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Élections aux États-Unis : un saut dans l’inconnu

4 juin 2024, par Édouard Soulier — , ,
En novembre prochain, les élections aux États-Unis auront lieu. Sauf événement judiciaire peu probable, le match concernera en priorité les deux candidats qui se sont opposés (…)

En novembre prochain, les élections aux États-Unis auront lieu. Sauf événement judiciaire peu probable, le match concernera en priorité les deux candidats qui se sont opposés il y a 4 ans : Trump contre Biden. Il s'agit des plus vieux candidats à l'élection de son histoire, le précédent record établi par les mêmes à la précédente élection.

Revue L'Anticapitaliste n° 156 (mai 2024)

Par Édouard Soulier

Crédit Photo
Scènes du campement de solidarité avec Gaza qui a été rétabli à l'université de Columbia et qui en est à son quatrième jour. © Abad Diraniyeh - Own work, CC0

Les derniers sondages de mai 2024 donnaient 42 % d'intentions de vote pour Trump contre 41 % pour Biden. Mais le système de suffrage censitaire (1) est trompeur car il est nécessaire de gagner certains États-clés pour l'emporter et à ce jour l'avance de Trump est plus importante dans chacun de ceux-ci (Arizona, Pennsylvanie, Géorgie et Michigan). L'incertitude est totale à ce jour sur qui pourra être le vainqueur. Les procès criminels de Trump et les choix politiques de Biden peuvent contribuer à expliquer un climat général particulier mélangeant agitation et apathie politiques. Agitation car l'enjeu politique pourrait être central pour l'avenir de la « démocratie américaine », mais également apathie car, à l'exception de la base radicalisée de Trump, il n'y a d'engouement populaire pour aucun des candidats.

Le danger trumpiste contre la passivité Biden

Le programme de Trump fait froid dans le dos : construction de nouveaux camps de concentration et d'expulsion pour les demandeurs d'asile ; répression et expulsion des étudiant·es pro-palestinien·nes sur les campus ; attaques contre la presse ; licenciement massif des employé·es du gouvernement ; grâce des golpistes du 6 janvier – semer le chaos dans la gestion impérialiste mondiale.

D'ailleurs, une deuxième édition de Trump fait hésiter même les milieux dirigeants capitalistes américains. La classe dirigeante avait, au moins en apparence, misé sur la rivale de Trump, Nikki Haley, dont les principaux fonds de campagne ont été abondés par l'organisation Americans for Prosperity (2). Nikki Haley est une conservatrice de droite extrêmement réactionnaire mais qui semble plus contrôlable que Trump. Cette perspective (sauf ennui judiciaire) s'est envolée lorsqu'elle a abandonné la course aux primaires (3). En tout cas, Trump a définitivement gagné les Républicains à sa cause et a placé différents membres de sa famille à des postes clés de la direction du parti.

Biden est indéniablement un candidat de la classe dirigeante américaine et il n'a eu de cesse de le montrer en 50 ans de carrière ininterrompue. Suite à l'élection de 2020, l'aile gauche des Démocrates avait proposé le Green New Deal, un plan d'investissement fédéral sur les infrastructures et la transition énergétique. Bien que représentant seulement la moitié du budget militaire, ce plan fut jugé trop important. Par exemple, en Virginie occidentale, où le taux de pauvreté infantile est passé de 20,7 % à 25 % entre 2021 et 2022, son sénateur Démocrate, Joe Manchin, s'y est opposé. Certains aspects furent abandonnés, dont celui pour réduire de moitié la pauvreté des enfants. En dernière instance, les investissements colossaux du « plan Biden » ont profité en grande partie aux couches de la population à hauts revenus. Les autres ne voient que très peu, voire pas du tout, de différence dans leur vie quotidienne. Cela dit, les États-Unis ont réussi à contenir l'inflation, comparativement à la zone euro, même si le prix des produits de première nécessité reste bien plus élevé qu'avant, tandis que les hausses de taux d'intérêt, nécessaires pour « freiner l'inflation », ont elles-mêmes exacerbé une crise du logement qui touche particulièrement les jeunes et de nombreuses personnes âgées à revenus limités. Les résultats économiques sous Biden sont plutôt bons d'un point de vue capitaliste. Or, c'est précisément dans ce domaine que les sondages montrent une plus grande confiance dans les Républicains.

Nouveaux visages des États-Unis

Selon le recensement (4) de 2020, les « blancs » non hispaniques ou latinos représentent désormais 57,8 % de la population des États-Unis, contre 63,7 % en 2010. Le taux de natalité subit une baisse plus forte chez les « blancs » que dans les autres groupes ethniques. Ces facteurs objectifs devraient pousser le parti Républicain vers une marginalité permanente. Mais la peur de devenir minoritaire fait des « non-blancs », des LGBT et de l'avortement les cibles privilégiées des idéologies suprémacistes, nationalistes et religieuses, qui dominent largement ce parti aujourd'hui.

L'immigration aux États-Unis vient principalement d'Amérique centrale, d'Amérique du Sud et d'Asie, où les États-Unis ont créé une situation invivable depuis les années 1960, par leur politique de libre-échange, leur guerre contre le communisme puis contre la drogue. Les Républicains ne proposent que des murs et des prisons. Les sorties racistes contre les migrants·e, qui n'ont pas cessé depuis des années, sont en constante augmentation depuis le début d'année. Le racisme anti-immigrants est central dans la stratégie des Républicains pour reprendre la Maison Blanche. Mais sur cette question, les Démocrates restent fidèles à la stratégie de sélection des « bons » et « mauvais » migrants et s'acharnent à essayer de faire passer des lois de consensus avec les Républicains pour « régler » ce problème.

Alors qu'il devrait être majoritaire, le vote pour les Démocrates se rétrécit chez les jeunes, les Afro-Américain·es et dans les autres communautés non blanches et immigrées, ainsi que parmi les LGBTIA+. Les Démocrates ont fait trop de promesses et n'ont pas assez apporté de changements réels – en termes de justice raciale, d'allègement de la dette étudiante, de réforme de l'immigration, de lutte contre le changement climatique.

De plus, le soutien traditionnel de Biden à l'État d'Israël n'est plus accepté par la jeunesse étatsunienne. Elle est horrifiée par le génocide en cours en Palestine. L'ampleur de la mobilisation en cours sur les campus universitaires nord-américains ne s'était pas vue depuis la guerre du Vietnam. Même la jeunesse juive nord-américaine (traditionnellement Démocrate) est moins attachée au sionisme et est moins encline à justifier les crimes contre l'humanité au nom d'un foyer national Juif. Ajoutons qu'en 2020, le vote des communautés arabo-américaines et palestiniennes a été l'une des clés du succès Démocrate. L'une des plus importantes communautés se trouve dans le Michigan qui est un État crucial pour la victoire en novembre. Même s'il est trop tôt pour voir s'il y aura réellement un impact en termes de votes, il semble que la direction du parti Démocrate a délibérément choisi d'ignorer cet électorat. Notons que l'association American Israel Public Affairs Committee soutient systématiquement les candidat·es les plus engagé·es en faveur d'Israël et finance des concurrents face aux figures pro-palestiniennes comme Rashida Tlaib, Cori Bush et Ilhan Omar lors des primaires Démocrates.

Un autre cheval de bataille pour la droite et le parti Républicain est leur volonté d'en finir avec le droit à l'avortement aux États-Unis, après leur victoire à la Cour Suprême (5). Dès que celui-ci est soumis aux votes, par des référendums locaux, il l'emporte de manière décisive mais cela n'empêche pas d'autres États conservateurs de continuer à durcir son interdiction. Sur cette question, une grande partie de l'électorat se rangera du côté des Démocrates. Même si cette croisade est perdue d'avance, la détermination des Républicains pourrait, de justesse, préserver la présidence Démocrates.

Une autre politique est nécessaire

La mobilisation des électeurs doit advenir mais pas celle pour des élections, celle pour une lutte politique différente. Les points d'appui existent pour développer cette alternative. Tout d'abord le renouveau du militantisme ouvrier, qui a abouti à des contrats syndicaux avec des gains importants pour les travailleurs de l'automobile, ou chez UPS, et à des avancées dans l'organisation d'entreprises telles que Tesla et Amazon. La vague de créations de nouvelles sections syndicales en est aussi un signe. Deuxièmement, le combat continue contre l'extrémisme anti-avortement du parti Républicain. En outre, dans plusieurs États du Sud, on remarque des luttes contre les interdictions de livres ou des mesures de contrôle électoral comme au temps de la ségrégation. Enfin, la force et la détermination du mouvement pour la Palestine peuvent succiter un mouvement de résistance plus large.

Pour l'instant ces mouvements n'ont pas trouvé de traduction politique et n'ont pas encore pesé fortement sur la dynamique au niveau de la politique électorale nationale. Mais la lutte des classes est active. Il faut juste qu'elle soit suffisamment résistante et structurée pour affronter l'inconnu de ces prochaines élections.

Notes

1. Aux États-Unis, chaque État désigne des grands-électeurs, qui sont tou·tes en faveur du candidat arrivé en tête dans l'État (sauf dans deux États où ils sont répartis à la proportionnelle). C'est ce collège électoral qui désigne le président. Ainsi, un·e président·e peut être élu·e alors qu'il a moins de voix nationalement que son concurrent.
2. American for prosperity (AfP) est un groupe financé par les frères Koch, propriétaires d'un conglomérat pétrochimique, commercial et financier. Fondé en 2004, il est considéré comme le lobby le plus influent pour les élections aux États-Unis, tant au niveau national qu'au niveau local.
3. Les deux grands partis organisent des élections primaires dans chaque État pour désigner le candidat à la Maison-Blanche, où ne votent que les adhérents de chaque parti.
4. Les Échos, « L'Amérique de 2020, moins blanche et plus métissée » publié le 13 août 2021.
5. En 1973, la Cour Suprême empêche la criminalisation de l'avortement dans tous les États-Unis (arrêt Roe v. Wade), ce qui le rend légal sur tout le territoire. En 2022, la Cour Suprême infirme sa décision de 1973 (arrêt Dobbs v. Jackson), autorisant chaque État à criminaliser à nouveau l'avortement.
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États-Unis. Ces fonctionnaires américains qui démissionnent au compte-gouttes à cause de la guerre à Gaza

Suivant l'exemple de Josh Paul, qui a claqué la porte du département d'État, dès le mois d'octobre, pour signifier son opposition au soutien de l'administration Biden à la (…)

Suivant l'exemple de Josh Paul, qui a claqué la porte du département d'État, dès le mois d'octobre, pour signifier son opposition au soutien de l'administration Biden à la guerre menée par Israël à Gaza, d'autres hauts fonctionnaires américains démissionnent en le faisant savoir publiquement.

29 mai 2024 | tiré du Courrier internatinale | Photo : Des gardes traversent la cour du département d'État américain, à Washington, le 24 mai. BRENDAN SMIALOWSKI/AFP

Stacy Gilbert travaillait pour le bureau du département d'État américain chargé des réfugiés et des migrations, “elle a démissionné cette semaine, en invoquant son désaccord avec un rapport du gouvernement américain récemment publié qui affirme qu'Israël n'entravait pas l'acheminement de l'aide humanitaire à Gaza”, rapporte The Washington Post.

Et elle n'est pas la seule. “Une poignée de fonctionnaires de l'administration Biden ont démissionné depuis le début du conflit en octobre”, rappelle le quotidien de la capitale fédérale américaine, en citant notamment le cas d'Annelle Sheline, qui travaillait sur les questions relatives aux droits de l'homme, ou d'Hala Rharrit, l'une des porte-parole en langue arabe du département d'État.

Lire aussi : États-Unis. La stratégie de soutien de Biden à Israël crée un malaise au département d'État américain

D'autres ont exprimé leur mécontentement à l'égard de la politique de soutien indéfectible de l'administration Biden à Israël en envoyant des câbles – la correspondance diplomatique numérique ou physique – sur le canal de dissidence interne du département d'État américain, qui “permet aux diplomates d'exprimer leur désaccord sans craindre de représailles”, note le journal.

“En signe de contestation… et de deuil”

“Le jour où la Maison-Blanche a annoncé que la dernière atrocité commise à Rafah n'avait pas franchi la ligne rouge qu'elle s'était fixée, cette démission [celle de Stacy Gilbert] montre que l'administration Biden est prête à tout pour éviter la vérité”, a écrit, le 29 mai, sur LinkedIn Josh Paul, le tout premier fonctionnaire du département d'État à avoir démissionné, en octobre 2023. Il évoquait dans ce message la frappe israélienne sur le camp de réfugiés à Rafah qui a fait 45 morts le 26 mai et le fait que l'administration Biden a fait savoir deux jours plus tard que cet “incident”, bien que dévastateur, ne donnerait lieu à aucune réprimande sérieuse de la part de Washington.

The New York Times souligne d'ailleurs que “les bombes utilisées par Israël pour frapper le camp de déplacés près de Rafah [le 26 mai] ont été fabriquées aux États-Unis”.

Lire aussi : Guerre. Joe Biden piétine la “ligne rouge” qu'il a tracée contre l'offensive israélienne à Rafah

Il y a deux semaines, c'est une autre démission, celle d'une conseillère du chef de cabinet du ministère de l'Intérieur américain, qui a fait couler de l'encre. En claquant la porte, le 15 mai dernier, Lily Greenberg Call a en effet mis en avant sa judéité parmi les raisons qui l'ont poussée à démissionner. Dans une tribune publiée le 28 mai par The Guardian, elle explique publiquement, et sans ambages, les causes de son geste.

Jusqu'à récemment, “le président Biden était mon patron, écrit-elle, mais la semaine dernière […] je suis devenue la première représentante juive de ce gouvernement à présenter publiquement ma démission en signe de contestation – et de deuil –, alors que le président Biden continue à soutenir un génocide à Gaza, où plus de 35 000 Palestiniens ont été assassinés. Cela a été une décision extrêmement difficile mais nécessaire, et qui me paraissait d'autant plus urgente que le président américain n'a cessé de détourner le problème de la sécurité de la communauté juive, le brandissant comme prétexte pour se soustraire à toute forme de responsabilité dans ce massacre”.

Bérangère Cagnat

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Les défenseurs indonésiens de l’eau assiégés à Bali

4 juin 2024, par Forum des peuples pour l'eau à Bali — , ,
Pedro Arrojo Agudo, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les Droits humains à l'eau potable et à l'assainissement, est menacé et agressé à Bali. Tiré de People Water (…)

Pedro Arrojo Agudo, le Rapporteur spécial des Nations unies sur les Droits humains à l'eau potable et à l'assainissement, est menacé et agressé à Bali.

Tiré de People Water Forum

Du 18 au 24 mai 2024, l'Indonésie accueille le 10ème Forum mondial de l'eau. Cet événement triennal est organisé par le Conseil mondial de l'eau (WWC), un organisme multipartite dirigé par des entreprises qui promeut les solutions du secteur privé en matière de gouvernance, de gestion et de distribution de l'eau.

Depuis près de vingt ans, les mouvements pour la justice en matière d'eau se sont réunis pour organiser des forums parallèles afin d'offrir un espace ouvert et accessible aux communautés en première ligne, aux travailleurs et aux défenseurs de l'eau afin de partager leurs connaissances et d'élaborer des solutions pour un avenir juste, équitable et durable en matière d'eau pour toutes et tous. Les mouvements pour la justice en matière d'eau qui travaillent ensemble sous l'égide du People's Water Forum (PWF) considèrent que l'eau, c'est la vie, qu'elle est sacrée et qu'elle n'est pas une marchandise, mais qu'elle fait partie de notre patrimoine commun mondial qu'il convient de partager équitablement et de protéger pour les générations futures.

Nous sommes profondément préoccupés par les attaques contre les organisateurs locaux, les universitaires et les institutions académiques qui ont conduit à l'annulation et à la perturbation des sessions du People's Water Forum au cours des derniers jours. Une conférence de presse qui a eu lieu dans l'après-midi du 20 mai a été violemment interrompue par un groupe masqué soutenu par le Patriot Garuda Nusantara (PGN), un type de force paramilitaire. Des affiches, des panneaux et des bannières du PWF ont été arrachés, tandis que de nombreux participants locaux ont été bousculés et menacés.

Plus tôt dans la journée, il a été rapporté qu'un nombre encore plus important de ces mêmes personnes s'étaient introduites dans l'hôtel où séjournent les mouvements sociaux indonésiens, et bloquaient l'hôtel. Ces défenseurs de l'eau sont actuellement piégés dans l'hôtel et négocient avec une foule masquée leur liberté de mouvement et leur accès à la nourriture, à l'eau et à d'autres produits de première nécessité.

Dans ce contexte, Pedro Arrojo, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les Droits humains à l'eau potable et à l'assainissement, s'est rendu à l'hôtel accompagné de militants du PWF pour constater la situation et s'entretenir avec les personnes retenues à l'intérieur de l'hôtel.

À l'entrée de l'hôtel, 50 hommes en uniforme et un plus grand nombre d'hommes masqués non identifiés en civil ont fait face au Rapporteur et aux trois personnes qui l'accompagnaient. Montrant son passeport des Nations Unies bleu, M. Arrojo a demandé à parler au chef des forces de sécurité. Le rapporteur a non seulement été empêché d'entrer dans l'hôtel, mais il a également été menacé et bousculé (comme le montre cette vidéo). Lui et les représentants du PWF qui l'accompagnaient ont été contraints de partir.

Un groupe d'universitaires a déjà signé une lettre ouverte expliquant les menaces observées jusqu'à présent et exprimant leur soutien aux activistes bloqués dans l'hôtel qui sont en situation de grand danger.

En tant que plateforme de réseaux pour la justice de l'eau d'Afrique, des Amériques, d'Asie et d'Europe, nous demandons :

La fin du siège des quelque 40 camarades qui sont actuellement bloqués à l'hôtel Oranjje à Denpasar sans accès à l'eau, à la nourriture et à d'autres produits de base. Il s'agit de représentants de communautés indonésiennes en première ligne des luttes pour l'accès au droit humain à l'eau et contre la pollution et la privatisation de l'approvisionnement local en eau. Ce sont ces voix qui sont réduites au silence pour protéger l'image du Forum mondial de l'eau.

La fin de toutes les formes d'intimidation et de violence à l'encontre du PWF, exercées par des fonctionnaires, des agents rémunérés et des groupes paramilitaires.
Que les droits constitutionnels des défenseuses et défenseurs indonésiennes et indonésiens de l'eau soient rétablis immédiatement.

La communauté internationale doit s'exprimer pour garantir que l'eau reste un bien commun, accessible à tous et pas seulement à quelques-un.es. Ce combat est celui de toutes et tous.

Le Forum des peuples pour l'eau à Bali (Indonésie)
21 mai 2024

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Le grand jeu indien au Moyen-Orient : un équilibre délicat

4 juin 2024, par Atharva Kadam — , ,
Depuis 2001, l'Inde connaît une transformation de ses liens diplomatiques avec l'Asie de l'Ouest. Ils ne sont plus uniquement guidés par le pur intérêt comme autrefois. (…)

Depuis 2001, l'Inde connaît une transformation de ses liens diplomatiques avec l'Asie de l'Ouest. Ils ne sont plus uniquement guidés par le pur intérêt comme autrefois. Aujourd'hui, New Delhi a l'occasion d'accroître son influence au-delà du sous-continent indien. Les États du Golfe, eux aussi, reconnaissent l'importance économique d'un pays en plein essor, et surtout le potentiel d'investissements dans son marché de l'énergie. Mais cette amitié est menacée par des crises sanglantes dans la région. Le conflit israélo-palestinien et les sanctions américaines sur le pétrole iranien représentent un double défi pour l'Inde. De plus, la passe d'armes récente entre Israël et l'Iran a créé une situation difficile pour New Delhi : onze matelots indiens sont encore coincés depuis un mois sur un navire considéré comme ayant des liens avec Israël, et pris d'assaut par des commandos iraniens.

Tiré d'Asialyst.

Le 14 avril dernier, une troupe des Gardiens de la révolution islamique est descendu sur un cargo dans le détroit d'Ormuz. Pris en otage à quelques kilomètres de la côte émirienne, ce navire, le MSC Aries, avait pour destination Bombay. Il est associé au Zodiac Group (ZG), un conglomérat appartenant partiellement à un milliardaire Israélien. Selon MSC, la firme suisse qui gère les vaisseaux pour ZG, l'équipe de l'Aries comprenait 25 matelots, dont 17 Indiens.

Ce détournement fut un choc pour le gouvernement indien. Le ministre des Affaires étrangères, Dr Subrahmanyam Jaishankar, téléphonait le lendemain à son homologue iranien Amir-Abdollahian, et d'après le rapport publié par son ministère, le chef de la diplomatie de Téhéran lui assurait que les autorités indiennes pourraient rencontrer les matelots. Après intervention de l'ambassade d'Inde en Iran, un des membres de l'équipage a pu échanger avec sa famille. Ce qui lui a permis d'apprendre que l'Aries était ancré près du port de Bandar Abbas, situé sur la rive iranienne du détroit. À la suite d'intenses négociations, six Indiens ont été libérés et, à en croire les autorités indiennes, les autres le seront aussi après avoir rempli « leurs obligations contractuelles ». Par ailleurs, tandis que le gouvernement indien essayait de rapatrier ses matelots, il négociait depuis longtemps avec l'Iran l'accès au port de Chabahar, situé 400 km au Sud-Est. Le 13 mai, l'Inde signait un contrat avec l'Iran pour la gestion du terminal portuaire pour une période de dix ans. L'objectif : contourner la présence chinoise dans le port pakistanais de Gwadar et parvenir en Asie centrale via l'Afghanistan. Un accord signé en dépit de l'opposition des États-Unis.

L'exemple iranien témoigne de la complexité des ambitions de la diplomatie indienne au Moyen-Orient. Certes, la stratégie désormais fameuse du « multi-alignement » est toujours indispensable pour l'Inde, même quand il s'agit de son voisinage immédiat de l'Asie de l'Ouest. Que ce soit sa position nuancée sur la question israélo-palestinienne, ou entre les États arabes du Golfe et l'Iran, New Delhi reste neutre. Mais cela ne veut aucunement dire que l'Inde est inerte : elle entretient simultanément des liens économiques importants dans cette région, et se vante des relations positives avec presque tous ses acteurs étatiques majeurs.

Une présence indienne historique dans la péninsule arabique

L'Arabie et l'Inde n'ont jamais rompu leurs liens depuis des siècles. Durant la colonisation, les Britanniques établirent leur autorité sur le golfe Persique, contrôlant les routes maritimes vers les Indes. Après son accession à l'indépendance, l'Inde n'a pas voulu prolonger l'hégémonie exercée par la Grande-Bretagne et s'est concentrée sur ses liens commerciaux avec la région. Le Pakistan a bien tenté de rallier les États arabes sur la question du Cachemire, mais New Delhi a su maintenir des liens généralement chaleureux avec ces derniers jusqu'aux années 1950. La polarisation de l'Asie pendant la Guerre froide a eu un résultat assez important pendant la décennie suivante. L'Inde de Nehru, laïque et socialiste, se rapprochait des républiques arabes comme l'Égypte, la Syrie et l'Irak, ainsi que de l'URSS.

De son côté, le Pakistan se dirigeait vers les États-Unis, ayant acquit les faveurs des États arabes du Golfe. Des faveurs amplifiées par la solidarité islamique suite à la défaite de l'Égypte contre Israël en 1967, aux attentats contre la mosquée Al-Aqsa en 1969 et à la mort de Nasser en 1970. La création de l'Organisation de la coopération islamique (OCI) en 1971 bétonnait le rapprochement entre Islamabad et Riyad en particulier : le Pakistan entraînait les forces militaires de l'Arabie saoudite, et à la suite de la révolution iranienne, des soldats pakistanais furent déployés aux frontières saoudiennes avec la Jordanie, l'Irak et le Yémen. Tout au long des années 1970 et 80, l'Inde a lutté contre l'influence croissante d'Islamabad dans ces pays – en vain. Durant les chocs pétroliers, l'Inde n'en est pas moins devenue à la fois le fournisseur principal d'ouvriers pour alimenter les gigantesques programmes de développement dans les États arabes, et le grand importateur de leur pétrole. La guerre en Afghanistan a encore éloigné les deux régions — les États arabes, avec le Pakistan et les États-Unis, encourageaient un djihad contre l'URSS. L'Inde, en revanche, reconnaissait le gouvernement soutenu par l'URSS.

Les années 1990 marquent une nouvelle ère dans la diplomatie indienne. Après l'effondrement de l'URSS, l'Inde prend conscience de la nécessité de trouver de nouveaux partenaires dans la région. Ce qui n'accélère pas, dans un premier temps, le processus avec les pays arabes. De nombreuses résolutions de l'OCI sur le Cachemire et la chute de la mosquée Babri – souvent proposées par le Pakistan – continuent d'embarrasser le gouvernement indien. Cependant, au fil du temps, l'Inde arrête de contredire ces résolutions, et abandonne tout effort sérieux de rapprochement avec l'OCI.

Il faut attendre 2001 pour qu'un pas important dans les relations indo-arabes soit accompli. Jaswant Singh, alors ministre indien des Affaires étrangères, se déplace à Riyad, pour la première visite d'un responsable politique indien en Arabie saoudite. Le royaume qualifie alors la dispute indo-pakistanaise sur le Cachemire de « bilatérale », donnant satisfaction à New Delhi qui souhaitait éviter la médiation d'un pays tiers. Puis, après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis la même année, les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) adoptent le programme « Look East » qui comprend un engagement stratégique fort avec l'Inde. Ce qui inclut un « découplage » avec le Pakistan, ôtant un obstacle majeur dans le développement des relations avec Riyad. Avec le nouveau siècle, les liens se renforcent à travers la mer d'Arabie. Le roi Abdallah visite l'Inde en 2006, unepremière pour un souverain saoudien depuis 1955. En 2015, Narendra Modi devient le premier dirigeant indien en trente ans à mettre un pied sur la terre émirienne.

Après 2001, c'est net : les pays du Golfe changent d'approche avec l'Inde. Leur point de vue n'est plus idéologique mais de plus en plus pragmatique, même après l'arrivée au pouvoir du BJP à New Delhi. Paradoxalement, ce pragmatisme est réciproque : le gouvernement nationaliste hindou, lui aussi, se concentre sur les États arabes. Au risque de « contredire sa politique domestique de polarisation religieuse », selon un expert. Résultats frappants : l'abrogation de l'autonomie du Cachemire en 2019 ne suscite aucune critique officielle de la part des gouvernements du Golfe et le Premier ministre Indien reçoit de nombreuses décorations. De même, l'inauguration récente du premier temple hindou à Abu Dhabi témoigne de l'ouverture des Émirats à cet égard.

Coopération énergétique et sécuritaire

Puissance mondiale émergente, l'Inde a de grands besoins énergétiques. Aujourd'hui le troisième plus grand importateur de pétrole au monde, elle occupera le premier rang d'ici 2035 : ses importations valaient 119 milliards de dollars en 2021-22. Les ressources pétrolières de l'Inde ne suffisent pas à nourrir son économie et notamment son industrie d'exportation des produits pétroliers raffinés. Une grande partie de besoins en or noir du pays (presque 85 %) est importée. Vu sa proximité géographique avec les pays du CCG, ils sont depuis toujours ses fournisseurs préférés, surtout l'Irak, les Émirats et l'Arabie saoudite. Malgré l'onde de choc de la guerre russo-ukrainienne en 2022, et le basculement en faveur du pétrole russe, la proportion des pays de l'OPEP reste à près de 50 % en 2023.

De leur côté, les pays du CCG anticipent le déclin des intérêts américains dans la région, et essaient de courtiser les grandes puissances régionales comme l'Inde et la Chine. Certes, elles ne pourront jamais remplacer les États-Unis, mais une relation favorable pourrait garantir une sorte de sécurité économique à long terme.

L'Inde et les pays du Golfe se rejoignent aussi sur la coopération sécuritaire. La Déclaration de Riyad (2010) et le Comprehensive Strategic Partnership Agreement (2017) signé avec les Émirats forment le socle de cette entente. New Delhi a également signé de nombreux accords avec le Sultanat d'Oman et le Qatar, lui autorisant une forte présence militaire dans ces pays. Quant au terrorisme, l'Inde a dû réévaluer sa politique sécuritaire suite aux attentats de Bombay le 28 novembre 2008, orchestrées par des groupes pakistanais. New Delhi s'est mis alors à sécuriser sa côte occidentale et à isoler le Pakistan sur le sujet du terrorisme. Les pays du Golfe, à leur tour, sont menacés par des organisations comme Daesh et Al-Qaïda. Les deux régions s'entendent donc assez aisément sur le combat contre le terrorisme transnational et le radicalisme islamiste.

La question des ouvriers expatriés

Près de 9 millions des Indiens expatriés résident dans les États du CCG. La diaspora indienne est sans doute la plus grande de la région. La plupart de ces Indiens sont ouvriers, souvent issus du sud du pays, en particulier du Kerala. Même si l'immigration indienne dans les pays arabes s'est banalisée, ces immigrés doivent affronter de nombreuses difficultés. Celles-ci sont notamment liées au système « kafala » d'embauche, assez répandu dans les États arabes et qui permet l'exploitation des ouvriers étrangers. Dès leur arrivée, les travailleurs se voient privés de leurs passeports, et obligés de travailler dans des conditions inhumaines sans aucune rémunération proportionnée.

Cette situation tranche avec l'autre composante de la diaspora indienne : les Indiens à col blanc, souvent riches, qui mènent une vie tout à fait heureuse comparée à leurs compatriotes ouvriers. La protection des immigrés à l'étranger demeure un défi majeur pour la diplomatie indienne, particulièrement quand il s'agit du Moyen-Orient.

Israël-Palestine : New Delhi sur la corde raide

« La Palestine appartient aux Arabes de la même manière que l'Angleterre appartient aux Anglais et la France aux Français », avait déclaré le Mahatma Gandhi en 1938. Cette solidarité anticoloniale combinée au rejet d'une religion comme seule base de l'identité nationale poussèrent New Dehli à s'opposer à la partition de la Palestine en 1947. En 1974, l'Inde est devenue le premier pays non arabe à reconnaître l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) comme seul représentant du peuple palestinien, et elle compte parmi les premières nations à reconnaître l'État de Palestine en 1988. En outre, elle soutient la revendication palestinienne de devenir un État membre des Nations Unies : elle a voté pour son obtention du statut d'État non observateur en 2012. Le 10 mai 2024, New Delhi votait en faveur de la résolution reconnaissant l'éligibilité de la Palestine comme État membre des Nations Unies.

Entre-temps, l'Inde a reconnu l'État d'Israël deux ans après sa création en 1948, mais sans instaurer de relations diplomatiques avec Tel Aviv jusqu'à 1992. La volonté de ne pas mécontenter la minorité musulmane du pays, la dépendance à l'égard du pétrole arabe, et surtout la politique de non-alignement ont longtemps retardé la normalisation des relations avec l'État hébreu. Mais la fin de la Guerre froide et les accords d'Oslo en 1993 ont finalement permis cette normalisation, et les deux pays ont ouvert leurs ambassades respectives à New Delhi et à Tel Aviv. Aujourd'hui, le gouvernement indien, qui a reconnu les deux pays, soutient la solution à deux États.

Après son indépendance, l'Inde avait soutenu la cause palestinienne, quel que soit le gouvernement au pouvoir. Par exemple, le pays, sous Vajpayee, premier membre du BJP à devenir chef du gouvernement indien, a voté pour une résolution de l'Assemblée générale de l'ONU exprimant les inquiétudes sur la violation des droits du peuple palestinien par Israël. En 2006, sous le gouvernement du Parti du Congrès, l'Inde rejoignait les autres pays non alignés en critiquant les actions militaires israéliennes contre les Palestiniens.

Il faut noter qu'en tant qu'État post-colonial, le pays se dresse strictement contre l'interventionnisme, sauf quand il s'agit d'apartheid ou de colonialisme. D'où sa position sur le régime d'apartheid en Afrique du Sud et sur la cause palestinienne. Pourtant, après 2015, le soutien indien à cette dernière devient de plus en plus équivoque. L'Inde d'aujourd'hui tente de distinguer sa politique israélienne du conflit israélo-palestinien, et d'éviter de mentionner le colonialisme dans ses relations avec Tel Aviv. Exemple édifiant de cet équilibre délicat : la visite de Narendra Modi en Palestine en 2018, qui suivait celle de Netanyahu à New Delhi quelques semaines avant. Le Premier ministre indien souligne son soutien au développement de la Palestine. Mais cette promesse pâlit devant la grande coopération indo-israélienne des dernières années.

Coopération indo-israélienne florissante

Depuis 1992, les relations indo-israéliennes sont en plein boom, en dépit du soutien indien à la cause palestinienne. La convergence est la plus marquée sur le contre-terrorisme et la collaboration en matière de défense. En 2003, le Premier ministre indien Atal Bihari Vajpayee invitait son homologue israélien à New Delhi, symbolie du dégel entre les deux pays. Deux motivations principales alimentent l'enthousiasme indien pour maintenir des relations positives avec Israël : l'autonomie de sa production d'équipements militaires et le besoin d'un puissant partenaire stratégique dans la région après la fin de l'URSS.

De fait, Israël compta parmi les pays minoritaires qui n'ont pas condamné les tests nucléaires indiens de 1998. L'État hébreu a même fourni quelques drones à l'armée de l'air indienne pendant la guerre indo-pakistanaise de 1999 à Kargil. Narendra Modi fut le premier dirigeant Indien à visiter Israël en 2017, sans se rendre cette fois à Ramallah. Pour Israël, l'Inde est un client incontournable : les importations indiennes d'équipements militaires dans les dix dernières années valent 2,9 milliards de dollars, y compris les radars, les drones et surtout les systèmes de surveillance. Le gouvernement indien a même été accusé en 2021 d'avoir utilisé le projet Pégasus, une application d'espionnage israélienne, sur de nombreux ministres, députés et journalistes – majoritairement issus de l'opposition. Le gouvernement dément ces accusations, et la Cour suprême n'a pas pu établir définitivement leur véracité. Par ailleurs, des bombes israéliennes SPICE 2000 ont été employées pendant les frappes chirurgicales contre les groupes terroristes pakistanais à Balakot en 2019. En juin 2020, alors que l'Inde et la Chine s'affrontaient dans le Ladakh, New Delhi achetait des drones et des missiles guidés antichar israéliens.

Cela dit, il faut toujours rappeler que la proximité indo-israélienne ne se traduit pas par une volte-face indienne sur la question israélo-palestinienne. Particulièrement après les attentats du 7 octobre 2023, l'Inde reste vigilante pour ne pas s'aligner avec Tel Aviv.

Après le 7 octobre

Alors que les partisans du Congrès sont discrets quand il s'agit de la relation indo-israélienne, ceux du BJP sont plus francs. Le 7 octobre, Modi exprimait son soutien à son homologue israélien Netanyahu, quelques heures après les attaques. Le regard indien sur cet incident est marqué par le contre-terrorisme. Quand l'Assemblée générale de l'ONU propose une trêve humanitaire fin octobre, l'Inde s'abstient, citant l'absence des mots « Hamas » et « otages » dans la résolution. Dans les résolutions suivantes, New Delhi insiste sur la condamnation explicite des attentats du 7 octobre, et la libération des otages.

Entre-temps, le ministère des Affaires étrangères apporte son soutien à une résolution pacifique du conflit, fondée sur la doctrine des deux États, et insiste sur l'aide humanitaire. En réalité, il est clair que l'Inde connaît un dilemme cornélien entre la cause palestinienne et les précieux liens militaires avec les Israéliens.

Avec l'Iran, une relation sous le signe de l'ambivalence

Les fils reliant l'Inde à l'Iran remontent à des siècles. La lingua franca des royaumes médiévaux dans le nord de l'Inde – les sultanats de Delhi, l'empire moghol – fut le persan. La communauté zoroastrienne sur la côte occidentale, elle aussi, a de profondes racines persanes préislamiques. De nombreuses langues indo-aryennes contiennent toujours des mots ou des influences grammaticales du persan. Cela dit, les relations entre l'Union indienne et la République islamique d'Iran sont très complexes. En tant que nation islamique chiite, l'intérêt principal de Téhéran en Inde est surtout sa population chiite — dont le pays héberge la troisième plus grande communauté au monde. Deuxièmement, la proximité de l'Afghanistan rend la stabilité à Kaboul également importante dans les relations diplomatiques entre l'Iran et l'Inde.

Troisièmement, pour New Delhi, Téhéran pourrait ouvrir des portes vers l'Asie centrale et la mer Caspienne. Ce même couloir indo-persique (et la présence russe) fut très anxiogène pour les Britanniques pendant la période dite du « Grand Jeu » dans la région. Finalement, l'Iran est extrêmement riche en hydrocarbures, avec les plus grandes réserves de gaz naturel au monde et le neuvième rang mondial dans l'exportation du pétrole. Ce qui attire évidemment l'Inde avec ses besoins énergétiques toujours plus importants. Inversement, l'Iran voit dans le marché indien un moyen d'échapper à l'isolement sévère imposé à son économie. Mais en dépit de ces intérêts convergents, les relations indo-iraniennes n'ont pas évolué de la manière escomptée.
À la suite de la révolution iranienne de 1979 et de la chute du chah, il y avait l'espoir d'un rapprochement entre les deux pays. Auparavant, malgré de premiers liens commerciaux liés au pétrole iranien, le chah faisait partie du camp occidental pendant la Guerre froide. Pourtant, même après le changement de régime, l'amélioration prévue n'a pu avoir lieu à cause de la guerre entre Iran-Irak, l'Inde n'ayant pas voulu prendre position.

L'invasion soviétique de l'Afghanistan en 1979 a encore entravé la réconciliation indo-iranienne. Au départ, New Delhi et Téhéran soutenaient deux camps adverses : l'Iran soutenait Ahmad Shah Massoud, alors que l'Inde reconnaissait le gouvernement de Babrak Karmal, soutenu par l'URSS. Pourtant, à la suite du retrait des Soviétiques une décennie plus tard, les deux pays se trouvèrent un ennemi commun : les Talibans. L'antagonisme partagé envers ce dernier, et le soutien pour l'Alliance du Nord, ont favorisé un rapprochement pendant les années 1990. Les relations indo-iraniennes ont atteint un sommet lors des accords du Corridor international de transport entre le Nord et le Sud (INSTC) signés entre l'Inde, l'Iran et la Russie en 2000, et la Déclaration de Delhi en 2003.

Le nouveau siècle fut aussi marqué par de fortes tensions entre l'Iran et les États-Unis. Des sanctions sévères ont obligé Téhéran à nationaliser son économie pétrolière. L'Inde, pour sa part, a continué d'acheter du pétrole iranien, devenant son principal client. Mais comme l'Inde se rapprochait en même temps des États-Unis, ses relations avec l'Iran ont commencé à s'effilocher.

Pendant les négociations des accords nucléaires civils indo-américains de 2005, les États-Unis ont souligné que la proximité entre l'Inde et Téhéran pourrait gravement compromettre l'arrangement. L'année suivante, l'Inde votait contre l'Iran à l'AIEA pour sa non-conformité aux obligations du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) — ce qui marqua le nadir des relations indo-iraniennes. De plus, après les rapports accusant l'Iran d'avoir développé des armes nucléaires en 2011-12, les sanctions américaines et européennes sur le pétrole iranien se sont intensifiées. L'Inde, sous pression américaine, a réduit ses achats pétroliers iraniens, sous le seuil de 15% de ses importations globales. Il n'empêche, le pays reste l'un des importants clients de Téhéran.

Le port iranien de Chabahar et les contraintes de la géopolitique

L'Inde s'intéresse aussi au port de Chabahar (ou Tchabahar) sur la côte iranienne, donnant sur le golfe d'Oman. Chabahar se situe à 72 kilomètres du port pakistanais de Gwadar, construit avec le soutien chinois. Cette proximité est vue par l'Inde comme un moyen de percer un blocus sino-pakistanais, et de pousser son influence au-delà de l'Asie méridionale. Il constitue un véhicule maritime pour accéder aux marchés de l'Asie centrale et l'Afghanistan via l'Iran, en contournant le Pakistan.

Lors d'une visite de Modi à Téhéran en 2016, des accords formalisant le contrat entre quelques firmes indiennes et les autorités portuaires de Chabahar ont été signés. Un arrangement entre l'Iran, l'Inde et l'Afghanistan fut mis en place pour un corridor de transport trilatéral via Chabahar. Celui-ci concerne en particulier l'acheminement du blé indien vers l'Afghanistan. Autre développement majeur plus récent : la signature le 13 mai dernier d'un contrat autorisant l'Inde à développer et exploiter un terminal portuaire à Chabahar pendant dix ans. L'accord a provoqué de fortes réactions de Washington.

La menace de sanctions américaines représente l'obstacle numéro un face aux desseins indiens en Iran. Après le retrait américain des accords JCPOA, l'Inde a encore réduit ses importations iraniennes pour amadouer les États-Unis. Mais en avril 2019, l'administration Trump a déclaré que tous les pays devaient immédiatement et obligatoirement interrompre leurs importations iraniennes. Par conséquent, depuis 2019, l'Inde n'importe plus de pétrole iranien.

Cependant, la situation pourrait évoluer en raison des changements intervenus dans le commerce mondial du pétrole après 2022 combinée à l'intégration de l'Iran dans les BRICS en 2023. Lors de la visite du chef de la diplomatie indienne à Téhéran en janvier 2024, Jaishankar a rappelé à son homologue iranien l'engagement de New Delhi en faveur de l'INSTC et du développement du port de Chabahar.

L'Inde a progressivement diversifié ses relations avec le Moyen-Orient. À partir de 2001 notamment, un pragmatisme partagé a guidé l'essor des relations avec les États du Golfe, les liens dépassant les limites traditionnelles du commerce pétrolier pour s'étendre à la sécurité et à la lutte contre le terrorisme. Au Moyen-Orient, malgré la vision inchangée de l'Inde en faveur d'une solution à deux États dans le conflit israélo-palestinien, sa proximité avec Israël s'est fortement développée au cours des trois dernières décennies. Israël et les États du Golfe sont conscients du vaste marché indien et souhaitent donc nouer des liens stratégiques avec New Delhi.

D'un autre côté, les relations de l'Inde avec l'Iran ont été plutôt ambivalentes. Les sanctions américaines contre le pétrole iranien et la proximité de l'Inde avec Israël empêchent des relations franches entre Téhéran et New Delhi. L'enjeu aux yeux de l'Inde dans un Moyen-Orient toujours plus tendu, sera d'utiliser au mieux sa capacité unique à traiter avec toutes les parties de manière indépendante.

Par Atharva Kadam

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À la lumière des crimes de famine de plus en plus fréquents commis par Israël, la famine dans la bande de Gaza doit être officiellement déclarée

4 juin 2024, par Euro-Med Human Rights Monitor — , , , ,
La famine doit être déclarée dans la bande de Gaza par toutes les autorités officielles concernées et les institutions internationales et des Nations unies compétentes. En (…)

La famine doit être déclarée dans la bande de Gaza par toutes les autorités officielles concernées et les institutions internationales et des Nations unies compétentes. En raison des crimes de famine imposée commis par Israël, la population de toute la bande de Gaza est actuellement confrontée à la propagation rapide de la famine et à des taux de plus en plus élevés de malnutrition aiguë. Tous les groupes, en particulier les enfants, sont touchés.

Tiré de France Palestine Solidarité. Article publié à l'origine par Euro-Med Human Rights Monitor. Photo : La famine est imminente à Gaza, 12 avril 2024 © UNRWA

L'insécurité alimentaire augmente dans toute la bande de Gaza en raison de l'insistance d'Israël à commettre le crime de famine imposée et à l'utiliser comme arme de guerre contre le peuple palestinien dans la bande de Gaza, ce qui fait partie d'un crime de génocide plus large.

Les niveaux de sécurité alimentaire ont considérablement diminué à la suite de l'opération terrestre de l'armée israélienne dans la ville de Rafah, au sud de la bande de Gaza, qui a commencé le 7 mai et a été précédée par le blocage par Israël de l'entrée des camions d'aide humanitaire par le poste-frontière de Rafah le 6 mai. Des milliers de camions se trouvant de l'autre côté du point de passage de Rafah sont à l'arrêt depuis des semaines et sont inaccessibles aux résidents dont la vie en dépend, en raison de la décision d'Israël d'affamer la population de la bande de Gaza, de fermer les points de passage et d'empêcher l'entrée de l'aide.

Il faut faire pression sur Israël pour qu'il applique immédiatement les mesures de précaution annoncées par la Cour internationale de justice concernant l'ouverture du point de passage de Rafah, afin de fournir des services de base et une aide humanitaire indispensable à la population de la bande de Gaza, dans le cadre de la prévention du crime de génocide à l'encontre des civils palestiniens.

La majorité des marchandises qui entrent dans la bande de Gaza par le point de passage de Kerem Shalom (Kerem Abu Salem) sont destinées aux marchands, et les habitants de la bande de Gaza, dont la majorité a perdu ses moyens de subsistance, doivent les payer. Cela signifie que même avec l'aide très limitée fournie par Israël, les secours nécessaires pour faire face au nombre croissant de personnes déplacées dans le sud sont insuffisants.

Ces marchandises sont totalement bloquées dans les zones situées au nord de la vallée de Gaza, y compris dans les gouvernorats de la ville de Gaza et du nord de Gaza, où la population connaît une grave pénurie de denrées alimentaires, notamment de légumes, de viande et d'autres aliments.

Le nord de la bande de Gaza a connu un nouveau déclin le 11 mai, la nuit où les forces israéliennes ont repris une campagne militaire brutale contre Jabalia et son camp. Des dizaines de milliers de personnes ont été contraintes soit de fuir leurs maisons avec leurs maigres réserves de nourriture et leurs biens, soit de rester dans des centres d'hébergement assiégés et bombardés. Aucune denrée alimentaire n'est parvenue dans ces centres.

Plus de 800 000 résidents et personnes déplacées ont été évacués de force de Rafah vers l'ouest de Khan Yunis et Deir al-Balah ; la majorité d'entre eux ont été contraints de partir avec un minimum de biens et de vivres. Pendant ce temps, environ 100 000 personnes ont été évacuées de Jabalia et de son camp, ainsi que de Beit Lahia, situé au nord de la bande de Gaza, à l'ouest de la ville de Gaza.

Avec la fermeture des points de passage et l'interdiction d'entrée de l'aide humanitaire par Israël, la menace de famine et de malnutrition aiguë a refait surface et s'est rapidement propagée. Cette situation affecte les 2,3 millions de résidents de la bande de Gaza, dont la moitié sont des enfants, et en particulier les habitants du nord de la vallée de Gaza, où les approvisionnements sont épuisés.

Le manque de liquidités et l'effondrement des possibilités d'emploi et de la production locale ont rendu tous les civils de la bande de Gaza dépendants de l'aide humanitaire étrangère ; par conséquent, son arrêt complet les priverait entièrement de l'accès à la nourriture et aux produits de première nécessité qui sont essentiels à la survie.

Seule une petite quantité d'aide de très mauvaise qualité a été livrée via le quai conçu par les États-Unis ; la majorité de cette aide n'a pas été distribuée dans l'ensemble de la bande. Le quai n'est apparemment qu'un outil officiel utilisé par les États-Unis pour désamorcer les critiques formulées à l'encontre d'Israël, qui poursuit son crime de famine imposée et empêche les secours d'atteindre l'enclave assiégée par voie terrestre.

Selon de nombreuses agences des Nations unies, des organisations humanitaires internationales et la Cour internationale de justice - en particulier dans son deuxième arrêt du 28 mars -, les points de passage terrestres restent le moyen le plus efficace d'acheminer l'aide.

En outre, un deuxième rapport du groupe de travail chargé de la classification IPC, qui traite de la situation alimentaire dans la bande de Gaza, a confirmé que l'ensemble de la population de la bande (2,23 millions de personnes), y compris les résidents des gouvernorats de Deir al-Balah, Khan Yunis et Rafah, connaît des niveaux élevés d'insécurité alimentaire aiguë. La moitié de ces personnes se trouvent dans la phase 5 de l'IPC, c'est-à-dire dans la phase de catastrophe/famine.

Selon ce rapport, publié le 18 mars, les trois seuils de famine ont déjà été atteints ou risquent fort de l'être dans les gouvernorats de Gaza Nord et de la ville de Gaza. Dans ces zones, le seuil de famine pour l'insécurité alimentaire aiguë a déjà été atteint, le seuil de famine pour la malnutrition aiguë a très probablement déjà été atteint et le seuil de famine pour la mortalité devrait s'accélérer et être bientôt dépassé. En raison de ces facteurs, l'IPC a conclu que la famine devrait frapper à tout moment entre la date de publication du rapport et le mois de mai.

Même avant la récente détérioration rapide de la situation alimentaire dans la bande de Gaza, les estimations du rapport - qui reposent sur des bases techniques et des équations constituant le principal système de classification internationalement reconnu des cas de malnutrition et de famine - tirent la sonnette d'alarme quant à la nécessité d'une action immédiate pour stopper la propagation de la famine et en inverser les effets. Au moment de la publication du rapport, cette situation était due à la fermeture des points de passage terrestres par Israël, qui a duré plusieurs semaines.

Étant donné qu'Israël contrôle tous les points de passage terrestres et maritimes vers la bande de Gaza et impose un blocus illégal, il exerce un contrôle total sur l'acheminement des matériaux de base dans la bande, ce qui a entraîné la destruction systématique et généralisée des habitations civiles, des moyens de subsistance et des terres agricoles. Cela a conduit à la crise humanitaire et alimentaire catastrophique dont souffre l'ensemble de la population de la bande de Gaza, et constitue une preuve concluante qu'Israël commet le crime de famine imposée et l'utilise comme un outil de guerre. Compte tenu de ces effets dévastateurs, observables et indéniables, le procureur de la Cour pénale internationale a demandé la semaine dernière à la chambre préliminaire de la Cour de délivrer des mandats d'arrêt, accusant le Premier ministre israélien et le ministre israélien de la défense d'utiliser la famine comme méthode de guerre.

La majorité des habitants de la bande de Gaza souffrent déjà d'une faim extrême et, au cours des derniers mois, l'ensemble de la population a perdu des milliers de tonnes de poids. Des centaines de milliers d'enfants et de personnes âgées, en particulier, ont commencé à souffrir d'émaciation, c'est-à-dire qu'ils sont trop maigres pour leur taille.

Les autorités sanitaires ont officiellement enregistré 30 décès dus à la famine, tandis que les estimations suggèrent que les décès liés à la famine se produisent presque quotidiennement, en plus des décès dus aux bombardements et aux traitements médicaux inadéquats.

La communauté internationale a l'obligation morale et juridique d'arrêter la propagation de la famine dans la bande de Gaza en prenant des mesures rapides pour assurer la fourniture immédiate d'aide vitale à la population. Retarder l'annonce officielle de la famine et ne pas insister publiquement sur le fait que de nouveaux retards entraîneront davantage de faim, de pauvreté, de malnutrition et de décès revient à refuser de prendre une nouvelle mesure significative pour faire pression sur Israël afin qu'il mette fin à ses crimes et lève son siège arbitraire sur la bande de Gaza.

L'accès à l'aide humanitaire doit être rétabli dans l'ensemble de la bande de Gaza. Il s'agit notamment de permettre l'entrée de fournitures vitales et leur acheminement rapide et efficace par les postes frontières et les routes terrestres ; de rétablir les services de santé, l'eau et l'assainissement ; de fournir des aliments sûrs, nourrissants et en quantité suffisante à l'ensemble de la population, ainsi que du lait maternisé ; de traiter les cas de malnutrition et les maladies qui y sont liées ; et de rétablir les systèmes de production locaux et l'entrée des produits commerciaux.

En tant que source de la famine, la communauté internationale a l'obligation légale de mettre fin au crime de génocide qu'Israël commet contre la population de la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023. Sans cela, il est impossible de discuter de la création d'un environnement propice à l'acheminement de l'aide humanitaire ou d'entamer le processus de rétablissement des services de base afin d'arrêter la propagation de la famine et d'en inverser les effets.

Afin de protéger les civils palestiniens d'un génocide dans la bande de Gaza, de véritables outils de pression doivent être activés pour forcer Israël à cesser immédiatement tous ses crimes et à se conformer au droit international et aux décisions de la Cour internationale de justice. Cela implique de cesser toute forme de soutien politique, financier et militaire à l'attaque militaire d'Israël contre la bande de Gaza et de le tenir pour responsable de tous ses crimes.

La communauté internationale doit exercer une pression immédiate sur Israël pour qu'il cesse de commettre le crime d'affamer les habitants de la bande de Gaza, qu'il lève entièrement le siège, qu'il mette en place les systèmes nécessaires pour garantir l'acheminement sûr, efficace et rapide des fournitures humanitaires et qu'il prenne des mesures significatives pour lutter contre la famine qui se propage rapidement parmi les civils palestiniens de la bande de Gaza.

Traduction : AFPS

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Récit : La mort sans importance d’un enfant palestinien

Comment un simple accident de bus se termine-t-il en catastrophe pour la famille Salama et la mort du fils, brûlé vif ? Journaliste américain, Nathan Thrall raconte le drame et (…)

Comment un simple accident de bus se termine-t-il en catastrophe pour la famille Salama et la mort du fils, brûlé vif ? Journaliste américain, Nathan Thrall raconte le drame et ses conséquences pour les parents et les habitants de leur village, mêlant l'histoire singulière de ce jeune garçon, et la grande histoire du peuple palestinien. Un récit époustouflant de l'apartheid au quotidien. Passé sous silence par les médias français.

Tiré d'Orient XXI.

Auteur d'Une journée dans la vie d'Abed Salama, l'Américain Nathan Thrall a obtenu, le 13 mai 2024, le Prix Pulitzer — le plus prestigieux prix des États-Unis pour l'écriture, divisé entre littérature et journalisme. Dans le premier cas, il couronne la fiction, le récit historique, la poésie, etc. ; dans le second, l'investigation, l'analyse, l'éditorial, etc. Thrall l'a emporté dans la catégorie littéraire dite de la « non-fiction ». Son livre est d'une puissante humanité, volontairement écrit avec des mots simples, des phrases sans artifices, où perce une volonté de partager des émotions et de comprendre les faits qui les génèrent.

Étonnamment, aucun journal français n'a publié d'articles sur cet ouvrage, pourtant paru il y a plusieurs mois chez Gallimard, une maison d'édition dont on peut imaginer qu'elle dispose de quelques entrées dans la sphère des médias. Serait-ce parce que ce livre a pour thème l'occupation à laquelle sont soumis les Palestiniens depuis trois quarts de siècle ? Un thème jugé hier « dépassé », « usé », et depuis le 7 octobre 2023, sommé de s'effacer derrière les crimes commis par le Hamas ? Est-ce le cas de la traduction française de l'ouvrage de Thrall sorti moins de trois mois après ? Toujours est-il que ce livre remarquable — et remarqué aux États-Unis — est passé quasiment inaperçu en France.

Il décrit le drame vécu par la famille d'Abed Salama, qui fut un militant marxisant du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), une des composantes de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Le 16 février 2012, son fils de cinq ans, Milad, part en excursion avec sa classe. La famille habite Anata, un village-quartier de Jérusalem, divisé en deux par le « mur de protection » érigé par Israël pour encercler la Cisjordanie, renforcer sa « cantonisation » et séparer ses colons juifs de la population autochtone. À deux pas (moins d'un kilomètre et demi) s'est installée, en Territoire palestinien occupé, la colonie israélienne d'Anatot, un nom biblique. On ne voit pas immédiatement le rapport avec l'excursion. On va tristement découvrir que c'est essentiel.

« La Bible est notre mandat »

Le temps, ce jour-là, est exécrable. Pourtant, Milad, le fils d'Abed, est pour une fois enthousiaste à l'idée de faire autre chose que de s'asseoir sur le banc d'école. Il monte dans l'autobus, mais n'arrivera jamais à destination. Sur cette route cabossée de Cisjordanie, il pleut à verse. Sous l'orage, l'autobus est percuté par un camion conduit par un Palestinien. Renversé, il prend feu à l'avant. Deux personnages de cette tragédie vont alors se révéler héroïques. L'enseignante, Ula Joulani, se précipite au milieu des flammes et sauvera plusieurs enfants. Avant elle, Salem, un autre Palestinien habitant du coin, a été le premier à entrer dans le feu. Durant 34 minutes, personne d'autre ne s'approchera du bus en flammes : ni policier, ni soldat, ni pompier. Une adulte et six enfants, dont Milad Salama, vont périr. Parmi les rescapés, on comptera de grands brûlés, enfants inclus.

Le livre raconte ce drame qui n'est pas sans lien avec la situation géographique et politique du village-quartier d'Anata, la manière dont il impacte la famille d'Abed Salama et de sa femme Haïfa. Mais il raconte aussi les bouleversements de la vie dans le bourg palestinien et les courants politiques et culturels qui le traversent, ainsi que leurs conséquences dues à l'omniprésence des colons, des services spéciaux israéliens et des militaires, leur façon d'être, de penser, parfois surprenante. Qui sait, note Thrall, que Ben Gourion, juif complètement laïque et qui, comme on dit, mangeait du porc à Yom Kippour, déclarait aussi : « Je dis, au nom des Juifs, que la Bible est notre mandat » ? (1)

Thrall mélange ainsi le portrait des protagonistes, la famille Salama et ses proches, ses amis et ses voisins, leur vie de Palestiniens soumis aux méthodes utilisées par l'occupant israélien pour démanteler leur société, la scinder en groupes différents et si possible aux intérêts antagonistes, sinon hostiles. Ainsi en va-t-il des cartes d'identité à couleurs multiples destinées à octroyer aux uns et aux autres un statut différent qui augure lui-même d'une vie différente, selon que l'on dispose d'une carte jaune ou verte, ou autre. À 500 mètres près parfois, la différence de statut est telle qu'on ne sait plus à quelle règle on est soumis. Lorsqu'Israël construisit son « mur de protection », note Thrall, l'enclave qui incluait les quartiers d'Anata, Shuafat et Kufr Aqab passèrent d'un coup de l'autre côté de la barrière. Du jour au lendemain, 100 000 Palestiniens se virent privés des services fournis par la municipalité de Jérusalem : plus de pompiers, plus de police, plus d'ambulanciers. Seule l'armée y entrait.

Thrall met aussi en exergue le poids du passé, sans lequel on ne peut rien comprendre. La Nakba et le nettoyage ethnique, en 1948, de la ville de Haïfa, d'où les Salama sont issus, et d'autres événements moins connus, tels le massacre au Liban de 2 000 Palestiniens du camp de réfugiés de Tal Al-Zaatar, perpétré en août 1976 par les phalangistes chrétiens sous la protection… du président syrien Hafez Al-Assad. On est six ans avant Sabra et Chatila. Il rappelle aussi Oslo — l'accord devant permettre une « paix israélo-palestinienne » — dont nombre des militants palestiniens décrits par Thrall comprennent, avant leurs dirigeants, que, sous couvert de paix, les Israéliens n'entendent négocier que « la sécurité » et rien d'autre.

« Les routes stériles »

Pendant ce temps, l'occupation se renforce. Huda, femme médecin qui travaille pour l'UNRWA, l'organisme onusien de gestion des réfugiés palestiniens, voit son fils de seize ans, Hadi, arrêté. Il reconnaîtra avoir jeté des pierres sur des soldats. Lui et sa mère seront torturés. Finalement, l'avocat de l'armée proposera au médecin de réduire de moitié la peine de son fils, si elle renonce à porter plainte pour tortures. Huda acceptera… Une journée comme une autre sous occupation.

Thrall décrit également ces voies qui permettent aux colons de se déplacer sans risques. Dans son jargon, l'armée les appelle les « routes stériles », comprendre « non infectées » par les indigènes palestiniens. Certains les qualifieront de « routes de l'apartheid ». En effet, dans les années 1990, émergera tout autour un gigantesque système de « checkpoints, barrages routiers, déviations et, surtout, de clôtures et de murs ».

Lorsqu'en 2012, l'autobus des enfants est percuté par le camion, les accords d'Oslo sont déjà lointains. La Cisjordanie est devenue un labyrinthe faisant de la vie des Palestiniens un enfer quotidien. Le jour du drame, avec sa carte d'identité verte, Abed n'est pas autorisé à se rendre seul à l'hôpital de Ramallah, où on lui a dit que son fils a été transporté… Haya, une mère palestinienne avec deux enfants dans le bus, devra attendre deux heures aux check-points pour faire les 14 kilomètres lui permettant de se rendre à l'hôpital.

  • Comment se fait-il que les pompiers palestiniens soient les premiers à être arrivés sur les lieux de l'accident, après avoir eux-mêmes été retenus à un check-point ? interroge Thrall.

Tout le monde savait avec quelle rapidité les forces israéliennes intervenaient sur un axe routier cisjordanien dès qu'un gamin se mettait à lancer des pierres. Pourtant, les soldats qui stationnaient au check-point, les troupes de la base militaire de Rama, les pompiers des colonies situées à proximité n'ont pris aucune initiative, laissant le bus brûler plus d'une demi-heure.

D'où ils étaient, ils n'ont pas pu ne pas voir les flammes. Mais cette route-là n'était pas stérile…

Notes

1- NDLR. Déclaration de Ben Gourion, le 7 janvier 1937, devant la Commission Peel, dont le nom formel est Commission royale pour la Palestine, mise en place en 1936 afin de proposer des modifications au mandat britannique en Palestine.

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Guerre contre Gaza : pourquoi Israël est plus divisé que jamais

L'obsession de l'État depuis le 7 octobre à poursuivre une « victoire totale » a conduit à une attaque contre les droits civiques à travers Israël. La fin de la guerre à Gaza , (…)

L'obsession de l'État depuis le 7 octobre à poursuivre une « victoire totale » a conduit à une attaque contre les droits civiques à travers Israël. La fin de la guerre à Gaza , qui a tué des dizaines de milliers de Palestinien.ne.s et laissé un Israël profondément changé et confronté à des allégations de génocide, n'est nulle part à l'horizon. Sept mois plus tard, Israël est une société meurtrie, plus déchirée et divisée qu'à tout autre moment de son histoire.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière.

Cela était très clair lors du rituel printanier du pays, qui a commencé avec le Memorial Day, célébré en hommage aux soldats tombés au combat, et s'est poursuivi avec la célébration le 13 mai du 76e anniversaire de la création de l'état d'Israël, traditionnellement l'occasion d'une expression symboliquement puissante de l'unité juive et de la fidélité israélienne au récit national sioniste.

Cette année, aucune trace de cette unité ne fut visible.

La fracture est apparue avec une clarté douloureuse à la veille du Jour de l'Indépendance, lorsque l'on a vu la Chaîne 12 diffuser avec un écran partagé. D'un côté, la cérémonie officielle d'allumage des flambeaux, filmée cette fois à l'avance, sans public, comme dans les dictatures les plus éclairées.

De l'autre côté, nous avons assisté à une cérémonie « d'extinction des phares » organisée par les familles des otages du 7 octobre, dans un acte désespéré de défi à l'égard de l'État et protestant l'abandon par le gouvernement de leurs proches.

Une dualité différente est apparue le jour même de l'Indépendance, qui a vu des foules d'activistes, hommes et femmes, palestiniens et juifs, participer à des manifestations , notamment à la Marche annuelle du retour, pour marquer cette fois les 76 ans de la Nakba .

Au même moment, des milliers de juifs et juives ont rejoint leur propre « Marche pour Gaza » à Sderot pour célébrer l'indépendance d'Israël. A voir leurs mines réjouies malgré la fumée intense qui s'échappait tout près du territoire assiégé, ils étaient apparemment contents de voir Gaza prendre feu sachant sans doute que le projet de construire sur ses ruines était déjà dans les cartes.

Se battre pour la justice

La marche palestinienne du retour organisée le jour de la Nakba a été restreinte cette année à quelques centaines de mètres seulement – et, contrairement aux années précédentes, elle n'a pas eu comme fin de parcours les sites des villages déplacés.

Ces quelques centaines de mètres ont pourtant suffi pour démontrer avec force la fierté d'une identité palestinienne présente, consciente et mémorielle — implacable aussi dans sa demande incessante de justice dans un pays où celle-ci est fondamentalement absente.

Justice pour les personnes déplacées ; justice pour Gaza ; justice pour les prisonniers et prisonnières politiques. Justice et lutte contre l'effacement du souvenir.

On ne peut qu'imaginer les effets, sur les jeunes enfants portés pendant la marche sur les épaules de leurs parents, de cette revendication de pouvoir souverain.

De jeunes enfants étaient également visibles dans des vidéos de la marche des sympathisant.e.s de droite à Sderot, où des banderoles proclamaient : « Marche pour l'indépendance — en route vers Gaza ». Ces parents en marche ont-ils expliqué à leurs enfants comment des jeunes juifs détruisaient des convois humanitaires destinés à secourir d'autres enfants qui mouraient de faim pas loin de là ?

Alors que les enfants palestiniens, afin d'en apprendre davantage sur leur propre histoire, se promenaient parmi les étals de livres lors d'un rassemblement pour la Journée de la Nakba près de Shefa-Amr (Shefaram), les enfants juifs de Sderot ont-ils appris quelque chose lorsque leurs pique-niques familiaux se trouvaient ponctués par le bruit des explosions au-dessus de Gaza, presque à portée de la main ?

Quand les enfants palestiniens, lors des manifestations pour soutenir la Palestine, ont vu des activistes juifs et juives sortir pour montrer leur solidarité, les saluant avec respect, les enfants juifs de Sderot, ont-ils appris quelque chose sur les enfants palestiniens, dont les parents étaient venus commémorer la catastrophe de la Nakba ?

Le fascisme s'étend

Dans une génération ou deux, ces deux groupes d'enfants deviendront des adultes à qui il incombera de façonner les espaces civils partagés de ce pays. Ces espaces ne cessent de se rétrécir, la notion de citoyenneté partagée n'a que très peu de sens dans l'Israël d'aujourd'hui.

Le nationalisme et la discrimination sont en plein essor, et le fascisme prend de l'ampleur à une vitesse vertigineuse. Les Juifs israéliens et israéliennes n'ont jamais accordé une véritable attention à la signification de la citoyenneté — leurs droits étant protégés par leur appartenance nationale. Mais ce qui se passe depuis le 7 octobre prouve à quel point l'affaiblissement de notre statut civil nous met nous, juif et juives de l'Etat d'Israël, également en danger.

Lorsque les citoyens placent leurs droits civiques au-dessus des diktats nationalistes, ils deviennent des ennemis.

L'abandon des otages israélien.ne.s par le gouvernement est une expression particulièrement malheureuse de ce danger. Lorsque les intérêts nationalistes sont en jeu, les devoirs de l'État envers ses citoyens sont mis de côté et perdent leur sens.

Il en va de même pour les otages et les milliers de personnes déplacées en Israël pendant cette guerre. Avec l'État obsédé par l'objectif d'une « victoire totale » pour le bien de la nation, les besoins et les droits des citoyens deviennent insignifiants, pour ne pas dire une gêne.

S'ils défendent leurs droits, ils rejoignent en quelque sorte « l'ennemi ». Il suffit de voir avec quelle violence la police traite les familles des otages lorsque celles-ci exigent leur libération de manière moins « bien élevée » et exhorte l'État à prendre conscience de sa responsabilité pour la vie des citoyen.ne.s qu'il persiste à négliger.

Dès qu'ils osent placer leurs droits civiques au-dessus des diktats nationalistes, ils deviennent des ennemis.

Orly Noy, 23 mai 2024

Agence Média Palestine. 27 mai 2024 :

Source : Middle East Eye

• Traduction : BM pour Agence Média Palestine.

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Le test CPI

C'est assurément un des coups les plus sérieux à avoir été porté à l'armure d'impunité de l'Etat hébreu. C'est aussi une pierre inédite qui atterrit dans l'imprenable jardin (…)

C'est assurément un des coups les plus sérieux à avoir été porté à l'armure d'impunité de l'Etat hébreu. C'est aussi une pierre inédite qui atterrit dans l'imprenable jardin occidental.

Tiré d'Algeria Watch.

La demande par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) de mandats d'arrêt internationaux à l'encontre du Premier ministre israélien et son ministre de la Défense pour « crime de guerre » est un fait sans précédent et franchement inespéré, malgré la sinistre profusion de pièces à conviction depuis au moins le début de la meurtrière expédition punitive lâchée contre la population de Ghaza.

Pour mesurer la puissance du coup de tonnerre, il suffit probablement de regarder du côté des réactions unanimement outrées émanant d'Israël. « Ignoble », « scandaleux », « catastrophique », … suffoque-t-on du côté de Tel-Aviv dans une vague d'indignation qui recolle les morceaux d'une classe politique, au pouvoir et dans l'opposition, très divisée jusque-là sur la manière de conduire la guerre.

Plus édifiant encore, l'affolement qui s'empare du protecteur patenté, les Etats-Unis.
Les grosses pointures de l'administration Biden ainsi que le groupe républicain au Congrès se découvrent à leur tour un ennemi commun et prioritaire à abattre. Anthony Blinken, le secrétaire d'Etat américain, comme son Président, trouve « honteux » que des mandats d'arrêt soient réclamés à l'encontre des deux dirigeants israéliens, en sortant encore la rengaine pathétique de démarche pouvant compromettre les négociations sur l'arrêt des hostilités à Ghaza.

Les deux paraissent particulièrement remontés contre un prononcé de requête qui fait « équivalence » entre les dirigeants du Hamas et ceux de l'Etat hébreu, parce qu'il remet complètement en question le récit matraqué depuis plus de sept mois sur le droit de la « démocratie » israélienne à se défendre contre l'agression « terroriste » du Hamas. Le groupe républicain, quant à lui, s'apprête à décider d'une batterie de « sanctions » contre le parquet de la CPI et ses juges.

En dehors de quelques exceptions mesurées, c'est globalement la teneur des réactions dans la sphère occidentale dont, faut-il le noter, aucun dirigeant ni allié n'a jamais été concerné auparavant par une poursuite internationale.

Les menaces brandies contre les magistrats de la Cour par Tel-Aviv et Washington depuis le début du mois n'auront donc pas dissuadé le Britannique Karim Khan, le procureur général, de faire son boulot.

Du moins jusqu'à ce stade de la procédure et en attendant la réponse des juges. La partie décisive se jouera dans les semaines ou les mois qui nous séparent de l'émission, ou non, des fameux mandats.

Au-delà de la solidité du contenu technique du dossier d'accusation, la bataille s'engage clairement sur le terrain politique et diplomatique. Les Etats-Unis, qui n'ont pas qualité d'adhérent à la juridiction internationale (comme la Chine et la Russie, entre autres), vont certainement ameuter les alliés membres de la Cour, dont les pays de l'UE, pour faire pression ; ce même groupe d'Etats qui avait été mobilisé par Washington pour faire émettre un mandat d'arrêt international contre Vladimir Poutine en mars 2023.

L'épreuve aujourd'hui concerne tout le dispositif déjà très décrié de régulation, d'arbitrage et de médiation dans les relations internationales et la crédibilité de ses institutions. Après avoir clairement mis à nu, au-delà de ce qui était su, la structure dysfonctionnelle et inefficace du Conseil de sécurité de l'ONU, la double standardisation consacrée dans le traitement des conflits, assumée par le bloc occidental, la guerre contre Ghaza impose un test de légitimité décisif aux juridictions internationales.

L'issue des fronts qui se sont ouverts à la Cour internationale de justice (CIJ) et à la CPI pourrait sauver un peu de l'honneur de la communauté internationale en faisant d'Israël et ses dirigeants des « justiciables » comme les autres, ou, a contrario, creusera davantage la fracture et précipitera l'effondrement de l'édifice du droit international et des valeurs censées le sous-tendre.

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New York : une conférence de gauche qui intériorise le déclin de l’empire

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Polynésie française : le rahui, outil communautaire et ancestral au service de la biodiversité

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Petit répit à Port-au-Prince

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Les propriétaires d’immeubles prennent la barre au parlement ontarien

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En 2023, 68 % des sièges de la région du Grand Toronto à Queens Park, le parlement provincial, étaient détenus par des propriétaires. Alors que Toronto a les loyers les plus élevés de l'Ontario et les troisièmes plus élevés du Canada, ceux qui profitent de ces prix élevés sont largement (…)

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Considérant que l'Histoire est, au fond, indispensable à la compréhension du présent, Nicolas FAUCIER, 83 ans, militant resté sur la brèche, croit devoir, au soir de sa vie, laisser un témoignage à ceux qui sont appelés à prendre la relève afin de les éclairer sur les difficultés qui les (…)

Les travailleurs du logement social de Windsor seraient éligibles au logement social

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Le 14 mai, les travailleurs de la Windsor Essex Community Housing Corporation (WEC-HC) ont voté à 96% en faveur d'un mandat de grève pour ce qu'ils décrivent comme des salaires invivables dans un contexte d'inflation croissante. Alors que la tension monte dans les négociations, une grève (…)

Rimouski Ville verte et inspirante

31 mai 2024, par Marc Simard
L’auteur fait partie de l’Initiative de journalisme local Préoccupé par les impacts des changements climatiques sur la santé et sur l’environnement, un groupe de la population (…)

L’auteur fait partie de l’Initiative de journalisme local Préoccupé par les impacts des changements climatiques sur la santé et sur l’environnement, un groupe de la population rimouskoise a créé une pétition qui appuie la Proposition Rimouski Ville verte et inspirante. Cette Proposition présente (…)

Débats du Mouvement Québec Indépendant - Hydro-Québec, base de notre indépendance

31 mai 2024, par Mouvement Québec Indépendant —
Samedi 8 juin 13h30-16h30 Foyer St-Antoine-Salle Elisabeth 150 rue Grant, Longueuil Diffusion en direct : https://www.facebook.com/mouvementquebecindependant/live_videos (…)

Samedi 8 juin
13h30-16h30
Foyer St-Antoine-Salle Elisabeth
150 rue Grant, Longueuil

Diffusion en direct :
https://www.facebook.com/mouvementquebecindependant/live_videos

(En présentiel et en virtuel)

La nationalisation de notre électricité, décidée en 1962 à la suite de l'unique élection référendaire jamais tenue au Québec, a marqué le coup d'envoi de la révolution tranquille. Un demi-siècle plus tard, Hydro-Québec tient toujours une place à part dans la fierté collective du peuple québécois. Le « Maître chez nous" de 1962 a alimenté une volonté populaire d'indépendance qui s'est manifestée en particulier par le référendum volé de 1995. Aujourd'hui on assiste à un mouvement inverse où s'accélère le processus de privatisation de notre production électrique. Alors que la question de l'indépendance revient à l'avant-scène politique en vue de l'élection de 2026, peut-on faire l'indépendance en continuant ainsi de dilapider notre principale richesse naturelle ? Poser la question c'est y répondre.

Le 8 juin prochain, le Mouvement Québec Indépendant organise une conférence visant à clarifier les enjeux sur cette question cruciale. Elle débutera avec un exposé de Michel Roche qui soulignera l'importance du « geste fondateur » de 1962 et de ceux qui ont suivi dans le processus d'affirmation du peuple québécois. Dans un deuxième temps, Robert Laplante brossera l'historique de ce processus d'autodestruction par la privatisation, en en soulignant les impacts négatifs majeurs. En conclusion, Martine Ouellet fera le point sur la situation actuelle en mettant en évidence le front de résistance en train d'émerger actuellement au Québec en faveur du maintien d'Hydro-Québec sous le contrôle public.

MICHEL ROCHE

Professeur et chercheur en sciences politiques à L'Université du Québec à Chicoutimi, Michel Roche est spécialiste de la politique russe. Il a publié sur l'éclatement de l'URSS. Il a aussi publié sur la gauche et l'indépendance du Québec et sur la mobilisation étudiante de 2012. Cette année, il vient de publier un ouvrage remarqué intitulé « La question nationale, une question sociale – Essai sur la crise du mouvement indépendantiste québécois. »

ROBERT LAPLANTE

Sociologue de formation, Robert Laplante est le directeur de la revue souverainiste L'Action nationale depuis 1999 et du magazine Les Cahiers de lecture consacré à la recension des essais québécois. Il a notamment publié "Revoir le cadre stratégique", demandant une révision de la stratégie péquiste. Il dirige l'institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) qui vient de publier sous sa direction « La privatisation de l'énergie éolienne et la mission d'Hydro-Québec. »

MARTINE OUELLET

Ingénieure de formation, Martine Ouellet a fait carrière à Hydro-Québec. Avant son entrée en politique, elle milite dans le mouvement écologique Eau Secours. De 2010 à 2019, elle est députée de Vachon pour le Parti québécois et ministre des Ressources naturelles dans le gouvernement Marois. Elle est par la suite candidate à la direction du PQ à deux reprises. En 2017-2018 elle est cheffe du Bloc québécois. En mai 2021, elle crée son propre parti écologiste et indépendantiste, Climat Québec.

PRÉFACE – La Plateforme d’Archinov, ou comment organiser la révolution

31 mai 2024, par Archives Révolutionnaires
Nos camarades de M Éditeur ont eu l’heureuse idée de republier la Plateforme d’organisation des communistes libertaires. À la suite de l’expérience anarchiste en Ukraine (…)

Nos camarades de M Éditeur ont eu l’heureuse idée de republier la Plateforme d’organisation des communistes libertaires. À la suite de l’expérience anarchiste en Ukraine concomitante à la Révolution russe, ce document se veut une réponse pratique à l’organisation révolutionnaire dans une perspective libertaire. Texte canonique du début du XXe siècle, il cherche à ouvrir une voie mitoyenne entre les bolcheviks et les anarchistes synthésistes, refusant l’autoritarisme des uns, et le manque d’unité et de coordination des autres. Avec l’autorisation de M Éditeur, Archives Révolutionnaires a le plaisir de republier la préface originale de l’ouvrage, rédigée par Alexis Lafleur-Paiement, membre de notre collectif.

On trouvera la Plateforme d’organisation des communistes libertaires dans une bonne librairie près de chez vous !

Le lancement de la Plateforme a eu lieu le 4 avril 2024 à la librairie n’était-ce pas l’été, Montréal.


La Plateforme d’Archinov, ou comment organiser la révolution

Par Alexis Lafleur-Paiement [1]

L’année 1917 voit s’abattre coup sur coup deux révolutions en Russie : celle de Février qui emporte la monarchie et celle d’Octobre qui permet aux bolcheviks de prendre le pouvoir[2]. À travers ces bouleversements, de larges espaces de liberté sont dégagés, favorisant l’apparition de différents projets émancipateurs, dont ceux des soviets urbains et des bolcheviks, mais aussi des « armées vertes » paysannes et de « l’Ukraine libertaire » à partir de la fin de l’année 1917. Cette dernière, constituée dans le sud-est du pays, s’organise autour de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, plus connue sous le nom de Makhnovchtchina, en référence à son leader Nestor Makhno (1888-1934). Elle porte un projet de révolution sociale communiste libertaire en rupture avec les nationalistes ukrainiens ainsi qu’avec les bolcheviks. Sa farouche indépendance la pousse à lutter contre les autres forces en présence, réactionnaires ou révolutionnaires, étrangères ou locales. Ainsi, de 1918 à 1921, elle combat tour à tour les forces d’occupation austro-allemandes, l’armée du gouvernement ukrainien (répondant à la Rada centrale), les soldats blancs de Denikine et de Wrangel, puis l’Armée rouge. Vaincue par cette dernière en août 1921 et sans avoir réellement mené à terme son projet d’émancipation, la Makhnovchtchina est dissoute et ses dirigeants sont forcés à l’exil[3].

Si les alliances tactiques entre la Makhnovchtchina et les bolcheviks (printemps 1919, été et automne 1920) indiquent une certaine affinité politique, la rupture finale de 1921 se fonde sur des divergences bien réelles. D’abord, le mouvement ukrainien est plus foncièrement paysan – dans sa composition et dans le rôle qu’il attribue aux populations rurales – que celui des bolcheviks, impliquant un rapport différencié à la terre et à sa propriété. Ensuite, Makhno adopte une position véritablement libertaire : « l’organisation a pour seul but l’œuvre libertaire au sein des masses laborieuses, par la propagande anarchiste », « l’organisation des anarchistes n’assumera dans aucun cas le rôle des partis politiques », « elle s’abstient de participer à des actions visant la prise du pouvoir[4] ». Ces conceptions se cristalliseront au sein de la diaspora makhnoviste, alors que les réalités de la guerre (qui impliquent un certain dirigisme) deviennent plus lointaines. Cela dit, Makhno et ses camarades considèrent que l’organisation sur des bases claires est essentielle ; seulement, cette organisation doit être horizontale et viser l’abolition du pouvoir d’État au profit du pouvoir des comités ouvriers et paysans.

« Des agitateurs éparpillent des tracts à la Maison des Soviets » (Vyazma, 1917).

La Plateforme (1926) et le débat avec le synthésisme

Après une période d’errements marqués par des emprisonnements politiques en Roumanie, en Pologne et en Allemagne, Nestor Makhno réussit à rejoindre Paris en 1925. Il y retrouve un milieu acquis à l’anarchisme, ainsi que plusieurs anciens compagnons d’armes, dont Piotr Archinov et Voline. Dès lors, un groupe d’exilé·es ukrainien·nes et russes fondent le journal Diélo Trouda (La Cause du travail) qui devient un pôle important de l’anarchisme social, en opposition aux courants plus individualistes. Dans ces pages, Makhno revient sur plusieurs problèmes politiques, dont l’organisation (no 4, septembre 1925), la question de l’égalité (no 9, février 1926), l’insurrection de Kronstadt (no 10, mars 1926), la lutte contre l’État (no 17, octobre 1926), la question nationale ukrainienne (no 19, décembre 1926), la paysannerie (no 33-34, février-mars 1928) et le mouvement makhnoviste (no 44-45, janvier-février 1929)[5]. Mais c’est surtout la publication de la Plateforme d’organisation de l’Union générale des anarchistes à partir du no 13-14 (juin-juillet 1926) qui retient l’attention des militant·es.

Ce texte-manifeste signé par le Groupe des anarchistes russes à l’étranger (plus précisément Piotr Archinov, Linsky, Nestor Makhno, Ida Mett et Jean Walecki) va inaugurer un débat majeur sur l’organisation dans les cercles anarchistes. Cinq ans après la défaite de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne, la Plateforme reprend et systématise les principales thèses sociales et organisationnelles des makhnovistes. Bien qu’elle ait été rédigée principalement par Archinov (1887-1938), camarade et ami de Makhno depuis 1911, elle reflète les idées du groupe. Le texte circule d’abord dans les milieux des exilé·es d’Europe de l’Est (polonais, russes, ukrainiens), mais sa traduction rapide par le militant anarchiste Voline (1882-1945) permet aux groupes francophones de prendre part à la polémique qui grandit. Les milieux libertaires parisiens puis français, ainsi que ceux de plusieurs pays européens, prennent position en faveur ou en opposition au texte[6].

Le document, aussi connu sous les noms de Plateforme d’organisation des communistes libertaires ou de Plateforme d’Archinov, poursuit un débat qui traverse le mouvement anarchiste depuis ses débuts, et qui a pris une tournure particulière à la suite de la prise du pouvoir par les bolcheviks : comment organiser les anarchistes tout en préservant l’autonomie individuelle au cœur du projet libertaire ? Pour les plateformistes, il faut se doter d’un plan d’action commun qui rend compte des objectifs libertaires et qui canalise les forces dispersées. Cette organisation doit se faire sur une base d’adhésion volontaire et arrimer ses moyens à ses fins, soit l’instauration d’une société sans État ni propriété, composée d’individus autonomes et contractant librement leurs relations. Autrement dit, il faut une organisation commune, avec une doctrine et des moyens d’action, le tout dans une perspective libertaire[7]. Qu’est-ce qui fait débat alors ? Pour plusieurs militant·es, cette approche est déjà trop centralisatrice et s’éloigne de l’anarchisme véritable, censé respecter la diversité des idées, des modes d’organisation et des choix d’action. Pour celles et ceux qu’on appellera les synthésistes, la seule alliance acceptable entre les anarchistes est la libre association des multiples tendances et individus qui respecte entièrement les divergences des uns et des autres, sans obligation d’adhérer à une organisation ou à une stratégie unique, et sans redevabilité mutuelle.

Le débat porte prioritairement sur l’enjeu « d’une orientation idéologique et tactique homogènes[8] » qui réponde à la contradiction fondamentale de la lutte des classes afin d’assurer le développement du mouvement communiste libertaire. L’argument principal de Makhno et de son groupe est simple : l’histoire récente prouve que seule une pratique unifiée et claire permet des gains objectifs au niveau politique. L’organisation qu’il·les prônent est donc une condition sine qua non à la relance du mouvement libertaire, puis à l’obtention de victoires significatives et pérennes[9]. La réplique vient d’abord de Maria Korn, militante kropotkiniste de longue date, à qui répondent les plateformistes dès novembre 1926, ainsi que de Jean Grave, célèbre militant français, qui se voit aussi réfuté par Archinov en avril-mai 1927[10]. Par la suite, les attaques de Voline – le traducteur de la Plateforme – et de son ami l’anarchiste français Sébastien Faure (1858-1942), qui voient dans le document organisationnel une déviation bolchevique, sont plus soutenues, tout en offrant une solution de rechange, le synthésisme[11].

Voline exprime longuement ses récriminations dans la Réponse de quelques anarchistes russes à la Plateforme[12]. Il souligne que la faiblesse de l’anarchisme ne découle pas de son manque d’organisation, mais plutôt du manque de clarté de certaines de ses idées de base, de problèmes de diffusion auprès des masses et de la répression étatique. Voline reproche aux plateformistes leur approche centrée sur la lutte des classes, alors que l’anarchisme est selon lui aussi humanitaire et individuel. L’idée d’une coordination centralisée est décriée, bien que cette pratique ait été au fondement des victoires militaires de la Makhnovchtchina et du sauvetage de l’autonomie acquise dans le sud-est de l’Ukraine en 1918-1920. La véhémence de Voline le pousse à des excès langagiers, voire à des calomnies, comme lorsqu’il affirme que les plateformistes désirent instaurer une police politique sur le modèle de la Tchéka. Dans ce texte, « tout y est inacceptable : ses principes de base, son essence et son esprit même[13] ». Le Groupe des anarchistes russes à l’étranger contre-attaque dans sa Réponse aux confusionnistes de l’anarchisme (août 1927), sans pour autant réussir à se défaire de l’épithète de « bolchevisme » qui demeurera associée à la Plateforme[14].

Par ailleurs, un nombre important d’anarchistes exilé·es ou français·es adhèrent aux principes de la Plateforme et proposent, en février 1927, de mettre sur pied une Internationale anarchiste. Celle-ci voit le jour en avril 1927 sous le nom de la Fédération communiste libertaire internationale, mais le projet capote rapidement faute d’avoir les moyens de ses ambitions. C’est plutôt au sein de l’Union anarchiste française (1920-1939) que l’impact de la Plateforme se fait sentir, à la suite de son adoption officielle à l’automne 1927. Malgré le départ de quelques irréductibles synthésistes, dont Sébastien Faure, l’anarchisme français se coalise autour de la Plateforme, dont les principes restent influents jusqu’à la Seconde Guerre mondiale[15]. L’anarchiste italien Errico Malatesta (1853-1932) se montre initialement réticent, avant de convenir de la proximité entre ses positions et celles de Makhno[16], à l’image de nombreux groupes libertaires à travers l’Europe au tournant des années 1920-1930. En définitive, il est vrai que le texte-manifeste reprend l’esprit de Bakounine concernant la nécessité de s’organiser sur des bases claires et unitaires, afin de déployer une stratégie cohérente et efficace ; il est normal que l’anarchisme social européen lui soit favorable.

Dielo Trouda, nos. 13-14, 1926.

Thèses et lignes de force de la Plateforme

Au-delà du contexte historique, la Plateforme d’Archinov demeure un document important pour réfléchir à la question de l’organisation politique dans une perspective communiste libertaire. Le texte se divise en trois parties. La première, générale, traite de la lutte des classes, de la nécessité de la révolution et du communisme libertaire. La seconde, dite constructive, est une proposition sur la manière d’organiser une société révolutionnée. Enfin, la troisième partie aborde la question de l’organisation, soit de ce qu’il faut faire pour passer des principes à l’utopie réalisée. Elle se concentre sur les enjeux d’unité et de responsabilité collective. Aux yeux des auteur·rices, « il est temps pour l’anarchisme de sortir du marais de la désorganisation, de mettre fin aux vacillations interminables dans les questions théoriques et tactiques les plus importantes, de prendre résolument le chemin du but clairement conçu, d’une pratique collective organisée[17] ». La possibilité de la révolution sociale est à ce prix.

La Plateforme commence par rappeler que le monde est structuré par la lutte des classes, c’est-à-dire qu’il est composé de deux groupes antagoniques, la bourgeoisie et le prolétariat, qui s’affrontent[18]. Les bourgeois possèdent les moyens de production et le pouvoir, ce contre quoi les masses laborieuses doivent lutter afin d’instaurer une société égalitaire. Plus exactement, le prolétariat doit mener une révolution violente, à laquelle concourent les anarchistes organisé·es, afin d’instaurer le communisme libertaire, un monde sans propriété privée, sans État et sans domination. Cela permettra, suivant le mot de Karl Marx repris deux fois dans le texte, de transiter « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins[19] ».

La première tâche des révolutionnaires consiste à s’organiser et à développer un programme commun, puis à préparer les ouvrier·ères et les paysan·nes en vue de la révolution. Pour ce faire, les anarchistes doivent exacerber la lutte des classes sur les plans sociaux et économiques, ce qui inclut l’organisation des éléments les plus politisés et leur intégration au mouvement libertaire. En sus de la propagande, les anarchistes doivent prendre la direction théorique du mouvement révolutionnaire, sans pour autant adopter le dirigisme politique. Ils devront faire montre d’une activité incomparable afin de galvaniser le mouvement et de le maintenir dans une direction libertaire. Ainsi, pour les rédacteurs de la Plateforme, les anarchistes organisé·e·s inspirent et encadrent le mouvement révolutionnaire des masses, mais sans imposer leur autorité, un complexe travail d’équilibriste. À cette difficulté s’ajoute celle d’un passage quasi immédiat (sans période de transition) au communisme libertaire, peut-être souhaitable, mais passablement utopique[20].

La Plateforme poursuit en exposant la manière dont la nouvelle économie et les nouveaux rapports sociaux devront être établis après la révolution. L’ensemble des moyens de production seront collectivisés et les marchandises réparties également entre les travailleur·euses. L’économie sera gérée au niveau local par des comités ouvriers, fédérés entre eux au niveau national. La prompte réalisation de ces objectifs fortifiera la détermination des masses laborieuses qui seront alors en mesure de lutter efficacement contre la réaction ; l’unité d’action des travailleurs déterminera la rapidité de leur triomphe définitif. C’est pour faciliter l’atteinte de l’ensemble des objectifs nommés que la Plateforme est rédigée et qu’elle doit, selon ses auteur·rices, servir de base à une organisation – l’Union générale des anarchistes – dont la structure est décrite à la fin du texte. Elle devra posséder une unité idéologique et tactique, ainsi qu’adopter les principes de responsabilité collective et du fédéralisme. Partant, une telle organisation pourra clarifier les buts du communisme libertaire, afin de « remplir sa tâche, sa mission idéologique et historique dans la révolution sociale des travailleurs, et devenir l’avant-garde organisée de leur processus émancipateur[21] ».

* * *

Au final, il semble que la Plateforme d’organisation des communistes libertaires doive éveiller notre intérêt sur (au moins) trois plans interreliés. D’abord, elle nous offre un bilan de l’expérience de la Makhnovchtchina, dont elle tente de synthétiser les meilleures pratiques. Ensuite, elle résume les fondements du communisme libertaire avec limpidité[22]. Enfin, elle présente une manière d’envisager la politique qui demeure pertinente à ce jour. La Plateforme nous rappelle que nos sociétés sont traversées par une lutte entre les propriétaires et les producteur·rices, et que nous devons penser notre action à l’aune de cette réalité. Face à un adversaire aussi puissant que le capitalisme, les travailleuses et les travailleurs doivent s’organiser en acceptant une unité – idéologique et pratique – réelle, et le principe de la responsabilité collective. Nous devons assumer les décisions prises en commun au profit d’une plus grande efficacité. L’approche unitaire et solidaire des plateformistes leur a permis de triompher dans des circonstances extrêmes, et elle peut inspirer notre lutte contre le régime d’exploitation actuel[23]. Les dangers qui nous menacent – la violence capitaliste, l’impérialisme, la crise écologique, la montée du fascisme – imposent plus que jamais de prendre au sérieux l’organisation révolutionnaire, afin de les dépasser et d’instaurer un monde égalitaire.

Montréal, le 1er décembre 2023


[1] Doctorant en philosophie politique (codirection Université de Montréal / Université de Lille), chargé de cours en philosophie (Université de Montréal) et membre fondateur du collectif Archives Révolutionnaires. L’auteur tient à remercier David Mandel et Nicolas Phébus pour leurs commentaires, tout en assumant l’entièreté des erreurs qui pourraient subsister.

[2] Parmi une riche littérature, on consultera notamment RABINOWITCH, Alexander. Les bolcheviks prennent le pouvoir, Paris, La Fabrique, 2016.

[3] Pour une histoire synthétique et fiable de la Makhnovchtchina, voir AVRICH, Paul. Les anarchistes russes, Paris, Maspero, 1979, pages 233-266.

[4] Principes de base de l’organisation de l’Union des anarchistes de Gouliaï-Polié dans MAKHNO, Nestor. Mémoires et écrits (1917-1932), Paris, Ivrea, 2009, page 463. Le groupe de Gouliaï-Polié, auquel appartient Makhno, assume la direction politico-militaire de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne.

[5] Ces articles, ainsi que plusieurs autres, sont disponibles dans MAKHNO. Mémoires et écrits, 2009, pages 501-558.

[6] Sur l’attribution du texte et cette polémique, voir SKIRDA, Alexandre. Autonomie individuelle et force collective. Les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Paris, autoédité, 1987, pages 161-188 et 245-246.

[7] Dans un article préfigurant la Plateforme, Archinov précise que la seule solution est « l’organisation commune de nos forces sur la base de la responsabilité collective et de la méthode collective d’action », dans Diélo Trouda no 3 (août 1925), cité par SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 163.

[8] SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 165.

[9] Archinov s’exprime à plusieurs reprises durant l’été 1926 pour défendre cette position, arguant que « l’anarchisme est l’idéologie de la classe ouvrière et sa meilleure tactique, aussi il doit se présenter de manière unitaire tant théoriquement qu’organisationnellement », sinon « la révolution anéantira ceux qui ne se seront pas organisés à temps ». Voir SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 166.

[10] Korn et Grave interrogent notamment les rapports entre majorité et minorité au sein du mouvement anarchiste, ainsi que la tension entre organisation versus centralisation. Ces débats ont une importance modérée pour le mouvement anarchiste puisqu’elles traitent des modalités organisationnelles plutôt que du principe même d’une organisation commune.

[11] Le synthésisme cherche à unir les trois tendances que sont l’individualisme, l’anarcho-syndicalisme et le communisme libertaire, mais sans abolir leur distinction ni leur imposer une direction.

[12] Cette brochure, rédigée par Voline, est contresignée par sept autres camarades (Ervantian, Fléchine, Lia, Roman, Schwartz, Sobol et Mollie Steimer). Voir SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 174-177 pour l’analyse de ce texte.

[13] Cité par SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, page 175.

[14] Une association peu crédible en regard de l’histoire de la Makhnovchtchina, mais renforcée par le fait que Piotr Archinov soit rentré en URSS en 1933 avec l’accord du Parti bolchevique.

[15] L’Union anarchiste abandonne la Plateforme comme fondement organisationnel en 1930, mais le communisme libertaire et les idées plateformistes restent présentes chez les anarchistes français jusqu’à la guerre et même ensuite. Voir MAITRON, Jean. Le mouvement anarchiste en France (vol. 2), Paris, Maspero, 1975, pages 80-89.

[16] Cette proximité, réelle, n’implique pas une similitude de vue. En effet, Malatesta insiste particulièrement sur la libre association dans l’organisation, comme l’exprime cet extrait : « Les bases d’une organisation anarchiste doivent être les suivantes, à mon avis : pleine autonomie, pleine indépendance et donc, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer dans un but commun ; devoir moral de tenir les engagements pris et de ne rien faire qui contredise le programme accepté. » (Il Risveglio, 15 octobre 1927). Voir MALATESTA, Errico. Écrits choisis (vol. 2), Annecy, Groupe 1er Mai, page 42.

[17] ARCHINOV, Piotr et al. Plateforme d’organisation des communistes libertaires, Montréal, M Éditeur, 2024, page 4.

[18] Pour une étude approfondie de la notion de lutte des classes, on consultera LOSURDO, Domenico. La lutte des classes. Une histoire politique et philosophique, Paris, Delga, 2016.

[19] Critique du programme du Parti ouvrier allemand dans MARX, Karl. Œuvres. Économie I, Paris, Gallimard, 1965, page 1420 et ARCHINOV. Plateforme, 2024, pages 15 et 33.

[20] Ces éléments – le rôle de l’organisation, la transition, la question de l’État – sont au cœur des polémiques entre communistes libertaires et bolcheviks. À ce sujet, voir MAITRON. Le mouvement anarchiste (vol. 2), 1975, pages 139-173 et 185-206.

[21] ARCHINOV. Plateforme, 2024, page 53.

[22] Afin de pousser la réflexion, on consultera l’ouvrage de SKIRDA. Autonomie individuelle, 1987, qui offre de nombreux autres textes concernant le débat entre plateformisme et synthésisme, pages 247-341. Voir aussi le Supplément à la Plateforme organisationnelle (questions et réponses) dans ARCHINOV. Plateforme, 2024, pages 55-76.

[23] La Plateforme peut servir de référence, mais doit être complétée, notamment puisqu’elle fait l’impasse sur les questions féministes et l’impérialisme, des sujets importants et débattus depuis déjà longtemps en 1926.

L’East Scarborough Tenants Union obtient une réduction de l’augmentation de loyer prévue

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2024/05/25cougar-1024x648.png29 mai 2024, par Southern Ontario Committee
Les membres de l'East Scarborough Tenants Union (ESTU) vivant au 25 Cougar Court viennent d'enregistrer une victoire dans leur lutte contre deux augmentations supérieures au (…)

Les membres de l'East Scarborough Tenants Union (ESTU) vivant au 25 Cougar Court viennent d'enregistrer une victoire dans leur lutte contre deux augmentations supérieures au taux légal (ASTL)​​​​​​​. Après un an et demi de lutte contre l'un des plus grands propriétaires du Canada, les locataires (…)

Le gouvernement Legault et la privatisation de la production de l’énergie éolienne au Québec

29 mai 2024, par Bernard Rioux — ,
En Mauricie ainsi que dans plusieurs régions du Québec, le développement des parcs éoliens par les grands promoteurs privés soulève une résistance de plus en plus déterminée. (…)

En Mauricie ainsi que dans plusieurs régions du Québec, le développement des parcs éoliens par les grands promoteurs privés soulève une résistance de plus en plus déterminée. Cette résistance, dont nombre de maires et mairesses de petites municipalités sont les actrices et les acteurs, trouve sa principale motivation dans la protection du territoire agricole qui est menacé par la multiplication de ces éoliennes qui s'installent sans planification et sans la consultation d'ensemble des citoyennes et des citoyens de ces régions. La lutte contre la privatisation dans le secteur de l'énergie, comme dans divers autres secteurs, est un axe central de la lutte contre la dépossession des citoyennes et citoyens de notre société.

28 mai 2024 | Photo : Un des tracteurs formant le convoi de manifestation. L'Hebdo Mékinac /Des Chenaux

La privatisation de l'énergie éolienne et son impact sur la mission d'Hydro-Québec [1]

En fait, la privatisation de la production de l'énergie éolienne est amorcée depuis des années. Hydro-Québec achetait l'énergie produite par les producteurs privés. Mais le gouvernement Legault a choisi d'approfondir la privatisation de la production de l'énergie éolienne et de soutenir les promoteurs privés de ce secteur pour attirer les multinationales des filières batteries et d'autres entreprises grandes consommatrices d'énergie. C'est là son nouveau modèle de développement économique. Le ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie, Pierre Fitzgibbon, a parcouru le monde pour offrir à ces entreprises une énergie renouvelable à faible prix. Il a tellement promis qu'il a créé une situation qu'il a caractérisée comme étant celle d'une société québécoise en pénurie d'électricité. Depuis des mois déjà, le ministre annonce le dépôt d'un projet de loi qui ouvrirait la production et la distribution de l'électricité au privé mettant ainsi fin au monopole d'Hydro-Québec. En fait, cette loi ne ferait que lever les obstacles législatifs bloquant les différentes initiatives du privé dans le secteur.

La suite coule de source. Il faudrait augmenter la production de l'énergie électrique au Québec pour répondre aux besoins créés pour attirer ces entreprises. Comme la construction de barrages hydro-électriques demande au moins une décennie sinon davantage, la décision de soutenir le développement des parcs d'éoliennes s'avère la solution la plus facile à opérationnaliser.

Mais pour le gouvernement Legault, cette opération devait être confiée aux promoteurs privés, quitte à demander le versement de certaines redevances aux municipalités, redevances peu contraignantes compte tenu des profits envisagés par ces promoteurs.

Si Hydro-Québec doit fournir l'énergie à la filière batteries, la course à l'éolien privé a pour objectif de permettre d'assurer que la production privée puisse non seulement être achetée par Hydro-Québec, mais permettre l'autoproduction d'électricité pour des projets industriels particuliers. Cette électricité pourra être transportée également par des réseaux privés jusqu'à leurs entreprises ou achetée par d'autres entreprises. C'est le cadre légal de ces démarches que veut fournir le projet de loi que le ministre Pierre Fitzgibbon s'apprête à déposer.

Le projet de TES Canada est exemplaire à cet égard. [2] C'est un projet de 4 milliards de dollars. Il s'agirait de produire de l'hydrogène à partir de l'électrolyse de l'eau, un procédé qui nécessite une grande quantité d'énergie. Selon ses promoteurs, les deux tiers du courant nécessaire viendront de leurs propres éoliennes. Le promoteur propose de construire 140 éoliennes capables de produire 800 mégawatts reliées à l'usine par un réseau de câblage souterrain privé. Les deux tiers de l'hydrogène produit seront convertis en gaz naturel synthétique pour Énergir qui alimentera son réseau de gazoducs. « De son côté, le professeur Bruno Detucq a évalué que le gaz réformé de TES Canada Canada pourrait chauffer 40 000 maisons comparativement à 666 000 maisons, soit 16 fois plus, si la même quantité d'électricité était utilisée directement avec une thermopompe. Le projet de TES Canada représente un gaspillage immoral de notre précieuse énergie . » [3]

À la demande des entrepreneurs privés de l'éolien, comme TransCanada, Boralex, Energir, EDF, le gouvernement a choisi de soutenir l'installation d'éoliennes dans la vallée du Saint-Laurent, principalement en terres agricoles et en lieux habités.

Des conséquences antiécologiques, antisociales et antidémocratiques de la privatisation de l'éolien

Cette privatisation de l'éolien a une série de conséquences désastreuses pour la société québécoise. Même si les gisements les plus importants d'énergie éolienne se trouvent dans le Grand Nord, il n'était pas question pour les entreprises de ce secteur de se lancer dans ces grands travaux. Ils sont trop coûteux pour une seule entreprise privée ou un simple trust. Seule une société comme Hydro-Québec serait à même de mener de tels travaux et aurait pu utiliser les grandes lignes de transmission déjà en place pour transporter l'électricité produite. Ce développement aurait été rentable et n'aurait pas envahi les terres agricoles et causé de multiples problèmes aux personnes habitant la vallée du Saint-Laurent.

Hydro-Québec n'a pu utiliser les meilleurs gisements d'énergie éolienne, car les choix de développement lui échappent de plus en plus en plus. La construction d'éoliennes dans le Grand Nord et dans les zones non habitées est maintenant écartée. Le développement se fera de plus en plus à l'initiative des entreprises privées permettant à terme la perte d'expertise d'Hydro-Québec. Le développement de l'énergie éolienne sera de plus en plus motivé par la recherche de profits à court terme et au moindre coût. C'est pourquoi les champs d'éoliennes sont développés dans le sud et sur les terres agricoles.

Alors qu'Hydro-Québec est une source importante de revenus pour l'État québécois, les nouveaux revenus générés par les champs d'éoliennes tomberont dans les poches des promoteurs privés, diminuant d'autant les redevances possibles pouvant être reçues par le trésor public.

Pour s'implanter, les promoteurs privés promettent monts et merveilles aux agriculteurs et agricultrices et aux municipalités qui sont souvent à court d'argent et leur font signer des ententes confidentielles permettant l'installation d'éoliennes sur leurs terres.

La résistance du monde rural à la privatisation de l'éolien et la lutte pour la protection du territoire agricole

L'UPA a pris clairement position et s'est opposée à l'implantation des parcs éoliens et des fermes solaires en zone agricole. [4], Un manifeste a été publié par l'UPA de la Mauricie qui appelle à la protection des terres agricoles dans les MRC des Chenaux et Mékinac. [5] Il demande que les terres agricoles soient réservées aux activités de nature agricole.

Un regroupement de maires et mairesses, Vents d'élus [6], a publié un mémoire qui dénonce l'utilisation des terres agricoles à des fins non agricoles. Ce mémoire souligne la rareté des terres agricoles au Québec qui représente à peine 2% du territoire. Et le fait que les promoteurs, dans une volonté de procéder au plus vite sans tenir compte des volontés citoyennes, se permettent de créer des divisions entre les habitant-e-s des régions, entre les personnes et les institutions qui ont besoin d'argent et qui espèrent en tirer des redevances à court terme et les personnes et les institutions qui estiment que ce sera une perte sur le long terme pour la production agricole et pour leurs conditions de vie compte tenu des nuisances créées par ces champs d'éoliennes. Nous reproduisons ci-dessous une pétition Pour un BAPE générique, qui résume très bien les enjeux de cette installation des champs d'éoliennes dans les terres agricoles et les zones habitées.

Les perspectives d'un parti de gauche authentique

Le développement de l'éolien privé constitue le vol du siècle comme l'affirmait un militant du SCFP au colloque organisé par ce syndicat contre la privatisation d'Hydro-Québec. Non seulement il détourne des revenus de la société québécoise dans les poches d'entrepreneurs privés, mais il induit un type de développement anarchique. Il met en cause la possibilité d'une planification d'ensemble de la production des besoins énergétiques du Québec. De plus, il se fait sur des terres agricoles, en bousculant les aspirations à un contrôle citoyen sur leur propre vie.

C'est pourquoi la nationalisation/socialisation (soit le fait de considérer l'énergie comme un bien commun) de la production des énergies renouvelables est un incontournable pour créer les conditions d'une véritable transition énergétique et écologique. Ces mobilisations citoyennes dans le monde rural tirent aujourd'hui la sonnette d'alarme. Le gouvernement Legault, au service des grandes entreprises, ne constitue en rien un allié de ces mobilisations. Au contraire, il est le meilleur allié de ces promoteurs. C'est pourquoi, la seule perspective envers ce gouvernement n'est pas d'en faire un partenaire d'une véritable transition écologique, mais de démontrer l'absence de légitimité de ses politiques et la nécessité de le remplacer par un gouvernement de rupture qui définit ses politiques à partir des mobilisations citoyennes et qui compte sur leur force pour écarter les promoteurs privés et autres multinationales, et assurer le contrôle de la majorité citoyenne sur la transition énergétique au Québec.

Annexe

Résolution : BAPE générique sur la filière éolienne

CONSIDÉRANT la prolifération de projets éoliens sur le territoire agricole et habité du Québec ;

CONSIDÉRANT qu'au Québec, le territoire cultivable ne représente que 2% du territoire , soit 0,28 hectare cultivable par habitant ;

CONSIDÉRANT que la sécurité et l'autonomie alimentaire sont essentielles ;

CONSIDÉRANT que toute réduction du territoire cultivable menace la sécurité et l'autonomie alimentaire ;

CONSIDÉRANT que la Commission de la protection du territoire agricole (CPTAQ) a autorisé à ce jour 99% des demandes de dérogations pour l'installation d'éoliennes en milieu agricole ;

CONSIDÉRANT le rapport de Madame Janique Lambert, commissaire au développement durable du Québec, publié le 25 avril 2024, soulignant que les terres agricoles sont « essentielle[s] à l'autonomie alimentaire de la population et au développement du secteur bioalimentaire. Il importe donc d'assurer la protection et la mise en valeur du territoire agricole, et ce, au bénéfice des générations actuelles et futures. » ;

CONSIDÉRANT que plusieurs personnalités publiques, incluant le premier ministre, le ministre de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation, le président général de l'Union des producteurs agricoles et les deux présidents des unions municipales québécoises, se sont prononcées publiquement en faveur de la protection des terres agricoles et de l'autonomie alimentaire ;

CONSIDÉRANT l'étude de l'Institut de recherche en économie contemporaine (IRÉC) du 14 mars 2024 démontrant que les retombés économiques du développement de la filière éolienne privée ne profitent pas de façon équitable aux municipalités et aux citoyens du Québec, mais profitent surtout à l'industrie privée et à ses actionnaires ;

CONSIDÉRANT que dans cette même étude, le développement de la filière éolienne privée soulève d'importants enjeux concernant la mission d'Hydro-Québec ;

CONSIDÉRANT les nombreuses préoccupations citoyennes soulevées depuis plusieurs mois, autant dans notre municipalité qu'ailleurs au Québec, au sujet du développement de la filière éolienne ;

CONSIDÉRANT les nombreuses questions soulevées, autant par les élus que par les citoyens de nombreuses MRC au Québec qui demeurent sans réponses claires et satisfaisantes ;

CONSIDÉRANT les préoccupations de ce conseil pour l'avenir des terres agricoles, des milieux naturels et de la qualité du milieu de vie de ses citoyens ;

CONSIDÉRANT qu'il y a urgence d'agir compte tenu de l'objectif d'Hydro-Québec de tripler le nombre d'éoliennes sur le territoire d'ici 2035 ;

CONSIDÉRANT que le gouvernement du Québec n'a pas jugé bon de déclencher une étude environnementale stratégique sur la filière éolienne conformément à l'article 95.10 de la Loi sur la qualité de l'environnement (LQE) qui prévoit que « les stratégies, les plans ou les autres formes d'orientations… doivent faire l'objet d'une évaluation environnementale stratégique. » ;

CONSIDÉRANT que de nombreuses audiences du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) ont eu lieu au Québec au sujet de nombreux projets éoliens, mais qu'aucune analyse d'ensemble n'a été faite à ce jour ;

CONSIDÉRANT qu'un BAPE générique serait le meilleur outil pour faire cette analyse d'ensemble ;

CONSIDÉRANT le désir de ce conseil pour que les enjeux entourant le développement éolien en milieu habité et agricole soient éclairés par le biais d'un BAPE générique ;

CONSIDÉRANT que selon l'article 6.3 de la Loi sur la qualité de l'environnement (LQE), « le BAPE a pour fonctions d'enquêter sur toute question relative à la qualité de l'environnement que lui soumet le ministre de l'Environnement et de faire rapport à ce dernier de ses constatations ainsi que de l'analyse qu'il en a faite. » ;

CONSIDÉRANT que selon l'article 6.3 de la LQE, le BAPE doit « tenir des audiences publiques ou des consultations ciblées dans les cas où le ministre le requiert. » ;

EN CONSÉQUENCE ET POUR CES MOTIFS, IL EST PROPOSÉ PAR XXX et résolu par ce Conseil :

• Que le conseil municipal de … prenne position en faveur d'un BAPE générique sur la filière éolienne ;

• Que le conseil municipal de … demande au ministre de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Monsieur Benoit Charrette, de se prévaloir du pouvoir qui lui est confié en vertu de l'article 6.3 de la LQE et de donner le mandat d'un BAPE générique sur la filière éolienne au Bureau d'audiences publiques sur l'environnement ;

• De transmettre cette résolution aux personnes et aux organismes désignés ci-dessous en réitérant la position du conseil et en leur demandant de l'adopter, de l'appuyer ou d'agir selon leur champ de compétences afin d'exiger la tenue d'un BAPE générique sur la filière éolienne :

o Les municipalités de la MRC de … ;
o La MRC de … ;
o Le Ministre de l'Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, Monsieur Benoit Charette ;
o Le Ministre de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation, Monsieur André Lamontagne ;
o La Ministre des Affaires municipales et de l'Habitation, Madame Andrée Laforest ;
o Le Ministre de l'Économie, de l'Innovation et de l'Énergie, Monsieur Pierre Fitzgibbon ;
o Le premier ministre, Monsieur François Legault ;
o Le député ou la députée provincial ;
o Monsieur Marc Tanguay, chef du parti Libéral du Québec ;
o Monsieur Gabriel Nadeau-Dubois et Madame Christine Labrie, co-portes-paroles de Québec Solidaire ;
o Monsieur Paul Saint-Pierre-Plamondon, chef du parti québécois ;
o Monsieur Éric Duhaime, chef du parti Conservateur du Québec ;
o Madame Martine Ouellet, cheffe de Climat Québec ;
o Monsieur Martin Caron, président général de l'Union des producteurs agricoles ;
o Le président ou la présidente de l'UPA régional ;
o Monsieur Jacques Demers, président de la Fédération Québécoise des Municipalités ;
o Monsieur Martin Damphousse, président de l'Union des Municipalités du Québec ;
o Monsieur Patrick Gloutney, Président du Syndicat SCFP-QUEBEC ;
o Madame Carole-Anne Lapierre, Alliance SaluTERRE ;
o Monsieur Normand Beaudet, Fondation Rivières ;
o Madame Mélanie Busby, Front commun pour la transition énergétique ;
o Monsieur Philippe Duhamel, Regroupement vigilance énergie Québec ;
o Madame Myriam Thériault, Mères au front ;
o Madame Rachel Fahlman, Vent d'élus ;
o Comité citoyen local.

ADOPTÉ À L'UNANIMITÉ ou MAJORITÉ DES MEMBRES PRÉSENTS.

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[2] Pierre Dubuc, Hydrogène vert, le retour des trusts d'électricité, L'Action nationale, Vol, CXIII, no 10, décembre 2023

[3] Martine Ouellet, Hydrogène « vert » de TES Canada, la Grande imposture, Journal de Montréal, 19 avril 2024 - https://www.journaldemontreal.com/2024/04/19/hydrogene-vert-de-tes-canada-la-grande-imposture

[4] Charles-Félix Ross, Le développement éolien au Québec : les enjeux en milieu agricole, l'auteur est directeur général de l'Union des Producteurs Agricoles. Cette allocution a été livrée dans le cadre du Congrès Mines + Énergie en 2023, tirée de l'Action nationale, décembre 2023, vol. CXIII, no. 10

[5] UPA de la Mauricie, Manifeste pour la protection des terres agricoles dans les MRC des Chenaux et de Mékinac, https://www.mauricie.upa.qc.ca/manifeste

[6] Course à l'énergie, déni de démocratie, Libre Media, 7 décembre 2023, https://libre-media.com/articles/course-a-lenergie-deni-de-democratie

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Droit de mourir dans la dignité

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Un défi générationnel : apprivoiser Amazon et renouveler le mouvement ouvrier

Alors que les manifestations « Occupy » de 2011 s'épuisaient, un tournant dramatique de manifestations et vers l'activité politique est apparu. Aux États-Unis, l'énergie a été (…)

Alors que les manifestations « Occupy » de 2011 s'épuisaient, un tournant dramatique de manifestations et vers l'activité politique est apparu. Aux États-Unis, l'énergie a été canalisée vers la campagne de 2016 de Bernie Sanders pour l'investiture du Parti démocrate à la présidentielle. Lorsque cela a également déraillé, de nombreux partisan.e.s de Sanders se sont tourné.e.s, une fois de plus, vers le mouvement ouvrier comme fondement d'un changement social radical.

le 20 mai 2024 | tiré de Socialistproject.ca | traduction : David Mandel
HTTPS ://SOCIALISTPROJECT.CA/2024/05/GENERATIONAL-CHALLENGE-TAMING-AMAZON-RENEWING-LABOUR/

D'un point de vue historique, ces « tournants » ont marqué une avancée dans la longue marche de la recherche d'une nouvelle politique socialiste. Mais le véritable contenu politique du moment s'est avérée mince. Les partisan.e.s de Sanders, malgré tout leur enthousiasme, semblaient chercher un raccourci électoral pour affronter « le système » et le pouvoir de l'État. Cela a été démontré lorsque, dans l'ombre de la défaite de Sanders, une grande partie du mouvement qu'il a inspiré est revenue à ce qu'elle faisait auparavant ou s'est discrètement dissipée. Même le tournant le plus substantiel vers les syndicats avait tendance à idéaliser les travailleurs et travailleuses et leurs luttes fragmentées et largement défensives.

Néanmoins, dans cette effervescence se trouvaient également des groupes de (principalement) jeunes socialistes, petits en nombre mais grands en ambition, qui en sont venus à saisir plus clairement les limites d'une politique électorale non soutenue par une base ouvrière substantielle. Leur priorité était la construction, à la fois large et approfondie, à long terme de cette base indispensable. Pour une partie de ce mouvement, l'engagement en faveur d'une politique de classe enracinée s'est concrétisé par l'identification d'Amazon comme incarnant le défi décisif pour le mouvement syndical de cette génération.

Amazon, pensaient-ils et elles, pourrait devenir un catalyseur de changements plus importants dans le monde du travail, changements qui se classaient au même rang que les succès du CIO dans les années 1930. Ils et elles se sont fait embauché.e.s chez Amazon aux États-Unis et au Canada ou ont travaillé comme organisateurs et organisatrices externes. Leur activité organisatrice était locale mais liée aux réseaux d'autres sections régionales de socialistes qui partageaient leurs idées.

Lorsque l'on considère ce « défi Amazon », deux réalités interdépendantes, controversées pour beaucoup, sont centrales : l'ampleur de la défaite du mouvement ouvrier qui dure depuis des décennies et l'identification d'Amazon comme l'entreprise emblématique du 21e siècle. Le succès des efforts consacrés à Amazon pourrait rendre crédible l'affirmation syndicale selon laquelle « entre nos mains est placé un pouvoir plus grand que leur or thésaurisé ». Un échec consoliderait les défaites de la classe ouvrière.

Les parties I et II de cet essai discutent des réalités contextuelles des défaites politiques du monde du travail depuis les années 1970 et la récente montée remarquable d'Amazon. Cela servira de contexte de la troisième partie, d'une discussion des questions stratégiques liées au but d'une victoire sur Amazon. La section finale étend la discussion des obstacles auxquels se heurte la syndicalisation d'Amazon aux obstacles auxquels se heurtent l'organisation syndicale et la classe ouvrière de manière plus générale.

Partie I

Le monde du travail – est-il en train de gagner ?

Un refrain courant sur la gauche affirme que le mouvement syndical américain est de nouveau en marche. La question de validité de cette évaluation est critique pour toute discussion d'orientation stratégique. Si le mouvement syndical est en train de gagner, il suffit alors de « continuer à avancer ». Mais si les syndicats ne gagnent pas, alors nous devons changer de vitesse et faire quelque chose de résolument différent.

Des évolutions prometteuses existent évidemment. Les récentes victoires chez Starbucks démontrent la volonté obstinée des baristas de se syndiquer. Et même si les espoirs chez Starbucks ne se concrétisent pas, ces jeunes militant.e.s engagé.e.s pourraient se lancer dans la construction du pouvoir des travailleurs et des travailleuses ailleurs.

Le fait que les Travailleurs et travailleuses uni.e.s de l'automobile (UAW) aient mis de côté leurs anciennes pratiques lors du dernier cycle de négociations avec les « Trois Grands » en faveur d'un combat créatif et discipliné de « chaos organisé » a été particulièrement significatif. Les progrès de l'UAW ont été impressionnants. Mais c'est l'esprit combatif du syndicat qui a été la clé, après deux déceptions précédentes, pour amener l'usine Volkswagen du Tennessee dans le giron. Il s'agissait de la première usine de montage automobile étrangère à être yndiquée dans le sud des États-Unis, une région en expansion démographique et économique, mais particulièrement hostile aux syndicats. L'élan suscité par la participation remarquable (84%) et le vote (trois contre un) a été détourné par la défaite de Mercedes-Benz en Alabama. Mais il est néanmoins probable qu'il se poursuive avec la syndicalisation de dizaines de milliers d'autres travailleurs et travailleuses nouvellement enthousiastes.

Les succès de l'UAW en matière de négociation et d'organisation ne s'arrêtent pas non plus à la frontière entre l'économie et un plus grand engagement social. Ému par l'horreur des bombardements à Gaza et soutenu par l'autorité des récents succès du syndicat (ainsi que par le nombre croissant d'étudiant.e.s et d'assistant.e.s diplômé.e.s membres de l'UAW), le président de l'UAW, Shawn Fain, s'est prononcé avec force en faveur des campements de protestation sur les campus universitaires.

Ce ne sont pas les seules histoires encourageantes. Le mouvement ouvrier est certainement en pleine effervescence, et le potentiel qu'il laisse entrevoir est réel. Mais après des décennies de défaites et de stagnation, les déclarations d'un renversement définitif – affirmées si souvent et avec assurance au fil des années par les commentateurs et commentatrices de gauche – reflètent un abaissement de la barre de mesure du succès et minimisent la réalité d'un mouvement ouvrier qui continue, au mieux, à marcher seulement sur place.

Aussi séduisantes que puissent être les proclamations optimistes, les luttes ouvrières (quelques exemples très importants mis à part) sont encore généralement localisées, sporadiques et défensives, tandis que le pouvoir des travailleurs et des travailleuses sur les lieux de travail, dans la communauté et dans la vie politique reste incontestablement subordonné. Nier cela pour tenter de garder le moral des militant.e.s n'est pas une faveur pour les syndicats. Cela fait obstacle à une confrontation honnête avec ce qu'il faudrait réellement faire pour créer et maintenir le type de mouvement syndical dont nous avons désespérément besoin.

Considérez ce marqueur important. Le temps de travail perdu à cause de grèves, en pourcentage du temps de travail total, était en effet plus élevé en 2023 qu'il ne l'a été depuis le tournant du millénaire (2000). Mais comparer l'année dernière avec une période prolongée au cours de laquelle le monde du travail a été humilié témoigne davantage de la baisse accumulée des attentes des travailleurs et des travailleuses et des syndicats que de la naissance d'une nouvelle ère. Dans les années 1960 et 1970, le temps perdu en raison de grèves majeures était en moyenne plus de trois fois supérieur à celui de 2023, et même cela a été suivi dans les années 1970 par l'assaut agressif et soutenu contre le travail qui hante toujours les travailleurs et les travailleuses.

Ou bien considérez le taux de syndicalisation. Le taux aux États-Unis s'élève à 10 %, soit la moitié de ce qu'il était au début des années 80. (Au cours de cette période, la population active a augmenté de quelque 50 millions, tandis que le nombre de travailleurs et travailleuses syndiqué.e.s a chuté d'un tiers). Aux États-Unis, le taux de syndicalisation est désormais inférieur à ce qu'il était il y a un siècle, voire encore plus bas si l'on considère uniquement le secteur privé.

Cela n'est pas surprenant puisque très peu de percées ont eu lieu dans de nouveaux secteurs ou parmi les entreprises les plus importantes. La syndicalisation chez Walmart, par exemple, a été identifiée il n'y a pas si longtemps comme une nécessité pour les travailleurs et les travailleuses, dans l'attente d'un bond en avant en matière de syndicalisation dans le commerce de détail à bas salaires. Aujourd'hui Walmart et sa leçon ne semblent plus sur le radar de mouvement ouvrier.

Quoi qu'il en soit, le problème s'étend au-delà de la stagnation de la dite densité syndicale et s'étend aux types de syndicats que les travailleurs et travailleuses ont construits. Au Canada, le taux de syndicalisation est désormais de 29 %, soit environ le triple de celui des États-Unis. Pourtant, cela n'a pas conduit à un mouvement plus dynamique que son homologue américain. Les rébellions initiées par en bas pour ouvrir des conventions collectives et compenser l'inflation ont été rares. Plus rares encore ont été les grèves sauvages face à l'intensification du travail.

Les syndicats canadiens n'ont pas non plus battu une unité sensiblement plus grande entre les syndicats et les communautés. Une grève illégale particulièrement louable en novembre 2022 en. Ontario des cols bleus de l'éducation, résultat de plus de huit mois d'éducation et de mobilisation par leur syndicat, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), a reçu l'appui rhétorique d'autres syndicats, mais pas le niveau de soutien que la lutte exigeait.

Il était bien sûr naïf d'attendre davantage du reste du mouvement syndical, puisque les autres syndicats n'avaient pas procédé à une préparation similaire de leurs propres membres. Mais le point le plus révélateur est que l'exemple du SCFP n'a pas suscité une émulation générale de la leçon encourageante que les syndicats regardent en face : les travailleurs et travailleuses, souvent tenu.e.s pour acquis.es et sous-estimé.e.s, peuvent s'organiser pour contester leur situation et même la loi.

La syndicalisation aux États-Unis de quelque 400 lieux de travail dispersés de Starbucks (environ 2,5 % des 16,000 cafés détenus ou franchisés par Starbucks à travers les États-Unis) reste loin de représenter un pouvoir pratique sur le lieu de travail. Si les travailleurs et les travailleuses de Starbucks parvenaient d'une manière ou d'une autre à conclure une convention collective nationale et à se syndiquer pleinement, ce serait une réalisation très importante et inspirante, mais cela n'aurait pas le poids économique d'organiser une entreprise du genre d'Amazon.

Le secteur automobile, en revanche, représente une grande importance économique et sociale. L'UAW cherche syndiquer 150 000 travailleurs et travailleuses de l'automobile de plus – un objectif clairement impressionnant et même monumental par rapport aux normes récentes. Mais Amazon, avec ses 1 million de travailleurs et travailleuses, reste, comme Walmart et d'autres détaillants, non syndiqué. En mesurant l'état général du monde du travail, il faut reconnaître que l'esprit rajeuni de l'UAW n'a pas encore été repris ailleurs.

Quant au revirement bienvenu de l'évaluation des syndicats dans l'opinion publique, la prudence est ici également de mise. Les récentes attitudes positives à l'égard des syndicats peuvent, par exemple, être liées à une longue période sans périodes majeures de perturbations provoquées par les syndicats dans la vie des gens. Plus important encore, la délégitimation des principales institutions américaines – les gouvernements, les partis politiques, la Cour suprême, les médias, les entreprises dont les « libertés » portent atteinte aux libertés des travailleurs et travailleuses, et (dans une certaine mesure) la police – a sans aucun doute quelque chose à voir avec le soutien aux groupes oppositionnels. Mais cela ne s'applique pas uniquement aux syndicats. Cela s'applique aussi à la droite populiste, ce qui – bien que cela soit souvent exagéré – a également touché de nombreux set de nombreuses syndicalistes frustré.e.s. Cette montée de la droite, sous toutes ses formes complexes, doit être incluse dans toute évaluation visant à déterminer si la classe des travailleurs et des travailleuses en « en train de gagner ».

On ne peut nier l'empathie surprenante récente, et le soutien souvent actif, envers les grèves, qu'elles soient dans le secteur public ou privé. Cela semble confirmer une plus grande acceptation des syndicats aujourd'hui. Pourtant, aussi encourageants que soient ces signes et d'autres signes passionnants de la vie dans le monde du travail, ce que cela met en évidence n'est pas encore un renouveau définitif des syndicats et de leur position publique, mais plutôt des ouvertures qui suscitent de l'espoir de faire progresser le plein potentiel encore non réalisé de la classe ouvrière en tant que force sociale.

Ce qui est le plus révélateur de la situation du monde du travail, c'est que même si certain.e.s travailleurs et travailleuses gagnent des victoires partielles, les travailleurs et les travailleuses eux-mêmes et elles-mêmes savent généralement très bien que les travailleurs et les travailleuses ne sont certainement pas en train de gagner. Les inégalités de classe flagrantes s'aggravent ; la charge de travail continue de s'intensifier ; l'insécurité permanente est la réalité dominante de la classe ouvrière, car le dit « progrès » économique n'est pas synonyme de libération, mais de menaces.

Nier cette réalité pour inspirer les travailleuses et les travailleurs n'est pas organiser. Ce sont des illusions. L'inspiration sans les stratégies et les capacités collectives nécessaires pour les réaliser obscurcit tout ce qui doit être fait pour construire les structures et les pratiques qui pourraient apporter de véritables possibilités de réussite. Cette tâche exige également un examen sobre des limites structurelles des syndicats.

Syndicats : une plongée plus profonde

En réponse aux défaites subites par le mouvement syndical, les dirigeant.e.s syndicaux et syndicales et leurs sympathisant.e.s ont pointé du doigt toute une série de causes externes – entreprises avides, gouvernements hostiles, mondialisation, concurrence chinoise, finance parasitaire – et/ou ont placé leurs espoirs dans un renversement du cycle économique ou dans un changement des vents politiques qui amélioreront enfin le climat de négociation.

Tout cela est bien sûr très pertinent. Mais ce que les syndicats ont largement évité, et évitent encore, est la question : « Qu'est-ce qui doit changer au sein de nos propres organisations, si nous voulons faire face et progresser ? »

Par conséquent, à part quelques exemples importants, il y a eu beaucoup trop peu de discussions/débats impliquant les membres, au sein des syndicats et entre les syndicats, sur la refonte des stratégies, des structures et des pratiques. Comme on pouvait s'y attendre, l'hésitation du mouvement syndical à pénétrer des territoires inexplorés et à enquêter sur ses propres échecs compromet l'élaboration de réponses susceptibles de surmonter sa stagnation.

Le mouvement de gauche à l'extérieur des syndicats, révélant ses propres limites, a largement échoué à ouvrir un dialogue avec le mouvement ouvrier, ou à réévaluer honnêtement ses propres opportunités manquées. Une compréhension trop simpliste du mouvement syndical n'aide pas. Pour une grande partie de la gauche, la faiblesse des travailleurs et des travailleuses se réduit à une bureaucratie syndicale qui restreint la démocratie et sape le militantisme de la base travailleuse.

Il y a sans aucun doute des dirigeant.e.s syndicaux et syndicales habitué.e.s aux attentes réduites que le capitalisme impose aux travailleurs et aux travailleuses. Des attentes réduites entraînent moins de pression venant d'en bas et évitent le risque de nouvelles orientations pour le syndicat. Mais rejeter toute la faute sur les dirigeant.e.s syndicaux et syndicales tend également à idéaliser les travailleurs et les travailleuses et à ignorer leur propre passivité. Si les travailleurs et les travailleuses de base profondément frustré.e.s sont si facilement intimidé.e.s par leurs dirigeant.e.s élu.e.s, pourquoi est-il crédible d'imaginer les travailleurs et les travailleuses s'en prendre un jour aux patron.ne.s, à l'État, et au capitalisme lui-même ?

Le fait est que les travailleurs et les travailleuses ne sont par nature ni révolutionnaires ni passifs et passives. Ils et elles tentent de résister et de survivre dans l'environnement hostile dans lequel ils et elles se trouvent. Organiser – développer activement le pouvoir et la confiance du collectif – est le facteur décisif. À cet égard, il est impératif de noter que les syndicats émergent de la classe ouvrière mais ne sont pas eux-mêmes des institutions de classe. Ce sont des organisations plutôt particularistes, représentant des groupes de travailleurs et de travailleuses ayant des perspectives et des intérêts politiques différents et travaillant dans des entreprises spécifiques.

La « solidarité » de travailleurs et travailleuses organisé.e.s est biaisée en faveur de leurs propres lieux de travail et peut-être de leur syndicat ou secteur. Cela a peut-être semblé suffisant pour réaliser des gains salariaux et des avantages sociaux au cours des décennies uniques après la Seconde guerre mondiale. Mais cela n'a pas été suffisant pour faire face à la restructuration ultérieure par le capitalisme de l'économie, de l'État, et de la classe ouvrière elle-même.

Dans les nouvelles circonstances, le résultat du lien entre démocratie et militantisme, sans prêter attention à l'idéologie de classe, ne peut être présumé progressiste. Cela peut tout aussi bien déboucher sur ce que Raymond Williams a qualifié de « particularisme militant » – une indifférence, voire un antagonisme, à l'égard d'intérêts de classe plus larges. Un exemple est que les travailleurs peuvent prendre des décisions qui sont formellement démocratiques et qui, de manière populiste, remettent en question « de façon militante » l'idée selon laquelle leurs cotisations devraient soutenir d'autres luttes, des mouvements ou des causes internationales.

Cela recoupe la tendance – sous la pression combinée d'entreprises déterminées à maintenir leur droit absolu de gérance, l'engagement des États en faveur des droits de propriété, et le souci des travailleurs et des travailleuses de soutenir leurs familles – à renoncer à la lutte pour de meilleurs les conditions de travail en échange de salaires et d'avantages sociaux. Tout comme le particularisme mine l'orientation de classe, cet arbitrage mine l'implication quotidienne des travailleurs et des travailleuses dans l'élaboration de leur vie, qui devrait être au cœur de la démocratie sur les lieux de travail. Plutôt que de contester régulièrement la réduction de leurs capacités productives à des marchandises, le débat se réduit à un conflit périodique autour du prix de leur subordination, considérée comme allant de soi.

Et alors que les luttes autour des conditions de travail tendent à une décentralisation de l'activisme syndical et à un plus grand engagement des travailleurs et des travailleuses, la négociation des salaires et des avantages sociaux tend à une centralisation de la stratégie au niveau des plus hauts dirigeants, plus hautes dirigeantes, réduisant la participation des travailleurs et des travailleuses à la ratification de résultats qui leur sont proposés et à de grèves occasionnelles.

Cette marginalisation des luttes autour des conditions quotidiennes renforce la bureaucratisation et la passivité relative de la base travailleuse, prédisposant les relations entre travailleurs, travailleuses et leurs syndicats à une police d'assurance : les travailleurs et les travailleuses versent une prime (les cotisations) à une institution (le syndicat) en échange d'une « compensation » (le terme précis pour sacrifier le contrôle de votre force de travail au profit du pouvoir plus passif de la consommation individuelle). Avec peu de place pour la participation directe et la perturbation tactique qui sont l'oxygène de la résistance, la résistance s'atrophie.

Avant de relier ceci à la réponse stratégique que cela pourrait impliquer pour la lutte contre Amazon, nous devons établir pourquoi Amazon est, pour reprendre les termes de Jane McAlevey, un si important « test de structure » pour le mouvement syndical.

Partie II : Amazon Pourquoi Amazon ?

Des campagnes cruciales qui pourraient renforcer considérablement le mouvement syndical ne manquent pas. Mettre fin à la position exceptionnelle des E-U en matière de soins de santé universels et la volonté de l'UAW de réaliser une percée syndicale véritablement importante dans le sud des États-Unis n'en sont que deux exemples. L'idée selon laquelle Amazon représente le défi décisif pour les syndicats ne cherche pas à minimiser les autres enjeux. Cela reflète plutôt deux attributs distinctifs d'Amazon : a) sa dominance socio-économique, et b) les défis particuliers posés par la tentative de syndicalisation d'Amazon expriment clairement les défis stratégiques d'une vision plus large de renouveau syndical.

Commençons par la prééminence d'Amazon. Ce qui rend Amazon emblématique parmi les acteurs capitalistes, c'est la combinaison de son ampleur, sa portée et sa domination multidimensionnelle. (À ce sujet voir le prochain rapport sur Amazon de Steve Maher et Scott Aquanno.) Amazon est le deuxième employeur privé au monde, dépassé seulement par Walmart. (Et les bénéfices d'Amazon sont plus élevés). Une idée de la taille d'Amazon peut être tirée du fait qu'Amazon emploie plus d'un million de travailleurs et de travailleuses aux États-Unis, soit 2,5 fois le total employé par les quinze plus grandes entreprises de construction d'automobiles au E-U et à l'extérieur des E-U (388 000).

Amazon est un centre commercial électronique, la principale référence pour les commandes en ligne. Soixante pour cent des foyers américains sont abonnés à Amazon Prime, avec livraison gratuite le lendemain et streaming vidéo moyennant des frais initiaux. (Le nombre d'abonné.e.s dans le monde dépasse les 230 millions.) Il se classe deuxième, derrière Netflix en matière de streaming vidéo, et compte 80 millions d'abonné.e.s à la musique.

Amazon est également le leader mondial de la logistique, livrant à votre porte les colis commandés à domicile. Ses décisions de localisation et ses itinéraires de livraison remodèlent nos villes et nos banlieues. Elle est également leader en matière de collecte de revenus publicitaires et elle dépense plus en recherche que toute autre entreprise. Il s'agit de loin du plus grand acteur des services de cloud computing et elle a rejoint la course à la suprématie en IA.

L'Institute for Local Self-Reliancea souligné qu'Amazon fonctionne comme un service public privatisé, auquel les autres entreprises ne peuvent accéder qu'en payant un péage. Environ 60% des colis d'Amazon proviennent de tiers, Amazon faisant office d'intermédiaire entre le producteur, la productrice et le consommateur, la consommatrice, récoltant jusqu'à 50 % du prix final (environ 15 % pour l'utilisation de la plateforme ; 10 % pour la publicité ; 25 % ou plus pour la livraison). Entre autres choses, compte tenu de son pouvoir démesuré et de son rôle essentiel dans la livraison des colis, la question qui se pose est de savoir pourquoi Amazon n'est pas intégré dans un service public, c'est-à-dire un bureau de poste modernisé et socialement responsable.

Par ailleurs, Amazon bénéficie également d'un accès au financement très favorable. Sa position privilégiée lui permet de générer des prêts essentiellement sans intérêt tout au long du cycle de trésorerie. Car elle est payée immédiatement pour les commandes mais elle ne paie les fournisseurs qu'avec un certain décalage. Et les investisseur.e.s sont heureux et heureuses d'acheter des actions Amazon sans exiger de dividendes, car ils et elles s'attendent à ce que les actions augmentent en valeur régulièrement et rapidement.

Les 1,6 millions de colis livrés quotidiennement par Amazon sont également des colis culturels qui ont pour effet de réduire la société à des consommateurs et consommatrices privé.e.s, qui souhaite désespérément d'obtenir leurs produits « maintenant ! » Ce biais consumériste inhérent au capitalisme tend à servir de compensation pour les nombreuses choses qui ne vont pas dans la vie des gens. Car il occulte les gens en tant que travailleurs et travailleuses et sous-estime la consommation sociale (des soins de santé universels à l'éducation gratuite, des transports publics gratuits aux espaces physiques et culturels partagés).

Avant tout, le succès d'Amazon est indissociable de sa relation avec ses salarié.e.s. Amazon a fait de Jeff Bezos le troisième homme le plus riche du monde (aujourd'hui à la retraite avec une valeur nette estimée à $196 milliards), mais d'une manière ou d'une autre, l'entreprise « ne peut » payer à ses travailleurs et travailleuses même le salaire moyen américain (actuellement environ 50 % au-dessus du standard d'Amazon).

Et malgré toute sa technologie et son intelligence, ce leader mondial refuse de fournir un lieu de travail sécuritaire. Alors qu'Amazon proclame fièrement que « nous nous engageons et investissons dans la sécurité », sa recherche de profits se fait au détriment de son souci de la santé des travailleurs et des travailleuses. Le taux de blessures d'Amazon est le double de celui du reste du secteur de l'entreposage, qui connaît lui-même des taux de blessures plus élevés que l'ensemble de l'économie. Une fenêtre sur les sentiments sous-jacents d'Amazon en matière de sécurité du travail est révélée par la façon dont il fournit gratuitement des analgésiques via des distributeurs automatiques dispersées dans ses entrepôts.

L'attitude d'Amazon envers sa main-d'œuvre s'étend naturellement à son mépris pour tout degré de démocratie ouvrière. Pour Amazon, la « démocratie » signifie voter avec son argent sur ce qu'il faut acheter, et la « liberté » signifie des marchés commerciaux non réglementés. Pour Amazon, refuser à ses salarié.e.s le droit de choisir, sans ingérence, par qui et comment ils et elles devraient être représenté.e.s n'est pas un affront condescendant et arrogant à la démocratie et aux libertés des travailleurs et des travailleuses, mais plutôt un statu quo. Au-delà de ses intimidations sur le lieu de travail, Amazon dépense des millions – en fin de compte, plus de $14 millions pour les seul.e.s consultant.e.s – pour empêcher les syndicats de limiter son pouvoir.

Plus récemment, le mépris d'Amazon pour la démocratie est allé jusqu'à intenter une action en justice pour rendre inconstitutionnelle la National Labour Relations Act. Pour la perspective d'Amazon sur la liberté, le préambule de cette loi allait trop loin, introduisant une institution qui « protège la démocratie sur le lieu de travail en offrant aux employé.e.s… le droit fondamental de rechercher de meilleures conditions de travail et la désignation d'un.e représentant.e sans crainte de représailles ».

Oui, des gens choisissent quand même de travailler chez Amazon, syndiqué ou non. Mais cela témoigne des choix limités dans une société dans laquelle les profits capitalistes l'emportent sur les autres priorités. (Cela est, bien sûr, la raison pour laquelle nous appelons une telle société « capitaliste »).

Amazon peut-elle être apprivoisée ?

Mettre en avant la puissance d'Amazon peut conduire à un sentiment paralysant de son invincibilité. Si Amazon est un monopole tout-puissant et ne fait face à aucune concurrence, elle pourrait tolérer les perturbations des travailleurs et des travailleuses. Mais si Amazon fait face à une concurrence féroce, alors les actions des travailleurs et des travailleuses comptent beaucoup. Car leurs actions peuvent menacer la réputation de fiabilité et d'immédiateté d'Amazon, menaçant ainsi les ventes. Les structures de coûts permanents élevées d'Amazon rendent cela particulièrement important. La combinaison de coûts fixes élevés et de revenus menacés par une baisse de part de marché se traduit directement par une baisse des bénéfices.

Ces coûts élevés sont principalement la conséquence de la quantité et de la variété des produits qu'Amazon doit pouvoir disposer, ce qui nécessite des investissements massifs dans des entrepôts. De plus, aucune méthode de livraison n'est plus coûteuse que l'envoi de colis individuels à domicile. Et les systèmes logistiques d'Amazon qui coordonnent l'arrivée et la distribution quotidiennes de millions de produits en provenance du monde entier nécessitent les plus hauts niveaux de recherche et d'investissement continus en logiciels et en matériel informatique.

La concentration du capital représentée par Amazon inclut bien entendu des éléments de « pouvoir monopolistique ». Mais la concentration n'exclut pas nécessairement la concurrence. D'une part, plus le capital investi est important, plus il est essentiel d'élargir le marché pour justifier les investissements importants. D'autre part, les entreprises puissantes doivent constamment régénérer leur statut concurrentiel, si elles veulent conserver leurs avantages sur le marché.

Par conséquent, le développement du capitalisme a intensifié, non pas diminué, la concurrence. L'émergence de marchés nationaux a fragilisé les monopoles régionaux. La mondialisation internationalise la concurrence. La financiarisation – en raison de sa relative facilité à évoluer vers des projets plus favorables – pousse les entreprises et les États à rivaliser pour un accès privilégié aux fonds en prouvant leur engagement à donner la priorité aux objectifs capitalistes, et non pas aux objectifs sociaux.

Dans le secteur de vente au détail, l'agressivité de la concurrence se reflète clairement dans les marges bénéficiaires notoirement faibles du secteur. Amazon se bat continuellement contre les autres détaillants pour sa part de marché et surtout pour sa part des bénéfices globaux générés. La concurrence oppose également Amazon aux fournisseurs des biens qu'elle vend : les expéditeurs, les compagnies ferroviaires et les opérateurs portuaires qui amènent les marchandises dans ses entrepôts et les camionneur.e.s et postier.e.s qui acheminent ensuite les marchandises aux consommateurs et consommatrices. Il existe bien sûr une concurrence de la part d'entreprises qui tentent de suivre le rythme d'Amazon ou de s'y implanter (Walmart, Target, Best Buy) et de nouveaux entrants dans le commerce en ligne comme Shopify.

Amazon est notamment en concurrence également avec d'autres prétendus « monopoles », comme Google et Facebook - pour l'argent publicitaire, Microsoft - pour le « cloud », et avec de nouvelles et anciennes entreprises pour l'IA.

Il peut sembler que ces pressions soient atténuées par l'accès privilégié d'Amazon au financement et par sa capacité à évincer les vendeurs et vendeuses tiers via sa « route à péage » privatisée. Mais ces avantages ne constituent pas le cœur de sa puissance. Elle découle de sa capacité à fournir rapidement ce que les gens veulent. C'est la capacité organisée des travailleurs et des travailleuses à procéder à une « rétro-ingénierie » du lieu de travail afin de transformer la force fondamentale d'Amazon en sa plus grande vulnérabilité qui constitue la plus grande menace pour Amazon.

Le maintien de sa réputation sacrée de fiabilité pousse Amazon à redoubler d'efforts en matière de contrôle des coûts, de surveillance rigide des travailleurs et des travailleuses et de détermination à empêcher les travailleurs et les travailleuses de toute agence de contrôle de leur main-d'œuvre. Et pourtant, même si cela peut faire échouer un soulèvement ouvrier particulier, cela peut aussi intensifier la sympathie pour le syndicalisme. Cependant, même si le potentiel de syndicalisation persiste chez Amazon, l'approche syndicale traditionnelle – remporter un vote d'accréditation, négocier un accord et faire grève si nécessaire – se heurte à des limites particulières, peut-être insurmontables.

Cela nous amène à la question des stratégies des travailleurs et des travailleuses.

Partie III Stratégie Amazon et le pouvoir des travailleurs et des travailleuses

Pour les jeunes socialistes qui ont rejoint la main-d'œuvre d'Amazon pour aider à l'organiser ou qui ont contribué en tant qu'organisateurs et organisatrices externes, le point de départ était la permanence de la lutte des classes sous le capitalisme. La signature de conventions collectives ne met pas fin à cette bataille, mais crée plutôt une « paix » asymétrique.

L'entreprise fait quelques concessions mais conserve le droit de gérer, de réorganiser le travail, et d'augmenter les normes de production pendant les 3 à 5 ans de l'entente. Le syndicat peut obtenir quelques droits, mais il accepte essentiellement d'exclure les perturbations provoquées par la main-d'œuvre. Comme l'a dit un organisateur, cela laisse les travailleurs et les travailleuses confronté.e.s à une période de lutte de classe dans laquelle un seul camp se bat.

Le modèle d'organisation qui s'y oppose est composé de trois éléments : une perspective de classe centrée sur le lieu de travail, un engagement en faveur d'une organisation à la fois globale et approfondie, et une capacité à perturber Amazon de manière continue et imprévisible. Cette compréhension radicale a considérablement élevé le niveau du débat stratégique parmi les organisateurs et organisatrices socialistes et a conduit à la détermination spécifique de syndiquer Amazon comme étape dans la transformation des syndicats et la construction de la base nécessaire à la transformation de la société.

Ce qui suit est une discussion des réponses, éclairées par cette orientation, aux problèmes clés qui ont fait surface au cours de la campagne d'organisation d'Amazon. Cette discussion, il faut le souligner, n'a pas pour but d'être définitive, mais de stimuler le débat et la réévaluation à mesure que progresse l'organisation d'Amazon.

L'objectif stratégique

L'objectif est de renforcer le pouvoir des travailleurs et des travailleuses chez Amazon. La certification, amener un nombre suffisant de travailleurs et de travailleuses à signer des cartes secrètes appelant à un vote sur la syndicalisation, peut certainement jouer un rôle en unifiant et en soutenant les travailleurs et les travailleuses dans la dynamique de renforcement du pouvoir sur le lieu de travail. Sa réalisation pourrait également offrir une certaine protection contre le licenciement des militant.e.s et fournir un financement via un prélèvement à la source des cotisations pour tous les travailleurs, toutes les travailleuses. Mais la certification en elle-même – version « légère » d'organisation – ne devrait pas être confondue avec la construction d'un pouvoir durable sur le lieu de travail.

La courte histoire de l'organisation chez Amazon témoigne de ce danger. Les certifications ont été soit perdues par une approche traditionnelle (RWDSU à Bessemer, Alabama), soit réussies mais n'ont pas eu la capacité de répondre lorsqu'Amazon a refusé de reconnaître le syndicat (ALU à Staten Island). À Chicago, une minorité militante a renoncé complètement à la certification, mais sans avoir un modèle alternatif pour unir et soutenir un grand nombre de travailleurs et travailleuses, elle a également disparu.

La force

Les organisateurs et organisatrices socialistes ont bien compris que la clé du renouveau syndical est indissociable du développement de la capacité des travailleurs et des travailleuses sur les lieux de travail à défier le contrôle de la direction par une résistance décentralisée, mais finalement coordonnée. Des grèves à grande échelle ne sont pas exclues, mais l'arsenal des travailleurs et des travailleuses requiert toute la gamme des perturbations : grèves de ralentissements, grèves d'occupation, débrayages dans des départements clés, refus liés aux enjeux de santé et de sécurité, résistance à l'augmentation des cadences de production, etc.

Les grèves traditionnelles sont particulièrement limitées chez Amazon en raison de la capacité excédentaire intégrée à ses opérations et de sa capacité logistique à réacheminer les colis. Dans chaque région, Amazon dispose de groupes d'installations qui effectuent un travail similaire, et cette homogénéité rend possible le déplacement de la production. De plus, contrairement à la tendance générale à réduire les stocks excédentaires et les capacités excédentaires (« production allégée »), les installations d'Amazon fonctionnent avec une surcapacité permanente, comme en témoigne la capacité d'Amazon à augmenter d'environ 50 % ou plus ses livraisons de colis pendant les Prime Days.

L'unité organisationnelle

Le fondement pour la construction du pouvoir des travailleurs et des travailleuses vis-à-vis de la direction exige des organisateurs et des organisatrices formé.e.s pour maximiser la participation des travailleurs et des travailleuses de chaque département et entre les divers groupes sociaux (des blocs ethniques importants sont courants dans de nombreuses installations d'Amazon). Cela doit conduire à ce que Jane McAlevey appelle des « super-majorités » sur le lieu de travail. Ce n'est pas qu'une question de chiffres, mais aussi de la profondeur de participation, ce qui demande le développement des capacités et de la confiance des travailleurs et des travailleuses pour qu'ils et elles participent réellement. Cela demande non seulement l'accréditation d'un syndicat mais, grâce à une telle participation, la construction d'un syndicat démocratique.

Cette priorité accordée à la capacité collective de perturber/contrôler la production à travers ce qui est essentiellement une guérilla sur le lieu de travail contraste, dans l'esprit et dans la pratique, avec la formation de comités chargés de recueillir des signatures de certification avec l'espoir de renforcer le pouvoir plus tard. Chez Amazon « plus tard » pourrait ne jamais arriver si Amazon refuse de reconnaître la certification. (Ou, si la certification arrive trop rapidement, cela peut cacher le manque de préparation.) Encore une fois, il ne s'agit pas de rejeter la certification comme tactique, mais de la placer dans le contexte qui la subordonne à la volonté d'agir comme un syndicat.

Pourtant, un seul établissement syndiqué, même si le syndicat est doté de telles capacités créatives et perturbatrices, est peu susceptible (mis à part les principaux hubs aériens) de suffire aux capacités créatives d'Amazon pour contourner des perturbations isolées. Une base dans plusieurs établissements sera nécessaire.

Lieux d'organisation : régionaux ou nationaux ?

Il peut sembler qu'Amazon doit être organisé à une échelle qui correspond à, ou s'approche de, l'échelle nationale/internationale propre à Amazon. En fin de compte, ce serait bien sûr le bienvenu. Mais le recrutement est toujours local et, dans le cas d'Amazon, son propre modèle opérationnel offre une opportunité tactique de se concentrer sur la région. Le fait qu'Amazon soit structuré autour de clusters régionaux de zones urbaines étendues permet d'agir comme un syndicat au sein de ces espaces régionaux et de démontrer la pertinence d'un syndicat bien avant que les objectifs nationaux de syndicalisation ne soient atteints.

Définir l'espace critique de l'organisation au niveau national plutôt qu'au niveau régional a trois implications particulières. Premièrement, cela exclut immédiatement les syndicats indépendants. Ils n'ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour s'en charger. La logique de départ privilégie donc un virage vers un syndicat comme celui des Teamsters avec ses ressources et sa présence nationale.

Deuxièmement, l'accent mis sur le fait de ne s'attaquer à Amazon qu'une fois qu'on dispose d'une masse critique d'entrepôts à volume élevé à travers le pays, puis de faire grève aux dates clés (les Prime Days très chargés d'Amazon), semble nous ramener à l'approche syndicale traditionnelle. Il intègre une tendance à se concentrer sur la fédération des sections locales régionales avant que le forage profond essentiel au sein de chaque section n'ait été réalisé. Affirmer que nous devons faire les deux laisse encore en suspens la question de l'équilibre et du calendrier entre les deux.

Troisièmement, si l'argument est qu'il faut une large présence nationale pour mener une grève traditionnelle, alors l'inégalité de l'organisation entre les régions impliquera qu'un bon nombre de sections attendront cette grève pendant de longues années. Un tel flou est la mort de l'organisation. En revanche, un modèle basé sur les régions et les perturbations au sein des régions évite une attente indéfinie. Il permet d'agir comme un syndicat au niveau régional, tandis que d'autres rattrapent leur retard puis s'unissent organiquement dans une fédération de sections semi-autonomes fortes.

L'attente d'une approche régionale est que, si Amazon fait des concessions substantielles dans une région, cela s'étendra sûrement à d'autres régions. Amazon mesurerait donc les coûts de toute concession régionale par rapport à sa multiplication bien au-delà de cette région et résisterait d'autant plus durement. Une grève nationale ou quasi nationale des installations clés serait donc la seule option.

Cela ne devrait pas être écarté légèrement. Mais les limites de l'option nationale suggèrent une autre alternative : des perturbations dans des régions particulières qui stimulent, ou opèrent parallèlement à, des perturbations dans plusieurs régions. À un degré égal ou supérieur à un test de force national, cela pourrait livrer un message stratégique à savoir qu'Amazon ne peut fonctionner sans interruption si elle ne fait pas de concessions aux travailleurs et aux travailleuses.

Ces premières victoires des travailleurs et des travailleuses pourraient être modestes, mais elles peuvent jeter les bases de luttes plus vastes à venir au niveau national, comme pour un plus grand choix en matière d'horaires de travail, pour des meilleures conditions de santé-sécurité, pour des pauses plus longues, pour consacrer les gains de productivité à l'allongement des périodes de repos et à des rythmes de travail plus humains qui obligent Amazon à respecter ses engagements envers les consommateurs et consommatrices en embauchant davantage de travailleurs et travailleuses plutôt qu'en accélérant le travail, et ainsi de suite.

Le site spatial des luttes au sein des régions

La question d'échelle est une question tactique également au sein de chaque région. En dehors du pouvoir perturbateur d'un ou de deux hubs aériens clés qui transportent des colis à travers les États-Unis pour une livraison le jour même ou le lendemain, l'organisation de plus de deux installations dans une grande région sera probablement essentielle pour forcer Amazon à négocier.

Le nombre critique d'installations communes nécessaires dans une région est indéterminé dans l'abstrait. Un petit nombre d'installations pour les petits et moyens colis ou pour les gros colis peuvent suffire à imposer des coûts importants à Amazon. La recherche peut être suggestive, mais le nombre exact d'installations nécessaires n'apparaîtra probablement qu'au cours des tests réels d'Amazon.

Le point de lutte fonctionnel

Les travailleurs et les travailleuses les mieux placé.e.s stratégiquement sont les technicien.ne.s en col blanc d'Amazon Web Services (AWS). Mais bien qu'ils et elles aient exprimé des positions progressistes sur les enjeux de race, sexe, immigration et environnement, ils et elles n'ont pas manifesté d'intérêt pour la syndicalisation, même face aux récents licenciements. Tout ce que nous pouvons espérer de cette couche de travailleurs et de travailleuses, c'est que, à mesure que les cols bleus acquièrent un certain pouvoir sur le lieu de travail, leurs collègues plus qualifié.e.s soient incité.e.s à se joindre à la lutte et à élever leur propre voix, en particulier en tant que lanceurs d'alerte protégés par des syndicats.

Le débat-clé est donc de savoir si l'effort d'organisation doit donner la priorité aux grands centres de distribution (FC) ou aux stations de livraison et à leurs chauffeur.e.s. Les deux parties dans ce débat reconnaissent que le grand nombre de cols bleus des FC doivent en fin de compte être organisés pour attirer le maximum de travailleurs et de travailleuses dans le mouvement syndical et avoir un impact dramatique sur les stratégies. Les deux parties conviennent également que plus il y aura de maillons syndiqués dans la chaîne, plus le syndicat sera fort. La controverse est de savoir sur quoi se concentrer en premier.

L'argument en faveur des stations de livraison est qu'elles seraient plus faciles à syndiquer en raison de leur plus petite taille et qu'elles pourraient servir de point d'appui pour passer à la plus grande gagne des centres de distribution. Il est particulièrement important que les postes de livraison soient considérés comme des « points d'étranglement » : si on ferme les postes de livraison, rien n'arrive aux portes.

Le défi commence par le fait qu'il n'est pas évident que l'organisation des chauffeur.e.s s'étendrait aux travailleurs et travailleuses des entrepôts, ni que cela serait décisif pour convaincre les FC. Mais si les FC sont l'objectif ultime, pourquoi ne pas commencer par eux ? Quant aux postes de livraison qui représentent des points de débrayage critiques, ils peuvent devenir une variante de la stratégie syndicale traditionnelle de négociations collectives formelles périodiques avec une touche militante, au lieu que cet effet de levier distinct soit une capacité généralisée à perturber, si et quand cela est nécessaire.

De plus, étant donné que le travail d'un groupe de chauffeur.e.s peut facilement être réacheminé (à moins que leur station de livraison à domicile ne soit situé dans un emplacement unique), les chauffeur.e.s sous-traitant.e.s peuvent être transféré.e.s vers d'autres entrepreneur.e.s.
Par conséquent plusieurs stations devraient être syndiquées pour être efficaces, ce qui réduirait l'argument de « facilité de syndicalisation ». Et même si la fermeture et le remplacement d'une station de livraison pour éviter la syndicalisation peuvent être perturbateurs, Amazon fonctionne généralement avec un nombre excédentaire de stations. Fermer une station problématique reste bien plus facile que fermer un entrepôt gigantesque, étant donné la taille relative de l'investissement impliqué.

L'entrée des Teamsters : un tournant ?

Les Teamsters avaient Amazon dans leur ligne de mire depuis un certain temps, mais leurs récentes interventions par le biais d'une Division Amazon nouvellement formée changent clairement la donne. Ce qui a renforcé l'importance des Teamsters, c'est que le projet d'organisation des militant.e.s socialistes est par nature un processus lent à construire pour des raisons pratiques (c'est déjà difficile, et Amazon rend les choses plus difficiles), contextuelles. (Cela même si les manifestations dans les universités à propos de Gaza signalent une nouvelle radicalisation des jeunes. Mais ce n'est pas encore le moment où des rébellions explosives sont « dans l'air », comme c'était le cas dans les années 60). En plus, le rythme même du modèle appliqué – le renforcement méthodique des capacités – prend tout simplement du temps.

Ces facteurs ont eu des conséquences néfastes et ont joué à l'avantage des Teamsters. Ce que les Teamsters offrent, ce sont les avantages matériels (et psychologiques) d'une institution établie, avec une expérience en logistique et du soutien des travailleurs et travailleuses. Les Teamsters ont les ressources nécessaires pour payer des organisateurs et des organisatrices à temps plein et à temps partiel, ainsi que la littérature d'agitation, des espaces pour des réunions, ainsi que
des honoraires d'avocat à un moment où la force collective nécessaire pour mener une action directe pour bloquer les licenciements ou les suspensions n'existe pas encore. Les Teamsters peuvent également, grâce à leurs ressources, faire une promesse crédible de faire avancer les choses plus rapidement, ce qui séduirait naturellement de nombreux travailleurs, nombreuses travailleuses qui ne sont pas encore convaincu.e.s par une stratégie à échéancier indéterminé.

La nouvelle division Amazon des Teamsters dispose jusqu'à présent de l'autonomie et des ressources nécessaires pour surmonter les obstacles rencontrés. Comme pour le CIO dans les années 1930, la Division Amazon a accueilli des organisateurs et des organisatrices efficaces, quelle que soit leur appartenance politique. Et la division ne s'est pas précipitée vers des certifications rapides mais a mis l'accent, comme le faisaient les socialistes indépendant.e.s, sur la formation systématique de cadres capables de mener une organisation en profondeur et de construire des super-majorités. La Division a rapidement conquis et embauché certains des meilleur.e.s organisateurs et organisatrices dans des centres clés, tels que San Bernardino, Philadelphie, New York et Kentucky. Cela a renforcé le sentiment général dans les régions selon lequel s'adresser aux Teamsters est désormais une question de « quand », et non de « si ».

Actuellement, deux questions particulières se posent. La priorité donnée par les Teamsters aux stations de livraison – assez naturelle compte tenu de leur base de chauffeur.e.s – est-elle la bonne voie pour organiser Amazon ? (La division Amazon semble développer une certaine flexibilité à ce sujet ces derniers temps, en incluant les FC dans son plan). Et y a-t-il une contradiction entre l'ouverture de la Division Amazon à une nouvelle approche et la tentative de le faire au sein d'un syndicat qui reste, globalement, encore traditionnel ?

Un test de cette contradiction potentielle tourne autour du poids accordé aux changements juridiques et au cycle politique. Les Teamsters se battent pour redéfinir les chauffeures-livreurs et livreuses sous-traitant.e.s comme des travailleurs et travailleuses de facto d'Amazon (ce qu'ils et elles sont en fait). De plus, une nouvelle décision du National Labour Relations Board (NLRB) affirme que si une majorité des travailleurs et des travailleuses adhèrent au syndicat et que, sur le point d'être voté, la société est jugée avoir commis une pratique déloyale, le NLRB peut imposer une convention collective. Avec l'approche des élections américaines et la nervosité à l'idée d'une victoire de Trump qui annulerait ces acquis juridiques et administratifs, des pressions pourraient émerger au sein du syndicat pour accélérer les certifications.

Le problème n'est pas que le souci des aspects juridiques et des développements politiques soit un péché, mais plutôt – comme pour toute tactique – le danger de la tactique qui sous-tend la stratégie de renforcement du pouvoir des travailleurs et des travailleuses. Si, par exemple, les calendriers de recrutement sont ajustés pour s'adapter au cycle politique, cela pourrait offrir des succès à court terme. Mais à moins que l'objectif de construire la base ne soit ferme, même une convention collective chez Amazon peut être mise à mal pendant la durée de l'accord ou lors du conflit sur l'accord subséquent.

Si les résultats positifs tardent à arriver alors que les coûts augmentent, le risque que les dirigeant.e.s des Teamsters poussent la campagne Amazon vers les canaux traditionnels ou même abandonnent prématurément la campagne ne peut être ignoré. Cependant, à ce jour, la Division Amazon semble disposer de l'autonomie nécessaire pour s'en tenir à son plan d'organisation et à son calendrier.

Pour les socialistes, une autre série de questions se pose. Si leur avenir réside au sein des Teamsters, comment fonctionneront-ils et elles au sein de ce syndicat ? Quelles leçons peut-on tirer de l'expérience des Teamsters for a Democratic Union (TDU), autrefois une force d'opposition courageuse et efficace pour la démocratie, mais aujourd'hui essentiellement la branche militante intégrée des Teamsters (que certain.e.s caractérisent comme du « syndicalisme d'affaires militant ») ? Les socialistes et un TDU relancé pourraient-ils et elles faire passer les Teamsters d'un syndicat principalement axé sur les chauffeurs à un syndicat d'entrepôt et de logistique ?

Les socialistes pourraient-ils et elles insérer « classe » dans l'analyse, comme une question pratique, plutôt que simplement rhétorique ? Autrement dit, les organisateurs et organisatrices socialistes peuvent-ils et elles convaincre que l'intégration d'un souci prédominant de classe peut rendre les syndicats plus efficaces ? De plus, puisque toute bataille exige une compréhension de l'ennemi, une gauche au sein des Teamsters pourrait-elle convaincre les travailleurs et les travailleuses à considérer le capitalisme – et pas seulement l'employeur – comme l'obstacle ultime à une vie plus sûre et plus épanouie ? (Il y a aussi la question inquiétante de savoir quelles pourraient être les conséquences si même les Teamsters échouaient chez Amazon.)

En ce qui concerne le rôle des Teamsters, la situation canadienne est différente. Même si les Teamsters américain.e.s sont devenu.e.s, parmi les syndicats établis, « le syndicat d'Amazon », ce n'est pas le cas au Canada. Au Canada, les Teamsters sont plus petit.e.s et plus faibles qu'aux États-Unis, et il y a maintenant deux ou trois autres syndicats, aucun clairement en tête, qui se joignent aux Teamsters pour tâter le terrain en vue d'une campagne Amazon : le Syndicat canadien des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), passif ces derniers temps), Unifor (anciennement les TCA) en Colombie-Britannique, et la CSN (une fédération de syndicats québécoise).

Cela laisse ouverte la possibilité au Canada – sans doute peu certaine – que le mouvement syndical dans son ensemble, ou une coalition de syndicats soutenant un fonds centralisé pour un syndicat indépendant, donnent à ce dernier accès à leurs propres membres pour les convaincre de la centralité fondamentale d'Amazon au renouveau syndical global, pour rassembler les contacts que ces travailleurs et travailleuses ont par le biais de liens familiaux ou d'amitiés avec les travailleurs et travailleuses d'Amazon, et même pour recruter des personnes acceptant des emplois chez Amazon avec l'intention de créer un syndicat.

Cela, de manière cruciale, poserait également les bases, à mesure que la lutte progresse, pour apprivoiser Amazon, grâce à des actions coordonnées de soutien de la part des débardeurs et débardeuses, des cheminots, des manutentionnaires de colis, des camionneur.e.s, des postiers et postières, etc. En fin de compte, les travailleurs et les travailleuses d'Amazon décideraient s'ils et elles veulent rester indépendant.e.s ou choisir l'un des syndicats en lice (une incitation pour les syndicats hésitants à faire preuve d'une solidarité concrète afin de « rester dans le jeu »).

Toutefois, les développements récents indiquent que des syndicats spécifiques président, ou du moins influencent grandement, la syndicalisation d'Amazon au Canada. La CSN a récemment remporté la première accréditation au Canada dans un centre de tri (200 travailleurs et travaillleuses) et Unifor semble être sur le point de déposer une demande d'accréditation auprès de deux FC (peut-être 2000 travailleurs et travailleuses). Notez qu'au Québec et en Colombie-Britannique la certification automatique n'exige de dépasser que 50 % et 55 % respectivement. De plus, face à la détermination d'Amazon d'ignorer les accréditations syndicales, les commissions du travail des deux provinces peuvent imposer un premier contrat dans le cas où le syndicat est accrédité mais les deux parties ne parviennent pas à conclure une convention collective.

Conclusion

Le modèle d'organisation d'Amazon discuté ici présente trois épreuves aux syndicats et à la gauche. Le syndicalisme traditionnel peut-il apporter du pouvoir aux travailleurs et travailleuses d'Amazon, et sinon, quel type de syndicalisme pourrait-il en donner ? La lutte pour Amazon peut-elle contribuer à transformer le mouvement syndical ? Et les syndicats – la principale institution économique de la classe ouvrière – sont-ils adéquats pour affronter le capitalisme moderne, ou doivent-ils être complétés par d'autres formes d'organisation de la classe ouvrière ?

Le défi pour les syndicats n'est pas seulement d'obtenir la certification, mais aussi de renforcer le pouvoir des travailleurs et des travailleuses. Chez Amazon, les chances d'y parvenir par des moyens traditionnels ne sont pas grandes – même avec les meilleures intentions et le plus grand engagement de ressources. La plus prometteuse est l'orientation des nouveaux organisateurs, nouvelles organisatrices socialistes.

Autrement dit, tout en respectant la trajectoire du mouvement syndical, consistant à mettre l'accent sur une meilleure compensation pour les conditions écrasantes auxquelles les travailleurs et les travailleuses sont confront.e.s, il faut souligner l'urgence de s'attaquer à l'amélioration de ces conditions de travail elles-mêmes. Il faut lier ce tournant vers les conditions de travail à la nécessité de développer une capacité à perturber de manière constante, et pas seulement à des grèves périodiques. Et il faut surtout bâtir la profondeur du collectif de travailleurs, ne pas rechercher que le nombre. Cela exige en outre de développer des dirigeants et dirigeantes les mieux formé.e.s possibles sur le lieu de travail et d'organiser à l'extérieur pour obtenir le soutien le plus total du mouvement syndical dans son ensemble.

D. Taylor, président récemment retraité d'UNITE HERE, va encore plus loin, en soulignant les limites d'un seul syndicat s'attaquant à Amazon, même avec du « soutien » d'autres syndicats. Pour organiser Amazon, affirme-t-il, « il faudra non pas un syndicat mais une puissante coalition de syndicats, une force comme le CIO des années 1930 ». Le sentiment de classe de Taylor doit être valorisé. Mais son appel à une croisade lancée par les syndicats existants sous-estime l'impact de la longue défaite de la classe ouvrière et les transformations préalables nécessaires au sein des syndicats pour y parvenir.

La référence au CIO met en évidence les différences historiques qui bloquent sa proposition. Malgré toutes les inégalités, malgré les irrationalités et les souffrances que connaissent aujourd'hui les États-Unis, la crise n'a pas encore atteint l'ampleur de la Grande Dépression. À cette époque, un travailleur, une travailleuse sur quatre était au chômage, les luttes communautaires contre le sans-abrisme étaient courantes et les travailleurs et travailleuses étaient en marche. De plus, les syndicats dominés par les couches qualifiées à l'époque n'étaient pas seulement indifférents, mais activement opposés à l'organisation de la « racaille » non qualifiée. Cela a souligné la nécessité d'envisager de nouveaux syndicats.

Les syndicats d'aujourd'hui sont, en revanche, soucieux d'intégrer les travailleurs et les travailleuses dans le mouvement, quel que soit leur niveau de qualification, mais ils ont un bilan contrasté dans leur capacité à le faire. Il y avait aussi un autre facteur qui explique le succès du premier CIO : un Parti communiste qui formait et envoyait des travailleurs et travailleuses engagé.e.s sur les lieux de travail pour organiser et qui étaient soutenu.e.s par une supervision stratégique de la part du parti. Rien de comparable n'existe aujourd'hui.

Enfin, nous ne devons pas oublier que même si les meilleurs syndicats font tout correctement, les travailleurs et les travailleuses retournent après chaque lutte sur un lieu de travail dans lequel leur employeur.e déterminent toujours l'embauche et le licenciement, les bases de l'organisation du travail, la manière dont les compétences des travailleurs et des travailleuses sont développées (ou restreintes), comment et où les profits sont investis, ainsi que les produits et les services qui sont produits.

Ces limites ne doivent pas nous amener à sous-estimer ce que les travailleurs et les travailleuses peuvent gagner en termes de respect et de limites du pouvoir de la direction des entreprises. Il s'agit plutôt d'un rappel de considérer les acquis syndicaux, non pas comme des points finaux, mais comme des éléments de base, des étapes vers une société et une vie transformées.

Sam Gindin a été directeur de recherche pour les TCAs de 1974 à 2000. Il est co-auteur (avec Leo Panitch) de The Making of Global Capitalism (Verso), et co-auteur avec Leo Panitch et Steve Maher de The Socialist Challenge Today (Haymarket).

Un premier bilan

28 mai 2024, par André Frappier —
Le Conseil national s'est déroulé dans un climat tendu à cause du non-dit sous-jacent aux propositions soumises par la direction de QS tant à propos de la déclaration de (…)

Le Conseil national s'est déroulé dans un climat tendu à cause du non-dit sous-jacent aux propositions soumises par la direction de QS tant à propos de la déclaration de Saguenay que la révision du programme. Ce constat est tellement évident, même les médias parlent clairement de recentrage pour écarter les positions de gauche. Il y a une conception stratégique derrière la déclaration de Saguenay et la réécriture du programme, c'était l'éléphant dans la pièce. Les membres délégués méritaient que la direction de QS fasse preuve de limpidité, ça n'a pas été le cas et cela a alimenté les tensions.

Le Conseil national de février 2023 avait pris acte de la nécessité de renforcir la présence de QS en région et avait décidé de lancer « une tournée de mobilisation et de consultation dans les régions du Québec, afin de consulter les membres solidaires de ces régions, la population québécoise, la société civile et les mouvements sociaux, pour mieux enraciner le projet solidaire dans la réalité de l'ensemble des régions. » Il avait été décidé « que les résultats de cette tournée soient soumis aux membres lors d'une future instance nationale. »

Or, il n'y a pas eu de rapport. Rien qui indiquait quelles régions ont été visitées, quels groupes on a rencontré, quelles préoccupations elles ont soumis et quelles ont été nos réponses. Est-ce qu'on a tenté d'expliquer les motifs qui soutiennent nos positions ? Quelles étaient les difficultés rencontrées ?

La déclaration de Saguenay ne contenait aucun élément de rapport qui aurait pu nous mettre sur la piste des motifs qui soutenaient les propositions avancées dans le cahier. Il fallait faire un acte de foi. Ce travail aurait été pourtant essentiel et respectueux.

On aurait ainsi pu regarder ensemble les constats de la tournée, en tirer des conclusions sur ce qui doit être fait pour mieux rejoindre les préoccupations en région et mandater le prochain congrès pour en disposer. Cela aurait été un exercice collectif beaucoup plus rassembleur et correspondant au mandat d'un CN : organiser la discussion du congrès.

La révision du programme

On nous a imposé au pas accéléré un texte de révision programmatique qui contenait en plus des changements aux politiques de notre programme et de nos plateformes antérieures en ce qui a trait à l'industrie forestière et notre position en agriculture concernant l'UPA. Comment la direction de QS ne pouvait-elle pas s'attendre à une résistance ? Au lieu de composer avec les membres, on a senti la direction en affrontement contre ceux et celles qui questionnaient ses propositions d'orientation.

Certaines propositions adoptées ont permis de sauvegarder des éléments importants et de permettre un échéancier un peu plus long, - comme le retrait de l'appui au monopole syndical de l'UPA, le choix clair du CN de rejeter la proposition principale de “modernisation” du programme entendu comme une refonte totale - en faveur plutôt de sa réactualisation entendue comme une mise à jour ciblée.

Cependant la proposition pour que le programme soit exempt d'engagements politiques trop spécifiques a été adopté. À quoi peut-on maintenant s'attendre maintenant dans cette révision du programme sinon qu'elle efface les éléments trop revendicateurs ? On en a eu un aperçu avec la déclaration de Saguenay concernant la reconnaissance du rôle central de l'industrie forestière stipulant « qu'un gouvernement solidaire va adopter une stratégie d'adaptation des forêts aux changements climatiques, en collaboration avec les communautés touchées et l'industrie. »

Le programme actuel stipule que : « En plus du secteur minier, Québec solidaire préconise de placer la grande industrie forestière sous contrôle public (participation majoritaire de l'État) en envisageant, au besoin, la nationalisation complète. »

Avant de procéder à un changement de cap aussi important, il serait approprié de faire une étude un peu plus approfondie concernant les bénéfices de la nationalisation par rapport aux subventions gouvernementales faramineuses accordées au fil des ans à cette industrie. Il nous semble que c'est un minimum de rigueur.

La direction de Québec solidaire nous amène ainsi bien en deçà de ce que René Lévesque avait préconisé concernant une de nos ressources naturelles importantes, la nationalisation de l'hydroélectricité.

André Frappier
28 mai 2024

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Semaine nationale d’actions régionales de la Coalition solidarité santé Le privé, c’est tout sauf santé !

28 mai 2024, par Coalition Solidarité Santé — , ,
C'est avec conviction, espoir et détermination que la Coalition solidarité santé [1] organise, avec l'appui de ses membres très mobilisés, une Semaine nationale d'actions (…)

C'est avec conviction, espoir et détermination que la Coalition solidarité santé [1] organise, avec l'appui de ses membres très mobilisés, une Semaine nationale d'actions régionales contre la controversée réforme Dubé en santé et la privatisation des soins de
santé et de services sociaux.

Dans presque toutes les régions du Québec, des activités auront lieu lors desquelles plusieurs organisations viendront exprimer leur désaccord avec les politiques visant la privatisation des services de santé ainsi que leur centralisation. Il y a consensus au sein de la société civile et nous souhaitons nous faire entendre.

Pendant la dernière semaine de mai, nous lancerons au gouvernement un message fort et clair : _Le privé, c'est tout sauf santé !_ L'objectif de ces actions est non seulement de faire pression sur le gouvernement pour arrêter la privatisation de notre réseau, mais aussi de sensibiliser la population aux dangers qui guettent l'accessibilité aux soins et aux services.

Selon les organisations membre de notre coalition, lesquelles proviennent de tous les secteurs de la société civile, le gouvernement du Québec fait fausse route en disant que le privé est la solution aux problèmes d'accessibilité au réseau public, alors qu'on sait très bien qu'il en est plutôt la cause ! « Chaque clinique ou hôpital privé qui ouvre vient drainer les ressources du public et aggrave ainsi les problèmes d'accès au réseau public. Les médecins et le personnel de la santé et des services sociaux ne poussent pas dans les arbres, chaque travailleur.se qui va vers le privé est un.e travailleur.se de moins dans le public. On ne peut juste pas se permettre de voir le privé s'accaparer les précieuses et rares ressources du public », déclare Sophie Verdon, co-coordonnatrice à la Coalition solidarité santé.

En effet, le gouvernement choisit d'orchestrer un système où l'État subventionne les compagnies privées pour qu'elles dispensent des soins de santé. On rassure la population en lui disant qu'elle n'aura rien à payer car ce sera couvert par la carte d'assurance-maladie, mais au final, ce sont les Québécois.e.s qui, collectivement par le biais de leurs impôts, assumeront des coûts beaucoup plus élevés en santé afin de couvrir la portion importante de profits inhérente à la médecine privée.

Selon Geneviève Lamarche, co-coordonnatrice de la Coalition solidarité santé, « environ la moitié des soins de santé et de service sociaux sont déjà privatisés au Québec. Ceux-ci sont généralement moins performants et plus coûteux. De plus, le secteur à but lucratif induit de graves lacunes dans les soins offerts, comme ce fut le cas dans les résidences privées pour aînés pendant la pandémie. Même le ministre Dubé, favorable au privé, a dû interdire progressivement les agences privées au moyen d'une loi pour contrer leurs effets délétères désorganisant le réseau ».

« La Coalition ne peut accepter cette nouvelle réforme qui centralisera et privatisera davantage le réseau public de la santé. L'amélioration de l'accès aux soins et aux services de santé et services sociaux doit plutôt passer par une valorisation du réseau public et de son personnel. Les entreprises à but lucratif ne visent tout simplement pas les mêmes objectifs que ceux de l'État et de la santé publique », rappelle Sophie Verdon.

Pour consulter la liste des événements régionaux.

À propos de la Coalition Solidarité Santé

La Coalition Solidarité Santé est un regroupement québécois d'organisations syndicales, communautaires, de groupes de personnes âgées, de personnes en situation de handicap et de personnes proches aidantes. La défense des grands principes qui constituent les pierres angulaires du réseau de santé depuis sa mise sur pied, à savoir le caractère public, la gratuité, l'accessibilité, l'universalité et l'intégralité, sont à la base de toutes les interventions de la Coalition Solidarité Santé.

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Tu nous manques

28 mai 2024, par Jan J. Dominique — , ,
TU NOUS MANQUES Jan J. Dominique En 1957, à Port-au-Prince, naît Karine Rivel. La même année, François Duvalier, dit Papa Doc, est élu à la tête d'Haïti, quelque temps avant (…)

TU NOUS MANQUES
Jan J. Dominique

En 1957, à Port-au-Prince, naît Karine Rivel. La même année, François Duvalier, dit Papa Doc, est élu à la tête d'Haïti, quelque temps avant d'en devenir le dictateur brutal et d'imposer sa milice tortionnaire. Le destin de Karine, et de tous les membres de sa famille, sera à jamais marqué par cette dramatique coïncidence.

Une fabrique de gris-gris pour sauver Philippe, un enfant emmuré dans un silence traumatique. Le dévouement d'un médecin-sorcier-écrivain, Jacques, qui met tout en œuvre pour l'aider. La fuite de Karine, devenue médecin, qui soigne les pauvres et devra se cacher pour sauver sa peau et celle de ses enfants. L'exil d'un frère rebelle, Jean Baptiste, et la quête de sa fille, Isabel, qui part à sa recherche en Amérique latine. Et le regard tendre et lucide de Simone, Man Mona, fantôme veillant sur chacun d'eux.

Entre les souvenirs familiaux et le présent des retrouvailles, Tu nous manques suit le destin des femmes vaillantes de cette famille haïtienne ordinaire et extraordinaire, marquée dans sa chair par la violence politique, les mensonges et la résistance. Comment survivre, sinon en combattant la terreur ? Que veut encore dire « libérer la terre natale » lorsque tous les morceaux ont volé en éclats ?

Jan J. Dominique a travaillé comme éducatrice et journaliste à Radio Haïti Inter à Port-au-Prince. L'assassinat de son père en 2000, puis un attentat et des menaces l'obligent à partir. Elle vit aujourd'hui à Montréal. Aux Éditions du remue-ménage, elle a publié Mémoire d'une amnésique (2004), La Célestine (2007), Mémoire errante (2008) et L'écho de leurs voix (2016).

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photo ©Chloé Charbonnier

« Le devoir-taire des femmes » – au sujet de 3 livres

28 mai 2024, par Jean-François Laé — ,
Trois livres démontent les mécanismes du silence imposé à des femmes par les violences domestiques ou celles de la rue. Tiré de Entre les lignes et les mots (…)

Trois livres démontent les mécanismes du silence imposé à des femmes par les violences domestiques ou celles de la rue.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/22/le-devoir-taire-des-femmes-au-sujet-de-3-livres/

Forts, utiles, complexes, ils aident à penser des questions urgentes et les réponses possibles de la société Comment sont entendues les femmes soumises à des violences dites domestiques par le tribunal civil ? se demande Solenne Jouanneau dans Les femmes et les enfants d'abord ?. L'enquête porte sur l'ordonnance de protection de 2010 qui devrait permettre de « sécuriser la séparation » d'avec le conjoint maltraitant. Avec Les femmes du coin de la rue, Patricia Bouhnik enquête au plus près de celles qui sont déjà séparées et rendues muettes, réduites aux figures déviantes du féminin. Son ouvrage nous conduit vers des scènes de rue, où chacune d'elles cherche à se cacher plus encore. Enfin, Carol Gilligan développe une éthique de résistance et de libération qui commence par l'écoute radicale.

Ces trois ouvrages démontent – chacun à sa manière – les mécanismes du devoir-taire. Comment disparaître, se masquer, éteindre l'incendie, retenir les mots, se couvrir et s'éclipser, s'enfermer en cas de danger, écarter la menace ou le chantage, échapper à l'accusation en somme. « Savoir s'effacer » serait-il un art genré ? Le droit ne cesse de se cogner à des corps en mouvement. Il se heurte aux transformations des sensibilités envers les femmes « en danger ». Mal armés, les magistrats entendent peu les menaces psychologiques en deçà des coups, des chocs et des blessures. Comment entendre la vérité de l'abus, du chantage, de la faiblesse économique, de la domination, tant que le langage du droit l'enfermera sous la cloche du seul « conflit familial » ? Combien de fois les femmes devront-elles répéter les mêmes choses, dans différentes instances, dire et répéter les détails de ce qui a eu lieu et continue d'avoir lieu ? Comment élargir les vues des magistrats, pour une prise en compte des « atteintes » à la volonté des femmes, la captation de leur décision, les barrages faits à leur autonomie ? Du combat féministe à la cause publique, les violences au sein du couple ont été peu à peu « déprivatisées » depuis que le caractère « aggravé » des actes de maltraitance est entré dans la loi. Problème public ? Solenne Jouanneau étudie – au-delà de la punition – comment protéger matériellement les femmes et les enfants par une audience en urgence afin de les faire bénéficier de plusieurs mesures de protection : être autorisé à dissimuler son adresse ; interdire à l'agresseur de posséder une arme ; lui interdire d'entrer en contact avec les personnes protégées ; enfin organiser autrement les relations avec les enfants, notamment leur garde. L'ouvrage enquête dans plusieurs tribunaux, dresse des statistiques, épluche des décisions de justice, entend des magistrats, explore les formations des juristes. Massivement, à plus de 80%, ce sont des femmes pauvres économiquement qui font appel au dispositif des ordonnances de protection. Sans ressources propres, elles ne peuvent s'extraire du danger, se dégager du chantage, se retirer des pièges. Sont-elles pour autant entendues ? Comme l'explique un juge : « On ne nous demande pas de juger de la réalité des violences. On nous demande d'apprécier la vraisemblance des violences, qui peuvent être physiques, mais pas seulement, elles peuvent aussi être psychologiques par exemple, ce qui est encore plus dur à évaluer ; et si cette violence place une personne, ex-conjoint ou conjoint, dans une situation de danger. » L'embarras est de mise.

L'enquête se loge dans cet écart. On entre dans le bureau du juge aux affaires familiales qui interprète les critères d'appréciation énoncés par la loi. Et de se prononcer sur les seuils de la violence – suffisamment grave ou pas – pour engager ou écarter une protection en urgence. Car 60% des demandes de protection seront rejetées ! En matière civile, on découvre que les mots sont en bataille. Cent fois on s'interroge. Qu'est-ce qu'une relation de couple, une violence conjugale, une tension, un danger, un risque ? Et les magistrats de fouiller certes les codes civil et pénal, mais aussi l'intranet des tribunaux, les définitions mises en circulation par l'action publique en matière de « lutte contre les violences faites aux femmes » ; les actions de communication gouvernementale ; les cours d'appel ou les délégations régionales à l'Égalité Femmes-Hommes ou encore l'Observatoire des violences envers les femmes. Bataille de définitions, à chacun son langage. « En quoi une violence conjugale, demande un magistrat, serait séparable des conditions de logement, de l'argent qui manque, du souci des enfants ? » Ah non, répond un second : « Les violences physiques donnent lieu à des constatations physiques, des certificats médicaux. En matière de violence psychologique, c'est beaucoup plus compliqué à retenir. Ça crée trop d'hésitations. Et la problématique de preuve ? Pour ma part, j'admets plus facilement le concept de violence psychologique en plus des éléments permettant de croire aussi à des violences physiques ».

Les jugements tremblent. Il en découle que sur 6 000 demandes par an, 40% sont refusées. Entre conflits conjugaux, disputes parentales, violences conjugales, les juges se heurtent à des événements, tentent de les empoigner, glissent sur des affects contraires, alors les mots souvent se désagrègent. La violence s'envole vers d'autres contrées ! Pour les spécialistes des violences de genre, la différence entre « le conflit » et « la violence » tient à la nature de la relation qui unit les deux partenaires. Est-elle égalitaire ou inégalitaire ? Est-elle ou non basée sur la recherche du contrôle et de la domination de l'autre ? Rien à voir avec la démarche des magistrats qui dessine tout autrement la frontière entre le conflit et la violence : les faits de violences ont-ils une cause ? se demandent-ils. Peut-on imputer la responsabilité de ces actes de violence à une seule des deux parties ? Sont-ils suffisamment graves pour justifier l'impossibilité d'une démarche de conciliation ? Et après, comment déterminer les conditions d'organisation de la séparation et les droits qui seront accordés à chaque partie ? Qui va garder le logement à son nom ?

Ces questions sont d'autant plus fortes chez les juges qu'ils se méfient des scènes entendues, soupçonnent des chausse-trappes, hésitent entre le droit des enfants et un risque de manipulation puisque l'ordonnance permet d'obtenir des droits spécifiques tout en en retirant à l'auteur vraisemblable des violences. Ainsi, pour les couples pacsés ou les concubins, l'attribution du logement commun ne relève normalement pas de la compétence du juge. Selon la même logique, les chances d'obtenir l'exercice unilatéral de l'autorité parentale, la suppression du droit de visite ou la mise en place d'un droit de visite avec un médiateur sont beaucoup plus importantes dans le cadre de cette procédure que dans les procédures classiques.

Dès lors, les violences dénoncées font l'objet d'une hiérarchisation implicite. C'est en particulier le cas des violences physiques dites « légères » et des pratiques de harcèlement psychologique, notamment lorsqu'elles sont interprétées comme une conséquence des « conflits » générés par la séparation du couple. Les jugements dansent entre « violence conjugale » et « conflit conjugal », dans une pesée largement aveugle aux enjeux de la domination masculine. Il ne s'agit plus de protéger les femmes qui le demandent mais de fixer un seuil de violence variable dans le couple, un quantum socialement et juridiquement tolérable. De sorte que les violences se trouvent profondément remaniées à travers un filtre, une méthode de traduction de « ce qui s'est passé ». Un nouveau voilage, en somme. Car le magistrat travaille à l'horizon de la plus simple preuve, ce qui a pour effet de « donner la prime à l'hématome et aux bras cassés parce que c'est bien clair, bien net », confirme une magistrate. À l'inverse, la notion de « vraisemblance » ne favorise pas la prise en considération des violences psychologiques ou verbales qui, si elles n'ont pas été commises devant témoin ou enregistrées, ne laissent que peu de traces. Le vraisemblable, de quoi s'approcher du doute, de l'incertitude, d'une sorte de neutralité qui fait baisser la tête sur ses chaussures. De sorte qu'en 2024 cette ordonnance de protection des femmes fléchit et s'incline. À peine quelques centaines. Entendre les femmes, au tribunal civil : le chemin est encore long.

Hématomes et bras cassés ? Et après ? Que se passe-t-il pour certaines d'entre elles ? Pour celles qui n'auront pas été protégées ou pour qui la protection de la justice aura été absente ? Nombre de femmes au fil des ruptures se retrouveront sans domicile. Bien après les séances au tribunal, l'ouvrage de Patricia Bouhnik propose une cartographie de la ville et de ses « femmes de la rue » : « je suis partie de ces disparitions-là pour tisser le fil des histoires, recouper les contextes et déterminants et tenter de restituer la force des expériences et capabilités engagées ».

Ruptures familiales ou conjugales, perte d'emploi, placement des enfants, exil, expulsions. Ces femmes n'ont pas osé porter plainte ou la police n'a pas voulu les entendre. Certaines ont frôlé la mort, elles ont réussi à partir, s'appauvrissant encore. D'autres vivent ces violences au quotidien, taillent une pipe contre une dose de crack. Le déclassement se mesure aussi à des formes successives de dépouillement. Partie avec trois valises dans lesquelles Cathy a rangé son passé, il ne lui en reste plus qu'une aujourd'hui. La vie entière de Coralie tient, quant à elle, dans un sac à dos. Awa et Farhia n'ont plus de sac du tout.

Les femmes – dans ce paysage de désolation – complètement oubliées ? De l'école à la psychiatrie, du centre de protection maternelle au médecin généraliste, les systèmes d'alerte ne sont pas branchés les uns aux autres. Les femmes se murent. Comment s'en étonner tant on leur a appris à souffrir en silence. Disparaitre est la seule issue. S'enfermer en cas de danger : la menace subie, le chantage, le trafic, l'argent si rare, les excès. Se retirer sur la pointe des pieds, le sacrifice ultime. Au bout de l'oubli, de l'endurance et de la survie, invisibles et monotones comme la prison ou la prostitution, ces filles, ces femmes, ces mères, ces grands-mères échangent avec Patricia Bouhnik d'une manière incomparable. Le miroir narratif coupe le souffle.

À la dérive on les suit. Il s'agit pour elles de marcher sur les frontières des zones de passage – chambres d'hôtel, compagnons de fortune –, des points de replis sur des recoins – embrasures, bancs, friches, stations de métro, gares – ou de rejoindre des regroupements discrets en squats ou chambres proposées dans des foyers, hôtels sociaux, centres d'hébergement d'urgence ou associatifs, appartements vétustes ou précaires ; avec parfois un passage en prison ou aux urgences psychiatriques. La tournée de ces lieux éclaire les nuits de dépendance et de pénitence. « J'ai mal partout, tout le temps, susurre Nadia qui a 22 ans. Les enfants sont tout le temps fatigués et malades, on ne s'arrête jamais, on va d'un endroit à l'autre pour manger, demander, on est tout le temps dans la rue, c'est très difficile… J'attends dans la rue, je me cache, des fois, quand je vois la police. Neige, pas neige, beau pas beau, c'est tous les jours la même chose. Je mange dehors, les enfants c'est pareil que moi, comme tout le monde… Quand il fait très froid c'est le plus dur ». Ne jamais s'arrêter de circuler. Passer de lieu en lieu en courant, c'est le prix à payer pour gagner une petite sécurité sans agression, en évitant l'insulte de « mauvaise mère », en attendant un pli de rue, un recoin ou un bout de chambre pour se réfugier.

Et une pluie qui tombe. Incapables, incompétentes, indigentes, indignes, infâmes, la liste est longue de ces forces négatives qui peuplent ces dominations souterraines, avec ces mots mi-juridiques mi-psychiatriques qui hantent le langage institutionnel jusqu'à contaminer le plus ordinaire des gestes. Cette série des « in » marque les actes moteurs autant que les actes mentaux. Dans ces interstices, le droit n'agit qu'en « négatif sur » les modes de repos, les circulations, les recoins, les manières de se laver, d'aimer même. Femme vieille, seule, sans attache, pauvre de surcroit, mal née et mal aimée, chaos humain comme autant de cicatrices, dans ce sous-sol strié de menaces existentielles imminentes. Le retrait du droit de ces espaces de danger accentue les effondrements. L'idée même de « non-assistance à personne en danger » se dissout dans le caniveau. Ce serait la faute à « pas de chance » ?

Nous sommes bien entre l'implicite, le non-dit, le devoir-taire que l'on nomme à tort le silence, autant dire le dernier maillon de la traque. Nous sommes bien au bord du féminicide. Discret, celui-là. Faire revenir les voix des femmes dans la conversation humaine et dans les arènes sociales ?Psychologue et philosophe, auteure d'un ouvrage de référence en sciences humaines, Une voix différente (In a Different Voice : Psychological Theory and Women's Development, 1982, trad. fr., Flammarion, 1986), Carol Gilligan poursuit cette idée en toute modestie dans Une voix humaine, sorte de conversation chaleureuse envers les femmes et toutes les populations assignées et rendues invisibles. Peut-on changer la tonalité de cette conversation ? se demande-t-elle, donner voix aux expériences humaines qui ne sont ni parlées, ni vues. Pour ce faire, ne faut-il pas un changement dans l'organisation ou la structure même de la conversation, qu'elle porte non seulement sur le genre mais aussi sur le soi, les relations avec les proches, l'interdépendance, la morale ?

Avec Carol Gilligan se prolonge une réflexion sur le silence et la parole, sur la différence entre le fait de pouvoir s'exprimer et celui d'être entendue, sur l'écoute radicale comme acte politique. Dès lors, l'écoute est une manifestation de l'éthique du care : faire attention, répondre précisément aux questions, prendre au sérieux et résister au cadre patriarcal de ses propres réponses. Cultiver la voix et l'écoute, n'est-ce pas exercer justement une éthique de la démocratie ? Néanmoins, cela suppose tout un travail sur ce fameux cadre patriarcal, les fenêtres étroites de qui doit être entendu (la voix du père) ou pas, notamment dans les chaînes de grande vulnérabilité exposées dans les deux ouvrages précédents. Penser et ressentir, dire et savoir, autant d'oppositions par lesquelles la voix de l'expérience est perdue ou discréditée, déplacée par une autre voix, détentrice d'une autorité – le patriarcat – que l'on prend pour sienne. C'est dans ce plissement que se tient l'écoute radicale suggérée par Gilligan, « une façon de s'accorder à la voix sourde, sous-jacente, à cette autre conversation qui se joue entre les lignes de dialogue ». L'auteure s'attache ainsi à promouvoir des voix de résistance, dans des situations concrètes et pratiques, une attitude de « sollicitude » envers toutes les positions de vulnérabilité, une éthique attentive aux singularités et non pas impérative et impersonnelle. Se rejouent ainsi les questions un peu plus compliquées qu'il n'y paraît : « qu'est-ce que parler veut dire ? » ; « qu'est-ce que prendre la parole offre comme perspective et à quel coût ? » ; « qui donne ou retire la parole ? ».

Jean-François Laé

Solenne Jouanneau : Les femmes et les enfants d'abord ? Enquête sur l'ordonnance de protection. CNRS, 412 p., 26 €

Patricia Bouhnik : Les femmes du coin de la rue. Corps à corps avec la précarité. Syllepse, 174 p., 17 €

Carol Gilligan : Une voix humaine. L'éthique du care revisitée. Climats, 192 p., 22 €

Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N° 431 – 12 mai 2024

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