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La liberté d’expression dans tous ses états
Liberté d'expression et droit de manifester
Laurence Guénette, Coordonnatrice de la LDLRetour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
La défense du droit de manifester a été au cœur du travail de la Ligue des droits et libertés (LDL) en matière de liberté d’expression, étant donné qu’il s’agit d’une condition essentielle à la vitalité des mouvements sociaux et à l’émergence de puissantes mobilisations pour défendre les droits humains. Il est évident que les efforts pour protéger ce droit se poursuivront, s’adaptant aux enjeux contemporains et à venir, et que la vigilance est de mise devant toute limitation à ce droit à travers l’encadrement des manifestations ou devant la répression multiforme subie par les personnes qui manifestent. Cependant la liberté d’expression ne se limite pas à ce droit. Il s’agit aussi du droit d’exprimer des idées et des opinions, et de connaitre et d’entendre les idées et les opinions des autres1. Dans les dernières années, plusieurs débats ont secoué l’espace public, tentant de situer la frontière légale, légitime ou souhaitable entre cette expression des idées et opinions, et le respect des droits des personnes à ne pas subir de propos méprisants, haineux ou incitant à la violence à leur égard. Le débat a occupé tant l’arène publique et médiatique que l’arène judiciaire. On pense notamment à l’affaire Mike Ward, un humoriste s’étant moqué publiquement d’un jeune en situation de handicap, cas pour lequel un tribunal a dû déterminer s’il avait subi une discrimination fondée sur son handicap ou non. On pense aussi aux débats entourant l’utilisation du mot en N qui continuent de faire couler beaucoup d’encre à ce jour, par exemple à savoir si ce mot devrait être banni du vocabulaire utilisé par les réseaux publics de radiodiffusion, ou encore à savoir si un mot en N contenu dans le titre d’une œuvre littéraire demeure pour sa part acceptable. Pour la LDL, ces débats entourant la liberté d’expression invitent à des questionnements plus vastes qu’il est essentiel de réfléchir en cohérence avec d’autres luttes pour les droits humains. Les paragraphes suivants proposent en toute humilité certaines réflexions qui semblent pertinentes pour l’avenir.
Assiste-t-on à une instrumentalisation de la liberté d’expression ?
Ces dernières années, la notion de liberté d’expression a été brandie par plusieurs pour justifier de tenir des propos qui participent d’une violence vécue, pour protéger coûte que coûte le droit de quiconque de dire ce qui lui chante. L’expression coûte que coûte revêt son importance ici, car les impacts sont parfois graves. Pour les personnes marginalisées ciblées directement ou indirectement par ces propos, le fardeau est considérable. Dans le cas du « mot en N », des personnes Noires entendent ce mot qui porte un héritage ultra-brutal d’exactions déshumanisantes, un bagage révoltant nourri des violences racistes et colonialistes qui perdurent encore aujourd’hui. Certaines personnes choisissent d’exprimer publiquement leur malaise, de l’expliquer patiemment et de revendiquer de ne plus avoir à entendre ce mot violent. Finalement, certaines d’entre elles subissent dans l’espace public un contrecoup ou backlash virulent et attentatoire à leurs droits. Ainsi, un fardeau susceptible d’être porté en trois temps. Mais d’envisager toute limitation, et même autolimitation, dans l’usage de certains propos est perçue par certaines personnes comme une censure absolument intolérable. En 2018, la LDL constatait déjà que la liberté d’expression était au cœur de l’argumentaire des personnes souhaitant coûte que coûte préserver la possibilité de dire n’importe quoi : «nous observons actuellement une montée des discours racistes, anti-immigration, islamophobes et autres en dissonance avec le respect des droits humains. Lorsque critiqués, les porteurs de ces discours brandissent souvent leur liberté d’expression comme bouclier2». Par exemple, en 2017, des groupes de droite et d’extrême droite s’opposaient à une Motion contre l’islamophobie déposée à la Chambre des communes du Canada (M-103), alléguant que celle-ci bafouait leur liberté d’expression3. Dans ce contexte, la liberté d’expression n’est-elle pas instrumentalisée pour délégitimer les revendications des populations marginalisées pour le respect de leur droit à la dignité et à la non-discrimination ? Dans la foulée des luttes contre les différentes dimensions et manifestations du racisme systémique, il est nécessaire de reconnaitre qu’il existe aussi des inégalités dans l’accès à la prise de parole dans l’espace public. Certaines voix sont plus entendues et écoutées que d’autres ; certaines, les personnes racisées en l’occurrence, subissent un backlash déferlant que d’autres n’ont pas à craindre… Dans une perspective d’interdépendance des droits humains et de lutte contre le racisme systémique, la liberté d’expression doit être mobilisée davantage dans sa dimension collective et démocratique, et préservée de cette regrettable instrumentalisation. Là où elle aide à amplifier la voix des communautés marginalisées ; là où elle contribue positivement aux luttes sociales ; là où elle permet de garder vivant un discours critique, de contestation sociale, de contre-pouvoir, c’est là que la liberté d’expression est un atout pour une société juste et inclusive.La liberté d’expression et les technologies numériques
Notre époque témoigne aussi du foisonnement de propos haineux et de contenus dommageables en ligne, alors que les réseaux sociaux servent de tribune et d’amplificateur à tous les discours existants, y compris les discours racistes et misogynes. La LDL s’intéresse d’ores et déjà à ces questions, dans le cadre de son implication dans le mouvement de vigilance face à la surveillance des populations et aux usages de l’intelligence artificielle potentiellement attentatoires aux droits et libertés. La législation, ici comme ailleurs, accuse un important retard en ce qui a trait à l’encadrement de l’univers numérique et des réseaux sociaux, pendant que les nouvelles technologies et plateformes foisonnent sans balises et à une vitesse folle. Au moment d’écrire ces lignes, le gouvernement fédéral planche toujours sur un projet de loi visant à limiter les dommages en ligne. La LDL et plusieurs groupes, forts de leur travail et de leurs analyses en coalition, interviennent en amont des propositions législatives pour identifier et exiger certaines balises essentielles pour garantir la liberté d’expression dans la foulée de ce besoin d’encadrement. On peut aisément imaginer les écueils : que les encadrements, trop généraux, trop intrusifs ou délégués aux plateformes numériques, aient pour effet de limiter l’expression de certaines positions politiques (par exemple, que des positions critiques de l’État d’Israël soient censurées, car qualifiées à tort de terroristes ou d’antisémites). La LDL et d’autres groupes s’intéressant à cette nouvelle menace à la liberté d’expression soutiennent que les efforts de limitation des dommages en ligne doivent aller de pair avec des efforts de lutte contre le racisme systémique en amont et de façon vaste, dans un contexte où l’islamophobie et d’autres racismes particuliers se manifestent de façon accentuée depuis plusieurs années. De même, il importe de combattre les diverses manifestations du sexisme pour contrer la misogynie en ligne. En somme, l’avenir des luttes pour défendre la liberté d’expression, si on souhaite ces luttes porteuses de justice sociale et d’inclusivité, passe probablement par la dimension collective de ce droit, et non par le droit de quiconque d’exprimer toute chose, aussi offensante soit-elle. Elle devra être intimement liée à la lutte contre le racisme systémique et les autres systèmes d’oppression à l’œuvre dans nos sociétés, qui provoquent de nombreuses violations de droits. Sinon, nous risquons fort d’assister à une instrumentalisation de la liberté d’expression, qui nous éloignerait de la perspective de l’interdépendance des droits humains qui nous est chère.- Inspiré de la définition simplifiée proposée par Éducaloi.
- Vidéo, La liberté d’expression : pour tout le monde ? LDL, décembre En ligne : https://liguedesdroits.ca/liberte-dexpression-monde/
- Des manifestants de partout au Canada dénoncent la motion contre l’islamophobie, Radio-Canada, 4 mars 2017 https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1020369/manifestations-motion-islamophobie-canada-montreal
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Défendre des espaces de contestation sociale
Liberté d'expression et droit de manifester
Lynda Khelil, Responsable de la mobilisation de la LDLRetour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Dès les années 1960, la Ligue des droits et libertés (LDL) s’est penchée sur plusieurs cas de censure menaçant alors l’essor de perspectives progressistes, et féministes en particulier, au Québec. De tous temps, la LDL a dénoncé la répression policière et politique des contestations sociales. [caption id="attachment_17895" align="alignright" width="396"]

Répression effarante des grands événements
En avril 2001, le Comité de surveillance des libertés civiles de la LDL organise une mission d’observation indépendante au Sommet des Amériques à Québec et témoigne d’une répression policière effarante. 900 balles de plastique sont tirées et 5 000 bombes de gaz lacrymogènes sont lâchées sur les manifestant-e-s et dans la ville. 430 personnes sont blessées et 480 sont arrêtées. La LDL publie un rapport exigeant l’interdiction immédiate de l’usage des balles de plastique lors de manifestations. La LDL est sur un pied d’alerte lors d’autres grands événements tels que le Sommet du G-20 à Toronto en 2010, où 1 140 personnes sont arrêtées et détenues, subissant des conditions de détention humiliantes et dégradantes incluant des fouilles à nu systématiques. Avec la Clinique internationale de défense des droits humains de l’UQÀM, la LDL présente un rapport à la Commission interaméricaine des droits de l’Homme à Washington, dénonçant cette répression sur la scène internationale. La LDL orga- nise aussi une mission d’observation conjointe avec Amnistie internationale Canada lors des manifestations en marge du G-7 à La Malbaie et à Québec en 2018. Entre 1996 et 2006, environ 3 000 personnes sont arrêtées lors de manifestations au Québec. La LDL se tourne vers le Comité des droits de l’homme et le Comité contre la torture des Nations Unies pour dénoncer l’emploi d’armes de contrôle de foule et la pratique de l’arrestation de masse par encerclement. Les recommandations des Nations Unies sont toutefois ignorées par les autorités, aucune enquête n’est décrétée, et l’usage de ces pratiques et armes de contrôle de foule décriées se poursuit. Au printemps 2012, le Québec est marqué par la plus longue grève étudiante de son histoire, qui est le théâtre d’une répression policière considérable. 3 500 personnes sont arrêtées et de nombreuses autres sont gravement blessées par la police. La LDL dénonce cette répression brutale ainsi que la judiciarisation de ces mobilisations d’envergure et réclame la tenue d’une commission d’enquête publique et indépendante sur les stratégies d’interventions policières et les violations de droits. Une pétition initiée par la LDL récolte plus de 11 000 signatures et est déposée à l’Assemblée nationale. En 2013, le gouvernement met en place une Commission d’examen des événements du printemps 2012 chargée d’analyser les circonstances des manifestations et des actions de perturbation survenues en 2012. La LDL dénonce aussitôt le détournement de sa demande qui était d’examiner les violations de droits commises par les forces policières et refuse d’y participer.Contestation et sensibilisation
Dans les années qui suivent, la LDL publie deux rapports importants sur le sujet : Répression, discrimination et grève étudiante (2013) en collaboration avec l’Association des juristes progressistes et l’Association pour une solidarité syndicale étudiante, et Manifestations et Répression (2015), un bilan du droit de manifester au Québec depuis 2011. En 2013, la LDL intervient devant les tribunaux dans la contestation de la constitutionnalité de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière, une disposition utilisée par la police depuis 2011 pour faire des arrestations de masse. En 2015, la Cour d’appel invalide 500.1, une victoire importante ! En 2017 et 2022, la LDL s’investit dans le projet Le droit de manifester : les règlements municipaux sous la loupe en partenariat avec le Service aux collectivités de l’UQÀM et le Mouvement d’éducation populaire et d’action communautaire du Québec (MÉPACQ). Motivé par les préoccupations et besoins exprimés par divers groupes, le projet se penche sur les limites réglementaires imposées à l’exercice du droit de manifester. En plus de la publication d’un guide en 2017 et d’une tournée d’ateliers, le site Web droitdemanifester.ca est lancé en 2021. Près de 1 000 municipalités sont contactées et invitées à réviser leur règlementation afin de retirer les dispositions qui entravent l’exercice du droit de manifester. Plusieurs victoires s’en suivent, certaines municipalités répondent à l’appel en abrogeant des dispositions réglementaires problématiques, telles que Terrebonne en avril 2023.Luttes contre les poursuites-bâillons
Au cours des années 2000, la LDL se mobilise autour du phénomène des poursuites-bâillons, une entrave majeure à la liberté d’expression, menaçant la participation démocratique et l’espace de contestation occupé par les mouvements sociaux. Ce sont des poursuites abusives contre des groupes participant au débat public et constituant « une instrumentalisation, même un détournement, du système judiciaire1 ». Plusieurs cas emblématiques ont alimenté les analyses et mobilisations, notamment la poursuite contre l’Association québécoise de lutte contre la pollution atmosphérique (AQLPA) en 2005 qui a engendré la campagne Citoyens, Taisez-vous !. Puisque les groupes écologistes sont souvent la cible de poursuites abusives, cette mobilisation d’envergure s’est faite en coalition avec le Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE), notamment. L’adoption de la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics, en 2009, est indéniablement le fruit de cette lutte qui est parvenue à doter le Québec d’une loi parmi les plus robustes au monde ! La LDL et le RQGE mènent alors une tournée de formation à travers la province pour aider les groupes à se saisir de ce nouvel outil juridique. Depuis 2009, l’efficacité de la loi a été constatée à de nombreuses reprises, protégeant effectivement certains militant-e-s et groupes contre des tentatives de poursuites-bâillons. Néanmoins, la loi comporte aussi certaines limites. La LDL et les groupes écologistes, entre autres, doivent donc demeurer vigilant-e-s et mobilisé-e-s devant toutes les tentatives de recours judiciaires qui n’ont pas « pour premier but de gagner en cour, mais plutôt de réduire l’adversaire au silence, de l’épuiser financièrement et psychologiquement […] et de décourager d’autres personnes de s’engager dans le débat public2 ».- Audition de la LDL à la Commission des institutions, le 8 avril 2008, vidéo : https://www.assnat.qc.ca/fr/video-audio/archives-parlementaires/travaux-commissions/AudioVideo-8327.html?support=video
- Lucie Lemonde, Lutte contre les poursuites-bâillons : une réforme à poursuivre dans Marie-Pier Arnault et al, dir, L’accès à la justice, quelle justice ?, Nouveaux Cahiers du Socialisme, vol 16, 2016
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Patrick Coppens : Azimut : Poésie : Éditions du Prisme droit : 2023 : 92 pages (recension)
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.