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Pourquoi l’aviation ?

La plateforme d'actions de désobéissance civile Code Rouge annonce une troisième action de masse, du 15 au 17 décembre. Cette fois, c'est le secteur de l'aviation qui est visé. Une industrie délétère pour le climat, la nature et la justice sociale mais qui bénéficie pourtant de millions de subventions et de cadeaux fiscaux. Code Rouge demande la fin des subventions au secteur, l'interdiction des jets privés et une diminution drastique du secteur de l'aviation.
!7 novembre 2023 | tiré du site de la Gauche anticapitaliste
CODE ROUGE VERSUS LE SECTEUR AÉRIEN : DON'T CRASH THE PLANET !
Cette fois, Code Rouge s'attaque à l'aviation ! Bien que ce ne soit de secret pour personne que l'aviation est un désastre pour le climat, impose des conditions de travail incertaines et exerce un impact calamiteux sur la nature, l'agriculture et la santé, cette industrie bénéficie toujours de nombreux avantages fiscaux et de subventions se comptant en millions d'euros, lui permettant de croître au-delà des limites planétaires, et ce au bénéfice des 1 %, responsables de plus de la moitié des émissions des vols de passagers. Pourtant, c'est la majorité globale des communautés marginalisées, précarisées et racisées qui en paie le prix. Il est grand temps de freiner l'industrie de l'aviation et de lui faire prendre un virage radical, en donnant la priorité aux personnes et à la planète.
L'INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE PERTURBE LE CLIMAT
L'aviation est l'un des modes de transport dont l'impact climatique est le plus important. Les avions émettent non seulement du CO2 – qui représente environ 2,5 % des émissions mondiales – mais aussi des oxydes d'azote (NOx), du carbone noir, de la suie et des traînées de condensation, qui contribuent deux fois plus au réchauffement climatique que les émissions de CO2. Au final, l'impact climatique d'un vol peut être jusqu'à 80 fois supérieur à celui d'un trajet en train pour le même itinéraire. Et cet impact climatique augmente d'année en année. Les émissions du secteur aérien augmentent plus rapidement que celles de n'importe quel autre mode de transport, et les prévisions indiquent que les émissions tripleront d'ici 2050 si aucune mesure n'est prise rapidement, ce qui équivaudrait à un quart du budget carbone mondial pour un scénario à 1,5° C. Alors que les données scientifiques indiquent clairement que la réduction des vols est la seule solution efficace à court terme, l'industrie continue de croître et de nous vendre leurs mensonges verts à base de carburants aéronautiques durables et d'avions électriques qui n'offrent aucune possible réduction des émissions à court terme.
EST INJUSTE ET LARGEMENT INUTILE
Le problème vient des jets privés, des vols de fret superflus et de la surabondance de vols touristiques. 80 % de la population mondiale n'a jamais pris l'avion, et 1% de la population mondiale est responsable de plus de la moitié des émissions des passagers aériens au niveau mondial. Cela comprend les vols d'agrément et les vols privés. En ce qui concerne les vols de fret, ils servent à acheminer ultra-rapidement des produits de qualité médiocre achetés sur internet, comme la « fast fashion » – une pratique polluante liée au capitalisme mondial qui encourage la surproduction et la surconsommation et a un impact climatique 100 fois plus important par tonne de marchandises transportées que le transport maritime.
Les vols commerciaux de passagers sont également en hausse, en partie du fait des compagnies aériennes à bas prix qui font main basse sur les avantages fiscaux et fragilisent les conditions de travail pour continuer à se développer, renforçant ce faisant les disparités de prix qui écrasent la concurrence des trains pour les trajets courts. Pendant ce temps, les jets privés sont plus nombreux que jamais, entraînant un doublement de leurs émissions entre 2021 et 2022. Alors qu'ils sont réservés aux super-riches, c'est à la majorité de la population mondiale d'en subir les conséquences, que ce soit en termes de conditions météorologiques extrêmes, de maladies liées aux émissions ou de pollution sonore, faisant de ces jets une atteinte scandaleuse au principe de justice climatique et sociale. Ainsi, si l'aviation présente certains avantages dans des secteurs spécifiques, et est indispensable pour permettre diasporas et aux personnes déplacées de rester en contact avec leurs communautés, la majorité des activités de cette industrie est inutile et intrinsèquement injuste.
ET CELA AVEC NOS SUBVENTIONS ET NOS ALLÈGEMENTS FISCAUX
Malgré son impact désastreux sur le climat, le secteur de l'aviation bénéficie d'un traitement préférentiel par rapport aux autres moyens de transport dans le monde. Les compagnies aériennes ne paient pas de taxes sur le kérosène ni de TVA sur les billets d'avion, contrairement à tous les autres moyens de transport, tels que les voitures et les trains. Ainsi, la Belgique perd 700 millions d'euros par an en contributions fiscales provenant du secteur de l'aviation. L'industrie aéronautique n'échappe pas seulement à la taxation : elle est aussi abondamment financée grâce à de l'argent public et donc, en fin de compte, par les citoyen.ne.s. Par exemple, les aéroports régionaux bénéficient de millions de subventions, ce qui permet aux compagnies aériennes low-cost d'engranger d'énormes bénéfices, sans parler des aides d'État reçues par ces mêmes compagnies pour les sauver de la faillite au moment de la pandémie. Enfin, les autorités investissent des millions dans les infrastructures autour des aéroports, de l'argent public qui pourrait être bien mieux employé pour financer des moyens de transport alternatifs (ex : le train), l'éducation, les soins de santé, le financement des pertes et dommages, les réparations ou la révolution énergétique, alors que tant de citoyen.ne.s peinent à se nourrir et se chauffer.
AU DÉTRIMENT DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET DE LA SANTÉ
L'aviation, ce n'est pas que les avions : cette industrie requiert des infrastructures envahissantes telles que les aéroports qui non seulement prennent beaucoup de place, mais nous ancrent aussi dans ce système de transport pour des décennies. Dans un petit pays comme la Belgique, il n'y a tout simplement pas de place – ni de besoin – pour six aéroports internationaux. Sur les 2500 hectares actuellement occupés par les différents aéroports, l'agriculture agro-écologique pourrait nourrir plus d'un millier de personnes chaque année ou absorber plus de 20 000 tonnes de CO2 par an. Au lieu de ça, les aéroports sont dotés d'extensions au détriment de terres agricoles, qui sont pourtant essentielles à notre souveraineté alimentaire. La bétonisation de nos espaces naturels et agraires nous rend d'autant plus vulnérables aux phénomènes météorologiques extrêmes, comme l'ont clairement montré les inondations de 2021.
Ce n'est pas tout : ces nombreux aéroports au milieu d'un pays densément peuplé sont aussi néfastes pour la santé publique. Il y a actuellement en Belgique plus d'un demi-million de personnes qui vivent autour des aéroports, et qui sont exposées à des concentrations accrues de particules fines et à une perturbation de leur sommeil (en raison des vols de nuit), ce qui a un impact considérable sur les systèmes respiratoire et cardiovasculaire, entraînant de l'asthme, des maladies cardiaques et de l'hypertension artérielle. Les femmes subissent particulièrement les effets néfastes de cette pollution de l'air. Les riverain.e.s des aéroports incluent des communautés précarisées, marginalisées et racisées qui n'ont souvent pas d'autre choix que d'y vivre en raison du coût élevé du logement ailleurs, et qui voient le nombre de vols et la pollution qui en découle augmenter d'année en année. De plus, il suffit d'un seul incident pour qu'une terrible catastrophe comme celle de Bijlmermeer (près d'Amsterdam) se produise.
ET DANS DES CONDITIONS DE TRAVAIL DIFFICILES
Le transport aérien est un important pourvoyeur d'emplois, mais beaucoup de ces emplois s'exercent dans des conditions de travail de plus en plus précaires et difficiles. Les bagagistes, les magasiniers et magasinières et le personnel de pistes doivent souvent effectuer des tâches dangereuses et éreintantes, aggravées par des pratiques douteuses de la part des employeurs, telles que les contrats à court terme et le travail en freelance, en sous-effectifs ou de nuit. Même des professions relativement valorisées comme le personnel de cabine ou les pilotes sont aujourd'hui soumises au dumping social, favorisé notamment par l'essor du low-cost.
Ces emplois sont également à l'origine de coûts importants pour la collectivité en termes de subventions, d'investissements et d'impact sur le climat et les nombreux emplois peu qualifiés sont très sensibles à l'externalisation et à l'automatisation. Dans un future proche, l'aviation devra décroître de façon radicale pour assurer un avenir vivable à la planète, et bon nombre de ces emplois disparaîtront également, ce qui les rend particulièrement précaires. À l'inverse, une relocalisation des chaînes de production associée à une réduction collective du temps de travail pourrait créer de nouvelles opportunités d'emploi à domicile dans de meilleures conditions de travail. Il est donc grand temps d'investir toutes ces ressources publiques dans le développement d'emplois de qualité, porteurs de sens et d'utilité sociale.
IL EST TEMPS D'AGIR
Alors que les scientifiques s'accordent à dire que l'aviation doit décroître à court terme pour assurer un avenir vivable à la Terre, cette industrie continue de croître, sans soucis des limites planétaires. Pendant ce temps, les nuisances et les problèmes de santé pour les résident.e.s locaux croissent également, et les populations du monde entier font face à des événements météorologiques extrêmes toujours plus dévastateurs. Cette situation affecte de manière disproportionnée les personnes qui contribuent le moins au problème, à savoir les communautés précarisées, marginalisées et racisées, ici en Belgique et dans le monde entier. Cette croissance est alimentée par la consommation de masse et de luxe, ainsi que par les nombreux allègements fiscaux et subventions dont le secteur continue de bénéficier, utilisant à mauvais escient les ressources publiques et l'espace dont nous avons désespérément besoin pour la révolution écologique et économique. C'est pourquoi Code Rouge demande : la fin immédiate des subventions à l'aviation, l'interdiction des jets privés et la décroissance radicale du secteur aérien.
Du 15 au 17 décembre, nous nous embarquons dans une action de masse pour la justice sociale et climatique, contre l'industrie aéronautique. Rejoignez-nous !
Texte initialement publié sur le site de Code Rouge.
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Bruxelles - Organisons la lutte pour produire moins et partager plus

La Gauche anticapitaliste participe à la marche climat de ce dimanche 3 décembre à Bruxelles. Voici le texte du tract que nous y distribuerons.
Tiré de Gauche anticapitaliste
3 décembre 2023
Par Gauche anticapitaliste
La COP28 a lieu à Dubaï alors que tous les signaux passent au rouge. Le soi-disant Green Deal européen est torpillé. Les émissions de CO2 continuent d'augmenter, les compagnies pétrolières et leurs gouvernements continuent à investir massivement dans les fossiles, alors qu'il faudrait les éliminer et quadrupler les investissements dans les renouvelables. Le système capitaliste conçu pour le profit et l'accumulation infinie met en danger l'humanité, avec en première ligne les classes populaires, les femmes, les peuples indigènes et la jeunesse. Nous sommes à +1,3° et les catastrophes s'accumulent. Nous devons tirer le frein d'urgence.
L'impasse libérale et la menace fasciste
Les partis de la Vivaldi nous disent qu'en votant pour eux et en soutenant les « bons » capitalistes, on va y arriver : « aux travailleur·euses de payer l'addition ». Leur politique c'est l'empoisonnement aux PFAS, les déchets nucléaires, les centrales à gaz, une SNCB en rade et l'explosion des inégalités. Ce sont des pyromanes. Face à cette politique antisociale et inefficace des libéraux « verts », l'extrême droite des Trump, Wilders, Meloni monte et s'organise pour nous mener vers le gouffre en attaquant les femmes, les LGBT et les migrant·e·s.
Les solutions existent
Elles passent par l'affrontement avec le capital et l'extrême-droite et un programme d'urgence écologique et sociale pour :
. Reprendre aux riches ce qu'ils ont volé : impôt drastique sur la fortune, suppression des consommations de luxe hyper polluantes ;
. Réduire le temps de travail, sans perte de salaire : produire moins, travailler moins, partager plus ;
. Une planification publique, démocratique de la fin des secteurs nuisibles : énergies fossiles, pub, plastiques, tout-à-la-voiture et à l'avion…
. Nationaliser les secteurs essentiels sous contrôle des travailleur·euses et usager·es : finance, énergie, transports, alimentation, rénovation, etc.
Construisons le front uni de lutte climatique et sociale
Les solutions partiront d'un mouvement social puissant : dans celui-ci, les travailleur·euses et les syndicalistes jouent un rôle-clé… À condition de rompre avec les illusions de la « croissance verte » et d'agir avec les activistes climatiques et la communauté scientifique, pour lutter en front uni pour un gouvernement éco-social de rupture ! Inspirons-nous des grèves des jeunes pour le climat en 2019 !
Les écosocialistes doivent s'organiser pour favoriser cette issue : rejoins la Gauche anticapitaliste pour y contribuer !
Photo : Le bloc de la Gauche anticapitaliste à la Marche pour le climat, octobre 2022 (Dominique Botte / Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)
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En Afrique du Sud, les tiraillements de la communauté juive

Depuis l'attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début du nettoyage ethnique mené par l'armée israélienne à Gaza, le débat autour du maintien des relations diplomatiques avec Israël déchire les juifs d'Afrique du Sud. Historiquement engagée contre l'apartheid mais aussi en partie sioniste, cette communauté est aujourd'hui plus divisée que jamais.
Tiré d'Afrique XXI.
C'est une crise identitaire larvée qui divise chaque jour un peu plus les juifs d'Afrique du Sud, une communauté en ébullition depuis le début de la guerre que livre Israël à Gaza après l'attaque du 7 octobre. Lundi 20 novembre 2023, alors que Pretoria appelait la Cour pénale internationale (CPI) à arrêter le Premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, l'État hébreu rappelait à Tel-Aviv son ambassadeur en poste en Afrique du Sud, Eli Belotserkovsky. Le lendemain, le Parlement sud-africain votait à une écrasante majorité en faveur de la fermeture de l'ambassade israélienne à Pretoria. Des positions dénoncées par la South African Zionist Federation (SAZF), la plus ancienne et importante organisation juive du pays. Mais cette réaction n'a pas plu à tout le monde : des juifs s'en sont publiquement désolidarisés et ont lancé un appel historique à cesser de les associer à la défense inconditionnelle d'Israël.
Si l'Afrique du Sud est en première ligne des pays qui critiquent les bombardements israéliens sur Gaza – et plus globalement la politique de l'État hébreu –, c'est parce que l'African National Congress (ANC), parti majoritaire au Parlement depuis 1994 et l'élection de Nelson Mandela, a toujours lié sa lutte contre l'apartheid à la cause palestinienne. Une analogie qui ne doit pas occulter le rôle majeur joué par des militants juifs au sein de l'ANC. Et ce jusque dans les rangs de sa branche militaire, Umkhonto we Sizwe (« le fer de lance de la nation », en zoulou), que dirigeait Joe Slovo, un descendant d'immigrés juifs lituaniens.
Arrêté en 1962, Slovo quitte alors l'Afrique du Sud et supervise les activités militaires de l'ANC pendant ses vingt-sept années d'exil. En 1985, il est le premier Blanc à faire partie de la direction nationale du parti, poste qu'il cumule avec celui de chef d'état-major d'Umkhonto we Sizwe, puis celui de secrétaire général du Parti communiste sud-africain. Selon Adam Mendelsohn, professeur à l'Université de Cape Town, spécialiste des minorités religieuses en Afrique du Sud et directeur du Kaplan Centre for Jewish Studies, « l'implication des juifs dans les mouvements anti-apartheid est en grande partie un héritage de la politique radicale que les juifs ont apportée avec eux d'Europe de l'Est ».
Les juifs contre l'apartheid
« Les juifs avaient l'esprit plus ouvert que le reste des Blancs sur les questions raciales et politiques, peut-être parce que, dans l'histoire, ils avaient eux-mêmes été victimes de préjugés », écrivait Nelson Mandela dans son autobiographie Le Long chemin vers la liberté (publiée en 1994 sous le titre : Long Walk to Freedom). Et pour cause, entre 1956 et 1961, ils représentent plus de la moitié des Blancs jugés au cours du « Procès de la trahison », une machination du Parti national pour démanteler l'Alliance du Congrès, une coalition politique anti-apartheid. En 1963, le fameux procès de Rivonia, à la suite duquel Nelson Mandela sera condamné et emprisonné, implique aussi une dizaine de membres d'Umkhonto we Sizwe. Parmi eux, deux juifs : Denis Goldberg, qui purgera une peine de vingt-deux ans de prison, et Lionel Bernstein, acquitté mais contraint à l'exil.

La lutte des juifs contre l'apartheid s'est menée au-delà des cadres de l'ANC, à l'image d'Helen Suzman, figure majeure de l'opposition progressiste de 1953 à 1989. Fille d'émigrés juifs lituaniens ayant fui l'antisémitisme, Suzman a combattu avec fermeté l'engrenage raciste des lois ségrégationnistes et est demeurée la seule députée d'opposition pendant treize ans au sein du Parlement sud-africain (de 1961 à 1974).
Dès 1948, l'engrenage législatif du régime d'apartheid (qualifié de « développement séparé ») est lancé par le Parti national. Les lois racistes et ségrégationnistes se succèdent : habitat séparé, classification raciale au profit de la suprématie blanche, interdiction des mariages mixtes, loi sur l'obligation pour les Noirs de détenir un « pass » afin de pouvoir se rendre dans certains quartiers blancs… L'apartheid s'incarne surtout dans la création des bantoustans, ces régions réservées aux populations noires loin des centres urbains, auxquelles sont aujourd'hui comparées les zones sous autorité palestinienne des territoires occupés de Cisjordanie. Entre 1960 et 1983, 3,5 millions de Noirs sont déplacés de force de leur domicile, situé dans des zones réservées aux Blancs, vers d'autres zones, principalement des bantoustans.
Durant cette période, c'est paradoxalement l'apartheid qui favorise l'ancrage du sionisme chez les juifs sud-africains. Cet engagement n'entre alors pas forcément en contradiction avec la lutte contre le régime raciste de Pretoria.
Un point d'encrage identitaire
Sous la chape de plomb de l'apartheid mais aussi en raison de l'antisémitisme historique des nationalistes afrikaners, l'unité communautaire des juifs en Afrique du Sud devient une nécessité. Si ces derniers n'ont pas à subir les préjudices arbitraires de la classification raciale (Blancs, Noirs, Coloureds, Indiens) puisqu'ils sont considérés comme des Blancs, l'accent mis par le gouvernement sur le « développement séparé » des groupes nationaux permet et encourage même l'épanouissement d'une spécificité ethnique juive. En grande majorité originaires d'Europe de l'Est, les juifs sud-africains restent marqués par le génocide nazi et la dévastation de leur centre spirituel en Lituanie, où près de 95 % des juifs ont péri (1).
Durant cette période, le sionisme devient un point d'ancrage identitaire dans un contexte politique incertain. « Les juifs n'ayant jamais pu être considérés comme des citoyens à part entière comme les Anglais ou les Afrikaners, la Palestine, puis Israël, ont servi d'exutoire à leurs aspirations et à leur identité », explique Adam Mendelsohn à Afrique XXI.
« Les chercheurs ont longtemps suggéré que le sionisme était la religion civile des juifs sud-africains, plus importante à certains égards que le judaïsme en tant que ciment de la communauté », ajoute l'universitaire. La dernière enquête nationale menée 2019 sur la population juive d'Afrique du Sud par le Kaplan Centre le confirme : 90 % des juifs ont déclaré se sentir au moins modérément attachés à Israël, les deux tiers qualifiant cet attachement de fort. Ils sont jusqu'à 69 % à se définir comme sionistes, contre 18 % seulement qui rejettent cette étiquette.
Ouvrir « un autre canal »
Jusqu'à aujourd'hui, la plupart des activités juives, religieuses ou laïques, sont organisées par le South African Jewish Board of Deputies et la South African Zionist Federation. Des institutions régulièrement invitées dans les médias traditionnels, qui revendiquent la représentation des quelque 65 000 juifs vivant en Afrique du Sud, et qui attirent souvent les critiques de la gauche sud-africaine à cause de leurs liens entretenus avec Israël. Le 15 juin 2023, Aishah Cassiem, membre des Economic Freedom Fighters (le parti de gauche panafricain et marxiste dirigé par Julius Malema), demandait la fermeture du lycée privé juif Herzlia au Cap. En cause, les déclarations du directeur de cette école dans une interview accordée à la chaîne d'information ILTV Israel News en mai, dans laquelle il se félicitait que 20 % des anciens élèves passent leur année post-universitaire en Israël, et que certains d'entre eux partent servir dans l'armée israélienne. Le directeur de l'établissement soulignait l'identité « fièrement sioniste » de l'école, « très attachée à l'éthique du judaïsme et d'Israël ».
Le 30 août 2023, la Palestine Solidarity Campaign Cape Town soumettait une lettre au ministre sud-africain de l'Éducation appelant à une enquête sur son programme éducatif, et soutenant que le service des anciens élèves de Herzlia dans l'armée israélienne pourrait les rendre complices de la violation du droit international dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie. Déjà, en 2018, deux élèves avaient été sanctionnés par la direction alors qu'ils s'étaient agenouillés pendant l'hymne israélien Hatikva, régulièrement chanté au sein de l'établissement avec l'hymne sud-africain. Une décision qui avait poussé plusieurs alumni de Herzlia à prendre publiquement position contre les arguments de l'école.
Mais si une contestation libérale juive de la politique d'Israël s'ancre peu à peu sur la scène sud-africaine, elle se défend d'être antisioniste. En 2018, l'Initiative démocratique juive (JDI) a été fondée dans l'optique de favoriser le dialogue intracommunautaire. Dans une interview accordée au quotidien israélien Haaretz, son porte-parole, Raymond Schkolne, posait son constat : « Israël est au cœur de notre identité, mais nous sommes très troublés par les actions menées par Israël. Nous sommes très troublés par la façon dont la communauté sud-africaine réagit, et nous aimerions créer un autre canal, une autre occasion ou un autre cadre pour nous engager d'une manière différente. »
Si la JDI rejette par exemple les campagnes du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël (2), elle se présente comme une alternative aux discours de la SAZF visant à « créer un foyer [...] pour les gens qui se sentent aliénés et ostracisés, d'une part, par la South African Zionist Federation – qui fonctionne aujourd'hui comme un bras de la hasbara (3) pour le gouvernement israélien –, et, d'autre part, par la gauche radicale qui soutient le BDS et ne soutient pas vraiment le droit d'Israël à exister ».
Une fronde au sein de la communauté
Déjà, en 2017, Matan Rosenstrauch, un militant israélien de gauche vivant en Afrique du Sud, avait lancé une pétition de juifs sud-africains exprimant leur opposition à l'occupation de la Cisjordanie, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la guerre des Six-Jours de 1967. Un prélude à la séquence qui fracture aujourd'hui la communauté juive. Le 15 novembre 2023, dans une lettre ouverte publiée dans le journal sud-africain The Daily Maverick, plus de 700 juifs sud-africains, dont des personnalités publiques comme l'artiste William Kentridge ou Jonathan Berger, avocat au barreau de Johannesburg, se sont dressés contre les discours visant à essentialiser les opinions de la communauté :
- Nous rejetons les tentatives d'amalgame entre les parties à ce conflit et des groupes religieux ou ethniques entiers, tout comme nous rejetons l'idée que la critique de l'État d'Israël constitue nécessairement de l'antisémitisme. En tant que juifs aux opinions diverses, nous ne nous sentons pas représentés par les institutions qui prétendent parler au nom de la communauté juive sud-africaine au sujet d'Israël et de Gaza.
Parmi les juifs critiques d'Israël figure notamment Ronnie Kasrils, l'ancien ministre des Services de renseignements (2004-2008). Kasrils a rejoint l'ANC en 1960 après le massacre de Sharpeville, épisode sordide de la répression policière du régime d'apartheid : à l'appel de Robert Sobukwe, président du Congrès panafricain d'Azanie (PAC), des milliers de manifestants protestaient pacifiquement contre les « pass » (passeports intérieurs) devant les postes de police ; dans le township de Sharpeville, la répression avait fait 69 morts et près de 200 blessés. Figure de la lutte anti-apartheid, Ronnie Kasrils dénonce régulièrement l'occupation israélienne dans les médias.
Le 17 octobre, la ministre des Relations internationales, Naledi Pandor, s'est entretenue par téléphone avec le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. S'il a été officiellement question de la livraison d'aide humanitaire à Gaza, comme le soutient le ministère, l'affaire fait craindre une rupture définitive des juifs sud-africains avec le pouvoir, accusé par certains d'antisémitisme. Alors que le gouvernement fait valoir son non-alignement et sa qualité de médiateur, il entend se servir des leçons de son histoire pour porter la voix des Palestiniens sur la scène internationale. Le 21 novembre, à l'occasion d'une réunion extraordinaire des BRICS consacrée à l'invasion israélienne de Gaza, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a demandé le déploiement d'une force rapide de l'ONU pour « surveiller la cessation des hostilités » et « protéger les civils », tout en accusant Israël de mener un « génocide ».
Notes
1- Entre 1880 et 1914, l'immigration juive en Afrique du Sud est multipliée par dix, la communauté juive passant de 4 000 à plus de 40 000 Sud-Africains. 90 % d'entre eux sont des « Litvaks » : des immigrants juifs lituaniens, victimes de pogroms et de vagues antisémites. Lire Carmel Schrire, Gwynne Schrire, The Reb and the Rebel : Jewish Narratives in South Africa, 1892-1913, University of Cape Town Press, 2016.
2- Cette campagne internationale promeut les boycotts économiques, académiques, culturels et politiques contre Israël et ses intérêts, afin de lutter contre l'apartheid de l'État hébreu.
3- Le terme « hasbara » signifie littéralement « explication ». Il renvoie aux stratégies de communication et de propagande de l'État d'Israël à destination de l'étranger.
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La fabrique des migrations : Perdre espoir... et prendre la route de l’exil (1/4)

Qu'est-ce qui pousse des milliers d'Africain·es à s'exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d'accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce premier volet est consacré aux raisons du départ.
Cet article a été publié en anglais dans le cadre d'une enquête transnationale menée par une équipe de journalistes dans cinq pays africains en partenariat avec le magazine ZAM, et intitulée « Migration is not the West's problem, it is Africa's » (« La migration n'est pas le problème de l'Occident, c'est celui de l'Afrique »). Cette enquête s'intéresse aux raisons qui poussent de nombreux Africains à prendre la route de l'exil pour l'Europe, le Golfe ou l'Amérique.
Tiré d'Afrique XXI.
À Douala, au Cameroun, lors de la cérémonie d'enterrement de Bryan Achou* (1), dont le corps noyé a été retrouvé en Méditerranée et rendu à sa famille en novembre 2022, des amis et des parents évoquent son destin avec émotion. « C'est un gamin de mon quartier ! En moins de deux semaines, nous avons perdu deux enfants. L'un en mer entre la Turquie et la Grèce, l'autre en Tunisie », raconte une femme, le visage grave. « Vraiment, avant 2035, ce pays sera vidé de ses citoyens », ajoute une autre personne en deuil.
L'année 2035 fait référence au nouveau document de développement du gouvernement intitulé « Cameroun vision 2025-2035 » – le plan de l'autocrate Paul Biya, âgé de 90 ans, pour redresser la nation exsangue et déchirée par les conflits. À en juger par les réactions désabusées qu'a suscitées cette remarque, personne ici ne croit aux chances de succès de ce projet. Il y en a eu tant depuis l'arrivée au pouvoir de Paul Biya, en 1982...
Les personnes ici présentes – hommes d'affaires, enseignants, employés de bureau – ne meurent pas de faim. Elles ne sont pas non plus directement touchées par l'insurrection armée qui fait rage dans la partie occidentale du Cameroun. Mais elles comprennent pourquoi les jeunes veulent partir, même s'ils risquent la mort.
Peu après avoir assisté aux funérailles de Bryan Achou, la journaliste camerounaise de ZAM, Elizabeth BanyiTabi, apprend qu'une de ses amies, Eva*, envisage de quitter le pays et de prendre la route de l'Amérique : elle prendra l'avion pour le Brésil, puis des bus vers le nord, jusqu'à la jungle de la frontière avec le Panama, connue sous le nom de « Darién Gap » (« trouée du Darién ») ; de là, elle devra traverser à pied une forêt dense et chaude, infestée de serpents venimeux, d'araignées et de gangs criminels. Les personnes ayant parcouru les 80 kilomètres de marche à travers cette brèche l'ont décrite comme « jonchée de cadavres ». Eva sait tout cela, car un de ses amis est mort dans la « trouée de Darién » il n'y a pas longtemps. « Mais je vais essayer », dit-elle.
Récits d'horreur
À peu près au même moment, à l'aéroport d'Entebbe, à Kampala, en Ouganda, un défenseur des droits de l'homme observe une file de jeunes femmes voilées assises dans la zone de départ de l'aérogare. Elles semblent être ougandaises. Un agent d'immigration explique qu'elles sont en route pour l'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe pour y travailler comme employées de maison. L'activiste est troublé. De nombreux rapports indiquent que ce trafic de travailleurs domestiques au Moyen-Orient place souvent les recrues dans des conditions proches de l'esclavage : horaires de travail démesurés, coups, viols et même meurtres. Ces jeunes filles ont-elles manqué les nombreux reportages radiophoniques et télévisés des médias ougandais sur ces récits d'horreur ?
En enquêtant plus avant, le journaliste de ZAM Emmanuel Mutaizbwa – un ami du militant des droits de l'homme – découvre que de nombreux Ougandais ont entendu ces récits, mais qu'ils choisissent quand même de partir. Il interroge Joyce Kyambadde, âgée de 27 ans, battue, violée et maltraitée, qui est néanmoins retournée dans le Golfe pour une deuxième période de travail domestique au cours des dernières années. « Vous vous dites toujours que cette fois-ci, vous aurez un salaire. Il n'y a pratiquement aucun espoir ici [en Ouganda] », dit-elle.
Selon le Bureau des statistiques ougandais, au moins 41 % des jeunes Ougandais âgés de 18 à 30 ans – soit un total d'environ 5 millions de personnes – n'exercent aucune activité rémunératrice. Parmi ceux qui travaillent, en contraste frappant avec une élite richissime proche du président Yoweri Museveni, âgé de 79 ans, une bonne partie ne gagne pas assez pour payer ne serait-ce qu'un modeste loyer.
« Pas d'espoir ici »
Au Kenya, voisin de l'Ouganda, nombreuses sont les histoires similaires. « C'est comme de dire à un enfant de ne pas mettre sa main au feu, il le fera quand même », déclare Patricia Wanja Kimani, qui a elle-même subi des mois d'abus sexuels et de coups en tant qu'employée de maison dans le Golfe, en a fait un livre, et travaille aujourd'hui pour une ONG dont l'objectif est de dissuader les jeunes femmes kényanes de s'expatrier. Sa collègue Faith Murunga, qui travaille pour une autre ONG, admet que la jeunesse kényane – dont 67 % est au chômage, selon la Fédération kényane des employeurs – a peu d'alternatives. Comme en Ouganda, une élite politique extrêmement riche ne fait pas grand-chose pour améliorer concrètement le sort de la population. « Nous essayons de dialoguer avec le gouvernement [sur la question des perspectives pour les Kényans]. Nous faisons ce que nous pouvons », déclare Faith Murunga.
Les campagnes de sensibilisation menées par l'ONG semblent avoir un effet limité. La journaliste Ngina Kirori demande à dix hommes et femmes pris au hasard dans les rues de Nairobi s'ils envisagent de partir dans le Golfe malgré les histoires atroces qui y sont racontées. Quatre d'entre eux répondent : « Je partirai quand même parce qu'il n'y a pas d'espoir ici. » Deux hésitent, déclarant à Kirori qu'ils ont très peur, mais qu'ils envisagent quand même de partir. Seuls quatre se montrent véritablement dissuadés. Quelques mois après, Patricia Kimani a elle aussi quitté le Kenya à la recherche d'un avenir ailleurs...
Les personnes interrogées par le journaliste de ZAM, Theophilus Abbah, dans la capitale nigériane, Abuja, sont des constructeurs, des plombiers, des médecins. Neuf sur dix déclarent vouloir faire « japa » [« s'éjecter », en pidgin, NDLR], le terme nigérian pour évoquer l'émigration, et ce « à la première occasion ». Ici aussi, les témoins citent la mauvaise gouvernance, l'état déplorable des services de santé, d'éducation et d'autres services publics, les disparités extrêmes en matière de richesse, la corruption et la répression des médias et des organisations de la société civile dans le pays. « La souffrance est insupportable, déclare un entrepreneur en bâtiment. J'aurais aimé rester au Nigeria si le pays fonctionnait. »
La plupart des Nigérians essaient de partir avec des visas, mais beaucoup d'entre eux se contentent de « japa » illégal, en marchant vers le nord à travers le Sahel et le Sahara, dans l'espoir d'atteindre la mer Méditerranée. Selon les ONG qui travaillent avec les migrants nigérians, l'écrasante majorité d'entre eux n'atteignent jamais les côtes, restant bloqués au Sahel, où ils finissent souvent exploités sur des chantiers, dans des réseaux de traite ou de mendicité, dans des maisons closes, ou en détention.
Un fossé profond
Comme au Cameroun, en Ouganda et au Kenya, les risques sont bien connus au Nigeria. Pourtant, les gens continuent de partir, explique Grace Osakue, de l'ONG Girls' Power Initiative, qui vise à créer de petites entreprises pour les anciens migrants et les candidats à l'émigration au Nigeria. Elle admet que les choses ne se passent pas toujours très bien et explique à Abbah que « même ceux qui ont déjà connu des difficultés repartent ». Ce constat est corroboré par un rapport de 2021 commandé par l'Union européenne, qui estime que plus de 60 % des migrants nigérians qui ont été « secourus » sont « susceptibles d'essayer de repartir ».
Pas moins de 95 % des enseignants interrogés en novembre 2022 par le syndicat des enseignants ruraux du Zimbabwe (Amalgamated Rural Teachers' Union of Zimbabwe) déclarent que s'ils en avaient la possibilité ils iraient travailler ailleurs. Selon le président du syndicat, Obert Masaraure, la raison en est que les enseignants gagnent si peu qu'ils ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille, « pas même pour la nourriture ou les frais de scolarité ». Il considère comme « très chanceux » un collègue qui a réussi à partir en Arabie saoudite, explique-t-il au journaliste Brezh Malaba.
Ce n'est pas comme si le Zimbabwe était pauvre : le pays possède des réserves d'or et de diamants parmi les plus abondantes au monde, sans parler du lithium et d'autres minerais rares. De nombreux reportages et documentaires, tels que « Gold Mafia », d'Al Jazeera, ont montré comment les revenus sont régulièrement accaparés par des personnalités du parti au pouvoir, la Zanu-PF. « Les élites au pouvoir dépouillent la nation de toutes ses richesses, enrage Obert Masaraure. Elles facilitent même le pillage de nos ressources naturelles par les multinationales étrangères. Les enseignants et autres professionnels que nous sommes sont lourdement taxés, mais les ministres perçoivent des salaires énormes. Nous finançons leurs jets privés et […] leurs dépenses de luxe. »
« La vie est trop courte »
Lorsque, lors des récentes élections considérées comme frauduleuses, la Zanu-PF a remporté à nouveau la victoire, le réseau X (ex-Twitter) du Zimbabwe a été inondé de messages qui s'adressaient au voisin méridional, l'Afrique du Sud, dont le président, Cyril Ramaphosa, avait félicité son homologue Emmerson Mnangagwa pour sa victoire. « Je vous félicite aussi pour le nombre de Zimbabwéens qui entreront bientôt illégalement dans votre pays », dit l'un d'eux.
On estime que 1 à 2 millions d'immigrants zimbabwéens, faisant partie des 3 à 5 millions de Zimbabwéens qui vivent en dehors de leur pays (sur un total de 16 millions de citoyens zimbabwéens), sont venus en Afrique du Sud au cours des dernières décennies. Leur présence a été la cible de pressions politiques de la part des politiciens sud-africains, qui ont orchestré des campagnes de haine contre les Zimbabwéens, les accusant notamment d'être des criminels. Les twittos zimbabwéens en sont bien conscients. « Mais nous continuons à venir », disent-ils. « Si vous avez l'occasion de partir, faites-le », a lancé le journal The News Hawks sur son compte X (ex-Twitter) après que les résultats des élections ont été rendus publics. « La vie est trop courte. »
Dans les cinq pays étudiés, l'équipe n'a trouvé personne affirmant qu'il était possible d'arrêter les migrations en provenance des pays africains. Comme l'a dit Kah Walla, militant camerounais de l'opposition, « personne ne quitte sa maison si elle est confortable. Si je pense que pour ma survie je dois quitter mon pays, j'utiliserai tous les moyens pour le faire. » Elizabeth BanyiTabi, journaliste à ZAM, a elle-même été encouragée par un homme à côté d'elle dans un avion reliant le Cameroun à Amsterdam « à ne pas revenir ».
La plupart des personnes interrogées, comme les reporters de ZAM, sont attristées par l'état des pays où elles sont nées. Mais si les reporters restent attachés à leur profession, espérant que le journalisme finira par avoir un certain impact, de nombreux interlocuteurs se sentent impuissants à changer quoi que ce soit, ou à « construire leur propre pays », comme ont tendance à le dire les Occidentaux qui s'opposent à l'immigration. « Oui, notre pays doit se développer, il a besoin d'excellence, estime le Dr Ejike Oji, expert du secteur de la santé au Nigeria. Il est donc triste de voir nos meilleurs cerveaux partir. Mais [dans le système nigérian] vous serez négligé, même si vous êtes le plus brillant. L'excellence n'est pas récompensée ici. »
Notes
1- Les noms marqués d'un astérisque ont été modifiés.
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L’activisme diplomatique du Qatar en Afrique

C'est certainement en Afrique, que le Qatar déploie actuellement la plus grande activité diplomatique, avec pas moins de trois ministres chargés de ce continent.. Doha est devenu la capitale où tout le monde africain se rend. À l'instar du dialogue qui s'est tenu à Doha entre le pouvoir tchadien et les différents groupes rebelles de Ndjamena.. Mohammed ben Abderrahmane Al-Thani s'est montré également très actif en Afrique de l'Est, Ethiopie, Mozambique, Somalie. C'est en Afrique Centrale qu'il a essayé de jouer les bons offices, pour réconcilier la République Démocratique du Congo et le Rwanda.
Tiré de MondAfrique.
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Yémen, L’alliance stratégique des Houthis et de l’Iran (1ère partie)

La guerre de Gaza a remis, sur le devant de la scène, un groupe armé yéménite, les Houthis, qui s'attaque actuellement à l'État hébreu et aux intérêts stratégiques d'Israël et des États-Unis dans la mer Rouge. Qui sont donc ces Houthis ? Quels liens ont-ils avec l'Iran ?
Tiré de MondAfrique.
Apparus en 1992 et connus sous le nom de Houthis en référence à leur guide spirituel Hussein Badreddine el-Houthi, ils ont mené plusieurs guerres contre le régime du président Ali Abdallah Saleh de 2004 à 2010 depuis leur fief de Saada au nord du Yémen. M. Saleh, obligé de quitter le pouvoir en 2012, devient leur allié principal en 2014 quand ils prennent la capitale Sanaa et dissolvent le Parlement.

À la différence du réseau iranien dans la région (le Hezbollah ou le Hachd el-Chaabi irakien), le leadership houthi présente une connotation familiale unique (la famille El-Houthi). Les Houthis ont un statut socioreligieux et une légitimité découlant de leur filiation à la famille du Prophète (Ahl el-Beit). Ce statut leur a permis d'obtenir le soutien des principales tribus du nord. De ce fait, ils ont pu limiter l'association des tribus avec l'ancien président Ali Abdallah Saleh et de gouverner en tant qu'autorité alternative pendant des années.
À partir de 2015, l'Arabie saoudite, à la tête d'une coalition de plusieurs pays arabes, intervient au Yémen, l'objectif étant le rétablissement de la souveraineté du gouvernement et le démantèlement des Houthis. Par ailleurs, les Saoudiens mettent un blocus autour du Yémen afin d'empêcher l'Iran de ravitailler les Houthis en armes.

L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis
Les Houthis sont un clan originaire du nord-ouest du Yémen. Ils pratiquent le chiisme zaydite. D'après le think tank Wilson Center, le Yémen a été gouverné par un imam zaydite pendant 1.000 ans avant d'être renversé en 1962. Depuis lors, les Zaydites luttent pour restaurer leur autorité et influence au Yémen. Selon l'Institut néerlandais des relations internationales (Clingedael), le clan houthi, dans les années 1980, se sentant menacé par les prédicateurs salafistes financés par l'État et établis dans ses régions, lance un mouvement faisant revivre ses traditions. Toutefois, tous les Zaydistes ne s'alignent pas sur le mouvement houthi. Leur slogan est une claire itération de la propagande de la République islamique s'opposant farouchement aux États-Unis et à Israël. D'ailleurs, Badreddine el-Houthi a étudié en Iran dans les années 1980.
Ils sont en conflit avec le gouvernement du Yémen depuis plus de 10 ans. Depuis 2011, leur mouvement devient plus large et s'oppose au gouvernement central. Ils commencent à s'autodésigner « Ansarullah » (littéralement partisans de Dieu).
L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis, en ce qui concerne les aspects religieux de l'idéologie, est relativement faible puisque les chiites iraniens suivent le chiisme duodécimain alors que les Houthis suivent le courant zaydite, deux courants du chiisme fondés sur des conceptions différentes.
Après l'unification du Yémen en 1990, le pays est devenu majoritairement sunnite. De là où ils étaient majoritaires, les Zaydites ne représentent plus que 35% de la population, les poussant à s'engager sur la voie de l'indépendance. Selon Clingendael, c'est là que les convictions idéologiques renvoient à un sentiment d'appartenance à un chiisme transnational qui promeut une action militante contre l'oppression – réelle ou perçue comme telle. Les Houthis déclarent partager un récit idéologique avec les autres populations chiites du Moyen-Orient, nourri par l'Iran, indépendamment des différences de doctrine. Et c'est de là que naît l'affiliation avec « l'axe de la résistance ».
Le parrainage du Hezbollah
Selon Eleonora Ardemagni de l'Institut italien des études politiques internationales, l'Iran, à travers le Hezbollah, a apporté un parrainage certain au groupe yéménite en matière de formation militaire et en améliorant les opérations de missiles guidés.
Les Houthis profèrent une grande ressemblance au Hezbollah parce qu'ils sont tous les deux « nés » en tant que mouvements de résistance et qu'ils ont des chefs perçus comme charismatiques. De même, la guerre leur a permis de renforcer leur présence politique et militaire dans la région (guerre de 2006 pour le Hezbollah et intervention arabe de 2015 pour les Houthis).
Le support matériel de l'Iran
Différents sites Web des Nations unies affirment que les Houthis ont commencé à recevoir des armes de l'Iran à partir de 2009. Téhéran leur a fourni un soutien matériel : des armes, du financement et des conseils stratégiques.
En termes guerriers, les Houthis sont passés d'un groupe de guérilla à une force armée plus sophistiquée. Ceci est dû en grande partie au renforcement des relations avec l'Iran. Au cours des années 2000, leur stratégie se base sur le modèle iranien créant des centres d'apprentissage et des camps d'été servant de centres de recrutement.
Selon l'Institut italien pour les études politiques internationales, l'assistance sécuritaire fournie par le Corps des gardiens de la révolution islamique – Force Qods (contrebande d'armes et de munitions, formation militaire) a permis aux Houthis d'améliorer leurs capacités de défense et de développer leurs compétences asymétriques. Ceci leur a permis de créer de nouvelles institutions militaires au Yémen comme le Conseil du jihad. Celui-ci permet aux Houthis de centraliser la prise de décision stratégique tout en intégrant les conseils du Qods et du Hezbollah sur la stratégie militaire et l'armement. L'assistance du réseau iranien a permis aux Houthis de construire leurs propres usines d'armements, notamment des drones.
Au début des années 2000, les Houthis se sont mis à collecter des contributions volontaires de Yéménites fortunés ou des impôts de citoyens ordinaires pour la libération de la Palestine. Une fois emparés de Sanaa en 2011, ils ont également commencé à collecter les revenus des gisements de gaz et de pétrole, à prélever des ressources économiques (taxes, impôts, zakat, khums) et à s'approprier les recettes douanières du port de Hodeïda. On peut donc supposer que les Houthis disposent d'une solide base financière indépendante. Mais ils sont le maillon le plus faible de la chaîne iranienne sur le plan de l'aide sociale. Par exemple, pendant la pandémie de Covid-19, ils n'ont pas été en mesure de contenir la maladie ni de fournir médicaments ou vaccins aux populations sous leur contrôle.
L'affiliation iranienne a aussi contribué à la structuration du réseau des médias houthis. Al-Masirah, leur média officiel, émet à partir de Beyrouth depuis 2012 avec l'assistance technique d'Al-Manar, média du Hezbollah.
L'Iran a joué un rôle plus important après l'intervention de l'Arabie saoudite en 2015 en fournissant de l'armement. Mais l'objectif des Houthis a toujours été de restaurer leur autorité dans le nord du Yémen.
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Quel rôle va jouer la COP de Dubaï ?

Les COP, souvent décriées, contribuent pourtant à décarboner la planète. Retour sur trois décennies de négociations onusiennes avant l'ouverture de la 28e conférence internationale sur le climat à Dubaï, le 30 novembre.
Photo et article tirés de NPA 29
photo :Des manifestants lors de la COP27, organisée à Charm el-Cheikh (Égypte). – MOHAMED ABDEL HAMID ANADOLU AGENCYAnadolu via AFP
Vu de loin, les COP ressemblent à une vaste foire d'empoigne réunissant des myriades de lobbyistes, diplomates, observateurs, journalistes et organisations non gouvernementales. Grandissant d'année en année, ces sommets onusiens du climat ne semblent plus produire le moindre résultat. D'où la question légitime : « À quoi servent les COP » ? Y répondre suppose de jeter un coup d'œil dans le rétroviseur avant l'ouverture du 28e sommet, jeudi 30 novembre à Dubaï (Émirats arabes unis).
Retour en juin 1992, au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro.
Durant cette conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, les dirigeants de 179 pays adoptent la Déclaration de Rio, la Déclaration sur la gestion des forêts, la Convention sur la diversité biologique et, pour le sujet qui nous intéresse, la Convention-cadre sur les changements climatiques (CCNUCC). Puis, quelques mois plus tard, la convention sur la lutte contre la désertification, intimement liée à la précédente.
L'objectif du consensus unanime
Longue de vingt-cinq pages et toujours en vigueur, la CCNUCC fixe à ses signataires un objectif : stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre (GES) « à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».
Il s'agit de réduire nos émissions de dioxyde de carbone, de méthane, de protoxyde d'azote et d'hexafluorure de soufre. Restait à définir cette « perturbation anthropique dangereuse ». En 1992, la concentration de CO2 dans l'atmosphère était de 356 parties par million (PPM), en progression de 0,4 % par an. Quelle teneur en carbone dans l'air ne devons-nous pas franchir ? Personne ne pouvait répondre à cette question, pas même les rédacteurs du premier rapport du Giec, paru en 1990.
Comme il est de coutume pour les conventions internationales, un secrétariat de la CCNUCC fut établi. Son premier rôle ? Organiser chaque année une conférence des parties (conference of the parties, COP). Durant la quinzaine de jours que dure une COP, les parties — c'est-à-dire les États signataires de la conférence — négocient dans le but de parvenir au consensus unanime. Les négociations portent sur les règles encadrant la mise en œuvre d'objectifs fixés par la Convention, les obligations des uns et des autres et la fixation de nouveaux objectifs.
La première COP à produire des effets visibles fut la troisième du nom, organisée en décembre 1997 à Kyoto (Japon). À l'issue d'âpres négociations, elle adopte le protocole de Kyoto, obligeant les quarante-et-un États les plus développés à réduire de 5 % en moyenne leurs émissions de GES entre 1990 et 2012.
Malgré le fait que les États-Unis, le Canada, puis le Japon, se soient retirés de l'accord, le pari a été tenu. En 2012, la quarantaine de pionniers a atteint le but fixé à Kyoto, en partie grâce à la chute du bloc soviétique — qui a arrêté nombre d'industries lourdes en Russie — et à la crise économique mondiale de 2008. Cette décarbonation forcée a suscité des vocations : en 2008, l'Union européenne publie le « paquet énergie-climat », visant à réduire de 20 % les émissions de ses vingt-huit États membres entre 1990 et 2020.
En 2012, la COP est organisée par un pays producteur de pétrole, le Qatar, où il est décidé de prolonger de sept ans le protocole de Kyoto. Au terme de la phase 2, en 2020, les États assujettis au dit protocole devraient avoir réduit de 18 % leurs émissions de GES par rapport à 1990. Là encore, mission accomplie, non sans l'aide du Covid-19. En confinant le tiers de l'humanité, la pandémie a fait chuté de 6 % les rejets carboniques anthropiques entre 2019 et 2020.
Deux camps qui s'opposent
Le monde du climat est divisé en deux catégories :
les pays qui sont soumis à des obligations (en gros, les membres de l'OCDE) et les pays émergents et en développement, qui n'ont aucune contrainte.
Entérinée dès 1992, cette division a rapidement posé problème.
Le 25 juillet 1997, le Sénat étasunien adoptait ainsi à l'unanimité une résolution indiquant qu'il ne ratifierait jamais un accord international obligeant les États-Unis à réduire leurs émissions si les grands pays émergents (Chine et Inde, notamment) en étaient exonérés.
Seconde puissance économique et premier émetteur mondial depuis 2004, la Chine a jusqu'à présent refusé d'être intégrée aux pays les plus développés. Soutenue par l'Inde (troisième émetteur planétaire), le Brésil et l'Indonésie, Pékin bataille depuis des années pour être exemptée de toute contrainte carbone.
Depuis qu'elle a entrepris de rattraper son retard économique sur les pays occidentaux, la Chine assoit son développement à grande vitesse sur une consommation effrénée d'énergies fossiles. Résultat : entre 1990 et 2020, l'empire du Milieu a pratiquement quadruplé ses émissions de GES. Dans le même temps, l'Inde a plus que doublé les siennes, comme le Brésil, l'Indonésie ou la Turquie.
Ces pays s'appuient sur le principe des « responsabilités communes mais différenciées » posé dans la CCNUCC. Tous les pays doivent participer à la lutte contre le changement climatique, mais ceux qui sont responsables du dérèglement actuel doivent y contribuer plus que les autres.
Paris 2015, avancée majeure
Par leur interprétation stricte de ce principe, Pékin et ses alliés ont bloqué bien des COP. À Bali, en 2007, les parties devaient imaginer de nouveaux objectifs d'abattement des émissions. La décision finale n'en mentionnait aucun. Mais une note de bas de page pointait vers un extrait du quatrième rapport du Giec esquissant un projet d'accord : les grands émetteurs devraient réduire leurs émissions et les objectifs d'abattement seraient définis en fonction du niveau de réchauffement visé.
Il a fallu attendre la COP de Paris, en 2015, pour que soit enfin conclu un « accord universel » sur le climat. S'il n'impose pas d'objectifs chiffrés de réduction d'émissions, il fixe un but : stabiliser le réchauffement entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l'ère préindustrielle. Ce qui revient à faire chuter de moitié les émissions mondiales de GES d'ici à 2030. L'Accord de Paris commande aussi d'atteindre la neutralité carbone à la moitié du siècle. Pour ce faire, tous les pays devront publier une esquisse de politique climatique qui sera régulièrement remise à jour, les contributions nationales déterminées (NDC).
Ce texte a contribué à faire bouger des lignes que l'on pensait intangibles. En 2019, l'Union européenne annonce un ambitieux plan de décarbonation. Ce Pacte vert ambitionne de réduire de 55 % les émissions communautaires en 2030 par rapport à 1990. Abondé par plusieurs sources, comme des emprunts contractés par l'UE et les contributions des États, le budget consacré à la lutte contre le changement climatique est fixé à 1 000 milliards d'euros entre 2021 et 2030.
La Chine prévoit la neutralité carbone pour 2060
Aux États-Unis, la victoire de Joe Biden, en 2020, a aussi changé la donne. En quelques mois, le président démocrate a fait adopter par le Congrès deux lois, sur les infrastructures et sur la réduction de l'inflation, permettant au gouvernement fédéral d'investir plus de 1 500 milliards de dollars en dix ans dans la modernisation des infrastructures (le réseau ferré) et la décarbonation de l'économie (énergies renouvelables et stockage souterrain du CO2).
Washington espère que cet effort financier inédit permettra au pays de réduire de moitié ses émissions entre 2005 et 2030. Le mouvement est suivi par la Chine. En mars 2021, Pékin a publié son quatorzième plan quinquennal. Entre 2021 et 2025, l'économie chinoise devra faire baisser de 18 % son intensité carbone, une étape essentielle avant le plafonnement des émissions, prévu pour 2030, et la neutralité carbone fixée à 2060. Ce sont désormais 140 pays qui visent la neutralité carbone pour les décennies qui viennent. Une situation inimaginable il y a encore cinq ans.
57 % d'émissions supplémentaires en trente ans
En trois décennies, les COP ont donc accéléré le mouvement. À l'aube des années 1990, les pays du Nord émettaient 44 % des émissions anthropiques, contre 31 % pour les principaux pays émergents.
En 2022, le Nord est responsable du quart des rejets carbonés mondiaux : deux fois moins que ceux des plus émetteurs des pays du Sud, dont les émissions ont explosé — Chine, Inde, Russie, Afrique du Sud, Brésil, Indonésie, Mexique, Turquie, Arabie saoudite.
L'évolution n'est pourtant pas assez rapide. En 2022, l'humanité a expédié dans la biosphère 55 milliards de tonnes de GES (en équivalent CO2), soit 57 % de plus par rapport à la moyenne annuelle des années 1980.
Alors, inutiles, les COP ? Pas totalement.
Leur mission est quasi impossible : convaincre près de 200 pays de changer de modèle de développement en quelques décennies, inciter la finance privée à financer toujours plus de projets de transition énergétique et d'adaptation, inviter des pays à deux doigts de la guerre à travailler de concert, favoriser la coopération entre des nations qui ont tout et d'autres qui n'ont rien.
En 2022, la COP de Charm el-Cheikh (Égypte) s'est achevée sur la promesse de créer un fonds « pertes et dommages » grâce auquel le Nord financerait l'adaptation des pays les plus vulnérables. Ce sujet sera au cœur de la COP de Dubaï.
Bien sûr, la réussite n'est pas présente à chaque opus. Mais quelle autre instance pourrait jouer plus efficacement ce rôle de parlement démocratique du climat mondial ? Voilà pourquoi, malgré des années d'attentisme et de frustration, les COP sont jugées importantes par les lobbyistes, les journalistes, les ONG et les gouvernements.
Valéry Laramée de Tannenberg 30 novembre 2023
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Rivalité entre les États-Unis et la Chine, « coopération antagoniste » et anti-impérialisme au XXIe siècle

Entretien de Federico Fuentes avec Promise Li*
Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/25/rivalite-entre-les-etats-unis-et-la-chine-cooperation-antagoniste-et-anti-imperialisme-au-xxie-siecle/#
Avec l'aimable autorisation de la revue Inprecor
Federico Fuentes : Au cours du siècle précédent, nous avons vu le terme d'impérialisme utilisé pour définir différentes situations et, à d'autres moments, être remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l'hégémonie. Dans ces conditions, quelle valeur conserve le concept d'impérialisme et comment le définir ? Et en définissant l'impérialisme, dans quelle mesure les écrits de Lénine sur le sujet restent-ils pertinents ? Le cas échéant, quels sont les éléments qui ont été remplacés par des développements ultérieurs ?
Promise Li : Le concept d'impérialisme, en particulier tel qu'il a été théorisé par les marxistes classiques, est certainement toujours utile pour nous aujourd'hui, mais nous devons actualiser et calibrer leurs analyses en fonction des conditions contemporaines. L'observation de Lénine selon laquelle « l'un des traits caractéristiques de l'impérialisme est le capital financier » [1] sonne juste, peut-être encore plus aujourd'hui qu'à son époque avec l'expansion massive du capital financier. Plus important encore, l'impérialisme mondial reste une formation volatile – il ne s'agit pas d'une « coopération pacifique » entre capitalistes, comme Karl Kautsky s'est risqué de dire, mais d'une « rivalité entre plusieurs grandes puissances en quête d'hégémonie », comme l'a décrit Lénine.
Lénine a déclaré que « la définition la plus brève possible de l'impérialisme » est « le stade monopoliste du capitalisme ». Si cela représente un stade avancé du capitalisme qui a commencé à son époque, alors nous vivons actuellement les stades avancés de ce stade avancé. Les monopoles n'ont fait que s'étendre et devenir de plus en plus dévorants. Les capitalistes trouvent des moyens encore plus complexes de fusionner et de s'associer, qu'il s'agisse d'institutions multilatérales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou de « propriétaires universels » tels que BlackRock et Vanguard, qui détiennent des parts majoritaires dans des partenariats dirigés par l'État ou des partenariats public-privé associés à des pays appartenant à des blocs géopolitiques prétendument rivaux. Lénine décrit également comment « les monopoles, issus de la libre concurrence, n'éliminent pas cette dernière, mais existent au-dessus et à côté d'elle, et donnent ainsi naissance à un certain nombre d'antagonismes, de frictions et de conflits très aigus et très intenses ». Cette contradiction entre monopoles et concurrence n'a fait que s'accentuer avec la montée de la multipolarité.
Ainsi, l'avènement d'une nouvelle ère de rivalité inter-impérialiste est loin d'être linéaire et ne perturbe pas clairement l'hégémonie impériale du capital occidental. À cet égard, je pense que nous n'accordons pas suffisamment d'attention aux autres théories marxistes classiques de l'impérialisme, au-delà de Lénine. Bien que rudimentaire, la formulation de l'impérialisme de Rosa Luxemburg comprend correctement l'impérialisme comme « l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde » [2]. Elle considère l'impérialisme comme un moyen de décrire non seulement les caractéristiques de puissances impérialistes distinctes, mais aussi la logique même du développement de l'économie mondiale capitaliste – en visant le développement de nouveaux acteurs pour faciliter le processus mondial d'accumulation du capital. Nicolas Boukharine a développé cette idée en identifiant une caractéristique dialectique dans le système capitaliste mondial : « parallèlement à l'internationalisation de l'économie et du capital, il s'opère un processus d'agglomération nationale, de nationalisation du capital » [3].
L'accent mis par Luxemburg et Boukharine sur l'impérialisme en tant que processus mondial unifié (bien qu'empreint de tensions internes) nous permet de comprendre la nouvelle montée des blocs économiques nationaux, des tensions géopolitiques et des formes de nationalisme industriel qui ont émergé au sein d'une économie mondiale plus interdépendante que jamais. Les déclarations sur le déclin du néolibéralisme sont prématurées : ce que nous voyons aujourd'hui n'est en réalité qu'une reconfiguration des capitaux issus de différents États et intégralement liés par la financiarisation. Les nouvelles politiques industrielles et les nouveaux nationalismes ne font que dicter les nouveaux termes dans lesquels la mondialisation persiste. Ainsi, les économistes exagèrent le déclin des importations chinoises aux États-Unis : en réalité, la plupart de ces marchandises ne font que transiter par des pays tels que le Mexique et le Vietnam. Les classes populaires, en particulier dans les pays du Sud, continuent d'être exploitées. De nouvelles alliances et rivalités peuvent modifier les relations entre les différentes bourgeoisies du Sud et les impérialistes traditionnels, mais la structure de base de l'impérialisme mondial reste très stable.
Bien entendu, la conception de la rivalité inter-impérialiste de Lénine et Boukharine reste d'actualité. Mais contrairement à la Première Guerre mondiale, l'interdépendance économique, même entre les blocs géopolitiques, renforcée par les nouveaux organismes financiers multilatéraux, établit de nouveaux termes à travers lesquels la rivalité inter-impérialiste prend forme. Par exemple, comme le soulignent des économistes tels que Minqi Li [4] et Michael Roberts [5], des pays comme la Chine reçoivent moins de valeur qu'ils n'en exportent. Mais comme l'a fait remarquer John Smith [6], ce n'est pas seulement cette dynamique qui détermine si un pays est impérialiste. Il cite l'impérialisme des ressources comme une forme d'impérialisme – qui va au-delà des considérations de transfert de valeur – dans laquelle ces pays s'engagent au côté des puissances impérialistes occidentales traditionnelles. Les politiques revanchardes renforcent également l'horizon impérialiste des impérialismes émergents tels que la Russie. Comme l'admet ouvertement le président russe Vladimir Poutine [7], l'intérêt de la Russie à sécuriser sa sphère d'influence en Ukraine par des moyens violemment expansionnistes va au-delà de la pression exercée par l'OTAN (qui joue sans aucun doute un rôle clé, mais non exhaustif, dans l'élaboration de l'invasion russe).
La persistance des revendications impériales traditionnelles de l'Occident (comme en témoigne la réponse de la France aux récents développements au Niger) et les nouvelles revendications revanchardes des puissances impérialistes montantes confirment une autre caractéristique clé de l'impérialisme que Lénine (s'appuyant sur Rudolf Hilferding) a identifiée : parmi la myriade d'antagonismes sociaux intensifiés par l'impérialisme, l'un des principaux est « l'intensification de l'oppression nationale » [9]. Rohini Hensman souligne la persistance du « chauvinisme ethnique » aujourd'hui [9] que Lénine a mis en évidence comme une caractéristique fondamentale non seulement du bloc dirigeant, mais aussi des travailleurs, et même des socialistes, de la nation dominante. Tout aussi important, comme Lénine l'a souligné dans ses écrits sur l'autodétermination nationale : le fait que certaines nations oppressives soient subordonnées à des puissances impérialistes plus fortes dans le système mondial n'efface pas la légitimité des mouvements de libération nationale à l'encontre de ces nations. Lénine a écrit que « non seulement les petits États, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, du point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des “riches” pays bourgeois », ainsi que « l'Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l'Europe (…) mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l'État national. » [10] En d'autres termes, les puissances impérialistes occidentales n'ont pas le monopole de l'impérialisme et du chauvinisme national – les attaques constantes de Lénine contre le chauvinisme de la Grande Russie l'ont mis en évidence. Avec la montée de nouveaux pays impérialistes et capitalistes avancés en dehors du bloc occidental, nous devons nous rappeler que Lénine a souligné le droit des nations à l'autodétermination, même celles qui sont prises entre des puissances impérialistes.
Bien entendu, aucun principe ne devrait être absolu au point de justifier « tout examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié » [11], comme Lénine l'a reproché à Kautsky, qui a utilisé la libération nationale serbe contre l'Autriche pour justifier le soutien socialiste à la guerre impérialiste. Dans le même temps, il a également refusé de délégitimer dogmatiquement tous les mouvements de libération nationale simplement parce qu'ils sont instrumentalisés par d'autres acteurs impérialistes : « Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre “grande” puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme » [12]. L'essentiel n'est pas de colporter des généralités, mais « Lorsqu'on analyse une question sociale (…) on la pose dans un cadre historique déterminé ; et puis, s'il s'agit d'un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu'il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d'une seule et même époque historique. » [13]
La montée du fascisme et l'intensification des liens entre la guerre inter-impérialiste et les différents mouvements de libération nationale au cours de la Seconde Guerre mondiale ont nécessité une nouvelle approche des questions de libération nationale et d'anti-impérialisme – nécessité à laquelle Ernest Mandel [14] s'est risqué à répondre. De même, nous devons actualiser nos analyses pour tenir compte des anciens impérialismes et des impérialismes émergents afin de renforcer le plus efficacement possible les mouvements révolutionnaires, non seulement dans un seul endroit, mais aussi pour de nombreuses personnes vivant des héritages politiques très différents – du capitalisme bureaucratique des anciens « États du socialisme réellement existant » aux horreurs de la thérapie de choc néolibérale dans les « démocraties libérales ».
Federico Fuentes : Après la chute de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait largement dominée par des guerres visant à renforcer le rôle de l'impérialisme étatsunien en tant qu'unique hégémonie mondiale. Toutefois, ces dernières années, un changement semble s'opérer. Alors que les États-Unis ont été contraints de se retirer d'Afghanistan, nous avons vu l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'expansion du rôle économique de la Chine à l'étranger, et même des nations relativement plus petites telles que la Turquie et l'Arabie saoudite étendre leur puissance militaire au-delà de leurs frontières. D'une manière générale, comment analysez-vous la dynamique actuelle du système impérialiste mondial ?
Promise Li : Je voudrais faire revivre un terme inventé pour la première fois par le marxiste allemand August Thalheimer, et développé par le marxiste autrichien-brésilien Érico Sachs et d'autres membres du collectif marxiste brésilien Política Operária (POLOP), qui décrit de manière adéquate le système impérialiste mondial d'aujourd'hui : « coopération antagoniste ». Ce terme a été utilisé par Thalheimer, à la suite de l'analyse de Boukharine sur le système capitaliste mondial en tant qu'unité contradictoire dans Économique de la période de transition [15], pour expliquer comment des tensions vives et même violentes peuvent exister entre les États capitalistes, alors que tous continuent à maintenir le même processus mondial d'accumulation du capital. Comme le décrit le programme de POLOP en 1967 [16], la coopération antagoniste illustre « une coopération qui vise à la conservation du système et qui trouve son fondement dans le processus même de centralisation du capital, et qui n'élimine pas les antagonismes inhérents au monde impérialiste ». Les théoriciens de POLOP sont allés plus loin que Thalheimer en précisant qu'une telle impulsion visant à préserver les relations sociales capitalistes peut caractériser les classes dirigeantes qui expriment une politique étrangère « anti-impérialiste ». Les sentiments anti-impérialistes de la population peuvent contraindre ces bourgeoisies à adopter cette position, mais, en retour, « ce nationalisme, souvent mis à profit par les bourgeoisies indigènes, fait pression sur les puissances impérialistes pour qu'elles améliorent les termes de leurs relations économiques [ce qui garantit] la continuité de l'exploitation impérialiste après le retrait des armées coloniales ».
Cela décrit parfaitement les actions des pays BRICS+ aujourd'hui. Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba [17], parmi d'autres économistes politiques, soulignent depuis longtemps que ces régimes « parlent à gauche, marchent à droite ». Les rivalités croissantes entre les différents États n'annulent pas l'interdépendance. Les BRICS ont manqué d'innombrables occasions de se libérer de l'hégémonie économique occidentale dans la pratique, malgré leur rhétorique anti-impérialiste. La Nouvelle Banque de Développement, présentée par certains comme une alternative aux institutions bancaires occidentales pour le Sud, a récemment officialisé son partenariat avec la Banque Mondiale [18]. Bond observe que la Chine a augmenté et consolidé sa troisième position en termes de droits de vote au sein du FMI, et qu'elle en a même gagné aux dépens de pays du Sud tels que le Nigeria et le Venezuela [19]. Les partenariats public-privé et les investisseurs institutionnels représentent des moyens pour l'Arabie saoudite, la Chine, le Brésil, etc. de développer de nouveaux nœuds d'accumulation – et de perpétuer les nœuds existants en collaboration avec l'Occident [20]. La rivalité entre les États-Unis et la Chine a entraîné un certain découplage stratégique des industries, alors que de nombreux produits de base sont simplement réacheminés par l'intermédiaire de tierces parties. L'horrible invasion russe de l'Ukraine aurait introduit une nouvelle ère d'isolement occidental des capitaux russes par le biais de sanctions, mais le Caspian Pipeline Consortium – qui voit des cadres de Chevron travailler aux côtés d'entreprises russes sanctionnées – ne connaît pas d'interruption [21]. Les tensions croissantes entre la Chine et l'Inde sont un exemple des contradictions potentiellement irréconciliables qui existent également au sein du bloc BRICS+. Comme l'écrivent Tithi Bhattacharya et Gareth Dale, « les allégeances de la nouvelle guerre froide sont faites d'un maillage plus diffus. Elles tendent à être moins absolues ; elles sont partielles et sujettes à des pressions et à des tiraillements continuels. » [22]
Les États-Unis restent la puissance impérialiste dominante dans le monde, bien que la gauche néglige souvent la manière dont les prétendus rivaux des USA contribuent en fait à maintenir son pouvoir, tout comme ils en contestent certains aspects pour obtenir une part du gâteau pour eux-mêmes. Les intérêts des différents capitalistes nationaux ne sont pas non plus toujours parfaitement alignés : de grands PDG américains et allemands ont accepté avec empressement l'invitation du ministre chinois des affaires étrangères, Qin Gang, à des réunions et à une collaboration plus approfondie, tandis que la commission d'enquête de la Chambre des représentants des États-Unis sur le Parti communiste chinois (PCC) attisait les politiques antichinoises. Toute analyse correcte du système impérialiste mondial actuel doit tenir compte de ces contradictions et de la fluidité entre les puissances impérialistes. L'écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh a récemment appelé cela « l'impérialisme liquide » [23], dans le contexte de l'intérêt commun des États-Unis et de la Russie à maintenir le pouvoir de Bachar al-Assad en Syrie. Ces nouveaux concepts nous permettent de mieux comprendre le système mondial actuel, plus que l'unipolarité américaine pure et simple ou la rivalité inter-impérialiste traditionnelle, mais d'autres analyses sont encore nécessaires.
Federico Fuentes : À la lumière des débats actuels, comment voyez-vous la place de la Chine et de la Russie dans le système impérialiste mondial d'aujourd'hui ? Et comment voyez-vous la question de la multipolarité ?
Promise Li : La multipolarité, sans l'influence des mouvements de masse anticapitalistes militants, peut n'être qu'une autre expression de l'impérialisme mondial. En effet, le néolibéralisme a persisté avec l'aide de ces nouveaux pôles. Vijay Prashad a admis en 2013 que les BRICS n'étaient rien d'autre qu'un « néolibéralisme avec des caractéristiques du Sud ». Depuis, Prashad est devenu beaucoup plus optimiste au sujet des BRICS, ce qui est très étonnant compte tenu de l'entrée récente de monarchies néolibérales autoritaires telles que l'Arabie saoudite dans les BRICS et de l'invasion ouvertement impérialiste de l'Ukraine par la Russie. Les bases d'une cohésion idéologique anti-impérialiste et anticapitaliste sont de plus en plus minces – bien moins que celles qui ont uni les élites dirigeantes lors de la conférence de Bandung [24] dans le passé – et la marge de manœuvre pour la poursuite de l'accumulation du capital est de plus en plus grande.
Les deux principaux leaders des BRICS+, la Chine et la Russie, peuvent être le fer de lance de l'indépendance économique vis-à-vis de l'Occident à certains égards. Mais ces mesures ne parviennent pas à rompre avec l'accumulation du capital. Pire encore, les BRICS+ renforcent parfois le rôle central des institutions impérialistes occidentales. La déclaration de Johannesburg II, en août, confirme l'autorité de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et du G20, et « encourage les institutions financières multilatérales et les organisations internationales à jouer un rôle constructif dans la construction d'un consensus mondial sur les politiques économiques et dans la prévention des risques systémiques de perturbation économique et de fragmentation financière ». Comme l'ont décrit les théoriciens brésiliens de la coopération antagoniste, la bourgeoisie nationale des pays dits non alignés ou « anti-impérialistes » peut lutter pour une plus grande part des bénéfices sans modifier fondamentalement le système impérialiste mondial. En ce sens, la Chine (comme la Russie) développe de plus en plus ce que Minqi Li appelle « des comportements de type impérialiste dans les pays en développement » [25], tout comme elle a certainement joué un rôle sous-impérialiste. La multipolarité, loin d'être une alternative à l'impérialisme, indique un nouveau terrain dans lequel les grandes et moyennes puissances préservent et remettent en question différents aspects de l'impérialisme occidental, chacune pour s'assurer une plus grande sphère d'influence dans le système capitaliste. Indépendamment de la question de savoir si la Chine ou la Russie sont des pays impérialistes, quelle que soit la mesure utilisée, il ne fait aucun doute que ces pays renforcent l'impérialisme mondial d'une manière ou d'une autre, plutôt qu'ils ne le contestent.
L'anti-impérialisme d'aujourd'hui doit commencer par cette reconnaissance, et non par l'espoir naïf que l'existence même de différents pôles va ouvrir un espace pour la pratique révolutionnaire. Samir Amin a lancé un avertissement à ce sujet en 2006, en déclarant que « les options économiques et les instruments politiques nécessaires devront être développés conformément à un plan cohérent ; ils ne surgiront pas spontanément dans le cadre des modèles actuels influencés par le dogme capitaliste et néolibéral » [26]. Avec la montée en puissance des BRICS+, les espaces de mobilisation permettant aux mouvements de se rassembler pour formuler des plans cohérents se sont considérablement réduits, au lieu de s'étendre, dans des pays comme la Chine, la Russie et l'Iran. Les victoires électorales de la gauche en Amérique latine soutenues par les mouvements ces dernières années – qui subissent également de nouvelles attaques de la part de la droite – ne se traduisent pas automatiquement par de meilleures conditions pour les mouvements à l'autre bout du monde. En fonction de la force des mouvements sur le terrain, la multipolarité peut conduire à des conditions de lutte meilleures que l'impérialisme américain – ou tout aussi mauvaises, voire pires. Le fait est que la multipolarité elle-même ne garantit aucune de ces réalités, c'est la relation entre les conditions objectives et l'activité réelle des mouvements qui détermine son devenir.
Federico Fuentes : Comment les tensions entre les États-Unis et la Chine ont-elles influencé la politique et les luttes à Hong Kong et au sein de la diaspora hongkongaise/chinoise aux États-Unis ?
Promise Li : La rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine a rendu beaucoup plus difficile le maintien de mouvements indépendants à Hong Kong et dans la diaspora. Le penchant pro-occidental de nombreux dissidents de ces communautés est indéniable, et la raison de ce penchant est une question complexe. Dans mes écrits, j'explore les raisons pour lesquelles de nombreux dissidents de Hong Kong sont prédisposés à l'Occident [27]. L'une d'entre elles est l'influence de générations de dissidents libéraux sinophones qui sont réfractaires à la critique de classe et soutiennent le libéralisme occidental. Une autre raison essentielle est que les tensions entre les États-Unis et la Chine ont exacerbé ce que Yao Lin appelle une politique de « guide alternatif » au sein des communautés dissidentes. Comme l'explique Lin,« l'expérience traumatisante du totalitarisme du Parti-État propulse les libéraux chinois dans un pèlerinage anti-PCC à la recherche d'images aseptisées et glorifiées des réalités politiques occidentales (en particulier américaines), ce qui nourrit à la fois leur affinité néolibérale et leur propension à une métamorphose trumpienne » [28]. La polarisation des tensions et le soutien hypocrite d'une partie de l'establishment américain aux manifestations de Hong Kong n'ont fait qu'accélérer cette attitude.
L'objectif commun des élites dirigeantes américaines et chinoises, soutenu par certains membres du camp dissident pro-démocratique, est de dissuader la croissance d'une alternative politique fondée sur la construction d'organisations de masse indépendantes vers un horizon anticapitaliste. Le principal problème n'est pas seulement que la gauche était faible et fragmentée à Hong Kong et dans la diaspora avant même que la répression ne commence en 2020, mais que pendant des décennies, les gens ont été incapables de concevoir ce que signifie une politique ou un modèle d'organisation de gauche – et encore moins socialiste (de nombreux Hongkongais associent malheureusement la « gauche » au PCC ou au Parti démocrate américain !). Cette confusion est due à l'héritage du colonialisme britannique, à l'horizon libéral de l'opposition pro-démocratique et à la trahison des principes socialistes par le PCC, mais ne peut être réduite à ces seuls facteurs. Les tensions entre les États-Unis et la Chine n'ont fait qu'exacerber ce problème, en limitant les horizons politiques des gens et en les forçant à considérer l'une ou l'autre hégémonie comme la solution politique à leurs maux.
En outre, le chauvinisme, que les deux pays alimentent en raison de cette rivalité géopolitique, renforce dangereusement la capacité des deux États à utiliser les soupçons « d'ingérence étrangère » pour réprimer les mouvements nationaux. La rhétorique et les politiques antichinoises de l'establishment américain donnent à l'État davantage de pouvoir pour limiter les libertés civiles et discriminer les Chinois et les autres communautés d'origine asiatique des États-Unis [29]. Ce n'est qu'un reflet de la façon dont la Chine a fortement étendu ses attaques contre les droits démocratiques des habitants de Hong Kong [30]. Elle utilise les lois sur la sécurité nationale pour accuser et détenir beaucoup plus de militant∙es et de gens ordinaires que ceux qui ont des liens réels avec l'État américain – sans preuves appropriées ni procédure régulière. Ainsi, les deux régimes poursuivent des objectifs impérialistes sous couvert de causes plus nobles, l'un utilisant le discours de la liberté et de la démocratie, l'autre celui de l'anti-impérialisme et de la paix.
Les tensions militaires entre les États-Unis et la Chine menacent indubitablement les moyens de subsistance des populations du monde entier. Les socialistes doivent s'efforcer de combattre les tensions géopolitiques croissantes, mais la solution ultime n'est pas non plus le fantasme selon lequel les deux régimes peuvent être amenés à coopérer pour résoudre les problèmes urgents de notre époque : le changement climatique, la montée des autoritarismes, la précarité économique, etc. La dernière fois que les régimes américain et chinois ont coopéré pacifiquement, on a assisté à la prolétarisation et à l'exploitation massives de centaines de millions de travailleurs chinois pour les marchés de consommation du Nord. Nous devons renforcer – et, dans le cas de la Chine, reconstruire – les mouvements indépendants partout dans le monde afin de poser un défi politique à ces États-nations, au lieu d'espérer « l'utopie d'un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui “atténuerait” les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes », comme l'a dit Rosa Luxemburg [31]. Ce faisant, la gauche doit se concentrer sur la construction de liens entre ceux qui résistent aux impérialismes américain et chinois, en contrant le récit fratricide de la rivalité civilisationnelle que les libéraux et les élites dirigeantes nous ont imposé.
Federico Fuentes : Vous avez critiqué les limites de la campagne « Pas de nouvelle guerre froide » promue par des sections du mouvement pacifiste et de la gauche. Pourquoi ? Quel type d'initiatives de paix la gauche devrait-elle promouvoir ? Envisagez-vous la possibilité de promouvoir une politique ou une architecture de sécurité commune qui favorise un ordre plus pacifique et coopératif tout en donnant la priorité aux besoins des petites nations par rapport à ceux des grandes puissances ?
Promise Li : L'année dernière, dans Socialist Forum, le journal des Démocrates socialistes d'Amérique, j'ai souligné les limites du cadre « Pas de nouvelle guerre froide » parce que le slogan n'offre pas de solutions concrètes pour celles et ceux qui sont confrontés à la menace de la surveillance et de la répression de la Chine, mais aussi parce que ce cadre ne nous permet pas de comprendre que l'interdépendance économique continue de structurer les relations entre les États-Unis et la Chine, en dépit des tensions géopolitiques [32]. Je ne dis pas que le discours de la guerre froide occulte complètement la dynamique actuelle : la définition que donne Gilbert Achcar de la nouvelle guerre froide [33], à savoir la volonté de guerre entre les différentes grandes puissances, est utile pour comprendre les décisions politiques et économiques des principales sections des classes dirigeantes, en particulier du complexe militaro-industriel. Mais la dynamique de l'impérialisme mondial va au-delà. Les intérêts d'autres secteurs clés du capital vont également au-delà. Comme le dit Thomas Fazi, « la plus grande résistance à la nouvelle guerre froide ne vient pas d'un mouvement pacifiste mondial, mais des conseils d'administration des entreprises occidentales » [34].
La vraie question est donc de savoir à quoi peut ressembler un mouvement pacifiste et anti-guerre capable de poser une perspective clairement anticapitaliste, sans pour autant se couper d'autres mouvements. Taras Bilous [35] et Trent Trepanier [36], entre autres, ont fait des tentatives utiles pour parler de réformes des cadres actuels de la sécurité mondiale, tels que les Nations unies (ONU). Mais une véritable politique de sécurité qui favorise la paix et protège le droit à l'autodétermination ne peut émerger qu'après une rupture révolutionnaire avec le capitalisme dans le monde entier. Pour une tâche aussi énorme, l'ingrédient le plus urgent à l'heure actuelle n'est pas de calculer un programme ou un plan exact pour cette architecture de sécurité, mais de développer au maximum les espaces pour que les mouvements indépendants se développent, se mobilisent et élaborent des solutions politiques collectivement. En ce sens, je m'inspire de l'impulsion de la féministe argentine Verónica Gago pour fonder sa conception d'une « Internationale féministe » sur la « grève féministe ». Au lieu de donner la priorité à un nouveau cadre institutionnel pour la sécurité et la responsabilité dans le système actuel, en particulier en ce qui concerne les féminicides en Amérique latine, Gago comprend qu'une « stratégie d'organisation et d'autodéfense » émerge de la capacité des masses à développer « une pratique collective qui cherche à comprendre les relations de subordination et d'exploitation » selon leurs propres termes. Une telle perspective « rejette les réponses institutionnelles qui renforcent l'isolement du problème et qui cherchent à le résoudre par le biais d'une nouvelle agence gouvernementale » [37].
Les mouvements de l'année dernière nous ont montré que la meilleure « sécurité » pour les travailleurs ne commence pas par un nouveau cadre institutionnel qui s'adapte au système capitaliste dans des conditions différentes, mais par la remise en question de la légitimité même des institutions existantes qui prétendent faussement garantir notre sécurité. C'est en se révoltant que les travailleur·es de l'usine Foxconn de Zhengzhou se sont protégés contre l'infection par le Covid-19 et les mauvaises conditions du logement, qui leur étaient imposées par des entreprises travaillant avec l'approbation du gouvernement local pour les enfermer dans leurs lieux de travail sous couvert de contrôle de la pandémie. En 2018, c'est en marchant sur Quito que des militants indigènes ont résisté à la tentative du gouvernement équatorien, menée en collaboration avec des sociétés minières chinoises et des entreprises étatsuniennes, de violer la souveraineté de leurs terres en Amazonie.
L'initiative de paix la plus efficace ne peut être menée qu'en renforçant les mouvements nationaux contre leur bourgeoisie dirigeante, des États-Unis à la Chine, et non en considérant le travail contre la guerre et pour la paix comme une simple question d'amélioration des institutions de sécurité mondiale ou en s'opposant à un belliciste aux dépens des autres. À un moment donné, la gauche a besoin d'un programme politique unifié et cohérent derrière lequel les mouvements peuvent se rallier et identifier un cadre de sécurité mondiale au-delà de la domination du capital. En attendant, nous devons restaurer la conscience politique des peuples du monde entier avant de pouvoir parler d'unité programmatique sur ces bases.
Federico Fuentes : Voyez-vous des possibilités de construire des ponts entre les luttes anti-impérialistes au niveau international, en tenant compte du fait que les mouvements locaux ont différentes grandes puissances comme ennemi principal et peuvent donc chercher un soutien (même une aide militaire) auprès de différents pays impérialistes ? La gauche peut-elle adopter une position de non-alignement avec les blocs (neutralité) sans renoncer à la solidarité ? En résumé, à quoi devrait ressembler l'anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle ?
Promise Li : Absolument – la raison pour laquelle je tiens à souligner la persistance de l'interdépendance inter-impériale ou inter-capitaliste dans le système impérialiste mondial, malgré la montée des rivalités géopolitiques, est que cette analyse nous fournit directement des pistes concrètes pour une solidarité internationale de gauche. Comprendre l'économie mondiale comme une unité antagoniste permet aux mouvements de découvrir les lieux où les différentes puissances ou institutions impérialistes restent inextricablement liées. En concevant des campagnes ciblant ces lieux, les mouvements peuvent proposer une alternative aux solutions militaristes promues par les élites dirigeantes américaines, chinoises, russes et autres. Par exemple, un vaste mouvement antimondialisation contre les institutions néolibérales multilatérales serait la clé d'un anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle. Le FMI compte les États-Unis et la Chine parmi deux des trois membres disposant du plus grand nombre de voix, qui collaborent régulièrement. Ainsi, la Chine a discrètement approuvé les décisions prises par les États-Unis en matière de climat, de commerce et d'autres politiques au sein d'organismes internationaux [38]. Une véritable campagne contre ces institutions irait à l'encontre du campisme, qui pose une fausse alternative entre le bloc occidental et les champions de la multipolarité – tous étant de connivence.
Les campagnes conjointes contre le FMI, BlackRock et Vanguard peuvent fournir de nouvelles bases pour sortir de l'impasse entre les différents mouvements anti-impérialistes souvent opposés les uns aux autres, tout en offrant une alternative claire aux formes libérales de mobilisation. Les appels à l'abolition par le FMI de la dette ukrainienne ou à au rejet des accords néolibéraux conclus par le président ukrainien Volodymyr Zelensky avec BlackRock pour la reconstruction de l'Ukraine après la guerre sont compatibles avec des campagnes similaires menées dans d'autres régions du Sud, telles que le Sri Lanka. Pour prendre un autre exemple, nous devrions également reconnaître que la stabilité économique de la Chine repose en partie sur son vaste marché d'importation en Israël et que Israël, en retour, dépend fortement des importations chinoises pour le développement de ses infrastructures. La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en solidarité avec la résistance palestinienne bénéficierait en fait du soutien de ceux qui résistent à l'État chinois à l'étranger. D'autre part, l'approfondissement des relations entre les deux mouvements, qui se chevauchent peu actuellement, peut offrir aux Chinois, aux Hongkongais et aux autres communautés dissidentes de la diaspora des moyens concrets de résister à l'État chinois, mais au-delà des solutions proposées par la droite extrémiste. En cultivant la solidarité entre des campagnes souvent considérées comme distinctes, on se renforce mutuellement dans la pratique. Elle peut offrir de réelles alternatives au militarisme occidental sans minimiser les menaces d'autres impérialistes tels que la Chine et la Russie. L'idée maîtresse qui sous-tend ces suggestions est que la gauche doit articuler des revendications et des campagnes pratiques susceptibles d'orienter les masses vers un horizon révolutionnaire distinct de celui des libéraux. Les slogans abstraits de « solidarité internationale de la classe ouvrière par en bas » ne suffiront pas. Nous ne devons pas rejeter la possibilité de coalitions larges sur certaines questions avec d'autres groupes au-delà de la gauche, mais nous devons nous concentrer sur la construction de campagnes qui peuvent renforcer l'indépendance politique de la gauche.
Celles et ceux qui luttent pour le socialisme devraient défendre le droit des mouvements de libération nationale contre les forces étrangères à demander des armes partout où ils le peuvent, tout comme les socialistes l'ont fait lorsque les républicains espagnols ont demandé des armes aux États capitalistes contre le régime fasciste pendant la guerre civile espagnole. Dans le même temps, nous devons reconnaître que les pays occidentaux militarisent l'Ukraine et Taïwan, par exemple, pour augmenter massivement leurs budgets militaires impérialistes. Quelle que soit la position de chacun sur le fait que les Ukrainiens reçoivent des armes de l'Occident, il devrait être clair que la question des armes ne devrait pas être l'horizon ultime de la solidarité internationale de la gauche. Les libéraux bellicistes appellent à une augmentation des livraisons d'armes à l'Ukraine, et la gauche doit réfléchir à la manière dont nos organisations peuvent se distinguer d'eux, et ne pas se contenter de suivre les libéraux et de faire pression sans esprit critique pour plus d'armement. Nous pouvons soutenir le droit des Ukrainiens à réclamer des armes, de même que nous nous opposons à toute tentative des impérialistes occidentaux d'utiliser l'assistance défensive et humanitaire à l'Ukraine comme excuse pour augmenter les budgets et les infrastructures militaires. En revanche, ceux qui concentrent tous leurs efforts sur l'opposition aux livraisons d'armes, sans travailler concrètement à soutenir la lutte d'autodéfense de l'Ukraine et à la relier à d'autres luttes de libération, ne font pas de l'anti-impérialisme. Le slogan de Karl Liebknecht « l'ennemi principal est à l'intérieur » ne signifie pas qu'il faille renier la responsabilité socialiste fondamentale de la solidarité internationale avec les peuples opprimés qui luttent contre d'autres ennemis à l'étranger. Il est de la responsabilité de la gauche de s'opposer à la fois aux budgets militaires impérialistes dans son propre pays et de découvrir d'autres moyens d'étendre la solidarité à l'étranger.
Promise Li, militant socialiste de Hong Kong, actuellement à Los Angeles, est membre des organisations socialistes américaines Tempest et Solidarity. Il est actif dans la solidarité internationale avec les mouvements de Hong Kong et de Chine, dans l'organisation des locataires et de la lutte contre la gentrification dans le quartier chinois de Los Angeles, et dans l'organisation des travailleurs diplômés de base.
Federico Fuentes écrit régulièrement pour les journaux australiens Green Left Weekly et LINKS International Journal of Socialist Renewal. Il est co-auteur (avec Roger Burbach et Michael Fox) de Latin America's Turbulent Transitions : The Future of Twenty-First-Century Socialism, Zed Books, London-New York 2013. Cet entretien a été d'abord publié le 14 septembre 2023 par LINKS International Journal of Socialist Renewal : https://links.org.au/us-china-rivalry-antagonistic-cooperation-and-anti-imperialism-21st-century (Traduit d'anglais par JM)
Publié dans Inprecor n°713, Octobre 2023
[1] V.I. Lénine (1916), L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, « IX. La critique de l'impérialisme » :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
[2] Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, ch. 31 : https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_31.htm
[3] N.I. Boukharine (1915), L'économie mondiale et l'impérialisme, Anthropos, Paris 1967, p. 52 :https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1915/00/Economie%20Mondiale%20et%20Imperialisme.pdf
[4] Minqi Li, « China : Imperialism or Semi-Periphery ? », Monthly Review, 1er juillet 2021 :https://monthlyreview.org/2021/07/01/china-imperialism-or-semi-periphery/
[5] Michael Roberts, « IIPPE 2021 : imperialism, China and finance » : https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/
[6] John Smith & Federico Fuentes, « Twenty-first century imperialism, multipolarity and capitalism's “final crisis” », LINKS International Journal of Socialist Renewal, 1er août 2023 : https://links.org.au/twenty-first-century-imperialism-multipolarity-and-capitalisms-final-crisis
[7] https://en.kremlin.ru/events/president/news/66181
[8] Op. cit. Note 1.
[9] Rohini Hensman, « Socialist Internationalism and the Ukraine War », https://www.historicalmaterialism.org/blog/socialist-internationalism-and-ukraine-war
[10]. V.I. Lénine (1914), Du droit des nations à disposer d'elles mêmes : https://www.bibliomarxiste.net/auteurs/lenine/du-droit-des-nations-a-disposer-delles-memes/2-position-historique-concrete-de-la-question/
[11] V.I. Lénine (1915), La faillite de la IIe Internationale : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500g.htm
12. V.I. Lénine (1916), La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/01/19160100.htm
[13] Op. cit. Note 10.
[14] Ernest Mandel, Sur la Seconde Guerre mondiale, La Brèche, Paris 2018.
[15] N. Boukharine (1920), Économique de la période de transition : https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1920/boukh_trans_prs.htm
[16] https://www.marxists.org/portugues/tematica/livros/diversos/polop.htm
[17] Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba, « Western Imperialism and the Role of Sub-imperialism in the Global South », CADTM, 13 janvier 2021 : https://www.cadtm.org/Western-Imperialism-and-the-Role-of-Sub-imperialism-in-the-Global-South
[18] https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2016/09/09/world-bank-group-new-development-bank-lay-groundwork-for-cooperation
[19] Patrick Bond, « Brics joins the reigning worl order », Mail&Guardian 31 mars 2017 : https://mg.co.za/article/2017-03-31-00-brics-joins-the-reigning-world-order/
[20] Voir : https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/18681026231188140 ainsi que :https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/anti.12725
[21] https://crudeaccountability.org/the-caspian-pipeline-consortium-russian-and-western-accountability-in-the-oil-and-gas-sector-during-wartime/
[22] Tithi Bhattacharya & Gareth Dale, « Is BRICS+ an Anti-Colonial Formation Worth Cheering From the Left ? Far From It »,Truthout 13 septembre 2023, https://truthout.org/articles/is-brics-an-anti-colonial-formation-worth-cheering-from-the-left-far-from-it/
[23] Yassin al-Haj Saleh, « The Liquid Imperialism That Engulfed Syria », New Lines Magazine, 7 septembre 2023 :https://newlinesmag.com/argument/the-liquid-imperialism-that-engulfed-syria/
[24] Première conférence des pays non alignés, en avril 1955.
[25] Op. cit. Note 4.
[26] Samir Amin, Beyond US Hegemony : Assessing the Prospects for a Multipolar World, Zed Books, London-New York 2006.
[27] Promise Li, « From the “Chinese National Character” Debates of Yesterday to the Anti-China Foreign Policy of Today », Made in China, 8 mars 2022 : https://madeinchinajournal.com/2022/03/08/from-the-chinese-national-character-debates-of-yesterday-to-the-anti-china-foreign-policy-of-today/
[28] Lin Yao, « Beaconism and the Trumpian Metamorphosis of Chinese Liberal Intellectuals », Journal of Contemporary China, vol. 30, n°127, pp. 85–101.
[29] Promise Li, « The US Government Is Ramping Up an Anti-China Witch Hunt », Jacobin, 26 juillet 2023 :https://jacobin.com/2023/07/us-government-anti-china-mccarthyism-biden-administration-house-select-committee
[30] « Explainer : Hong Kong's national security crackdown – month 38 », Hong Kong Free Press du 2 septembre 2023 :https://hongkongfp.com/2023/09/02/explainer-hong-kongs-national-security-crackdown-month-38/
[31] Rosa Luxemburg (1913), Critique des critiques :https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/00/rl_19130000a_f.htm
[32] Promise Li, « China, the Chinese Diaspora, and Internationalism from Below », Socialist Forum, spring 2022 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/spring-2022/china-the-chinese-diaspora-and-internationalism-from-below/
[33] Gilbert Achcar, The New Cold War – The United States, Russia, and China from Kosovo to Ukraine, Haymarket Books, Chicago 2023.
[34] Thomas Fazi, « The capitalist are revolting over China », UnHerd, 6 juin 2023 : https://unherd.com/2023/06/the-capitalists-are-revolting-over-china/
[35] Taras Bilous, « Une lettre de Kiev à une gauche occidentale », À l'encontre, 26 février 2022 :https://alencontre.org/laune/ukraine-une-lettre-de-kiev-a-la-gauche-occidentale.html
[36] Trent Trepanier, « Taiwan and Self-Determination as a Core Principle », Socialist Forum, winter/spring 2023 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/winter-spring-2023/taiwan-and-self-determination-as-a-core-principle/
[37] Verónica Gago, « Theses on the Feminist Revolution », Verso blog, 7 décembre 2020 : https://www.versobooks.com/en-gb/blogs/news/4935-theses-on-the-feminist-revolution
[38] Michael Hudson, Patrick Bond, « China – a sub-Imperial ally of the West ? », Brave New Europe, 5 avril 2022 :https://braveneweurope.com/michael-hudson-patrick-bond-china-a-sub-imperial-ally-of-the-west
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« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

Érosion de l'hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l'hyperpuissance américaine, est en train de s'effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l'Europe s'aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l'affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l'aide de Laëtitia Riss.
26 novembre 2023 | tiré de la lettre Le Vent Se Lève (LVSL) | Photo : Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim
https://lvsl.fr/la-guerre-economique-prepare-la-guerre-militaire-entretien-avec-peter-mertens-ptb/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=Newsletter_Derniers_Articles&utm_medium=email
Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d'analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l'élaboration de ce livre ?
Peter Mertens – J'ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d'autres membres, j'ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.
Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c'est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j'en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l'étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d'aujourd'hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.
« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »
C'est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j'ai pu écrire ce livre, qui n'est pas juste un projet individuel. Je m'appuie aussi sur le service d'étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m'ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l'OTAN et de l'Organisation Mondiale du Commerce.
LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu'à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l'hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s'aligner sur la position américaine ?
P. M. – Le titre du livre vient d'une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d'affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l'abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l'invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d'entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l'importance de la souveraineté.
Toutefois, concernant les sanctions, ils n'ont pas suivi Washington. C'est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n'ont aucun effet sur le régime politique en place.
Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l'eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J'ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j'ai constaté des moments de fractures profonds avec l'Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l'Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c'est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l'argent public et a eu pour conséquence l'austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l'hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.
LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s'interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d'autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu'elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?
P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C'est à ce moment-là que l'idée des BRICS est réellement née, bien qu'il existe également d'autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C'est pour cela qu'ils ont créé une banque d'investissement dirigée par Dilma Rousseff, l'ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.
Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L'usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu'elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l'Argentine, l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Ethiopie, l'Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C'est un vrai saut qualitatif.
« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003. »
De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J'en citerai encore deux autres. D'abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.
Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l'impact est potentiellement le plus important. L'axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n'importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB
LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d'une puissance technologique redoutable, qu'ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d'échapper à l'emprise des États-Unis en matière technologique ?
P. M. – Je pense qu'il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l'époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l'URSS s'est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J'emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l'OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.
Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l'invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D'après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l'objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l'exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.
« Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »
Les États-Unis sont inquiets de l'avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d'entre eux. Les États-Unis ne l'ont pas vu venir. C'est pour cela qu'ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l'affirme de manière assez transparente : « C'est fini le globalisme d'avant ; il faut du protectionnisme ; c'est fini avec le néolibéralisme ; c'en est fini avec l'accès de la Chine au marché international. »
On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l'infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c'était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l'arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d'innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c'est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l'électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.
LVSL – Hormis cette opposition à l'hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l'Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d'un groupe aussi hétérogène ?
P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C'est une association de pays strictement pragmatique, car c'est comme ça que l'ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l'impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.
Je ne suis évidemment pas dupe. L'Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d'extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l'assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l'histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.
De même en Arabie Saoudite : c'est le despotisme total. Il n'y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n'empêche que l'entrée de l'Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l'Arabie Saoudite d'avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l'Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c'est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l'échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu'elle défie l'unilatéralisme et l'hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.
« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C'est un mécanisme néocolonial ! »
Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l'Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n'est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.
LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l'histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d'espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l'économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l'altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?
P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d'autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l'exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d'obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu'à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l'Europe. C'est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n'est pas un emprunt socialiste mais au moins c'est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n'est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.
Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C'est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l'agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu'il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l'ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l'Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d'interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.
« L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »
LVSL – L'Union européenne tend à s'aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu'affirment nos dirigeants. S'ils prétendent réguler l'action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l'Union européenne ?
P. M. – Ce qui s'est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l'économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d'euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l'ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d'administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s'agit d'un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l'Allemagne et la Russie, plutôt que d'agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.
Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l'Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l'Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s'est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l'Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d'attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d'importantes subventions et remises d'impôts. La réaction de l'Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n'émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C'est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l'Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d'euros de marchandises chaque année ! J'ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l'instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d'accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l'Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j'espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.
Bien sûr, je n'ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d'austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c'est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.
LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l'encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l'Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu'il soit possible de réorienter l'Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?
P. M. – Ma position sur cette question est liée à l'histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d'État-tampon entre l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n'existe pas ! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l'échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d'échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l'Europe pour créer une rupture au sein de l'Union Européenne.
Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J'en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l'extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s'inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l'extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l'extrême-droite s'appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n'existe pas et l'immigration va nous détruire.
« Face à l'extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »
Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d'appui. Comme la grève des ouvriers de l'automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c'est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n'est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.
Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d'attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l'on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.
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Argentine : l’instant du danger

Avec l'élection de Javier Milei, difficilement imaginable il y a quelques mois seulement, l'Argentine se retrouve en terre inconnue. Cela contraint la gauche – en Argentine et au-delà – à construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Il est important en outre de souligner qu'une victoire électorale de l'extrême droite libertarienne ne signifie pas que les mouvements populaires sont vaincues une fois pour toutes. Une grande bataille sociale et politique nous attend.
La percée inattendue de Milei lors des primaires d'août dernier avait fait l'objet d'analyses approfondies dans nos colonnes par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, Claudio Katz, et Martin Mosquera. Nous avons également publié une analyse, par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, de sa victoire récente.
27 novembre 2023 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/argentine-milei-instant-danger/
***
Nous nous sommes réveillés et le dinosaure était toujours là, menaçant. Le seul point positif de ce scénario cauchemardesque est que l'incertitude est levée. Nous savons maintenant que nous entrons dans l'ère – que nous espérons très brève – de La Libertad Avanza (LLA : La liberté avance, formation de Javier Milei). La victoire éclatante de Milei, avec 12 points d'écart sur le ministre de l'économie du gouvernement sortant Sergio Massa, a été non seulement une surprise (car la plupart des sondages prévoyaient un résultat beaucoup plus serré) mais aussi la confirmation que le tremblement de terre des élections primaires du 13 août n'était pas un accident mais l'expression de mouvements tectoniques d'ampleur, qui sont en train de transformer radicalement le territoire politique de l'Argentine.
L'affaissement des bastions péronistes
Avec un taux de participation de 76,3 % (légèrement supérieur à celui du premier tour), Milei et sa candidate à la vice-présidence, Victoria Villarruel, défenseure de la dictature militaire, ont obtenu 55,69 % (14 476 462 voix), tandis que Massa et son candidat à la vice-présidence, Agustín Rossi, chef de cabinet de plusieurs ministres, ont à peine atteint 44,31% (11 516 142 voix). La LLA n'a perdu que dans trois des 24 circonscriptions nationales : Santiago del Estero, Formosa et la province de Buenos Aires. Mais même là, dans le territoire où le gouverneur Axel Kicillof [ancien ministre de l'économie et figure de l'aile gauche du péronisme] avait remporté en octobre sa réélection dès le premier tour, avec 45% des voix, la modestie du transfert de voix des autres forces politiques vers Massa s'est confirmée. Celui-ci a dépassé les 50% seulement de quelques dixièmes de point dans ce bastion péroniste historique.
Au-delà de la conurbation métropolitaine, où le ticket du parti au pouvoir a réussi à s'imposer (bien que sans une participation massive pour compenser la faible performance dans le reste des districts), la majorité des 135 municipalités de Buenos Aires a été remportée par Milei. Même dans les quelques municipalités remportées par le péronisme (Baradero, San Fernando, General Rodríguez, Marcos Paz, Presidente Perón, San Vicente, Berisso, Ensenada et General Guido), ce fut toujours avec une faible marge, n'atteignant 60 % que dans un seul cas.
La candidature de Milei a réussi à capter non seulement les 6 millions de voix qui, au premier tour, étaient allées à Patricia Bullrich (laquelle, après sa défaite, a soutenu, avec l'ancien président Mauricio Macri, le candidat libertarien), mais aussi une bonne partie de celles obtenues en octobre par Juan Schiaretti [gouverneur de Cordoba]. Les cartes électorales au niveau national et de la province de Buenos Aires confirment non seulement la débâcle du péronisme mais aussi le basculement quasi incontesté des voix de la droite traditionnelle vers la LLA. Même les partisans du radicalisme (Unión Cívica Radical, UCR, formation de centre-droit) n'ont pas hésité à parier sur « le changement ».
Malgré l'appel au vote blanc lancé par la majeure partie de l'UCR, un secteur du PRO [droite], la Coalition Civique et la grande majorité de l'aile gauche du FIT-U [coalition d'extrême-gauche trotskiste], cette option a atteint à peine 1,6 %, ce qui témoigne d'un très faible niveau de discipline électorale. Les spéculations sur la « limite » politique du soutien que pouvait espérer un candidat aussi peu présentable que Milei, qui ne s'est jamais lassé de remettre explicitement en question toutes les prémisses démocratiques et même des références historiques telles que Raúl Alfonsín [premier président après la chute de la dictature 1983-1989], se sont révélées absolument erronées en ce qui concerne un conservateur prétendument démocratique, surtout au sein de l'UCR. L'anti-péronisme atavique des classes moyennes, qui ont voulu se présenter, à un moment donné, comme plus étroitement liées à certaines conquêtes libérales et démocratiques, a une fois de plus démontré qu'il ne connaissait pas de limites, comme il l'avait fait pendant la dictature.
Les élections de dimanche ont également confirmé la règle selon laquelle un gouvernement ne peut être réélu dans une situation de crise économique aussi profonde que celle que connaît actuellement l'Argentine. Le mirage d'un ministre de l'économie responsable d'une inflation de 140%, qui a pu apparaître comme un candidat compétitif au premier tour des élections, s'est évanoui dès les premiers décomptes de voix de dimanche. La stratégie de Massa, qui consistait à renforcer le seul candidat contre lequel il voyait une chance de victoire (en garantissant la structure, le financement et même des candidats pour les listes de LLA), et à parier sur un vote de rejet dans lequel les préoccupations démocratiques l'emporteraient sur la dégradation de la situation économique, n'a finalement pas été le grand « coup de maître » que certains attendaient, mais une aide décisive à l'ascension du monstre qui détient maintenant les rênes de l'État.
Une profonde recomposition sociopolitique
Les appels des organisations politiques historiques comme le péronisme, le radicalisme ou la gauche n'ont toutefois pas été les seuls à échouer. La crise profonde de la représentation est également confirmée par le fait que, davantage sans doute que dans tout autre campagne électorale, on a assisté ces derniers mois à une vague de prises de position contre Milei de la part de toutes sortes de groupes (fans de Star Trek, fans de Taylor Swift, otakus (personnes qui restent constamment chez elles pour pratiquer leur loisir préféré), Sandro's Babes, géographes, caricaturistes, intellectuels et presque tout le mouvement syndical, pour n'en citer que quelques-uns) sans que cela ait un impact significatif sur le vote. L'élect.eur.rice de Milei apparaît comme un sujet beaucoup plus autonome, disposant sans doute d'interactions à travers les réseaux sociaux, mais sans autres appartenances organiques auxquelles il ou elle puisse réagir. L'historien Ezequiel Adamovsky analyse en partie ce phénomène lorsqu'il identifie la fragmentation sociale croissante et le renforcement de l'individualisme comme les prémisses de l'émergence de la nouvelle droite dans le monde.
La droitisation d'un secteur de la société argentine est incontestable. Même s'il est évident qu'on ne peut affirmer que les quelque 15 millions d'électeurs de Milei partagent entièrement son idéologie antidémocratique, il est indéniable qu'il existe un important militantisme de droite (en particulier parmi les jeunes) que nous n'avons jamais vu au cours des 40 dernières années de démocratie. Bien que depuis 1983, nous ayons eu des candidats d'extrême droite qui, à différents moments, ont réussi à triompher aux élections locales (Antonio Bussi, Luis Patti, Aldo Rico, etc.), ils sont apparus comme des vestiges rassis et réactionnaires de la dictature plutôt que comme des forces de renouveau, susceptibles d'enthousiasmer les jeunes et de former des militants et des cadres pour diffuser leur idéologie dans toutes les couches de la société. Aujourd'hui, le discours réactionnaire de l'ultra-droite n'est plus l'apanage de vieux nostalgiques, il s'est enraciné jusque dans les quartiers les plus populaires du pays, dans les secteurs des travailleurs informels, des travailleur.ses indépendant.es et des élèves des écoles publiques.
Les libertariens ont réussi ce miracle en partie en profitant du scénario très particulier de la pandémie, dont nous n'avons pas encore réussi à analyser rigoureusement les conséquences subjectives. Il va sans dire qu'il s'agit d'une droite réfractaire au dialogue et très encline à basculer dans la violence. Depuis les années 1970, la politique nationale n'a jamais été marquée par le niveau d'insultes, de menaces et de violence qui a caractérisé cette campagne. Une nouvelle droite s'est installée et les niveaux de confrontation discursive et même physique augmenteront certainement au cours de la prochaine étape. L'exceptionnalité de l'Argentine en tant que « pays sans droite » est révolue, ce qui est un signe supplémentaire de la fin du cycle que nous vivons.
Sans entrer dans l'analyse détaillée des transformations sociales qui sous-tendent la victoire de Milei (la détérioration économique soutenue, la fragmentation sociale, la division sectorielle de la classe ouvrière et le clivage entre salariés formels et informels, la grave crise de la représentation, la crise historique de l' » identité péroniste « , etc.), il semble clair que ce résultat électoral exprime aussi un phénomène structurel de perte de capacité d'action collective des travailleurs. Les urnes ont montré des changements fondamentaux dans les rapports de force, qui approfondissent la démobilisation sur laquelle les principales coalitions politiques et leurs homologues syndicaux ont parié depuis 2018, en dépolitisant le conflit, en décourageant la mobilisation de rue et en misant sur la négociation syndicale sectorielle. Comme le souligne Adrián Piva, cette stratégie a « désarmé les travailleurs face à la mobilisation politique de droite » et limité « les possibilités d'articuler le mécontentement et la protestation », laissant un champ d'action fertile aux forces de droite.
Naviguer en eaux inconnues
A partir de maintenant, nous sommes en terra incognita, avec l'obligation de construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Nous sommes face à un scénario dans lequel le péronisme est à nouveau confronté au défi de se réinventer pour continuer à être un acteur central de la politique argentine. Il semble évident qu'au cours de la prochaine étape, l'hégémonie transitoire des Kirchneristes risque d'être diluée et de céder la place à de nouveaux leaderships, avec, très probablement, Axel Kicillof dans une position clé.
D'autre part, il faut s'attendre à une migration massive du personnel politique vers LLA, même de la part des secteurs de Juntos por el Cambio [coalition de la droite traditionnelle] qui ont résisté au premier appel de Milei. Il est plus difficile de prédire ce que le radicalisme et les secteurs plus centristes de la politique nationale feront dans la prochaine étape, et s'ils chercheront à construire un nouvel espace à partir duquel l'UCR tentera de se reconstruire en tant qu'acteur indépendant – une perspective qui doit affronter la difficulté que pose le relâchement du lien avec les bases historiques de ce courant.
Quoi qu'il en soit, et au-delà des spéculations sur le futur, il ne fait aucun doute que nous sommes confrontés au danger réel d'une offensive qui, après plus de deux décennies de tentatives infructueuses, pourrait enfin résoudre l' « impasse hégémonique » qui caractérise la société argentine. Son succès signifierait la rupture avec cette configuration dans laquelle la classe ouvrière et ses alliés ont réussi à stopper les réformes les plus régressives impulsées par la bourgeoisie, mais sans progresser avec un programme propre, face à un capitalisme qui ne parvient pas non plus à imposer les transformations fondamentales dont il a besoin pour relancer un nouveau cycle d'accumulation. Il est certain que nous assisterons à une nouvelle tentative, semblable à celle de Macri [président de droite de 2015 à 2919], d'infliger une défaite prolongée à la classe ouvrière, comme l'a fait dans les années 1980 une Margaret Thatcher tant admirée par Javier Milei. Cette fois-ci, l'offensive se déclenchera sur une société meurtrie et fatiguée par des années de débâcle économique et de reflux politique. Mais la capacité de réaction et de résistance de ce peuple nous a surpris plus d'une fois.
Les prochains jours nous donneront probablement quelques indices sur l'avenir, qui dépendent du succès du pari des vainqueurs de profiter des 20 prochains jours – jusqu'à l'entrée en fonction de Milei – pour déclencher une course brutale du taux de change qui facilitera l'application des mesures de choc qu'ils ont déjà anticipées. Faisant siennes les promesses de Macri pour un second mandat qui n'a jamais eu lieu (« faire la même chose mais plus vite »), Milei a déjà anticipé dans son premier discours d'après le second tour qu'il n'y aurait pas le moindre gradualisme. Il ne reste plus qu'à voir quelle part de son programme brutal de transformation du pays il est prêt à essayer de mettre en œuvre d'emblée et s'il sera capable de transformer son énorme base électorale en un soutien actif à ces transformations. En outre, il sera nécessaire d'analyser attentivement les nouvelles configurations parlementaires qui peuvent ou non lui garantir une présidence capable d'aller de l'avant sans s'appuyer seulement sur des décrets d'urgence. Il en sera de même concernant les secteurs du péronisme (gouverneurs et maires) susceptibles de lui permettre un cadre de « gouvernabilité » au cours de la première phase de son mandat.
Dans ce pays, la résistance de multiples secteurs sociaux peut presque être considérée comme acquise, mais il est clair que des dizaines de batailles nous attendent sur différents fronts. Et la perspective improbable d'une remontée plus ou moins rapide des salaires renforcera probablement cette résistance.
Un résultat électoral ne suffit pas à vaincre les secteurs populaires. Le coup a été dur, mais il n'implique pas une défaite fondamentale. Au cours de la prochaine étape, il s'agira donc de travailler avec la plus grande ampleur, la plus grande créativité et la plus grande unité d'action pour l'empêcher et pour préparer la contre-offensive. Compte tenu du risque de perdre pour longtemps nos meilleures traditions de lutte intransigeante et de défense des droits humains, nous sommes confrontés à la nécessité de les saisir lorsqu'elles clignotent « dans un instant de danger », comme le disait Walter Benjamin. Et nous avons vécu peu de moments aussi dangereux que celui-ci.
*
Pedro Perucca est sociologue, journaliste, rédacteur en chef de la revue Sonámbula et membre du « Proyecto Synco », un observatoire de science-fiction, de technologie et de prospective. Cet article est initialement paru le 21 novembre 2023 dans Jacobin America Latina.
Traduction Contretemps.
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