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L’OMS met en garde contre l’« amnésie collective » sur la Covid-19

22 octobre 2024, par news.un.org — , ,
Notre « amnésie collective » concernant la gravité de la pandémie de Covid-19 ne doit pas nous empêcher de nous protéger et de protéger nos proches contre la propagation (…)

Notre « amnésie collective » concernant la gravité de la pandémie de Covid-19 ne doit pas nous empêcher de nous protéger et de protéger nos proches contre la propagation continue des maladies respiratoires, alors que l'hémisphère nord se prépare à l'hiver, a averti mercredi le bureau régional de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour l'Europe.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/10/15/loms-met-en-garde-contre-lamnesie-collective-sur-la-covid-19/

Selon l'OMS, les coronavirus tels que le virus de la Covid-19, la grippe et le virus respiratoire syncytial (VRS) « doivent être pris au sérieux », car ils sont particulièrement dangereux pour les groupes à risque, notamment les personnes âgées, les femmes enceintes et les personnes souffrant d'une maladie existante ou chronique.

« L'amnésie collective concernant la Covid-19 s'est installée, ce qui est préoccupant », a déclaré le Dr Hans Kluge, Directeur régional de l'OMS pour l'Europe. « Les individus, les communautés et les pays veulent, à juste titre, tourner la page sur le traumatisme des années de pandémie. Pourtant, la Covid-19 est toujours bien présente, circulant avec d'autres virus respiratoires ».

Pleins feux sur l'Europe

Le responsable de l'OMS a fait remarquer que 53 pays d'Europe et d'Asie centrale connaissent encore jusqu'à 72 000 décès dus à la grippe saisonnière, ce qui représente environ 20% du fardeau mondial.

« La grande majorité de ces décès peuvent être évités », a-t-il affirmé, ajoutant que les personnes les plus vulnérables « doivent être protégées » par la vaccination, dont il est prouvé qu'elle prévient la maladie et les conséquences graves.

Dans les 28 jours précédant le 22 septembre, les autorités sanitaires de la région européenne de l'OMS ont signalé un peu plus de 278 000 cas du nouveau coronavirus et 748 décès, de Chypre à la Moldavie et de l'Irlande à la Russie. Ces chiffres sont supérieurs à ceux de toutes les autres régions de l'OMS et sont probablement sous-estimés, a fait valoir la branche européenne de l'Agence sanitaire mondiale des Nations Unies.

Selon les données de l'OMS, la Covid-19 a tué plus de sept millions de personnes depuis le début de l'épidémie fin 2019, la plupart des décès ayant été signalés aux États-Unis (1,2 million), au Brésil (702 000), en Inde (534 000) et en Russie (403 000).

Des agents pathogènes imprévisibles

« La Covid-19 a dévasté tous les coins de la planète », a dit le Dr Kluge.

« Le clade II du mpox est apparu de manière inattendue en Europe en 2022 et continue de circuler dans la région, alors même que le clade I du mpox en Afrique centrale et orientale a déclenché une urgence de santé publique de portée internationale. Le virus respiratoire syncytial (VRS) et la grippe continueront à co-circuler avec une intensité accrue dans les mois à venir, notamment parce que de plus en plus de personnes se rassemblent à l'intérieur en raison du temps plus froid », a-t-il insisté.

Dans ce combat contre « des agents pathogènes imprévisibles », les autorités sanitaires nationales devraient remplir leur rôle de protection des populations vulnérables, a poursuivi le haut fonctionnaire de l'OMS, qui a appelé à un investissement accru dans les soins de santé publique afin de protéger les professionnels de la santé surchargés.

Les virus nouveaux et existants peuvent « faire des ravages dans les systèmes de santé, les économies et la société », a averti le Dr Kluge, en appelant à une surveillance et à un suivi réguliers et cohérents pour « garantir que nous sommes prêts à faire face à la prochaine grande urgence sanitaire, quel que soit le moment ou le lieu où elle surviendra ».

L'appel à l'action de la campagne de l'OMS/Europe

Dans le cadre d'une campagne de santé publique de l'OMS Europe visant à prévenir la propagation de la grippe et d'autres maladies respiratoires, l'OMS a rappelé que les principales mesures de protection consistent à rester chez soi en cas de maladie, à pratiquer l'hygiène des mains et de la toux et à assurer une bonne ventilation.

Les populations vulnérables, qui comprennent également les personnes dont le système immunitaire est affaibli et toute personne qui pense avoir attrapé un virus respiratoire, doivent porter un masque ajusté dans les espaces bondés ou fermés, a ajouté l'OMS.

« La protection contre les virus respiratoires est une responsabilité partagée par les gouvernements et l'ensemble de la société », a déclaré le Dr Kluge de l'OMS. « Chacun doit jouer son rôle en encourageant une culture de soins et de solidarité avec les personnes vulnérables ».

« La campagne de cette année intitulée « Personne ne sait à quel risque vous êtes exposé mieux que vous » encourage les individus à évaluer leurs risques personnels et à avoir confiance en leur capacité à effectuer des choix responsables pour eux-mêmes et leur communauté », explique pour sa part, Cristiana Salvi, Conseillère régionale pour la communication sur les risques et la gestion de l'infodémie à l'OMS/Europe.

https://news.un.org/fr/story/2024/10/1149561

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Pétition : Il y a urgence : sauvons les maternités de Mayotte !

22 octobre 2024, par Marche mondiale des femmes — , ,
À l'attention de Madame la Ministre de la Santé ; Monsieur le Directeur de l'ARS Mayotte ; Mesdames et Messieurs les Élus de Mayotte ; les Responsables du Centre Hospitalier (…)

À l'attention de Madame la Ministre de la Santé ; Monsieur le Directeur de l'ARS Mayotte ; Mesdames et Messieurs les Élus de Mayotte ; les Responsables du Centre Hospitalier de Mayotte (CHM) ; des mahoraises et des mahorais ; des françaises et des français ; des européennes et des européens

Tiré de Entre les lignes et les mots

La situation est critique : le système de santé de Mayotte est au bord du gouffre !
Mayotte est en train de vivre une véritable catastrophe sanitaire. Alors que l'île enregistre un taux de natalité record en Europe, avec 10 730 naissances en 2022, les maternités de Dzoumogné et Mramadoudou sont sur le point de fermer leurs portes. Cette fermeture annoncée va mettre en danger immédiat la vie de milliers de femmes enceintes et de leurs enfants à naître.

La situation est alarmante : comment, dans une région où la population est en pleine explosion démographique, peut-on envisager de fermer des services vitaux ? C'est un crime contre la santé publique !

Une décision qui met des vies en péril

Les fermetures programmées de ces maternités sont une erreur monumentale. Mayotte connaît une augmentation de 1,1% du nombre de naissances entre 2021 et 2022, et une hausse de 17% par rapport à 2020. Le territoire est déjà sous-équipé pour faire face à la demande croissante en soins, et maintenant, on nous annonce la fermeture de services essentiels. C'est insensé !

Pourquoi fermer deux maternités alors que la population continue d'augmenter ?
Pourquoi priver les femmes enceintes de soins adéquats, alors que Mayotte a enregistré 9 760 naissances de plus que de décès en 2022 ?

Comment justifier cette décision alors que 970 décès ont été recensés en 2022, soit une augmentation de 23% par rapport à 2019 ? La conséquence directe de cette fermeture sera une multiplication des accouchements à domicile non assistés, des complications mortelles, des fausses couches, et une hausse dramatique de la mortalité maternelle et néonatale.

Les femmes enceintes : condamnées à l'insécurité et à l'abandon

Avec la fermeture des maternités de Dzoumogné et Mramadoudou, les patientes seront obligées de se rendre à Kahani ou Mamoudzou, des trajets longs, dangereux, et imprévisibles. Peu importe l'heure, peu importe les conditions de circulation ou l'insécurité omniprésente à Mayotte, les femmes devront risquer leur vie et celle de leurs bébés pour atteindre un service de maternité saturé. Le plus effrayant est que de nombreux témoignages montrent que les femmes enceintes doivent se débrouiller seules, parfois obligées de faire le trajet avec leurs propres moyens, sous la directive d'un médecin régulateur basé à la Réunion. Cela a déjà conduit à des dizaines de fausses couches et des naissances non assistées à domicile, souvent dans des conditions terrifiantes. Combien de vies faudra-t-il sacrifier avant d'agir ?

Un personnel soignant épuisé et en danger

Les soignants de Mayotte sont eux aussi en première ligne de cette catastrophe. Malgré la présence d'environ 90 à 100 sages-femmes sur le territoire, le manque d'organisation et de ressources continue d'handicaper gravement le fonctionnement des services. Les sages-femmes et le personnel médical sont redéployés dans des zones à haut risque, sans aucune protection ni garantie de sécurité. Ils sont régulièrement agressés lors de leurs trajets, sans qu'aucune mesure sérieuse ne soit mise en place pour les protéger.

En parallèle, des primes de 12 000 euros sont accordées à certains agents, mais cela ne résout rien. Le personnel continue d'être sous-équipé, mal réparti, et épuisé. La mauvaise gestion est devenue chronique, et les conséquences sont visibles : fausses couches, décès évitables, bébés nés sans assistance.

Les infrastructures médicales : au bord de l'effondrement !

À Mramadoudou, la situation est hors de contrôle. Il n'y a plus assez de sages-femmes ni de médecins. Ce sont désormais les aides-soignants qui prennent en charge les suites de couche. Les infrastructures sont vétustes, et le personnel, débordé, ne peut plus faire face à l'afflux constant de patientes. Il est urgent de réouvrir ces maternités, mais également de moderniser les infrastructures existantes. Il est inacceptable que des femmes soient obligées d'accoucher dans de telles conditions, dans un territoire français en 2024 !

Nos revendications immédiates

Réouverture immédiate et sans condition des maternités de Dzoumogné et Mramadoudou :Chaque jour de fermeture expose des femmes enceintes à la mort. La réouverture des services de maternité est une priorité absolue ;

Transparence des décisions et consultation des instances locales ;
Aucune décision ne doit être prise dans le secret. Les syndicats, élus locaux, CHM, et la population doivent être consultés. La transparence sur les décisions de l'ARS et du CHM est un devoir moral.

Publication des statistiques d'urgence :
Il est impératif de publier les statistiques détaillées sur l'impact des fermetures : combien de fausses couches, combien de décès néonatals, combien d'accouchements non assistés ? La transparence sur ces chiffres est cruciale pour comprendre l'ampleur de la catastrophe ;

Renforcement immédiat des effectifs médicaux et amélioration des conditions de travail :
Des médecins et des sages-femmes supplémentaires doivent être envoyés en urgence pour soulager le personnel en place. L'insécurité pour le personnel médical doit cesser immédiatement, et des moyens de protection doivent être mis en place

Création d'une école de sages-femmes à Mayotte :
Il est inacceptable que Mayotte, avec un des taux de natalité les plus élevés d'Europe, ne dispose pas de sa propre école de sages-femmes. Cette situation doit être corrigée de toute urgence.

Conclusion

La fermeture des maternités de Dzoumogné et Mramadoudou est une véritable catastrophe humanitaire en cours. Nous faisons face à une crise sanitaire sans précédent, qui risque de coûter la vie à des centaines de femmes et de nouveau-nés si des mesures immédiates ne sont pas prises. Nous exigeons l'intervention immédiate des autorités ! Chaque jour qui passe sans action condamne des femmes à accoucher dans des conditions inacceptables. Signez cette pétition dès maintenant pour sauver des vies ! Il est temps de mettre un terme à cette catastrophe. Nous ne pouvons pas attendre plus longtemps. La vie de nos enfants et de nos mères est en jeu.

Signez ici :
https://www.mesopinions.com/petition/sante/urgence-sauvons-maternites-mayotte/234573
lire aussi :
https://www.francetvinfo.fr/france/mayotte/reportage-a-mayotte-la-plus-grande-maternite-de-france-tente-de-faire-face-a-l-explosion-demographique-on-manque-de-tout-ici_5783702.html

Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N°436 – 15 octobre 2024

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Rigueur budgétaire : « Une politique d’austérité, mise en œuvre à l’échelle européenne, sera un remède pire que le mal

22 octobre 2024, par ATTAC-France, Fondation Copernic — , ,
Cette tribune, rédigée par des économistes membres de la Fondation Copernic et d'ATTAC, a été publiée dans Le Monde le 3 octobre 2024. 17 octobre 2024 |tiré du site Entre (…)

Cette tribune, rédigée par des économistes membres de la Fondation Copernic et d'ATTAC, a été publiée dans Le Monde le 3 octobre 2024.

17 octobre 2024 |tiré du site Entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/10/17/rigueur-budgetaire-une-politique-dausterite-mise-en-oeuvre-a-lechelle-europeenne-sera-un-remede-pire-que-le-mal/

Sans surprise, le premier ministre, Michel Barnier, a pointé, mardi 1er octobre, dans son discours de politique générale, « notre dette publique colossale » et entend baisser massivement les dépenses publiques, tout en envisageant de« demander une participation (…) aux grandes entreprises qui réalisent des profits importants » et « une contribution exceptionnelle aux Français les plus fortunés ».

Il semble suivre ainsi Adrien Auclert, Thomas Philippon et Xavier Ragot, qui, dans une tribune, « Budget 2025 : “La question n'est pas de savoir s'il faut réduire le déficit, mais comment le faire sans peser trop fortement sur la croissance” »(Le Monde du 17 septembre),constatent que « l'heure est partout à la consolidation budgétaire » et prônent « une réduction du déficit primaire structurel de 4 points de PIB [produit intérieur brut], soit 112 milliards d'euros étalés sur sept à douze ans », avec dès cette année 20 milliards, essentiellement par des baisses de dépenses.

Ces économistes, qui n'excluent certes pas « des hausses, possiblement transitoires, de la fiscalité », évoquent la « diminution des aides aux entreprises en repensant les allégements de charges ». Rappelons que les baisses d'impôts ou de prélèvements en faveur des ménages les plus riches et des grandes entreprises coûtent chaque année 76 milliards au budget de l'Etat et que les subventions sans contrepartie accordées aux entreprises sont de l'ordre de 170 milliards. Les marges de manœuvre sont donc réelles.

Le spectre de la situation de la Grèce

C'est pourtant la baisse des dépenses publiques qui est privilégiée en matière de services publics, de financement de l'Assurance-maladie et des complémentaires santé. Pis, les auteurs se prononcent pour « un excédent primaire [hors charge de la dette] d'un point de PIB à moyen terme », car, nous disent-ils, « pour réduire la dette, il faudra dégager des surplus primaires », c'est-à-dire avoir un budget durablement excédentaire.

Ce qu'ils nous proposent ici est donc une cure d'austérité massive et prolongée qui ne dit pas son nom, même s'ils s'en défendent en avançant vouloir essayer de trouver un point d'équilibre concernant la vitesse de l'ajustement. Le grand absent chez ces économistes, comme d'ailleurs du discours du premier ministre, est l'état de l'économie et de la société, française autant qu'européenne. Or, la zone euro fait aujourd'hui face à une stagnation économique, et la France n'est pas épargnée.

Dans une telle situation, une politique d'austérité, de plus mise en œuvre à l'échelle européenne, sera un remède pire que le mal qu'il est censé guérir et ira, en définitive, à l'encontre du but recherché. Alors que l'investissement des entreprises est au plus bas, que la consommation des ménages stagne ou régresse, baisser les dépenses publiques aura un effet récessif qui, in fine, aggravera la situation des finances publiques. Phénomène bien connu dont la Grèce a fait l'amère expérience.

« Lente agonie »

Il est particulièrement significatif qu'aucune allusion ne soit faite au rapport que vient de présenter Mario Draghi à la Commission européenne. Celui-ci constate que « le revenu disponible réel par habitant a augmenté presque deux fois plus aux Etats-Unis qu'en Europe depuis 2000 » et que, faute d'un sursaut d'investissement, l'économie européenne est condamnée à « une lente agonie ».

Rappelons que, en trente ans, la productivité horaire du travail dans la zone euro a augmenté moitié moins qu'aux Etats-Unis. Mario Draghi indique que les investissements annuels nécessaires pour combler ce retard se monteraient à 5 points de PIB. Comment faire ces investissements, que ce soit en matière écologique, sociale ou industrielle, avec un budget durablement excédentaire ?

Mais, nous dira-t-on, il y a le feu au lac. La dette publique se monte à 110% du PIB et la charge d'intérêt est d'environ 50 milliards d'euros par an, soit 1,8% du PIB ; elle était de près de 4% à la fin des années 1990, et alors considérée comme soutenable. Il est vrai toutefois que cette somme pourrait être plus utilement employée.

Une réforme fiscale porteuse de justice est nécessaire

Remarquons par ailleurs qu'une partie non négligeable du coût de la dette (13,6 milliards d'euros) provient de l'émission par l'Etat de titres indexés sur l'inflation. Au contraire des salaires, le capital est protégé contre l'inflation ! Que faire alors ? Une réforme fiscale porteuse de justice est évidemment nécessaire.

Les entreprises et les ménages doivent être mis à contribution en fonction de leur richesse effective. Mais, aussi importante soit-elle, elle ne suffira pas à financer les investissements massifs qui sont aujourd'hui nécessaires ; aussi, s'endetter est une nécessité. Ces investissements permettront de construire des infrastructures qui seront utilisées des décennies durant par plusieurs générations, c'est pourquoi un financement par la dette est légitime.

Dire cela ne signifie cependant pas accepter la forme que prend l'endettement actuel, qui, aujourd'hui, dans l'Union européenne (UE), place la dette publique sous l'emprise des marchés financiers. Or, si l'on veut à la fois se prémunir contre les risques d'une spéculation sur la dette publique et réduire sa charge, il est nécessaire de dégager durablement le financement public de cette emprise des marchés.

Un dispositif pour garantir la stabilité du financement

Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu'aux années 1980, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle bancaire public, édifié autour des institutions financières déjà existantes ; il permettra d'orienter l'épargne populaire vers les investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement. N'étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, ce pôle bancaire public pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette publique.

Par ailleurs, il pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l'article 123.2 du traité sur le fonctionnement de l'UE, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité.

Les institutions financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir l'obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.

Les signataires de la tribune, Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Pierre Khalfa, Dominique Plihon, Jacques Rigaudiat, économistes, sont tous membres d'Attac et de la Fondation Copernic.

https://www.fondation-copernic.org/rigueur-budgetaire-une-politique-dausterite-mise-en-oeuvre-a-lechelle-europeenne-sera-un-remede-pire-que-le-mal/

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Une cure d'austérité massive et prolongée

Ce texte est issu d'un exposé de Pierre Khalfa fait lors d'un webinaire de la Fondation Copernic

Le projet de budget du gouvernement correspond aux annonces antérieures. Précédé d'un feu roulant médiatique sur « la situation catastrophique des finances publiques », il prévoit une cure d'austérité massive et prolongée.

Ce qui est prévu

Le déficit public sera de 6,1% du PIB en 2025. Le gouvernement voudrait le ramener à 5% en 2025 et passer sous la barre des 3% à la fin 2029. Il ne s'agit donc pas de mesures ponctuelles, mais de mesures qui vont se répéter année après année. Pour 2025 est prévu un ajustement budgétaire de 60 milliards d'euros. Il s'agit d'un choc budgétaire considérable.

Il y a là un premier problème. Passer à 5% du PIB en 2025 correspond à un ajustement de 1,1 point de PIB ce qui, théoriquement, devrait faire 30 milliards d'euros. Or, le gouvernement en annonce 60 parce qu'il prend comme base de calcul ce qu'aurait été, d'après lui, le déficit public en 2025 si rien n'avait été fait. C'est à dire 7%. Il en déduit la nécessité d'un ajustement de deux points de PIB, c'est-à-dire 60 milliards d'euros. Autrement dit, il prend en compte une situation qui n'existe pas et qui ne va pas exister, pour imposer un choc budgétaire deux fois plus important que ce qui aurait été nécessaire, même de son propre point de vue.

Ce qui est prévu, c'est essentiellement une baisse des dépenses publiques de 40 milliards d'euros et une et une augmentation d'impôts de 20 milliards.

Dans ces 20 milliards, il va y avoir d'une part les ménages les plus riches qui vont être touchés, ceux dont les revenus sont supérieurs à 500 000€. Ce qui représente 65 000 ménages et devrait rapporter 2 milliards d'euros. Il y aura aussi un impôt sur les plus grosses entreprises, celles qui ont un chiffre d'affaires supérieur à un milliard d'euros – chiffre d'affaires uniquement en France – qui devrait rapporter 8 milliards. Ces deux prélèvements sont présentés comme exceptionnels et provisoires. Les cotisations patronales devraient être alourdies pour rapporter 4 milliards d'euros et diverses surtaxes devraient être mises en place. Pour le reste de la population, le gouvernement affirme qu'il n'y aura pas d'augmentation d'impôts. C'est faux et on sait par exemple que la taxe sur l'électricité va augmenter.

La baisse des dépenses publiques sera massive. Quand on parle de dépenses publiques, ce que l'on met en avant c'est le ratio dette publique sur PIB. Il était en 2023 de 57%. Ce ratio donne l'impression qu'il y aurait plus de la moitié de la richesse produite, le PIB, qui passerait dans les dépenses publiques. Ce qui est totalement faux parce que ce ratio mesure deux grandeurs hétérogènes. Quand on calcule le PIB, on ne prend pas en compte ce qu'on appelle les consommations intermédiaires, c'est à dire les biens et les services transformés ou consommés au cours du processus de production. Le PIB, pour des raisons techniques ne prend pas en compte ces consommations intermédiaires, alors que le calcul des dépenses publiques les prend en compte. Donc on compare deux choses qui ne sont pas comparables et le ratio dette publique sur PIB a assez peu de sens.

Parmi les baisses de dépenses citons en vrac, la sécurité sociale qui va être amputée de 14 milliards, le report de l'indexation des retraites sur l'inflation qui va rapporter 4 milliards d'euros, des coupes dans le fonctionnement des hôpitaux, la suppression de 4000 postes d'enseignants, etc.

Il faut insister sur une fonction importante des dépenses publiques qui risque de faire les frais de cette cure d'austérité. Une part importante des dépenses publiques, ce sont des transferts sociaux vers les ménages. La moitié en moyenne du revenu des ménages est aujourd'hui issu des transferts sociaux et le montant global des prestations financières est aujourd'hui supérieur au montant des salaires nets. C'est dire l'importance de ces transferts sociaux du point de vue du revenu des ménages. Ainsi les 10% des plus riches, reçoivent 18 fois plus de revenu primaire – c'est à dire de salaire, de revenu du patrimoine – que les plus pauvres (13% de la population). Après transferts sociaux, cet écart passe de 1 à 3. On voit donc à quel point les transferts sociaux sont importants pour le revenu des ménages et pour réduire les inégalités. Or, ces transferts sociaux sont au cœur de la dépense publique.

Y-a-t-il le feu au lac ?

Le déficit est de 6% de plus du PIB. La dette publique représente 110% du PIB. Cela paraît énorme, plus de 3 200 milliards d'euros.

Concernant la dette publique deux points doivent être soulignés. D'une part, d'autres pays avec des économies avancées comme le Japon ou les États-Unis ont une dette nettement supérieure à celle de la France et il n'y a pas dans l'absolu de niveau d'endettement optimum au-delà duquel les problèmes commencent. D'autre part le ratio dette publique sur PIB, mis en avant pour montrer l'importance de la dette publique, est tout à fait problématique. En effet la dette est un stock alors que le PIB représente le flux annuel de richesse créée. Or comparer un stock à un flux a assez peu de sens.

D'autre part, le deuxième point à souligner est qu'un État ne rembourse jamais sa dette. Quand les titres publics arrivent à échéance, l'État ne les rembourse pas. Il emprunte de nouveau, en l'occurrence là sur les marchés financiers. On dit qu'un État fait rouler sa dette. Donc il est faux de dire qu'il faudra rembourser la dette. Aucun État, parmi les grands pays en Europe, aux Etats-Unis, au Japon, etc., ne rembourse sa dette.

L'important, pour savoir si une dette est soutenable, est de regarder la charge de la dette, c'est-à-dire les intérêts que l'on paye. En 2023 la charge de la dette représentait 1,8% du PIB. Elle représentait 4% du PIB à la fin des années 90. Donc, en fait, aujourd'hui le poids de la charge de la dette est moindre que dans les années 90. Elle est néanmoins importante, représentant ces 50 milliards d'euros qui pourraient effectivement être utilisé à autre chose.

Mais cela montre que la France n'est pas dans une situation de crise financière contrairement au discours dominant. Les opérateurs financiers, les banques, les fonds d'investissement, etc. recherchent la dette française et la France n'a aucun mal à emprunter sur les marchés financiers. À chaque adjudication, la demande est supérieure à l'offre de 2 à 3 fois. Cela veut dire que la France n'a pas à supplier les marchés financiers ou les banques pour emprunter. La dette française est une dette parmi les plus sûres au monde.

Maintenant, venons-en au déficit public : 6,1% du PIB en 2024 alors que la prévision du gouvernement était de 4,4%. Pourquoi ça a dérapé ? Le déficit public n'a pas dérapé parce que il y a eu une augmentation des dépenses publiques. Celles-ci sont restées stables et ont même plutôt diminué légèrement entre 2023 et 2024. Le dérapage est imputable à une baisse des recettes fiscales et notamment une baisse des recettes de la TVA. Pourquoi ? Parce qu'il y eu une baisse de la consommation des ménages. Les ménages ont moins consommé, il y a eu moins de recettes de la TVA et de plus en moyenne les ménages, pour ceux qui le peuvent, ont épargné plus. On a en France un taux d'épargne aujourd'hui record, de 18% du revenu disponible des ménages, ce qui est ce qui est le taux le plus important depuis des décennies. Et si les ménages qui le peuvent épargnent, c'est tout simplement parce qu'ils ont la crainte de l'avenir. Les ménages consomment moins, soit parce qu'ils n'en ont pas les moyens, soit parce qu'ils épargnent parce qu'ils craignent l'avenir. Cela entraîne une baisse des recettes fiscales, une baisse de la TVA et donc une augmentation du déficit.

Plus globalement, le déficit public est dû historiquement, depuis les années 2000, à des baisses d'impôts, essentiellement en faveur des grandes entreprises et des ménages les plus riches., Ces baisses d'impôts coûtent 76 milliards d'euros par an au budget de l'État. Avec les 10 milliards de hausse d'impôts prévus par le gouvernement qui vont toucher les ménages les plus riches et les très grosses entreprises, on est donc loin du compte. Et si on prend les subventions aux entreprises en France, ce sont 170 milliards d'euros par an en moins pour le budget de l'État. Dans ces subventions, il y a certaines qui peuvent être utiles, mais il y a de nombreuses qui sont totalement inutiles et qui produisent des effets d'aubaine pour les entreprises. Il y aurait donc des marges de manœuvre fiscales beaucoup plus importantes que celles sur lesquelles joue le gouvernement Barnier.

Les conséquences

Réduire la dépense publique à grande échelle avec ce choc budgétaire ne peut avoir pour conséquence que de réduire le niveau de vie des populations qui sont les premiers bénéficiaires de la dépense publique, les classes moyennes et les classes populaires, que ce soit en matière de services publics ou de transferts sociaux. Cela va aussi aggraver la situation économique.

On est dans une situation économique où la consommation des ménages stagne, voire régresse, ainsi que l'investissement des entreprises. Dans une telle situation, baisser les dépenses publiques aura un effet récessif. Cela entrainera moins de pouvoir d'achat pour des salariés, moins de profits pour les entreprises parce qu'il y aura moins d'activité économique, plus de chômage et donc moins de recettes fiscales et donc, in fine, un risque de plus de déficit public. Et on rentrerait là dans une sorte de spirale mortifère bien connue, c'est celle qu'a subie la Grèce dans les années 2010-2015. C'est ce qu'on appelle en économie l'effet multiplicateur : lorsque la dépense publique baisse d'un point il y a un risque, surtout dans une situation économique dégradée comme aujourd'hui, que l'activité économique baisse encore plus fortement, ce d'autant plus que des mesures similaires vont être prises dans beaucoup de pays européens.

Cela risque de créer un effet récessif global au niveau européen, alors même que l'Europe est en situation de stagnation économique. On est en train de refaire l'erreur économique déjà faite dans les années 2010 où on avait eu une cure d'austérité massive en Europe, un peu moins d'ailleurs à l'époque en France que dans les autres pays européens. Cette fois, cela risque d'être le contraire. On risque d'avoir une cure d'austérité beaucoup plus importante en France que dans les autres pays européens. Mais dans tous les cas, cela avait entraîné une récession de plusieurs années dont on a eu du mal à sortir.

Que faire ?

Aujourd'hui on a besoin d'investir. Investir massivement pour la transition écologique, pour réindustrialiser la France, pour remettre à niveau nos services publics, etc. Il y a eu deux rapports officiels récents qui le confirment. Le rapport Pisani-Ferry-Mafhouz, des économistes proches du pouvoir, indique qu'il faudra 66 milliards d'euros par an en plus d'investissements. Également le rapport pour la Commission européenne fait par Mario Draghi, ancien président de la BCE, qui avance qu'il faudra 800 milliards d'euros d'investissements supplémentaires en Europe. Il note le décrochage de tous les pays de l'Union européenne par rapport aux États-Unis et par rapport à la Chine, parlant même de lente agonie s'agissant de l'économie européenne. Le revenu disponible par habitant a augmenté deux fois plus vite aux Etats-Unis qu'en Europe depuis 2001 et en trente ans la productivité horaire dans la zone euro a augmenté moitié moins qu'aux États-Unis. On est dans un processus de paupérisation relative au niveau du continent européen par rapport au par rapport aux États Unis.

Une réforme fiscale porteuse de justice est évidemment nécessaire. Les entreprises et les ménages doivent être mis à contribution en fonction de leur richesse effective et on a vu que les mesures Barnier sont notoirement insuffisantes. Mais, aussi importante soit-elle, elle ne suffira pas à financer les investissements massifs qui sont aujourd'hui nécessaires ; aussi, s'endetter est une nécessité.

Il faut le dire, pour investir, il faudra s'endetter. Ces investissements permettront de construire des infrastructures qui seront utilisées des décennies durant par plusieurs générations, c'est pourquoi un financement par la dette est légitime. La dette est un pont entre les générations et un bon État, qui pense à l'avenir, est un État qui s'endette. Dire cela ne signifie cependant pas accepter la forme que prend l'endettement actuel, qui, aujourd'hui, dans l'Union européenne place la dette publique sous l'emprise des marchés financiers. Or, si l'on veut à la fois se prémunir contre les risques d'une spéculation sur la dette publique et réduire sa charge, il est nécessaire de dégager durablement le financement public de cette emprise des marchés.

Il faut pour cela créer un dispositif qui, comme jusqu'aux années 1980, garantira la stabilité du financement ; son cœur sera formé par un pôle bancaire public, édifié autour des institutions financières déjà existantes ; il permettra d'orienter l'épargne populaire vers les investissements sociaux et écologiques stratégiques décidés démocratiquement. N'étant pas soumis à la logique de la rentabilité financière, ce pôle bancaire public pourra ainsi être un acheteur important et stable de titres de la dette publique. Par ailleurs, il pourra avoir accès aux liquidités fournies par la Banque centrale européenne dans le cadre de ses opérations de refinancement, comme le permet l'article 123.2 du traité sur le fonctionnement de l'UE, les titres de dette publique constituant un collatéral de très bonne qualité. Les institutions financières privées doivent quant à elles être soumises à un contrôle strict et avoir l'obligation de placer une partie de leurs actifs en titres de la dette au taux fixé par la puissance publique.

https://www.fondation-copernic.org/une-cure-dausterite-massive-et-prolongee/

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L’oligarchie « macro-lepéniste » est en train de tout détruire - François Boulo

22 octobre 2024, par François Boulo — , ,
Le 7 juillet au soir, la France est officiellement entrée dans une crise de régime qui pourrait aboutir, à terme, à l'effondrement de la Ve République. En prononçant la (…)

Le 7 juillet au soir, la France est officiellement entrée dans une crise de régime qui pourrait aboutir, à terme, à l'effondrement de la Ve République. En prononçant la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin dernier, Emmanuel Macron pensait réaliser un coup de maître en se reconstituant une majorité absolue sur les cendres d'une gauche qu'il pensait définitivement divisée, tout en activant une énième fois le fameux « barrage républicain ». Sa stratégie est un échec cuisant et plutôt que d'accepter sa défaite, il a fait le choix de se mettre à la merci du Rassemblement national, qui est désormais en position de censurer n'importe quel gouvernement, à commencer par celui de Michel Barnier. Faut-il vraiment s'étonner de voir celui qui s'est fait élire comme « rempart » face à la montée de l'extrême droite s'allier désormais ouvertement avec elle ? Que les deux forces politiques présentées depuis des décennies comme les plus opposées en viennent à s'entendre pour permettre la constitution d'un gouvernement n'est-il pas le signe que les institutions actuelles ne sont plus seulement à bout de souffle, mais bien agonisantes ?

11 octobre 2020 | tiré de la lettre d'Elucid
https://elucid.media/democratie/oligarchie-macron-lepeniste-france-tout-detruire-francois-boulo

Si le macro-lepénisme, concept théorisé par Emmanuel Todd en 2020 (1), est devenu une réalité institutionnelle quatre ans plus tard, ce n'est pas le fruit du hasard. Certes, si l'on s'en tient à la surface des choses, l'extrême centre est censé incarner l'ouverture au monde et la promotion de la diversité, alors que l'extrême droite est présentée comme symbole du repli sur soi et du racisme. Ces discours et ces représentations largement relayés par les médias dominants fonctionnent à merveille dans l'opinion publique.

L'extrême centre parle aux gens relativement aisés et, en tout cas, plutôt satisfaits de leur sort, là où l'extrême droite séduit les mal-considérés (les « sans dents »), et plus largement tous ceux qui se plaignent de l'insécurité économique, urbaine ou culturelle. Il n'y a là rien d'illogique à ce que des gens qui se déclarent heureux se montrent disposés à s'ouvrir sur l'extérieur et qu'à l'inverse, ceux qui souffrent ou sont angoissés réclament de la protection et revendiquent une forme de retour aux traditions.

Macronisme et Lepénisme : les deux faces d'une même pièce

Ces considérations auront traversé le débat public français depuis au moins une quarantaine d'années, et plus intensément encore après l'accession au deuxième tour de l'élection présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 2002. Or, ce clivage entre camp républicain d'un côté et menace fasciste de l'autre s'apprête à apparaître pour ce qu'il a toujours été : une tartufferie.

Après la fausse alternance gauche/droite qui aura gouverné le pays jusqu'en 2017 avant de fusionner dans le macronisme, voilà que l'autre grand clivage revendiqué dans le champ politique français est en train de s'évaporer sous nos yeux. Et il n'y a là rien de surprenant.

Si l'on fait fi du vernis superficiel qui passionne les journalistes politiques de salon, tout observateur politique avisé voit bien le rapprochement quasi achevé des positions idéologiques portées par l'extrême centre et l'extrême droite. Depuis 2017, le Rassemblement national n'a cessé de se « recentrer » en matière économique – en renonçant à toute politique de rupture avec l'Union européenne – alors que dans le même temps, le camp macroniste s'est progressivement radicalisé sur les questions culturelles, et en particulier sur son rapport à l'islam.

Sans que ces exemples soient exhaustifs, on pense à tel ministre macroniste mandatant le CNRS en 2021 pour mener une « étude scientifique » sur « l'islamo-gauchisme » dans les universités, à l'interdiction de l'abaya lors de la rentrée scolaire 2023, ou encore à Gérald Darmanin reprochant à Marine Le Pen d'être « un peu dans la mollesse » sur sa critique de l'islam, lors d'un débat télévisé sur le service public audiovisuel.

De son côté, le RN a opéré une toute nouvelle série de reculs sur son programme économique lors des dernières élections législatives, parmi lesquels le retour de l'âge légal de départ en retraite à 62 ans, l'exonération de l'impôt sur le revenu pour les jeunes de moins de 30 ans, ou encore la sortie du marché européen de l'électricité. En réalité, la seule différence notable (et elle est quand même de taille !), c'est que l'arrivée au pouvoir du RN – dont le discours répand le venin de la division en stigmatisant certaines communautés minoritaires – accélèrerait plus encore la libération des paroles et des actes racistes.

À cette exception près, force est de constater que ces deux forces politiques s'attirent en réalité comme des aimants. Au point où nous sommes rendus, on a peine à les distinguer puisqu'en retenant une grille de classification de fond, ces deux partis sont inégalitaires (économiquement), autoritaires (démocratiquement) et conservateurs (culturellement). Dit autrement, Emmanuel Macron n'a jamais été un libéral ; il est un inégalitaire-autoritaire !

À la fin, c'est l'oligarchie qui gagne…

Une fois admis cet état de fait, tout s'éclaire. On comprend mieux pourquoi Emmanuel Macron s'est obstinément refusé à désigner un Premier ministre issu du Nouveau Front Populaire (NFP), alors même que c'est le groupe politique qui compte le plus de députés à l'Assemblée, et alors que la France insoumise – excommuniée arbitrairement du « champ républicain » – se montrait disposée à ne pas entrer au gouvernement. Certes, rien n'obligeait Macron dans la lettre de la Constitution, mais l'esprit démocratique, lui, l'imposait.

On est loin de la leçon d'exemplarité donnée par le Général de Gaulle, lui qui démissionnait de la Présidence en 1969 après avoir été désavoué lors d'un référendum par une très courte majorité de 52,41 %. Emmanuel Macron, lui, s'obstine contre vents et marées alors qu'au moins 70 % des Français rejettent sa politique (c'est même 75 % selon un récent sondage Odoxa) ! Que fallait-il néanmoins espérer d'un Président de la République qui, à maintes reprises, a piétiné la démocratie en s'accrochant coûte que coûte à une lecture purement légaliste de la Constitution pour bafouer la volonté exprimée par le peuple ? Rien, à l'évidence.

Le passage en force de la réforme des retraites en 2023 était jusqu'alors la dernière démonstration de sa pratique extrêmement autoritaire du pouvoir. Le double coup de force de la dissolution surprise suivie du refus de tenir compte du résultat des élections n'en est que la continuité.

Pourquoi ? Pourquoi empêcher par tout moyen le Nouveau Front Populaire (NFP) d'accéder au pouvoir ? Le programme de cette gauche issue d'une alliance de circonstances n'avait strictement rien de révolutionnaire. Mais pour la bourgeoisie française, les quelques mesures de justice fiscale et l'abrogation de la réforme des retraites, c'était déjà trop. Et c'est là que nous touchons à l'un des points caractéristiques de la période. Les classes dominantes ne veulent plus faire aucun compromis, aucune concession. Elles veulent le gâteau tout entier, et même les miettes ! Elles tiennent l'appareil d'État et n'ont jamais été aussi arrogantes et sûres d'elles-mêmes.

C'est pour cela qu'il était hors de question pour Macron de prendre le risque de laisser un gouvernement NFP se former. Même si celui-ci était assez certain de tomber par censure dès le vote de confiance voire au bout de seulement quelques semaines, il ne fallait pas même concéder au peuple, en particulier de gauche, une victoire ne serait-ce que symbolique. Pourquoi s'abaisser à s'incliner face à la volonté majoritairement exprimée par les citoyens (même si relative) quand on a la possibilité de s'allier avec l'extrême droite ?

Pour la bourgeoisie, il importe avant tout que le camp au pouvoir soit inégalitaire et autoritaire. Qu'il s'agisse ensuite de l'extrême centre ou de l'extrême droite, c'est bonnet blanc ou blanc bonnet. Dans le moment, la conservation du pouvoir bourgeois passe par un gouvernement de droite macroniste soutenu par l'extrême droite. Demain, ce sera peut-être l'inverse : un gouvernement d'extrême droite soutenue par l'extrême centre. Peu importe la formule, tant que la bourgeoisie garde la main pour servir ses intérêts…

… et la France qui perd

Reste qu'aux yeux de la plupart des électeurs – plus sensibles aux apparences et aux personnalités qu'à l'analyse des programmes et des idéologies –, le macronisme et le lepénisme demeurent à ce jour deux camps politiques radicalement opposés, d'où une tripartition de l'électorat entre gauche, extrême centre et extrême droite, qui empêche de dégager une majorité absolue à l'Assemblée.

Cette tripartition institutionnellement neutralisante, ou à tout le moins incapacitante, pourrait durer plusieurs années, car elle repose sur des critères relativement structurants : une fracture générationnelle entre la gauche (jeune) et l'extrême centre (vieillissant) et une fracture éducative entre la gauche (plutôt diplômée) et l'extrême droite (plutôt peu diplômée). Pour autant, cette tripartition porte en elle une fragilité substantielle, car elle repose fondamentalement sur l'idée – on l'a vue erronée – que le RN serait un parti de « rupture » (preuve en est la justification brandie par nombre de ses électeurs « On n'a jamais essayé »).

Le drame de la scène qui se joue sous nos yeux est que l'extrême droite réussit – avec la complaisance des médias officiels – à se présenter auprès de leurs électeurs comme une alternative à l'extrême centre alors qu'elle n'est que l'autre visage (moins présentable) des classes dominantes. Après 40 ans de néolibéralisme au cours desquels les « élites » ont trahi la nation française en dilapidant le patrimoine public, en bradant une grande part de l'industrie aux puissances étrangères, et en appauvrissant ainsi une part toujours croissante de la population, l'envie des électeurs de renverser la table n'a jamais été aussi forte, et on les comprend ! Là est le point commun entre l'électorat de gauche et celui d'extrême droite.

Mais les électeurs du RN sont les dindons de la farce. La vie politique française est bloquée dans ce paradoxe où 2/3 des Français expriment la volonté d'une rupture politique radicale, mais où dans le même temps, 2/3 d'entre eux votent aussi pour la continuité (extrême centre et extrême droite). Il est à espérer que le soutien de Marine Le Pen au gouvernement Barnier – même s'il ne tiendra peut-être pas dans le temps – agisse comme un révélateur…

L'autre drame est que la France entre en crise institutionnelle au même moment où elle sombre sur le plan économique.

Pendant que la bourgeoisie se gave en battant chaque année de nouveaux records de détention de richesse – les 500 familles françaises les plus fortunées détiennent désormais 1 228 milliard d'euros de patrimoine, soit 50 % du PIB français (c'était 6,4 % en 1996…) – la France, elle, court tout droit à la ruine. Niveau d'endettement, déficit public, balance commerciale… tous les indicateurs sont dans le rouge, à tel point que la Commission européenne vient de déclencher une procédure pour déficit excessif à son encontre, ce qui promet déjà un plan d'austérité drastique pour les années à venir, et cela dans un contexte où l'ensemble de la production au sein de l'Union européenne décroche significativement face à la concurrence mondiale.

Avec des capacités industrielles pulvérisées par les délocalisations massives – causées en grande partie par l'euro et le marché unique européen –, la France ne dispose plus de beaucoup de marges de manœuvre pour se relancer. Il faudrait assumer une rupture avec les règles de l'Union européenne, ce qui, dans un premier temps, produirait inévitablement un choc économique douloureux pour l'ensemble de la population. Or, aucun représentant politique n'assumera de prendre un tel risque. Rien de bon et durable n'adviendra tant que l'Union européenne – dans sa construction actuelle – n'aura pas implosé.

Les crises de régime finissent mal, en général…

Résumons. La France est en déclin économique, une large majorité de la population ne le supporte plus et réclame du changement, mais la bourgeoisie entend plus que jamais continuer à s'accaparer toujours plus de richesses, et aucun représentant politique n'aura le courage ni la légitimité de prendre les décisions radicales (et pour certaines impopulaires) qui s'imposent… et tout cela dans une configuration où plus aucune majorité absolue ne parvient de toute façon à se dégager à l'Assemblée nationale.

En y ajoutant les traditionnelles ambitions personnelles des représentants politiques, il ne serait pas étonnant d'assister dans les prochains mois et prochaines années à une valse des gouvernements comme au temps de la IVe République. À court terme, même la possibilité d'une démission contrainte du Président Macron, malgré son indéfectible volonté de s'accrocher au pouvoir, est désormais une hypothèse tout à fait envisageable. Quelle autre option aura-t-il si le gouvernement Barnier venait à tomber ? Il est bien possible que lui-même ne parvienne pas à répondre à cette question.

Les impasses sont partout. C'est pourquoi, même si la gauche parvenait à accéder au pouvoir, elle pourrait être balayée par les forces de l'Histoire. En 1936, le Front Populaire a certes réussi a légué un héritage social encore d'actualité, mais il n'a rien pu faire pour enrayer les dynamiques guerrières de l'époque, et en particulier la montée du nazisme en Allemagne qui se rêvait en grande puissance européenne. Quatre ans plus tard, la défaite de juin 1940 aboutissait à la fin de la IIIe République et accouchait du régime de Vichy ce qui, on le rappelle, n'avait posé strictement aucun problème à la bourgeoisie française…

Des outils institutionnels pour sortir de la crise ?

Pour sortir de la crise de régime actuelle, nombreux sont ceux dans les sphères militantes qui préconisent l'instauration de nouveaux outils institutionnels permettant une intervention plus directe des citoyens dans le processus démocratique. Référendum d'initiative citoyenne, tirage au sort pour composer les assemblées représentatives, élection au jugement majoritaire, généralisation du dispositif de convention citoyenne sont autant de propositions présentées comme remèdes à nos impasses.

Si ces dispositifs peuvent paraître séduisants en théorie, et que leur discussion présente un incontestable intérêt pédagogique pour la conscience citoyenne, il faut avoir la lucidité et l'honnêteté d'affirmer qu'il s'agit certes d'un moyen de mobilisation important, mais que la solution ne viendra pas là. Et pour une raison fort simple : les classes dominantes n'ont pas du tout l'intention de céder la moindre parcelle de pouvoir au peuple. Elles viennent, d'une main en la personne d'Emmanuel Macron, de refuser le résultat des élections législatives, ce n'est certainement pas pour concéder de l'autre main quelque largesse que ce soit !

La sortie de crise ne se fera malheureusement pas dans l'apaisement et la discussion raisonnable. On ne fera pas l'économie du rapport de force. Autrement dit, seule une force politique réellement de rupture accédant au pouvoir serait disposée à introduire de nouveaux outils institutionnels. Mais encore faut-il déjà accéder au pouvoir, ce qui est pratiquement impossible face à la censure et à la propagande que les médias dominants pratiquent chaque jour avec plus d'autoritarisme et de sectarisme.

En tout état de cause, aucun texte juridique, aussi brillant soit-il, ne sauvera la démocratie. Une Constitution, aussi bien écrite soit-elle, ne constitue jamais un garde-fou absolu. Pour preuve, l'article 2 de la Constitution de 1958 énonce que « le principe de la République est celui du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». On sait ce qu'il en est de ce beau principe aujourd'hui.

Une Constitution est toujours menacée d'être victime d'un coup de force de la part d'une minorité agissante. Cela peut être le fruit d'un putsch militaire, mais aussi, bien plus subtilement, d'une emprise de plus en plus grande d'un pouvoir oligarchique sur l'ensemble des leviers du pouvoir institutionnel. Face à cette menace, il n'existe qu'un seul gardien du temple : un peuple éclairé, soudé et combatif. La souveraineté du peuple est proportionnelle à son niveau de conscience politique.

La période actuelle est certes très incertaine et couve de terribles dangers. Mais une crise systémique comme celle que nous connaissons aujourd'hui ouvre aussi des brèches, des opportunités pour convaincre la masse des gens jusqu'alors insouciante qu'il va désormais falloir prendre les problèmes à bras-le-corps. L'avenir n'est pas ce qui advient, mais ce que nous en

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ferons. Au travail !

Offensive raciste : Retailleau veut déporter des sans-papiers en Irak, au Kazakhstan ou en Egypte

22 octobre 2024, par Maëva Amir — , ,
L'Opinion révèle que le ministre de l'Intérieur négocie actuellement des accords avec des pays tels que l'Irak, le Kazakhstan ou l'Égypte pour pouvoir y déporter des étrangers. (…)

L'Opinion révèle que le ministre de l'Intérieur négocie actuellement des accords avec des pays tels que l'Irak, le Kazakhstan ou l'Égypte pour pouvoir y déporter des étrangers. Un pas de plus franchi dans l'horreur par les politiques racistes et xénophobes du gouvernement.

16 octobre 2024 | tiré du site de Révolution permanente
https://www.revolutionpermanente.fr/Offensive-raciste-Retailleau-veut-deporter-des-sans-papiers-en-Irak-au-Kazakhstan-ou-en-Egypte

Dans le cadre de son premier discours aux préfets du 8 octobre dernier, Bruno Retailleau, ministre de l'Intérieur proposait d'intensifier la chasse aux étrangers en ayant recours à la « diplomatie migratoire ». Le journal l'Opinion révèle ce mercredi que Retailleau ne propose ni plus ni moins que la déportation d'étrangers désignés comme « illégaux et indésirables » dans des pays tels que le Rwanda, le Burundi, le Kazakhstan, l'Irak ou l'Égypte.

En plus de vouloir faire « baisser les régularisations », Bruno Retailleau, est en effet sur le point de nouer des accords avec des pays tiers pour que ces derniers acceptent de recevoir des étrangers sur leur sol, notamment ceux qui y ont transité ou séjourné. Par exemple, un étranger qui serait considéré comme illégal en France pourrait alors être déporté dans un des pays signataires quand bien même il n'aurait aucune attache avec ce pays. Cette proposition institutionnalise la déportation d'hommes et de femmes migrant.es à des milliers de kilomètres.

Ces accords inhumains, marchandés cyniquement avec des pays qui sont eux-mêmes déstabilisés par des conflits (comme en Irak) et dont l'environnement économique et social est très dégradé, sont négociés aux dépens d'hommes et de femmes qui fuient les ravages des guerres, des crises économiques et de l'instabilité causées par les puissances impérialistes, au premier rang desquelles la France. Ces accords rendront les migrants encore plus vulnérables, comme cela a été le cas après les traités signés entre l'Europe et la Libye. Amnesty International dénonçait des « conditions d'accueil infernales » dans les centre de rétention où les migrants sont exposés à la torture, aux violences sexuelles et à des sévices cruels et inhumains.

Lorsqu'il s'agit de mener des politiques inhumaines et racistes, Bruno Retailleau sait être inventif tout en s'inspirant des politiques xénophobes et racistes menées à échelle européenne, comme celles de Giorgia Meloni en Italie. La présidente italienne a en effet procédé, cette semaine, aux premières déportations de migrants vers l'Albanie, pour limiter les arrivées de migrants secourus en Méditerranée, grâce à un accord signé en 2023. Sous les applaudissements de Commission européenne, la politique d'externalisation des frontières de Meloni est en passe d'être appliquée dans toute l'Europe, au prix des vies de dizaines de milliers de migrants chaque année.

Cette nouvelle annonce intervient après que le ministre de l'Intérieur et le gouvernement ont multiplié, depuis plusieurs semaines, les propositions sur l'immigration dans une course au racisme et la xénophobie. Ce lundi, la porte-parole du gouvernement annonçait la préparation d'une deuxième loi immigration qui porterait la durée maximale de rétention des étrangers « jugés dangereux » de 90 à 210 jours.

Alors que le gouvernement poursuit ses offensives xénophobes en appliquant le programme du Rassemblement National, le parlement s'apprête à voter un budget d'une violence historique, qui devrait encore aggraver les conditions de vie des classes populaires et mettre en danger les vies des travailleurs migrants du fait du gel du budget de l'Aide Médicale d'État. Parce que la violence raciale est le laboratoire de toutes les offensives sociales, tout notre camp social doit s'unir pour lutter contre l'agenda raciste du gouvernement et ses mesures antisociales.

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Comment Budapest est devenue un haut lieu de l’anti-progressisme

22 octobre 2024, par Mariano Schuster, Pablo Stefanoni — , ,
Viktor Orbán est devenu le moteur d'une contre-révolution culturelle à l'échelle européenne. De son combat « anti-woke » [1], le Premier ministre hongrois a renforcé ses liens (…)

Viktor Orbán est devenu le moteur d'une contre-révolution culturelle à l'échelle européenne. De son combat « anti-woke » [1], le Premier ministre hongrois a renforcé ses liens avec des partis comme Vox et des leaders comme Javier Milei et Donald Trump. Dans cet entretien, le politologue András Bíró-Nagy analyse les principales caractéristiques du régime hongrois et analyse son rôle dans le contexte européen et mondial.

13 octobre 2024 | tiré du site Entre les ligne entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/10/13/comment-budapest-est-devenue-un-haut-lieu-de-lanti-progressisme/

En juillet dernier, la Hongrie a pris la présidence tournante de l'Union européenne et tous les regards étaient à nouveau tournés vers Budapest. Le gouvernement de Viktor Orbán et son parti politique, le Fidesz, ont non seulement transformé la Hongrie en un bastion conservateur national, mais ils ont également mené une contre-révolution culturelle à l'échelle européenne. Aujourd'hui, le régime d'Orbán est caractérisé comme l'un des concurrents les plus déterminés dans la bataille « anti-woke » de l'extrême droite, ce qui l'a rapproché de partis tels que Vox, le président argentin Javier Milei et le trumpisme aux États-Unis.

Le politologue András Bíró-Nagy a suivi de près l'évolution d'Orbán et sa dérive « illibérale » [2]. Directeur du think tank Policy Solutions, chercheur principal au Centre hongrois des sciences sociales et membre du conseil d'administration de l'Association hongroise des sciences politiques, Bíró-Nagy analyse dans cet entretien les principales caractéristiques du régime d'Orbán, décompose ses liens avec les forces de l'extrême droite mondiale et détaille ses relations avec le gouvernement de Benjamin Netanyahou, tout en expliquant ce qui se passe aujourd'hui avec l'opposition hongroise et les divergences avec les pays voisins.

Le 1er juillet, la Hongrie a pris la présidence semestrielle du Conseil de l'Union européenne et a lancé le slogan « Make Europe Great Again ». Que signifie exactement un tel slogan ?

Le slogan Make Europe Great Again, qui est une référence explicite au Make America Great Again de Donald Trump, est une provocation d'Orbán visant avant tout les dirigeant·es européen·nes qui rejettent le populisme de droite, conservateur et souverainiste. D'une manière ou d'une autre, ce slogan montre la perspective d'Orbán sur l'Europe. Il est clair que ce que le régime hongrois actuel recherche et appelle de ses vœux, c'est la construction d'une Europe d'États-nations. Il ne soutient certainement pas la poursuite de l'intégration européenne et souhaite que les piliers de la construction continentale reposent sur les États-nations. Contrairement à d'autres dirigeant·es d'extrême droite, M. Orbán ne cherche pas à quitter l'Europe ou à développer une sorte de « Hunexit », similaire au Brexit britannique. Il souhaite plutôt que les institutions supranationales, telles que la Commission européenne ou le Parlement européen lui-même, aient de moins en moins de pouvoir et évoluent vers la droite. En outre, quitter l'Europe n'aurait pas le soutien de la population. Aujourd'hui, 70% des Hongrois·es sont favorables au maintien dans l'Union européenne. Orbán cherche donc à transformer l'UE de l'intérieur.

Ces dernières années, Orbán est devenu un promoteur actif des réseaux nationaux-conservateurs, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan financier. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

Bien qu'Orbán et son parti, le Fidesz, soient généralement très sensibles à l'ingérence étrangère dans la politique hongroise et prônent constamment l'idéal de la « souveraineté nationale », ils n'ont pas hésité à intervenir dans la politique d'autres pays. Un bon exemple est le financement qu'il a accordé à la campagne de la dirigeante d'extrême droite française Marine Le Pen, ou celui d'une banque proche du Fidesz au parti espagnol Vox ; il a été révélé que le parti espagnol a reçu environ 9 000 000 d'euros. Orbán n'évolue pas seulement dans le domaine de la politique nationale, mais montre sa vocation à participer à une construction politique plus large. Il peut le faire parce qu'il est au pouvoir depuis 14 ans et qu'il dispose de beaucoup plus de ressources que la plupart des extrémistes de droite internationaux qui n'ont pas encore réussi à prendre le contrôle de l'État. C'est pourquoi Orbán est en mesure de réaliser des projets qui, pour d'autres dirigeant·es d'extrême droite, ne sont qu'un rêve. Orbán a montré que le fait d'être au pouvoir lui donne des outils supplémentaires pour aider ses ami·es. Cela a été le cas, par exemple, avec Jair Bolsonaro, qui s'est réfugié dans l'ambassade hongroise de peur d'être arrêté pour sa tentative présumée de coup d'État après la défaite électorale. En bref, le régime Orbán peut alternativement fournir de l'argent aux ami·es de l'extrême droite et un refuge lorsqu'elles ou ils sont en difficulté.

Les institutions para-étatiques, telles que l'Institut du Danube, semblent jouer un rôle clé dans ce cadre. Comment fonctionne cet écosystème para-étatique ?

Il existe en effet plusieurs organisations, telles que l'Institut du Danube, qui ont joué et jouent un rôle central dans la mise en réseau et l'établissement de liens entre le régime d'Orbán et d'autres forces d'extrême droite. Certaines de ces institutions ne sont pas seulement actives en Hongrie, mais opèrent au niveau international. L'Institut du Danube est particulièrement actif dans l'établissement de contacts avec les républicains américains, tout comme le Centre pour les droits fondamentaux. Ce think tank [3] est l'organisateur de la version hongroise de la Conservative Political Action Conference (CPAC), qui imite celle des États-Unis, avec laquelle il entretient des liens directs. Un autre acteur important, dont l'influence internationale s'est accrue, est le Mathias Corvinus Collegium, un établissement d'enseignement privé qui a reçu d'importantes sommes d'argent du gouvernement Orbán et a ouvert un bureau à Bruxelles, d'où il a tenté d'influencer la conversation publique européenne. L'exemple le plus frappant est le financement par le Mathias Corvinus Collegium des manifestations d'agriculteurs et d'agricultrices à travers l'Europe au début de l'année.

Depuis quelque temps, des acteurs politiques émergent en Hongrie, encore plus à droite que le Fidesz. De l'extérieur, les divergences ne sont pas très claires…

Aussi incroyable que cela puisse paraître, il est tout à fait vrai qu'il existe des forces politiques qui se situent à la droite d'Orbán et de son parti, le Fidesz. Un cas bien connu est celui du Mouvement pour la patrie, une organisation fondée par des dissidents du Mouvement pour une meilleure Hongrie (Jobbik), qui est tellement extrémiste que même certains amis d'Orbán ne veulent pas s'en approcher. Au Parlement européen, le Fidesz fait partie d'un groupe appelé Patriotes pour l'Europe, qui comprend également le Rassemblement national de Marine Le en et la Ligue de Matteo Salvini. Cependant, il existe désormais un groupe encore plus à droite, l'Europe des nations souveraines, un espace dirigé principalement par Alternative pour l'Allemagne [AfD]. Ce groupe entretient des relations avec la Russie et la Chine, ce qui n'est même plus supportable pour Marine Le Pen. Le Mouvement pour la patrie se caractérise par la diffusion de théories conspirationnistes, dont beaucoup sont liées à la pandémie de covid-19 et aux vaccins, au sujet desquels il soulève de fortes réticences. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, ses dirigeant·es ont déclaré que l'Ukraine devait céder des territoires non seulement à la Russie, mais aussi à la Hongrie elle-même, qui avait été le possesseur historique de certaines parties du pays aujourd'hui envahi et en guerre. Ces positions radicales et extrémistes sont, comme on peut le voir, encore plus à droite que les positions du Fidesz et d'Orbán lui-même.

En Pologne, le parti d'extrême droite Droit et Justice (PiS) a été battu lors des dernières élections après une série de mobilisations de jeunes et de militantes féministes dans les grandes villes du pays. Qu'est-ce qui différencie la Hongrie de la Pologne à cet égard ?

Pendant les huit années où le parti Droit et Justice de Jarosław Kaczyński était au pouvoir, la Hongrie et la Pologne étaient considérées comme les deux exemples les plus clairs de recul démocratique dans la région. Mais, pour être honnête, la situation a toujours été bien pire en Hongrie qu'en Pologne. Droit et Justice n'a jamais disposé d'une majorité constitutionnelle suffisante pour transformer l'ensemble du cadre démocratique du pays. En fait, en ne parvenant pas à obtenir une telle majorité constitutionnelle, il n'a pas non plus été en mesure de modifier un certain nombre de lois importantes. La situation est différente dans le cas d'Orbán, qui, après 14 ans au pouvoir, dispose de ces majorités spéciales qui lui permettent de modifier le système électoral pour améliorer ses performances électorales, ou de changer des aspects substantiels du cadre réglementaire du pays s'il le souhaite. En fait, c'est la super-majorité d'Orbán qui a permis à son parti, le Fidesz, de s'emparer de toutes les institutions de contrôle. Je pense en particulier au bureau du procureur général, à la Cour des comptes qui supervise les dépenses publiques et à la Cour constitutionnelle.

C'est à cause de ce genre de choses que j'ai toujours eu le sentiment que la transformation de l'environnement démocratique, et aussi de l'environnement médiatique, a été beaucoup plus profonde en Hongrie qu'en Pologne. Orbán a eu plus de temps pour cela, mais aussi des pouvoirs plus larges et plus profonds que Kaczyński. Dans le même temps, il a toujours été très clair que les médias étaient plus forts et plus pluralistes en Pologne qu'en Hongrie. En outre, la société civile polonaise s'est révélée plus solide que la société civile hongroise au fil des ans. Mais il y a un autre aspect remarquable dans ce tableau, et c'est celui de l'opposition et des dirigeant·es politiques. En Pologne, contrairement à la Hongrie, il y a toujours eu une opposition forte avec un leadership clair. Donald Tusk est revenu de la politique européenne à la politique polonaise proprement dite en tant que chef de l'opposition et a réussi à se faire élire premier ministre. Il faut ajouter à cela le fait que le système électoral polonais a permis à l'opposition de se présenter sous la forme de différentes listes – de gauche et du centre – puis de s'unir, alors qu'en Hongrie, le système électoral favorise les grands blocs, de sorte que pour défier un gouvernement et un parti fort, il faut une alliance préalable, ce qui n'a jamais satisfait qui que ce soit. Pour les électeurs et les électrices de gauche, il était problématique de voter pour une liste dont le candidat au poste de premier ministre était une personnalité de droite libérale-conservatrice, et pour les électeurs et électrices des zones rurales, où les positions conservatrices prédominent, il était tout aussi problématique de voter pour une liste comprenant des personnalités issues de partis de gauche classiques, même si le premier ministre en lice ne l'était pas. Cela a conduit à une défaite majeure pour ce type d'alliance.

La situation de l'opposition est-elle toujours la même aujourd'hui, ou un nouveau leadership a-t-il émergé ?

La situation actuelle est quelque peu différente en raison de l'émergence d'un nouvel acteur politique. Je veux parler de Peter Magyar, un ancien membre du Fidesz qui est passé dans l'opposition et en est devenu l'une des figures de proue. Peter Magyar – dont le nom de famille signifie littéralement « hongrois » – est l'ex-mari de la ministre de la justice de Viktor Orbán et est quelqu'un qui connaît parfaitement le régime, puisqu'il en est issu. M. Magyar a récemment créé le Parti du respect et de la liberté et, en peu de temps, il a commencé à détruire l'opposition fragmentée existante. Magyar, qui a dénoncé la corruption du régime et certains de ses aspects autoritaires, est un phénomène nouveau. Lors des prochaines élections, qui se tiendront en avril 2026, M. Orbán sera probablement confronté à M. Magyar, qui sera son seul adversaire politique. Il est très probable que les différentes organisations qui s'opposent à Orbán se regroupent autour de la candidature de Magyar.

Avant l'arrivée au pouvoir d'Orbán, le Parti socialiste (héritier du Parti socialiste ouvrier de l'époque communiste) était au pouvoir. Aujourd'hui, ce parti, qui a joué un rôle clé dans le processus de transition entamé après la chute du mur de Berlin, semble avoir subi un déclin important de sa force électorale. Aujourd'hui, ce parti, qui a joué un rôle clé dans le processus de transition entamé après la chute du mur de Berlin, semble avoir subi un déclin significatif de sa force électorale. Qu'est-il arrivé aux socialistes ?

Le dernier parti politique à avoir battu Orbán est le Parti socialiste hongrois en 2006. C'est la dernière fois qu'Orbán a subi une défaite, ce qui s'était déjà produit en 2002, également contre les socialistes. Cependant, les problèmes ont commencé précisément pendant la période de gouvernement entre 2006 et 2010, lorsque le parti socialiste a commencé à faire passer une série de mesures néolibérales sur la santé et l'éducation. Orbán s'est appuyé sur ce tournant néolibéral et a condamné les réformes, soulignant la nécessité d'une plus grande intervention de l'État et de soins de santé publics gratuits. Ferenc Gyurcsány, le premier ministre de l'époque – qui n'est plus membre du parti socialiste mais de la coalition démocratique – est toujours actif dans la politique du pays et est considéré comme un acteur clairement toxique. La réputation et l'héritage de l'ancien premier ministre sont si mauvais, non seulement en termes de gestion mais aussi de corruption, que même 14 ans de règne d'Orbán n'ont pas réussi à les faire oublier. Bien entendu, sous le gouvernement d'Orbán, la corruption a pris des proportions bien plus importantes. C'est le gouvernement le plus corrompu de toute l'Europe, selon les indices de Transparency International et de la Commission européenne. Et pourtant, on se souvient encore des performances du gouvernement libéral-socialiste, ce qui a empêché les socialistes de se redresser.

Et aucun nouveau parti politique ne s'est formé à la gauche du parti socialiste ?

Il y a eu plusieurs tentatives de création de nouveaux partis, mais pas à la gauche du parti socialiste. Il y a eu de nouveaux partis libéraux et de nouveaux partis verts, mais la création de nouveaux partis a de plus en plus contribué à la fragmentation de l'opposition. Lorsque Orbán est arrivé au pouvoir, la gauche ne comptait plus que deux partis. L'un était le parti socialiste et l'autre le parti vert, qui se présentait sous le slogan « la politique peut être différente », un slogan qui faisait référence au mouvement altermondialiste. La fragmentation croissante, l'incapacité du parti socialiste à se redresser et la faible part de voix du parti vert ont empêché l'émergence d'une alternative réellement forte à Orbán. Chacun des nouveaux partis s'est battu non seulement contre le Fidesz, mais aussi contre le reste de l'opposition, ce qui a clairement joué en faveur d'Orbán. Aujourd'hui, tout le monde cherche désespérément quelque chose de nouveau et d'unificateur. Le seul espoir est le changement de régime. Nous en sommes donc arrivé·es à une situation où de nombreux électeurs et de nombreuses électrices des forces d'opposition seraient prêt·es à parier sur Peter Magyar, un bureaucrate de haut rang du régime Fidesz jusqu'à très récemment, pour tenter de modifier le statu quo actuel.

L'une des caractéristiques les plus claires du régime hongrois au niveau mondial est son soutien inconditionnel à Benjamin Netanyahu en Israël. Cependant, Orbán a depuis longtemps adopté des positions qui ont, à tout le moins, été qualifiées de philo-antisémites, par exemple lorsqu'il attaque George Soros. Comment cette situation doit-elle être comprise depuis la Hongrie ?

Étant donné que l'un des principaux objectifs du régime Fidesz dans les affaires internationales est de présenter son gouvernement comme le meilleur allié d'Israël, Orbán est devenu très prudent lorsqu'il s'agit d'aborder des questions traditionnellement associées à l'antisémitisme. L'actuel Premier ministre hongrois considère Netanyahou comme un dirigeant avec lequel il partage non seulement des valeurs, mais aussi une certaine perspective sur ce que devrait être une démocratie. C'est dans ce cadre qu'il se présente comme le défenseur et le garant des droits de la minorité juive hongroise. Après les attentats du 7 octobre 2023 et le début de la guerre à Gaza, Orbán a interdit toute manifestation de soutien à la Palestine et a souligné son alignement sur Israël. Il n'a cependant pas cessé de développer une politique qui vise subrepticement à toucher une partie de la société hongroise, en ciblant clairement George Soros et l'Open Society Foundation. Soros est un survivant hongrois de l'Holocauste qui, avec sa famille, a émigré d'abord au Royaume-Uni, puis aux États-Unis, où il a mené une brillante carrière dans les affaires et la finance. Lorsque, dans les années 1980, le régime communiste a commencé à s'effondrer, Soros s'est impliqué dans la situation politique hongroise et a soutenu des groupes cherchant à contribuer à la transition démocratique. Parmi les différentes organisations visant la fin du régime communiste et l'ouverture du pays à la démocratie se trouvait le Fidesz, le parti d'Orbán. Et c'est dans ce contexte que l'Open Society Foundation de Soros a soutenu financièrement le Fidesz. Mais la situation ne s'est pas arrêtée là. Soros a lui-même financé une bourse d'études à l'Université d'Oxford pour Orbán. Alors que le Fidesz et Orbán lui-même se tournaient de plus en plus vers l'extrême droite, et déjà après l'arrivée au pouvoir d'Orbán, une campagne contre Soros a commencé, le dépeignant comme un banquier et homme d'affaires new-yorkais cupide qui cherchait à gagner de l'influence dans différents pays grâce à son argent, en s'ingérant dans les affaires intérieures de nations souveraines. C'est l'image que le Fidesz a construite de Soros pendant de nombreuses années, et celle qui prévaut encore aujourd'hui. En fait, très récemment, Orbán et son parti ont lancé une campagne présentant Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, comme une « marionnette » du fils de Soros, qui préside aujourd'hui l'Open Society Foundation. Cette idée de la famille Soros comme un groupe de marionnettistes essayant de dominer le monde fait clairement référence aux théories de conspiration juives globales, mais coexiste, en même temps, avec un soutien explicite à Israël. En effet, aucun dirigeant au monde n'est plus pro-israélien et pro-Netanyahu qu'Orbán.

A la fin de l'année dernière, Orbán a assisté à la cérémonie d'investiture de l'actuel président argentin Javier Milei, mais Orbán semble avoir peu de choses en commun avec la vision libertaire du président sud-américain. Comment comprendre ces liens, et dans quelle mesure, comme dans d'autres cas, sont-ils favorisés par les positions « anti-woke » et les diverses batailles culturelles qui unissent la droite radicale ?

L'anti-wokisme est en effet ce qui unit Orbán à Milei, à Vox, à Trump et à d'autres leaders de l'extrême droite mondiale. C'est un point particulièrement important et intéressant, car lorsque l'on observe ces différents leaders et groupes politiques d'extrême droite, on se rend vite compte qu'ils ne partagent pas de position commune, par exemple, sur les questions économiques. Orbán est résolument interventionniste dans le domaine économique, comme il l'a montré pendant la crise énergétique et la période de forte inflation, lorsqu'il a plafonné les prix de différents produits. Aujourd'hui, aux États-Unis, c'est Kamala Harris qui a suggéré qu'elle pourrait plafonner les prix de certains produits, et elle a été critiquée par Trump, qui a qualifié une telle initiative de « mesure communiste ». Lorsque cela s'est produit, nous avons toutes et tous bien ri en Hongrie, car c'est leur ami Orbán qui a adopté cette politique il y a tout juste un an ou deux. Il est donc clair que ce qui les unit n'est pas le terrain économique – parfois, ils ne savent même pas grand-chose de ce qu'ils font en matière de politique économique intérieure – mais la bataille culturelle. Dans cette bataille, l'anti-wokisme joue un rôle clé, tout comme les positions anti-LGTBI+ et anti-féministes. C'est dans ce domaine que tous ces acteurs s'accordent sur un programme fortement conservateur. En Hongrie, il s'agit en fait de la politique la plus réussie du gouvernement Orbán. L'anti-wokisme et la défense de la « famille traditionnelle » sont remarquablement bien acceptés, dépassant même la politique anti-immigration. La société hongroise est plutôt conservatrice et cela inclut non seulement celles et ceux qui votent pour le Fidesz, mais aussi celles et ceux qui votent pour l'opposition. C'est ce qui unit Trump, Vox et Milei, un personnage avec lequel Orbán ne partagerait jamais l'idée que l'État doit être détruit, mais avec lequel il peut être d'accord dans le domaine des batailles culturelles.

L'invasion de l'Ukraine par la Russie a généré beaucoup de tensions dans le groupe de Visegrad, qui comprend la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. Comment ces divergences ont-elles été traitées ?

Au niveau européen, la question de la guerre d'Ukraine est l'une des lignes de fracture entre les différents acteurs de l'extrême droite. Et c'est l'une des raisons pour lesquelles il n'existe pas de groupe parlementaire européen unifié de ces forces de droite. D'un côté, il y a le groupe des Conservateurs et Réformistes européens, qui comprend les Frères d'Italie de l'Italienne Giorgia Meloni, les Polonais·es de Droit et Justice de Jarosław Kaczyński, et les Tchèques du Parti démocratique civique. Ce groupe est nettement plus pro-atlantiste et pro-ukrainien que les Patriotes pour l'Europe, le groupe parlementaire qui comprend notamment le Fidesz de Viktor Orbán, le Rassemblement national de Marine Le Pen, le Parti de la liberté d'Autriche et la Ligue de l'Italien Matteo Salvini. Ce groupe est plus clairement pro-russe. Cela montre, par exemple, que les Polonais de Droit et Justice et les Hongrois de Fidesz sont, dans ce cas, divisés. Alors que la Pologne craint une intervention russe en raison de sa propre histoire, Orbán ne voit pas Vladimir Poutine d'un si mauvais œil. Cependant, Orbán ne se prononce pas directement en faveur du dirigeant russe, mais utilise un discours « pro-paix ». Il évite de se considérer comme pro-russe, même si c'est la conclusion de sa position « pro-paix ». Que signifie concrètement une position « pro-paix » dans ce contexte ? Elle signifie évidemment que la Russie peut conserver 20% du territoire ukrainien. C'est ce que le programme « pacifiste » d'Orbán implique en réalité. La question de l'Ukraine divise donc l'extrême droite européenne, y compris les membres du groupe de Visegrad. Ce qui les unit vraiment, ce qui les rassemble et les fait faire partie d'un bloc commun, c'est l'euroscepticisme, la défense de la souveraineté des pays individuels et, bien sûr, le combat culturel anti-progressiste ou anti-éveillé.

Mariano Schuster et Pablo Stefanoni
https://nuso.org/articulo/como-budapest-se-transformo-en-la-meca-del-antiprogresismo/
Traduit avec DeepL.com (version gratuite)

[1] woke = état d'éveil face à l'injustice, conscience des rapports sociaux et de leurs effets – NdT
[2] libéralisme au sens politique – NdT
[3] groupe de réflexion ou laboratoire d'idées – NdT

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La Silicon Valley se tourne vers Trump, sur fond d’intox climatique

22 octobre 2024, par Alexis Gacon — , ,
De puissantes figures de la Silicon Valley comme Elon Musk n'hésitent plus à montrer leur soutien au candidat républicain. Ce virage à droite coïncide avec une hausse de la (…)

De puissantes figures de la Silicon Valley comme Elon Musk n'hésitent plus à montrer leur soutien au candidat républicain. Ce virage à droite coïncide avec une hausse de la désinformation sur l'écologie.

Tiré de Reporterre
16 octobre 2024

Par Alexis Gacon

État de Washington (États-Unis), correspondance

Tête de gondole de la Tech, l'excentrique propriétaire de Tesla et de X est un symbole d'un virage à droite. Casquette noire « Make America Great Again » bien vissée sur le crâne, Elon Musk, bondissant, a paradé avec Donald Trump lors d'un meeting le 5 octobre à Butler, en Pennsylvanie, là où l'ex-président a échappé à une tentative d'assassinat cet été.

Les deux hommes n'en finissent plus de se faire la courte échelle. Sur scène, Trump a vanté l'homme qui, grâce à son réseau social, X, a « sauvé la liberté d'expression ». Elon Musk lui a renvoyé la balle avec enthousiasme, arguant que le républicain devait gagner l'élection présidentielle de novembrepour « préserver la Constitution ». Si ce sont les démocrates qui l'emportent, l'oracle de Tesla a prédit que « ce seront les dernières élections », laissant planer le fameux complot d'un plan secret des démocrates pour enlever le droit de vote à la population.

Leur alliance se poursuit en dehors de la scène. Elon Musk a créé l'America PAC, un groupe qui recrute des démarcheurs qui vont frapper à des milliers de portes pour faire sortir le vote républicain dans les États clés — les États indécis qui peuvent faire basculer l'élection — et Trump lui a garanti une place dans son administration, s'il l'emportait en novembre.

Un long crash

Quelle volte-face par rapport à 2016 ! À l'époque, Elon Musk prétendait que Trump n'avait pas le caractère qu'il fallait pour les États-Unis ; il protestait contre le retrait de Washington de l'Accord de Paris ; il parlait du changement climatique comme de la « plus grande menace que l'humanité ait à affronter ce siècle ». Désormais, Musk estime que la peur autour du réchauffement est « exagérée », et soutient donc officiellement un candidat qui parle du changement climatique comme d'un « hoax », un « canular ».

Il faut dire qu'il a tout à gagner avec cette alliance. L'empire Musk, qui va de l'énergie à l'intelligence artificielle, peut grandement tirer bénéfice de l'oreille attentive de Donald Trump. Le républicain, vent debout contre les voitures électriques auparavant, se pâme désormais pour elles. Il dit ne plus avoir le choix : « Elon me soutient ! »

Donald Trump, alors président, avec Elon Musk après le lancement réussi de la capsule spatiale Crew Dragon, développée par SpaceX pour le compte de la Nasa, le 30 mai 2020. Flickr/CC0/Trump White House Archived/Shealah Craighead

L'entrepreneur en série, croit le site étasunienPolitico, chuchote déjà à l'oreille de Donald Trump et influence ses futurs choix politiques en matière d'environnement. Un élu républicain, cité par le site, le voit comme le futur conseiller sur le climat à Washington, si Donald Trump parvient à retrouver le chemin de la Maison-Blanche.

Un virage lié au mouvement contre l'impôt

Comment expliquer la mue d'Elon Musk, et celle d'autres seigneurs de la Tech ? Par l'impôt, résume Olaf Groth, auteur spécialisé dans l'écosystème des entreprises de la « vallée » et professeur à l'université Berkeley, en Californie. « Le virage de ces gens est très pragmatique. Quand ils entendent parler de hausses d'impôts sur les gains en capital, ils veulent fuir. Elles ont un effet direct sur la capacité des fonds de capital-risque à aller chercher de l'argent auprès de leurs partenaires. C'est tout simple. Et ils ont peur des lois antitrust, qui veulent limiter la taille des grandes entreprises numériques. Ils regrettent la trop grande interférence, selon eux, de l'État. »

Déjà sous Barack Obama, le vernis de la vallée craquait quand le président parlait de hausse d'impôts sur les capitaux. Joe Biden a continué à lézarder leur confiance. Des investisseurs ont détesté son idée d'une « billionnaire tax » (un « impôt sur les milliardaires »), sa volonté de hausser les taxes sur les profits d'investissements gagnants, ou ses croisades anti-cryptomonnaies. Une lettre ouverte signée par plusieurs grands noms de la Tech a aussi dénoncé son ambition de mieux réglementer l'intelligence artificielle.

« Cela peut surprendre, parce que la version actuelle du Parti républicain est isolationniste, populiste, anti-immigrants, alors que la Tech a besoin de libre circulation et de tous les petits génies de cette planète. Et pour obtenir ce qu'ils souhaitent, c'est-à-dire la dérégulation maximale, des leaders du numérique ont choisi de passer outre », explique Ramesh Srinivasan, professeur en information à UCLA (Californie), qui étudie les liens entre la technologie et la politique.

Elon Musk rejoint le président Donald Trump lors d'un briefing avant le lancement de la fusée de SpaceX, Falcon 9, le 27 mai 2020. Flickr/CC0/Trump White House Archived/Shealah Craighead

Musk et les autres ont aussi tenté d'influer, parfois avec succès, sur les choix des démocrates, sans sentir la même ouverture que dans le camp Trump. « Ils se rendent compte que dans le cercle autour de Trump, constitué de gens très riches, et anti-impôts, le message porte, explique Ramesh Srnivisan. Ces gars-là se voient comme des révolutionnaires ! Ils se disent : “Celui qui veut freiner ma révolution ne passera pas.” Et quand vous dirigez PayPal ou Tesla, si votre message porte au niveau politique, vous changez la manière dont sont gérés l'énergie, l'espace, les paiements : vous avez une influence immense sur les gens ! »

Chris Hughes, cofondateur de Facebook, explique dans le New York Times que, selon lui, les élites de la vallée s'identifient aussi à Trump en tant que « victime du gouvernement », persécutée pour ses idées audacieuses. « Il est le bouclier dont ils ont besoin pour échapper à leurs responsabilités. M. Trump peut menacer les normes démocratiques et répandre la désinformation ; […] mais il ne remettra pas en cause leur capacité à construire la technologie qu'ils aiment, quel qu'en soit le coût social. »

L'influence démocrate prédomine encore

Toute la vallée n'a pas changé de couleur politique, loin de là. Les ponts entre le parti démocrate et la Tech restent solides. En 2007, l'ex-candidat à la présidentielle, Al Gore, avait rejoint une firme de capital-risque, et durant les années Obama, la Tech a accueilli à bras ouverts les jeunes ambitieux qui avaient accompagné l'arrivée du président au pouvoir et qui souhaitaient se réorienter dans le privé.

Pour Olaf Groth, la vallée penche quand même toujours du côté démocrate, mais les voix radicales, dont celles de Musk, écrasent tout sur leur passage. « Ce sont ceux qui crient le plus fort qui gagnent. Musk a énormément d'abonnés, publie beaucoup. Avant, les voix conservatrices de la Tech se sentaient gênées de parler, ça pouvait plomber leur carrière. Maintenant, ils se sentent plus à l'aise, ne se sentent plus seuls et sont populaires en ligne. »

Climatoscepticisme en hausse

Elon Musk soutient par exemple que l'agriculture et l'industrie forestière n'ont « aucun effet significatif sur le changement climatique », alors qu'elles sont considérées comme responsables de près d'un cinquième des émissions de CO2. Il publie fréquemment des messages erronés sur le climat, que les scientifiques doivent corriger publiquement, en croisant les doigts pour qu'il ne soit pas cru.

Son réseau X (anciennement Twitter), qu'il a racheté en 2022, se classe comme le pire de tous en matière de lutte contre la désinformation climatique, d'après une analyse réalisée l'année dernière par le Climate Action Against Disinformation (CAAD). En 2022, le nombre de tweets et retweets de publications climatosceptiques a presque quadruplé comparé à 2020. Marc Morano, figure complotiste climatique notoire,décritune visibilité « en forte hausse » de son compte depuis l'arrivée de Musk aux manettes.

Lire aussi : Starlink, le plan géant d'Elon Musk pour occuper l'espace

X n'est pas la seule plateforme qui doit faire le ménage dans ses comptes : la CAAD observe que rien ne montre que les principaux réseaux sociaux aient mis en place des balises face à la désinformation climatique. « X est l'exemple le plus éloquent d'une plateforme braquée par un entrepreneur d'extrême droite. Elle ne tient plus debout, la désinformation est partout. Cela va servir au duo Trump-Musk pour l'élection. Les algorithmes sont trop puissants, ils favorisent ce qui est viral et le climatoscepticisme l'est », explique Olaf Groth.

Dernière outrance en date : Musk a lancé à ses 201 millions d'abonnés que la Fema, l'Agence fédérale de gestion des urgences, obstruait volontairement les efforts de secours des victimes de l'ouragan Helene, qui a dévasté le sud-est des États-Unis fin septembre. La Fema a répondu que ces attaques affaiblissaient la probabilité que les survivants demandent de l'aide à l'agence fédérale. Mais Musk a réitéré : il ne recule devant rien, pas même devant la mort ; enfin, celle des autres.

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Au cœur du déversoir d’armes américaines à Israël

Malgré les critiques et les objections de nombreux diplomates et responsables intermédiaires du département d'État, l'administration du président Joe Biden n'a cessé (…)

Malgré les critiques et les objections de nombreux diplomates et responsables intermédiaires du département d'État, l'administration du président Joe Biden n'a cessé d'alimenter Israël en armes, se faisant complice du massacre de la population gazaouie. Le site d'investigation ProPublica a enquêté sur les mécanismes de cette complicité, le poids du lobby militaro-industriel et les vains efforts des fonctionnaires états-uniens qui auraient souhaité y mettre fin.

Tiré de orientxxi
16 octobre 2024

Par Brett Murphy

Tel-Aviv, 19 août 2024. Le secrétaire d'État états-unien Antony J. Blinken (au milieu), l'ambassadeur des États-Unis en Israël Jack Lew (à gauche), et le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou (à droite).
Chuck Kennedy / département d'État

Traduit de l'anglais par Marc Saint Upery
L'article est paru sur le site ProPublica le 4 octobre 2024

Fin janvier 2024, alors que le nombre de morts à Gaza atteignait 25 000 et que des milliers de Palestiniens fuyaient leurs villes rasées par les bombardements à la recherche d'un lieu sûr, l'armée israélienne a demandé 3 000 bombes supplémentaires au gouvernement américain. L'ambassadeur des États-Unis en Israël, Jack Lew, ainsi que d'autres fonctionnaires de l'ambassade de Jérusalem ont envoyé un câble à Washington pour que le département d'État approuve cette vente. D'après eux, il n'y avait aucun risque que les Israéliens fassent un mauvais usage de ces armes.

Un aveuglement volontaire

Le câble en question ne mentionnait pas les réserves exprimées publiquement par l'administration de Joe Biden sur le nombre croissant de victimes civiles à Gaza. Il ne parlait pas plus, non plus, des rapports bien documentés selon lesquels Israël avait largué des bombes de 900 kilos sur des zones densément peuplées détruisant des immeubles d'habitation et tuant des centaines de Palestiniens, dont un grand nombre d'enfants. L'ambassadeur Jack Lew était au fait de ces tragédies. Des membres de sa propre équipe avaient signalé à plusieurs reprises ces attaques. Plusieurs domiciles d'employés palestiniens de l'ambassade avaient eux-mêmes été la cible de frappes aériennes israéliennes.

Pourtant, Lew et ses subordonnés immédiats ont soutenu qu'on pouvait faire confiance à Israël en ce qui concerne cette nouvelle livraison de bombes guidées GBU-39, de petit diamètre et censément plus précises. L'armée de l'air israélienne, affirmaient-ils, avait depuis des décennies su démontrer qu'elle était capable d'éviter de tuer des civils lorsqu'elle utilisait cette bombe de fabrication américaine et avait « fait la preuve de sa capacité et de sa volonté de l'utiliser d'une manière qui minimise les dommages collatéraux ».

Alors même que cette demande était en cours d'examen, les actions des Israéliens ont démontré la fausseté de ces affirmations. Dans les mois qui ont suivi, l'armée israélienne a largué à plusieurs reprises des GBU-39 déjà en sa possession sur des abris et des camps de réfugiés. Puis, au début du mois d'août, elle a bombardé une école et une mosquée où s'abritaient des civils. Au moins 93 personnes sont mortes. Les corps des enfants étaient tellement mutilés que leurs parents avaient du mal à les identifier. Les experts ont pu identifier des éclats de bombes GBU-39 dans les décombres.

8 décembre 2006. Impact d'une GBU-39 lors d'un test.
USAF / wikimédia

Dans les mois précédents et au cours des mois suivants, plusieurs fonctionnaires du département d'État ont insisté pour suspendre totalement ou partiellement les ventes d'armes à Israël, conformément à la législation qui interdit d'armer les pays qui enfreignent régulièrement les lois de la guerre protégeant les civils. Les responsables politiques du département d'État ont rejeté ces appels à plusieurs reprises. Depuis plusieurs années, nombre de fonctionnaires ont tenté en vain de suspendre ou de soumettre à des conditions contraignantes les ventes d'armes à Israël en raison d'allégations crédibles selon lesquelles ce pays aurait violé les droits humains des Palestiniens en utilisant des armes fabriquées aux États-Unis.

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Le 31 janvier 2024, le lendemain du jour où l'ambassade avait envoyé son câble, le secrétaire d'État Antony Blinken organisa au siège du département d'État une réunion pendant laquelle il répondit aux questions de ses subordonnés sur Gaza. D'après une transcription des propos tenus pendant cette réunion, il y aurait déclaré que les souffrances des civils étaient « absolument déchirantes, bouleversantes ». « Mais nous devons juger en connaissance de cause », expliqua aussi Blinken à propos des efforts déployés par le département d'État pour minimiser les dommages. « Nous partons du principe que, le 7 octobre, Israël avait le droit de se défendreet, a fortiori, le droit de faire en sorte que le 7 octobre ne se reproduise plus jamais. » Le blanc-seing de l'ambassade à Jérusalem et les déclarations de Blinken reflètent ce que de nombreux fonctionnaires du département d'État considèrent comme leur mission depuis près d'un an. Un ancien membre du personnel de l'ambassade la décrit ainsi : tacitement, il s'agit de « protéger Israël de toute remise en cause » et de faciliter les livraisons d'armes, quelles que soient les violations des droits humains. « Nous sommes incapables d'admettre qu'il y a un problème », explique ce diplomate.

Le département d'État contre les droits humains

Selon Mike Casey, un autre diplomate ayant été lui aussi en poste à Jérusalem, l'ambassade états-unienne a même toujours refusé d'accepter de la section Proche-Orient du département d'État des fonds destinés à enquêter sur les problèmes de droits humains en Israël : cela reviendrait à insinuer que ces problèmes existent, ce à quoi les fonctionnaires de l'ambassade se refusent. « Dans la plupart des pays, un de nos objectifs est de lutter contre les violations des droits humains, ajoute Casey, mais ce n'est pas le cas avec Israël. »

Dans un article antérieur (1) ProPublica a expliqué comment les deux principaux organismes du gouvernement états-unien en matière d'aide humanitaire — l'Agence américaine pour le développement international (USAID) et le Bureau des réfugiés du département d'État — en étaient arrivés au printemps 2024 à la conclusion qu'Israël avait délibérément bloqué les livraisons de nourriture et de médicaments à Gaza, en conséquence de quoi les ventes d'armes devaient être interrompues. Mais Blinken a alors rejeté ces conclusions et, quelques semaines plus tard, déclaré devant le Congrès que le département d'État n'avait pas trouvé d'indices qu'Israël ait bloqué l'aide humanitaire.

Les faits révélés par ProPublica permettent de comprendre de l'intérieur comment et pourquoi les responsables les plus haut placés du gouvernement des États-Unis n'ont jamais cessé d'approuver les ventes d'armes de Washington à Israël. Cet article s'appuie sur une multitude de câbles, de courriels, de mémos, de comptes-rendus de réunions et d'autres documents internes au département d'État, ainsi que sur des entretiens avec des fonctionnaires et d'anciens fonctionnaires de cette administration.

Ces documents et ces entretiens montrent également que les pressions exercées pour que les livraisons d'armes ne soient pas interrompues proviennent entre autres du secteur des industries d'armement. Les lobbyistes travaillant pour ces entreprises interviennent régulièrement en coulisse pour essayer de convaincre les législateurs et les fonctionnaires du département d'État d'approuver les livraisons à Israël et à d'autres alliés controversés des États-Unis, notamment l'Arabie saoudite.

D'après les experts avec lesquels ProPublica s'est entretenu, le blanc-seing systématique accordé par l'administration Biden à l'armée israélienne n'a fait qu'encourager les Israéliens. Alors qu'Israël et l'Iran échangent des tirs de missiles, le risque d'une guerre régionale n'a jamais été aussi grand depuis des décennies et le coût de l'impéritie de Washington est plus manifeste que jamais.

Pour Daniel Levy, qui a occupé dans les années 1990 une série de postes importants en tant que fonctionnaire et conseiller du gouvernement états-unien, « il y a eu une réaffirmation rapide et sans équivoque de l'impunité [d'Israël] ». Avant d'entrer dans la fonction publique aux États-Unis, Levy avait servi sous les drapeaux en Israël ; il est l'un des fondateurs du groupe de pression J Street
(2) et préside le think tank US/Middle-East Project. Levy est convaincu que Washington a pratiquement renoncé à demander des comptes à Israël pour sa conduite à Gaza, et que les Israéliens sont au contraire « certains d'avoir carte blanche ».

En réponse à une série de questions détaillées, un porte-parole du département d'État a envoyé à ProPublica une déclaration affirmant que, quel que soit le pays bénéficiaire, y compris Israël, les livraisons d'armes états-uniennes « sont effectuées en consultation » avec d'autres organismes et administrations relevant du département d'État et avec les ambassades concernées :

Nous attendons de tout pays bénéficiaire de matériel de sécurité américain qu'il en fasse usage en pleine conformité avec le droit humanitaire international, et nous mettons en œuvre une série de procédures permettant de vérifier cette conformité.

Toujours d'après le même porte-parole, l'ambassadeur Jack Lew s'emploie activement à garantir que « toutes les mesures possibles soient prises pour minimiser l'impact du conflit sur les civils », tout en travaillant sur un accord de cessez-le-feu pour assurer « la libération des otages, soulager les souffrances des Palestiniens à Gaza et mettre fin au conflit ».

« Votre article est tendancieux »

ProPublica a également envoyé une série de questions aux représentants du gouvernement israélien, dont un des porte-paroles nous a répondu comme suit :

Votre article est tendancieux et tend à présenter comme inappropriés les contacts légitimes et routiniers entre Israël et son ambassade à Washington et des fonctionnaires du département d'État. Votre objectif semble être de jeter le doute sur la coopération en matière de sécurité entre deux nations amies qui sont de proches alliés.

Les ventes d'armes sont un pilier de la politique étrangère des États-Unis au Proche-Orient. Israël a reçu de Washington à cet effet plus d'aide financière que n'importe quel autre pays et dépense la majeure partie de l'argent des contribuables états-uniens pour acheter des armes et des équipements fabriqués par des entreprises américaines. Bien qu'Israël dispose de sa propre industrie d'armement, son offensive à Gaza dépend fortement des avions à réaction, des bombes et d'autres armes fabriquées aux États-Unis. Depuis octobre 2023, Washington lui a livré plus de 50 000 tonnes d'armement, une contribution « cruciale pour le maintien des capacités opérationnelles de l'armée israélienne pendant la guerre en cours », comme l'admettent les autorités militaires israéliennes. Les défenses anti-aériennes qui protègent les villes israéliennes — connues sous le nom de « Dôme de fer » — dépendent également en grande partie du soutien des États-Unis.

Rien n'indique qu'aucun des deux partis, républicains ou démocrates, soit prêt à entériner une réduction des livraisons d'armes américaines. C'est au début des années 1970 que les États-Unis ont commencé à vendre des quantités importantes d'armes à Israël et rien n'indique que cela va changer quel que soit le vainqueur de la présidentielle du 5 novembre. Les États-Unis versent au gouvernement israélien environ 3,8 milliards de dollars par an (3,4 milliards d'euros), et bien plus en temps de guerre. Le Congrès et le pouvoir exécutif ont imposé des garde-fous juridiques sur la manière dont Israël et d'autres pays peuvent utiliser les armes qu'ils achètent avec l'argent des contribuables américains. Le département d'État est censé auditer et approuver la plupart de ces contrats militaires et est tenu d'exclure tout pays responsable de violations avérées ou potentielles du droit humanitaire international. C'est le cas, par exemple si l'armée de ce pays prend pour cible des civils ou bloque les livraisons de nourriture à des réfugiés. Le département d'État est également censé refuser de livrer des équipements et des armes financés par les États-Unis à toute unité militaire accusée de manière crédible d'avoir commis des violations flagrantes des droits humains, telles que la torture.

Des procédures régulièrement violées

La procédure fonctionne comme suit : une équipe ad hoc de l'ambassade des États-Unis dans le pays demandeur — qui dépend du département d'État — rédige un câble dit d'« évaluation-pays » afin de juger de l'aptitude dudit pays à demander qu'on lui livre des armes. Ce n'est là que le début d'un long et complexe processus, mais il s'agit d'une étape cruciale en raison du niveau d'expertise locale possédé par le personnel des ambassades.

Dans un deuxième temps, l'essentiel de l'audit est effectué par le Bureau des affaires politico-militaires du département d'État, qui s'occupe des livraisons d'armes avec la collaboration consultative d'autres organismes gouvernementaux. En ce qui concerne Israël et les alliés de l'OTAN, si le montant de cette livraison est de plus de 100 millions de dollars (91 millions d'euros) pour les armes ou de plus 25 millions de dollars (22 millions d'euros) pour les autres équipements, l'approbation finale du Congrès est requise. Si les législateurs tentent de bloquer une livraison, ce qui est rare, le président peut leur opposer son veto.

Pendant des années, Josh Paul, fonctionnaire de carrière au Bureau des affaires politico-militaires, a audité les ventes d'armes à Israël et à d'autres pays du Proche-Orient. Au fil du temps, il est devenu l'un des experts les plus compétents du département d'État en la matière. Même avant la guerre de Gaza, Paul s'était inquiété du comportement d'Israël. À plusieurs reprises, il avait déclaré estimer que le respect de la législation en vigueur mettait le gouvernement états-unien dans l'obligation de suspendre certaines livraisons d'armes. En mai 2021, il a ainsi refusé d'approuver la vente d'avions de combat à l'armée de l'air israélienne. « À l'heure où l'armée de l'air israélienne bombarde des immeubles civils à Gaza, écrivait-il alors dans un courriel, je ne peux pas donner mon approbation à cette transaction. » Au mois de février 2022, il a de même refusé d'approuver une autre livraison après la publication d'un rapport d'Amnesty International accusant les autorités israéliennes de pratiquer une politique d'apartheid.

Dans les deux cas, explique-t-il à ProPublica, ses supérieurs immédiats ont approuvé les ventes d'armes malgré ses objections. « Je n'ai aucun espoir de pouvoir faire bouger la politique du département d'État dans ce domaine pendant le mandat de cette administration », écrivait-il à l'époque à un sous-secrétaire d'État adjoint.

En décembre 2021, Josh Paul a fait circuler à l'intention d'une série de diplomates de haut rang un mémorandum contenant des recommandations visant à renforcer le processus d'audit des ventes d'armes, notamment en prenant en compte l'avis des organisations de défense des droits humains. Il signalait que la nouvelle politique de livraison d'armements de l'administration Biden — qui interdisait toute vente d'armes s'il apparaissait « plus probable qu'improbable » que le destinataire les utilise pour attaquer intentionnellement des infrastructures civiles ou commettre d'autres crimes — risquait fort d'être « édulcorée » dans la pratique. « Dans le cas d'Israël et de l'Arabie saoudite, il n'y a aucun doute que la vente de munitions guidées de précision risque fort de se traduire par d'importants dommages occasionnés aux civils », indiquait le mémo de Josh Paul.

En signe de protestation contre les livraisons d'armes à Israël, Josh Paul a démissionné en octobre 2023, moins de deux semaines après l'attaque du Hamas. Son départ constituait la première dissension publique majeure au sein de l'administration Biden depuis le début de la guerre.

Pas moins de six mémos critiques ignorés

D'autres experts travaillant pour le gouvernement ont eux aussi commencé à s'inquiéter des violations des droits humains commises par les Israéliens. Les diplomates et analystes suivant le Proche-Orient ont remis à leurs supérieurs hiérarchiques pas moins de six mémos critiquant la décision de Washington de continuer à armer Israël. Dans un mémorandum datant de novembre 2024 et qui n'a jamais été rendu public, un groupe d'experts appartenant à plusieurs branches de l'administration a déclaré ne pas avoir été consulté à l'occasion des décisions politiques concernant des livraisons d'armes immédiatement postérieures aux 7 octobre. En outre, aucun processus de contrôle efficace n'a été mis en place pour évaluer les répercussions de ces ventes. Ce mémo ne semble pas avoir plus d'impact que les recommandations et les messages précédents. Au début de la guerre, le personnel du département d'État a dû faire des heures supplémentaires, souvent le soir et pendant les week-ends, pour traiter les demandes israéliennes de nouvelles livraisons d'armes. Certains fonctionnaires du département d'État estiment que ces efforts témoignent d'un favoritisme excessif à l'égard d'Israël.

En janvier, l'ambassadeur Jack Lew approuvait la demande de livraison à Israël de 3 000 bombes de précision GBU-39, cofinancée par des fonds états-uniens et israéliens. Lew est une figure importante dans les milieux démocrates et a prêté ses services à plusieurs administrations. Il a été chef de cabinet du président Barack Obama, avant de devenir son secrétaire au Trésor. Il a également occupé des postes de direction au sein de Citigroup et d'un important fonds d'investissement. Le contre-amiral Frank Schlereth, attaché militaire en Israël, est l'un des cosignataires du câble envoyé par Jack Lew. Outre les assurances concernant l'éthique de l'armée israélienne, ce message mentionne les liens étroits entre cette dernière et l'armée américaine : les équipages israéliens fréquentent des écoles d'entraînement aux États-Unis et s'y familiarisent avec la question des dommages collatéraux ; ils utilisent des systèmes informatiques de fabrication américaine pour planifier leurs missions et « prévoir les effets de leurs munitions sur les cibles visées ».

Au début de la guerre, Israël a utilisé des bombes américaines non guidées qui pouvaient peser jusqu'à 900 kilos et se caractérisaient, selon les critiques de nombreux experts, par leur imprécision. Mais à l'époque où l'ambassade américaine à Jérusalem menait son évaluation, Amnesty International a rendu publics des éléments prouvant que les Israéliens avaient également largué sur des civils des bombes GBU-39, beaucoup plus précises et fabriquées par Boeing. Quelques mois avant le 7 octobre, une attaque menée en mai 2023 avait fait 10 morts parmi les civils palestiniens. Une frappe ayant eu lieu au début du mois de janvier 2024 avait elle aussi provoqué la mort de 18 civils, dont 10 enfants. Les enquêteurs d'Amnesty International ont trouvé des fragments de GBU-39 sur les deux sites concernés.

Une colère sans précédent dans le monde arabe

À la même époque, les experts du département d'État se sont employés à dresser la liste des effets de la guerre à Gaza sur la crédibilité des États-Unis dans la région. Hala Rharrit, diplomate de carrière basée au Proche-Orient, décrivait par ses courriels les dommages collatéraux des frappes aériennes à Gaza, incluant souvent des images insoutenables des morts et blessés palestiniens et des photos de fragments de bombes américaines dans les décombres. « Les médias arabes ne cessent de diffuser d'innombrables images et vidéos dépeignant des massacres et illustrant la famine à Gaza et insistent sur le fait qu'Israël commet des crimes de guerre et un génocide et doit rendre des comptes », indiquait-elle début janvier 2024 dans un courriel illustré par la photo du cadavre d'un enfant en bas âge. « Ces images illustrant le carnage, en particulier celles qui dépeignent régulièrement des enfants morts ou blessés, traumatisent le monde arabe et y provoquent une colère sans précédent. » Hala Rharrit, qui a démissionné en signe de protestation, a déclaré à ProPublica que ces images auraient dû, à elles seules, susciter une enquête du gouvernement états-unien et être prises en compte dans l'examen des demandes de livraisons d'armes faites par les Israéliens. D'après elle, le département d'État avait « délibérément violé les lois en vigueur » en n'agissant pas sur la base des informations qu'elle-même et d'autres personnes avaient rassemblées : « Ils ne peuvent pas dire qu'ils ne savaient pas. »

Le câble envoyé par Jack Lew en janvier 2024 ne mentionne pas le nombre de morts à Gaza ni les incidents liés au largage de bombes GBU-39 sur des civils. Washington espérait que des bombes de plus petite taille permettraient d'éviter des morts inutiles, mais pour les experts en droit de la guerre la taille d'une bombe n'a guère d'importance si elle finit par tuer plus de civils que ne le justifie l'objectif militaire. D'après le lieutenant-colonel Rachel E. VanLandingham, officier à la retraite des services juridiques de l'armée de l'air, avant toute opération, les autorités militaires israéliennes sont légalement responsables de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour évaluer les risques encourus par les civils et pour éviter de bombarder sans discernement des zones densément peuplées telles que les camps de réfugiés et autres abris. Pour VanLandingham : « il semble extrêmement plausible que les Israéliens aient tout simplement ignoré ces risques. Cela a de quoi nous préoccuper sérieusement et indique une violation du droit de la guerre. »

« C'est un business »

Des fonctionnaires en poste tant à Jérusalem qu'à Washington nous ont signalé qu'à plusieurs reprises, des préoccupations similaires avaient été communiquées à l'ambassadeur Jack Lew, mais que ce dernier tendait instinctivement à défendre Israël. Dans un autre câble obtenu par ProPublica, Lew expliquait à Anthony Blinken et à d'autres hauts responsables de Washington qu'« Israël mérit[ait] toute notre confiance en tant que bénéficiaire de matériel de défense » et que les évaluations de son équipe concernant d'autres ventes d'armes par le passé confirmaient que « les pratiques avérées d'Israël en matière de droits humains rendaient cette livraison légitime ».

Lew allait encore plus loin en affirmant dans son câble que le système de choix de cibles de l'armée israélienne était si « complet et sophistiqué » que, selon l'estimation de l'attaché militaire Frank Schlereth, il « est conforme à nos propres normes et même souvent plus rigoureux ». Deux fonctionnaires du département d'État ont confié à ProPublica que Lew et Schlereth avaient émis des propos similaires lors de réunions internes.

Au début de la guerre, des diplomates en poste à Jérusalem ont également rapporté qu'outre les nombreux autres incidents impliquant des civils, Israël avait largué des bombes sur les domiciles de membres du personnel de l'ambassade. Quant à savoir pourquoi les câbles envoyés par Jack Lew sont muets sur ce type d'incidents, voilà ce que nous en a dit un fonctionnaire : « L'explication la plus charitable que je peux trouver est qu'ils n'ont peut-être pas eu le temps ou l'envie de mener à bien une évaluation critique des réponses des Israéliens. »

Au consulat d'Israël à New York, les responsables desachats d'armes occupent deux étages et traitent des centaines de contrats chaque année. Un fonctionnaire israélien y ayant travaillé nous a déclaré qu'il s'efforçait d'acheter autant d'armes que possible et que ses partenaires états-uniens faisaient des efforts tous aussi intenses pour lui en vendre : « C'est un business. »

ProPublica a aussi pu constater que, dans les coulisses, lorsque les fonctionnaires du gouvernement mettent trop de temps à traiter un dossier, les lobbyistes représentant les puissantes entreprises du secteur interviennent pour faire pression et faire accélérer la procédure. Certains de ces lobbyistes avaient eux-mêmes occupé précédemment des postes importants dans les services concernés du département d'État. Ces dernières années, au moins six hauts fonctionnaires du Bureau des affaires politico-militaires ont quitté leur poste pour rejoindre des cabinets de lobbying et des entreprises d'armement. Jessica Lewis, secrétaire adjointe du Bureau, a démissionné en juillet pour être embauchée par le cabinet Brownstein Hyatt Farber Schreck, la plus grosse firme de lobbying de Washington en termes de chiffre d'affaires, qui défend entre autres les intérêts de l'industrie d'armements et ceux de divers pays, dont l'Arabie saoudite.

Le poids du lobby militaro-industriel

Paul Kelly, principal responsable des relations avec le Congrès au sein du département d'État entre 2001 et 2005, soit pendant les invasions de l'Irak et de l'Afghanistan, nous a déclaré que, très souvent, les représentants du secteur privé « insistent discrètement » pour faire accélérer la procédure de soumission des dossiers de livraison d'armes aux législateurs. « Cela ne se traduisait pas par des pots-de-vin ou des menaces, mais ils me disaient : “Bon, alors, quand est-ce que vous allez approuver la vente et l'envoyer au Congrès ?”. »

Trois autres fonctionnaires du département d'État travaillant ou ayant travaillé sur ce type de dossiers nous ont déclaré que la situation n'avait guère changé depuis l'époque de Kelly et que les entreprises qui tirent profit des guerres à Gaza et en Ukraine appelaient fréquemment leurs services ou leur envoyaient des courriels. Ce type de pression s'exerce également sur les législateurs dès le moment où ils sont informés des dossiers en cours. Ils sont dès lors assaillis de coups de téléphone et de demandes de réunion, nous a confié un fonctionnaire familier de ce type de communications.

Dans certains cas, ce type de lobbying est susceptible de dériver vers un terrain plutôt douteux sur le plan juridique. En 2017, l'administration Trump avait signé un contrat d'armement de 350 milliards de dollars (320 milliards d'euros) avec l'Arabie saoudite. Cette vente s'inscrivait dans le prolongement de la politique de Barack Obama avant que ce dernier ne suspende certaines livraisons en raison de préoccupations humanitaires. Pendant des années, les Saoudiens et leurs alliés ont utilisé des jets et des bombes de fabrication américaine pour attaquer les milices houthistes au Yémen, tuant des milliers de civils dans la foulée.

Au mois de février suivant, le département d'État examinait la possibilité d'approuver la vente à l'Arabie saoudite de missiles à guidage de précision fabriqués par Raytheon. Un vice-président de cette entreprise, Tom Kelly — par ailleurs ancien secrétaire adjoint du Bureau des affaires politico-militaires du département d'État —, envoya alors un courriel à un de ses anciens subordonnés, Josh Paul, pour lui demander de participer à une réunion avec un représentant de Raytheon. Ladite réunion aurait pour but de « discuter de la stratégie » à mettre en œuvre afin de faciliter la vente en question

Josh Paul lui répondit qu'une telle réunion risquait d'être illégale :

Comme vous l'avez sans doute retenu de votre période de travail dans nos services, la législation anti-lobbying nous interdit de coordonner des stratégies législatives avec des organisations extérieures au département d'État. Par ailleurs, je pense que les obstacles potentiels au succès de ce dossier sont relativement évidents.

Paul faisait par là allusion à une série d'articles de presse parus à l'époque et faisant état des très nombreuses victimes civiles au Yémen. « Pas de soucis, répondit Kelly. Je suis sûr qu'on aura l'occasion de se revoir. » Tom Kelly et Raytheon n'ont pas répondu à nos demandes de commentaires. Le département d'État a finalement approuvé la vente.

Brett Murphy

Journaliste à Propublica, lauréat du prix Pulitzer.

Notes

1. Brett Murphy, « Israel Deliberately Blocked Humanitarian Aid to Gaza, Two Government Bodies Concluded. Antony Blinken Rejected Them. », ProPublica, 24 septembre 2024.

2. NdT : J Street est une organisation à but non lucratif fondée en 2008, favorable à une solution diplomatique du conflit israélo-palestinien et à un changement de cap de la politique américaine privilégiant les solutions diplomatiques par rapport aux solutions militaires et le dialogue plutôt que l'affrontement. Tout en affirmant ses convictions sionistes, elle prétend offrir une alternative progressiste modérée aux lobbies liés à la droite sioniste et inconditionnels d'Israël et de la colonisation tels que l'AIPAC (American Israel Public Affairs Committee).

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Campagne présidentielle US : surenchères et brèches dans le consensus sioniste bipartisan

22 octobre 2024, par Thierry Labica — , ,
Les accusations d'antisémitisme en réponse à toute contestation et rejet du sionisme en général, ou de la politique génocidaire du pouvoir israélien en particulier, sont (…)

Les accusations d'antisémitisme en réponse à toute contestation et rejet du sionisme en général, ou de la politique génocidaire du pouvoir israélien en particulier, sont devenues prévisibles au point de constituer une norme polémique du « débat » public, aux Etats-Unis comme dans l'ensemble du monde occidental, à considérer qu'un tel débat parvienne encore à avoir cours.

Le coup de force dont résulte cette confusion a une histoire, politique et institutionnelle[1]. Dans l'immédiat, sur fond de guerre exterminatrice menée par Israël contre l'ensemble de la Palestine, l'équivalence entre antisionisme et antisémitisme a pris un tour plus que jamais exacerbé et systématique dans la campagne présidentielle états-unienne, comme le montre dans cet article Thierry Labica, révélant néanmoins certaines brèches dans le consensus sioniste bipartisan.

On trouvera en annexe, une traduction du discours que devait prononcer, au titre du mouvement Uncommitted, Ruwa Romman, palestinienne-américaine élue démocrate à la chambre des représentants de l'État de Géorgie, devant la convention démocrate tenue à Chicago les 19-22 août 2024. Romman a dû finalement se contenter d'en donner lecture à l'extérieur de l'enceinte de la convention.

14 octobre 2024 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/campagne-presidentielle-us-harris-trump-israel-antisemitisme/

Parmi les nombreuses fonctions et implications de l'assimilation de toute critique de la politique de l'État d'Israël (et a fortiori de l'antisionisme) à l'antisémitisme, on note en particulier deux choses : la tentative de relégation de la guerre – et de sa caractérisation génocidaire – au second plan d'un problème qui serait à la fois plus urgent et plus profond en France comme aux États-Unis mêmes : la résurgence de l'antisémitisme émanant d'une dénonciation de la guerre qui n'en serait plus que le « prétexte »[2] ; et conjointement, l'attribution à la gauche d'un antisémitisme historiquement associé à l'extrême droite et aux catastrophes fascistes et nazies.

Dans ce cas, la gauche ne se définirait plus par sa lutte contre l'antisémitisme ; les derniers mois auraient révélé que l'antisémitisme (toujours « résurgent ») est devenu proprement consubstantiel à la gauche. En cela, nous serions dans un moment de pleine manifestation d'un antisémitisme « nouveau » (et ce à condition de bien vouloir oublier que l'idée et l'imputation de « nouvel antisémitisme » est apparue au tournant des années 1970[3] : « nouveauté » inaltérable, à l'évidence).

Les procès (souvent au sens littéral) en antisémitisme qui ont eu lieu en France depuis le 7 octobre 2023, faits à des organisations, des élu.es, des militant.es, présentent des similarités notables avec ce que la Grande-Bretagne a connu, en particulier, au cours des années 2017-2020, lorsqu'une gauche socialiste anti-guerre, soucieuse de promouvoir le droit international, et solidaire de la Palestine, reçut un mandat massif pour diriger le parti travailliste.

Ces épisodes familiers ont eu, en outre, leur version nord-américaine. L'élection au Congrès de Rachida Tlaib (Michigan) et Ilhan Omar (Minnesota) en novembre 2018 plaça sur le devant de la scène politique américaine la première palestinienne américaine et la première américaine d'origine somalienne et portant le hijab. Leur arrivée manifesta et amplifia l'émergence d'une gauche américaine déjà incarnée par le sénateur démocrate socialiste indépendant du Vermont, Bernie Sanders. Mais, surtout, la présence à la Chambre des représentants de Tlaib et Omar donnait une visibilité inédite à la question palestinienne et marquait une rupture du consensus transpartisan sur le soutien inconditionnel historique des Etats-Unis à Israël.

Lors d'un débat de primaires démocrates avec Hilary Clinton en 2016, Sanders avait commencé à relayer la prise de conscience de toute une jeunesse américaine, née dans la séquence allant de la fin de la seconde Intifada, la création du mouvement BDS, à la guerre de 2014 (en passant par celle de 2008-9 et celle de 2012). Sanders avait en effet déclaré que « si nous voulons amener un jour la paix dans cette région qui a connu tant de haine et tant de guerre, nous allons devoir traiter le peuple palestinien avec respect et dignité. » Pour nombre de commentateurs, cette reconnaissance pourtant très élémentaire de la question palestinienne, accompagnée d'une référence à l'état déjà en tous points catastrophique de la bande de Gaza, représentait une nouveauté sans précédent dans l'histoire des campagnes présidentielles américaines.

Lors de la campagne présidentielle de 2019-2020, Omar, Tlaib et Sanders lui-même, furent la cible d'attaques répétées des organisations pro-israéliennes. Par exemple, l'organisation « Democratic Majority for Israel » publia un spot de campagne anti-Sanders à la veille du scrutin des primaires dans le Nevada, faisant suite à un autre (à 800 000 dollars) diffusé avant le vote dans l'Iowa. Tlaib et Omar quant à elles furent visées par une campagne de l'AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) qui voyait en elles les pires menaces pour Israël. Dans une pétition adressée à la Chambre, l'AIPAC expliquait que « des radicales siégeant au Congrès menacent la relation États-Unis – Israël en réduisant ou en coupant l'aide et l'assistance militaires, en encourageant le boycott des entreprises israéliennes, et en tenant des propos ouvertement antisémites ». Le texte poursuivait :

Il est crucial de protéger nos alliés israéliens, en particulier au regard des menaces qui leur viennent d'Iran, du Hamas, de Hezbollah, de l'EII [Daesh] – et plus inquiétant encore – des menaces émanant, ici même, du Congrès américain. Signez notre pétition au Congrès porteuse d'un seul et unique message : n'abandonnez jamais nos alliés israéliens.

Ilhan Omar fit l'objet d'un intense procès en antisémitisme pour avoir pointé l'importance des donations de l'AIPAC dans le soutien américain à l'État d'Israël. L'élue démocrate n'avait fait que rappeler une parfaite évidence de la vie politique américaine que personne ne prétend contester par ailleurs – comme l'observait justement Glenn Greenwald, d'Intercept – lorsqu'il s'agit du lobby des armes à feu, de la Silicon Valley, de la monarchie saoudienne, de l'industrie pharmaceutique ou des entreprises pétrolières. Exactement de la même manière, les donations d'organisations pro-israéliennes à nombre d'élu.es est une dimension de la vie politique américaine que nul ne saurait ignorer, surtout à l'heure ou le président en exercice, Joe Biden lui-même, s'avère en être le principal destinataire (4 223 393 dollars entre 1990 et 2024).

Rachida Tlaib a été et reste la cible de menaces et de campagnes de diffamation incessantes, venues de son propre parti ou relayées et amplifiées par lui. Fin septembre 2024, Tlaib avait déploré la décision de la procureure générale (démocrate) du Michigan de poursuivre onze participants au mouvement de solidarité avec la Palestine sur le campus de l'université de ce même État. Pour Tlaib, la décision, sélective, créait un précédent dangereux et était bien plus digne d'une responsable républicaine que démocrate. Selon le Jewish insider, cependant, Tlaib aurait « insinué » que la procureure avait agi ainsi contre ces manifestants « parce qu'elle est juive ».

Cette imputation parfaitement mensongère fut reprise par l'Anti-Defamation League[4], puis relayée sur les réseaux sociaux des animateurs de CNN, notamment par Jake Tapper et Dana Bash, confirmant toujours un peu plus le biais pro-israélien systématique de la chaîne déjà dénoncé par son propre personnel, comme l'a documenté une enquête parue dans The Guardian en février 2024. En référence à l'attaque terroriste israélienne au Liban contre le Hezbollah, The National Review trouva bon, quant à lui, de divertir un peu avec une caricature de Tlaib constatant que son bipeur venait d'exploser : Tlaib, palestinienne « antisémite », « islamiste », « terroriste » ne serait-elle pas éligible à l'expertise des éliminations « ciblées » israéliennes ? The National Review aura donné la réponse à sa propre question.

Tous n'ont pas réussi à résister à ces campagnes. En juin 2024, Jamaal Bowman, autre figure de la gauche démocrate au Congrès depuis 2020, soutenu par les Democratic Socialists of America, a été battu dans la primaire de son district de New York par un démocrate « modéré » et « inclusif », le multi-millionnaire George Latimer soutenu pas le lobby républicain pro-Israël ; le montant dépensé par l'AIPAC (et son bras financier – le « super PAC » – plus puissant encore, le United Democracy Project, UDP) pour faire battre le candidat noir de gauche et critique d'Israël, fit de cette primaire la plus chère de l'histoire des primaires : plus de quatorze millions de dollars.

Le lobby pro-israélien déclara que c'était « une victoire majeure pour le courant modéré majoritaire dans le parti démocrate, soutien de l'État Juif, et une défaite pour la frange extrémiste. » L'UDP s'est dit déterminé à « continuer de soutenir les dirigeants qui défendent notre partenariat avec Israël et qui s'opposent aux détracteurs, quel que soit leur parti politique ».

Sur ce dernier point, la campagne ne s'en est d'ailleurs pas tenue au seul principe ; la Teach Coalition, qui organise un réseau d'écoles juives et de yeshivas a également contribué à hauteur d'un million de dollars pour faire inscrire des électeurs républicains et indépendants. Mobilisés sur le thème de « la montée de l'antisémitisme », il était entendu que ces électeurs et ces électrices avaient toutes les chances de soutenir le candidat de l'AIPAC et de l'UDP dont, incidemment, les ressources financières proviennent largement de donations républicaines. Miracle de la démocratie américaine où les riches donateurs les plus réactionnaires peuvent à la fois s'acheter leurs candidats et peser directement sur le choix des candidats adverses, et ainsi définir le terrain du consensus réactionnaire et pro-guerre génocidaire sous la bannière de la « modération ».

Au début du mois d'août 2024, l'élue progressiste au Congrès d'une circonscription du Missouri, Cori Bush, noire également, fut battue lors de la primaire dans des conditions similaires ; le même alliage pro-républicain AIPAC-UDP investit 8,5 millions de dollars dans une campagne ciblée contre cette critique de la guerre israélienne.

Jusque-là, les choses sont pour ainsi dire cohérentes. Au cours de la décennie (Gaza) 2014- (Gaza) 2024, et dans toutes leurs nuances, les gauches britannique, française et nord-américaine se sont dans une large mesure (re-)définies avec la question palestinienne[5] et tout ce qu'elle implique pour la lutte contre le colonialisme – en l'occurrence, dans sa déclinaison sioniste –, l'impérialisme, le militarisme, le racisme et le suprémacisme, contre l'islamophobie et plus précisément encore, contre le racisme spécifiquement anti-palestinien (on va y revenir) et la politique génocidaire qui en est la concrétisation ultime. Ce contexte a donc été marqué par une remobilisation exacerbée du motif déjà vieilli du « nouvel antisémitisme » qui serait le propre de cette gauche antisioniste, l'argument frauduleux mille fois asséné étant que l'antisionisme serait le « nouveau visage de l'antisémitisme ».

Mais les accusations d'antisémitisme ont pris un tour inattendu au cours de la campagne présidentielle américaine 2024 lorsque le « ticket » démocrate – Kamala Harris-Tim Walz – s'y est trouvé lui-même exposé, alors qu'il paraissait, quant à lui, si peu susceptible d'en devenir la cible. Dès le mois de juillet et suite au choix du gouverneur du Minnesota, Tim Walz, pour le rôle de vice-président, nombre de commentateurs ont exprimé leur inquiétude et souvent, leur indignation face à ce qu'ils jugeaient être une terrible dérive des démocrates.

Une vague d'accusations contre l'ensemble de la campagne est immédiatement intervenue suite au choix de Tim Walz au détriment de Josh Shapiro, gouverneur de Pennsylvanie, qui faisait d'abord figure de favori ; Harris aurait cédé à la pression de sa base « antisémite », « pro-Hamas », en renonçant à nommer Shapiro, parce que juif.

Le motif de l'antisémitisme censé « prospérer à gauche » permettait de faire un relatif silence sur le fait que le démocrate Shapiro, en novembre 2023, s'était joint au camp républicain pour la défense du programme de financement public de chèques-éducation au profit du secteur éducatif privé. Ce motif fut mis en avant par le syndicat de l'automobile United Auto Workers pour exprimer son opposition au choix du candidat Shapiro. Ailleurs, des militants écologistes de l'État de Pennsylvanie avaient fait savoir leur désaccord avec une désignation de Shapiro qu'ils estimaient coupable de capitulation face aux producteurs d'énergie fossile de Pennsylvanie notamment après avoir abandonné les habitants d'un village de l'État dont les nappes phréatiques avaient été contaminées suite à des travaux de fracturation hydraulique.

Concernant la situation au Moyen-Orient, Shapiro soutient Israël comme tous les autres élus démocrates pressentis par Harris. Mais, comme l'observait Emily Tamkin dans The Nation début août, tous, cependant – à la différence de Shapiro – n'ont pas exigé le renvoi des présidents d'université qui n'avaient pas immédiatement sévi contre les mobilisations étudiantes contre la guerre, tous n'ont pas comparé ces manifestants au Ku Klux Klan, et n'ont pas appelé à l'intervention des forces de l'ordre contre les mouvements étudiants.[6]

« En d'autres termes, précise Tamkin, ce n'est pas au sujet d'Israël que Shapiro a été perçu comme plus problématique que les autres ; c'était sur la question de notre propre démocratie. Toutefois, pour Eli Cook, enseignant à l'Université de Haifa, […] le problème était aussi celui de la démocratie israélienne : Shapiro a accepté de l'argent de Jeff Yass qui a apparemment fait des dons à Kohelet, le think tank derrière la réforme de la justice voulu par Netanyahou. »

Mais à l'évidence, « l'antisémitisme » de la campagne démocrate a l'avantage d'être à la fois bien plus salissant et bien plus facile à manipuler que des questions politiques de fond concernant les modalités de financement de l'éducation, l'environnement et la responsabilité-culpabilité des grandes entreprises, la politique étrangère au Moyen-Orient, ou la question de la démocratie américaine et des principes constitutionnels censés en être au fondement : la jeunesse et l'électorat démocrates en général sont majoritairement contre la guerre, pour l'embargo sur les armes à Israël et pour le cessez-le-feu. Harris et Walz pouvaient donc être au moins présentés comme compromis par « l'antisémitisme de gauche », « anti-Israël », devant lequel ils auraient alors cédé, lâchement, au mieux.

La Republican Jewish Coalition, pour commencer, ne s'est pas privé d'exploiter cet inépuisable filon argumentaire, quelle que soit la défiguration du débat public qui doit en résulter. Son président, Matt Brooks, s'indigna du fait que

Joe Biden pense que les manifestants antisémites, anti-Israël ‘n'ont pas tort', Kamala Harris va dans leur sens, disant qu'ils ‘montrent exactement ce que l'émotion humaine doit être' et maintenant, Tim Walz estime que ‘leurs revendications sont légitimes'. C'est une honte absolue. Soyons clair : cette populace [these mobs] dans nos rues et sur nos campus est violemment antisémite et anti-Israël et leur condamnation dans les termes les plus fermes devrait être totale. Il est honteux et atterrant de voir que les principaux dirigeants de l'actuel parti démocrate ne sont pas en mesure de rejeter fermement et sans détour leur ignoble base antisémite […] Les américains rejetteront l'extrémisme d'Harris et Walz en novembre prochain.[7]

Une grande partie des récriminations a d'abord concerné Tim Walz. Pour The Jewish Chronicle, « le bilan de Tim Walz sur Israël et l'antisémitisme est très préoccupant ». Malgré ses positions apparemment pro-israéliennes, explique The JC (de bien piètre réputation, il est vrai)Walz a manifesté son estime pour Ilhan Omar ; il a également prononcé un discours devant le Conseil des relations américaines-islamiques (CAIR) où il a côtoyé un des initiateurs de « Students for Justice in Palestine », autrement dit, « le groupe derrière nombre de ces manifestations pro-Hamas et antisémites sur les campus universitaires suite aux attaques du 7 octobre ». Ou encore, Walz a inscrit dans la loi l'obligation faite aux étudiants d'apprendre l'histoire de l'holocauste « en lien avec d'autres génocides », et non comme « anomalie historique unique ».

On retrouve ces critiques assorties de quelques autres encore dans The Times of Israeldu 28 juillet. Pour Andy Blumenthal, Kamala Harris aurait pris le parti des palestiniens en ne soulignant pas la responsabilité du Hamas dans le déclenchement de la guerre le 7 octobre ; et l'auteur d'expliquer en quoi « ce n'est pas la première fois que Kamala Harris montre des penchants de gauche radicale au sujet les terroristes islamiques ». En conclusion, si l'on peut être « sceptique à l'égard de l'extrême droite », la plus grande inquiétude vient de « la gauche radicale », toujours selon Blumethal.

Ces critiques ne sont pas le fait des seuls partisans du suprémacisme partagé par Benjamin Netanyahou et Donald Trump dont le soutien (et celui de leurs admirateurs) à Israël passe invariablement par la détestation d'un nombre toujours plus considérable de Juifs et de Juives, qu'il s'agisse de simples électeurs et électrices démocrates ou, plus encore, de Juifs antisionistes[8], ceux-là ouvertement critiques de la direction démocrate, à l'image de Lily Greenberg Call dont il est question plus loin). Elles se sont prolongées, de manière plus indirecte sur CNN, pourtant régulièrement accusée par l'ex-président et maintenant candidat républicain, de chercher à lui faire du tort en n'hésitant pas à multiplier les « fake news » à son encontre.

L'animatrice du programme « Inside politics » de la chaîne, Dana Bash, a fourni une contribution très remarquée à la nazification pure et simple de ces étudiants « radicaux » censément représentatifs de la base démocrate. Après avoir diffusé les images d'un étudiant juif de UCLA se plaignant de ne pouvoir rejoindre son cours du fait de la présence d'étudiants pro-palestiniens occupant le campus, Dana Bash commente avec un flair aigu de l'analogie historique : « Encore une fois, ce que vous venez de voir se passe en 2024, à Los Angeles, rappelant les années 1930 en Europe. Je ne parle pas à la légère. La peur chez les Juifs de ce pays est palpable en ce moment » (je souligne).

Au vu de la persistance des imputations d'antisémitisme par association, au moins, certains ont jugé nécessaire de faire la démonstration que « Kamala Harris n'est pas antisémite. Il paraît absurde d'avoir à dire ceci ». Ainsi commence une défense de la candidate démocrate dans l'article paru le 25 juillet dans The Atlantic : « Kamala Harris is not ‘totally against Jewish people' » [Kamala Harris n'est pas « totalement contre les juifs »].

Il n'aura échappé à personne qu'à la différence d'Omar, Tlaib, ou des gauches britanniques ou françaises, le « ticket présidentiel » démocrate n'est pas connu pour son souci de la cause et de la condition palestiniennes. C'est bien le moins que l'on puisse dire. Harris et Walz ont derrière eux une histoire de prises de positions pro-israéliennes sans faille.

Ceci est plus vrai encore pour Harris qui ne s'est en rien contentée de se fondre dans le traditionnel consensus transpartisan américain sur le soutien à l'allié Israël. Comme le rappelle Stephen Zunes dans Tikkun, dès son arrivée au Sénat en 2017, Harris (qui refusa d'accepter le soutien de J Street, le lobby pro-israélien plus modéré) donna l'un de ses premiers discours devant l'AIPAC. Elle y déclara son soutien à l'engagement des États-Unis de fournir 38 milliards de dollars d'aide militaire à Israël au cours de la décennie à venir.

Puis, lors de son tout premier vote de politique étrangère en janvier 2017, par exemple, Harris s'aligna sur Trump pour critiquer le refus de l'ex-président Obama de mettre son veto à une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, très modeste et quasi-unanime, sur les colonies israéliennes. Cette résolution réitérait, entre autres, des demandes antérieures du Conseil de sécurité pour qu'Israël cesse d'étendre ses colonies illégales en Cisjordanie occupée, qui violent la quatrième convention de Genève et une décision historique de la Cour internationale de justice.

Zunes précise encore que la résolution du Sénat, quant à elle, soutenue par Harris elle-même, « remettait en cause le droit des Nations Unies à intervenir dans les questions du droit international humanitaire au sein des territoires sous occupation belligérante étrangère ».

En 2021, indique The Jewish Chronicle (qui s'en félicite) lors de son premier échange téléphonique en tant que vice-présidente avec Netanyahou, l'une et l'autre prirent acte de « l'opposition de leur gouvernement respectif aux tentatives de la Cour pénale internationale d'exercer sa juridiction sur le personnel israélien ».

Comme on peut s'y attendre à ce stade, Harris a déversé l'accusation d'antisémitisme sur les campagnes de boycott et désinvestissement, et dénoncé les tentatives de pression des Nations Unies pour que Netanyahou cesse ses violations du droit humanitaire comme autant de manœuvres de « délégitimation » d'Israël.

Entre soutien inconditionnel à l'aide militaire massive (vingt milliards de dollars supplémentaires approuvés le 13 août, et8,7 milliardsle 26 septembre) et hostilité déclarée à l'égard du droit international, le positionnement de Kamala Harris a suivi les options parmi les plus droitières des dernières années en matière de politique étrangère américaine au Moyen-Orient.

Début novembre 2023, en réponse à une question concernant deux bombardements sur le camp de Jabaliya qui venaient d'avoir lieu à deux jours d'intervalle, Harris a dit comprendre la douleur ressentie face à la mort « tragique » d'innocents, de civils, d'enfants. Toutefois, à la question plus précise de savoir si le camp constituait une cible légitime, la vice-présidente américaine a répondu : « Je – nous ne disons pas à Israël comment conduire cette guerre. Je ne vais donc pas en parler ».

Outre l'impasse criante de cette non-réponse sur l'ensemble des questions du droit de la guerre, du droit humanitaire, du droit international -ou même du frauduleux « respect d'un système basé sur des règles », si ardemment exigé ailleurs, en Mer de Chine notamment – Harris, en pleine cohérence avec elle-même, prolongeait ainsi une tradition « éthique » bien établie dès lors qu'il est question du « conflit israélo-palestinien » : « shoot and cry », ou, « tire d'abord, pleure ensuite », à compléter par « tire encore » (« shoot again »).

Cet élan de compassion convenablement hypocrite la distinguait encore des exultations morbides désormais régulièrement et fièrement publiées sur les réseaux sociaux par les membres de l'armée génocidaire et ses admirateurs. Elle n'annonçait en rien cependant -et bien entendu- une quelconque mise en question de l'a-priori de l'impunité absolue accordée à l'allié israélien.

Les soupçons et accusations portés contre Tim Walz relèvent du registre de l'antisémitisme par association. Mais sont-ils fondés ? Walz a eu des échanges avec -, voire, a fait l'éloge de l'Imam Asad Zaman, responsable de la Société des Musulmans Américains (MAS) du Minnesota qui regroupe sept mosquées de cet État. Walz et Zaman ont eu les interactions institutionnelles (en cinq occasions au total[9]) ordinaires que peuvent avoir un gouverneur d'État et un important responsable religieux local.

Ce fut le cas, par exemple, lors des interventions de Walz, en sa qualité de gouverneur, et des divers chefs religieux de l'État, dans les jours qui suivirent le meurtre de George Floyd par le policier Derek Chauvin à Minneapolis, dans l'État du Minnesota fin mai 2020. Chacun.e pourra apprécier le propos de l'Imam (quatre minutes environ) à cette occasion, en hommage à la dignité de tous les habitants et de toutes les composantes communautaires de l'État, pour la lutte contre le racisme, pour le respect des institutions de l'État, du couvre-feu, du bien commun, et contre la présence et les provocations de l'extrême-droite suprémaciste.

On trouve un autre exemple de prise de parole d'Asad Zaman, un peu plus tôt, dans le contexte plus apaisé de la cérémonie d'investiture au poste de gouverneur de Walz et de son équipe en 2019. L'intervention de moins de deux minutes, venant après celle du rabbin, Marcia Zimmerman, et aux côtés de nombreux autres intervenantEs, commence par une expression de soulagement amusé de voir cette équipe démocrate enfin élue (rires dans la salle), avant d'insister là encore sur le besoin de justice sociale face aux injustices profondes et persistantes de la société américaine.

En quoi l'Imam Zaman, aux accents plutôt progressistes, devrait-il poser problème ? La presse d'extrême droite, reprenant les « révélations » du très conservateur Washington Examine (du 9 août 2024) reproche à Zaman d'avoir, dès le 7 octobre, affirmé sa « solidarité avec les palestiniens contre les attaques israéliennes » et d'avoir, le même jour, partagé l'image d'un drapeau palestinien en réponse à un post affirmant le droit de la Palestine à se défendre et dénonçant le soutien de Biden et Harris au régime sioniste extrémiste et à ses colonies illégales. Que savait-on de la gravité des événements du jour même ? Et où est le problème de l'affirmation d'une solidarité de principe avec les palestiniens – qui est un devoir ? Le Washington Examiner ne traite pas de ces questions et dans nombre de cas, il est entendu que les posts d'Asad Zaman doivent révéler son « extrémisme pro-Hamas ».

Dans tous les cas, c'est à cette organisation (MAS) représentée par ce responsable religieux que l'État du Minnesota sous la direction du gouverneur Walz a attribué la somme de 100 000 dollars « d'argent du contribuable ». La seule mention de cette somme pourrait laisser supputer une faveur, voire, une connivence particulière. On regrette cependant que les nombreuses publications qui le mentionnent négligent deux données pourtant importantes : d'une part, l'ensemble des dépenses de l'État du Minnesota s'élevait, pour l'année 2023, de 72 milliards de dollars. Ces 100 000 dollars -soit 1/720 000e de la dépense totale en 2023 – ne représentaient donc pas exactement, en eux-mêmes, une dilapidation caractérisée des précieuses ressources de l'État.

Mais à cela s'ajoute une autre considération. La somme était destinée à la mise en sécurité des mosquées de la MAS du Minnesota suite à une série d'attaques dirigées contre ces lieux de cultes (vandalisme, incendie criminel) : six entre janvier et mai 2023, et sans parler d'autres graves précédents.[10] Aussi la seule évocation de la subvention de 100 000 dollars à la MAS, sans référence ni au budget de l'Etat concerné, ni à la succession rapprochée de graves attaques islamophobes, est-elle propre à induire en erreur quant à cet usage du bon « argent du contribuable ».

Reste ce qui est jugé le plus accablant pour Zaman et dès lors, pour Walz. En 2015, Zaman a retweeté un lien vers un documentaire proposant une version révisionniste de la carrière d'Adolphe Hitler : « The Greatest Story Never Told ». Le lien était accompagné du message selon lequel « 150 000 juifs ont servi dans l'armée d'Hitler »[11]. Zaman a rapidement voulu réparer cette terrible négligence en supprimant le post et en expliquant que « des gens, et j'en fait partie, relaient parfois des liens sur les réseaux sociaux sans vraiment les consulter. Je soutiens les organisations, les dirigeants, et les efforts au service de plus de justice, d'égalité et de bien-être pour tous, qu'ils soient musulmans, juifs, chrétiens, hindous, croyants ou athées. Souhaiter faire du mal à autrui va à l'encontre de ma foi et de mes convictions personnelles ».

Quelle qu'ait pu être l'intention de l'imam, personne n'a été en mesure de montrer que ce post de 2015 (en dépit de toute l'attention qu'on lui a porté) s'inscrivait dans une histoire plus ancienne et profonde de propos, d'intérêts, voire de sympathies impardonnables pour la propagande nazie. En cela, un re-tweet, aussi malvenu et critiquable soit-il, ne saurait constituer le fin mot des arrière-pensées secrètes l'imam Zaman, comme de toute autre personne, en l'absence de toute trajectoire idéologique construite et documentée.

En d'autres termes, que ce partage sur réseau social ait valu à Zaman des reproches est bien compréhensible ; qu'en revanche, il soit devenu une nouvelle nationale et ait servi de « preuve » accablante d'intentions effroyables en dit plus long sur l'état du système informationnel et sur la vision chroniquement dystopienne de toute chose pro-palestinienne, ou musulmanne, que sur quoi que ce soit d'autre.

Mais qu'à cela ne tienne, Walz se serait gravement compromis avec rien moins qu'un imam « pro-Hamas » et propagandiste « antisémite » « pro-nazi ». La campagne intense menée sur ce thème, du Daily Caller, nettement d'extrême droite, à CNN en passant par quantité d'autres supports médiatiques, a contraint Morris Allen, rabbin émérite de la congrégation Beth Jacob, du Minnesota, à prendre la défense de Walz, expliquant entre autres que ce dernier a toujours agi dans le sens de la promotion de meilleures valeurs des Juifs et des meilleurs intérêts de l'État d'Israël […] Je n'ai rien vu de l'équipe Harris-Walz qui pourrait laisser entendre quoi que ce soit d'autre qu'un soutien et qu'une conviction dans le bien-fondé de l'État d'Israël, et une attention à la communauté juive. »

La violence de l'attaque contre Asad Zaman au service d'un énième procès en antisémitisme à présent contre une équipe impeccablement pro-Israël, l'absence d'éléments à charge connus et vérifiés, le déni de toute explication quant à une banale subvention de 100 000 dollars et la manipulation de cette « information », et la construction de l'imam en incarnation de l'« islamo-nazisme », font descendre toujours un peu plus profondément dans l'abysse islamophobe, du racisme anti-palestinien, et de la haine féroce de tout ce qui s'apparente de près ou de loin à un discours de justice sociale, tel que porté par Tim Walz, en l'occurrence, où d'Asad Zaman lui-même, d'ailleurs.

Reste que tant d'ébriété présente le grand mérite d'assourdir toujours un peu plus le vacarme de la catastrophe génocidaire en cours ; un étudiant portant un keffieh sur un campus et réclamant la fin des liens entre son université et des universités ou des entreprises israéliennes compromises dans la colonisation, et l'application du droit international, représenterait un problème bien plus grave et imminent qu'une bombe MK84 de plus de 900 kilo sur une école de Gaza et la poursuite de livraisons en masse d'armes américaines à Israël.

En outre, cette ivresse aura presque permis de faire aussi oublier la fascination avérée, consciente, explicite et active pour le nazisme d'une grande partie de l'extrême-droite suprémaciste de notre époque, fascination dont les manifestations abondent, que l'on pense, entre autres, au soutien du site ouvertement néo-nazi « The Daily Stormer » à la candidature de Trump en 2015, ou plus récemment, au long entretien proposé par Tucker Carlson, célèbre animateur de Fox News, conspirationniste, trumpiste inconditionnel et adepte du culte du chef[12], avec Darryl Cooper, révisionniste du nazisme, et présenté par Carlson comme « le meilleur et le plus intègre historien aux États-Unis ».

Harris a bien tenu des propos indiquant qu'elle ne pouvait être indifférente, pas tant au sort des palestiniens eux-mêmes qu'à l'impatience et à la colère d'une partie importante de l'électorat démocrate et dont l'une des premières expressions est d'ailleurs venue du sein même de l'administration Biden-Harris ; en novembre 2023, quatre cents employés fédéraux œuvrant dans trente départements et agences gouvernementales différentes avaient déjà adressé une lettre appelant le tandem présidentiel à exiger un cessez-le-feu, la libération des tous les captifs injustement retenus, israéliens et palestiniens, le rétablissement de l'eau, de l'électricité, des services de base, et le libre passage de l'aide humanitaire. Cette contestation allait par la suite prendre racine dans le parti démocrate dans le cadre des primaires au sein des États.

Harris dût bientôt montrer (en mars) une certaine capacité à « entendre ». Et bien plus tard encore, après des démissions de responsables politiques, notamment juives (à commencer par celle de Lily Greenberg Call, le 15 mai 2024[13]), en signe de protestation, Harris en vint à déclarer qu'elle ne resterait pas « silencieuse », et que la manière dont Israël mène cette guerre « compte » (fin juillet). Ce choix des termes, bien qu'on ne pouvait plus minimal, parut indiquer une inflexion importante.

Mais sans doute serait-il plus approprié de parler de diversion bien peu honorable que de concession, compte tenu des déclarations et de la démission de Stacy Gilbert un peu moins de deux semaines après Greenberg Call. Gilbert, depuis vingt ans fonctionnaire du Département d'État, comptait parmi le groupe d'experts travaillant au rapport devant être remis au Congrès sur le comportement d'Israël en matière d'aide humanitaire.

Selon Stacy Gilbert, le rapport final, qui fut retiré aux experts pour être finalisé par leurs supérieurs hiérarchiques, concluait qu'Israël n'entravait pas l'aide humanitaire et que les livraisons d'armes ne contrevenaient donc pas à la loi américaine qui interdit toute livraison d'armes à des belligérants qui entraveraient cette assistance. Pour Gilbert, la conclusion selon laquelle « Israël ne bloque pas l'aide humanitaire est clairement et manifestement fausse » [‘The determination that Israel is not blocking humanitarian assistance is patently, demonstrably false‘].[14]

En dépit des attentes suscitées, la compassion de la vice-présidente face aux souffrances palestiniennes et son émoi devant le nombre des victimes innocentes, sans surprise, donc, ne l'incitèrent finalement en rien à renoncer aux vingt milliards d'équipements militaires à Israël à la mi-août 2024 (décision à laquelle Sanders et quelques autres sénateurs ont tenté de s'opposer). Et le 30 août, elle déclarait à nouveau sur CNN à Dana Bash : « Mon soutien à la défense d'Israël et à sa capacité à se défendre est sans équivoque et inébranlable, et ceci ne changera pas ».

Entre temps, la convention du parti démocrate qui s'est tenue du 19 au 22 août refusait qu'une voix palestinienne-américaine – en l'occurrence, celle de Ruwa Romman, élue démocrate à la chambre des représentants de l'État de Géorgie depuis 2022 – s'exprime à la tribune, comme ont été invités à le faire les parents d'un captif américain, Hersh Goldberg Polin dans la bande de Gaza.

Par ce refus, la campagne Harris-Walz a choisi de tourner le dos au mouvement des 740 000 électeurs et électrices démocrates qui ont refusé de se prononcer sur leur soutien à la campagne démocrate (the Uncommitted) tant que le parti ne prendrait pas position sur le cessez-le-feu et l'embargo sur les armes. Une troisième revendication était, précisément, de faire entendre une voix palestinienne-américaine à la tribune de la convention.

L'effectif des Uncommitted peut paraître faible à l'échelle de l'électorat national. Il pose cependant un enjeu électoral réel dans des États comprenant d'importantes communautés arabes-américaines profondément heurtées par la politique de Biden au Moyen-Orient, et où la majorité démocrate reste incertaine. C'est le cas par exemple du Michigan ou du Minnesota. Ce mouvement a reçu le soutien de la gauche antisioniste présente dans de nombreux autres États et milieux sociaux. En outre, The Uncommitted était dûment représenté à la convention démocrate, ses résultats locaux lui ayant permis de constituer un groupe d'une trentaine de déléguéEs.

Cette attitude de la direction démocrate tenait certainement, pour une part, à un choix tactique de se tourner vers une partie de l'électorat républicain susceptible d'être rebuté par la seconde candidature Trump. Le ralliement de Cheney fille et père – le prince des ténèbres des années Bush junior – à la campagne de Harris, a sans doute contribué a renforcer à cet alignement. Mais plus profondément, le refus démocrate trahit la persistance d'un triple consensus bipartisan historique.

A un niveau général et principiel, en quelque sorte, on pense d'abord au consensus hyper-militariste dont, depuis 1945, la mort de masse, du Japon et de la Corée au Guatemala en passant par l'Irak, a été une dimension normale, voire, souhaitable, de la politique extérieure américaine ; on doit pouvoir considérer que la possibilité de tuer des personnes en très grand nombre est inhérente à l'énormité même des budgets militaires américains (886 milliards de dollars 2023.)

L'expérience historique comme les moyens existants ne permettent malheureusement pas d'écarter ce présupposé, aussi pessimiste puisse-t-il être. Un deuxième niveau est celui du consensus plus particulièrement antimusulman depuis le 11 septembre 2001. Mais il faut lui ajouter le revers de l'inconditionnalité du soutien à Israël, à savoir, le consensus raciste spécifiquement anti-palestinien, comme le rapport « Anti-Palestinian at the Core : the Origins and Growing Dangers of US Antiterrorism Laws » (02.2024) de l'organisation Palestine Legal en a fait la démonstration.[15]

Cependant, cette inertie génocidaire rencontre désormais un ensemble de paramètres nouveaux dont The Uncommitted aura été l'un des signaux importants, comme indication, ou confirmation et enracinement de la fin du consensus bipartisan sur l'allié Israël.

Un second paramètre tient à l'affirmation toujours plus nette d'une jeune génération qui, pour pouvoir être juive, reconnaît et défend la nécessité à la fois intime et politique de l'antisionisme.

Reste enfin l'affirmation inédite de musulmans américains, et notamment de femmes musulmanes américaines dans la vie politique et institutionnelle des États-Unis. à la suite des élues au congrès, se font entendre les voix de Ruwa Romman élue en Géorgie, ou de la militante démocrate et porte-parole des 46000 « Uncommitted » du Minnesota, Asma Mohammed Nizami.

Autre signe de cette tendance : l'année 2022 a vu un niveau de participation historique – et de succès- de candidatEs musulmanEs américainEs aux scrutins de mi-mandat ; sur les cent-cinquante-trois candidatEsqui se sont présentéEs (au niveau local, d'État, fédéral, ou pour des sièges de juges), quatre-vingt-neuf ont été éluEs. Certes, les unEs et les autres ne sont pas épargnéEs par les rejets[16] et autres surenchères racistes et islamophobes de la période. Il demeure qu'en contrepoint des forces du pire prennent formes des convergences politiques propres à modifier le regard sur ce pays, à commencer peut-être par celui qu'il porte sur lui-même, et propres à susciter un peu d'espoir aussi au-delà de ses frontières.

Annexe

Après plusieurs jours d'attente, n'étant pas finalement invitée à lire son texte à la tribune de la convention démocrate des 19-22 août, la déléguée Uncommitted, Ruwa Romman, en a donné lecture à l'extérieur de l'United Center (Chicago) qui accueillait l'évènement. En préambule, Romman a déclaré :

« Ce que je vais vous lire est, franchement, très inoffensif. L'intention était d'avoir une chance de représenter une voix palestinienne. Mais je suis terriblement désemparée parce que nous sommes venuEs ici pour apporter un présent ; nous sommes venuEs ici pour donner une occasion de combler le décalage entre notre parti et nos électeurs et électrices. Si vous allez voir à l'intérieur de cette convention, tellement de gens sont là avec leur badge, leur keffieh, leur drapeau… C'est très regrettable. »

Romman lit par la suite le texte suivant :

« Mon nom est Ruwa Romman et j'ai l'honneur d'être la première palestinienne élue à une fonction publique dans le grand État de Géorgie et la première palestinienne à prendre la parole lors d'une convention démocrate. Mon histoire commence dans un petit village près de Jérusalem, appelé Suba, d'où vient la famille de mon père. Les racines de ma mère sont à Al Khalil, ou Hébron. Mes parents, nés en Jordanie, nous ont amené en Géorgie lorsque j'avais huit ans, et où je vis à présent avec mon merveilleux mari et nos adorables chiens et chats.

Durant mon enfance, mon grand-père et moi avions un lien privilégié. Il était le complice de mes coquineries, en me donnant en cachette des bonbons qui venaient de l'épicerie, ou en glissant un billet de 20 dollars dans ma poche avec un clin d'œil entendu et un sourire. C'était mon rocher, mais il est parti il y a quelques années, sans jamais revoir Suba ou la Palestine en général. Il me manque, chaque jour qui passe.

Cette année a été particulièrement dure. Tandis que nous étions les témoins moraux des massacres à Gaza, j'ai pensé à lui, me demandant si c'était là la souffrance qu'il ne connaissait que trop. En assistant aux déplacements des Palestinien.ne.s d'un bout à l'autre de la bande de Gaza, j'aurais voulu lui demander comment il avait trouvé la force de marcher tous ces kilomètres il y a plusieurs décennies de cela, en laissant tout derrière lui.

Mais dans cette douleur, j'ai pu aussi témoigner de quelque chose de profond – une belle coalition, multiconfessionnelle, multiraciale et multigénérationnelle, montant du désespoir ressenti dans notre parti démocrate. 320 jours durant, ensemble, nous avons exigé que nos lois s'appliquent de la même manière aux alliés comme aux adversaires pour parvenir à un cessez-le-feu, pour que l'on arrête de tuer des Palestinien.ne.s, pour que l'on libère tous les otages israéliens et palestiniens, et pour engager le difficile travail de construction d'une voie vers la sécurité et la paix pour tous. Voilà pourquoi nous sommes ici, membres de ce parti démocrate pour la défense de droits égaux et de la dignité de tous. Ce que nous faisons ici rencontre un écho partout dans le monde.

Certains diront qu'il en a toujours été ainsi, que rien ne peut changer. Mais souvenons-nous de Fannie Lou Hamer[17], dont le courage lui valut d'être rejetée, et qui cependant ouvrit la voie à un parti démocrate sans discrimination. Son héritage reste d'actualité et nous continuons de suivre son exemple.

Mais nous ne pouvons y arriver seulEs. Ce moment historique est plein de promesse, à la condition d'être uniEs. La plus grande force de notre parti a toujours consisté en notre capacité à nous unir. Certains y voient une faiblesse, mais il est temps d'exercer cette force.

Soyons les unEs des autres, engageons-nous à faire élire la vice-présidente Harris et à battre Donald Trump qui utilise mon identité en guise d'insulte. Battons-nous pour des réformes qui n'ont que trop tardé, de la restauration du droit à l'avortement à l'établissement d'un salaire de vie, pour la fin d'une guerre effroyable et pour un cessez-le-feu à Gaza. A celles et ceux qui doutent de nous, aux cyniques et à nos détracteurs, je dis, oui, nous pouvons – oui nous pouvons être un parti démocrate qui donne priorité au financement des écoles et des hôpitaux, et non aux guerres sans fin ; qui se bat pour une Amérique qui appartient à nous toutes et tous – noirs, basanés et blancs, juifs et palestiniens, nous toutes et tous -comme mon grand-père me l'a enseigné- ensemble ».

Notes

[1] On doit à Antony Lerman une reconstruction d'une utilité inestimable de cette histoire : Antony Lerman, Whatever Happened to Antisemitism ? Redefinition and the Myth of the ‘Collective Jew', Londres, Pluto Press, 2022.

[2] Un épisode d'AJ+ de la chaîne al-Jazeera analyse utilement cette substitution.

[3] Cf. Norman G. Finkelstein, Beyond Chutzpah : On the Misuse of Anti-Semitism and the Abuse of History, Londers & new York, Verso, 2005, p.21-25.

[4] Dont le président, Jonathan Greenblatt, a déclaré plus tôt cette année que « si vous ne toléreriez pas que quelqu'un porte une swastika sur sa manche, désolé, vous ne devriez pas tolérer le port du keffieh ».

[5] Question qui dans le contexte irlandais – pour rester dans la zone euro-américaine – occupe une place historiquement singulière.

[6] Emily Tamkin, « No, Josh Shapiro Wasn't Snubbed for VP Because He's Jewish » [Non, JS n'a pas été recalé parce qu'il est juif], The Nation, 8 août 2024.

[7] « Tim Walz : Anti-Israel Protesters ‘Speaking out for all the Right Reasons' », 7 sept 2024 https://www.jewishpress.com/news/

[8] Il faudrait s'intéresser ici au cas remarquable de Laura Loomer, figure de la fachosphère américaine suivie par 1,2 millions de personnes (Reuters). Loomer se déclare « fièrement islamophobe » (l'Islam étant, selon elle, « le cancer de l'humanité ») et s'autorise de sa judéité pour traiter de « kapos » et de « nazis » les soutiens juifs des démocrates. Suggestion récente de sa part : « vous pouvez aller vous-mêmes vous mettre dans une chambre à gaz si c'est comme ça que vous voulez vous conduire ». Laura Loomer reçut l'investiture du parti républicain en 2020 dans le 21e district de Floride où, détail intéressant, se trouve Mar-a-Lago, la résidence de D.Trump lui-même (The Forward). Récemment encore, il était question que Loomer intègre l'équipe de campagne de Trump, qui se contente finalement d'accepter son soutien (Reuters).

[9] Selon le journal d'extrême-droite, Washington Examiner, qui a « mené l'enquête ».

[10] Par exemple, l'attaque du Centre islamique Dar-al-Farooq (Bloomington, Minnesota) en août 2017.

[11] Épisode et contradiction bel et bien tragiques par ailleurs. Voir par exemple ici.

[12] Comme en atteste le discours qu'il prononce dans la vidéo disponible sur le site Mmsnbc (voir le lien).

[13] Dans sa lettre, Greenberg Call disait entre autres : « « Je ne peux plus, en toute bonne conscience, continuer à représenter cette administration face au soutien désastreux et continu du président Biden au génocide israélien à Gaza. » https://www.middleeasteye.net/fr/actu-et-enquetes/une-americaine-de-confession-juive-demissionne-de-ladministration-biden-cause-de

[14] Stacy Gilbert fait cette déclaration lors d'un entretien pour Al Jazeera, dans le documentaire « Starving Gaza » diffusé le 29 septembre 2024.

[15] L'analyse proposée par Palestine Legal montre de quelle manière les législations anti-terroristes aux États-Unis ont prioritairement été dirigées contre le mouvement national palestinien.

[16] A l'image de l'expérience d'Asma Nizami avec les services éducatifs du Minnesota : https://www.dailydot.com/debug/minnesota-muslim-organizer-asma-nizami-advisory-group/

[17] Fannie Lou Hamer, 1917-1977, fut une militante pour le droit de vote et pour le droit des femmes, une dirigeante du mouvement pour les droits civiques et la justice raciale ; co-fondatrice, en 1964, du Freedom Democratic Party du Mississipi (MFDP), qui lutta contre les tentatives du parti démocrate local de bloquer la participation des noirs.

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USA : le long travail de sape de la droite radicale

22 octobre 2024, par Anne Deysine — , ,
À l'approche de l'élection présidentielle, un enjeu caché pourrait bien influencer le paysage politique américain, quel que soit résultat : les équilibres au sein de la Cour (…)

À l'approche de l'élection présidentielle, un enjeu caché pourrait bien influencer le paysage politique américain, quel que soit résultat : les équilibres au sein de la Cour Suprême, où la droite s'est arrogée une position de force. Depuis les années 1970, la « galaxie Leo » s'est structurée pour orchestrer la stratégie judiciaire tous azimut de cette droite, s'opposant à toute initiative progressiste et érodant les acquis de l'État-providence.

18 octobre 2024 | tiré de AOC
ttps ://aoc.media/analyse/2024/10/17/usa-le-long-travail-de-sape-de-la-droite-radicale/
International

Il y a encore deux mois, en juillet, la question pour les électeurs démocrates étatsuniens était : « Donald Trump peut-il encore perdre ? ». La donne a changé le 21 juillet quand Joe Biden a annoncé qu'il renonçait à se représenter, et qu'il adoubait sa vice-présidente Kamala Harris. Certes, les plus fervents partisans de Donald Trump continueront à arborer la casquette rouge MAGA (Make America Great Again). Mais Kamala Harris a immédiatement fait l'unanimité au sein du Parti démocrate.
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Des adversaires possibles, comme le gouverneur de Californie Gavin Newsom, se sont ralliés à elle. Plusieurs délégations d'États ont annoncé qu'elles reportaient leurs délégués sur la vice-présidente. Celle-ci a obtenu l'investiture officieuse puis officielle du parti en un temps record. Elle a collecté six-cent-quarante millions de dollars en six semaines, alors que les donateurs avaient cessé de contribuer à la campagne Biden. Elle a aussi attiré plus de 200 000 volontaires, signe de l'enthousiasme que soulève le Parti démocrate, mais aussi des indépendants et des indécis, soulagés de ne pas avoir à revivre le match entre deux vieux messieurs, Trump contre Biden.

Outre les lourdes conséquences qu'aura le choix de porter Kamala Harris ou Donald Trump à la présidence, d'autres enjeux sont moins visibles, mais cruciaux. Il s'agit d'abord des équilibres politiques dans les deux chambres.

Si Donald Trump remporte l'élection, le seul contre pouvoir serait une (incertaine) majorité démocrate à la Chambre des représentants. Si Kamala Harris est élue, elle sera condamnée à l'impuissance dans le cas où les Républicains détiendraient les deux chambres. Même s'ils dominaient le seul Sénat, elle serait sans cesse empêchée par l'obstructionnisme des Républicains. Difficile, voire impossible dès lors d'obtenir la validation de ses choix de ministre ou de juge fédéral, comme Obama a pu l'endurer après la victoire républicaine du Tea Party de 2010.

Si elle veut continuer les politiques de son prédécesseur en faveur de la classe moyenne, il lui faudra disposer d'une majorité à la Chambre des représentants et au Sénat. Cela reste possible à la Chambre, mais plus difficile au Sénat en raison de la carte électorale désormais défavorable aux démocrates. En effet, vingt-deux des sièges à pourvoir (des candidats cherchant à se faire réélire ou des sièges « ouverts ») sont actuellement détenus par les démocrates (qui ont au total cinquante sièges). Les démocrates sont déjà certains de perdre au moins le siège de Joe Manchin qui ne se représente pas en Virginie occidentale. Or, il s'agit d'un État rouge dans lequel Joe Manchin réussissait jusqu'ici à se faire réélire avec une politique et un discours très centristes.

Même dans l'hypothèse d'une victoire démocrate dans les deux chambres, peu de lois seront adoptées car la procédure législative aux États-Unis est un parcours du combattant qui ne comporte aucune des règles du parlementarisme rationalisé de la Ve république en France – règles souvent critiquées comme le 49-3, mais qui facilitent l'adoption d'une loi ou d'un budget. Aux États-Unis, la majorité au Sénat n'est pas de cinquante-et-une voix (sur cent sénateurs) mais de soixante, en raison de l'obstruction par filibuster. Et compte tenu des nouveaux membres encore plus extrémistes, peu de projets bi-partisans seront adoptés.

Comme Joe Biden et Barack Obama avant elle, Kamala Harris sera alors contrainte de recourir aux décrets présidentiels et ceux-ci, comme ceux de ses prédécesseurs démocrates à la Maison Blanche, seront systématiquement contestés en justice par ce qu'on appelle « la galaxie Leo », du nom de celui qui dirigea pendant vingt ans la Federalist Society.

La mobilisation de la droite

Dans les années 70, les conservateurs et le monde des affaires ont pris conscience qu'ils n'étaient pas assez présents dans le débat médiatique et dans le jeu électoral. Le mémorandum de l'avocat Lewis Powell, qui défendait l'industrie du tabac à l'époque et deviendra plus tard juge à la Cour suprême, marque un tournant. Il incitait les entreprises à se mobiliser, à créer des comités d'action politique (PAC), de façon à ce que leurs salariés et cadres puissent verser des contributions aux candidats privilégiés par la droite. Le nombre de ces PAC des affaires et des contributions électorales versées aux conservateurs a alors explosé.

En 1982 fut ensuite créée la Federalist Society, sous l'égide d'Edwin Meese (ministre de la Justice de Reagan) et d'Antonin Scalia (qui deviendra lui aussi juge à la Cour suprême). Elle était et reste aujourd'hui la cheville ouvrière de cette galaxie de droite. Sa mission était d'identifier de jeunes juristes conservateurs prometteurs via la création d'antennes dans les facultés de droit et au sein des délégations locales de l'Association du barreau (ABA), puis de peupler les ministères de ces recrues. Le but ultime était de capturer les juridictions fédérales, de première instance et les cours d'appel, et la Cour suprême afin de mettre fin aux « dérives progressistes » du pouvoir judiciaire responsable des grandes avancées des années 1950-1970, comme la déségrégation, les droits des inculpés ou le droit à l'avortement.

Constituée en association à but non-lucratif sous le régime fiscal favorable des 501(c)(3) selon la nomenclature du Code des impôts, la Federalist Society ne doit pas avoir plus de 50 % d'activités de nature politique. Mais elle travaille en étroite coordination avec des groupes qui, eux, peuvent s'impliquer en politique, financés par les mêmes milliardaires libertariens.

La stratégie première de la Federalist Society consiste à influencer les nominations des juges des juridictions fédérales et de la Cour suprême, choisis par les présidents, ainsi que l'attitude des sénateurs chargés par la Constitution de confirmer ou non les candidats du président. Sa deuxième mission, moins connue jusqu'à récemment, consiste à orchestrer (et financer) des actions en justice sur les grandes questions au sujet desquelles la droite vise une réorientation du droit : les priorités tout à la fois des entreprises et des milliardaires (dérégulation) et celles de la droite religieuse, contre l'avortement et les droits des LGBT.

À la tête de la Federalist Society pendant deux décennies, Leonard Leo s'est attaché à faire nommer des juges « estampillés conformes ». Sous la présidence de G.W. Bush, il a dépensé des dizaines de millions de dollars en publicités et opérations de relations publiques pour faire avancer les candidatures de ceux qui allaient devenir, pour l'un – John Roberts – le président de la Cour suprême, et pour l'autre – Samuel Alito – celui qui a rédigé l'opinion majoritaire de la décision Dobbs v. Jackson Women's Heath Organization de 2022, qui a opéré le revirement de jurisprudence en matière de droit à l'avortement.

Le grand public a appris l'existence et compris le rôle de la Federalist Society en 2016, quand son dirigeant Leo a conduit le candidat Trump à faire campagne sur onze noms de candidats à la Cour suprême, tous choisis par ses soins. La stratégie a été gagnante : 80 % des évangéliques ont voté pour Donald Trump cette année-là, et 90 % des juges nommés par Trump durant son mandat sont membres de la Federalist Society, dont 86 % des juges d'appel et les trois juges nommés à la Cour suprême (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett). Ils sont anti-avortement et anti-régulation, non susceptibles de décevoir en évoluant vers le centre comme certains de leurs prédécesseurs – ainsi du juge Kennedy, qui avait voté avec les progressistes pour inscrire le mariage pour tous dans la Constitution.

La galaxie Leo

La Federalist Society est la clé de voûte d'une galaxie de groupes de droite qui travaillent ensemble et sont financés par les dons anonymes de plusieurs millions de dollars chaque année.

Ces groupes ont dépensé sept millions de dollars pour bloquer la candidature à la Cour suprême en 2016 de Merrick Garland, le candidat pourtant très modéré, proposé par le président Obama après le décès du juge Scalia. Ces mêmes groupes ont ensuite dépensé plus de dix millions de dollars pour soutenir la candidature de Neil Gorsuch, nommé par Donald Trump dès son entrée en fonction en janvier 2017. En 2021, le Concord Fund a dépensé plusieurs millions de dollars pour discréditer la candidate Ketanji Brown Jackson, première juge afro-américaine, nommée par le président Biden pour succéder au juge Stephen Breyer, poussée à démissionner tant que le président Biden disposait d'une majorité démocrate au Sénat.

Les organismes et groupes de la galaxie Leo sont nombreux et ont pour caractéristique première de porter des noms trompeurs. Ainsi, le « projet pour des élections honnêtes » (Honest Elections Project) et le « réseau pour l'intégrité électorale » (Restoring Integrity and Trust in Elections) ont pour objectif affiché de restaurer l'intégrité et la confiance dans les élections alors qu'ils cherchent en réalité à instiller le doute et la méfiance envers le processus électoral.

Ils diffusent des informations fausses sur la fraude électorale dans l'élection de 2020, démenties par les études dont celle du Brennan Center. Le groupement Students for Fair Admission (Étudiants pour des procédures d'admission justes) crée par Edward Blum lutte activement contre toute prise en compte de facteurs raciaux en matière de découpage électoral ou pour l'entrée à l'université, et est à l'origine de plusieurs contentieux dans lesquels il a obtenu gain de cause.

La Fondation juridique pour l'intérêt public (Public Interest Legal Foundation ou PILF), contrairement à son nom ronflant, travaille à faire adopter des restrictions sur le droit de vote et à procéder à des radiations d'électeurs destinées à affecter en premier lieu et de façon disproportionnée, les membres des minorités qui ont tendance à voter pour les démocrates. Sans oublier le groupe Citizens United à l'origine de l'action en justice qui a permis la dérégulation des financements électoraux en 2010.

Tous ces groupes partagent des locaux communs et ont recours aux mêmes cabinets d'avocats. Leurs fonds proviennent des mêmes financeurs qui leur font passer les sommes nécessaires pour organiser leur stratégie juridictionnelle et « monter » les affaires. Ce sont eux qui mettent en musique la composante judiciaire de la stratégie tous azimuts de la droite.

Les financeurs

Malgré le travail mené par des journalistes d'investigation, des médias comme Lever ou Politico et des associations qui épluchent documents financiers et déclarations d'impôts pour tenter de dépasser l'anonymat des donateurs, il est difficile et remonter jusqu'aux vrais financeurs de ces groupes, de connaître les destinataires précis et les sommes exactes collectées. En effet, la Cour suprême par ses décisions invalide les mesures de transparence, considérant qu'elles portent atteinte à la libre expression ; ainsi dans Americans For Prosperity Foundation v. Bonta en 2021.

Toutefois plusieurs fondations et milliardaires ont été identifiés comme finançant régulièrement ces groupes. Parmi eux, les frères Koch qui soutiennent le centre pour les études sur l'immigration (Immigration Centre) qui est anti-immigrants, la fondation Bradley qui a fait passer depuis 2000 plus d'un demi-milliard de dollars dans des projets opaques (dark money) comme les atteintes au droit de vote (voter suppression), les initiatives pour privatiser les écoles publiques ou les attaques contre les droits des travailleurs et les syndicats. Citons aussi la famille Scaife, héritière d'une fortune d'entreprises industrielles, qui a versé des millions de dollars à des groupes affirmant œuvrer pour l'intérêt public et qui combattent pourtant les réglementations environnementales… comme l'American Civil Rights Institute qui, en dépit de son nom, ne défend pas les droits civiques.

La droite a enfin atteint son objectif, la Cour suprême est dorénavant composée de six juges que l'on ne peut plus appeler conservateurs mais « républicains », ou même radicaux dans le cas des juges Thomas et Alito. Pendant vingt ans, la Cour avec une majorité de cinq juges conservateurs sur les neuf s'était contentée d'affaiblir graduellement nombre de précédents progressistes mais ce n'était pas trop visible.

Certes depuis 2006 et l'arrivée du juge John Roberts, la Cour avait accédé aux desiderata de la droite des affaires, par exemple dans Citizens United en 2010 qui dérégule les financements électoraux. La décision permet aux entreprises et aux milliardaires de peser d'un poids disproportionné dans les élections via les structures idoines créées à cet effet, les super PAC. De même, la décision Shelby de 2013 facilite les victoires législatives de la droite (déjà minoritaire) en invalidant les protections anti-discrimination contenues dans le Voting Rights Act sur le droit de vote de 1965.

Puis en deux ans, le rythme s'accélère. Chaque session judiciaire voit des revirements spectaculaires qui traduisent les priorités de la droite, en matière de droit à l'avortement (revirement de 2022 dans Dobbs) comme de pouvoirs des agences (décision Loper Bright qui invalide le précédent Chevron et prive les agences de leur pouvoir de réglementation en matière de sécurité des produits, comme de lutte contre le réchauffement climatique). Quant à la décision du 1er juillet 2024 qui accorde au président Trump et à ses successeurs une immunité quasi-absolue, elle surprend même les observateurs de droite par son ampleur et les dangers pour la démocratie.

Le but de la droite est de revenir à l'Amérique des années 1920, avant les législations du New Deal, avant l'État-providence et avant les droits civiques. C'est l'Amérique du juge Bork (proposé par Ronald Reagan à la Cour suprême) que dénonçait le sénateur Ted Kennedy en 1986 pour s'opposer à sa candidature, laquelle fut rejetée par cinquante-quatre voix contre quarante-six[1].

En conséquence, la Cour suprême est un enjeu central des élections 2024. Elle l'a été depuis les années 1970 pour les conservateurs ; elle l'est (enfin) devenue pour le Parti démocrate. Si les démocrates détiennent la Maison-Blanche et de solides majorités dans les deux chambres, ils peuvent tenter de faire adopter des lois pour limiter les pouvoirs de la Cour suprême, revenir sur ses décisions les plus réactionnaires et dangereuses pour la démocratie, comme sanctuariser le droit de vote et le droit à l'avortement. Si Trump est élu, le sera-t-il grâce à la bienveillance de la Cour lors des éventuels et probables contentieux post-élection ?

En cas d'abus et de violations de la loi et de la Constitution, la Cour invalidera-t-elle les décisions de celui qui annonce lui-même qu'il se conduira en dictateur comme le confirme le « Projet 2025 » ou projet « de transition présidentielle » proposé par la Fondation conservatrice Heritage ? Même si Trump a cherché à prendre ses distances vis à vis de politiques rejetées par une large majorité des Américains, il continue à annoncer la suppression du ministère de l'enseignement et d'autres mesures phares de ce Programme 2025 rédigé par nombre de ses anciens conseillers.

NDLR : Anne Deysine vient de faire paraître Les juges contre l'Amérique aux Presses universitaires de Nanterre.

Anne Deysine

Juriste et américaniste, Professeure émérite à l'Université Paris-Nanterre

Note :

[1] « L'Amérique de Robert Bork est un pays où les femmes seraient vouées aux avortements clandestins, où les Noirs devraient déjeuner et dîner dans des espaces ségrégés, où des policiers sans foi ni loi feraient irruption en pleine nuit chez les citoyens.. … ». Extraits du discours prononcé le 23 juin 1987 par le sénateur démocrate Ted Kennedy en opposition à la nomination du juge Bork à la Cour suprême par Ronald Reagan.

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Le « pacte du silence » entre les Israéliens et leurs médias

22 octobre 2024, par Edo Konrad — , , ,
Les médias d'Israël, depuis longtemps asservis, ont passé l'année dernière à imprégner le public d'un sentiment de légitimité à l'égard de la guerre de Gaza. Selon (…)

Les médias d'Israël, depuis longtemps asservis, ont passé l'année dernière à imprégner le public d'un sentiment de légitimité à l'égard de la guerre de Gaza. Selon l'observateur des médias Oren Persico, inverser cet endoctrinement pourrait prendre des décennies.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Au milieu de notre conversation, Oren Persico fait un aveu surprenant. Ce journaliste israélien chevronné, dont le travail a consisté pendant la majeure partie des vingt dernières années à surveiller les médias de son pays, ne regarde pas les journaux télévisés israéliens.

« Je n'y arrive tout simplement pas », m'explique Persico, qui travaille depuis 2006 comme rédacteur pour le site israélien de surveillance des médias The Seventh Eye. « C'est déprimant et exaspérant — c'est de la propagande, c'est plein de mensonges. C'est surtout le reflet de la société dans laquelle je vis, et il m'est difficile de rompre la dissonance entre ma vision du monde et ce qui m'entoure. J'ai besoin de garder la raison ». Au lieu de regarder la télévision, Persico se tient au courant en faisant défiler les sites d'information, les médias sociaux et en regardant des clips sélectionnés que les gens lui envoient.

Mais même le fait d'éteindre la télévision ne peut pas arrêter la dissonance et le désespoir que ressent Persico, qui n'ont fait que croître depuis les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre et l'assaut de l'armée israélienne sur la bande de Gaza qui s'en est suivi pendant un an. Lorsque la guerre a commencé, les médias israéliens se sont trouvés dans une situation critique, devant faire face au traumatisme d'une nation ébranlée par une violence sans précédent et qui s'est rapidement repliée sur une perception profondément ancrée de victimisation historique. Les chaînes d'information ont réagi à ce traumatisme national, note Persico, en se laissant encore davantage prendre dans les griffes de la propagande sanctionnée par l'État.

Alors que les jours de violence brutale se sont transformés en semaines et en mois, les médias israéliens sont revenus à des schémas familiers : se rassembler autour du drapeau, amplifier les récits de l'État et marginaliser toute couverture critique de la brutalité d'Israël à Gaza, sans parler de montrer des images ou de raconter les histoires des souffrances humaines parmi les Palestinien-nes de la bande de Gaza.

Le chemin qui mène à ce moment est tracé depuis longtemps. Le paysage médiatique israélien, qui, selon M. Persico, a toujours été soumis à l'establishment politique et militaire, a subi des pressions incessantes de la part de Benjamin Netanyahou au cours de la dernière décennie ; le premier ministre israélien a tenté de le transformer en un outil permettant d'exercer le pouvoir et, en fin de compte, d'assurer sa propre survie politique. Les médias commerciaux, plus intéressés par la fidélisation des téléspectateur-ices que par la contestation du pouvoir, sont devenus la proie de la stratégie de coercition, d'autocensure et de pression économique de Netanyahou.

Ces dernières années ont également vu l'essor rapide de Now 14 (plus connu sous le nom de Channel 14), la version israélienne de Fox News, qui s'est ouvertement alignée sur Netanyahou et concurrence aujourd'hui la domination de longue date de Channel 12. Elle propose aux téléspectateur-ices non seulement des informations, mais aussi des polémiques anti-palestiniennes – souvent ouvertement génocidaires – conçues comme du divertissement. En utilisant habilement des organes de propagande tels que la chaîne 14, de même que les médias sociaux, Netanyahou s'est assuré une audience dévouée qui le défend et le soutient face à la pression nationale et internationale.

Dans un entretien avec +972, qui a été raccourci et édité pour plus de clarté, Persico réfléchit au rôle historique des médias dans la négation des violations des droits de l'homme par Israël, à leur incapacité à remettre en question l'establishment politique et à l'absence quasi-totale de solidarité envers les journalistes palestinien-nes sous les bombardements à Gaza.

Décrivez-moi le paysage médiatique israélien à la veille du 7 octobre.

Le 6 octobre, les médias israéliens – qu'ils soient publics ou privés, à la télévision, à la radio ou sur l'internet – étaient affaiblis et assiégés après plus d'une décennie de lutte acharnée du Premier ministre Benjamin Netanyahou pour les contrôler. Alors que certains médias étaient simplement devenus un outil dans la guerre de propagande de Netanyahou, d'autres se sont progressivement soumis à ses pressions, en diffusant les alliés du Premier ministre et les points de discussion dans leurs émissions.

[Quelques mois avant le 7 octobre], le ministre des Communications, Shlomo Karhi, avait annoncé un projet de loi visant à réformer le paysage médiatique, basé sur son désir de fermer la Société publique de radiodiffusion d'Israël (connue familièrement sous le nom de KAN) et de « s'occuper » (c'est-à-dire d'exercer un contrôle sur) du secteur des médias privés. Tout cela s'est fait sous les slogans d'« ouverture du marché » et de « suppression des barrières » – des slogans qui signifiaient en fait faciliter la tâche des médias qui servent les intérêts de Netanyahou tout en restreignant les médias qui le critiquent.

Quelles mesures Netanyahou et ses gouvernements successifs ont-ils prises pour réprimer la presse au cours des dernières décennies ?

Depuis 1999 [lorsque Netanyahou a perdu les élections après son premier mandat de Premier ministre], il a désigné les médias comme son rival et a progressivement unifié sa base dans une lutte populiste contre eux. C'est particulièrement vrai depuis 2017, avec l'explosion de ses nombreux scandales judiciaires – tous directement liés à ses tentatives de contrôle des médias.

Au cours de la dernière décennie, Netanyahou a tenté de fermer Channel 10 ; a cherché à éviscérer la domination de Yedioth Ahronoth dans la presse écrite israélienne ; aurait promis à un magnat des médias des changements réglementaires bénéfiques en échange d'une couverture positive de lui et de sa famille ; et a méticuleusement placé ses soutiens dans tous les points de vente israéliens possibles, de Channel 12 et de la radio de l'armée israélienne à i24 et à KAN.

Et pourtant, nous ne pouvons pas rejeter toute la responsabilité sur le premier ministre. Netanyahou opère dans un pays où la plupart des médias sont privés et où le public se déplace vers la droite. Ces médias commerciaux ne veulent pas perdre leur audience ni leur lectorat. Ils ne peuvent pas vendre de publicité s'ils n'ont pas d'audience, et ils ne peuvent pas garder leur audience s'ils leur montrent des choses qui les mettent en colère.

Aucune discussion sur les médias israéliens d'aujourd'hui n'est complète sans parler de Channel 14, qui est devenu un tour de force dans le paysage, et qui pourrait encore dépasser Channel 12 dans sa domination. Channel 14 est née de la Jewish Heritage Channel, une petite station qui a échoué dans sa mission de diffusion de contenus religieux et qui n'avait pas de licence de diffusion d'informations. Mais progressivement, Netanyahou et ses alliés ont commencé à s'attaquer à cette réglementation : la chaîne a fini par obtenir une licence pour diffuser des informations et est devenue l'organe de propagande à part entière que nous connaissons aujourd'hui.

Bien qu'elle soit aujourd'hui la deuxième chaîne la plus populaire en Israël, elle continue de recevoir des avantages comme si elle était la petite entreprise qu'elle était à l'origine. Aujourd'hui, la chaîne est détenue par le fils d'un oligarque qui entretient des liens étroits avec Netanyahou et qui aurait des relations avec Vladimir Poutine et d'autres personnages louches.

Avec le début de la réforme judiciaire au début de l'année 2023, de nombreux médias se sont souvenus de leur objectif et de leur rôle : couvrir de manière critique tous les nœuds du pouvoir dans le pays – à la fois les élites économiques et la classe dirigeante. Channel 14, en revanche, a continué à parler d'une seule voix avec le gouvernement.

Les fidèles de Channel 14 forment également une sorte de communauté. Les sondages montrent régulièrement que, contrairement à Channel 11, Channel 12 et Channel 13, dont les téléspectateur-ices passent d'une chaîne à l'autre, ceux et celles de Channel 14 sont des inconditionnel-les de la chaîne [et ne recherchent pas d'informations ou d'analyses sur d'autres chaînes].

Cela signifie-t-il que si Netanyahou se réveille un matin et décide d'adopter une certaine position, Channel 14 transmettra ce message à son audience ?

Comme l'ensemble de l'appareil médiatique que Netanyahou a construit – qui est souvent surnommé la « machine à empoisonner », et qui utilise à la fois les médias conventionnels et les médias sociaux – Channel 14 est un outil de propagande. Elle est perçue comme amusante : elle fournit un divertissement aux masses.

Cela ressemble beaucoup à ce que font Donald Trump et Fox News aux États-Unis. À quoi cela ressemble-t-il sur Channel 14 ?

Les Israélien-nes sont engagé-es dans une guerre sanglante depuis plus d'un an, et ce que leur dit Channel 14, c'est que nous sommes en train de gagner, que la vie est belle. La chaîne met l'accent sur les succès militaires d'Israël tout en minimisant ses échecs – et dénonce les autres chaînes d'information pour avoir encouragé la panique et le défaitisme.

Par exemple, à la suite de l'attaque d'un drone sur une base militaire de Tsahal, qui a tué quatre soldats et en a blessé des dizaines d'autres, les sites des médias israéliens ont maintenu l'histoire en tête de liste pendant toute la nuit et la matinée. Ce n'est pas le cas de Channel 14, qui en a fait le titre principal de son site web pendant une demi-heure, avant de le remplacer par un sondage montrant que la plupart des Israélien-nes sont favorables à une attaque contre l'Iran.

Il cible également les « ennemis communs » – les autres médias, l'élite de l'armée et le procureur général – en les accusant d'être de connivence avec le gouvernement et en les rendant responsables de la situation difficile dans laquelle se trouve actuellement Israël. Elle est pleine d'incitation, de propagande et de théories de conspiration, faisant appel au désir de vengeance du public après le 7 octobre. Les commentateur-ices qui interviennent dans « The Patriots », l'émission phare de la chaîne animée par Yinon Magal, appellent régulièrement au génocide et à l'extermination [des Palestinien-nes]. De nombreux téléspectateur-ices se sentent bien lorsqu'ils ou elles voient cela ; cela confirme leurs sentiments déjà existants.

La popularité du canal 14 semble avoir surgi de nulle part. Comment cela s'est-il produit ?

Au moment où les principaux médias israéliens se sont opposés à la réforme judiciaire, l'audience de Channel 14 a commencé à augmenter rapidement. La deuxième hausse d'audience a eu lieu immédiatement après le 7 octobre. Ces deux augmentations représentent la capacité de la chaîne à former une communauté de leur audience.

Après deux ou trois semaines d'affichage d'une sorte d'« unité nationale » à la suite des attaques du Hamas, les médias israéliens sont rapidement revenus à leurs positions antérieures, soit pro-, soit anti-Netanyahou. Plusieurs voix se sont élevées sur Channel 14 dans les jours qui ont suivi pour blâmer le Premier ministre pour ce qui s'est passé le 7 octobre, mais elles se sont elles aussi très vite repliées sur la ligne du parti.
La croissance continue et la banalisation de Channel 14 après le 7 octobre est, à mon avis, l'évolution la plus significative que nous ayons observée dans les médias israéliens depuis le massacre.

Mais les manifestations de rhétorique extrémiste et de bellicisme ne se sont certainement pas limitées à Channel 14. Nous avons vu cela sur pratiquement tous les médias grand public après le 7 octobre, qu'ils soient ou non critiques à l'égard de Netanyahou.

Vous avez raison, l'ensemble du public israélien a basculé à droite et, pour la première fois de son histoire, Channel 12 doit faire face à une concurrence serrée de Channel 14. Elle a commis l'erreur classique d'essayer de plaire à tout le monde, y compris aux fascistes qui regardent Channel 14, et offre ainsi une tribune à des gens comme Yehuda Schlesinger [qui a appelé à ce que le viol des détenues palestiniennes au centre de détention de Sde Teiman devienne une politique officielle].

Il ne faut pas oublier que les journalistes en Israël font partie de la société israélienne. Ils et elles connaissent des personnes qui ont été tuées ou enlevées le 7 octobre. Ils et elles connaissent des soldat-es à Gaza.

Bien sûr, mais les journalistes ont aussi la responsabilité envers le public de rapporter ce qui se passe, et pas seulement envers les Israélien-nes. Sinon, ils et elles manquent à leur devoir.

C'est vrai, mais je considère également que leur comportement – qui consiste à mettre de côté leur intégrité journalistique afin de créer une sorte d'unité au sein du public – est une réaction naturelle et humaine à la suite d'un événement aussi traumatisant. Je ne pense pas que ce soit une bonne chose, je pense que c'est une erreur. Mais je ne pense pas que je puisse attendre autre chose de leur part.

Ne les ménagez-vous pas un peu ?

Les journalistes israélien-nes considèrent qu'il est de leur devoir patriotique de se concentrer sur notre statut de victime, d'ignorer les victimes de l'autre côté et de remonter le moral national, en particulier celui des soldats israéliens. Je pense que la chose patriotique à faire est de fournir des informations fiables au public afin qu'il puisse se faire une idée réelle de ce qui se passe autour de lui. Sinon, la société israélienne – ou toute autre société – aura une compréhension déformée de la réalité, fondée sur l'ignorance, le mensonge et le déni. Cela conduit à une société faible qui peut s'effondrer beaucoup plus facilement. Déclarer la vérité aura l'effet exactement inverse, mais les journalistes d'ici ne le croient pas.

Les médias israéliens montrent-ils au public ce que l'armée fait aux Palestiniens de Gaza ?

Non.

S'intéressent-ils aux violations des droits de l'homme commises par les Israéliens en Cisjordanie ?

Non.

Est-ce qu'ils retracent les mensonges répétés du porte-parole des FDI ?

Non.

Je comprends votre point de vue sur les premières semaines au cours desquelles les journalistes ont été profondément traumatisé-es, mais nous sommes un an après le 7 octobre et les journalistes continuent, pour la plupart, à abdiquer leurs responsabilités lorsqu'il s'agit de faire face à ces questions fondamentales. Ont-ils et elles simplement cessé de s'en préoccuper ?

L'ensemble de la société israélienne a de nombreuses années d'expérience dans l'ignorance de nos crimes contre les Palestinien-nes. Qu'il s'agisse de la Nakba, qui est un sujet totalement tabou, ou de l'occupation militaire permanente de millions de personnes. Les médias et leur public sont impliqués en concluant une sorte de pacte du silence : le public ne veut pas savoir, alors les médias n'en parlent pas. Ces mécanismes psychologiques étaient déjà tellement enracinés que le 7 octobre, ils se sont mis en marche et n'ont fait que s'amplifier.

Ce que nous avons vu au cours de l'année écoulée est le résultat d'un processus de plusieurs décennies visant à faire comprendre aux journalistes et aux téléspectateur-ices qu'il y a des choses dont nous ne parlons tout simplement pas et que nous ne montrons pas dans les journaux télévisés. La plupart des journalistes qui travaillent dans ces grands médias savent ce qui se passe, mais ils et elles ne veulent pas s'aliéner leur audience de peur de perdre en popularité. Il faudra des décennies pour inverser ce type d'endoctrinement.

Ils font comme si ces choses n'existaient pas ?

Les médias grand public comprennent que les violations des droits de l'homme ne sont pas une chose à célébrer, alors ils les ignorent tout simplement. Nous ne voyons pas de gros titres sur le ministère de la santé de Gaza annonçant que 40 000 Palestinien-nes ont été tué-es à Gaza. Nous ne voyons pas d'histoires humaines de Palestinien-nes sous les bombardements israéliens. Nous n'entendons pas parler des maladies qui ravagent la bande de Gaza. Personnellement, ce que j'ai entendu de la part des journalistes, c'est que « ce n'est tout simplement pas le moment de parler de ces questions ».

Il semble qu'à chaque fois que l'on allume l'une de ces chaînes d'information, on revit constamment les horreurs du 7 octobre, que ce soit à travers des récits de survivant-es ou de nouveaux rapports d'enquête. Quel effet cela a-t-il sur le public israélien ?

Le 7 octobre a été un événement qui a replacé les Juif-ves israélien-nes dans la position de la victime historique. Les images de kibboutzim et de villes israéliennes envahies et massacrées par des tireurs du Hamas nous rappellent les images historiques de l'Holocauste. Ce n'est pas une plaisanterie : nous sommes une société profondément post-traumatique qui n'a pas encore surmonté l'Holocauste, et ce jour-là, l'État qui était censé empêcher de futurs Holocaustes n'a pas réussi à le faire.

Et pourtant, la propagande que nous avons vue dans les journaux télévisés au cours de l'année écoulée ne fait que renforcer et justifier la violence de l'État à l'encontre des Palestinien-nes. Elle rationalise la nécessité de faire tout ce qui est nécessaire pour anéantir ceux qui sont dépeints comme un « mal absolu ». En fin de compte, cela donne aux Israélien-nes un sentiment de droiture, ce qui est nécessaire au cours d'une longue guerre dont la fin n'est pas clairement définie.

Quelle est l'influence réelle des médias israéliens sur le public, en particulier lorsque tant de personnes ont accès à d'autres formes d'informations sur les médias sociaux ?

Si, par le passé, le rôle des médias était de servir de médiateur et d'organiser la réalité [pour le public], le rôle central des médias israéliens aujourd'hui est de marquer les limites de la légitimité par rapport au discours public, ainsi que de déterminer qui est autorisé à participer à ce discours. Si vous regardez la chaîne 12, par exemple, vous verrez que lorsqu'il s'agit de questions militaires, ce sont d'anciens militaires – des hommes pour la plupart – qui participent à la conversation.

Il est également difficile d'éviter une autre dimension du rôle des médias : fournir une plateforme pour les efforts de la hasbara israélienne, et souvent servir de bras armé à cette dernière, avec des influenceurs tels que Yoseph Haddad apparaissant régulièrement dans les différents journaux télévisés.

Absolument. La hasbara est très demandée, et les médias – privés ou non – l'offrent au public, parce que c'est ce qu'il veut. Cela a atteint un point tel que Yoseph Haddad a constitué plus d'un tiers de toutes les apparitions d'« experts arabes » dans les médias israéliens au cours du premier semestre 2024. C'est bien qu'ils l'invitent, mais il ne représente en aucun cas la majorité des citoyen-nes palestinien-nes d'Israël.

Israël se targue souvent d'avoir une presse libre et extrêmement critique à l'égard du gouvernement. Est-ce vrai ?

Lors de chaque événement [historique] majeur, les médias israéliens ont toujours été loyaux envers la classe politique et militaire du pays, qu'il s'agisse d'une guerre, d'un plan de paix ou d'un programme économique. Jusqu'à la réforme du système judiciaire, ils ont suivi pratiquement toutes les grandes décisions politiques du gouvernement. Ils sont très critiques à l'égard de Netanyahou, car c'est un menteur corrompu qui fait clairement passer ses intérêts privés avant ceux de l'État. Mais ils ne critiquent pas l'armée ou l'État lui-même.

Il convient de rappeler qu'en 2002, l'indignation publique a été immense après l'assassinat par Israël du chef du Hamas [Salah Mustafa Muhammad Shehade] et la mort de 14 membres de sa famille, dont 11 enfants. Mais une occupation continue qui n'est pratiquement pas couverte par les médias grand public conduit également à une érosion de l'indignation publique et des normes journalistiques. Aujourd'hui, l'armée n'a aucun problème à tuer 14 personnes s'il s'agit d'éliminer un membre peu important du Hamas – et les médias, à l'exception de journaux comme Haaretz, s'en accommodent.

Qu'est-ce que les médias auraient pu faire différemment dans leur couverture après le 7 octobre ? Quelle différence auraient-ils pu faire ?

Tout d'abord, au cours des premiers jours qui ont suivi l'attentat, les médias ont accompli un travail exceptionnel à un moment où les autres institutions israéliennes ne fonctionnaient tout simplement pas. Les médias ont transmis des images au public, [ce qui a permis] d'aider les réfugié-es du sud et les survivant-es du massacre en fournissant littéralement une logistique aux gens parce que l'État ne fonctionnait tout simplement pas à ce moment-là.

Personne n'oblige le public israélien à ne pas savoir ce qui se passe à Gaza et en Cisjordanie. Ceux qui veulent savoir peuvent se tourner vers le New York Times ou le Guardian. Imaginez que vous preniez Haaretz ou +972 et que vous en fassiez une chaîne d'information grand public – cela changerait-il quelque chose ? Peut-être un peu, mais il s'agit ici de défaire des générations d'endoctrinement.

Le mois dernier, nous avons assisté à une sorte d'euphorie publique depuis les attentats au bipeur et l'assassinat du chef du Hezbollah Hassan Nasrallah, après lequel nous avons vu Amit Segal et Ben Caspit, de Channel 12, boire des coups et porter un toast à sa mort à la télévision. Cette euphorie s'est étendue à l'invasion israélienne du Sud-Liban et à l'assaut du Nord de Gaza dans le cadre de ce que l'on appelle le « plan des généraux », qui vise à liquider la région. Que pensez-vous de cette atmosphère apparemment festive dans les studios d'information ?

Les succès israéliens au Liban ont été accueillis en fanfare et célébrés. Dans les jours qui ont suivi ces « victoires », les médias ont très peu discuté de l'importance géopolitique de ce moment, au-delà des dommages causés par Israël au Hezbollah, qui, selon les experts, pourraient entraîner sa déclaration de défaite. Personne ne s'est levé pour évaluer de manière réaliste que nous entrons dans une phase où nous verrons [une augmentation] des roquettes et des drones dans le nord.

Cela rappelle ce qui s'est passé immédiatement après l'attaque du Hamas, lorsque les médias ont affirmé que l'opération ne durerait que quelques semaines ou quelques mois. [Ils ont totalement ignoré le fait qu'] en 2014, les FDI avaient estimé que la réoccupation de la bande de Gaza pourrait prendre cinq ans et coûterait la vie à des dizaines de milliers de Palestinien-nes et d'Israélien-nes. Netanyahou aurait divulgué cette évaluation à Channel 2 en 2014, précisément parce qu'il comprenait ces coûts immenses et ne voulait pas réoccuper militairement Gaza. Pourquoi les médias ne rappellent-ils pas ces évaluations au public ? Pourquoi Udi Segal, le journaliste de Channel 2 qui avait révélé cette information, ne s'exprime-t-il pas aujourd'hui ?

Je suis sûr qu'il existe des évaluations similaires concernant le Hezbollah, mais lorsque l'armée israélienne a commencé son invasion, les médias ont affirmé qu'elle ne durerait que quelques semaines. Cela nous ramène à la première guerre du Liban, lorsque les médias ont fait des déclarations très similaires sur la durée de l'opération [l'armée israélienne est restée dans le sud du Liban pendant près de deux décennies].

Selon le Syndicat des journalistes palestiniens, Israël a tué 168 journalistes palestiniens à Gaza depuis octobre dernier. Quel est le degré de solidarité des journalistes israélien-nes avec leurs homologues palestinien-nes de Gaza, ou avec les journalistes d'Al Jazeera qui ont été interdit-es de travailler en Israël et dont les bureaux à Ramallah ont été perquisitionnés et fermés par les forces israéliennes en septembre ?

Zéro. À la fin de l'année dernière, j'ai aidé Reporters sans frontières à organiser une pétition de solidarité des journalistes israélien-nes envers leurs collègues palestinien-nes. Je leur ai déclaré que personne, à part quelques personnes de la gauche radicale, ne signerait ce genre de déclaration, et j'ai proposé à la place d'essayer de faire signer aux journalistes israélien-nes une pétition demandant aux médias de montrer davantage ce qui se passait à Gaza, parce que je pensais que nous serions en mesure de faire signer davantage de journalistes traditionnel-les. Cela n'a pas été le cas. Très peu de gens ont voulu signer.

Ce que les journalistes israélien-nes ne comprennent pas, c'est que lorsque le gouvernement adopte sa « loi Al Jazeera », il s'agit en fin de compte de quelque chose de bien plus important que de simplement cibler la chaîne. La loi actuelle vise à interdire les organes d'information qui « mettent en danger la sécurité nationale », mais elle veut aussi donner au ministre israélien des communications le droit d'empêcher tout réseau d'information étranger d'opérer en Israël s'il risque de « nuire au moral national ». Ce que le public israélien ne comprend pas, c'est que la prochaine étape sera BBC Arabic, Sky News Arabic et CNN. Ensuite, ils s'en prendront à Haaretz, Channel 12 et Channel 13.

Craignez-vous une telle évolution ?

Nous nous dirigeons vers un régime autocratique à la Orbán et tout ce qui en découle – dans les tribunaux, les universités et les médias. Bien sûr, c'est possible. Cela semblait irréaliste il y a dix ans, puis plus réaliste il y a cinq ans, lorsque les scandales juridiques liés aux médias de Netanyahou ont éclaté. Ensuite, c'est devenu encore plus raisonnable avec la refonte du système judiciaire, et encore plus aujourd'hui. Nous n'y sommes pas encore, mais nous sommes certainement sur la bonne voie.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine

Source : +972

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Dossier de presse du Syndicat des Journalistes Palestiniens : « Réduire les voix au silence »

22 octobre 2024, par Syndicat des journalistes palestinien·nes — , , , ,
L'Agence Média Palestine propose une traduction de ce dossier de presse fourni par le Syndicat des Journalistes Palestinien-nes, qui compile des témoignages de journalistes (…)

L'Agence Média Palestine propose une traduction de ce dossier de presse fourni par le Syndicat des Journalistes Palestinien-nes, qui compile des témoignages de journalistes Palestinien-nes et démontre la volonté d'Israël d'empêcher le travail d'information afin de dissimuler ses propres crimes.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Le calvaire des journalistes palestinien·nes détenu·es à Gaza lors de l'agression israélienne en cours

Introduction

Israël commet à Gaza l'un des massacres les plus odieux de l'histoire mondiale des médias, avec la volonté d'étouffer la vérité en s'en prenant directement aux témoins qui documentent ces crimes, à savoir les journalistes.

Nasser Abu Bakr, président du Syndicat des journalistes palestinien-nes, déclare : « Les crimes systématiques contre les journalistes vont de l'assassinat de ceux qui témoignent de la vérité à l'emprisonnement et à l'intimidation. Plus grave encore, leurs maisons ont été détruites, leurs familles tuées et leurs organismes de presse pris pour cible ». Il ajoute : « Il s'agit d'une véritable guerre contre les médias palestinien-nes, Gaza étant le théâtre du massacre le plus atroce jamais vu dans l'histoire du journalisme mondial. »

Depuis le début de la guerre israélienne en cours contre Gaza, le Syndicat des journalistes palestinien-nes a recensé l'assassinat de 167 journalistes, tandis que deux d'entre elles et eux sont toujours porté-es disparu-es suite à des détentions forcées. Plus de 190 journalistes ont été gravement blessés.

Des statistiques accablantes : Plus de 10 % des journalistes de Gaza tué-es par l'occupation

Abu Bakr décrit la guerre israélienne contre les journalistes palestiniens comme une » guerre génocidaire contre les médias, les journalistes et leurs institutions « . Au cours des onze derniers mois, la machine militaire israélienne a systématiquement exécuté des journalistes dans le cadre d'une campagne continue et délibérée. Les chiffres sont choquants : plus de 10 % des journalistes de Gaza ont été tué-es et 100 % des infrastructures de presse de la bande de Gaza ont été détruites.

Les données du Syndicat des journalistes palestinien-nes révèlent que les crimes de l'occupation comprennent également l'arrestation de plus de 100 journalistes à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem. Mais l'horreur ne se limite pas au nombre de détenu-es : les formes de torture physique et de terreur psychologique qui leur sont infligées sont inimaginables. Les témoignages de journalistes et d'avocat-es libéré-es, documentés par le Syndicat des journalistes palestinien-nes, décrivent des actes de torture qui dépassent l'entendement. Ces traitements sont sans équivalent dans l'histoire.

« Les témoignages des journalistes détenu-es, hommes et femmes, sont poignants », poursuit Abu Bakr. « Elles et ils parlent de coups portés avec des objets tranchants, de suspension prolongée, de déshabillage forcé, de tentatives de viol sur des prisonniers et des prisonnières, et de menaces de mort. Il s'agit d'une torture lente, pratiquée pendant des heures, des jours et parfois des mois. Voilà les conditions dans lesquelles plus d'une centaine de journalistes, censé-es être protégé-es par le droit international, ont vécu alors qu'elles et ils tentaient d'exercer leur métier. »

Abu Bakr le souligne : « Les organisations internationales ont le devoir de documenter, d'exposer et de faire connaître ces crimes. Les organes de l'ONU spécialisés dans les questions de torture et de détention sont témoins, avec le reste du monde, de l'ampleur du massacre qui se déroule sous nos yeux. Pourtant, ces organisations, y compris la Croix-Rouge internationale, n'ont pas visité les prisons ne serait-ce qu'une seule fois depuis le 7 octobre 2023, alors que les avocat-e-s palestinien-ne-s ont réussi à rendre visite à certain-e-s prisonniers-ères. Pourquoi n'ont-elles pas agi ? Qu'est-ce qui les empêche de rendre visite aux prisonnier-e-s depuis près d'un an de guerre ? »

« Quant aux rapporteur-e-s spéciales-aux de l'ONU concerné-es par ces questions, nous attendons toujours qu'elles et ils publient une déclaration sur la réalité des crimes commis à l'intérieur des cellules fortifiées et sombres des prisons, où les prisonnier-e-s sont entravé-e-s par des chaînes en fer, privé-e-s de nourriture, d'eau et de la dignité humaine la plus élémentaire. Elles et ils subissent des coups, des tortures, des intimidations et des attaques répétées de chiens policiers, dans le froid rigoureux de l'hiver et la chaleur extrême de l'été. »

Il ajoute : « Les journalistes ont enduré des souffrances que les générations futures n'oublieront jamais. Aujourd'hui, nous tirons la sonnette d'alarme, nous frappons avec force aux portes et nous demandons à la presse internationale et aux organisations de défense des droits de l'homme de faire la lumière sur ces prisons, dont beaucoup fonctionnent comme des bases militaires de l'armée israélienne. Imaginez la scène à l'intérieur de ces centres de détention : des femmes journalistes, entièrement déshabillées, les yeux bandés, battues et torturées, avec d'un côté des bruits de chiens qui menacent de les mutiler, et de l'autre un interrogateur masculin qui menace de les violer. De quelle humanité pouvons-nous parler face à une telle horreur ? Et sans doute y a-t-il eu pire encore pendant ces heures d'agonie, prolongées en journées. Nous sommes en droit de demander à toutes les organisations internationales et aux journalistes du monde entier : avez-vous jamais rencontré, dans toutes les guerres fascistes de l'histoire, de tels témoignages, véridiques et documentés ? Nous demandons à la conscience de l'humanité : où êtes-vous dans tout cela ?

Ce message est un appel à tous les journalistes du monde entier pour qu'elles et ils s'acquittent de leur devoir professionnel et humain. Ces atrocités ne visent pas seulement les Palestinien-ne-s, ni uniquement les journalistes ; il s'agit de crimes contre l'humanité elle-même. »

La question la plus importante est la suivante : pourquoi l'occupation commet-elle tous ces crimes contre les journalistes ? Bien sûr, elles et ils ne sont pas armé-e-s, et le contraire n'a jamais été démontré. Les interrogatoires ne portent pas sur les armes, mais plutôt sur leur travail journalistique professionnel.

L'histoire de l'humanité a-t-elle jamais connu un interrogatoire aussi horrible que celui d'un journaliste simplement parce qu'il fait son travail ? Il s'agit d'une torture et d'un abus systématiques visant à instaurer la terreur. L'histoire retiendra que l'occupation israélienne est l'une des plus brutales et des plus hostiles envers les journalistes du monde entier et qu'elle a commis l'un des plus grands massacres de professionnels des médias de l'histoire moderne.

Le président du Syndicat des journalistes palestiniens, Nasser Abu Bakr, déclare : « La protection des journalistes est garantie par le droit humanitaire international, le droit international des droits de l'homme, les conventions de Genève et leurs protocoles additionnels, ainsi que par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Les journalistes sont considérés comme des civils et ont droit aux mêmes protections que les populations civiles. Par conséquent, l'arrestation, la torture et l'assassinat de journalistes en raison de leur travail professionnel constituent une violation flagrante du droit international et peuvent constituer des crimes de guerre. La résolution 2222 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée en 2015, condamne unanimement toutes les violations commises à l'encontre des journalistes et dénonce fermement l'impunité pour de tels crimes. »

Les journalistes font l'objet de crimes et d'attaques systématiques, qui se sont intensifiés jusqu'au massacre. Depuis le 7 octobre, 167 journalistes ont été tué-e-s et ces attaques systématiques visent à les empêcher de rendre compte de la situation à Gaza et dans l'ensemble des territoires palestiniens.

Outre les assassinats, 125 journalistes ont été arrêté-e-s. Ces arrestations sont survenues soit sur la base d'accusations de provocation, soit dans le cadre d'une détention administrative, où les détenu-es ne connaissent ni les charges retenues à leur encontre, ni la durée de leur emprisonnement. Amnesty International définit cette pratique comme « la détention d'une personne sans procès pendant une période déterminée sous le prétexte d'un dossier secret auquel ni le détenu ni son avocat n'ont accès ».

L'arrestation de journalistes, en plus de violer le droit international et le droit humanitaire, comporte des actes de violence, de torture physique et de terrorisme psychologique. Le Syndicat des journalistes palestiniens surveille activement les conditions de détention des journalistes, documente les crimes commis à leur encontre et publie régulièrement des rapports sur leur situation. Ces rapports sont communiqués à la Fédération internationale des journalistes et aux organisations de défense des droits de l'homme. Selon les données du syndicat, 125 journalistes ont été détenu-es depuis le 7 octobre, dont 61 en détention administrative. Parmi ces journalistes, 32 journalistes de Gaza dont 6 femmes sont toujours en détention. Cependant, en raison des conditions dangereuses à Gaza et des difficultés à recueillir des informations, il est documenté que 15 journalistes de Gaza restent en détention administrative. Le syndicat estime que les autorités d'occupation utilisent la détention dans le cadre d'une politique systématique visant à intimider les journalistes et à empêcher que la vérité soit rapportée. D'après les témoignages recueillis, il est clair que l'objectif de l'occupation est de punir les journalistes pour leur rôle professionnel et de créer un climat de peur et d'anxiété, afin de les empêcher d'exercer leurs fonctions. Bien qu'elle soit signataire de nombreuses conventions internationales, y compris celles qui protègent les journalistes – comme l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui consacre le droit à la liberté d'opinion et d'expression -, l'occupation ne respecte pas ces obligations. Les journalistes considèrent que ce ciblage systématique crée un environnement hostile à leur profession, une stratégie qui est appliquée quotidiennement à Gaza, en Cisjordanie et à Jérusalem. Ces difficultés font peser de grands risques sur le journalisme palestinien. Pourtant, les journalistes palestinien-nes continuent de couvrir la situation avec un courage remarquable, malgré la violence, la censure, la répression, la détention, l'intimidation et les assassinats auxquels elles et ils sont confronté-es.

Les méthodes militaires utilisées par l'occupation israélienne pour supprimer la liberté de la presse remettent en cause les valeurs et les principes mêmes du journalisme libre, ainsi que la liberté d'opinion et d'expression. Ces actions remettent également en cause le droit international et la responsabilité des institutions mondiales de veiller à ce que les auteur-ices de ces crimes n'échappent pas à leur obligation de rendre des comptes.

Témoignages de détention de journalistes palestinien-nes
Traitement exceptionnel des journalistes

Les journalistes sont délibérément pris-es pour cible par l'occupation dans le but de faire taire leurs voix. Il ne s'agit pas d'une simple hypothèse, mais d'un fait, étayé par les témoignages poignants de journalistes qui ont subi de graves tortures lors de leur détention par les forces israéliennes. Des dizaines de témoignages, recueillis par le Syndicat des journalistes palestiniens, confirment que les journalistes sont soumis-es à un traitement spécifique et sévère pendant leur détention, uniquement en raison de leur profession.

C'est le cas de Diaa Al-Kahlout, directeur du bureau d'Al-Arabi Al-Jadeed dans la bande de Gaza et père de cinq enfants. Al-Kahlout a été arrêté par les forces d'occupation alors qu'il se trouvait au domicile familial, dans le nouveau quartier résidentiel de Beit Lahia. Il a été conduit de force, nu, avec des dizaines d'autres personnes, dans la rue du marché. Les soldat-es de l'occupation l'ont filmé et photographié, et ces images ont ensuite été diffusées publiquement par les soldat-es, qui l'ont humilié au milieu du marché.

Notre collègue Diaa Al-Kahlout, dans une interview accordée à Al-Arabi TV après sa libération du centre de détention « Zkayim », où il a été détenu pendant 33 jours, fait part de son expérience : « Dès mon arrestation, je me suis identifié comme journaliste, espérant que les enquêteur-ices respecteraient ma profession. Au contraire, les soldat-es de l'occupation ont immédiatement pris ma carte de presse du Syndicat des journalistes palestinien-nes et l'ont cassée. Au lieu d'être traité avec respect, ma situation s'est aggravée. Plusieurs soldat-es se sont rassemblé-es autour de moi et, pendant l'interrogatoire, leurs questions portaient uniquement sur mon ‘crime' d'être journaliste ».

Dans un autre témoignage, un journaliste de Gaza (S.F.) raconte : « Nous sommes devenu-es des cibles directes, comme si transmettre la vérité était désormais considéré comme un crime ». Un autre journaliste (A.L.) a ajouté : « Les journalistes ne sont plus considéré-es comme des observateur-ices ; nous sommes maintenant traité-es comme des ennemi-es. »

Un journaliste palestinien des territoires de 1948 (S.S.), qui a demandé à rester anonyme pour éviter les représailles, a partagé son point de vue : « Malgré la carte de presse israélienne, la discrimination entre les journalistes étrangers ou juifs et les journalistes arabes est flagrante. Les restrictions de mouvement et de travail ont atteint des niveaux sans précédent, en particulier pour les journalistes arabes et palestinien-nes ».

Le journaliste Rajai Al-Khatib, basé à Jérusalem, décrit son calvaire : « Je préparais un reportage télévisé, ma carte de presse visiblement accrochée à mon cou, et j'avais un appareil photo. Dès que je suis arrivé à Bab al-Asbat, quatre policiers israéliens se sont approchés et ont commencé à me frapper avec leurs mains et leurs pieds. L'un d'eux a crié : « Vous, les journalistes, vous êtes la cause principale de la guerre. Tout ce qui se passe, c'est à cause de vous, c'est vous qui prenez des photos et qui les diffusez ». Chaque fois que je leur disais que j'étais journaliste, les attaques redoublaient d'intensité. Un soldat m'a même dit : »Va au diable » ».

Torture dans les prisons israéliennes

Moaz Ibrahim Amarneh, photojournaliste palestinien résidant dans le camp de Dheisheh, dans le gouvernorat de Bethléem, a perdu son œil gauche alors qu'il couvrait des affrontements populaires pacifiques dans le village de Surif, au nord-ouest d'Hébron, en 2019, à la suite d'un ciblage direct par les forces d'occupation israéliennes. Le 16 octobre 2023, Amarneh a été arrêté par les autorités d'occupation.

J'avais peur de finir dans le « sac noir »

Dans son témoignage au Syndicat des journalistes palestiniens, Amarneh décrit son expérience de la détention : « Lorsque je suis arrivé à la prison de Megiddo, j'ai été victime d'une grande violence et d'une agression physique. J'ai été frappé à la tête jusqu'à ce que je perde connaissance, et après avoir repris connaissance, je me suis retrouvé face à un officier israélien qui essayait de me réveiller. J'ai demandé à être transféré à l'hôpital en raison d'une ancienne blessure à la tête et de la nécessité d'un traitement contre le diabète. Ma demande a été refusée et on m'a laissé souffrir. Pendant un moment, j'ai eu peur de finir dans le ‘sac noir'… avant de pouvoir voir un médecin pour la première fois après quatre mois ».

Le journaliste Ismail Maher Khamis Al-Ghoul (correspondant de la chaîne satellitaire Al Jazeera), né le 14 janvier 1997, a été assassiné par un drone israélien quelques minutes après sa couverture journalistique en direct, le 31 juillet 2024, alors qu'il se trouvait dans sa voiture portant l'enseigne de la presse avec son collègue, le photographe Rami Al-Rifi. Ils ont été tués lors d'une opération délibérée d'assassinat menée par les forces d'occupation israéliennes dans le camp d'Al-Shati, à l'ouest de la ville de Gaza.

Al-Ghoul avait déjà été arrêté par les forces d'occupation avec un groupe de journalistes lorsque l'occupation a pris d'assaut le complexe médical Al-Shifa dans la ville de Gaza le 17 mars 2024. Son épouse Malak décrit dans son témoignage au Syndicat des journalistes palestinien-nes les détails de l'agression dont son mari a été victime avant d'être assassiné : « Mon mari se trouvait avec un groupe de journalistes dans une salle du complexe médical Al-Shifa. Ils ont emmené un groupe d'entre eux dans la cour de l'hôpital Al-Shifa et les ont agressés en les frappant et en les injuriant pendant toute la nuit devant les personnes déplacées de l'hôpital ».

L'épouse endeuillée d'Ismail Al-Ghoul poursuit avec un discours plein de douleur : « Ismail ne m'a jamais révélé les détails de l'agression dont il a été victime de la part des soldats de l'occupation. Il ne voulait pas m'effrayer, mais les marques des attaques des soldat-es de l'occupation étaient clairement visibles sur certaines parties de son corps. »

Rasha Hirzallah, journaliste de la ville de Naplouse, travaille comme rédactrice en chef à l'agence de presse et d'information palestinienne « WAFA ». Elle a été arrêtée le 8 juin 2024 par les services de renseignement israéliens sur la base d'accusations liées à son travail dans les médias et se trouve toujours dans la prison de Damon, au nord de l'État d'occupation, au moment de la rédaction du présent rapport. Osama Hirzallah, le frère de Rasha, déclare à propos de son arrestation : « La famille vit dans l'inquiétude permanente au sujet de Rasha. Les visites familiales sont interdites. Même pendant le procès, on nous a empêchés de la voir, et nous ne savons rien d'elle, si ce n'est son lieu de détention ».

Nidal Abu Aker, journaliste du camp de Dheisheh près de Bethléem, âgé de 56 ans, a été arrêté à plusieurs reprises par les autorités israéliennes, au cours desquelles il a passé une quinzaine d'années en détention administrative. Il a fondé la radio « Voice of Unity » qui a émis depuis le camp entre 2012 et 2016.

Muhammad, le fils de Nidal Abu Aker, cite l'un des soldats de l'occupation lors de l'arrestation de son père : » Nous arrêtons Nidal Abu Aker parce qu'il est Nidal Abu Aker « , en précisant : « Cette confession des raisons de l'arrestation révèle que le journaliste est pris pour cible sans aucune charge. »

À propos de la nuit de l'arrestation, il déclare : » Cette nuit-là, les soldat-e-s de l'occupation ont pris d'assaut notre maison et nous ont battu-e-s, maudit-e-s et insulté-e-s, puis sont passé-e-s à l'étape de la destruction de la maison, et après avoir terminé l'assaut et la destruction, ils nous ont arrêtés, mon père et moi ».

Muhammad continue : » On nous a mis avec un groupe de détenu-es dans une cour, on nous a attaché les mains derrière le dos avec les pieds et on nous a fait asseoir sur les genoux. Quiconque tentait de lever la tête ou de bouger une jambe recevait un coup de bâton sur le corps de la part d'un des soldats. L'un des soldats a crié en arabe à l'un d'entre nous : Dit : ‘J'aime Israël'. »

La souffrance de la famille Abu Aker ne s'est pas arrêtée là. Muhammad Abu Aker raconte : « J'ai été placé dans la prison du Néguev. Pendant ma période de détention, les soldat-es de l'occupation ont pris d'assaut notre maison à plusieurs reprises et, à chaque fois, ont fait preuve de sadisme en brisant le contenu de la maison et en frappant ma mère et mes sœurs. Plus d'une fois, elles et ils ont convoqué ma mère au complexe de la colonie d'Etzion ou au (Checkpoint 300). Elles et ils m'ont menacé plus d'une fois d'assassiner mon père ».

« Comme des moutons… ils nous ont jeté-es les un-es sur les autres »

Ali Abdul Aziz Muhammad Abu Sharia, journaliste palestinien de la ville de Gaza, vivait dans le quartier de Sabra avant d'être déplacé. Il a été arrêté par les forces d'occupation israéliennes le 25 janvier 2024 alors qu'il était déplacé avec sa famille vers le sud en quête de sécurité.

Décrivant le moment de son entrée dans les centres de détention de l'occupation, Abu Sharia déclare : « Je n'avais pas de vêtements. Ils m'ont frappé sur tout le corps. Le soldat israélien m'a déclaré « Viens à moi », dès que je l'ai rejoint des dizaines de soldats m'ont battu sur tout le corps de tous les côtés. «

« Comme des moutons… ils nous ont jeté-es les un-es sur les autres », c'est en ces termes qu'Abu Sharia décrit la scène à laquelle lui et les prisonnier-es ont assisté au moment de leur arrestation et de leur transfert vers les centres de détention de l'occupation dans des camions. Il ajoute : « Bien sûr, étant donné que nous étions nus, ils nous ont jetés les uns sur les autres : » Bien sûr, comme nous étions nu-es, ils nous ont jeté-es l'un-es sur l'autre. Nous étions nombreux-ses, plus de cinquante à soixante détenu-es, les un-es sur les autres dans des camions. Je suis désolé pour l'expression, mais comme des moutons… nous avons été balancé-es les uns sur les autres… une scène qui n'a rien à voir avec l'humanité ».

Lama Ghosheh, journaliste indépendante de Jérusalem, a été arrêtée le 4 septembre 2022 et interrogée par les autorités israéliennes en raison de son travail journalistique. Elle déclare : « J'ai été menacée d'emprisonnement plus d'une fois, simplement parce que je suis journaliste ».

Ghosheh ajoute : « Des milliers de Palestinien-nes à Jérusalem et dans les 48 territoires ont la « gorge entravée », car le prix des mots et de l'opinion est soit la mort, soit l'arrestation. »

Mishal Mohammed Al-Masri, journaliste palestinien de 43 ans originaire de la région de Beit Lahia, dans le nord de la bande de Gaza, a été arrêté le 9 décembre 2023. Il raconte : » Les soldat-e-s nous ont interrogé-e-s si brutalement que cela nous était insupportable, à l'aide de matraques et de bâtons, des coques métalliques de leurs chaussures, de chiens policiers, et d'eau froide par un temps glacial, après nous avoir forcé-e-s à nous déshabiller. «

La journaliste Ikhlas Sawalhah, épouse du journaliste détenu Ibrahim Abu Safiya, a été arrêtée par l'occupation le 12 décembre 2023. Elle a déclaré dans son témoignage au Syndicat des journalistes palestinien-nes qu'elle avait été sévèrement battue par des femmes soldat-es de l'occupation après qu'elles l'aient forcée à se déshabiller.

Agressions lors de l'arrestation

Les forces d'occupation israéliennes utilisent délibérément des méthodes brutales lors de l'arrestation de journalistes palestinien-nes, en perquisitionnant leurs domiciles aux premières heures de l'aube, en cassant les portes et en terrorisant les membres de leurs familles. Le journaliste (A.M) a décrit le moment de son arrestation comme terrifiant, lorsque des soldats ont soudainement pris d'assaut sa maison et l'ont fouillée sauvagement, et ont fait usage de violence contre les membres de sa famille qui voulaient s'enquérir de la raison de l'arrestation. Dans de nombreux cas, les journalistes sont violemment maîtrisés devant leurs proches, puis transférés dans des véhicules militaires sans leur permettre de porter des vêtements appropriés ou de prendre leurs affaires de base.

Le journaliste (M.R), dans son entretien avec le Syndicat des journalistes palestiniens, a déclaré qu'il avait été battu et insulté pendant son transfert, où les soldats lui lançaient des insultes et le menaçaient de le torturer. Ces pratiques font partie de la stratégie de l'occupation visant à terroriser les journalistes et à les dissuader d'exercer leur métier.

La journaliste de Jérusalem Roz Al-Zarou (47 ans) a indiqué dans sa déclaration au Syndicat des journalistes que les forces d'occupation ont pris d'assaut sa maison le 9/9/2024, provoquant un climat de terreur et d'intimidation dans sa famille, en particulier chez son jeune enfant. La maison a été saccagée et encerclée par un grand nombre de fonctionnaires de la police israélienne.

Elle ajoute : « Les soldat-es de l'occupation ont confisqué toutes mes cartes de presse (palestinienne, internationale et israélienne), ainsi que mon passeport. J'ai ensuite été emmenée au centre de détention de Moscobiyeh, où j'ai passé une journée entière à subir des interrogatoires brutaux ».

Al-Zarou explique que la police d'occupation a décidé de la libérer contre une caution financière de 6 000 shekels, à condition qu'elle soit assignée à résidence pendant huit jours. » C'est au-delà de toute description… » C'est en ces termes qu'Al-Zarou a fait part de la terreur et de l'intimidation causées par le raid sur sa maison, affectant sa famille, en particulier les enfants, et lui laissant de graves traumatismes psychologiques.

Le journaliste Moaz Amarneh raconte : » Lors de mon transfert de mon domicile à la détention, j'ai été battu et menacé, et j'ai été utilisé comme bouclier humain lors de confrontations qui se sont produites en chemin. Dès mon arrivée au centre de détention, j'ai été sévèrement battu jusqu'à ce que je perde connaissance. Il a fallu quatre mois pour que je puisse voir un médecin ».

Pour ce qui est de Muhammad Nidal Abu Aker, il déclare : « En 2018, les forces israéliennes ont pris d'assaut la maison familiale et ont arrêté Muhammad et son père ensemble, où ils ont été battus et transférés dans des véhicules militaires séparément. La famille a mentionné que ces attaques se répétaient périodiquement, les forces prenant d'assaut la maison, brisant son contenu et agressant les membres de la famille, y compris sa mère et ses sœurs. »

Le journaliste Mishal Al-Masri raconte : « Nous avons été interrogés au cours des premières heures de notre arrestation, et l'interrogatoire a été brutal. Personne ne pouvait supporter les coups violents. Les soldat-es ont utilisé des matraques et des bâtons, et ils ont utilisé tous les moyens brutaux contre nous pendant l'arrestation. »

Malak, épouse du journaliste assassiné Ismail Al-Ghoul : « Ismail a été arrêté tard dans la nuit, les forces d'occupation sont entrées dans sa chambre et l'ont sévèrement battu devant tous les détenus dans la cour du complexe médical Al-Shifa. Selon des témoins oculaires, Ismail a été brutalement frappé à la tête, aux mains et aux jambes. La torture s'est poursuivie toute la nuit.

Disparition forcée et privation de visites

Les disparitions forcées et les privations de visites constituent deux graves violations des droits de l'homme auxquelles sont soumis-es les prisonnier-es palestinien-nes dans les prisons israéliennes. Ces derniers mois ont été marqués par une augmentation sans précédent des cas de disparition forcée de journalistes.

Les informations reçues par le PJS indiquent que deux journalistes de la bande de Gaza sont soumis à une disparition forcée depuis le 7 octobre 2023. Il s'agit des collègues Nidal Al-Wahidi et Haitham Abdul Wahed, tous deux photojournalistes. Les autorités d'occupation refusent de fournir la moindre information sur le lieu où ils se trouvent – comme des milliers de prisonnier-e-s arrêté-e-s dans la bande de Gaza – et refusent d'autoriser leurs avocat-e-s et les organisations internationales à leur rendre visite. Selon les témoignages, la disparition forcée accroît les souffrances des prisonnier-e-s et de leurs familles, car il devient difficile pour les familles d'obtenir des informations sur leurs conditions de vie ou leur état de santé.

Selon la Déclaration sur la protection contre les disparitions forcées, adoptée par l'Assemblée générale des Nations unies dans sa résolution 47/133 du 18 décembre 1992 en tant qu'ensemble de principes applicables à tous les États, il y a disparition forcée lorsque : » des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées contre leur volonté ou privées de toute autre manière de leur liberté par des agent-es de différentes branches ou de différents niveaux du gouvernement, ou par des groupes organisés ou des particuliers agissant au nom du gouvernement ou avec son appui, direct ou indirect, son consentement explicite ou tacite, suivi d'un refus de révéler le sort réservé à ces personnes ou l'endroit où elles se trouvent ou d'un refus d'admettre qu'elles sont privées de liberté, ce qui les soustrait à la protection de la loi « .

Privation de soins et de traitements dans les prisons d'occupation

Le journaliste Moaz Amarneh, qui souffre d'une balle logée dans la tête, parle de ses souffrances et de son besoin de soins et de traitements constants pour son état : « Après avoir été sévèrement battu, je souffrais de douleurs intenses et j'ai demandé un traitement médical à plusieurs reprises, mais l'administration pénitentiaire n'a pas tenu compte de mon état. Étant diabétique et ayant une balle de l'occupation logée dans la tête, mon état de santé nécessite un suivi permanent. On ne m'a présenté à un médecin qu'au bout de quatre mois, après une forte pression de la part de l'avocat.

Mishal Al-Masri, journaliste palestinien, raconte dans son témoignage la négligence médicale dans les prisons israéliennes : « Il y avait un médecin qui nous surveillait, mais il ne faisait pas son devoir. Nous étions attachés avec des câbles métalliques et ils portaient des taches de notre sang. Les blessures étaient traitées après plus de 4 heures, lorsque la plaie avait séché. Cela se répétait tous les jours, et la douleur était continue 24 heures sur 24, jour et semaine. »

Diaa Kahlout, un journaliste palestinien, a raconté des détails horribles sur les conditions de santé des prisonnier-es : « Ce qui est malheureux, c'est qu'il y a des enfants – de 16 et 17 ans – et des personnes âgées et malades. Je connais un détenu de 77 ans qui souffre de la maladie d'Alzheimer. J'ai été détenu avec des personnes souffrant d'un cancer et un autre blessé par une balle de l'armée d'occupation, détenus de la même manière ».

Qadura Fares, chef de la Commission des affaires des prisonnier-e-s et ex-prisonnier-e-s palestinien-ne-s, a parlé de la propagation des maladies de peau dans les prisons, en déclarant : » Le manque d'eau, en particulier d'eau chaude, et le manque de produits de nettoyage tels que le savon et le shampoing, tout cela conduit à la propagation de maladies de la peau, en particulier de la gale, qui touche plus de 60 % des prisonnier-e-s. Cette maladie est très incommodante pour les prisonnier-es, qui ne peuvent pas dormir à cause d'elle. En outre, les attaques des forces d'occupation contre les sections de la prison et les agressions contre les prisonnier-e-s causent des blessures qui, en raison du manque de propreté et de traitement, se transforment en ulcères, puis en infections et en empoisonnements. L'empoisonnement finit par atteindre l'os, et certains prisonniers, risquant la gangrène, se voient amputés d'un membre ».

L'avocat (A.J) de la Commission des affaires des prisonniers et ex-prisonniers (qui a refusé de divulguer son nom par crainte des politiques d'occupation) a confirmé que » les prisons israéliennes sont le théâtre d'une négligence médicale délibérée à l'égard des prisonnier-e-s, qui sont privé-e-s des soins de santé dont ils et elles ont besoin. Les journalistes en détention souffrent de cette négligence au même titre que les autres prisonnier-e-s. Cette négligence conduit à l'aggravation de leur état de santé et les rend vulnérables à des maladies chroniques et graves sans recevoir de traitement approprié ».

Le directeur général de la Commission indépendante des droits de l'homme (ICHR), Ammar Dwaik, déclare : » La négligence médicale délibérée est pratiquée dans les prisons de l'occupation israélienne. Les prisonnier-e-s sont privé-e-s des traitements nécessaires, et des conditions de santé graves sont aggravées sans aucune intervention médicale réelle. Cette négligence entraîne non seulement l'aggravation des maladies et des blessures, mais aussi la mort d'un certain nombre de prisonniers à l'intérieur des prisons ».

Shawan Jabarin, directeur de la Fondation Al-Haq, a confirmé que « la négligence médicale est l'un des outils de répression les plus dangereux utilisés par les autorités d'occupation contre les prisonniers palestiniens. Les autorités ont délibérément omis de fournir un traitement approprié aux détenu-es souffrant de maladies graves, ce qui a entraîné une aggravation tragique de leur état. Des cas d'amputation de membres ont été documentés en raison de l'absence de traitement approprié en temps opportun, ce qui témoigne de l'ampleur des violations flagrantes ».

La famine dans les prisons israéliennes

Les journalistes emprisonné-es, comme toutes les personnes détenues en Palestine, sont confronté-es à des conditions extrêmement difficiles, dont l'une des manifestations est un système de torture par la faim, que les autorités d'occupation israéliennes utilisent de manière systématique.

Le journaliste Moaz Amarneh, dans son témoignage au Syndicat des journalistes palestiniens, déclare avoir perdu environ 30 kilos et décrit son expérience en ces termes : « « La nourriture en prison était de pire en pire, car la quantité était très faible, et j'ai beaucoup souffert du manque de nourriture. Je suis diabétique, ce qui nécessite une alimentation particulière, mais personne ne s'en souciait. La nourriture était malsaine et parfois mal cuite. Les repas étaient distribués à dix ou seize personnes selon le nombre de personnes dans la cellule, alors qu'ils étaient à peine suffisants pour une personne ».

Ali Abu Sharia, qui a perdu pas moins de 18 kilos en 23 jours de détention, déclare : « Les repas ne nourrissent pas et ne satisfont pas la faim, à tel point que j'ai perdu pas moins de 18 kilos en 23 jours de détention. Mon poids a diminué de près d'un kilo par jour. »

Osama Hirzallah confirme : « Chaque prisonnier-e libéré-e des prisons israéliennes a perdu pas moins de 30 ou 40 kilos de son poids, en raison des mauvais traitements et de la malnutrition. »

Quant à Ikhlas Sawalhah, détenue à la prison de Damon, elle raconte sa douloureuse expérience en disant : « Lorsque je suis entrée pour la première fois dans la prison, les quantités étaient très faibles, les variétés étaient pauvres et très rares, réparties sur les jours de la semaine. Nous recevions une demi-tasse de thé par jour. Sauf le samedi, nous n'en avions pas. Quant à la confiture, c'était le mercredi. Les repas de midi se limitaient à de la soupe – parfois de la soupe d'orge – et du riz pour le déjeuner, en très petites quantités qui ne nourrissent ni ne rassasient personne ».

Ikhlas Sawalhah poursuit son récit sur la souffrance dans les prisons : « En raison de la mauvaise qualité et de la rareté de la nourriture, la plupart des prisonnières souffraient de constipation, du syndrome du côlon irritable, d'hémorroïdes et de cycles menstruels irréguliers. »

Rasha Ibrahim, épouse du journaliste détenu Dr. Mahmoud Fatafta, décrit la situation alimentaire en prison d'après ce que les compagnons de son mari dans la même cellule lui ont déclaré après leur libération : « La nourriture était peu abondante et de mauvaise qualité, un certain nombre de prisonniers préféraient rester affamés plutôt que de manger la nourriture fournie ».

Qadura Fares, chef de la Commission des affaires des prisonniers palestiniens, explique l'impact de la politique de privation de nourriture en ces termes : « La politique de famine a réduit la quantité de nourriture fournie aux prisonniers de plus d'un quart, ce qui a entraîné une chute collective du poids des prisonniers. La perte de poids moyenne est d'environ 30 à 35 kilogrammes. Il ne s'agit pas d'un accident, mais d'un résultat de la politique de privation de nourriture ».

Shawan Jabarin, directeur de l'organisation Al-Haq, ajoute : « Dans certains cas, cinq prisonniers partagent un seul œuf ou une petite quantité de labneh, qui sert de repas à 12 prisonniers. Il s'agit d'une politique de famine systématique et délibérée ».

(ICHR) : La privation de nourriture est l'une des méthodes utilisées pour torturer les prisonniers

Amar Dweik, directeur général de la Commission indépendante des droits de l'homme (ICHR), déclare : « La privation de nourriture est l'une des méthodes utilisées pour torturer les prisonnier-es dans les prisons de l'occupation israélienne. Cette privation de nourriture ne consiste pas seulement à réduire la quantité de nourriture fournie, mais aussi à fournir des aliments de mauvaise qualité et impropres à la consommation humaine. Ces pratiques visent à affaiblir les prisonniers physiquement et psychologiquement, à mettre leur vie en danger et à accroître leurs souffrances quotidiennes ».

Dans ces conditions désastreuses, la cruauté et la négligence que subissent les prisonniers palestiniens deviennent évidentes, car la politique de famine fait désormais partie intégrante des outils d'oppression utilisés par les autorités d'occupation israéliennes pour briser leur volonté et les dépouiller de leur humanité.

Harcèlement sexuel dans les prisons israéliennes

Les témoignages de prisonnier-es libéré-es et d'institutions de défense des droits de l'homme ont révélé que les détenu-es palestinien-nes étaient soumis-es à de graves tortures et à des traitements dégradants pour la dignité humaine, y compris le déshabillage et le harcèlement sexuel ou des menaces en ce sens. Les prisonnières palestiniennes sont victimes de harcèlement sexuel et d'autres violations.

La journaliste Ikhlas Sawalhah révèle dans son témoignage au Syndicat des journalistes palestinien-nes : « J'ai été fouillée nue à la prison de Ramon à deux reprises, et à Damon à cinq reprises, que ce soit à l'entrée ou à la sortie de la prison, en plus d'avoir été fouillée nue à quatre autres reprises lors d'opérations de transfert d'une prison à l'autre. » Elle confirme : » Bien sûr, toutes les filles et les femmes étaient fouillées nues, il s'agit d'une procédure obligatoire… Il y a des filles très jeunes qui ont été fouillées nues collectivement dans la prison de Hasharon. »

Elle explique : « Les soldat-es de l'occupation demandent aux prisonnières de se déshabiller et, à une occasion, une soldate m'a frappée alors que j'étais nue avec sa chaussure à pointe métallique. »

La journaliste de Jérusalem Lama Ghosheh a été arrêtée et interrogée par les autorités d'occupation israéliennes.

Lama a raconté son expérience au Syndicat des journalistes en disant : « Ils m'ont placée dans une section spéciale pour les détenus criminels, où seuls les hommes sont emprisonnés, puis dans la prison de Hasharon. À cette époque, elle était réservée aux criminels, la plupart d'entre eux ayant été arrêtés pour des affaires de viol et de drogue… vous pouvez imaginer ce que cela signifie !!… »

Ces témoignages ne sont pas de simples faits isolés, mais des preuves des violations systématiques et continues dont sont victimes les journalistes palestinien-nes et leurs familles. Par ces pratiques répressives, les autorités d'occupation tentent de faire taire les voix libres qui cherchent à transmettre la vérité et à documenter les crimes israéliens contre le peuple palestinien.

Lama Ghosheh a dessiné cette peinture pendant sa période d'assignation à résidence pour documenter l'expérience difficile qu'elle a vécue pendant sa détention. Elle explique : » Cette peinture incarne le moment difficile que chaque prisonnière traverse dans les centres de détention de l'occupation lorsqu'elle est soumise à une fouille à nu, où les prisonnières sont forcées d'enlever tous leurs vêtements sous le prétexte d'une fouille pour des raisons de sécurité par des soldates de l'administration pénitentiaire (Shabas). J'ai personnellement vécu ce moment et j'ai jugé utile de le documenter pour l'humiliation et l'oppression qu'il comporte et qui ne s'arrêtent pas avec la fin du moment, mais dont les effets se poursuivent à jamais ».

Ismail Al-Ghoul parlait ainsi de son expérience, avant d'être assassiné par Israël : » Les forces d'occupation nous ont forcé-es à nous déshabiller complètement, à nous agenouiller sur le sol et à mettre nos mains sur la tête pendant environ une heure, par un temps très froid, et nous sommes resté-es dans cet état pendant environ 12 heures, après que les forces d'occupation aient pris d'assaut l'hôpital et démoli la tente des journalistes. Nous avons été forcé-es de nous asseoir par terre, nus, et par un temps très froid, dans une pièce de la cour de l'hôpital, alors que les forces d'occupation tiraient lourdement sur les environs de l'hôpital, et malgré le fait que nous avions les yeux bandés et les mains menottées ».

Quant au journaliste Diaa Kahlout, il a raconté les détails de ses souffrances en ces termes : « Nous avons été forcés d'enlever tous nos vêtements, et nous n'avons été autorisés à garder qu'un sous-vêtement pour la partie inférieure, avant d'être transférés à la base militaire de Zkayim. »

Dans le cadre des enquêtes sur les violations flagrantes subies par les prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes, des témoignages émergent confirmant que certain-e-s prisonniers-es ont été soumis-es à des agressions sexuelles, y compris des cas de viols systématiques.

Ces témoignages mettent en lumière un aspect sombre des pratiques de l'occupation à l'encontre des prisonniers, où les violations ne se limitent pas à la seule torture physique, mais s'étendent à des violations plus graves qui dégradent la dignité humaine et visent leur humanité. Ces pratiques ne sont pas seulement des crimes contre des individus, mais font partie d'une politique visant à briser la volonté du peuple palestinien et à l'humilier de manière brutale et inhumaine.

Shawan Jabarin, directeur général de la fondation Al-Haq, souligne l'une des violations les plus dangereuses et les plus odieuses dont sont victimes les prisonniers palestiniens : » Le harcèlement sexuel et le viol font partie des exactions les plus atroces dont sont victimes les prisonnier-es palestinien-nes. Ces pratiques comprennent des agressions sexuelles directes qui vont jusqu'au viol et sont utilisées comme un moyen d'humilier les prisonnier-es et de briser leur volonté. Ces agressions sont accompagnées de graves violences physiques et psychologiques, qui augmentent les souffrances des prisonnier-es et laissent des séquelles psychologiques à long terme. Ces violences ne sont pas des cas individuels, mais reflètent une politique systématique visant à détruire le moral des prisonniers et à renforcer leur isolement ».

Dans le cadre de l'examen de ces violations, il convient de noter qu'il est possible que certain-es journalistes emprisonné-es aient été victimes d'agressions sexuelles, mais qu'elles ou ils aient refusé de le révéler pour des raisons sociales. Ces cas restent souvent non déclarés, ce qui rend difficile l'évaluation précise de l'ampleur de ce type de crimes.

Ce refus de révéler ces crimes, qu'il soit dû à des contraintes sociales ou psychologiques, ajoute un niveau de cruauté supplémentaire aux souffrances des prisonnier-es, qui souffrent en silence sans pouvoir obtenir le soutien ou le traitement psychologique nécessaire pour faire face à ces expériences horribles commises dans un contexte d'impunité totale, et restera un témoin de l'étendue des violations flagrantes dont sont victimes les Palestinien-nes, y compris les journalistes, dans les prisons de l'occupation.

Conditions de libération à la sortie des prisons d'occupation

La journaliste de Jérusalem Lama Ghosheh fait part de sa dure expérience de l'assignation à résidence : » Après dix jours, le 14 septembre, j'ai été transférée à la prison de Damon. À mon arrivée, j'ai appris la décision de libération conditionnelle, qui me soumettait à une assignation à résidence à durée indéterminée. Les conditions comprenaient une amende de 50 000 shekels et une interdiction totale d'utiliser les médias sociaux, internet, et même d'avoir des appareils comme des smartphones ou des téléviseurs connectés à un ordinateur.

Lama poursuit : » Comme je vivais à Kafr Aqab, une zone où les dispositifs de sécurité sont limités, ils ont décidé de me transférer dans la maison de mes parents à Sheikh Jarrah, une zone où les dispositifs de sécurité sont plus stricts. Mes parents à la retraite devaient être présents dans la maison 24 heures sur 24 pour me surveiller au nom des autorités d'occupation. Ils ont signé les conditions de libération, qui prévoyaient de lourdes sanctions – 50 000 shekels et une possible arrestation – en cas d'infraction, y compris ma ré-arrestation. Cette assignation à résidence n'utilise pas seulement les parents comme agent-es d'exécution, mais tente de créer un conflit au sein de la structure familiale palestinienne ».

De la même manière, la journaliste Sumaya Azzam, originaire de Naplouse et enceinte de sept mois, a été arrêtée le 5 novembre 2023 pour ses publications sur Facebook. Elle a été libérée sous la forme d'une assignation à résidence pour une durée indéterminée, assortie d'une interdiction d'utiliser l'internet. Le Syndicat des journalistes palestinien-nes a tenté d'interviewer l'un des membres de la famille de Sumaya, mais celui-ci a refusé, craignant de nouvelles mesures punitives de la part des autorités d'occupation.

Ces témoignages révèlent la politique systémique employée par l'occupation pour utiliser l'assignation à résidence comme un outil d'intimidation des journalistes palestiniens et de leurs familles. Ces mesures ne visent pas seulement à limiter les libertés individuelles, mais aussi à démanteler le tissu social des familles palestiniennes, en transformant les parents en agent-es d'exécution contraint-es de la surveillance de leurs propres enfants.

Révélations d'une source de la Croix-Rouge au syndicat des journalistes palestiniens

Une source de la Croix-Rouge a révélé au Syndicat des journalistes palestinien-nes que 8 500 citoyen-nes palestinien-nes de la bande de Gaza sont porté-es disparu-es et que le Comité international de la Croix-Rouge n'est pas en mesure de déterminer leur sort.

Cette source a ajouté que la Croix-Rouge n'a pas effectué de visites aux prisonnier-es depuis le 7 octobre 2023. Elle poursuit : « Nous avons fait beaucoup, et c'est un élément central de notre rôle humanitaire et de notre travail sur le terrain et diplomatique. Nous documentons les histoires des martyr-es et des détenu-es libéré-es, nous dialoguons avec les familles et nous aidons les personnes libérées. Nous exigeons que chacun-e soit traité-e avec dignité, conformément aux accords internationaux, y compris la Convention de Genève ».

Notre source ajoute : « Selon le droit humanitaire, l'arrestation de journalistes est une violation grave des conventions de Genève. De tels actes portent atteinte à la protection de base accordée aux journalistes dans les zones de conflit. Nous examinons actuellement ces violations en coordination avec les autorités compétentes afin de garantir la responsabilité et le respect des principes du droit international. »

Intimidation du journalisme arabe dans les territoires de 48

Un climat d'intimidation et d'abus a été, et continue d'être pratiqué par les autorités d'occupation israéliennes à l'encontre des journalistes dans les territoires '48. Malgré des différences dans le niveau de discrimination et d'abus contre les journalistes palestinien-nes dans les différentes régions (Gaza, la Cisjordanie et les territoires de '48), les journalistes dans les territoires de '48 sont confrontés à des agressions et à des intimidations qui entravent gravement leur capacité à exercer leurs fonctions journalistiques. Les agressions physiques et verbales pendant les enquêtes et reportages sur le terrain sont parmi les plus importantes de ces abus. Ces attaques ont conduit à une diminution significative ou à un retrait complet du travail sur le terrain, en particulier au cours des premiers mois de la guerre d'extermination israélienne.

Le journaliste Abdul Qader Abdul Haleem, originaire des territoires de 1948, a confirmé au Syndicat des journalistes palestiniens qu'il avait cessé de travailler sur le terrain après le 7 octobre, car il y avait eu au moins 20 agressions contre des journalistes arabes et des organismes de presse, la plus notable étant l'agression du journaliste Ahmed Darawsheh

Un policier israélien armé menace le reporter d'Al-Araby Ahmed Darawsheh en direct.

Notre collègue Abdul Haleem ajoute : » Bien que ce chiffre puisse sembler faible par rapport à ce qui se passe en Cisjordanie et à Gaza, il a un impact significatif, surtout si l'on considère que le nombre de journalistes arabes dans les territoires de 48 est relativement faible. Outre les agressions, la censure intensive, l'intimidation et les pressions exercées sur les agences qui emploient ces journalistes ont contribué à ce que les journalistes palestinien-nes des 48 territoires pratiquent une autocensure stricte afin d'éviter les poursuites, les mesures punitives ou les pénalités financières liées à leur travail journalistique. Par exemple, surtout dans les premiers mois, les journalistes palestinien-nes évitaient d'utiliser des mots spécifiques comme « occupation ».

Il poursuit : » En ce qui concerne les arrestations, il y a le cas d'un journaliste palestinien des territoires de '48, Tariq Taha, qui a été détenu pendant des jours à cause d'un article sur le phénomène de l'armement dans les universités. Il y a eu plusieurs cas de journalistes qui ont été convoqués en rapport avec leur travail d'information et qui ont reçu des avertissements directs concernant leurs reportages. En outre, le siège du site d'information Arabs 48 a fait l'objet d'une descente et d'une perquisition avant et après le 7 octobre.

Outre les arrestations et les agressions de journalistes sur le terrain, de nombreux-ses non-journalistes ont été arrêté-es pour avoir publié des messages sur les réseaux sociaux, ce qui a conduit les journalistes à s'autocensurer et à s'abstenir d'aborder des questions qui n'auraient pas déjà été couvertes par des médias israéliens de premier plan comme Haaretz et d'autres, en particulier au cours des premiers mois.

Abdul Haleem poursuit : « Il y a un sentiment d'échec dans le soutien aux journalistes de Gaza et de Cisjordanie et dans la lutte contre les crimes commis par l'occupation à leur encontre. La solidarité manifestée par les journalistes des territoires de '48 a été timide, notamment par une abstention de recevoir des journalistes de Gaza, en particulier dans les mois qui ont suivi le 7 octobre, ce qui constitue une forme d'autocensure. Cependant, il est clair que les crimes commis par l'occupation à l'encontre des journalistes au cours des derniers mois ont servi de leçon aux journalistes des territoires de '48, car la protection partielle qu'offrait autrefois la carte de presse s'est considérablement amoindrie. Bien que cette protection partielle se soit quelque peu rétablie au cours des derniers mois, elle reste bien inférieure à ce qu'elle était avant le 7 octobre ».

Conclusion

Le Syndicat des journalistes palestinien-nes (PJS) observe, sur la base des témoignages de journalistes libéré-es, que les autorités d'occupation utilisent systématiquement la détention comme un outil pour intimider les journalistes, faire obstruction à la vérité et instiller la peur. Ceci est fait pour dissimuler leurs crimes et punir les journalistes pour leur rôle professionnel, en créant une atmosphère de peur et d'anxiété pour les décourager de continuer leur travail, d'autant plus qu'elles et ils font face à des menaces constantes et sévères de la part des autorités d'occupation.

En réponse, le PJS appelle toutes les organisations internationales et de défense des droits de l'homme à lancer la plus grande campagne internationale pour mettre fin au ciblage des journalistes palestinien-nes. Le syndicat demande également à la communauté internationale et à ses institutions de tenir l'État d'occupation pour responsable de sa rupture avec les valeurs de la civilisation humaine et de son mépris flagrant pour les principes et les lois des droits de l'homme universels, bien qu'il soit signataire d'accords et de traités internationaux, en particulier ceux qui concernent la protection des journalistes.

La tentative de l'occupation israélienne de créer un environnement hostile au journalisme ne réussira pas, car les journalistes palestinien-nes ont toujours fait preuve d'un profond engagement éthique et national à l'égard de leur profession. Elles et ils défendent la justice et la vérité, maniant leur plume et leur caméra avec un courage inégalé, continuant à couvrir le plus grand massacre et la plus grande agression de l'histoire contemporaine.

La suppression militaire de la liberté de la presse par l'occupation israélienne est un défi direct aux principes du journalisme libre, de la liberté d'opinion et d'expression. Elle viole également le droit international et sape le rôle des organismes mondiaux chargés de veiller à ce que les responsables rendent compte de leurs actes. La communauté internationale doit mettre fin à sa complaisance et demander des comptes à l'occupant israélien pour ses tentatives systématiques d'étouffer la vérité et de faire taire les témoins.

Traduction : JB pour l'Agence Média Palestine

Source : Palestinian Journalists Syndicate

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Crimes et violations contre le journalisme en Palestine depuis le début de la guerre génocidaire

22 octobre 2024, par Syndicat des journalistes palestinien·nes — , , , ,
L'Agence Média Palestine propose une traduction de ce dossier de presse fourni par le Syndicat des Journalistes Palestiniens, qui recense les crimes et violations commis par (…)

L'Agence Média Palestine propose une traduction de ce dossier de presse fourni par le Syndicat des Journalistes Palestiniens, qui recense les crimes et violations commis par Israël à l'encontre des journalistes depuis le 7 octobre 2023.

Tiré d'Agence médias Palestine.

Chiffres clés

1 639 violations totales enregistrées contre le journalisme et les professionnel.le.s des médias

167 journalistes et professionnel.le.s des médias tué.e.s

2 journalistes disparus par la force

357 blessures causées par des missiles, des balles et d'autres attaques par les forces d'occupation et les colons

125 journalistes arrêté.e.s, dont 21 journalistes femmes tuées et 16 actuellement détenues par l'Occupation

73 institutions médiatiques détruites à Gaza et 15 fermées en Cisjordanie

902 autres violations perpétrées par l'Occupation et les colons, dont des tirs, des détentions et des interdictions à couvrir les événements

Ramallah : Le Syndicat des journalistes palestinien.ne.s rapporte que l'occupation israélienne commet, depuis maintenant un an de guerre génocidaire contre le peuple palestinien, le plus vaste et le plus horrifique massacre de journalistes de l'histoire moderne.

Dans un rapport publié à l'occasion du premier anniversaire de la guerre, le 7 octobre 2023, le Syndicat détaille 1 639 crimes commis par l'Occupation israélienne contre des journalistes et des institutions médiatiques, en particulier à Gaza. Parmi ces violations, on compte la mort de 167 journalistes et de personnes travaillant dans les médias.

Le plus grand massacre de l'histoire

Selon le Comité pour la liberté, 167 journalistes, travailleurs et travailleuses des médias ont été tué.e.s par l'Occupation israélienne depuis le 7 octobre 2023, dont 21 journalistes femmes. Parmi les victimes figure Ibrahim Mohammed, un journaliste du camp de Noor Shams à Tulkarem, en Cisjordanie. Cela représente 11 % des journalistes de Gaza.

Le syndicat souligne que ces journalistes ont payé le prix ultime pour transmettre la vérité au monde, et que l'Occupation israélienne cherche à supprimer cette vérité par des assassinats ciblés.

Graphique : Blessures infligées aux journalistes par les forces de l'Occupation et par les colons

Blessures causées par des balles ou des éclats de missiles
Agressions par coups et sévices
Blessures directes au corps causées par des bombes à gaz et des bombes assourdissantes
Agressions par des colons
Suffocation due aux toxines des bombes à gaz

Une année d'assassinats ciblés et de blessures graves infligées

Le Syndicat rapporte que plusieurs journalistes ont été tué.e.s et leurs corps sont restés enfouis sous les décombres de leurs maisons pendant des mois. Il s'agit notamment de Heba Al-Abadleh, dont le corps git encore sous les débris, tout comme ceux de Salam Mima et d'Ayat Khudura.

Le rapport du Syndicat fait état de 357 blessures parmi les journalistes au cours de la guerre génocidaire, blessures provoquées par les missiles de l'Occupation, les tirs directs, les bombes à gaz toxiques et les attaques des colons. Parmi ces blessures, 101 résultent de missiles et de balles, des tirs ciblé et délibérés de l'Occupation israélienne contre les journalistes. L'un des cas les plus récents concerne le journaliste Ahmed Al-Zard, photographe pour Al-Kufiyah TV, qui a été grièvement blessé. Sa mère a également été blessée, alors que son frère, ainsi que plusieurs autres membres de sa famille, ont été tué.e.s lors d'une frappe israélienne qui a visé leur maison à Khan Younis.

Le rapport note que plusieurs journalistes ont subi des blessures graves qui ont conduit à des amputations. Sami Sh-hadeh, par exemple, qui a été frappé par l'Occupation alors qu'il couvrait le déplacement dans le camp d'Al-Nuseirat au centre de Gaza, a été amputé de la jambe droite. D'autres journalistes ont été blessé.e.s au niveau des organes vitaux, ce qui témoigne de l'intention de tuer de l'armée israélienne.

Le correspondant d'Al Jazeera, Ismail Abu Omar, a été amputé de la jambe droite lors d'une attaque dans la zone de Mirage, au nord de Rafah ; sa jambe gauche a également subi une blessure grave. De même, le photojournaliste Abdullah Al-Haj a perdu une jambe alors qu'il couvrait les événements du camp d'Al-Shati' à Gaza. Le photographe Mohammed Al-Za'anin a été blessé à l'œil gauche après avoir été pris pour cible par un drone qui larguait des bombes explosives près de l'hôpital Nasser à Khan Younis.

125 journalistes arrêté.e.s par l'Occupation israélienne

Les données du Syndicat révèlent que depuis octobre de l'année dernière, les autorités de l'Occupation ont arrêté 125 journalistes en Cisjordanie et à Gaza, dont 61 se trouvent toujours dans les prisons israéliennes. Parmi les personnes arrêtées figurent 16 femmes journalistes palestiniennes, dont six sont toujours en détention. En outre, les autorités d'occupation ont exilé le journaliste Siqal Qaddum, 51 ans, qui travaille pour Palestine TV, de Hébron à Gaza via le point de passage de Kerem Shalom.

Le Syndicat note que 33 journalistes ont été soumis.e.s à ce que l'on appelle la « détention administrative ». En outre, les tribunaux israéliens ont profité des lois d'urgence pour accuser certain.e.s journalistes détenu.e.s d'incitation à la violence par le biais de médias et de plateformes de réseaux sociaux. Il s'agit notamment de la journaliste Rasha Harzallah, rédactrice à WAFA, et d'Ali Dar Ali, correspondant de Palestine TV.

Depuis le 7 octobre 2023, les journalistes Nidal Al-Wahidi, qui travaille pour Al-Najah TV et la plateforme New Press, et Haitham Abdel Wahid, d'Ain Media, ont disparu de force. Les autorités d'occupation refusent de divulguer toute information sur leur sort ou de répondre aux interrogations de la communauté internationale et des défenseurs des droits de l'homme qui cherchent à élucider les circonstances de leur disparition.

Destruction complète des institutions médiatiques à Gaza et fermetures en Cisjordanie

L'occupation israélienne a détruit 73 institutions médiatiques à Gaza, selon la documentation du Comité de la liberté du syndicat. Il s'agit notamment de 21 stations de radio locales, de 3 tours de diffusion, de 15 agences de presse, de 15 chaînes satellites, de 6 journaux locaux et de 13 bureaux de médias et services de presse.

En Cisjordanie, l'occupation a fermé 15 institutions, notamment Palestine TV à Jérusalem et les chaînes Al-Mayadeen et Al-Jazeera, ainsi que 12 imprimeries dans différents gouvernorats de Cisjordanie.

514 martyr.e.s parmi les familles des journalistes à Gaza

Les familles de journalistes ont payé un lourd tribut en raison de la profession de leur proche. Selon les chiffres de la « commission liberté » du Syndicat, 514 membres des familles de journalistes à Gaza ont été tué.e.s à la suite de frappes aériennes visant les domiciles et les lieux de déplacement de leurs proches journalistes.

Le rapport indique que l'occupation israélienne a pris pour cible, par des frappes aériennes et des obus d'artillerie, environ 115 maisons appartenant à des familles de journalistes palestinien.ne.s à Gaza. Dans plusieurs cas, ce sont des familles entières de journalistes qui ont été rayées des registres d'état civil. Parmi elles et eux, le journaliste Hussam Al-Dabbaka d'Al-Quds TV a perdu sa femme et ses enfants lorsque leur appartement a été frappé et d'autres membres de sa famille ont trouvé la mort dans le camp d'Al-Maghazi. On y compte aussi le journaliste Mohammad Abu Hatab de Palestine TV, dont 11 membres de la famille, y compris sa femme, ses enfants et son frère, ont été tué.e.s, tout comme la journaliste Salam Mima, son mari et leurs trois enfants, Hadi, Ali et Sham, qui ont été tué.e.s quand une frappe aérienne a décimé leur maison dans le camp de Jabalia.

Les coups de feu sont le langage utilisé par l'occupation pour communiquer avec les journalistes

La forme d'agression la plus courante en Cisjordanie depuis le début de la guerre génocidaire a été les tirs directs sur les équipes de presse. Au total, 198 membres d'équipes de presse ont été exposé.e.s à ces incidents dangereux mettant leurs vies en danger, dont la plupart se sont produits à Jénine et à Tulkarem.

Au cours du dernier trimestre 2023, 26 incidents ont été enregistrés. Ce nombre est passé à 106 au cours du troisième trimestre de l'année. De nombreux journalistes et leur matériel (caméras et véhicules) ont souffert à la suite de ces attaques.

La violence des colons légitimée par le gouvernement israélien

Vingt-six journalistes ont été victimes d'attaques brutales de la part de colons en Cisjordanie, souvent en présence de la police et des forces militaires d'occupation qui ne sont pas intervenues et n'ont demandé de comptes à aucun.e des agresseur.euse.s.

Ces incidents incluent l'exhibition d'armes et des menaces de mort explicites. Ainsi, Shrouq Issa, journaliste au Palestine Post, a reçu des menaces de mort lorsqu'un colon israélien a pointé un fusil sur elle alors qu'elle couvrait des événements dans la ville de Beit Ummar, au nord d'Hébron. De même, le photographe anglophone pour Al Jazeera Joseph Handal a été agressé physiquement par un groupe de colons au point de contrôle « Container », à l'est de Bethléem. Les agresseur.euse.s ont brisé les vitres de sa voiture à l'aide de pierres et de bâtons et l'ont aspergé de gaz poivré au visage, ce qui lui a causé des blessures et des fractures.

À Jérusalem, un grand nombre de journalistes ont été agressé.e.s par des colons qui les ont battu.e.s et ont allumé des incendies criminels. Ainsi, Saif Al-Qawasmi, correspondant du site web d'Al-Asima, présente des cicatrices à la main après que des colons ont délibérément écrasé des cigarettes sur lui. La journaliste Diala Jweihan d'Al-Hayat Al-Jadida a également été battue et agressée en même temps que sa collègue Malak Arouq, de même que Bara'a Abu Ramoz, correspondant d'Al-Arabiya, et de nombreux.ses autres.

Les gaz toxiques blessent encore les yeux des journalistes et portent atteinte à leur corps

Le rapport souligne que 152 journalistes ont été blessé.e.s par des bombes à gaz, dont 140 cas d'inhalation de gaz toxiques et 19 cas où des bombes à gaz ont directement atteint des journalistes.

Un incident notable concerne le journaliste Sadqi Rayan, qui a été blessé à la tête par une bombe à gaz lorsque les forces d'occupation ont pris pour cible des journalistes sur le mont Sabih, près de l'avant-poste de la colonie « Evitar » dans la ville de Beta, à Naplouse. La photographe de Reuters, Raneen Suwafta, a également été touchée au visage par une bombe à gaz et transportée à l'hôpital de Jénine après une attaque menée par les forces d'occupation contre des journalistes.

Une série de crimes pour empêcher les équipes de travailler

Le rapport du Comité pour la liberté dénombre 396 cas de détention de personnes et d'équipes de presse, empêchant leur travail. Nombre d'entre elles et eux ont été menacé.e.s verbalement de coups de feu et d'arrestation en cas de refus d'obtempérer. On observe notamment une augmentation significative des cas d'obstruction, y compris des tentatives d'écrasement de journalistes avec des engins lourds et des véhicules militaires.

Un cas parmi d'autre a eu lieu près de la ville de Tubas, lorsqu'une jeep militaire israélienne a heurté le véhicule des journalistes Majdi Ishtayeh et Ali Ishtayeh alors qu'ils couvraient les événements dans la région de Tiyasir. De même, des véhicules militaires ont tenté d'écraser le correspondant d'Al Jazeera, Jevara Al-Badiri, le photographe Aref Tufaha, le correspondant de Palestine TV, Amir Shahin, et un groupe d'autres journalistes.

D'autres journalistes ont été près d'être écrasés par un bulldozer de l'armée israélienne, alors qu'ils couvraient les démolitions des rues de Jénine. Il s'agit notamment du correspondant d'Al-Arabiya, Amjad Shahada, du correspondant d'Al-Ghad, Diaa Houshiah, du correspondant de la chaîne Ro'ya, Hafez Abu Sabra, et du correspondant du journal Al-Quds, Ali Samoudi.

Autres formes de crimes et d'agressions

L'occupation israélienne emploie diverses tactiques pour poursuivre, contraindre et cibler les journalistes. Il s'agit notamment d'empêcher les déplacements, de confisquer les biens personnels et professionnels, de convoquer les journalistes pour les interroger, de recourir à des tribunaux militaires injustes, d'imposer des amendes et de prescrire l'assignation à résidence.

Cette situation reflète la soumission de la Cour suprême, la plus haute autorité judiciaire du système d'occupation, laquelle, en connivence avec le gouvernement et l'armée israéliens, rejettent les demandes de l'Association des journalistes étranger.e.s de leur accorder l'autorisation à entrer dans la bande de Gaza pour travailler et couvrir l'actualité.

Conclusion

Les indicateurs alarmants de crimes brutaux commis contre les journalistes palestinien.ne.s — et la facilité avec laquelle on leur ôte la vie — découlent de décisions prises au plus haut niveau du gouvernement d'occupation israélien. Ces actes ne peuvent être attribués à des initiatives individuelles sur le terrain ; il s'agit plutôt d'actions systématiques menées par des institutions politiques et leur appareil de sécurité.

Le rejet par la Cour suprême israélienne de la demande de l'Association des journalistes étrangers d'entrer dans la bande de Gaza afin d'y couvrir les événements souligne l'effort persistant de l'occupation pour isoler les journalistes palestinien.ne.s et pour saper leur crédibilité alors qu'ils et elles tentent de dire au monde la vérité.

Le coût élevé supporté par les familles des journalistes palestinien.ne.s, illustré par la perte de leurs proches en raison de leur seule profession, reflète un niveau de décadence morale et d'inhumanité sans précédent dans l'histoire humaine. Le nombre de blessures graves causées par les éclats de missiles et les balles dépasse largement celui des blessures causées par les matraques et les coups de pied, ce qui témoigne d'une volonté manifeste de tuer. La nature de ces incidents et ces chiffres ne trouvent pas d'équivalent dans les rapports des syndicats et des organisations de défense des droits de l'homme couvrant d'autres conflits dans le monde.

Le bombardement par les forces d'occupation des bureaux des médias, y compris ceux appartenant à des organisations de médias étrangères, envoie un message de défi au monde, démontrant un mépris flagrant pour la série de crimes et d'actes de génocide commis à l'encontre de la société palestinienne.

L'augmentation alarmante des tirs à balles réelles contre les journalistes en Cisjordanie confirme l'intention délibérée d'opprimer et de violer leurs droits, créant une atmosphère de terreur et d'intimidation à l'unique fin d'occulter la vérité.

La détention de journalistes sans procès et l'interdiction de visites par la Croix-Rouge et par les membres de leur famille constituent une violation de tous les accords et chartes internationaux. En outre, les raids de l'armée d'occupation sur les propriétés des journalistes et les institutions médiatiques se produisent sans aucune justification légale, sans documentation ni reconnaissance de ces « confiscations ».

Les schémas géographiques et temporels du ciblage des journalistes témoignent de l'effort israélien systématique d'oppression de la société palestinienne. À Gaza, l'occupation se livre à des actes de génocide, espérant que le fait de réduire les journalistes au silence occultera la réalité de ses actions brutales. L'augmentation des attaques contre les journalistes dans les régions du nord de la Cisjordanie est caractéristique d'une tendance plus générale à la violence contre les civil.e.s dans ces régions, tandis que le règne outrancier de non-droit qu'impose l'armée d'occupation à Jérusalem confirme que ce sont bien les journalistes de la ville qui sont ciblé.e.s. Et nous savons que la fréquence plus élevée d'attaques contre des journalistes dans une région spécifique est indicative d'une tendance plus générale à la violence contre les civil.e.s dans la région en question.

Enfin, l'augmentation notable des agressions et des actes de terrorisme perpétrés par les colons à l'encontre des journalistes nous indique clairement que le gouvernement d'occupation israélien leur a accordé la légitimité de commettre des atrocités à l'encontre des journalistes et des civils.

Recommandations

1- Action des Nations Unies : Les Nations Unies et le Conseil de sécurité des Nations Unies doivent émettre des directives claires exigeant que le gouvernement d'occupation israélien mette fin à ses attaques contre les journalistes.

2- Cour internationale de justice : La Cour internationale de justice a l'obligation professionnelle, éthique et humanitaire de prendre des mesures et d'émettre une série de décisions visant à protéger les journalistes palestinien.ne.s.

3- Responsabilité de la Cour pénale internationale : La réputation et le professionnalisme de la Cour pénale internationale sont en jeu, car elle n'a pas encore traité les nombreux cas présentés par le Syndicat concernant les crimes israéliens passés, y compris l'assassinat de la journaliste Shireen Abu Akleh et le meutre de plusieurs collègues à Gaza au cours des années précédentes.

4- Soutien de la Fédération internationale des journalistes : Nous demandons instamment à la Fédération internationale des journalistes de poursuivre son soutien en créant un syndicat et un réseau de défense des droits afin de faire pression sur la Cour pénale internationale pour qu'elle poursuive les responsables politiques et sécuritaires de l'occupation et ainsi que les colons, et qu'elle les empêche de se soustraire à l'obligation de rendre compte de leurs crimes.

5- Mobilisation de l'Union des journalistes arabes : L'Union des journalistes arabes se doit d'être le fer de lance d'un mouvement impliquant les parlements arabes, la Ligue arabe, les syndicats et les organisations de défense des droits de l'homme afin de soutenir les journalistes palestinien.ne.s dans leur travail et de dénoncer les crimes de l'occupation.

6- Activation au niveau national : Il est essentiel d'activer un mécanisme national palestinien pour prévenir l'impunité et assurer la protection des journalistes au niveau local, ceci en collaboration avec le ministère palestinien des affaires étrangères, le ministère de la justice, l'Organisation de libération de la Palestine, l'Association du barreau palestinien, l'Union des écrivain.e.s et des auteur.ice.s, la Commission indépendante, Al-Haq et d'autres secteurs concernés.

7- Soutien aux journalistes de Gaza : Les journalistes palestinien.ne.s, en particulier dans la bande de Gaza, ont besoin de toute urgence d'un soutien juridique et moral sans faille, ainsi que des ressources nécessaires pour vivre décemment en raison du manque de revenus dû au siège actuel et à la perte d'équipements, de bureaux et d'équipes.

8- Veille et documentation : Le Syndicat des journalistes palestinien.ne.s et toutes les institutions concernées continueront à surveiller, documenter et publier tous les crimes et agressions commis par l'occupation contre les journalistes.

9- Un traitement médiatique plus humain : Les médias locaux et arabes doivent fournir, avec plus d'attention à la dimension humaine, une couverture complète des crimes de l'Occupation contre les journalistes, en mettant l'accent sur leurs souffrances et celles de leurs proches plutôt que de présenter froidement des statistiques. Le Syndicat des journalistes souligne l'importance de respecter les normes de sécurité professionnelle afin de protéger la vie des journalistes, et de maintenir des normes éthiques pour assurer l'exactitude des informations.

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Source : Press Freedom Report
Traduction : BM pour Agence média Palestine

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Afghanistan : « On est en suspens, ni morts ni vivants »

22 octobre 2024, par Marche mondiale des femmes — , , ,
Débordée par l'accueil de millions de Syriens, la Turquie a verrouillé ces dernières années les procédures d'asile. Les quelque 300 000 Afghans qui, comme Fatma Naziri et (…)

Débordée par l'accueil de millions de Syriens, la Turquie a verrouillé ces dernières années les procédures d'asile. Les quelque 300 000 Afghans qui, comme Fatma Naziri et sa famille, vivent dans le pays, sont les premiers touchés par cette politique.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Fatma Naziri a toutes les raisons du monde de vouloir quitter la Turquie. Au rythme où vont les choses, sa demande d'asile pourrait ne jamais aboutir. Elle pourrait être refusée. Ils pourraient tous – Fatma, son mari et leurs quatre enfants – être jetés dans le premier avion, renvoyés en Afghanistan. « Plutôt se pendre », lâche-t-elle sans plaisanter. Là-bas, Fatma risque la mort. Ses deux filles, adolescentes, « encore pire ». « Des femmes, des femmes, toujours plus de femmes. C'est ce que veulent les talibans », tremble Fatma. Quant à demeurer en Turquie, c'est vivre avec ces peurs ; survivre de petits boulots sous-payés, jamais déclarés ; affronter les regards, les remarques, la colère d'une société « qui n'en peut plus des réfugiés », comme son voisin de palier aime à le lui rappeler.

Il y a ces raisons et il y a celle qui, à ce moment précis, dans cet atelier en sous-sol où Fatma fabrique des casquettes malgré son diplôme de littérature, semble l'émouvoir plus que toutes. « Mon fils cadet, ça fait des années qu'il joue au football dans un club. C'est sa passion, tout le monde me dit qu'il est très bon, mais il n'a pas le droit de participer aux matchs. Il est privé de licence au prétexte qu'il est étranger », soupire-t-elle dans un turc soigné. « Il en pleure, moi aussi. Quel avenir puis-je offrir à mon enfant si même ce bout de papier là, on refuse de lui donner ? »

Il y a dix ans, Fatma a quitté l'Afghanistan « avec les os en miettes », le corps transpercé de neuf balles. Un attentat des talibans contre son lieu de travail – le siège, à Kaboul, de la Commission électorale indépendante – l'a blessée grièvement. Transférée en Turquie en vertu d'un accord entre les deux pays, Fatma a subi une dizaine d'opérations qui lui ont sauvé la vie et ont permis de reconstruire en partie son visage. Son mari, fonctionnaire comme elle, l'a suivie jusqu'à Ankara, avec leurs deux filles et deux fils alors âgés de 1 à 8 ans. « J'allaitais encore le dernier », se remémore Fatma. La famille obtient des permis de séjour, les enfants vont à l'école.

Mais en 2021, peu avant que les talibans ne reprennent Kaboul, les permis ne sont pas renouvelés. « On m'a dit que mon traitement était terminé, que je n'avais qu'à rentrer en Afghanistan », raconte Fatma, qui a aujourd'hui 45 ans. La famille Naziri s'accroche à un dernier espoir : une demande d'asile déposée en 2016 auprès du Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) des Nations unies. Si la procédure aboutit, parents et enfants seront « réinstallés » dans un autre pays, car la Turquie n'accepte pas de réfugiés au sens juridique du terme.

Le système d'asile paralysé

Fatma voudrait y croire, mais un pénible paradoxe la rattrape toujours : son avenir n'est pas en Turquie, c'est pourtant la Turquie qui va en décider. « Avant 2018, les demandes d'asile étaient déposées directement auprès du HCR à Ankara, qui les examinait et se prononçait seul. Cela prenait du temps, mais souvent les demandes étaient acceptées », explique Salih Efe, un avocat spécialisé dans ces questions. « Mais en 2018, la présidence de la gestion des migrations (liée au ministère turc de l'Intérieur, NDLR) a pris le contrôle. C'est désormais l'État turc qui décide d'examiner ou non les demandes – y compris les anciennes demandes – et de dire si une personne aura droit à l'asile dans un autre pays ou pas. Le HCR n'est plus qu'un observateur. » L'État turc tient les clés, et il verrouille. Dans un pays débordé par l'accueil de plus de 3 millions de Syriens (non pas au titre du droit d'asile, mais sous un statut ad hoc de « protection temporaire »), endeuillé plusieurs fois par des attentats djihadistes (le plus récent, en janvier contre une église d'Istanbul, a été revendiqué par l'État islamique au Khorasan, qui prospère en Afghanistan), et face à une population locale hostile aux réfugiés, le système d'asile est paralysé, ou presque. Les quelque 300 000 Afghans qui vivent aujourd'hui en Turquie, dont environ un tiers ont pu déposer une demande (le plus souvent avant 2018), se retrouvent dans l'impasse.

« Quand les talibans sont revenus au pouvoir (en août 2021), les Afghans ont commencé à arriver par dizaines de milliers à la frontière turco-iranienne. La population turque s'est mise à paniquer, et l'État aussi. Depuis, tout est fait pour empêcher les Afghans d'entrer ou de rester dans le pays », résume l'avocat Salih Efe. Un Afghan qui a réussi à atteindre la Turquie n'a quasiment plus aucune chance de déposer une demande d'asile. « C'est contraire au droit international, car les États parties à la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés ont l'obligation d'enregistrer les demandes. Mais pour les Afghans, même le fait d'être une femme, un ancien fonctionnaire, un journaliste ou un membre d'ONG n'accorde aucun traitement particulier », précise Salih Efe.

Quant aux dossiers enregistrés, « dans 90% à 95% des cas, ils aboutissent à un refus. Il est même arrivé que des demandeurs d'asile pour lesquels il y avait un pays d'accueil voient leur dossier refusé par la Turquie », ajoute le juriste. « Et ce qui valait au départ pour les Afghans s'est étendu peu à peu aux autres nationalités. Le gouvernement ne veut plus de réfugiés et veut le faire savoir à ceux qui tentent de venir, mais aussi à l'opinion publique. »

« Ni morts ni vivants »

Fatma Naziri en est là, avec sa demande en attente. « Au HCR, on m'a dit : « Vous avez des filles, vous travailliez pour le gouvernement, vous avez été victime d'un attentat… Votre dossier devrait être prioritaire, mais ça ne dépend pas de nous » », raconte cette femme. L'an dernier, la présidence des migrations lui a fait passer deux jours d'entretien. Depuis, aucune nouvelle : « On ne sait pas ce qu'on va devenir, on est en suspens, ni morts ni vivants. »

Fatma a peur d'être expulsée. En plus de contrôles draconiens à la frontière avec l'Iran, les renvois par avion depuis le territoire turc vers le pays des talibans se comptent par dizaines de milliers. Plus de 66 500 en 2022 (contre 13 000 en 2021) et plus de 15 000 l'an dernier, selon des chiffres compilés par l'Association de solidarité avec les réfugiés afghans.

« Les renvois se font dans le cadre d'un accord avec les talibans », dont Ankara n'a pourtant pas reconnu le régime, observe Ali Hekmat, fondateur de l'association, un architecte afghan installé en Turquie depuis 2009.

Une délégation de la présidence des migrations s'est même rendue à Kaboul en mai pour s'entretenir avec des responsables talibans de « lutte contre l'immigration illégale ». « Au début, les renvois se faisaient surtout par vols charters. Depuis que la compagnie nationale Turkish Airlines a rouvert les liaisons aériennes entre Istanbul et Kaboul en mai, à raison de quatre vols par semaine, un tiers des passagers sont des demandeurs d'asile expulsés par la Turquie. Presque tous sont des hommes seuls », affirme Ali Hekmat.

Les passeurs réclament 40 000 dollars

En tant qu'avocat, Salih Efe dit se sentir « totalement impuissant ». Ses clients afghans sont expulsés les uns après les autres, alors même qu'il intente des recours devant les tribunaux administratifs. Pire, explique-t-il, le recours ultime dont disposaient autrefois les migrants en instance d'expulsion – la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) – ne sert plus à rien. Documents à l'appui, cet avocat et ses collègues accusent la cour de Strasbourg de refuser toutes leurs requêtes visant à empêcher le renvoi d'Afghans dans leur pays.

« Désormais, 99% de nos demandes de mesure d'urgence auprès de la CEDH sont rejetées. La cour est sous l'influence des États, qui nomment les juges qui y siègent. La logique, c'est de dire : si on empêche les expulsions par la Turquie, alors la France non plus ne pourra plus expulser, ni l'Italie, ni l'Allemagne… Cela créerait une jurisprudence », dénonce Salih Efe. Selon cet avocat, la « motivation politique » se lit dans les motifs fournis par la cour : « Nos demandes sont souvent rejetées au prétexte que la date et l'heure de l'expulsion ne sont pas précisées. Mais personne ne connaît l'heure et la date d'une expulsion à l'avance ! La CEDH applique la politique migratoire européenne. »

Ali Hekmat, de l'Association de solidarité avec les réfugiés afghans, dépeint un tableau similaire. Il observe que les restrictions de la Turquie au droit d'asile, l'absence de recours et la montée des violences contre les réfugiés poussent de plus en plus d'Afghans à tenter de gagner l'Europe. « La Turquie, pour les Afghans, ne peut être qu'un pays de transit. La seule issue possible, c'est de tenter d'entrer illégalement en Europe, via la Grèce ou la Bulgarie. »

Fatma Naziri en rêve. « L'Europe ou ailleurs, peu importe. Là où il y a un avenir, un peu de sérénité », souffle-t-elle. Mais l'avenir est hors de prix : les passeurs lui réclament 40 000 dollars pour sa famille de six personnes. Avec leurs revenus actuels, Fatma et son mari devraient fabriquer des casquettes pendant presque six ans pour réunir cette somme, sans rien dépenser par ailleurs. « En plus, si on est attrapés à la frontière, la Turquie annulera notre demande d'asile et on risque d'être renvoyés en Afghanistan. » L'Afghanistan des talibans… Fatma, qui leur a survécu, s'est fait une promesse : « Ils ne m'ont pas eue, ils n'auront jamais mes enfants. »

Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N°436 – 15 octobre 2024

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« Monsieur Nétanyahou, les Iraniens n’ont pas besoin de vous pour se libérer » par Sepideh Farsi, cinéaste

22 octobre 2024, par Sepideh Farsi — , , ,
Dans une lettre ouverte au Premier ministre israélien, la cinéaste iranienne Sepideh Farsi l'exhorte de cesser la guerre au Liban et à Gaza, et de ne pas intervenir en Iran, (…)

Dans une lettre ouverte au Premier ministre israélien, la cinéaste iranienne Sepideh Farsi l'exhorte de cesser la guerre au Liban et à Gaza, et de ne pas intervenir en Iran, sous peine de faire du régime islamique une victime.

Monsieur Nétanyahou,

Vous avez cru bon d'adresser un discours au peuple iranien, le lundi 30 septembre, message vidéo dans lequel vous énumérez, face caméra dans un anglais fluide avec l'accent américain et l'air détendu, les raisons qui montrent que les dirigeants iraniens n'ont rien à faire des intérêts de leur propre peuple.

Et vous développez… sinon ils n'investiraient pas autant d'argent dans le gouffre nucléaire, ni ne financeraient des proxys terroristes aux quatre coins du monde, etc. Et sur ces points, vous avez raison.

Mais ne pensez-vous pas que les Iranien.nes savent déjà tout cela ? Que nous avons conscience que notre régime a les yeux tournés vers d'autres horizons, sourd à nos demandes et indifférent à nos besoins et revendications ?

Dans la même nuit, vous ordonnez l'invasion terrestre du Sud Liban par l'armée israélienne, forçant près de 1 million de Libanais à l'exode. Des Libanais qui ont dans leur mémoire récente les bombardements israéliens de 2006 et d'autres épisodes d'agressions israéliennes.

Folie meurtrière

En vous adressant aux Iranien·nes, vous annoncez ne pas faire l'amalgame entre les dirigeants iraniens et le peuple, et pourtant, c'est ce que vous faites au Liban et en Palestine. Pour abattre les dirigeants du Hamas, vous rasez tout Gaza, bloquant même les aides internationales, nourritures et médicaments, tuant volontaires, paramédicaux, et journalistes par paquets, et vous êtes en train de faire de même au Liban, sous prétexte d'atteindre les membres du Hezbollah. Bombardant des immeubles, anéantissant des quartiers entiers.

Depuis le 7 octobre 2023, lorsque vous avez commencé à répondre aux horribles attaques du Hamas, vous avez enfreint à peu près toutes les conventions internationales des droits humains et avez commis beaucoup de crimes aisément assimilables aux crimes de guerre. Et vous avez entraîné le peuple israélien avec vous dans cette folie meurtrière.

Je ne pleure pas l'élimination de Hassan Nasrallah, ni l'assassinat d'Ismaïl Haniyeh par vos ordres, mais je pleure les victimes civiles palestiniennes et libanaises.

Combien de victimes libanaises constituent le prix à payer pour l'affaiblissement du Hezbollah dans votre esprit, pour que vous lanciez l'explosion de milliers d'appareils électroniques utilisés par le quidam ?

Combien de Palestiniens doivent périr pour libérer un otage israélien ?

Y a-t-il un ratio dans vos sinistres calculs ?

L'armée israélienne a, en l'espace de quelques mois, violé la souveraineté territoriale de plusieurs pays sous vos ordres directs, tuant des dizaines de milliers de civils, dont une majorité de femmes et d'enfants.

Si dans un premier temps, vous avez justifié l'offensive sur Gaza comme la vengeance des horribles crimes commis par le Hamas, l'envergure des frappes et la conduite de l'armée israélienne ont largement dépassé ce cadre et ne se sont montrées efficaces que dans une chose : détruire la bande de Gaza.

Aucune dictature n'est éternelle

Si vous savez écouter les peuples amis, tels que vous prétendez le faire avec les Iranien·nes, pourquoi ne le faites-vous pas avec le vôtre ?

Pourquoi n'écoutez-vous pas les familles des otages israéliens qui crient haut et fort et depuis longtemps, que le seul moyen de les ramener vivants au pays, serait d'arrêter la guerre ?

Pourquoi n'êtes-vous pas à l'écoute de vos alliés (même les Américains), qui vous disent tous de cesser la guerre ?

Pourquoi infligez-vous tant de traumatismes aux peuples voisins d'Israël, en continuant cette guerre meurtrière et insensée (ou dois-je dire ces guerres, car vous vous battez sur de multiples fronts chacun censés effacer le précédent) et pour lesquelles les contribuables du monde entier sont en train de payer, en argent, en larmes, et en humanité bafouée ?

N'est-ce pas plutôt parce que si cette guerre s'arrêtait, son bilan catastrophique n'en serait que plus manifeste, que les Israéliens ne seraient plus derrière vous dans ce réflexe d'union en temps de péril, et que si vous n'êtes plus au pouvoir, vous, votre épouse et votre fils risquez une condamnation dans les procès qui vous sont intentés ?

Le mouvement « Femme, Vie, Liberté », dernier chapitre dans la longue histoire de lutte des Iranien·nes contre le régime islamique et son modèle d'apartheid de genre et pour une société libre et démocratique, montre bien la lucidité du peuple iranien.

Nous n'avons pas besoin de vous pour nous libérer. Les Iranien.nes viendront à bout de ce régime tôt ou tard. Aucune dictature n'est éternelle.

Votre discours à l'adresse du peuple iranien est-il une tentative d'éveiller nos consciences ou plutôt de légitimer des attaques que vous préparez ?

Mais je vous prends au mot, puisque vous vous placez en ami du peuple iranien, évitez de donner au régime iranien un prétexte de plus pour se positionner en défenseur des droits de l'homme ou en victime, tout en tapant sur son propre peuple.

Car c'est cela qui est en cours depuis un an. Vous êtes bien placé pour connaître ce phénomène : l'union nationale contre l'ennemi étranger. C'est ce qui va arriver en cas d'intervention militaire israélienne en Iran.

Ne vous souciez pas des Iranien·nes, monsieur Nétanyahou.

Cessez le feu à Gaza et au Liban.

De grâce, juste, cessez le feu !

Article paru dans Libération, le 6 octobre 2024

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Opinion. « La présence de troupes états-uniennes en Israël montre qu’une guerre plus large se rapproche »

22 octobre 2024, par Patrick Cockburn — , ,
La décision du président Joe Biden d'envoyer en Israël un système de défense antimissile avancé, géré par une centaine de soldats états-uniens, constitue une étape importante (…)

La décision du président Joe Biden d'envoyer en Israël un système de défense antimissile avancé, géré par une centaine de soldats états-uniens, constitue une étape importante vers l'engagement direct des Etats-Unis dans une guerre régionale au Moyen-Orient.

Tiré de A l'Encontre
15 octobre 2024

Par Patrick Cockburn

Le THAAD lors de son premier déploiement en Israël en 2019, sous Donald Trump. (Photo du Département US de la Défense)

C'est la première fois que les Etats-Unis envoient leurs troupes en Israël depuis le début de la guerre de Gaza, le 7 octobre 2023, bien que la Maison Blanche ait déclaré en octobre qu'il n'y existait « aucun plan ou intention » de le faire.

En outre, ces soldats seront potentiellement engagés dans des hostilités armées contre l'Iran dans le cas d'une attaque israélienne de représailles attendue sur le pays, provoquant une nouvelle contre-attaque par des missiles balistiques iraniens.

Les critiques affirment qu'en donnant au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou une police d'assurance sous la forme d'un soutien militaire américain, cette initiative encouragera Israël à poursuivre l'escalade de la guerre. Netanyahou peut considérer avec certitude que, quoi qu'il fasse à Gaza, au Liban et contre l'Iran, il ne risque pas grand-chose puisqu'il est effectivement sous la protection militaire des Etats-Unis.

Joe Biden a ordonné dimanche que le système THAAD (Terminal High Altitude Area Defence), avec son personnel opérationnel, soit déployé en Israël. Sa détermination à continuer d'apporter un soutien inconditionnel à Israël, en dépit de sa position de plus en plus agressive, susciterait des inquiétudes au Pentagone [1].

De hauts fonctionnaires affirment que l'armada navale des Etats-Unis ainsi que les avions de combat (y compris les avions ravitailleurs) encouragent Israël à élargir sa campagne au Liban et à risquer une guerre avec l'Iran. Le général Charles Q Brown, président de l'état-major interarmées, a soulevé cette question lors d'une réunion au Pentagone et à la Maison Blanche, ont indiqué des responsables au New York Times du 4 octobre 2024.

[Le chapeau de l'article mentionné d'Helene Cooper et d'Eric Schmitt est le suivant : « Des responsables militaires se demandent si l'envoi de forces supplémentaires au Moyen-Orient contribue à prévenir une guerre beaucoup plus étendue ou s'il enhardit Israël. » Ils concluent : « Le général Brown, le secrétaire à la Défense Lloyd J. Austin III et d'autres responsables ont tenté de trouver un équilibre entre l'endiguement du conflit et l'enhardissement d'Israël, a déclaré un haut responsable de l'armée des Etats-Unis. Un autre responsable a déclaré qu'il était plus facile pour Israël de passer à l'offensive lorsqu'il sait que “Big Brother” n'est pas loin. » Réd.]

L'envoi d'un système de défense antimissile géré directement par des forces états-uniennes est le dernier développement en date d'une guerre dans laquelle le soutien des Etats-Unis à Israël est de plus en plus manifeste, malgré les appels répétés de Joe Biden à Netanyahou pour qu'il fasse « preuve de retenue » et appelle à un cessez-le-feu. Bien qu'Israël ait toujours fait exactement le contraire de ce que Joe Biden demande publiquement, le président a toujours approuvé a posteriori ce qu'Israël a fait.

Cette attitude contradictoire a conduit les commentateurs à clouer au pilori la politique des Etats-Unis, la qualifiant soit d'inefficace, soit d'hypocrite. « Si les Etats-Unis veulent réellement désamorcer la violence et empêcher une guerre régionale, leur politique a été un échec humiliant », m'a dit un analyste. « Mais si la véritable politique des Etats-Unis est de chercher à vaincre le Hamas, le Hezbollah et l'Iran face à Israël, alors elle s'en porte plutôt bien. »

L'envoi du système THAAD par les Etats-Unis est probablement motivé par la crainte que l'attaque de 180 missiles balistiques iraniens le 1er octobre n'ait été plus fructueuse que ce qui avait été admis à l'époque. De nombreux missiles visant des bases aériennes israéliennes semblent être passés au travers, bien que les Forces de défense israéliennes (FDI) aient minimisé les dommages causés.

La réaction de l'Iran à l'implication accrue des Etats-Unis dans la guerre sera déterminante. D'une part, l'Iran a jusqu'à présent cherché à ne pas riposter directement contre les Etats-Unis ; le président iranien Masoud Pezeshkian a déclaré à l'Assemblée générale des Nations unies à New York, fin septembre, que l'Iran « ne tombera pas dans le piège de la guerre » en déclenchant une guerre à grande échelle entre les Etats-Unis et l'Iran. D'autre part, les dirigeants iraniens pourraient conclure que ce n'est qu'en frappant les Etats-Unis qu'ils peuvent espérer forcer Washington à freiner Israël. [2]

Le soutien de Joe Biden à Israël a nui à Kamala Harris auprès des Arabes-Américains et des jeunes électeurs. Mais si des soldats américains, comme ceux chargés des batteries antimissiles, devaient être tués ou blessés au cours des trois semaines précédant l'élection présidentielle du 5 novembre, l'entrée en guerre des troupes américaines constituerait alors un enjeu politique majeur. (Article publié par INews, le 14 octobre 2024 ; traduction par la rédaction A l'Encontre)


[1] Ynetnews du 14 octobre 2024 (version anglaise du quotidien Yediot Aharonot) écrit : « L'aide du CENTCOM (United States Central Command) pour abattre les deux précédentes attaques de l'Iran [la dernière date du 4 octobre] contre Israël a presque épuisé le stock d'intercepteurs de la Sixième Flotte, ce qui rend nécessaire un soutien supplémentaire à Israël dans le cadre de représailles potentielles contre Téhéran. L'accord conclu entre Israël et les Etats-Unis sur le déploiement du système THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) dans le pays découle autant d'une nécessité américaine que d'un besoin israélien. » Yossi Yehoshua, dans Ynetnews du 15 octobre, écrivait : « Deux semaines après que l'Iran a lancé un barrage d'environ 200 missiles sur des cibles israéliennes, l'horloge tourne vers une réponse stratégique. Comme l'a révélé Ynet, le Premier ministre Benyamin Netanyahu, le ministre de la Défense Yoav Gallant et le chef d'état-major de Tsahal Herzi Halevi se sont réunis en secret dans une base du Corps de renseignement dimanche, disséquant les détails complexes d'une frappe potentielle à l'intérieur des frontières iraniennes. »
Haaretz, du 12 octobre, soulignait que « La décision des Etats-Unis de déployer le système [THAAD] en Israël fait l'objet de “discussions avancées mais pas encore finalisées”, dans le cadre des préparatifs en vue d'une éventuelle frappe israélienne sur l'Iran et d'une riposte iranienne potentielle. Une source de sécurité [israélienne] a déclaré que si cette initiative était menée à bien, ce serait la première fois que le système THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) serait déployé de manière opérationnelle en Israël. […] En 2019, le système avait été déployé en Israël dans le cadre d'un exercice de défense aérienne conjoint entre Tsahal et l'armée états-unienne. Cet exercice a eu lieu après que le président de l'époque, Donald Trump, avait annoncé son intention de retirer la plupart des forces des Etats-Unis de Syrie. » (Réd.)

[2] Les spéculations ayant trait aux options présentes des diverses fractions du régime théocratico-militaire iraniens renvoient à des débats au sein des cercles dirigeants – entre autres aux prises de position des Gardiens de la révolution exprimées sur leur site et dans leur journal, Javan – qui transpercent dans la presse. De nombreux analystes soulignent qu'une attaque israélienne, suivant sa forme et ses objectifs, attisera les sentiments nationalistes, malgré le large discrédit du régime auprès de la population. (Réd.)

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Le sionisme a tué le monde judéo-musulman

22 octobre 2024, par Ariella Aïsha Azoulay — , , , ,
Dans un entretien accordé à Jacobin, la cinéaste et universitaire Ariella Aïsha Azoulay explique comment l'exploitation du sionisme par les puissances occidentales a conduit (…)

Dans un entretien accordé à Jacobin, la cinéaste et universitaire Ariella Aïsha Azoulay explique comment l'exploitation du sionisme par les puissances occidentales a conduit non seulement au nettoyage ethnique de la Palestine, mais aussi à la disparition des communautés juives dans tout le Moyen-Orient.

tiré de NPA 29
Photo :Juifs dans la ville de Buqei'a, Palestine, vers 1930. © Keren Kayemet Leyisrael via Wikimedia Commons

Née en Israël, Ariella Aïsha Azoulay, cinéaste, conservatrice et universitaire, rejette l'identité israélienne. Avant de devenir israélienne à l'âge de dix-neuf ans, sa mère était simplement une juive palestinienne. Pendant une grande partie de l'histoire, cette combinaison de mots n'avait rien d'inhabituel. En Palestine, une minorité juive a vécu pacifiquement aux côtés de la majorité musulmane pendant des siècles.

La situation a changé avec le mouvement sioniste et la création d'Israël. Le nettoyage ethnique des juifs d'Europe allait conduire, grâce aux sionistes européens, non seulement à celui des musulmans de Palestine, mais aussi à celui des juifs du reste du Moyen-Orient, près d'un million d'entre eux ayant fui à la suite de la guerre israélo-arabe de 1948, dont un grand nombre en Israël.

Dans un entretien avec Jacobin, Azoulay replace le génocide israélien à Gaza dans le contexte de la longue histoire de l'impérialisme européen et américain. Azoulay est professeur de littérature comparée à Brown et auteur de Potential History : Unlearning Imperialism (Verso, 2019).

Vous vous identifiez comme une juive palestinienne. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ? Pour beaucoup de gens, ces mots s'opposent.

Que ces termes soient considérés comme s'excluant mutuellement ou en opposition, comme vous le suggérez, est le symptôme de deux siècles de violence. En l'espace de quelques générations, des juifs très différents, qui vivaient partout dans le monde, ont été privés de leurs divers attachements à la terre, aux langues, aux communautés, aux métiers et aux formes de partage du monde.

La question qui devrait nous préoccuper n'est pas de savoir comment donner un sens à l'impossibilité supposée de l'identité judéo-palestinienne, mais plutôt l'inverse : Comment se fait-il que l'identité fabriquée, connue sous le nom d'israélienne, ait été reconnue largement comme ordinaire à travers le monde après la création de l'État en 1948 ? Non seulement cette identité occulte l'histoire et la mémoire des diverses communautés et formes de vie juives, mais elle occulte également l'histoire et la mémoire de ce que l'Europe a fait aux juifs en Europe, en Afrique et en Asie dans le cadre de ses projets coloniaux.

Israël a un intérêt commun avec ces puissances impériales à occulter le fait que « l'État d'Israël n'a pas été créé pour le salut des Juifs ; il a été créé pour le salut des intérêts occidentaux », comme l'a écrit James Baldwin en 1979 dans sa « Lettre ouverte à ceux qui sont nés de nouveau ». Dans sa lettre, Baldwin compare lucidement le projet colonial euro-américain pour les juifs avec le projet américain pour les Noirs au Liberia : « Les Américains blancs responsables de l'envoi d'esclaves noirs au Liberia (où ils travaillent toujours pour la Firestone Rubber Plantation) ne l'ont pas fait pour les libérer. Ils les méprisaient et voulaient s'en débarrasser ».

Avant la proclamation de l'État d'Israël et sa reconnaissance immédiate par les puissances impériales, l'identité juive palestinienne était l'une des nombreuses identités existant en Palestine. Le terme « palestinien » n'était pas encore connoté par une signification raciale.

Mes ancêtres maternels, expulsés d'Espagne à la fin du 15e siècle, se sont retrouvés en Palestine avant que le mouvement euro-sioniste n'y commence ses actions et avant que le mouvement ne commence progressivement à faire l'amalgame entre l'assistance aux juifs en réponse aux attaques antisémites en Europe et l'imposition d'un projet de colonisation de modèle européen auquel les juifs devaient participer – un projet non seulement interprété comme un projet de libération juive, mais aussi comme une croisade européenne contre les Arabes.

La décolonisation passe par la récupération des identités plurielles qui existaient autrefois en Palestine et dans d'autres lieux de l'Empire ottoman, notamment ceux où les juifs et les musulmans coexistaient.

Dans votre dernier film, The World Like a Jewel in the Hand (Le monde comme un joyau dans la main), vous évoquez la destruction d'un monde commun aux musulmans et aux juifs. Vous mettez en avant l'appel de juifs qui, à la fin des années 1940, ont rejeté la campagne sioniste européenne et ont exhorté leurs concitoyens juifs à résister à la destruction de la Palestine. Compte tenu de la destruction récente de vies, d'infrastructures et de monuments à Gaza, pensez-vous qu'il est encore possible pour les juifs et les musulmans de se réapproprier leur monde commun ?

Tout d'abord, sur la question historique : les sionistes ont cherché à effacer à jamais de nos mémoires cet appel des juifs antisionistes. Ces juifs anciens faisaient partie d'un monde judéo-musulman et ne voulaient pas s'en éloigner. Ils ont mis en garde contre le danger que représentait le sionisme pour les juifs comme eux à travers ce monde qui existait entre l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient, y compris en Palestine.

Il faut rappeler que jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le sionisme était un mouvement marginal et sans importance parmi les populations juives du monde entier. Ainsi, jusqu'à cette époque, nos aînés n'avaient même pas à s'opposer au sionisme ; ils pouvaient simplement l'ignorer.

Ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les juifs survivants d'Europe – qui, pour la plupart, n'étaient pas sionistes avant la guerre – n'avaient pratiquement nulle part où aller, que les puissances impériales euro-américaines ont saisi l'occasion de soutenir le projet sioniste. Pour elles, il s'agissait d'une alternative viable au maintien des juifs en Europe ou à leur migration vers les États-Unis, et elles ont utilisé les organismes internationaux qu'elles ont créés pour accélérer sa réalisation.

Ce faisant, ils ont propagé le mensonge selon lequel leurs actions constituaient un projet de libération juive, alors qu'en réalité, ce projet perpétuait l'éradication de diverses communautés juives bien au-delà de l'Europe. Pire encore, la libération juive a été utilisée comme une autorisation et une raison de détruire la Palestine.

Ce projet n'aurait pas pu exister sans qu'un nombre croissant de juifs ne deviennent les mercenaires de l'Europe – les juifs qui avaient émigré en Palestine alors qu'ils fuyaient ou survivaient à un génocide en Europe, les juifs palestiniens qui vivaient là avant l'arrivée des sionistes et les juifs qui ont été incité·es à venir en Palestine ou qui n'ont eu d'autre choix que de quitter le monde judéo-musulman depuis qu'Israël avait été créé – avec un projet clair, celui d'un État antimusulman et anti-arabe – tous ont été encouragés par l'Europe et les sionistes européens à considérer les Arabes et les musulmans comme leurs ennemis.

Nous ne devons pas oublier que les musulmans et les Arabes n'ont jamais été les ennemis des juifs et que, de plus, nombre de ces juifs vivant dans le monde majoritairement musulman étaient eux-mêmes des Arabes. Ce n'est qu'avec la création de l'État d'Israël que ces deux catégories – juifs et Arabes – se sont mutuellement exclues.

La destruction de ce monde judéo-musulman après la Seconde Guerre mondiale a permis l'invention d'une tradition judéo-chrétienne qui allait devenir, dès lors, une réalité, puisque les juifs ne vivaient plus en dehors du monde occidental chrétien. La survie d'un régime juif en Israël exigeant davantage de colons, les juifs du monde judéo-musulman ont été contraints de le quitter pour faire partie de cet ethno-état. Détachés et privés de leurs histoires riches et diverses, ils ont pu être socialisés dans ce rôle qui leur a été assigné par l'Europe – celui de mercenaires de ce régime colonial visant à restaurer le pouvoir occidental au Moyen-Orient.

La compréhension de ce contexte historique n'atténue pas la responsabilité des sionistes pour les crimes qu'ils ont commis contre les Palestinien·nes au fil des décennies ; elle rappelle plutôt le rôle de l'Europe dans la destruction et l'extermination des communautés juives, principalement, mais pas seulement, en Europe, et son rôle dans la cession de la Palestine aux sionistes, les prétendus représentants des survivants de ce génocide qui ont formé une base occidentale pour ces mêmes acteurs européens au Proche-Orient.

Paradoxalement, le seul endroit au monde où juifs et Arabes – majoritairement musulman·es – partagent aujourd'hui la même terre est situé entre le fleuve et la mer. Mais depuis 1948, cet endroit est défini par une violence génocidaire. Les questions urgentes qui se posent aujourd'hui sont de savoir comment arrêter le génocide et comment empêcher l'introduction de nouvelles armes dans cette région.

Dans Eichmann à Jérusalem, Hannah Arendt décrit les sentiments contradictoires éprouvés par les survivant·es juifs de l'Holocauste pendant les années qu'ils et elles ont passées dans les camps de personnes déplacées en Europe.

D'une part, dit-elle, la dernière chose qu'ils pouvaient imaginer était de vivre à nouveau avec les bourreaux ; d'autre part, dit-elle, la chose qu'ils désiraient le plus était de retourner dans leur lieu d'origine. Il ne faut pas s'étonner qu'après ce génocide à Gaza, les Palestinien·nes ne puissent pas imaginer partager un monde avec leurs bourreaux, les Israélien·nes.

Mais est-ce une preuve que ce monde, où Arabes et juifs sionistes se sont retrouvé·es ensemble, doit aussi être détruit pour reconstruire la Palestine sur ses cendres ? Ce n'est que dans le cadre de l'imaginaire politique impérial euro-américain qu'une tragédie de l'ampleur de la Seconde Guerre mondiale et de l'Holocauste a pu se terminer par des solutions aussi brutales que les partitions, les transferts de populations, l'ethno-indépendance et la destruction des mondes.

Globalement, nous avons l'obligation de revendiquer ce que j'ai appelé le droit de ne pas être complice et de l'exercer de toutes les manières possibles. Les dockers qui refusent d'expédier des armes à Israël, les étudiants qui s'engagent dans des grèves de la faimpour faire pression sur leurs universités afin qu'elle rompent avec Israël, les juifs qui perturbent leurs communautés et leurs familles et revendiquent leurs droits ancestraux d'être et de s'exprimer en tant qu'antisionistes, les manifestant·es qui occupent des bâtiments publics et des gares au risque d'être arrêtés – tou·tes sont motivé·es par ce droit, même s'ils ne l'expriment pas en ces termes.

Ils comprennent le rôle que leurs gouvernements, et plus largement les régimes sous lesquels ils sont gouvernés en tant que citoyen·nes, jouent dans la perpétuation de ce génocide, et ils comprennent, comme le dit le slogan, que ce génocide est perpétré en leur nom.

Il y a des juifs parmi celles et ceux qui appellent à un cessez-le-feu. Mais même les voix juives sont réduites au silence. En Allemagne, par exemple, le travail d'artistes juifs bien établis a été annulé. Pensez-vous qu'il y ait un intérêt à renforcer un récit dominant mis en place depuis 1948 par l'Occident et l'État d'Israël, tout en supprimant les voix juives qui s'opposent à la violence perpétrée en leur nom ?

C'est vrai que les voix juives sont réduites au silence, mais ce n'est pas nouveau. Les voix juives ont été réduites au silence immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les survivant·es n'ont eu d'autre choix que de rester pendant des années dans des camps déracinés.

Pendant cette période, les biens pillés à leurs communautés, au lieu d'être restitués aux endroits d'Europe où ils avaient été spoliés, ont été partagés entre la Bibliothèque nationale de Jérusalem et la Bibliothèque du Congrès à Washington, comme des trophées. Et non seulement le traumatisme collectif des survivants – et de nous, leurs descendants – n'a pas été pris en compte, mais nous avons été réduits au silence par ce mensonge d'un projet de libération fondé sur un récit sioniste de libération par la colonisation de la Palestine, qui fournirait à son tour aux puissances euro-américaines une autre colonie au service de leurs intérêts impériaux.

Caractériser la souffrance des juifs comme exceptionnelle n'était pas un discours juif, mais occidental, dans le cadre de la conception de la violence génocidaire des nazis comme quelque chose d'exceptionnel. Dans le grand récit du triomphe occidental sur cette force ultime du mal, l'État d'Israël est devenu l'emblème de la force morale occidentale et a marqué la persévérance du projet impérial euro-américain. Dans le cadre de ce grand récit, les juifs ont été contraints de passer du statut de survivant·es traumatisé·es à celui de bourreaux. Des juifs du monde entier ont été envoyés pour gagner une bataille démographique, sans laquelle le régime israélien ne pourrait pas durer.

Les deuxième et troisième générations issues de ce projet sont nées sans histoire ni souvenirs de leurs ancêtres antisionistes ou non sionistes, et encore moins de souvenirs des autres mondes dont leurs ancêtres faisaient partie. De plus, ils étaient totalement dissociés de l'histoire de ce qu'était la Palestine et de sa destruction. Ils étaient donc une proie facile pour un État-nation présenté par les sionistes et les puissances euro-américaines comme l'aboutissement de la libération juive.

En ce sens, la Nakba n'était pas seulement une campagne génocidaire contre les Palestinien·nes, mais aussi, en même temps, une campagne contre les juifs, à qui l'Europe a imposé une autre « solution » après la « solution finale ». Sans le financement et l'armement massifs des puissances impériales, les massacres à Gaza auraient cessé après un court laps de temps, et les Israélien·nes auraient dû se demander ce qu'ils faisaient, comment ils en étaient arrivés là, et auraient été forcés de penser au 7 octobre en se demandant pourquoi cela s'est produit et comment parvenir à une vie supportable pour tous ceux qui vivent entre le fleuve et la mer.

Les voix juives dans des pays comme l'Allemagne ou la France continuent d'être les premières à être réduites au silence afin de maintenir à la fois la colonie sioniste et la cohésion artificielle d'un peuple juif unique, qui pourrait être représenté par des forces qui soutiennent le projet euro-américain de suprématie blanche. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. La nature génocidaire du régime israélien est exposée au grand jour et ne peut plus être cachée.

Pensez-vous qu'il existe encore une possibilité d'espoir pour les Palestiniens et pour nous toutes et tous qui voulons un monde à partager avec les autres ?

S'il n'y a pas d'espoir pour les Palestiniens, il n'y a d'espoir pour personne. La bataille de la Palestine dépasse la Palestine, et les nombreux manifestant·es du monde entier le savent.

Propos recueillis par Linda Xheza

Publié par Jacobin le 11 avril 2024.

Linda Xheza écrit sur la photographie et l'immigration à l'Amsterdam School for Cultural Analysis de l'université d'Amsterdam.

https://inprecor.fr

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Nord de Gaza. L’extermination méthodique des habitants de Jabaliya

Une tragédie humaine est en cours dans le camp de Jabaliya, déclaré zone militaire et complètement assiégé depuis le 12 octobre. Un journaliste, parmi les rares journalistes (…)

Une tragédie humaine est en cours dans le camp de Jabaliya, déclaré zone militaire et complètement assiégé depuis le 12 octobre. Un journaliste, parmi les rares journalistes encore présents sur place, a été tué par l'armée israélienne. Orient XXI a recueilli des témoignages d'habitants vivant au milieu de ce cimetière à ciel ouvert.

Tiré d'Orient XXI.

Des habitants affamés, épuisés et contraints de se déplacer sous les balles : telles sont les conditions infernales décrites par les habitants de la partie nord de la bande de Gaza, joints par la rédaction d'Orient XXI au cours des dernières quarante-huit heures. Plus d'un an après le début de la guerre contre Gaza, le pire des scénarios semble se profiler dans ce territoire isolé, désormais coupé du reste du monde et privé de toute aide humanitaire. Sa population tente de survivre malgré le siège total imposé par l'armée israélienne depuis le 12 octobre 2024. Selon Giora Eiland, général de division à la retraite, ancien stratège de l'armée israélienne, et ancien chef du Conseil national de sécurité d'Israël, l'armée israélienne annonce vouloir affamer à mort « les quelque 5 000 membres du Hamas » présents dans la région.

Les quelques 100 000 habitants de Jabaliya ont déjà été particulièrement éprouvés : un carrefour très fréquenté au cœur du camp a été le théâtre de la première frappe israélienne au lendemain de l'attaque du 7 octobre 2023, faisant 50 morts et plusieurs blessés. Une dizaine d'autres massacres comme celui-ci suivront. Ces massacres à répétition, bien que de plus en plus meurtriers, ne sont pas parvenus à chasser l'ensemble des habitants de ce camp, eux-mêmes descendants de réfugiés de la Nakba et conscients des ambitions expansionnistes d'Israël. L'opération actuelle arrive alors que l'armée israélienne avait déjà annoncé, à deux reprises, en mai puis en juillet 2024, la fin de ses opérations militaires dans le nord de Gaza.

Le 7 octobre 2024, un quartier résidentiel du nord de l'enclave a été anéanti, tandis que des soldats israéliens se félicitaient de leurs actions.

Au rond-point Abou Charar, au cœur du camp, les scènes sont apocalyptiques : routes défigurées et immeubles éventrés, rendant méconnaissable l'ancien paysage urbain. Les habitants attribuent cette destruction à l'utilisation par l'armée israélienne de robots chargés d'explosifs, déployés sans discernement. Une vidéo, diffusée par Al-Jazira en mai 2024, avait confirmé le déploiement à Jabaliya de telles armes contrôlées à distance par les forces israéliennes.

« Meurs de faim ou rends-toi »

Le 6 octobre 2024, Avichay Adraee, porte-parole de l'armée israélienne en langue arabe, déclare la partie nord de l'enclave zone militaire et ordonne l'évacuation de ses habitants. Or, comme au début de la guerre il y a un an, des habitants qui tentent d'évacuer la zone, en passant pourtant par les routes indiquées, sont également ciblés par l'armée israélienne.

Contacté par Orient XXI, Issa Saadallah, un habitant piégé dans le camp de Jabaliya avec les membres de sa famille, explique n'avoir pas pu quitter la zone en l'absence de voies sûres. « Nous ne pouvons pas bouger en raison de la présence de tireurs d'élite et du survol intensif de quadricoptères israéliens », a-t-il déclaré. Son témoignage est corroboré par une vidéo vérifiée, partagée sur FaceBook le 9 octobre 2024. On y voit le ciblage délibéré des personnes déplacées tentant de fuir le nord de l'enclave, à pied, en empruntant l'une des deux artères désignées par l'armée.

Les otages israéliens ne figurant pas en tête des priorités de l'agenda militaire de Tel-Aviv, chaque endroit est une cible légitime pour les avions de chasse israéliens, toujours abondamment ravitaillés par les États-Unis. Dans leur ligne de mire se trouve aussi la dernière boulangerie du nord de l'enclave. Elle a été réduite en cendres lors d'une frappe israélienne le 8 octobre 2024. En mai 2024, plusieurs agences des Nations unies, dont le Programme alimentaire mondial (PAM), déclaraient déjà une « famine généralisée » dans le nord de Gaza. Aujourd'hui, les habitants ne reçoivent ni eau ni nourriture « depuis au moins vingt jours », témoigne un résident de Jabaliya.

Depuis leur encerclement par l'armée israélienne, les habitants se retrouvent confrontés à un dilemme : se rendre ou mourir de faim. Cette opération semble s'inspirer du plan de Giora Eiland proposé dès le 4 septembre 2024. Dans une vidéo publiée sur YouTube qui explique, cartes à l'appui, la stratégie militaire à appliquer pour reconquérir le nord de la bande de Gaza, Eiland détaille : « Non pas que nous vous suggérons de quitter le nord de la bande, mais nous vous ordonnons de quitter la zone… Aucun ravitaillement n'entrera dans cette partie du territoire. » Affamer la population après l'avoir chassée de cette zone s'inscrit dans un plan plus large qui vise à annexer le nord de Gaza, après l'avoir vidé de sa population (1).

Tuer les derniers témoins

Pour mener à bien son entreprise, le gouvernement de Benyamin Nétanyahou cherche encore une fois à éloigner les témoins, notamment les journalistes, toujours interdits d'accès dans l'enclave palestinienne. En outre, avec la guerre que mène également Israël au Liban, les derniers événements à Gaza tout comme les incursions répétées de l'armée israélienne sur le territoire syrien sont d'ores et déjà moins couverts — voire invisibles — médiatiquement.

Un des derniers journalistes présents à Jabaliya, Hassan Hamad, 19 ans, a été tué le 6 octobre, ciblé chez lui par un tir de sniper. Selon la chaîne Al-Jazira, il aurait reçu des menaces de l'armée israélienne lui ordonnant de cesser de filmer. Fadi Al-Whidi, caméraman pour la chaîne panarabe, filmait lui aussi les bombardements et les opérations militaires au cœur de Jabaliya le 9 octobre, lorsqu'il a été blessé par balle, ainsi que son collègue Tamer Lobod. Le corps de Fadi Al-Whidi est resté plusieurs heures au bord de la route avant qu'on puisse le transporter à l'hôpital. Les deux journalistes se trouvent encore dans un état critique.

Aujourd'hui, Anas Al-Sharif, correspondant de la chaîne qatarie, est le seul journaliste professionnel à continuer de diffuser des images depuis cette zone. Il est également menacé par l'armée israélienne via WhatsApp. Envisageant le pire, comme la plupart des habitants, il a partagé un poignant message d'adieu sur son compte X.

Les cadavres jonchent les rues

Devant ce calvaire, les habitants sont démunis. « La terreur domine nos esprits. Les bombardements aériens et tirs d'artillerie sont continus et accompagnés d'avancées terrestres sur l'ensemble du camp. Les équipes médicales sont empêchées d'intervenir pour sauver les blessés et évacuer les victimes », nous confie Issa Saadallah.

Déjà entravées dans leur travail, les équipes médicales sont également ciblées par les frappes israéliennes. Une vidéo vérifiée par Orient XXI en date du 14 octobre 2024 montre deux ambulanciers évacuant des blessés près de l'hôpital Al-Yaman Al-Saeed. Ils échappent de justesse à une frappe aérienne à quelques mètres d'eux. Quelques jours plus tard, les personnes déplacées cherchant refuge dans ce même hôpital sont également prises pour cibles. Une photo de la cour de l'établissement témoigne d'une scène de désolation.

À l'instar des hôpitaux, les écoles qui servent de refuges aux déplacés et sans-abri sont visées. Le 9 octobre 2024, l'école Al-Rafai, où s'étaient réfugiés des dizaines d'habitants, est frappée par une attaque aérienne, entraînant trois morts et 25 blessés. Dans ce contexte tragique, honorer les morts en les enterrant demeure une mission particulièrement difficile. « Les chiens et les chats mangent les cadavres éparpillés sur les routes », a déploré Issa. Le crime de Créon (2) semble, lui aussi, faire partie de la stratégie israélienne.

Notes

1- Voir Yaniv Kubovich, « Israeli Defense Officials : Gov't Pushing Aside Hostage Deal, Eyeing Gaza Annexation », Haaretz, 13 octobre 2024.

2- Référence à la tragédie grecque Antigone de Sophocle. Après le suicide de Jocaste, femme d'Œdipe, et l'exil de ce dernier, les deux frères d'Antigone, Étéocle et Polynice s'entre-tuent pour le trône de Thèbes. Créon, frère de Jocaste et — à ce titre — nouveau roi, décide de n'offrir de sépulture qu'à Étéocle et non à Polynice, qualifié de traître. Il ordonne que le cadavre de Polynice soit laissé en pâture aux chiens afin que chacun sache bien ce qu'il en coûte à ceux qui veulent prendre la ville.

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Le déplacement forcé des Palestiniens est un « crime de guerre »

Le haut commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Volker Türk, a estimé jeudi que les déplacements forcés effectués par l'armée d'occupation sioniste contre une (…)

Le haut commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Volker Türk, a estimé jeudi que les déplacements forcés effectués par l'armée d'occupation sioniste contre une grande partie des Palestiniens dans le nord de la bande de Ghaza constituent un « crime de guerre ».

Tiré d'Algeria-Watch.

Dans une déclaration aux journalistes de New York, M. Türk a souligné que les droits de l'homme doivent être au cœur de toutes les consultations aux Nations unies, affirmant l'importance de cela, en particulier à la lumière des développements au Moyen-Orient. Les conclusions du dernier rapport de l'IPC de l'ONU sont « plus qu'horribles » et que le risque de famine demeure dans toute la bande de Ghaza, a-t-il ajouté en affirmant que « le monde ne peut pas permettre que cela se produise ».

« L'entité sioniste est tenue de faciliter le flux de nourriture, de fournitures médicales et d'aide humanitaire vers Ghaza conformément au droit humanitaire international, malheureusement, la réalité sur le terrain montre que l'aide à Ghaza n'arrive pas », a-t-il déploré. Le responsable onusien a estimé que « le déplacement forcé d'une grande partie de la population du nord de Ghaza constitue un crime de guerre ».

Depuis le 6 octobre, l'armée d'occupation sioniste a poursuivi son invasion terrestre dans le nord de la bande de Ghaza, coïncidant avec ses frappes aériennes et ses bombardements d'artillerie contre les maisons des citoyens et les écoles abritant des personnes déplacées.

Concernant l'agression sioniste au Liban, M. Türk a mis en garde que les attaques sionistes contre la force de maintien de la paix des Nations unies (Finul) pourraient également constituer un crime de guerre. « Ces tensions déraisonnables doivent cesser. Un cessez-le-feu est indispensable », a-t-il insisté.

Ciblage des journalistes
Le 10 octobre, la Finul a annoncé que deux soldats de la Force de maintien de la paix au Liban avaient été blessés lorsque l'armée d'occupation sioniste a pris pour cible une tour de guet de cette force au Liban. Le lendemain, l'armée d'occupation a visé l'entrée principale du centre de commandement de la Finul dans la ville de Naqoura, au sud du Liban, avec des obus d'artillerie.

Une tour d'observation de la Finul a été touchée par un obus tiré par un char sioniste, blessant deux autres soldats de l'ONU. Concernant le ciblage des journalistes par l'agresseur sioniste, M. Türk a indiqué que « les journalistes, en particulier ceux qui travaillent dans les zones de guerre, sont des défenseurs des droits de l'homme », précisant que « leur protection était extrêmement importante ».

La guerre génocidaire sioniste en cours dans la bande de Ghaza depuis le 7 octobre 2023 a fait 42 438 martyrs et 99 246 blessés, en majorité des femmes et des enfants. L'entité sioniste, puissance occupante, continue ses massacres, ignorant la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU visant à y mettre fin immédiatement, ainsi que les ordres de la Cour internationale de justice de prendre des mesures pour prévenir les actes de génocide et améliorer la situation humanitaire catastrophique à Ghaza.

Depuis le 23 septembre dernier, l'occupant sioniste a étendu la portée du génocide à la plupart des régions du Liban, y compris la capitale Beyrouth, par des raids aériens d'une violence et d'une intensité sans précédent. Il a également lancé une invasion terrestre dans le Sud, ignorant les avertissements et résolutions de l'ONU.

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Israël déploie-t-il une stratégie « se rendre ou mourir de faim » à Gaza ?

Une nouvelle phase de la guerre est peut-être en cours, alors que les espoirs d'un cessez-le-feu et d'un accord pour libérer les derniers otages du Hamas s'amenuisent. Tiré (…)

Une nouvelle phase de la guerre est peut-être en cours, alors que les espoirs d'un cessez-le-feu et d'un accord pour libérer les derniers otages du Hamas s'amenuisent.

Tiré d'Europe solidaire sans frontière. Photo : Une femme tient un enfant dans ses bras dans la ville de Gaza samedi (Dawoud Abu Alkas/Reuters).

Pendant un bref instant, l'attention semblait s'être détournée de la dévastation à Gaza. Le conflit entre Israël et l'organisation militante libanaise Hezbollah a déclenché une escalade et une nouvelle campagne israélienne au nord de sa frontière – causant des centaines de victimes civiles libanaises en l'espace de quelques jours, des tirs, apparemment, sur des soldats de maintien de la paix de l'ONU par les forces israéliennes et des scènes de destruction semblables à celles que nous avons vues à Gaza dans les villes du sud du Liban. Parallèlement, un tir de barrage de missiles iraniens sur des cibles israéliennes a laissé entrevoir la possibilité d'une riposte israélienne sur les sites pétroliers, voire nucléaires, de l'Iran, ce qui pourrait provoquer des bouleversements plus importants au Moyen-Orient.

Mais les événements de ces derniers jours nous rappellent la calamité durable qui est le point névralgique de toute l'agitation dans la région. Le nord de Gaza, déjà éprouvé par une année de guerre ruineuse, est en proie à une nouvelle offensive israélienne punitive. Les forces israéliennes ont encerclé le camp de réfugiés de Jabalya dans le but de « démanteler systématiquement les infrastructures terroristes », selon un communiqué des forces armées israéliennes. Israël a donné des ordres d'évacuation à quelque 400 000 habitants du nord de la bande de Gaza, leur demandant de se rendre dans des zones situées plus au sud, qui regorgent déjà de personnes déplacées et qui sont toujours touchées par les bombardements israéliens. Les frappes aériennes ont fait des dizaines de morts.

Les travailleurs humanitaires ont décrit une situation catastrophique. « Pour être honnête, c'est l'enfer », a déclaré Fares Afana, responsable des services ambulanciers dans le nord de la bande de Gaza, dans un message vocal au Washington Post dimanche. Les forces israéliennes attaquaient le camp de réfugiés de Jabalya « pour la troisième fois ainsi que ses environs à Beit Lahya et Beit Hanoun », a déclaré Afana, et le camp était encerclé « de tous les côtés ».

L'organisation humanitaire Médecins sans frontières a déclaré vendredi que des milliers de personnes, dont cinq membres de son personnel, étaient piégées dans le camp de Jabalya. « Personne n'est autorisé à entrer ou à sortir – tous ceux qui essaient se font tirer dessus », a déclaré Sarah Vuylsteke, coordinatrice de projet pour l'organisation, dans un communiqué de presse.

L'intensification du siège « se poursuivra aussi longtemps que nécessaire pour atteindre ses objectifs », a déclaré l'armée israélienne dans un communiqué. Il s'accompagne apparemment d'un blocus. D'août à septembre, Israël a progressivement réduit l'aide parvenant au nord de la bande de Gaza. Aucun camion de nourriture n'est entré en octobre.

Une telle tactique pourrait alimenter les accusations selon lesquelles Israël affame délibérément les Palestiniens de Gaza. « Je ne comprends pas vraiment quel est l'objectif stratégique concernant le nord », a déclaré à mes collègues Michael Milshtein, un ancien responsable des services de renseignement israéliens, ajoutant que si les habitants du nord de la bande de Gaza choisissent de ne pas partir – et beaucoup risquent de ne pas le faire, étant donné la conviction largement répandue que nulle part dans la bande de Gaza n'est réellement sûr – « ils mourront de faim ».

Les Nations Unies ont prévenu, lors d'une réunion d'information vendredi, qu'Israël avait coupé des « lignes de vie essentielles » dans le nord de la bande de Gaza. Dans certains cas, des hôpitaux débordés ont reçu l'ordre d'évacuer des patients, y compris des bébés en soins néonatals. Un rapport des Nations Unies publié la semaine dernière a souligné une « politique concertée » d'Israël visant à « détruire le système de santé de Gaza » dans le cadre de sa guerre contre le Hamas, qui a perpétré l'attaque audacieuse du 7 octobre 2023 contre le sud d'Israël.

« Il est clair qu'il existe un nouveau plan visant à déplacer de force les habitants du nord de Gaza en évacuant l'ensemble du système de santé », a déclaré Hussam Abu Safiya, directeur de l'hôpital Kamal Adwan, à mes collègues.

Georgios Petropoulos, chef du bureau de Gaza de l'agence des Nations Unies pour les affaires humanitaires, a décrit à mes collègues les tentatives infructueuses, la semaine dernière, d'un convoi de l'ONU pour atteindre les hôpitaux du nord de la bande de Gaza et récupérer les patients qui s'y trouvaient. « Il faut que les militaires israéliens comprennent que, quelle que soit leur action à long terme, les travailleurs humanitaires doivent se rendre sur place et faire leur travail en parallèle », a déclaré M. Petropoulos.

Dans les médias israéliens, les rapports du week-end ont suggéré qu'une nouvelle phase de la guerre pourrait être en cours, alors que les espoirs d'un cessez-le-feu et d'un accord pour libérer les derniers otages du Hamas s'amenuisent. Cette évolution s'accompagne de frustrations internes chez certaines personnalités de l'establishment militaire, qui souhaitaient que le gouvernement du Premier ministre Benjamin Netanyahu présente plus clairement un plan stratégique pour la résolution du conflit, qui aurait permis d'intensifier la pression sur le Hamas et de gagner la bienveillance des voisins d'Israël.

En son absence, et compte tenu de la capacité du Hamas à perdurer parmi les ruines de Gaza, certaines voix éminentes ont appelé à des mesures extrêmes. En fait, certains éléments d'une stratégie envisagée – surnommée le « plan des généraux » dans les médias israéliens après qu'un groupe d'officiers à la retraite a lancé cette proposition – pourraient être en jeu dès à présent, à en juger par les préoccupations exprimées par les groupes humanitaires dans le nord de la bande de Gaza.

Il est possible que l'opération prépare le terrain pour une décision du gouvernement de mettre en œuvre le plan « se rendre ou mourir de faim » du général de division (à la retraite) Giora Eiland, notait dimanche le journal israélien Haaretz. « Ce plan prévoit l'évacuation de tous les habitants du nord de la bande de Gaza vers les zones humanitaires du sud, ceux qui choisissent de rester étant considérés comme des agents du Hamas et des cibles militaires légitimes. Alors que les Gazaouis du sud reçoivent une aide humanitaire, ceux qui restent dans le nord seront confrontés à la faim. »

Comme l'a ajouté Haaretz, il s'agit là d'un crime de guerre évident et aucune déclaration officielle d'Israël n'approuve de telles politiques. « Un fonctionnaire au fait de la question a déclaré que certaines parties du plan étaient déjà mises en œuvre, sans préciser lesquelles », a rapporté l'Associated Press. Un second responsable, qui est israélien, a déclaré que Netanyahou « avait lu et étudié » le plan, « comme de nombreux plans qui lui sont parvenus tout au long de la guerre », mais il n'a pas précisé si une partie de ce plan avait été adoptée.

M. Eiland, qui s'est fait entendre dans les médias israéliens et a critiqué l'approche initiale de la guerre par M. Netayahu, a ouvertement discuté de ce qu'il pensait devoir se passer ensuite. Dans une récente interview, il a déclaré que les 400 000 habitants du nord de la bande de Gaza devaient se voir accorder un délai pour quitter les lieux et qu'ensuite, « toute cette zone deviendrait … une zone militaire ». Les Palestiniens qui restent, a-t-il ajouté, « qu'il s'agisse de combattants ou de civils, auront le choix entre se rendre ou mourir de faim ».

Du point de vue d'Eiland, l'objectif devrait être de rendre la pression sur le Hamas insupportable, afin que son appareil militaire s'effondre et que les otages restants soient libérés. Mais pour les alliés d'extrême droite de Netanyahou, l'anéantissement des quartiers de Gaza et l'instauration d'un régime militaire indéfini pourraient être le prélude à de nouvelles vagues d'annexion. « Nos héroïques combattants et soldats détruisent le mal du Hamas et nous occuperons la bande de Gaza », a déclaré le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, au début de l'année. « Pour dire la vérité, là où il n'y a pas de colonie, il n'y a pas de sécurité. »

Smotrich aurait réitéré ces appels à l'annexion et à la colonisation lors d'une réunion au plus haut niveau la semaine dernière.

Les détracteurs d'Israël, de plus en plus nombreux en Occident, craignent que la vision de M. Smotrich, autrefois marginale, ne devienne réalité. « Une population entière est encerclée et forcée de partir, sans aucun endroit où aller », a déclaré dimanche le ministre irlandais des affaires étrangères, Micheál Martin, dans un communiqué. « Il s'agit de l'expulsion massive de personnes de leur patrie. »

Ishaan Tharoor

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L’armée israélienne s’acharne sur le Sud-Liban : Carnages à Nabatiyeh et Cana

22 octobre 2024, par Mustapha Benfodil — , , , ,
Le Premier ministre libanais, Najib Mikati, a fermement condamné le bombardement du bâtiment municipal de Nabatiyeh, hier, qui a coûté la vie à six personnes, dont le maire, (…)

Le Premier ministre libanais, Najib Mikati, a fermement condamné le bombardement du bâtiment municipal de Nabatiyeh, hier, qui a coûté la vie à six personnes, dont le maire, Ahmad Kahil. L'armée israélienne a « délibérément visé une réunion du conseil municipal à Nabatiyeh », dénonce-t-il. Les élus et autres responsables communaux fauchés par les frappes sionistes « étaient réunis pour discuter de la situation et des secours », a-t-il précisé. Et de déplorer l'immobilisme de la communauté internationale en s'interrogeant : « Qu'est-ce qui peut dissuader l'ennemi de ses crimes, lui qui est allé jusqu'à cibler des Casques bleus dans le Sud ? »

Tiré d'El Watan.

L'armée israélienne a intensifié hier ses frappes sur la banlieue sud de Beyrouth et sur les localités du Sud-Liban, en particulier la ville de Nabatiyeh, importante agglomération de 75 000 habitants. Une série de raids meurtriers se sont, en effet, abattus hier sur cette ville, ciblant le bâtiment municipal et d'autres infrastructures publiques.

Cette attaque a fait 6 morts, selon les autorités libanaises. « Le raid de l'ennemi israélien contre les bâtiments de la municipalité de Nabatiyeh et de son Union des municipalités a entraîné la mort de six personnes et en a blessé 43 autres », a annoncé le ministère libanais de la Santé dans un communiqué. Parmi les victimes figure le maire de Nabatiyeh, Ahmad Kahil, ainsi que d'autres élus. « L'aviation israélienne a mené une quinzaine de frappes sur Nabatiyeh, au Liban-Sud, et ses environs », rapportait hier L'Orient-Le Jour. « Ces frappes ont été menées avec des missiles de gros calibre », précise le journal libanais sur son site officiel.

« Des images obtenues par des personnes sur place montrent une dizaine de colonnes de fumée au-dessus de Nabatiyeh et derrière les collines environnantes. Ces bombardements ont notamment visé Zebdine, Nabatiyeh El Tahta, Nabatiyeh El Faouqa, Kfar Tebnit et Kfar Joz. Les détonations ont été entendues jusqu'à Saïda », détaille le même média.

Un autre massacre à Cana

La gouverneure de Nabatiyeh, Howaïda Al Turk, parle d'une « ceinture de feu » autour de cette ville, dont le marché principal avait été réduit en cendres samedi par l'aviation israélienne. Outre le siège de la mairie, un centre médical adjacent a été touché par les frappes d'hier. Selon l'ANI, une bibliothèque et un centre commercial ont également été visés. Deux médecins ont été tués dans cette attaque, selon un responsable des secours du Hezbollah, cité par l'AFP.

La Défense civile libanaise a déclaré elle aussi avoir perdu un de ses membres. Howaïda Al Turk qualifie l'opération de « massacre ». Le Premier ministre sortant, Najib Mikati, a fermement condamné cette tuerie dans un communiqué. L'armée israélienne a « délibérément visé une réunion du conseil municipal », dénonce-t-il. Les élus et autres responsables communaux fauchés par les bombardements sionistes « étaient réunis pour discuter de la situation et des secours », a-t-il précisé. Et de déplorer l'immobilisme de la communauté internationale en s'interrogeant : « Qu'est-ce qui peut dissuader l'ennemi de ses crimes, lui qui est allé jusqu'à cibler des Casques bleus dans le Sud ? »

La coordinatrice spéciale de l'ONU au Liban, Jeanine Hennis-Plasschaert, a condamné elle aussi cette opération. « Cette attaque fait suite à d'autres événements durant lesquels des civils et des infrastructures civiles ont été visés à travers le Liban (...). Les violations du droit humanitaire international sont absolument inacceptables », a-t-elle déclaré dans un communiqué.

L'armée israélienne a mené des frappes contre d'autres localités au Sud-Liban hier. « Des frappes israéliennes ont ciblé Houla, une maison de Marwaniyé qui avait déjà été bombardée la veille, Toul, où la frappe a visé les abords de l'hôpital Ragheb Harb, Zefta, Mhaybib, Chéhabiyé, Mjadel, Mazraat Mechref, Tiri, Qlaylé, Maaroub. La ville de Bint Jbeil a, elle, été visée à dix reprises par l'aviation israélienne. Dans la Békaa, selon notre correspondante Sarah Abdallah, une frappe a visé Yammouné », détaille L'Orient-Le Jour. Outre les villes et les villages du Sud, Israël a de nouveau bombardé hier matin la banlieue sud de Beyrouth, notamment à Harat Hreik, fief du Hezbollah.

A retenir également cette attaque effroyable commise mardi dans le village-martyr de Cana. Dans la mémoire collective libanaise, Cana est le « symbole de raids meurtriers israéliens depuis trois décennies », note l'AFP. Selon les autorités sanitaires, cette frappe a fait 3 morts et 54 blessés. « Selon Mohammed Ibrahim, secouriste du mouvement Amal, allié du Hezbollah, 15 bâtiments ont été « entièrement détruits » dans le quartier où « les dégâts sont énormes » », rapporte l'AFP.

« L'aviation israélienne a visé « la place du village » et « les morts sont des déplacés » ayant trouvé refuge à Cana pour fuir les bombardements israéliens sur leur village du sud du Liban, frontalier d'Israël », ajoute ce secouriste. Selon Euronews, le bilan est beaucoup plus lourd. Il serait de 15 morts. « Au moins 15 personnes sont mortes dans la ville de Cana, dans le sud du Liban, dans une frappe israélienne. Les recherches se poursuivent. La ville a déjà connu par le passé un nombre élevé de victimes civiles à la suite d'attaques israéliennes », révèle Euronews.

La marine de guerre pilonne les côtes libanaises

Signalons aussi cette frappe sur la plaine de la Békaa, précisément à Yammouné, près de Baalbek, faisant deux morts et 15 blessés, selon la presse libanaise. Le ministère libanais de la Santé a fait état aussi d'un raid aérien qui a visé des positions sur l'autoroute reliant Riyak à Baalbeck. Cette attaque a fait deux morts et neuf blessés.

L'armée israélienne a par ailleurs mobilisé sa force navale pour pilonner les côtes libanaises. La marine de guerre sioniste a visé des « dizaines de cibles du Hezbollah au Liban-Sud, en coordination avec les troupes sur le terrain, une première depuis le lancement de l'opération baptisée « Flèches du Nord » le 23 septembre dernier », relève L'Orient-Le Jour. « Un avis d'évacuation des côtes et des eaux libanaises avait été publié il y a une semaine par l'armée israélienne, affirmant que toute présence humaine au sud du fleuve Awali, qui se jette au nord de la ville de Saïda, serait considérée comme « hostile » », ajoute le quotidien francophone.

De son côté, le Hezbollah a indiqué avoir lancé « un grand nombre de roquettes » sur Karmiel, à l'est de Acca, hier après-midi. « Quatre personnes, trois hommes et une femme d'environ 50 ans, ont été blessés par des tirs de roquettes sur Majd El Krum, localité du nord d'Israël, voisine de Karmiel, selon le Haaretz. Le Hezbollah avait annoncé avoir visé Karmiel à 14h15. L'explosion a également causé des dégâts matériels, touchant des commerces et des voitures », écrit L'Orient-Le Jour.

Le mouvement de résistance chiite a en outre ciblé « à l'aide d'un missile guidé, un char Merkava israélien dans la périphérie de Ramiyé », près de Bint Jbeil. L'équipage de ce char a été touché de plein fouet. Il y a eu des morts et des blessés parmi les soldats israéliens suite à cette opération, selon le « Hizb ».

Dans la nuit de mardi à hier, la formation libanaise a tiré plusieurs projectiles en direction de Safed, au nord d'Israël. Des missiles ont été tirés aussi sur Haïfa. Des salves de roquettes ont également visé des positions de l'artillerie israélienne à Dalton et Dishon (nord-est). D'après l'armée israélienne, le Hezbollah a tiré plus de 50 missiles sur le nord d'Israël depuis le Liban.

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La course à l’abîme d’Israël – Entrevue avec Mayla Baklache du Mouvement social libanais

22 octobre 2024, par Golias Hebdo, Mayla Bakhache — , , , ,
Nous publions une entrevue avec Mayla Bakhache, membre du comité de direction du Mouvement social libanais. Elle livre un témoignage de première ligne sur l'agression (…)

Nous publions une entrevue avec Mayla Bakhache, membre du comité de direction du Mouvement social libanais. Elle livre un témoignage de première ligne sur l'agression israélienne en cours au Liban. Elle aborde différents asects de la conjoncture libanaise dans ce contexte, dont le place du Hezbollah. Tout droit réservé. Nous remercions Golia Hebdo de nous permettre de partager l'entrevue avec notre lectorat.

Tiré d'Alter.québec.

Golias : Comment vivez-vous ces derniers jours l'enchaînement des évènements et cette nouvelle guerre israélo-libanaise qui commence ?

Mayla Bakhache : Nous vivons au jour le jour, heure après heure, cela donne du recul, de la détermination, du courage aussi, même si l'espoir semble aux oubliettes, mais comme le disait Mouloudji « Et bien qu'aveugles sur fond de nuit, entre les gouffres infinis, des milliards d'étoiles qui rient, faut vivre ». Il faut vivre, donc. Je crois d'ailleurs qu'on apprend à vivre seulement quand on se dégage de l'espoir illusoire.

Golias : Comment le MSL réagit-il face à l'afflux de ces personnes réfugiées fuyant les bombardements israéliens ?

Mayla Bakhache : Après le 7 octobre, il y en a eu près de 70 000 fuyant la frontière sud du Liban, au démarrage des bombardements la semaine dernière, ils étaient 300 000 et avec les tous derniers bombardements sur Beyrouth et le début de l'invasion terrestre, on estime le nombre de déplacés à un million un quart. Il faut les accueillir et leur apporter le soutien matériel, social et psychologique. Nous avons dû fermer nos centres au Sud Liban (excepté dans la ville de Saïda, épargnée jusqu'aujourd'hui), rapatrier et répartir nos personnels qui sont pour certains eux-mêmes réfugiés, nous nous coordonnons avec les autres associations et sous les auspices des instances publiques dans les lieux ouverts aux déplacés, les écoles principalement. Outre la réponse à l'urgence, notre ligne est de créer des passerelles entre les centres de déplacés et le milieu d'accueil pour dépasser les logiques communautaires qui sont toujours à l'œuvre dans notre pays clivé. Les déplacés appartiennent essentiellement à la communauté chiite, le risque étant que les communautés chrétiennes et sunnites estiment que c'est le parti armé chiite, le Hezbollah, qui les a entraînés dans cette nouvelle guerre avec Israël. Dans notre travail dans les centres, nous mettons en avant les valeurs d'accueil et de bienveillance pour désarmer l'hostilité que l'afflux des déplacés suscite. Pour l'instant les citoyennes et les citoyens libanais sont au rendez-vous. Si la guerre devait durer, de nouvelles tensions pourraient monter.

Golias : En France, on lit que l'État libanais n'existe plus. Qui alors gère la situation des déplacés et coordonne l'assistance ?

Mayla Bakhache : C'est une vision galvaudée de la réalité libanaise qui arrange les voix misérabilistes et assistancialistes. Certes les institutions sont bloquées, nous n'avons plus de présidence de la République depuis deux ans, la corruption règne à tous les étages de l'administration, mais il y a encore des services publics qui fonctionnent même a minima et l'administration a une expérience de ces périodes de guerre. Si on excepte la guerre israélo-palestinienne de 1947-1948, nous subissons notre quatrième invasion israélienne : l'opération Litani de 1978 avec l'occupation permanente de la bande frontalière, Paix en Galilée, en 1982, quand l'armée d'Invasion israélienne est arrivée à Beyrouth, en 2006 et aujourd'hui en 2024. Il y a plus d'un an le MSL a participé à la préparation d'un plan pour accueillir les déplacés en cas de guerre, coordonné par le gouvernement libanais. Même si l'ampleur et la répartition géographique des déplacés dépassent le plan, les services de l'État ont su réagir : ouverture des écoles publiques et des centres sociaux, évacuation organisée, coordination des acteurs associatifs. L'objectif est d'accueillir tout le monde, certains vont dans leurs familles ou chez des amis. Il n'y a presque pas de réquisition de logements vides pour éviter les phénomènes de « squatérisation » quand la situation redeviendra normale et les écoles confessionnelles, chrétiennes pour la plupart, n'ont pas encore été ouvertes pour les déplacés. Il n'y a pas beaucoup de moyens, mais la solidarité entre les habitants complète pour l'instant. Ce n'est pas le chaos dans le pays, mais la situation est dramatique pour un million de Libanais et Libanaises et leurs familles. On craint que la situation ne s'aggrave, par exemple la nuit dernière l'armée israélienne a bombardé un quartier chiite dans le centre de Beyrouth près du siège de la Croix rouge libanaise où s'étaient réfugiés les habitants de La Banlieue Sud faisant fuir des personnes déjà déplacées. Lors de l'attaque contre le Hezbollah à travers les bipeurs piégés qui ont gravement blessé des membres du parti, les hôpitaux ont été un moment débordés.

Golias : Le coup porté contre le Hezbollah par Israël aura-t-il des répercussions sur les blocages politiques au Liban ?

Mayla Bakhache : Pas sûr. La place du Hezbollah dans la société libanaise est ambivalente. La violence disproportionnée de la riposte israélienne sur Gaza nous traumatise. Toute la population libanaise se sent solidaire de celle de Gaza, mais que pouvons-nous faire sinon témoigner de notre effroi et de notre compassion ? Le Hezbollah qui a gagné la guerre en 2006 maintenait en nous cette illusion que nous étions capables de riposter (sous le nom de l'équilibre de la terreur), que nous ne nous laissions pas faire en tant que pays. Mais le Hezbollah s'est piégé lui-même. Il a surestimé ses capacités militaires après 2006 et les combats qu'il a menés en Syrie aux côtés du régime de Bachar al Assad ont eu des conséquences ambiguës pour lui. L'affaire des bipeurs et des talkies-walkies a affaibli la ligne de commandement, les deux têtes du Hezbollah ont été tuées, mais les milliers de combattants et de combattantes aguerris sont toujours là et le parti maintient sa domination sur la communauté chiite. En 1982 c'était l'OLP de Yasser Arafat qui tenait ce rôle de structure politique armée à côté de l'État libanais. Il a été remplacé par les Syrien.nes puis par le Hezbollah avec l'appui de l'Iran après une guerre civile qui a connu des massacres inter et intracommunautaires épouvantables. Qui prendra la place du Hezbollah s'il sort durablement diminué ? Nul ne le sait. Même avec ses alliés, le Hezbollah comme parti politique n'est pas majoritaire au Liban, les dernières élections législatives de mai 2022 l'ont montré. Il est probable qu'au sein même de la communauté chiite il ne le soit pas non plus, ses méthodes violentes étouffent les voix dissidentes. La communauté chiite au Liban est ancienne, elle a construit le pays comme les autres communautés, on compte en son sein des grands intellectuel.les, des marxistes, des libertaires même. On peut aussi se mettre à espérer que les leaders politiques feront collectivement face à cette nouvelle invasion. Un cessez-le-feu a déjà été demandé par le gouvernement pour le respect strict de la résolution 1701 de l'ONU de 2006 prévoyant le désarment des milices armées au sud de la rivière Litani. C'est peut-être le vieux leader de la communauté chiite Nabih Berri, 88 ans, président du parlement depuis plus de trente ans qui détient la clé d'une évolution politique du pays dans un sens moins mortifère. Son parti Amal s'était allié avec le Hezbollah, mais les derniers évènements lui donnent possiblement de nouvelles marges de manœuvre. Les pays arabes en bute avec l'implantation iranienne dans la région au moyen de ses groupes armés alliés, peuvent contribuer à cette inflexion politique. On ne sait pas, tout est possible, le pire comme le moins pire voire le mieux, mais là on rêve.

Golias : Que pensez-vous d'Israël. Jusqu'où ira-t-il ?

Mayla Bakhache : C'est l'ennemi du Liban parce que, depuis sa création, il n'a pas pu, ne sait pas et ne peut pas vivre en paix avec les pays voisins. Le problème fondamental d'Israël est la domination de l'idéologie sioniste sur la société et l'État, un composite détonant de nationalisme juif, et de colonialisme de peuplement et de remplacement. Le sionisme laïque au départ, demandait la création d'un foyer national pour les Juifs persécutés en Europe. Il est devenu un sionisme religieux qui fait de la Palestine une terre sacrée qui doit revenir dans sa totalité aux Juifs uniquement, faisant fi des millions de Palestiniens et de Palestiniennes qui y vivent. Le projet du gouvernement Netanyahou à Gaza est d'expulser les 2,5 millions h'habitants vers l'Égypte, il n'y arrive pas. En Cisjordanie c'est l'expulsion des trois millions d'habitants palestiniens qui y vivent, vers la Jordanie. L'existence d'Israël est maintenant un fait historique. Même l'OLP l'a reconnu dans sa Chartre en 1988 et Israël a établi ou est en passe d'établir des relations diplomatiques avec plusieurs pays arabes. La question est celle de la capacité de ce pays à reconnaître l'existence de Palestiniens et de Palestiniennes et à vivre en paix avec eux. On dit qu'Einstein qui n'était pas sioniste s'était vu proposer la présidence du nouvel État, il refusa parce qu'il craignait que les sionistes ne puissent jamais vivre en paix avec les pays voisins.

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Mayla Bakhache a été secrétaire générale du Mouvement social libanais (MSL) une des plus anciennes et importantes associations libanaises intervenant dans le domaine du développement social sur l'ensemble du pays. Elle est aujourd'hui au comité de direction chargée de renforcer la représentation, le rôle et le fonctionnement de l'assemblée générale de l'association pour en renouveler la dimension citoyenne active, affirmée à l'origine de sa fondation en 1961. Construit sur une base multiconfessionnelle dans ses instances, dans ses équipes salariées (187), ses bénévoles et ses bénéficiaires, le MSL s'est donné pour mission de faciliter l'accès des plus pauvres à l'autonomie et à la citoyenneté et d'impliquer les jeunes du Liban dans le développement et l'amélioration de leur société. L'association gère une quinzaine de centres de développement sur tout le territoire et dans la périphérie de Beyrouth en proposant des services concrets à plusieurs milliers de jeunes : école maternelle, soutien scolaire, centres de formation professionnelle, sensibilisation à la citoyenneté, ateliers de théâtre, espaces de débats et d'expression. Le MSL promeut un certain nombre de valeurs comme la laïcité, le non-confessionnalisme, le développement de tous et de chacun, le non caritatif, la citoyenneté ouverte et la non-violence comme forme de changement.

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