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LES ANARCHISTES DANS LA VILLE – Chris Ealham. Notes de lecture
Chris Ealham, né en 1965 dans le Kent en Angleterre, demeure un auteur incontournable pour une analyse approfondie de l’anarchisme catalan, notamment à Barcelone. Il est formé intellectuellement et politiquement dans le contexte du mouvement punk, des luttes antifascistes et de l’opposition aux politiques néolibérales de Margaret Thatcher. Se présentant comme libertaire, il s’intéresse particulièrement à la révolution espagnole qu’il considère comme « la plus profonde de l’histoire de l’humanité dans le domaine participatif »[1]. Dans le sillage de Paul Preston, historien de gauche spécialiste de la Guerre d’Espagne, Ealham pratique une « histoire par le bas » interdisciplinaire qui mobilise les champs de l’anthropologie, de la géographie et de la psychologie. Cherchant à combler les manques de l’histoire politique et sociale, il développe la « spatialité de l’histoire », avec une focale sur l’espace public qui joue un rôle crucial pour les mouvements sociaux, en les influençant, mais aussi en augmentant leur pouvoir lors de la conquête de ces espaces. Le livre Les anarchistes dans la ville, traduit en 2020 par l’éditeur marseillais Agone, est la version française du livre Class, Culture and Conflict in Barcelona, 1898-1937 paru originellement en 2005, puis réédité en 2010. L’ouvrage vise à montrer l’agentivité des bases militantes de l’anarchisme catalan qui n’obéirent pas aveuglément aux directions des différentes organisations libertaires, mais forgèrent leur propre destin.

Dans le premier chapitre, l’enquête débute en 1898, alors que Barcelone est en pleine croissance démographique et industrielle. Dans ce contexte, les élites catalanes rêvent de créer une ville interclassiste où régnerait l’unité et l’égalité. Ce plan utopique est voué à l’échec à cause des forces non réglementées du marché, de la spéculation foncière et de la corruption qui contribuent à renforcer la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie dans l’espace urbain. La classe ouvrière est entassée dans de petits logements insalubres avec des loyers qui ne cessent d’augmenter, ce qui pousse un nombre grandissant de citadin·e·s dans la rue. Pour leur part, les migrant·e·s qui affluent vers Barcelone sont présenté·e·s par les idéologues bourgeois comme des « intru·e·s » qui importent des valeurs « anti-catalanes ». Suivant une logique discursive raciste, socio-darwiniste et colonialiste, ceux-ci sont dépeint·e·s comme des personnes inaptes, vivant dans un « barbarisme primitif ».
Chez les élites catalanes, l’utopie urbaine cède le pas à une contre-utopie ancrée dans une phobie des attentats à la bombe et des « désordres » liés aux différentes grèves générales qui caractérisent le climat social barcelonais. L’idéalisme utopique d’une société pacifiée est rapidement remplacé par une philosophie urbaine explicitement répressive et par une militarisation du contrôle de l’espace. Ce nouveau projet urbain conservateur est incarné par le célèbre architecte Antonio Gaudí qui développe la ville dans un souci de contraindre les comportements de la classe ouvrière à l’extérieur des lieux de travail. Ainsi, les classes bourgeoises développent une vision manichéenne entre le « bon » ouvrier – respectable, sobre, économe et travaillant – et le « mauvais » ouvrier – alcoolique, criminel, syphilitique et paresseux. La militarisation de la ville rend impossible une résolution pacifique des conflits sociaux. Au début des années 1920, le pistolerismo fait craindre le pire aux classes moyennes et bourgeoises qui accueillent à bras ouverts la dictature de Primo de Rivera en 1923 et la « sécurité militaire » qu’elle propose.
Dans le deuxième chapitre, Ealham présente « l’autre ville », soit la ville ouvrière. On y aborde le processus d’urbanisation désordonné dans les barris (quartiers) prolétariens qui comptent sur des services municipaux insuffisants. Les milieux de travail ne sont guère sécuritaires et les salaires ne suivent pas l’inflation galopante. Abandonnées par les autorités, les classes populaires développent une « solidarité des opprimé·e·s » entre les familles des quartiers afin de compenser la carence de services sociaux propres au capitalisme du début du XXe siècle. La culture ouvrière engendre une dynamique où les « crimes sans victimes » sont approuvés par les communautés dans une affirmation du « droit à la vie » qui justifie bien des moyens. L’opposition à l’État se manifeste souvent par une résistance violente à la police et par le constat que l’appareil législatif joue le rôle de gardien des différences de classe. Cette résistance non théorisée contre le « système » se transforme progressivement en conscience de classe révolutionnaire grâce à l’implantation des ateneus dans les barris, des écoles ouvrières pour former les classes populaires à la pensée critique, à l’anticléricalisme et à l’anticapitalisme.



Dans ce contexte, une tendance anarchiste individualiste gagne de l’influence à Barcelone au début du XXe siècle. Cependant, le mouvement manque de cohérence, en réponse de quoi est créée l’organisation syndicale régionale de Solidaridad Obrera en 1907, rapidement suivie d’une organisation nationale en 1910, la Confederación Nacional del Trabajo (CNT). La nouvelle confédération possède une structure souple et décentralisée pour éviter les pratiques bureaucratiques du syndicalisme réformiste. Les structures informelles des barris sont peu à peu intégrées à ces assemblées syndicales. Le nombre d’adhérent·e·s de la CNT monte en flèche à la suite d’une série de grèves générales en 1917 et en 1919. En outre, les anarcho-syndicalistes incluent les sans-travail et les groupes marginalisés de Barcelone dans leurs rangs, contribuant à leur popularité dans les quartiers les plus pauvres. Leur ancrage dans les barris permet à l’organisation de résister aux nombreux passages de la légalité à la clandestinité au courant du XXe siècle. Incontestablement, la CNT constitue l’organisation syndicale et politique la plus influente au sein du prolétariat barcelonais.
Le troisième chapitre présente le projet de « ville républicaine » défendue par l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui lui vaut un appui massif aux élections municipales d’avril 1931. La « ville jardin » de Macià laisse entrevoir un avenir plus radieux pour les classes populaires. Mais ces promesses déçoivent rapidement avec l’instauration d’une « république de l’ordre » répressive et militarisée. La « paix sociale » promise par l’ERC se traduit plutôt par une augmentation considérable du ratio de policiers par habitant. L’espoir que la Guardia Civil, rétrograde et impitoyable, soit dissoute, se bute à un refus des autorités. À cela s’ajoute la création du corps des Guardias de Asalto qui applique une nouvelle méthode répressive « moins aveugle, plus ciblée, mais aussi plus inexorable ». Au lieu d’investir dans un programme de réformes ambitieuses pour apaiser les tensions sociales, la République mobilise des ressources faramineuses dans le domaine sécuritaire. Le régime se dote également d’un arsenal législatif draconien pour affermir son pouvoir et poursuivre les politiques d’exclusion sociale héritées de la période monarchique.
Dans le quatrième chapitre, l’auteur aborde l’euphorie collective qui s’empare des cercles ouvriers à la suite de l’avènement de la République. Même parmi les libertaires les plus radicaux, on considère dans un premier temps le nouveau régime comme représentant de « la volonté du peuple » et de « l’aspiration la plus sacrée à la liberté et à la justice ». Toutefois, l’instauration de la « république de l’ordre » entraîne un désenchantement qui mène à d’importants débats au sein des instances confédérales entre les partisans de l’anarcho-syndicalisme plus modérés et les tenants d’une ligne insurrectionnelle. Ces derniers imposent leurs vues en avril 1931 et créent des comités de defensa confederal, des unités paramilitaires vues comme le « bras armé de la révolution violente ». Le contexte suivant « l’été chaud » de 1931, caractérisé par de nombreuses grèves visant l’amélioration des conditions matérielles du prolétariat, ainsi que par une dure répression par les « forces de l’ordre » républicaines, amplifie la popularité des insurrectionnalistes. De fait, ils n’hésitent pas à employer la violence révolutionnaire pour terroriser la bourgeoisie et consolident leurs comités sans toutefois établir de programme très clair.



Dans le cinquième chapitre, Ealham présente les nouvelles méthodes employées par les chômeur·euse·s, dont le pillage des fermes environnantes, le rançonnage de riches passants, les attaques contre les riches propriétés, la vente à la sauvette, etc. Ils et elles organisent également une lutte efficace en lançant des grèves des loyers pour dénoncer les hausses abusives. Les manifestations dans la rue deviennent le moyen d’expression par excellence pour ces chômeur·euse·s qui n’ont pas d’autre endroit pour faire valoir leurs revendications auprès des autorités. Les républicains au pouvoir refusent de concéder quoi que ce soit au prolétariat de peur que cela n’encourage de nouvelles réclamations. Au contraire, la République mobilise d’importantes ressources pour réprimer ces nouvelles méthodes de lutte, donnant lieu à de nombreux conflits urbains. Cette augmentation de la répression mène à une rupture définitive entre les factions modérée et radicale de la CNT. Les modérés publient le « manifeste des Trente » en septembre 1931, jugé contre-révolutionnaire, et se voient montrer la porte par les tenants de la ligne insurrectionnelle. Pour leur part, les radicaux se lancent dans les combats de rue ou d’usines en entrant dans une phase illégaliste glorifiant la vie de hors-la-loi.
Dans le sixième chapitre, l’auteur présente le cycle insurrectionnel et la militarisation de l’anarchisme espagnol entre 1932 et 1934. Les anarchistes, croyant pouvoir faire la révolution seul·e·s, s’isolent dans une série d’insurrections ratées qui accentuent la répression contre la confédération et la base militante. Les membres des groupes de défense (grupistas) se montrent efficaces dans les quartiers ouvriers, mais sont incapables d’organiser la guérilla urbaine souhaitée. Cette période de l’anarchisme espagnol, souvent appelée « gymnastique révolutionnaire », n’a pas vraiment d’objectifs définis. On espère naïvement que les appels à l’insurrection et la répression qui suivra entraîneront une radicalisation des masses. En réalité, le cycle insurrectionnel contribue à créer une importante vague de défections au sein de la CNT qui perd la moitié de ses membres entre 1931 et 1932. À la recherche de nouvelles sources de financement, les grupistas lancent une campagne d’expropriations qui consiste à piller les caisses de paie des usines, à braquer des banques ou bien à voler les propriétés de riches commerçants.
Dans le septième chapitre, on présente la panique chez les élites sociales, économiques et politiques en réaction au mouvement d’expropriations. Les journaux conservateurs et républicains consacrent de larges sections aux actes de pillage et de cambriolage dans leurs publications dans le but de créer un sentiment d’insécurité parmi la population. Pour sa part, la presse libertaire réplique en développant un argumentaire dénonçant le « capitalisme criminel » qui force les factions défavorisées de la société à des actes illégaux pour survivre. La dernière partie du chapitre se concentre sur les débats qui ont lieu dans les instances de la CNT. La ligne insurrectionnelle étant grandement fragilisée, on développe une rhétorique de la « révolution constructive » appelant à former des alliances circonstancielles avec les autres tendances de gauche. La confédération bénéficie de cette modération et voit un retour d’adhésions sans toutefois retrouver le niveau de 1931. Ce changement de tactique implique une baisse des actes illégaux commis par des cénétistes vers 1935-1936. Stratégiquement, la CNT n’appelle pas au boycottage des élections de février 1936, préférant miser sur la potentielle élection du Frente Popular. Sa victoire effective ouvre la porte à une amnistie pour un grand nombre de prisonnier·ère·s politiques incarcéré·e·s lors de la période insurrectionnelle. Même si des désaccords surviennent entre le gouvernement du Front populaire et la direction cénétiste, les libertaires refusent de s’opposer directement aux autorités afin de favoriser le rétablissement de l’organisation confédérale. Alors qu’une menace de putsch des forces réactionnaires plane, la CNT se concentre sur un « plan de défense » pour s’y opposer.



Dans le huitième et dernier chapitre, on présente la réaction efficace de la CNT au soulèvement des militaires contre le gouvernement de la République en juillet 1936 qui déclenche la Guerre civile espagnole. Le plan de défense élaboré par les cénétistes permet de repousser efficacement les militaires fascisants. Le pouvoir du gouvernement central de Madrid et de la Generalitat est éclipsé par les comités mis sur pied par les forces révolutionnaires à Barcelone. Dans ce contexte, l’auteur présente trois pouvoirs majeurs dans la zone républicaine : celui des organes de l’ancien État, celui de la direction de la CNT et celui des comités révolutionnaires et d’usines. Malgré le triomphalisme révolutionnaire dans les rues, le pouvoir ouvrier reste fragmenté et éclaté, ce qui permet un rétablissement progressif de l’autorité républicaine. Le gouvernement central met en place plusieurs décrets qui viennent réduire le pouvoir des comités révolutionnaires. Ce processus culmine lors des célèbres affrontements de mai 1937, où l’on observe une confrontation armée entre le gouvernement et les forces révolutionnaires anarchistes. Militairement, aucune faction ne l’emporte vraiment, alors que la direction cénétiste se fait promettre qu’il n’y aurait « ni vainqueurs ni vaincus » pour qu’elle invite ses membres à déposer les armes. Cependant, sur le plan politique, ces événements sonnent le glas de la révolution anarchiste espagnole.
L’originalité du livre Les anarchistes dans la ville repose sur sa présentation du monde social et du quotidien des militant·e·s anonymes et des dépossédé·e·s qui ont employé l’anarcho-syndicalisme comme une arme pour défendre leurs intérêts matériels. Le travail d’Ealham contribue judicieusement à déconstruire le mythe d’une République progressiste, alors qu’elle est caractérisée par une vague répressive inédite. L’alternance habile des chapitres entre le point de vue des élites catalanes et celui des classes populaires nous offre un excellent aperçu du contexte catalan du début du XXe siècle et de la lutte de classe qui s’y joue. L’œuvre permet d’éclaircir le développement du mouvement libertaire en Catalogne, tout en offrant une réplique bien étayée aux historien·ne·s révisionnistes qui tentent d’associer vulgairement l’anarchisme à la criminalité et de le sortir de son contexte propre. D’un point de vue contemporain, les différentes luttes organisées par les anarchistes catalan·e·s permettent de réfléchir à nouveaux frais les questions d’auto-organisation et d’implantation dans les milieux populaires. Leur capacité à mobiliser dans les quartiers est particulièrement à étudier, alors que leurs réticences organisationnelles et leur aventurisme sont à revoir, d’autant que ces deux derniers points semblent en bonne partie responsables de la défaite des anarchistes. Enfin, notons l’intérêt qu’il y aurait à mener une telle recherche sur l’action des communistes, eux aussi actifs dans l’organisation révolutionnaire en Espagne à la même époque, mais souvent moins étudiés.
Notes
[1] De Miguel Capell, Jordi (mai 2016). « Chris Ealham, historiador » in Directa, page 12, en ligne : https://directa.cat/app/uploads/2019/04/directa407.pdf
*Les photos couleur de l’article proviennent de la page La Guerra Civil Española en Color.

60 ans de luttes pour les droits humains
Dossier
Paul-Etienne Rainville, Chercheur postdoctoral aux départements d'histoire de l'Université de Toronto et de l'Université de Montréal, membre du CA de la LDL et co-directeur du dossier de la revueRetour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Aux origines d'un mouvement...
Si les droits humains sont en mouvements, c’est d’abord parce que leur reconnaissance (faut-il le rappeler?) ne se cantonne pas aux avancées juridiques et législatives, aussi essentielles soient-elles. Tributaire des rapports de pouvoir qui traversent nos sociétés, leur avancement est le fruit des combats contre tous les systèmes de domination et d’oppression qui empêchent leur réalisation pleine et entière. C’est pourquoi l’histoire de la Ligue des droits et libertés (LDL), loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au cœur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.
La fondation de la Ligue des droits de l’homme, le 29 mai 1963, est intimement liée à l’évolution des mouvements sociaux au Québec, dans la foulée de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Dès 1937, Frank R. Scott, Jean-Charles Harvey et Raymond Boyer mettent sur pied la Société canadienne des droits de l’homme, en réaction à l’adoption de la loi du cadenas de Maurice Duplessis. Après la Deuxième Guerre mondiale, Frank R. Scott est toujours à l’avant-scène du combat contre cette loi anticommuniste arbitraire et liberticide, qu’il réussit à faire invalider dans une victoire retentissante en Cour suprême du Canada, en 1957. La célèbre militante féministe et fondatrice de la LDL, Thérèse Casgrain, milite également aux côtés de Frank R. Scott pour défendre les droits des femmes, les libertés civiles, les droits des minorités religieuses, et combattre la politique canadienne de déportation des citoyen-ne-s d’origine japonaise1.
Engagés dans les cercles libéraux, socialistes et réformistes des années 1950, les militant-e-s de la première heure à la LDL sont parmi les premier-ière-s au Québec à réclamer l’adoption d’une charte des droits et des enquêtes de l’Organisation des Nations Unies pour violations de droits humains dans la province. Pierre Trudeau, Jean Marchand, Gérard Pelletier, Gérard Rancourt et Jean-Louis Gagnon, parmi d’autres, fondent plusieurs groupes – dont le Rassemblement (1956) et l’Union des forces démocratiques (1958) – regroupant des militant-e-s de différents milieux engagés dans un combat commun contre ce qu’ils perçoivent comme une dégradation généralisée de la démocratie, de l’État de droit et des libertés civiles dans le Québec de la Grande Noirceur2.
C’est pourquoi l’histoire de la LDL, loin de se cantonner aux arcanes des parlements et des cours de justice, plonge au coeur de l’histoire mouvementée des luttes pour faire avancer la justice et reculer les frontières de l’exclusion.La première décennie d’histoire de la Ligue des droits de l’homme (comme elle s’appellera jusqu’en 1978) est fortement marquée par l’héritage des luttes contre les lois répressives, antiouvrières et liberticides de l’ère duplessiste. Formée d’avocat-e-s, de journalistes et d’intellectuel-le-s des milieux réformistes, la LDL s’implique principalement dans la défense des droits individuels, du droit à l’égalité, des droits des femmes et des droits civils et politiques. À travers cet engagement, ses membres prennent une part active dans les mouvements sociaux et dans les principaux chantiers de réforme de la Révolution tranquille. Dès sa fondation, la LDL accorde une attention soutenue aux enjeux qui touchent l’administration de la justice dans la province. Elle est en grande partie à l’origine de la mise sur pied, en 1967, de la Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale (Commission Prévost3). Ses membres dénoncent alors les procédures illégales, le mauvais traitement des détenu-e-s et les violations des droits civils et juridiques commises par la police, les procureur-e-s, les enquêtrices et enquêteurs et les magistrat-e-s dans l’application des lois et des procédures pénales au Québec. À la même période, la LDL réclame la mise sur pied d’un poste de Protecteur du citoyen (ombudsman) chargé de protéger les droits des citoyen-ne-s face à l’administration publique et l’instauration d’un système d’aide juridique destiné à favoriser l’égalité de toutes et tous dans l’accès au système de justice. Les membres de la LDL s’impliquent aussi activement dans les débats de l’époque sur la révision du Code civil. Après avoir défendu sans succès un projet de Charte des droits, présenté en 1964 par le constitutionnaliste Jacques- Yvan Morin, la LDL réclame l’inclusion de 10 articles (décalogue) énumérant les droits fondamentaux au sein du Code civil. À l’initiative des membres de son Comité sur les droits de la femme, la LDL lutte pour la reconnaissance de l’égalité juridique des femmes mariées, l’interdiction des discriminations dans l’accès aux professions et la révision des régimes matrimoniaux. Elle appuie également la campagne initiée depuis l’après-guerre par des membres des syndicats et des minorités ethniques et racisées pour réclamer l’interdiction de la discrimination raciale et religieuse au Québec. Période d’avancées majeures en matière de protection des droits humains, les années 1960 et 1970 sont aussi marquées par la surveillance et la répression des forces de la contestation et du changement social. Militant contre la censure et pour la liberté d’expression, la LDL se porte à la défense de militant-e-s nationalistes et de la gauche radicale arrêtés et emprisonnés (dont des membres du FLQ), qualifiés par plusieurs à l’époque de prisonniers politiques. Elle dénonce les brutalités commises par la police lors de plusieurs manifestations violentes, notamment celles du Samedi de la matraque dans le cadre de la visite de la reine Elizabeth II au Québec, en 1964, et de l’opération McGill français, en 1969. Cette année-là, la LDL multiplie les interventions pour dénoncer le règlement 3926 de l’administration du maire Jean Drapeau, qui confère au Comité exécutif le pouvoir arbitraire d’interdire toute manifestation sur le territoire montréalais. Ces combats pionniers pour la sauvegarde de la démocratie, de l’État de droit et des droits civils et politiques plongent au cœur des luttes sociales et politiques de l’époque. Ils sont, jusqu’à aujourd’hui, l’une des matrices fondamentales de l’histoire de la LDL et de son engagement pour la défense des droits humains.
Un virage social…en appui aux mouvements sociaux
Le début des années 1970 marque un virage à la LDL, qui se positionne comme alliée des luttes menées par les syndicats, les groupes d’action politique et les milieux communautaires pour les droits des groupes « les plus démunis dans l’exercice de leurs droits fondamentaux4 ». À l’époque, ce virage social est principalement orienté vers la défense des personnes âgées, handicapées, pauvres, assistées sociales, chômeuses, mais aussi des (ex)détenu-e-s, des femmes, des enfants, et des travailleurs-euse-s précaires. Le projet de charte des droits provinciale rendu public par la LDL en 1973 témoigne de cette nouvelle orientation. Imprimé à 500 000 exemplaires, ce document inspiré du droit international des droits humains reconnaît à la fois les droits civils et politiques (DCP), certains droits collectifs (notamment linguistiques) et les droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Appuyée par plusieurs groupes de la société civile, la campagne menée par la LDL est directement à l’origine de l’adoption de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne de 1975, et de la mise sur pied de la Commission des droits de la personne, l’année suivante. Si cette loi quasi constitutionnelle est considérée encore aujourd’hui comme un document unique dans l’histoire législative canadienne, c’est en grande partie parce qu’elle incarne la conception progressiste des droits humains portée à l’époque par la LDL5. Cette dernière jouera d’ailleurs un rôle crucial dans les développements ultérieurs de ce document et dans la défense des principes qui y sont énoncés. L’engagement de la LDL pour défendre les droits des groupes discriminés et marginalisés l’amène à prendre des positions avant-gardistes, souvent impopulaires en leur temps. En 1972, elle met sur pied l’Office des droits des détenus (ODD), dans un contexte où la population se soucie peu du sort des prisonnier-ière-s et où l’incarcération est synonyme de suppression complète des droits fondamentaux. Se faisant la porte-parole des revendications des détenu-e-s, l’ODD contribue à attirer l’attention du public et des gouvernements sur la réalité opaque des prisons. Encore aujourd’hui, la LDL continue de se porter à la défense des droits des personnes incarcérées, comme en attestent notamment ses actions actuelles contre les conditions inhumaines de détention à la prison Leclerc à Laval, de même que ses positions récentes sur la situation des prisonnier-ière-s pendant la pandémie de COVID-19 et contre la détention administrative des personnes migrantes au Canada. La LDL soutient aussi très tôt les membres des communautés LGBTQ+ dans leur combat contre la discrimination, la criminalisation et la répression policière. En collaboration avec l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec, elle sera à l’origine de l’inclusion, en 1977, de l’orientation sexuelle parmi les motifs de discrimination prohibés dans la Charte québécoise. L’organisation soutient également les luttes pionnières contre le racisme et la discrimination menées par les communautés ethniques et racisées au Québec. Dans les années 1970 et 1980, elle appuie les combats de la communauté haïtienne contre le racisme et la discrimination en milieu de travail (notamment dans l’industrie du taxi) et s’implique activement dans les coalitions initiées par des membres des communautés racisées pour dénoncer le profilage racial et les abus commis par la police. Ces campagnes s’inscrivent dans le prolongement de l’engagement tenace de la Ligue dans la défense des droits des personnes réfugiées et sans-statut, qui a débuté dans la foulée de ses combats pour l’accueil des réfugié-e-s haïtiens et chiliens fuyant les dictatures des Duvalier et de Pinochet, au début des années 1970. Depuis plusieurs années, la LDL milite pour faire reconnaître et combattre le racisme systémique au Québec, passant d’une approche centrée sur le combat contre les pratiques discriminatoires vers une perspective plus large fondée sur le combat contre l’ensemble des violations de droits engendrées par le racisme, en tant que système.La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis.La période des années 1970 est aussi marquée par une implication croissante de la LDL dans la défense des droits ancestraux, territoriaux, issus de traités et à l’autodétermination des peuples autochtones. En plus de soutenir les revendications des Autochtones, de sensibiliser les allochtones à leur réalité et de favoriser l’établissement d’un dialogue de nations à nation, la LDL dénonce régulièrement les violations des droits commises envers les communautés, n’hésitant pas à faire appel à des organisations internationales comme la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) pour alerter la communauté internationale. Active à l’ONU dans les travaux entourant l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), la LDL continue aujourd’hui d’appuyer les Autochtones dans leur combat pour l’autodétermination, en dénonçant le (néo)colonialisme et les violations de droits humains qui lui sont inhérentes.
L’interdépendance des droits… et des luttes
La LDL se distingue d’autres organisations de défense des droits par l’importance qu’elle accorde aux droits économiques, sociaux et culturels (DESC). Dans la foulée du tournant néolibéral des années 1980, particulièrement, elle dénonce régulièrement les saccages des politiques sociales et les pratiques de surveillance et de répression dirigées contre les prestataires de l’État. Aux côtés d’organismes comme le Front commun des personnes assistées sociales du Québec, le Front d’action populaire en réaménagement urbain ou le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec, la LDL prend une part active dans la défense de l’ensemble des droits inscrits au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)6. Depuis le début des années 1990, la LDL a d’ailleurs présenté trois rapports alternatifs sur la situation des DESC au Canada devant le Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU chargé de surveiller la mise en œuvre du PIDESC. Dans la foulée du Programme d’action de Vienne de 1993, la LDL inscrit le principe de l’interdépendance de tous les droits humains au cœur de sa mission. Cette approche, qui postule que les avancées et reculs en matière de protection d’un droit ont des conséquences sur l’ensemble des autres droits, appelle également une compréhension nouvelle de la complémentarité de nos luttes pour la défense collective de tous les droits. Appuyé par près d’une cinquantaine d’organisations, le Rapport sur l’état des droits humains au Québec et au Canada publié par la LDL en 2013 incarne la volonté de ses militant-e-s de créer un mouvement social large pour construire une société permettant la réalisation de l’ensemble des droits humains. Cet effort collectif apparaît d’autant plus crucial aujourd'hui, alors que nous assistons à une montée en force des mouvements anti-droits humains, à une récupération politique du discours des droits par des mouvements de droite et à des attaques répétées, de la part des gouvernements, aux droits humains et aux chartes qui sont censées les promouvoir et les protéger.Crises et droits humains… une vigilance constante
La thématique des Droits en mouvements nous rappelle également que les avancées en matière de droits humains ne doivent jamais être considérées comme des acquis. L’histoire nous démontre en effet que, pour paraphraser la formule célèbre de Simone de Beauvoir, il ne suffit parfois que d’une crise (réelle, appréhendée ou même fabriquée) pour que ces droits soient remis en cause, fragilisés, voire carrément foulés aux pieds. À plusieurs reprises, la LDL et ses alliés ont été confrontés à cet état de fait. De nombreuses violations de droits ont notamment été commises à différentes époques au nom de la préservation de la sécurité nationale. Les entorses aux droits fondamentaux perpétrées au nom de la guerre au terrorisme, au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, par exemple, ne sont pas sans rappeler les pratiques d’internement lors des deux guerres mondiales, les politiques liberticides contre les communistes pendant la guerre froide, l’emprisonnement des groupes nationalistes et radicaux dans les années 1960, les rafles de la Crise d’octobre 1970, ou encore la surveillance des syndicats et des groupes de gauche (y compris de la LDL) pendant les décennies 1970 et 1980. La crise d’Oka, à l’été 1990, témoigne aussi de l’extrême fragilité des droits lorsque l’état d’urgence est invoqué par les forces de maintien de l’ordre. Les six décennies d’histoire de la LDL montrent aussi combien les droits fondamentaux sont mis à mal en périodes de crises sociales ou politiques. Ainsi, lors du printemps érable de 2012, la LDL a dénoncé fermement la répression policière et les entorses aux droits fondamentaux de s’exprimer, de circuler, de manifester et de se réunir de manière pacifique. Cette lutte paraissait d’autant plus vitale qu’elle s’inscrivait alors en soutien à un mouvement pour la défense du droit à l’éducation. À plusieurs reprises, la LDL s’est portée à la défense des droits démocratiques; que l’on songe à son rôle d’observatrice des libertés civiles lors du Sommet des Amériques en 2001 et des Sommets du G20 à Toronto (2010) et du G7 à Charlevoix (2018). Plusieurs crises imaginaires ou fabriquées ont également servi de prétexte, à différentes époques, pour justifier des atteintes aux droits des minorités ou des groupes marginalisés. En 2007, par exemple, la soi-disant crise des accommodements raisonnables a favorisé la diffusion de discours islamophobes et contribué à créer un courant d’opinion favorable à l’adoption de lois discriminatoires contre les personnes musulmanes. L’actuelle crise migratoire sert des desseins analogues, étant instrumentalisée par l’État pour justifier la fermeture des frontières, le renforcement des logiques carcérales de gestion des personnes migrantes et la mise en place d’un arsenal répressif portant atteinte à leur dignité et à leurs droits. Bien que ses impacts délétères sur la santé et la vie humaines soient indéniables, la pandémie de la COVID-19 s’ajoute à cette longue liste d’exemples de violations disproportionnées des droits en période de crise, et en particulier à ceux des personnes les plus vulnérables. Tracer la généalogie de ces crises suffit à démontrer que ce qui est présenté comme urgent, temporaire ou exceptionnel, prend de fait des allures de permanence. Chaque fois, ces crises ont révélé la fragilité des droits humains, mais aussi la difficulté de les défendre lorsque le maintien de l’ordre, les intérêts de la majorité, les droits dits collectifs, la paix sociale ou la sécurité nationale sont invoqués pour justifier leur violation. L’histoire de la LDL et du mouvement des droits humains montre que le projet de société porté par cet idéal, par l’ampleur des défis qu’il impose, doit regrouper toutes les forces progressistes engagées dans le combat pour une société plus juste. Car, comme tout ce qui doit demeurer vivant, nos luttes se doivent d’être collectives, solidaires et en prise sur notre monde en mouvements.- Ross Lambertson, Repression and Resistance : Canadian Human Rights Activists, 1930-1960. Toronto, University of Toronto Press, 2005, 523
- Paul-Etienne Rainville, De l’universel au particulier : les luttes en faveur des droits humains au Québec (1945-1964). Thèse de doctorat (histoire), Université du Québec à Trois-Rivières, 2018, 596
- Commission d’enquête sur l’administration de la justice en matière criminelle et pénale au Québec; Yves Prévost. La société face au crime. Québec, Éditeur officiel du Québec,
- Ligue des droits de l’homme, Rapport annuel, mai 1973 à mai 1974, 13 ; Marie-Laurence B.-Beaumier, Le genre et les limites de l’universalité : La Ligue des Droits de l’Homme du Québec, 1963-1985, Mémoire (histoire), Université Laval, 2013, 153 p.
- Pierre Bosset, La Charte québécoise : Le rôle crucial de la Ligue, dans : Au cœur des luttes (1963-2013). La Ligue des droits et libertés, 50 ans d’action. Montréal, LDL, 2013, 21-24.
- Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et Voir : Assemblée générale des Nations Unies, résolution 2200 A (XXI), 16 décembre 1966. En ligne : http://www.ohchr.org/FR/ProfessionalInterest/Pages/CCPR.aspx
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L’étincelle d’un mouvement

« Si nous devons combattre un dragon, il ne faut pas se contenter de lui couper les ongles de temps en temps » – José Saramago, écrivain et journaliste portugais
Dix ans. J'ai du mal à réaliser que dix ans se sont bel et bien écoulés depuis la grève étudiante de 2012. Je n'irais pas jusqu'à dire que pour moi, c'est comme si c'était hier, mais j'ai l'impression que ces dix ans sont passés comme un clin d'œil, sans trop que je m'en rende compte. Je n'avais aucune idée en votant en faveur de la grève générale illimitée à l'assemblée générale de l'Association facultaire étudiante des arts (AFÉA), au théâtre Le National le 13 février 2012, que je m'apprêtais à vivre la période la plus intense de ma vie. J'étais alors à la maîtrise en études littéraires à l'Université du Québec à Montréal (UQAM).
Aujourd'hui, je suis une personne différente de ce jeune homme rêveur levant avec conviction son carton de vote. J'ai toujours mes rêves et mes convictions progressistes, mais cette grève de huit mois m'a irrémédiablement transformé.
Pour plusieurs d'entre nous, cette grève était portée par l'ardent désir de protéger des valeurs et des idéaux, afin de s'opposer à la marchandisation et à l'économie du savoir en luttant pour une éducation accessible, émancipatrice, gratuite, non discriminatoire et libre de toute ingérence des élites économiques. Nous voulions planter les assises d'un projet de société plus juste, égalitaire, solidaire, inclusif, écoresponsable et respectueux de chaque citoyenne et de chaque citoyen, pour nous et les générations futures.
Cette grève, elle a été ponctuée par des rencontres fabuleuses et significatives qui m'ont permis de traverser tout ce que cette période a pu avoir d'éprouvant sans perdre trop de plumes ; par des moments de réflexion collective nécessaires et enthousiasmants ; par des démonstrations de solidarité émouvantes et énergisantes ; par des projets artistiques éclatés et rassembleurs ainsi que par des actions de protestation, des plus ludiques aux plus loufoques en passant par les plus musclées, qui à mes yeux nous ont permis d'incarner pleinement le politique et la citoyenneté. Mais elle a également été marquée par les charges policières, les souricières, les coups de matraque, le goût du poivre de Cayenne, la brûlure des gaz lacrymogènes, l'impact des balles de plastique, l'explosion des grenades assourdissantes. Brutalité. Répression. Violence. Pour l'ensemble de l'année 2012 sur tout le territoire du Québec, on compte 3636 arrestations de masse et abusives en lien avec les nombreuses manifestations de notre mouvement de contestation [1].
Mes illusions sur la politique, les médias et le système judiciaire ont volé en éclats, comme pour plusieurs de mes camarades qui estiment avoir perdu une partie de leur innocence et de leur naïveté dans la mêlée, pour le meilleur et pour le pire. On nous a ouvert les yeux à la dure, mais maintenant, on a vu neiger et, comme disait Salisse le pêcheur dans Le fou de l'île de Félix Leclerc : « Moi, dorénavant, quand je mangerai de la vase, ce sera volontairement. Et on ne me fera plus prendre de la boue pour de la crème. »
J'ai ressenti tout l'éventail des émotions humaines, des plus belles aux plus laides, parce que la grève étudiante de 2012 a été pour moi aussi extraordinaire que traumatisante. Elle a forgé l'homme que je suis aujourd'hui, parce que pendant huit mois j'ai lutté de toutes mes forces pour mes convictions et tenté de les incarner, me donnant corps et âme dans l'exercice de ce que j'estimais être une démocratie plus directe et plus proche de son essence.
Le fleuve de la mémoire
Les beaux souvenirs sont faciles à faire remonter à la surface. Je me souviens me rendre à l'église de la rue Masson à 20 h tapantes un soir de mai, un carré rouge épinglé sur le cœur. Je me souviens marcher en tapant sur une casserole avec une cuillère de bois, à l'unisson avec mes voisins et mes voisines. Au-dessus de nos têtes s'étendait un ciel aussi survolté que nous, éclairs et tonnerre en prime. Je me souviens savourer la beauté impressionnante de l'orage, comme s'il voulait se joindre au concert de nos casseroles, et accueillir sans m'arrêter une pluie diluvienne. Je me souviens danser sous la pluie au son du rire des enfants en continuant de frapper sur ma casserole tout en hurlant à pleins poumons « La loi spéciale, on s'en câlisse ! » en chœur avec les gens de mon quartier.
Les pires souvenirs ne sont pas loin non plus. Je me souviens de l'émeute de Victoriaville et du sentiment profond que le Québec avait sombré dans le chaos, la brutalité policière ayant atteint ce jour-là des degrés que je ne pensais pas possibles. Je me demanderai toujours pourquoi les « forces de l'ordre » ont utilisé une force suffisante pour tuer ou rendre paraplégique contre la jeunesse québécoise, perforant l'œil de l'un et cassant la mâchoire de l'une de nos camarades ; pourquoi ses agents frappaient des personnes déjà à terre ; pourquoi ils tenaient des propos injurieux, racistes, sexistes, homophobes et tellement chargés de mépris à notre endroit ; pourquoi ils serraient tellement leurs tie-wrap que plusieurs d'entre nous ont subi des blessures aux poignets et aux chevilles ; pourquoi ils arrêtaient des gens pour des motifs aussi loufoques et fallacieux que le port de patins à roulettes. Tout ça pour « protéger » le Congrès général du Parti libéral d'une manifestation étudiante ? Je me souviens de la peur sourde qui m'habitait, la peur de finir par être tué ou que des ami·es ou des camarades le soient. Je me souviens des hélicoptères qui poussaient les gaz lacrymogènes vers nous, nous brûlant atrocement les yeux et les voies respiratoires. Je me souviens que l'antiémeute n'a jamais déclaré la manifestation illégale, donné d'avertissement ou demandé notre dispersion avant de nous rentrer dedans. Je me souviens des barrages policiers qui attendaient nos autobus au retour à Montréal et auxquels le nôtre a heureusement échappé. Je me revois pleurer en tremblant dans l'appartement de ma cousine quelques jours plus tard, visionnant les images de l'émeute prises par son copain, choqué par le contraste irréel du début bon enfant de la manifestation et de sa fin aux airs de guerre civile.
Les bêtes féroces de l'espoir
Quoi qu'il en soit, je suis fier d'avoir participé à la grève étudiante de 2012. Une grève qui, j'espère, à défaut d'avoir comblé tous nos espoirs, a tout de même réussi à semer des graines afin de préparer les luttes actuelles et futures. Pour plusieurs d'entre nous, elle a constitué l'éveil d'une conscience sociale, d'une pensée critique et d'un engagement citoyen qui ont continué à se développer et à s'incarner après la grève, au-delà de ses réussites et de ses échecs, pavant la route que nous suivons.
J'ai une pensée pour tous ceux et toutes celles qui ont porté cette grève à bout de bras, avec qui j'ai lutté côte à côte et agi pour un avenir meilleur. Ceux et celles qui l'ont préparée pendant deux ans. Les Black Blocs anonymes qui ont fait office de boucliers humains sur les premières lignes ainsi que les soignants et soignantes volontaires pendant les manifestations les plus houleuses. Mes collègues exécutants et exécutantes des diverses associations étudiantes. Les militants et militantes de tout acabit et de tous les horizons, et particulièrement ceux et celles qui ont milité dans des villes leur étant hostiles. Les profs contre la hausse. Les Mères solidaires et en colère. Les Têtes blanches, carrés rouges. Tous les groupes de la société qui nous ont soutenu·es d'une manière ou d'une autre.
Mille milliards de mille mercis.
[1] Ligue des droits et libertés, « Manifestations et répression », juin 2015, p. 6. En ligne : https://liguedesdroits.ca/manifestations-et-repressions-points-saillants-du-bilan-sur-le-droit-de-manifester-au-quebec/

Grève en région. Faire bloc

Celles et ceux qui, comme Clémence Harvey et moi [1], ont fait la grève en région se souviendront de la réflexion entourant le poids de nos petites associations dans le mouvement. Retour sur la grève à l'est de Rimouski et sur les formes de politisation qu'elle a générées. Propos recueillis par Miriam Hatabi.
À Matane, en 2012, les manifestations étudiantes ne perturbent pas la circulation. Dans les petites communautés, mobiliser des gens pour prendre la rue représente tout un défi, rappelle Clémence : « Quand t'es quarante à manifester, t'as juste l'impression d'être une petite gang d'ami·es à marcher dans la rue, et t'as le sentiment que les gens ne te prennent pas au sérieux. Pis à quarante, on dérange pas grand-monde. »
Manifester en petits nombres, c'est aussi être bien plus visibles. Quand il est impossible de se fondre à la masse, revendiquer la gratuité scolaire exige d'accepter d'être étiquetté·e par sa communauté – ami·es, famille, employeur, prof de conduite, alouette –, avec tout ce que cela implique. Dans ce contexte tendu, Clémence se souvient que certain·es hésitaient à de s'afficher. En fin de compte, « manifester dans les rues de Matane, on l'a fait, mais pas souvent », dit-elle.
Former un bloc régional
Face à ces difficultés, d'autres stratégies de mobilisation sont privilégiées pour éviter un essoufflement du mouvement dans le Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie. À de nombreuses reprises, la ligne de piquetage du cégep d'Amqui reçoit la visite de membres des exécutifs des associations étudiantes du cégep de Rimouski et de Matane, avec qui on tissait des liens et on s'informait des stratégies à employer pour cultiver l'énergie militante. C'est d'ailleurs ce que faisaient Clémence et d'autres organisateur·trices, qui prenaient régulièrement la route vers les piquets de grève des autres cégeps « pour motiver les troupes », dit-elle. Moralement, le mouvement de grève en est venu à reposer en partie sur cette solidarité intercollégiale. « Un des membres de l'association du cégep de Rimouski m'a déjà dit “ le piquet de grève à Matane, il est important, ça motive les gens de Rimouski et d'ailleurs ”. Le fait de savoir que ce qu'on faisait contribuait à motiver des gens d'ailleurs, ça montrait qu'on n'était pas déphasé·es et qu'on contribuait bien à quelque chose de plus grand. »
Des communications sont entretenues entre les associations des cégeps de la région et de l'UQAR pour échanger sur l'action collective et la coordonner. Les mobilisations se sont unies à travers l'action concertée. « On voulait être solidaires entre cégeps de région, se tenir au courant de nos modes d'action et échanger sur nos revendications. Après chaque assemblée générale, on se donnait un coup de fil. C'est en se parlant qu'on est devenu un bloc qui se soutenait. » C'est ainsi que le mouvement étudiant bas-laurentien et gaspésien est parvenu à coordonner des mobilisations locales, comme le blocage des bureaux du ministère de l'Éducation à Rimouski dans la semaine du 29 mars, tenu par des étudiant·es de Rimouski avec l'aide d'étudiant·es d'Amqui et d'ailleurs.
Cette forme de mobilisation était toutefois coûteuse en énergie et en argent, les étudiant·es devant disposer de voitures ou de fonds suffisants pour louer un autobus, faire quelques heures de route, en plus d'assurer le maintien de la ligne de piquetage pendant ce temps. Les grands nombres de manifestant·es étant aussi plus difficiles à atteindre, on en est rapidement venu à comprendre que le poids du mouvement en région se situait dans le renouvellement des mandats de grève. « On savait que tant et aussi longtemps qu'on avait notre mandat de grève, on avait un impact. Aussitôt qu'on le perdait, on avait beau manifester, on n'avait plus d'impact tangible. C'était notre manière de contribuer au mouvement avec un M majuscule, et de s'afficher contre la hausse, pour la gratuité. » Bien qu'informelle, l'alliance entre les cégeps s'est avérée importante en ce sens : « On voulait créer un bloc de cégeps en grève en région. Le plan, c'était que Matane, Rimouski, Amqui, Gaspé soient un gros piquet de grève, un blocage ».
Se mobiliser de loin
Fort·es de cette solidarité, les étudiant·es que nous étions ont tenté de nourrir une culture militante dans un milieu où la mobilisation est souvent plus difficile. Ça nous a politisé·es, évidemment. D'ailleurs, pour Clémence, qui est aujourd'hui travailleuse sociale dans un Centre d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS), l'influence de la grève ne fait aucun doute : « c'est 2012 qui a créé un chemin pour moi et qui m'a donné envie de travailler dans le communautaire ». Au-delà de tout ce qui touche à l'organisation militante, pour Clémence et pour moi comme pour bien d'autres, la grève a été la prise de conscience brutale des rapports de pouvoir et des enjeux de classes qui structurent notre société, l'expérience violente du rôle répressif de la police, la désillusion devant l'imperturbabilité des logiques néolibérales dans le discours dominant et chez la classe politique.
Cela étant dit, la distance des grands centres a joué un rôle important dans la forme que cette politisation a prise. D'emblée, une part de l'opposition à la hausse s'articulait autour de cette distance : pour la majorité, aller à l'université – comme au cégep – rimant avec déménager, tous les coûts que cela représente s'additionnent à la hausse envisagée et accroissent l'inaccessibilité des études supérieures. Ensuite, le fait même de se mobiliser dépendait de la capacité matérielle à se réunir et à se déplacer, ce que l'adoption de la loi spéciale 78 a grandement compliqué, notamment en rendant les entreprises de location d'autobus bien frileuses à l'idée de transporter des étudiant·es vers les grandes manifestations. Une part des revendications les plus concrètes, tout comme les modes de mobilisation, ont été forgées par la distance.
Un décloisonnement
À mon avis, la colère et l'indignation partagées par les étudiant·es de part et d'autre de la province ont contribué à un décloisonnement pour ces militant·es de région. En 2012, on a senti une ouverture des horizons – pas au sens d'une multiplication des possibles, vu l'échec sur lequel s'est soldé la grève, mais plutôt au sens littéral d'élargissement de l'espace au sein duquel on se sent légitime d'agir politiquement. Dans ces milieux éloignés, il est facile de se sentir peu ou même pas concerné·es du tout par les « grands débats de société », et ceux-ci sont parfois balayés du revers de la main comme des « affaires de la ville ».
Ce travail d'éducation, de communication et de ralliement mené par les militant·es étudiant·es locaux a été le levain de cette politisation qui n'était pas donnée d'avance ; il a permis au mouvement de percer une brèche dans l'imaginaire de certain·es étudiant·es du coin, dans le mien et celui de mes camarades, du moins. Souvent pour une première fois, on se voyait appartenir à un corps politique, on se reconnaissait dans l'autre et on se sentait concerné·es par des débats et des discussions qui débordaient des limites des villes. Plus encore, souvent pour une première fois et de manière durable, 2012 a été un moment de subjectivation politique, de reconnaissance de soi comme un·e acteur·trice politique à part entière. La réflexion stratégique débouchant sur la priorisation du renouvellement des mandats de grève et la formation du bloc régional entre les cégeps et l'UQAR repose, à mon avis, sur cette forme toute particulière de politisation qui a été la nôtre en 2012.
[1] En 2012, Clémence Harvey était membre du comité exécutif de l'association étudiante du cégep de Matane. C'est justement en 2012 que nous nous sommes rencontrées, alors que j'étais impliquée dans l'organisation de la grève au cégep d'Amqui, à une cinquantaine de kilomètres au sud.
Illustration : Elisabeth Doyon

Environnement. Est-on en train de manquer le bateau ?

Depuis plus d'un siècle, le monde syndical a été à l'avant-scène des avancées sociales. Mais qu'en est-il de la question environnementale ? Pouvons-nous encore espérer une transition harmonieuse vers une société énergétiquement plus sobre tout en conservant un niveau de vie décent et sans trop affecter les emplois et les conditions de travail ?
Dès les années 1990, des syndicats se sont regroupés pour sonner l'alarme concernant la crise climatique – et plus largement, la crise écologique – en martelant qu'il n'y a pas d'emploi sur une planète morte. Le concept de transition juste a ainsi été développé pour faire pression sur les gouvernements afin que des actions concrètes soient mises en œuvre pour enrayer les changements climatiques.
Au cœur du concept de transition juste se trouve également une revendication clé. Pour le monde syndical, il n'était pas question que la transition vers une société sobre en carbone se fasse sur le dos de travailleuses et travailleurs risquant de voir disparaître leur gagne-pain dans les secteurs industriels lourds. Dès le début, nous avions ainsi l'amorce d'un arrimage étroit entre écologie et justice sociale, arrimage qui s'est peaufiné et élargi au fil du temps. En plus de l'impact de la transition écologique sur les travailleurs et les travailleuses, le monde syndical s'est vite rendu compte que l'impact sur les communautés – et en particulier sur les plus vulnérables – devait impérativement être considéré.
Aujourd'hui, la transition juste consiste en un ensemble de principes, de processus et de pratiques visant à ce que les réponses aux deux défis de ce siècle – protection de l'environnement et protection sociale – se renforcent mutuellement au lieu de s'opposer. C'est faire de la transition écologique un outil de justice sociale et de la justice sociale un moteur de la transition écologique.
Depuis de nombreuses années, le monde syndical joue un rôle clé au sein des négociations internationales sur le climat. Il rappelle aux décideur·euses tenté·es de miser sur un capitalisme vert qu'une réelle transition ne doit laisser personne derrière et implique des changements systémiques au sein de notre économie et de nos sociétés, lesquels ne peuvent être mis en place sans un réel dialogue social.
Des initiatives porteuses d'espoir
Bien que beaucoup de chemin reste à parcourir, les initiatives syndicales visant à réduire l'empreinte écologique dans une optique de transition juste ne manquent pas. Au Québec, la FTQ, qui rassemble une majorité de travailleurs et de travailleuses des secteurs à forte empreinte carbone, a adopté sa toute première résolution visant une protection de l'environnement en 1962. En 2014, l'organisation a amorcé un dialogue avec des ONG environnementales et des représentant·es de communautés autochtones pour mieux arrimer les questions d'écologie et d'emploi. En 2015, des représentant·es de la FTQ étaient présent·es à la COP21, où l'Accord de Paris a été conclu, et l'organisation a adopté, en 2016, une Déclaration de politique sur les changements climatiques intitulée Changeons le Québec, pas le climat ! La Fédération a aussi publié, en 2019, un Répertoire des pratiques syndicales en transition juste fournissant un grand nombre d'exemples concrets permettant de transformer les milieux de travail en fonction d'impératifs environnementaux.
L'approche de la FTQ en ce qui concerne la transition juste se décline en trois volets : une transition juste préventive, réparatrice et transformatrice. Le volet préventif a pour objectif de prévenir les pertes d'emploi en incitant les travailleuses et les travailleurs à être davantage acteur·trices que spectateur·trices devant les changements à venir et à travailler dès maintenant à la décarbonation de leur milieu de travail. Le volet réparateur vise à atténuer les pertes d'emplois en mettant en place des mécanismes permettant la requalification des travailleurs et des travailleuses et en revendiquant un filet social adéquat. Enfin, le volet transformateur mise sur le développement de structures de concertation dans les régions touchées afin de favoriser le dialogue social pour agir sur l'ensemble des composantes de la communauté.
Du côté de la CSQ, c'est le rapport Notre avenir à tous (communément appelé rapport Brundtland), publié en 1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement de l'ONU, qui a été l'élément déclencheur d'une prise de conscience importante au sein de l'organisation. La centrale syndicale, qui rassemblait – et rassemble toujours – majoritairement des membres issu·es du personnel de l'éducation, de la petite enfance à l'université, a alors répondu à l'appel de sa base militante pour créer en 1993 ce qui se nommait alors le réseau des Établissements verts Brundtland (EVB-CSQ). Un EVB, comme on aimait le dire à l'époque, c'est un établissement où l'on éduque et agit pour un monde viable.
Au fil du temps, le réseau EVB-CSQ a publié un grand nombre de trousses pédagogiques permettant à ses membres d'intégrer les notions d'éducation relative à l'environnement et à la citoyenneté dans leur pratique pédagogique, mais aussi de mettre en place des activités structurantes pour réduire l'empreinte écologique des établissements et offrir des occasions d'engagement social et environnemental aux enfants d'âge préscolaire, aux élèves et étudiant·es. Quatre valeurs guident ce mouvement depuis les tout débuts : l'écologie, la solidarité, la démocratie et le pacifisme. Pour la CSQ, la protection de l'environnement a donc toujours été indissociable de la notion de justice sociale.
En 2020, pour mieux faire face à l'urgence des enjeux contemporains et répondre de façon plus adaptée aux besoins changeants de ses membres, le réseau EVB a amorcé un grand virage en faveur de la transition juste, lequel s'est traduit notamment par un changement de nom. Le Mouvement d'action collective en transition environnementale et sociale de la CSQ – le Mouvement ACTES – a vu le jour. Bien plus qu'un nouveau nom, le Mouvement ACTES apporte une nouvelle philosophie visant à systématiser les actions en faveur de ses quatre valeurs fondatrices, et notamment à mettre en œuvre une transition écologique juste des milieux de travail, en soutenant ses membres par le biais de nouveaux outils et services.
Parmi les autres initiatives, il faut noter qu'un grand nombre d'organisations syndicales ont aussi pris des engagements visant à atteindre la carboneutralité, voire le zéro carbone dans leurs activités. C'est notamment le cas du SFPQ, de la CSQ et de certains syndicats affiliés.
Un chemin parsemé d'obstacles
Malgré ces initiatives porteuses, un grand nombre d'embûches se dressent devant la bonne volonté des syndicats. 40 ans de néolibéralisme ont affaibli le tissu social et nourri l'individualisme, ce qui entraîne des répercussions sur l'ensemble des mouvements sociaux, et le monde syndical ne fait pas exception.
Le gouvernement mise sur la division pour mieux imposer ses politiques régressives. Ce qu'on a constaté après l'adoption en 2015 de la loi 10 [1], mise en œuvre dans le domaine de la santé par le ministre Gaétan Barrette, qui a forcé les organisations syndicales à s'affronter sans merci. Le maraudage qui en a découlé a encore des effets sur la cohésion syndicale. Dans le cadre des dernières négociations du secteur public et, plus récemment, celles des CPE, le gouvernement a une fois de plus opté pour la politique de la division en montant cette fois certaines catégories de travailleuses et de travailleurs les unes contre les autres au moyen d'offres salariales aussi différenciées qu'inéquitables.
Par ailleurs, le modèle de gestion mis en place dans le secteur public et dans un grand nombre d'entreprises, de même que l'endettement chronique des ménages lié directement à la réduction du pouvoir d'achat et à l'accroissement des inégalités, placent les gens en mode survie et rendent très difficile toute tentative de mobilisation en faveur d'une transition juste.
L'action collective comme voie d'avenir
L'ampleur de la tâche pour lutter contre le réchauffement climatique est telle, les changements requis si profonds, qu'il est inconcevable de ne miser que sur les gestes individuels, ou même sur le leadership d'une seule organisation, pour faire une réelle différence. Les décennies d'inaction des gouvernements nous montrent également qu'il y a peu à attendre d'eux. Seule une action concertée de grande envergure pourra entrainer les changements systémiques qui s'imposent.
Le monde syndical québécois s'est doté cette année d'une coalition – le Réseau intersyndical pour le climat (RIC) – qui se veut autant une communauté de pratique pour les acteur·trices syndicaux·cales qu'un organe de mobilisation des membres de la base en faveur de la transition juste.
De son côté, le Front commun pour la transition énergétique (FCTÉ) rassemble 90 organisations du Québec réparties en cinq catégories – syndicats, ONG environnementales, groupes citoyens, jeunes et groupes communautaires – dans le but de mettre en œuvre une transition porteuse de justice sociale à toutes les échelles de la société. Puisque les organisations membres rassemblent au total plus de 1,8 million de personnes, le potentiel de mobilisation de cette coalition est énorme. C'est le pari qu'elle s'est donné avec la mise en œuvre des Collectivités ZéN (zéro émission nette), une approche concertée déjà active sur quatre territoires, qui vise le déploiement de quatre nouveaux chantiers territoriaux chaque année. Ce sera aussi le cas des Chantiers ZéN en milieu de travail, une nouvelle approche visant à faciliter, soutenir et propulser une prise en charge collective de la transition juste des entreprises et des institutions par les travailleuses et les travailleurs.
Les organisations syndicales sont à l'image de la société et il est inévitable que leurs membres suivent les tendances actuelles dans leur diversité, de façon parfois contradictoire. Plusieurs n'échappent pas au repli identitaire et certains revendiquent davantage des privilèges individuels que des choix collectifs en faveur du bien commun. Les syndicats se voient parfois forcés d'avoir recours à un certain clientélisme pour conserver leur membership, qui leur confère la capacité d'agir en tant que force progressiste au sein de la société.
Cela dit, les organisations syndicales sont à pied d'œuvre depuis très longtemps pour faire valoir le caractère incontournable d'une transition juste et ne ménagent pas les efforts pour faciliter une prise en charge collective des solutions. Est-ce que ce sera suffisant ? Les changements seront-ils assez rapides ? L'avenir nous le dira, mais l'arrivée sur le marché du travail de jeunes travailleuses et travailleurs hautement conscient·es du péril climatique nous permet de garder espoir.
[1] NDLR : La Loi 10 a restructuré le réseau de la santé en abolissant les agences régionales et en centralisant l'administration dans des Centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) couvrant de vastes territoires
Dominique Bernier est conseillère en environnement et transition juste à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) où elle s'occupe notamment du Mouvement ACTES. Elle représente aussi la CSQ au comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique, dont elle est présidente.
Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Un journal exemplaire : L’informo

« L'Informo est l'organe d'information syndicale interne. » Ainsi débutait, le 19 mars 1975, le tout premier numéro de ce qui est toujours le journal du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency. Regard sur cette publication.
Le Syndicat des enseignantes et enseignants du cégep Montmorency (FNEEQ-CSN) a été fondé en novembre 1971 et accrédité l'année suivante. C'est donc très tôt dans son histoire qu'est apparue la publication nommée L'Informo. Il s'agit alors d'un feuillet présentant des blocs d'informations. On y lit des éléments locaux, des informations syndicales, mais également des appels à la solidarité intersyndicale et à l'action. La forme « dossier » a parfois été retenue pour préparer les débats (sur les types de syndicalisme ou la question nationale, par exemple). Les principaux objectifs poursuivis par le comité d'information avec la diffusion de L'Informo : pallier les lacunes du système d'information et favoriser la démocratie dans le travail syndical.
Au fil de son histoire, la forme et le contenu du journal ont changé. Au cours des années 1980, une diversification des moyens de communication par l'introduction de mémos pour présenter les informations à partager rapidement permet à L'Informo de prendre davantage la forme d'un journal syndical : on y reconnaît une volonté esthétique, un nombre croissant d'articles et des propositions culturelles. La publication est alors mensuelle. Madeleine Ferland reviendra en 1987 sur le « second début de L'Informo », entamé en 1985 alors qu'elle était responsable de l'information. Elle note l'introduction de « rubriques régulières sur les différents comités syndicaux, la vie syndicale en général, mais aussi sur la pédagogie et la culture », suivant un « calendrier fixe assurant la régularité des productions et prévoyant l'inclusion de numéros spéciaux suivant l'actualité syndicale », le tout présenté dans un format au graphisme soigné. Voilà qui décrit bien ce qu'est depuis L'Informo.
Compulser les archives de ce journal permet d'y lire l'essence du Syndicat des enseignantes et des enseignants du cégep Montmorency : un syndicat solidaire, combatif et engagé. On y suit le fil des 8 mars et des luttes féministes, des luttes locales ou nationales pour préserver la collégialité et l'autonomie professionnelle, des batailles contre des projets de lois discriminatoires ou des réformes, des combats pour une éducation gratuite, accessible et de qualité. On y retrouve l'intelligence de ses membres et on s'y permet l'ironie, la créativité, l'assurance et l'humilité. Et on y voit le plaisir d'être ensemble dans ces photographies de piquetages, de manifestations, de conférences ou de fêtes.
« L'Informo, c'est vous ! » indique l'encart qui invite à soumettre des textes au comité d'information. En plus de présenter des informations à teneur syndicale, certains numéros sont riches des collaborations de nombreux·ses professeur·es qui témoignent de leur pratique enseignante, qui partagent leurs réflexions, qui mobilisent leur expertise pour discuter d'enjeux sociaux, qui créent conte, poème, caricature pour l'occasion. Certains numéros sont plus maigres que d'autres. Tout responsable à l'information au comité exécutif pourra témoigner du travail de sollicitation nécessaire pour chacun des numéros de L'Informo. D'autres numéros sont plus difficiles à livrer à travers les urgences qui ponctuent le travail d'un exécutif syndical.
En octobre 2013, David Lamontagne, alors responsable de l'information, écrivait ceci : « L'idée est de rendre compte de la vie syndicale et professionnelle, mais aussi d'animer ce qui fait de nous des profs allumés et… éclairants. […] Après tout, n'est-ce pas précieux d'avoir cet éventail de vie intellectuelle qui nous ressemble et nous rassemble ? […] Le syndicat sert bien de rempart pour les travailleurs, c'est aussi une organisation qui cherche à créer des liens. En espérant que ce modeste objet de papier, d'imaginaire et de mots puisse en être la preuve éloquente ». Nous croyons que tous ces numéros produits depuis 1975 sont de riches témoins de notre histoire syndicale et sociale et un outil de démocratie toujours pertinent.
Karine L'Ecuyer est professeure en Techniques de muséologie au Collège Montmorency.
Illustration : Marielle-Jennifer Couture

Alma. Comment le conflit étudiant s’est judiciarisé

La toute première injonction du conflit étudiant a frappé le collège d'Alma. En mémoire de ces événements particuliers, voici un témoignage sommaire accompagné de quelques réflexions.
Premier vote, début des hostilités
Vers la mi-février, on voit les premières assos au Québec voter en faveur de la grève. Après celui de Saint-Félicien, le collège d'Alma est le deuxième établissement de la région à se prononcer. À ce moment, le collège compte 1118 étudiant·es inscrit·es dans plusieurs programmes, comme ceux de technique policière, musique, soins, art, sciences… Le 27 février, Alma a le résultat de son premier vote de grève, tenu sur trois jours : 975 votes (un taux de participation de 87 %), 474 pour (48,6 %), 480 contre (49,2 %) et 21 abstentions (2,2 %). Le vote contre ne gagne que par six voix.
Je me souviens entendre les étudiant·es dans les corridors discuter passionnément avec leurs collègues de l'illégitimité d'un autre vote de grève. Certaines des critiques formulées par le camp du contre serviront d'arguments afin de miner la crédibilité des votes de grève suivants. On disait, par exemple, qu'il n'y avait que des personnes pour la grève qui tenaient les bureaux de vote, que même si le vote s'était tenu sur trois jours, certaines personnes en stage n'avaient pas pu voter, que l'isoloir n'était pas adéquat ou encore que la question ne figurait pas sur les bulletins de vote. La source de ces critiques était la crainte d'entrer en grève.
Deuxième vote, début d'une procédurite aigüe
Le mercredi 7 mars, une assemblée générale spéciale a lieu dans le gymnase du collège. Quatre personnes différentes vont se succéder à la présidence de l'assemblée : deux enseignants, un professionnel et un ancien étudiant du collège. Le premier décide de quitter la salle lorsqu'il constate le climat de tension, le deuxième est tassé parce qu'il manque de connaissances sur les procédures, le troisième doit partir pour aller à un rendez-vous et le dernier parvient à terminer la réunion. Celle-ci dure quatre heures, bien qu'elle ait comme unique point à l'ordre du jour le vote de grève. À la suite d'échanges émotifs et après une proposition d'un vote secret sur un sous-amendement, il est convenu que l'asso tienne un deuxième vote de grève à partir de la fin de l'assemblée jusqu'au vendredi 9 mars à 20 h.
Après cette AG spéciale, le camp du contre fait circuler une pétition qui obtiendra 104 signatures. Elle demande de ne pas ouvrir les boîtes de scrutin et de convoquer une nouvelle AG spéciale. Le camp du contre affirme que l'AG du 7 mars était illégitime puisqu'on n'avait pas fait signer les feuilles de présence pour constater le quorum, comme prévu par les statuts et règlements. L'AÉCA n'a pas fait signer ces feuilles, mais a vérifié le quorum en tenant une liste et en vérifiant les cartes étudiantes.
Le 9 mars, les résultats du deuxième vote de grève sont dévoilés : 876 votes (un taux de participation de 78,4 %), 453 pour (51,7 %), 408 contre (46,5 %) et 15 abstentions (1,7 %). Les résultats tombent en même temps que la mi-session, ce qui va donner le temps aux deux camps de s'organiser. C'est à ce moment qu'un ancien règlement de l'AÉCA refait surface… Ce règlement avait été voté en 2004 par un exécutif plus réfractaire aux grèves. On découvre que ce règlement, bien que discutable, est toujours en vigueur. Il s'agit de l'article 3.1h des statuts et règlements de l'AÉCA, qui stipule qu'en cas de victoire d'un vote de grève, 50 % des gens ayant voté en faveur de la grève doivent être présents sur les lignes de piquetage. De plus, le quorum doit être vérifié deux fois par jour, le matin et l'après-midi. Sans cela, la grève n'est plus valable et les cours doivent reprendre le lendemain matin. Concrètement, cela signifie qu'au moins 227 personnes doivent être présentes le matin et l'après-midi sur les piquets de grève. Après la mi-session, le piquetage a lieu, la participation est forte et le quorum est constaté à 11 h 59 et à 12 h ٠1.
Une assemblée générale a lieu le 20 mars pour abolir le règlement 3.1 h. Pour ce faire, il faut un vote aux 2/3 en faveur de son abolition. Sur les 359 personnes votantes, 236 soutiennent l'abolition, soit 65,7 % du total. Le règlement devra demeurer en vigueur pour toute la durée de la grève.
Troisième vote, début de la fin
Comme il était devenu difficile pour l'asso d'obtenir un local au collège pour tenir ses assemblées, le père d'un étudiant, un agent de pastorale sympathisant à la cause, propose à l'exécutif de mener gratuitement la troisième assemblée de grève à l'église Saint-Pierre. Le 23 mars, l'assemblée se déroule cordialement. La grève est reconduite pour une semaine avec un vote à main levée. Sur 441 votes (un taux de participation de 39,4 %), 327 pour (74,1 %), 65 contre (14,7 %) et 49 abstentions (11,1 %).
Devant ces résultats, une mise en demeure est envoyée par un cabinet d'avocats, énonçant que, considérant le règlement 3.1h et puisque le quorum n'a pas été atteint les 19 et 20 mars, la grève n'est plus valide et les cours doivent reprendre. Le comité légal de la CLASSE donnera en partie raison à la mise en demeure et proposera d'annuler la prochaine AG de reconduction de grève afin d'en tenir une autre, lors de laquelle sera proposée la grève générale illimitée (GGI).
Injonction
L'assemblée pour voter la GGI devait avoir lieu le 30 mars à l'église Saint-Pierre. Mais le matin même, une injonction est prononcée par le juge Jean Lemelin, de la Cour supérieure. L'AG est annulée in extremis. L'injonction provisoire, valide jusqu'au 10 avril, ordonne la levée des lignes de piquetage et oblige le collège d'Alma à tout mettre en œuvre pour la reprise des cours. C'est la première injonction au Québec du conflit étudiant de 2012. Le soir même et pour toute la fin de semaine, le congrès de la CLASSE a lieu à Alma. Du monde de partout dans la province discute et réfléchit de la suite des événements. Dans ce tumulte, un climat d'indignation et de méfiance flotte à l'égard des pouvoirs officiels impliqués.
Le lundi 2 avril, les cours devaient reprendre normalement, mais une centaine d'étudiant·es se mobilisent tôt le matin pour mettre des tables et des chaises dans le couloir afin que les cours ne se donnent pas. La direction annule les cours pour cette journée. Dans les médias locaux, on parle de vandalisme et de saccage. Or, en discutant avec le personnel d'entretien, je confirme qu'aucun bien n'a été endommagé. Le mobilier a seulement été déplacé.
Le 3 avril, il y a des agent·es de Garda à toutes les portes d'entrée. Ils et elles ne laissent pas entrer les étudiant·es qui portent un carré rouge et demandent systématiquement à celles et ceux qui forment un attroupement de trois personnes et plus de se séparer. Même si les cours ont repris, les étudiant·es en faveur de la grève manquent leurs cours, par respect pour le vote de grève qu'ils et elles estiment toujours valide, ou parce que le climat est tendu et n'est pas propice à l'apprentissage. Une marche de protestation a lieu dans les murs du collège et on voit apparaitre le mouvement des carrés blancs, qui souhaite la paix en ces temps troubles.
Dans mes cours, la moitié des étudiant·es ne se présente pas et l'autre moitié ne semble pas enthousiaste à recevoir un cours de philo. Dans deux de mes groupes, les étudiant·es présent·es me demandent si on est obligé d'avoir un cours. Je leur réponds que je donnerai le cours même s'il n'y a qu'une seule personne présente. À tout coup, ils et elles se sont alors levé·es et sont parti·es [1].
Le vendredi 6 avril, une nouvelle AG a lieu à l'église Saint-Pierre pour voter une GGI. Les étudiant·es votent contre à 52,1 %, ce qui met fin à la saga de la grève étudiante de 2012 à Alma.
Beaucoup d'autres événements et anecdotes mériteraient d'être racontés en détail, comme les multiples manifs, les actions spontanées, les piquetages, les grèves de la faim, les arrestations, les convocations au bureau de la direction ainsi que les manières de s'organiser des étudiant·es des deux camps…
Aujourd'hui, le règlement 3.1h n'existe plus. Ce qu'il reste de 2012 ? Un vague souvenir et un précédent judiciaire. Ce que j'en retiens ? C'est que le « cours normal des choses » ne se gagne pas à coup d'injonctions ou de procédurite, et que réprimer des gens qui sont convaincus de faire quelque chose de juste a comme conséquence de les radicaliser et de miner leur confiance envers les diverses autorités morales et légales.
[1] Cette situation parait contradictoire et ironique venant d'étudiant·es ayant majoritairement voté contre la grève. Il est important de comprendre que ce geste ne se fait pas par solidarité envers les étudiant·es absent·es. Une des raisons que je peux donner pour expliquer ce phénomène est que parmi ces étudiant·es, la plupart étaient inscrit·es dans des programmes techniques. Ils et elles ont voté contre la grève pour ne pas retarder leurs stages, leur diplomation et leur entrée sur le milieu de travail. Les cours de formation générale tels que le cours de philosophie sont mixtes, c'est pourquoi la moitié de la classe manquait. Devant une classe à moitié vide, les étudiant·es présent·es se sont questionné·es sur la pertinence d'assister à leur cours.
Steeve Simard est enseignant en philosophie au collège d'Alma.
Illustration : Élisabeth Doyon

Une grève féministe ? Entrevue avec Camille Robert

Propos recueillis par Alexis Ross et Miriam Hatabi.
À bâbord ! : La grève de 2012 a-t-elle été l'occasion d'une politisation féministe ?
Camille Robert : La grève a permis une politisation large des étudiantes et étudiants, mais pas suffisamment sur les enjeux féministes. Du moins, pas au départ. Cette politisation féministe s'est plutôt faite durant la grève et après. Il y a d'abord eu une conscientisation progressive à travers différentes expériences de sexisme au quotidien, notamment par rapport aux dynamiques de pouvoir et de genre et à la marginalisation des enjeux féministes dans les instances de l'ASSÉ et des fédérations étudiantes. Ensuite, dans les mois suivant la grève, il y avait un retour critique à faire sur le déroulement des mobilisations et sur les relations entre militants et militantes. Je me souviens de l'onde de choc, en 2012 et 2013, quand il y a eu des vagues de dénonciations d'agressions sexuelles ayant eu lieu pendant et après la grève. Pour moi, ces événements ont mis de l'avant toute l'importance de s'organiser entre féministes, notamment en non-mixité. Il y a donc eu une effervescence féministe pendant et après 2012 qui a beaucoup profité du mouvement de politisation engendré par la grève, tout en dénonçant certains aspects du mouvement.
ÀB ! : Quelle a été la place des revendications et des pratiques féministes dans le mouvement de 2012 ?
C. R. : Je ne peux pas dire que les revendications féministes aient eu une place centrale… Il s'agissait surtout de souligner que la hausse des frais de scolarité allait affecter les femmes en particulier, puisqu'elles gagnent généralement des salaires moins élevés que les hommes et qu'elles sont plus présentes dans les programmes d'études traditionnellement féminins, qui débouchent sur des emplois moins bien rémunérés. Avec la Coalition Main rouge, on mettait aussi de l'avant que les femmes seraient davantage touchées par les mesures d'austérité annoncées à l'époque (hausse des tarifs d'hydroélectricité, ticket modérateur en santé, etc.). Durant la grève, on dénonçait aussi le sexisme dans la répression, par exemple de la part de la police qui traitait les militantes de manière très paternaliste, en passant des commentaires et en les tabassant.
Au sein des associations étudiantes, il y avait certaines pratiques féministes, comme l'alternance des tours de parole dans les instances, et une certaine volonté de parité dans les comités exécutifs, mais c'était assez superficiel. Au sein des comités, les femmes occupaient souvent des postes moins intéressants et réalisaient des tâches répétitives, tandis que les hommes occupaient des rôles stratégiques. C'était surtout des gars qui réfléchissaient au déroulement de la grève : les femmes étaient exclues de ces réflexions stratégiques qui se passaient souvent autour d'une bière, entre les congrès, par affinités amicales…
Pour beaucoup de féministes, il y a eu une grande déception du fait que, dans ce mouvement se disant progressiste et sensible aux valeurs féministes, il y avait encore des pratiques sexistes. D'ailleurs, juste avant la grève, les membres du comité femmes de l'ASSÉ ont démissionné en bloc en dénonçant notamment leur manque d'autonomie au sein de l'organisation. Plusieurs d'entre elles ont ensuite rejoint le comité femmes GGI, qui fonctionnait à travers une structure plus horizontale et sans lien avec les associations étudiantes nationales.
Avec le recul, je réalise que le féminisme, dans les associations étudiantes, c'était un peu un féminisme de façade. Et l'analyse concernant les personnes trans et non binaires, elle, était complètement absente des perspectives politiques, tout comme les questions liées au racisme ou au colonialisme, et la reconnaissance du fait que les femmes ne constituent pas un groupe homogène.
ÀB ! : Dirais-tu qu'il y a un renouveau féministe, au Québec, qu'on peut dater de 2012 ?
C. R. : Je pense que c'est venu dans les années qui ont suivi. Le mouvement de 2012 a été un moment de prise de conscience. Après, il y a eu de nombreuses initiatives, pas juste au Québec, avec l'apparition de blogues et l'accroissement de l'utilisation des médias sociaux. Ça a coïncidé avec la quatrième vague féministe qui s'est notamment développée à travers des plateformes comme Facebook et Twitter, où des féministes étaient très actives. Comme féministes, ça devenait plus facile de s'organiser, de créer des nouveaux liens et d'avoir accès à de nouvelles idées et de nouvelles théories. Et beaucoup de femmes plus jeunes qui n'ont pas nécessairement participé à 2012, qui étaient peut-être au secondaire, se sont politisées en voyant ce qui se passait à la télé et en ayant ensuite accès à des discours et des espaces féministes sur les médias sociaux.
ÀB ! : C'est donc dire que la grève a politisé des personnes, des femmes qui ont ensuite participé à cette quatrième vague féministe ?
C. R. : C'est mon impression. On ne peut pas dire que 2012 a été une grève féministe. Le livre Les femmes changent la lutte [1], par exemple, montre bien que c'était un moment de frustration, de constat d'oppression. Mais cette effervescence politique a aussi servi de levier pour développer une conscience féministe et pour réseauter pour le militantisme féministe.
C'est que la grève a aussi été un moment de partage générationnel entre militants et militantes. Avec la Coalition Main rouge, on était en contact avec des gens du milieu communautaire et du mouvement syndical. C'était des militant·es qui étaient parfois passé·es par le mouvement étudiant, mais on se retrouvait pour lutter contre les mesures d'austérité, pour faire des alliances, pour partager des stratégies et des revendications. Ce partage-là s'est aussi fait entre des féministes de différentes générations, avec des anciennes du mouvement étudiant qui étaient là en 2005 ou en 1996 et qui pouvaient partager leur expérience avec les plus jeunes de 2012.
ÀB ! : Est-ce que ce regain du féminisme après 2012 a eu un effet sur le mouvement étudiant dans les années suivantes ?
C. R. : À court terme, la politisation et la prise de conscience féministe a eu un impact sur différents collectifs qui sont apparus, comme lors des mouvements de dénonciations des agressions sexuelles qui ont commencé dans les cercles militants en 2012 et 2013. Ces mouvements ont ensuite touché la société plus largement et on a connu plusieurs autres vagues de dénonciation dans les années qui ont suivi. Peu à peu, des valeurs féministes qui étaient très militantes et marginalisées dans les médias sont devenues plus mainstream : ça se voit dans la façon dont les journalistes traitent aujourd'hui les questions d'agressions sexuelles.
Pour ce qui est du mouvement étudiant lui-même, on a connu un certain essoufflement après 2012. L'ASSÉ a commencé à décliner et son comité femmes a connu des conflits sur les enjeux liés à l'inclusion des femmes trans, notamment. Puis, il y a eu la grève du printemps 2015, où on a fait les mêmes constats qu'en 2012 concernant la marginalisation des femmes.
Par après, en 2019, il y a eu la grève pour la rémunération des stages, structurée autour des Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE). Les CUTE menaient une grève fondamentalement féministe, qui intégrait les idées féministes dans ses revendications et dans ses pratiques de grève. À partir des apprentissages et des déceptions des mouvements précédents, les CUTE ont montré comment c'est possible de faire les choses autrement. C'était une grève qui portait directement sur la dévalorisation du travail des femmes, le travail de reproduction sociale. On dit que le travail des femmes est dévalorisé au foyer, il l'est aussi dans les milieux d'études traditionnellement féminins : dévalorisé lors des stages non payés et encore une fois lorsque ces étudiantes obtiennent un emploi à titre de travailleuse sociale ou d'infirmière, par exemple. Plutôt que d'essayer d'intégrer une dimension féministe à une cause d'abord pensée sans trop tenir compte des femmes, la grève des CUTE est partie des enjeux féministes et les a politisés. Ce faisant, elle a permis de mobiliser des d'étudiant·es de certains programmes d'études traditionnellement opposés à la grève, des programmes souvent plus féminins où il y a des stages à faire et où les étudiant·es craignent donc particulièrement d'être pénalisé·es par une grève.
Les CUTE ont aussi renouvelé les manières de faire au sein du mouvement étudiant. Auparavant, le mouvement était beaucoup calqué sur les structures syndicales, quoique le printemps 2015 était déjà venu un peu brasser ça. Avec les CUTE, le fonctionnement était décentralisé et il n'y avait pas de porte-parole fixe, contrairement à l'ASSÉ, la CLASSE et les fédérations étudiantes. Il y avait une rotation dans les portes-parole et dans les tâches à effectuer pour éviter qu'il se crée des spécialisations, selon l'idée que les militant·es pouvaient apprendre à faire différentes choses et qu'on pouvait donner la chance à tout le monde de se former. Les militantes des CUTE ont porté une réflexion essentielle et complexe, mais aussi très accessible, ce qui a mené les revendications féministes encore plus loin qu'en 2012.
[1] Mylène Bigaouette et Marie-Eve Surprenant (dir.), 2013, Éditions Remue-ménage.
Camille Robert est doctorante en histoire à l'UQAM et militante de la CLASSE en 2012.
Illustration : Elisabeth Doyon. Les nuages de mots sont produits par des analyses de fréquence de mots, effectuées sur un corpus de 6 276 articles concernant la grève de 2012 et parus dans des journaux à grand tirage. Le corpus est segmenté par mois, de février à septembre. Dans ces nuages, la taille du mot correspond à sa fréquence d'apparition.

Syndicalisme et information : donner la parole, la faire circuler

Après deux ans de vie syndicale virtuelle, confinée dans des petites cases sur l'écran, ceci dans un contexte de transformations médiatiques majeures, la question se pose pour tout syndicat : comment communiquer avec les membres ?
Le texte de Karine L'Ecuyer montre bien l'importance que peuvent avoir les journaux syndicaux pour créer des liens entre syndiqué·es et favoriser la vie démocratique interne, mais il montre aussi le travail parfois considérable qu'exige la fabrication de ces bulletins, rapports et revues. D'innombrables publications syndicales ont accompagné l'histoire de nos luttes, des plus modestes aux plus professionnelles : La Vie syndicale, Au Coton !, Le Métallo, La Voix forestière, Pour vaincre, En mouvement, Le Castor, tant et tant de titres oubliés, mal conservés, qui misaient sur La Force des mots et cherchaient à dire : Ça te concerne !
Mais ces journaux sont-ils lus par d'autres que les plus militant·es (et les patrons) ? Sont-ils trop « intellectualisés », éloignés de ce fait des conditions concrètes de travail et des vies quotidiennes ? Trop soucieux de justifier les « lignes syndicales », craintifs des questions litigieuses et menacés par une certaine langue de bois ?
Quand je replonge dans les pages du Travail, « le magazine du monde ordinaire publié par la CSN », au mitan des années 1970, je suis impressionné par la diversité de voix qui s'y font entendre : des éducatrices, professeur·es et travailleuses sociales dans un article sur « le sort que nous faisons aux enfants » ; trois témoignages sur la crise du pétrole ; des syndicalistes, ouvrier·ères, avocat, chef de police, étudiant·es de cégep et autres figures de Joliette dans un reportage sur les conséquences dans cette petite ville de deux grèves locales ; des nouvelles sur les clubs alimentaires, une coopérative immobilière et les comités populaires d'Abitibi-Témiscamingue ; des nouvelles brèves sur une vingtaine de grèves en cours (autre époque !) ; le courrier d'une douzaine de lecteurs·trices aux positions bien contradictoires et parfois bien directes (« Y'é grand temps que l'gars ben ordinaire soit représenté, que ce qu'il a à dire soit publié pour que l'administration sache qu'on est conscients qu'on se fait fourrer », déclare « un fonctionnaire de Montréal ») ; ceci en sus d'une longue entrevue avec « une femme de mineur de Thetford », qui n'a pas la langue dans sa poche.
Je ne souhaite pas ici idéaliser une formule, mais souligner le fait que l'on n'entend plus guère ces bribes de discours personnel, ces informations concrètes sur la vie des syndiqué·es, sinon exceptionnellement sur les réseaux sociaux.
Peut-être est-il temps, d'ailleurs, d'avoir une présence syndicale significative, échappant au contrôle trop serré des « relations publiques », sur ces réseaux. C'est une évidence flagrante, aux yeux d'Éric Gingras : « il nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc [1] ». Cessons de nous accrocher aux communiqués et conférences de presse d'antan, nous dit-il, s'interrogeant même sur la pertinence du recours rituel aux manifestations.
Sans avoir le même enthousiasme que ce dernier pour le syndicalisme numérique, force est de reconnaître que les syndicats doivent s'interroger sur les façons d'informer les membres, de les faire participer aux débats, de faire connaître à l'interne et à l'externe la réalité concrète du travail et le rôle des syndicats dans les luttes pour la justice sociale et environnementale. Réfléchir, donc, aux façons de combiner jasette de pause-café, assemblées en présence et assemblées virtuelles, imprimés, vidéos et réseaux sociaux, ceci dans une consciente diversité des tactiques et sans volonté de tout contrôler d'en haut et à l'avance.
[1] ll nous faut imaginer être maîtres de la diffusion : direct Facebook, diffusion vidéo simultanée sur plateforme Web, couverture en images sur les réseaux sociaux, story sur Instagram, série de tweets en direct, etc.
Illustration : Marielle-Jennifer Couture

C’était don beau

Comme toutes les commémorations, celle qui est en cours ces jours-ci risque fort de servir une certaine forme d'oubli : de tout ce qu'il y a eu d'exigeant, de conflictuel dans la grève d'il y a dix ans – et qui demeure actuel.
« Ah ! 2012 ! C'était don beau, la jeunesse engagée, les manifestations, la victoire ! » Des banalités du genre sont vouées à résonner un peu partout à l'occasion du dixième anniversaire de la grève. C'est qu'il peut être tentant, quand on se ressouvient de la grève de 2012, d'en faire un événement essentiellement positif, festif, une mobilisation triomphale parce qu'ayant engendré un beau et grand mouvement et – comble de la gloire ! – obtenu l'annulation de la hausse de 1 625 $ des frais de scolarité prévue par le gouvernement Charest. Eh ! Après tout, la protestation étudiante a même donné naissance au vaste mouvement populaire des casseroles, forcé la tenue d'élections et mené à la chute d'un gouvernement corrompu ! Or, dans ces quelques mots, dans cette célébration de la « jeunesse engagée manifestant jusqu'à la victoire », se trouve condensé tout ce qui menace de vider de son sens la mémoire de 2012.
La jeunesse
Loin de donner lieu à d'idylliques scènes où se serait spontanément exprimé l'esprit de solidarité d'une jeunesse unie dans la défense de ses intérêts, la grève de 2012 telle que je l'ai vécue a d'abord été une expérience d'adversité et de division.
J'écris « grève », mais en vérité, dans le cégep de Québec où j'étudiais en 2012, nous n'avons jamais été en grève. Nous étions d'ailleurs loin d'être les seul·es dans une telle situation : il y a là toute une dimension de 2012 qu'on ferait bien ne pas escamoter trop rapidement. Au fil des distributions de tracts, des débats et des assemblées générales, mes camarades et moi-même nous sommes confronté·es au mieux à l'indifférence, au pire à l'opposition obstinée de nos semblables. J'ai souvenir des appels inquiets à « ne pas retarder l'entrée sur le marché du travail » lancés par des étudiant·es soucieux·ses de rejoindre au plus vite le salariat et ses promesses. J'ai souvenir de ceux qui arboraient fièrement un carré vert au revers de leur veston, et de leurs injonctions à « nous forcer pour nous payer une éducation et investir dans notre avenir ». Et j'ai souvenir, tout particulièrement, des contingents d'étudiant·es en techniques policières qui se présentaient en uniforme aux assemblées générales de mon cégep pour voter en masse – en suivant fidèlement les signaux d'un ou deux de leurs leaders – contre tout ce qui pouvait ressembler à du militantisme étudiant. Le texte de Steeve Simard (p. 28-29) évoque clairement les déchirements qui se jouaient jusque dans les établissements d'enseignement et qui ont culminé dans une série d'injonctions, une judiciarisation à outrance de ce qui était bel et bien un conflit étudiant [1].
Ce conflit intestin ne se jouait pas qu'entre une faction mobilisée et une autre démobilisée, loin de là. Nous affrontions les blasé·es et les satisfait·es, mais aussi les jeunes idéologues néolibéraux en formation – comme quoi le camp du il-faut-payer-pour-vivre n'avait aucune peine à se renouveler à même les générations montantes. Nous nous butions, plus encore, à cette étrange contre-mobilisation réactionnaire mêlant tenant·es d'une libarté obtuse et escouades de défenseurs de l'ordre en rangs serrés. Il est d'ailleurs dur, a posteriori, de ne pas percevoir là un avant-goût de cette droite agressive qui a pris depuis une inquiétante expansion, au point de prétendre au statut d'alternative à la droite libérale conventionnelle, en perte de crédibilité.
Si un tel antagonisme a pu émerger à même la « classe étudiante », c'est parce qu'on n'avait pas affaire à un mouvement simplement « étudiant » ou « de la jeunesse » : la grève était un mouvement éminemment politique, structuré non simplement par des intérêts corporatistes ou générationnels, mais par des valeurs et des revendications clairement ancrées à gauche, idéologiquement situées et ne pouvant donc pas, par définition, faire consensus. Pour moi, pour plusieurs d'entre nous, la grève aura été, au fond, une découverte à la dure de cette fameuse « polarisation » entre une gauche qui reprend des forces et une droite qui défend férocement ses positions.
Engagée
La mobilisation de 2012 avait donc un contenu politique clair, fort. Elle n'était pas simplement le fait de militant·es enthousiastes, heureux·ses de « s'exprimer » et de « se faire entendre », de « prendre enfin part au débat public » et de « goûter aux joies de l'engagement politique ». Soyons clairs : dans la mesure où six mois de débrayage et des semaines de manifestations nocturnes remettent lourdement en question le cours normal des choses et les formes habituelles de la participation politique, cette longue grève a certainement été l'occasion d'une solidarité, d'une autonomie et d'une vitalité hors de l'ordinaire qui comptent parmi ses enseignements les plus précieux (comme le montrent bien Clémence Harvey et Miriam Hatabi, en p. 26-27).
Cela dit, le mouvement avait aussi des objectifs, des ambitions ne se bornant pas à la mobilisation pour la mobilisation. On ne saurait conserver le souvenir de la grève comme pure forme sans porter attention au contenu qui a été le sien – à ses revendications, ses désirs, ses idéaux. La grève, faut-il le rappeler, visait d'abord à obtenir une éducation publique accessible et pas trop inféodée aux exigences du marché. Plus largement, elle est rapidement devenue l'occasion de faire valoir une vision du monde où la justice, l'égalité, la liberté s'affranchiraient un tant soit peu des diktats imposés par la Sainte-Alliance du capital et de l'État. En témoignent par exemple les perturbations du Salon Plan Nord en avril et du Grand Prix en juin, de même que la manifestation organisée le 22 juillet par la CLASSE, dont le mot d'ordre était « contre le néolibéralisme ». Ont aussi pris corps, au fil des mois, toutes sortes de préoccupations voisines, notamment féministes (voir l'entrevue à ce sujet avec Camille Robert, p. 29-32). De bien des manières, pour une multitude de grévistes, 2012 a été le déclencheur d'une – osons le mot – radicalisation politique, la défense soutenue et acharnée du b.a.-ba de la social-démocratie ouvrant finalement la porte à une rencontre avec les imaginaires socialiste, autonome, anarcha-féministe, etc.
L'une des meilleures manières d'effacer toute cette dimension de la grève consiste sans doute à mettre l'accent sur le mouvement des casseroles contre la loi spéciale – ou encore sur ces carrés blancs « contre la violence » et « pour une sortie de crise » – et à en faire un point culminant de la mobilisation, lors duquel le mouvement étudiant serait enfin parvenu à réunir autour de lui un large soutien citoyen. Or, il me semble pour le moins douteux de chercher à faire tenir là-dedans l'esprit de 2012, en dépeignant des tintamarres familiaux aux accents parfois ni-de-gauche-ni-de-droite, demandant finalement surtout le respect des bonnes vieilles conventions de la démocratie libérale et le retour de la « paix sociale » et réclamant au passage la démission d'un vilain gouvernement corrompu. Nous ne nous battions pas simplement pour avoir le droit de nous battre, et certainement pas pour demander poliment d'être dominé·es et exploité·es dans les règles de l'art par les entrepreneurs austéritaires qui se relaient pour nous gouverner.
Nous nous battions dans l'espoir que l'existence dans laquelle nous étions jeté·es soit autre chose que le long repaiement d'une dette. Et à cet égard, l'endettement étudiant n'était au fond qu'une forme particulièrement flagrante de cette dette qui nous est imposée chaque jour dans un monde où le droit de vivre est conditionnel au fait de se tuer au travail. Nous nous battions, aussi, pour arracher un tant soit peu de pouvoir à ceux qui le monopolisent, parce que nous refusions que l'essentiel de ce qui concerne notre vie commune soit décidé d'en haut par quelques tristes personnages qui nous méprisent.
Effacer cela, taire cette contestation radicale, c'est non seulement se condamner à ne rien comprendre des événements de 2012, c'est aussi étouffer leur charge toujours actuelle, puisque les aspirations qui s'y sont fait jour demeurent pour l'essentiel à concrétiser.
Les manifestations
Bien qu'il y ait eu dans la grève une ardeur et une conviction remarquables, il ne faudrait pas faire l'erreur de se la raconter comme un joyeux carnaval. Loin d'être un facile retournement de l'ordre établi, la grève a fait face à un pouvoir bien décidé à la mater et à rétablir ledit ordre, à grand renfort de brutalité. Nul besoin de s'étendre sur les violences que nous réservaient les policiers : intimidation, gazages, tabassages, blessures graves, arrestations de masse – ces images sont bien connues (et bien évoquées par Nicolas Vigneau, en pages 24-25). Nul besoin, non plus, de nier – comme si c'était honteux – que la réponse étudiante à ces attaques n'était pas toujours docile ni pacifique. Il faut peut-être rappeler, cela dit, que certaines des interventions policières les plus sévères ont eu lieu après le changement de garde à la tête de l'État, en marge du Sommet sur l'enseignement supérieur organisé en 2013 par le Parti québécois.
On se souvient aussi généralement assez bien que 2012 a vu s'établir une féroce remise en cause du droit même des étudiant·es à faire grève. La clientèle étudiante, disait-on, n'était qu'en mesure de « boycotter » individuellement ses cours. De même, la triste mémoire de la loi spéciale est encore bien vivante : on n'est pas prêt·es d'oublier, je l'ai dit, que le gouvernement s'est cru permis non seulement d'interdire le débrayage étudiant, mais aussi de restreindre sévèrement le droit de contester son pouvoir en manifestant dans l'espace public. Ici encore, il n'est pas inutile de rappeler qu'en 2013, le gouvernement Marois a longtemps jonglé avec l'idée « d'accorder » formellement le droit de grève aux associations étudiantes – c'est-à-dire, très certainement, d'encadrer et de limiter strictement les conditions dans lesquelles le mouvement aurait pu recourir à ce moyen de pression.
Rapidement, le conflit étudiant est devenu un affrontement acharné entre un État méprisant et autoritaire, désireux d'avoir raison de la résistance, et un mouvement social forcé de défendre son droit même à l'existence. D'un gouvernement à l'autre, la répression de la mobilisation a été au cœur de l'expérience de la grève. Cela dit, plusieurs d'entre nous n'avons pas tant eu l'impression de faire face aux regrettables « excès » d'un mauvais gouvernement que de découvrir le vrai visage de l'État, celui qu'il peine à cacher quand on le pousse dans ses derniers retranchements. Plus généralement, nous avons aussi pu constater que, contrairement à ce qu'on avait voulu nous faire croire, l'État n'était pas nécessairement un bienfaisant rempart contre l'expansion du marché : nous avons clairement vu que le premier pouvait très bien se faire le bras armé de la seconde. Pour bien des grévistes, la mobilisation de 2012 a d'abord été l'occasion de découvrir les mensonges de la démocratie libérale et les fins de non-recevoir qui y sont le plus souvent opposées aux espoirs venus d'en bas.
La victoire
La grève de 2012, ç'aura aussi été une expérience de déceptions, de trahisons, de défaites. C'est, ultimement, l'histoire d'un dénouement électoral, souvent présenté comme une occasion démocratique suprême couronnant de succès la contestation étudiante, mais ayant surtout eu pour effet d'étouffer la mobilisation, de neutraliser la radicalité de la grève et de jeter la première poignée de terre sur ses revendications.
Rappelons-nous cette opposition péquiste qui, quelques semaines après avoir exhibé le carré rouge jusqu'à l'Assemblée nationale, troquait une hausse abrupte des frais de scolarité pour une indexation plus douce, mais infinie. Cela, alors que le parti comptait dans ses rangs l'une des trois figures étudiantes les plus en vue, décidément « en mode solution ». Bien sûr, pour ajouter l'insulte à l'injure, on tentait de nous faire croire que c'était là la réalisation de nos vœux les plus chers : « l'indexation, c'est le gel » ! Une telle affirmation était assez évidemment grotesque, mais elle avait le mérite de passer sous silence le fait que nous étions des milliers à demander non le gel, mais la gratuité – et plus encore.
On ne saurait, il me semble, célébrer « la plus grande mobilisation étudiante de l'histoire du Québec » sans souligner à grands traits qu'après près de sept mois de débrayage, elle s'est finie en queue de poisson, qu'elle s'est soldée, en fin de compte, par un échec. Il y a quelque chose de sordide à entendre ces ex-« leaders » satisfait·es et soucieux·ses de défendre leur bilan nous expliquer que, vu le contexte d'adversité, « nous aurions difficilement pu espérer mieux comme dénouement [2] ». On peut certes se livrer à une guerre de chiffres pour essayer de déterminer précisément si l'indexation instaurée à la suite du Sommet sur l'enseignement supérieur – combinée à des améliorations aux prêts et bourses, mais à des réductions au crédit d'impôt pour frais de scolarité, etc., etc. – aura constitué ou non un gain, aussi maigre soit-il, pour la condition étudiante. Il reste que sur le coup, la décision du gouvernement Marois avait été jugée insultante par les trois grandes associations étudiantes nationales : dans la mesure où les attentes portées par une mobilisation ne sont pas satisfaites, on peut difficilement parler de victoire, me semble-t-il – sauf à considérer que la défense des acquis et le damage control sont les finalités des luttes sociales. Mais surtout, le bilan est encore plus évidemment désolant si l'on tient compte des revendications plus larges, des espoirs plus grands qui sont nés chez les étudiant·es au fil des mois de mobilisation, concernant non seulement l'éducation et ses finalités, mais aussi le modèle social dans son ensemble. On ne saurait affirmer qu'ils ont été exaucés par la hausse à rabais du gouvernement Marois – ni, c'est le moins qu'on puisse dire, par la Charte des valeurs péquiste, l'austérité libérale ou la guerre caquiste contre les wokes qui ont marqué les années suivantes.
Il ne faut pas sous-estimer, enfin, le risque de voir la mémoire de 2012 confinée dans la case étroite de la politique partisane, voire limitée à la seule personne d'un porte-parole devenu porte-parole. Déjà, après le déclenchement des élections à l'été 2012, la volonté de certain·es au sein de la CLASSE de mettre fin au débrayage et de rediriger leurs efforts vers la campagne de Québec solidaire n'est pas tout à fait étrangère à la déroute de la grève et donc, ultimement, à la faillite de ses revendications. Certes, l'investissement de la scène parlementaire peut, dans une certaine mesure, être une manière de faire perdurer quelque chose de la force progressiste de 2012. Mais il ne faudrait tout de même pas voir là l'apothéose, le couronnement d'un mouvement de contestation, quand il s'agit plutôt, me semble-t-il, d'un mal nécessaire, d'un compromis stratégique visant – peut-être – à concrétiser quelques-unes des aspirations les plus « raisonnables » venues de la rue. Sa dimension partisane et parlementaire ne peut, en tout cas, représenter qu'une fraction de l'héritage de 2012 – comme le veut l'excellent mot d'ordre de la diversité des tactiques [3]. Plus pernicieuse encore est cette tendance qu'ont les anciens « visages » de la grève, après avoir rencontré un certain succès, à présenter leur brillant parcours comme l'incarnation même des suites du mouvement. Ce faisant, ils ne manquent pas d'insister que leur assagissement, leur modération, est tout à l'honneur de ce qui, après tout, demeurait peut-être un peu trop naïf, un peu trop turbulent. « Dans la vie, je pense qu'on peut changer tout en restant cohérent avec ses valeurs », nous explique-t-on, ajoutant avec fierté que si on a « évolué », c'est parce qu'on a « pris de l'expérience, de la maturité, aussi [4] ». Voilà un bien triste sort à faire subir à la mémoire de 2012 que cette prétention à faire vivre un héritage qu'on s'efforce en fait de modérer, de refouler.
Toutes ces expériences de conflictualité, de marginalisation, de violence, de désirs à peine nés et aussitôt bafoués ne sont pas restées sans conséquence. Dans les années qui ont suivi 2012, j'ai vu autour de moi beaucoup de colère, de détresse. Nous étions nombreux·ses à vivre difficilement avec le sentiment, nouvellement acquis ou exacerbé à outrance, que le monde dans lequel il nous fallait vivre nous était sérieusement hostile. Nous étions nombreux·ses à ne pas savoir que faire des aspirations auxquelles la grève avait laissé toute la place, mais qui semblaient devoir rester sans lendemain alors que nous retournions en classe et reprenions le rythme monotone de la vie quotidienne. Par la suite, nous avons, avec plus ou moins d'aise et de succès selon les cas, réappris à vivre dans ce monde. Mais, en vérité, nous savons que le problème demeure entier. « Travaille, consomme, pis ferme ta gueule. »
[1] La mobilisation étudiante a suscité tout autant d'animosité au sein de la population générale. En passant sur la Grande Allée, à Québec, nous recevions crachats, injures, projectiles de la part des gens aux terrasses. Le mouvement des casseroles, souvent dépeint comme l'expression d'un ras-le-bol populaire consensuel, avait ses opposant·es, et des plus décidé·es. À plus d'une reprise, alors que mon frère de 15 ans et ma sœur de 13 ans étaient sorti·es faire du bruit dans notre rue, il et elle ont fait face aux menaces et aux invectives des voisins. L'un d'eux – celui qui arborait fièrement un immense ruban « Appuyons nos troupes » sur sa façade – est sorti sur sa galerie marteau à la main pour leur expliquer que s'il et elle continuaient de taper sur leurs casseroles, il se ferait, lui, un devoir de leur taper dessus.
[2] Gabriel Nadeau-Dubois, Tenir tête, Lux, 2013, ch. 11.
[3] Loin de moi l'idée de sous-entendre que le prolongement de 2012 aurait été tout entier accaparé par l'appareil partisan de Québec solidaire. Bien au contraire, je sais pertinemment que les militant·es d'il y a dix ans sont aujourd'hui impliqué·es dans une multitude d'initiatives de toutes envergures et de divers degrés de radicalité. J'espère simplement que la compréhension que nous avons des suites de 2012 puisse rendre justice à cela. Chose certaine, on peut douter qu'un parti misant en fin de compte assez peu sur la mobilisation populaire soit l'incarnation idéale de ce qui a bel et bien été une expérience d'auto-organisation militante, d'éducation politique et de participation directe d'une ampleur difficile à saisir pour celles et ceux qui n'y ont pas pris part directement.
[4] Déclaration de Gabriel Nadeau-Dubois sur sa page Facebook, le 13 février 2022.
Illustration : Elisabeth Doyon

Eric Zemmour, nouvelle roue de secours du macronisme

Le candidat Zemmour offre à l'hégémonie néolibérale un repoussoir plus menaçant que Le Pen, devenue trop mainstream. Les grands groupes médiatiques se font fort de mousser sa candidature, permettant ainsi au macronisme de se présenter une nouvelle fois comme le « sauveur » de la démocratie.
Zemmour flatte l'égoïsme des individus ainsi que cette France rancie qui regrette encore Pétain.
Comme Sarkozy, il est fils d'immigrant. Comme lui, il se méfie de l'immigration. Tous deux ne semblent pas se rendre compte que si, du temps de leurs parents, on avait appliqué les règles sévères qu'ils appellent, ils ne seraient pas sur le territoire français.
Zemmour estime qu'un prénom comme Hapsatou est une insulte à la France, parce que non français. Il propose qu'on suive le calendrier pour les noms de saints. Pourtant, saint Éric, dont le prénom est d'origine scandinave, ne doit sa présence dans le calendrier qu'à sa conversion. Il existe par ailleurs un saint Habib, qui n'est pas d'origine française, mais syrienne, et son nom est arabe.
Dans son livre Le suicide français, le présidentiable regrette le temps où « quand le jeune chauffeur de bus glisse une main concupiscente sur un charmant fessier féminin, la jeune femme ne porte pas plainte pour harcèlement sexuel ».
Ainsi, comment un homme qui est ouvertement raciste, xénophobe, misogyne et homophobe peut-il se hisser à ce point sur toutes les tribunes ?
L'appui de l'hégémonie culturelle
Pour expliquer ce phénomène, il faut préciser qu'Éric Zemmour est adoubé par l'hégémonie culturelle, et qu'il est lié au groupe Vincent Bolloré (grand propriétaire de journaux et de chaînes télé). Ce groupe favorise un ordo-libéralisme [1] autoritaire et se fait fort de présenter un héraut dérangeant pour le discours dit « démocratique » et rassurant pour les partisans de la vieille France.
C'est d'autant plus facile que les chaînes de sa propriété, comme CNews (où sévit désormais Mathieu Bock-Côté), utilisent un stratagème permettant de détourner les règles du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Ces règles exigent que « le reste du temps total d'intervention [celui qui n'est pas réservé au gouvernement] [soit] réparti selon le principe d'équité entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale ». Or, les chaînes du groupe Bolloré diffusent toutes les apparitions de la gauche (Nouveau Parti anticapitaliste et France insoumise) pendant la nuit, comme certaines stations de radio québécoise se débarrassent de leur quota de chansons francophones pendant la nuit afin de réserver le jour aux hits états-uniens.
Une confusion politique qui favorise l'extrême droite
Même si les chances qu'Éric Zemmour soit élu comme président de la République française sont relativement faibles, rien n'est impossible, comme l'a montré l'élection de Donald Trump aux États-Unis. D'ailleurs, le système de l'élection à deux tours ainsi que la grande confusion qui règne dans l'électorat français au sujet de ce que sont la gauche et la droite favorisent nettement la droite et l'extrême droite. Le Parti socialiste, qui est un parti de droite néolibérale depuis au moins Hollande, et le mouvement La République en Marche, qui se prétend de centre, mais pratique la politique la plus droitière de toute la Cinquième République, se réclament souvent de la gauche. On imagine donc qu'une personne vaguement au courant des réalités politiques et qui s'affirme de droite finira par considérer l'extrême droite comme présentable.
Macron a été élu en 2017 sous la fausse menace de l'élection de Marine Le Pen. Or, à force de dédiaboliser Marine Le Pen, les médias ont rendu acceptable son programme. On ne la trouve plus assez dangereuse pour constituer le repoussoir dont la droite néolibérale avait besoin. Elle est quasiment devenue une libérale. D'ailleurs à part son rejet de l'Europe, qu'est-ce qui la distingue de Macron ? Le Pen est en effet contre l'impôt sur les fortunes, pour la surveillance des chômeur·euses et contre l'immigration, exactement comme le président qui tient de beaux discours, mais éventre les tentes des migrants à Calais.
Inversement, à part ce rejet de l'Europe, Le Pen ne ressemble en rien à Jean-Luc Mélenchon, à qui on n'a pourtant de cesse, dans les médias bon teint, de l'associer. D'ailleurs, ce ne sont pas du tout pour les mêmes raisons que les adversaires s'opposent tou·tes deux à l'Europe. Chez Le Pen, c'est à cause de sa préférence nationale (ainsi que par crainte du « grand remplacement », thème si cher à Éric Zemmour) ; chez Mélenchon, c'est parce que l'Europe économique restreint les mesures sociales.
L'épouvantail du macronisme
Le calcul de l'oligarchie – et encore là il ne faut voir aucun complot, mais plutôt un réflexe conditionné – est le suivant : il faut créer un danger plus grand, une figure plus effrayante. La nouvelle roue de secours du macronisme est ainsi un personnage rocambolesque aux déclarations incendiaires, déjà poursuivi et condamné pour propos racistes, qui se pose en champion de la liberté d'expression, se plaignant comme tous les extrême droitistes de ne « plus pouvoir rien dire » tout en répétant haut et fort toutes ces choses qu'ils prétendent « ne pas pouvoir dire », devant toutes les foules, sur tous les plateaux de télé, dans toutes les radios et dans tous les journaux – exactement comme notre Mathieu Bock-Côté national, qui braille dans tous les haut-parleurs de l'empire Québecor qu'il est censuré, tout en étant désormais un chroniqueur chouchou de l'extrême droite française.
Si la réélection du champion du néolibéralisme est assurée, les grands groupes médiatiques laisseront tomber Zemmour comme une vieille chaussette sale. Cependant, si un véritable candidat de gauche est susceptible de se rendre au second tour, la machine pompera au maximum pour l'extrême droitard – quitte à faire élire un énergumène qui représentera un véritable pactole pour l'industrie de la sécurité.
En prétextant de la menace du désordre fasciste – qui est en fait un ordre absolu permettant le ronron de la machine productrice –, on s'assure que les électrices et électeurs rentrent dans le rang. On espère ainsi faire le second tour dans le premier, exactement comme en 2017.
[1] NDLR : Apparu après la Première Guerre mondiale, l'ordo-libéralisme est l'une des formes du néolibéralisme. Il promeut la « liberté économique » et il encourage les initiatives individuelles et les mécanismes du marché. L'ordo-libéralisme insiste aussi sur le rôle central de l'État, qui doit garantir le cadre normatif et juridique nécessaire à l'existence de la « libre concurrence ».
Francis Lagacé est billettiste et partisan des droits sociaux.
Illustration : Ramon Vitesse
L’extrême droite bien vivante en Italie
Si l'extrême droite inquiète en France, elle semble tout aussi menaçante en Italie. Quand on fait la somme des appuis aux partis de cette tendance, on se retrouve avec 40 % des intentions de vote, un chiffre par ailleurs plutôt stable depuis les dernières élections.
L'extrême droite en Italie a principalement été incarnée ces dernières années par La Lega, parti dirigé par Matteo Salvini. Se déclarant antisystème, critique de la corruption et de l'Union européenne, le parti s'est surtout fait connaître pour sa volonté de se séparer du Sud de l'Italie, considéré comme un obstacle à la prospérité du Nord. Sa position clairement anti-immigration est cependant devenue la marque principale de La Lega.
Ce parti se fait présentement dépasser sur sa droite par un autre encore plus conservateur : Fratelli d'Italia, dirigé par Georgia Meloni, une charismatique cheffe, ex-ministre dans le gouvernement de Berlusconi, et qui défend les idées les plus réactionnaires. Ce parti est par ailleurs l'héritier du néofasciste Movimento sociale italiano, créé aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale.
Avec Georgia Meloni au pouvoir, les reculs sur le plan social et économique seraient significatifs. Les droits de femmes et des personnes LGBTQ+ ainsi que les politiques d'immigration subiraient de durs contrecoups, alors que seraient promues les valeurs les plus traditionnelles concernant la famille et le travail. Fratelli d'Italia défend par ailleurs l'économie de marché et l'austérité budgétaire.
Geogia Meloni obtient quelques avantages sur son rival Salvini. Comme son parti ne s'est jamais compromis à gouverner, contrairement à la Lega, elle profite de l'engouement des Italien·nes pour les partis « antisystème ». Elle prétend aussi pouvoir représenter l'ensemble des Italien·nes, et non pas seulement les privilégié·es du Nord. Très présente dans les médias, elle a l'art d'éviter les questions de fond et se montre à la fois mordante et rassurante.
L'ironie de la politique italienne fait que La Lega et Fratelli d'Italia se trouvent dans une coalition dite de centre droit avec Forza d'Italia, le parti de Silvio Berlusconi. Les idées d'extrême droite se trouvent ainsi normalisées, ramenées dans une zone plus respectable, tout en ne perdant rien de leur radicalité. Un phénomène qui n'est pas sans surprendre ni inquiéter.
Certain·es observateur·trices se rassurent cependant en constatant que la présence de deux partis d'extrême droite, presque à égalité dans les sondages, aura comme conséquence de diviser le vote et de les affaiblir. Les bonnes performances du Partito Democratico (centre gauche), légèrement en tête dans les intentions de vote, rendent une victoire de ces partis moins probable.
Il n'en reste pas moins que la menace pour la démocratie est bien réelle. Le soutien significatif d'une bonne partie de la population à des partis aussi clairement à droite — en Italie et ailleurs en Europe —, causé en partie par les désillusions et la colère provoquées par de longues années de politiques néolibérales, est un défi considérable pour la gauche. La route sera longue avant de ramener une grande partie de ces électeurs·trices vers une vision plus solidaire et moins individualiste des rapports sociaux.

Revoir l’agriculture. Entrevue avec Carole Poliquin, cinéaste

La documentariste Carole Poliquin, connue pour ses films percutants sur l'économie, nous revient avec le documentaire Humus, l'histoire d'une famille qui se lance dans l'expérience risquée et salutaire de l'agriculture régénératrice. Une aventure qu'elle nous raconte par d'émouvants témoignages et de superbes images. Propos recueillis par Claude Vaillancourt.
À bâbord ! : Tu as choisi comme protagoniste de ton film une famille particulièrement sympathique. Comment a eu lieu cette rencontre ? Quelle a été la suite ?
Carole Poliquin : François et Mélina étaient les fermiers de famille de ma complice à la recherche Sylvie Lapointe. Quand on a commencé à discuter du film ensemble et que je lui parlais des « sols vivants », elle m'a tout de suite dit qu'il fallait absolument que je les rencontre, qu'eux aussi étaient plongés dans les mêmes lectures. Ça a été un coup de cœur.
Nous avons eu pendant des mois de longs échanges enthousiastes : « As-tu lu tel livre ? Connais-tu tel chercheur ? Savais-tu que les champignons fabriquent des colles qui structurent le sol ? On a découvert ça il y a 25 ans seulement ! Ils ont évolué en symbiose avec les plantes pendant 450 millions d'années et les aident encore à trouver des nutriments loin de leurs racines. Ce sont toutes ces relations qu'on détruit quand on laboure ». On s'extasiait ensemble sur l'intelligence collective des bactéries du sol qui « savent » si elles sont assez nombreuses pour accomplir telle ou telle fonction. « On pense qu'on sait tout, mais on ne sait pas grand-chose du vivant ».
L'épuisement des sols est un facteur constant dans le déclin et l'effondrement des civilisations. Nous nous approchons dangereusement de ce seuil aujourd'hui. En l'absence de nouveaux continents à peupler, François et Mélina semblaient avoir une bonne idée de comment interagir avec les sols de notre petite planète. Ils l'appliquaient déjà dans leurs champs.
ÀB ! : Par rapport à tes films antérieurs, dans lesquels tu couvrais ton sujet en multipliant les entrevues, tu te concentres uniquement sur cette famille dans sa vie quotidienne et en tant que spectateurs, nous suivons le fil de ces rencontres. Comment justifies-tu ce virage dans ton approche ?
C. P. : Ça s'est imposé après ma rencontre avec François et Mélina en 2017. L'idée du film remonte à 2012. J'avais écrit un projet sur la notion de richesse, celle que nous prétendons créer alors que nous dilapidons le capital des générations futures... Ça tournait autour de notre rapport extractiviste au monde. Comme d'habitude, je ratissais large. Mais quand j'ai commencé à lire sur l'appauvrissement des sols dans le monde, j'étais tellement sidérée que j'ai décidé de me concentrer là-dessus.
J'avais déjà une idée des différentes histoires à tourner pour illustrer cette trajectoire suicidaire de notre civilisation. J'y voyais aussi une espèce de métaphore d'un appauvrissement de la pensée, d'une érosion de notre capacité à imaginer un autre rapport au monde.
C'est là qu'au fil de mes recherches, je suis tombée sur l'agriculture régénératrice qui, justement, propose et met en œuvre un autre rapport au monde. J'ai trouvé ça tellement riche, tellement porteur de sens, que je suis passée du désir de dénoncer une situation à celui de partager mon émerveillement. Dans ce nouveau registre, l'expérience humaine gagnait en importance. Suivre une seule histoire sur une longue période m'a permis, je crois, de donner accès à la profondeur d'une pensée qui se déploie dans le temps, en lien avec un territoire et une pratique. Ça m'a permis aussi de m'adresser au cœur.
ÀB ! : Ton personnage principal, l'agriculteur François D'Aoust, dit : « si on s'occupait de la nature comme on devrait le faire, ça ne serait pas rentable ». Nous sommes confronté·es à ses grandes difficultés. Comment ne pas ressentir un sentiment d'échec en voyant sa tentative de rapprocher ses pratiques de la nature ?
C. P. : François répète souvent : « Je ne peux pas compétitionner avec un système de destruction massive ». Ses propos sur la rentabilité sont d'abord une invitation à repenser nos critères de rentabilité, à réintégrer dans les comptes ce qui a été « externalisé » : la nature et sa destruction.
N'oublions pas non plus que les producteur·trices des circuits conventionnels en arrachent eux aussi. Ils et elles voient leurs sols s'appauvrir et leurs rendements diminuer. Le prix des engrais chimiques augmente avec celui de l'énergie, sans parler du phosphore, dont les réserves minières sont quasiment épuisées. Les producteur·trices sont endetté·es et pris·es dans un système qui les force à faire des choix dont ils et elles ne se réjouissent pas toujours. Le taux de suicide est élevé dans la profession.
Ce qui est patent aujourd'hui, c'est donc l'échec d'un système qui extrait sans jamais nourrir, qui prélève des « ressources » sans tenir compte de la capacité des écosystèmes à les régénérer – quand elles sont renouvelables. Or, les écosystèmes ont leurs besoins aussi. Et si le marché est incapable de les assurer, sortons-les du marché !
ÀB ! : Ton film est ponctué d'images superbes de la faune et de la flore. Quel rôle jouent-elles exactement ? Pourquoi toutes ces images ?
C. P. : Dès le départ, j'ai voulu faire de la nature un personnage à part entière. On y consacrait systématiquement une à deux heures par jour. On a aussi fait une journée de tournage sur table. Le directeur photo, Geoffroy Beauchemin, a fait un travail magnifique. J'ai eu accès aussi à des images au microscope. On y voit un nématode qui semble danser et même des bactéries symbiotiques circulant dans un poil de racine !
L'idée était de mettre en parallèle les vivants humains et non humains dans leur quête respective de nourriture. Qu'on soit arbre, poisson, bactérie, abeille, ver de terre, castor ou humain, nous partageons tou·tes cette nécessité de trouver quotidiennement des sources d'énergie qui nous permettent de rester en vie.
Accessoirement, il arrive que le travail que certains êtres vivants accomplissent pour rester en vie soit d'une certaine utilité pour nous, humains. Certains appellent ça des services écosystémiques, j'appelle ça de l'interdépendance.
ÀB ! : Dans Humus, on en apprend beaucoup sur des pratiques en agricultures qui sont très différentes de celles auxquelles nous sommes habitué·es. Qu'est-ce que tu as à nous transmettre de plus important à ce sujet ?
C. P. : Fondamentalement, ça a à voir avec notre rapport au monde. Homo sapiens, à un moment très récent de son histoire, s'est extrait lui-même de la nature, la réduisant à l'état de ressource à exploiter pour répondre à ses propres besoins. L'abondance de ressources fabriquées par la terre depuis des milliards d'années lui a donné un sentiment de toute-puissance qui l'a rendu aveugle à la complexité du monde et aux interdépendances. Il nous faudra beaucoup d'humilité pour réinscrire l'humain dans la nature. D'où le titre du film d'ailleurs : Humus – de la même racine qu'humain et humilité.
Où amorcer ce changement de paradigme ? Dans les champs ! En changeant la façon dont nous produisons notre nourriture, nous pourrions réapprendre ensemble à penser écosystème, cohabitation, interdépendance, partage. Toutes notions qui trouvent aussi un écho dans la vie en société.
Nous avons hérité d'une économie qui s'est structurée au 20e siècle autour des énergies fossiles non renouvelables. À nous de structurer l'économie du 21e siècle autour du vivant. « Pour que la vie se poursuive », rappelle Mélina à la toute fin du film.
Extraits du film Humus. Visuels : Les productions ISCA inc

Un Afro-Américain à Paris

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une diaspora d'artistes afro-américain·es commence à s'installer à Paris pour fuir le racisme et « prendre une bouffée d'air », comme le dira James Baldwin. Mais ils ne se doutaient pas qu'ils découvriraient en France un autre visage du racisme, tout aussi monstrueux.
À Paris, la communauté afro-américaine se sent protégée, pour un temps du moins, de la violence quotidienne. Outre Baldwin, on y croise au fil du temps Joséphine Baker, Sidney Bechet, Kenny Clarke, Richard Wright, ou Chester Himes ainsi que William Gardner Smith, auteur du roman Le visage de pierre [1].
Quelques-unes de ces figures apparaissent dans le récit fait par Simeon Brown, narrateur central et alter ego de l'auteur. L'histoire se déroule au cours de l'année 1961, alors que fait rage la guerre d'indépendance en Algérie. Simeon vit alors dans un petit hôtel et gagne sa vie en écrivant des articles qu'il juge sans intérêt.
Il fait connaissance avec des compatriotes exilé·es comme lui et peu à peu, d'un café à un autre, s'intègre à la communauté. Chacun·e a trouvé dans la Ville lumière un lieu d'existence ou de création, à l'abri de l'ostracisme et de la haine. Dans ce Paris effervescent des années 1960, on fraternise aussi sans peine avec des groupes d'ami·es français·es, est-européen·nes, scandinaves ou brésilien·nes. Simeon noue une relation amoureuse avec Maria, Juive polonaise rescapée des camps de la mort. Il rencontre aussi Ahmed, un Algérien avec qui il tisse un lien d'amitié.
Un soir, une dispute éclate entre Simeon et un Algérien, et ils seront tous deux emmenés par la police. Simeon constate alors qu'on le traite différemment de l'autre l'homme. Par exemple, les policiers ne retiennent pas le récit de Simeon dans lequel il avoue ses torts. Cet événement lui vaudra plus tard d'être traité d'homme blanc par un Algérien témoin de l'incident.
Touché par les injustices dont il est témoin, il commencera à fréquenter assidument cette communauté, et cela marquera le début d'une prise de conscience du mépris que subissent les Algérien·nes à Paris.
Le récit d'un massacre
Le roman culmine par le récit des événements réels survenus le soir du 17 octobre 1961, lors d'une manifestation pacifique tenue par la communauté algérienne contre le couvre-feu qui lui avait été imposé. Rappelons que l'homme aux commandes, chargé de mater les manifestant·es, était le tristement célèbre collaborationniste Maurice Papon (jamais nommé dans le roman), alors préfet de police à Paris.
Gardner Smith se fait alors à la fois témoin et protagoniste des événements. Il décrit tout ce qu'il voit, y compris des « femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau-nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée ».
Brutaliser, tuer, jeter dans la Seine vivant·es et mort·es confondu·es : tel est, ce soir-là, le programme colonial. Simeon, qu'on a pris pour un Algérien, est frappé et emmené inconscient dans un fourgon jusqu'à un stade où se trouvent des centaines de personnes en attente d'une place en prison ou dans l'un des « camps de regroupement » créés par l'armée, en France ou en Algérie.
Cette tragédie lui fait comprendre que l'injustice ne connaît pas de frontière et qu'elle est davantage une question de conscience que d'identité.
L'ouvrage fut publié aux États-Unis dès 1961, mais ne trouva pas preneur chez les éditeurs français. Il aura fallu 60 ans, au moment où a lieu l'ouverture des archives de la guerre franco-algérienne, pour qu'une traduction et une publication en soient faites en France.
L'obsession du visage
Le déploiement de cette violence illustre plusieurs aspects du problème du racisme, d'abord présenté au moyen de la métaphore du visage. Ce « visage de pierre », évoqué d'entrée de jeu, n'est que l'une des métamorphoses du racisme. Il en représente l'image inaugurale, fixe et sans vie, minérale et froide. Ce visage, appartenant à Chris, un homme blanc qui a éborgné Simeon quand il était enfant, ou à Mike, un policier tortionnaire qui s'en était pris à lui avec cruauté dans sa jeunesse, le narrateur tente au début du récit de le symboliser dans une peinture : tête massive et inhumaine, comme taillée dans la pierre.
En tant que peintre amateur, Simeon observe les gens qu'il croise. Il débusque les drames de ces visages fermés ou sévères, rayonnants ou dépourvus d'émotions. Chacun est un univers et les personnages sont presque toujours décrits en commençant par leur visage. Et si le faciès est trop souvent l'expression de la violence raciste, il en est aussi la proie. C'est surtout au visage, près de l'arcade de son œil perdu, que Simeon sera frappé au cours de la manifestation.
L'importance accordée aux physionomies permet au narrateur de synthétiser toutes les violences : « il pensa : le visage du flic français, […] le visage du nazi tortionnaire à Buchenwald et Dachau, le visage de la foule hystérique à Little Rock [2] et, oui, les visages noirs des assassins de Lumumba – ils ne formaient qu'un seul et même visage. Où que soit ce visage, il était son ennemi ».
Le visage interchangeable du racisme n'est pas uniquement, pour Gardner Smith, le visage des Blancs. Il est l'expression de la domination par la violence. C'est pourquoi, dans le récit, il devient un important levier narratif.
Le racisme comme un prisme
Pour mieux donner au racisme une signification large et englobante, l'auteur en propose une définition multiple et hétéromorphe.
On peut supposer d'abord une référence à Franz Fanon. Simeon, en effet, se fait traiter d'homme blanc par un Algérien. Or, dix ans plus tôt, Fanon soutenait que les personnes noires ne devraient plus se trouver face au dilemme de devoir « se blanchir ou disparaître ». Le racisme prend alors pour Simeon une double dimension : celle qui l'a amené, lui, à porter un masque d'homme blanc, mais aussi celle que subissent les Algérien·nes.
Ensuite, deux théories s'affrontent concernant le sort réservé aux Algérien·nes. Pour Simeon, leur condition en France est semblable à celle des Afro-Américain·es Ils et elles subissent une discrimination socio-économique et une exclusion les forçant à vivre en ghetto. Toutefois, son ami Babe, à qui la personnalité et le physique surdimensionnés confèrent une autorité morale dans la communauté, défend un autre point de vue : il soutient qu'il faut considérer qu'Algériens et Français sont en guerre et s'agressent donc mutuellement. Il va même plus loin : « Oublie ça, mec. Les Algériens sont des Blancs. Ils réagissent comme des Blancs quand ils sont avec des noirs, ne t'y trompe wpas. »
La théorie de Babe est que ce racisme n'en est pas vraiment un, puisque la lutte pour un territoire national constitue le cœur du conflit. Pour Simeon, cependant, les Algérien·nes sont victimes de discrimination et vivent dans des conditions déplorables. Ces conditions ne sauraient être expliquées uniquement par le conflit géopolitique, car il s'agit avant tout d'assujettissement colonial.
À partir de là, la définition du racisme sera diffractée pour mettre de l'avant sa dimension multiforme. On discutera, par exemple, de l'expérience concentrationnaire de Maria, abusée par un officier allemand, et du sort réservé aux Juifs pendant la Seconde Guerre. En revanche, les Algérien·nes manifesteront leur mépris envers les Juif·ves en raison de la colonisation israélienne en Palestine et Simeon constatera qu'ils peuvent aussi faire preuve de racisme : « [Ben Youssef] lâcha la bombe : “ C'est sûr, dit-il, c'est sans doute un sale Juif qui vous l'a vendu. ” […] Simeon était sous le choc. Ces mots, dans la bouche d'un Algérien. ».
Même une personne appartenant à un groupe racisé, en somme, est susceptible de devenir, selon le contexte, raciste envers une personne d'un autre groupe racisé. Le racisme peut, en tout temps, changer de camp puisqu'il résulte de situations complexes de pouvoir et de domination. Le point de vue de Simeon, contrairement à celui de son ami Babe, lui permet d'approfondir sa compréhension et sa compassion envers ses ami·es algérien·nes. Il découvre que la domination nourrit le racisme, qu'elle le précède, et non l'inverse.
Cette discussion permet à l'auteur de poser la question fondamentale de l'ouvrage : peut-on vivre libre dans un pays où la violence coloniale s'exerce avec tant d'ostentation contre un peuple ? Sa vie en France, dans un pays où il peut se croire débarrassé des préjugés pesant contre les Noir·es et libre de ses actes, sans entraves et sans risques, est piégée dans les détours d'une Histoire dont il devient partie prenante malgré lui.
[1] Christian Bourgois éditeur, 2021 (1963), traduction de Brice Mathieussent, 281 p.
[2] L'auteur fait ici un amalgame sans doute volontaire entre deux événements. D'abord, l'affaire des « Neuf de Little Rock » où l'inscription de neuf étudiants afro-américains à Little Rock Central High avait permis de mettre fin à la ségrégation dans les écoles publiques. Ensuite, il évoque la jeune Ruby Bridges, première élève afro-américaine à intégrer une école pour les Blancs en 1960, et qui avait été accueillie, à son premier jour de classe, par la « foule hystérique » que décrit Gardner Smith.

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili
Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)
Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?
CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.
Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?
CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.
Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.
Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?
CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.
Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?
CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.
Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».
Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.
Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.
CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.
Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.
Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.
On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.
Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?
CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.
On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.


Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).
Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?
CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.
En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.
Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.
Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.
Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?
CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.
Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.
De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.


Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?
CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.
Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?
CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.
Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.
A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.
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Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).
* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

Le Front commun de 1972 contre l’État bourgeois
Cet article a d’abord été publié en anglais dans la revue Midnight Sun à l’automne 2022, à l’occasion du cinquantième anniversaire du Front commun de 1972 au Québec. Nous en offrons ici une version augmentée en français.
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En avril 1972, la plus grande grève de l’histoire du Canada paralyse le Québec. Les trois principales organisations syndicales de la province – la Confédération des syndicats nationaux (CSN), la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) et la Centrale de l’enseignement du Québec (CEQ) – s’unissent dans un front commun rassemblant 210 000 employé·e·s du secteur public. Après dix jours de débrayage, le gouvernement libéral provincial de Robert Bourassa promulgue une loi spéciale qui impose le retour au travail et qui mène à l’emprisonnement des dirigeants syndicaux. La réponse des travailleur·euse·s ne se fait pas attendre : en mai, les actions illégales se multiplient à travers la province. Qu’est-ce que le Front commun et quelles leçons pouvons-nous en tirer aujourd’hui ? Quels sont ses éléments clés ? Que nous apprend-il sur le syndicalisme, l’organisation politique et le pouvoir des travailleurs et travailleuses aujourd’hui ?


Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).
La grève de 1972
Au Québec, les années 1960 sont marquées par le développement de l’État-providence sous l’impulsion du Parti libéral du Québec (PLQ), mais aussi par le dynamisme des mouvements sociaux qui remettent en question l’économie capitaliste. À la fin de la décennie, les principales organisations syndicales se révèlent insatisfaites des mesures anti-grève prises par le gouvernement provincial, alors piloté par l’Union Nationale reportée au pouvoir en 1966[1]. Les centrales se politisent rapidement. En 1970, elles participent à des colloques régionaux intersyndicaux qui lient les miliant·e·s des syndicats et les groupes populaires, où elles adoptent des résolutions qui s’inscrivent dans un programme résolument social-démocrate. Influencées par les idées socialistes, les centrales mettent de plus en plus de l’avant l’idée de la lutte des classes et se montrent favorables aux nationalisations, à la planification économique et à l’extension des politiques sociales[2]. Ces positions s’expriment dans des textes comme Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN, 1971) et L’État, rouage de notre exploitation (FTQ, 1971), qui proposent une réorganisation de la société sur des bases démocratiques et socialistes. Dans ce contexte, l’idée d’un front commun intersyndical qui unifierait les luttes des travailleur·euse·s du secteur public fait son chemin.
Alors que les conflits de travail se multiplient au Québec au début des années 1970, les syndicats font face à un nouvel adversaire : le gouvernement libéral de Robert Bourassa, premier ministre du Québec de 1970 à 1976, puis de 1985 à 1994. La tension monte entre les syndiqué·e·s et le gouvernement sur la question des salaires. En janvier 1972, le Front commun est créé, avec comme slogan « Nous, le monde ordinaire ». Sa principale revendication : un salaire minimum de 100 dollars par semaine pour tous·te·s les employé·e·s du secteur public, afin de les sortir de la pauvreté et d’établir une norme qui exercerait une pression à la hausse sur les salaires de tous·te·s les travailleur·euse·s, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Les revendications du Front commun comprennent aussi l’équité salariale entre les femmes et les hommes, la sécurité d’emploi et des avantages sociaux comme les congés de maternité[3]. Devant le refus du gouvernement de négocier, les 210 000 syndiqué·e·s du Front commun déclenchent une grève générale illimitée le 11 avril 1972.
Le gouvernement Bourassa répond par des injonctions pour forcer les travailleur·euse·s à retourner au travail. Le 21 avril, il adopte une loi spéciale, la Loi 19, qui interdit la poursuite de la grève et permet au gouvernement d’imposer des conventions collectives dans le secteur public si aucune entente n’est conclue avant le 1er juin. Les dirigeants syndicaux décident de suspendre le débrayage et de reprendre les négociations ; les grévistes sont invités à retourner au travail. Cette capitulation mécontente un bon nombre de grévistes prêts à défier les injonctions et la Loi[4]. Belliqueux, le gouvernement poursuit les dirigeants syndicaux qui avaient déclaré, avant de se raviser, vouloir inciter les grévistes à passer outre les injonctions. Le 8 mai, Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) sont condamnés à un an de prison chacun[5].
De gauche à droite : Positions, l’ouvrage rassemblant les propositions politiques de Marcel Pépin (1968) ; L’État rouage de notre exploitation, le manifeste politique de la FTQ (1971) (photos Archives Révolutionnaires) ; manifestation du Front Commun (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).
À cette provocation, le mouvement ouvrier réagit par des grèves impromptues dans les secteurs privés et publics, paralysant la province entre le 11 et le 14 mai. Initiées par les ouvriers des ports et de la construction, ces grèves se transforment bientôt en un débrayage massif et généralisé, dépassant l’initiative des centrales syndicales. Le gouvernement libéral est lui aussi débordé, tandis que le Parti québécois (PQ) incite les travailleurs à privilégier la paix sociale plutôt que de poursuivre leur lutte[6]. Dans les villes de Montréal, Joliette, Thetford Mines et Saint-Jérôme, les travailleur·euse·s en grève occupent leurs usines, produisent leurs propres journaux, bloquent les routes et manifestent. Enseignant·e·s, fonctionnaires, métallurgistes, mineurs, journalistes et infirmières se joignent au même mouvement, tandis que dans plusieurs villes, le contrôle des travailleur·euse·s sur leur vie quotidienne forme l’embryon d’un véritable « pouvoir ouvrier »[7].
La ville de Sept-Îles est paralysée pendant près d’une semaine par l’occupation des grévistes. Les 9 et 10 mai, les travailleurs de la construction affiliés à la FTQ ferment le chantier Mille 3. Ils bloquent avec leurs camions la seule route menant à la ville et obstruent l’accès aux lieux de travail des employé·e·s du secteur public, ce qui facilite grandement la reprise du débrayage par ces dernier·ère·s. Les mineurs choisissent de se joindre au mouvement de grève, suivis par les métallurgistes de toute la Côte-Nord. Le 10 mai, une assemblée de 800 travailleur·euse·s décide de fermer tous les commerces non essentiels à Sept-Îles et un groupe de syndiqué·e·s prend le contrôle de la radio locale. Dans l’après-midi, des manifestant·e·s se rassemblent devant le palais de justice et défient les policiers : ils les attaquent d’abord avec des cocktails Molotov (ce à quoi les policiers répondent par des gaz lacrymogènes) puis les forcent à se replier à l’intérieur du palais de justice. Les travailleur·euse·s proclament alors la ville « sous le contrôle des travailleurs » ! Baie-Comeau et Port-Cartier sont aussi occupées par les travailleur·euse·s.
La victoire de Sept-Îles est de courte durée. La manifestation se termine brusquement lorsqu’un ivrogne anti-grève fonce dans la foule à bord de sa voiture, blessant une quarantaine de personnes et tuant un manifestant. Bien qu’une assemblée de 4 000 personnes soit organisée le lendemain pour négocier avec les autorités gouvernementales, le rapport de force s’inverse rapidement. La police locale, soutenue par la Sûreté du Québec, lève les barrages et finit par reprendre le contrôle de la ville. Incapables de poursuivre les assemblées syndicales et ayant perdu leur rapport de force, les travailleur·euse·s reprennent progressivement le travail entre le 15 et le 18 mai.
À l’instar de la mobilisation de Sept-Îles, le Front commun dans son ensemble se désagrège peu à peu. La mobilisation s’essouffle, notamment face à la répression, à la stagnation des négociations, aux conflits entre syndicats ainsi qu’entre les syndiqué·e·s voulant retourner au travail et ceux voulant continuer la grève. Cerise sur le gâteau, la CSN fait face à une scission. Le 22 mai, en pleine mobilisation sociale, trois dirigeants favorables au syndicalisme d’affaires ainsi que les membres qui les appuient décident de fonder leur propre syndicat, la Centrale des syndicats démocratiques (CSD)[8]. Face à un ennemi désuni et à un rapport de force renversé, le gouvernement Bourassa impose une série d’ententes négociées par secteur à l’été et à l’automne 1972. Mais le Front commun, en particulier les actions autonomes du mois de mai, ne sont pas vains.
D’une part, les travailleur·euse·s du secteur public obtiennent leur principale revendication, le100 dollars minimum par semaine, bien que cette hausse soit étalée sur quatre ans. Ils et elles obtiennent aussi que les salaires soient indexés au coût de la vie et certaines protections sociales. D’autre part, malgré son bilan mitigé, le Front commun insuffle une forte combativité aux mouvements ouvriers et syndicaux des années 1970. C’est durant cette décennie que les conflits de travail au Québec sont les plus nombreux et les plus combatifs, tant dans le secteur public que dans le secteur privé. Par contre, après 1972, beaucoup de militant·e·s cherchent une manière plus efficace de lutter. Une grande partie des travailleur·euse·s, sans délaisser leurs syndicats, parient plutôt sur le Parti québécois comme véhicule politique pour améliorer leurs conditions de vie et de travail. Ce Parti se présente d’ailleurs comme ayant un « préjugé favorable » aux travailleur·euse·s, sans que cela se vérifie dans les faits.
L’impact du Front commun s’est surtout fait sentir au Québec, puisqu’il s’agissait avant tout d’une grève provinciale du secteur public. Cependant, de nombreuses autres grèves ont éclaté dans tout le Canada au cours de la première moitié des années 1970, dans les secteurs public, industriel et culturel. Confrontés à la récession économique et à l’inflation, les travailleur·euse·s sont amené·e·s à lutter pour de meilleures conditions de vie. Toutefois, cette vague de grèves à travers le pays, qui se poursuit jusqu’en 1976, est progressivement contenue par l’imposition de lois spéciales forçant le retour à l’emploi, comme cela a aussi été le cas en Europe.


Manifestation du front commun, 1972 (Antoine Desilets, BAnQ Vieux-Montréal).
Le « deuxième front » et le syndicalisme de combat
Le Front commun de 1972 est le résultat de la radicalisation des centrales syndicales québécoises, qui ont affiné leurs positions politiques depuis la fin des années 1960. Au tournant des années 1970, le contexte international est marqué par l’influence des modèles socialistes (URSS, Cuba, Chine, etc.) et un renouveau du militantisme québécois, marqué par les traditions de lutte syndicale, socialiste et anti-impérialiste. Alors que les mouvements sociaux prennent de plus en plus d’importance dans la province, les grands syndicats adoptent une position critique à l’égard de l’État et du capitalisme[9]. Les centrales, en particulier la CSN sous la présidence de Marcel Pepin, se fixent comme objectif stratégique la création d’un « socialisme démocratique », c’est-à-dire un socialisme québécois construit par le bas, respectueux des libertés individuelles et de la liberté de la presse. En élargissant leur champ d’action et en développant des pratiques combatives, les syndicats espèrent devenir les vecteurs de la construction du pouvoir politique et économique des salarié·e·s[10].
Marcel Pepin présente cette nouvelle approche lors du congrès du syndicat en octobre 1968, dans son rapport intitulé Le deuxième front. L’idée du « deuxième front » est que le mouvement syndical ne doit pas se limiter à la négociation des conditions de travail et des salaires, mais qu’il doit prendre en charge l’ensemble des questions sociales qui touchent les travailleur·euse·s. Cet élargissement doit se traduire par des initiatives politiques. Comme l’écrit Pepin dans son livre Positions (1968), « le syndicalisme, c’est le peuple organisé »[11]. Suivant ce principe, les militant·e·s de la CSN participent à la création des Comités d’action politique (CAP), des groupes citoyens qui portent les revendications populaires par rapport au logement, à l’alimentation, aux soins de santé, au transport, etc. En 1970, ils jouent également un rôle dans la formation du Front d’action politique (FRAP), un parti municipal montréalais qui regroupe tous les CAP de la ville. Le FRAP vise à construire un pouvoir populaire, fondé sur la participation des salarié·e·s ordinaires à la gestion de leur milieu de vie et de travail. En ce sens, le parti propose une série de réformes structurelles : une réorganisation plus démocratique de l’administration municipale, l’introduction d’un contrôle des loyers et la création de cliniques médicales communautaires cogérées par les habitants du quartier et les travailleur·euse·s de la santé, entre autres initiatives.
La FTQ, tout comme la CSN, reconnaît les limites des luttes sectorielles et des revendications purement économiques. Dans son rapport L’État, rouage de notre exploitation, la FTQ dénonce l’État comme facilitateur et agent de l’exploitation des travailleurs en régime capitaliste, rôle qu’il joue à travers ses appareils politiques, juridiques et idéologiques. Cependant, contrairement à la CSN, la FTQ ne traduit pas ses conceptions en action politique.
Les grands syndicats québécois des années 1970 prônent un syndicalisme centré sur l’action – les grèves et manifestations – et cherchent à construire le pouvoir des travailleur·euse·s organisé·e·s contre les patrons et l’État. C’est ce qu’ils appellent le « syndicalisme de combat ». Dans cette conception, le syndicat constitue la principale organisation démocratique des travailleur·euse·s conscient·e·s de leurs intérêts. À travers cet organe, les travailleur·euse·s prennent en charge les luttes économiques et les revendications politiques de leur classe. Toujours dans Positions, Marcel Pepin affirme que l’objectif est de « construire un pouvoir populaire en profondeur »[12] et qu’au lieu de soutenir passivement un parti politique, la population active « doit se structurer politiquement »[13]. Ainsi, le syndicat qui rassemble la classe ouvrière organisée joue un rôle catalyseur et devient un vecteur de l’action politique, voire révolutionnaire. L’objectif du syndicalisme de combat est de limiter l’exploitation capitaliste puis, à terme, de remplacer le système économique capitaliste et la propriété privée des moyens de production par un système d’inspiration socialiste, où les travailleur·euse·s organisés démocratiquement détiendront le pouvoir économique et politique.



Photos Archives Révolutionnaires
Quel avenir pour le syndicalisme de combat ?
Les grandes centrales syndicales québécoises réalisent d’autres tentatives de front commun en 1976, 1979 et 1982-1983, mais jamais avec l’ampleur de 1972. L’adoption systématique de lois spéciales anti-grève par les partis au pouvoir, suivie de l’offensive violente du Parti québécois contre les revendications des travailleur·euse·s en 1982-1983, a contribué à détruire le mouvement syndical combatif. Depuis, les principaux syndicats québécois se sont concentrés sur la négociation des salaires et la défense des acquis des travailleur·euse·s selon le principe de la « cogestion » avec les employeurs, où l’objectif du syndicat est de trouver un terrain d’entente avec les patrons plutôt que d’établir un rapport de force contre eux. Seul le mouvement étudiant a maintenu en vie la théorie et la pratique du syndicalisme de combat au Québec, jusqu’à ce que, vers 2015, les syndicats étudiants qui prônaient cette stratégie, comme l’ASSÉ, s’effondrent.
Il n’en demeure pas moins que les syndicats québécois rejoignent et ont la capacité de mobiliser un grand nombre de travailleur·euse·s. Quel rôle ces syndicats peuvent-ils jouer dans les luttes actuelles ? Dans le contexte québécois, la politique de cogestion des grands syndicats rend peu probable que ceux-ci puissent jouer un rôle révolutionnaire à court ou moyen terme. Les crises économiques des années 1980 ont poussé les syndicats à investir les fonds de pension des syndiqué·e·s dans des entreprises privées d’ici, dans le but de sauvegarder des emplois : c’est le principe du Fonds de solidarité de la FTQ et du Fondaction de la CSN. Cette forme de cogestion particulièrement déroutante rend les travailleur·euse·s dépendant·e·s des profits de ces entreprises pour protéger la croissance de leurs fonds de retraite. Cette politique bloque structurellement les possibilités militantes des syndicats, dont les membres sont désormais enferrés dans les intérêts des employeurs qu’ils doivent défendre pour assurer leur propre accès à une retraite décente.
Peut-on imaginer que les syndiqué·e·s reprennent le contrôle des syndicats et de leurs finances, puis se désengagent de la stratégie de la cogestion ? Pourraient-ils élire une direction politique affirmative au sein de ces syndicats et investir leurs fonds de pension dans des coopératives ? Difficile à imaginer. Certaines sections locales pourraient se désaffilier et se doter d’une direction politiquement révolutionnaire. Cette option est plus réalisable, mais elle pose le problème de la désunion entre les sections locales d’un syndicat. Elle risque d’atomiser les travailleur·euse·s et de les rendre plus vulnérables. L’effort nécessaire pour transformer les syndicats existants ou pour en créer de nouveaux semble énorme. Une telle masse d’efforts serait peut-être mieux investie dans la construction d’une autre forme d’organisation politique basée sur la confrontation de classe.
Il semble que les syndicats au Québec ne puissent plus fournir une structure organisationnelle viable pour une classe ouvrière révolutionnaire ou servir de véhicule pour l’établissement d’un « socialisme démocratique », comme certaines factions du mouvement syndical de la province avaient aspiré à le faire dans les années 1970. La question qui se pose donc à nous est la suivante : quelle forme d’organisation ouvrière est la plus apte à relever les défis fondamentaux de notre époque ? Quel type d’organisation pourrait être capable de confronter le système capitaliste, responsable de la misère généralisée et de la crise écologique, et de prendre en charge le projet de construction d’une société égalitaire ?
Bien que le Front commun de 1972 ait été la plus grande grève ouvrière de l’histoire du Canada, avançant des propositions radicales par le biais d’actions autonomes, d’occupations et de blocages à travers le Québec, il s’est avéré incapable de se maintenir et de s’intensifier. Les trois principaux syndicats ont fini par reculer devant la répression de l’État, ce qui a entraîné, à terme, la fin du mouvement. Peut-on attribuer cet échec aux limites de la forme syndicale elle-même ? À l’inachèvement des projets politiques des syndicats québécois de l’époque ? Aux divisions internes ? À la fragilité du Front commun face à l’État uni, organisé et militarisé ? Probablement que tous ces facteurs ont joué un rôle. Aujourd’hui, la mémoire du Front commun nous invite à nous poser des questions de fond sur le syndicalisme et à construire une nouvelle stratégie révolutionnaire, enracinée dans l’organisation et la combativité, et capable de triompher dans les conditions actuelles. Ce qui demeure certain, c’est qu’il faut unir la classe ouvrière afin qu’elle soit en mesure non seulement d’établir un rapport de force avec la bourgeoisie et l’État, mais aussi de mener à terme un processus révolutionnaire.
De gauche à droite : manifestation syndicale de la CSN, vers 1974 (Archives CSN) et Vivre à notre goût (1974), le rapport moral de Marcel Pépin (Archives Révolutionnaires)
Notes
[1] Jacques Rouillard. « Le rendez-vous manqué du syndicalisme québécois avec un parti des travailleurs (1966-1973) », Bulletin d’histoire politique, 19-2, 2011, p. 167.
[2]Ibid., p. 172.
[3] Diane Éthier, Jean-Marc Piotte, Jean Reynolds. Les travailleurs contre l’État bourgeois, Montréal, L’Aurore, 1975, p. 56-68.
[4]Ibid., p. 97.
[5]Ibid., p. 103.
[6] « Nous contre le gouvernement (sept jours de lutte) », déclaration du 12 mai 1972, bulletin spécial FTQ.
[7] « Cette grève est exemplaire à plusieurs niveaux : 1- elle unit ensemble ouvriers, collets blancs et petits-bourgeois syndiqués dans une grève qui tend à se généraliser malgré son caractère illégal ; 2- l’occupation des villes – dont le cas le plus typique est Sept-Îles – qui place de facto un grand nombre d’activités urbaines sous le contrôle des travailleurs, au grand effroi des notables de la place qui se voient, pour quelques jours, relégués à l’arrière-plan ; 3- l’occupation des postes de radio qui se succède quotidiennement dans différentes régions et qui donne la parole aux forces syndicales ; 4- enfin, phénomène isolé, mais non moins important, les salariés de l’Institut Albert-Prévost, qui mettent à la porte le Conseil d’administration et qui font fonctionner l’Institut sous le modèle de l’autogestion. » Voir Les travailleurs contre l’État bourgeois, p. 105.
[8]Ibid., p. 110.
[9] Jacques Rouillard. Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.
[10] Jacques Rouillard. Histoire de la CSN (1921-1981), Montréal, Boréal / CSN, 1981 p. 227-230.
[11] Marcel Pepin. Positions, Montréal, CSN, 1968, p. 8.
[12]Ibid., p. 9.
[13]Ibid., p. 9.

Un contre-pouvoir essentiel
Éditorial
Stéphanie Mayer, Enseignante de science politique au collégial, vice-présidente de la Ligue des droits et libertésRetour à la table des matières Revue Droits et libertés, printemps / été 2023
Une première signification de Droits en mouvements réfère aux personnes engagées un peu partout dans le monde en faveur des droits humains; elles produisent des mouvements opposés à l’injuste statu quo. Elles constituent une force sociale rassembleuse qui traverse le temps, car – rappelons-le – les origines de ces mouvements précèdent l’inscription des droits dans la Charte internationale des droits de l’homme1.
Si la Ligue des droits et libertés (LDL)2 souligne ses six décennies d’existence, il faut noter que la Fédération internationale pour les droits humains a fêté ses 100 ans en mai 2022 et que la Déclaration universelle des droits de l’homme célébrera son 75e anniversaire en décembre 2023.Si les droits sont universels, indivisibles et inaliénables, il incombe à l’État d’en assurer le respect et, plus encore, de mettre en place les conditions écono- miques, culturelles, sociales et poli- tiques nécessaires à leur réalisation. Malheureusement, les États contournent ou bafouent trop souvent les chartes ratifiées, c’est pourquoi un contre-pouvoir est essentiel. Ce dernier est toutefois menacé dans certaines régions du globe. À titre d’exemples : en décembre 2021, la justice russe a ordonné la dissolution du Centre des droits humains de l’ONG Mémorial qui recense les violations de droits en Russie3 ; en janvier 2023, la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme a été dissoute par les autorités du pays pour jouer son rôle de défense de la démocratie et des libertés4 ; en avril 2023, le sénateur français Gérald Darmanin a menacé de revoir les subventions publiques offertes à la Ligue des droits de l’homme après avoir été interrogé par cette dernière sur l’usage excessif des forces de l’ordre pour réprimer des manifestations en France5. Dans ce contexte, la LDL continue et continuera d’assumer ce rôle de contre-pouvoir alors que notre conjoncture politique est marquée par des gouvernements qui s’attaquent explicitement aux chartes des droits, que ce soit en modifiant le contenu ou en utilisant la clause dérogatoire. La montée des droites et l’éventuel retour d’un gouvernement conservateur à Ottawa n’augurent rien de bon pour le respect des droits humains. Depuis sa fondation, la LDL défend un ambitieux projet de société fondé sur les droits humains et elle est consciente des forces réactionnaires empressées de crier aux excès d’égalité, aux abus du système par des minorités ou à la remise en question de certains de leurs privilèges. Il s’agit là d’une deuxième signification de Droits en mouvements : les mouvements générés par les forces sociales en présence. Rappelons quelques éléments : que les droits ne sont pas offerts généreusement par les autorités, mais gagnés par les titulaires de droits avec des luttes politiques concrètes ; que les avancées en droits doivent être universelles, sinon elles demeurent des privilèges ; que les droits ne sont pas obtenus de manière linéaire comme laisse présager l’idée même de progrès, car à tous moments, des forces réactionnaires peuvent entrainer des reculs.
La vigilance des personnes militantes de la LDL permet d’identifier les sources de violation de droits en proposant des contre-discours.En se fondant sur le cadre de référence des droits humains, ces argumentaires offrent des regards originaux sur des questions d’actualité telles que la migration, les frontières et la citoyenneté ; les enjeux d’interpellations policières, de surveillance et d’incarcération des personnes ; les manifestations de racisme et de profilage racial et social ; la militarisation galopante et les menaces potentielles à notre sécurité ; la désaffection par l’État des services publics qui affectent en chaine les droits à la santé, à l’éducation, au logement, à la culture, etc. Ensemble, ces contre-discours et ce contre-pouvoir caractérisent bien le travail politique réalisé par la LDL depuis 1963. Une autre signification de Droits en mouvements rappelle qu’une fois les droits humains reconnus, inscrits et enchâssés dans un texte officiel, ils ne sont pas statiques. L’interdépendance des droits humains suppose que la réalisation d’un droit est conditionnelle à la réalisation d’autres droits et que la violation de l’un de ceux-ci peut constituer une atteinte à plusieurs.
Pour que personne ne soit laissé derrière, les droits doivent être respectés en tenant compte que les conditions nécessaires à leur réalisation se modifient au gré des défis que confrontent les sociétés.Notamment, les crises écologiques qui nous assaillent, mais également toutes les mesures de transitions énergétiques à mettre véritablement en place, doivent être analysées à partir de l’interdépendance des droits humains, car les conséquences de ces crises promettent d’affecter l’ensemble des droits. La question environnementale relève de l’avenir humain et démontre la portée de ce cadre de référence et de son adaptabilité à tous les enjeux rencontrés par nos sociétés. Ce numéro de la revue Droits et libertés vise différents objectifs : informer ses membres, jeunes et moins jeunes, sur les origines politiques de la LDL ainsi que sur son cadre de référence qui est l’interdépendance des droits ; apprécier les avancées en matière de droits auxquelles elle a contribué depuis sa fondation en 1963 ; rappeler les ressacs et l’existence de forces réactionnaires ; et surtout, inciter à la réflexion sur les luttes qui nous attendent. Plus particulièrement, ce numéro rassemble tant des textes survolant l’historique du travail de la LDL que des textes tournés vers l’avenir, portant sur différentes luttes que la LDL a menées au cours de son existence.
La transmission de la mémoire militante est garante de la poursuite de notre projet collectif de défense des droits humains.Des individus toujours plus nombreux rejoignent les mobilisations en faveur des droits humains, formant des mouvements essentiels à l’édification de sociétés épanouissantes fondées sur l’égalité, les libertés et la justice sociale. L’histoire de la LDL est celle de solidarités constituées en un large réseau, une mosaïque d’individus, de groupes et d’organisations de différents milieux, dont les énergies militantes et les expertises sont la force motrice. Merci à vous, toutes et chacun qui croyez, soutenez et participez à la réalisation de la mission de promotion et de défense des droits. Le soixantième anniversaire de la Ligue des droits et libertés est celui de nos solidarités et de notre projet de société fondé sur l’idéal des droits humains. Bonnes célébrations et surtout, bonne lecture !
- Cette Charte est constituée de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Pacte international des droits civils et politiques et du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels.
- Dans cette publication, le nom Ligue des droits et libertés et le sigle LDL, ont été utilisés pour référer à la Ligue des droits de l’homme.
- Agence France-Presse, La justice russe achève de dissoudre l’ONG Mémorial, Radio-Canada, 29 décembre 2021. En ligne : https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1850690/russie-justice-politique-droits-memorial
- Agence France-Presse, La principale ligue des droits de la personne dissoute par les autorités, La Presse, 22 janvier 2023. En ligne : https://www.lapresse.ca/international/afrique/2023-01-22/algerie/la-principale-ligue-des-droits-de-la-personne-dissoute-par-les-autorites.php
- Darame et J. Lamothe, Gérald Darmanin menace de remettre en question les subventions publiques accordées à la Ligue des droits de l’homme, Le Monde, 6 avril 2023. En ligne : https://www.lemonde.fr/politique/article/2023/04/05/gerald-darmanin-menace-de-remettre-en-question-les-subventions-publiques-accordees-a-la-ldh_6168412_823448.html
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Éditorial – Miner la vie : Entre dépouillement et résistances
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Marx dans l’Anthropocène. Vers l’idée du communisme de décroissance
Je viens de terminer la lecture passionnante du livre dernier livre de Kohei Saito, Marx in the Anthropocene: Towards the Idea of Degrowth Communism (2023). Selon moi, c’est l’un des meilleurs ouvrages publiés sur Marx dans les dernières années. En suivant les travaux qui ont mis en lumière les réflexions écologiques de Marx, notamment à travers son concept de “rupture métabolique”, Saito soutient une thèse intéressante et assez originale: vers la fin de sa vie, Marx aurait abandonné sa vision productiviste, eurocentrique et prométhéenne du monde, au profit de l’idée d’un “communisme décroissant”, c’est-à-dire d’une société postcapitaliste basée sur la richesse des “communs” et un meilleur équilibre entre l’humain et la nature.
“Sa dernière vision du post-capitalisme dans les années 1880 allait au-delà de l’écosocialisme, et peut être caractérisée de manière plus adéquate comme le communisme de décroissance. Cette idée jusqu’alors inconnue du communisme de décroissance apporte des idées utiles pour transcender le “réalisme capitaliste” persistant. Bien que les approches radicales suscitent aujourd’hui un intérêt croissant, il ne suffit pas de développer une critique écosocialiste du capitalisme contemporain. Ce n’est qu’en revenant aux textes de Marx qu’il est possible d’offrir une vision positive d’une société future pour l’Anthropocène. Une telle transformation radicale doit être le nouveau départ de l’histoire comme l’âge du communisme de la décroissance.” (Saito, 2013, p. 6)
Après la publication du premier tome du Capital, Saito considère qu’il y aurait une seconde “coupure épistémologique” dans l’oeuvre de Marx autour de 1868, laquelle se manifeste par l’abandon de certaines thèses évolutionnistes associées au matérialisme historique, un vif intérêt pour l’étude des sociétés non-occidentales et des sciences naturelles (géologie, botanique, agronomie, etc.), une critique plus marquée de l’État, ainsi qu’une analyse minutieuse des communes rurales russes. Saito mobilise des écrits inédits de Marx publiés récemment dans les éditions MEGA (Marx-Engels-Gesamtausgabe), ainsi que ses correspondances avec Engels et Vera Zasulich.
Ce livre de Saito permet ainsi un rapprochement entre les perspectives de la décroissance et de l’écosocialisme qui demeurent encore sous tension depuis une dizaine d’années. On voit certes plusieurs thèses modernistes, eurocentriques et pro-technologie dans l’oeuvre de Marx, notamment dans le Manifeste du Parti communiste (1848) et dans les Grundrisse (1857-58); mais Marx aurait progressivement remis en question le “caractère destructeur” des “forces productives” et questionné plus fondamentalement sa vision du monde dans les quinze dernières années de sa vie. Saito réussit à démontrer que les interprétations productivistes et “modernistes” de Marx sont surtout dues à l’héritage de Engels qui aurait contribué à orienter la lecture de Marx suite à sa mort.
“Néanmoins, la raison du succès d’Engels est largement due à sa “simplification” de la théorie de Marx, en plus de ses propres analyses pointues des événements sociaux et politiques concrets. Engels a reconnu que l’ampleur du projet de Marx dépassait largement les intérêts à courte vue de la classe ouvrière, ce qui rendrait difficile une large réception de la théorie de Marx parmi les travailleurs. L’essence de l’effort théorique d’Engels n’est donc pas une simple “déformation” de la théorie de Marx basée sur une compréhension insuffisante, mais plutôt une “reconstruction” intentionnelle de ses éléments clés d’une manière qui soit ajustable et compatible avec les mouvements socialistes et ouvriers de son époque. Pour Engels, le “marxisme” constituait une orientation intellectuelle globale pour la classe ouvrière, une contre-idéologie par rapport à la principale idéologie capitaliste de la modernisation. Dans cette tentative, cependant, Engels a fini par accorder trop d’importance à certains aspects de la théorie de Marx, tels que le “rationalisme”, le “positivisme”, la “vision progressiste de l’histoire”, le “productivisme” et l'”eurocentrisme”. […]
C’est en ce sens que l’intervention théorique d’Engels – plus ou moins légitimement – a été considérée comme responsable de la dogmatisation politique du “marxisme” ainsi que de la “déformation” de la théorie de Marx. Bien qu’Engels partage de nombreux points de vue avec Marx, il existe des différences théoriques entre eux. Cela n’est pas surprenant, car il s’agissait après tout de deux personnes différentes. Le projet philosophique d’Engels n’était pas tout à fait compatible avec les derniers efforts théoriques de Marx. C’est pourquoi la distinction entre Marx et Engels est une condition indispensable pour aller au-delà du Capital.” (Saito, 2023, p. 247-248)
Dans ce livre très riche, clair et précis de Kohei Saito, on redécouvre le caractère évolutif, créatif et hésitant de la pensée de Marx, tout en la mettant en dialogue avec des thèses de Georg Lukács (sur le métabolisme humain/nature) et des idées de Rosa Luxemburg, ainsi que les débats contemporains entre marxistes et écosocialistes (John Bellamy Foster, Jason Moore, Andreas Malm, Aaron Bastani, etc.). Saito parvient à montrer qu’il existe deux grandes tendances au sein du marxisme contemporain: 1) un courant accélérationniste et éco-moderniste, inspirée de la lecture d’Engels, qui adopte une vision productiviste et eurocentrique du monde; 2) un courant décroissanciste, issu du Marx tardif, qui résonne davantage avec d’autres courants contemporains proches des pensées écologistes, libertaires et décoloniales.
Par ailleurs, il est intéressant de croiser les analyses de Saito avec les positions communalistes de Marx vers la fin de sa vie: un rejet de plus en plus fort de l’État, la description de la Commune de Paris comme “la forme enfin trouvée de l’émancipation”, son intérêt pour les communes rurales russes, etc. La pensée de Marx aurait ainsi vécu une métamorphose simultanée à trois niveaux: rejet de la lecture moderniste/eurocentrique du monde, souci pour les enjeux liés au métabolisme humain/nature, vif intérêt pour les sociétés non-occidentales qui parviennent à articuler égalité, satisfaction des besoins et durabilité. Saito parvient à montrer que ce basculement théorique de Marx se produit autour de 1968 suite à la lecture croisée de différents auteurs:
“Il n’est pas déraisonnable de soupçonner que les transformations théoriques de Marx concernant le prométhéisme et l’ethnocentrisme se sont produites en même temps. Ce double changement est le reflet de la rupture de Marx avec le matérialisme historique. Il faut rappeler que dans la même lettre de mars 1868, où Marx trouve une “tendance socialiste” dans l’œuvre de Fraas, il trouve aussi la même tendance socialiste dans l’œuvre de Maurer. À cette époque, il lit simultanément l’étude écologique de Fraas et l’analyse historique des communes teutonnes de Maurer. Ces deux thèmes de recherche – les sciences naturelles et les sociétés précapitalistes/non occidentales – sont étroitement liés chez Marx à la fin de sa vie.
Marx s’intéressait aux communes teutoniques et à leur durabilité, et il a commencé à consacrer plus de temps à l’étude de diverses sociétés non occidentales et pré-capitalistes, en se concentrant particulièrement sur l’agriculture non capitaliste et les systèmes de propriété foncière. Après 1868, Marx a lu des ouvrages sur la Rome antique, l’Inde, l’Algérie, l’Amérique latine, les Iroquois en Amérique du Nord et les communes agraires russes. Le changement de son point de vue est clairement documenté, en particulier en ce qui concerne la Russie.” (Saito, 2023, p. 1986).
Bref, le dernier livre de Kohei Saito représente un ouvrage incontournable pour toute personne qui s’intéresse à l’oeuvre de Marx, à la décroissance, ou à un mélange des deux. Ce jeune professeur japonais de 36 ans a vendu plus de 500 000 exemplaires du livre au Japon durant la pandémie, et ce succès est sans doute dû à la qualité de ses analyses, sa précision philologique, et la pertinence du propos à l’ère de la crise climatique.
Note de lecture par Jonathan Durand Folco, professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul.
Marx in the Anthropocene
Towards the Idea of Degrowth Communism
- Éditeur : Cambridge University Press
- Date de publication : janvier 2023
- ISBN-10 :1009366181
- Source : https://doi.org/10.1017/9781108933544

Pierre Beaudet, intellectuel organique et frontalier
Ce court article aborde la contribution intellectuelle et politique de Pierre Beaudet à partir de deux catégories d’analyse, celle de l’intellectuel organique et celle de l’épistème frontalier. L’article se base sur deux sources : d’abord sur les livres publiés par Pierre au cours des 20 dernières années, puis sur les dialogues que nous avons entretenus régulièrement au cours des quatre dernières années sur des questions d’actualité et d’organisation, principalement celles liées à la réalité politique de l’Amérique latine et aux bouleversements sociaux qui s’y sont produits au fil des ans.
Situer l’œuvre de Pierre Beaudet est une tâche complexe; son œuvre n’est pas stricto sensu un travail universitaire ou théorique, mais plutôt une élaboration constante de projets d’organisation politique et sociale alimentée par une analyse critique constante de la conjoncture politique à l’échelle internationale et au Québec. Son action politique s’est construite sur son militantisme et sur le cadre interprétatif déterminant de son analyse de la réalité, le marxisme. Son militantisme était lié à une lutte incessante contre les inégalités et le colonialisme, tandis que son cadre interprétatif était fondé sur un marxisme critique. Ainsi, nous ne pouvons pas nous référer à sa contribution intellectuelle sans mentionner le travail d’organisation soutenu et méthodique qu’il effectuait et sa capacité à doter ses projets d’une visée d’émancipation sociale basée sur la participation de multiples acteurs ayant des horizons et des objectifs différents. C’est le cas d’Alternatives, des Nouveaux Cahiers du socialisme (NCS) et de la Grande Transition, entre autres, des organisations et initiatives qu’il a cofondées et pilotées. Il m’a dit un jour : « Pierre Beaudet est une machine à projets. Cela a été mon travail et ma vie » et je crois que c’est là, dans cette faculté de conception pratique et de planification de l’action sociale et politique, que résident son apport et sa contribution originale au Québec et à sa réalité historique et temporelle.
Sa contribution intellectuelle et politique repose donc sur son caractère d’intellectuel organique, comme il s’appelait lui-même[1]. La définition de l’intellectuel organique dans un sens gramscien réfère non seulement à la capacité de réflexion critique ou théorique des intellectuel·le·s, mais surtout à leur capacité d’organisation. Pour Gramsci : « Par intellectuels, il faut entendre non seulement les couches communément désignées par ce nom, mais en général toute la masse sociale qui exerce des fonctions d’organisation au sens large, aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la culture et dans le domaine politico-administratif[2] ». L’intellectualité de Pierre avait une portée pragmatique, guidée par la construction collective de petits espaces d’émancipation et de réflexion politique. C’est ce qui ressort de son livre On a raison de se révolter (2008) dans lequel il décrit le paysage intellectuel et politique de la gauche des années 1970 au Québec et les débats de gauche qui naviguaient, dans son environnement immédiat, entre la vision technico-administrative associée au Parti communiste dont il était critique et les apports des marxismes critiques, notamment, dans le cas de Pierre, le marxisme critique italien de l’après-guerre. Pour Beaudet, la question de l’organisation était clairement une question politique :
La révolution ne sera pas apportée « aux uns » (les ouvriers) par d’« autres » (les intellectuels) mais découlera d’une transformation mutuelle. Cette jonction avec les masses n’implique pas seulement une élévation du niveau de conscience des travailleurs, mais aussi une prolétarisation des intellectuels progressistes qui adoptent un style de vie modeste, un style de travail démocratique et discipliné et une idéologie les rapprochant toujours plus des masses laborieuses[3].
Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle[4].
La deuxième catégorie qui peut concourir à la compréhension de la contribution intellectuelle et politique de Pierre au Québec, selon ma compréhension, est celle de l’intellectuel frontalier. Il s’agit d’une catégorie développée dans le cadre du tournant décolonial qui nous permet de comprendre la frontière comme un élément fondamental pour la critique de la colonialité. J’évoque cette catégorie parce qu’elle permet d’expliquer la capacité de Pierre à traduire pour le public québécois ce qui se passait à l’échelle internationale. L’intellectuel frontalier va au-delà de la simple traduction de la conjoncture internationale; cela inclut également la capacité de comprendre, depuis la frontière, les effets coloniaux sur le développement. Ainsi, cette notion renvoie à la manière dont l’expansion coloniale a généré et continue de générer un troisième espace de possibilité émancipatrice qui n’est ni celui de la modernité européenne ni celui des cultures qui lui sont soumises[5]. Durant la période historique de la vie de Pierre, le débat sur le colonialisme et ses effets sur le Québec a été particulièrement intense. Sa critique contre le colonialisme est profondément liée au débat local auquel il a participé, aux effets coloniaux sur la nation québécoise et sa position dans le système mondial. Pierre par le biais du Journal des Alternatives a construit une intellectualité frontalière au Québec en dénonçant, entre autres, le colonialisme, l’apartheid et la situation palestinienne, ce qui a permis de lier les débats internationaux sur l’impérialisme et le colonialisme des puissances et le débat local sur le nationalisme et la souveraineté au Québec. Ses efforts pour créer une coopération internationale basée sur un dialogue Sud-Sud entre les intellectuel·le·s frontaliers d’Afrique du Sud, de Palestine, du Brésil et du monde en développement ont alimenté le débat sur la question nationale au Québec et ont contribué aux débats internationalistes sur la nécessité de l’altermondialisme. Ainsi, l’espace politique le plus important de cette discussion sur les possibilités d’émancipation a été sans doute la création du Forum social mondial (FSM) et sa diffusion au Québec. Le FSM a proposé et réalisé un espace d’échanges et d’émancipation. Dans ce sens, nous pourrions penser le FSM, dans la foulée de la pensée de Dussel, comme un espace d’intellectualité de frontière, un espace favorisant un dialogue interculturel entre intellectuel·le·s critiques du Sud, plutôt que de passer par le dialogue Sud-Nord[6]. Un tel dialogue est préférable parce que les acteurs du Sud ont une connaissance de leur propre culture et de la culture moderne.
Ainsi, Pierre a accompli la fonction de passeur, de traducteur et de vulgarisateur de l’état du monde pour le public québécois de sa génération, mais aussi d’autres générations dont celle des jeunes. Il était en mesure d’expliquer dans un récit clair et cohérent ce qui se passait ailleurs en illustrant la complexité des corrélations des forces géopolitiques, en dénonçant les nouvelles formes du colonialisme et de l’impérialisme des puissances et en dotant son analyse de conjoncture d’un contenu politique en lien avec ce marxisme et ce nationalisme « non identitaire » avec lesquels il s’identifiait. Ses livres témoignent de cet exercice de vulgarisation et d’analyse : Maintenant que nous sommes libres. Entretiens sur l’Afrique du Sud post-apartheid (Paris, L’Harmattan, 1996); Un jour à Luanda. Une histoire de mouvements de libération et de solidarités internationales (Montréal, Varia, 2018); et l’édition québécoise du livre Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale[7] où les textes ont été réunis par Pierre.
En plus de ces publications, Pierre a écrit et édité plusieurs ouvrages et essais critiques sur la coopération internationale, notamment le livre Qui aide qui ? Une brève histoire de la solidarité internationale au Québec (Montréal, Boréal, 2009) dans lequel il présente une histoire critique de la coopération internationale au Québec, ses origines historiques et sociales ancrées dans la pratique sociale de la solidarité des Québécois et Québécoises et l’internationalisme de gauche. À travers son militantisme international et local, Pierre a tissé et entretenu une multitude de relations au fil du temps. Il a développé des réseaux et des échanges permanents dans le monde entier. Comme bâtisseur et facilitateur de dialogue entre le Québec et les intellectuel·le·s du Sud, il était particulièrement attentif à la situation en Afrique du Sud et en Palestine, deux pays où il a développé et maintenu des complicités politiques et militantes durant plus d’une quarantaine d’années. Mais la situation politique en Amérique latine et, en particulier, l’état et l’évolution des gouvernements de gauche dans la région l’intéressaient vivement. Il s’est enthousiasmé pour la vague rose du début du XXIe siècle et ses liens avec les débuts de l’altermondialisation. Il a aussi vu avec enthousiasme l’émergence de nouvelles formes d’organisation administrative et politique fondées sur la démocratie municipale, comme le budget participatif.
Dialogues sur l’Amérique latine
Pierre connaissait bien l’Amérique latine et m’invitait constamment à débattre avec lui de la situation dans la région et à écrire des analyses dans les Nouveaux Cahiers du socialisme et sur le site Plateforme altermondialiste. Il a été surpris et attiré par le développement théorique des nouveaux courants de gauche et marxistes dans la région, et a porté une attention particulière au monde autochtone, notamment en Bolivie et aux possibilités du MAS, le Mouvement pour le socialisme[8]. Evo Morales a tenté de réconcilier politiquement le monde indigène par la construction d’un État basé sur la « plurinationalité » dans un contexte marqué par des contradictions majeures avec le monde métis. Pierre connaissait le marxisme de José Carlos Mariátegui et avait lu Álvaro García Linera[9] avec attention ; il avait traduit, publié et postfacé le livre déjà cité contenant des essais de ces auteurs en français, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale. Pierre s’est constamment interrogé sur les relations entre les mondes aymara et quechua et le monde métis et a soulevé des questions sur la manière dont le MAS a coopté et supplanté les mouvements sociaux en Bolivie et, en général, sur la manière dont les caudillismes et les populismes latino-américains affectent la réalisation de changements sociaux significatifs à long terme. Dans ce sens, il était très critique à l’égard de l’idée de Laclau[10] selon laquelle le populisme serait un moyen légitime de créer un lien avec le peuple et de son utilisation comme une forme de construction contre-hégémonique du pouvoir. Ses critiques étaient fondamentalement liées à la manière dont le concept de prolétariat est substitué à celui de peuple dans la thèse de Laclau. Pierre considérait la notion de peuple comme une notion artificielle qui rend impossible la concrétisation de l’émancipation du prolétariat et la lutte contre le capitalisme. Il a aussi réprouvé, toujours en privé pour ne pas froisser certains de ses amis, la dérive autoritaire des gouvernements du Venezuela et du Nicaragua. Il considérait que cette dérive représentait un problème de taille pour la consolidation de la gauche régionale.
Ces dernières années, nous avons assisté dans le monde entier à des débordements sociaux comme une forme de protestation massive et virale contre la mondialisation néolibérale et le renforcement progressif et systématique de l’exclusion de grandes masses de la population. Pierre et moi avons discuté pendant de nombreuses heures de la nature et des implications de ces débordements sociaux, en particulier ceux du Chili en 2019 et de la Colombie en 2021, de leurs effets sur la géopolitique régionale. Pierre connaissait bien les détails de l’histoire de la Colombie et du Chili, il avait suivi de près ce qui s’y était passé lors des manifestations de 2011 au Chili et il établissait constamment des liens avec ce qui était arrivé au Québec lors du Printemps érable en 2012. Bien que nous ayons de nombreuses différences dans notre appréciation des explosions sociales, il a appuyé généreusement mes missions sur le terrain et les initiatives que j’ai développées pour comparer ce qui se passait dans les deux pays. Pour lui, l’émergence des protestations massives était comparable dans son origine et ses dimensions à celles de Mai 1968. De manière générale, il considérait les débordements comme la manifestation du mécontentement d’une jeunesse à la recherche d’un cadre idéologique et politique de transformation sociale sans pour autant que cette jeunesse prenne en considération les expériences historiques révolutionnaires antérieures telles que la révolution russe.
Pierre était nostalgique de la capacité de transformation politique concrète qui conférait aux mouvements politiques le cadre de l’interprétation marxiste dans une période révolutionnaire comme celle qu’il observait dans ces mobilisations sociales. En ce sens, il lui apparaissait que le potentiel transformateur d’un moment révolutionnaire, comme celui de Mai 68, risquait de se diluer dans une série de slogans incapables de bâtir de nouvelles relations sociales et institutions politiques. Pourtant, il se montrait très optimiste quant à l’appel à une assemblée constituante au Chili et au gouvernement de Gabriel Boric[11], qui représentait une nouvelle gauche latino-américaine au contenu rattaché à l’environnementalisme et au féminisme. Je pense qu’il aurait été très heureux de voir comment en Colombie, après la mobilisation sociale de 2019, pour la première fois dans l’histoire récente du pays, un parti de gauche a remporté, en juin 2022, les élections en reprenant les revendications structurelles qui avaient été formulées lors des manifestations de 2019 et en dialoguant avec une jeunesse militante autour de nouveaux contenus politiques : la démocratie territoriale, la lutte contre l’exclusion, le démantèlement du patriarcat et du racisme. Dans son livre On a raison de se révolter sur les années 1970 au Québec, il s’est penché sur ce qu’il a lui-même vécu pendant cette période d’effervescence et sur sa capacité de transformation sociale, il me semble que le même raisonnement pourrait s’appliquer à ce moment intense de mobilisation politique des jeunes que nous vivons présentement.
Car, en dépit des épreuves, il subsiste cette intuition que les années 1970, loin d’avoir représenté une dérive, ont été un formidable laboratoire. Une formidable école. Un incubateur. Un choc salutaire pour secouer l’effroyable inertie du statu quo. Nous avons appris. Nous avons créé des dynamiques qui ont été porteuses. Nous avons continué de vivre cette aspiration à travers des millions de projets qui ne cessent de proliférer depuis. Regardez le « Sommet des peuples des Amériques ». Regardez la grande « Marche des femmes contre la pauvreté et la violence ». Regardez tout cela et plus encore très attentivement. Vous y retrouverez plein de visages de l’époque, ceux dont il est question dans cet essai. Et tous ces jeunes, aujourd’hui, qui veulent s’investir dans un projet de transformation globale[12].
Épilogue
Pierre a toujours pratiqué l’optimisme de la volonté qu’il avait lu chez Gramsci. Je crois que cet optimisme était une forme persistante et consciente de son exercice d’analyse à long terme, de cette partie d’échecs permanente visant à créer des situations et à développer des projets qu’il avait toujours en tête. Il misait sur la patience stratégique, reconnaissait que l’histoire ne se jouait pas en un seul instant et comprenait que tout projet d’émancipation et de lutte impliquait des concessions, des alliances, un dialogue, une bonne dose de réalisme et de patience dans l’attente du bon moment. Pierre parlait toujours de la nécessité de construire un point de rencontre, une scène pour les mouvements sociaux dont les organisations n’étaient que les scénaristes. C’était un homme qui croyait que d’autres mondes étaient possibles et il a consacré sa vie à essayer de les transformer avec réalisme et pragmatisme et avec ses projets. Notre engagement envers son héritage nous invite à poursuivre dans la création des ponts et des convergences entre les organisations, tout en construisant de nouveaux récits inspirés de l’internationalisme, de la reconnaissance d’autrui et de l’action collective des mouvements sociaux. Nous devons continuer à tisser des collaborations pour que la transformation soit possible.
Nous nous souviendrons de Pierre, et je pense ici à toutes et tous ces ami·e·s venus d’ailleurs comme moi, à qui il demandait avec insistance ce qui se passe en Colombie, au Chili, en Haïti, en Inde, cherchant des informations et des données pour ainsi mieux saisir le rapport de forces entre la gauche et la droite et avec lesquelles il remplirait ses carnets et ses articles. Je me souviendrai qu’il a raconté à mon fils sa version de l’histoire du Québec pour les enfants, avec des coureurs des bois, des pays autochtones renversés par la Conquête. Je me souviendrai de son sourire plein de satisfaction d’avoir vécu comme il le voulait. Merci Pierre pour tant d’heures de discussion. Merci aussi de m’avoir accueilli et de m’avoir démontré, comme à tant d’autres, la générosité des Québécois et des Québécoises en ouvrant ta maison, ta famille, tes histoires, tes livres et tes réseaux.
Salvador David Hernandez, chargé du dévelopement stratégique et de la recherche à Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM.
NOTES
- Pierre Beaudet, On a raison de se révolter. Chronique des années 70, Montréal, Écosociété, 2008, p. 146. ↑
- Antonio Gramsci, Cuadernos de la cárcel (Cahiers de prison), Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1981, p. 412. ↑
- Beaudet, 2008, op. cit., p 153. ↑
- Il considérait, pour sa part, que sa seule œuvre de réflexion théorique était sa critique de Lénine, Lénine, au-delà de Lénine (Montréal, La tempête des idées, 2015) dans laquelle il estimait nécessaire une réinterprétation de sa figure intellectuelle et politique après la tombée du socialisme dit réel. ↑
- Enrique Dussel, Filosofías del Sur. Descolonización y transmodernidad, Madrid, Akal, 2015. ↑
- Ibid., p. 290. ↑
- José Mariátegui, Álvaro García Linera, Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale, Textes réunis par Pierre Beaudet, Ville Mont-Royal, M Éditeur, 2012. ↑
- MAS : Movimiento al Socialismo. Il s’agit d’un parti politique de gauche fondé et dirigé par Evo Morales en 1997 et au pouvoir en Bolivie à partir de 2006, avec une brève interruption en 2019 à cause d’un coup d’État contre Evo Morales. Le MAS est retourné au pouvoir en 2020 avec l’élection de Luis Arce à la présidence. ↑
- Jose Carlos Mariategui est l’auteur marxiste le plus important d’Amérique latine au début de XXe siècle. Alvaro Garcia Lineria est un théoricien marxiste et un homme politique bolivien qui a occupé jusqu’à l’année 2019 la vice-présidence du pays. ↑
- Esnesto Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005. ↑
- Gabriel Boric : actuel président du Chili et figure de proue des mobilisations étudiantes de 2011. ↑
- Beaudet, 2008, op. cit., p. 222. ↑
Défense du service public ou défense de l’État ? | Journal L’Affranchi 1998
Congrès de l’AIT à Alcoy
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