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L’Indonésie, le nickel et la Chine

Avec 21 millions de tonnes, l'Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. Dans l'industrie du nickel dans l'archipel, les entreprises sont principalement chinoises. Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l'Indonésie envers la Chine s'est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l'environnement, vont à l'encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique.
Tiré de Asialyst. Légende de la photo : Selon cette image aérienne prise le 21 septembre 2022, la fonderie de Virtue Dragon Nickel Industry, à Konawe, dans le Southeast Sulawesi. (Courrier international)
Le 24 décembre dernier dans l'île indonésienne de Sulawesi, une explosion dans une fonderie de nickel a fait dix-neuf morts et plusieurs dizaines de blessés. Selon une enquête préliminaire, durant un travail de réparation, un liquide inflammable aurait pris feu et fait exploser des réservoirs d'oxygène à proximité.
Onze des ouvriers étaient indonésiens et huit chinois. L'usine, située dans l'Indonesia Morowali Industrial Park (IMIP) dans la province de Sulawesi central, appartient en effet à l'entreprise PT* Indonesia Tsingshan Stainless Steel (ITSS), filiale du groupe chinois Tsingshan, un producteur d'acier inoxydable. ITSS est le plus important producteur d'acier inoxydable d'Indonésie. Elle a démarré en 2017. Le parc a été inauguré en 2013.
Cet accident mortel n'est pas le premier dans l'industrie du nickel en Indonésie, dont les entreprises sont principalement chinoises. De 2015 à 2022, l'ONG indonésienne Trend Asia, qui travaille sur la transition énergétique et le développement durable, a dénombré 47 morts et 76 blessés sur les sites miniers du nickel dans l'archipel. On soupçonne en outre dix ouvriers chinois de s'être suicidés.
En décembre 2022 notamment, deux employés d'une fonderie à Morosi, dans la province de Sulawesi du Sud-Est, sont morts dans une explosion provoquée par de la poussière de charbon qui avait pris feu. L'une des deux victimes, Nirwana Selle, âgée de 20 ans, est morte brûlée vive. La fonderie, inaugurée en 2021, appartient à la société PT Gunbuster Nickel Industry, une filiale de l'entreprise chinoise Jiangsu Delong Nickel Industry. Elle emploie 11 000 Indonésiens et 1 300 étrangers.
Le nickel dans la stratégie industrielle de l'Indonésie
En avril 2023, de nouveau dans le parc de Morowali, deux ouvriers sont morts ensevelis dans une décharge de déchets provenant de la combustion de ferronickel*. En mai, toujours à Morowali, un incendie s'est déclaré, suivi d'une explosion dans une fonderie qui appartient également à Gunbuster, faisant deux morts. En juin, un autre incendie dans cette même usinea fait un mort et six blessés.
Avec 21 millions de tonnes, l'Indonésie détient les plus importantes réserves mondiales de nickel, près de 24 % du total, dont une partie importante se trouve dans l'île de Sulawesi. Quatre des plus grandes mines de nickel d'Indonésie sont situées à Sulawesi : Sorowako, Asera, Pomalaa et Bahoomahi. La cinquième, Weda Bay, est dans l'île de Halmahera dans les Moluques et est exploitée par Tsingshan, en partenariat avec l'entreprise minière d'Etat indonésienne PT Aneka Tambang et la société minière française Eramet.
En 2020, l'Indonésie a interdit les exportations de minerai non traité. Le pays a fait de ce secteur de transformation du nickel pour la fabrication de batteries électriques la clé de son programme de développement national. D'après l'Agence internationale de l'énergie fondée par l'OCDE, « l'objectif de cette politique est de renforcer les installations de transformation nationales, de ramener la valeur ajoutée de la chaîne d'approvisionnement du nickel dans l'économie indonésienne et de stimuler la création d'emplois et le développement économique en Indonésie. »
*Une telle politique va à l'encontre des règles de l'Organisation mondiale du commerce, dont l'Indonésie est membre. L'Union européenne a annoncé en 2019 qu'elle engageait une procédure auprès de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Elle considère en effet que l'interdiction d'exporter le minerai de nickel est une entrave à la liberté du commerce et « va gravement nuire au secteur européen de l'acier inoxydable, gros consommateur de nickel ».
En 2022, la ministre indonésienne des Finances Sri Mulyani Indrawati déclarait au World Economic Forum de Davos qu'en tant que plus grande économie de l'ASEAN, l'Indonésie n'entendait pas rester une exportatrice de matières premières sans valeur ajoutée.
La fabrication d'acier inoxydable représente 70 % de la demande mondiale de nickel. L'Indonésie est le troisième producteur mondial d'acier inoxydable derrière la Chine et l'Inde et le premier exportateur.
Outre l'acier inoxydable, le nickel est utilisé dans la fabrication de batteries de véhicules électriques. En décembre 2023, Hong Kong CBL, une filiale du fabriquant de batteries chinois CATL, a pris une participation dans PT Indonesia Battery Corporation, une filiale de la compagnie minière d'Etat indonésienne PT Aneka Tambang, pour la production de telles batteries.
L'Indonésie devient « indispensable pour l'industrie des véhicules électriques ». Elle souhaite bâtir une filière du nickel complète, de l'extraction du minerai, à la transformation et la fabrication de batteries et véhicules électriques.
Depuis 2020, le pays a ainsi signé pour plus de 15 milliards de dollars de contrats avec des entreprises comme les Sud-Coréennes Hyundai et LG et la Taïwanaise Foxconn. Le président Joko Widodo, familièrement appelé Jokowi, essaie de convaincre Elon Musk d'investir dans la production de véhicules électriques ou de batteries.
En décembre 2023, l'Indonésie a annoncé des incitations fiscales pour les constructeurs qui envisagent de produire des véhicules électriques. En janvier 2024, le ministre indonésien des Affaires économiques a annoncé que le plus grand constructeur de véhicules électriques du monde, le Chinois BYD, envisageait d'investir 1,3 billion de dollars pour construire en Indonésie une usine d'une capacité de 150 000 unités par an. En février, un autre constructeur chinois, Chery, s'est engagé à faire de l'Indonésie sa base de production pour l'ensemble de l'Asie du Sud-Est et dans ce but, à augmenter ses investissement dans le pays.
Une dépendance grandissante envers la Chine
La Chine est de loin le premier client de l'Indonésie, représentant plus de 22% des exportations de cette dernière, loin devant les Etats-Unis (11%), le Japon (8%), l'Inde (6%) et Singapour (5%) en 2021 (CIA World Factbook). En 2023, elle est également devenue son deuxième investisseur derrière Singapour et devant Hong Kong, le Japon et la Malaisie.
L'Indonésie est en terme de montant le premier récipiendaire sud-est-asiatique du projet chinois des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative ou BRI). Les fonderies de nickel dans l'archipel font partie de la BRI. Dans un discours au parlement indonésien en 2013, le président Xi Jinping a montré l'importance de l'Indonésie dans ce projet.
De son côté, l'Indonésie voit dans les investissements chinois le moyen de développer des infrastructures déficientes qui ne permettent pas d'exploiter au mieux son potentiel de croissance. En particulier, le pays souhaite que la Chine l'aide pour ses projets dans les énergies renouvelables et les infrastructures. Des responsables indonésiens se plaignent de la réticence des pays occidentaux à financer son plan de fermeture des centrales électriques au charbon et des taux d'intérêt qu'elle juge élevés. La BRI a permis de financer notamment le train à grande vitesse, le premier d'Asie du Sud-Est, qui relie Jakarta à Bandung, troisième ville la plus peuplée d'Indonésie, et le développement d'une industrie du nickel.
En 2021, Luhut Binsar Pandjaitan, ministre coordinateur des Affaires maritimes et de l'Investissement, assurait que les investissements chinois répondaient aux besoins du gouvernement et que la Chine « ne dictait rien ».
Néanmoins d'après Bhima Yudhistira Adhinegara, directeur au Center of Economic and Law Studies à Jakarta, dans le cas du nickel, c'est la Chine qui profite le plus des accords qu'elle a passés avec l'Indonésie. Selon lui, « la Chine contrôle 61 % de la production totale nationale de nickel, alors que nos entreprises d'État n'en contrôlent que 5 %. »
Hongyi Lai de l'université de Nottingham, spécialiste des politiques économiques chinoises, explique qu'il existe dans l'opinion indonésienne une suspicion sur la Chine et son influence en Indonésie.
Face à cette suspicion, en mai 2023, malgré les accidents, Luhut affirmait d'une part : « Les investisseurs chinois ont un rôle important, notamment dans le domaine des hautes technologies et du transfert de technologies. » Et d'autre part : « Si [les Chinois] n'existaient pas, nous ne pourrions pas exporter 34 milliards de dollars de dérivés du nickel. »
L'environnement
Dans un rapport publié en janvier 2024, l'ONG Climate Rights International, qui défend les droits des populations en lien avec le changement climatique, constate que l'industrie du nickel menace l'existence et le mode de vie traditionnel des populations locales. En particulier, les activités minières dans l'Indonesia Weda Bay Industrial Park situé dans l'île de Halmahera dans les Moluques du Nord, dont les actionnaires sont trois entreprises chinoises, parmi lesquelles Tsingshan, contribuent à une déforestation massive.
On a donc un paradoxe entre la transition vers des énergies renouvelables dans laquelle s'inscrit l'usage de véhicules électriques et les dégâts causés à l'environnement et les populations locales par l'activité minière nécessaire au fonctionnement de tels véhicules.
Pour Yeta Purnama, chercheur au Center for Economic and Law Studies, un think tank indonésien, si les investissements chinois en Indonésie ne donnent pas la priorité à la santé et à la sécurité, le sentiment anti-chinois risque d'augmenter. En outre, d'autres accidents qui causeraient des victimes pourraient ternir l'image des deux pays dans le monde.
Les risques que présentent les entreprises minières chinoises en Indonésie ne concernent pas seulement le nickel. Le Business & Human Rights Ressources Centre mentionne ainsi un rapport de la Banque Mondiale qui conclut que le développement d'une mine de zinc et de plomb dans le nord de Sumatra par une filiale d'une entreprise d'État chinoise « présente des risques « extrêmes ».
Pour Hendri Yulius Wijaya, spécialiste des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance1 (ESG) du cabinet de conseil PricewaterhouseCoopers (PwC) à Jakarta, l'Indonésie risque de manquer des occasions d'investissement dans l'industrie de transformation des minerais si elle ne fait pas suffisamment d'effort pour appliquer ces critères.
Un mouvement de protestation
Les conditions de travail dans les entreprises chinoises de l'industrie du nickel implantées en Indonésie sont de plus en plus dénoncées. En 2020 à Morosi (Sulawesi du Sud-Est), huit cents ouvriers de PT Virtue Dragon Nickel Industry, une autre filiale de Jiangsu qui réclamaient une hausse de salaire et des CDI avaient mis le feu à des équipements lourds et des bâtiments. Il n'y avait pas eu de victime mais cinq manifestants avaient été arrêtés.
En janvier 2023, dans l'usine de Gunbuster à Morowali, des heurts ont eu lieu. Là également, les travailleurs indonésiens protestaient contre leurs conditions de travail et leur salaire, et faisaient grève. Il y a eu deux morts, un ouvrier chinois et un ouvrier indonésien. En mars, ce sont des ouvriers de Virtue Dragon qui se sont mis en grève.
Quelques semaines après ces heurts, des ouvriers chinois travaillant dans la zone industrielle ont porté plainte auprès de la commission indonésienne des droits de l'homme pour leurs mauvaises conditions de travail, déclarant subir « de nombreux dommages physiques, psychologiques et financiers ».
En décembre 2023, de nouveau à Morowali, trois jours après l'accident qui avait fait dix-neuf morts dans l'usine de Tsingshan, quelque trois cents ouvriers ont manifesté pour demander de meilleures conditions de sécurité et de santé au travail.
Rizal Kasli, président de la Perhapi (l'association des professionnels de l'industrie minière d'Indonésie), estime que les heurts entre ouvriers à Gunbuster Nickel Industry sont dus entre autres à une « jalousie sociale des travailleurs locaux envers le traitement par GNI de la main d'œuvre étrangère ».
En fait, les ouvriers chinois en Indonésie travaillent dans des conditions pires que les Indonésiens, qui peuvent se syndiquer et défendre leurs droits. China Labor Watch, une ONG basée à New York qui enquête sur les conditions de travail en Chine, a constaté pour la période 2021-2023 les pratiques suivantes dans les entreprises chinoises : confiscation du passeport, violations de contrat, retenues de salaire, blessures et absence de sécurité au travail, absence de permis de travail indonésien, restriction des déplacements, violence physique pour enfreintes au règlement.
Les conditions de travail sont donc dénoncées non seulement par les travailleurs indonésiens mais aussi chinois. Pour Permata Adinda, une journaliste collectif Project Multatuli interviewée par le China-Global South Project, les ouvriers indonésiens doivent comprendre que c'est un problème de classe et non de nationalité.
Les investissements chinois en Indonésie posent encore d'autres problèmes. En septembre 2023, un millier de personnes ont manifesté devant l'agence gouvernementale chargée du développement de Batam, une île indonésienne qui fait face à Singapour, et de la région. Les manifestants protestaient contre l'expulsion prévue de 7 500 personnes de l'île voisine de Rempang, dans laquelle le verrier chinois Xinyi va construire un parc industriel et investir 11,5 millions de dollars.
Sortie « peu glorieuse »
Ce mercredi 14 février se tient l'élection présidentielle. En 2018 déjà, dans la dernière année du premier mandat de Jokowi, l'essor des investissements chinois en Indonésie et une présence grandissante de travailleurs chinois avait fini par produire un ressentiment à différents niveaux de la population indonésienne.
Prabowo, deux fois perdant face à Jokowi lors des précédentes élections mais nommé ministre de la Défense par ce dernier, va tenter une troisième chance d'être élu. Il a à ses côtés le fils de Jokowi, Gibran, comme candidat à la vice-présidence. Cette situation illustre à quel point la démocratie à reculé sous l'actuel président.
Durant la campagne électorale, Prabowo a déclaré qu'il poursuivrait les programmes de Jokowi.
Pendant les deux mandats de Jokowi, la dépendance de l'Indonésie envers la Chine s'est accrue, alors que les pratiques chinoises en matière de conditions de travail et de droit des travailleurs, de relations avec les populations locales, de protection de l'environnement, vont à l'encontre des efforts des Indonésiens pour construire une société démocratique. On comprend que l'hebdomadaire britannique The Economist qualifie de « peu glorieuse » la sortie de Jokowi.
Par Anda Djoehana Wiradikarta
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La suppression du « droit du sol » à Mayotte : une mesure d’exception dangereuse pour toutes et tous

C'est devenu une habitude : chaque visite ministérielle est l'occasion de déclarations fracassantes au premier rang desquelles figure systématiquement le renforcement de la lutte contre l'immigration. Ainsi pour tenter d'apaiser la colère des habitantes et habitants de Mayotte face à l'insécurité et à la crise migratoire, Gérald Darmanin a tout bonnement réitéré son souhait de supprimer le « droit du sol » en révisant la Constitution.
Tiré du site de la Ligue des droits de l'homme.
Le reniement de ce droit fondamental, qui existe depuis 1804, est le moyen proposé par le ministre de l'Intérieur censé pallier l'abandon de l'Etat et la déshérence de l'ensemble des services publics dans ce département le plus pauvre de France.
Or le droit applicable sur l'île est déjà une somme de dérogations, d'exceptions à la norme, qui entraînent des privations graves des droits fondamentaux. Alors que la LDH dénonçait déjà les aménagements restrictifs à Mayotte (l'acquisition de la nationalité française de tout enfant naissant à Mayotte étant actuellement subordonnée à l'exigence que l'un de ses parents soit en situation régulière depuis au moins trois mois), il s'agit aujourd'hui de porter, de façon ultime, atteinte au droit du sol dans ce département.
Il ne peut y avoir sur le même territoire national deux régimes de nationalité : la suppression pure et simple du « droit du sol » à Mayotte serait donc une fuite en avant répressive contraire au principe constitutionnel d'une République indivisible. Les Mahoraises et Mahorais ont avant tout besoin de la même égalité des droits que celle qui est reconnue dans tous les territoires de la République. Il s'agit également d'une mesure discriminatoire qui risquerait de se retourner contre eux, en ce qu'elle renverrait l'image d'un département différent qui ne répond pas aux mêmes principes que les autres territoires français.
Mais il s'agit également d'une mesure inefficace. Il n'a jamais été démontré que les règles d'accès à la nationalité ont un effet sur les flux migratoires, la limitation du « droit du sol » à Mayotte en est l'exemple même.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer le danger qu'elle cache : cette mesure risque d'ouvrir une brèche dans le droit, une crainte accentuée par le fait que les territoires d'outre-mer sont souvent utilisés comme les laboratoires d'expérimentation des politiques générales.
Alors que nous sortons de mois de débats délétères sur la loi immigration, Gérald Darmanin joue une fois de plus le jeu dangereux de l'extrême droite en reprenant leurs revendications.
La LDH dénonce cette annonce et rappelle que c'est l'instauration, en 1995, d'un visa obligatoire pour les Comoriens qui souhaitent venir dans l'île française, dit visa Balladur, qui a mis fin à la libre circulation entre les différentes îles de l'archipel. Elle demande que soient privilégiées des mesures sociales plutôt que répressives, notamment la défense de l'accès à l'éducation, à un logement digne, à l'eau pour toutes et tous et refuse que les personnes migrantes soient une fois de plus les boucs émissaires de politiques publiques insuffisantes.
Paris, le 12 février 2024
Ligue des droits de l'Homme (LDH)
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Jour d’élections en Indonésie : la danse des élites porte Prabowo Subianto au pouvoir

Le 14 février, l'Indonésie, troisième plus grande démocratie et quatrième nation la plus peuplée, a organisé le plus grand scrutin au monde en une seule journée. Après une série de manigances anti-constitutionnelles, le ticket de Prabowo Subianto soutenu par le Président sortant Jokowi, a revendiqué la victoire aux élections présidentielles.
Tiré du blogue de l'autrice. Légende de la photo (de droite à gauche) : L'ancien gouverneur de Jakarta Anies Baswedan (candidat #1), le ministre de la Défense sortant Prabowo Subianto (candidat #2), et l'ancien gouverneur de Central Java Ganjar Pranowo (candidat #3)
204,8 millions d'Indonésiens, dont plus de la moitié ont moins de 40 ans, étaient en droit de voter pour choisir leur président et vice-président, ainsi que les députés de la Chambre des représentants nationale, des Conseils représentatifs régionaux et enfin la composition des parlements locaux. Une victoire à la présidentielle en un seul tour requiert l'obtention de la moitié des voix (50 % + 1), dans au moins 20 des 33 provinces.
Les problématiques liées aux dynasties politiques en Indonésie est un sujet qui a occupé les pages des médias (principalement locaux mais aussi internationaux, dont un billet par notre équipe) pendant des mois et qui continue d'être un sujet de discussion en cours. La religion avec la participation active de Muhammadiyah et de Nahdlatul Ulama - la plus grande organisation islamique d'Indonésie qui revendique quelque 40 millions de membres - est aussi un thème déjà largement exploré. Ces organisations jouent un rôle important dans l'orientation des décisions des électeurs en faveur d'un candidat qu'elles soutiennent. Dans la pratique, ces organisations deviennent souvent une partie active du processus de décision politique.
Alors que beaucoup a été dit sur les dynasties politiques et la montée depuis 2016-2017 d'un islam conservateur, un autre phénomène, celui de l'insécurité sociale, de l'incertitude sanitaire, de la précarité et de la pauvreté, reste peu analysé. Les tensions sont évidentes alors que ces véritables problèmes qui affligent la nation, couplé au recul de la démocratie, s'aggravent.

L'ancien général Prabowo Subianto a façonné une image politique oscillant entre un nationalisme fervent et un populisme religieux, mêlant une position ferme à une assurance charismatique militaire. Il a perdu face à Joko Widodo (2014-2024), dit Jokowi, lors des deux scrutins précédents, puis il a été intégré au gouvernement en tant que ministre de la Défense. Son co-listier Gibran Rakabuming Raka, est le vice-président le plus jeune de l'histoire de la République. Il est surtout le fils de Jokowi, homme d'affaires qui est passé maître dans l'art de maîtriser le jeu politique. Incarnant l'essence même de la dynastie, le jeune Gibran a commencé sa carrière après avoir terminé ses études au Management Development Institute of Singapore. Il a occupé le poste de maire dans la ville de Surakarta, comme son père l'a été de 2005 à 2012, puis a été propulsé à la vice-présidence, toujours avec le soutien de son père.
L'autre candidat à la présidence était Ganjar Pranowo, une figure qui rappelle Jokowi pendant son premier mandat. Il se déplace sur les marchés, converse avec la population, utilise un langage simple - celui d'un politicien du peuple - direct et sans peur, toujours avec un sourire même quand il est en colère. Le candidat à sa vice-présidence était Mafud, qui joue le rôle d'une figure équilibrante - plus sérieux, pragmatique, au langage tranchant et bien informé sur les questions du pays. Il est aussi très direct, comme démontré lors du dernier débat vice-présidentiel où il a réussi à déstabiliser Gibran.
Enfin, l'outsider Anies Baswedan est une personne qui peut être décrite de nombreuses manières, mais certainement pas comme quelqu'un incapable d'attirer l'attention. En formant des alliances avec des partis et des représentants d'un islam plus strict, l'ancien gouverneur de Jakarta (2017-2022) s'est taillé une place de choix dans le paysage politique national et se présente comme un agent potentiel de changement. Son candidat à la vice-présidence était Muhaimin Iskandar, dit Cak Imin, vice-président du Conseil représentatif du peuple, la chambre basse du Parlement, depuis 2019.
Trois candidats face au problème d'inégalité sociale
L'économie indonésienne a connu un développement significatif au cours des dernières années, avec un taux de croissance qui, bien qu'il ne corresponde pas entièrement aux attentes du gouvernement sous Jokowi, pourrait être considéré comme raisonnablement louable, compte tenu des deux années de la pandémie de COVID-19 qui ont inévitablement entraîné un ralentissement. Cependant, le développement économique et le développement social (qualité de l'emploi, soins de santé et égalité sociale) sont des domaines distincts. Jokowi est affectueusement surnommé "Monsieur Infrastructure" précisément parce que le point focal de son programme politique a été le développement économique infrastructurel. Il a cherché à aborder la Chine avec prudence en politique étrangère, s'alignant sur l'Initiative Ceinture et Route en coordonnant dix projets pour l'Indonésie, un aspect distinctif de son mandat.

Source de la carte
[ Lire notre analyse Mediapart sur la genèse de l'Initiative Ceinture et Route / Belt and Road Initiative (BRI)]
Jokowi est également la figure centrale derrière la loi Omnibus, une réforme du travail représentant la véritable facette de la politique indonésienne basée sur une approche capitaliste axée sur l'accumulation et l'exploitation. C'est l'essence même de la loi Omnibus : une atteinte aux droits des travailleurs et à l'environnement au nom du "développement économique", qui rappelle la "stratégie du choc" administrée à l'Amérique du Sud à partir des années 70, puis à l'Europe de l'Est et finalement l'Asie.
Les données les plus récentes de la Banque mondiale indiquent une réduction de la pauvreté absolue, mais la pauvreté relative a augmenté. Selon les chiffres officiels, l'accessibilité à l'emploi aurait augmenté, et pourtant, le défi imminent de l'Indonésie réside dans la difficile situation des jeunes éduqués qui peinent à trouver du travail. Ainsi, le nombre de nouveaux pauvres, jeunes et précaires, augmente. L'insécurité résultant des bas salaires est un dilemme que les candidats auront du mal à résoudre sans un profond remaniement des priorités économiques.
Face aux manœuvres politiciennes, les programmes sont difficilement audibles. Tout juste les différents débats ont-ils donné l'occasion aux trois candidats de réitérer leurs affinités thématiques : concorde nationale pour Pranowo, piété et solidarités islamiques chez Baswedan, et enjeux de souveraineté et de défense pour Subianto. Les discussions tournent autour des investissements et de l'économie, tandis que la sphère sociale est souvent négligée ou traitée avec parcimonie.

Que fera le prochain dirigeant de l'Indonésie pour le bien-être social du pays ?
Dans son programme, le candidat Subianto avait promis d'augmenter le nombre de médecins dans les villages dépourvus d'une couverture médicale adéquate. Il a également mis l'accent sur la lutte contre le fléau de la corruption et sur la réforme de la bureaucratie pour améliorer le système de santé dans ces régions.
Baswedan avait proposé des règles plus strictes pour les auteurs de crimes contre les femmes, tout en ciblant les jeunes votants en promettant une réforme de l'éducation, telle qu'une diminution des frais de scolarité. Il avait planifié la construction dans différentes régions d'Indonésie de quarante villes offrant des services similaires à la capitale Jakarta, immense mégalopole menacée par la montée des eaux. Cette initiative vise à assurer “une répartition équitable de la population” et à “créer un environnement sain offrant un confort à tous les résidents”.
Ce projet de décentralisation se voulait une réponse à la construction de la nouvelle capitale à Kalimantan, en pleine jungle de Bornéo, méga-projet pour laquelle l'équipe de Subianto, soutenue par l'ancien président Jokowi, veut rester dans l'Histoire. Subianto a également annoncé des mesures de lutte subventionnée contre la pauvreté telles que des repas gratuits dans les écoles et pour les femmes enceintes.
L'Indonésie est un pays qui souffre d'une des plus grandes disparités sociales au monde mais aucun candidat ne semble avoir de plan concret et complet pour s'attaquer aux sources de l'inégalité.
Ces élections sont marquées par l'absence d'un candidat capable de soutenir des politiques visant à réduire ce phénomène, car tous sont issus de la même classe qui perpétue cette disparité sociale. Il est donc surprenant que les votants aient choisi de porter au pouvoir deux représentants de la classe hégémonique, respectivement symboles de la violence d'Etat et du népotisme. L'entrée de Gibran, fils de Jokowi, sur la scène politique semble s'être traduite par un adoucissement de l'image de Subianto, 72 ans, mais hormis pour le fait d'être issu d'une famille illustre, les capacités politiques de Gibran semblent bien faibles. Il semble improbable d'imaginer que Subianto, ancien lieutenant général de l'armée et beau-fils de l'ancien dictateur Suharto, qui a souvent menacé les médias et les journalistes, donnera la priorité aux politiques sociales du pays. Durant les troubles en 1998, il a été renvoyé de l'armée avec déshonneur après avoir été lié à l'enlèvement de plus de 20 étudiants pro-démocratie - dont 13 n'ont jamais été retrouvés.
Selon CBS News, “l'ancien militaire est aussi parvenu à se réinventer en grande partie grâce à TikTok, qu'il a utilisé pour se redonner une image de grand-père câlin, aimant les chats, et qui n'a pas honte de faire quelques pas de danse maladroits sur scène lors de rassemblements. Cette nouvelle image semble avoir conquis un nombre décisif de jeunes électeurs indonésiens, dont beaucoup ne se souviennent peut-être pas de ses précédentes incarnations. Il a toujours nié avoir commis des actes répréhensibles lorsqu'il commandait les forces de sécurité, mais il a également déclaré que l'Indonésie avait besoin d'un dirigeant autoritaire et a suggéré qu'il serait bon d'abolir la limitation du nombre de mandats présidentiels.”
Peut-être est-ce précisément cela qui amène les Indonésiens à percevoir Prabowo Subianto comme un "Mussolini indonésien". Doté de charisme, d'une démarche sévère et d'une attitude intrépide, il a réussi à s'imposer auprès des gens comme l'homme de la situation pour régler à la dure les problèmes d'insécurité et d'inégalité sociales. Dans un pays considéré jusqu'à présent comme le pivot démocratique de la région, les inquiétudes concernant le rôle des dynasties politiques, l'abus des aides sociales et d'autres ressources gouvernementales par le président lui-même et l'appareil d'État, ainsi que le piètre bilan de Subianto en matière de droits de l'homme, remettent en question la force de la démocratie indonésienne.

Dirty Vote est un documentaire réalisé par Dandhy Laksono qui expose la fraude électorale systématique présumée de l'administration du président Joko Widodo et qui est expliquée par trois experts en droit constitutionnel, à savoir Zainal Arifin Mochtar, Feri Amsari et Bivitri Susanti. Il a été téléchargé par plus de cinq millions de personnes en deux jours... puis le réalisateur et trois experts en droit constitutionnel figurant dans le film ont immédiatement été traduits en justice pour diffamation.
Lors d'un panel organisé à Bangkok par SEA-Junction, Lia Sciortino, experte de la politique indonésienne, a rappelé : "Au cours du deuxième mandat de Jokowi, l'opposition a été englobée dans le gouvernement, de sorte qu'il n'y avait plus d'opposition. Tous les partis faisaient partie de la coalition et c'est devenu une pseudo-démocratie. Il y a eu un recul progressif de la démocratie pendant le deuxième mandat de Jokowi, malgré qu'il soit le premier à ne pas être lié aux élites militaires. Le népotisme et la corruption ont été complètement normalisés pour la majorité des Indonésiens. Cette élection est juste une sélection du moindre mal car chaque candidat porte dans son programme une attaque contre la démocratie. Certains généraux qui ont exclu Subianto de l'armée le soutiennent désormais à nouveau.""
Sous couvert de scrutin électoral, ces compromis entre élites politiques, économiques, religieuses et militaires sont communs en Asie du sud-est, particulièrement au Cambodge, aux Philippines, Thaïlande et Malaisie , pour maintenir leur pouvoir respectif et le statu quo. Ces alliances en apparence contre-nature permettent de neutraliser “légalement” toute possibilité de pleine démocratisation des institutions et de véritable représentativité de genre, de classe et d'ethnie.
Galuh Wandita, fondatrice de Asia Justice and Rights (AJAR), a résumé : “Nous avons eu Reformasi [un soulèvement populaire qui a renversé la dictature de Suharto en 1998 ], mais nos rêves étaient bien plus grands que cela. Le sentiment de dégoût, résumé par le mot 'muak', va au-delà des universitaires et des artistes. La société civile est désormais sensibilisée, les freins et les contrepoids sont la clé de la réussite, quel que soit l'élu. Suharto est tombé grâce à la société civile et aux leaders étudiants - il a été poussé par le pouvoir populaire.”
* Cet article a été co-écrit par Aniello Iannone, maître de conférences et chercheur à l'université de Diponegoro, étudiant en sciences politiques spécialiste de l'Indonésie et de la Malaisie, et Laure Siegel, correspondante pour Mediapart en Asie du Sud-est, dans le cadre de l'atelier "Training on Popularizing Research : A cross-sectoral approach on social movements in Southeast Asia" organisé par Alter-Sea et Shape-Sea.
** Pour comprendre le contexte, notre premier article sur l'ouverture de la campagne électorale en Indonésie et l'analyse de Romaric Godin dans Mediapart ]
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À Gaza, l’UNRWA est un témoin gênant », estime Tamara Alrifai, la porte-parole de l’agence onusienne*

La porte-parole de l'agence onusienne, Tamara Alrifai, alerte sur les conséquences des attaques israéliennes contre l'office pour les réfugiés palestiniens, dans un contexte de cataclysme humanitaire.
Par Rosa Moussaoui et Elisabeth Fleury.
Tiré de L'Humanité, France. Mise à jour le 13 février 2024 à 19h58
*Combien d'employés de l'UNRWA ont été tués depuis le 7 octobre ? Combien de vos infrastructures ont été détruites ?*
Au 8 février, nous déplorions la mort de 154 collègues. Plus de 300 incidents ont touché nos infrastructures de façon directe ou indirecte, menant à la destruction de certaines parties de nos abris et à la mort de personnes qui y avaient trouvé refuge.
Depuis le début de la guerre,toutes nos écoles, tous nos bureaux et entrepôts ont dû être transformés en abris <https://www.humanite.fr/monde/bande...> . À Rafah, cela concerne une cinquantaine d'immeubles. Cette ville, située dans la partie la moins développée de la bande de Gaza, est en principe dimensionnée pour 270 000 habitants. Elle accueille aujourd'hui 1,5 million de Gazaouis.
*Israël vous accuse de complicité avec le Hamas, qui contrôlait la bande de Gaza depuis 2006. Que répondez-vous ?*
Nous avons avec le Hamas <https://www.humanite.fr/monde/attaq...> des relations pragmatiques, de type logistique, nécessaires pour mener à bien nos opérations humanitaires, pour acheminer un convoi d'un point A à un point B. Nous accuser de complicité avec le Hamas est un non-sens. J'ai travaillé au Soudan, au Darfour, en Irak… avec le CICR ( Comité international de la Croix-Rouge – N.D.L.R. ), avec d'autres organisations. Pour chaque opération, sur un territoire donné, on traite avec ceux qui y décident.
*Savez-vous précisément ce qui vous est reproché ? Avez-vous vu le rapport des services israéliens accusant 12 de vos employés d'avoir participé aux attaques du 7 octobre ?*
Non. Nous avons juste reçu une liste avec 12 noms, ceux des personnes présumées impliquées dans l'attaque du 7 octobre.La fameuse évaluation des services israéliens <https://www.humanite.fr/monde/bande...> a été partagée avec les médias, pas avec nous. Les pays donateurs l'ont-ils vue ? Je l'ignore. Je rappelle que, tous les ans – la dernière fois, c'était en mai 2023 –, l'UNRWA remet au gouvernement israélien la liste de tous ses employés dans les territoires palestiniens. Dans un esprit de transparence.
S'il y a un problème, on nous en informe. En mai, rien ne nous a été signalé. Le commissaire général a la possibilité de licencier quelqu'un en urgence, s'il estime que c'est dans l'intérêt de l'agence. C'est ce qu'il a fait, à la suite de ces allégations, pour signifier que nous les prenions très au sérieux et rassurer les pays donateurs.
Dans ce même esprit, une enquête indépendante est en cours. Et, troisième chose, nous sommes en train de réviser nos systèmes de prévention, pour éviter les violations de neutralité. En dépit de ces mesures, 17 de nos pays donateurs, dont les 6 plus importants <https://www.humanite.fr/en-debat/ga...> , ont décidé de suspendre leur aide.
*Aviez-vous déjà eu des tensions avec ces pays ?*
Les États-Unis, le Canada, l'Australie, l'Allemagne, les Pays-Bas sont, traditionnellement, très vigilants sur la façon dont est dépensée leur aide et sur les standards de neutralité que nous appliquons. Ils sont particulièrement sensibles aux accusations dont nous sommes l'objet. Mais la rapidité de leur décision nous a surpris, étant donné l'ampleur de la crise humanitaire à Gaza et les possibles répercussions sur toute la région <https://www.humanite.fr/monde/armee...> .
*Pourquoi une telle précipitation ?*
C'est une prise de position politique très dommageable. Nous sommes en pourparlers très proches avec eux pour tenter de les convaincre de revenir sur leur décision. Notamment en leur démontrant tout ce que nous mettons en œuvre. Dans quatre semaines, un rapport préliminaire sera remis surl'enquête indépendante en cours <https://www.humanite.fr/monde/bande...> .
Nous avons invité des centres européens à nous aider à réviser nos systèmes internes. Nous avons licencié les douze personnes mises en cause. Que faire de plus ? Dans n'importe quel système, y compris au sein des gouvernements, il y a des fautes individuelles. Le plus important, c'est de vérifier que nos mécanismes internes permettent de les prévenir.
*Avez-vous eu peur que la France ne vous lâche, elle aussi ?*
Avec la France, sur ce conflit, la coopération est excellente. Financièrement et politiquement.L'appel de Paris à un cessez-le-feu humanitaire <https://www.humanite.fr/monde/bande...> est crucial.
*La concomitance de ces accusations avec la récente décision de la Cour internationale de justice, saisie d'une plainte pour « génocide » par l'Afrique du Sud, vous paraît-elle fortuite ?*
Il est très difficile d'attribuer ces allégations à la seule coïncidence. Et ce, d'autant plus que l'UNRWA est l'une des principales sources citées par la Cour dans cette affaire. La guerre se déroule sur le terrain, mais elle touche aussi au narratif. Nous avons face à nous une armée digitale, qui lance des accusations que les médias reprennent sans les recouper pour en faire des faits.
*Vous avez licencié ces 12 personnes. Les aviez-vous déjà identifiées comme peu fiables ?*
Non. Nous ne les avions pas identifiées comme telles. Ces accusations nous portent un grave préjudice. Si l'enquête indépendante conclut qu'une dizaine ou une vingtaine d'employés de l'UNRWA, sur les 30 000 que compte notre agence, sont impliqués dans l'attaque du 7 octobre, pourquoi accuser l'UNRWA dans son ensemble ? À chaque fois que nous subissons une accusation, nous utilisons nos mécanismes internes pour faire des enquêtes, vérifier leur teneur, prendre des sanctions appropriées.
*Peut-on vraiment enquêter sur un terrain de guerre dont l'accès, de fait, est interdit ?*
Les enquêteurs du secrétariat général de l'ONU sont mobilisés. Plusieurs collègues ont été entendus. Nous comptons, bien sûr, sur la coopération des autorités israéliennes… Et nous n'espérons qu'une chose : que cette enquête se déroule dans les meilleures conditions possible, qu'elle soit transparente, indépendante, que les Nations unies s'en approprient le résultat.
*Comment cette enquête interne va-t-elle s'articuler avec la mission confiée à Catherine Colonna ?*
Il s'agit de deux initiatives différentes qui se complètent. D'un côté, 12 cas précis, qu'il faut analyser. De l'autre, une révision de notre système interne afin de mieux coller aux standards de l'ONU et prévenir les mauvais comportements.
Nous avons des règles très strictes, notamment sur l'usage des réseaux sociaux, mais il n'est pas réaliste de se dire que 100 % du personnel peuvent être à 100 % respectueux des règles. Même au sein du gouvernement américain, c'est impossible.
*Bien avant ces accusations, deux think tanks, Un Watch et Impact-se, vous avaient mis en cause, le second sur les contenus des manuels scolaires utilisés dans vos écoles…*
Nous passons au peigne fin toutes les pages de tous les manuels, jusqu'aux classes de troisième. Nous repérons les passages qui ne sont pas en ligne avec les standards onusiens. Nous mettons en place une pédagogie, une méthodologie permettant d'aborder ces passages de façon critique.
Cela peut toucher à la représentation des femmes, quand elle n'est pas conforme avec le principe d'égalité des sexes. Ou aux cartes de la Palestine, sous lesquelles nous faisons systématiquement préciser à quelle période historique elles correspondent. Il y a des parties avec lesquelles ces think tanks ne sont pas d'accord, mais sur lesquelles les Nations unies ont tranché.Le terme « occupation » <https://www.humanite.fr/monde/armee...> , qui ne leur convient pas, est ainsi admis par les Nations unies. La construction du mur, en Cisjordanie <https://www.humanite.fr/monde/israe...> , a été qualifiée d'illégale par l'ONU.
**
*Quelle sorte de soutien apportez-vous aujourd'hui aux populations de Gaza ?*
Depuis le début de cette guerre, l'UNRWA s'est transformée à 100 % en agence humanitaire. Nous gérons des abris, nous distribuons de la nourriture, nous essayons de fournir de l'eau propre, quand nous avons les moyens de faire fonctionner nos équipements d'assainissement.
Nous avons complètement arrêté nos services continus. Les enfants ne sont plus scolarisés. Sur nos 25 dispensaires chargés du suivi des maladies chroniques ou des femmes enceintes, seuls 8 fonctionnent encore. À temps réduit. Les 3 000 personnes qui continuent à travailler pour nous à Gaza, qui sont des ingénieurs, des instituteurs, sont tous devenus des urgentistes.
*Que se passerait-il si votre action s'arrêtait demain ? Israël y a-t-il même intérêt ?*
Je ne peux pas répondre à la place des autorités israéliennes. Mais ce qui est certain, c'est que si notre action s'arrête, toutes les opérations humanitaires s'arrêtent. Nous sommes non seulement des fournisseurs directs de services à la population, mais aussi des logisticiens au service d'autres organisations humanitaires. Elles ont 20 à 30 employés chacune. Nous en avons 3 000 sur place.
Si nos employés décident de rester dans les abris, demain, c'est toute l'assistance alimentaire, toutes les cliniques mobiles, tout l'acheminement de l'aide qui s'arrêtent. Partout ailleurs, hors de Gaza, ce sont 700 écoles, un demi-million d'enfants, 140 centres de santé primaire, 2 millions de personnes suivies. Tous ces services publics s'arrêteront. Qui prendra en charge ces communautés, qui sont parmi les plus vulnérables, en Cisjordanie, au Liban, en Jordanie, en Syrie ?
*Israël vous accuse de maintenir artificiellement les Palestiniens dans un statut de réfugié. Qu'en pensez-vous ?*
Tous les réfugiés, de toutes les origines, transmettent leur statut à leurs enfants. Les Palestiniens ne sont pas différents des autres, de ce point de vue. Afghans, Syriens, Somaliens… pour ceux qui relèvent du Haut-Commissariat aux réfugiés, des alternatives existent. Soit l'intégration dans le pays d'accueil. Soit un retour volontaire à leur pays d'origine. Soit un pays tiers qui les accepte comme réfugiés.
Ces options n'existent pas pour les Palestiniens. Tant qu'ils sont dans cet état de transition, ils relèvent du statut de réfugié, ainsi que leurs descendants <https://www.humanite.fr/monde/pales...> , jusqu'à ce qu'une solution politique <https://www.humanite.fr/en-debat/co...> soit trouvée. Dans les accords d'Oslo, le droit au retour faisait partie des points de négociation en suspens. Cela n'a pas été réglé. Ce n'est pas l'UNRWA qui maintient les Palestiniens dans ce statut, c'est l'absence de solution politique. C'est pour cela que notre mandat est renouvelé tous les trois ans.
*À Gaza, l'UNRWA est-elle, pour Israël, un témoin gênant ?*
Oui, un témoin très gênant, une source d'information dansla procédure en cours à la Cour internationale de justice <https://www.humanite.fr/monde/afriq...> (CIJ).
*Certains pays ont décidé de continuer à vous soutenir, voire d'augmenter leur aide…*
L'Espagne et le Portugal, notamment. Par ailleurs, beaucoup de groupes intergouvernementaux, de centres de recherche, de personnalités ou de think tanks ont pris position pour défendre l'UNRWA.
Tout un monde de soutien s'est levé. Nous constatons une montée en flèche des donations privées, pour des petits montants, parfois 20 ou 50 euros, jusqu'à 20 000 euros. Cette marque de confiance reflète un soutien fort à notre action humanitaire.
*La semaine prochaine, des dizaines de pays diront, devant la CIJ, quelles sont les conséquences juridiques de l'occupation israélienne dans les territoires palestiniens. Un moment important ?*
Nous suivons de très près cette procédure. À chaque fois que la justice internationale est saisie, cela permet de mettre en lumière les actions de l‘UNRWA, celles des humanitaires. Ce sont des opportunités de positionnement, d'un côté comme d'un autre. Soit pour décrédibiliser le droit international, soit pour le mettre en valeur. Car il ne faut pas s'y tromper : derrière les attaques contre l'UNRWA, ce sont les instances de l'ONU dans leur ensemble qui sont visées.
*L'UNRWA en chiffres*
Budget annuel : 1,1 milliard d'euros en 2022.
Principaux donateurs en 2022 : États-Unis (318 millions d'euros) ; Allemagne (187) ; Union européenne (130) ; Suède (56,5) ; Norvège (31,5) ; Japon (27,8) ; France (26,8) ; Arabie saoudite (25) ; Suisse (24) ; Turquie (23).
En 2023, la contribution de la France a atteint 59 millions de d'euros.
Employés : ingénieurs, médecins, logisticiens, infirmiers, travailleurs sociaux… l'UNRWA compte 30 000 employés au total, dont 13 000 travaillent à Gaza (parmi ces derniers, 154 ont été tués depuis le 7 octobre). Plus de 70 % du personnel de l'agence travaillent dans le secteur éducatif.
Population aidée : on comptait 726 000 réfugiés palestiniens en 1950, au lendemain de la création de l'UNRWA. Ils sont aujourd'hui près de 6 millions, répartis dans une soixantaine de camps (à Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie). À Gaza même, l'UNRWA apporte son aide à plus de 1,6 million de réfugiés, dont 540 000 enfants.
« À Gaza, personne ne peut prétendre “Je ne savais pas“ », dénonce le commissaire général de l'UNRWA < www.humanite.fr/monde/bande-de-gaza/a-gaza-personne-ne-peut-pretendre-je-ne-savais-pas-denonce-le-commissaire-general-de-lunrwa <http://www.humanite.fr/monde/bande-...> >
Le 11 février, le siège de l'UNRWA a été visé par des tirs israéliens à Gaza ville.
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"Un génocide sans aucun doute" à Gaza, déclare le rapporteur spécial des Nations unies

La nourriture, l'eau, l'assainissement et d'autres besoins fondamentaux font l'objet d'une pénurie sans précédent pour plus d'un million de Palestiniens qui ont fui la bande de Gaza vers la ville de Rafah, dans le sud du territoire, a déclaré un rapporteur spécial de l'ONU à Anadolu.
Tiré de France-Palestine Solidarité. Article paru à l'origine dans Middle East Monitor. Photo : Novembre 2023, opération de recherche et de sauvetage dans les décombres d'un bâtiment effondré © UNRWA photo.
"Plus d'un million de personnes sont concentrées à Rafah, après avoir fui d'autres parties de Gaza. Elles manquent cruellement des nécessités de base de la vie, qu'il s'agisse de nourriture, d'eau ou d'assainissement, et la menace de maladies dépasse tout ce que nous avons vu dans les conflits des dernières décennies dans le monde, aussi graves qu'aient été ces conflits", a expliqué Balakrishnan Rajagopal, rapporteur spécial de l'ONU sur le droit au logement. "Il n'y a jamais eu de situation où une population n'a même pas été autorisée à fuir."
M. Rajagopal a souligné que même Israël ne sait pas où ces personnes sont censées aller, rappelant de nombreuses déclarations de sources israéliennes indiquant "un désir de les expulser entièrement de Gaza".
Faisant état d'allégations sérieuses selon lesquelles de hauts fonctionnaires israéliens et d'autres dirigeants prévoient d'éliminer la population palestinienne de Gaza, M. Rajagopal a souligné que ces allégations, considérées par certains comme des "divagations de personnes aléatoires en Israël", ne peuvent être ignorées.
"Malheureusement, tout ce que nous pensions impossible devient de plus en plus possible. Nous devons juger les actions d'Israël non pas en fonction de ce qu'ils disent, mais en fonction de ce qui se passe réellement. Ce qui se passe, c'est que les gens ont été déplacés à plusieurs reprises et qu'ils ont été concentrés à Rafah. Ils sont bombardés maintenant".
Soulignant que les rapporteurs de l'ONU ont rédigé de nombreux rapports sur la dimension "génocidaire" des attaques israéliennes à Gaza, M. Rajagopal a fait remarquer qu'ils avaient mentionné un "risque sérieux de génocide" dans leur rapport initial. Il a ajouté qu'ils avaient publié un autre rapport qui incluait la possibilité d'actes génocidaires en cours, déclarant : "Depuis lors, nous avons confirmé ce fait. Ce qui se passe à Gaza constitue un génocide".
Commentant l'affaire de génocide portée contre Israël devant la Cour internationale de justice (CIJ), M. Rajagopal a déclaré que la décision provisoire de la plus haute juridiction des Nations unies était que l'Afrique du Sud, qui avait porté plainte, avait "largement raison" dans sa requête. "Les actions entreprises par Israël pour créer les conditions dans lesquelles Gaza devient inhabitable pour la population qui y vit constituent, à mon avis, des actes de génocide, sans aucun doute.
Comparant la situation à Gaza à la guerre de Bosnie des années 1990, M. Rajagopal a souligné que la CIJ avait également jugé que le massacre de Bosniaques musulmans par les forces serbes à Srebrenica avait également constitué un génocide. "Pendant la guerre de Bosnie, dans l'ex-Yougoslavie, et dans ce conflit, environ 8 000 à 9 000 personnes ont été tuées. S'il s'agit d'un génocide, j'ai du mal à croire que ce qui se passe à Gaza n'est pas un génocide".
Les attaques israéliennes ont tué plus de 28 000 Palestiniens dans la bande de Gaza, principalement des femmes et des enfants.
Le fait de mettre l'accent sur la question de Gaza, a déclaré le rapporteur spécial, représente un "échec complet" de la communauté internationale. Le mécanisme d'action collective est complètement gelé et la communauté internationale n'a rien fait.
"Le Conseil de sécurité ou l'Assemblée générale des Nations unies ont adopté des résolutions très faibles qui n'ont pas été mises en œuvre. Même de manière formelle, l'arrêt de la Cour internationale de justice, bien que moralement et symboliquement important, n'a rien ordonné de concret qui ait conduit à des actions ou à des inactions spécifiques de la part d'Israël.
"Fondamentalement, sur le plan institutionnel, je pense que le monde a échoué. Il a échoué à Gaza. Et une fois de plus, Israël a montré qu'il était protégé par ce que j'appelle une impunité institutionnalisée. Israël semble être protégé quelle que soit la transgression.
Soulignant que de nombreux bâtiments ont été détruits à Gaza à la suite des attaques, M. Rajagopal a déclaré que les évaluations basées sur des données satellitaires et des rapports de terrain montrent que plus de 70 % des maisons à Gaza ont été détruites ou gravement endommagées, et rendues inutilisables. Il a ajouté que les données concernant des zones telles que Khan Younis, dans le sud de la bande de Gaza, indiquent que 82 à 84 % de ces zones pourraient avoir été complètement anéanties.
"Nous parlons d'un très vaste niveau de destruction, du genre de ceux que nous n'avons pas vus dans d'autres conflits, comme par exemple à Mariupol, qui a été la ville la plus gravement détruite par les bombardements russes en Ukraine, ou par les conflits en Syrie."
M. Rajagopal a souligné que les maisons à Gaza n'ont pas seulement été détruites par des bombardements ou des attaques à l'artillerie lourde, mais aussi par les forces israéliennes qui se sont déplacées dans les zones bombardées et ont détruit des maisons et des bâtiments publics.
Il a souligné que la reconstruction de Gaza sera extrêmement difficile et nécessitera des années d'efforts soutenus, établissant un parallèle avec la reconstruction d'autres pays détruits lors de conflits.
"Je me demande combien de temps il faudra pour déblayer les décombres à Gaza. La reconstruction de Rotterdam a pris près de vingt ans. Soit dit en passant, c'était dans des conditions idéales, c'est-à-dire que nous étions prêts à investir beaucoup, beaucoup de ressources et de temps pour reconstruire la ville.
"La deuxième chose est plus importante : il faut s'assurer que les conditions d'une paix durable dans la région sont réunies avant que la reconstruction puisse réellement avoir lieu. Sinon, il n'est pas possible de s'attendre à ce que la reconstruction progresse de manière significative", a-t-il conclu.
Traduction : AFPS
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Les audiences s’ouvriront demain à La Haye : Débat à la CIJ sur les conséquences de la colonisation israélienne

Après avoir rappelé à l'ordre Israël, l'exhortant à mettre en exécution les injonctions qu'elle a prononcées le 26 janvier, la Cour internationale de justice (CIJ), entamera dès demain et jusqu'au 26 du mois en cours, le débat sur les conséquences de l'occupation israélienne des territoires palestiniens.
Tiré d'El Watan.
Des interventions orales de 52 Etats et de 3 organisations sont au menu de ces audiences publiques, qui plongent au cœur même du conflit palestinien, après la plainte pour génocide, déposée par l'Afrique du Sud, auprès de cette juridiction onusienne.
Dès demain et pendant dix jours, la Cour internationale de justice (CIJ) tiendra des audiences publiques sur la demande d'avis consultatif relatif aux « conséquences juridiques des politiques et pratiques d'Israël dans le territoire occupé de la Palestine, qui comprend également celui de Jérusalem-Est. Un débat qui fait plonger cette haute juridiction onusienne dans le cœur même d'un conflit qui dure depuis 75 ans et d'un génocide que l'entité sioniste mène en toute impunité depuis plus de quatre mois.
Au programme de ces dix jours d'audience, au Palais de la Paix à La Haye, les équipes juridiques de 52 Etats et de 3 organisations internationales se succéderont pour exprimer leurs avis devant les 15 juges de la CIJ, dont 6 récemment élus, un nouveau président libanais, Nawaf Salam, connu pour sa défense de la cause palestinienne, mais aussi une nouvelle vice-présidente ougandaise, Julia Sebutinde, devenue célèbre pour avoir voté contre les mesures imposées à Israël, par la CIJ, le 26 janvier dernier.
Tous vont plaider pour l'avis des magistrats sur les conséquences de la colonisation de la Palestine par Israël. Prévue demain, la séance d'ouverture des audiences sera consacrée exclusivement au représentant de la Palestine, qui aura à s'exprimer durant trois heures, suivi le lendemain par les délégués de 11 pays, dont l'Afrique du Sud et de l'Algérie, qui auront chacun 30 minutes pour sa plaidoirie.
La tenue de ces audiences ont été décidées à la suite d'une résolution de l'Assemblée générale de l'Onu (votée par 87 voix sur 193), datant du 30 décembre 2022, (dans le cadre d'une commission d'enquête de l'Onu) demandant à la CIJ, d'émettre un avis consultatif, sur les conséquences de l'occupation israélienne de la Palestine.
Cet avis concerne les conséquences juridiques de l'occupation et de l'annexion, ou encore les mesures visant à modifier la composition démographique, le statut de la ville d'El Qods et l'adoption par l'entité sioniste d'une législation.
Ces audiences interviennent après celles engagées par l'Afrique du Sud, auprès de la même juridiction, au début de cette année, contre Israël, pour prévenir et empêcher des actes de génocide à Ghaza. Dans son volet lié aux « demandes de mesures conservatoires urgentes » (en attendant l'examen au fond), la CIJ a évoqué un « risque potentiel de génocide » à Ghaza et exigé d'Israël « la prise de mesures » pour « l' empêcher et protéger la population ».
Sur le terrain, l'entité sioniste n'a fait qu'intensifier ses opérations militaires dont le bilan a dépassé les 28 000 morts et la destruction massive de la ville de Ghaza, poussant les populations à fuir de plus en plus vers Rafah, où les forces d'occupation ont annoncé leur intention d'étendre leur offensive.
Ce qui a poussé l'Afrique du Sud à revenir à la charge, le 12 février dernier, en demandant à la CIJ de prendre des mesures conservatoires additionnelles urgentes. La CIJ a rejeté la demande, mais rappelé à l'ordre Israël, le sommant « d'exécuter les décisions rendues le 26 janvier 2024, qui consistent, entre autres, à “protéger la population de Ghaza y compris Rafah” ».
Dans son ordonnance, la CIJ décrit la situation à Ghaza et à Rafah, en reprenant les propos du secrétaire général de l'Onu, Antonio Guterres. « Les événements intervenus tout récemment à Ghaza, en particulier à Rafah, entraînent une aggravation exponentielle de ce qui est d'ores et déjà un cauchemar humanitaire aux conséquences régionales insondables », ainsi que l'a indiqué le secrétaire général de l'ONU, avertit la CIJ avant de rappeler à l'ordre l'entité sioniste : « Cette situation alarmante exige la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées par la cour dans son ordonnance du 26 janvier 2024. »
Pour la plus haute juridiction de l'onu, « ces mesures sont applicables à l'ensemble de la Bande de Ghaza, y compris Rafah et ne nécessitent pas une indication de mesures additionnelles ». Ce qui laisse entendre que les injonctions prononcées le 26 janvier dernier restent pour la CIJ suffisantes pour pousser Israël à protéger la population de Ghaza de tout éventuel acte de génocide.
Or, à dix jours de l'expiration du délai d'un mois (26 janvier au 26 février) pour présenter à la CIJ, un rapport sur les mesures prises pour empêcher tout éventuel acte de génocide et pour protéger la population de tels actes, Israël n'a rien fait sur le terrain. Bien plus grave. Il a intensifié ses raids sur Ghaza et entamé des opérations à Rafah.
Depuis le 26 janvier, le nombre de Palestiniens tués par les bombardements et les tirs de snipers a dépassé les 28 800 et celui des blessés a atteint la barre de 70 000, sans compter près de 8000 personnes encore sous les décombres.
Dans sa réponse à la demande de l'Afrique du Sud, envoyée jeudi dernier à la CIJ, Israël s'est contenté de s'en prendre avec virulence à l'action sud-africaine en « réaffirmant », toute honte bue, son « respect du droit international et de la convention de lutte et de prévention contre le génocide », alors que le monde entier suit en direct les bombardements des hôpitaux, des bâtiments résidentiels, des écoles, des châteaux d'eau, mais aussi les exécutions de civils à l'aide de drones tueurs.
Israël dit « regretter » la demande de l'Afrique du Sud, qui fait référence à l'article 75 du règlement de la Cour, la qualifiant de « particulièrement inappropriée » avant d'accuser Pretoria, de « chercher une fois de plus à abuser de la décision provisoire de la Cour ».
Sans argumenter ses remarques, Israël déclare que l'accusation de génocide contenue dans la saisine sud-africaine du 29 décembre 2023, est « totalement dénuée de fondement, moralement répugnante et constitue un abus à la fois de la Convention sur le génocide et à la Cour elle-même ».
Bien plus, Israël dit « réitérer » son « engagement en faveur du respect du droit international, y compris la Convention sur le génocide et le droit international humanitaire » qui d'après lui, « est inébranlable et s'applique, comme Israël l'a démontré en paroles et en actes, en ce qui concerne la conduite des hostilités actuelles à Ghaza et indépendamment de toute procédure devant la Cour ».
Israël dit « respecter le droit international en acte et en parole »
Pour Israël, il n'y a aucune guerre contre les civils, les infrastructures de base, les hôpitaux, les centres de réfugiés mais aussi la privation des survivants de nourriture, d'eau et de soins. Il précise d'ailleurs, qu'il « convient de noter que, comme la Cour l'a réaffirmé dans son ordonnance du 26 janvier 2024, la décision au stade des mesures conservatoires ne préjuge en rien la question de la compétence de la Cour pour traiter du fond de l'affaire ou de toute question relative à la recevabilité de la requête ou au fond lui-même ».
Selon lui, « les observations ci-dessous sont faites sur cette base et sont sans préjudice de la position d'Israël en ce qui concerne la compétence, l'admissibilité et le fond de l'affaire ». La demande sud-africaine du 12 février dernier, rappelle l'entité sioniste, « est adressée à la Cour en moins de trois semaines après que celle-ci a rendu son ordonnance indiquant des mesures conservatoires, et très peu de temps avant la date limite pour la présentation par Israël d'un rapport conformément à cette ordonnance.
Comme l'indique le titre de sa dernière demande, de l'Afrique du Sud, prétend faire une demande au titre de l'article 75 (1) du Règlement de la Cour. Une telle demande est en contradiction avec les termes de cet article qui concerne l'indication de mesures conservatoires par la Cour proprio motu, plutôt qu'à la demande d'un parti ».
Israël estime que l'invocation sud-africaine de l'article 75 (1) est « inapplicable » et « sa décision de ne pas invoquer l'article 76 (1) du même Règlement (…) suggère que l'Afrique du Sud (…) n'a pas satisfait à la condition prescrite dans cette dernière disposition » c'est-à-dire l'existence d'« un certain changement de la situation (qui) justifie une telle révocation ou modification ».
Israël rappelle dans le dernier point de sa réponse « que dans sa demande initiale de mesures provisoires du 29 décembre 2023, comme également lors de l'audience tenue en janvier de cette année, l'Afrique du Sud a plaidé en faveur d'une série de mesures provisoires que la Cour n'a pas jugé bon d'indiquer.
La principale d'entre elles était l'application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Ghaza, tel que cela a été cité dans l'ordonnance du 26 janvier 2024 ». Aucune réponse n'a été donnée par Israël sur son intention d'étendre sa guerre à la région de Rafah, frontalière de l'Egypte.
Les déclarations de l'entité sioniste ont d'ailleurs fait réagir de nombreux chefs d'Etat, mais aussi le secrétaire général de l'Onu, Antonio Guterres, le haut commissaire des droits de l'homme et le commissaire de l'Unrwa, ainsi que le directeur général de l'Oms.
Tous ont mis en garde contre une « catastrophe humanitaire », en raison de la densité populaire à Rafah, et « la situation désastreuse » de la population qui souffre des maladies et de la famine.
Durant les audiences de cette semaine, bon nombre d'Etats vont mettre la lumière sur les conséquences d'une occupation de 75 ans, qui au fil du temps, a phagocyté une grande partie des territoires palestiniens, envahis par des colons, à laquelle s'ajoute une guerre génocidaire qui dure depuis plus de 4 mois.
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Les Palestiniens de Gaza n’ont nulle part où aller

Le 9 février 2024, le Premier ministre israélien Benjamin Nétanyahou a déclaré que son armée allait poursuivre son avancée et pénétrer dans Rafah, la seule ville de Gaza à ne pas encore avoir été occupée par les Israéliens. La plupart des 2,3 millions de Palestiniens qui vivent à Gaza ont fui vers la frontière sud bordant l'Égypte après avoir été avertis par les Israéliens, le 13 octobre 2023, que le nord devait être abandonné et que le sud serait une « zone de sécurité ».
Tiré de Canadian Dimension
traduction Johan Wallengren
14 février 2024 / DE : VIJAY PRASHAD
Lorsque les Palestiniens du nord, en particulier ceux de la ville de Gaza, ont commencé leur marche vers le sud, souvent à pied, ils ont été attaqués par les forces israéliennes, qui ne leur ont pas laissé de passage sûr. Les Israéliens ont affirmé que tout ce qui se trouvait au sud du Wadi Gaza, qui divise l'étroite bande de Gaza, serait sûr, mais lorsque les Palestiniens se sont rendus à Deir-al-Balah, Khan Younis et Rafah, ils ont constaté que les jets israéliens les suivaient et que les troupes israéliennes étaient à leurs trousses. Nétanyahou a dernièrement annoncé que ses forces allaient entrer dans Rafah pour combattre le Hamas. Le 11 février, il a affirmé à NBC News qu'Israël assurerait « un passage sûr pour la population civile » et qu'il n'y aurait pas de « catastrophe ».
Catastrophe
L'emploi du terme catastrophe est significatif. Il s'agit de la traduction reconnue du mot Nakba utilisé depuis 1948 pour décrire l'expulsion forcée, cette année-là, de la moitié de la population palestinienne de ses foyers. L'utilisation de ce terme par Nétanyahou intervient alors que de hauts responsables du gouvernement israélien ont déjà parlé d'une « Nakba de Gaza » ou d'une « seconde Nakba », formules figurant dans la requête déposée par l'Afrique du Sud auprès de la Cour internationale de justice (CIJ) le 29 décembre 2023, à titre d'« expressions employées par les représentants de l'État israélien pour signifier l'intention génocidaire contre le peuple palestinien ». Un mois plus tard, la CIJ a déclaré qu'il existait des preuves « plausibles » de l'existence d'un génocide à Gaza en s'appuyant sur de tels propos de la part de représentants de l'État israélien. L'un de ces représentants de l'État, le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, a déclaré avoir levé toutes les restrictions aux opérations (« I have released all restraints »), ce qui a été relevé à la fois dans la plainte sud-africaine et dans l'ordonnance de la CIJ.
Le fait que Nétanyahou affirme qu'il n'y aura pas de « catastrophe » alors que plus de 28 000 Palestiniens ont été tués et que deux millions des 2,3 millions de Palestiniens de Gaza ont été déplacés laisse perplexe. Depuis que la CIJ a émis son ordonnance, l'armée israélienne a tué près de 2 000 Palestiniens et son offensive sur Rafah – une ville dont la densité de population se situe présentement à 22 000 habitants par kilomètre carré – a déjà été lancée. À partir du moment où Israël a révélé son intention pénétrer dans Rafah, le Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) – l'un des rares groupes opérant dans la partie sud de Gaza – a réagi en signalant le potentiel destructeur d'une telle invasion pour le travail humanitaire (« such an invasion could collapse the humanitarian response »). Le NRC a procédé à l'examen de neuf des lieux de refuge de Rafah, qui abritent 27 400 civils, et a constaté que les résidents n'avaient pas d'eau potable. Les lieux de refuge sont occupés à 150 % de leur capacité et des centaines de Palestiniens vivent dans la rue. Dans chaque zone sondée par le NRC, les réfugiés palestiniens étaient en proie à l'hépatite A, à la gastro-entérite, à la diarrhée, à la variole, aux poux et à la grippe. En raison de l'effondrement des activités humanitaires du NRC et des Nations unies, la situation ne pourra aller qu'en se détériorant. De fait, l'UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) a perdu son financement et subit actuellement les foudres des Israéliens.
Passage sûr
Nétanyahou prétend que son gouvernement offrira un « passage sûr » aux Palestiniens. Pareille litanie est servie aux Palestiniens depuis la mi‑octobre, lorsqu'on leur a dit de continuer à se déplacer vers le sud pour éviter d'être tués par les bombardements israéliens. Personne ne croit ce que dit Nétanyahou. Un travailleur de la santé palestinien, Saleem, m'a dit qu'il ne pouvait imaginer d'endroit sûr à l'intérieur de la bande de Gaza. Il s'est déplacé de Khan Younis au quartier Al Zohour de Rafah, à pied avec sa famille, cherchant désespérément à fuir pour ne plus être à la portée des armes israéliennes. « Où pouvons-nous aller maintenant ? », me demande-t-il. « Nous ne pouvons pas nous rendre en Égypte. La frontière est fermée. Nous ne pouvons donc pas aller vers le sud. Nous ne pouvons pas entrer en Israël parce que c'est impossible. Devrions-nous aller au nord, retourner à Khan Younis et à la ville de Gaza ? »
Saleem se souvient que lorsqu'il est arrivé à Al Zohour, les Israéliens ont pris pour cible la maison du docteur Omar Mohammed Harb, tuant 22 Palestiniens (dont cinq enfants). La maison a été rasée. Le nom du Dr Omar Mohammed Harb est inscrit dans ma mémoire, car je me suis souvenu que deux ans plus tôt, sa fille Abeer devait se marier avec Ismail Abdel-Hameed Dweik. Une frappe aérienne israélienne sur le camp de réfugiés de Shouhada a tué Ismail. Abeer a été assassinée lors de l'attaque de la maison de son père, qui avait servi de refuge à des gens fuyant le nord. Saleem s'est installé dans le quartier de Rafah où tout cela s'est déroulé. Aujourd'hui, il est désorienté. « Où aller ? », demande-t-il.
Domicide
Le 29 janvier 2024, le rapporteur spécial sur le droit à un logement convenable des Nations unies, Docteur Balakrishnan Rajagopal, a publié dans le New York Times un essai percutant intitulé « Domicide : the Mass Destruction of Homes Should be a Crime Against Humanity » (Domicide : la destruction massive de logements devrait être un crime contre l'humanité). Cet article était accompagné d'un reportage photo de Yaqeen Baker, dont la maison a été détruite par des bombardements israéliens à Jabalia (au nord de Gaza). « La destruction d'habitations à Gaza, écrit Madame Baker, est devenue une réalité de tous les instants, aussi omniprésente que le sentiment que « l'important est d'être en sécurité et [que] tout le reste peut être remplacé ». Ce sentiment est partagé par tous ceux qui sont encore en vie dans la bande de Gaza. Mais, comme le dit Dr Rajagopal, la proportion énorme de destruction des habitations à Gaza ne doit pas être considérée comme une fatalité. C'est une forme de « domicide », un crime contre l'humanité.
L'attaque israélienne contre Gaza, écrit Dr Rajagopal, est « bien pire que ce que nous avons vu à Dresde et à Rotterdam pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'environ 25 000 habitations avaient été détruites dans chacune de ces deux villes. Il énonce des chiffres choquants : à Gaza, plus de 70 000 habitations ont été totalement détruites et 290 000 partiellement endommagés, ajoutant qu'au cours des trois mois de tirs israéliens, « 60 à 70 % des structures à Gaza, et jusqu'à 84 % des structures dans le nord de la bande de Gaza, ont été endommagées ou détruites ». En raison de ce domicide, les Palestiniens de Rafah n'ont aucun endroit où aller s'ils se dirigent vers le nord. Leurs maisons ont été détruites. « Cet écrasement de Gaza en tant que lieu, regrette Dr Rajagopal, efface le passé, le présent et l'avenir de nombreux Palestiniens » – réflexion qui ne fait que confirmer qu'un génocide est en cours à Gaza. Alors que je m'entretiens avec Saleem, le bruit de l'avancée israélienne se fait entendre au loin. « Je ne sais pas quand nous pourrons parler à nouveau, dit-il. Je ne sais pas où je serai. »
Vijay Prashad est un historien, éditeur et journaliste indien. Il est chargé de rédaction et correspondant en chef de Globetrotter, un projet de l'institut Independent Media Institute. Il est également le directeur de la maison d'édition LeftWord Books et de l'institut Tricontinental : Institute for Social Research. Le plus récent ouvrage de Vijay Prashad (cosigné avec Noam Chomsky) est The Withdrawal : Iraq, Libya, Afghanistan and the Fragility of US Power (Le Retrait : la fragilité de la puissance des États-Unis : Irak, Libye, Afghanistan, dans sa version française).
Cet article a été produit par Globetrotter.
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À Gaza, les soldats israéliens mettent en scène leurs crimes en vidéo

Si beaucoup de Gazaouis se sont transformés en journalistes reporters d'image pour documenter le massacre en cours, les vidéos ne manquent pas du côté des militaires israéliens, qui eux filment leurs exactions, brandissent leurs forfaits, avec la complicité de leur hiérarchie.
Tiré d'Orient XXI.
Dans toutes les guerres, des militaires exhibent les ennemis tués ou torturés comme autant de preuves de leur supériorité. Chacun se souvient de cette soldate américaine tenant en laisse un prisonnier dans la prison d'Abou Ghraib en Irak. Mais, jusqu'alors ce type d'images était réservé à un cercle restreint et n'arrivait au grand public que grâce à d'autres soldats indignés.
Avec les réseaux sociaux et en raison de la nature même de la guerre d'Israël contre les Palestiniens de Gaza, les bombardements, les destructions, les humiliations, sont mis en scène par des soldats, et les images partagées avec la population. Il n'y a plus d'hommes, de femmes ou d'enfants, mais des « ennemis » à abattre, des « choses » à faire disparaître. Voici quelques exemples parmi les très nombreuses vidéos publiées sur X (ex-Twitter), Instagram, TikTok etc. adressées au grand public israélien que nous avons pu visionner, vérifier, sélectionner. Et faire commenter.
Brûler un camion de provisions
Ce qui frappe en tout premier lieu c'est le nombre de photos et de vidéos venant de militaires heureux, hilares même, totalement inconscients de leurs propres crimes, tel un couple de soldats se demandant en mariage dans une école fraîchement bombardée au nord de Gaza. Ou ce militaire qui célèbre ses fiançailles avec ses camarades, comptant à rebours jusqu'à l'explosion d'une bombe dans un immeuble civil juste derrière lui.

On pourrait citer aussi ce militaire s'amusant avec des affaires abandonnées d'enfants gazaouis (1), ces soldats forçant un coffre-fort dans une maison, et chantant au milieu des ruines en exhibant le rouleau de la Torah, ou encore cette scène invraisemblable à Jénine, en Cisjordanie, où des guerriers au repos fument la chicha, mangent des chips ou l'équivalent, se sentent à l'aise dans la maison de Palestiniens qui apparaissent les yeux bandés et les mains menottées en arrière-plan – le tout dans une atmosphère décalée qui siérait à un groupe de copains revenant de ballade.
Toujours à Jénine, on voit un soldat chanter des prières juives au minbar d'une mosquée (là où se tient l'imam pour le prêche du vendredi). Ici, un autre militaire se vante d'avoir détruit les bâtiments de l'université Al-Azhar dans la ville de Gaza. Là, deux soldats fument une cigarette pendant la destruction d'un bloc entier d'habitations civiles. Il y a aussi cette vidéo montrant deux soldats devant un camion d'aides alimentaires destinées aux civils gazaouis, avec ce commentaire de l'un, tout sourire : « C'est le deuxième jour d'Hanouka [la fête juive des lumières] (...) que tout le monde passe de joyeuses fêtes », avant de mettre le feu aux provisions.

On pourrait être surpris de voir ces images si ardemment publiées, tant elles peignent un tableau peu glorieux de l'armée qui aime à se présenter comme « la plus morale du monde ». Mais au final, il s'agit de présenter la participation à l'écrasement d'un peuple et à l'anéantissement de toute forme d'infrastructure dans l'enclave comme un divertissement. La banalité des crimes de guerre !
Les influenceurs se réinventent
Un deuxième type de publications relève de la mise en scène minutieuse. Ces petits films, de courte durée, scénarisés, soigneusement écrits, montrent par exemple des soldats face caméra préparer des lance-missiles, installer des bombes pour détruire des structures civiles à Gaza sur fond de musique entraînante - mimant des tutoriels et adoptant le langage visuel des vidéos TikTok - et se féliciter de chaque explosion. D'autres s'amusent dans une maison vidée de ses habitants avant d'y mettre le feu, et finissent leur « sketch » par un « restez connectés [pour de prochaines vidéos] ».

Le dernier chic pour les militaires israéliens est de signer avec des messages plus ou moins guerriers un obus. Un geste repris par le président israélien Yitzhak Herzog lui-même, le 25 décembre 2023, lors d'une visite sur le terrain. À la demande, on peut faire dédicacer une frappe de missile à un être cher à son cœur, comme on le ferait d'une chanson à la radio. Ou, comme cette influenceuse, inscrire des messages sur les obus puis accompagner les soldats pendant qu'ils les tirent sur Gaza.
Car ce tableau serait incomplet s'il ne donnait pas à voir le rôle des influenceuses et influenceurs professionnels, dont les comptes sur les réseaux sociaux étaient déjà suivis par des millions de « followers » avant le 7 octobre. Parmi eux, le blogueur-soldat Guy Hochman que l'on peut voir, par exemple, faire un tour dans une maison gazaouie détruite, comme s'il visitait une location sur Airbnb. Sur un ton extrêmement moqueur, il pointe tour à tour le toit en lambeaux, le sol jonché de débris et de sable, les murs tagués de messages anti-palestiniens : « Tout ce séjour est gratuit en utilisant le code ‘FREE PALESTINE' pour réserver vos vacances », ajoute-il avant d'aller se baigner dans la mer de Gaza. « Ce sable, il est à nous. Cette mer, elle est à nous », martèle-t-il dans une autre vidéo toujours filmée à Gaza où le ton est, là, au premier degré.
On peut également suivre cet influenceur populaire, Shita Hakdosha, qui fait des vidéos en anglais, invitant à « profiter » d'un coucher de soleil et d'une glace devant les bombardements à Khan Younès, en compagnie de soldats en jeep. Si l'on en croit ses publications les plus récentes, il se serait enrôlé dans l'armée de terre déployée dans Gaza.

Tout comme la réserviste Natalia Fadeev, créatrice de contenu « confirmée » sur TikTok et Instagram, qui se présente elle aussi dans sa biographie comme « réserviste de l'armée de défense israélienne ». Cette fan de cosplay (2) titre toutes ses stories à la une avec le mot « war » (guerre) et les illustre d'un personnage de manga en tenue militaire israélienne. Si elle ne se filme pas en train de commettre des exactions, ses publications visent plutôt à donner une image « sexy » d'Israël, de son armée et de la guerre génocidaire contre Gaza. Sans surprise, la presse conservatrice israélienne glorifie souvent ces soldats et les présente comme des héros de guerre (3), notamment en les invitant sur les plateaux télé et en leur donnant la parole.
En dehors des cercles médiatiques israéliens, on peut trouver sur les réseaux sociaux des vidéos de personnalités tournées vers un public international, tel que l'influenceur proche de Benyamin Netanyahu, Hananya Naftali, ou le journaliste arabophone Edy Cohen.
La fierté de « raser un pays et sa population »
« Je n'ai pas été surpris que cela émerge du traumatisme du 7 octobre, commente le militant israélien contre l'occupation aujourd'hui installé en Allemagne Nimrod Flaschenberg. Il y a eu un processus rapide de légitimation de l'agressivité et du racisme. C'est ce qui a causé cette atmosphère et a permis aux artistes et aux politiciens de s'exprimer librement dans un langage génocidaire ».
Cette plongée dans la guerre représentée par les guerriers eux-mêmes met à nu ce que le professeur en sociologie politique Yagil Levy nomme la « déshumanisation par mépris » - soit la déshumanisation « passive » par mépris qui s'est installée chez une grande partie de la société israélienne, parallèlement au modèle de déshumanisation « active » vis-à-vis de l'ennemi à éradiquer. Un exemple en est donné par les vidéos qui ont défilé pendant des mois d'Israéliens grimés en Palestiniens, un Minstrel show (4) contemporain se moquant cruellement d'un massacre à quelques kilomètres d'eux.

« Ce qui est troublant, poursuit Nimrod Flaschenberg, c'est qu'ils se filment en train de célébrer le bombardement des universités et des maisons à Gaza. C'est fou le degré de joie et de fierté que ces soldats éprouvent à raser un pays et sa population. Cette déshumanisation est si gangrenée qu'ils ne pensent pas faire quelque chose de mal. » Encore ne voit-on que l'écume, car « l'armée censure et monitore les images qui filtrent du front ». En fait, assure-t-il :
- Dans le psychisme israélien, les Gazaouis n'existent pas. Ce qui arrive aux civils à Gaza n'est pas montré. Seul le Hamas existe, et il est responsable des pertes civiles. En Israël, les gens ordinaires qui ne veulent pas que l'occupation continue, ne sont pas conscients des souffrances causées par les bombardements. La conversation se déroule uniquement dans le confort intra-israélien : « Allons-nous ramener les otages ? Allons-nous mettre fin au règne du Hamas ? » Les Gazaouis ne sont nulle part dans l'équation…
Mais ces images largement diffusées posent une autre question, plus franco-française celle-là. Pourquoi n'en entend-on presque jamais parler en France, alors qu'elles sont accessibles à tous en Israël, et que des journalistes vivant dans la bande de Gaza – ou plutôt survivant quand ils ne sont pas tirés comme des lapins par l'armée israélienne – ont très largement documenté des faits semblables ? Pourquoi les journalistes n'utilisent pas ces données qui circulent en toute liberté sur les réseaux sociaux et dans les médias israéliens, alors que le gouvernement israélien leur interdit l'accès à l'enclave sauf s'ils sont « accompagnés » par l'armée et baladés dans les circuits adéquats ?
Des français se filment aussi à Gaza
Au moins 4 000 Français et Franco-israéliens combattent aux côtés des forces israéliennes, rapportait déjà Europe 1 en octobre 2023 (5). Le député de la France insoumise Thomas Portes a réclamé en décembre 2023 qu'ils soient poursuivis en justice pour participation à des crimes de guerre. Deux combattants français cagoulés, en tenue militaire et portant des obus, lui ont adressé depuis Gaza un message vidéo : « Merci pour votre soutien, joyeux noël khouya [mon frère, en arabe] ».
Au moins deux Français combattant à Gaza figurent dans des vidéos qui pourraient servir de preuve de participation à des crimes de guerre, dont un Franco-israélien de Nice qui a participé à l'enlèvement et à la torture d'ouvriers gazaouis au mois d'octobre. Confronté par plusieurs internautes sur X (ex-Twitter), il a verrouillé ses comptes sur les réseaux sociaux, affirmant qu'il n'a fait que relayer les vidéos d'autres soldats, sans participer lui-même aux actes de torture.
C'est principalement sur ces vidéos et sur les faits documentés par l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) que les représentants de l'Afrique du Sud ont appuyé leur plainte à la Cour de justice internationale (CIJ), déposée le 29 décembre 2023, montrant qu'il s'agit « du premier génocide diffusé en direct ».
Malgré les campagnes de signalement dont font l'objet ces vidéos, elles continuent d'être visibles en ligne, alors que les contenus relatant ce qui se passe à Gaza sont régulièrement censurés. L'ONG 7amleh (pour « hamleh », « campagne » en arabe), qui milite pour les droits numériques palestiniens, a interpellé le 7 février 2024 plusieurs plateformes qui hébergent toujours ce type de contenu, dont Meta (Facebook, Instagram et Whatsapp), X (ex-Twitter), Telegram et TikTok. L'organisation signale la prolifération des discours de haine, de déshumanisation et d'incitation à la violence et au génocide contre les Palestiniens. Elle rappelle que l'ordonnance de la CIJ nécessite que les plateformes assument leur responsabilité juridique et morale en matière de respect des droits humains et de prévention de la diffusion de contenus compromettants. Elle rappelle aussi que ces plateformes ont attisé par le passé des discours favorables au génocide en permettant leur diffusion en ligne, notamment en Éthiopie et au Myanmar.
Depuis le 7 octobre, 7amleh compte près de trois millions de contenus haineux ou incitant à la haine des Palestiniens en ligne, contre au moins 4 400 cas de censure côté palestinien, considérés par l'ONG Human Rights Watch comme « systémique ». De son côté, Meta prévoit uniquement de revisiter ses règles en estimant désormais que l'usage des termes « sioniste » et « sionisme » relève du discours haineux à l'encontre de personnes juives ou israéliennes.
Notes
1- « Videos of soldiers acting maliciously in Gaza create new headache for Israel », Los Angeles Times, 13 décembre 2023.
2- Loisir qui consiste à se déguiser – vêtements, coiffure, maquillage – pour ressembler à un personnage de fiction.
3- « The soldiers who became social media stars during the fighting », The Jerusalem Post, 27 octobre 2023.
4- Forme théâtrale américaine répandue durant les XIXe et XXe siècles, dans laquelle des comédiens blancs se grimaient en Noirs, caricature raciste des Afro-américains.
5- « « Quelque chose d'irréel » : le témoignage d'un Français engagé avec l'armée israélienne », Europe 1.
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Asymétries - Le Hezbollah, le Liban, Israël et la région

Alors que la guerre contre Gaza entre dans son cinquième mois, il est difficile de savoir si elle se transformera en un conflit régional de grande ampleur. Cela dépendra en grande partie de ce que fera le Hezbollah, l'un des acteurs non-étatiques les plus lourdement armés au monde, et sans doute le plus expérimenté en matière de guerre en milieux urbain et montagneux.
Tiré d'Europe solidaire sans frontière.
Jusqu'à présent, ce mouvement a évité de s'engager dans une escalade, cherchant à empêcher l'implication du Liban dans la guerre tout en détournant partiellement l'attention de Tsahal par des attaques limitées en provenance du nord. Plutôt que de viser les infrastructures vitales d'Israël, il a mené des centaines d'opérations visant des avant-postes militaires, obligeant Israël à créer une zone tampon interne et à évacuer les citoyens des colonies du nord. Plus de 170 combattants du Hezbollah ont été tués jusqu'à présent, mais le parti, qui compte entre 50 000 et 100 000 combattants entraînés, peut faire face à de telles pertes.
Certains membres de la direction politique et militaire israélienne semblent toutefois décidés à provoquer une confrontation majeure avec le Hezbollah. Leurs motivations sont assez claires. Premièrement, les membres du gouvernement israélien, ainsi que le commandement des FDI et le Mossad, savent que leur meilleure chance de rester au pouvoir est de prolonger les hostilités - et ils n'hésitent pas à sacrifier leurs propres populations civiles pour y parvenir. Deuxièmement, il est possible que si Israël continue à perpétrer des massacres sans atteindre aucun de ses objectifs de guerre déclarés, il se retrouve plus isolé sur la scène internationale ; alors que si le Hezbollah commençait à attaquer des villes israéliennes et à cibler des civils, le gouvernement de Netanyahou pourrait faire revivre le fantasme d'un État démocratique en péril et rallier les « forces de la civilisation » à sa cause. Troisièmement, la crainte existe que le Hezbollah puisse un jour lancer son propre « déluge d'Al Aqsa » sur la frontière nord d'Israël, ce qui inciterait de hauts responsables politiques, dont Gantz, Gallant et Ben-Gvir, à réclamer une attaque préventive.
Israël a donc tenté à plusieurs reprises de provoquer son voisin en prenant pour cible des civils au Sud-Liban et en lançant des attaques ailleurs dans le pays. Des commandants du Hezbollah et du Hamas, dont Wissam Al-Tawil et Saleh Al-Arouri, ont été assassinés sur le sol libanais, et Netanyahou a menacé de « transformer Beyrouth et le Sud-Liban en Gaza ». Mais le Hezbollah reste attaché à la guerre de basse intensité et a jusqu'à présent refusé de répondre par un affrontement majeur. Comment expliquer cette décision stratégique ? Ce n'est pas seulement la peur d'une destruction accrue qui empêche l'escalade ; c'est la conscience que cela ne ferait pas nécessairement avancer les objectifs du mouvement, ni ceux de l'Axe de la Résistance.
Pour comprendre le calcul du Hezbollah, il faut considérer la position du Liban dans la région. Depuis qu'Obama a lancé son « pivotement vers l'Asie » en 2009, les États-Unis tentent d'établir une nouvelle organisation de la sécurité au Moyen-Orient qui leur permettrait de minimiser leur implication directe dans les conflits secondaires et de se concentrer sur l'endiguement de la Chine. Dans le cadre de ce processus, la puissance hégémonique a cherché à normaliser les relations entre Israël et le monde arabe, ce qui a débouché sur les accords d'Abraham en 2020. Dans le même temps, l'Iran et l'Arabie saoudite ont amorcé une détente, dans l'espoir de réorienter leurs économies, d'attirer les investissements étrangers et de forger des liens avec les pays limitrophes tout en atténuant leurs rôles respectifs dans les conflits régionaux. L'année dernière, les deux États ont conclu un accord bilatéral à Pékin, dont les détails restent opaques, mais qui semble impliquer un compromis en ce qui concerne les pays où ils exercent tous deux une influence, tels que le Yémen et le Liban. Certains analystes ont affirmé que Mohammed Ben Salman était désormais prêt à coopérer avec le Hezbollah et à accepter son statut de puissance politique et militaire dominante au Liban. Il pourrait même être dans l'intérêt des Saoudiens de disposer d'une force de dissuasion puissante à la frontière d'Israël, particulièrement s'il ne leur incombe aucune responsabilité financière ou politique.
Étant donnée la situation économique désastreuse dans laquelle se trouve le Liban, il pourrait s'agir d'une bouée de sauvetage. La spirale descendante dans laquelle se trouve le pays est apparue en 2019 après que les États du Golfe, Arabie saoudite en tête, ont interrompu leur aide et se sont désengagés de ses secteurs immobilier et financier. La contestation de l'hégémonie du Hezbollah a été invoquée comme motif, bien que ces décisions aient aussi été prises lorsque les répercussions de la crise financière de 2008 ont finalement atteint le Golfe, obligeant ses dirigeants à restructurer leurs plans d'investissement à l'étranger. Aujourd'hui, la classe politique libanaise, y compris des éléments de poids au sein du Hezbollah, pense que les accords entre l'Arabie saoudite et l'Iran - qui ont jusqu'à présent subsisté après le 7 octobre - pourraient leur permettre de remonter le temps jusqu'à la période précédant l'effondrement de 2019. Leur objectif est de faire revivre le modèle rentier établi dans la période post-Mandat puis consolidé sous Rafiq Al-Hariri dans les années 1990 : un secteur financier dominant soutenant l'État central par des prêts réguliers, et un marché immobilier dépendant des capitaux des investisseurs du Golfe et des expatriés libanais. Ils espèrent également que le système financier libanais pourra désormais servir de relais aux investissements du Golfe et de l'Iran dans la reconstruction de la Syrie.
Avec la conclusion de l'accord entre l'Iran et l'Arabie saoudite et la disparition des effets de la crise financière, les obstacles à l'investissement au Liban pourraient être levés et la légitimité du Hezbollah pourrait être reconnue dans l'ensemble de la région. En outre, si l'Iran espère diminuer son implication dans les conflits régionaux et établir des partenariats économiques durables avec ses anciens rivaux, il pourrait souhaiter que le Hezbollah fasse de même : réduire son activité militaire au Liban et en Syrie et se concentrer plutôt sur la relance économique et la « bonne gouvernance ». On se gardera de faire des affirmations catégoriques sur les relations entre l'Iran et le Hezbollah, car leurs contours ne sont pas clairs et le Hezbollah peut difficilement être décrit comme un simple supplétif. Mais les perspectives de la politique étrangère de Téhéran semblent, à première vue, s'aligner sur celles du Hezbollah à l'égard de Gaza au cours des derniers mois.
Cela semble également correspondre aux intérêts de Washington, qui souhaite empêcher que la guerre ne submerge le Moyen-Orient et qui aurait déployé des efforts diplomatiques pour convaincre le Hezbollah de conserver sa politique de retenue. Bien que les détails restent flous et non corroborés, des informations émanant de responsables iraniens et de médias affiliés au Hezbollah suggèrent que la Maison Blanche a proposé au Hezbollah un nouveau « règlement pour l'ensemble de la région », à condition qu'il n'étende pas la guerre. Habib Fayad, journaliste libanais (et frère d'un député du Hezbollah), a affirmé que les Américains accepteraient de céder le contrôle du Liban au Hezbollah à condition que le parti s'engage à ne jamais lancer sur Israël une incursion du type de celle du 7 octobre.
Cependant, cet accord présumé pourrait également créer un dilemme pour le Hezbollah. Auparavant, l'organisation était en mesure de se dégager de toute responsabilité dans la crise économique libanaise, puisqu'elle n'a pas de liens avec les secteurs bancaire et immobilier. Il pourrait utiliser son statut de mouvement militaire transnational pour se distancer des partis politiques nationaux du Liban, détestés pour leur mauvaise gestion et leur corruption. Si le Hezbollah acceptait cette offre américaine, certains de ses cadres redoutent que cela ne marque sa lente transformation en un parti de gouvernement plus conventionnel : intégré à l'establishment, vidé de son énergie contestataire. Il n'est pas certain qu'il s'engage dans cette voie. La formation est composée à la fois de politiciens, dont la plupart n'ont pas d'expérience militaire et peuvent être favorables à une telle « normalisation », et d'une faction activiste - plus fortement représentée au sein de la direction - qui est réticente à tout processus de cooptation.
La situation actuelle semble donc être celle d'une profonde asymétrie. Israël, qui s'enlise sur le champ de bataille et se discrédite sur la scène internationale, est soumis à des pressions pour définir une certaine forme de fin à sa guerre. Le Hezbollah, quant à lui, n'a pas de réelles contraintes de temps. À mesure que les combats s'éternisent, il pense pouvoir restaurer sa crédibilité - mise à mal pendant la guerre civile syrienne et les manifestations de 2019 au Liban - en trouvant un équilibre entre la solidarité armée avec la Palestine et le souci de la sécurité pour le Liban. Il ne faut pas en conclure que le Hezbollah ne fait qu'instrumentaliser le conflit ; son attachement à la cause palestinienne est sincère et ne doit pas être sous-estimé. En réalité, Israël et l'axe de la résistance agissent selon deux calendriers différents, dont l'un est plus contraignant que l'autre.
Toutefois, la politique du Hezbollah pourrait être revue si une guerre régionale était jugée nécessaire ou inévitable. Hassan Nasrallah a affirmé à plusieurs reprises que dans ce cas, ses forces s'engageraient sans limites ni restrictions - ce qui, selon certains commentateurs libanais, pourrait se traduire par l'attaque de cibles israéliennes stratégiques, notamment des usines de nitrate d'ammonium, ainsi que des usines pétrochimiques et énergétiques, dans le but de rééquilibrer l'important déséquilibre militaire entre les deux camps.
Si le Hezbollah met actuellement en œuvre une stratégie de non-escalade et affirme sa volonté de négocier avec Israël à la condition d'un cessez-le-feu, c'est parce qu'il est persuadé de pouvoir consolider son influence à la fois au Liban et dans la région. En d'autres termes, le Hezbollah a encore quelque chose à perdre à entrer dans une guerre généralisée. Mais si le Hezbollah en vient à penser que ce type de guerre - qui pourrait ravager le Liban, endommager l'infrastructure militaire du parti et le compromettre politiquement - est inévitable, il n'aurait alors plus rien à perdre. Dans ce cas, Israël pourrait se retrouver face à une puissance considérable à sa frontière septentrionale : lourdement armée, et qui n'aurait plus intérêt à faire preuve de retenue.
Nasser Elamine
Traduit pour ESSF par Pierre Vandevoorde avec l'aide de DeepLpro. Article paru en anglais dans la New left review.
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"ON EST EN TRAIN D‘ENFOUIR LA CRISE CLIMATIQUE ET ÉCOLOGIQUE AU FOND DES MINES"
19 février 2024 | tiré du site de Blast
https://www.youtube.com/watch?v=PrjdUNS-p4s
C'est l'un des plus grands paradoxes de notre époque, pour limiter le réchauffement climatique et décarboner nos économies, une nouvelle ruée minière d'une ampleur inédite a commencé. Pourtant l'industrie minière est l'une des industries les plus toxiques et les plus énergivores que l'on connaisse. Et son activité explose pour fournir entre autres les matières premières des technologies bas carbone : les batteries des voitures électriques, les métaux pour les smartphones, les ordinateurs…
En seulement 20 ans, les volumes de métaux extraits dans le monde ont doublé et dans les 20 années à venir, les entreprises minières veulent produire autant de métaux qu'on en a extraits au cours de toute l'histoire de l'humanité. Pour la journaliste Celia Izoard, “Continuer à faire croire, qu'il est possible de supprimer les émissions carbones en électrifiant le système énergétique mondial est un mensonge criminel”. Un mensonge criminel car extraire de la matière produit beaucoup plus de déchets que de ressources, des déchets qui forment des collines ou des vallées de matières toxiques et dangereuses qu'il faudra gérer pendant des siècles. Les mines demandent aussi des quantités colossales d'eau et d'énergie. Sans compter leurs impacts sur les écosystèmes et les droits humains. En bref, les mines détruisent bien plus de ressources qu'elles en produisent.
Dans son livre, La ruée minière au XXIème siècle, Celia Izoard enquête sur les réalités qui se cachent derrière le discours des communicants et des entreprises qui prône la « mine durable, verte et sociale » comme un outil de la transition vers les énergies décarbonées. L'essayiste montre à quel point, en tant que population, nous sommes embarqués dans un projet de transition qui repose entièrement sur l'extractivisme et nous mène dans le mur. Comment sortir de cette impasse ? Pour Celia Izoard, la seule solution viable aujourd'hui est de revoir nos modes de vie et de réduire nos besoins en énergie.
“On ne peut miser sur les énergies renouvelables qu'en réduisant drastiquement la production et la consommation. Et cela nécessite des bouleversements majeurs que les élites du capitalisme mondialisé refusent de faire”. Que signifie extraire des métaux au XXIème siècle ? En quoi la mine verte et responsable est un mirage ? Et quels bouleversements majeurs faudrait-il opérer aujourd'hui pour sortir de l'extractivisme ? Réponses dans cet entretien de Paloma Moritz avec Celia Izoard.
Pour aller plus loin :
Le livre de Celia Izoard https://www.seuil.com/ouvrage/la-ruee...
Enquête pour Reporterre
https://reporterre.net/Exclusif-la-li...
Déclaration de solidarité avec les mouvements sociaux en Haïti
Haïti – la nécessité de la lutte organisée
La population palestinienne au Liban inquiète du sort de l’UNRWA
Amendes « minimes » contre l’entreprise responsable de la mort de travailleurs londoniens
La croissance va-t-elle nous sauver des crises ?
« Malheureusement, ça ne peut que s’empirer »

Le blanchiment du mouvement #MoiAussi

Le mot-clic #MeToo est devenu un mouvement international ayant transcendé les frontières des États-Unis et du Web. Après des millions de partages et des poursuites en diffamation contre les dénonciatrices, il y a lieu de se questionner sur l'invisibilisation de femmes noires et racisées qui sont à l'origine de ce mouvement.
En 2006, une organisatrice communautaire, militante et survivante afro-américaine du nom de Tarana Burke lance la campagne #MeToo sur la plateforme MySpace. Sa campagne vise les femmes et les filles noires issues de quartiers défavorisés aux États-Unis. Son initiative est née du regret de n'avoir pu dire « moi aussi » à Heaven, une survivante noire âgée de 14 ans lui ayant fait une confidence près d'une décennie plus tôt. C'est qu'Heaven était une survivante de violences sexuelles, comme Burke. La petite lui a affirmé se faire agresser par le conjoint de sa mère. Ainsi, la campagne Me Too est née du regret de n'avoir su comment accueillir ce secret.
Les femmes noires ont toujours été à l'avant-garde de grands bouleversements politiques, sociaux et intellectuels. Parmi ces pionnières d'avant l'heure, je pense à la dénonciation pour harcèlement sexuel de la juriste Anita Hill contre son ancien patron Clarence Thomas en 1991 ou encore à celle de la femme de chambre du Sofitel de New York, Nafissatou Diallo, qui en 2011, a accusé l'ancien patron du Fonds monétaire international (FMI), Dominique Strauss-Kahn (DSK) de viol.
La campagne #MeToo de 2006 n'était pas destinée, à l'origine, à faire tomber des hommes puissants. Elle se voulait un mouvement de sororité par, pour et avec les femmes et les fillettes noires, celles qu'on ne voit pas et que l'on n'écoute pas, même si elles résistent de manière ingénieuse aux violences dont elles sont quotidiennement la cible.
Invisibilisation, appropriation et effacement
Quinzième jour d'octobre 2017. Quelques jours se sont écoulés depuis la publication de deux enquêtes du New York Times et du New Yorker concernant le producteur hollywoodien Harvey Weinstein [1]. Ce dernier a acheté le silence de près d'une centaine d'actrices hollywoodiennes, majoritairement blanches [2], pour taire les décennies de harcèlement, d'agressions sexuelles et de viols qu'il a commis à leur endroit. L'actrice américaine Alyssa Milano décide alors de publier le message suivant sur la plateforme Twitter « If you've been sexually harassed or assaulted, write ‘me too' as a reply to this tweet ». Milano reconnaîtra d'ailleurs très rapidement l'idée
de Tarana Burke lorsqu'on lui fera remarquer qu'elle n'était pas la première à employer ce mot-clic pour traiter de l'enjeu des violences sexuelles. Néanmoins, un peu malgré elle, le mal était fait.
Cette fâcheuse tendance à invisibiliser les luttes des femmes noires et racisées n'a absolument rien de nouveau. La sociologue et professeure à l'Université de Montréal Sirma Bilge parle du « blanchiment de l'intersectionnalité » pour expliquer la manière dont l'institutionnalisation de cette théorie, qui émane d'une praxis militante ancrée dans la justice sociale des communautés racisées, l'a en fait dépolitisée et dénaturée de son sens premier. Le mouvement #MeToo s'est lui aussi blanchisé. En effet, ce n'est que lorsque des dénonciations ont été portées par des femmes blanches, célèbres et correspondant aux standards de beauté occidentaux promus par Hollywood que le monde a tourné la tête pour porter écoute et reconnaître la pandémie fantôme que constituent les violences sexuelles dans notre société et dans notre monde.
Rendre justice
Mon travail, en tant que doctorante, chercheuse et bientôt auteure publiée, est de tenter de rendre justice aux femmes de l'invisible, à celles que l'on ne voit pas sur les plateaux de télévision, à celles qui n'écrivent pas de livres et de chroniques – car oui, il s'agit là d'un privilège – à celles perçues comme étant trop folles, pas assez respectables pour être crues, vues, entendues, validées et soutenues. À celles qui portent notre monde à bout de bras, tant de façon matérielle que symbolique, à celles qui révolutionnent notre univers sans que jamais on ne leur dise merci, sans que jamais qu'on leur en donne le crédit.
Une praxis militante éthique et féministe se doit d'être ancrée dans la réflexivité, et ce, en tout temps. Savoir quand parler, s'il est pertinent de le faire, et sur la manière de le faire sont des questionnements qui doivent faire partie de la boite à outils de toutes les chercheuses et militantes qui se réclament de l'intersectionnalité, du féminisme et de #MeToo. À l'heure des controverses sur la liberté d'expression et académique, il faudrait commencer à parler de responsabilité d'expression et académique. Faire la promotion d'une humilité assumée. Car avec tout droit viennent des devoirs.
La banalité avec laquelle nous sommes effacées et invisibilisées à chaque idée de génie est une histoire déjà trop vue, trop connue et routinière. Au bout du compte, ne pas reconnaître que les femmes noires ont fortement contribué à la genèse du raz-de-marée #MeToo constitue une couche de violence parmi tant d'autres.
Je termine l'écriture d'un essai à paraître prochainement aux Éditions du remue-ménage sur ces enjeux. Mon projet de thèse doctoral à l'Université d'Ottawa, débuté en 2019, porte également sur le mouvement #MoiAussi du regard de femmes afrodescendantes au Québec.
[1] Weinstein a été reconnu coupable en 2020. Il a reçu une sentence de 23 ans de prison qu'il est en train de purger.
[2] Parmi les victimes de Weinstein, on compte Lupita Nyong'o et Salma Hayek. Weinstein a d'ailleurs nié les violences commises qu'à l'endroit de toutes ces deux femmes, qui sont deux femmes racisées.
Photo : Installation Broken de l'artiste Dennis Josef Meseg, Francfort, Allemagne (CC BY-NC-NS 2.0)

Liberté académique. Quand l’État défend la liberté pour mieux l’étouffer

Déjà presque deux ans depuis la polémique entourant l'utilisation du mot en « N » à l'université d'Ottawa. Depuis, professeur·es, chroniqueur·euses et politicien·nes ne cessent de s'insurger devant de prétendues menaces à la liberté académique, toujours plus nombreuses et plus graves. Peu s'indignent toutefois des barrières systémiques, bien réelles, qui freinent le parcours universitaires des étudiant·es noir·es, autochtones et racisé·es.
Le mercredi 6 avril, la ministre responsable de l'enseignement supérieur Danielle McCann a déposé le projet de loi 32 visant à réglementer la liberté académique au sein du milieu universitaire. L'objectif est de garantir un enseignement qui puisse s'exercer sans contrainte « doctrinale, idéologique ou morale ». Velléité ronflante de rectitude morale et d'éthique, mais qui est loin d'illustrer la réalité du modèle proposé. Déjà, des critiques ont été émises sur le fait que ce projet de loi, dans sa formulation actuelle, représente plutôt un recul pour le milieu universitaire. Par exemple, plusieurs éléments importants de la définition de la liberté académique sont écartés : il y manque la reconnaissance du droit aux membres enseignant·es de critiquer publiquement l'institution à laquelle iels appartiennent. De plus, l'article 6 du projet de loi prévoit que le ministère de l'Enseignement puisse dicter la politique d'un établissement universitaire « lorsqu'il l'estime nécessaire », ce qui contrevient au principe même de la liberté académique qui vise, entre autres, à assurer l'indépendance des universités vis-à-vis du gouvernement.
En somme, ce projet de loi est un véritable nœud coulant proposé au milieu académique et des alertes sont soulevées par le corps enseignant avec raison. Par contre, ces dernier·ères ont tellement travaillé à en tresser la corde que j'ai du mal à ressentir la moindre empathie maintenant qu'on leur demande de se la passer au cou. Je m'explique : dans les débats et les critiques entourant le projet de loi, très peu prennent la peine de rappeler le contexte ayant mené à ce que le législatif s'en mêle. Je rappelle que ce projet de loi a été proposé en réaction à des situations très médiatisées sur des propos déplacés tenus en salle de classe par des membres du corps enseignant. Face aux plaintes d'étudiant·es et aux demandes d'imputabilité, le corps enseignant est massivement monté au créneau. La cacophonie qui s'ensuivit a été particulièrement assourdissante : pétition, chronique radio, interview et articles d'opinion ont fleuri dans tous les coins. Le propos global : iels sont victimes de censure. En justification ? L'impossibilité d'utiliser le mot en « N » sans conséquence ! Leurs ennemis ? Le « wokisme » !
Quel danger pour quelle liberté ?
Notez tout de même le doux paradoxe d'individus ayant accès à un maximum de plateformes médiatiques, et s'en servant ad nauseam, pour expliquer qu'iels sont les grandes victimes… de censure. On notera également dans les textes de ces pourfendeurs·euses d'injustice et ces vengeur et vengeresses de la liberté d'expression l'argument de vouloir défendre le corps étudiant. Parce qu'après tout, si iels réagissent avec autant de vergogne, c'est pour assurer à leurs étudiant·es un droit au débat et un espace où tout peut être discuté. Pour autant, si la pluralité de la pensée et des points de vue est si chère à ces professeur·es, on peut s'interroger sur leur quasi-absence de réactions, année après année, lorsque le milieu scolaire de manière globale est épinglé sur son manque de représentativité. Je rappelle qu'au Canada, seulement 2 % des professeur·es à l'université s'identifient comme noir·es. Cette même homogénéité raciale se reflète au sein du corps étudiant au fur et à mesure qu'on gravit le niveau d'étude.
Ainsi, le taux d'abandon des étudiant·es noir·es, par exemple, reste plus élevé que la moyenne de la population. Parmi les multiples facteurs menant à ce désengagement, comme la pauvreté ou le harcèlement scolaire, on note également le racisme des professeur·es ainsi que l'absence de professionnel·les noir·es au sein de l'académie. Par exemple, arrivée en doctorat, j'étais habituée à ne jamais voir d'enseignant·e, de chargé·e de cours ou même d'auxiliaire noir·e dans mon département, et à ne croiser que très peu d'autres étudiant·es noir·es.
Difficile, dans ces conditions, de ne pas prendre comme une gifle la réaction gargantuesque des professeur·es pour défendre leur droit à dire le mot en « N ». De surcroit, ces incidents surviennent à la fin 2020, une année marquée par la mort de Georges Floyd et par des manifestations massives pour la défense de la vie des Noir·es. Pour des professionnel·les si obsédé·es par la protection de leurs étudiant·es, les expériences et vécus des étudiant·es les plus marginalisé·es ne semblent pas particulièrement les émouvoir.
D'ailleurs, où se trouve cet élan de mobilisation lorsqu'il s'agit de dénoncer les multiples cas de violence et harcèlement sexuel commis en toute impunité par leurs collègues ? Ou pour dénoncer l'inaccessibilité de l'université, dont la structure capacitiste n'est plus à démontrer ? Pour lutter contre l'écrémage des étudiant·es noir·es et autochtones par de multiples systèmes de discriminations imbriqués ? S'insurger contre l'augmentation des frais de scolarité et la privatisation de l'enseignement qui ne font que maintenir à l'écart les populations les plus précaires ?
Dénoncer la violence déchainée commise envers les étudiant·es et les travailleur·euses qui osent parler de racisme systémique, enseigner la décolonisation et dénoncer la suprématie blanche dont le milieu universitaire est un outil précieux ?
Une menace montée de toute pièce
Dans ce même ordre d'idées, difficile de ne pas lire tout le mépris et la condescendance des écrits de ces mêmes professeur·es qui mélangent avec une absence de rigueur à en saigner du nez des termes qu'iels ne maîtrisent pas. « Wokisme », « pensée anti-libertaire », « racialiste », « wokisme liberticide », « dogmatisme universitaire » – et j'en passe et de meilleurs – ont été balancés de tous les côtés. Tout cela ne rendait que plus saillante leur mauvaise foi intellectuelle. Comment expliquer, sinon, la capacité d'afficher avec autant de désinvolture leur méconnaissance généralisée de décennies de recherches rigoureuses et de développement de pédagogie anti-oppressive ?
Finalement, le projet de loi 32 a été présenté comme un moyen de « mettre fin à la censure dans nos universités ». Mais qui a monté de toutes pièces cette soi-disant menace de censure, si ce n'est ces enseignant·es réactionnaires s'insurgeant à la moindre critique des rapports de pouvoir internes à l'Académie ? Qui a offert sur un plateau d'argent l'opportunité parfaite à un gouvernement profondément anti-intellectuel·les de resserrer la vis à l'université ? La liberté académique, dans sa définition, je le rappelle, a aussi une dimension de responsabilités : la responsabilité de l'individu et de la communauté universitaire des conséquences de leur travail. Pourtant, lorsque le damné a émergé comme questionneur, penseur et théoricien pour demander des comptes au corps enseignant, ce dernier a préféré travailler activement à sa perte plutôt que de se regarder en face [1]. Comme on dit : on récolte ce que l'on sème et il semble que le temps de la récolte soit venu.
[1] Nelson Maldonado-Torres, « Outline of Ten Theses on Coloniality and Decoloniality », Fondation Frantz Fanon, 2016. En ligne : https://caribbeanstudiesassociation.org
Photo : Université de Montréal (CC BY-NC-SA 2.0)

Noir·es sous surveillance à Montréal

En réponse à une panique morale concernant le crime armé, le SPVM a lancé une série de nouvelles opérations ciblant les jeunes noir·es et racisé·es, notamment l'installation de plusieurs nouvelles caméras de surveillance. La mise sous surveillance des personnes noires est une vieille stratégie à Montréal et elle doit être abolie.
L'année dernière a vu naître une vague de nouvelles opérations policières à Montréal, presque toutes soutenues par de nouveaux investissements publics et visant les jeunes noir·es et racisé·es dans le nord-est de la ville. Dernièrement, le SPVM a annoncé l'installation de dix-huit caméras de surveillance dans des « points chauds » de la ville. Ces caméras, maintenant en place, sont toutes situées dans des communautés noires et racisées, portant ainsi un autre coup à la dignité de ces communautés tout en omettant, une fois de plus, de s'attaquer aux inégalités sociales flagrantes qui produisent la violence sous toutes ses formes.
Surveillé·es d'hier à aujourd'hui
L'idée de mettre les communautés noires et racisées sous surveillance ne vient pas de nulle part. Comme l'explique Robyn Maynard dans NoirEs sous surveillance [1], cette idée est née avec l'esclavage et s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Les annonces d'esclaves en fuite, montre l'auteure, encourageant les citoyens blancs de Montréal et d'ailleurs à considérer les personnes noires avec suspicion et à signaler les comportements « déviants ». Après l'abolition de l'esclavage, la surveillance a continué sous d'autres formes. Au 20e siècle, diverses autorités étatiques ont surveillé les travailleur·euses domestiques et les leaders des communautés noires, en déportant un grand nombre d'entre eux et elles sous prétexte d'accusations douteuses.
Aujourd'hui, les jeunes noir·es et racisé·es à Montréal sont soumis·es à un régime intense de surveillance policière. La police est présente dans leurs écoles, elle surveille leurs matchs de basket et elle se présente aux événements communautaires.
Les jeunes Noir·es interrogé·es en 2018 par MTL sans profilage [2] ont témoigné être sous une surveillance quasi constante. « J'ouvre ma fenêtre, je vois la police en avant de chez nous », a rapporté un jeune. « Je vais au parc avec mes amis, ils sont là. » Un autre a expliqué : « On marche et on voit des voitures de police qui passent. Ils ralentissent et nous regardent. Ils s'en vont et refont le tour encore, ralentissent et nous regardent. On se sent épiés pour vrai. »
Injuste et inefficace
La surveillance, avec ou sans caméras, révèle une géographie urbaine faite d'inégalités sociales et de gaspillage de fonds publics. Les problèmes sociaux, y compris la violence, surviennent dans toutes les communautés, mais la réponse est souvent très différente lorsqu'il s'agit de communautés marginalisées. Si un problème se produit à Mont-Royal ou dans un autre quartier blanc et privilégié, personne ne suggérera de mettre des caméras pour surveiller les résident·es. Ce serait considéré comme une insulte, une atteinte à la dignité des personnes, et d'autres solutions, des vraies solutions, seraient donc offertes. Nous devons donc nous demander : quel message la ville veut-elle envoyer en augmentant encore une fois la surveillance des quartiers racisés ? En investissant dans ces communautés, encore et seulement, sous forme de surveillance et de répression ? En les épiant comme si tout le monde était suspect ?
Une expression d'injustice, la surveillance est également une réponse inefficace à la violence. Au mieux, la police peut réprimer la violence après coup – et sa décision d'installer des caméras de surveillance révèle donc ses propres échecs à même réprimer la violence qui sévit dans les quartiers que l'on défavorise. Cela dit, demander à la police de prévenir la violence signifie simplement s'exposer à plus de surveillance et à plus d'arrestations pour des actes qui n'ont souvent rien à voir avec la violence. Cela ne fait rien pour soutenir concrètement les jeunes qui se sont retrouvé·es dans la criminalité et la délinquance faute d'opportunités, de choix, et faute qu'on leur offre un autre chemin. Elle ne fait rien pour guérir les traumatismes causés par la violence, qui sont à la fois une forme de dommage durable et un facteur pouvant conduire à la violence.
En fait, la surveillance peut devenir un facteur aggravant la violence au sein d'une communauté. L'omniprésence de la police, amplifiée par les caméras, peut créer une tension dans les quartiers déjà aux prises avec des dynamiques de violences systémiques. En plus d'écorcher le tissu social d'une communauté, cela peut rendre les gens méfiants les uns envers les autres et cela n'aide pas à préserver l'esprit de solidarité sociale. La surveillance peut également nuire à la demande d'aide chez un individu. La peur d'être identifié·e ou associé·e à des activités criminelles peut pousser à garder le silence.
Repenser la sécurité
Il est possible de prévenir la violence, mais cela nécessite un changement de paradigme dans la manière d'aborder la notion de la sécurité publique au sein des communautés marginalisées. Il s'agit d'investir directement dans ces communautés plutôt que dans la surveillance et la répression. Il s'agit de combattre la pauvreté et l'exclusion, qui constituent déjà une violence sans nom pour les jeunes racisé·es et qui peuvent mener à davantage de violence. Il s'agit de financer, respecter et valoriser le travail communautaire, comme on le fait pour le travail policier. Pour prévenir la violence, les intervenant·es et travailleur·euses de rues doivent être aussi visibles, voire plus visibles que la police. Il faut des investissements à la hauteur des défis de ces travailleur·euses communautaires. Les jeunes doivent avoir accès à l'aide dont elles et ils ont besoin et cette aide doit être plus visible et prépondérante que la présence policière dans leurs quartiers. Bref, il faut réduire la violence, plutôt que d'augmenter l'oppression.
De telles mesures peuvent briser les cycles de la violence. Contrairement à la surveillance et la répression policières, elles construisent également le tissu social et favorisent le vivre-ensemble et la cohabitation saine dans les espaces publics et partout dans les quartiers. Nous sommes donc confronté·es à un choix. Nous pouvons poursuivre une longue histoire de mise sous surveillance des Noir·es, en affirmant que cela créera de la sécurité, tout en augmentant la violence et l'insécurité. Ou nous pouvons choisir une autre voie, une voie qui place la sécurité et le bien-être des communautés noires et racisées au centre des préoccupations et qui leur fournit les ressources, si souvent refusées, qui leur permettront de prospérer.
[1] NoirEs sous surveillance : esclavage, répression, violence d'État au Canada, trad. Catherine Ego, Montréal, Mémoire d'encrier, 2018, 350 p.
[2] Pour en savoir plus sur cette initiative, lisez la contribution de MTL sans profilage dans notre dossier « La police, à quoi ça sert ? » : « Recherche, design et médias contre le profilage racial », À bâbord !, no 87, p. 52-54. Disponible en ligne.
Stéphanie Germain est organisatrice communautaire ; Ted Rutland est professeur à l'Université Concordia.
Illustration : Ramon Vitesse

Pouvoir oublier

Le documentaire Pouvoir oublier relate l'insurrection ouvrière de 1972 à Sept-Îles. Son titre polysémique veut repenser les chemins de la mémoire.
Homère, dans L'Odyssée, raconte l'arrivée d'Ulysse sur l'île des Lotophages, où on consomme le lotos, une plante qui a la particularité de faire oublier aux personnes qui en mangent qui elles sont et d'où elles viennent. Sur cette île de l'oubli, on vit loin des souffrances de la vie mais sans responsabilité, sans objectif à accomplir, dans le plaisir continuel. C'est pourquoi Ulysse doit ramener par la force ceux de ses compagnons qui souhaitent rester sur l'île. Ainsi vont la civilisation et le progrès : il faut lutter contre la tentation de l'oubli en entretenant la mémoire historique, en lui donnant un sens, une direction générale, sans quoi, pas moyen de se projeter dans l'avenir – comme Ulysse qui doit garder la mémoire et ne jamais s'arrêter, s'il espère accomplir son projet de rentrer à Ithaque.
Mais rentrer à Ithaque ou ailleurs, c'est encore donner le dernier mot au passé, à la tradition, au mythe d'une identité nationale qu'on pourrait retrouver pure et intacte au bout du voyage. Protéger la mémoire contre l'oubli, c'est aussi conserver le passé, et le défendre contre l'irruption du nouveau. Pour Nietzsche, qui prend à revers la conception d'Ulysse, l'oubli peut au contraire avoir une fonction positive : il s'agirait d'un « pouvoir actif, une faculté d'enrayer » le lourd poids du passé toujours ressassé, puisqu'on doit de temps en temps « fermer les portes et les fenêtres de la conscience pour qu'il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles ».
Oublier pour mieux se souvenir
Le titre de notre film peut se comprendre comme un désir de prendre à rebours un récit collectif consensuel, en allant chercher ses failles dans les discours dominants. Paradoxalement, oublier le récit dominant, c'est par la même occasion mieux redécouvrir ce qui, dans notre mémoire commune, est passé sous silence, diminué, réduit à l'anecdotique, ce qui pourrait brusquer le fil continu et lisse d'une histoire renvoyant à la seule action d'illustres personnages. Ce qui est passé sous silence, dans les récits historiques mythifiés, c'est l'évènement lui-même, l'ouverture vers un monde nouveau qu'il a brièvement représenté. L'énergie créatrice de nouveau, celle qui est apparue — pour aussitôt disparaître — au cœur de l'événement, ne se retrouve pas dans les récits historiques qui se servent de la connaissance du passé pour interdire tout changement dans le présent.
Oublier, donc, ne veut pas forcément dire se condamner à répéter aveuglément le passé, comme on le pense trop souvent. Oublier, c'est aussi se donner la possibilité de commencer quelque chose de nouveau. Et tous ces récits historiques qui considèrent d'emblée les illustres personnages (à savoir les élu·es et les chef·fes) comme mandataires de masses sans visage, il faut savoir les oublier, pour retrouver l'énergie démocratique à l'œuvre dans l'événement. Car, écrivait Borduas dans le Refus global : « Il est naïf et malsain de considérer les hommes et les choses de l'histoire dans l'angle amplificateur de la renommée qui leur prête des qualités inaccessibles à l'homme présent. »
Un nouveau récit
Au récit mythique de la Révolution tranquille, cristallisé dans sa devise « je me souviens », nous opposons la revendication de pouvoir oublier. Pouvoir oublier ce qui fige l'histoire et la transforme en butin culturel. Pouvoir oublier ce qui bloque l'énergie du commencement, celle qui s'est manifestée lorsque quelques militant·es de Sept-Îles ont pensé un instant qu'ils et elles pourraient tout changer, mais que leurs rêves et leurs luttes se sont fracassés sur le mur du réalisme des crises économiques successives, de la répression des grèves et des désillusions politiques.
Nous aurions alors pu conjuguer le titre autrement, soit Pouvoir oublié, pour mettre l'emphase sur cette mobilisation populaire exceptionnelle et cette force collective qui détonne avec notre époque si cynique en comparaison. C'est cette volonté de casser le système et de mettre en branle un véritable pouvoir ouvrier que les protagonistes d'autrefois préfèrent aujourd'hui éponger de leur mémoire, tant leurs idées de jeunesse leur paraissent aujourd'hui naïves et démodées – mais aussi parce que l'histoire, cette machine cruelle, leur rappelle leurs trop nombreuses défaites.
Pouvoir oublier, documentaire de Pierre-Luc Junet et David Simard, Bunbury Films, 2022, 90 minutes.

Mai 1972. Insurrection ouvrière à Sept-Îles

En avril 1972, la plus grande grève ouvrière de l'histoire du Québec mobilise jusqu'à 200 000 syndiqué·es et paralyse la province. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral de Robert Bourassa impose le retour au travail par une loi spéciale, tout en emprisonnant les chefs syndicaux. La réaction des travailleur·euses ne se fait pas attendre et les actions « illégales » se multiplient en mai, dont « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles » reste un symbole à ce jour.
Au Québec, les années 1960 sont associées au développement de l'État-providence, mais aussi à la remise en cause de l'économie capitaliste. À la fin de la décennie, les grandes centrales syndicales [1] se montrent insatisfaites du programme social-démocrate provincial et désirent lutter pour de meilleures conditions de travail dans un horizon socialiste. Ces positions radicales s'expriment dans des textes tels que Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L'État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971). Dans ce contexte, l'idée d'un Front commun intersyndical fait son chemin, notamment pour unifier les luttes dans le secteur public et parapublic.
L'offensive ouvrière de 1972
Alors que les conflits de travail se multiplient au début des années 1970, les grands syndicats doivent affronter un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa (premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994). La question des salaires en particulier pose problème : entre l'intransigeance du gouvernement et les réclamations syndicales – qui se veulent une simple prémisse à des changements structurels plus profonds –, le conflit devient inéluctable. En janvier 1972, afin d'augmenter leur rapport de force, la CSN, la FTQ et la CEQ s'allient dans un Front commun. Leur principale réclamation : un salaire minimum de 100 $ par semaine pour tous·tes les employé·es du secteur public. Le gouvernement maintient son refus et une grève générale illimitée est déclenchée le 11 avril 1972, qui voit débrayer plus de 200 000 personnes.

Avant même le début de la grève, le gouvernement obtient des injonctions afin de limiter les possibilités d'interruption du travail. Il renchérit le 21 avril en promulguant une loi spéciale, le Bill 19, qui interdit la poursuite de la grève et lui permet d'imposer des conventions collectives dans le secteur public et parapublic si aucune entente n'est trouvée avant le 1er juin. De lourdes sanctions sont également prévues en cas de désobéissance. Les directions syndicales décident alors de suspendre le débrayage et de retourner négocier. Revanchard, le gouvernement poursuit les chefs syndicaux qui avaient appelé à ne pas respecter les injonctions d'avril : le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison. Cette provocation enflamme le mouvement ouvrier, qui réagit par de très nombreuses grèves impromptues dans le secteur public comme privé, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. C'est dans ce cadre qu'a lieu « l'insurrection ouvrière de Sept-Îles ».
La révolte de Sept-Îles
En avril, la grève générale ébranle Sept-Îles comme le reste de la province : la ville, en partie bloquée, vit au rythme des réunions du comité de grève, en cherchant à inscrire son combat dans une perspective politique plus large, à travers notamment Le Piochon, journal des grévistes. Les travailleur·euses de la ville votent pour la poursuite du débrayage malgré le Bill 19 et sont déçu·es de la décision des directions syndicales d'arrêter la grève le 21 avril. Iels continuent donc leurs moyens de pression jusqu'à ce qu'une nouvelle grève soit déclenchée en réaction à l'enfermement des leaders syndicaux. Le 9 mai en fin de journée, les travailleurs de la construction (affiliés à la FTQ) ferment le chantier « Mille 3 » et manifestent devant le Palais de justice pour dénoncer le sort des chefs des centrales. Plus de 300 personnes se réunissent dans une ambiance tumultueuse : la rue principale est bloquée et des vitres volent en éclat, mais la police n'ose pas intervenir. Une seconde manifestation a lieu le même soir à l'initiative des travailleur·euses du secteur public, noyau dur de la grève d'avril : cette fois la police attaque, blesse plusieurs personnes et procède à dix arrestations.

Le lendemain matin, les « gars de la construction » reprennent l'initiative. Ils commencent par fermer les chantiers, puis bloquent les lieux de travail des ouvrier·ères du secteur public, facilitant grandement la reprise de leur débrayage. Le mouvement est suivi par les employé·es de la municipalité. Surtout, les deux entrées de la 138 – seule route donnant accès à la ville – sont condamnées par des camions, des barrages renforcés par des tranchées durant la journée. Les mineurs choisissent d'intégrer le mouvement de grève, rejoints par les « métallos » de toute la Côte-Nord. À 10 h se tient une grande assemblée à l'aréna, où plus de 800 travailleur·euses décident de fermer tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Vers midi, un groupe de syndiqué·es occupe le poste de radio de CKCN, prenant le contrôle des ondes : il n'est plus diffusé que des textes et communiqués syndicaux, ainsi que des chansons québécoises et françaises. En après-midi, une foule entoure le Palais de justice, protégé par la quarantaine de policiers que compte la municipalité. La bataille commence : pierres et cocktails Molotov contre gaz lacrymogènes. La victoire des manifestant·es est rapide et vers 16 h, les policiers cessent le combat et s'enferment dans le Palais de justice. On proclame alors la ville « sous le contrôle des travailleurs ».
Malheureusement, l'euphorie est de courte durée. Vers 17 h, un antisyndicaliste ivre décide de foncer dans la foule avec sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un ouvrier, Hermann St-Gelais. Le meurtrier est remis aux policiers séquestrés alors que l'hôpital est réouvert pour soigner les blessé·es. Le lendemain, à l'aréna, une assemblée populaire d'environ 4000 personnes élit un comité de coordination. Le comité entre en négociation avec les autorités municipales qui acceptent d'envoyer un télégramme à Robert Bourassa lui demandant d'abroger le Bill 19 et de libérer les chefs syndicaux, de laisser le poste de CKCN à la disposition des travailleur·euses et d'exiger la fermeture de tous les commerces non essentiels de Sept-Îles. Mais le rapport de force s'inverse rapidement entre les autorités et les grévistes : les barrages ont été levés, la police locale – appuyée par la Sûreté du Québec – reprend peu à peu le contrôle de la ville et les travailleur·euses ne peuvent se réunir à l'aréna le 14 mai. Dans l'impossibilité d'agir, les ouvrier·ères reprennent le travail entre le 15 et le 18 mai, dans le désarroi et l'amertume. Alors que les grévistes de Sept-Îles ont été les premier·ères à relancer le débrayage en mai, iels sont aussi les dernier·ères à capituler.

À la suite de la défaite du mouvement autonome de mai, le Front commun se désagrège peu à peu, avec des scissions au sein même des centrales syndicales. Le gouvernement Bourassa, par la répression et la division, a repris le contrôle des évènements et impose, à l'été et à l'automne 1972, une série de conventions négociées par secteur, affrontant dorénavant un ennemi désuni. Malgré cela, le Front commun de 1972 et en particulier les actions « illégales » de mai n'auront pas été en vain : c'est au courant de cette même décennie que les conflits de travail seront les plus nombreux et les plus offensifs au Québec, autant dans le secteur public que dans le secteur privé. L'exemple de Sept-Îles aura aussi ouvert un nouvel horizon pour les travailleur·euses d'ici : la possibilité d'occuper et d'autogérer sa ville.
[1] Notamment la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l'enseignement du Québec (CEQ).
Alexis Lafleur-Paiement est membre du collectif Archives révolutionnaires (https://archivesrevolutionnaires.com).
Photos : Archives Canada

Archives révolutionnaires. Des leçons du passé pour la nouvelle génération militante

Archives révolutionnaires est le premier centre d'archives au Québec à se donner le devoir de couvrir systématiquement les mouvements de gauche radicale. Communisme, indépendantisme, marxisme-léninisme, anarchisme, luttes autochtones, féminisme, socialisme, etc. : le collectif porte attention à toute l'extrême gauche québécoise.
François Saillant n'avait jamais vu d'exemplaire de Révolution québécoise avant tout récemment. Cette revue indépendantiste révolutionnaire, lancée par Pierre Vallières et Charles Gagnon juste avant qu'ils rejoignent le Front de libération du Québec, n'a publié que huit numéros entre 1964 et 1965, mais a contribué à diffuser l'idée d'un Québec libre et socialiste.
En découvrant le collectif Archives révolutionnaires, François Saillant, militant septuagénaire, a redécouvert ce pan d'histoire militante. Pouvoir se plonger dans des documents, parfois rares, d'anciens groupes militants est une richesse que le collectif souhaite offrir à la communauté.
Archives révolutionnaires a fait son nid dans le Bâtiment 7, situé dans le quartier de Pointe-Saint-Charles, à Montréal . C'est au deuxième étage de ce centre communautaire autogéré et aux côtés d'ateliers d'arts, d'une épicerie à but non lucratif, de la brasserie artisanale les Sans-Taverne, de la salle de soins thérapeutiques ainsi que de plusieurs locaux à diverses fonctions que se situe la bibliothèque dont s'occupe Archives révolutionnaires.
Depuis 2017, les trois membres du groupe, avec l'aide occasionnelle d'une dizaine de leurs camarades, accumulent la documentation liée aux mouvements révolutionnaires québécois. Même des documents datant du 19e siècle peuvent être trouvés dans leur collection s'élargissant de semaine en semaine. Ils et elles collectionnent notamment les revues, les journaux, les affiches, les pamphlets, les brochures et tout support physique intéressant. Ils et elles possèdent même quelques vinyles produits par des organisations militantes.
Le passé au service du présent
Les membres du collectif, des militant·es dans la fin vingtaine, désirent surtout offrir des outils pratiques et théoriques aux groupes militants actuels. « Les gens arrivent avec l'intuition que le système capitaliste ou social ne fonctionne pas, mais ils ne sont pas outillés stratégiquement et tactiquement pour répondre à ce problème », explique Alexis Lafleur-Paiement, cofondateur d'Archives révolutionnaires. « On le voit dans le mouvement étudiant. À chaque trois ans, les gens doivent réapprendre à faire de la mobilisation, à faire du piquetage, à faire une grève, etc. », ajoute-t-il.
L'idée de s'inspirer du passé pour bâtir les luttes actuelles n'est pas nouvelle. Mélissa Miller, cofondatrice du collectif, a trouvé les traces d'une idée similaire dans un manifeste de la revue Parti Pris. Déjà dans les années 60, des acteurs des luttes de l'époque estimaient que, pour créer un parti socialiste révolutionnaire fort, la mise sur pied d'un centre d'archives et de recherche était une étape primordiale. Avec leur camarade Samuel Provost, Mélissa Miller et Alexis Lafleur-Paiement mettent ainsi la main à la pâte pour voir leur projet s'épanouir à la hauteur de leurs ambitions. Tou·tes trois étudiant·es, ils et elles consacrent plusieurs heures par semaine aux Archives révolutionnaires en plus de leurs études, le tout, sans toucher un sou.
Contribuer aux luttes actuelles
François Saillant, membre fondateur de Québec Solidaire, accorde lui aussi une importance capitale à ce « devoir de mémoire ». Reconnu pour ses quatre décennies à la coordination du FRAPRU et pour les luttes qu'il a menées pour l'accès au logement abordable, il s'est aussi impliqué longtemps dans des groupes et des revues marxistes-léninistes et de gauche radicale dès les années 70. « C'est important de toujours faire les choses en lien, en référence ou en opposition à ce qui s'est vécu auparavant », dit-il.
Il a aussi fait don d'une partie de son propre fonds d'archives à Archives révolutionnaires. Il a permis au groupe de compléter certaines collections de revues en donnant les numéros manquants de Révolte et d'Unité prolétarienne, ainsi que les bulletins mensuels et brochures du regroupement de solidarité avec les Autochtones dont il faisait partie. « Qu'ils puissent mettre à la disposition des gens ces textes, brochures et journaux, qui sont souvent absolument introuvables, je trouvais que c'était important de le faire », mentionne le militant au long parcours.
Les dons d'archives sont d'ailleurs les entrées principales du collectif. Des contributions comme celle-là ne sont donc pas rares dans l'histoire d'Archives révolutionnaires. « Les gens sont très heureux de nous rencontrer, de nous raconter leurs histoires, de nous donner des documents, de savoir qu'on va non seulement les préserver, mais aussi les mettre en valeur », explique Alexis Lafleur-Paiement. Selon lui, cette capacité au don de soi est un avantage de participer à un projet mené par et pour les milieux de gauche radicale, où la camaraderie est très forte.
Une activité en expansion
La demeure d'Archives révolutionnaires, lieu de transition vers un local plus spacieux du Bâtiment 7, n'abrite pas toute la documentation du collectif. Sur les 3000 livres théoriques et historiques que détient le groupe, les documents qu'il rend accessibles à tou·tes occupent, pour le moment, deux larges bibliothèques. On y retrouve des auteur·trices plus classiques dans l'une et des plus contemporain·es dans l'autre. Cinq boîtes et un imposant classeur rouge regroupent aussi une fraction des archives. Dans leur future salle, l'équipe d'Archives révolutionnaires pourra conserver et exhiber ses 100 mètres linéaires de documentation. Pour l'instant, de nombreuses boîtes et cartables s'entassent encore chez les membres du groupe.
Sur le divan en velours turquoise ou autour de la massive table en bois, les visiteur·euses peuvent confortablement venir se plonger dans un livre, discuter ou travailler. Les membres du collectif ne se limitent pas seulement à un travail archivistique rigoureux. Dans le but d'informer, le collectif a ajouté à ses activités l'écriture d'articles contextuels, publiés sur leur site web, présentant et expliquant le contenu de leur documentation. Ils et elles se promènent d'ailleurs régulièrement dans Montréal et à travers le Québec pour faire des présentations thématiques et pour aller à la rencontre d'autres groupes militants.
Par leurs activités, les membres d'Archives révolutionnaires essaient aussi d'encourager les différents groupes à lier leurs luttes et à s'inscrire dans un réseau de gauche radicale plus large. « J'ai l'impression que la raison pour laquelle on numérise les archives, c'est que les mouvements d'extrême gauche ne sont pas assez forts et qu'il n'y a pas assez de passation réelle des expériences », révèle Mélissa Miller. La mise en ligne est donc devenue un outil efficace pour diffuser les documents historiques à grande échelle.
Reconstruire la gauche radicale
Le collectif qualifie les années 80 de période d'effondrement. Alors que frappait la relance néolibérale, les mouvements de gauche radicale ont perdu bien des plumes, expliquent les membres d'Archives révolutionnaires. Les bastions marxistes-léninistes et socialistes ont peu à peu disparu. « Maintenant, on a des groupes d'affinités, des amis qui vont faire des petits trucs ensemble, souvent bénévoles », décrit Alexis Lafleur-Paiement. Même si ce vide a laissé place à une émergence plus importante de groupes anarchistes, les repères traditionnels ont été laissés de côté. Les réseaux communistes et anarchistes québécois actuels comptent quelques centaines de personnes, estime-t-il.
Les années 50 à 70, au contraire, étaient marquées par un foisonnement de groupes militants. Les partis et mouvements communistes regroupaient des milliers de membres partout au pays. « Ces groupes avaient une organisation, des institutions, des lieux loués ou achetés, des salariés, etc. », énumère le cofondateur d'Archives révolutionnaires. Le partage et la transmission de connaissances et d'archives se concrétisaient facilement au sein même des organisations.
Archives révolutionnaires veut donc pallier cette rupture dans la passation des savoirs. Les militant·es peuvent nourrir leur esprit révolutionnaire en parcourant les pages jaunies des revues de l'époque, aux titres évocateurs comme La Masse, Québec libre, Pouvoir ouvrier, et bien d'autres.
Photo : Bibliothèque commune du Bâtiment 7 où les Archives révolutionnaires ont mis à disposition une partie de leur collection (Mélissa Miller, Archives révolutionnaires).
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