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Lutte à l’inflation : quelle place pour les travailleuses et travailleurs ?

Après avoir surmonté les défis liés à la crise sanitaire, après avoir vu leur pouvoir d'achat s'éroder avec la poussée inflationniste qui a perturbé la reprise économique, les travailleuses et travailleurs doivent-ils s'attendre à subir une troisième épreuve ?
Tiré de Ma CSQ cette semaine.
Si l'inflation semble avoir causé des dommages limités, au Québec comme au Canada et ailleurs dans le monde, le zèle prolongé des banques centrales, qui s'acharnent à rabattre l'inflation à une cible arbitraire de 2 % dans de courts délais, et la volonté des gouvernements de faire disparaître des déficits conjoncturels pourraient provoquer des souffrances inutiles chez les travailleuses et travailleurs. Chômage, faillites, pertes de revenus… à quoi peut-on s'attendre ?
Récession ou non ?
Le ministère des Finances du Canada prévoyait, en novembre dernier, une croissance du PIB nominal de 2 % en 2023 et de 2,4 % en 2024. Le résultat réel de 2023 a finalement dépassé de 0,7 % celui initialement prévu. Quant à la nouvelle prédiction pour 2024, elle s'élève à 3,8 %. Au Québec, on constate un léger recul en 2023, avec une croissance de 3,9 %, mais une reprise est attendue en 2024 avec une croissance de 4 %.
En 2023, le Canada a évité de justesse une récession. La situation du Québec, qui a connu des croissances négatives au deuxième, troisième et quatrième trimestre, répond cependant à la définition technique d'une récession. En effet, il y a récession lorsque, durant deux trimestres successifs, l'activité économique mesurée par l'évolution du PIB recule. Il est à noter toutefois que les luttes syndicales ayant mené à des grèves lors du dernier trimestre de 2023 expliquent en grande partie la croissance négative du quatrième trimestre au Québec.
Malgré cette récession « technique », le taux de chômage au Québec est demeuré stable, se situant entre 4,1 et 5 %. Au Canada, il est passé à 6,1 % en mars 2024 (et il est demeuré stable le mois suivant) en raison d'une création d'emplois peu dynamique et d'une population en forte croissance. Bien qu'il ne soit pas nouveau que le Canada performe moins que le Québec en matière d'emplois, c'est la première fois, depuis novembre 2017, que le taux de chômage est aussi élevé au pays, à l'exception des pires mois de la pandémie, en 2020 et 2021.
Un entêtement qui pourrait coûter cher
La Banque du Canada (BC) a réagi de manière agressive pour contrôler l'inflation élevée causée par la guerre et l'explosion des prix du pétrole en 2022, faisant passer son taux directeur de 0,25 % à 5,1% en seulement 4 mois. Cette hausse rapide a entraîné une augmentation des taux hypothécaires, passant de 2 à 6 % environ. La BC hésite encore à annoncer clairement une baisse des taux.
Si la lutte à l'inflation ne semble pas avoir provoqué trop de dommages à l'économie, il ne faudrait pas que l'entêtement de la BC à vouloir ramener l'inflation à 2 %, d'ici 12 à 18 mois, vienne exacerber le coût économique et social.
Cette hésitation soulève des questions au sujet de la vision économique et de la gouvernance de la BC. À titre d'exemple, les données de mars démontrent que 90 % de la surinflation (c'est-à-dire l'inflation qui dépasse la cible de 2 %) s'explique par l'augmentation de 7,6 % des coûts de logement entre mars 2023 et mars 2024. La hausse du taux directeur a découragé l'investissement dans les mises en chantier, alors que les besoins en habitations explosent.
Devant la banque centrale des États-Unis, la Réserve fédérale (Fed), qui annonce qu'elle retardera la baisse des taux, la BC préfère éviter de prêter le flanc à la critique pour une baisse trop rapide des taux. En absence de « vérificateur général » de la BC, son gouverneur a le loisir d'accorder une priorité absolue à la lutte à l'inflation, même si elle provoque chômage et faillites.
Comme le soulignent les économistes du Trade Union Advisory Committee (TUAC) qui regroupe les centrales syndicales d'une trentaine de pays de l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les effets de la hausse des taux d'intérêt mettent autant de temps à se manifester qu'à s'estomper. Même dans une situation où les taux diminueraient en 2024, le cumul des renouvellements de prêts hypothécaires qui s'étalent sur plusieurs années continuera à faire augmenter le taux moyen. Les répercussions négatives de ces taux s'accentueront donc pour quelques années.
Un retour de l'austérité
En plus d'un ralentissement économique, les travailleuses et travailleurs feront peutêtre face à un retour des mesures d'austérité et du conservatisme fiscal. Cette philosophie économique, qui a dominé au cours des 40 dernières années, met l'accent sur des impôts faibles, des dépenses publiques réduites et une dette publique minimale.
Au Québec, le ministre des Finances, Eric Girard, a annoncé un déficit de 11 milliards $, qui comprend aussi une provision de 1,5 milliard $ pour des éventualités et un placement de 2,2 milliards $ dans le Fonds des générations. Selon plusieurs commentateurs, cela justifierait le recours par les gouvernements à des mesures d'austérité.
Or, le déficit réel prévu, calculé comme étant la différence entre les revenus et les dépenses, s'élève plutôt à 7,3 milliards $. Cela représente environ 1,2 % de du PIB du Québec, prévu à 590 milliards $ en 2024. Il est donc deux fois moins élevé que le déficit moyen enregistré par le gouvernement du Québec entre 1978 et 1997.
Au fédéral, le budget prévoit des revenus de 497,8 milliards $ et des dépenses de 537,6 milliards $, laissant un déficit de 39,8 milliards $. Malgré les déficits récurrents des dernières années, la dette du Canada en proportion de son PIB demeure la plus faible de tous les pays du G7, avec une moyenne d'endettement grimpant à 95 %, contre seulement 15 % pour le Canada. De plus, le budget déposé par le gouvernement fédéral affiche un recul de la dette relative au PIB, mettant en lumière la solidité financière du Canada comparativement à ses pairs du G7.

À la lumière de ces faits, il n'existe actuellement pas de crise des déficits et de l'endettement du Québec et du Canada qui justifierait un « incontournable » retour de l'austérité et du conservatisme fiscal.
Des luttes importantes à mener
Espérons que l'atterrissage de l'inflation se poursuivra en douceur et que les épouvantails de la crise des finances publiques ne triompheront pas. Pour y arriver, toutefois, nous devons exiger que la Banque du Canada soit davantage transparente et qu'elle considère d'autres critères que sa cible de 2 % d'inflation comme objectif de « prospérité économique et financière ».
Nous devrons valoriser les services publics et les interventions économiques des gouvernements et lutter contre la privatisation. Comme le disait Antoine de SaintExupéry, « il n'y a pas de solutions, il n'y a que des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent ».
Le ralentissement économique, l'austérité et le conservatisme fiscal ne sont pas inéluctables : ils peuvent être combattus. Les travailleuses et travailleurs risquent d'avoir d'importantes luttes à mener au cours des prochains mois, tant pour contrer les inégalités que pour défendre les services publics.

20 ans après son adoption, les syndicats canadiens exigent l’application de la loi Westray

Le 9 mai 1992, 26 travailleurs de la mine de Westray, dans le comté de Pictou, en Nouvelle-Écosse, ont été tués dans une explosion souterraine, à la suite d'un mépris insensible de l'entreprise pour les lois en matière de santé et de sécurité.
Nous nous souvenons des 26 mineurs qui sont morts il y a 32 ans à cause de ce qu'un juge a appelé « une mosaïque complexe d'actions, d'omissions, d'erreurs, d'incompétence, d'apathie, de cynisme, de stupidité et de négligence », souligne Bea Bruske, présidente du Congrès du travail du Canada. « Nous les pleurons et honorons leur mémoire, et ce, en luttant pour la sécurité du travail. »
En 2004, après une lutte de plus de dix ans menée par les Métallurgistes unis d'Amérique, la loi Westray a été adoptée, permettant aux employeurs négligents d'être poursuivis en vertu du Code criminel du Canada.
Chaque année, quelque 1 000 travailleurs sont tués et, depuis l'entrée en vigueur de la loi Westray, plus de 18 000 travailleurs sont morts en raison de leur travail.
« La loi constitue un outil important et permettrait de sauver des vies si elle était appliquée comme prévu. Même si tous les décès ne sont pas nécessairement le résultat d'une négligence criminelle, une application rigoureuse et transparente de la loi Westray est nécessaire afin de rendre le travail plus sûr aujourd'hui », poursuit Bea Bruske. « 20 ans, c'est beaucoup trop long pour les travailleurs afin d'attendre que la justice soit rendue. »
Le Congrès du travail du Canada demande ce qui suit :
– la nomination d'enquêteurs et de procureurs spécialisés dans les décès et les blessures survenus sur le lieu de travail, de même qu'une formation obligatoire et normalisée pour ces postes ;
– veiller à ce que les procureurs de la Couronne soient informés, formés et conseillés afin d'appliquer les amendements de la loi Westray au Code criminel du Canada ;
– une formation obligatoire pour les services de police et les organismes de réglementation en matière de santé et de sécurité, soutenue par les ressources nécessaires, sur l'application correcte des amendements de la loi Westray ;
– des procédures, des protocoles et une coordination obligatoires dans chaque province ou territoire pour les services de police, les procureurs de la Couronne et les organismes de réglementation en matière de santé et de sécurité.
« Cela fait 20 ans que les travailleurs plaident en faveur d'une application effective de la loi Westray », a indiqué Bea Bruske. « Il est grand temps que les employeurs qui font preuve de négligence à l'égard de la vie des personnes qui travaillent pour eux subissent de plein fouet les conséquences de cette loi ».

Amazon : le syndicat de l’entrepôt de Laval est officiellement accrédité

Un premier entrepôt d'Amazon est syndiqué au Canada : dans une décision rendue vendredi, le Tribunal administratif du travail (TAT) accrédite le Syndicat des travailleuses et travailleurs d'Amazon Laval–CSN.
13 mai 2024 | tiré du site de la CSN
« C'est toute une leçon de courage que les travailleuses et les travailleurs de DXT4 viennent de démontrer. »
Après avoir mené son enquête en vertu des pouvoirs que lui confère le Code du travail, le tribunal reconnaît qu'une majorité de salarié-es de l'entrepôt DXT4 ont fait le choix d'adhérer à leur syndicat afin d'entamer la négociation menant à une première convention collective, tel qu'Amazon en a maintenant l'obligation légale en vertu du caractère exécutoire de la décision.
« Il s'agit d'abord et avant tout d'une très grande victoire pour des femmes et des hommes venus d'Amérique latine, du Tchad, du Maghreb et d'Asie, qui n'ont pas eu peur de se tenir debout pour faire respecter leurs droits », d'affirmer la présidente de la CSN, Caroline Senneville.
« Au cours des derniers mois, Amazon aura tout essayé pour s'immiscer dans notre campagne de syndicalisation, n'hésitant pas à inonder les milieux de travail de messages alarmistes. C'est toute une leçon de courage que les employé-es de DXT4 viennent de démontrer. Nous espérons évidemment qu'elle fera boule de neige », de poursuivre Caroline Senneville.
Le 19 avril dernier, la CSN déposait une requête auprès du TAT pour représenter les 200 salarié-es de l'entrepôt DXT4 d'Amazon, rue Ernest-Cormier à Laval. Au cours des semaines précédentes, c'est en grand nombre que les salarié-es avaient rallié leur syndicat.
Selon les propos tenus par les employé-es, plusieurs facteurs expliquent leur insatisfaction à l'égard de leurs conditions de travail : des cadences de travail exagérées, des mesures de santé et de sécurité au travail totalement déficientes, sans parler des salaires nettement inférieurs à la rémunération offerte dans le secteur des entrepôts et des centres de distribution au Québec.
Amazon entend contester
Avant même que la décision du TAT ne soit rendue, les avocats nouvellement retenus par Amazon avaient annoncé, le 6 mai, leur intention de contester la constitutionnalité de l'article 28 du Code du travail du Québec. Dans une correspondance adressée au tribunal, à la CSN et au procureur général, Amazon prétend que la capacité du TAT de reconnaître le caractère représentatif d'un syndicat est contraire à la Charte des droits et libertés de la personne « car elle viole le droit de ses salariés à la liberté d'association en les privant potentiellement de choisir leurs représentants » [sic].
« On le constate depuis le début : Amazon n'a jamais voulu respecter le cadre légal qui prévaut en matière de relations de travail au Québec. Aujourd'hui, Amazon demande ni plus ni moins de suspendre le Code du travail le temps qu'elle engorge les tribunaux en s'acharnant à empêcher ses employé-es de se regrouper pour améliorer leur sort. Ce n'est pas vrai qu'une multinationale américaine va venir dicter nos lois. Nous avons entièrement confiance en notre système de justice, qui viendra confirmer que notre Code du travail est bien conforme à la charte, n'en déplaise à Amazon », de conclure la présidente de la CSN.
Au cours des prochains jours, le syndicat tiendra une première assemblée générale pour établir ses statuts et règlements et élire ses représentantes et représentants syndicaux. Un processus de consultation sera par la suite mené auprès des salarié-es afin de jeter les bases d'une première convention collective. En vertu du Code du travail du Québec, Amazon a dorénavant l'obligation légale de négocier un tel contrat collectif de travail.
L'information sur l'actuelle campagne de syndicalisation d'Amazon au Québec peut être trouvée à l'adresse suivante : https://sesyndiquer.org/mawu/
Fondée en 1921, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) regroupe 330 000 travailleuses et travailleurs des secteurs public et parapublic, et ce, dans l'ensemble des régions du Québec et ailleurs au Canada.
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Pour en finir avec la complicité du Canada avec Israël

Alors que l'agression génocidaire d'Israël s'abat sur Gaza depuis plus de sept mois, les Palestinien·ne·s commémorent aujourd'hui, 15 mai, le 76e anniversaire de la Nakba (la Catastrophe). D'hier à aujourd'hui, complice d'Israël, le Canada a toujours été un obstacle à l'autodétermination du peuple palestinien. Le respect des droits humains universels et du droit international appellent à un changement radical de la politique canadienne vis-à-vis Israël et la Palestine.
15 mai 2024
La Nakba de 1948
Le 29 novembre 1947, suite à l'Holocauste – l'horreur ultime qu'avait infligée l'antisémitisme européen aux populations juives d'Europe – l'Assemblée générale des Nations Unies adoptait un plan de partage de la Palestine en deux États, l'un juif et l'autre arabe. Répondant ainsi à l'objectif du mouvement sioniste européen d'un foyer national juif en Palestine, remontant à la fin du 19e siècle, l'ONU naissante allait ainsi ouvrir la voie à d'autres crimes.
Au cours de l'année 1948, des milices sionistes ont chassé de force environ 750 000 Palestinien.ne.s de leurs foyers, soit plus de 80 % de ceux qui vivaient alors dans les territoires qui allaient devenir l'État d'Israël. Elles ont détruit plus de 500 villages palestiniens et ont vidé 11 quartiers urbains de leurs habitants palestiniens.
Ces crimes ont longtemps été occultés sous la mythologie fondatrice d'un petit Israël luttant courageusement pour sa naissance et sa survie face à des populations arabes hostiles et non civilisées. Un récit tout à fait semblable aux mythes fondateurs des pays coloniaux des Amériques, dont le Canada, dépossédant et massacrant leurs populations autochtones. Mais, au fil des années, les travaux d'historiens palestiniens et israéliens ont révélé que cette ‘catastrophe' n'avait pas été un dommage collatéral de la première guerre israélo-arabe de 1948, mais plutôt le résultat de la mise en œuvre d'un nettoyage ethnique méticuleusement planifié.
La Nakba : d'hier à aujourd'hui
Mais la Nakba n'est pas que cet horrible nettoyage ethnique de 1948. Elle est aussi comprise comme le projet de dépossession qui s'est poursuivi jusqu'à nos jours. Car ni ces réfugié·e·s, ni leur descendance, n'ont jamais pu exercer leur droit au retour, tel que stipulé dans la résolution 194 de l'Assemblée générale des Nations Unies (11 décembre 1948). En 1967, Israël a conquis la Cisjordanie, la bande de Gaza et Jérusalem-Est. Jusqu'à aujourd'hui, son occupation et son contrôle militaires de ces territoires ont étranglé l'économie palestinienne, soumis leur population à des vexations et des humiliations constantes, brutalement réprimé la résistance légitime. Israël a aussi illégalement colonisé ces territoires de centaines de milliers de ses citoyen·ne·s juifs, continué à confisquer des terres, à déposséder le peuple palestinien.
Depuis octobre 2023, l'assaut génocidaire d'Israël contre la population de Gaza s'inscrit dans cette Nakba toujours en cours, des dirigeants israéliens faisant même référence à « finir le travail » de 1948. Une « Nakba 2.0 » !
Le Canada complice depuis 1947
Dès 1947, le Canada a été associé à l'histoire d'Israël. Membre du Comité spécial des Nations Unies sur la Palestine, il y a soutenu la position sioniste et l'adoption du plan de partage.
Face aux violations historiques et persistantes du droit international par Israël, le Canada se contente d'en nommer quelques-unes. Ainsi, il dit reconnaître le droit à l'autodétermination des Palestiniens, et il dit que les colonies israéliennes et l'annexion de Jérusalem-Est contreviennent au droit international. Mais face aux innombrables crimes qu'entraînent l'occupation et la colonisation des territoires palestiniens, il n'exprime aucune indignation et, surtout, n'entreprend aucune action conséquente. Au contraire. Le Canada professe constamment son « amitié indéfectible » avec Israël, ajoutant que le soutien qu'il lui accorde « est au cœur de la politique canadienne à l'égard du Moyen-Orient depuis 1948 ».
Face aux nouvelles horreurs commises par Israël à Gaza depuis plus de 7 mois, la complicité canadienne se poursuit, avec des ajustements de discours pour tenter de sauver la face. Le Canada a donc finalement voté en faveur d'un cessez-le-feu à l'ONU. Et il exprime parfois des « préoccupations » face à la situation humanitaire à Gaza. Après avoir vendu plus d'armes à Israël d'octobre à décembre 2023 que pendant toute l'année 2022, le Canada a annoncé ne plus accorder de nouvelles autorisations en ce sens… tout en indiquant qu'il allait respecter les ententes déjà signées. Et cette position n'a pas été modifiée par l'adoption, le 20 mars dernier, d'une motion parlementaire stipulant que le Canada cessera d'autoriser et de transférer des armes à Israël.
Pour un vrai « changement fondamental » !
Le 6 mai 2024, Israël a finalement lancé son offensive annoncée, tous azimuts, contre la ville de Rafah, où 1,5 millions de Gazaoui·e·s avaient trouvé un énième refuge. Israël empêche maintenant l'entrée de toute aide humanitaire au passage de Rafah. Le lendemain, la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, déclarait que c'était « totalement inacceptable », ce qu'elle avait aussi déclaré plus de deux mois auparavant.
Le 10 mai, professant un « changement fondamental » dans son approche, le Canada s'est abstenu lors d'un vote massif à l'ONU reconnaissant formellement la Palestine comme État. Le Canada a indiqué qu'il pourrait apporter lui-même cette reconnaissance « au moment le plus propice à une paix durable », même sans l'accord d'Israël, à condition que le Hamas n'y joue aucun rôle.
Mais au regard de l'ampleur des crimes commis par Israël, une telle prise de position n'est qu'un petit brassage d'air inutile. Comme le soulignait récemment Agnès Callamard, secrétaire-générale d'Amnesty International (AI), à propos d'Israël, « l'échelle des violations [du droit international] commises au cours des six derniers mois est sans précédent ». En effet, il n'y a jamais eu, comme conséquence directe de bombardements, autant de morts d'enfants, de journalistes, de personnel de la santé, de travailleurs humanitaires. Et la famine ne s'est jamais répandue aussi rapidement à toute une population que par suite du blocus orchestré par Israël.
Il est plus que temps que le Canada mette un terme à son « amitié » avec Israël. Il est plus que temps qu'il remette en question l'État d'apartheid, l'État colonisateur, l'État génocidaire qu'est Israël. Il est plus que temps qu'il dénonce tous ces crimes et en rende Israël imputable. Ce n'est pas un supposé projet palestinien de « jeter les Juifs à la mer » que l'on doit redouter. C'est le projet sioniste d'un Grand Israël d'où la population palestinienne est chassée, étouffée, affamée, exterminée, et qui est en cours d'exécution depuis des décennies, qu'on doit arrêter.
Jean Baillargeon
Martine Eloy
Raymond Legault
Suzanne Loiselle
du Collectif Échec à la guerre
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Colloque du SCFP sur l’énergie : « on peut rater la transition juste »

« Avec l'approche préconisée par le ministre de l'économie, de l'innovation et de l'énergie et avec la complicité du président directeur général d'Hydro-Québec, les sections locales représentant plus de 16 000 personnes salariées de la société d'État n'ont pas d'autres choix que dénoncer des décisions politiques qui feront reculer le Québec d'un point de vue socioéconomique. »(tiré du site du SCFP : https://scfp.qc.ca/nos-energies-a-nous/)
C'est dans le cadre de cette campagne qu'a été organisé un colloque sous le thème : Colloque sur l'énergie : « on peut rater la transition juste » le 15 mars dernier qui a réuni plus de 200 personnes au Palais des Congrès à Montréal. Des spécialistes sont intervenus pour présenter de nouvelles données sur les dangers de la privatisation des services publics d'électricité.
Presse-toi à gauche a trouvé important de publier les vidéos de certaines des interventions faites à ce colloque à partir de l'enregistrement de la journée qu'a bien voulu nous fournir l'organisation syndicale.
1. Des extraits des interventions des syndicalistes du SCFP d'Hydro-Québec
2. L'intervention de Robert Laplante, directeur général de l'Institut de recherche en économie (IREC)
3. L'intervention de Jean-François Blain, analyste sénior en énergie
4. L'intervention de Colin Pratte, chercheur à l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS).
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Numérique : les milieux de travail en transformation

Du taxi au REM, de la presse mécanique à la manutention de colis, en passant par les mines et le camionnage, depuis la maison, le bureau ou l'atelier, presque tous les postes de travail sont aujourd'hui connectés, suivent des lignes de programmation, produisent ou interagissent avec des données numériques. Plus que les révolutions technologiques précédentes, le numérique change-t-il la donne ?
tiré du journal LE MONDE OUVRIER N° 147 • printemps-été 2024
https://ftq.qc.ca/wp-content/uploads/2024/05/MO147.pdf
Le numérique change-t-il la donne ?
Depuis quelques années, le visage du monde du travail change avec la transition numérique. Que l'on pense au recours croissant au télétravail, à l'intensification de l'automatisation, à l'accélération de la robotique ou encore à l'intégration croissante des outils d'intelligence artificielle (IA), ces changements affectent l'organisation du travail, les compétences requises ou encore les modes de gestion et de surveillance.
La pandémie a entraîné une adoption rapide et massive du télétravail dans de nombreux secteurs d'activité. Bien que cette nouvelle façon de travailler offre des avantages, elle soulève aussi des défis pour les travailleurs et travailleuses, ainsi que pour les syndicats, notamment sur les plans de la représentation et de la mobilisation.
L'arrivée en force de l'IA suscite aussi de nombreuses interrogations et beaucoup de zones grises. Elle recèle certes des opportunités d'amélioration des conditions de travail, par exemple en automatisant des tâches fastidieuses et répétitives ou en renforçant la sécurité des travail- leurs et travailleuses grâce à une meilleure détection des risques. Cependant, elle ouvre aussi la porte à une surveillance accrue par les employeurs, brouille les frontières entre vie privée et professionnelle, peut intensifier le rythme de travail, et risque de fragmenter, voire de déshumaniser, les relations au travail. Par ailleurs, son intégration progressive dans nos environnements de travail se fait parfois sans que les travailleurs et travailleuses en aient pleine- ment conscience, et souvent sans règlementation claire pour encadrer la gestion des données générées par leur activité.
La FTQ proactive
La numérisation du travail mérite donc notre pleine attention. En 2019, la FTQ en a d'a i l leurs fait la thématique de son 32 e Congrès. Si les technologies ont beaucoup évolué dans les dernières décennies, la position de la FTQ est demeurée claire face à ces enjeux : une transition numérique juste doit privilégier avant tout l'amélioration des conditions de travail et profiter équitable- ment à tous et toutes, sans laissés-pour-compte.
Devant ces nombreuses zones d'ombre, la collabo- ration avec le monde académique est précieuse pour démêler les implications de ces changements sur le travail. Comme en témoignent plusieurs articles de ce cahier spécial, des études menées par des chercheurs et chercheuses de l'UQAM dans des milieux de travail affiliés à la FTQ ont permis d'explorer les effets du télé- travail ainsi que les modalités de surveillance dans différents milieux. Plusieurs rapports importants ont aussi vu le jour dans les derniers mois, témoignant de l'intérêt général pour ces enjeux. En mars, l'Observatoire international sur les impacts sociétaux de l'IA et du numérique (Obvia) lançait un guide pour négocier la gestion algorithmique au travail 1 . Et à l'automne dernier, Luc Sirois, innovateur en chef du Québec, présentant son rapport sur l'encadrement de l'IA 2 , plaidait pour une réflexion collective. De son côté, la FTQ continue d'en faire une de ses préoccupations centrales, en défendant une transition numérique équitable et respectueuse des droits des travailleurs et travailleuses.
1. OBVIA, Négocier la gestion algorithmique : un guide pour les acteurs du monde du travail, [En ligne] [https://www. obvia.ca/ressources/ guide-gouvernance- algorithmique]
2. CONSEIL DE L'INNOVATION DU QUÉBEC, PRÊT POUR L'IA, Rapport de recommandations sur l'encadrement de l'intelligence artificielle, [En ligne] [https:// conseilinnovation.quebec/ pret-pour-lia-est- maintenant-deposer
Négocier la gestion algorithmique
Dans le monde du travail, l'avènement de la gestion algorithmique s'annonce comme une révolution silencieuse aux conséquences potentiellement immenses.

À l'heure où l'intelligence artificielle (IA) commence à s'immiscer dans l'organisation du travail et que des sanctions disciplinaires peuvent être imposées à partir d'un algorithme, les changements sont majeurs dans les façons de gérer les griefs et de négocier l'organisation du travail. Comment garantir la transparence et l'équité des décisions prises automatiquement ? Et quelles seront les conséquences sur le travail et les relations entre employeurs et personnes employées ?
La question n'est plus « si », mais « quand » ces technologies impacteront le quotidien d'une majorité de travailleurs et travailleuses. La nécessité d'agir et de prévenir n'a jamais été aussi pressante. Les syndicats, souvent en première ligne dans la négociation de l'organisation du travail, se trouvent face à un défi inédit : négocier la place et le rôle de ces technologies dans les milieux de travail, alors même que leurs formes et leurs effets sont encore assez mal connus.
Un guide pratique
L'Observatoire international sur les impacts sociétaux de l'IA et du numérique (Obvia) a récemment proposé une nouvelle ressource : le guide Négocier la gestion algorithmique.
Élaboré avec la participation de la FTQ et de ses syndicats affiliés, ce guide arrive à point nommé pour aider les syndicats à négocier autour de l'utilisation des algorithmes au travail. Il permet de mieux comprendre ce qu'est l'IA et la gestion algorithmique et fournit une liste de questions à se poser pour identifier quelles formes ces technologies peuvent prendre et quoi négocier avec les employeurs lors de leur intégration dans les milieux de travail.
Une gestion algorithmique ?
De manière générale, il s'agit de l'automatisation de tâches de gestion traditionnellement effectuées par des humains. Par exemple, l'évaluation de la productivité de télétravailleurs et télétravailleuses, la sélection de candidatures parmi un grand nombre, la surveillance des déplacements ou encore le contrôle de la qualité de diction d'un téléopérateur ou d'une téléopératrice…
Autrement dit, ces systèmes automatisés peuvent assister, voire remplacer, les gestionnaires dans leur fonction et cela devient particulièrement préoccupant lorsque c'est un algorithme qui peut décider d'imposer une sanction disciplinaire. C'est pourquoi il est essentiel de comprendre sur quelles bases ces décisions sont prises et qui en est responsable.
Le rôle essentiel des syndicats
Le guide met en avant le rôle essentiel des syndicats dans la négociation de l'utilisation et des impacts des technologies de gestion algorithmique. Il encourage les travailleurs et travailleuses, via leurs représentants syndicaux et représentantes syndicales, à prendre part activement à l'élaboration des politiques d'utilisation de l'IA, pour garantir une mise en œuvre éthique et respectueuse des droits des employés et employées.
Pour le moment, la question de la gestion algorithmique peine à émerger dans les discussions de négociation collective et aucune convention collective n'intègre encore explicitement ce terme. Pour cause, le sujet est encore très récent, sans compter que ses effets sont souvent difficiles à observer, la technologie étant souvent elle-même invisible. Mais l'Obvia souligne l'importance de la vague anticipée et les effets concrets à venir sur le monde du travail, d'où la nécessité pour les syndicats de s'emparer de cette question comme un enjeu de négociation. n
Comment les travailleuses et travailleurs s'adaptent-ils au télétravail ?
Par Yanick Provost Savard, professeur au département de psychologie de l'Université du Québec à Montréal et directeur du Laboratoire de recherche sur les sphères de vie et le travail, et Dana Bonnardel, étudiante au doctorat en psychologie à l'Université du Québec à Montréal et membre du Laboratoire de recherche sur les sphères de vie et le travail.
Au cours des dernières années, la réalité du télétravail a évolué rapidement. Afin de mieux comprendre comment les travailleurs et travailleuses s'adaptent à cette modalité de travail, le Laboratoire de recherche sur les sphères de vie et le travail, dirigé par le professeur Yanick Provost Savard, a sondé 155 membres de la FTQ de janvier à juin 2023. Dans l'ensemble, plus de 62 % des membres sondés rapportent un très bon ajustement au télétravail. Plus précisément, ces membres perçoivent le télétravail comme une bonne option, en plus de se percevoir comme performants et de ressentir des émotions positives lorsqu'ils et elles télétravaillent. Grâce aux réponses récoltées, deux principaux facteurs facilitant l'ajustement au télétravail ont aussi été identifiés.
Meilleure conciliation
Premièrement, les personnes qui subissent moins d'interruptions par des communications électroniques (courriels, messagerie instantanée, etc.) rapportent un meilleur équilibre entre leur travail et leur vie personnelle. Ainsi, il est préférable, même en télétravail, de limiter les communications électroniques à certaines plages horaires pour ne pas nuire aux tâches nécessitant davantage de concentration, par exemple en désactivant certaines notifications. Les milieux de travail pourraient également mettre en place des politiques de déconnexion adaptées à leur réalité et établissant les attentes en termes d'envois des communications électroniques (par exemple, aucun envoi de courriel la fin de semaine) et de délai de réponse (par exemple, 24 heures ouvrables).
Plus d'autonomie
Deuxièmement, cette étude souligne l'importance pour maximiser l'ajustement au télétravail d'offrir aux travailleurs et travailleuses la possibilité de choisir le lieu et le moment le plus approprié pour réaliser certaines de leurs tâches, ce que la littérature scientifique appelle le remodèlement spatio-temporel. Afin de mettre à profit la flexibilité inhérente à plusieurs arrangements de télétravail, une personne pourrait décider de réaliser en télétravail une tâche qui nécessite une attention soutenue ou de réaliser les tâches les plus difficiles le matin, lorsqu'elle a plus d'énergie. Accorder une flexibilité quant à l'horaire de travail, le nombre et le moment des journées de télétravail permettrait aux travailleurs et travailleuses qui le souhaitent de remodeler leur façon de travailler de manière à retirer les plus grands bénéfices de leur situation de télétravail. Parmi les autres facteurs explorés dans le cadre de ce projet, il faut mentionner également le soutien reçu à la conciliation travail-famille de la part des collègues, des employeurs, des membres de la famille et du syndicat, qui était dans l'ensemble rapporté comme modérément élevé à élevé.
La pandémie a tout changé
Jusqu'en mars 2020, le télétravail était encore rare dans la plupart des métiers de bureau. Pratique aujourd'hui plus normalisée, Le Monde ouvrier a voulu en discuter avec trois adeptes.
Une implantation en catastrophe
Crise sanitaire oblige, du jour au lendemain, des milliers de travailleurs et travailleuses étaient renvoyés chez eux et obligés d'y aménager un espace de travail pour maintenir l'activité économique. À Rimouski, c'est dans ce contexte que Joël Lefebvre Lapointe est entré au centre de soutien d'Hydro- Québec comme analyste informatique (SCFP- 4250). « C'était très dur pour tout le monde. Il fallait se procurer et gérer l'installation d'un paquet d'équipements à distance, et en même temps installer les logiciels, développer les nouvelles méthodes d'identification auprès de tous les employés et les aider à se connecter », raconte-t-il.
Malgré une adaptation forcée, la viabilité du télétravail a été vite démontrée. « On a senti une méfiance durant environ six mois. L'employeur surveillait nos connexions informatiques, notre disponibilité à répondre aux appels téléphoniques de service à la clientèle, etc. Puis, la surveillance s'est apaisée », se rappelle Stéphane Morin, agent d'assurance chez TD assurance à Montréal (Teamsters 931).
À la Société de transport de Montréal, « la direction s'est rendu compte qu'elle peut nous faire confiance, que le travail se fait. De notre côté, on a la volonté de maintenir notre productivité pour conserver cet acquis », explique Rachel Thibault, analyste principale en soutien technique à l'ingénierie (SEPB-610).
Des bienfaits appréciés
Constat unanime : le télétravail améliore la qualité de vie. « Les gens sauvent du temps de transport, peuvent garder un enfant malade à la maison sans avoir à prendre congé. Ça donne une certaine flexibilité », observe Stéphane Morin. Le télétravail est devenu une condition d'emploi essentielle pour Rachel Thibault : « J'habite à Saint-Jérôme et ne plus faire le trajet aller-retour au bureau a enlevé un stress énorme dans mon quotidien, au bénéfice de ma vie personnelle. Je ne retournerais jamais en arrière. »
Des relations sociales différentes
L'alternance entre travail au bureau et télétravail pose des défis de socialisation. « Je n'ai pas de problème avec la solitude. Avec les collègues, on essaie de se parler le plus possible, caméras ouvertes, ou d'aller au bureau le même jour. Mais certains ont davantage besoin de socialiser et c'est moins évident quand tu ne vois personne », explique Joël Lefebvre Lapointe.
La réduction des contacts humains crée d'autres défis. « La mobilisation syndicale et l'aide auprès de nos membres sont moins faciles. Les conversations de cafeteria, les liens directs avec les délégués syndicaux, nos antennes ne sont plus les mêmes pour les préoccupations des collègues », conclut Stéphane Morin, délégué en chef de sa section locale.
Un récent guide résume les résultats d'une étude menée au printemps

2023 auprès de quelques 800 membres de la FTQ, de la CSQ et de la CSN, exposant l'éventail des technologies de surveillance utilisées dans les milieux de travail. Les grands constats 82% des personnes participantes sont soumises à une forme de surveillance électronique et 30 % se sentent constamment surveillées ! Face à ces constats, le guide souligne l'importance d'une collaboration et d'un dialogue ouvert pour une utilisation éthique et transparente des technologies de surveillance. n Le guide est disponible en ligne à sac.uqam.ca/le-service-aux- collectivites/rapports/552-guide- pratique-sur-la-surveillance- electronique-au-travail.ht
Vers une surveillance électronique au travail 2.0 ?
Par Ariane Ollier-Malaterre, professeur au Département d'organisation et ressources humaines de l'UQAM, Xavier Parent-Rocheleau, professeur adjoint au Département de gestion des ressources humaines à HEC Montréal, Yanick Provost Savard, professeur au département de psychologie de l'UQAM, et Sabrina Pellerin, candidate au doctorat, Département d›organisation et ressources humaines de l'UQAM. / Recherche menée en partenariat avec la CSN, la CSQ et la FTQ, avec l'accompagnement du Service aux collectivités de l'UQAM, dans le cadre du Protocole UQAM/CSN/CSQ/FTQ.
Que les employeurs surveillent les personnes employées au travail, c e n'est pas nouveau. Toutefois, de nouvelles technologies, parfois appelées « patrongiciels », permettent désormais de collecter plus de données sur les activités des personnes employées et de les analyser à l'aide d'algo- rythmes pour en dresser des « portraits » détaillés. Les heures de travail, les comportements, la performance, les attitudes et parfois les émotions sont ainsi observés, que l'on travaille dans les locaux de l'organisation, sur la route ou en télétravail.
État des lieux
Est-ce que ces technologies sont très présentes au Québec ? Dans le cadre d'un projet de recherche mené dans le cadre du Protocole intersyndical du Service aux collectivités de l'UQAM, presque 800 membres de la FTQ, de la CSQ et de la CSN ont été consultés au printemps 2023 : 82 % des personnes répondantes signalent au moins une technologie de surveillance et 30 % se sentent constamment surveillées dans leur travail. Le manque d'information sur ces technologies est un vrai problème : 50% des personnes répondantes ignorent si leurs médias sociaux ou leurs activités sur ordinateur sont surveillés et 36 % ignorent si leurs appels sont écoutés.
Les technologies les plus signalées sont : les cartes à puces et badges (60 %), la surveillance des sites web visités (38 %), des courriels (30 %), des visioconférences et statuts d'activité sur les plateformes comme TEAMS (28 %), les caméras (28 %), la surveillance du téléchargement de fichiers (24 %) et des médias sociaux (22 %) et la géolocalisation (21 %). Viennent ensuite la surveillance de la messagerie instantanée (19 %), l'écoute d'appels et les microphones (15 %), les captures d'écran (14 %), la surveillance des mouvements de la souris (12 %), de l'écran en temps réel (11 %) et des frappes au clavier (8 %). Les cols bleus, la main-d'œuvre ouvrière et les personnes employées des grandes organisations signalent davantage de surveillance.
Plusieurs inquiétudes
La légitimité, la transparence et l'intrusivité de la surveillance sont les principales pré- occupations des personnes répondantes. La plupart considèrent qu'il n'est pas normal que les employeurs utilisent ces technologies et estiment que les employeurs n'informent pas les employés et employées de façon transparente.
Plus de 70 % des personnes répondantes voient ces technologies comme une atteinte à leur vie privée et beaucoup pensent qu'elles sont aussi intrusives pour les autres personnes pré- sentes, comme les collègues et les membres de la famille dans le cas du télétravail. Les autres préoccupations sont la persistance dans le temps des données collectées, sans droit à l'oubli, et la dénaturation des outils qui peuvent être utilisés pour d'autres raisons que celles annoncées (par exemple, un badge pour assurer la sécurité, qui devient un moyen de suivre le temps travaillé).
La SST à l'ère numérique
L'avènement de nouvelles technologies, du télétravail et du travail de plateforme pose de nouveaux défis en matière de santé et de sécurité. Bien que ces avancées permettent souvent plus de flexibilité dans l'organisation du travail, elles mettent à l'épreuve les lois en santé et sécurité du travail et, conséquemment, la protection des travailleurs et travailleuses.
Statut à clarifier
Le travail de plateforme en est un bon exemple. Celui-ci implique souvent des emplois précaires et mal rémunérés dans l'économie à la tâche et soulève des défis réels en matière d'accès aux droits de santé et de sécurité. Les personnes qui travaillent à partir des plateformes sont exposées à des risques physiques et psychologiques, comme le transport de charges lourdes, les agressions verbales, la non-reconnaissance et la précarité, sans pour autant avoir le statut de personnes salariées. Obtenir ce statut légal obligerait les plateformes, à titre d'employeurs, à s'assurer que le travail effectué ne porte pas atteinte à l'intégrité physique et psychologique de ces personnes. Or, malgré qu'elles distribuent des tâches rémunérées, les plateformes ne sont pas encore reconnues comme des employeurs. Cette lacune empêche les personnes qui travaillent pour les plateformes de faire reconnaître une lésion professionnelle, puisqu'elles sont plutôt reconnues comme travailleurs et travailleuses autonomes. Or, à ce titre, elles doivent elles-mêmes cotiser au régime de santé et sécurité du Québec, une obligation généralement méconnue.
Surconsommation
Pour l'ensemble des personnes qui travaillent pour des plateformes numériques ou qui expérimentent le télétravail, la pression pour rester constamment connectées, les interruptions incessantes et le sentiment de devoir être toujours disponibles peuvent brouiller la séparation entre les vies professionnelle et personnelle. D'un autre côté, le manque de contact humain et d'échanges crée un isolement tout aussi néfaste. Ces réalités peuvent entraîner un stress accru et des problèmes de santé mentale tels que l'anxiété et la dépression. De plus, les personnes qui travaillent à distance peuvent être confrontées à des problèmes liés à leur environnement de travail inapproprié, comme des chaises non ergonomiques, alors que les employeurs se déresponsabilisent des conditions de travail lorsqu'elles sont en dehors du lieu de travail conventionnel. Pourtant, la Loi sur la santé et la sécurité du travail s'applique en contexte de télétravail, et ce, tant pour les risques psychosociaux que physiques.
Revendiquer
Pour atténuer ces risques et garantir la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses dans un environnement en évolution, il est essentiel que les syndicats soient vigilants et obtiennent des mesures proactives, comme le droit à la déconnexion, et les ajustements législatifs nécessaires pour que tous et toutes soient protégés de manière égale.
Plateformes de travail Faux jeu ou vrai travail ?
Les plateformes numériques comme Uber, DoorDash ou SkipTheDishes ont pro- fondément transformé les conditions de travail et d'emploi, posant de sérieux défis juridiques pour les droits des travailleurs et travailleuses. Au Québec, environ 32 000 chauffeurs et chauffeuses d'Uber ont été recensés en 2023. Bien qu'il n'en représente qu'une petite fraction, le nombre de travailleurs et travailleuses « à la demande » est passé de 5,5 à 8,6 % de la population active entre 2005 et 2016.
La stratégie du jeu vidéo
Ces compagnies se pré- sentent comme de simples intermédiaires, ce qui leur permet d'esquiver les responsabilités légales des employeurs. Le statut prétendument indépendant de ses travailleurs et travailleuses permet à Uber de réduire ses coûts, mais elle ne peut exiger qu'ils opèrent à des moments ou lieux précis, une condition cruciale pour un service qui vise à répondre à une demande en temps réel.
Pour contourner le problème, l'entreprise recourt à des incitatifs psychologiques similaires à un jeu, comme des badges ou des systèmes de points permettant de débloquer des niveaux associés à des privilèges. Les tarifs peuvent aussi être augmentés dans certaines zones pour encourager les travailleurs et travailleuses à se diriger vers les lieux à forte demande. Surveillant étroitement leur activité, Uber peut également les pousser à continuer de travailler par l'envoi de notifications indiquant qu'ils sont proches d'obtenir une récompense. Le fonctionnement même de l'application vise à garder les travailleurs et travailleurs connectés en leur proposant des courses avant même que la précédente ne soit achevée. Ces derniers dis- posent alors de 8 secondes pour accepter ou refuser la course, sachant qu'ils doivent maintenir un taux d'acceptation des courses suffisamment élevé pour ne pas se faire désactiver de la plateforme.
Un décalage existe donc entre l'autonomie promise et la réalité d'un conditionnement qui retient les travailleurs et travailleuses captifs. Cette ludification qui transforme le travail en jeu pose de sérieux risques pour la santé. En incitant à se connecter le plus sou- vent et le plus longtemps possible pour obtenir des récompenses, l'application peut pousser à l'épuisement physique et mental, augmentant aussi les risques d'accident. Ces travailleurs et travailleuses sont également aux prises avec le brouillage des frontières du temps de travail, une gestion déshumanisée par les algorithmes, de faibles rémunérations, une absence de pouvoir de négociation et des inégalités croissantes…
La FTQ à l'affût
La FTQ suit depuis plusieurs années les conditions de travail sur ces plateformes. Sans s'opposer aux changements technologiques, la centrale milite pour un progrès sans victime, et appelle à des réformes législatives qui garantiraient une reconnaissance et une protection sociale à ces travailleurs et travailleuses. La FTQ revendique également un droit d'association, que ce soit par l'élargissement de la définition légale de salarié ou l'instauration de la présomption de salariat. D'ailleurs, une directive adoptée par le Parlement européen en avril dernier pourrait inspirer les autorités canadiennes et québécoises en ce sens. Celle-ci reconnait le statut de salarié aux travailleurs et travailleuses de plateforme, et régule pour la première fois l'utilisation des algorithmes, permettant de contester les décisions automatisées comme les désactivations de la plateforme. La FTQ reste vigilante et poursuit son engagement pour stimuler un dialogue social constructif autour de ces questions.
Une mutation tranquille
Les changements technologiques sont courants dans les entreprises manufacturières, mais pas nécessairement aussi radicaux et profonds qu'on peut le penser. Souvent coûteuses, les nouvelles technologies accompagnent les stratégies de développement et de repositionnement des entreprises, lentement mais sûrement. Le Monde ouvrier en a discuté avec deux représentants syndicaux du secteur manufacturier.
Des évolutions lentes, mais réelles
Martin Boulanger est opérateur à l'usine de Tafisa Canada de Lac- Mégantic depuis 1996 et président syndical de Tafisa section locale 299 d'Unifor, qui compte 265 membres aux opérations et à la maintenance. « Nous produisons des panneaux destinés à la fabrication de meubles d'armoires de cuisine avec différents types de mélamine ou de finis », explique-t-il. Un processus qui exige une grande précision, car les clients ont des attentes élevées en matière de finition.
Ces dernières années, l'entreprise a développé trois nouvelles lignes de production automatisées à gros volume. Elle y a implanté des systèmes d'inspection de la qualité informatisés, intégrant caméras et technologie de reconnaissance visuelle, pour repérer les défauts (trous, papier pressé abîmé ou mal collé, etc.) sur les panneaux en cours de production, tant à l'étape du sablage qu'à la presse. Convoyé à bonne vitesse sur la ligne de production, chaque panneau doit être inspecté.
« Avant l'arrivée de la machine, c'était des gens qui étaient responsables de l'inspection. Elle classe les panneaux selon la qualité de la finition, en examine la surface en détail pour repérer les imperfections et les écarte s'ils ne répondent pas aux exigences de qualité », explique Martin Boulanger. « On n'a pas perdu d'emplois, et il reste des opérateurs sur les anciennes lignes. Il y a encore certaines choses que la machine ne voit pas, comme des plis dans le papier, qu'un opérateur peut voir. La machine n'est pas nécessairement plus efficace, mais elle nous soutient beaucoup, sans ajouter de pression sur les travailleurs et travailleuses », conclut-il.
L'humain comme soutien à la machinerie
L'automatisation est également forte chez Raufoss Technology à Boisbriand. L'entreprise compte sur une soixantaine de robots industriels (par exemple : bras articulés) pour soutenir la production de bras de suspension destinés aux fabricants d'automobiles. Mais selon Dominic Beaulieu, électromécanicien et président de la section locale 698 d'Unifor, « il n'y a actuellement pas beaucoup d'intelligence artificielle réelle. Tous ces robots n'apprennent pas et ne décident de rien d'autre que les différentes tâches pour lesquelles les humains les ont programmés ».
L'entreprise ayant triplé son volume de production au cours des 10 dernières années, l'équipe sur le plancher est passée d'une soixantaine à près de 160 personnes. Cela dit, ce système de production change le rôle des humains. « Ils interviennent à certains moments : ils approvisionnent la ligne avec des pièces brutes, ils s'assurent que la machinerie roule en cadence, puis à la sortie, ils font l'inspection visuelle des pièces fabriquées et assurent les opérations d'empaquetage et d'expédition. Mais il y a maintenant très peu d'intervention humaine dans les opérations d'assemblage », explique Dominic Beaulieu.
En conséquence, l'automatisation « modifie le travail des gens, ce qui les oblige à se spécialiser. Il faut continuer d'obliger les employeurs à former les gens pour qu'ils puissent développer leurs compétences en fonction de l'évolution de la technologie, se maintenir en emploi et continuer à évoluer dans l'entreprise », conclut le représentant d'Unifor.
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La guerre génocidaire du sionisme cristallise la crise civilisationnelle

Les camps étudiants contre la guerre génocidaire du gouvernement sioniste, qui ont fini par poindre au Québec, sont la conscience humaniste d'un monde capitaliste sans rémission gagné jusqu'à son tréfonds par la course au profit et le culte de l'argent, corrompu jusqu'à la moelle par l'idéologie néolibérale du chacun pour soi et au diable la catastrophe, à l'aise avec des chefs à poigne qui tonitruent les droits humains tout en faisant taire les humanitaires qui les empêchent de tourner en rond.
Les partis politiques n'ont de cesse de s'ajuster à ce monde en chamaille où la guéguerre des grands garçons, pour régner sur les gangs qui paralysent les compatissantes, jouent à la roulette russe avec le sort du monde. Les guerres polarisantes tassent dans la marge tant la centralité politique que l'allocation des ressources pour la course éperdue de la terre-mère vers la terre-étuve.
Tout va très bien Mme la marquise mais le Consensus de Washington fout le camp Pourtant, comme le dit The Economist :
À première vue, l'économie mondiale semble rassurante par sa résistance. L'Amérique a prospéré malgré l'escalade de sa guerre commerciale avec la Chine. L'Allemagne a résisté à la perte de l'approvisionnement en gaz russe sans subir de catastrophe économique. La guerre au Moyen-Orient n'a pas provoqué de choc pétrolier. Les rebelles houthis, qui tirent des missiles, n'ont pratiquement pas affecté les flux mondiaux de marchandises. En tant que part du PIB mondial, le commerce a rebondi après la pandémie et devrait connaître une croissance saine cette année.
Mais ce magazine par excellence de l'intelligentsia de la grande bourgeoisie mondiale n'est pas dupe pour autant tout en regrettant son monde idyllique du « Consensus de Washington » dont il ne voit que des bienfaits :
Mais si l'on regarde plus en profondeur, on s'aperçoit de la fragilité de la situation. Pendant des années, l'ordre qui a régi l'économie mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale s'est érodé. Aujourd'hui, il est proche de l'effondrement. Un nombre inquiétant d'éléments déclencheurs pourrait déclencher une descente dans l'anarchie, où le pouvoir a raison et où la guerre est à nouveau le recours des grandes puissances. Même s'il n'y a jamais de conflit, l'effet sur l'économie d'un effondrement des normes pourrait être rapide et brutal.
[…] la désintégration de l'ancien ordre est visible partout. Les sanctions sont quatre fois plus utilisées que dans les années 1990 ; l'Amérique a récemment imposé des sanctions « secondaires » aux entités qui soutiennent les armées russes. Une guerre des subventions est en cours, les pays cherchant à copier les vastes aides publiques accordées par la Chine et les États-Unis à l'industrie verte. Bien que le dollar reste dominant et que les économies émergentes soient plus résistantes, les flux de capitaux mondiaux commencent à se fragmenter […]
Les institutions qui protégeaient l'ancien système sont soit déjà défuntes, soit en train de perdre rapidement leur crédibilité. L'Organisation mondiale du commerce aura 30 ans l'année prochaine, mais elle aura passé plus de cinq ans dans l'impasse, en raison de la négligence des États-Unis [qui refusent le renouvellement du personnel des panels d'arbitrage afin de les paralyser, NDLR]. Le FMI est en proie à une crise d'identité, coincé entre un agenda vert et la garantie de la stabilité financière. Le Conseil de sécurité des Nations unies est paralysé. […] les tribunaux supranationaux tels que la Cour internationale de justice sont de plus en plus instrumentalisés par les belligérants [sic]. […]
Jusqu'à présent, la fragmentation et le déclin ont imposé une taxe furtive à l'économie mondiale : perceptible, mais seulement si l'on sait où regarder. Malheureusement, l'histoire montre que des effondrements plus profonds et plus chaotiques sont possibles et peuvent frapper soudainement une fois que le déclin s'est installé. La première guerre mondiale a mis fin à un âge d'or de la mondialisation que beaucoup, à l'époque, pensaient éternel. Au début des années 1930, après le début de la dépression et les droits de douane Smoot-Hawley, les importations américaines ont chuté de 40 % en l'espace de deux ans. En août 1971, Richard Nixon a suspendu de manière inattendue la convertibilité des dollars en or ; 19 mois plus tard seulement, le système de taux de change fixes de Bretton Woods s'est effondré.
Aujourd'hui, une rupture similaire semble tout à fait imaginable. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche, avec sa vision du monde à somme nulle, poursuivrait l'érosion des institutions et des normes. La crainte d'une deuxième vague d'importations chinoises bon marché pourrait l'accélérer. Une guerre ouverte entre l'Amérique et la Chine à propos de Taïwan, ou entre l'Occident et la Russie, pourrait provoquer un effondrement tout-puissant.
Dans bon nombre de ces scénarios, les pertes seront plus profondes qu'on ne le pense. Il est de bon ton de critiquer la mondialisation débridée comme étant la cause des inégalités, de la crise financière mondiale et de la négligence du climat. Mais les réalisations des années 1990 et 2000 — l'apogée du capitalisme libéral — n'ont pas d'équivalent dans l'histoire. Des centaines de millions de personnes ont échappé à la pauvreté en Chine, qui s'est intégrée à l'économie mondiale. Le taux de mortalité infantile dans le monde est inférieur à la moitié de ce qu'il était en 1990. Le pourcentage de la population mondiale tuée par des conflits étatiques a atteint en 2005 son niveau le plus bas de l'après-guerre, à savoir 0,0002 % ; en 1972, il était près de 40 fois plus élevé. Les dernières recherches montrent que l'ère du « Consensus de Washington », que les dirigeants d'aujourd'hui espèrent remplacer, a été celle où les pays pauvres ont commencé à bénéficier d'une croissance de rattrapage, comblant ainsi le fossé qui les séparait des pays riches.
La grande défaite des économies collectives a permis le rebond impérialiste
Il peut sembler étonnant que The Economist parle de recul mondial des inégalités lors de l'ère néolibérale. Selon le World Inequality Report ce constat est exact pour les revenus : le ratio revenus du 10% le plus riche versus le 50% le plus pauvre se situe autour de 40 depuis 1910 avec une pointe de plus de 50 en 1980. Ce mystère s'explique par la montée plus rapide des PIB des pays de l'Asie de l'Est, surtout la Chine, et du Sud-Est et de plus en plus du Sud, surtout l'Inde, par rapport à ceux des pays du vieil impérialisme. Ce constat est cependant inexact pour l'accumulation de richesse où la croissance de la richesse privée à l'encontre de la décroissance de celle publique durant l'ère néolibérale a arrêté la baisse séculaire des ratios entre les plus riches et les plus pauvres pour au contraire les voir légèrement croître, du moins pour les pays du vieil impérialisme pour lesquels existent suffisamment de statistiques. Quant au ratio de l'égalité des genres pour le revenu, il croît à peine demeurant autour du tiers. The Economist oublie de mentionner que le 10% mondial le plus riche est responsable de la moitié des émissions de gaz à effet de serre (GES) contre à peine plus de 10% pour le 50% le plus pauvre.
La signification de cette relative bonne performance égalitaire des revenus entre les pays s'explique par la stratégie de l'impérialisme néolibéral qui a fait jouer à plein l'utilisation de la main-d'œuvre des pays dépendants, gonflée à bloc par l'intégration de celle de la Chine et la pleine intégration de celle de l'Inde dans le marché mondial, afin de vaincre l'inflation structurelle de l'ère keynésienne. En effet, après avoir cassé l'inflation, en fait la « stagflation », par le remède de cheval d'une hausse drastique des taux d'intérêts autour de 1980, l'effondrement du Mur de Berlin a livré au capitalisme désormais mondialement mur-à-mur un immense réservoir de main-d'œuvre suffisamment formée et incrustée dans d'adéquates infrastructures pour rétablir un tant soit peu la croissance capitaliste en panne. Le coût pour l'impérialisme, cependant, en a été l'industrialisation et même la financiarisation des pays dit émergents maintenant en mesure de réclamer leur part du gâteau des surprofits, d'où la crise du « Consensus de Washington » déplorée par The Economist, et la crise existentielle des grands équilibres écologique de l'Holocène, minimisée par le magazine de la Cité. Cette crise s'explique par la tendancielle mondialisation de la consommation de masse indispensable à la réalisation de la demande solvable soutenue par l'endettement généralisé.
L'ordre organique des inégalités remplace le factice ordre international humaniste
Les relatifs acquits de la « globalisation heureuse » du Consensus de Washington volent en éclats. Il s'ensuit qu' « une grande partie de l'ordre international libéral qui a vu le jour dans les années 1990 est en train de s'effondrer. Le langage autour des droits de l'homme, de l'intervention humanitaire ou même de l'État de droit mondial a été condamné à mort par Gaza. Mais il est tout aussi clair qu'un nouvel ordre conservateur est en train d'émerger, dans lequel les préoccupations en matière de droits de l'homme sont secondaires, même sur le mode rhétorique qui était le sien dans les années 1990. »
Cet effondrement de l'ordre international nominalement humaniste au profit d'un sans gêne ordre organique hiérarchique entre les classes, les genres, les races et les ethnies se cristallise dans la guerre génocidaire de Gaza. « La crise de Gaza a mis en évidence les profondes fractures de la politique intérieure en Europe occidentale, aux États-Unis et en Australie. Il s'agit autant d'une crise politique intérieure que d'un conflit au Moyen-Orient. […] la crise de Gaza a ramené la décolonisation dans les rues de Londres, de Paris, de Berlin, de Sydney et de New York. On oublie souvent que beaucoup de ceux qui sont dans la rue ne demandent pas seulement un cessez-le-feu à Gaza, mais une voix politique qui est marginalisée. Et n'oublions pas que cela se joue dans le registre de la classe et de la race. Beaucoup - mais pas tous - de ceux qui sont dans la rue sont la nouvelle classe ouvrière migrante et Gaza est l'expression de leur mécontentement politique. »
L'auteur signale qu'il y a là « le retour de la politique coloniale » ce qui explique « un virage de plus en plus autoritaire dans la restriction de la dissidence. La tentative d'interdire les marches et les manifestations est peut-être la plus inquiétante… » Si on n'en est pas encore là au Canada et encore moins au Québec, peut-être faut-il en trouver l'explication par l'absence d'expérience coloniale hors frontières, ce à quoi s'ajoute au Québec la conscience de la Conquête à la source de la lutte indépendantiste. Mais ce serait oublier le colonialisme de peuplement vis-à-vis les peuples autochtones. La raison de la relative modération vis-à-vis les camps universitaires contre la guerre génocidaire s'explique peut-être simplement par la marginalité de l'État canadien dans les affaires mondiales en combinaison au rôle onusien apparemment pacifiste du Canada qui a pourtant souffert de nombreuses exceptions à l'ère de l'impérialisme néolibéral. La contrepartie de la relative modération autoritaire canadienne et de la nouvelle tergiversation de la politique canadienne vis-à-vis la Palestine est la faiblesse et la tardivité des mobilisations pro-Palestine. La manifestation montréalaise commémorant la Naqba, par un beau dimanche printanier, ne comptait qu'environ 3 000 personnes (mon album de photos ).
Le décrochage Solidaire de sa base à corriger par un coup de barre internationaliste
L'auteur attire l'attention sur ce que révèle la guerre génocidaire de Gaza à propos des partis de centre-gauche. « La troisième fracture [après celle de la combinaison classe et race et celle d'un plus fort autoritarisme, NDLR] est peut-être la plus frappante et c'est la façon dont les partis de centre-gauche - et cela inclut les démocrates au sein de l'Union européenne - se comportent. […] Les partis étant de plus en plus imbriqués dans l'État, ils ont perdu le lien avec leurs bases sociétales - ou ce que les politologues aiment appeler leurs fonctions représentatives. […] Ce qui est nouveau, c'est que ces partis sont de plus en plus enfermés dans une sorte de rivalité inter-impériale militarisée, économique et politique, à l'échelle mondiale, entre les États-Unis et la Chine. »
Malgré que la politique extérieure ne relève pas constitutionnellement des provinces, Québec solidaire (QS) a toujours pris position, très pacifistement sans toujours distinguer l'opprimé de l'oppresseur, à chaque fois que l'État sioniste a attaqué la Bande de Gaza tant en 2009, 2012, 2014 que maintenant. Mais comme explicité dans un article précédent, QS s'est traîné les pieds avant d'appuyer le camp étudiant de McGill sans que ce soit ses porte-parole qui ne le fassent. Sauf une exception, QS n'a pas mobilisé ni était présent comme parti aux manifestations hebdomadaires pro-Gaza de Montréal. Comme signalé par notre auteur ci-haut, cette tiédeur démontre cette imbrication du parti dans l'État, particulièrement par son financement, et la perte de lien avec sa base sociétale dont l'actuelle crise du parti est la démonstration la plus flagrante. On remarque que le pacifisme Solidaire est élastiquement lié, par la gauche, au positionnement des Libéraux fédéraux même QS se démarque des positions réactionnaires de la CAQ. D'où sa propension à s'en prendre exclusivement à la CAQ en ce qui concerne la guerre génocidaire contre la Bande de Gaza.
Il serait pourtant possible pour la députation Solidaire de faire preuve d'internationalisme conséquent vis-à-vis cet enjeu crucial redéfinissant tant idéologiquement que politiquement l'état du monde. Le député européen Miguel Urbán, militant d'Anticapitalistas dans l'État espagnol, partant du constat que « [l]es institutions sont construites contre nous et contre nos intérêts […] en tant qu'anticapitalistes, [nous devons, dit-il,] mettre un pied dans les institutions et 100 pieds dans la rue. » A découlé de ce principe de faire de la politique autrement que « la première activité que j'ai faite quand j'ai pris mes fonctions de député européen a été d'aller avec les camarades de la coordination européenne bloquer la Banque centrale européenne, de participer aux actions Occupy Frankfurt, […] et, à partir de là, c'est ce qui a marqué l'activité que nous avons eue. »
Pour marquer le coup, l'un ou l'autre membre de la députation Solidaire, et pourquoi pas un des deux porte-parole, pourrait pendant quelques jours dresser sa tente dans un des camps pro-Gaza du Québec. Ce serait là clamer non seulement par la parole mais aussi par son corps que la guerre génocidaire de l'État sioniste, en passe de devenir l'Holocauste du XXIe siècle avec la pleine complicité de tous nos gouvernements, doit être arrêté illico par des occupations et manifestations monstres jusqu'à et y compris par une grève de masse.
Marc Bonhomme, 18 mai 2024
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.c
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En Kanaky, la terre est le sang des morts

La question calédonienne est une question coloniale, et le colonialisme est une violence : né dans la violence, prolongé par la violence, enfantant la violence. Rappel, professionnellement vécu, par un retour aux sources du processus de décolonisation ouvert par Michel Rocard en 1988 et fermé par Emmanuel Macron en 2021.
Tiré du blogue de l'auteur.
L'amnésie politique et médiatique qui règne sur l'histoire récente de la Nouvelle-Calédonie m'a incité à écrire ce billet, en accompagnement de la couverture par Mediapart de l'actualité de ce territoire. Dans une récente vidéo de Brut, fort pertinente au demeurant, même Pascal Blanchard, pourtant spécialisé dans l'histoire critique du colonialisme français, s'en tient à des généralités sur l'origine de la crise actuelle, au point de relativiser l'aveuglement du pouvoir macroniste alors qu'il repose sur l'oubli, voire la négation, de quelques vérités historiques (lire cette analyse d'Ellen Salvi).
Reprenons, en invitant lectrices et lecteurs (abonnez-vous !) à visiter tous les articles de Mediapart qui témoignent de l'engagement collectif de notre rédaction sur cette question où se joue notre relation au monde et aux autres. Ils sont en partie réunis dans ce dossier où vous retrouverez notamment une série de reportages de Carine Fouteau, dont on peut lire aussi cette récente analyse, ainsi qu'un récit historique de Lucie Delaporte sur le projet colonial en Nouvelle-Calédonie.
Tout part de l'année 1988 (du moins pour la séquence récente car, sinon, tout commence en 1853 avec la prise de possession par la France). La cohabitation de deux années entre François Mitterrand, président de la République élu à gauche, et Jacques Chirac, premier ministre tenant de la droite, arrive à son terme dont l'élection présidentielle est l'échéance. Or leur duel électoral franco-français fera aux antipodes un martyr, le peuple kanak, renvoyé aux pires heures de la violence coloniale.
Le Chirac de cette époque n'est pas celui du musée du Quai Branly, de la passion des arts primitifs et de l'amour des peuples premiers. Encore moins du refus du colonialisme (israélien, à Jérusalem) ou de l'impérialisme (américain, en Irak). À droite toute, il défend une illusion de puissance impériale et de supériorité civilisationnelle. Sans doute par opportunisme politicien, mais cela ne l'empêchera pas d'épouser l'éternel refrain des colonialismes : la déshumanisation du peuple conquis et dominé. « La barbarie de ces hommes, si l'on peut les appeler ainsi », dira-t-il après l'assaut par des indépendantistes du FLNKS de la gendarmerie de Fayaoué, sur l'île d'Ouvéa.
Avec cet événement, le 22 avril 1988, s'ouvre une tragédie antique dont les plaies ne sont toujours pas refermées en Kanaky. Des plaies qu'au choix, l'inconscience, l'ignorance ou l'aveuglement d'Emmanuel Macron, doublés de l'incompétence de son ministre de l'intérieur et des outre-mer Gérald Darmanin, ont aggravées. Leurs premiers responsables sont Jacques Chirac, son gouvernement et sa majorité : contre l'avis des forces rassemblées au sein du FLNKS, qui porte la voix du peuple kanak colonisé, ils imposent que l'élection présidentielle française de 1988 coïncide avec des élections régionales néo-calédoniennes, dans le cadre d'un nouveau statut jugé défavorable aux indépendantistes. Lesquels appellent, en riposte, à un « boycott actif » des élections.
Dans un ordre inversé, ce sont exactement les mêmes fautes qui ont été rééditées par le pouvoir actuel : d'abord imposer un calendrier électoral contre la volonté des représentants légitimes du peuple kanak (ce fut la tenue avancée à fin 2021 du troisième référendum d'autodétermination, contre l'avis du FLNKS qui appellera à son boycott, traduit par plus de 56 % d'abstentions) ; puis imposer un changement du corps électoral afin de relancer une colonisation de peuplement française qui rende minoritaire les populations océaniennes originelles (c'est ce qui se joue aujourd'hui avec la question du « dégel » auquel s'opposent les indépendantistes). Comme l'ont dit, sans être entendus, tous les connaisseurs du dossier – savants, fonctionnaires, politiques –, les mêmes causes ne pouvaient que produire les mêmes effets : la violence (lire ces deux articles prophétiques d'Ellen Salvi en 2021, ici et là).
Mais revenons à 1988, année qui s'inscrit dans une décennie terrible pour la Nouvelle-Calédonie, marquée par une radicalisation de la violence étatique et caldoche – la communauté d'origine européenne – contre les aspirations indépendantistes kanak, lesquelles se radicalisent en retour. En témoignent en 1984 la « fusillade » (un massacre) de Hienghène (territoire de la tribu du principal dirigeant du FLNKS Jean-Marie Tjibaou) et en 1985 la « neutralisation » (une exécution) d'Eloi Machoro (leader extrêmement populaire dans la jeunesse kanak). Faisant fi de ce contexte, qui prolongeait une longue histoire d'injustice coloniale dont s'émut la communarde déportée Louise Michel, solidaire de l'insurrection kanak de 1878, Jacques Chirac fit donc le choix de foncer dans le tas.
Le « boycott actif » des élections, présidentielle et régionales, préconisé par le FLNKS se traduit alors par des actions militantes sur tout le territoire néo-calédonien. Mais l'une, sur Ouvéa, la plus petites des îles Loyauté (si l'on excepte la minuscule Tiga), tourne très mal. Quatre gendarmes sont tués dans la tentative de prise, aux fins de l'occuper, de la gendarmerie de Fayaoué, au centre de l'île. Une partie des gendarmes est ensuite emmenée de force par les indépendantistes kanak dans une grotte du nord de l'île, sur le territoire de la tribu de Gossanah. À la manière kanak, dont la culture n'est ni autoritaire ni verticale, c'est une action localisée qui, malgré sa violence, aurait sans doute pu se résoudre par une patiente négociation, sans chercher à précipiter son dénouement à tout prix avant le second tour de l'élection présidentielle.
Ce ne fut pas le choix du pouvoir français, qui se comporta comme s'il était en péril, fragile et faible. Le drame qui s'ensuivit va se jouer sur seulement quatorze journées, du 22 avril au 5 mai 1988, mais, pas loin de quatre décennies plus tard, il habite encore la mémoire kanak, jusque dans ses déchirures. Car c'est une tragédie fondatrice, qui porte à la fois le malheur et l'espoir. L'espoir, c'est que, de la catastrophe, va naître un sursaut, grâce à l'intelligence politique (et anticolonialiste) du premier ministre Michel Rocard : ce seront les accords de Matignon de la fin de l'année 1988 qui vont fonder un processus de décolonisation validé par les deux camps néo-calédoniens, représentés par Jacques Lafleur et Jean-Marie Tjibaou, dont la poignée de main du 26 juin 1988 prendra la dimension d'un geste historique.
Il s'est ensuivi une dynamique, aussi bien économique que politique, qui a permis aux élus indépendantistes de prendre des responsabilités, de gouverner des régions, de diriger l'exécutif. À bientôt quarante années de la tragédie, la Nouvelle-Calédonie est évidemment différente, avec de nouvelles élites kanak (dont d'ailleurs l'actuel directeur du musée du Quai Branly, Emmanuel Kasarhérou). Les nouvelles générations, de toutes communautés, construisent des échappées nouvelles qui sortent des affrontements anciens. C'est d'ailleurs ce qu'exprima, dans Le Monde en 2020, une tribune critique du livre de Mediapart, dirigé par Joseph Confavreux, sur la Nouvelle-Calédonie, à laquelle j'ai répondu en plaidant la persistance de la question coloniale.
Les événements actuels nous donnent raison. Quels que soient les progrès (économiques, culturels, éducatifs, etc.) obtenus depuis 1988 (qui ont aussi creusé les inégalités sociales), on ne saurait oublier qu'ils ont été permis par l'affirmation, dans les accords de Matignon puis de Nouméa, de l'injustice coloniale et de la légitimité d'une décolonisation. Ce qui suppose de mener à son terme ce processus d'autodétermination, sans renier la parole donnée ni tricher sur la règle du jeu. Pour en convenir avec honnêteté, il suffit de se reporter aux textes des accords de Matignon en 1988, puis de l'accord de Nouméa de 1998.
De cette prise de conscience, le massacre d'Ouvéa restera, pour toujours, le point de départ. Grâce aux révélations de la presse (Le Monde en l'espèce, où je faisais tandem avec Georges Marion) et de la Ligue des droits de l'homme (qui les prolongea par une commission d'enquête), le pouvoir français comprit qu'il était dans l'impasse. S'il s'entêtait à poursuivre les preneurs d'otages survivants d'Ouvéa, il risquait de devoir affronter des procédures judiciaires lui demandant des comptes sur une violence coloniale sans précédent depuis la guerre d'Algérie, dont la préméditation gouvernementale allait au-delà des répressions sanglantes qu'ont connues la Martinique (1959) ou la Guadeloupe (1967).
Car le malheur, cet envers de l'espoir qui, en même temps, lui servit paradoxalement de tremplin, ce fut la violence inimaginable de la riposte de l'État français à la prise d'otages d'Ouvéa : aucunement une opération de police, mais une déclaration de guerre totale avec des opérations confiées aux unités d'élite de l'armée française sous la direction d'un haut gradé militaire, le général Jacques Vidal, qui avait commencé sa carrière à la fin de la guerre d'Algérie. Chef des armées, François Mitterrand aurait pu se mettre en travers. Mais, à quelques jours du second tour de la présidentielle, il ne le fit pas, sans doute par peur de perdre des voix au nom de l'ordre et de la sécurité (sans compter que sa biographie politique n'en fait pas un anticolonialiste convaincu).
Dès lors, Jacques Chirac, secondé en Nouvelle-Calédonie par Bernard Pons, ministre des outre-mer qui considéra que « l'honneur de la France » était en jeu, put imposer la solution de force. Il dédaigna les appels à la temporisation que lançaient les dirigeants du FLNKS, eux-mêmes dépassés par la radicalité de l'action menée à Ouvéa par le militant Alphonse Dianou, non-violent poussé à bout par la domination coloniale ainsi que le campa en 2018 l'écrivain Joseph Andras (lire le compte rendu d'Antoine Perraud). Comme toujours dès que le poison colonial fait son effet funeste, la force employée fut démesurée : sortie de ses gonds, elle se déchaîna à l'écart des règles professionnelles et des conventions humanitaires. Sur place, à Gossanah, il y eut ainsi des interrogatoires musclés, des tortures physiques, y compris à la matraque électrique – gégène moderne portable (ici, mon article d'août 1988 dans Le Monde) –, à l'encontre des populations civiles dans l'espoir de localiser la grotte où étaient détenus les otages.
Puis, à la fin, ce fut un assaut sans pitié dont le bilan de vingt-et-un morts – dix-neuf militants kanak, deux militaires français – cache l'impensable violence : plus de dix mille munitions tirées en un temps record, des assauts menés au lance-flammes, au minimum cinq « corvées de bois » (exécutions de prisonniers vivants), un déchaînement totalement disproportionné si l'on met en balance la compétence militaire des deux camps : d'un côté, des militants kanak, pour la plupart très jeunes, sans aucune expérience du combat ; de l'autre, toutes, je dis bien toutes les unités d'élites de l'armée française (GIGN et EPIGN pour la gendarmerie, Commando Hubert pour la marine, 11e RPC dit 11e Choc pour l'armée de terre – bras armé de la DGSE, dissous depuis, en 1993), autrement professionnelles, entraînées et équipées.
Ces faits sont aujourd'hui largement documentés. Les révélations initiales du Monde ont été depuis complétées (j'en ai rendu compte récemment dans ce podcast), notamment par une investigation aussi discrète que patiente d'un journaliste à la retraite, Jean-Guy Gourson, à laquelle Mediapart a donné un large écho sous la plume de Joseph Confavreux. Nous avons aussi diffusé en 2017 Retour à Ouvéa, un film de Mehdi Lallaoui qui a également réalisé un portrait de Jean-Marie Tjibaou. Et l'on trouvera sur Mediapart, notamment ici par Joseph Confavreux et là par Julien Sartre, bien d'autres reportages qui rendent compte de ce passé qui, là-bas, ne passe pas. Enfin, dès 2008, un documentaire d'Élizabeth Drévillon autopsia ce massacre « côté tueurs ».
« Exterminez toutes ces brutes ! » : la phrase prêtée par Joseph Conrad au colonel Kurtz, le personnage central d'Au cœur des ténèbres, roman qui inspira Apocalypse Now, le célèbre film de Francis Ford Coppola sur la guerre américaine au Vietnam, pourrait résumer ce qui se joua, le 5 mai 1988, sur cette île de l'océan Pacifique. Ce fut un assaut d'un autre temps, digne de ces terrifiantes épopées coloniales du XIXe siècle que les légendes patriotiques glorifiaient sans retenue, ainsi que le rappela François Maspero dans L'Honneur de Saint-Arnaud. À l'époque, les armées européennes n'hésitaient pas à raser des villages, à couper des têtes, à massacrer des civils – ce dont témoignèrent, en France, quelques rares consciences, dont un médecin militaire, Paul Vigné d'Octon.
Mais nous étions en 1988… Même si la France restait – et reste toujours – la dernière puissance coloniale directe, la décolonisation faisait désormais partie du droit international avec un comité ad hoc aux Nations unies qui, d'ailleurs, inscrit toujours la Nouvelle-Calédonie parmi les territoires en attente de leur autodétermination. Le massacre d'Ouvéa a donc surgi comme un anachronisme, un retour sidérant du refoulé colonial sous son pire visage. Son souvenir est une marque indélébile dans la conscience kanak et au-delà, pour toutes les communautés du territoire néo-calédonien, voire du monde océanien. Mais, s'agissant du peuple kanak, c'est un traumatisme redoublé car, au crime colonial, s'est ajoutée une incommensurable déchirure fratricide. Et je suis stupéfait de constater que, dans les actuels rappels chronologiques des médias, cette dimension est totalement occultée, presque jamais mentionnée.
Car, en 1989, un an après le massacre d'Ouvéa, lors de la cérémonie commémorative organisée dans l'île, les deux principaux leaders du FLNKS, Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, furent assassinés par l'un de leurs camarades de lutte, Djubelly Wéa, figure indépendantiste de la tribu de Gossanah. Ancien pasteur, violenté comme d'autres durant les interrogatoires ayant précédé l'assaut contre la grotte, faisant partie des militants un temps emprisonnés ensuite en France, il portait le ressentiment de sa tribu d'avoir été livrée à son triste sort par des dirigeants indépendantistes, ceux de la Grande Terre, impuissants ou inconséquents. Une tragédie antique, en effet, digne des classiques grecs.
À l'époque, un livre remarquable, hélas oublié, en témoigna : journaliste ayant choisi l'immersion comme moyen d'investigation, à la manière de l'Allemand Günter Wallraff (elle le fit à propos de l'extrême droite renaissante, puis de l'immigration dite clandestine), Anne Tristan vécut une année à Gossanah, après l'assaut de 1988 et avant les meurtres de 1989, côtoyant celui qui allait tuer Tjibaou et Yeiwéné. Lire ou relire aujourd'hui L'Autre Monde, sous-titré Un passage en Kanaky, c'est prendre la mesure d'une blessure difficilement guérissable. Il fallut plusieurs décennies pour qu'une coutume de réconciliation entre les trois tribus concernées réduise le fossé qui s'était creusé entre Kanak luttant pour la même cause (Tjibaou, le pardon, film de Gilles Dagneau et Walles Kotra, en rend compte).
Mais il suffit de visionner Les Enfants de la patrie, film documentaire d'Éva Sehet et Maxime Caperan tourné à Ouvéa en 2018 lors du trentième anniversaire du massacre, pour comprendre que les blessures ne sont pas cicatrisées. Emmanuel Macron, qui a été élu président l'année précédente (après avoir dit, à Alger, que le colonialisme est « un crime contre l'humanité »), est alors en Nouvelle-Calédonie et veut absolument se rendre dans l'île au jour des commémorations. Les gens de Gossanah, que l'on sent à l'écart de ce qui s'est construit depuis trente ans, toujours hantés par le souvenir de la tragédie au point de la mettre en scène chaque année, ne veulent pas en entendre parler. Ils sont prêts à recevoir le président de la République mais à une autre date. Par respect pour leurs morts.
Emmanuel Macron va passer outre. Le film montre les gens de Gossanah, emmenés par Macky Wéa, le frère de Dubelly Wéa, tenus à l'écart par un barrage de gendarmes mobiles. Humiliés, frustrés, et néanmoins pacifiques, décidant finalement de faire demi-tour. Diffusé en 2023 sur la chaîne Caledonia, ce documentaire a eu un fort retentissement sur le territoire. Ses réalisateurs disent que la scène du barrage inaugure la suite des événements, exprimant la rupture du dialogue, de l'écoute et de la patience, de la palabre et du silence, par le plus haut représentant de la France. Et manifestant le mépris d'un pouvoir qui s'imagine supérieur, jusqu'à manquer de respect.
« La terre est le sang des morts » : figure tutélaire de l'anthropologie océanienne, Jean Guiart (son petit-fils blogue sur Mediapart) popularisa cette expression, au point d'en faire le titre d'un de ses livres, paru en 1983. « La terre est faite du sang des morts, écrit-il, et nous voulons cette terre parce que nous devons pouvoir nous retrouver face à face avec nos morts, qui constituent, avec le lien qui nous lie à la terre qu'ils composent, le soubassement de notre société et notre tradition essentielle. Telle est la conviction profonde, indéfiniment répétée sous toutes sortes de formes, d'une Nouvelle-Calédonie mélanésienne qui se veut aujourd'hui appelée kanak. »
La terre, le sang, les morts… Chaque fois que je cours au Jardin des plantes à Paris, je pense à la Kanaky en passant devant l'orme blanc qui y a été planté en 2014 quand la France a restitué à ses descendants le crâne du chef Ataï, tué lors de l'insurrection de 1878. Et, sous les regards étonnés des passants, je ne manque jamais de la saluer, en criant simplement : « Ataï ! »

Rafah et El Fasher : guerre génocidaire et devoir de solidarité

Alors que l'armée israélienne achève ses préparatifs pour attaquer la ville de Rafah, qui abritait plus de la moitié de la population de Gaza, soit plus d'un million de personnes, après leur déplacement des autres zones de l'enclave, les Forces de soutien rapide soudanaises se préparent à attaquer la ville d'El Fasher, capitale du Darfour du Nord, dont la population a dépassé le million d'habitants depuis que de nouveaux déplacés ont rejoint les précédents.
Gilbert Achcar
Dans les deux cas, la population locale est confrontée à une guerre génocidaire : l'une est menée par une armée sioniste inspirée par un projet raciste juif qui vise à contrôler l'ensemble de la Palestine au moyen d'un génocide accompagné de nettoyage ethnique, tandis que l'autre est menée par des bandes armées animées par des desseins tribaux et racistes arabes visant à contrôler toute la région du Darfour (soit environ vingt fois la superficie de la Palestine entre le fleuve et la mer), également au moyen d'un génocide accompagné de nettoyage ethnique.
Alors que nous sommes confrontés à l'horreur de la guerre génocidaire sioniste en cours à Gaza, qui, après sept mois et une semaine, a causé près de 45 000 morts (en tenant compte des corps non identifiés encore sous les décombres, dont le nombre est de 10 000 selon l'estimation la plus basse), nous sommes confrontés à une guerre qui n'est pas moins horrible au Darfour, si l'on en juge par le nombre de morts tombés l'automne dernier dans la seule ville d'El Geneina, dans l'ouest du Darfour, où un rapport de l'ONU estime qu'entre 10 000 et 15 000 personnes ont été tuées par les Forces de soutien rapide sur une population totale de 150 000. Ce pourcentage nous avertit que le bilan des morts à El Fasher pourrait atteindre entre 60 000 et 100 000 si les agresseurs occupaient la ville, d'autant plus que la guerre génocidaire menée au Darfour sous Omar el-Béchir, à partir de 2003, a fait 300 000 morts selon l'estimation de l'ONU. Ceci sans parler de l'ampleur de la catastrophe humanitaire, qui au Soudan dépasse celle de Gaza, puisque le nombre de personnes déplacées à l'intérieur et à l'extérieur du territoire soudanais excède 8,5 millions, dont une grande partie est menacée par une famine non moins horrible que celle qui menace désormais la population de Gaza.
Si l'armée sioniste occupait Rafah après l'avoir assiégée sans qu'aucun de ses habitants ni des personnes déplacées n'ait osé en sortir de peur d'être massacré, comme c'est le cas à El Fasher, le bilan des morts ne serait pas moindre que celui qui attend la capitale du Nord Darfour. Mais la pression internationale exercée sur Israël, y compris celle de son partenaire américain dans la guerre contre Gaza – sous l'influence du formidable mouvement mondial de solidarité avec la population de Gaza, y compris le mouvement issu des universités américaines – a contraint l'État sioniste à chercher à réduire le nombre de victimes potentielles de son attaque sur Rafah en appelant les Gazaouis à quitter la ville et à s'installer dans la zone côtière « humanitaire » élargie d'Al-Mawasi, à l'ouest de la ville de Khan Younès. Toutefois, contrairement à Gaza et Rafah, il n'y a aucun mouvement mondial autour de la guerre en cours au Soudan ni aucun intérêt pour le sort qui attend El Fasher, à l'exception de quelques rares articles dans la presse mondiale.
Cette différence d'intérêt est interprétée par les partisans d'Israël comme découlant de « l'antisémitisme » au sens de juger l'État « juif » selon des normes plus strictes que celles par lesquelles d'autres pays sont jugés. La vérité est que le monde occidental se soucie d'Israël par « compassion narcissique », car il considère l'État sioniste comme un morceau d'Occident enfoncé dans le flanc de l'Orient arabe. C'est cette « compassion narcissique » qui conduit les médias occidentaux à accorder bien plus d'attention aux victimes du 11 septembre, au nombre d'environ 3000, et aux victimes du 7 octobre, au nombre de 1143 du côté israélien, qu'aux millions de victimes qui sont tombées et tombent encore dans les guerres en Afrique subsaharienne en particulier. Mais l'identification occidentale à Israël, qui est fondamentalement une « compassion narcissique », se retourne contre lui, car les gens de bonne conscience dans l'opinion publique occidentale lui demandent des comptes, tout comme ils demandent des comptes à leurs propres gouvernements.
Ainsi, le mouvement contre la guerre américaine au Vietnam dans les pays occidentaux a largement dépassé le mouvement contre la guerre russe en Ukraine. C'est parce que les antiguerres en Occident savaient que la responsabilité de la première incombait au pays occidental le plus puissant, alors qu'ils ne ressentent pas la même responsabilité pour ce que fait l'État russe. La raison pour laquelle leur intérêt pour l'attaque israélienne contre Gaza est bien plus grand que leur intérêt pour ce qui se passe au Darfour est qu'ils sont conscients que l'État sioniste est une partie organique du camp occidental et que son agression contre le peuple palestinien n'aurait pas été possible sans la participation américaine. C'est ce que Mahmoud Darwish voulait dire lorsqu'il répondit à la poétesse israélienne Helit Yeshurun, lors d'un entretien qu'elle avait mené avec lui en 1996 : « Savez-vous pourquoi nous sommes célèbres, nous autres Palestiniens ? Parce que vous êtes notre ennemi. L'intérêt pour la question palestinienne a découlé de l'intérêt porté à la question juive. Oui. C'est à vous qu'on s'intéresse, pas à moi ! […] L'intérêt international pour la question palestinienne n'est qu'un reflet de l'intérêt pour la question juive. »
C'est la vérité, mais cela ne nous absout pas, nous autres Arabes, de la culpabilité de faire preuve de « compassion narcissique » en manifestant de l'intérêt pour ce que l'État sioniste fait subir à nos frères et sœurs palestiniens, au moyen d'armes fournies par les États-Unis d'Amérique, mais de l'indifférence à l'égard de ce que des bandes arabes font subir à des Africains non arabes au Darfour, au moyen d'armes fournies par les Émirats arabes unis. Les personnes de bonne conscience et attachées aux valeurs humanistes doivent dénoncer les crimes perpétrés au Darfour et au Soudan, tout comme elles dénoncent les crimes perpétrés à Gaza et en Palestine.
Traduction de ma tribune hebdomadaire dans le quotidien de langue arabe, Al-Quds al-Arabi, basé à Londres. Cet article est paru le 14 mai en ligne et dans le numéro imprimé du 15 mai. Vous pouvez librement le reproduire en indiquant la source avec le lien correspondant.
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Près de 1300 signataires de la Déclaration d’appui au personnel mis à pied de la revue Relations et du Centre justice et foi

Plusieurs personnalités des milieux artistique, littéraire, médiatique, universitaire, social et religieux manifestent leur appui.
Voir la liste des signataires
Le texte de la Déclaration :
Solidarité avec le personnel mis à pied du Centre justice et foi !
Nous avons appris avec stupeur la suspension des activités du Centre justice et foi (CJF), incluant celles de la revue Relations, et la mise à pied cavalière de son personnel pour une durée indéterminée, sur décision de son conseil d'administration.
Nous, qui apprécions et/ou collaborons et participons à divers titres aux activités du CJF, nous des milieux religieux, universitaire, artistique, communautaire, médiatique, littéraire, syndical et autres, signons cette déclaration en solidarité avec les employé·es mis à pied sans justification valable, qui n'ont eu que deux jours d'avis.
Cette mise à pied consternante, même si elle se révélait temporaire, heurte de front les principes de justice sociale et l'esprit de concertation et de solidarité du CJF. La confiance de nombreux partenaires en la stabilité du CJF et de Relations depuis des décennies est ébranlée. Des financements actuels et futurs, ainsi que la campagne de financement qui était en cours, sont mis en péril, cela alors même qu'on évoque des difficultés budgétaires parmi les facteurs justifiant la suspension des activités. Toute une expertise et une mémoire organisationnelle risquent d'être sacrifiées, puisque les personnes mises à pied, ne pouvant compter uniquement sur l'assurance-emploi, doivent se trouver un autre emploi « temporairement ». Qu'on ose parler d'un processus sans heurt pour les employé·es, dans le communiqué officiel émanant du CJF publié sur le site Web, est scandaleux.
En solidarité avec la revue Relations, nous signons
L'interruption abrupte, même temporaire, de la production et de la commercialisation de la revue Relations la met gravement en danger, à court terme, nous le dénonçons vivement ! Récipiendaire de nombreux prix d'excellence, Relations est un foyer intellectuel important dans le paysage médiatique et culturel du Québec, un carrefour de voix diversifiées et engagées, d'ici et d'ailleurs. Elle est unique en son genre. Nous apprécions entre autres la place qu'elle fait aux artistes et ses dossiers thématiques, souvent à l'avant-garde sur plusieurs sujets (décroissance, racisme, technosciences, entre autres). La publication de la revue n'avait jamais été interrompue depuis 83 ans et 824 numéros. Les jésuites progressistes qui l'ont fondée y verraient sans doute un sacrilège, commis de surcroît dans l'improvisation la plus totale, l'opacité et l'ignorance des exigences de sa production et de sa commercialisation – plusieurs d'entre nous, collaborateurs, collaboratrices ou partenaires d'aujourd'hui, pouvons en témoigner. Un tel affaiblissement provoqué nous consterne, et doit être freiné sans tarder. Nous n'osons penser que Relations pourrait avoir publié son dernier numéro, sans le savoir, sans dire au revoir à son lectorat et à ses nombreux abonné·es. C'est une possibilité inadmissible !
En solidarité avec le secteur Vivre Ensemble (VE) du CJF, nous signons.
L'interruption des activités du Centre, même temporaire, nuit aussi grandement à ce secteur dynamique estimé depuis plus de 40 ans par un grand nombre de citoyen·nes, d'allié·es et de partenaires. VE apporte des réflexions essentielles sur des enjeux cruciaux liés à l'immigration et au pluralisme croissant au Québec, à une société dite démocratique qui dénie pourtant souvent des droits et un vrai statut de citoyen·ne à de trop nombreuses personnes, racisées, minorisées, exploitées. Le secteur Vivre ensemble travaille avec ces personnes et porte leur voix dans plusieurs milieux – universitaire, communautaire, religieux, etc. Comme toutes les composantes du CJF, il explore les causes profondes des réalités sociales, pas uniquement les symptômes, cherchant à comprendre et à analyser les enjeux dans toute leur complexité, en créant des solidarités, plutôt qu'à polariser les débats bêtement comme on le voit trop souvent. De cela, le Québec a bien besoin.
En solidarité avec le volet sur l'avenir du christianisme social du CJF, nous signons.
L'interruption des activités du CJF, même temporaire, vient freiner tout un élan. Dans un contexte de déclin des forces qui ont façonné l'héritage social de l'Église catholique au Québec – un héritage souvent méconnu et auquel les jésuites et le CJF ont contribué –, les responsables de ce volet ont su construire patiemment des ponts, depuis 2018, entre différentes générations de chrétien·nes socialement engagé·es. Ces personnes mettent en valeur et font découvrir cet héritage social, oeuvrant à garder vivant et inspirant un pôle précieux du christianisme, essentiel lorsqu'on conçoit la foi comme étant indissociable de la justice. Elles réussissent à aller à la rencontre et à rassembler des personnes, souvent des jeunes marqué·es par une culture individualiste et consumériste dominante, qui étaient isolées dans leur quête spirituelle et d'engagement.
En solidarité avec le Centre justice et foi tel que nous le connaissions jusqu'ici, nous signons.
Des difficultés et des défis exigeants, bien d'autres organismes en connaissent. Sauraient-ils vraiment justifier une suspension des activités et des mises à pied faites de manière si abrupte et si lourde de conséquences – pour l'avenir du CJF, pour les employé·es, et pour plusieurs d'entre nous aussi ? Nous en doutons sérieusement, d'autant que des solutions ont été de facto écartées.
Le Centre justice et foi et Relations méritent mieux que d'être traités comme un banal programme qu'on interrompt et qui va revenir après « la pause ». Encore plus lorsque ladite « pause » compromet, par ses graves conséquences, la possibilité même d'une reprise. Solidarité avec le personnel mis à pied du Centre justice et foi !
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Les négociations entre le campement pro-palestinien de l’UQAM et le rectorat s’amorce

L'Université populaire Al-Aqsa de l'UQAM (UPA-UQAM) a réitéré sa demande
d'adoption d'un boycott académique au recteur de l'Université du Québec à
Montréal, Stéphane Pallage, lors d'une rencontre aujourd'hui à 15h.
L'UPA-UQAM déplore que le recteur de l'UQAM, Stéphane Pallage, ait avant
aujourd'hui feint l'ignorance sur sa capacité d'agir en solidarité avec la
lutte du peuple palestinien contre le génocide, l'apartheid et la violence
coloniale israélienne. Or, une résolution de boycott académique rédigée par
le groupe Solidarité pour les droits Humains des Palestiniennes et
Palestiniens de l'UQAM (SDHPP-UQAM) circule au sein de l'Université depuis
décembre 2023. Déjà, plusieurs instances de programme de l'UQAM ont adopté
cette résolution
<https://aecsspd.uqam.ca/2024/02/24/...>
« L'administration semblait plus préoccupée par les besoins matériels du
campement que de vouloir répondre aux revendications politiques”, affirme
Paul Science, étudiant nommé par l'UPA-UQAM pour faire la liaison avec
l'Université. “Toutefois, il y semble y avoir une ouverture au dialogue.
L'administration a reçu notre demande de boycott académique. Maintenant, la
balle est dans leur camp. »
En ce sens, l'UPA-UQAM impose un ultimatum à l'UQAM : le maintien de
l'occupation au Cœur des sciences et une escalade des moyens de pression
tant et aussi longtemps qu'il n'y aura pas l'adoption à la Commission des
études et au Conseil d'administration d'une résolution de boycott
académique.
Lundi dernier le recteur affirmait que l'UQAM n'a « aucun accord avec des
universités israéliennes » et que le campement rate sa cible. Or, malgré
l'absence actuelle d'entente formelle entre l'UQAM et des universités
israéliennes, il n'est aucunement garanti qu'elle n'en conclut pas à
l'avenir. En outre, Pallage admettait lui-même en entrevue qu'il
maintiendrait les ententes avec ces établissements si elles existaient.
Rappelons que M. Pallage avait lui-même signé une entente en 2015 avec
l'Herzliya Interdisciplinary Center, renommée Université Reichman en 2021,
alors qu'il était doyen de l'École des sciences de la gestion de l'UQAM.
« En l'absence d'actions concrètes devant tenir Israël responsable des
violations de droits et des crimes recensés, la communauté internationale,
dont l'UQAM fait partie, contribue à saper les normes juridiques
internationales et encourage Israël à poursuivre ses actes criminels en
toute impunité », déplore Leila Khaled, étudiante à l'UQAM et porte-parole
de l'UPA-UQAM. « Or, l'UQAM peut à faible couts montrer l'exemple et
explicitement affirmer qu'elle ne sera pas complice des crimes
internationaux que commet l'État voyou d'Israël. »
*Ultimatum pour un boycott académique*
Explicitement, un boycott académique à l'UQAM implique :
● La fermeture de toute entente bilatérale d'échange étudiant entre
l'UQAM et des universités israéliennes ;
● L'interdiction de signer des ententes d'échange étudiant avec les
universités israéliennes ;
● La dissuasion à la communauté universitaire de toute collaboration
institutionnelle, culturelle et universitaire avec le gouvernement
israélien.
● L'interdiction de promouvoir le programme de Coopération
bilatérale Québec-Israël.
● La reconnaissance du nettoyage ethnique effectué par Israël sur le
peuple palestinien.
● La dénonciation du génocide, des crimes de guerre, de l'apartheid
et des pratiques coloniales d'éradication du peuple palestinien en cours.
● Le développement d'ententes et initiatives de collaboration entre
l'UQAM et les universités palestiniennes, leurs étudiant-e-s et leurs
chercheur-e-s.
● Le rappel de l'importance politique et juridique de respecter la
lettre et l'esprit de la Politique 43 de l'UQAM encadrant la Politique
internationale, en particulier l'art. 2.1, c, et f.
*Perturbation économique et expansion du mouvement*
L'UPA-UQAM souhaite réitérer que ses demandes ne visent pas uniquement
l'Université. « Les gouvernements du Québec et du Canada sont des acteurs
clés quant à l'imposition de sanctions économiques à l'égard d'Israël »,
explique Leila Khaled.
D'ailleurs, l'UPA-UQAM défend que le bureau diplomatique que le
gouvernement québécois projette de développer en Israël doit purement et
simplement être aboli.
L'UPA-UQAM encourage ainsi la perturbation économique des activités
contribuant à l'oppression du peuple palestinien ou collaborant avec
Israël, afin de construire un rapport de force menant à l'abrogation de
toutes ententes interétatiques ou inter-institutionnelles avec Israël.
De même, l'UPA-UQAM collabore à la multiplication de campements dans les
autres universités et dans les cégeps afin de construire également ce
rapport de force pour un boycott académique généralisé.
Enfin, l'UPA-UQAM réaffirme sa solidarité avec le campement de McGill. Il
est impératif que le Comité des investissements de Concordia (Concordia
Investment Committee) et le Conseil d'administration de McGill (Board of
governors) divulguent le montant des investissements dans les entreprises
complices. McGill et Concordia doivent immédiatement retirer les dizaines
de millions de dollars qu'elles ont investis dans des entreprises complices
du colonialisme irsaélien.
Vive la lutte palestinienne, à bas le génocide de Israël !
Vive l'intifada étudiante !
Vive la liberté et la justice pour toustes !
Solidarité pour les droits Humains des Palestiniennes et Palestiniens
(SDHPP) basé à l'UQAM
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Quelques réflexions concernant la Déclaration de Saguenay

Introduction [1]
Cet article est une mise à jour d'un texte déjà publié en ligne. Il contient une critique du processus d'élaboration de la Déclaration de Saguenay, de sa forme et de son rôle dans le discours de Québec solidaire (QS). De plus, il met en évidence des problèmes de respect des statuts du parti et des mandats respectifs de certaines instances. À noter, que la version du Cahier de proposition discutée ici est celle publiée le 17 avril 2024 et que ce Cahier a été modifié le 10 mai 2024, après la date limite de présentation des ajouts et des amendements par les instances statutaires fixée au 1er mai 2024.
Rapport entre la Déclaration de Saguenay et la tournée des régions
• La Déclaration de Saguenay se veut le résultat de la Tournée de régions lancée en juin 2023 ;
• cette tournée est en fait une version dévoyée de ce que plusieurs associations ont fait pendant la rédaction du programme : tenir des cercles citoyens !
• les cercles citoyens (depuis longtemps oubliés ou soigneusement évités ?!) étaient des assemblées générales en bonne et due forme, auxquelles participaient les membres de l'association (ou de l'instance statutaire) et la population locale dans la circonscription ou la région ;
• « en bonne et due forme » veut dire que la présence active des membres de l'association concernée (ou de l'instance) implique un travail de rédaction des propositions, et non une conférence écoutée et donnée par une personne représentant le parti ;
• les résultats de ces cercles citoyens étaient rédigés sous forme de propositions intégrées dans le Cahier de propositions et suivaient la procédure courante de délibération et d'adoption ;
• s'il y a des procès-verbaux des rencontres organisées pendant la tournée, pourquoi ils n'ont pas été publiés ?
• tous les sujets de cette Déclaration sont déjà présents dans le programme du parti soit par leur généralité (par exemple, transport, logement, indépendance, etc.), soit par leur particularité (par exemple, la création des Conseils régionaux de développement et de transition qui découlerait de la section 5.3.2 Décentralisation démocratique et régions, p. 59 du programme).
Conseil national ou Congrès : qui décide de la Déclaration de Saguenay ?
• Selon les statuts du parti, le Conseil national (CN) ne peut modifier le programme ou y ajouter des amendements ; seul le Congrès du parti peut le faire (voir dans les statuts, articles 10.1 Pouvoirs du Congrès et 11.1 Pouvoirs du Conseil national) ;
• toujours selon les statuts, « Si les circonstances l'exigent, le Conseil national, pour des raisons urgentes et importantes, peut utiliser, de façon transitoire, les pouvoirs habituellement dévolus au Congrès. Dans ce cas, les décisions se prennent aux deux tiers des voix. » (extrait de l'article 11.1 des statuts, nous soulignons) ;
• donc, c'est le CN lui-même qui décide, aux deux tiers des voix, de s'octroyer les pouvoirs du Congrès ;
• ainsi, le Comité de coordination national (CCN) ne peut transférer les pouvoirs du Congrès au CN et faire adopter par ce dernier des modifications ou des ajouts au programme ;
• il faut faire la démonstration, séance tenante du CN, du caractère urgent de la situation qui exige l'utilisation des pouvoirs du Congrès par le CN.
• on ne peut simplement invoquer la tournée des régions comme « urgence » pour que le CN adopte la Déclaration de Saguenay ;
• il n'y a aucune urgence pour modifier le programme ; la question si le programme est désuet ou s'il est réalisable en un ou plusieurs mandats de gouvernement ne constitue pas une urgence ;
• le Congrès est « [l'i]nstance suprême du parti, ses décisions sont mises en œuvre par toutes les instances du parti. » (extrait de l'article 10.1 des statuts) ;
• finalement, la suprématie du Congrès veut dire qu'une fois on sort de la situation d'urgence, l'utilisation temporaire des pouvoirs du Congrès par le Conseil ne peut empêcher ce premier d'annuler les décisions du second ;
• ainsi, le Congrès peut annuler toute décision prise par toute autre instance, incluant le CN, et même par un Congrès précédent.
Rôle de la Déclaration de Saguenay dans le discours du parti
Voici comment le Comité de coordination national (CCN) voit la Déclaration et comment il agira suite à son adoption :
• « Les principaux engagements politiques que nous vous proposons d'adopter comme parti à la suite de cette tournée se retrouvent dans la proposition que nous appelons la Déclaration de Saguenay. Ce document vise à être un socle à partir duquel nous construirons notre discours politique sur différents dossiers importants pour l'avenir du Québec lors des prochaines années. Ce sont des choix politiques importants que nous aurons à faire lors de notre Conseil national et nous avons hâte d'en débattre avec nous. » (page 2 du Cahier de propositions).
• bien que les considérants ne soient pas votés avec leurs propositions respectives, ce paragraphe dit clairement que les propositions à adopter vont affecter « notre discours politique [...] pour l'avenir du Québec » ;
• sachant que trois documents officiels définissent le discours politique du parti, à savoir, la Déclaration de principes, le programme et la plateforme électorale, et puisque la Déclaration est « un socle », autrement dit, base, fondation, principe, etc., on voit ici que la Déclaration déterminera directement une modification du programme ou son remplacement en 2026 ;
• si cette Déclaration ne modifie pas le programme, à quoi servira-t-elle ? Selon la vision du CCN, elle servira à ajouter de nouveaux éléments aux « plusieurs prises de position politique du parti [qui] ne se retrouvent pas dans le programme, puisqu'elles ont été adoptées lors d'autres instances nationales et non dans le strict processus d'élaboration du programme. » (page 19 du Cahier de propositions, nous soulignons).
• cette mise en avant du « socle » fondateur par le CCN fait écho aux déclarations médiatiques non mandatées du co-porte-parole masculin sur le soi-disant pragmatisme nécessaire impliquant impérativement un nouveau programme (proposition 15 du Cahier de propositions).
Déclaration, principes fondateurs, programme et plateforme électorale
• Quelle est la place de la Déclaration par rapport à trois autres documents fondamentaux (la Déclaration de principes, le programme et la plateforme électorale) ? Est-ce un quatrième document fondateur ? Quelle est l'instance nationale qui peut adopter un tel document ? La Déclaration fait-elle partie du programme ou de la plateforme ? Quelle est l'instance qui décide de la place de ce texte dans le « discours politique » du parti ?
• ayant déjà souligné le lien étroit entre Déclaration et programme, à quoi sert une Déclaration qui ne fait que répéter les éléments du programme ? De même, la Déclaration contient des propositions tellement précises que leur place toute désignée serait la plateforme, notamment, la reconnaissance de l'Union des producteurs agricoles, la révision du rôle de la Société d'habitation du Québec (SHQ), les Conseils régionaux de développement et de transition (CRDT), la convocation un sommet national afin de lancer une nouvelle Corvée habitation, etc. Pourquoi ne pas attendre la rédaction de la plateforme électorale de 2026 pour inclure ces propositions dans le Cahier de propositions afférent ?
• et puis le CCN n'est pas le seul à voir que la Déclaration amène un nouveau programme ou de nouvelles propositions au programme existant, les consignes du Comité de synthèse encadrent cette nouveauté espérée de la Déclaration et ajoutent encore à l'ambiguïté de la place de la Déclaration dans le discours : « L'objectif est que cette déclaration se tourne majoritairement vers des éléments nouveaux pour notre parti et non pas de réitérer des engagements pris dans le passé. » (page 5 du Cahier de propositions, nous soulignons) ;
• également, ce comité reconnaît clairement les nouvelles retombées majeures de la Déclaration sur les politiques du parti, lire programme et plateforme : « Cette proposition [la Déclaration] nous amenant à débattre d'un texte de plusieurs pages, nous voulons nous assurer que les amendements reçus nous permettront de discuter d'enjeux politiques et non pas de procéder à un exercice de réécriture collective d'un texte en plénière, [...]. » (nous soulignons).
Conclusion
La mise à jour du Cahier de proposition le 10 mai 2024, qui stipule que « Le programme de Québec solidaire est l'âme de notre parti et représente le socle de notre projet politique. », a été probablement faite à cause des modifications et des critiques présentées par plusieurs instances et portant sur le rôle de la Déclaration. Le présent article en a mentionné quelques unes concernant l'élaboration de la Déclaration comme résultat de la tournée des régions ainsi que le respect des statuts et des mandats respectifs des instances nationales.
Cette mise à jour est, en réalité, un renversement total du rôle initial prévu pour la Déclaration qui cède sa place d'un élément déterminant du « discours du parti » au programme et rétablit ainsi, en espérant une fois pour toute, la primauté et la préséance de ce dernier. De plus, cette mise à jour ne fait que mettre en évidence le problème insolvable du rôle d'un élément programmatique mais qui n'est pas voulu comme tel.
Voilà pourquoi on ne peut exclure la visée transformatrice du programme ou de son remplacement, par le détour de la Déclaration, pour aboutir ensuite à la modification de la position du parti sur le spectre politique gauche-droite. Le renversement du rôle de la Déclaration, qui ne sera pas voté au Conseil national de mai 2024, est-il arrivé trop tard pour affecter les propositions qui y seront débattues ? En tout cas, le travail effectué par toutes les instances dans la production du Cahier de synthèse ne sera pas vain ; la suprématie du Congrès permet très bien de reprendre la discussion du programme et de sa mise à jour, comme prévu, dans un prochain avenir. C'est le Congrès qui décidera de la place de la Déclaration dans le discours du parti !
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[1] Merci à Isabelle pour la révision de la première version de ce texte ; je demeure le seul responsable de son contenu.

Projet de loi 56 : de conjoint·e·s de fait avec enfant au régime d’union parentale

Depuis l'annonce à la fin mars 2024 du gouvernement caquiste concernant le projet de loi 56 : Loi portant sur la réforme du droit de la famille et instituant le régime d'union parentale, la FFQ a été très active dans ce dossier fidèle aux positions que nous avons prises en 2016. Ce projet de loi est le troisième volet de la réforme globale en droit de la famille, suivant le projet de loi 2 en matière de filiation, de droit des personnes et d'état civil (sanctionné en juin 2022 mais dont la mise en vigueur est prévue en juin 2024) ainsi que le projet de loi 12 en matière de filiation, des enfants nés suite à une agression sexuelle et de gestation pour autrui (sanctionné en juin 2023). Cette réforme du droit de la famille est attendue depuis des décennies !
En effet, dans nos positions adoptées en 2016, nous souhaitions notamment militer pour une nouvelle législation du droit de la famille qui s'assure de prendre en compte la diversité de la composition des familles, qui évite que les femmes et les enfants portent le fardeau de l'appauvrissement inhérent à une séparation conjugale, qui s'assure d'un traitement égal des femmes peu importe leur statut et leurs identités et qui assure une cohérence entre le droit fiscal et civil. En plus, la FFQ demandait qu'une analyse différenciée selon les sexes soit produite avant toute législation à ce sujet.
Cette position de 2016 percole encore à ce jour dans le travail collaboratif qui a été entrepris avec le Groupe des 13 dans ce dossier. Nous avons proposé à nos membres de participer à une séance d'appropriation collective du projet de loi avec le Groupe des 13 le 5 avril dernier et nous avons partagé les éléments clés de ce projet de loi via notre infolettre d'avril 2024.
Après avoir collaboré étroitement avec divers groupes féministes et partenaires, nous avons rejoint les actions de mobilisation collective autour de ce projet de loi avec le Groupe des 13. Plus spécifiquement, le Groupe des 13 a eu des rencontres avec plusieurs partenaires et députés de différents partis politiques afin de présenter et défendre nos revendications. Nous avons participé activement au comité de rédaction du mémoire. En outre, dans le cadre des consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi 56, notre responsable des dossiers politiques Sara Arsenault est intervenue pour présenter le mémoire du Groupe des 13 le 1er mai dernier à l'Assemblée nationale aux côtés d'Annie-Pierre Bélanger, coordonnatrice du Groupe des 13, et Marianne Lapointe, responsable de dossiers au CIAFT.
Nos principales recommandations en un aperçu :
– Respect des engagements en matière d'égalité : Que le gouvernement respecte ses engagements en matière d'égalité énoncés dans la Stratégie gouvernementale pour l'égalité entre les femmes et les hommes, 2022-2027. Que le gouvernement réalise une analyse différenciée selon les sexes dans une perspective intersectionnelle (ADS+) du projet de loi 56 et qu'il effectue, au besoin, les correctifs nécessaires.
– Simplification du droit de la famille (inclusion des régimes de retraite au patrimoine ; prestation compensatoire unifiée) : Que l'on modifie le Code civil afin d'accorder aux conjointes et conjoints de fait (tel que nous les définissons à la recommandation 3) les mêmes droits que les couples en union civile, c'est-à-dire que nous souhaitons leur rendre applicables les articles 521.6 à 521.19 et 585 à 596.1 du Code civil, avec les adaptations nécessaires, ainsi que les droits et obligations en matière de succession et aliments.
– Définition des conjoint·e·s de fait : Que l'on définisse les conjointes et conjoints de fait comme étant deux personnes, quel que soit leur sexe ou leur identité de genre, qui : qui font vie commune et qui se présentent publiquement comme un couple et qui sont toutes les deux les parents d'un même enfant, sans égard à la durée de leur vie commune ; qui font vie commune et qui se présentent publiquement comme un couple, depuis au moins trois ans ; ou qui ont signé un contrat de vie commune notarié et qui l'ont enregistré auprès du Directeur de l'état civil.
– Effet immédiat et droit de retrait : Que la loi s'applique aux conjointes et conjoints de fait répondant aux critères de notre recommandation 3, et cela, dès l'entrée en vigueur de la loi. Que les couples jouissent d'un délai d'un an après l'adoption de la loi pour se soustraire de son application par acte notarié et que le ou la notaire qui enregistre la décision ait l'obligation de s'assurer que chaque conjointe ou conjoint ait bénéficié d'un conseil juridique indépendant au préalable, comme condition à la validité de la convention.
Campagne d'information sur les droits : Que le gouvernement réalise une campagne d'envergure pour informer la population de ses droits en matière de droit de la famille à la lumière des modifications adoptées par le projet de loi 56.
En amont de ce travail, notre présidente Sylvie St-Amand avait émis des craintes concernant le choix d'exclure les REER et les fonds de pension du patrimoine commun dans un article paru dans Le Devoir. Notre passage à l'Assemblée nationale a de même été souligné dans un article de Radio-Canada le 7 mai dernier concernant la notion de violence judiciaire.
Nous suivrons de près les travaux de l'Assemblée nationale afin d'évaluer les retombées de ce projet de loi sur les femmes, lorsque sanctionné et mis en vigueur.

Plusieurs groupes invitent la population à aller à la séance du 21 mai sur le projet minier Horne 5 à Rouyn-Noranda

Le groupe Mères au front de Rouyn-Noranda et leurs allié.e.s et le Comité ARET, appuyés par le groupe Mères au front - Val-d'Or, le Regroupement vigilance mines Abitibi-Témiscamingue (Revimat) , Eau Secours, la Coalition Québec meilleure mine et MiningWatch Canada encouragent la population de Rouyn-Noranda et des environs à assister à la séance d'information dédiée au projet Horne 5 de Ressources Falco Ltée prévue ce mardi 21 mai à 19h30, au Petit Théâtre de Rouyn-Noranda ou en ligne.
La séance consistera en une rencontre entre l'entreprise et la population de Rouyn-Noranda, sous les pieds de laquelle Falco souhaite développer son projet de mine d'or et d'autres métaux accessoires. La compagnie présentera les grandes lignes de son projet et la population sera invitée à lui poser des questions concernant ce dernier et concernant les procédures d'évaluation en cours. Des représentants du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) seront également présents.
Les liens entre les minières Falco et Osisko sont nombreux. Le président de Falco siège au conseil d'administration de Métaux Osisko qui, par l'une de ses filiales, a prêté des millions de dollars à Falco. Le 21 mai, l'information technique portant sur le projet Horne 5 et ses impacts proviendra de la compagnie elle-même, soit d'un acteur non-neutre. Il s'agit néanmoins d'une opportunité intéressante pour la population d'en apprendre davantage sur ce projet à risques élevés aux niveaux social et environnemental.
Quand : mardi, 21 mai 2024, 19h30
Où : Petit Théâtre du Vieux Noranda (112, 7e Rue), en ligne site du BAPE ou Facebook
Citations
« Une nouvelle pression industrielle cherche à s'ajouter dans notre milieu déjà trop lourdement affecté. Il est important de se renseigner pour agir », Jennifer Ricard Turcotte, Mères au front - Rouyn-Noranda
« Pour connaître les impacts du projet minier Horne 5 sur la qualité de l'air, il faut participer aux séances d'information et poser des questions jusqu'à ce que nous obtenions des réponses », Nicole Desgagnés, Comité ARET
« Les projets de mines d'or se multiplient partout dans la région. Suivre aujourd'hui le projet Horne 5, c'est aussi anticiper ce qui se passera demain ailleurs », Geneviève Béland, Mères au front – Val-d'Or
« En démocratie, la participation des gens aux débats publics est essentielle. Il est important d'offrir des tribunes indépendantes de la seule parole des promoteurs miniers », Marc Nantel, Regroupement vigilance mines Abitibi-Témiscamingue
« Comme pour tout projet minier, les impacts appréhendés du projet Horne 5 sur la qualité de l'eau sont sérieux et préoccupants. Nous entendons participer à toutes les étapes pour faire la lumière et exiger une saine gestion de notre bien commun », Rébecca Pétrin, Eau Secours
« C'est le début d'un processus important pour exiger la meilleure prise de décision concernant le projet minier Horne 5. Le rôle de la population est crucial et nous serons présents pour aider les gens à faire entendre leurs voix », Rodrigue Turgeon, avocat, Coalition Québec meilleure mine et MiningWatch Canada

Haïti : un Conseil présidentiel dans la tourmente de la terreur des gangs armés

Alors qu'une lutte serrée pour la présidence du Conseil présidentiel de transition (CPT) en Haïti laissant croire qu'une entente n'était pas à portée de main, une solution a été trouvée avec un accord sur une présidence tournante de cinq mois pour chacun des quatre candidats au sein du conseil. Cet accord, conclu le mardi 7 mai, cherche à apporter une certaine stabilité. Y réussira-t-il, alors que le pays est en proie à une profonde crise sécuritaire et sociale.
19 mai 2024 | tiré du Journal des alternatives
https://alter.quebec/haiti-un-conseil-presidentiel-dans-la-tourmente-de-la-terreur-des-gangs-armes/
Alors que les dirigeants politiques arrivent à une entente pour diriger le pays, l'insécurité continue de sévir dans les rues haïtiennes. La ville paisible de Gressier a été le théâtre de l'horreur. Le vendredi 10 mai, les gangs armés ont lancé une série d'attaques dévastatrices, semant la terreur parmi la population et les forces de l'ordre. Au cours de ces attaques brutales, plusieurs victimes ont été déplorées, dont des policiers courageux qui ont tenté de protéger la population contre la violence incontrôlée des criminels.
Depuis environ une semaine, les habitants de Gressier vivent dans la plus grande peur alors que les gangs continuent de maintenir leur emprise sur la zone, perturbant gravement la vie quotidienne et menaçant la stabilité de la commune. Les rues autrefois animées sont maintenant hantées par le silence, tandis que la population reste terrée dans leur résidence, craignant pour leur sécurité et celle de leurs proches. La voie est strictement fermée aux véhicules, néanmoins, il n'y a que les piétons, sous l'autorisation des gangs qui peuvent traverser la route nationale.
Alors que l'accord entourant le CPT ouvre une nouvelle période qui sera tout autant un test pour cette nouvelle gouvernance, les enjeux sécuritaires restent immenses. Les gangs continuent de défier l'autorité et de semer le chaos, mettant en péril les progrès potentiels vers la stabilité et la reconstruction.
Dans ce climat de chaos et d'insécurité croissante, l'annonce de l'arrivée d'une force étrangère dirigée par le Kenya est vue par plusieurs Haïtien.nes avec un certain espoir. Cette force vise à restaurer la paix et la sécurité en Haïti, avec l'aval des puissances occidentales qui l'utilise pour conditionner leur aide pour surmonter la crise.
L'avenir d'Haïti dépend de la capacité pour la société civile et des mouvements sociaux d'offrir une gouvernance qui rompe avec l'ancien régime au pouvoir et de mobiliser l'ensemble des acteurs et actrices de changement à travailler conjointement pour mettre fin à la violence des gangs et restaurer la paix dans le pays.
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“La chute” : une œuvre de Wartin Pantois pour dénoncer l’inaction du gouvernement en matière de lutte contre la pauvreté

Le 15 mai, le Collectif pour un Québec sans pauvreté a procédé à la présentation de la dernière œuvre de l'artiste Wartin Pantois : un collage photographique de 9 mètres par 5 mètres sur un des murs du Centre résidentiel et communautaire Jacques-Cartier, au coin des boulevards Charest et Langelier, à Québec. Le thème de “la chute” a inspiré l'artiste ; notamment la chute collective qui nous menace quand le gouvernement refuse d'assumer son rôle en matière de solidarité sociale.
« Un Québec plus juste et plus solidaire est possible. Je souhaite que l'œuvre La chute interroge l'indifférence gouvernementale et contribue à mettre en action contre la pauvreté. » (Wartin Pantois)
L'URGENCE DE LA SOLIDARITÉ
Pour le Collectif pour un Québec sans pauvreté, l'œuvre de Wartin Pantois évoque l'urgence de la solidarité envers les personnes en situation de pauvreté. « Quelle devrait être la réaction spontanée devant une telle image, quand on voit des gens perdre pied, tomber, s'enfoncer ? se demande le porte-parole du Collectif, Serge Petitclerc. Ne devrait-on pas avoir le réflexe d'agir, de porter secours aux gens ? L'indifférence du gouvernement du Québec à l'égard de la pauvreté et des personnes qui la vivent n'est pas seulement intolérable ; elle est tout simplement inexplicable !
« Le gouvernement doit agir de toute urgence, mais ce qu'on veut, ce n'est pas juste freiner la chute des gens. Le filet social, ça ne devrait pas être juste pour gérer les urgences ! Le filet social, c'est aussi pour améliorer le sort des gens, pour réduire sinon éliminer la pauvreté, pour réduire les inégalités, bref, pour faire du Québec une société plus juste et plus humaine. Avec le dépôt du 4e plan de lutte contre la pauvreté qui est attendu au mois de juin, le gouvernement a une belle occasion d'assumer ses responsabilités et de doter le Québec d'un plan ambitieux, qui vise l'élimination de la pauvreté. »
UN PETIT DÉTOUR PAR LE CENTRE JACQUES-CARTIER
Le lieu de l'installation de l'œuvre n'a pas été choisi au hasard. Le Centre Jacques-Cartier fait partie des nombreux groupes communautaires du quartier Saint-Roch qui essaient de faire une différence dans la vie des personnes en situation de pauvreté et d'exclusion sociale. Il sera possible d'y observer l'œuvre de Wartin Pantois… tant qu'elle résistera aux intempéries !
« La mission du Centre Jacques-Cartier est d'apporter un soutien aux jeunes à travers, notamment, l'éducation populaire. L'œuvre “La Chute”, par son message et son médium artistique, correspond à nos valeurs. C'est une démarche naturelle pour nous d'être un partenaire du projet. » (Laurent Metais, coordonnateur de la vie communautaire et associative)
LES TROIS « COMPLICES » DU PROJET
Wartin Pantois
Wartin Pantois est un artiste visuel socialement engagé. Son art in situ s'infiltre dans l'espace public et dans des lieux non conventionnels. Sa pratique artistique questionne le monde actuel, ses valeurs et ses possibles. Ses œuvres contextuelles sont autant de mises en perspective qui suscitent réflexions et discussions. Wartin Pantois vit et crée dans le quartier Saint-Roch à Québec. Il a effectué des interventions artistiques aux États-Unis, en France, en Allemagne, au Portugal et au Canada. Il détient une maîtrise en sociologie et une maîtrise en arts visuels de l'Université Laval. Il travaille anonymement.
Collectif pour un Québec sans pauvreté
Actif depuis 1998, le Collectif pour un Québec sans pauvreté regroupe 41 organisations nationales québécoises, populaires, communautaires, syndicales, religieuses, féministes, étudiantes, coopératives ainsi que des collectifs régionaux dans la plupart des régions du Québec. Des centaines de milliers de citoyen∙nes adhèrent à ces organisations qui ont dans leur mission la lutte à la pauvreté, la défense des droits et la promotion de la justice sociale. Depuis le début, le Collectif travaille en étroite association AVEC les personnes en situation de pauvreté.
Centre résidentiel et communautaire Jacques-Cartier
Le Centre Jacques-Cartier est un lieu d'appartenance entièrement consacré au bien-être des jeunes de 16 à 35 ans dont le projet de vie ne peut être soutenu par l'offre traditionnelle du milieu scolaire. Il véhicule leurs valeurs, respecte leurs aspirations, développe leurs talents, donne un sens et un but à leur vie, vise à améliorer leur qualité de vie et à développer leur pouvoir d'agir individuel et collectif.
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À Québec, des rues dénaturées par l’affichage en anglais.

Bien que la situation ne soit pas aussi « dramatique » qu'à Montréal, Québec, la plus vieille ville française en Amérique du nord, voit de plus en plus son paysage visuel changé par un affichage commercial où un anglais frondeur prend parfois toute la place. Une dégradation lexicale éhontée, un tarabiscotage dû entre autres au laxisme de cette loi 101 qu'on vient juste de modifier avec la loi 96. Mais sera-ce suffisant pour contrer l'anglomanie galopante ?
Chose certaine, le touriste qui arpente les rues Côte de la Montagne, Saint-Jean, Saint-Louis ou Saint-Paul pour y trouver la patine linguistique « tipically french » tant recherchée, sera certainement déçu de voir comment les affiches quasi unilingues en anglais des franchises sans âme Mary's Popcorn, Mango Tea, Cool as a Moose, Sugar Daddy, David Tea, etc., ont pu si facilement remplacer le français des charmants bistros d'autrefois.
Et ce qui vaut pour l'affichage commercial extérieur, vaut aussi pour les instructions d'utilité publique, les événements culturels, (Fest, Week …), les menus de restaurants, les programmes …
C'est un cancer dont les métastases se sont propagées partout en basse-ville et aussi dans le faubourg St-Jean Baptiste, un quartier (le mien) réputé très militant, où des vitrines telles Stay Sharp, Gold Rice et Barber Shop donnent la réplique aux placards North Face et Vape Shop de ce monde. La « diversité linguistique » quoi !
Et le comble dans tout ça, c'est que souvent hélas les affiches fautives batifolent innocemment à côté des fanions et des gonfalons marqués ACCENT LOCAL semées à tout vent par la Ville dans un effort de promotion économique et sociale. Le franglais comme « accent local », vraiment ?


L'anglais, comme la renouée japonaise
En fait, j'ai l'impression que l'affichage en anglais est devenu aussi pire que la renouée japonaise en matière de colonisation du champ visuel de la Capitale-Nationale. Tu coupes une tige et il en repousse quatre issues du même rhizome. Ainsi, il y a peu, après avoir logé une plainte à l'Office Québécois de la Langue Française (OQLF), nous avons réussi dans mon quartier à pousser un commerçant « délinquant » à refaire son enseigne en français. Tout le monde était content, à commencer par le propriétaire lui-même, sauf qu'à peine trois semaines après, trois nouveaux commerces du même secteur s'affichaient pompeusement en anglais. Comme la renouée, je vous dis … Décourageant !
Mais comment se fait-il que l'on ne puisse compter que sur la dénonciation citoyenne et les sanctions (souvent risibles) de l'OQLF pour mettre au pas les commerçants inconscients ou peu scrupuleux ? Qu'est-ce qui fait qu'à Québec, haut lieu d'histoire et de culture, il soit si facile pour un commerçant non respectueux de la loi d'obtenir un permis d'exploitation ?
Partant, pourquoi doit-on toujours attendre de sévir en aval (avec l'OQLF) alors que ce serait si simple, en amont, si les municipalités, les sociétés de développement commerciales (SDC) et autres organismes concernés menaient conjointement de véritables campagnes de conscientisation pour un affichage commercial en français ? Qu'attend-on pour agir plutôt que de se renvoyer la balle quand ça dérape ? Et nos élus-es, tous paliers confondus, dorment-ils ? La cause n'en vaut-elle pas la peine ?
Finalement, adoptée il y a peu, la loi 96 doit devenir pleinement opérante en juin 2025, question affichage. D'ici là, en espérant que ce soit suffisant pour mettre le holà, j'espère seulement que Québec et son « ACCENT D'AMÉRIQUE » n'en pâtiront pas trop. C'est déjà bien assez de globish indigeste comme ça.
Gilles Simard, citoyen de Québec
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Les rythmes de la poussière

Léa Murat-Ingles
Sixième titre de la collection Martiales, dirigée par Stéphane Martelly,
Les rythmes de la poussière est le premier livre de Léa Murat-Ingles.
En 2045, une jeune femme se trouve confinée, isolée chez elle, en Amérique du Nord, pendant une énième pandémie. Elle plonge alors dans les archives léguées par sa grand-mère, qui est arrivée d'Haïti au Québec dans les années 1960. Elle mène en parallèle des recherches sur l'accès à l'histoire des communautés Noires, sur la constitution et le statut de leurs archives. Recluse dans un univers qui se virtualise et s'effrite, elle cherche à rétablir les liens avec sa famille, en tentant de retrouver quelque chose qu'elle croit avoir perdu.
« Je me demande si je serais plus saine d'esprit, plus sereine, si ma conscience était transférée dans un robot. Sans doute que cette version artificielle de moi résisterait mieux à la vie. Mes fantômes grondent. Elles sont agacées par ma bêtise. Dans les flocons de poussière qui valsent doucement vers le sol, je décide de revenir vers la seule chose qui pourrait me protéger autant qu'un corps synthétique : tous ces papiers, ces boîtes qui recèlent une partie cruciale de moi que j'ai tardé à chercher, mais que j'ai enfin commencé à trouver. »
extrait
Léa Murat-Ingles est doctorante en littérature à l'Université de Sherbrooke, auxiliaire de recherche et libraire occasionnelle. Ses travaux portent principalement sur la littérature haïtienne du Québec, l'afrofuturisme, l'intelligence artificielle et l'utilisation des archives dans la recherche-création. Ses textes ont été publiés dans les revues Mœbius, Possibles et dans le journal Montreal Review of Books. Les rythmes de la poussière est son premier livre.
photo ©Valérie Gassien
En librairie le 14 mai 2024 | 23,95$ | 224 pages
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"Harlem : Une histoire de la gentrification"

France - Parution : "Harlem : Une histoire de la gentrification", par Charlotte Recoquillon, Éd. de la Maison des sciences de l'homme.
*Harlem : Une histoire de la gentrification*
Par Charlotte Recoquillon, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2024.
La gentrification de Harlem résulte des politiques publiques volontaristes qui y ont été déployées. Cet ouvrage présente plusieurs conflits locaux qui mettent en évidence les frictions et les tensions qui ont émergé entre les habitant⸱es, la municipalité et les acteur⸱ices privé⸱es. En faisant l'histoire de la gentrification de Harlem, ce livre contribue à documenter les modalités de mise en œuvre du racisme systémique et à enrichir la compréhension des dynamiques historiques de subjugation des espaces et des populations noires aux États-Unis.
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Le nettoyage ethnique de la Palestine d’Ilan Pappe

Nous publions ci-dessous l'avant-propos d'une nouvelle édition d'un livre d'Ilan Pappe, intitulée Le nettoyage ethnique de la Palestine publié cette année. Nous remercions l'éditeur "rue Dorion" qui nous a fait parvenir le pdf de ce livre.
Avant-propos
Cet avant-propos à l'édition française comporte deux parties. La première examine la pertinence du livre dans la période écoulée depuis sa parution, il y a une quinzaine d'années, et se rapporte également aux diverses réactions qu'il a suscitées. La seconde replace le livre dans le contexte des événements qui ont marqué la fin 2023 – la guerre contre Gaza et les événements du 7 octobre 2023.
Depuis la parution du livre, j'ai pu échanger avec un nombre incalculable de lecteurs et de lectrices qui ont démontré en quoi le livre restait aussi pertinent aujourd'hui en 2024 qu'au moment de sa parution il y a près de quinze ans. Cette pertinence se mesure de deux manières, qui sont corrélées.
Premièrement, il y a le fait que le terme de « nettoyage ethnique » pour qualifier les événements de 1948 soit désormais largement accepté. Dans un premier temps, ce terme a pu paraître trop extrême et exagéré pour bon nombre de chercheurs et de chercheuses ou de personnes qui avaient un lien avec la Palestine ou un intérêt pour le sujet. Toutefois, depuis la publication du livre, il semble que ce soit devenu le terme le plus commun pour désigner les événements de 1948. Ce qui veut dire qu'il s'agit de l'histoire d'un crime, que nous savons qui l'a commis et que nous pouvons réfléchir ensemble à la meilleure façon d'y remédier.
Deuxièmement, il semble que le concept de nettoyage ethnique puisse s'appliquer non seulement aux politiques israéliennes en 1948 mais aussi à la stratégie israélienne depuis lors. À bien des égards, nous ne sommes pas sortis de ce moment historique. L'opération de nettoyage ethnique de 1948 a permis à Israël de contrôler environ 80 pour cent de la Palestine mais elle a maintenu une minorité palestinienne assez importante au sein de l'État juif. La méthode du nettoyage ethnique a été remplacée entre 1948 et 1967 par un régime militaire sévère imposé à la minorité palestinienne en Israël.
Jusqu'à 1967, presque 20 % de la Palestine échappait encore au contrôle israélien. Israël s'est emparé de cette dernière portion de territoire lors de la guerre de juin 1967. Dès lors, la totalité de la Palestine était sous son contrôle mais il se trouvait confronté à d'immenses défis démographiques s'il voulait rester fidèle à l'idée d'un État juif incluant un nombre très réduit d'Arabes, voire pas d'Arabes du tout. La méthodologie développée par Israël pour conserver la totalité de la Palestine comprenait une panoplie de moyens : régime militaire, lois discriminatoires, pratiques et microprojets de nettoyage ethnique. Du nord au sud d'Israël, dans la région du grand Jérusalem, dans la région d'Hébron et dans la vallée du Jourdain, les Palestiniens ont été expulsés de façon à créer de nouvelles réalités démographiques sur le terrain. Ces opérations se poursuivent jusqu'à ce jour.
Cette réalité, ce que les Palestiniens appellent la « Nakba continuelle », nous ramène aujourd'hui à 1948, chaque fois que nous sommes confrontés à une démolition de maison, à l'assassinat d'un manifestant palestinien ou à tout autre abus des droits civiques et humains fondamentaux des Palestiniens.
Chacun de ces événements nous fait remonter dans le temps. Chaque année, ce voyage dans le temps nous ramène à un aspect différent de la Nakba. Ces derniers temps, ce qui me préoccupe plus que tout, c'est l'apathie et l'indifférence persistante des élites politiques et des médias occidentaux à l'égard de la situation des Palestiniens. Même l'horreur des camps de réfugiés palestiniens en Syrie n'a pas établi dans l'esprit des politiciens et des journalistes une possible connexion entre la nécessité de porter secours aux réfugiés et leur droit reconnu internationalement au retour dans leur pays.
Au plus fort de la guerre civile en Syrie, Israël se targuait de prodiguer des soins médicaux aux islamistes qui combattaient le régime d'Assad, les réparant avant de les renvoyer sur le champ de bataille, une action qualifiée d'humanitaire par l'État juif. Le refus de ce même État d'accueillir un seul réfugié du chaos syrien, refus tout à fait exceptionnel si l'on pense à ce qu'ont fait tous les autres voisins – bien plus pauvres – de la Syrie, est passé inaperçu.
C'est en juin 1948 que la communauté internationale a pris conscience pour la première fois du nettoyage ethnique en Palestine, lors de la première trêve dans les combats entre l'armée israélienne et les unités des armées arabes qui étaient entrées en Palestine le 15 mai.
À la fin de cette trêve, il est apparu clairement que l'initiative arabe pour reprendre la Palestine était vouée à l'échec. La trêve a permis aux observateurs de l'ONU de voir pour la première fois de visu la réalité sur le terrain à la suite du plan de paix proposé par l'organisation.
Ce à quoi ils ont assisté alors, c'est à un nettoyage ethnique à grande vitesse. La principale préoccupation du nouvel État israélien était à ce moment-là de profiter de la trêve pour accélérer la désarabisation de la Palestine. Ça a commencé dès l'instant où les armes se sont tues et ça s'est fait sous les yeux des observateurs des Nations unies.
Dès la deuxième semaine de juin, la Palestine urbaine avait déjà disparu et avec elle, des centaines de villages autour des principales villes. Les villes comme les villages ont été vidés par les forces israéliennes. La population a été chassée, souvent bien avant l'entrée des unités arabes en Palestine, mais les maisons, les boutiques, les écoles, les mosquées et les hôpitaux étaient toujours là. Maintenant que le bruit des tirs avait cessé, le vacarme des bulldozers qui rasaient ces bâtiments et les campagnes alentour ne pouvaient échapper aux observateurs de l'ONU.
Comme vous le verrez dans ce livre, les observateurs de l'ONU ont enregistré assez méthodiquement la transformation spectaculaire de ce paysage typique de la Méditerranée orientale que constituait alors la campagne palestinienne en un kaléidoscope de nouvelles colonies juives entourées de pins européens et de gigantesques systèmes de canalisations asséchant les centaines de ruisseaux qui parcouraient les villages – effaçant un panorama qu'on ne peut guère plus imaginer aujourd'hui que depuis quelques recoins relativement préservés de la Galilée et de la Cisjordanie.
Les observateurs de l'ONU ont rapporté sans relâche à leurs supérieurs qu'un nettoyage ethnique était en cours et les délégués de la Ligue arabe ont soumis des rapports similaires. La pression a fini par porter ses fruits puisqu'en décembre 1948, l'Assemblée générale de l'ONU a adopté la résolution 194. L'organisation internationale affirmait ainsi que la seule manière de pacifier le territoire était d'autoriser les réfugiés palestiniens à rentrer chez eux.
Cette logique a été acceptée par la Commission de conciliation pour la Palestine nommée par l'ONU pour assurer la mise en œuvre de la résolution 194, qui a donné lieu à la conférence internationale de Lausanne en mai 1949. L'effort de conciliation était mené par les Américains qui ont accepté également cette logique puisqu'ils ont fait pression sur Israël pour qu'il rapatrie un nombre significatif de réfugiés – pression qui comprenait une menace de sanctions.
Les mois ont passé et à la fin de l'année 1949, la pression états-unienne s'est relâchée. Le lobbying juif, l'escalade de la guerre froide dans le monde et le fait que l'attention de l'ONU se soit reportée sur le statut de Jérusalem, dont Israël contestait l'internationalisation décidée par l'organisation, sont les principales raisons de cette évolution. Seule l'Union soviétique a continué à rappeler au monde, par la voix de son ambassadeur aux Nations unies, et à Israël par le biais d'une correspondance bilatérale avec l'État juif, que la nouvelle réalité que le sionisme avait créée sur le terrain était encore réversible. À la fin de l'année, Israël est également revenu sur son engagement, pris sous la pression américaine, de rapatrier 100000 réfugiés.
Des colonies juives et des forêts européennes ont été implantées à la hâte sur des centaines de villages de la campagne palestinienne et les bulldozers israéliens ont démoli des centaines de maisons palestiniennes dans les zones urbaines pour tenter d'effacer le caractère arabe de la Palestine. Certaines de ces maisons ont été « sauvées » par des Israéliens, bohèmes ou yuppies, et des immigrés juifs fraîchement arrivés qui s'y sont installés avant de voir cette appropriation validée a posteriori par le gouvernement. La beauté de ces maisons et leur emplacement en ont fait des biens de premier choix sur le marché immobilier, prisés par les riches israéliens, les légations et les ONG internationales qui font souvent le choix d'y installer leurs nouveaux sièges.
Si le pillage au grand jour qui a commencé en juin 1948 a ému les représentants de la communauté internationale sur place, il n'a suscité aucune réaction chez ceux – rédacteurs en chef de journaux, responsables des Nations unies ou chefs d'organisations internationales – qui les y avaient envoyés. Le message de la communauté internationale à Israël était clair : le nettoyage ethnique de la Palestine – aussi illégal, immoral et inhumain soit-il – serait toléré.
Ce message a été parfaitement reçu et le résultat ne s'est pas fait attendre. Le territoire du nouvel État a été déclaré exclusivement juif et les Palestiniens qui y sont restés ont été soumis à un régime militaire qui les privait de leurs droits civiques et humains fondamentaux tandis que des plans pour s'emparer des parties du territoire palestinien encore non occupées en 1948 ont été aussitôt mis en œuvre. Au moment où ils ont été pleinement exécutés en 1967, le message de la communauté internationale était déjà inscrit depuis longtemps dans l'ADN sioniste d'Israël : même si ce que vous faites est observé et enregistré, ce qui compte, c'est la manière dont les puissants de ce monde réagissent à vos crimes.
La seule manière de s'assurer que la plume de l'enregistrement sera plus puissante que l'épée de la colonisation, c'est d'espérer un changement dans le rapport de force en Occident et dans le monde en général. Les actions menées par les sociétés civiles, les responsables politiques consciencieux et les nouveaux États émergents n'ont pas encore été en mesure de changer ce rapport de force.
Mais on peut se sentir encouragés par les vieux oliviers de Palestine qui parviennent à repousser sous les pins européens, par les Palestiniens et les Palestiniennes qui peuplent à présent les villes juives huppées bâties sur les ruines des villages de Galilée, et par la ténacité des populations de Gaza, de Bil'in, d'alAraqib, de Cheikh Jarah et de Masafer Yatta, et garder l'espoir que ce rapport de force change un jour.
Une nouvelle Nakba : octobre 2023.
Deux récits concurrents ont accompagné l'attaque du Hamas le 7 octobre 2023 dans le sud d'Israël et la réaction génocidaire d'Israël à cette attaque. Les Israéliens ont insisté sur le fait que l'attaque venait de nulle part et qu'elle avait été provoquée par l'Iran et par la nature antisémite du Hamas, qui incarne selon ce récit un mélange de nazisme et de fondamentalisme islamique.
L'autre récit, porté entre autres par le secrétaire général des Nations unies, tenait à contextualiser historiquement l'attaque du Hamas – et j'ajouterais que la réaction israélienne demande aussi à être contextualisée.
Le contexte historique remonte au nettoyage ethnique de 1948 et même au-delà. Ce récit commence par observer que le sionisme est un mouvement de colonisation qui, comme d'autres mouvements de ce type, visait à éliminer les indigènes afin de construire un État pour les colons qui bien souvent, comme dans le cas du sionisme, venaient d'une Europe qui les chassait ou ne voulait pas d'eux.
En tant que mouvement politique, le sionisme a attendu 1948 pour faire passer l'élimination des indigènes palestiniens au stade supérieur – en chassant la moitié d'entre eux hors de Palestine, en démolissant la moitié de leurs villages (500 villages) et en détruisant la plupart de leurs villes.
C'est ce contexte qui explique également comment la bande de Gaza a été créée. Israël l'a conçue comme un immense camp de réfugiés pour absorber les centaines de milliers de Palestiniens qu'il chassait du centre et du sud de la Palestine, dans la mesure où l'Égypte ne voulait pas les accueillir. Les derniers réfugiés ont été chassés des villages qu'Israël a détruits, brûlés et démolis en 1948. Ces villages étaient très proches de la bande de Gaza et c'est sur leurs ruines qu'un certain nombre des colonies attaquées par le Hamas le 7 octobre 2023 ont été construites.
La Nakba continuelle – l'expulsion de 1967 (qui n'a jamais réellement cessé depuis), le régime militaire sévère et l'occupation qui a pris un tour particulièrement cruel à partir de 2020 et le siège inhumain de la bande de Gaza commencé en 2007 – sont les éléments de contexte historique plus récents qui expliquent à la fois l'action du Hamas et la réaction israélienne (qui était moins une réaction qu'une nouvelle intensification, comme en 1948, du nettoyage ethnique dans la bande de Gaza et, à une moindre échelle, en Cisjordanie – au prétexte de l'attaque du Hamas).
À quatre reprises, depuis 2006, la population assiégée de Gaza a été bombardée depuis les airs, la terre et la mer. Les jeunes gens qui ont envahi des bases militaires, des kibboutzim et des villes (où ils ont commis des meurtres et des enlèvements) n'ont connu qu'une réalité – celle du ghetto de Gaza et des quatre bombardements. Ça ne justifie pas tout ce qu'ils ont fait mais ça donne une très bonne explication à ce qu'ils ont fait.
Pendant un temps, au lendemain de l'attaque du Hamas, et bien naturellement, Israël a reçu des témoignages de compassion et de soutien presque universels de la part de gouvernements du monde entier. Des grands monuments un peu partout dans le monde occidental ont été illuminés aux couleurs du drapeau israélien en solidarité avec les victimes (y compris la tour Eiffel).
Les responsables israéliens ont pris ces témoignages de compassion pour une carte blanche pour punir collectivement les deux millions de personnes qui vivent dans la bande de Gaza – ce qui, selon l'avis récent de la Cour internationale de justice, pourrait conduire à un génocide.
Ce qui va se passer à Gaza une fois que les opérations militaires auront cessé n'est pas absolument clair, y compris peutêtre pour les Israéliens eux-mêmes. Il semble que les responsables israéliens souhaitent annexer une partie de la bande de Gaza, concentrer les Palestiniens dans un espace encore plus densément peuplé et y imposer une réalité similaire à celle qui existe dans plusieurs parties de la Cisjordanie. L'avenir nous dira si cette stratégie fonctionne. Si c'est le cas, cela peut aisément conduire à d'autres soulèvements qui peuvent tourner à la guerre régionale.
Cela suppose l'emprisonnement perpétuel de millions de Pales tiniens et de Palestiniennes en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, mais dans des conditions encore plus dures et inhumaines.
Le nettoyage ethnique de la Palestine restera hélas un titre pertinent dans la décennie à venir et on ne décèle pas le moindre signe d'un processus de réflexion interne en Israël qui permettrait au pays de s'écarter de cette stratégie. Il est possible que les méthodes varient à l'avenir et que les objectifs soient ensuite dirigés non plus vers Gaza mais vers l'intérieur de l'État d'Israël ou la Cisjordanie.
La question demeure la même qu'au moment où le livre a paru pour la première fois : comment le monde réagira-t-il ? Israël sera-t-il toujours « la seule démocratie du Moyen-Orient » ou deviendra-t-il une source d'embarras stratégique et moral nécessitant une intervention internationale pour mettre fin au nettoyage ethnique continu de la Palestine qui menace à présent de tourner au génocide ?
Ilan Pappé, février 2024
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Les rebonds de l’histoire
Karl Marx disait que l'après révèle souvent les tendances lourdes de l'avant, il en constitue le révélateur autant que l'aboutissement ; ou quelque chose d'approchant, en tout cas.
Cette affirmation se vérifie pleinement dans la façon dont les classes politiques occidentales et une bonne partie de leurs opinions publiques ont longtemps considéré la civilisation arabe. Par contraste, Israël a toujours été présenté comme une société supérieure à celles qui l'entouraient.
En effet, les populations arabes ont toujours fait l'objet d'un mépris larvé de la part de beaucoup d'Occidentaux, comme si ça allait de soi. Dans la bande dessinée ("Le crabe aux pinces d'or" d'Hergé), dans certains romans, au cinéma et même dans la chanson on note un dénigrement des Arabes. On peut mentionner la célèbre chanson du chanteur de charme Adamo, "Inch'Allah" sortie en 1967, l'année de la guerre des six jours (du 5 au 10 juin) entre Israël et certains pays arabes (Égypte, Jordanie et Syrie), une chanson à la gloire d'Israël. Inutile de revenir sur le cinéma hollywoodien, notoirement pro-israélien et anti-palestinien.
De plus, les pays arabes producteurs de pétrole réunis au Koweït ont décidé à la suite de la guerre du Yom Kippour ( 6 au 24 octobre 1973) d'augmenter unilatéralement de 70% le prix du baril de brut et de réduire mensuellement de 5% la production pétrolière jusqu'à l'évacuation complète des territoires occupés par Israël et la reconnaissances des droits des Palestiniens. Cette offensive commerciale a contribué à provoquer une sérieuse crise économique en Occident.
C'est à partir de cette époque que le dénigrement des Arabes est devenu ouvert, virulent, et même haineux, surtout du côté américain, en dépit du pacifisme relatif du président Jim Carter.
Mais c'est aussi à partir de cette période que la question palestinienne est devenue plus connue en Occident et qu'un mouvement favorable à leur cause a pris son envol. On peut mentionner certains films et romans européens ; aussi, il faut le souligner, le film québécois d'Anaïs Barbeau-Lavalette "Inch'Allah" sorti en 2012.
Avec l'actuel conflit Gaza-Israël, la sympathie à l'endroit de la cause palestinienne s'affirme chaque jour davantage, même aux États-Unis du moins au niveau de l'opinion publique, encore que la partie est encore loin d'y être gagnée pour les Palestiniens.
Que peut-on augurer pour l'avenir ? Difficile de le savoir, mais le présent conflit marque sans doute un point tournant dans l'antagonisme israélo-palestinien. Un retour en arrière paraît impossible. Les contours des futures relations entre Israël et la Palestine demeurent flous, mais ce qui semble se dessiner ressemble à une rupture avec un passé particulièrement pénible pour les deux peuples, surtout les Palestiniens. Peut-on rêver d'un apaisement durable ?
Jean-François Delisle
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ATELIER DISCUSSION – Archives et politique. Que faire dans la conjoncture actuelle ?
Ce vendredi 24 mai, 14h00, au Bâtiment 7, on se retrouve pour un atelier-discussion explosif sur le pouvoir des archives et de l’histoire, ainsi que sur leur impact dans le monde d’aujourd’hui. Un panel de quatre intervenant(e)s explorera :
- L’importance des documents imprimés dans l’histoire de l’activisme, et le rôle des collectifs d’archivistes militants pour stimuler la réflexion politique.
- L’approche épistémologique et les pratiques du collectif Archives Révolutionnaires.
- La conjoncture politique depuis les années 1980 et notre intervention dans le contexte actuel.
L’objectif sera de réfléchir en commun aux pratiques historiennes dans le contexte politique québécois, et la manière dont notre travail peut et doit participer à un combat pour le progrès social.
Après une discussion animée avec le public, un moment informel est prévu pour prolonger les échanges entre les participant(e)s. Nourriture et boissons fournies. À ne pas manquer !
OÙ : Bâtiment 7 (1900, rue Le Ber, Pointe-Saint-Charles)
QUAND : vendredi 24 mai, de 14h00 à 19h00
Plus de détails sur l’évènement Facebook


L’antisémitisme, arme de diffamation

Tandis que l'horreur de la guerre génocidaire israélo-américaine contre Gaza se poursuit sans relâche ni solution en vue, il n'y a eu qu'un seul développement vraiment encourageant : le déferlement de l'activisme propalestinien dans de nombreuses communautés américaines, plus particulièrement le magnifique mouvement sur les campus universitaires organisés en campements exigeant un cessez-le-feu permanent immédiat et le désinvestissement des entreprises liées à la machinerie israélienne de massacre et d'épuration ethnique du peuple palestinien.
Tiré de Inprecor 720 - mai 2024
15 mai 2024
Par Against The Current
En raison de l'autorité morale et du pouvoir de ce mouvement face à un massacre monstrueux financé par l'argent des contribuables américains, il n'est pas surprenant qu'il ait été attaqué de toutes parts, y compris par des représailles de l'administration des campus et des actions violentes de la police contre des étudiants et des enseignants sympathisants.
Une arme de l'extrême droite
Nous souhaitons nous concentrer ici sur une diffamation spécifique à l'encontre du mouvement : le fait qu'il serait « antisémite » ou qu'il prônerait le « génocide du peuple juif ». Ce mensonge est sans cesse relayé par une grande partie des médias, par le théâtre des auditions du Congrès et maintenant par la législation imposant des services de « surveillance de l'antisémitisme » dans les universités, et bien sûr par les groupes de pression « pro-israéliens » dirigés par l'AIPAC (America Israel Political Affairs Committee) et l'Anti-Defamation League (ligue anti-diffamation).
Une grande partie de l'hystérie au Congrès et dans les médias est propulsée par des éléments du mouvement d'extrême droite MAGA (Make America Great Again) qui, bien sûr, se sont peu exprimés sur les marcheurs suprémacistes blancs porteurs de torches « les Juifs ne nous remplaceront pas » à Charlottesville, en Virginie, en 2017. Cela fait en fait partie d'une campagne républicaine plus large visant à discréditer et finalement à écraser toute expression progressiste dans l'enseignement universitaire, en particulier les arts libres.
L'accusation d'« antisémitisme » contre la solidarité avec la Palestine est un ajout opportuniste aux cibles existantes comme les programmes d'inclusion de la diversité et de l'égalité, la théorie critique de la race, les études de genre, tout ce qui est « woke » et d'autres menaces perçues contre ce que l'aile droite considère comme la civilisation occidentale. Ce n'est pas une coïncidence, c'est aussi un prétexte pour ouvrir d'énormes brèches dans les protections de la liberté d'expression et pour purger les institutions académiques.
Ce qu'est l'antisémitisme, et ce qu'il n'est pas
Il s'agit notamment d'une campagne visant à criminaliser littéralement les slogans « Free, Free, Palestine » et « From the river to the sea, Palestine will be free » (De la rivière à la mer, la Palestine sera libre). (Mais personne ne propose d'interdire la déclaration du Likoud, le parti au pouvoir en Israël, et du Premier ministre Netanyahou, « du fleuve à la mer, souveraineté totale d'Israël »…). Quelle que soit la signification de ces phrases pour des personnes différentes dans des lieux différents, il n'y a aucune excuse pour les interdire en les qualifiant d'incitation à la haine ou de « génocide du peuple juif ».
Dans ce climat, il est nécessaire de défendre le militantisme de solidarité avec la Palestine et d'affirmer clairement ce qu'est l'antisémitisme – et ce qu'il n'est pas. L'antisémitisme est une idéologie de haine et de mépris à l'égard des Juifs, en tant que peuple et en tant qu'individus. S'il plonge ses racines dans le sectarisme religieux depuis des siècles, l'antisémitisme a pris la forme d'une théorie raciale pseudo-scientifique au cours des quelque 150 dernières années, en commençant par l'Europe. Comme toutes les formes de racisme, il est irrationnel et, dans le cas spécifique de l'antisémitisme, il attribue aux juifs divers stratagèmes pour contrôler la finance, la politique, les médias, etc.
Dans ses formes les plus extrêmes, l'idéologie et le mythe antisémites ont bien sûr alimenté la machine d'extermination nazie qui a presque anéanti la vie juive dans une grande partie de l'Europe. Dans ses formes les plus extrêmes, l'idéologie et le mythe antisémites ont alimenté la machine d'extermination nazie qui a presque anéanti la vie juive dans une grande partie de l'Europe.
La liberté de critiquer Israël
L'antisémitisme en tant qu'ensemble de stéréotypes raciaux antijuifs ne doit pas être confondu avec l'analyse critique de l'État israélien. Les « crimes d'apartheid et de persécution » d'Israël (comme les appellent Amnesty International et Human Rights Watch) contre le peuple palestinien ne sont pas plus à l'abri d'un examen minutieux que ceux des États-Unis au Vietnam et en Irak, de la Russie en Ukraine ou de la Chine contre le peuple ouïghour, la campagne Hindutva du gouvernement indien contre les musulmans, etc. La prétention idéologique d'Israël à agir en tant qu'"État-nation du peuple juif" cherche faussement - et dangereusement - à rendre tous les juifs responsables de ses actes criminels.
Dans ces conditions, et alors que les atrocités génocidaires diffusées en direct à Gaza augmentent de jour en jour, il peut être surprenant et encourageant de constater que si peu d'incidents antisémites se sont réellement produits. La plupart de ces incidents se sont produits en dehors du campus, comme le rassemblement des Proud Boys près de Columbia ou le discours de haine prononcé à l'extérieur du campus. (Un organisateur de manifestations sur le campus qui avait envisagé de "tuer des sionistes" a été immédiatement répudié).
D'où vient la violence
Dans le cas notoire de l'université Northeastern de Boston, l'administration a appelé la police sur le campus après que des chants « Kill the Jews » ont été signalés – des images vidéo ont montré qu'ils provenaient d'un contre-manifestant apparent portant un drapeau israélien.
Il y a eu beaucoup plus d'agressions physiques et de menaces contre des étudiants palestiniens, arabes et musulmans que contre des étudiants juifs. Bien entendu, toutes ces agressions sont vicieuses et absolument inacceptables sur un campus ou ailleurs. Les attaques contre les étudiants juifs sont à la fois moralement répugnantes et préjudiciables au mouvement de solidarité avec la Palestine.
Il est toutefois important de souligner un point soulevé par Nadia Abu el-Haj, professeur à Columbia et à Barnard, qui a elle-même été la cible de campagnes de diffamation sionistes au cours de sa carrière universitaire. Tout le monde sur le campus, dit-elle, a le droit absolu d'être en sécurité. Cela ne donne à personne le droit de mettre fin à un discours ou à une manifestation simplement parce qu'il ou elle ne se sent pas en sécurité.
En fait, une partie de l'objectif de l'attaque de la droite - rejointe de manière déplorable par une grande partie de l'establishment centre-libéral - contre la lutte propalestinienne sur le campus est de faire en sorte que les juifs se sentent en danger. L'instrumentalisation de l'insécurité juive de cette manière, comme outil contre la lutte contre le génocide, peut être considérée comme une manipulation de l'antisémitisme.
L'antisémitisme réel est-il en augmentation aux États-Unis aujourd'hui ? Probablement (bien que malheureusement les statistiques autrefois utiles compilées par l'ADL ne soient plus du tout fiables depuis qu'elle agit comme un avant-poste de propagande et de renseignement de l'État israélien). Il doit être résolument combattu, au même titre que toutes les autres expressions du racisme. Elle ne doit pas être confondue avec la dénonciation de ce qu'il faut bien comprendre, encore une fois, comme le génocide conjoint israélo-américain en Palestine.
Le 9 mai 2024, publié par Against the Current.
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La destruction de la Palestine, c’est la destruction de la Terre

Les six derniers mois de génocide à Gaza ont marqué le début d'une nouvelle phase dans une longue histoire de colonisation et d'extraction qui remonte au dix-neuvième siècle. Pour comprendre véritablement la crise actuelle, Andreas Malm affirme qu'il faut analyser sur la longue durée* l'assujettissement de la Palestine à l'empire fossile.
Andreas Malm - 8 avril 2024
Tiré de Verso Books
Traduction Johan Wallegren
Cet essai est une version légèrement modifiée d'une conférence donnée à l'Université américaine de Beyrouth, au Center for Arts and Humanities and Critical Humanities for the Liberal Arts, le 4 avril. L'image ci-dessus, White Phosphorous #2, est utilisée avec l'autorisation de l'artiste Rafat Asad. Rafat est un artiste palestinien basé à Ramallah.
Cela fait donc maintenant six mois que ce génocide perdure. Une demi-année s'est écoulée depuis que la résistance a lancé le Déluge d'al-Aqsa et que l'occupation a répondu en déclarant et en exécutant un génocide. Cela fait une demi-année – six mois – 184 jours que les bombes annihilent une famille après l'autre, un immeuble après l'autre, un quartier résidentiel après l'autre, sans relâche, méthodiquement : une demi-année d'ossements gris d'enfants protrudant des décombres, de rangées de petits sacs mortuaires blancs alignés sur le sol, d'une fille mutilée pendue à une fenêtre comme à un crochet ; une demi-année de parents faisant leurs adieux à leurs enfants avec un calme de façade glaçant, comme si leur esprit les avait laissés vides et absents, ou dans des spasmes incontrôlables de chagrin, comme s'ils ne savaient pas comment mettre à nouveau un pied devant l'autre et faire un pas sur cette Terre ; une demi-année d'une douzaine de massacres par jour, d'exécutions sommaires, de tirs de snipers, de passages de bulldozers sur les cadavres et tout le reste, et ça ne s'arrête pas, ça continue, ça continue, ça ne s'arrête pas, ça continue, ça continue à un rythme effréné, ça ne s'arrête pas, ça ne s'arrête tout simplement pas. On peut devenir fou de désespoir en regardant cela de loin. Si l'on a un tel ressenti, il faut essayer d'imaginer ce que ressentent les habitants de Gaza encore en vie.
L'État d'Israël est en train de commettre le pire crime connu de l'humanité, et ce génocide en particulier présente des caractéristiques uniques qui le distinguent des génocides de mémoire récente. Tout d'abord, dès le départ, ce génocide a été « un effort transnational », coordonné et organisé par les pays capitalistes avancés de l'Occident, en collaboration avec l'État d'Israël. Les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, la France et la plupart des autres membres de l'UE se sont immédiatement mobilisés pour apporter leur concours à l'effusion de sang, en envoyant des armes à l'occupation comme autant de plats à un banquet, en survolant Gaza pour partager des renseignements avec le quartier général et les pilotes, en déployant un réseau défensif tout autour de cet État et, comme si cela ne suffisait pas, en retirant les dernières miettes de subsistance des mains des Palestiniens. Maintenant que ceux-ci meurent de faim et ne peuvent compter que sur l'assistance minimale de l'UNRWA pour les maintenir en vie, les États-Unis et le Royaume-Uni coupent même les vivres en supprimant cette aide de dernier recours. On pourrait croire qu'ils veulent que les Palestiniens meurent.
Voilà un portrait de ce qui s'est passé au cours du premier semestre de ce génocide. Jusqu'à présent, le tableau en est un de coopération monochrome. Aucun autre génocide répertorié depuis l'Holocauste n'a donné lieu à des scènes comparables. Du Bangladesh au Guatemala, du Soudan au Myanmar, des génocides ont pu être perpétrés avec divers degrés de complicité de la part du noyau capitaliste, mais il s'agit ici de quelque chose de qualitativement différent. Une comparaison utile pourrait être faite avec le génocide dont ont été victimes les musulmans bosniaques, un événement auquel j'ai été sensibilisé dans ma propre jeunesse politique. Par un embargo sur les armes, l'Occident a refusé à ce peuple le droit de se défendre ; en se retirant de Srebrenica, les forces néerlandaises ont sciemment livré cette ville à Ratko Mladić ; au cours des quatre années de guerre, la soi-disant communauté internationale a assisté à la décimation des musulmans bosniaques. Mais il s'agissait avant tout d'actes d'omission. L'Occident n'a pas armé la Republika Srpska avec les meilleures bombes de ses arsenaux. Bill Clinton n'a pas pris un vol pour venir faire l'accolade à Slobodan Milošević. Le massacre ne s'est pas perpétré sur l'air de ce refrain lancinant : « les nationalistes serbes ont le droit de se défendre ». Ce à quoi nous assistons aujourd'hui pourrait être le premier génocide capitaliste de l'ère moderne.
Je dois reconnaître avoir fait preuve d'une certaine naïveté : je ne m'attendais pas à un appétit aussi vorace pour le sang palestinien. Bien sûr, je n'ai pas été surpris par le comportement de l'occupation. La deuxième chose que nous nous sommes dite le matin du 7 octobre était : ils vont détruire Gaza. Ils vont tuer tout le monde. La première chose que nous nous sommes dite dans ces premières heures n'était pas tant des mots que des cris de jubilation. Ceux d'entre nous qui avons vécu de l'intérieur la question palestinienne et l'avons subie dans nos vies ne pouvions réagir autrement aux scènes de la résistance prenant d'assaut le checkpoint d'Erez, ce labyrinthe de tours en béton, d'enclos et de systèmes de surveillance, cette installation à un seul but hérissée de mitrailleuses, de scanners et de caméras – certainement le monument le plus monstrueux dédié à la domination d'un autre peuple dans lequel j'aie jamais pénétré – tout à coup celui-ci se retrouvait entre les mains de combattants palestiniens qui avaient maîtrisé les soldats de l'occupation et arraché leur drapeau. Comment ne pas crier de stupeur et de joie ? Il en va de même des scènes où les Palestiniens franchissent la clôture et le mur et affluent sur les terres dont ils ont été chassés ; il en va de même des reportages sur la résistance qui s'empare du poste de police de Sderot, la colonie ethniquement propre qu'ils ont construite sur le village de Najd, occupé depuis 1948.
Ce sont les premières réactions que j'ai partagées avec mes proches. Mais dans un deuxième temps, il y a eu une immense trépidation. Nous savions tous comment l'État d'Israël a coutume de se comporter et ce qu'il fallait en attendre. Ce que je n'avais pas prévu, personnellement, c'est l'ampleur que prendrait la participation de l'Occident aux massacres. Il est clair que j'aurais dû m'en douter. Mais, mettons de côté la naïveté, les événements du dernier semestre ont soulevé une fois de plus la question de la nature de cette alliance. Qu'est-ce qui lie si étroitement l'État d'Israël et le reste de l'Occident ? Qu'est-ce qui explique la volonté de pays comme les États-Unis et le Royaume-Uni de participer à ce génocide et pourquoi l'empire américain partage-t-il l'objectif d'Israël de détruire la Palestine ? L'une des explications, toujours aussi populaire pour certains pans de la gauche, est le pouvoir du lobby sioniste. J'y reviendrai.
*
L'un des éléments de la définition du génocide est la « destruction physique totale ou partielle » du groupe de personnes ciblé – et à Gaza, une catégorie centrale est précisément celle de la destruction physique. Dès les deux premiers mois, Gaza a été soumise à une destructiontotale et complète. Avant même la fin du mois de décembre, le Wall Street Journal a rendu compte du fait que la destruction de Gaza égalait ou dépassait celle de Dresde et d'autres villes allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale. L'une des voix les plus courageuses en dehors de la Palestine est celle de Francesca Albanese, rapporteur spécial des Nations unies sur les territoires qui ont été occupés en 1967. Elle commence son récent rapport par l'observation suivante : « Après cinq mois d'opérations militaires, Israël a détruit Gaza », avant de détailler la manière dont tous les fondements de la vie à Gaza ont été « complètement saccagés »[1]. L'image emblématique est celle d'une maison réduite en miettes et de survivants fouillant frénétiquement les décombres. S'ils ont de la chance, un garçon ou une fille couverts de poussière peuvent être extraits de la masse de débris. On estime aujourd'hui qu'il reste quelque 12 000 cadavres à extraire des maisons pulvérisées de Gaza.
Bien que cela n'ait jamais atteint l'ampleur que nous connaissons aujourd'hui, ce n'est pas exactement la première fois que les Palestiniens font l'expérience de ce genre de choses. Le scénario est inscrit dans le Plan Dalet de 1948, par lequel les forces sionistes ont été formées à l'art de « détruire les villages (en y mettant le feu, en les faisant exploser et en plantant des mines dans les décombres) »[2]. Pendant la Nakba, il était courant pour ces forces d'envahir un village pendant la nuit et de dynamiter systématiquement, l'une après l'autre, les maisons où se trouvaient encore des familles[3]. L'expérience palestinienne a ceci de particulier qu'il n'y a aucune fin en vue. L'acte initial consistant à détruire les maisons sur la tête de leurs habitants est répété encore et encore : à Al-Majdal en 1950, un lieu d'où les habitants ont été déportés à Gaza ; puis à Gaza en 2024 ; et entre les deux, un nombre innombrable de fois. Pour ne citer qu'un cas, prenons ce qui s'est passé à Beyrouth en 1982, comme le décrit Liyana Badr dans A Balcony over the Fakihani (Un balcon sur le Fakihani), avec des mots qui pourraient évoquer une litanie de précédents :
« J'ai vu des tas de béton, des pierres, des vêtements déchirés éparpillés, des éclats de verre, des petits bouts de coton, des fragments de métal, des immeubles détruits ou penchant follement. (...) Une poussière blanche étouffait le quartier, et à travers le gris de la fumée se profilaient les carcasses éventrées des immeubles et les débris des maisons rasées. (...) Tout y était sens dessus-dessous. Les voitures étaient à l'envers, des papiers tourbillonnaient dans le ciel. Le feu. Et la fumée. La fin du monde[4].
C'est une fin du monde qui ne finit jamais : de nouveaux décombressont constamment déversés sur les Palestiniens. La destruction est l'expérience constitutive de la vie palestinienne parce que l'essence du projet sioniste est la destruction de la Palestine.
Cette fois-ci, contrairement à 1948 ou 1950, la destruction de la Palestine a pour toile de fond un processus de destruction différent, mais connexe : celui du système climatique de cette planète. L'effondrement du climat est le processus de destruction physique des écosystèmes, de l'Arctique à l'Australie. Dans notre livre The Long Heat : Climate Politics When It's Too Late (La chaleur durable : les politiques du climat quand il est trop tard), à paraître chez Verso en 2025, mon collègue Wim Carton et moi-même parlons en détail de la rapidité avec laquelle ce processus se déroule actuellement. Pour ne prendre qu'un exemple, l'Amazonie est prise dans une spirale de dépérissement qui pourrait la transformer en une savane dépourvue d'arbres. La forêt amazonienne existe depuis 65 millions d'années. Aujourd'hui, en l'espace de quelques décennies seulement, le réchauffement climatique – associé à la déforestation, la forme originelle de la destruction écologique – pousse l'Amazonie vers le point de basculement au-delà duquel elle cessera d'exister. En effet, à l'heure où j'écris ces lignes, de nombreuses recherches récentes suggèrent que l'Amazonie est sur le point d'atteindre le point de non-retour[5]. Si l'Amazonie devait perdre sa couverture forestière – une idée vertigineuse, mais tout à fait envisageable dans un avenir proche – il s'agirait d'une Nakba d'un autre genre. Les victimes immédiates seraient, bien sûr, les populations indigènes, afrodescendantes et autres de l'Amazonie, quelque 40 millions de personnes au total, qui, dans le scénario le plus probable, verraient partir en fumée leur forêt dévastée par les incendies, et vivraient ainsi la fin d'un monde.
Parfois, ce processus revêt une ressemblance morphologique remarquable avec les événements de Gaza, avec une proximité même géographique. Dans la nuit du 11 septembre de l'année dernière, moins d'un mois avant le début du génocide, la tempête Daniel a frappé la Libye. Dans la ville orientale de Derna, sur les rives de la Méditerranée, à environ 1 000 km de Gaza, les gens ont été tués dans leur sommeil. Soudain, une force venue du ciel a détruit leurs maisons. Par la suite, des rapports ont décrit comment des meubles épars et des parties de corps ont émergé des bâtiments pulvérisés. Des cadavres jonchent encore les rues et l'eau potable se fait rare. La tempête a tué des familles entières ». Selon un habitant de la ville, il s'agit d'une « catastrophe comme nous n'en avons jamais vue ». Les habitants cherchent les corps de leurs proches en creusant avec leurs mains et de simples outils agricoles ». Des secouristes palestiniens se sont précipités sur les lieux ; selon l'un d'entre eux, « la dévastation dépasse tout ce que l'on peut imaginer. (...) Vous marchez dans la ville et vous ne voyez que de la boue, de la vase et des maisons démolies. L'odeur des cadavres est omniprésente. (...) Des familles entières ont été rayées des registres d'état civil. (...) On voit la mort partout ».
Au cours de sa visite de 24 heures, la tempête Daniel a déversé une quantité d'eau environ 70 fois supérieure à la moyenne du mois de septembre. Derna est située à l'embouchure d'une rivière, qui coule dans un oued vers la mer, normalement à l'intérieur de berges étroites, si tant est qu'elle coule. C'était un pays désertique. L'eau, les sédiments et les débris ont formé un bulldozer rugissant qui a dévasté la ville en la traversant au milieu de la nuit du 11 septembre – une force d'une telle vitesse et d'une telle violence qu'elle a emporté les structures et les rues vers la Méditerranée et transformé l'ancien centre-ville en une tourbière brunâtre et boueuse. En utilisant les méthodes raffinées d'analyse des causes des phénomènes météorologiques d'aujourd'hui, les chercheurs pourraient rapidement conclure que les inondations ont été rendues cinquante fois plus probables par le réchauffement climatique observé jusqu'à présent – selon une équation mathématique de causalité du désastre. Seul le réchauffement de la planète a pu provoquer cet événement. Au cours des mois d'été précédents, les eaux au large de l'Afrique du Nord avaient été plus chaudes de pas moins de cinq degrés et demi par rapport à la moyenne des deux décennies précédentes. Or, l'eau chaude contient de l'énergie thermique qui peut être aspirée dans une tempête comme du carburant dans un missile. Quelque 11 300 personnes ont été tuées en une seule nuit par la tempête Daniel en Libye – l'événement le plus intense de massacre de masse dû au changement climatique subi jusqu'à présent au cours de la décennie, voire du siècle.
Ces scènes préfiguraient de manière frappante celles qui allaient commencer à se dérouler à Gaza 26 jours plus tard, mais il existait également des liens directs entre ces deux endroits. Les équipes de secours de Gaza étant depuis longtemps habituées à faire face à ce type de destruction, elles se sont rapidement rendues à Derna pour offrir leur aide. Au moins une douzaine de Palestiniens qui avaient fui Gaza pour se réfugier à Derna ont été tués dans les inondations. Un Palestinien, Fayez Abu Amra, a déclaré à Reuters : « Deux catastrophes se sont superposées, celle du déplacement forcé et celle de la tempête en Libye » – le mot arabe pour catastrophe étant ici, bien sûr, Nakba. Selon Fayez Abu Amra, la première Nakba a été celle de 1948, qui a chassé sa famille et 800 000 autres Palestiniens de leur patrie ; sa famille s'est retrouvée dans la région de Deir al-Balah, puis des membres de celle-ci ont déménagé pour fuir les guerres d'agression israéliennes, dans la ville de Derna ; puis est survenue une deuxième Nakba. Fayez Abu Amra a perdu plusieurs membres de sa famille dans la tempête. Lui-même a survécu, car il avait choisi de rester à Deir al-Balah, où des tentes avaient été érigées pour les victimes et la foule des endeuillés. Puis vint, quelques semaines plus tard, le génocide. Dieu seul sait si Fayez Abu Amra est encore en vie.
Tout en reconnaissant les similitudes et l'enchevêtrement de ces processus de destruction, certaines différences significatives sautent aux yeux. Les forces qui ont bombardé Derna étaient d'une autre nature que celles qui ont bombardé Gaza. Dans le premier cas, le semeur anonyme de la mort depuis le ciel n'était pas une force aérienne, mais la saturation cumulative de l'atmosphère en dioxyde de carbone. Personne n'avait l'intention de détruire Derna, par contraste avec l'intention expresse de l'État d'Israël de détruire Gaza : aucun porte-parole del'armée n'a annoncéqu'il fallait se concentrer sur les « dommages maximums », aucun député du Likoud n'a hurlé « Abattez les bâtiments ! Bombardez sans distinction ! » Lorsque des compagnies procèdent à l'extraction de combustibles destinés à être brûlés, elles n'ont pas l'intention de tuer qui que ce soit en particulier. Elles savent cependant avec certitude que ces produits tueront des gens – que ce soit en Libye, au Congo, au Bangladesh ou au Pérou – cela leur est égal.
Il ne s'agit pas d'un génocide. Dans notre livre, Overshoot : How the World Surrendered to Climate Breakdown, qui sera publié par Verso en octobre de cette année, Wim et moi jouons avec le terme de paupéricide pour décrire ce qui se passe ici : l'expansion implacable de l'infrastructure des combustibles fossiles au-delà de toutes limites d'une planète vivable. L'objectif initial de l'acte en soi n'est pas de tuer qui que ce soit. L'objectif de l'extraction du charbon, du pétrole ou du gaz est de gagner de l'argent. Cependant, une fois qu'il est pleinement établi que cette forme d'argent est en réalité mortelle pour une multitude de nos semblables, l'absence d'intention commence à crouler. Corollaire des connaissances fondamentales de la science du climat, ce savoir est désormais quasi-universellement partagé : les combustibles fossiles tuent les êtres humains, au hasard, aveuglément, sans discernement, avec une forte représentativité des pauvres du Sud ; et font de plus en plus de victimes à mesure que la sale besogne se poursuit sans frein. Lorsque l'atmosphère est sursaturée en CO2, la létalité de toute quantité supplémentaire de CO2 est élevée et tend irrémédiablement à la hausse. Les pertes massives sont alors un résultat idéologiquement et mentalement compilé et accepté de facto de l'accumulation du capital. « Si vous faites quelque chose qui a des répercussions destructrices pour quelqu'un d'autre et que vous savez qu'il en est ainsi, c'est sciemment que vous le faites », a déclaré le procureur Steve Schleicher dans son réquisitoire final contre Derek Chauvin, condamné plus tard pour le meurtre de George Floyd ; mutatis mutandis, il en va de même ici. En effet, la violence de la production de combustibles fossiles devient plus meurtrière et plus délibérée à chaque année qui passe. Comparons cela au bombardement du camp de Jabaliya le 25 octobre, qui a tué au moins 126 civils, dont 69 enfants. L'objectif déclaré de cet acte était de tuer un seul commandant du Hamas. L'occupation avait-elle l'intention de tuer également les 126 civils ou était-elle simplement indifférente à ce type de dommages collatéraux massifs ? Intentionnalité et indifférence se confondent ici. Il en va de même pour la question du climat, toujours qualitativement différente de ce qui se passe en Palestine, mais la différence est peut-être en train de s'estomper.
Existe-t-il des points spécifiques d'articulation entre la destruction de la Palestine et la destruction de la Terre ? J'entends par là des moments où un processus rejaillit sur l'autre, dans une causalité réciproque, une dialectique de la détermination. Ma réponse est que oui, en effet, de telles intersections se sont succédé les unes aux autres dans une séquence temporelle assez serrée depuis près de deux siècles. Parce que je suis un passionné d'histoire, je vais remonter au moment où cela a commencé : 1840. Les événements de cette année-là sont pour moi une obsession permanente. Je les ai évoqués ici et là, mais je n'en ai pas encore fait un récit cohérent. Je me suis mis à approfondir la question il y a onze ans, vers la fin de mon doctorat, lorsque j'ai écrit Fossil Capital et ai réalisé que le sujet nécessitait une analyse à part entière, une suite à venir intitulée Fossil Empire. Ces dernières semaines, j'ai fait encore un retour dans le temps vers ce moment historique, en vue de développer une étude sur la longue durée* de l'empire fossile en Palestine.
*
L'an 1840 est une année charnière dans l'histoire, tant pour le Moyen-Orient que pour le système climatique. C'est à cette date que l'Empire britannique a pour la première fois déployé des bâtiments à vapeur dans une guerre importante. L'énergie-vapeur est la technologie par laquelle la dépendance aux combustibles fossiles est apparue : les machines à vapeur fonctionnaient au charbon, et c'est leur diffusion dans les secteurs industriels britanniques qui a fait de ce pays la première économie fossile. Mais la machine à vapeur n'aurait jamais laissé d'empreinte sur le climat si elle était restée à l'intérieur des îles britanniques. Ce n'est qu'en l'exportant dans le reste du monde et en entraînant l'humanité dans la spirale de la combustion à grande échelle des combustibles fossiles que la Grande-Bretagne a changé le destin de cette planète : la mondialisation de la vapeur était une mise à feu nécessaire. La clé de cette mise à feu, à son tour, était le déploiement des navires à vapeur dans la guerre. C'est par la projection de la violence que la Grande-Bretagne a intégré d'autres pays dans l'étrange type d'économie qu'elle avait créé – en transformant le capital fossile, pourrions-nous dire, en empire fossile.
À cette époque, la Grande-Bretagne était le plus grand empire que le monde aie jamais connu, bâti sur la suprématie navale, fondée jusqu'alors sur la force motrice traditionnelle du vent. Mais dans les années 1820, la Royal Navy a commencé à envisager la propulsion à vapeur, c'est-à-dire brûler du charbon pour avancer, au lieu de naviguer avec le vent (le vent étant une source « renouvelable », comme nous l'appellerions aujourd'hui, inépuisable, bon marché, voire gratuite, mais avec des limites bien connues). Les capitaines ne pouvaient pas tenir pour acquis que le vent soufflerait comme ils le souhaitaient. Les navires pouvaient manquer de propulsion par manque de vent dans une offensive ou se voir éloignés de leurs cibles par des rafales ou une houle dans la mauvaise direction, ou encore être ralentis dans leur progression. Les coups de vent peuvent donner à l'ennemi l'occasion de s'éclipser, de se regrouper et de riposter. Dans une campagne maritime, lorsque la mobilisation de l'énergie est la plus urgente, le vent est une force peu fiable. La vapeur obéit à toute une autre logique, tirant sa force d'une source d'énergie sans rapport aucun avec les conditions météorologiques, les vents, les courants, les vagues, les marées : le charbon, qui provient du sous-sol, est un héritage de la photosynthèse vieux de centaines de millions d'années, et une fois remonté à la surface, il peut être brûlé à l'endroit et au moment voulus par son propriétaire. La force de frappe d'un navire à vapeur peut être mobilisée à volonté. Une flotte de bâtiments mus par la combustion de charbon peut être organisée selon les souhaits des capitaines – canons pointés, troupes débarquées, ennemis pourchassés, quel que soit l'état du vent. L'amiral Charles Napier, le plus ardent défenseur de la vapeur au sein de la Royal Navy, a particulièrement insisté sur ces libertés, qu'il a résumées de manière lapidaire : « les navires à vapeur font que le vent est toujours favorable » ; ou encore, « la vapeur a conquis si complètement les éléments qu'il me semble que nous sommes maintenant en possession de tout ce qui était nécessaire pour rendre la guerre maritime parfaite »[6]. La conquête des éléments était, en définitive, fonction du profil spatio-temporel des combustibles fossiles : en raison de leur détachement de l'espace et du temps à la surface de la Terre, ils promettaient de libérer l'empire des éléments que devaient harnacher les navires pour naviguer depuis des temps immémoriaux.
La première fois que Napier a pu concrétiser ce potentiel de perfection, c'était en 1840, ici même, sur les rives du Liban et de la Palestine. Cette année-là, la Grande-Bretagne est entrée en guerre contre Méhémet Ali. Ali était le pacha d'Égypte, officiellement au service de l'Empire ottoman, mais en fait souverain de son propre royaume, qui était désormais en état de guerre avec le sultan. Les forces d'Ali avaient quitté l'Égypte pour conquérir le Hedjaz et le Levant et former un proto-empire arabe, en conflit avec la Sublime Porte (NDT : siège du gouvernement du sultan de l'Empire ottoman) et Londres. L'ascension d'Ali menaçait de faire tomber l'Empire ottoman, dont la stabilité et l'intégrité étaient considérées par la Grande-Bretagne, à cette époque, comme un atout stratégique face à la Russie. Si l'Empire ottoman venait à se désintégrer, la Russie pourrait s'étendre au sud et à l'est vers la colonie de la Couronne indienne, et la Grande-Bretagne voulait donc soutenir cet empire. C'est la rivalité inter-impérialiste, pourrions-nous dire, qui a incité la Grande-Bretagne à intervenir contre Ali. Mais la dynamique du développement capitaliste à l'intérieur même de la Grande-Bretagne a par ailleurs joué un rôle non moins important. L'industrie du coton en était le fer de lance, mais dans les années 1830, elle avait pris une telle avance sur tous les autres secteurs qu'elle souffrait d'une crise de surproduction : des montagnes trop importantes de fils et de tissus de coton sortaient des usines. Les sources de demande étaient insuffisantes pour les absorber toutes. La Grande-Bretagne cherchait donc désespérément des marchés d'exportation. Heureusement, en 1838, l'Empire ottoman accepta un accord de libre-échange fabuleusement avantageux, connu sous le nom de traité de Balta Liman. Cet accord ouvrait les territoires contrôlés par le sultan à des exportations britanniques pratiquement illimitées. Le problème, cependant, est que de plus en plus de ces territoires passaient sous le contrôle de Méhémet Ali, qui poursuivait une politique économique opposée : la substitution des importations. Il a construit ses propres usines de coton en Égypte. À la fin des années 1830, elles étaient devenues la plus grande industrie de ce type en dehors de l'Europe et des États-Unis. Ali n'a pas voulu du libre-échange britannique : il a mis en place des tarifs douaniers, des monopoles et d'autres barrières protectrices autour de son industrie du coton et l'a promue si efficacement qu'elle a pu faire des incursions sur des marchés jusqu'alors dominés par la Grande-Bretagne, jusqu'en Inde même.
La Grande-Bretagne détestait cela. Et personne ne haïssait cela avec plus de ferveur que Lord Palmerston, ministre des affaires étrangères et principal architecte de l'Empire britannique au milieu du 19e siècle : « La meilleure chose que Méhémet puisse faire, c'est de détruire toutes ses manufactures et de jeter ses machines dans le Nil »[7], a-t-il éructé. Lui et le reste du gouvernement britannique considéraient comme un casus belli le refus d'Ali d'accepter le traité de Balta Liman. Il fallait que le libre-échange soit imposé à Ali et s'applique à toutes les terres arabes sous sa férule. Dans le cas contraire, l'industrie cotonnière britannique resterait étouffée, sans les débouchés dont elle avait besoin pour continuer à se développer, et risquerait d'être encore plus étouffée par cet arriviste égyptien. Lord Palmerston n'a pas cherché à dissimuler ses principes de politique étrangère. Il était du devoir du gouvernement d'ouvrir de nouvelles voies pour le commerce du pays ; son « grand objectif dans tous les coins du monde » était d'ouvrir des terres au commerce, ce qui l'a incité à entrer en collision frontale avec Ali[8]. Il était obsédé par la « question orientale ». « Pour ma part, je déteste Méhémet Ali, que je considère comme un barbare arrogant », a écrit Palmerston en 1839 : « J'estime que la civilisation égyptienne dont il se fait le héraut est une lubie des plus éculées » (the arrantest humbug, en anglais)[9]. Londres devient de plus en plus belliqueuse de mois en mois. Le consul général d'Alexandrie avertit alors le pacha : « Sachez que l'Angleterre a le pouvoir de vous pulvériser »[10].Lord Ponsonby, l'ambassadeur à Istanbul, avait un message pour la maison-mère : « Nous devons frapper tout de suite vite et bien, et tout l'échafaudage chancelant de ce qu'on appelle ridiculement la nationalité arabe se désagrègera »[11]. Tandis que ces mots résonnaient dans les couloirs de Whitehall (NDT : siège traditionnel du gouvernement du Royaume-Uni), Lord Palmerston ordonna à la Royal Navy de rassembler ses meilleurs navires à vapeur. À la fin de l'été 1840, une escadre à la fine pointe du progrès placée sous le commandement de Sir Charles Napier se dirigea vers la ville de Beyrouth.
*
Le navire préféré de Napier s'appelait le Gorgon. Propulsé par un moteur à vapeur de 350 chevaux, pouvant transporter 380 tonnes de charbon, 1 600 soldats et six canons, c'était le « premier véritable navire à vapeur de combat », marquant le début d'« une nouvelle ère »[12]. Napier prit le Gorgon et écuma la zone autour de Beyrouth, remontant et descendant la côte à sa guise aux fins de reconnaissance, au mépris des conditions météorologiques – mais il adressa une demande pressante à ses collègues officiers : « Vous devez à tout prix m'envoyer des navires remplis de charbon ici, car les navires à vapeur sans charbon sont inutiles »[13]. Le 9 septembre, le bombardement de Beyrouth commença. Le Gorgon et trois autres navires à vapeur prirent la tête des opérations, appuyés par 15 voiliers. Avec leurs cheminées crachant de la fumée, les navires à vapeur se distinguèrent par leur capacité à écumer la baie de Beyrouth et à harceler les défenseurs égyptiens, dirigés par Ibrahim Pacha, le fils d'Ali. D'autres cibles semblaient avoir été touchées. Après une journée de bombardements particulièrement violents, le 11 septembre, le général local envoya une lettre d'accusation à la flotte britannique :
Pour avoir tué cinq de mes soldats, vous avez acculé des familles à la ruine et à la désolation ; vous avez tué des femmes, un tendre enfant et sa mère, un vieillard, deux malheureux paysans, et sans doute beaucoup d'autres gens dont les noms ne me sont pas encore parvenus (...). Votre feu, dis-je, est devenu plus vigoureux et plus destructeur pour les malheureux paysans que pour mes soldats. Vous paraissez décidés à vous rendre maîtres de la ville[14].
Certaines sources de l'intérieur de Beyrouth ont affirmé qu'environ 1 000 personnes furent tuées lors du bombardement, jonchant les rues de la ville de leurs cadavres. L'équipage d'un croiseur américain a rapporté que « tous les édifices, privés comme publics, étaient en ruines, la flotte anglaise tirait sur les quelques bâtiments restants et était déterminée à ne pas laisser une pierre sur l'autre, et la ville présentait un tableau de dévastation et de destruction »[15].
Après ce fait de guerre, les navires à vapeur poursuivirent les troupes d'Ibrahim Pacha le long de la côte. De Lattaquié au nord à Haïfa au sud, en passant par Trablus et Sur, les positions des défenseurs tombèrent comme des dominos, ces derniers se repliant sous un feu nourri et imprévisible. La vapeur nous a donné une grande supériorité, et nous allons maintenir le mouvement », exulta Napier : Ibrahim part de loin s'il veut avoir le dessus sur la flotte à vapeur »[16]. Lord Palmerston, satisfait, suivait les nouvelles de la ligne de front, expédiées à Londres avec la diligence de la vapeur, et écrivit en retour : « Plus on accumule de forces en Syrie, mieux c'est ».[17]. Il ordonna ensuite de prendre d'assaut la ville palestinienne d'Akka. Tout le monde savait que c'était là qu'allait se dérouler la bataille décisive. Akka avait, c'est resté dans les annales, résisté pendant une demi-année à Napoléon en 1799, puis en fit autant pendant une demi-année en 1831, lorsqu'Ibrahim Pacha avait assiégé la ville. Depuis lors, les Égyptiens ont réparé les murs de l'ancienne capitale des croisés, armé ses remparts de canons lourds et l'ont garnie de milliers de soldats, renforçant ainsi la position d'Akka en tant que forteresse de loin la plus solide de la côte levantine. Centre de dépôt majeur, elle était remplie à ras bord d'armes et de munitions, dont la plupart étaient stockées dans un entrepôt central. Cette ville était par ailleurs un bourg prospère dont la population civile se tenait loin des affaires militaires.
Le 1er novembre 1840, le Gorgon et les trois autres navires à vapeur firent leur approche sur Akka. Ils étaient seuls, les voiliers ayant été retardés par des vents faibles. Napier somma les Égyptiens de se rendre. Devant leur refus, les bombardements commencèrent. Un rapport décrit la suite des événements :
La supériorité apportée par les navires à vapeur en temps de guerre fut ainsi démontrée : en entrant dans la baie, la division à vapeur des Alliés commença immédiatement à lancer des obus et autres projectiles sur la ville, ce qui a dû être un coup dur pour la garnison, car, bien qu'elle ait riposté par un feu très vif, les navires à vapeur changeant constamment de position, ce feu était inoffensif[18].
Dans la soirée du 2 novembre, le reste de la flotte, propulsée par le vent, fit son apparition. Un plan de bataille approprié fut élaboré. La mobilité inhérente au nouveau mode de propulsion fut exploitée au maximum de son potentiel, les navires à vapeur constituant l'échine du dispositif d'assaut :
Dans l'après-midi du 3 novembre, les bâtiments à vapeur reprirent le pilonnage d'Akka et les autres navires joignirent leurs forces à ce que Napier a décrit comme « une puissance de feu formidable »[19]. Les défenseurs ripostèrent avec leurs propres tirs. Au bout de deux heures et demie, une détonation assourdissante secoua le champ de bataille. De l'intérieur d'Akka, « une masse de feu et de fumée s'éleva soudain dans le ciel, comme un volcan en éruption, immédiatement après quoi une pluie de matériaux de toutes sortes emportés par la force de la déflagration se mirent à dégringoler partout. La fumée resta suspendue quelques instants comme un immense dôme noir, obscurcissant tout », peut-on lire dans l'un des nombreux récits de l'événement, et plus loin :
« L'effroyable fracas fut entendu bien au-dessus du tumulte de l'assaut et fut immédiatement suivi d'une pause des plus terribles. Les tirs des deux côtés furent soudainement suspendus et, pendant quelques minutes, rien ne vint rompre l'effrayant silence, si ce n'est les échos des montagnes qui répétaient le son comme le grondement d'un tonnerre lointain, et l'écroulement occasionnel de quelque bâtiment chancelant »[20].
Le bombardement et la prise de St Jean d'Acre. John Frederick Warre, 1841.
La grande réserve de poudre d'Akka avait été touchée par un obus. Le Gorgon fut acclamé comme la vedette de l'opération. Un capitaine britannique affirma avec assurance que « l'entrepôt de poudre avait explosé à cause d'un obus bien dirigé parti de la frégate à vapeur Gorgon »[21]. On ne peut exclure qu'il se soit agi d'un tir accidentel, mais les Britanniques avaient une bonne idée de la position de l'entrepôt. Transmettant des renseignements récoltés de fraîche date, Lord Minto, le plus haut commandant de la Royal Navy, avait informé le commandement sur la terre ferme qu'il y avait « beaucoup de poudre entreposée de manière très peu sûre à Acre » et pointa ce lieu d'entreposage comme une cible appropriée dans une lettre signée le 7 octobre[22].
Quel que soit le degré exact d'intentionnalité, les résultats de la frappe du premier véritable navire à vapeur de combat ne font aucun doute. La ville palestinienne d'Akka fut transformée en un amas de décombres. Deux régiments entiers, selon un rapport à Lord Palmerston, « ont été anéantis et toute créature vivante dans un périmètre de 60 000 mètres carrés a cessé d'exister ; les pertes en vies humaines ont été évaluées à entre 1 200 et 2 000 personnes »[23]. À la tombée de la nuit, le 3 novembre, les quelques soldats arabes survivants ont évacué leurs dernières positions à Akka. Lorsque les troupes britanniques entrèrent dans la ville le lendemain, elles furent confrontées à une dévastation totale. Voici une description :
Des cadavres d'hommes, de femmes et d'enfants, noircis par l'explosion de l'entrepôt et mutilés de la manière la plus horrible par les coups de canon, gisaient un peu partout, à demi enterrés parmi les ruines des maisons et des fortifications : les femmes cherchaient les corps de leurs maris, les enfants ceux de leurs pères[24].
Dans une lettre adressée à sa femme, Charles Napier lui-même exprima son malaise, manifestant peut-être un accès de culpabilité. Je suis allé sur le rivage d'Acre pour voir les dégâts que nous avons causés, et j'ai été témoin d'un spectacle qui ne pourra jamais être effacé de ma mémoire, et qui me fait même presque frémir à l'heure actuelle lorsque j'y pense ». Il voit des centaines de morts et de mourants gisant au milieu des ruines ; « la plage sur un demi-mille de chaque côté était jonchée de corps ; au bout de quelques jours, les cadavres « infectaient l'air d'un effluve véritablement horrible »[25]. Même dans son compte rendu officiel de la guerre en Syrie, Napier admet que « rien ne pouvait être plus choquant que de voir les misérables, malades et blessés, dans toutes les parties de cette ville de dévotion, qui a été presque entièrement pulvérisée »[26]. Les Britanniques semblent décontenancés par l'ampleur de la destruction qu'ils ont causée. Dans une lettre adressée à Lord Minto, un autre amiral écrit : « Je ne saurais décrire à votre Seigneurie la destruction totale des ouvrages et de la ville par le feu de nos navires »[27]. Un aspirant de l'un des plus petits bâtiments à vapeur parle de mains, de bras et d'orteils émergeant des décombres[28].
Cet événement, dont on se souvient à peine aujourd'hui, a suscité une énorme fascination dans la Grande-Bretagne du début de l'ère victorienne. La forteresse qui a résisté pendant un semestre à Napoléon s'est effondrée en moins de trois jours sous le feu des navires à vapeur – ou, selon la version la plus répandue, en moins de trois heures de bombardements concentrés sur le 3 novembre. Ce fut une manifestation sublime, impressionnante et miraculeuse de la puissance de l'Angleterre en général et de la vapeur en particulier, illustrée dans une série de tableaux – en voici un autre, où un navire à vapeur – peut-être le Gorgon – se dirige droit sur Akka, sa colonne de fumée rejoignant celle de la formidable éruption de l'entrepôt derrière les murs et les minarets : le charbon en feu, la ville en feu.
Le bombardement de St Jean d'Acre. H. Winkles, 1840.
Dans cette lithographie, censée décrire la scène du point de vue des défenseurs arabes, la fumée d'un navire à vapeur s'élève également au centre, tandis qu'à gauche, toute la ville est soufflée, projetée vers le ciel :
Le bombardement de Saint-Jean d'Acre. Les frères Schranz, 1841.
L'explosion est au centre de l'action, mais l'offensive était plus large. Les navires à vapeur ont utilisé leur capacité à manœuvrer librement dans les eaux proches des murs d'Akka, positionnés à aussi peu que 40 mètres de distance lorsqu'ils tiraient leurs projectiles, puis repartaient lorsque nécessaire. Le bombardement gagnait en précision et devenait d'autant plus dévastateur, et il se poursuivit pendant près de trois jours avant l'explosion. Les Britanniques ont-ils utilisé cette puissance écrasante pour cibler les forces d'Ibrahim Pacha avec un maximum de précision ? Dans la reconstitution récente la plus détaillée de l'attaque, quatre chercheurs israéliens écrivent : Le bombardement visait plutôt la ville elle-même. (...) En fait, l'objectif du bombardement était de contraindre la garnison à se rendre, non pas à cause des pertes dans ses rangs, mais en raison du massacre et des vicissitudes infligées aux non-combattants »[29]. Ce genre de réflexion stratégique peut avoir quelque chose de familier. Un autre amiral a décrit le modus operandi : « Chaque coup de feu qui franchissait les murs fracassait le haut des maisons, projetant des murs et des pierres sur la tête des gens en contrebas (...) ; il n'y avait de refuge nulle part »[30]
Quelles que soient les réticences que les hommes débarqués ont pu ou non éprouver, à Whitehall, la joie étant sans limite. Lord Palmerston félicita la Royal Navy d'avoir capturé Akka et d'avoir assuré « l'application des traités commerciaux »[31]. La voie du libre-échange au Moyen-Orient a été ouverte. C'est la grande réussite des navires à vapeur, loués à gauche et à droite pour leur efficacité : « ils changeaient continuellement de position pendant les offensives et lançaient des obus et autres projectiles à chaque fois qu'ils voyaient des objectifs où un maximum de dégâts pouvaient être infligés », observe-t-on dans un rapport, en notant aussi qu'« il est plutôt remarquable qu'aucun des quatre navires à vapeur n'ait eu un seul homme tué ou blessé »[32]. Les hommes ont certes traversé les manœuvres sans la moindre égratignure, mais une autre ressource s'est presque épuisée : le carburant. Après la bataille, aucun des quatre navires à vapeur n'avait plus d'une journée de carburant à bord. Pratiquement tout le charbon stocké a été brûlé lors de la pulvérisation d'Akka.
La chute de la ville détermina en un seul coup de massue l'issue de la guerre. Les forces d'Ibrahim Pacha s'effondrèrent et battirent en retraite de façon désordonnée à travers les plaines côtières de Palestine. Les navires à vapeur continuèrent de les harceler, accostant à Jaffa et louvoyant au large de Gaza. Sur terre, des troupes d'infanterie pénétrèrent dans Gaza en janvier 1841, pour procéder à la « destruction des réserves de l'ennemi » – ce fut la première fois que des forces dirigées par les Britanniques occupèrent ce coin de la Palestine, même si ce ne fut que pour un bref moment[33]. Les Royal Engineers (ingénieurs royaux) produisirent rapidement une carte de Gaza, plus précisément de la ville de Gaza ; voici ce à quoi elle ressemblait en 1841 : vous pouvez voir Shuja'iyya à droite. Il ne reste plus grand-chose de ce tissu urbain aujourd'hui.

Royal Engineers : carte de Gaza, 1841 (publiée en 1843).
Alors que les Britanniques tenaient Gaza, cartographiaient les lieux et détruisaient les réserves de nourriture – probablement dans le seul but de priver l'armée égyptienne de ses provisions – des colonnes éparses de soldats démoralisés, assoiffés et affamés traversaient le désert pour regagner l'Égypte, représentant moins d'un quart de l'armée qu'Ibrahim avait commandée au début de la guerre. Avant leur arrivée, Napier se dirigea vers le port d'Alexandrie, où il menaça de soumettre cette ville au même traitement qu'Akka, à moins que Méhémet Ali n'accepte toutes les exigences britanniques. Ali demanda de conserver au moins la province de Palestine, mais Napier lui a lancé une nouvelle mise en garde, l'avertissant qu'il « réduirait Alexandrie en cendres »[34]. La Palestine n'était donc plus à l'ordre du jour. De la même manière, Napier fit pression pour une mise en œuvre immédiate du traité de Balta Liman en Égypte. Ali céda également sur ce point.
C'est ainsi que la Grande-Bretagne détruisit le proto-empire arabe grâce à la vapeur. De Beyrouth à Alexandrie, ce furent les navires à vapeur de la Royal Navy qui formèrent l'avant-garde de la victoire, plus adroits que leurs partenaires éoliens dans toutes les manœuvres pour lesquelles la mobilité spatiale était un atout. Dans un article sur les « Iron War Steamers » (les bâtiments à vapeur d'airain), le Manchester Guardian cite une lettre anonyme d'un sujet britannique à Alexandrie :
Tant de choses ont été faites récemment au Levant grâce à la vapeur que tout le monde est maintenant conscient de ses capacités en tant qu'élément de guerre comme de paix et est prêt à se demander quel sera le prochain résultat qu'elle permettra d'obtenir. Ibrahim Pacha ne put expliquer la perte de la côte syrienne en une semaine qu'en avouant que « les navires à vapeur ont transporté l'ennemi ici, là et partout, si soudainement qu'il aurait fallu des ailes pour les suivre ! Autant penser qu'on se battait avec un génie ![35]
Cette puissance provenait de combustibles fossiles : la vapeur permettait aux amiraux et aux capitaines de brancher leurs navires sur un courant du passé, une source d'énergie extérieure à l'espace et au temps de la bataille, dont les navires pouvaient donc diriger la puissance comme s'ils avaient leurs propres ailes. La supériorité militaire de la Grande-Bretagne a été radicalement renforcée par sa capacité à mobiliser la matière comme une force pour écraser l'ennemi. Ou, comme le remarque l'Observer à propos de la Palestine : « La vapeur, même aujourd'hui, concrétise quasiment l'idée de l'omnipotence militaire et de l'omniprésence militaire ; elle est partout, et on ne peut lui résister »[36]. La Grande-Bretagne se trouvait prête à projeter la puissance des combustibles fossiles à travers le monde, après avoir fait la preuve de son efficacité en Palestine.
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Le pays dont le destin a été le plus immédiatement scellé par ces événements est l'Égypte. L'industrie cotonnière de Méhémet Ali s'effondra pratiquement du jour au lendemain. Lorsque le libre-échange a été étendu à son royaume en perte de vitesse, les usines du Nil n'ont pu résister aux exportations britanniques, et la raison en est assez simple : L'Égypte ne disposait pas de moteurs modernes. Elle ne disposait pas de la force hydraulique, car le Nil est un fleuve aux méandres lents et à la pente presque imperceptible, dépourvu de rapides et de chutes. Elle ne disposait pas non plus de la force motrice de la vapeur. Au lieu de cela, la production égyptienne reposait essentiellement sur l'énergie animale – des bœufs ou des mules, voire des muscles humains actionnant des machines. Mais ces sources d'énergie étaient bien insuffisantes par rapport aux machines à vapeur. Elles étaient faibles, inégales, désordonnées. Pourquoi alors Méhémet Ali n'a-t-il pas adopté la vapeur ? Il n'y avait rien qu'il ne désirait plus. Très au fait des tendances de l'industrie capitaliste, il développa, à partir des années 1820, une préoccupation pour la vapeur et le charbon confinant à la fixation. Il savait qu'il ne pourrait tenir tête à l'Angleterre qu'en la copiant, dans les fonderies et les usines comme sur les mers, dans la compétition économique comme dans la guerre. Les Anglais ont fait beaucoup de grandes découvertes, mais la meilleure de leurs découvertes est celle de la navigation à vapeur », dira-t-il à l'émissaire de Lord Palmerston[37].
Mais la vapeur nécessite un substrat. Ali n'en possédait aucune réserve. Il était parfaitement conscient de ce problème, à tel point qu'il envoya des expéditions en Haute-Égypte, au Soudan et au-delà pour tenter de localiser des filons de charbon. Mon doctorant Amr Ahmed a récemment soutenu sa thèse intitulée Egypt Ignited : How Steam Power Arrived on the Nile and Integrated Egypt into Industrial Capitalism (1820s-76) [L'Égypte allumée : comment la puissance de la vapeur arriva sur le Nil et fit accéder l'Égypte au capitalisme industriel (des années 1920 à 1976)]. Il y montre que la quête de charbon a été le moteur de l'expansion impériale de Méhémet Ali. L'une des raisons qui l'ont poussé à conquérir la Syrie était la découverte de charbon dans le Mont-Liban. En effet, le charbon pouvait être extrait des collines sous les Druzes et les Maronites : en 1837, les Égyptiens ont réussi à extraire un volume équivalent à 2,5 % de la production britannique totale. Apparemment, ce charbon libanais était de qualité inférieure, cher, et manifestement insuffisant pour permettre le passage à la vapeur dans les usines du Caire, avant que celles-ci ne soient abattues par les Britanniques. L'industrie charbonnière naissante du Mont-Liban a également causé des problèmes à Ali. La population était forcée de travailler dans les mines et abhorrait ce travail, au point de se soulever contre les forces d'Ibrahim Pacha en 1840, soulèvement que les Britanniques ont exploité à leurs propres fins politiques. La révolte contre les rêves de charbon d'Ali a contribué à sa chute. Son projet était de créer un empire fossile sur les terres des Arabes. Comme tous les bâtisseurs d'empire, il fut un tyran impitoyable (en 1834, les habitants de Naplouse se révoltèrent contre lui). En fin de compte, le projet a échoué, en grande partie parce qu'Ali n'a pas réussi à établir de véritables réserves de charbon comme fondement de l'empire. On ne peut que spéculer sur ce qui se serait passé si les réserves de charbon turques, dont nous savons aujourd'hui qu'elles sont très importantes, étaient tombées entre ses mains. Peu après la guerre de 1840, Méhémet Ali, en perte de vitesse, s'exclama à l'attention d'un visiteur britannique : « Du charbon ! Du charbon ! Du charbon ! C'est la seule chose dont j'aie besoin »[38].
Dans les années 1830, l'Égypte se trouvait à la frontière entre le centre et la périphérie. Elle s'est lancée dans une industrialisation précoce, devenant pour un temps la première « économie émergente », comme on l'appellerait aujourd'hui, en dehors de l'Europe et des États-Unis. Mais à cette époque, l'accès à la force motrice de la vapeur et au charbon qui l'alimentait a été déterminante pour le sort de cette nation : sans programme opérant, et avec un coup de pied brutal venu d'en haut, l'Égypte a dégringolé les marches de l'escalier. Les usines de coton sur le Nil ne tardèrent pas à tomber en ruines. L'Égypte est devenue un marché important pour les exportations britanniques et une source encore plus importante d'approvisionnement en coton brut : un pays relégué en périphérie. Après 1840, ce pays a connu la désindustrialisation la plus extrême du 19e siècle. Vers 1900, entre 93 et 100 % de ses exportations venaient d'une seule culture – un degré de spécialisation inhabituel. En raison de la position de l'Égypte dans le monde arabe, ce sous-développement a également placé la région dans son ensemble sous la subordination des pays capitalistes avancés de l'Occident : solidifié par les événements de 1840 uniquement, ce rapport de force a eu des résultats très durables. Dans Egypt Ignited (voir ci-dessus), Amr poursuit cette histoire avec une précision étonnante et démontre comment l'Égypte a été englobée dans l'économie fossile qui tournait autour de la Grande-Bretagne – son économie a fini par être imprégnée de charbon et de vapeur, mais il s'agissait de charbon et de vapeur importés de Grande-Bretagne, utilisés pour la production et le transport de matières premières. J'espère que son livre sera bientôt publié afin que vous puissiez lire l'intégralité de son récit.
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Le deuxième pays dont

États-Unis : vers une grève inédite dans un Apple Store

Une décision historique. Pour la première fois, les salariés d'un magasin Apple ont voté en faveur d'une grève contre le géant californien, ennemi revendiqué des syndicats.
Tiré de http://www.humanite.fr/social-et-ec...>" class="spip_out" rel="external">l'Humanité
Par Pierric Marissal, L'Humanité, France. Mis à jour le 12 mai 2024 à 17h10
Quatre-vingt-dix-huit pour cent des employés d'un magasin nord-américain Apple ont voté, samedi, en faveur de la grève, une première pour l'entreprise aux États-Unis. Cette boutique, basée à Towson dans le Maryland, avait déjà réalisé une première historique en juin 2022 en votant pour s'affilier à un syndicat.
« Ce vote montre les frustrations des salariés concernant les problèmes non résolus sur le lieu de travail. La date d'un éventuel arrêt de travail sera déterminée par IAM Core » (*1*), a déclaré cette organisation syndicale qui représente principalement des techniciens.
Voilà un an que les négociations pour un nouveau contrat professionnel échouent. Les questions qui fâchent portent sur « l'équilibre entre vie professionnelle et vie privée, les horaires imprévisibles qui perturbent la vie personnelle et les salaires qui ne reflètent pas le coût de la vie dans la région », d'après IAM. Aux États-Unis, l'agence en charge du droit au travail a reçu de nombreuses plaintes contre Apple, accusé de tenter de décourager son personnel de se syndiquer.
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Pour la défense du droit à l’IVG dans l’UE

Quelques mois après la victoire historique que représente la constitutionnalisation de l'IVG en France, la bataille pour garantir le droit et l'accès à l'avortement s'étend à toute l'Europe. Car partout où monte l'extrême-droite, les droits reproductifs et sexuels sont en danger.
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/18/pour-la-defense-du-droit-a-livg-dans-lue-%e2%9c%8a/
Le 5 mars dernier, certaines des plus grandes organisations féministes européennes ont lancé un mouvement avec l'objectif affiché de demander à l'Union européenne d'organiser un accès libre et gratuit à l'avortement partout en Europe.
Cette Initiative citoyenne européenne (ICE) permettra un accès à l'IVG à toutes les personnes en Europe. Car si la majorité des pays européens l'ont certes dépénalisée, beaucoup l'ont restreint afin d'en rendre l'accès impossible.
Voici un état des lieux du droit et de l'accès à l'IVG en Europe :
* En Autriche, le coût est intégralement porté par la personne voulant avorter. Il se situe entre 300 et 1 000 euros et est soumis à une TVA de 20% ;
* À Malte, autorisée seulement si la vie de la personne qui porte l'enfant est en danger et que le fœtus n'est pas viable ;
* En Italie, autorisée dans un délai de 90 jours mais l'accès y est très compliqué, la clause de conscience est utilisée par 50 à 97% du corps médical selon les régions et depuis peu, les associations anti-avortement peuvent entrer dans les centres IVG ;
* En Pologne, interdite sauf en cas de viol, d'inceste ou si la vie de la personne enceinte est en danger. Ce dont elle doit justifier ;
* En Hongrie, autorisée dans un délai de 10 semaines mais les personnes qui veulent avorter doivent en supporter la totalité du coût, écouter le cœur du fœtus et subir un entretien psychologique ;
* En Espagne, autorisée sans condition dans un délai de 14 semaines mais la majorité des médecins de l'hôpital public sont objecteurs de conscience. Il faut se rendre en clinique privée pour avorter et payer d'importants frais médicaux.
✊ C'est pour toutes ces raisons que cette ICE est nécessaire et qu'il est primordial de la signer et de la partager autour de vous afin d'atteindre un million de signatures. Pour contraindre la Commission européenne à présenter une proposition de soutien financier aux États membres qui seraient en mesure de réaliser des IVG pour toute personne en Europe.
Nous comptons sur vous pour relayer cet appel au plus grand nombre, toutes les personnes résidant dans l'Union européenne peuvent participer.
✍️ Pour signer,rendez-vous ici.
Merci pour votre aide ?
#NousToutes et « Ma voix, mon choix ».
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Stratégie prostitution : une volonté politique affirmée mais quels moyens ?

Après 8 ans de mise en œuvre de la loi de lutte contre le système prostitutionnel du 13 avril 2016, la Ministre Aurore Bergé a présenté jeudi 2 mai une stratégie interministérielle visant à améliorer son application : une phase 2 de la loi que les associations qui accompagnent les personnes en situation de prostitution réclamaient depuis plus de 3 ans . Elle a associé quatre survivantes qui ont témoigné de leurs parcours et ont exprimé leurs attentes quant à cette stratégie .
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/05/14/strategie-prostitution-une-volonte-politique-affirmee-mais-quels-moyens/
Les dispositifs prévus par la loi font leurs preuves : les démantèlements de réseaux proxénètes augmentent, les personnes qui ont bénéficié d'un parcours de sortie de la prostitution (PSP) s'insèrent durablement, les demandes de prévention en direction des jeunes sont plus nombreuses, la prostitution des mineur·es est devenu un véritable sujet de préoccupation des professionnel·les et des institutions, la pénalisation des « clients » prostitueurs fonctionne.
Mais nos associations de terrain constatent aussi que ces dispositifs sont insuffisamment mobilisés : moins de 1500 personnes ont bénéficié d'un PSP, les personnes étrangères ont de grandes difficultés à accéder au séjour, la pénalisation des clients est mise en œuvre de façon anecdotique, dans un contexte où tous les acteurs constatent une augmentation du phénomène prostitutionnel notamment chez les mineur·es et jeunes majeur·es.
Nous saluons la volonté de Mme Aurore Bergé de mettre le projecteur sur cette question, d'avoir une parole publique qui rappelle que la prostitution est une violence sexiste et sexuelle et un obstacle à l'égalité, et d'engager le gouvernement à mieux mettre en œuvre la loi sur tous ses volets et sur tous les territoires. C'est primordial. Nous saluons le travail de l'OCRTEH qui améliore la considération apportée aux victimes dans les procédures judiciaires pour proxénétisme ou traite aux fins d'exploitation sexuelle, ainsi que l'intégration de l'ancien plan dédié à la lutte contre la prostitution des mineur·es dans cette stratégie. Et nous sommes satisfaites de voir le rétablissement de l'accès pour les personnes en situation de prostitution à l'hébergement d'urgence pour les femmes victimes de violences.
Toutefois les associations constatent depuis plusieurs années la faiblesse de l'engagement des ministères de l'Intérieur et de la Justice – Ministres représentés mais absents à l'annonce de cette stratégie. En préfectures, le ministère de l'Intérieur considère les personnes prostituées étrangères trop souvent comme des immigrées irrégulières, et non comme des victimes de violences sexuelles à qui l'Etat doit protection et assistance. Et ceux qui abusent d'elles ne sont que trop peu inquiétés. Seule la volonté de ces ministères à agir pourra diminuer le nombre de victimes de la prostitution de manière significative. Nous veillerons à ce que les mesures prévues dans cette stratégie soient effectives.
Nous regrettons l'absence de moyens supplémentaires pour augmenter le nombre de Parcours de sortie de prostitution. L'allocation financière prévue pour les personnes qui en bénéficient n'est pas revalorisée et reste à 342€ par mois, C'est indigne ! L'autorisation de séjour déjà précaire n'est pas améliorée, la mise en sécurité des femmes et des filles, notamment étrangères mais aussi des mineur·es et jeunes majeur·es, est insuffisante…
Lorsqu'elle a été adoptée, la loi de 2016 visait à un changement d'échelle significatif, à savoir permettre la diminution sensible du nombre de personnes en situation de prostitution, en leur proposant des alternatives crédibles. Et lutter contre les réseaux et les proxénètes en tarissant leur source de revenus qui ne provient que de ce que dépensent les clients prostitueurs. La volonté politique affichée dans cette stratégie devra se concrétiser dans des résultats chiffrés. Les marges de progrès sont énormes.
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Ces hackers israéliens qui ont piraté les élections en Afrique

Dans le projet « Story Killers » qui poursuit le travail de la journaliste indienne Gauri Lankesh sur la désinformation, le consortium Forbidden Stories révèle l'existence d'une entreprise israélienne ultra-secrète impliquée dans la manipulation d'élections à grande échelle et le piratage de responsables politiques africains. Une plongée inédite au cœur d'un monde où s'entremêlent armée de trolls, cyber espionnage et jeux d'influence.
Tiré de MondAfrique.
Story Killers, une enquête mondiale sur les mercenaires de la désinformation, que Mondafrique a le fierté de publier.
« Les choses n'ont pas forcément besoin d'être vraies, du moment qu'elles sont crues. » Voilà une citation qui pourrait être attribuée à bien des philosophes, mais qui sort de la bouche d'un certain Alexander Nix. Si son nom vous paraît inconnu, celui de la société qu'il dirigeait le sera certainement un peu moins : Cambridge Analytica.
En 2018 éclate le scandale éponyme dévoilant comment l'entreprise britannique a recueilli puis analysé et utilisé les données personnelles de près de 87 millions d'utilisateurs de Facebook, à leur insu, à des fins de ciblage politique. La société, qui a vendu ses services dans une soixantaine d'États, du régime iranien à l'entreprise pétrolière nationale en Malaisie, est accusée d'avoir manipulé ou tenté de manipuler de nombreuses élections, contribuant à la victoire de Donald Trump en 2016 aux États-Unis et au vote en faveur du Brexit en Angleterre. À l'époque, l'affaire fait la une des journaux et le nom de Cambridge Analytica devient synonyme de désinformation partout dans le monde.
Pourtant, de ce scandale planétaire, tout n'a pas encore été révélé. Certains de ses acteurs, redoutés dans le milieu, sont parvenus à rester dans l'ombre. Notamment de mystérieux sous-traitants israéliens, experts en hacking et décrits par l'une des lanceuses d'alerte à l'origine du scandale comme « une équipe chargée des recherches sur les opposants ». Dans les témoignages anonymes publiés dans la presse britannique en 2018, d'anciens salariés décrivent des « hackers israéliens » débarquant dans les locaux de l'entreprise avec des clés USB chargés de mails privés d'hommes politiques piratés. « Les gens ont paniqué, ils ne voulaient rien avoir à faire avec ça », se souvient un ex-employé dans les colonnes du Guardian.
De ces mystérieux pirates, le scandale Cambridge Analytica a révélé l'existence et les méthodes. Mais de leur identité, rien n'a jamais été divulgué. Derrière ces « hackers israéliens », les employés de Cambridge Analytica désignent-ils d'ailleurs les mêmes personnes ou la même structure ? Aucun des articles consacrés à l'affaire, à l'époque des révélations, n'est parvenu à percer l'anonymat de ces sous-traitants de l'ombre très discrets, ni même mentionné une société en particulier. Lorsqu'il fait référence, dans un mail interne, à des « Israeli back ops », le patron de Cambridge Analytica n'a d'ailleurs ni nom de famille, ni nom de société. Il utilise seulement ce qui semble être un pseudo pour désigner le boss de cette structure ultra-secrète : « Jorge ».

Pendant plus de six mois, les journalistes d'investigation du consortium Forbidden Stories ont enquêté et suivi la piste de « Jorge ». Sur ce marché parallèle de la désinformation, des entreprises, officielles ou beaucoup plus souterraines, sont passées maîtresses dans l'art de manipuler la réalité et d'infuser des récits créés de toutes pièces.
En poursuivant le travail de Gauri Lankesh, journaliste indienne qui enquêtait sur la désinformation et « les usines à mensonges », assassinée en 2017, le projet « Story Killers » dévoile une industrie usant de toutes les armes à sa disposition pour manipuler les médias et l'opinion publique, aux dépens de l'information et de la démocratie.
Quatre ans après le scandale Cambridge Analytica, à l'été 2022, les journalistes du consortium Forbidden Stories ont retrouvé « Jorge ». Le « consultant » israélien aux méthodes douteuses utilise toujours le même pseudo et continue de vendre ses services d'influence et de manipulation au plus offrant. Ses outils se sont adaptés aux évolutions technologiques. L'intelligence artificielle écrit désormais des posts viraux à la demande. Et le piratage à distance de comptes Telegram a enrichi le catalogue du mystérieux entrepreneur.
Un potentiel client, intermédiaire d'un dirigeant africain, désireux de décaler, voire de faire annuler, des élections lui a justement demandé une démonstration. La mission est estimée à 6 millions d'euros par le consultant, toujours aussi mystérieux qu'à l'époque de Cambridge Analytica. Jamais, pendant plus de trois heures de discussion via Zoom, il ne montrera son visage ni ne dévoilera le nom de son entreprise. En revanche, « Jorge » en vante parfaitement les mérites.
Ce qu'il ignore, c'est que l'homme face à lui n'est pas du tout intermédiaire et travaille encore moins en Afrique. Il s'agit en fait d'un journaliste de Radio France, bientôt rejoint par des confrères de The Marker et Haaretz, des reporters membres du projet Story Killers, se faisant passer pour des clients.

« 33 campagnes présidentielles, dont 27 couronnées de succès »
Plusieurs rendez-vous ont eu lieu avec « Jorge », trois en ligne puis un dernier dans ses bureaux. L'occasion de discuter longuement avec l'ancien sous-traitant de Cambridge Analytica et d'assister à ses démonstrations en live. « Nous fournissons un service, principalement du renseignement et de l'influence. Ce sont nos compétences de base », explique-t-il en guise de préambule. En dehors de ces « capacités technologiques », « Jorge » peut aussi « construire un récit », qu'il s'agira ensuite de propager.
Le vendeur d'influence se vante d'avoir travaillé sur « 33 campagnes présidentielles, dont 27 ont été couronnées de succès » – une estimation difficilement vérifiable. Plus prudent que son bagout de vendeur ne le laisse paraître, il ne donne aucune indication précise permettant d'identifier ses clients, préférant se limiter à des anecdotes dignes de film d'espionnage et lister l'impressionnant éventail de ses services : catalogue de bots, propagation de fausses informations, hacking d'adversaires….
Visiblement très en confiance, l'homme va, malgré lui, livrer des informations sur quelques-unes de ses opérations secrètes. La première va d'ailleurs provoquer une tempête médiatique en France. Souvenez-vous, il y a deux semaines, au début du mois de février 2023, la presse se fait écho d'une enquête interne au sein de la chaîne BFM TV, dont une figure historique, Rachid M'Barki, est soupçonnée d'avoir passé à l'antenne des contenus non validés, dont l'origine semble alors très floue. Pour comprendre le point de départ de ce scandale, il faut revenir aux échanges entre « Jorge » et les journalistes infiltrés.
À la fin d'une rencontre avec ses faux clients, le volubile vendeur de désinformation se gargarise de pouvoir diffuser ses histoires à la télévision française. Pour prouver ce qu'il avance, il montre l'extrait d'un reportage diffusé sur BFM TV, en décembre 2022 : « L'Union européenne annonce un nouveau train de sanction contre la Russie. (…) Des sanctions à répétition qui font craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco. Le gel des avoirs des oligarques met leur secteur en grande difficulté… ». Le texte de cette brève diffusée à minuit passée sur la chaîne d'info en continu est lu par Rachid M'Barki. Un angle incongru, même à cette heure tardive, dans le tumulte de l'actualité. Et pour cause, d'après « Jorge », le sujet est une commande passée pour le compte de l'un de ses clients.

Afin de vérifier l'authenticité de cette vidéo et d'autres, nous l'avons soumise à la direction de BFM TV courant janvier, qui a rapidement suspendu le journaliste et lancé un audit interne. « Dans la façon dont ces brèves sont allées à l'antenne et notamment ont été illustrées, le journaliste mis en cause se serait arrangé pour les demander en dernière minute, une fois que le rédacteur en chef était pris sur une autre tranche et après qu'il ait validé l'ensemble de son journal, précise Marc-Olivier Fogiel, le directeur général de la chaîne. J'ai un soupçon déontologique de me demander pourquoi ces brèves sont diffusées alors qu'elles n'ont pas de cohérence éditoriale avec le reste de la chaîne. » Face à lui, Rachid M'Barki fait valoir « son libre arbitre éditorial » et explique avoir suivi les consignes d'un intermédiaire, un certain Jean-Pierre Duthion. Consultant média et lobbyiste, Jean-Pierre Duthion n'est pas un inconnu dans le milieu des agences dites d'influence. L'une d'entre elles le qualifie notamment dans des notes internes auxquelles nous avons eu accès de « mercenaire » de la désinformation, « principalement motivé par le profit ». Contacté, il nous confirme avoir effectivement « travaillé sur la rétention de yachts russes à Monaco qui ont entraîné des pertes d'emplois au niveau local ». Il refuse de dévoiler le nom du commanditaire, arguant que ce genre de deal passe par une série d'intermédiaires, « ne sachant pas eux-mêmes qui est le client final ».
Il assure ne pas avoir payé Rachid M'Barki qui a certifié lui aussi, auprès de sa direction, ne pas avoir touché un euro pour passer ces brèves à l'antenne. D'après une source bien introduite dans le milieu, de telles prestations pourraient pourtant rapporter autour de 3000€ à l'unité au journaliste complice. Par voie de presse, Rachid M'Barki, qui a refusé de répondre à nos questions, reconnait ne « pas avoir forcément suivi le cursus habituel de la rédaction ». Et se défend : « Peut-être que je me suis fait avoir, je n'avais pas l'impression que c'était le cas ou que je participais à une opération de je ne sais quoi sinon je ne l'aurais pas fait. »

La technologie pour propager des récits
L'exemple de BFM TV, censé illustrer sa puissance de frappe jusqu'aux chaînes d'info françaises, n'est pas le seul argument de vente que « Jorge » met en avant pendant ses entretiens avec les journalistes du consortium.
En plus de journalistes à sa solde, l'ancien sous-traitant de Cambridge Analytica dispose également, pour diffuser les histoires favorables à ses clients, d'une armée d'avatars enregistrés et pilotés sur une plateforme en ligne, des faux comptes que Forbidden Stories et ses partenaires ont pu vérifier. Cet outil, introuvable sur le web, porte un nom : AIMS pour « Advanced Impact Media Solutions » ; en français, « Solutions médiatiques à impact avancé ». En 2017, « Jorge » proposait déjà à Cambridge Analytica un « Système semi-automatique de création d'avatars et de déploiement de réseaux », accompagné d'une vidéo de démo montrant à quel point il lui était facile de créer des avatars en quelques secondes, avec des prénoms déterminés selon leur pays, sur une plateforme permettant de naviguer d'un compte à l'autre sans difficulté. En 2022, il dispose d'un catalogue de plus de 30.000 profils automatisés de personnes virtuelles possédant de comptes bien réels sur Facebook, Twitter, Instagram, Amazon, Bitcoin… Ces faux individus sont utilisés par Jorge pour poster en rafale des commentaires sur les réseaux sociaux, faire monter une polémique et même – selon lui – commander des sextoys sur Amazon, à l'instar de l'avatar nommée Shannon Aiken. Derrière le profil d'une jolie blonde, une arme redoutable qui aurait servi à envoyer un sulfureux colis au domicile d'un adversaire politique, laissant sa femme s'imaginer un adultère. « Après ça, on a fait fuiter l'histoire et le fait qu'il ne pouvait plus rentrer chez lui. La campagne s'est retournée. », prétend « Jorge ».

Afin de prouver l'efficacité de son armée numérique, Jorge accepte de faire une démonstration et de propager un hashtag suggéré par les journalistes infiltrés, #RIP_Emmanuel, du nom d'un émeu (grand oiseau qui ressemble à une autruche, ndlr) devenu star d'internet à l'été 2022. Le but : faire circuler une rumeur sur la mort de l'animal pour tester l'efficacité de ces avatars AIMS – sa propriétaire a été prévenue depuis. Les journalistes membres du projet « Story Killers » ont ensuite suivi ce hashtag et sa diffusion pour retrouver les comptes de « Jorge ». Un travail de fourmi qui a permis de remonter la piste d'une vingtaine de campagnes de désinformation, sur quasiment tous les continents, même s'il reste parfois difficile d'en identifier les clients. Florilège.
Au Royaume-Uni, à l'automne 2021, les avatars AIMS s'en prennent vertement à l'agence de sécurité sanitaire britannique. Son tort ? Avoir ouvert une enquête sur un laboratoire accusé d'avoir fourni environ 43 000 faux résultats négatifs de test Covid à ses patients. Le groupe propriétaire de ce laboratoire a réfuté tout lien avec « Jorge », arguant n'avoir jamais eu vent de son existence.. En 2020, ces mêmes avatars participent à une violente campagne de dénigrement contre l'homme d'affaires de hong-kongais George Chang, propriétaire de 90 % du port de Panama. La même année, l'armée de bots « AIMS » vole au secours d'un ancien haut fonctionnaire mexicain, sous le coup d'un mandat d'arrêt international, Tomás Zerón. Ex-directeur de l'agence chargée des enquêtes criminelles au Mexique, de 2013 à 2016, Zerón est accusé d'enlèvement, de torture et de falsification de preuves dans l'enquête sur la disparition de 43 étudiants en 2014. Impliqué dans l'acquisition du logiciel espion Pegasus par les autorités mexicaines, il est aujourd'hui en fuite en Israël, qui refuse de l'extrader. Mais pour les bots créés par Jorge, ces accusations ne constituent qu'une campagne orchestrée à l'encontre d'un « innocent » par le « président corrompu » du Mexique, Andrés Manuel López Obrador. M. Zerón « n'est responsable d'aucune campagne en son nom et ne sait pas qui se cache derrière chaque commentaire sur les réseaux sociaux », explique son avocate Liora Turlevsky.

L'outil AIMS ne se contente pas de fournir des avatars. Dans sa dernière version présentée aux journalistes infiltrés, il propose aussi de créer du contenu automatisé. À partir de mots clés donnés, l'intelligence artificielle peut désormais accoucher en quelques secondes de posts massifs, mettre en ligne des articles, des commentaires ou des tweets, dans la langue de son choix, avec un ton « positif », « négatif » ou « neutre ». Par exemple, après avoir rapidement entré les mots « Tchad », « président », « frère » et « Déby », « Jorge » demande à l'intelligence artificielle, en présence des reporters infiltrés, de produire dix tweets négatifs sur le pouvoir tchadien. Douze secondes plus tard, les messages apparaissent : « Trop c'est trop, nous devons mettre fin à l'incompétence et au népotisme du président du Tchad, frère Deby », « Le peuple tchadien a suffisamment souffert sous le règne du président Frère Deby »… Un associé de l'entrepreneur se félicite : « Un opérateur peut gérer 300 profils, donc en deux heures, tout le pays parlera du récit [qu'on] veut ». Rapide, redoutable et terriblement efficace.
Hacker des ministres
Ce n'est pourtant pas là l'arme la plus terrifiante de « Jorge ». En temps réel, et pour les besoins de sa démonstration, il va prendre le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains. « On est à l'intérieur », répète Jorge. Sous les yeux des journalistes sous couverture, deux adresses Gmail, drive et carnet d'adresses compris, ainsi qu'une ribambelle de comptes Telegram sont scrutés, fouillés, dépouillés. Un piratage sophistiqué, dont les véritables utilisateurs n'ont absolument aucune idée. Ils continuent d'ailleurs à utiliser leurs messageries en toute confiance, comme en attestent les appels passés et les messages reçus entre les différentes présentations faites aux journalistes infiltrés.
Pour convaincre ses (faux) clients de l'efficacité de l'opération de cyber espionnage, « Jorge » va alors lui-même envoyer des messages aux proches des victimes de son hack, depuis leurs messageries Telegram piratées. En clair, infiltré dans la messagerie d'une victime, il peut se faire passer pour elle auprès de ses contacts et leur écrire ce qui lui plait. Certainement trop confiant, Jorge commet alors une énorme erreur. Tandis qu'il supprime les messages envoyés lors de la démonstration sur le compte de sa victime et de ses contacts, il en oublie un.
Un destinataire, au moins, a donc gardé la trace de son opération. Nous l'avons retrouvé, ainsi que le message envoyé par « Jorge ». Et cette erreur nous a permis de confirmer qu'à l'été 2022, alors que l'élection présidentielle kenyane se prépare, le pirate israélien navigue sans difficulté entre les comptes de proches de William Ruto, le futur président. Deux de ses victimes – Denis Itumbi et Davis ChirChir, alors respectivement responsable de la stratégie numérique et chef de cabinet de Ruto – ont été accusées, à la suite des élections, d'avoir embauché des hackers pour manipuler les résultats de la présidentielle. Si l'accusation a été rejetée par la Cour Suprême, qui évoquera même des « preuves falsifiées », elle prend une toute autre dimension à l'aune des démonstrations de Jorge. Le hacker israélien se cache-t-il derrière cette tentative de manipulation de l'élection présidentielle kenyane ? À quoi son savoir-faire a-t-il pu servir ?
Jorge et sa galaxie
Mais surtout, qui est « Jorge » ? Quelle est la véritable identité de ce fameux consultant, capable de manipuler l'information diffusée sur des chaînes d'information françaises, de créer de faux individus en un claquement de doigt, de hacker l'entourage d'un président ou d'infiltrer les messageries privées de ses victimes ? L'homme, ultra secret, a construit un mystère autour de son personnage. Durant les différents rendez-vous avec les journalistes du consortium, il ne laisse rien fuiter, aucun nom, aucun document et ne se montre jamais dans les visios en ligne. Il faudra se rendre dans ses bureaux, à Modi'in siège de la high-tech israélienne, pour découvrir son visage. Même auprès de ses partenaires les plus éminents, Jorge est parvenu à dissimuler jusqu'au plus petit détail le concernant. Ainsi, Alexander Nix le directeur de Cambridge Analytica, qui ne le connaît que sous son surnom s'enquiert dès mai 2015, dans un mail interne à l'entreprise britannique auquel nous avons eu accès : « Quel est le nom de Jorge ? Et quel est le nom de sa boîte ? ». La réponse arrive le lendemain, dans un courriel de Brittany Kaiser, ancienne directrice du développement de la société et lanceuse d'alerte du scandale : « Tal Hanan, c'est le PDG de Demoman International ».
Il aura fallu des mois d'enquête au consortium pour retracer son parcours pour dessiner les contours de sa galaxie.
Dès les premiers jours de notre investigation, nos journalistes infiltrés ont eux-mêmes dû passer plusieurs entretiens avec des intermédiaires, avant de parvenir à le rencontrer. Un attelage d'anciens des renseignements, de communicants et d'experts en sécurité qui confirme l'étendue de ses activités et la nature de son business.

Il y a d'abord Mashi Meidan, qui dirigeait dans les années 2010 une société de sécurité israélienne au Panama. Un homme dont il reste difficile de retracer le parcours avec exactitude, mais qui serait, selon plusieurs sources, un ancien du Shabak, le service de renseignement intérieur israélien, aussi connu sous le nom de Shin Bet. Selon ses avocats, il aurait « travaillé pour le gouvernement israélien jusqu'en 2006, date à laquelle il a pris sa retraite », mais il « n'est pas, et n'a jamais été, associé à une société ou une entité nommée « Team Jorge » et n'est certainement pas un « partenaire commercial » dans une telle entreprise ». Il est pourtant présent aux côtés de Tal Hanan dans les locaux de son entreprise et lors de la plupart des rendez-vous avec lui, alors que son comparse présente l'étendue de ses services.
Tout aussi mystérieux que lui, Shuki Friedman serait lui aussi un ancien officier du service de renseignement intérieur israélien. Responsable du renseignement à Ramallah, en Palestine, pendant des années, la légende voudrait qu'il ait recruté le « Prince Vert », fils d'un leader du Hamas, espion pour le Shin Bet durant dix ans. Contacté M. Friedman n'a pas donné suite à notre message. Autour de Tal Hanan pendant deux réunions, Yaakov Tzedek, à la tête du Tzedek Media Group, et se présentant comme « un expert du numérique et de la publicité depuis plus d'une décennie ». Il n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien. Et Ishay Shechter, directeur de la stratégie chez Goren Amir, un important cabinet de lobbying israélien. Celui-ci, présent lors d'une des rencontres ayant conduit les journalistes du consortium à Tal Hanan, mais jamais lors d'un rendez-vous avec lui, affirme ne « jamais eu de relation d'affaires avec Jorge ou Tal Hanan » et ne pas être « au courant de leurs activités illégales ou inappropriées ».

Enfin, Zohar Hanan, le frère de Tal, PDG d'une entreprise de sécurité privée, spécialiste du détecteur de mensonges, rencontré lors de la visite des bureaux, qui a affirmé au consortium « avoir travaillé toute [sa] vie en respectant la loi ».
Selon la biographie disponible sur le site de son entreprise, Demoman , Tal Hanan a, lui, servi dans les forces spéciales israéliennes au sein d'une unité d'élite dédiée à la neutralisation d'engins explosifs. Sa carrière, tout comme son business, a ensuite cheminé de l'élimination d'explosifs au renseignement, au sens large. Et si « Jorge » est resté invisible pendant des années, Tal Hanan lui, intéresse au moins un service de renseignement européen depuis 2008, d'après une source policière. Pas pour des actions de désinformation, mais pour ses offres de services de sécurité douteux après des conférences sur le contre-terrorisme, le renseignement et le contre-espionnage. Selon la même source, il évoluerait à l'étroite « frontière séparant la sécurité privée des mercenaires ». Contacté par le consortium, Tal Hanan a simplement « nié tout acte répréhensible ».
En dehors des partenaires présents lors des rendez-vous avec les journalistes infiltrés, celui-ci s'est aussi doté d'un réseau à l'international au fil des années. D'après une enquête de Bloomberg, en 2006, alors en mission pour une banque panaméenne, il alerte un certain Martin Rodil, du FMI (Fonds monétaire international), de mouvements d'argent de PDVSA, la compagnie pétrolière de l'État vénézuélien, vers l'Iran, en violation des sanctions américaines. D'après la même enquête, Hanan propose alors à Rodil d'arrondir ses fins de mois en traquant l'argent pour lui. Un an plus tard, les deux comparses décident de partager leurs informations avec le gouvernement israélien et passent deux jours à répondre aux questions des services secrets. Ils fonderont ensuite la société Global Ressources Solutions, offrant renseignement, sécurité et intelligence financière, l'un y occupant le poste de président, l'autre celui de directeur. Martin Rodil se trouve aujourd'hui sous le coup d'une enquête en Espagne pour avoir extorqué d'anciens officiels vénézuéliens. Il n'a pas souhaité répondre à nos questions.
Autre ancien associé de choix mentionné par Tal Hanan au détour d'une conversation avec les journalistes : l'ancien secrétaire d'Etat adjoint du président américain George W. Bush, Roger Noriega qui a lui aussi travaillé avec Martin Rodil, dont il a même pris la défense dans la presse.
Contacté, cet ex-diplomate américain, en partie responsable de la ligne politique américaine très dure vis-à-vis du régime de Chavez, admet connaître Tal Hanan, mais ne pas avoir eu de « réelle conversation avec lui depuis six ou sept ans. Nous avions des clients communs liés au Vénézuela, mais je n'ai jamais fait d'affaires sérieuses avec lui. »
Un business connecté
Voilà pour les anciens collègues que nous avons pu retrouver. Pour ses services de manipulation, Tal Hanan a aussi recours aux outils les plus pointus du marché. Lors de ses démonstrations live, il présente par exemple des solutions offertes par TA9, une filiale de l'entreprise Rayzone– dont il a pris soin de gommer une partie du logo dans sa présentation. Contactée par Forbidden Stories, TA9 affirme n'avoir jamais eu relation d'affaires avec Tal Hanan ou ses associés et explique que des captures d'écran de ses produits sont aisément accessibles sur son site Internet ou lors de présentations en ligne.
Le groupe israélien Rayzone commercialise notamment des outils permettant la collecte de données personnelles et la localisation via Internet ou les réseaux téléphoniques. Pour cela, il s'appuierait notamment sur le réseau SS7, servant à orienter les appels et SMS des utilisateurs de téléphones leurs clients et à localiser leur appareil. Ce réseau, censé être réservé aux opérateurs de téléphonie, souffre de vulnérabilités permettant à des hackers d'accéder aux informations des propriétaires de téléphones portables. À plusieurs reprises, lors des rendez-vous avec ses faux clients, Tal Hanan évoque la possible exploitation de ces failles. Interrogée sur son offre de services, la société Rayzone ne mentionne qu'un produit, règlementé par le ministère israélien, « délivrant uniquement la localisation sans aucune capacité d'interception active ».
En s'appuyant sur les diapositives issues des brochures de TA9, la filiale de Rayzone en question, Tal Hanan cite également la « reconnaissance faciale », « l'interception du réseau mobile » ou « tout ce qu'on peut trouver dans n'importe quelle base de données » comme autant d'outils à sa disposition pour une surveillance des plus sophistiquées de ces cibles.

Petit détail, et non des moindres, selon le quotidien israélien Calcalist, David Avital, actionnaire d'une filiale de Rayzone hébergerait actuellement Tomás Zerón, l'ancien haut fonctionnaire mexicain, sous le coup d'un mandat d'arrêt international pour torture et disparition forcée, dont les avatars AIMS défendaient l'innocence. Une information récusée par son avocate Liora Turlevsky : « M. Zerón est en effet en Israël. Cependant, il n'a jamais vécu dans un appartement appartenant à David Avital. »
Hanan, Rodil, Noriega, Rayzone… Une galaxie dont les relations résument bien la porosité entre États et entreprises privées, renseignement, influence et cybersurveillance. Reste néanmoins une inconnue : comment Tal Hanan est-il rémunéré pour ses services ?
Les sommes en jeu sont conséquentes. Après des mois d'enquête, les journalistes du consortium ont mis la main sur une brochure envoyée à Cambridge Analytica en 2015. Un document d'un peu plus de trois pages, plutôt vague, intitulé « élections, renseignement et opérations spéciales » qui mentionne une expérience sur le terrain depuis 1999. Or, 1999 est aussi la date de création de l'entreprise Demoman, dont Tal Hanan est le PDG. Dans cette brochure, Hanan propose différentes options qui « se nourrissent et se renforcent mutuellement », alliant « intelligence stratégique », « perception publique », « guerre de l'information », « sécurité des communications » et « package spécial Jour J ». Il y vante son équipe constituée d'anciens des services de renseignement et des forces spéciales israéliennes, américaines, espagnoles, britanniques ou russes. L'équipe compte aussi des « experts des médias » connaissant « les meilleurs moyens de raconter une histoire, un message ou un scandale, et de créer les effets désirés ». Surtout, Tal Hanan y réclame 160 000 dollars pour une « phase initiale de recherche et de préparation » de huit semaines, plus 40 000 dollars de frais de déplacement. Un tarif beaucoup moins élevé que celui qu'il proposera à nos reporters en 2022 – six millions d'euros pour une campagne.
Ce n'est pourtant pas via Demoman, dont il est effectivement le PDG, que Tal Hanan peut commercialiser ses services de hacking. Et pour cause, l'entreprise est enregistrée auprès du Ministère de la Défense israélien . Or, au regard de la loi israélienne, de telles prestations sont parfaitement illégales. En effet, si une licence peut y être accordée à une entreprise pour vendre des logiciels espions à des États, en conformité avec leur propre législation, aucune n'autorise les services de piratage pour une campagne politique ou à des fins commerciales.
Lors des rendez-vous sous couverture, Tal Hanan avance néanmoins faire travailler une centaine d'employés, autour du globe. Si le nombre de salariés est impossible à confirmer, le site de Demoman annonce disposer de bureaux et des représentants en Israël, aux États-Unis, en Suisse, en Espagne, en Croatie, aux Philippines ou en Colombie. Des adresses sont également mentionnées au Mexique et en Ukraine, mais, selon les dires de Tal Hanan elles ont été fermées, à cause d'un ralentissement des affaires pour la première, de la guerre pour la seconde. Au cours du même rendez-vous, les frères Hanan avancent également utiliser leurs bots AIMS pour parier sur le marché des cryto-monnaies, et donc engranger des gains supplémentaires. Les affaires sont les affaires, dans cet obscur business, où les sous-traitants d'hier commercialisent désormais directement leur savoir-faire et où les nouvelles technologies servent décidément à tout.

Soudan : Nettoyage ethnique au Darfour occidental

Les attaques menées par les Forces de soutien rapide (Rapid Support Forces, RSF) et des milices alliées à El Geneina, capitale de l'État du Darfour occidental au Soudan, entre avril et novembre 2023, ont fait au moins plusieurs milliers de morts et provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd'hui. Des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre généralisés ont été commis dans le cadre d'une campagne de nettoyage ethnique contre l'ethnie Massalit et d'autres populations non arabes à El Geneina et dans ses environs.
Tiré du site de Human rights watch.
– Les attaques menées par les Forces de soutien rapide et des milices alliées à El Geneina, capitale de l'État du Darfour occidental au Soudan, ont fait au moins plusieurs milliers de morts et provoqué le déplacement de centaines de milliers de personnes.
– Les Nations Unies et l'Union africaine devraient imposer d'urgence un embargo sur les ventes d'armes au Soudan, sanctionner les responsables de crimes graves et déployer une mission pour protéger les civils.
– Les graves violations commises qui ont ciblé les Massalits et d'autres communautés non arabes dans le but manifeste, au minimum, de les expulser définitivement de la région constituent un nettoyage ethnique.
Le rapport de 218 pages, intitulé « “The Massalit Will Not Come Home” : Ethnic Cleansing and Crimes Against Humanity in El Geneina, West Darfur, Sudan » (« “Les Massalits ne rentreront pas chez eux” : Nettoyage ethnique et crimes contre l'humanité à El Geneina, dans le Darfour occidental, au Soudan » - résumé et recommandations en français), documente comment les Forces de soutien rapide, une force militaire indépendante en conflit armé avec l'armée soudanaise et leurs alliés – des milices principalement arabes et le groupe armé Troisième Front-Tamazouj – ont ciblé les quartiers majoritairement massalits d'El Geneina lors de vagues d'attaques incessantes entre avril et juin 2023. Les abus se sont de nouveau intensifiés au début du mois de novembre. Les assaillants ont commis d'autres abus graves tels que des actes de torture, des viols et des pillages. Plus d'un demi-million de réfugiés du Darfour occidental ont fui vers le Tchad depuis avril 2023. À la fin du mois d'octobre 2023, 75 % de ces réfugiés étaient originaires d'El Geneina.
« Alors que le Conseil de sécurité de l'ONU et les gouvernements se réveillent devant la catastrophe qui se profile à El-Facher, les atrocités à grande échelle perpétrées à El Geneina devraient être considérées comme un rappel des atrocités qui pourraient survenir en l'absence d'action concertée », a indiqué Tirana Hassan, directrice exécutive de Human Rights Watch. « Les gouvernements, l'Union africaine et les Nations Unies devraient agir maintenant pour protéger les civils. »
Le ciblage des Massalits et d'autres communautés non arabes en commettant des violations graves à leur encontre dans le but manifeste, au minimum, de les expulser définitivement de la région constitue un nettoyage ethnique. Le contexte particulier dans lequel les massacres généralisés ont eu lieu soulève également la question d'une possible intention des RSF et de leurs alliés de détruire en totalité ou en partie les Massalits, au moins dans le Darfour occidental, ce qui indiquerait qu'un génocide y a été et/ou y est commis.
Entre juin 2023 et avril 2024, Human Rights Watch s'est entretenu avec plus de 220 personnes au Tchad, en Ouganda, au Kenya et au Soudan du Sud, ainsi que d'autres entretiens à distance. Les chercheurs ont également examiné et analysé plus de 120 photos et vidéos des événements, des images satellites ainsi que des documents transmis par des organisations humanitaires pour corroborer les récits d'abus graves.
Les violences à El Geneina ont commencé neuf jours après le début des combats à Khartoum, la capitale du Soudan, entre les Forces armées soudanaises (Sudanese Armed Forces, SAF), l'armée soudanaise, et les RSF. Dans la matinée du 24 avril, les RSF ont affronté un convoi militaire soudanais qui traversait El Geneina. Puis les RSF et des groupes alliés ont attaqué des quartiers à majorité massalit, se battant contre des groupes armés principalement massalit qui défendaient leurs communautés. Au cours des semaines suivantes, et même après que les groupes armés massalits ont perdu le contrôle de leurs quartiers, les RSF et les milices alliées ont systématiquement pris pour cible des civils non armés.
Les violences ont atteint leur apogée avec un massacre à grande échelle qui s'est déroulé le 15 juin, lorsque les RSF et leurs alliés ont ouvert le feu sur un convoi, long de plusieurs kilomètres, de civils qui tentaient désespérément de fuir, escortés par des combattants massalits. Les RSF et les milices ont poursuivi, rassemblé et abattu des hommes, des femmes et des enfants qui couraient dans les rues ou tentaient de traverser à la nage le flot rapide de la rivière Kajja. Beaucoup se sont noyés. Les personnes âgées et les blessés n'ont pas été épargnés.
Un garçon de 17 ans a décrit le meurtre de 12 enfants et 5 adultes de plusieurs familles : « Deux membres des RSF… ont arraché les enfants à leurs parents et, comme les parents se sont mis à crier, deux autres membres des RSF ont tiré sur les parents et les ont tués. Puis ils ont empilé les enfants et leur ont tiré dessus. Ils ont jeté leurs corps dans la rivière et leurs affaires après eux. »
Ce jour-là et les jours suivants, les attaques se sont poursuivies contre des dizaines de milliers de civils qui tentaient d'entrer au Tchad, laissant la campagne jonchée de cadavres. Les vidéos publiées à l'époque montrent des foules de civils courant pour sauver leur vie sur la route reliant El Geneina au Tchad.
Human Rights Watch a également documenté le meurtre d'habitants arabes et le pillage de quartiers arabes par les forces massalit, ainsi que l'utilisation par les Forces armées soudanaises d'armes explosives dans des zones peuplées, causant des préjudices inutiles aux civils et aux biens civils.
Les RSF et des milices alliées ont de nouveau intensifié leurs attaques en novembre, visant les Massalits qui avaient trouvé refuge à Ardamata, une banlieue d'El Geneina, rassemblant des hommes et des garçons massalits et, d'après l'ONU, tuant au moins 1 000 personnes.
Au cours de ces exactions, des femmes et des filles ont été violées et ont subi d'autres formes de violences sexuelles, et des détenus ont été torturés et soumis à d'autres mauvais traitements. Les assaillants ont méthodiquement détruit des infrastructures civiles essentielles, ciblant des quartiers et des sites, y compris des écoles, dans des communautés déplacées principalement massalits. Ils se sont livrés à des pillages à grande échelle, et ont brûlé, bombardé et rasé des quartiers, après les avoir vidés de leurs habitants.
Ces actes ont été commis dans le cadre d'attaques généralisées et systématiques visant les Massalits et d'autres populations civiles non arabes des quartiers à majorité massalit et, en tant que tels, constituent également les crimes contre l'humanité de meurtres, de tortures, de persécutions et de transferts forcés de la population civile, a déclaré Human Rights Watch.
La possibilité qu'un génocide ait été et/ou soit en train d'être commis au Darfour exige une action urgente de la part de tous les gouvernements et institutions internationales pour protéger les civils. Ceux-ci devraient mener des enquêtes pour déterminer si les faits démontrent une intention spécifique de la part des dirigeants des RSF et de leurs alliés de détruire en totalité ou en partie les Massalits et d'autres communautés ethniques non arabes au Darfour occidental, c'est-à-dire une intention de commettre un génocide. Si tel est le cas, des mesures devraient être prises pour stopper sa perpétration et s'assurer que les responsables de sa planification et de son exécution sont traduits en justice.
La communauté internationale devrait soutenir les enquêtes de la Cour pénale internationale (CPI), tandis que les États parties à la Cour devraient veiller à ce qu'elle dispose des ressources financières nécessaires dans son budget ordinaire pour s'acquitter de son mandat au Darfour et dans toutes ses affaires.
Human Rights Watch a identifié le commandant des RSF, Mohammed « Hemedti » Hamdan Dagalo, son frère Abdel Raheem Hamdan Dagalo, et le commandant des RSF au Darfour occidental, Joma'a Barakallah, comme ayant la responsabilité du commandement des forces qui ont perpétré ces crimes. Human Rights Watch a également désigné des alliés des RSF, dont un commandant du groupe armé Tamazouj et deux chefs tribaux arabes, comme portant la responsabilité des combattants qui ont commis des crimes graves.
Les Nations Unies, en coordination avec l'Union africaine, devraient déployer de toute urgence une nouvelle mission pour protéger les civils en danger au Soudan. Le Conseil de sécurité devrait imposer des sanctions ciblées aux personnes responsables de crimes graves au Darfour occidental, ainsi qu'aux individus et aux entreprises qui ont enfreint et enfreignent actuellement l'embargo. Le Conseil devrait élargir l'embargo actuel sur les transferts d'armes au Darfour, pour couvrir l'ensemble du Soudan.
« L'inaction mondiale face à des atrocités d'une telle ampleur est inexcusable », a conclu Tirana Hassan. « Les autres gouvernements devraient veiller à ce que les responsables soient amenés à rendre des comptes, notamment par des sanctions ciblées et en renforçant la coopération avec la CPI. »

Tunisie. Haro sur les migrants subsahariens et leurs soutiens

Avalanche d'arrestations, à commencer par celle de Saadia Mosbah, figure emblématique de la lutte antiraciste, suivie entre autres de celle de l'avocate Sonia Dahmani en raison d'un commentaire sur un plateau de télévision. Le monde associatif et les intervenants médiatiques critiques du discours présidentiel sont dans le viseur des autorités. Le tout dans une atmosphère de retour à la chasse aux migrants.
Tiré d'Afrique XXI.
Dans une vidéo postée lundi 6 mai sur la page d'un réseau social officiel de la présidence de la République, le président Kaïs Saïed annonce lors d'une réunion du Conseil national de sécurité que les autorités tunisiennes ont repoussé vers « la frontière Est », c'est-à-dire du côté de la Libye, près de 400 migrants subsahariens qui avaient tenté d'entrer en Tunisie par le pays voisin. Ces chiffres lui font réitérer que la Tunisie ne sera pas une terre d'accueil ni de transit pour les migrants en « situation irrégulière ». Une annonce qui advient plus d'un an après un communiqué de la présidence dénonçant la « horde de migrants subsahariens » visant à « modifier la composition démographique et l'identité du pays » et qui avait ouvert les vannes d'une campagne de racisme sans précédent.
Ce discours est prononcé après plusieurs jours de campagnes sécuritaires pour contrôler et arrêter les migrants en situation irrégulière. En cause, de multiples facteurs. Il y a eu la visite le 17 avril de la présidente du conseil italien Giorgia Meloni, la quatrième en moins d'un an pour parler, entre autres, des arrivées de migrants irréguliers à Lampedusa, la Tunisie étant depuis 2018 l'une des principales zones de départs des bateaux.
Sur le plan local, le mécontentement de nombreux habitants s'est amplifié dans la région de Sfax, près des oliveraies après la dégradation de biens agricoles et certaines tensions avec les migrants qui vivent depuis des mois sur place, dans une situation sanitaire et sociale plus que précaire. Durant la campagne sécuritaire de 2023, les migrants subsahariens – y compris en situation régulière — ont été chassés de leurs logements et beaucoup, dont le travail informel a longtemps été toléré par l'État, ont perdu leur emploi, ce qui a rendu leur condition encore plus fragile. Chassés des grandes villes, ils se sont retrouvés dans les zones rurales, comme dans la région de Sfax, où ils ont utilisé des bâches et autres matériels agricoles pour camper et se protéger des intempéries, provoquant ainsi la colère des habitants des oliveraies sur place. La majorité de ces derniers soutiennent d'ailleurs les opérations de police, et une manifestation de plusieurs centaines de personnes a eu lieu à Sfax samedi 4 mai pour réclamer le « départ » des migrants.
Une aide criminalisée
Mais cette fois, un autre élément s'est introduit dans le débat autour de la gestion des arrivées dans le pays. Les associations venant en aide aux migrants sont désormais dans le viseur des autorités. La militante tunisienne noire Saadia Mosbah, critique vis-à-vis de la politique migratoire du gouvernement et présidente de l'association de lutte contre les discriminations raciales Mnemty, a été arrêtée le jour du discours présidentiel, ainsi qu'un autre membre de l'association, sur fond de suspicions de « blanchiment d'argent ». Cette figure importante de la lutte antiraciste en Tunisie a contribué à l'élaboration de la loi pénalisant le racisme dans le pays votée en 2018. Elle a également fait partie des mobilisations contre la politique répressive à l'égard des migrants après le communiqué polémique de la présidence en février 2023.
En juillet, lors d'une manifestation pour dénoncer les déportations de migrants subsahariens dans le désert libyen, elle déclare : « Si la leçon d'humanité est de mettre les migrants aux portes du désert avec plus de 50 degrés à l'ombre, on se demande où on va. » Elle critiquait alors les propos tenus par Kaïs Saïed le 10 juin lors d'une visite dans la ville de Sfax où se trouvaient des migrants à la rue, expulsés de leur logement. Il avait en effet déclaré : « Nous sommes capables de donner des leçons d'humanité à ceux qui n'en ont pas », soulignant que la solution à la migration devait être « humaine et collective » et respecter la souveraineté de l'État. Durant l'été 2023, plusieurs milliers de migrants se sont retrouvés déplacés dans le désert libyen et à la frontière algérienne, laissés à l'abandon pendant plusieurs jours, souvent sans eau ni nourriture. Plusieurs dizaines sont morts selon les chiffres des ONG (1). La photo d'une mère et de sa fille, Fati Dasso et Marie, mortes de déshydratation dans le désert, avait particulièrement choqué. Des expulsions que l'État tunisien n'a jamais officiellement reconnus, remettant même en question la véracité de certains clichés.
Moins d'un an plus tard, en plus de la reprise des évacuations forcées de migrants subsahariens, les membres des associations qui leur viennent en aide sont considérés comme des « traîtres » et des « mercenaires » selon les mots du président, qui a accusé dans son discours – sans les nommer – les organisations qui reçoivent d'importants financements étrangers et « ne devraient pas se substituer à l'État tunisien ». Avant son arrestation, Saadia Mosbah a été la cible de campagnes de haine sur les réseaux sociaux. Elle et son collègue ont été questionnés sur la base de la loi relative à la lutte contre le terrorisme et au blanchiment d'argent. La garde à vue de Saadia Mosbah a été prolongée de cinq jours le samedi 11 mai. Son collègue a quant à lui été libéré.
Des hommes cagoulés pour une arrestation musclée
Le président du Conseil tunisien pour les réfugiés et son vice-président sont également arrêtés le 3 mai après la publication d'un appel d'offres destiné à des hôtels pouvant héberger des personnes en situation irrégulière. Ils ont été placés sous mandat de dépôt et accusés d'associations de malfaiteurs dans le but d'aider des personnes à accéder au territoire tunisien.
L'ex-directrice de la branche tunisienne de l'ONG française Terre d'asile, Cherifa Riahi, est également placée en garde à vue, bien qu'elle ait quitté ses fonctions depuis 2022. D'autres associations venant en aide aux migrants ou travaillant sur la question migratoire ont reçu des visites des autorités et ont été questionnées. Depuis plusieurs mois, une grande majorité travaille d'ailleurs sans exposition médiatique afin d'éviter les campagnes de diffamation sur les réseaux sociaux, mais aussi parce que l'aide aux migrants est désormais criminalisée.
Un homme a été arrêté le 7 mai à Thala, au centre-ouest du pays, pour avoir hébergé des migrants en échange d'une compensation financière. Idem à Monastir où la garde nationale a arrêté deux Tunisiens pour les mêmes raisons. Les campagnes sécuritaires se poursuivent, 24 migrants en situation irrégulière ont été arrêtés à Monastir, et 60 à Sousse. Ils font l'objet d'un mandat de dépôt pour « entrée illégale » sur le territoire tunisien et « avoir fait partie d'un rassemblement de nature à troubler l'ordre public ».
Dans ce contexte déjà tendu, durant le week-end du 10 au 12 mai, la répression est montée d'un cran sur le plan politique. L'avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani, sous le coup d'un mandat d'amener pour des propos sarcastiques tenus sur la situation en Tunisie, s'est réfugiée à la Maison de l'avocat à Tunis vendredi soir. Le lendemain, elle y a fait l'objet d'une arrestation musclée par des hommes cagoulés. L'opération a été filmée en direct sur la chaîne France 24, dont le journaliste a ensuite été pris à partie par la police, toujours en direct, et sa caméra cassée. Quelques heures après cette intervention, les journalistes de la radio IFM, Borhen Bsaiess et Mourad Zeghidi, ont été également arrêtés et sont actuellement toujours en garde à vue. Ils ont été questionnés sur le contenu de leurs analyses politiques effectuées sur les plateaux de la radio.
Alors que les avocats sont montés au créneau lundi pour dénoncer l'arrestation de leur collègue, appelant à une grève générale de leur secteur, l'étau se resserre sur la profession qui avait déjà protesté et décrété une journée de grève le 2 mai pour dénoncer les pressions grandissantes sur leur profession et le sort de certains de leurs confrères qui se trouvent en prison. Dans la nuit du lundi au mardi, une nouvelle descente a été effectuée à la Maison de l'avocat par les forces de l'ordre qui y ont arrêté maître Mehdi Zagrouba pour « outrage à un fonctionnaire ».
Interrogations au Parlement
Ces coups de filets à l'encontre de la société civile qui aide les migrants, mais aussi contre les robes noires et les journalistes, témoignent de la volonté des autorités de contenir un débat de plus en plus sensible, celui de la gestion de la migration, facteur de tensions au sein d'une population en grande majorité encore acquise à Kaïs Saïed.
Le mardi 7 mai, pendant une séance plénière au parlement – élu avec 11 % des suffrages et dénoncé comme illégitime par l'opposition –, certains députés ont par exemple questionné l'efficacité de la gestion sécuritaire de la migration, même si beaucoup soutiennent le président et optent pour la même rhétorique sur la migration irrégulière. « Nous avons vu des files d'attentes devant les guichets de Western Union où les migrants reçoivent des fonds de l'étranger, a déclaré la députée Besma Hammami, nous voyons bien qu'ils sont financés et diligentés par l'extérieur (…). Il y a un plan pour qu'ils s'installent en Tunisie durablement. » Un autre député, Fadhel Ben Torkia, réclame plus de transparence de la part des autorités sur le nombre de migrants en Tunisie :
- Pourquoi le gouvernement ne nous répond pas ou ne nous rencontre pas pour parler de ce problème ? (…) on entend parler de 20 000 migrants, voire 60 000, sans jamais avoir de chiffres exacts.
Certains députés ont aussi demandé la publication du contenu de l'accord bilatéral signé en avril, à l'occasion de la visite de Giorgia Meloni (2), entre la Tunisie et l'Italie pour lutter contre la migration, de même que la publication des résultats du sommet tripartite entre la Tunisie, la Libye et l'Algérie tenu le 25 avril à Tunis, pendant lequel les chefs d'État ont assuré vouloir coordonner leurs efforts en vue de lutter contre la migration irrégulière.
Ce questionnement sur le déni de communication des autorités par un Parlement dont les pouvoirs demeurent très restreints selon la Constitution montre que la question migratoire suscite également des critiques au sein d'une classe politique habituellement alignée sur la ligne de Kaïs Saïed. L'ancienne députée Leila Hadded, membre du parti nationaliste arabe et du mouvement Echâab, a déclaré à la radio privée IFM le 9 mai (3) qu'il fallait s'interroger sur un possible « échec sécuritaire » à contrôler la vague migratoire en Tunisie. « Où sont nos forces de sécurité, notre armée ? Il n'y a aucune réponse qui éclaire les Tunisiens (…). Il faut expliquer pourquoi nous en sommes arrivés là », interpelle-t-elle.
Importation de la théorie du grand remplacement
Pour l'historien spécialisé dans la migration et maître de conférences à l'université de Tunis Riadh Ben Khalifa, ces débats montrent bien les problèmes de perception et de représentation de la question migratoire en Tunisie.
- Étant donné qu'il n'y a pas de politique migratoire en Tunisie mais plutôt une gestion sécuritaire qui fonctionne au coup par coup, les représentations sont faussées. Par exemple, la question de « l'invasion » des migrants qui est souvent agitée et les différents chiffres sur le nombre de migrants subsahariens faussent la perception. On voit beaucoup de migrants concentrés dans un lieu et notamment dans les zones urbaines, d'où le sentiment d'un très grand nombre.
Sans compter les débats sur les réseaux sociaux qui ne cessent de véhiculer les théories complotistes autour de la migration, des « théories elles-mêmes importées d'Europe, proches de celles du “grand remplacement” », précise Riadh Ben Khalifa (4).
Alors que les campagnes sécuritaires actuelles donnent cours à l'incurie raciste, les vraies questions peinent à être posées selon Riadh Ben Khalifa, notamment sur le rôle des associations dans la gestion migratoire et les amalgames : « Il faut faire la différence entre celles qui travaillent et qui sont reconnues et celles qui font le jeu des autorités européennes en poussant la Tunisie à devenir une sorte de hotspot pour la migration. » L'enseignant-chercheur ajoute que la Tunisie n'ayant pas de loi relative à la demande d'asile et au statut de réfugié, le gouvernement a confié à des représentations onusiennes le rôle de se charger de cette question. Or, « certaines de ces organisations ont vu leur budget se réduire avec la guerre en Ukraine et assurent de moins en moins leur rôle ».
« Ici c'est l'Algérie, va-t'en »
Alors que vendredi 3 mai au soir, les camps de fortune de migrants installés devant le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) étaient démantelés par les autorités, « le silence de ces organismes était assez assourdissant », se désole Romdhane Ben Amor du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES). Notamment sur le sort des réfugiés soudanais présents parmi les migrants, et éligibles à une demande d'asile. Selon les chiffres du HCR, ils sont de plus en plus nombreux depuis 2023 à arriver en Tunisie en raison de la guerre civile au Soudan. « Aucune solution durable n'a été trouvée pour les Soudanais et, pour nous, il y a une responsabilité partagée entre l'État mais aussi les représentations onusiennes qui ne réagissent pas », constate Romdhane Ben Amor.
L'OIM a communiqué le 9 mai sur les retours volontaires de migrants en situation irrégulière qu'elle facilite avec les autorités tunisiennes, notamment celui de 161 Gambiens ayant accepté une prise en charge d'aide au retour volontaire. La communication était identique l'année passée après les expulsions de leur logement de migrants subsahariens. En 2023, l'OIM a aidé 2 557 migrants à rentrer volontairement depuis la Tunisie vers leur pays d'origine, une augmentation de 45 % par rapport à 2022.
Devant le siège de l'organisme ce 9 mai, alors que des maçons sont en train de repeindre la façade d'une maison en face de l'OIM, dont le mur tagué a servi pendant des mois de support pour les tentes des migrants, plusieurs Subsahariens attendent un rendez-vous. Rachid, la vingtaine, est originaire de Centrafrique. Il dit avoir été arrêté par les autorités après le démantèlement du campement dans la nuit du 3 au 4 mai : « On nous a mis dans des bus et on nous a jetés 3 heures plus tard sur un terrain. On nous a dit “voilà, ici c'est l'Algérie, va-t'en”. »
Certains ont franchi la frontière tandis que lui et un petit groupe se sont cachés le temps que les autorités partent. Ils ont ensuite repris à pied le chemin de Tunis en suivant les lumières des villages et les rails de train, tout cela « pendant la nuit, car en journée, on essaye de dormir et d'éviter de se faire repérer », raconte-t-il. Son cheminement de trois jours vers la capitale explique en partie les vidéos qui ont circulé sur les réseaux sociaux, des images de migrants éparpillés dans le nord-ouest du pays et passant à travers champs. Un périple que Rachid ne veut pas réitérer. Après un parcours migratoire très difficile, les derniers évènements l'ont convaincu de quitter le pays définitivement :
- Moi je suis revenu à Tunis parce que je veux faire un retour volontaire et, d'ailleurs, cela fait plusieurs mois que je l'ai demandé. Mais en attendant, je n'ai nulle part où dormir, et cela fait des mois que ça dure. Je n'ai pas eu de soucis avec la population tunisienne, toutefois j'ai compris que ça ne sert à rien de rester ici. Je n'arrive pas à me stabiliser dans un travail malgré tous les petits boulots que j'ai faits. J'ai même passé un mois en prison. C'est devenu trop difficile.
Lilia Blaise, Correspondante à Tunis.
Notes
1- « Au moins vingt-cinq corps découverts : le sort terrible des migrants abandonnés dans le désert tunisien », France Inter, 8 août 2023.
2- Les autorités tunisiennes n'ont publié aucun communiqué officiel à la suite de cette visite.
3- « Leila Hadded sur la migration : jusqu'à quand va durer cette hémorragie ! », Business News, Tunis, 9 mai 2024.
4- En février 2023, l'ex candidat à la présidentiel française adepte de la théorie du « grand remplacement » Éric Zemmour n'a pas manqué de saluer sur Twitter le communiqué de la présidence sur les migrants subsahariens.
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