du keynésianisme et du soviétisme.
La quatrième réflexion, en prolongement du livre, concerne les alternatives du point de vue des institutions internationales. Les quelques pages en conclusion du livre proposent des pistes tout à fait intéressantes. La démarche est de resituer les institutions financières internationales dans le cadre des Nations Unies tout en mettant en avant la nécessaire réforme du système des Nations Unies. C’est un chantier essentiel. C’est celui du droit international et celui de l’évolution géopolitique et de la possible multipolarité. Une des pistes pour cette réforme est de s’appuyer sur les Conférences internationales qui avaient été organisées par les Nations Unies pour résister à la marginalisation recherchée par Bretton Woods et les États-Unis. Notamment la Conférence de Rio en 1992 sur environnement et développement, prolongées par les COP Climat ; la Conférence de Copenhague sur les droits sociaux, la Conférence de Pékin sur les droits des femmes, la Conférence d’Istanbul sur le logement, la ville et les collectivités locales. Se pose alors la question de la décolonisation inachevée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États, est presque achevée.
Se pose la question de la décolonisation inachevée
On a pu en mesurer l’importance, les contradictions et les limites, d’autant que le néolibéralisme peut être caractérisé comme une forme de recolonisation. La deuxième phase de la décolonisation, celle de la libération des nations et des peuples commence. Elle interroge la nature des États et de la démocratie. Nous sommes à l’articulation des deux phases de la décolonisation, celle de l’indépendance des États qui n’est pas encore achevée et celle, qui s’ouvre, de la définition des nouveaux possibles.
Ma recension est un peu longue parce que c’est un livre important à lire et à diffuser. Le résumé de la présentation de l’histoire de la Banque Mondiale voudrait démontrer que ce livre remarquable est une référence pour la compréhension de l’histoire économique mondiale et pour la mise en évidence des logiques des pouvoirs dominants du mode actuel et de certaines des grandes questions stratégiques qui caractérisent la période à venir. Les prolongements s’inscrivent dans l’ouverture du débat qui concerne les logiques à l’œuvre, les résistances et les alternatives nécessaires dans les luttes pour une émancipation internationaliste des peuples.
Gustave Massiah
[1] Éric Toussaint, Banque Mondiale, une histoire critique, Éditions Syllepse, Paris, 2021
[2] Éric Toussaint, Le Système Dette : Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, Éditions Les liens qui libèrent, Paris, 2017
[3] Cheryl Payer, The Debt Trap : The International Monetary Fund and the Third World, Editions Monthly Review Press Classic Titles, New York, 1975
[4] Gustave Massiah, Bandung, un moment historique de la décolonisation, décembre 2021https://www.cadtm.org/Bandung-un-moment-historique-de-la-decolonisation
[5] Immanuel Wallerstein, Dilemmas for the Global Left, Preface to Gustave Massiah, in collaboration with Elise Massiah, Strategy for the alternative to globalization, Black Rose Books, Montreal, 2011
[6] Robert Triffin, économiste reconnu, avait assuré une défense critique du FMI, défense parce qu’il considérait que des institutions internationales sont nécessaires, mais critique par rapport aux politiques imposées par le FMI et la BM. L’acte d’accusation avait été rédigé par Gustave Massiah ; Cheryl Payer avait participé à la session, et était intervenu sur le FMI et l’Inde https://www.ritimo.fr/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id=3881
[7] Dans la préparation de Bretton Woods, Pierre Mendès France avait proposé une monnaie – matières premières (exposé du débat avec Pierre Mendès France dans le Bulletin de liaison du cedetim n°1 – 1967)

Des soins ! Pas la guerre !

« Nous sommes en guerre » disait Emmanuel Macron en s’adressant à la nation française le 16 mars 2020. Le lendemain, Boris Johnson annonçait aux Britanniques : « Nous devons agir comme un gouvernement en temps de guerre ». Cette même journée, de ce côté-ci de l’Atlantique, Donald Trump déclarait qu’il se considérait comme un « président en temps de guerre » combattant un « ennemi invisible » qu’il nomma ostensiblement le « virus chinois ». Le 26 mars, après un battage médiatique présentant le Québec comme la province la plus touchée par la COVID-19 au Canada, c’était au tour de François Legault d’évoquer la guerre.
Pour sa part, le Premier Ministre du Québec précisa que dans cette guerre au virus, il considérait l’ensemble du peuple québécois comme son armée : « On a actuellement une espèce d’armée de 8,5 millions de personnes pour combattre le virus. Ça risque d’être la plus grande bataille de notre vie. On va en parler longtemps. Nos petits-enfants, dans 20 ans, dans 50 ans, vont se rappeler comment le peuple québécois a réussi, ensemble, à gagner la bataille ». Mais la palme d’or de la proclamation de guerre la plus originale va sans contredit au Premier Ministre du Canada, Justin Trudeau qui, dans un discours digne d’une peinture de Magritte, a déclaré solennellement : « Ceci n’est pas une guerre », pour ensuite s’empresser d’ajouter que « le combat n’en est pas moins destructeur et dangereux » avec une « ligne de front qui se trouve partout ».
Cette surenchère dans la rhétorique guerrière semble avoir inquiété le collectif Échec à la guerre et dès le mois d’avril 2020, on pouvait lire sur leur site un texte de la professeure de sociologie Susan Sered expliquant qu’il était dangereux en termes de justice et de droits de la personne d’utiliser la métaphore « faire la guerre au Coronavirus ». Sered soulignait qu’aux États-Unis, sous Reagan puis sous Clinton, la guerre contre la pauvreté s’était transformée en guerre contre les pauvres tandis que la guerre contre la drogue était devenue une guerre contre les personnes en consommant, ciblant tout particulièrement les communautés noires. Mais cette mise en garde a eu peu d’impact. Le ton était donné. Partout en Occident, la guerre au coronavirus était déclenchée et elle continue de faire rage en ce moment encore.
Pourtant, des milliers de voix provenant du milieu scientifique se sont élevées afin d’alerter les décideurs face aux dommages collatéraux liés à une stratégie se bornant à tout miser sur les nouveaux vaccins à ARN messagers proposés par Big Pharma. Mais ces personnes ont été jugées et condamnées comme des complotistes ou des antivax nuisant à l’effort de guerre. Pour plusieurs experts ayant une perspective dissidente ou pour toutes celles et ceux qui tentent d’attirer l’attention sur des angles morts, la censure et l’ostracisme sont les sentences appliquées promptement par Big Tech et les grands médias. Tout comme lors des aventures guerrières du passé, il semble que c’est la vérité qui est la première victime de la guerre contre le coronavirus.
Mais contrairement aux guerres passées, la vérité occultée dans le cas de la guerre au Coronavirus est d’une simplicité déconcertante : Quand on est aux prises avec un virus, on ne part pas en guerre. On se soigne. Et quand il s’agit de soigner, les soignants ne devraient pas céder leurs places aux politiciens, aux militaires, aux technocrates ou aux experts en modélisations épidémiologiques. Si chaque individu est traité comme une menace virologique ambulante et non comme un être humain qui a le droit d’être soigné dans sa globalité ainsi que dans le respect de son consentement libre et éclairé, si les pays sont perçus comme des bouillons de culture de variants et non comme des entités souveraines, la guerre au coronavirus est en réalité une guerre contre les peuples.
Aujourd’hui au Québec, toute personne qui veut la paix pour elle-même et pour son prochain doit donc déserter ou refuser de se laisser enrôler dans l’armée de François Legault. Face à la guerre mondiale au Coronavirus, aucune autorité ne peut nous retirer le droit d’être des objecteurs et objectrices de conscience. En prenant comme modèle les pacifistes des années soixante qui disaient « Faites l’amour, pas la guerre! », déclarons haut et fort ce que nous exigeons pour le mieux-être de l’humanité : Des soins! Pas la guerre !
Jennie-Laure Sully

« Si loin de Dieu, si près des États-Unis » : réponse aux rabais Buy-American Auto de Biden

Le « Build Back Better Act » récemment adopté par les États-Unis comprend une section qui cause une grande angoisse aux cosignataires américains de l’accord commercial entre les États-Unis, le Mexique et le Canada (USMCA).* Justifiée comme répondant à la crise environnementale ainsi qu’à l’emploi, la législation américaine prévoit des rabais sur les véhicules électriques vendus aux États-Unis – mais seulement si les véhicules sont également produits aux États-Unis.
Bien que cette décision soit indissociable du nationalisme américain auquel Trump a à la fois répondu et nourri, la position de Biden ne peut être réduite à un écho de «Make America Great» de Trump. Contrairement à Trump, le plan de Biden reconnaît et répond à la fois à l’environnement et à la nécessité de soutenir la syndicalisation. Quoi qu’il en soit, les progressistes canadiens eux-mêmes ont souvent fait valoir qu’il est éminemment sensé de lier les remises versées par le gouvernement à la protection et à la création d’emplois au pays.
Pourtant, compte tenu de la dépendance écrasante des industries automobiles canadienne et mexicaine vis-à-vis du marché américain, elles pourraient être dévastées par ce dernier stratagème Buy-American. Pour Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada, cette étape « risque de devenir l’ enjeu bilatéral dominant entre les deux pays ».
Rabais pour les véhicules électriques
Essentiellement, les remises fonctionnent comme suit. À compter de l’adoption complète du projet de loi, une subvention de 7 500 $ sera accordée aux acheteurs de véhicules électriques, peu importe où ils sont fabriqués. Mais à partir de 2027, la subvention de 7 500 $ ne s’appliquera qu’aux véhicules fabriqués aux États-Unis. Une subvention supplémentaire de 4 500 $ sera ajoutée si – dans une affirmation remarquablement concrète du soutien de Biden au travail organisé – les véhicules sont fabriqués dans des usines syndiquées. Cela porterait la subvention potentielle à 12 000 $. (Il n’est pas clair si la mesure de « syndicalisation » s’applique uniquement aux usines d’assemblage ou aux pièces qui entrent dans l’assemblage.)
Les tensions soulevées par Freeland tournent autour de la question de savoir si l’action américaine contrevient à l’accord commercial que le Canada et le Mexique ont soutenu en grande partie précisément pour empêcher les États-Unis d’agir unilatéralement. Mais beaucoup plus doit être déballé ici. Les remises sur les véhicules sont-elles le meilleur moyen d’accélérer l’abandon des combustibles fossiles ? L’électrification des véhicules est-elle aussi essentielle pour résoudre la crise environnementale que le battage médiatique le suggère ? La préservation de l’accord commercial actuel est-elle la réponse au dilemme auquel le Canada est confronté face à la politique américaine? Que peut faire le Canada si les États-Unis ne renversent pas ou ne modifient pas leur position ? Et la démarche pro-syndicale provocatrice prise par Biden est-elle sans ambiguïté positive ?
Il est possible qu’étant donné les intérêts des constructeurs automobiles américains à protéger leurs investissements canadiens récents et prévus et leurs options dans le choix des fournisseurs, les États-Unis pourraient cette fois accepter le Canada et le Mexique. Mais les tensions sont un autre rappel de notre déséquilibre de pouvoir avec les États-Unis et de notre vulnérabilité, accord commercial ou non, aux intérêts et priorités américains alors que les circonstances aux États-Unis changent économiquement ou politiquement.
Cette vulnérabilité doit-elle être acceptée pour des raisons « pratiques » ou devrions-nous, comme l’a suggéré le chroniqueur du Toronto Star Thomas Walkom , traiter cette dernière affirmation de la puissance de l’unilatéralisme américain non seulement comme une menace, mais comme une ouverture ? Pourquoi ne pas s’appuyer dessus pour commencer à atténuer notre dépendance excessive vis-à-vis des États-Unis ? Pourquoi ne pas contrer en déclarant un programme parallèle « Achetez au Canada » ?
Rabais
Il est utile de commencer la discussion menant à la question de Walkom par un examen du programme de rabais américain. Les remises gouvernementales sur les véhicules électriques ne sont pas elles-mêmes nouvelles en Amérique du Nord. En 2016, les libéraux provinciaux ont introduit un remboursement encore plus élevé de 14 000 $ en Ontario, la plus grande province du Canada et le centre de la production automobile. Cependant, à la mi-2018, lorsque les libéraux ontariens ont été remplacés par les conservateurs, cela a été annulé . Les libéraux fédéraux ont répliqué avec de nouveaux rabais en 2019 de 2 500 $ pour les hybrides, 5 000 $ pour les véhicules entièrement électriques – bien moins que le plan provincial initial. Le Québec, à 8 000 $, a actuellement le remboursement provincial le plus élevé; avec le remboursement fédéral, cela s’élève jusqu’à 13 000 $.
Quelques jours après l’adoption du plan de rabais américain et dans les premiers jours d’une prochaine élection en Ontario, les libéraux provinciaux ont emboîté le pas en proposant des rabais sur l’achat de véhicules électriques qui correspondaient à ceux du Québec. Le NPD et les Verts ont déclaré que leurs propres programmes étaient en préparation. (Les conservateurs étaient impénitents; Ford a plutôt choisi de construire plus d’autoroutes et de paver de vastes étendues d’une ceinture de verdure actuelle.)
Mais ce qui est particulièrement significatif dans ces réactions des politiciens provinciaux et fédéraux canadiens, c’est qu’aucun d’entre eux n’est allé jusqu’à présent dans la direction de Biden. Dans aucun d’entre eux, il n’y a de lien entre les remises et la question de l’investissement et de l’emploi intérieurs, encore moins la présence d’un syndicat.
Dans tous ces cas américains et canadiens, les remboursements obligatoires sont payés par le gouvernement, c’est-à-dire le contribuable, et non par les constructeurs automobiles. Il en est ainsi malgré la responsabilité première de l’industrie pour son rôle préjudiciable dans la résolution de la crise environnementale. Même maintenant, alors que GM se présente fièrement comme soucieux de l’environnement, il fait de son mieux pour vendre des camions gourmands en carburant et très rentables avant que la conversion aux véhicules électriques ne puisse plus être évitée.
Les remises se concentrent sur les incitations du marché pour le consommateur et chouchoutent les géants de l’automobile. Pourquoi ne pas plutôt, ou même en plus, s’attaquer au côté de l’offre et fixer directement des « objectifs » – fixer une date après laquelle les moteurs à combustion interne à base de combustibles fossiles seront interdits ? L’exemple pertinent ici est que le 1er janvier 1942, le War Production Board des États-Unis a émis une ordonnance présidentielle d’urgence pour interdire la production automobile dans un délai d’un mois afin que les installations et les matériaux automobiles puissent être convertis à la priorité écrasante de l’époque : la production militaire.
L’interdiction, malgré quelques grognements de la part des entreprises, a été remarquablement fluide et réussie : Staline lui-même (alors un allié des États-Unis) a noté que sans le virage américain vers la production militaire « nous aurions perdu la guerre ». Une initiative de transformation similaire ne devrait pas être, du moins techniquement , plus difficile, et probablement plus facile, aujourd’hui, compte tenu des avancées technologiques et institutionnelles depuis lors.
Si la crise environnementale est quelque part aussi grave que les scientifiques nous le disent frénétiquement, et que les inondations et les incendies ont forcé les sceptiques et les politiciens à le reconnaître de plus en plus, alors pourquoi la volonté politique ne peut-elle pas être organisée et mobilisée pour prendre les mesures décisives prises la dernière fois que la menace était proche de la menace mondiale à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui ? Pourquoi la réponse à cette urgence est-elle encore si discrète ?
Électrification
Pourtant, en discutant des remises sur les véhicules électriques, une question préalable ne peut être évitée. Dans quelle mesure l’électrification des véhicules automobiles privés est-elle la réponse pour échapper à notre trajectoire autodestructrice actuelle ? L’attention du public aux véhicules électriques est un indicateur bienvenu d’une prise de conscience croissante que « quelque chose doit être fait ». Et l’abandon du moteur à combustion interne est un pas en avant positif. Mais la contribution des véhicules électriques comme solution définitive à la crise environnementale est exagérée et reflète souvent un désir complaisant de continuer à vivre comme avant – ce qui n’est plus possible.
Les limites des véhicules électriques en termes d’autonomie et d’accès aux bornes de recharge sont susceptibles d’être dépassées. Plus inquiétant est que les batteries utilisées dans les véhicules électriques posent elles-mêmes de graves problèmes environnementaux dans l’extraction, la fabrication et le recyclage des matériaux (en particulier le lithium et le cobalt). Et si tout ce que nous faisons est de remplacer un type de voiture par un autre, sans interrompre l’expansion de notre culture automobile, alors les pressions environnementales seront encore aggravées par l’énergie utilisée dans la fabrication de ces véhicules supplémentaires.
Le problème n’est pas que les véhicules à moteur vont disparaître de nos routes, mais plutôt qu’un changement radical dans l’équilibre des transports au détriment des particuliers est devenu essentiel. La gratuité des transports en commun doit devenir aussi évidente que la gratuité des trottoirs. Nos routes devraient être de plus en plus occupées à la fois par des véhicules électriques fournissant d’autres services publics nécessaires (fourgons postaux, véhicules utilitaires, camionnettes de livraison, ambulances, minibus) et une utilisation plus durable des voitures électriques grâce au covoiturage (comme avec les stations de vélo) et aux taxis électriques de type uber pour compléter le transport en commun.
Surtout, parler de véhicules électriques ne doit pas nous détourner des enjeux sociaux plus larges posés par l’ampleur massive de la menace environnementale. Prenons seulement deux exemples : la relation entre les contraintes environnementales et les inégalités, et entre la planification environnementale et le contrôle privé sur l’investissement.
L’étendue des inégalités dans les sociétés capitalistes est elle-même un fléau. Mais les contraintes environnementales ajoutent une dimension supplémentaire. Dans le passé, les inégalités étaient atténuées par la croissance ; la croissance a tenu la promesse que tout le monde obtiendrait plus, même de manière inégale. Mais si la carte de visite du futur nécessite des limites à la croissance matérielle, la consommation excessive et le luxe des riches deviennent plus clairement exposés comme se faisant au détriment du plus grand nombre.
Les inégalités se confondent alors avec la crise environnementale, et les inégalités autrefois tolérées sont de plus en plus perçues comme intolérables. Une plus grande égalité devient une condition de toute acceptation générale des restrictions à la consommation individuelle.
De même, lorsque l’objectif de consommation individuelle prédominait, on pouvait affirmer (dans certaines limites, bien sûr) que les sociétés privées en concurrence pour les profits privés répondaient effectivement à ces désirs. Mais si le bien-être et la survie futurs nécessitent aujourd’hui un glissement significatif des biens de consommation individuels vers un poids plus important de l’égalité et des biens et services collectifs (santé, éducation, soins aux personnes âgées, transport gratuit, événements musicaux et culturels, etc.), et si, également, la prise en compte de l’ampleur de la crise environnementale nécessite une planification dans l’intérêt social, alors les droits de propriété privée des entreprises deviennent un obstacle majeur à la restructuration de la société d’une manière respectueuse de l’environnement.
Ce qui est donc contesté par les exemples ci-dessus n’est pas seulement une politique mais le capitalisme lui-même .
Acheter Canada ?
Alors que les libéraux fédéraux, renforcés par le soutien essentiel d’Unifor, doublent la mise sur l’accord commercial, il est essentiel de se faire appel à l’histoire. Au cours des années 1980 et 1990, les syndicats – et en particulier le Syndicat canadien de l’automobile – se sont battus contre de tels accords commerciaux. Ce qu’ils ont compris, mais qui semble maintenant perdu, c’est que les accords commerciaux ne visaient pas à protéger les emplois des travailleurs, mais plutôt les droits de propriété des entreprises. La « liberté » que défendaient principalement les accords de libre-échange était la liberté des entreprises d’agir dans l’intérêt de maximiser leurs profits sans tenir compte des impacts sociaux.
Ces accords ont verrouillé les droits des entreprises – les ont constitutionnalisés – afin qu’aucun futur gouvernement ne puisse les renverser. Dans le cas particulier de tels accords avec les États-Unis, les critiques ont compris l’évidence : les accords ne seraient pas, compte tenu du déséquilibre de pouvoir en faveur des États-Unis, aussi contraignants, d’autant plus que les circonstances économiques et politiques évoluaient. D’où le malaise persistant au Canada face aux accords commerciaux avec les Américains .
Les limites de l’USMCA étaient claires dès le début, alors même que les libéraux et le président d’Unifor, Jerry Dias, ont salué l’accord comme offrant aux travailleurs un nouveau niveau de sécurité . L’accord a été signé le 1er octobre 2018 ; environ six semaines plus tard, GM a annoncé brusquement que GM Oshawa, ainsi que plusieurs usines américaines, fermeraient. GM était convaincu que cela était autorisé par l’accord commercial, rappelant la promesse de GM en 2016 de maintenir Oshawa en activité au moins jusqu’en 2020 en échange de concessions et sa réclamation ultérieure – que le syndicat n’a pas légalement contestée – que la convention collective n’a pas bloqué ce mouvement. (À la mi-2019, GM est revenu sur sa décision, mais cela n’avait rien à voir avec l’ALE – c’était le résultat de l’évolution des conditions du marché et des capacités relatives dans diverses usines nord-américaines.)
Il se peut que doubler l’USMCA conduira à certains aménagements de la US Build Better Act. D’une part, l’administration Biden ne ciblait probablement pas tant le Canada et le Mexique qu’elle était absorbée par le chaos de la politique américaine et ignorait les répercussions de la loi sur ses «partenaires». De plus, les grands constructeurs automobiles américains, qui avaient récemment annoncé des investissements importants au Canada, voudront eux-mêmes protéger ces investissements et préféreront ne pas réorganiser radicalement leurs chaînes d’approvisionnement, ce qui impliquerait d’importer davantage de composants des États-Unis pour passer le seuil de valeur (probablement 50 %) pour être considéré comme « fabriqué aux États-Unis ».
Pourtant, cela ne mettrait pas fin à la vulnérabilité de l’industrie automobile canadienne ni n’empêcherait les pressions sur le Canada si nous voulions prendre des directions qui ne plaisent pas aux États-Unis. C’est ce qui rend l’appel si prémonitoire de Walkom à penser au-delà de la mendicité pour la miséricorde, et à la place, entamer une discussion sur la lutte contre la politique Buy-American avec notre propre programme canadien.
Il y a cependant un hic à une politique d’achat au Canada axée sur l’industrie automobile. Bien qu’il puisse desservir une ou peut-être deux usines d’assemblage, la réalité est que l’industrie canadienne n’est pas assez importante pour compenser la perte du marché américain de l’automobile. L’alternative est donc beaucoup plus complexe. Il serait nécessaire d’aller au-delà de l’automobile pour convertir/diversifier les machines et les compétences existantes dans le secteur à d’autres usages sociaux.
C’est là qu’intervient la prise au sérieux de l’environnement. Si la crise environnementale signifie tout transformer dans notre façon de travailler, de voyager et de vivre – tout – et que cela nécessitera toutes sortes de biens matériels, alors pourquoi n’allons-nous pas résolument planifier pour ça maintenant ? Ce n’est pas d’accords commerciaux axés sur les affaires dont nous avons besoin, mais plutôt de l’utilisation planifiée de nos compétences et de nos capacités de production pour répondre aux besoins les plus pressants auxquels nous sommes confrontés.
Comme vous ne pouvez pas planifier ce que vous ne contrôlez pas, cela signifierait un défi fondamental pour les entreprises, y compris, comme Green Jobs Oshawa l’ a soutenu de manière convaincante, en détachant des installations productives pour répondre aux besoins sociaux, et non aux profits (comme cela aurait dû se produire pendant la pandémie). L’augmentation de ce montant et l’extension de la propriété publique impliqueraient, bien sûr, des risques et des incertitudes importants. Pourtant, si la crise environnementale est vraiment une crise existentielle nécessitant des étapes inimaginables auparavant, continuer à trébucher avec le statu quo est le plus grand danger de tous.
Pro-Syndical
Enfin, qu’en est-il de l’aspect intrigant et radical des ristournes liées à la syndicalisation? En tant que geste envers les syndicats, il s’agit d’un pas impressionnant vers la légitimation de la centralité des syndicats. Offrir des rabais plus élevés pour les véhicules fabriqués par des syndicats fait valoir essentiellement que les syndicats sont un bien social qui devrait être soutenu. Le message est que la transition vers une économie verte doit également être une transition juste et, entre autres choses, cela exige la contre-voix démocratique des travailleurs par le biais de leurs syndicats.
Aucun autre président américain, premier ministre canadien ou autre chef d’État n’est jamais allé aussi loin. Au Canada, les libéraux fédéraux, qui consacrent une grande partie de leurs efforts à brandir leurs prétendues références progressistes, notamment par rapport aux États-Unis, ont signé un accord avec Amazon pour être effectivement le fournisseur de choix de l’État canadien pendant la pandémie. Contrairement à Biden, il ne leur est jamais venu à l’esprit (ou a été rejeté si c’était le cas) de prouver leur courage en conditionnant cela à l’introduction de normes de santé et de sécurité exemplaires et en ouvrant la porte à une campagne de syndicalisation sans restriction.
Il convient de noter que cette partie du projet de loi Biden ne verra peut-être toujours pas le jour (elle n’a pas encore été adoptée par le Sénat américain). Les républicains se battront contre cela, non seulement en principe, mais pour protéger les usines automobiles non syndiquées, en grande partie asiatiques et européennes, dans leurs circonscriptions. Ils seront également conscients que la présence de syndicats dans les communautés du sud des États-Unis tend à devenir une base de soutien pour le Parti démocrate. En outre, de nombreux démocrates, déjà mécontents d’une grande partie de la loi globale, seront également prêts à abandonner la clause de syndicalisation dans le cadre de nouveaux compromis dans le projet de loi.
Mais même en laissant cela de côté, nous devons également creuser plus profondément ici. La faiblesse du mouvement ouvrier américain s’étend bien au-delà de la faible densité syndicale. Après tout, ils avaient autrefois une densité syndicale plus élevée, mais cela ne les a pas empêchés de subir leurs profondes défaites. De plus, les syndicats canadiens ont deux à trois fois la densité des syndicats américains, mais les Canadiens auraient du mal à soutenir que le mouvement syndical canadien est aujourd’hui une force sociale plus dynamique et plus importante que leurs homologues américains.
Les problèmes du mouvement ouvrier américain résident dans son incapacité, au cours des dernières décennies, à se transformer à la lumière de nouvelles circonstances et de nouvelles attaques agressives contre ses institutions et ses membres. Leurs problèmes résident autant dans leur incapacité à organiser les groupes déjà organisés que dans leur intégration des usines non syndiquées.
Résoudre cela du haut vers le bas, même s’il s’agit d’un signal de soutien crucial, ne corrigera pas ce dilemme. Cela peut même retarder la réalisation des transformations nécessaires et laisser la porte plus ouverte à leur inversion, une histoire avec des précédents dans d’autres mesures favorables aux travailleurs. Et si le pouvoir potentiel que la syndicalisation apporte est compensé par un accent accru sur la compétitivité internationale – comme le fait décidément le projet de loi Biden tout au long – alors l’espace pour les gains syndicaux dans la négociation et la recherche de gains sociaux élargis sera réduit même si les institutions syndicales grandissent en taille .
Il ne s’agit pas de dénigrer le soutien de Biden aux travailleurs, mais plutôt de suggérer que le principal problème n’est pas “d’accorder” aux travailleurs un syndicat, mais de supprimer les obstacles très considérables qui empêchent les travailleurs de prendre des décisions démocratiques qui leur appartiennent sans aucune implication des entreprises . .
Mieux vaut prolonger les étapes positives du projet de loi Pro Act et faire valoir que puisque les entreprises ont accès aux travailleurs en vertu de leur rôle sur le lieu de travail, même sans réunions captives, les syndicats devraient eux aussi avoir accès à la main-d’œuvre : accès aux travailleurs qui seront impliqués dans la décision sur la syndicalisation (tout comme les partis politiques ont régulièrement accès aux listes électorales) et l’accès à un espace dans l’usine pour les réunions collectives afin d’expliquer les syndicats aux travailleurs et de répondre à leurs questions. Et si la voie syndicale est la bonne, alors pourquoi limiter cela à l’automobile? Pourquoi ne pas donner aux travailleurs partout la liberté de facto de choisir comment ils sont représentés ?
Sommaire et conclusion
L’électrification de l’industrie automobile est beaucoup dans l’air aujourd’hui. Il y a un peu plus de cent ans (1920), Lénine décrivait le communisme comme « le pouvoir soviétique plus l’électrification de tout le pays ». Ce qui est si intéressant dans cette formulation, c’est qu’elle lie à la fois le social et le technique dans l’avancée révolutionnaire. Pour nous aussi, « l’électrification » est de plus en plus présentée comme la porte d’entrée vers un nouvel avenir. Mais sans révolution à l’horizon, l’électrification tend à être réduite à une solution technique pour préserver les modes de vie et les relations de classe que, alors que la science et la nature crient désespérément, notre planète ne peut plus se permettre.
Le passage aux véhicules électriques a un rôle progressif à jouer, mais a tendance à être survendu comme la « solution » à la crise de l’environnement. En tant que tel, il nous détourne du vrai défi de ce qui doit être fait. La crise de l’environnement est inséparable du monde des inégalités obscènes, des vies d’insécurité permanente et de la mince démocratie qui laisse notre présent et notre avenir entre les mains d’entreprises privées en concurrence pour les profits. Prendre soin de l’environnement est inséparable de faire face au capitalisme.
Éviter de telles questions au nom d’être « pratique » est, à ce stade du monde, la chose la moins pratique que nous puissions faire. Fermer les yeux sur la réalité garantit plus de la même chose, et plus de la même chose signifie un désastre inévitable. Il n’y a qu’une seule alternative : penser plus grand et plus radicalement et oser risquer au nom d’un autre avenir. •
Sam Gindin a été directeur de recherche des Travailleurs canadiens de l’automobile de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today , l’édition américaine augmentée et mise à jour (Haymarket).
Traduction André Frappier
Notes de fin
- * La citation dans le titre est attribuée à Porfirio Diaz, président mexicain 1884-1911, « Pauvre Mexique, si loin de Dieu, si proche des États-Unis.
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.