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Pour plusieurs, y compris pour les enseignantes et les enseignants, il n’y a pas longtemps, l’intelligence artificielle (IA) était synonyme de machines ou de robots déréglés qui menacent l’humanité dans les films de science-fiction tels La Matrice ou Terminator. Il n’est donc pas étonnant que le lancement du robot conversationnel ChatGPT à la fin de la session de l’automne 2022 ait eu l’effet d’une bombe dans le milieu de l’enseignement supérieur. Certaines et certains y voient une innovation prometteuse alors que d’autres soulèvent des inquiétudes, notamment sur la facilité accrue de plagier ou de tricher. Si ChatGPT est l’application d’intelligence artificielle générative la plus publicisée, elle n’est toutefois pas la seule, loin de là. Depuis quelques années, plusieurs établissements d’enseignement ont décidé de recourir à des systèmes d’intelligence artificielle (SIA) aux fonctions diverses. Bien que l’IA soit intégrée à une variété d’outils présents dans nos habitudes quotidiennes depuis un certain temps déjà, il est primordial de mener une réflexion sur l’usage qu’on devrait en faire en éducation, et plus largement sur son utilité pour le mode de fonctionnement et les objectifs de notre système éducatif, ainsi que sur les limites à y imposer.

Depuis plusieurs années, la FNEEQ-CSN développe une réflexion critique sur le recours aux technologies numériques au sein du système de l’éducation. Celles-ci sont omniprésentes et souvent présentées comme une solution miracle et inévitables face aux problèmes qui affectent l’enseignement[3]. On pense notamment au développement de l’enseignement à distance[4] que la pandémie a accéléré, à l’utilisation des ordinateurs, des tablettes ou encore des controversés tableaux blancs interactifs promus par le premier ministre libéral Jean Charest. À notre avis, comme syndicalistes enseignantes et enseignants, il est fondamental de se poser, en amont, des questions sur le recours aux technologies numériques en général et à l’IA en particulier. 1) Permettent-elles de bonifier la relation pédagogique ? 2) Constituent-elles l’unique et la meilleure option disponible ? 3) Leur utilisation peut-elle être éthique et responsable ? Si oui, dans quelle(s) situation(s) ? 4) À qui profitent-elles vraiment et quels sont les véritables promoteurs de l’IA ? 5) Comment agir pour que l’IA puisse être au service du développement d’une société humaine équitable, diversifiée, inclusive, créative, résiliente, etc. ?

Consciente de l’intérêt présent pour ces technologies, la FNEEQ et son comité école et société[5] ont développé une posture « technocritique », évitant ainsi le piège de la rhétorique polarisante « technophiles » versus « technophobes », afin de pouvoir appréhender ce phénomène majeur de façon rigoureuse. En effet, même si ce dernier peut fournir des outils utiles pour certains besoins particuliers, par exemple un logiciel destiné à pallier un handicap, il fait peser des menaces sérieuses sur la profession enseignante et sur la relation pédagogique : ainsi il peut favoriser la fragmentation de la tâche, l’individualisation à outrance de l’enseignement, l’augmentation des inégalités et la surcharge de travail, liée entre autres à l’adaptation de l’enseignement. À terme, il peut produire plus de précarité et contribuer à la déshumanisation du milieu de l’éducation.

Quelques exemples de l’usage de l’IA en éducation et en enseignement supérieur au Québec

C’est lors du conseil fédéral de la FNEEQ des 4, 5 et 6 mai 2022 que le comité école et société a été mandaté pour « documenter et […] développer une réflexion critique au sujet du recours à l’intelligence artificielle en éducation et en enseignement supérieur[6] ». Dans son rapport publié en mai 2023, le comité y recense entre autres certains usages de l’IA.

L’IA en classe

Le rapport[7] présente quatre formes d’utilisation de l’IA pour ce qui est de l’enseignement et de l’apprentissage proprement dits.

  • Les systèmes tutoriels intelligents (STI) : ceux-ci proposent des tutoriels par étapes et personnalisés qui emploient le traçage des données produites par les étudiantes et les étudiants pour ajuster le niveau de difficulté en fonction de leurs forces et faiblesses.
  • Les robots intelligents : on a recours à ces robots notamment auprès d’élèves qui ont des troubles ou des difficultés d’apprentissage ainsi que pour des élèves qui ne peuvent être en classe à cause d’un problème de santé ou pour des enfants en situation de crise humanitaire.
  • Les agents d’apprentissage : certains robots ou fonctionnalités de l’IA sont utilisés notamment comme agents virtuels à qui l’élève enseigne les concepts à apprendre. Par exemple, en Suisse, des élèves enseignent à un robot comment écrire.
  • Les assistants pédagogiques d’IA : l’évaluation automatique de l’écriture (EAE) est une forme d’assistant pédagogique qui propose une correction formative ou sommative des travaux écrits. L’EAE ne fait pas l’unanimité, car elle comporte de nombreux présupposés. Par exemple, elle récompense les phrases longues, mais qui n’ont pas nécessairement de sens, et n’évalue pas la créativité d’un texte.

Sélection, orientation et aide à la réussite – Soutien et accompagnement des étudiantes et étudiants

En plus des outils de nature pédagogique, d’autres applications de l’IA concernent la sélection, l’orientation, l’aide à la réussite tout comme le soutien individuel et l’accompagnement des étudiantes et des étudiants.

Le forum virtuel de la Fédération des cégeps, Données et intelligence artificielle. L’innovation au service de la réussite, tenu le 9 mars 2022, fut l’occasion de présenter diverses applications de l’IA dans l’administration scolaire québécoise. Par exemple, les données colligées des étudiantes et des étudiants peuvent être traitées par l’IA afin de prédire leur comportement individuel ou collectif. Les responsables des dossiers des élèves peuvent s’inspirer de ces pronostics pour guider leurs interventions. À l’aide d’un progiciel de gestion intégrée (PGI), constitué de la cote R, de l’âge et du code postal, on peut même tenter de prévoir le risque de décrochage, le nombre d’échecs, les notes finales ou la durée des études !

Citons quelques exemples d’outils déjà bien implantés dans nos établissements :

  • ISA (Interface de suivi académique) : l’objectif de l’outil, dédié aux professionnel·les du réseau collégial, est d’évaluer les risques d’abandon scolaire à l’aide d’algorithmes conçus à partir des données personnelles des étudiantes et des étudiants (historique et résultats scolaires, ressources consultées, etc.);
  • Vigo : est un robot conversationnel qui accompagne directement des élèves du secondaire[8] durant leur parcours scolaire ; il peut communiquer directement avec les élèves, leur poser des questions sur l’évolution de leurs résultats, leur prodiguer des encouragements et des conseils, notamment sur leurs méthodes d’études;
  • DALIA : l’objectif de DALIA « est de rendre disponible aux établissements d’enseignement collégial un outil d’analyse prédictive basé sur l’intelligence artificielle (IA) afin de mieux accompagner les étudiantes et étudiants dans leur réussite scolaire[9] ».

Risques et dérives potentielles de l’IA

Le comité école et société a identifié plusieurs risques et dérives potentielles du recours sans contraintes à l’intelligence artificielle.

Protection des renseignements personnels, collecte des données et biais

L’intelligence artificielle repose sur un recours aux algorithmes et sur la collecte massive de données, très souvent personnelles. C’est à partir de celles-ci que les systèmes d’intelligence artificielle « apprennent ». La question de la qualité de l’origine des données utilisées est alors fondamentale. On y réfère dans le milieu par l’expression « garbage in, garbage out » : « Si les données initiales sont erronées, les résultats le seront tout autant[10] ». Or, les SIA et leurs propriétaires offrent peu de transparence au public ou à l’État afin de pouvoir valider et contrôler les différents types de biais.

La discrimination algorithmique

Des cas répertoriés de « discrimination algorithmique[11] » sont particulièrement troublants et touchent tant les SIA de recrutement (de personnel, par exemple) et l’étiquetage (identification à l’aide de mots clés du contenu d’un document ou d’une image) que les propos diffamatoires et l’incitation à la haine. Ainsi, plusieurs cas de discrimination visant les femmes, les personnes racisées ou de la communauté LGBTQ+ ont été rapportés. En fait, les SIA reproduisent les biais et stéréotypes véhiculés par les humains. Différentes formes de profilage découlent également de l’utilisation de ces systèmes car la discrimination reproduite par les algorithmes est directement liée à la question fondamentale du pouvoir. Or l’industrie de la technologie est essentiellement sous l’emprise d’un groupe somme toute assez restreint de personnes composé d’hommes blancs fortunés.

Respect de la propriété intellectuelle

Le respect du droit d’auteur ou d’autrice constitue également un enjeu important. Les dispositions législatives actuelles sont trop laxistes et ne permettent pas de protéger adéquatement ce droit. Cela soulève la question majeure que représentent le plagiat et la tricherie. Si on transpose cette problématique au contexte scolaire, on peut considérer que l’étudiante ou l’étudiant qui utilise un robot conversationnel dans le cadre d’une évaluation n’est pas l’autrice ou l’auteur du contenu généré, qu’il s’agit d’un cas de tricherie au même titre que tous les autres cas de fraude intellectuelle, à moins que l’utilisation d’une IA ait été autorisée dans le cadre de l’évaluation. Quoi qu’il en soit, dans la mesure où l’une des missions premières de l’éducation est d’amener l’élève et l’étudiante à développer sa pensée critique, lui permettre de déléguer son travail intellectuel à un robot relève d’un non-sens. Notons par ailleurs qu’il est extrêmement difficile et fastidieux de détecter et de prouver les cas de plagiat comme cela a été souligné dans un reportage diffusé en juin dernier sur ICI Mauricie-Centre-du-Québec[12].

IA et recherche

L’une des craintes les plus importantes est que les SIA accentuent la course à la « productivité scientifique » et le risque de fraude. Le journaliste scientifique Philippe Robitaille-Grou rapporte que la production d’articles scientifiques falsifiés constitue une véritable industrie dopée par l’utilisation de plus en plus répandue de l’IA[13]. Ces usines à articles vendent des publications avec des résultats inventés ou modifiés pour quelques centaines de dollars à des chercheurs et chercheuses dont la reconnaissance scientifique et le financement dépendent du nombre de publications à leur nom.

Dans ce contexte, on peut se poser de sérieuses questions sur le « savoir » [re]produit par les SIA. Quelles sont les sources utilisées ? Quelles sont les réflexions épistémologiques ? Quels sont les cadres théoriques ? Sur la base des études consultées, les risques d’une reproduction des savoirs dominants sont gigantesques. Ajoutons à cela que, selon les informations disponibles, la moitié des sources d’une plateforme comme ChatGPT est constituée de références anglophones; seulement 5 % sont en français[14]. Une menace quant à la diversité culturelle est avérée.

Quoi faire ? Quel encadrement ?

Le Conseil fédéral de la FNEEQ a adopté une série de recommandations[15] sur l’intelligence artificielle au cœur desquelles figure la recommandation d’un moratoire, suggéré par ailleurs par plusieurs acteurs clés de cette industrie.

Des balises rigoureuses doivent impérativement être mises de l’avant afin de prévenir les dérives identifiées et anticipées.

  • La réflexion sur l’IA ne se dissocie pas de la réflexion globale sur l’omniprésence des technologies en éducation et dans la vie quotidienne, et ce, dans un contexte de technocapitalisme où l’IA demeure sous l’égide d’entreprises privées à but lucratif.
  • Les SIA ne devraient pas être utilisés pour remplacer des personnes dans des contextes de relation d’aide ou de relation pédagogique, afin notamment de respecter la protection des renseignements personnels et du droit à la vie privée, lorsque des enjeux éthiques sont impliqués ou lorsque les actes posés sont susceptibles d’être réservés à des membres d’un ordre professionnel, par exemple une psychologue, un travailleur social…
  • Des contraintes financières ou de recrutement de personnel ne devraient pas entrer en ligne de compte dans le choix d’un SIA.
  • L’IA ne devrait pas être employée pour recruter ou évaluer des membres du personnel, des élèves, des étudiantes ou des étudiants.
  • Tout potentiel recours aux SIA dans les établissements d’enseignement devrait faire l’objet d’une entente locale avec les syndicats, car ces systèmes affectent profondément les conditions de travail. L’implantation des SIA devrait être sous la supervision de comités paritaires auxquels participeraient notamment des enseignantes et des enseignants.
  • De plus, sur le plan individuel, l’utilisation des SIA devrait toujours être optionnelle pour le corps enseignant et pour les étudiantes et étudiants. Elle devrait aussi toujours être le fruit d’un consentement éclairé.

Compte tenu du développement chaotique actuel des SIA, nous estimons que le principe de précaution, applicable en environnement, devrait aussi être adopté en regard des technologies. Ainsi, « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives[16] ». Bref, il devrait appartenir à tout organisme (école, cégep, université, ministère) et promoteur qui envisagent de recourir à un SIA d’en démontrer hors de tout doute raisonnable l’innocuité avant son implantation. En ce sens, les facteurs suivants devraient être considérés :

  • la protection complète et effective des renseignements personnels des utilisateurs et des utilisatrices;
  • la protection complète et effective du droit d’auteur et d’autrice;
  • le contrôle contre les risques de discrimination algorithmique;
  • les mesures de transparence des technologies utilisées et la redevabilité et l’imputabilité des propriétaires de celles-ci;
  • les mesures de contrôle démocratique de la technologie en valorisant les technologies développées par des OBNL ou les logiciels libres.

Ces facteurs pourraient aussi faire l’objet d’un encadrement national et international comme l’Europe s’apprête à le faire[17]. À titre d’outil de contrôle, on peut s’inspirer de la suggestion de l’enseignante et philosophe Andréanne Sabourin-Laflamme, selon qui les SIA devraient systématiquement et régulièrement subir des audits algorithmiques, lesquels permettent notamment « d’évaluer, avec toutes sortes de processus techniques, par exemple, la représentativité des données, et de vérifier s’il y a présence d’effets discriminatoires[18] ».

Les actions accomplies

La FNEEQ-CSN a su profiter de différents forums pour faire valoir ses positions, y compris les médias, notamment à la mi-mai 2023 lors de la tenue de la Journée sur l’intelligence artificielle organisée par le ministère de l’Enseignement supérieur. Elle a aussi participé à deux consultations, l’une organisée par le Conseil supérieur de l’éducation, en collaboration avec la Commission de l’éthique en science et technologies, et l’autre par le Conseil de l’innovation du Québec menée à l’été 2023 [19]. Le slogan Vraie intelligence, vrai enseignement choisi par la FNEEQ en concordance avec ses positions a marqué la rentrée de l’automne 2023.

La FNEEQ envisage par ailleurs la tenue, au début de l’année 2024, d’un événement public sur l’intelligence artificielle selon un point de vue syndical. Malheureusement, les conférences et ateliers donnés dans les différents établissements adoptent généralement une approche jovialiste de l’IA et donnent peu ou pas de place aux points de vue davantage technocritiques. Il nous semble fondamental de diffuser auprès des enseignantes et des enseignants et de la population en général une information complémentaire qui aborde les enjeux du travail.

La réflexion et l’action doivent être élargies à l’ensemble du monde du travail afin de nouer des alliances. À cet effet, la FNEEQ a exposé ses travaux dans le cadre de la 12e Conférence sur l’enseignement supérieur de l’Internationale de l’éducation tenue à Mexico en octobre 2023. Nous travaillons aussi au sein de la CSN afin de développer un discours syndical intersectoriel sur cet enjeu majeur. Plusieurs professions risquent d’être affectées par le recours à l’IA, notamment dans la santé, comme le révélait récemment une étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS)[20].

Les recommandations du Conseil de l’innovation du Québec et du Conseil supérieur de l’éducation devraient être rendues publiques au début de l’année 2024. Espérons que ces organismes prendront en compte les craintes légitimes et les mises en garde bien documentées et exprimées par la société civile et par les organisations syndicales.

L’action de l’État sera aussi nécessaire que fondamentale. L’univers technologique, et l’IA en particulier, est accaparé et contrôlé par de grandes entreprises, notamment les GAFAM[21]. Nous connaissons également les impacts écologiques désastreux de ces technologies[22].

Le gouvernement canadien a déposé en 2022 un projet de loi visant à encadrer « la conception, le développement et le déploiement responsables des systèmes d’IA qui ont une incidence sur la vie des Canadiens[23] ». Or, plusieurs organisations et spécialistes jugent « que les dispositions actuelles du projet de loi ne protègent pas les droits et les libertés des citoyennes et citoyens canadiens contre les risques liés à l’évolution fulgurante de l’intelligence artificielle[24] ».

Devant la stagnation de l’étude de son projet de loi, le ministre François-Philippe Champagne a mis en place un Code de conduite volontaire visant un développement et une gestion responsables des systèmes d’IA générative avancés[25]. Or, bon nombre d’entreprises rejettent l’idée de se conformer à un cadre réglementaire sous peine de voir le Canada perdre un avantage dans la course au développement de l’IA[26]. Bref, pour plusieurs de ces entreprises, la loi de la jungle devrait prévaloir en IA comme dans bien d’autres domaines tels que la santé, l’éducation…

Plus récemment, le conflit au sein de l’administration d’OpenAI, l’instigateur de ChatGPT, à propos du congédiement, puis de la réintégration de son PDG Sam Altman semble confirmer la victoire du camp de l’« innovation » face à celui de la précaution, et celle de la mainmise des grandes entreprises, comme Microsoft, sur le développement et le contrôle du produit[27]. D’ailleurs, Microsoft, au moment même où elle se lançait dans l’intégration de l’IA générative dans ses produits, dont la suite Office, licenciait son équipe responsable des enjeux d’éthique[28].

En conclusion, jusqu’à tout récemment, le développement des technologies pouvait faire craindre pour les emplois techniques et à qualifications moins élevées, notamment dans le secteur industriel (la robotisation). Or, le développement de l’IA menace maintenant plus de 300 millions d’emplois[29]. Les emplois de bureau et professionnels, surtout occupés par des femmes, seraient particulièrement menacés[30]. En 2021, la Commission de l’éthique en science et technologie affirmait que « la possibilité que le déploiement de l’IA dans le monde du travail contribue à l’augmentation des inégalités socioéconomiques et à la précarité économique des individus les plus défavorisés est bien réelle et doit être prise au sérieux par les décideurs publics[31] ». L’impact phénoménal de cette nouvelle technologie, que l’on doit analyser dans le contexte socioéconomique-écologique actuel, doit nous pousser comme organisation syndicale à sensibiliser nos membres sur ses risques et à militer pour un encadrement substantiel et évolutif de cette technologie par l’État et par les travailleuses et travailleurs. C’est un rappel que la technologie doit d’abord et avant tout servir l’être humain et non l’inverse.

Par Caroline Quesnel, présidente, et Benoît Lacoursière, secrétaire général et trésorier de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec (FNEEQ-CSN)[1]


  1. L’autrice et l’auteur tiennent à remercier les membres du comité école et société de la FNEEQ qui ont participé d’une manière ou d’une autre à la rédaction de ce texte : Ann Comtois, Stéphane Daniau, Sylvain Larose, Ricardo Penafiel et Isabelle Pontbriand. Nous remercions aussi Joanie Bolduc, employée de bureau de la FNEEQ pour la révision du texte.La FNEEQ est affiliée à la Confédération des syndicats nationaux (CSN) et représente 35 000 enseignantes et enseignants du primaire à l’université. Elle représente notamment environ 85 % du corps enseignant des cégeps et 80 % des chargé es de cours des universités, ce qui en fait l’organisation syndicale la plus représentative de l’enseignement supérieur. Ce texte se base principalement sur les travaux du comité école et société de la FNEEQ, particulièrement son rapport Intelligence artificielle en éducation. De la mission à la démission sociale : replaçons l’humain au cœur de l’enseignement, 2023.
  2. Comité école et société, Augmentation du nombre d’étudiantes et d’étudiants en situation de handicap, diversification des profils étudiants et impacts sur la tâche enseignante, Montréal, FNEEQ, 2022.
  3. Comité école et société, L’enseignement à distance : enjeux pédagogiques, syndicaux et sociétaux, Montréal, FNEEQ, 2019.
  4. Composé de cinq militantes et militants élus, le comité a pour mandat principal de fournir des analyses qui enrichissent la réflexion des membres et des instances sur les problématiques actuelles ou nouvelles en éducation.
  5. FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 3. Réunion ordinaire des 4, 5 et 6 mai 2022. Recommandations adoptées, p. 5.
  6. Comité école et société, 2023, op. cit., partie 3.
  7. La journaliste Patricia Rainville indiquait en 2019 que 20 000 élèves utilisaient Vigo et qu’on visait l’ensemble des élèves du réseau public, soit 800 000 élèves, en 2023. Patricia Rainville, « Vigo, l’assistant scolaire robotisé d’Optania, accompagne 20 000 élèves au Québec », Le Soleil, 13 septembre 2019.
  8. Regroupement des cégeps de Montréal, L’intelligence artificielle au bénéfice de la réussite scolaire, présentation au Forum de la Fédération des cégeps du Québec, 9 mars 2022.
  9. Julie-Michèle Morin, « Qui a peur des algorithmes ? Regards (acérés) sur l’intelligence artificielle », Liberté, n°  329, hiver 2021, p. 43.
  10. Notamment de sexisme, de racisme ou d’hétérosexisme.
  11. Radio-Canada, « ChatGPT inquiète le milieu de l’enseignement à Trois-Rivières », Ici Mauricie-Centre-du-Québec, 1er juin 2023.
  12. Philippe Robitaille-Grou, « Une industrie de fraudes scientifiques de masse », La Presse, 8 janvier 2023.
  13. France-Culture, « ChatGPT, l’école doit-elle revoir sa copie ? », Être et savoir, baladodiffusion, Radio France, 13 février 2023.
  14. FNEEQ-CSN, Conseil fédéral – N° 6. Réunion des 31 mai, 1er et 2 juin 2023. Recommandation adoptée.
  15. ONU, Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Rio de Janeiro, juin 1992.
  16. Agence France-Presse, « L’Union européenne va pour la première fois encadrer l’intelligence artificielle », Le Devoir, 8 décembre 2023.
  17. Chloé-Anne Touma, « Grand-messe de l’IA en enseignement supérieur : de belles paroles, mais des actions qui tardent à venir », CScience, 16 mai 2023.
  18. FNEEQ-CSN, Avis de la FNEEQ-CSN transmis au Conseil supérieur de l’éducation dans le cadre de sa consultation sur l’utilisation des systèmes d’intelligence artificielle générative en enseignement supérieur: enjeux pédagogiques et éthiques, 13 juin 2023.
  19. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec, Montréal, IRIS, novembre 2023.
  20. NDLR. Acronyme désignant les géants du Web que sont Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
  21. Karim Benessaieh, « Un impact environnemental monstre », La Presse, 3 juin 2023.
  22. Gouvernement du Canada, Loi sur l’intelligence artificielle et les données.
  23. La Presse canadienne, « Le projet de loi sur l’IA jugé inadéquat par des spécialistes », Radio-Canada, 26 septembre 2023.
  24. Alain McKenna, « Au tour du Canada d’adopter un code de conduite volontaire pour l’IA », Le Devoir, 27 septembre 2023.
  25. Radio-Canada, « L’industrie divisée quant au “code de conduite volontaire” d’Ottawa pour l’IA », 1er octobre 2023.
  26. Kevin Roose, « l’IA appartient désormais aux capitalistes », La Presse+, 24 novembre 2023.
  27. Bruno Guglielminetti, « Microsoft licencie les gens responsables de l’éthique de l’IA », Mon Carnet de l’actualité numérique, 14 mars 2023.
  28. Agence QMI, « Jusqu’à 300 millions d’emplois menacés par l’intelligence artificielle », Le Journal de Québec, 28 mars 2023.
  29. Claire Cain Miller et Courtney Cox, « Les emplois de bureau menacés par l’intelligence artificielle », La Presse, 30 août 2023.
  30. Commission de l’éthique en science et technologie (CEST), Les effets de l’intelligence artificielle sur le monde du travail et la justice sociale : automatisation, précarité et inégalités, Québec, Gouvernement du Québec, 17 juin 2021, p. 53.

 

ENTREVUE AVEC LE COMITÉ QUÉBEC-CHILI – avril 1975

13 août 2024, par Archives Révolutionnaires
Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi (…)

Dans cette entrevue réalisée le 21 février 1975, des membres de la revue Mobilisation s’entretiennent avec les militant·e·s du Comité de solidarité Québec-Chili (CSQC), aussi connu sous le nom de Comité Québec-Chili. D’abord créé au printemps 1973 pour appuyer l’Unité Populaire, le Comité de solidarité Québec-Chili se transforme, après le coup d’État du 11 septembre, en organe de solidarité internationale. Pour soutenir les Chilien·ne·s victimes du gouvernement fasciste de Pinochet, le Comité organise des campagnes publiques afin de faire connaître la cause du Chili et développe le soutien à la résistance populaire contre la dictature. Pour cultiver la solidarité entre les travailleur·euse·s chilien·ne·s et québécois·es, le Comité, dans ses campagnes d’éducation populaire, fait valoir que les classes populaires au Québec et au Chili subissent toutes deux une exploitation capitaliste qui profite à quelques multinationales ayant des intérêts dans ces deux zones ; pour garder leur mainmise sur les ressources du pays, celles-ci n’hésitent pas à se porter à la défense de la dictature. Le Comité de solidarité Québec-Chili devient rapidement le porte-parole le plus visible de la cause chilienne au Québec. Son journal, Chili-Québec Informations, paraît de 1973 à 1982. Malgré une diminution de ses activités dans la décennie 1980, le groupe continue d’exister jusqu’en 1989, avant de se dissoudre officiellement suivant la chute de Pinochet.

Entrevue avec le Comité Québec-Chili

Mobilisation (vol.4, no.7, avril 1975)

Mobilisation : Comment est né le Comité Québec-Chili ?

CQC : II y a eu d’abord un groupe de militants qui ont commencé à s’intéresser au Chili avec l’expérience de l’Unité Populaire. A partir de 1973, l’affrontement imminent nous a obligé à intervenir d’une façon plus organisée, ce qui voulait dire pour nous mettre les bases pour un travail d’information et d’échanges entre militants ouvriers du Chili et du Québec. Dirigée vers la classe ouvrière et la petite bourgeoisie progressiste, cette première expérience nous a permis de voir les possibilités d’un travail antiimpérialiste. Par exemple avec les grévistes de la Firestone, on a eu une soirée d’échanges et d’informations et on a vu comment les travailleurs désiraient s’approprier le contenu politique de l’expérience chilienne et les formes d’organisation au Chili, et rattacher cela directement à leurs luttes. On a aussi publié des textes, bref on s’est aperçu que dans le contexte québécois, il y avait d’une part une soif d’apprendre, un désir de connaître des expériences politiques et des luttes en Amérique latine contre l’impérialisme américain, et que d’autre part, il y avait un grand vide, que la gauche n’intervenait presque pas sur ce terrain et que c’était possible, même pour un groupe de militants relativement isolés comme nous, d’intervenir sur ce terrain avec un certain impact politique.

Mobilisation : Quel effet immédiat eut le coup militaire du 11 septembre sur votre travail ?

CQC : Quand est arrivé le coup, il ne s’agissait pas d’un événement surprenant. Nous autres, on l’attendait quotidiennement, si on peut dire, mais on n’avait pas considéré comment on répondrait à l’événement. Ce qui fait qu’il a fallu réagir très vite. Il était très important à très court terme d’effectuer une mobilisation de masse la plus large possible. Ce n’était certainement pas le temps de s’asseoir pour pousser une analyse. Dans l’espace de quelques jours, après le coup, il y a eu des assemblées, des manifestations, des démarches auprès des gouvernements, etc.

Il est sûr que la mobilisation s’est limitée d’abord aux militants organisés, aux intellectuels progressistes et à la fraction progressiste de l’appareil syndical. Si on regarde ailleurs, on s’aperçoit que la solidarité avec le Chili, immédiatement après le coup, a été ici proportionnellement massive. Mais, fait important qu’il faut souligner, c’est que dès le départ, nous avons été conscients qu’il fallait mettre nos priorités sur les travailleurs de la base ce qui, structurellement parlant, signifiait pour nous les syndicats locaux, qu’on pouvait dans certains cas atteindre en passant par les appareils syndicaux (les instances régionales par exemple) et aussi les travailleurs et ménagères regroupés dans les organisations de quartier. Nous voulions accorder la priorité à la formation politique anti-impérialiste des couches combatives du peuple. Ainsi, avec les travailleurs de la base dans des assemblées syndicales locales (surtout des travailleurs des services, des enseignants et de quelques industries et dans les groupes de quartier), on a pu aborder des questions comme par exemple la démocratie, les limites de la démocratie bourgeoise que le peuple chilien avait affrontées pour arriver au résultat que l’on sait, l’armée et les multinationales, etc.

Mobilisation : Comment s’est organisé le Comité ?

CQC : Voyant la nécessité de réussir la mobilisation la plus large possible, on a tenté de rallier autour d’une plateforme politique minimale le front le plus large possible. On a donc fait appel aux centrales, à leurs instances décisionnelles régionales, mais surtout a plusieurs syndicats locaux, aux groupes populaires. S’y sont rajoutés des groupes étudiants (principalement trotskistes), plus une quantité d’individus progressistes, militants isolés, etc. La structure choisie fut un comité de direction composé de représentants des centrales et des groupes populaires, puis une assemblée générale composée de délégués des organisations membres. Selon nous cette décision a été correcte. Ella a permis au Comité d’atteindre en partie son but. De plus, la marge d’autonomie que nous avions, nous les militants qui constituons le noyau central, était assez grande face aux appareils syndicaux qui ne sont pas, par ailleurs, des blocs monolithiques.

Mobilisation : Quelle a été votre approche par rapport au Chili ?

CQC : A cause de l’objectif à court terme (l’appui à la lutte contre la dictature militaire), on a compris que le Comité ne devait pas être le lieu du débat sur les leçons de l’expérience chilienne (c’est-à-dire la critique du réformisme). On a donc mis l’accent sur l’appui à la Résistance, on parlait du Front Unifié des forces populaires de Résistance, plutôt que sur l’appui à une organisation politique particulière. Quant à l’Unité populaire, on a expliqué son caractère anti-impérialiste, la période d’intense mobilisation populaire qu’elle avait provoquée, etc. L’aspect critique du réformisme est tout de même apparu, il était inévitable d’en parler puisque les masses elles-mêmes (dans des syndicats locaux par exemple) l’abordaient. Mais cela a été secondaire.

Là-dessus, je voudrais rajouter que le contenu que nous avons véhiculé a correspondu à nos priorités : mobilisation large et priorités sur la classe ouvrière. Ce qui déterminait un type de propagande et un style de travail. Cela a occasionné des problèmes. Les secteurs étudiants et plusieurs universitaires « marxistes » par exemple nous accusaient d’être à la remorque des réformistes. Les trotskistes acceptaient en paroles qu’il demeurait prioritaire dans la conjoncture de mobiliser largement pour isoler la Junte. Mais, tout à fait à l’encontre de cela, faire un travail de masse leur était impossible à cause de leur isolement total des masses étudiantes, ce qui pour eux n’est pas une faiblesse, mais un acquis !!! Ils en viennent à faire de l’internationalisme prolétarien une spécialité réservées aux « révolutionnaires ».

Tous ces conflits ont été quelque peu paralysants au niveau du travail d’organisation du comité. Ainsi par exemple, dans les assemblées générales, qui regroupaient des délégués de syndicats locaux et de groupe populaires, on ne voulait pas attaquer de front les positions trotskistes et « ultragauchistes », alors on a eu peur de débattre les deux lignes. Cette attitude, quoique dans une certaine mesure justifiée à cause de la composition du comité, (où de nombreux délégués de la base n’auraient pu saisir l’enjeu et auraient voté avec leurs pieds comme on dit, en s’en allant), a nui considérablement à la consolidation organisationnelle du Comité.

Ce qu’il y a eu de plus positif dans notre évaluation, ce sont nos interventions auprès des syndicats et groupes de base. Il y en a eu plus de 200, qui variaient beaucoup par leurs formes ou leur impact. Des fois, il ne s’agissait que d’une courte intervention demandant de l’appui financier. La plupart du temps, il s’agissait d’une discussion plus poussée avec présentation de diapos, etc. On a l’impression que ce travail a rapporté pour le Chili, mais aussi pour la conscience anti-impérialiste des travailleurs québécois. Le monde voulait apprendre, de façon concrète. Finalement, ce dont on s’est rendu compte aussi, c’est que l’appui financier, par exemple, il est venu de là, de la base. Ce sont les d’ailleurs les travailleurs québécois qui ont financé la campagne sur le Chili, qui ont fourni quelques $25,000 dont $11,000 déjà été envoyés au MIR au Chili, ce sont eux qui sont venus aux assemblées, au meeting du Forum en décembre 1973. La proportion fournie par les appareils syndicaux et les militants d’avant-garde (sauf le Conseil Central de la CSN à Montréal) est faible par rapport à la somme totale.

Réunion populaire pour la libération des femmes chiliennes emprisonnées avec Carmen Castillo 18 Avril 1975 (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Pouvez-vous préciser votre évaluation par rapport à la question des syndicats ? Dans l’expérience de plusieurs militants, il est difficile de travailler avec les appareils dans un tel contexte. Soit qu’il y ait un blocage à cause des positions réactionnaires des dirigeants, soit que les positions des éléments « progressistes » constituent plus un obstacle qu’une aide compte tenu de leur isolement de la base pour qui ils sont souvent discrédités.

CQC : On ne peut pas dire que pour nous il y ait eu des problèmes majeurs avec les appareils syndicaux. Au niveau des éléments « progressistes », il y a un sentiment anti-impérialiste juste qu’il faut appuyer et faire progresser. Ceux qui ont travaillé directement avec le Comité ont eu une attitude correcte. Ils ne se faisaient pas d’illusion sur leur rôle et leur position et ils ont fait ce qu’ils avaient à faire, c’est-à-dire une sorte de caution officielle et de plus un appui fraternel et technique. Malgré les manœuvres opportunistes de certains, on a eu des rapports corrects en général.

Il faut aussi souligner la différence entre la FTQ, d’une part, et la CSN et la CEQ d’autre part. Avec la FTQ, on sent le poids des syndicats dits « internationaux ». Ce n’est pas un hasard si l’AFL-CIO a appuyé les gorilles [la police politique pinochiste, ndé]. A la FTQ, non seulement ils n’ont presque rien fait au niveau de l’appareil, mais ils ont aussi relativement bloqué les interventions dans les syndicats locaux. En ce qui concerne la question de la base syndicale, on n’a pas constaté que le fait de passer par les canaux de l’appareil nous bloquaient. C’est bien plus les conditions locales qui sont déterminantes, si le syndicat est démocratique et combatif, ou s’il n’est qu’une clique ou une compagnie d’assurances. Le travail de contacts a aussi débouché en province, dans une multitude de syndicats locaux et d’instances régionales.

Malgré l’aspect positif dominant, notre travail a été marqué par toutes les limites d’une approche « essentiellement » idéologique. Intervenant dans les assemblées générales et par de la propagande large, on ne peut que constater les limites de ce type de travail politique, qui n’a pas de répercussion concrète et durable à la base, sauf dans les rares endroits où il y a des militants révolutionnaires implantés. Comment dépasser le travail d’organisation de manifestations et d’assemblées, le passage de littérature, les interventions lors d’assemblées, etc., toutes ces questions, on ne les a pas résolues, et encore aujourd’hui, on ne peut qu’entrevoir des débuts d’alternatives. C’est sûr que tout cela est lié à l’absence d’organisations révolutionnaires présentes et dirigeantes dans la classe ouvrière et les masses à l’heure actuelle. Mais il faut tenter d’y répondre maintenant, dans le contexte d’une contribution possible de notre travail à cette émergence d’une avant-garde révolutionnaire ouvrière.

On a certaines hypothèses. Par exemple développer un travail à long terme et diversifié avec certains groupes de travailleurs dans les compagnies multinationales (ITT, Kennekott, etc.) C’est un travail à long terme, difficile, prolongé. D’autre part, il ne faut pas oublier les campagnes de solidarité, qui demeurent malgré tout d’une importance extrême. Là-dessus, il faut envisager d’abord et avant tout le point de vue de la Résistance chilienne, qui a besoin du soutien international, qu’il faut continuer à tout prix. Nous constatons actuellement la désagrégation de nombreux comités de soutien à travers le monde, après l’enthousiasme premier des militants et l’intérêt large dans le public. Il est nécessaire de ne pas tomber dans le même piège et de continuer le travail. Il faut faire la démonstration aux travailleurs que le soutien aux luttes qui se mènent ailleurs, ce n’est pas une affaire conjoncturelle, une question de quelques mois ; que les luttes sont longues et qu’elles ont besoin d’appui durant leurs différentes étapes de leur développement. Cette expérience, pour le Vietnam par exemple, les travailleurs québécois ne l’ont pas vécu.

Mobilisation : Quelle évaluation faites-vous de la semaine de solidarité de septembre 1974 ?

CQC : La manif a été assez bien réussie: 2,000 personnes, un an après le coup. Le soutien s’est maintenu à un niveau assez élevé en proportion avec les autres questions internationales. Il y a eu aussi des films, des conférences, et d’autres interventions, moins remarquées, mais importantes. C’est l’aspect de propagande très large qu’on a pu faire à ce moment en participant à de nombreux « hots-lines » à la radio. Cela touche le monde, il y a des centaines de milliers de personnes qui écoutent cela.

On a dû commencer à voir comment travailler sur des questions internationales quand cela n’est plus « chaud » et que ça ne fait plus les manchettes. On s’est rendu compte aussi de notre idéalisme, que le travail à faire est un travail à long terme, un travail de taupe. Le fait que plusieurs milliers de travailleurs écoutent un programme de radio ou signent une pétition, cela n’est pas spectaculaire, ni comptabilisable en termes de recrues pour le mouvement révolutionnaire, mais cela compte. De plus cela a un impact au Chili, où la Junte a de grandes difficultés à sortir de son isolement et fait des pieds et des mains pour redorer son image internationale. Le fait qu’elle reçoit par l’intermédiaire de contacts diplomatiques des pétitions ou des demandes de libérations politiques leur montre encore plus leur isolement. Pour là-bas, des initiatives comme celles-là ont plus d’impact qu’une manifestation militante organisée par la gauche révolutionnaire.

Rassemblement en solidarité avec le Chili 11 Septembre (CDHAL, Courtoisie de Suzanne Chartrand – Comité Québec-Chili).

Mobilisation : Quelle a été la participation des réfugiés chiliens ? Quelle évaluation politique faites-vous de la communauté chilienne au Québec ?

CQC : Les chiliens comme groupe, et c’est normal, n’ont pas été présents dans le Comité. Certains ont participé sur des questions concrètes et cela a beaucoup aidé. Ils n’ont jamais été moteur dans le travail, à cause de tous les problèmes, les questions d’implantation, de langue, les restrictions du ministère de l’immigration, etc. ce qui explique en partie ce fait. On n’arrive pas dans un pays inconnu et quelques mois après réussir à comprendre le niveau d’organisation et de lutte.

En plus des problèmes matériels, il y a la question politique. Il n’y a pas le facteur unificateur et dirigeant au Chili même pour orienter ces militants (comme cela est le cas pour les vietnamiens par exemple). Il n’y a pas de possibilités pour les chiliens de s’unir à court terme sur une perspective claire et d’orienter le travail de soutien. Il y aussi toute la question de la composition de l’immigration chilienne. La majorité provient des couches progressistes de la petite bourgeoisie, étudiants, enseignants, la plupart jeunes et avec peu d’expérience politique. Il n’y a pas beaucoup de travailleurs avec leurs familles, ni de militants et cadres révolutionnaires qui ont pu ou voulu quitter le pays.

Il y a un facteur de plus. La politique d’immigration du Canada, sous une forme de libéralisme et de démocratie, a un caractère extrêmement pernicieux. Il s’agit d’admettre un assez grand nombre de chiliens, mais de bien les choisir. Une partie des récents ont même fait leur demande pendant la période de l’Unité Populaire, c’est-à-dire qu’ils voulaient quitter le pays parce qu’ils étaient embarqués dans la campagne réactionnaire, d’autres sont des petits bourgeois qui ont préféré abandonner le pays. Ainsi, la campagne initiale pour exiger du gouvernement qu’il ouvre largement ses portes aux réfugiés chiliens a été contournée de façon dès habile. Face à nos revendications, le ministère a beau jeu de montrer son libéralisme en comparant par exemple le nombre de chiliens reçus au Canada par rapport aux autres pays occidentaux. II oublie ce « petit détail » concernant la composition de cette immigration. Il y a un tri, et on réussit à écarter presque systématiquement les militants.

Cependant, cela doit être pris avec beaucoup de réserve face à la conjoncture politique qui peut changer. II n’est pas en effet impossible que des militants puissent entrer au pays sous peu, conséquences des pressions sur le gouvernement. Cela a été assez révélateur de constater ces résultats de notre campagne sur l’immigration. Les résultats positifs sont très minces. Cela a eu un effet de propagande large de démystification de la politique capitaliste de l’immigration plutôt que concret. On s’aperçoit aujourd’hui que le Canada s’en est bien tiré en proclamant une fois de plus son attitude libérale et démocratique. En plus, cela aide la junte. Les immigrants qui arrivent proviennent en partie de la petite bourgeoisie commerçante qui est sur le bord de la faillite actuellement au Chili et dont il faut se débarrasser sans susciter d’opposition politique. C’est un bon moyen d’y parvenir. Il faut aussi travailler à aider les réfugiés ici. Cela n’est pas notre tâche spécifique, mais c’est une tâche que les militants québécois doivent aider à assumer.

Mobilisation : Quelle a été l’activité du Comité depuis septembre ‘74 ?

CQC : Il faut certainement constater un repli. Il est difficile de maintenir le travail au même rythme plus d’un an et demi après les événements, alors qu’au Chili même, il ne se passe pas d’événements mobilisateurs. On est donc moins nombreux, on a moins d’argent. Durant l’automne, il y a donc eu une période de réorganisation et de diversification. Nous avons tenté d’effectuer un travail de formation plus poussé sur une base d’échanges entre militants chiliens et militants québécois. Cette tentative (centrée sur les expériences de travail en quartier) a avorté pour plusieurs raisons. La raison principale a été notre absence d’expérience. Nous n’avions que peu clarifié le contexte, le rôle et les méthodes d’un tel type d’échange. Il a fallu aussi constater le blocage de la part de plusieurs militants d’ici qui, d’une part, sont constamment sollicités d’un côté et de l’autre et débordés par une multitude de tâches, mais aussi qui ne sont pas très énergiques à définir leurs besoins et leurs possibilités en matière internationaliste en général. Ce projet fut en fait prématuré, même si l’idée était bonne et qu’il sera possible de la reprendre à moyen terme. On s’est rendu compte que cette initiative de formation a pris beaucoup de notre temps, et que cela nuisait au travail de solidarité large.

Nos tâches de diffusion large, de ramasser du fric, de faire des pressions sur le gouvernement ou les organismes internationaux, il faut les continuer et même les accentuer. On a aussi passé par une période de réorganisation structurelle que nous terminons à peine. Cette réorganisation a pour objectif de resserrer plus l’équipe militante qui assume le travail et d’officialiser son rôle de direction. Avant, on avait une structure à deux niveaux : une réelle, avec l’équipe de militants et sa relation dialectique avec l’assemblée générale des délégués des syndicats et groupes, et une autre, parallèle, avec un comité de direction qui officiellement était représentatif et délégué des groupes constituants. En pratique, la structure officielle était née élans le contexte du Comité qui constituait à ce moment une sorte de coalition de groupes organisés, ce qui n’est pas tout à fait le cas maintenant, où ce sont plus des militants de divers groupes qui participent sur une base individuelle.

De plus, l’équipe de militants assume complètement la direction politique du Comité. Ce dernier se transforme ainsi en une sorte d’organisation large et démocratique, avec un noyau central qui y met le principal de ses énergies militantes et en assume la direction, et une assemblée assez vaste qui discute, soutient et organise les campagnes proposées. Le Comité ne peut pas se développer comme un groupe politique avec une ligne bien précise, mais comme une organisation de masse qui réunit des militants de divers groupes et tendances sur la base de l’appui à la Résistance, dans le but de la construction du socialisme, pas de retour à la démocratie bourgeoise. De cette façon, on a une base d’action permanente et une audience mobilisée de façon ponctuelle. Ainsi, on a la possibilité d’initier des campagnes larges en allant chercher l’appui de toutes sortes d’organisations et d’individus sur une base précise. Les appareils syndicaux ne sont donc plus les dirigeants du Comité, mais l’appui des éléments progressistes demeure et garde la même importance qu’avant.

Mobilisation : Sur votre réorganisation, ne voyez-vous le danger d’une « extériorisation » du comité par rapport aux mouvement progressiste et révolutionnaire ?

CQC : On peut espérer dans les conditions objectives actuelles que le Comité soit à la fois une coalition de groupes politiques, progressistes et révolutionnaires et en même temps une organisation qui peut être une force dynamique de mobilisation et d’organisation de masse. Bon, d’une part, il y a toutes les limites des centrales et les possibilités au niveau des organisations de travailleurs (syndicats, groupes pops.). D’autre part, il y a la faiblesse du mouvement révolutionnaire (division, éparpillement, faible implantation dans les masses, absence de perspectives stratégiques et tactiques claires). Il faut donc voir le Comité et notre travail de façon dialectique (en tenant compte des deux aspects). Il faut que le comité et le travail de soutien au Chili se lie aux couches combatives du peuple, que la nécessité d’un même combat contre l’impérialisme pénètre la conscience des masses, particulièrement des travailleurs en lutte. En ce moment, il y a des courants marxistes-léninistes qui commencent à pénétrer sérieusement certaines couches de la classe ouvrière et du peuple et il faut s’y lier. Mais d’abord, il faut les connaître et voir leurs possibilités. Potentiellement, c’est là que nous pourrons le plus développer le travail de solidarité anti-impérialiste. Nous attendons de ces organisations une critique fraternelle et des propositions de collaboration.

Mobilisation : Pouvez-vous dégager certaines perspectives de travail à court terme ?

CQC : II faut poursuivre le travail large, d’information et de mobilisation. Il y a la publication du bulletin Chili-Québec Informations, qui se diffuse assez bien et qui pénètre de nombreux groupes ouvriers et populaires. On y aborde aux côtés de l’analyse de la situation de la lutte des classes au Chili, les questions de l’impérialisme et des luttes en Amérique Latine, la complicité canadienne, etc. On poursuit aussi tout un travail de liaison et d’explication. C’est un travail diversifié. A court terme, le travail sera axé sur la campagne pour la libération des femmes du peuple emprisonnées et qui a pour but de réclamer la libération de milliers de femmes et d’enfants emprisonnés et torturés par les gorilles. En plus de permettre un nouveau départ, cette campagne correspond à la stratégie de la résistance chilienne. En effet, actuellement, la répression, loin de ralentir, s’accentue : arrestations massives, tortures, intimidations de toutes sortes, etc.

Il est essentiel de renforcir le mouvement international contre la répression qui frappe le peuple, mais aussi ses organisations révolutionnaires, en particulier le MIR au Chili. Il est essentiel pour ces organisations que de nombreux cadres emprisonnés soient libérés, ce qui en pratique a été possible dans de nombreux cas dont entre autres la libération de Carmen Castillo, militante du MIR qui fut arrêtée lors de la mort au combat du secrétaire général Miguel Enriquez. Tous ces facteurs ont fait que d’une part, le comité de coordination de la gauche chilienne à l’extérieur, de même que le MIR au Chili ont lancé l’idée de cette campagne. Il est possible de travailler là-dessus et d’obtenir des résultats concrets : entres autres la libération de Laura Allende, sœur du président, ce qui prend une importance particulière à cause des pressions que les gorilles peuvent faire sur le nouveau secrétaire général du MIR, Pascal Andrea Allende, fils de Laura.

A court et à moyen terme aussi, il y a la clarification toujours plus poussée sur le comment d’un travail de masse de solidarité anti-impérialiste. Les questions de stratégie et de tactiques, de compositions et de direction, la question des liens nécessaires avec les groupes stratégiques et les organisations marxistes-léninistes, toutes ces questions et bien d’autres, il faut poursuivre à les travailler et à les éclaircir. Ce qui nous préoccupe beaucoup aussi, c’est d’étendre le mouvement populaire de solidarité avec le peuple chilien avec les autres peuples latino-américains en lutte, qui pourrait contribuer à faire avancer la possible tenue à Montréal du tribunal Russell II, entre autres par l’impact créé sur les mass-média. Il faut avoir une analyse claire pour être en mesure d’isoler l’ennemi et d’unir tout ce qui peut être uni sous une direction politique claire et juste.

/ / /

Pour en savoir plus sur le Comité Québec-Chili, on consultera ce bilan de 1978. Sur les initiatives de solidarité internationale, on naviguera avec plaisir sur le site de l’exposition virtuelle Portraits de solidarités : les Amériques en lutte, montée à l’occasion du 40e anniversaire du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL). La revue Mobilisation, un espace de débat et d’information pour les militant· e· s québécois· es dans les années 1970, a aussi fait paraître entre ses pages cette entrevue avec le Comité de défense des droits des travailleurs haïtiens (CDDTH).

* Photo de couverture : Alvadorfoto. Colorisé par @frentecacerola.

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C'est à la lecture d'un courriel d'une lectrice nous questionnant sur nos stratégies d'inclusion écrites que nous avons souhaité fouiller le sujet.

Pour le collectif d'À bâbord !, le passage vers l'écriture inclusive s'est fait graduellement, mais s'est posé comme une évidence. D'abord, notre protocole de rédaction a inclus l'écriture épicène, puis l'écriture féminisée et, plus récemment, nous entreprenons un travail de familiarisation avec l'écriture plus inclusive dans un souci de rendre visible la diversité des genres, parce que nommer, c'est aussi mieux exister. Ce travail se poursuivra à mesure qu'on continuera, collectivement, à adapter la langue à nos réalités.

La langue, on le sait, est bien plus qu'un outil de communication d'informations : c'est par elle que certain·es chercheront à lisser, à aplanir, à établir les frontières de l'acceptable et ainsi marginaliser ; c'est toutefois aussi par elle que l'affiliation et la solidarité prennent existence. C'est l'un des constats que le dossier thématique sur la révolution queer du dernier numéro d'À bâbord ! nous portait à faire, notamment à travers son glossaire qui, oui, accompagnait les lecteur·rices et témoignait d'un souci d'accessibilité, mais, de manière plus importante, rejetait l'idée d'uniformiser les termes pour plutôt accueillir la diversité des formes écrites et refléter la multiplicité des identités.

Peut-être de manière moins flamboyante, il y a certainement un mouvement diffus qui cherche à foutre le bordel dans les rapports à la langue et rejeter l'esprit normatif du français standardisé qui s'immisce dans nos rapports aux autres. En plus de réfléchir aux logiques normées qui informent certaines dynamiques d'exclusion et d'invisibilisation, ce court dossier cherche aussi des avenues de transformation de nos rapports à la langue qui puissent se traduire dans nos rapports politiques. La langue que nous avons voulu aborder est donc orale, populaire, localisée, institutionnalisée, nationalisée et instrumentalisée.

Apprendre à nous écrire

9 août 2024, par Isabelle Bouchard, Magali Guilbault Fitzbay — , , , ,
Le guide de politique et d'écriture inclusive Apprendre à nous écrire, paru en mai 2021, est le fruit du travail commun de Les 3 sex et de Club Sexu, deux organismes féministes (…)

Le guide de politique et d'écriture inclusive Apprendre à nous écrire, paru en mai 2021, est le fruit du travail commun de Les 3 sex et de Club Sexu, deux organismes féministes engagés dans la lutte pour les droits sexuels. Pourquoi un tel guide ?

Propos recueillis par Isabelle Bouchard

À bâbord ! : Qu'est-ce qui a motivé vos deux organisations à produire un tel guide ?

Magali Guilbault Fitzbay : Lorsque j'ai été élue à la vice-présidence de Les 3 sex*, j'ai fait mienne la tâche de créer notre politique d'écriture inclusive qui était déjà sur notre to-do list, afin d'uniformiser nos rédactions. Alors que j'étais rendue à un certain point du travail, le Club Sexu est devenu notre coloc de bureau et a apporté tout l'aspect graphique et design au projet. Nous sommes deux organismes féministes en santé sexuelle avec une vision de sexualité positive, on allait clairement se rejoindre sur ce terrain-là ! Notre but était de rendre accessible notre politique d'écriture inclusive en toute transparence, pour inciter d'autres organismes à faire le pas et promouvoir l'écriture inclusive en ce qui a trait au genre dans toute l'étendue de son usage. Nous souhaitions mettre de l'avant une vision de l'écriture inclusive qui parle de la pluralité des genres, qui détrompe l'idée qu'écrire de manière inclusive, c'est compliqué et ça alourdit le texte. J'ai donc travaillé à une division et une priorisation en trois types qui résonnaient avec nos valeurs, notre lectorat et nos types de texte.

Même s'il y a plusieurs guides qui circulent, ils sont souvent très petits, avec trop peu d'exemples et beaucoup trop n'abordent pas les doublets tronqués. On voulait essayer de présenter les principales pratiques, en présentant les inconvénients et les avantages de chacune des pratiques, pour pouvoir faire un choix éclairé sur leur utilisation. On a voulu aussi démystifier plusieurs conceptions liées à la langue. Mes études en linguistique et mon intérêt pour les études de genre ont été essentielles pour l'écriture de ce guide.

ÀB ! : Qu'est-ce que nous apprend le titre du guide Apprendre à nous écrire ? Qui est-ce « nous » ?

M. G.-F. : Ça m'oblige à être philosophe. Je ne crois pas que je peux décider qui est dans ce nous, mais que ça désigne plutôt tout le monde qui se sent faire partie de ce nous. C'est un nous qui veut être visibilisé, c'est sûr. Alors ça désigne les personnes de la diversité de genre qui se battent pour la reconnaissance de leurs droits. Mais je crois que c'est aussi un nous inclusif au sens large. Avec l'écriture inclusive, on effectue un travail de sensibilisation duquel tout le monde doit faire partie. Si on souhaite que les personnes non binaires, les personnes de la diversité de genre soient incluses dans la société, il y a un travail de sensibilisation qui doit être fait au sein de la société entière. En ce sens, et avec la vision de l'écriture inclusive présente dans Apprendre à nous écrire, l'écriture inclusive est pour tout le monde.

ÀB ! : À qui s'adressent vos formations d'écriture inclusive ? En général, quels types d'organisations ou d'individus y participent ?

M. G.-F. : Les premières répondantes à notre démarchage ont été les agences de communication. Depuis, c'est plutôt diversifié : milieu communautaire, milieu de la culture, milieu entrepreneurial, quelques collectifs militants, et pour les formations publiques, c'est encore plus diversifié ! Évidemment, la majorité vient de Montréal, mais on a de plus en plus d'organisations de diverses régions du Québec, même parfois du Nouveau-Brunswick. Il est notable que les gens sont soucieux de leur façon d'écrire et de communiquer. Il y a beaucoup de questions liées à la langue, à la grammaire, aux enjeux de genre. On a donc conçu la formation de manière à rester très proche du guide, mais en ajoutant des notions sur l'identité de genre, on aborde le biais de parler du masculin comme d'un genre neutre, les exceptions dans les doublets tronquées, etc. Les participant·es ont souvent comme but d'instaurer une politique d'écriture inclusive au sein de leur milieu de travail ou simplement de l'utiliser de façon personnelle, c'est encourageant.

ÀB ! : Quelles idées ou perceptions vos formations d'écriture inclusive tentent-elles de démystifier ?

M. G.-F. : Honnêtement, on essaie de couvrir beaucoup de stock en 90 minutes et je pense qu'on fait bien ça ! On introduit l'écriture inclusive comme un concept lié à la théorie du genre, ce qui la différencie de la féminisation qui est courante depuis des décennies au Québec. On déboulonne plusieurs mythes sur l'écriture inclusive qui mène à sa dévalorisation, notamment le fait que l'écriture inclusive, c'est compliqué ou ça alourdit le texte, ou le fait que le masculin joue le rôle du « genre neutre » en français. La langue est politique, ce qui soulève plusieurs enjeux, notamment le rôle et l'opinion des institutions langagières. Je crois qu'à parler d'écriture inclusive, il faut également soulever les enjeux de lecture et d'accessibilité, qui est un sujet sur lequel il y a beaucoup d'idées reçues.

ÀB ! : Vous divisez la pratique de l'écriture inclusive en trois types. Quels sont-ils ? Dans quel contexte proposez-vous d'utiliser chacun ?

M. G.-F. : Chacun des types s'impose un peu de lui-même. L'écriture épicène est tout indiquée pour parler de plusieurs personnes et pour avoir une écriture légèrement plus impersonnelle, avec des mots comme direction, équipe, spécialiste.

Pour sa part, la féminisation permet la visibilisation des formes féminines comme autrice, réviseuse (tous deux nouvellement acceptés, alors que le premier a existé durant des siècles et que les deux respectent les règles morphologiques du français) et la créativité des formes qui s'accordent en genre, notamment avec les doublets tronqués comme chercheur·es ou directeur·trices.

Finalement, l'écriture non binaire met de l'avant les néologismes pour les personnes ne se reconnaissant pas dans la binarité de genre ou dans les formules toutes faites. Diviser l'écriture inclusive en trois types nous éloigne de son association systématique au point médian qui est souvent faite, à la fameuse « déformation » de la langue, puisqu'on voit qu'il y a plusieurs façons d'appliquer l'écriture inclusive. Ultimement, ce que nous recommandons, c'est de s'adapter au lectorat cible et au type de texte, et de jumeler les techniques afin de profiter des avantages de chacune des techniques.

ÀB ! : Quels sont vos souhaits pour l'avenir du langage inclusif ?

M. G.-F. : Je crois qu'il faut une plus grande sensibilisation aux enjeux de genre et à la langue, qui sont tous deux des enjeux politiques qui se rejoignent dans l'écriture inclusive. Je souhaiterais également qu'on se questionne sur le sens de cet adjectif, inclusif. Dans une perspective de féminisme intersectionnel, on veut aussi questionner l'accessibilité, le classisme et le racisme véhiculés dans la communication. C'est quelque chose à quoi je réfléchis beaucoup.

Magali Guilbault Fitzbay est conseillère linguistique et formatrice en écriture inclusive chez Les 3 sex.

Illustration : Elisabeth Doyon

Toponymie autochtone : la racine des cultures

De plus en plus, nous sommes exposé·es à l'art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du (…)

De plus en plus, nous sommes exposé·es à l'art, aux langues et aux cultures des nations autochtones que nous côtoyons. Il suffit toutefois de poser les yeux sur une carte du Québec pour réaliser que nous y sommes exposé·es depuis longtemps à travers la toponymie du territoire.

Dans sa plus simple expression, la toponymie est la façon dont nous nommons le territoire. En outre, la toponymie est la façon qu'ont les peuples de se lier au territoire et d'y créer un attachement. Les noms de provinces, de régions, de villes, de rues ou encore de parcs sont tous des exemples de toponymes. Ainsi, lorsque nous parlons de la ville de Montréal, nous savons à quel territoire nous faisons référence. La toponymie nous entoure à tel point que nous l'employons souvent sans même y réfléchir.

Pourtant, elle porte un bagage important de notre histoire et de nos connaissances. Par exemple, tout près de chez moi dans la région d'Abitibi-Témiscamingue coule la rivière Kinojévis. Ce toponyme fait référence au mot « kinoje » de l'anicinabemowin, la langue parlée par la Nation Anicinabe, qui signifie « brochet ». Qui plus est, le toponyme « Abitibi-Témiscamingue » est lui-même une adaptation de toponymes d'origine anicinabe, signifiant approximativement « là où les eaux se séparent » et « lac profond ». À travers ce bagage transparaissent donc les relations que nous entretenons avec les peuples autochtones. Dans toutes les régions du Québec, des toponymes autochtones sont devenus « nos » toponymes, c'est-à-dire ceux de la majorité allochtone, et ce, souvent à notre insu.

Toponymie et colonialisme

Lorsque nous parlons de toponymie autochtone, nous référons aux noms qui représentent le territoire selon les peuples autochtones. Si elle est souvent tenue pour acquise par le peuple québécois, la toponymie est néanmoins un enjeu majeur pour toutes les nations autochtones dans leurs efforts de valorisation et d'enracinement de leurs cultures.

À petite ou grande échelle, l'entièreté du territoire québécois a d'abord été décrit par les nations qui y ont vécu pendant des millénaires. Ces nations avaient un nom pour chaque ruisseau, chaque lac et chaque parcelle de territoire qu'elles fréquentaient. Inévitablement, l'appropriation du territoire par le peuple colonisateur passe également par la façon de le nommer, et bon nombre des toponymes autochtones ont été écartés et remplacés par des toponymes propres au peuple colonisateur. Ce processus d'appropriation a contribué à créer une distance entre les peuples autochtones et leur territoire : difficile de se sentir chez soi lorsque notre territoire porte désormais le nom de d'autres. Il en est de même pour les toponymes autochtones qui ont été réappropriés par le peuple québécois, qui sont trop souvent employés sans connaître leur signification ou leur origine.

Le remplacement progressif des toponymes autochtones par des toponymes francophones a également changé la façon dont le territoire est perçu. Dans la tradition non autochtone québécoise, les territoires sont souvent nommés en l'honneur de personnes marquantes, symboliques ou représentatives de la colonisation et de la religion. Pensons à la panoplie de noms de villes et villages débutant par « Saint » ou « Sainte ». Bien souvent, ces personnages historiques n'ont aucun véritable lien avec le territoire qui porte leur nom. Un bon exemple est le nom du lac près duquel j'ai grandi, à Rouyn-Noranda. Il est nommé « lac Dufault » en l'honneur de Sergius Dufault, sous-ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries au moment de la création de la ville en 1926. Rien ne rattache ce toponyme au lac : n'importe quel autre lac aurait pu s'appeler ainsi. Il s'agit cependant d'une symbolique coloniale forte qui met en valeur l'un des artisans du développement des régions ressources au Québec.

La toponymie autochtone est bien différente. Les langues autochtones sont généralement plus descriptives du territoire, ce qui se reflète dans leur toponymie. Sans vouloir généraliser, la plupart des toponymes autochtones sont ancrés dans la description du territoire ou encore dans la relation des personnes envers le territoire. D'une certaine façon, c'est le territoire qui se nomme lui-même. Pour revenir à l'exemple du Lac Dufault, la comparaison est frappante. En anicinabemowin, le lac porte le nom de Natapigik Sagahigan, ce qui se traduit très approximativement par « le lac où l'on chasse le buffle ». Ce toponyme, qui tire son origine de la pratique de la chasse sur le territoire, est porteur de différents savoirs. Il contient une preuve de l'occupation du territoire, un savoir sur les pratiques de chasse traditionnelles en plus d'identifier précisément le lieu. Alors, lorsque les toponymes autochtones sont remplacés par des toponymes en français, ce ne sont pas seulement les noms qui disparaissent, mais également une partie importante des connaissances reliées au territoire.

En plus de la description du territoire et des activités traditionnelles qui y sont associées, les toponymes autochtones peuvent témoigner des échanges ayant eu lieu entre les nations. Par exemple, le territoire des Atikamekw Nehirowisiwok contient certains toponymes d'origine anicinabe et innue, deux Premières Nations voisines, ce qui témoigne des échanges entre elles et de la manière dont se partageait le territoire. Les toponymes autochtones contiennent également des connaissances significatives sur le langage : ils sont une sorte de dictionnaire du territoire à travers lequel les mots peuvent perdurer. Le remplacement des toponymes autochtones par des toponymes francophones signifie que des mots ont pu être perdus, affaiblissant ainsi l'usage des différentes langues autochtones sur le territoire.

Valoriser les toponymes autochtones

L'affirmation des cultures autochtones ainsi que la réappropriation du territoire passe nécessairement par une réaffirmation des toponymes autochtones. Même si des toponymes francophones ont été superposés aux toponymes autochtones sur l'ensemble du territoire québécois, ils ne sont pas pour autant effacés. Les toponymes autochtones peuvent être remis de l'avant et se perpétuer de plusieurs façons. La plus importante est sans contredit par la diffusion au sein des communautés des savoirs que portent les Ainé·es. Selon ceux et celles-ci, encourager les jeunes à interagir avec les porteurs·euses de savoirs est le meilleur moyen pour que s'opère une véritable réappropriation des toponymes et des connaissances territoriales qui y sont rattachées. La tâche n'est cependant pas toujours évidente en raison des brisures intergénérationnelles dues aux nombreuses tentatives d'assimilation coloniale.

Si les peuples autochtones le souhaitent, il est également possible de valoriser les toponymes autochtones à partir d'une étroite collaboration avec les peuples allochtones au niveau de la cartographie. À chaque moment d'expansion coloniale dans l'histoire du Québec, les cartographes travaillant sur les « nouveaux » territoires se sont servi des informations recueillies chez les nations autochtones qui les occupaient déjà. Que ce soit avec les premiers colons de Nouvelle-France au 16e siècle ou encore avec l'exploration de territoires comme l'Abitibi-Témiscamingue au tournant du 20e siècle, les premières cartes de l'arrivée des colons sur un territoire portent souvent des toponymes autochtones. En travaillant à partir de ces cartes (souvent consignées au sein d'institutions gouvernementales québécoises et canadiennes), il est possible de redécouvrir une panoplie de savoirs autochtones reliés au territoire.

Par et pour les Autochtones

Cet article se veut une très brève introduction à l'importance de la toponymie dans la valorisation des cultures et savoirs autochtones. Il est important de mentionner que ce travail doit être réalisé par les personnes et les communautés autochtones pour elles-mêmes. Si elles ne sont pas dirigées par les celles-ci, les démarches risquent de reproduire un comportement colonial. En retour, les personnes allochtones sont invitées à prendre connaissance des toponymes autochtones qui les entourent, de découvrir leur origine et de comprendre leur signification. Cet effort permet une ouverture sur l'importance que revêt la toponymie pour les peuples autochtones dans leurs démarches d'affirmation.

Adam Archambault est doctorant en relations territoriales autochtones à l'UQAT.

Illustration : Elisabeth Doyon

POUR ALLER PLUS LOIN

La Commission de toponymie du Québec qui a déjà répertorié un important nombre de toponymes autochtones partout sur le territoire et est accessible en ligne à l'adresse suivante : https://toponymie.gouv.qc.ca/ct/toponymie-autochtone/liste-noms-autochtones-traditionnels/variantes-traditionnelles-autochtones.aspx

Bilinguisme officiel, traduction et langues autochtones

Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie (…)

Le bilinguisme canadien, loin de permettre la participation à la vie politique dans les deux langues officielles, cultive plutôt une anglonormativité qui nuit autant à la vie politique en français que dans les langues autochtones.

L'Inuk Mary Simon est la première autochtone à occuper la fonction de gouverneure générale du Canada. Son installation a été vue comme une grande victoire par plusieurs personnes, autochtones comme allochtones. Un aspect de sa candidature est toutefois venu assombrir cette bonne nouvelle : la nouvelle gouverneure générale ne parlait pas un mot de français. Ce n'est certes pas la première fois que cela arrive : l'unilinguisme était plutôt la norme dans ce genre de nomination. La particularité ici est que la personne désignée par le premier ministre est bilingue, mais son autre langue, l'inuktitut, est une langue autochtone.

Si on a retenu que plusieurs dénonçaient ce retour en arrière, on a moins remarqué le discours sur la traduction qui a circulé. On a notamment dit que ce bilinguisme sans français était « a great job opportuny », évidemment pour les traducteurs et traductrices vers le français. Dans tous les cas, on peut remarquer au moins une autre chose : jamais, dans presque tous les tweets que j'ai pu lire, on ne puisse imaginer que la traduction se fasse d'une langue autochtone vers l'anglais. Il est clair ici que la gouverneure générale parlera d'abord anglais, puis inuktitut [1]. Elle pourra ensuite être traduite (de l'anglais on imagine) vers le français. Jamais on ne suppose, en fait, que la langue source de sa fonction soit l'inuktitut.

L'anglonormativité

Au moment du remplacement de la juge en chef Beverley McLachlin en 2017, on avait proposé de supprimer l'exigence du bilinguisme pour favoriser une candidature autochtone. Dans un article publié dans Options politiques, Maxime St-Hilaire, Alexis Wawanoloath, Stéphanie Chouinard et Marc-Antoine Gervais dénoncent cette proposition qui se présente comme une ouverture à un nouveau bilinguisme où la deuxième langue ne soit pas une des langues officielles :

« Supposons ainsi une avocate attikamekw réputée, qui parlerait aussi le français et l'anishinaabe : elle n'aurait aujourd'hui aucune chance d'accéder à la magistrature de la [Cour suprême du Canada]. Autrement dit, en réalité, supprimer cette exigence de bilinguisme (une connaissance passive du français ou de l'anglais langue seconde) consacrerait l'anglais comme seule langue de la CSC et désignerait injustement le français comme langue “ colonialiste ” ».

On comprend de cet argument que le problème, ce ne sont pas les langues autochtones, mais le positionnement de l'anglais comme la langue « normale » lorsqu'il s'agit d'être bilingue. C'est ce qu'on appelle l'anglonormativité, qu'Alexandre Baril définit comme un « système de structures, d'institutions et de croyances qui marque l'anglais comme la norme ».

Le français, langue traduisante

L'anglonormativité se perpétue très bien avec le bilinguisme tel qu'on l'a historiquement pensé dans un pays comme le Canada. Le rôle que la traduction y tient est clair : elle sert à accommoder une minorité linguistique pour lui laisser croire qu'elle a une place égale à celle de la majorité. On est au cœur ici du contrat implicite de subalternité qu'exige le bilinguisme officiel au Canada : en échange du pouvoir dominant de l'anglais, on permet aux francophones d'avoir l'impression de pouvoir vivre entièrement dans leur langue. Quiconque a vécu un moment dans un univers bilingue comme celui de la fonction publique fédérale sait très bien que la perception de la place du français est celle d'être une langue traduisante. Dans les mots de Pierre Cardinal, la tâche de la traduction est ainsi d'être « une institution-tampon entre nos deux communautés nationales. Elle vise à donner à la société traduisante, la francophone, l'illusion d'une participation officielle à la vie du pays tout entier alors que ce sont les membres de la société traduite, l'anglophone, qui y occupent effectivement une place disproportionnée ».

L'obsession pour la qualité de la langue et le rapport difficile qu'ont les Québécois en particulier avec les nouveautés langagières sont des symptômes de cette infériorisation. Il n'est donc pas étonnant de voir, ici comme ailleurs, la traduction comme une tare. Si ailleurs on peut la percevoir comme « une ouverture à l'Autre », cela nous reste difficile, voire interdit par son usage effectif par le bilinguisme officiel. L'époque où a été écrit l'article que je viens de citer est aussi celle de l'adoption de la Charte de la langue française : la solution au déséquilibre entre les langues en traduction devient souvent une revendication pour plus de monolinguisme, ce qui peut évidemment mener à une certaine fermeture d'esprit face aux autres cultures [2]. Comment éviter cet écueil ?

Pour une traduction multidirectionnelle

Que la traduction soit un outil de domination est un fait admis par plusieurs, qu'elle le soit toujours l'est un peu moins. On peut tenter de penser de nouvelles manières de traduire, de nouveaux rapports entre les langues.

En ce qui a trait à la place des langues autochtones, plusieurs ont demandé que le gouvernement fédéral proclame officielles au même titre que l'anglais et le français une ou des langues autochtones. Outre la difficulté pratique de donner une égalité formelle à plus de 70 langues, une telle demande participe d'un certain regard de surplombant qu'on prend sur le monde dès qu'il s'agit de trouver des solutions rapidement, sans penser aux effets de ces solutions. Ce regard surplombant investit dans l'État et sa logique de la reconnaissance le seul arbitre des relations entre les communautés. Cette logique de la reconnaissance a aussi pour conséquence la subordination des nations autochtones, mais aussi, comme on l'a vu, la perpétuation des inégalités entre les langues. Doit-on rappeler que le seul député à avoir voté contre le projet de loi C-91 sur la reconnaissance par le gouvernement fédéral des droits linguistiques autochtones (en 2019) était l'Inuk Hunter Tootoo, le député indépendant représentant du Nunavut ? A-t-on pris le temps de l'écouter pour savoir pourquoi il avait voté contre ? [3]

Comme nous invite à le faire Dalie Giroux dans son dernier ouvrage, tentons plutôt de « cesser de (se) penser comme un État ». À quoi ça ressemblerait de répondre à cette invitation ? Il y a certainement encore à penser la traduction en dehors des fonctions hégémoniques qu'on lui impute, pour trouver de nouvelles voies rhizomatiques, de nouvelles formes de cohabitation. Cela demande en tout cas de repenser le rôle de la traduction, peut-être également de la direction dans laquelle on traduit. Cette traduction est encore trop souvent pensée des langues coloniales vers les langues autochtones, perpétuant pour ces dernières une fonction de langue traduisante comme le français l'est pour l'anglais.

D'autres avenues sont possibles. Les Pekuakamiulnuatsh de Mashteuiatsh (Ilnus) offrent un exemple particulièrement intéressant de directions multiples – et un des seuls cas du genre. En raison de la petitesse du nombre de personnes maîtrisant la langue autochtone, le processus de constitutionnalisation des institutions de leur communauté par la commission Tipelimitishun entamé en 2019 se fait d'abord en français puis traduit en nelueun (la langue ilnue), sauf pour une partie essentielle de cette nouvelle constitution : son préambule. En effet, dans ce cas, la direction est inversée : les grands principes directeurs de cette constitution se formulent d'abord en nelueun pour ensuite être traduits en français. À ma connaissance, c'est la première fois dans le cas des langues autochtones qu'un tel exercice se fait de manière croisée. La traduction a ici une chance de cesser d'être un simple instrument de communication, voire un outil d'asservissement, pour devenir un espace producteur d'idées.

Multiplier les directions, multiplier les sources et, pourquoi pas, multiplier les versions. Il faut repenser le rôle de la traduction dans nos relations intersociétales.


[1] Je dis « presque » parce que j'ai pu constater une exception : le rédacteur en chef d'Options politiques Les Perreaux relaie une suggestion, que Mary Simon ne s'adresse aux Canadien·nes qu'en inuktitut, et soit ensuite traduite dans les deux langues : twitter.com/perreaux/status/1413299107632926720 Comme il le dit, ce serait là un vrai « test of equity », mais il s'agit surtout d'une preuve par l'absurde.

[2] Pour un développement de cette question, notamment sur le refus net de la classe politique québécoise de se traduire, je me permets de renvoyer à mon texte « Thème et version dans la législation québécoise : la cause des Barreaux et la traduction des lois », Trahir 9, (avril) 2018.

[3] Pour en apprendre plus, www.tipelimitishun.com/fr

René Lemieux, Université Concordia

Illustration : Elisabeth Doyon

POUR ALLER PLUS LOIN

Alexandre Baril « Intersectionality, Lost in Translation ? (Re)Thinking Inter-Sections between Anglophone and Francophone Intersectionality », Atlantis : Critical Studies in Gender, Culture & Social Justice, vol. 38, no. 1, 2017, pp. 125-137.

Pierre Cardinal, « Regard critique sur la traduction au Canada », Méta, vol. 23, no. 2, 1978, pp. 141-47.

Dalie Giroux, L'œil du maître : Figures de l'imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d'encrier, 2020, 183 pages.

Anne Levesque, « Pour lutter contre l'assimilation des francophones au Canada, il faut s'attaquer à l'anglonormativité », The Conversation [en ligne], 31 janvier 2022 : https://theconversation.com/pour-lutter-contre-lassimilation-des-francophones-au-canada-il-faut-sattaquer-a-langlonormativite-173877.

René Lemieux, « Reconnaissance des langues autochtones au Canada : un commentaire sur le projet de loi C-91 ». Trahir 10 (mars).

Les food trucks, de Galarneau aux bobos

9 août 2024, par Pascal Brissette, Julien Vallières — , , , ,
Traditionnellement, le camion de restauration est associé à la culture populaire : il se déplace dans les rues, au plus près des marcheur·euses et des foules, se poste à la (…)

Traditionnellement, le camion de restauration est associé à la culture populaire : il se déplace dans les rues, au plus près des marcheur·euses et des foules, se poste à la sortie des usines pour sustenter les ouvriers et ouvrières en pause. Les camions de restauration sont officiellement revenus dans les rues de Montréal en 2013. Or, s'il a été restitué à la vie urbaine, le camion de restauration n'est plus le même, il n'a plus les mêmes attaches sociales ni la même signification culturelle.

Dans le roman Salut Galarneau ! de Jacques Godbout, le personnage de François Galarneau, roi du hot-dog autoproclamé, équipe un vieil autobus qu'il transforme en restaurant et qu'il stationne à L'Île-Perrot en bordure de la route pour y vendre des hot-dogs dont il n'est pas peu fier. Écrivain – car il confie à deux grands cahiers le récit de ses mésaventures, dans la langue populaire qu'il connaît – il n'a pas tant l'ambition d'en acquérir les marques sociales que d'atteindre une écriture authentique. Ses cahiers sont tachés d'huile à patates, mais leur langue est savoureuse comme une bonne graisseuse.

Avant d'être banni du domaine public montréalais à la fin des années 1940, le camion de restauration vendait essentiellement des mets apparentés à ce qu'on appelle aujourd'hui la malbouffe : des frites, hamburgers et hot-dogs. Il fallait que les mets soient simples, chauds, rapides à préparer et peu coûteux. En 1967, lorsque paraît le roman de Godbout, le camion de restauration est chose du passé ; d'ailleurs, le camion de son héros est stationnaire ; certes, François Galarneau rêve à la fin du roman de le lancer sur la route, mais le rêve ne se réalise pas. De toute façon, ce stand à patates représente une entreprise risquée dans laquelle François met toutes ses économies, qui lui rapporte un maigre profit et qui fait de lui un déclassé. Il a beau faire griller les meilleures saucisses de la Belle Province, selon son dire, cela reste des saucisses et s'il parvenait à s'illustrer, suppose-t-on, ce serait davantage par l'écriture que par la friture. Or, si François Galarneau est bien dépourvu des attributs du conquérant de l'échelle sociale, tout au contraire, le camion de restauration des années 2010 est le véhicule d'un acteur en pleine gloire : le chef cuisinier. Ce camion de restauration de rue revu, opérant sous une enseigne, assaini et contrôlé a peu à voir avec l'autobus sans roues que François Galarneau bricole en restaurant. Célébré par les journalistes culinaires qui ont appelé sa venue, son menu discuté, ses déplacements tracés, il n'a guère plus à voir, non plus, avec la modeste cantine roulante postée à la sortie des usines de l'entre-deux-guerres. C'est du moins ce qu'une analyse du discours donne à penser.

En nous aidant de méthodes simples de traitement informatisé des textes, nous avons analysé le discours médiatique qui a accompagné la réintroduction de la restauration mobile de rue à Montréal et observé les thèmes et les valeurs que ce discours traîne à sa suite. Plus précisément, au sein d'un corpus de textes de presse dépassant un millier d'articles [1], nous avons relevé l'ensemble des occurrences des mots et expressions employés pour désigner les camions de restauration et le contexte d'énonciation de chacune de ces occurrences. En utilisant une méthode d'analyse dite vectorielle, nous avons obtenu une liste des mots les plus souvent associés aux diverses mentions du camion de restauration. Cette liste comprend les raisons sociales de restaurants, l'acronyme de l'Association des restaurateurs de rues du Québec, des titres de festivals culinaires, puis des indications de temps évoquant le loisir. S'y ajoutent des termes se rapportant directement à la mobilité ou à la gastronomie. D'emblée, on remarque donc que le vocabulaire caractéristique du discours médiatique sur la restauration de rue n'a rien de déprimant. Ces véhicules qu'on désigne le plus souvent sous le nom de food trucks s'engagent dans les rues de Montréal avec un air de fête, en période estivale et de repos, vers les amateurs de cuisine du monde et de réinterprétations gastronomiques des plats typiques de la cuisine de rue.

La thématique festive dominante ne doit pas faire oublier que le camion de restauration représente aussi une occasion d'affaires à saisir pour le restaurateur. Quantité d'articles parlent en effet d'argent, d'investissement, d'équipement, de promotion, d'entrepreneuriat. Du point de vue commercial, le camion de restauration représente un canal de distribution exclusif régi par la ville, à exploiter par un nombre limité d'acteurs d'une industrie, celle de la restauration, qui elle-même participe de la grande industrie du tourisme, d'où l'importance de la diversité des cuisines et des signatures véhiculées. Le camion porte la cuisine d'un chef cuisinier sur les lieux achalandés par les touristes tel le Vieux-Port.

Quant à savoir si le camion de restauration en circulation à Montréal, en 2022, participe encore de la culture populaire, d'autres en décideront. Nous pouvons seulement constater l'absence au sein de la presse écrite d'un champ lexical le suggérant. Celui-là nous paraît une icône de la culture populaire, tirée d'un vieil album photo, remis sur ses roues et revampé, ancré dans l'histoire de la métropole et de sa classe ouvrière, désormais destiné à ceux que l'Américain David Brooks appelle les bobos davantage qu'aux familles ouvrières, qui n'ont plus les moyens, pour la plupart, d'habiter les quartiers centraux où vont se stationner les camions de restauration.


[1] Ce corpus réunit des articles de presse de langue française publiés à Montréal entre 2012 et 2020. Nous avons repéré 1327 textes qui mentionnent les camions de restauration parmi un plus large corpus portant sur l'alimentation à Montréal.

Pascal Brissette est professeur agrégé à l'Université McGill et Julien Vallières, administrateur de recherche à l'Université McGill. Les auteurs sont tous deux membres du Centre de recherches interdisciplinaires en études montréalaises.

Illustration : Elisabeth Doyon

Grève majeure au Québec pour réveiller les géants hôteliers

https://etoiledunord.media/wp-content/uploads/2024/08/Untitled-scaled-e1723156188768-1024x600.jpg8 août 2024, par Comité de Montreal
Alors que le secteur hôtelier connaît une reprise économique spectaculaire suite au désastre de la pandémie, ses salariés exigent leur part des profits. Ainsi, plus de 2 600 (…)

Alors que le secteur hôtelier connaît une reprise économique spectaculaire suite au désastre de la pandémie, ses salariés exigent leur part des profits. Ainsi, plus de 2 600 travailleurs de l’hôtellerie ont déclenché ce matin une grève nationale de 24 heures touchant une vingtaine d’hôtels à (…)

Capitalisme de surveillance, intelligence artificielle et droits humains

8 août 2024, par Rédaction

Le vingt et unième siècle a vu l’essor d’une nouvelle phase de développement du capitalisme qualifiée par Shoshana Zuboff de capitalisme de surveillance[1], alors que d’autres, comme Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, parlent plutôt de capitalisme algorithmique[2]. Dans cet article, nous utiliserons l’une ou l’autre de ces appellations, selon l’angle d’analyse.

Ce nouveau capitalisme, fondé sur l’exploitation des données personnelles rendues disponibles par un monde de plus en plus hyperconnecté a été développé par des entreprises qui, jeunes pousses (startups) au début des années 2000, ont aujourd’hui la plus haute capitalisation boursière. Ces entreprises ont pu déployer leur activité sans qu’aucun mécanisme ne les régule. L’essor débridé de ce nouveau capitalisme bouleverse les rapports sociaux sur tous les plans et représente une menace pour les libertés et la démocratie, en plus d’avoir des répercussions majeures sur de nombreux droits humains en matière de santé, de travail et d’environnement.

Les fondements du capitalisme de surveillance

Au début des années 2000, Google cherche à rentabiliser son moteur de recherche et se rend compte que l’activité des usagères et usagers génère une masse de données qui permettent d’en inférer leurs goûts, leur orientation sexuelle, leur état de santé physique et psychologique, etc. Ces données, que Shoshana Zuboff qualifie de surplus comportemental, possèdent une grande valeur marchande car elles permettent, après traitement, de vendre davantage de publicité en ciblant les personnes les plus réceptives et d’orienter leurs comportements. Elles constituent le nouveau pétrole, la matière première du capitalisme de surveillance.

Les géants du numérique, en particulier Facebook, n’ont pas tardé à s’engouffrer dans la voie ouverte par Google. La collecte de données sur nos comportements ne connait plus de limites. La prolifération d’objets connectés permet de scruter nos vies et nos corps dans leurs recoins les plus intimes : capteurs corporels qui enregistrent nos signes vitaux, lits connectés qui surveillent notre sommeil, assistants vocaux qui espionnent nos conversations, balayeuses robotisées dotées de caméras qui se promènent partout dans la maison. La capture de données a été investie par des entreprises dont le produit n’a au départ rien à voir avec la collecte de données. L’exemple des fabricants d’automobiles est frappant.

Aux États-Unis, la compagnie sans but lucratif Mozilla a décrit les voitures comme le pire produit qu’elle a examiné en matière de violation de la vie privée[3]. Les constructeurs d’autos collectent de l’information à partir de vos interactions avec votre véhicule, des applications que vous utilisez, de vos communications téléphoniques avec l’application mains libres, de vos déplacements, ainsi que de tiers comme Sirius XM et Google Maps. Or, 84 % des fabricants avouent partager ces informations avec des fournisseurs de services ou des agrégateurs de données, 76 % disent qu’ils peuvent les vendre et 56 % déclarent qu’ils les fournissent au gouvernement ou à la police sur simple demande. Parmi les informations que l’usagère ou l’usager « accepte » de partager, il peut y avoir l’activité sexuelle (Nissan et Kia) et six compagnies mentionnent les informations génétiques. De plus, 92 % des fabricants donnent peu ou pas de contrôle à l’usagère ou l’usager et présument que vous acceptez ces politiques en achetant leur véhicule. Seuls Renault et Dacia, dont les voitures sont vendues en Europe et soumises à la réglementation européenne, offrent une réelle option de refus. Tesla, la pire des compagnies examinées par Mozilla, vous informe que vous pouvez refuser la collecte de ces informations mais que votre voiture pourrait souffrir des dommages et devenir… inopérante !

Au Québec, les lois de protection des renseignements personnels font barrière à de telles pratiques. Une entreprise ne peut recueillir de renseignements personnels qu’avec le consentement de la personne et pour une fin déterminée. Ce consentement peut être retiré en tout temps. L’entreprise ne peut recueillir que les renseignements nécessaires aux fins déterminées avant la collecte. Cette obligation de limiter la cueillette aux seuls renseignements nécessaires est impérative et une entreprise ne peut y déroger même avec le consentement de la personne concernée. Par ailleurs, il est possible de recueillir des renseignements personnels au moyen d’une technologie capable d’identifier des personnes, de les localiser ou d’en effectuer le profilage. Cependant, cela ne doit être fait qu’avec le consentement des personnes de sorte que cette technologie doit être désactivée par défaut. Les sanctions en cas de non-respect de la loi peuvent être importantes. Cela dit, on peut se demander dans quelle mesure la Commission d’accès à l’information (CAI) pourra s’assurer du respect de ces dispositions dans un marché mondial de l’automobile. Contrairement à l’assistant vocal qu’on peut refuser d’acheter, la voiture est un bien essentiel pour beaucoup de personnes.

Information, débat public et démocratie

Les données comportementales récoltées peuvent tout aussi bien être utilisées pour influer sur des processus démocratiques comme les référendums et les élections. Le cas de Cambridge Analytica est bien documenté. Cette compagnie a exploité jusqu’en 2014 la possibilité offerte par Facebook aux développeurs d’application d’avoir accès aux données de tous les ami·e·s des utilisatrices et utilisateurs de l’application. C’est ainsi qu’elle a pu obtenir les données de 87 millions de personnes. Ces données lui ont permis de cibler des électrices et des électeurs et de les bombarder de messages susceptibles de les inciter à appuyer Donald Trump aux élections de 2016. La compagnie est également intervenue pour influer sur le vote de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, le Brexit.

Le fonctionnement même des plateformes contribue à polluer le débat démocratique. Pour mousser l’engagement de l’internaute, les plateformes mettent à l’avant-plan les « nouvelles » les plus sensationnalistes et, par le fait même, se trouvent à faire la promotion de fausses nouvelles (fake news). Pour maintenir son intérêt, elles vont proposer des liens vers des sites qui confortent son opinion, ce qui le confine dans des chambres d’écho qui favorisent la montée de l’extrémisme. Les conséquences sont particulièrement graves dans les pays du Sud global, où les mécanismes de modération de contenu de Facebook sont particulièrement peu nombreux et peu efficaces. La propagation de fausses nouvelles a exacerbé la violence ethnique en Éthiopie et contribué au génocide des Rohingyas au Myanmar.

En même temps, nous assistons à la destruction accélérée des médias traditionnels provoquée par ces plateformes. La circulation d’une information fiable et diversifiée, essentielle à la vie démocratique, est laminée par le capitalisme algorithmique.

Le problème des méfaits en ligne

Le fonctionnement même des plateformes est propice à la prolifération d’activités toxiques ou carrément illégales en ligne. En réponse aux populations qui leur demandent d’agir, les gouvernements ont entrepris d’adopter des projets de loi ayant pour but de sévir contre ces méfaits.

En juillet 2021, le gouvernement du Canada a proposé de créer un seul système pour traiter cinq types de méfaits très différents : le discours haineux, le partage non consensuel d’images intimes, le matériel d’abus sexuel d’enfant, le contenu incitant à la violence et le contenu terroriste.

Le projet aurait créé un régime de surveillance appliqué par les plateformes qui inciterait celles-ci à retirer du contenu rapidement, sous peine d’amendes sévères, sur simple dénonciation d’un tiers et sans possibilité d’appel. La menace à la liberté d’expression était patente. De plus, les plateformes auraient été obligées de partager ces contenus avec les forces de l’ordre et les agences de sécurité nationale.

Face au tollé qu’a suscité son projet, le gouvernement est retourné à la planche à dessin et nous attendons toujours un nouveau projet. Cette saga illustre la difficulté de règlementer les dommages en ligne sans tomber dans une autre forme de surveillance liberticide. Peut-on éviter ce dilemme sans remettre en question le modèle d’affaires des plateformes qui tirent profit de ce genre d’activités ?

Les effets délétères sur la santé

Les plateformes sont fondées sur une rétroaction conçue pour développer une dépendance aux écrans, ce qui a des conséquences délétères sur la santé. Elles peuvent favoriser l’isolement au détriment de rapports sociaux significatifs. L’effet est particulièrement dévastateur pour les jeunes et affecte les filles plus que les garçons. Dans sa dénonciation de Facebook, la lanceuse d’alerte Frances Haugen[4] a dévoilé des études internes de Facebook selon lesquelles 13,5 % des adolescentes au Royaume-Uni avaient constaté un accroissement de leurs pensées suicidaires après s’être inscrites sur Instagram et 17 % avaient vu leurs troubles alimentaires augmenter. Instagram a contribué à empirer la situation de 32 % des filles qui ont des problèmes d’image corporelle. Aux États-Unis, en octobre 2023, 33 États ont intenté une poursuite contre Instagram et Meta pour avoir délibérément induit une dépendance à leur plateforme tout en étant conscients des dommages potentiels.

Un désastre environnemental

L’impact environnemental de ce nouveau stade de développement du capitalisme est largement absent du débat public alors que sa croissance fulgurante a des conséquences majeures en matière de pollution et, surtout, de consommation de ressources naturelles et énergétiques. Bien qu’il soit le nouveau carburant d’une croissance incompatible avec la résolution de la crise climatique, il est plutôt présenté à la population comme une économie de l’immatériel relativement inoffensive.

Un simple courriel avec une pièce jointe peut laisser une empreinte carbone d’une vingtaine de grammes. La transmission de vidéos est encore plus énergivore. Le cas extrême du clip Gangnam Style du chanteur sud-coréen Psy, visionné 1,7 milliard de fois par an, équivaut à la consommation annuelle d’une ville française de 60 000 personnes[5]. La production et la transmission boulimiques de données engendrent une consommation d’énergie faramineuse qui représenterait 10 % de l’énergie électrique de la planète[6]. Cette production de données est en croissance exponentielle. Elle est multipliée par quatre tous les cinq ans[7] et la production projetée pour 2035 est d’environ 50 fois celle de 2020, soit 2142 zettaoctets[8]. La discussion sur les systèmes d’intelligence artificielle (IA) comme ChatGPT néglige le coût énergétique de ces outils. L’utilisation d’algorithmes comme Bard, Bing ou ChatGPT dans des requêtes de recherche multiplierait par dix l’empreinte carbone des recherches.

Cette croissance sans limites du stockage et de la transmission de données et l’utilisation d’algorithmes de plus en plus puissants pour les traiter entrainent une explosion des infrastructures telles que la 5G[9] et des centres de données et de calculs gigantesques. L’obsolescence programmée des appareils augmente d’autant la consommation de matières premières comme les métaux rares, ce qui a des effets désastreux sur l’environnement. La croissance illimitée du numérique est un obstacle à la décarbonation de l’économie et à la sortie de la crise climatique, crise qui menace le droit à la santé, à l’alimentation, au logement et même à la survie de millions de personnes.

Surveillance étatique et policière

La masse de données que le capitalisme de surveillance a produites à des fins lucratives constitue une mine d’or pour les services de police et de sécurité nationale qui fonctionnent de plus en plus selon une logique de surveillance généralisée des populations et d’un maintien de l’ordre prédictif[10].

En 2013, Edward Snowden dévoilait l’étendue de l’appareillage d’espionnage de la National Security Agency (NSA) des États-Unis et la puissance des outils qui lui donnent accès aux données de Microsoft, Yahoo, Google, Facebook, PalTalk, AOL, Skype, YouTube et Apple. Rappelons que la NSA est le chef de file d’un consortium de partage de renseignements, les Five Eyes, formé des agences d’espionnage des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada. La mise sur pied de centres de surveillance ne se limite pas aux agences de renseignement et de sécurité nationale. Les forces policières se dotent de plus en plus de centres d’opérations numériques qui analysent en temps réel toutes les informations disponibles pour diriger les interventions de la police sur le terrain[11]. Les informations traitées proviennent autant des banques de données des services de police que des images des caméras de surveillance publiques et privées ainsi que des informations extraites des réseaux sociaux par des logiciels. Les banques de données des forces policières contiennent des données sur des citoyennes et des citoyens qui n’ont jamais été condamnés pour un quelconque crime, données issues d’interpellations fondées sur le profilage racial, social ou politique.

Maintien de l’ordre prédictif

Les forces policières ont de plus en plus recours à des systèmes de décisions automatisés (SDA) pour exploiter les masses croissantes de données dont elles disposent. Des SDA sont utilisés, entre autres, pour cibler les lieux où des délits sont susceptibles de se produire ou les individus susceptibles d’en commettre. Ces systèmes de maintien de l’ordre prédictif sont alimentés de données qui renforcent une tendance à la répression de certaines populations. Comme le dit Cathy O’Neil, dans son livre sur les biais des algorithmes : « Le résultat, c’est que nous criminalisons la pauvreté, tout en étant convaincus que nos outils sont non seulement scientifiques, mais également justes[12] ». Les quartiers pauvres sont également ceux où l’on retrouve une plus grande proportion de personnes racisées, ce qui alimente également les préjugés racistes des SDA et des interventions policières.

Le rôle des entreprises privées

Les logiciels de SDA nécessaires pour interpréter ces masses de données sont fournis par des compagnies comme IBM, Motorola, Palantir qui ont des liens avec l’armée et les agences de renseignement et d’espionnage. Des compagnies comme Stingray fabriquent du matériel qui permet aux forces policières d’intercepter les communications de téléphones cellulaires afin d’identifier l’usagère ou l’usager et même d’accéder au contenu de la communication. Le logiciel Pegasus de la compagnie israélienne NSO, qui permet de prendre le contrôle d’un téléphone, a été utilisé par des gouvernements pour espionner des militantes et militants ainsi que des opposantes et opposants. D’autres entreprises comme Clearview AI et Amazon fournissent des données de surveillance aux forces policières. Clearview AI a collecté des milliards de photos sur Internet et offre aux forces policières de relier l’image d’une personne à tous les sites où elle apparait sur le Net. Le Commissaire à la protection de la vie privée du Canada a déclaré illégales les actions de Clearview AI ainsi que l’utilisation de ses services par la Gendarmerie royale du Canada (GRC).

La compagnie Amazon est emblématique du maillage entre le capitalisme de surveillance et les forces policières. Selon une étude de l’American Civil Liberties Union (ACLU), cette compagnie entretient une relation de promiscuité avec les forces policières et les agences de renseignement allant jusqu’à partager les informations sur ses utilisatrices et utilisateurs et à conclure des contrats confidentiels avec ces agences[13].

Le système Ring d’Amazon est en voie de constituer un vaste système de surveillance de l’espace public par les forces policières aux États-Unis. Les sonnettes Ring sont dotées de caméras qui scrutent en permanence l’espace public devant le domicile. L’usagère ou l’usager d’une sonnette Ring accepte par défaut qu’Amazon rende les images de sa sonnette accessibles aux services de police. Environ 2 000 services policiers ont déjà conclu des ententes avec Amazon pour avoir accès à ces caméras[14], le tout sans mandat judiciaire !

Tous ces développements se font sans débat public et sans transparence des forces policières. Ces pratiques vont à l’encontre du principe de présomption d’innocence selon lequel une personne ne peut faire l’objet de surveillance policière sans motif. Elles contournent également l’exigence d’un mandat judiciaire dans le cas des formes intrusives de surveillance. En ciblant les quartiers et les populations jugés à risque, elles renforcent les différentes formes de profilage policier et de discrimination.

Le cadre légal qui gouverne la police doit être mis à jour de façon à protéger la population contre une surveillance à grande échelle. La surveillance de masse doit être proscrite et des techniques particulièrement menaçantes, comme la reconnaissance faciale, doivent être interdites tant qu’il n’y aura pas eu de débat public sur leur utilisation.

Législation sur la protection de la vie privée au service du capital

Les premières lois de protection des renseignements personnels ont été adoptées dans les années 1980 et 1990. Afin de les adapter à l’ère numérique, particulièrement dans le contexte du développement de l’intelligence artificielle, l’Assemblée nationale adoptait la Loi 25, sanctionnée le 22 septembre 2021[15].

Bien que la Loi 25 comporte certaines avancées, notamment quant aux pouvoirs de la Commission d’accès à l’information (CAI) en cas de fuite de données, son objet principal consiste à libéraliser la communication et l’utilisation des données et à autoriser de multiples échanges de renseignements personnels entre ministères et organismes publics, le tout sans le consentement de la personne concernée.

La Loi 25 abolit le mécanisme de contrôle préalable de la CAI sur la communication de renseignements personnels sans le consentement de la personne concernée à des fins d’étude, de recherche ou de statistiques. On passe donc d’un régime d’autorisation à un régime d’autorégulation de la communication sans consentement de renseignements nominatifs possiblement très sensibles[16]. Un régime en partie similaire a été établi par la Loi 5 quant aux renseignements relatifs à la santé.

Le projet de loi 38[17], sanctionné le 6 décembre 2023, s’inscrit dans cette lignée. Les organismes publics, désignés comme source officielle de données numériques gouvernementales, n’auront plus à faire approuver par la CAI leurs règles de gouvernance des renseignements personnels. De plus, sur simple autorisation du gouvernement, des renseignements personnels détenus par l’État pourraient être utilisés sans consentement dans le cadre de projets pilotes, à de vagues fins d’étude, d’expérimentation ou d’innovation dans le domaine cybernétique ou numérique.

Les données que détiennent les organismes publics et les ministères constituent un bien collectif qui suscite la convoitise. En effet, les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) de même que des entreprises pharmaceutiques et technologiques investissent de plus en plus le domaine médical. Les données confiées à des entreprises étatsuniennes sont assujetties au Cloud Act et au Patriot Act des États-Unis, quel que soit leur lieu physique d’hébergement. Pierre Fitzgibbon, aujourd’hui ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, a qualifié en 2020 les données que détient la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) de « mine d’or ». Il ajoutait : « La stratégie du gouvernement, c’est carrément de vouloir attirer les “pharmas”, quelques “pharmas”, à venir jouer dans nos platebandes, profiter de ça[18] ».

L’étude de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS) sur le financement octroyé par le gouvernement du Québec à l’IA en santé confirme la vision du ministre. L’étude démontre que les fonds publics sont alloués de manière disproportionnée à des projets de recherche menés en partenariat avec de jeunes pousses et des entreprises internationales du secteur pharmaceutique. Le rôle du réseau de la santé et des services sociaux consiste à fournir des données massives et le terrain d’expérimentation dont ces entreprises ont besoin pour développer leurs produits avant de pouvoir les commercialiser internationalement. Comme le souligne l’IRIS, « la multiplication des projets d’ouverture des données est directement liée à la pression pour développer le plus rapidement possible une industrie utilisant l’IA » et « les champs d’application de l’IA sont principalement centrés autour des marchés construits par l’industrie pharmaceutique et l’industrie du numérique[19] ». Ce sont des marchés qui favorisent une médecine de pointe individualisée, la multiplication des tests diagnostiques et une surutilisation de l’imagerie médicale, une médecine curative coûteuse au détriment d’une médecine préventive qui s’attaque aux problèmes de santé de la population. Cette orientation est intrinsèquement discriminatoire. La médecine de pointe bénéficie principalement aux couches aisées de la population, alors qu’elle sous-finance les soins de base et néglige les déterminants sociaux de la santé qui sont à la source des problèmes de santé des plus pauvres.

Pouvoir algorithmique, discrimination et exclusion

Le capitalisme algorithmique ne se contente pas d’envahir le champ des données comportementales des individus à des fins commerciales. Il cherche à pénétrer toutes les sphères d’activités ainsi que les institutions publiques et à imposer une gouvernance algorithmique qui sert ses intérêts. Selon Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, « La régulation algorithmique comprend un ensemble de savoirs et de dispositifs permettant de représenter la réalité sociale par la collecte et l’analyse de données massives, de diriger des contextes d’interaction par l’instauration de règles, normes et systèmes de classification opérés par les algorithmes, et d’intervenir plus ou moins directement pour modifier les comportements des individus[20] ».

Les systèmes de décision automatisés (SDA) qui reposent sur l’IA sont maintenant utilisés pour décider qui aura accès à un prêt hypothécaire, qui sera éligible à une assurance. Aux États-Unis, les SDA sont même utilisés pour décider qui sera admis à l’université et quelle détenue ou détenu aura droit à une libération conditionnelle. Le jugement humain est de plus en plus écarté du processus de prise de décision. Les algorithmes derrière ces systèmes sont entrainés à partir de compilations massives de données sociétales qui reflètent les préjugés historiques de nos sociétés envers les femmes, les Autochtones, les minorités sexuelles et de genre, les personnes racisées et marginalisées, et perpétuent ainsi les discriminations. Ces SDA sont complexes et protégés par les droits de propriété intellectuelle. Leur fonctionnement opaque ne fait pas l’objet d’un examen public indépendant. Les personnes peuvent difficilement en appeler des décisions injustes dont elles sont victimes.

L’utilisation de ces systèmes implique que les individus doivent dorénavant transiger avec les institutions publiques et les entreprises au moyen d’outils informatiques que toutes et tous ne possèdent pas ou ne maitrisent pas. La vie numérique renforce les exclusions déjà effectives. Plusieurs revendications sont mises de l’avant pour contrer ces atteintes au droit à l’égalité : possibilité de refuser un traitement automatisé, possibilité de connaitre les raisons d’une décision et d’en appeler, obligation de transparence quant au fonctionnement des SDA.

Le défi…

Nous sommes au tout début de la prise de conscience du capitalisme de surveillance et de ses effets. Comme on le constate, le développement de ce nouveau capitalisme soulève de nombreux enjeux de droits qui dépassent le seul droit à la vie privée. La surveillance et la manipulation des comportements sont des atteintes à l’autonomie des individus, à la vie démocratique et au droit à l’information. Le manque de transparence dans la collecte de données et les systèmes de décision automatisés qui servent à la prise de décision sont source de discrimination et accentuent le déséquilibre de pouvoir entre les individus d’une part, les géants du numérique et les gouvernements d’autre part. Les phénomènes de dépendance et l’impact environnemental du capitalisme de surveillance portent atteinte au droit à la santé et à un environnement sain.

À ses débuts, dans les années 1990, Internet était source d’espoir. Il allait briser le monopole des grands médias traditionnels, écrits et électroniques sur le débat public et permettre à des voix qui n’avaient pas accès à ces moyens de se faire entendre et de s’organiser. Cet espoir n’était pas sans fondement et Internet a effectivement permis à de nombreux mouvements sociaux (MeToo, Black Lives Matter, la campagne pour l’abolition des mines antipersonnel…) de se développer à une échelle mondiale et d’avoir une portée. Les réseaux sociaux permettent de diffuser et de dénoncer en temps réel les violations des droits aux quatre coins de la planète. On a aussi vu comment ces moyens de communication pouvaient être utiles en temps de pandémie. Cela ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue que, si nous n’intervenons pas, le développement du numérique sous la gouverne du capitalisme de surveillance comporte de graves dangers pour les droits humains.

Un chantier de réflexion s’impose sur cette nouvelle économie des données, de même que sur l’approche consistant à définir les données collectives comme une propriété commune devant être juridiquement et économiquement socialisée. Nous devons pouvoir mettre ce nouvel univers numérique et de communication ainsi que l’IA au service du bien commun. Le défi des prochaines années consiste à se réapproprier ces outils numériques afin de les rendre socialement utiles. Le capitalisme de surveillance n’est pas une fatalité !

Par Dominique Peschard, Comité surveillance des populations, IA et droits humains de la Ligue des droits et libertés


  1. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020.
  2. Jonathan Durand Folco et Jonathan Martineau, Le capital algorithmique, Montréal, Écosociété, 2023.
  3. Jen Caltrider, Misha Rykov et Zoë MacDonald, Mozilla, It’s official : cars are the worst product category we have ever reviewed for privacy, Fondation Mozilla, 6 septembre 2023.
  4. Bobby Allyn, Here are 4 key points from the Facebook whistleblower’s testimony on Capitol Hill, National Public Radio, 5 octobre 2021.
  5. Institut Sapiens, Paris, cité dans Guillaume Pitron, L’enfer numérique. Voyage au bout d’un like, Paris, Les liens qui libèrent, 2021, p. 168.
  6. Pitron, ibid.
  7. Pitron, ibid., p. 334.
  8. Un zettaoctets = 1020 octets.
  9. NDLR. La 5G est la cinquième génération de réseaux de téléphonie mobile. Elle succède à la quatrième génération, appelée 4G, et propose des débits plus importants ainsi qu’une latence fortement réduite.
  10. Un système conçu pour prédire nos comportements à partir de l’utilisation de données.
  11. Martin Lukacs, « Canadian police expanding surveillance powers via new digital “operations centres” », The Breach, 13 janvier 2022.

  12. Cathy O’Neil et Cédric Villani, Algorithmes. La bombe à retardement, Paris, Les Arènes, 2020, p. 144.
  13. Emiliano Falcon-Morano, Sidewalk : The Next Frontier of Amazon’s Surveillance Infrastructure, American Civil Liberties Union (ACLU), 18 juin 2021.
  14. Lauren Bridges, « Amazon Ring’s is the largest civilian surveillance network the US has ever seen », The Guardian, 18 mai 2021.
  15. NDLR. La Loi 25 désigne certaines dispositions de la Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels dans le secteur privé.
  16. Anne Pineau, « Le capitalisme de surveillance peut dormir tranquille! », Droits et libertés, vol. 39, n°  2, 2020.
  17. Devenu la Loi modifiant la Loi sur la gouvernance et la gestion des ressources informationnelles des organismes publics et des entreprises du gouvernement et d’autres dispositions législatives.
  18. Marie-Michèle Sioui, « Québec veut attirer les pharmaceutiques avec les données de la RAMQ », Le Devoir, 21 août 2020.
  19. Myriam Lavoie-Moore, Portrait de l’intelligence artificielle en santé au Québec, Montréal, IRIS, 2023.
  20. Durand Folco et Martineau, op. cit., p. 201.

 

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Nous vivons depuis longtemps une importante crise du logement dont les conséquences ont été maintes fois déplorées. De la pénurie de logements en région à la flambée des prix dans les grandes villes, les possibilités de se loger adéquatement se font de plus en plus minces. Pour les plus vulnérables d'entre nous, le risque de se retrouver à la rue est réel. La crise que nous traversons est régulièrement minimisée lorsque comparée aux conditions de logement encore pires à Toronto et Vancouver. Cette comparaison nous enseigne surtout que nous devons agir promptement pour éviter un sort semblable.

Les mailles du filet social s'élargissent sous la pression du désinvestissement du gouvernement dans le développement de logements publics et du refus des autorités publiques de réellement contrôler les loyers. Profitant de ces deux formes de désengagement de l'État en matière de logement, différents acteurs privés et financiers investissent dans le développement et la gestion immobilière. Ces sociétés s'approprient nos milieux de vie pour accroître leur capital, transformant du même coup notre droit au logement en opportunité d'investissement. Cette marchandisation de nos habitats s'opère à travers un processus que nous nommons la financiarisation immobilière. Ajoutons à ce laisser-aller une pression démographique incitant à la construction effrénée de nouvelles unités d'habitation, et nous nous retrouvons face à une grande flambée spéculative. Année après année, l'investissement dans le développement immobilier résidentiel, qu'il soit locatif ou en condominium, affiche de meilleurs rendements, aux dépens de l'accès au logement.

Dans ce dossier, nous cherchons à mieux comprendre la situation actuelle du logement dans son ensemble au Québec. Le logement est un enjeu social transversal, un véritable déterminant pour la santé des personnes et pour la qualité de vie. Alors que les coûts locatifs représentent plus de la moitié du budget mensuel d'une part grandissante de nos voisin·es et de nos collègues, la situation est particulièrement préoccupante pour les familles monoparentales dirigées par une femme. La pénurie de grands logements à prix raisonnable et les différentes discriminations pressent ces familles à s'éloigner des zones desservies par les services publics et communautaires, à habiter dans des logements insalubres et à vivre dans un climat propice à la violence.

Nous prenons clairement parti en faveur d'un grand chantier de logements sociaux et communautaires, en ville comme en région. En plus de permettre de loger convenablement et sécuritairement des milliers de familles et de personnes seules, ce chantier permettrait de ralentir la financiarisation immobilière résidentielle qui profite du laisser-aller de l'État, tout en répondant mieux aux pressions démographiques exercées dans la majorité des régions du Québec. De plus, nous soutenons les revendications visant à un meilleur contrôle des loyers pour faire barrage aux hausses abusives de loyers et à la spéculation immobilière. Nous espérons, en sommes, que ce dossier contribuera à faire mieux comprendre des transformations majeures qui affectent à la fois nos demeures, nos quartiers, nos villes et nos régions.

Dossier coordonné par Francis Dolan et Claude Vaillancourt

Photos par Rémi Leroux

Avec des contributions de Marcos Ancelovici, Martin Blanchard, Comité d'action de Parc-Extension, Marie-Ève Desroches, Francis Dolan, Cédric Dussault, Louis Gaudreau, Marc-André Houle, Véronique Laflamme, Margot Silvestro et Karine Triollet.

Pour vous procurer une copie papier de ce numéro, rendez-vous sur le site des Libraires ou consultez la liste de nos points de vente.

Photo : Immeubles de condos locatifs, en bordure du campus MIL de l'Université de Montréal (Rémi Leroux).

La langue is never about la langue

En tant que personne qui pratique et enseigne la traduction comme métier, je travaille de très près, et quotidiennement, avec la langue. Chaque jour je la regarde dans le blanc (…)

En tant que personne qui pratique et enseigne la traduction comme métier, je travaille de très près, et quotidiennement, avec la langue. Chaque jour je la regarde dans le blanc des yeux, lui fouille les entrailles, lui tords le bras, l'embrasse aussi, la caresse. C'est ma spécialité. La langue ne me quitte jamais et j'y réfléchis constamment, avec et par elle, inévitablement. Mais la langue, malgré tout, m'échappe ; je ne suis pas encore arrivé·e, après plus de quinze ans de carrière, à bien la cerner.

On dit généralement de mon travail, moi y compris, que je l'effectue « de l'anglais vers le français ». C'est là une formulation simpliste qui dissimule une série de raccourcis conceptuels et idéologiques et qui, surtout, tient pour acquis que les termes « anglais » et « français » font référence à des systèmes linguistiques neutres, clairs, évidents. Ces dernières années, mes recherches ont porté sur des textes qui mélangent les langues, et donc qu'il est difficile, voire impossible, de placer d'un côté ou de l'autre de la frontière qui séparerait l'anglais et le français. Ces textes me poussent à reconsidérer les façons dont j'aborde des notions comme « la langue française ». J'ai appris que ce qu'on appelle « l'anglais » ou « le français » n'est pas aussi simple qu'il n'en paraît ; en fait, j'ai désappris l'idée selon laquelle les langues délimitées, distinctes, dénombrables comme « le français » sont des réalités empiriques, autrement dit l'idée selon laquelle les langues existent comme telles. Je comprends maintenant qu'une catégorie comme « le français » est en fait tout sauf linguistique, le langage étant de nature chaotique, hétérogène, changeante et donc, essentiellement, inclassifiable. Que « le français » est grosso modo une étiquette idéologique qui régimente un ensemble de pratiques linguistiques foncièrement hétérogènes, pratiques qu'on n'a d'autre choix que de surveiller et de policer si on veut qu'elles continuent de correspondre à cette étiquette. Que les langues occidentales et impériales sont des outils de catégorisation – menant inévitablement, sous le régime capitaliste, à la hiérarchisation et à la domination – et que leur naturalisation n'est pas sans rappeler celle des « races ». La langue est une croyance, une fiction dont il est certes difficile de se défaire, compte tenu des efforts gargantuesques qui sont déployés pour sa solidification dans la pensée occidentale.

Quand on dit – quand je dis moi-même – que je traduis « de l'anglais vers le français », je sais maintenant que les mots « anglais » et « français » cachent une longue histoire qui traverse les continents : une jolie histoire de tradition et de culture et d'innovation et de créativité qui se passe de génération en génération et qu'on a raison de vouloir célébrer, oui, mais aussi une histoire violente d'impérialisme, de colonialisme et de domination, une histoire de répression de la diversité linguistique, une histoire de standardisation et de normalisation faites aux dépens des pratiques linguistiques de nombreuses populations, une histoire d'exclusion de celles-ci. J'ai donc appris à me méfier de la langue, en particulier de sa glorification dans des formes figées.

* * *

Dans l'arène politique, en particulier (mais pas exclusivement) au Québec, on invoque souvent « la langue » – il peut s'agir de n'importe quelle langue, mais dans le contexte qui nous concerne, c'est plus souvent qu'autrement « la langue française » – comme argument rationnel, neutre et objectif pour défendre une position ou une politique. Dans la sphère publique et dans la vie de tous les jours, la langue prend souvent des airs de brebis, innocente et inoffensive. C'est le cas de phrases banales et parfaitement courantes comme « Je veux que mes enfants parlent français ». J'ai aussi appris à me méfier de la langue dans des contextes aussi anodins que celui-là. Quand on nous parle de langue, je me demande : de quoi nous parle-t-on vraiment ? Est-elle, ici comme en traduction, un raccourci conceptuel qui cache autre chose ?

Quand on nous dit dans un article d'un grand média traditionnel soi-disant neutre, par exemple, que « Le français poursuit son déclin au Canada et au Québec » [1]. De prime abord, se positionner pour le maintien et la vitalité d'une langue a l'air parfaitement louable ; personne ne peut en toute bonne conscience souhaiter la disparition d'une langue, après tout. Mais je veux réfléchir quelques instants à ce qui se cache sous le costume de brebis qu'on fait porter au français dans cette affirmation qu'on crie sur tous les toits québécois. On a effectivement affaire à quelques raccourcis idéologiques dans l'expression « le français poursuit son déclin » : ce n'est pas le français qui est en déclin au Québec, comme on l'apprend plus tard à la lecture de l'article, mais « la proportion des résidents du Québec dont le français est la langue maternelle ». Le français ne peut pas être « en déclin », car le français – une catégorie abstraite qui classifie un ensemble de formes linguistiques – n'est pas quantifiable. Par contre, les gens qui parlent le français, eux, peuvent être quantifiés. D'ailleurs, l'article mentionne que 93,7 % des résident·es du Québec se disent capables de soutenir une conversation en français. Même si ce dernier chiffre constitue une baisse de 0,8 % par rapport au recensement de 2016, présumer qu'une population pourrait à 100 % parler la même langue et se comprendre uniformément relève du pur fantasme. Peut-on, alors, vraiment parler d'un « déclin du français » alors que près de 94% de la population du Québec le parle ? Pourquoi, au juste, nous martèle-t-on avec insistance que le nombre de résident·es dont le français est la langue maternelle « chute » ? Quelle importance, sur le plan linguistique, que les gens apprennent le français de leurs parents ou à l'école, si le résultat est sensiblement le même ? Pareille distinction, qui ne veut en fait rien dire sur le plan strictement linguistique, se révèle plutôt être de nature ethnique, la notion de « langue maternelle » étant intrinsèquement reliée à la généalogie, et les langues européennes comme le français étant historiquement associées à des généalogies blanches. « Le français est en déclin au Québec » est donc une façon en apparence innocente et neutre de dire que la population québécoise « pure laine » – idée inséparable de la notion de pureté raciale – baisse en proportion démographique, ce qui fait d'ailleurs écho au concept xénophobe et raciste de noyade démographique. Comme de fait, les deux principales causes du « déclin du français » citées dans l'article et dans les discussions sur la question en général sont l'immigration (peu importe si les immigrant·es caribéen·nes et africain·es peuvent parfaitement fonctionner en français) et le taux de fécondité très bas des francophones « natif·ves » (qui ne font pas assez d'enfants et donc qui compromettent la reproduction de la nation québécoise blanche et francophone).

Ensuite, je m'interroge quant au cadre temporel de l'article, autrement dit à son point de référence implicite. Quand exactement le français a-t-il commencé son « déclin » qu'il poursuit de manière si alarmante ? La perspective adoptée ici n'est ni neutre ni innocente. La formulation du problème trahit une perspective de colons, qui prend comme point de comparaison l'époque à laquelle le français a été à son niveau le plus élevé de toute l'histoire du territoire. L'article ne précisant pas ce point de référence subjectif et intéressé, on n'a d'autre choix que de spéculer ; dans tous les cas, cette idée de « déclin » par rapport à une époque antérieure et toujours fantasmée donne des relents inquiétants de « Make Québec Great Again », comme si la suprématie française, par opposition à la diversité linguistique ou à la prépondérance d'autres langues, était le seul objectif possible et souhaitable. Si par contre on change de point de référence, qu'on échange celui qui fait notre affaire pour un autre, par exemple celui des peuples autochtones, affirmer que le français est en déclin sur le territoire du Québec serait carrément farfelu. En comparaison au début du 17e siècle, la proportion des gens parlant le français au Québec serait plutôt passée de 0 % à ٩٣,٧ % (toujours selon les statistiques du recensement de 2021). Comme quoi le point de vue change tout. Par ailleurs, en ne questionnant que « le déclin du français », on efface le déclin des langues autochtones, causé précisément par les politiques de génocide et d'assimilation des peuples autochtones qui ont éventuellement permis aux francophones de s'imposer au Québec. Pourquoi le déclin imaginé d'une langue est-il plus alarmant que le véritable déclin de dizaines d'autres ?

Quelques tendances ressortent de cette brève (et incomplète) analyse d'une expression aux airs de brebis comme « le français poursuit son déclin au Québec ». La première : quand on nous parle de langue, on ne nous parle jamais vraiment de langue, mais de gens. Plus précisément, de ces gens qui, comme moi, sont « naturellement » associés à cette langue en vertu de critères non pas linguistiques mais sociaux comme l'ethnicité, les ancêtres et le lieu de naissance, par opposition à d'autres qui n'y seront jamais associés, peu importe à quel point ils la maîtrisent. Ce qui m'amène à une deuxième observation : les critères selon lesquels un individu est francophone ne sont pas linguistiques. Dans l'exemple des articles qui traitent du recensement en matière de langue, l'accent est délibérément mis non pas sur la proportion des gens qui disent parler français, mais sur le pourcentage des locuteur·rices de « langue maternelle ». Denise Bombardier, dans son documentaire paternaliste sur les communautés francophones hors Québec [2], réfute quant à elle la statistique selon laquelle il y aurait 10 % de francophones au Manitoba, car la province inclut dans ce chiffre les anglophones bilingues qui parlent bien le français, et que, pour elle, ça ne compte pas. Le critère n'est donc pas linguistique, mais ethnique. Enfin, parler du déclin du français au Québec revient à adopter (et à assumer) une posture coloniale qui prend comme point de référence l'espace-temps fantasmé d'un Québec glorieux et 100 % francophone auquel il faudrait vouloir revenir. Cette posture revient à faire l'autruche et à ignorer délibérément toute l'histoire coloniale violente qui précède cet espace-temps fantasmé ; comme si la période précédant la montée au pouvoir de René Lévesque était un vide historique. Autrement dit, présumer que le français est en déclin au Québec équivaut à croire que la perspective majoritaire des Québécois·es blanc·hes francophones est une perspective neutre, et la seule qui vaille. Sous son costume de brebis, le loup français épouse plusieurs formes : xénophobie, racisme, colonialisme, classisme, discrimination, exclusion, hiérarchies sociales. Ce que je retiens, c'est que la langue is never about la langue, et qu'il faut toujours se méfier des brebis.

* * *

Pour ma part, je n'ai pas d'enfants, mais mon souhait serait que les enfants des autres puissent parler les langues de leur choix – et comme iels l'entendent – et vivre dans la dignité, peu importe les langues qu'iels parlent ou ne parlent pas. Quand « la langue française » ne sera plus un outil de catégorisation, de hiérarchisation et de domination des gens au Québec et ailleurs, je la défendrai peut-être. (Je la défends d'ailleurs un peu plus depuis que j'habite en Acadie, où elle ne sert pas autant à exclure.) Les groupes majoritaires, comme les francophones au Québec, doivent arrêter de penser que les groupes minoritaires veulent faire exactement comme eux et remplacer systématiquement le français par une autre langue toute-puissante. Les communautés francophones hors Québec aussi bien que les collectivités autochtones, à qui on a pourtant imposé des politiques d'assimilation extrêmes, le prouvent, et ce même si certain·es Québécois·es refusent de le voir et de l'accepter : il est possible de faire communauté et de transmettre des formes et pratiques linguistiques aux prochaines générations sans pour autant utiliser la langue dans sa forme figée et tyrannique comme outil d'exclusion et de domination sociales.


[1] Titre d'un article de Radio-Canada datant du 18 août 2022 qui analyse les données du recensement 2021 en matière de langue. Le sujet est repris par tous les grands quotidiens de la province sous des titres semblables : « Le français poursuit son déclin au Québec comme au Canada » (Le Devoir), « La dégringolade du français se poursuit au Québec et au Canada » (Le Journal de Montréal), « Le poids du français en baisse » (La Presse).

[2] Denise Bombardier réalise le documentaire Denise au pays des francos, diffusé en 2019 sur Ici télé, après avoir déclaré sur le plateau de Tout le monde en parle que presque toutes les communautés francophones hors Québec avaient disparu (NdlR).

Arianne Des Rochers est professeur·e de traduction à l'Université de Moncton.

Illustration : Elisabeth Doyon

Que signifie la financiarisation du logement ?

Les ténors de l'industrie immobilière nous disent que l'actuelle crise du logement résulterait d'une réglementation trop restrictive qui aurait longtemps découragé (…)

Les ténors de l'industrie immobilière nous disent que l'actuelle crise du logement résulterait d'une réglementation trop restrictive qui aurait longtemps découragé l'investissement privé dans le marché résidentiel et créé un problème « d'offre ». Pourtant, il n'y a jamais eu autant d'argent circulant dans ce secteur que depuis vingt ans. Pourquoi sommes-nous donc confronté·es à une aussi importante crise du logement ?

L'afflux sans précédent de capitaux dans le secteur de l'immobilier provient en grande partie d'acteurs financiers dont les investissements, par ailleurs activement soutenus par les pouvoirs publics, ont poussé les prix à la hausse et ont contribué à la quasi-disparition du logement financièrement accessible. La crise dans laquelle est plongé le Québec depuis plusieurs années est donc étroitement liée à cette vague d'investissements qui a profondément transformé le fonctionnement du marché résidentiel. Ce phénomène, que l'on nomme financiarisation, n'est pas que local. Il se déploie à grande vitesse dans plusieurs régions du monde.

La financiarisation est au cœur de l'évolution du capitalisme depuis les années 1990. Elle désigne le processus par lequel la finance (ses institutions, ses acteurs) parvient à exercer une emprise grandissante sur l'activité économique et sociale. La financiarisation se traduit par la montée en puissance d'acteurs financiers (des fonds d'investissement et des banques en particulier) et, plus fondamentalement, par leur capacité à soumettre des domaines essentiels de la vie sociale à leur logique et à leurs exigences.

Le marché du logement n'a pas échappé à ce processus. Il a même activement participé à sa diffusion et sa normalisation. Aujourd'hui, les activités qui sont au cœur de son fonctionnement, soit le financement hypothécaire, la production et la détention-gestion d'immeubles résidentiels, sont dominées par des pratiques et impératifs financiers ou en voie de l'être.

Financement hypothécaire et titrisation

Le financement hypothécaire est sans contredit l'activité dans laquelle la financiarisation du logement s'est le plus développée et par laquelle ses effets se font sentir de façon plus marquée. Les prêts hypothécaires jouent depuis longtemps un rôle central dans le fonctionnement du marché du logement, car ils rendent possible la très vaste majorité des transactions immobilières et des projets de construction résidentielle.

Au Canada, les banques (avec les Caisses Desjardins au Québec) règnent presque sans partage sur ce secteur d'activité. Depuis le début des années 2000, elles y ont considérablement accru leur participation en ayant recours à la technique de la titrisation, qui leur permet de transformer les prêts qu'elles accordent en titres financiers. Elles peuvent par la suite vendre ces titres à d'autres investisseurs qui reçoivent en échange les remboursements mensuels auxquels donnent droit les hypothèques à l'origine de l'opération.

Ce nouveau marché des titres hypothécaires, créé pour l'industrie financière, a connu un essor considérable au cours des deux dernières décennies. Les banques y ont vendu pour plusieurs centaines de milliards de dollars de prêts hypothécaires à des fonds d'investissement ou à d'autres banques et ont pu réinvestir ces sommes dans de nouveaux prêts… également « titirisables ». La forte demande des investisseurs pour les titres hypothécaires a par conséquent donné aux institutions financières les moyens de financer dans des proportions entièrement nouvelles la construction, la rénovation ou la vente de logements et de parier sur la hausse des prix qui allait en résulter pour attirer de nouveaux investissements. En effet, la croissance importante du prix des propriétés enregistrée dans plusieurs villes, de même que celle des loyers qui s'en est suivie, n'aurait tout simplement pas pu être possible si elle n'avait pas d'abord été validée par des institutions financières disposées à prêter et encouragées à le faire par les marchés financiers. En d'autres termes, c'est sur le marché financiarisé des prêts hypothécaires qu'ont été puisées les sommes nécessaires à la spéculation, les surenchères et les conversions d'immeubles qui ont conduit aux importants problèmes d'accès au logement que l'on connaît depuis plusieurs années.

Les promoteurs et leurs nouveaux partenaires

Il faut dire que ces pratiques ont fortement été encouragées par les pouvoirs publics et les autorités monétaires du pays. La très grande majorité des opérations de titrisation sont assurées par la Société canadienne d'hypothèques et de logement (donc de l'État fédéral) qui se porte garante de toute perte que les détenteurs de titres pourraient éventuellement subir. Les banques, les fonds et autres investisseurs ne courent donc aucun risque à s'y engager. De plus, pendant la crise financière mondiale de 2008, puis la pandémie de COVID-19 en 2020, le gouvernement fédéral n'a pas hésité à injecter plusieurs dizaines de milliards de dollars dans des acquisitions de titres afin de protéger le marché hypothécaire des conséquences d'un possible ralentissement [1]. Chaque fois, ces interventions publiques ont eu pour effet de nourrir l'effervescence immobilière. Enfin, la politique d'assouplissement quantitatif menée par la Banque centrale du Canada jusqu'en 2021 a permis de maintenir les taux hypothécaires à des niveaux très bas et de nourrir les marchés financiers de liquidités dont une partie a très certainement été réinvestie dans l'immobilier résidentiel.

Le processus de financiarisation est aussi bien amorcé dans le domaine du développement résidentiel, en particulier dans la grande région de Montréal et dans d'autres grandes villes comme Toronto et Vancouver. Au cours des 15 dernières années, l'industrie montréalaise de la promotion immobilière a elle aussi attiré d'importants investissements en provenance de fonds privés ou cotés en bourse, comme Fiera Capital, ou encore de fonds de travailleur·euses tels que le Fonds immobilier de solidarité de la FTQ ou Fondaction-CSN. Malgré les origines syndicales de certaines d'entre elles, ces entreprises ont pour vocation première de générer des revenus pour leurs actionnaires ou leurs cotisants, ce qui les conduit à privilégier des projets résidentiels à forts rendements. On leur doit notamment les grandes tours de condominiums haut de gamme qui ont été érigées en grand nombre dans plusieurs quartiers centraux de Montréal ou qui sont construites aux abords des futures stations du REM (voir l'article de Marc-André Houle dans ce dossier).

Les fonds ont pour habitude de s'adjoindre de grandes entreprises de promotion immobilière. Ceux-ci ne se limitent pas seulement à financer les opérations, comme le faisaient les investisseurs privés ou les particuliers auxquels les promoteurs s'associaient fréquemment pour compléter leurs montages financiers. Ils prennent aussi une part active à la réalisation des projets. Afin de s'assurer que les rendements élevés promis à leurs actionnaires soient atteints, ils exercent un droit de regard sur les produits résidentiels à privilégier, sur le prix de vente ou de location des unités résidentielles ainsi que sur les stratégies de mise en marché. Leur modèle d'affaires laisse assez peu de place à des logements à faible rendement, ce qui explique sans doute leur opposition à la récente Politique pour une métropole mixte (dite du 20-20-20) qui impose l'inclusion de logements abordables et sociaux à tous les grands projets résidentiels.

De plus, en raison des sommes importantes qu'ils ont à investir, les fonds ne participent qu'à des opérations d'envergure qui ont un impact sur l'ensemble du marché, notamment sur le prix des terrains avoisinants, et donc sur le type de logements que d'autres développeurs, qu'ils soient privés ou à but non lucratif, seront en mesure d'y construire. Ainsi, là où ils interviennent, les fonds d'investissement ne se contentent pas de mettre leur argent à la disposition des promoteurs. Ils agissent sur leurs pratiques de même que sur les conditions et tendances générales du développement résidentiel. C'est de cette manière qu'ils contribuent à sa financiarisation.

Le logement locatif dans le collimateur

Enfin, la finance a également fait son nid dans le marché du logement locatif. Au milieu des années 1990, le gouvernement fédéral s'est entièrement retiré du financement du logement social en justifiant cette décision par son désir d'encourager l'investissement privé dans le marché locatif et d'y attirer de nouveaux capitaux provenant des marchés financiers.

Pour ce faire, il a mis en place différents incitatifs à la création d'entreprises financières spécialisées dans l'acquisition d'immeubles locatifs, dont les plus importantes sont les fiducies de placement immobilier (FPI), mieux connues sous leur appellation anglaise de Real Estate Investment Trust (REIT). Les FPI sont des fonds d'investissement cotés en bourse qui se financent en vendant des actions et en promettant à leurs actionnaires des dividendes stables et croissants. Selon la chercheure Martine August, ces fonds ont à eux seuls acheté plus de 200 000 unités locatives depuis la fin des années 1990 au Canada et 17 entreprises financières comptent désormais parmi les 25 plus gros propriétaires résidentiels du pays [2]. Ces entreprises sont plus présentes à l'extérieur du Québec où les loyers sont encore moins bien réglementés. À Toronto, elles ont acheté la quasi-totalité des immeubles multifamiliaux mis en vente au cours de l'année 2020, tandis qu'à Yellowknife, un seul fonds, Northview REIT, possédait à lui seul 74 % des logements locatifs privés en 2017. Au Québec, leur présence est pour l'instant moins importante et se concentre dans les grands ensembles locatifs de plus de 100 logements.

On comprend aisément que de tels fonds, dont les investissements se chiffrent en milliards de dollars, soient moins intéressés par les rendements nécessairement plus faibles d'un duplex ou d'un triplex, car ce sont bel et bien les rendements d'échelle que visent ces entreprises. Les travaux de Martine August montrent également que, dans les immeubles dont ils sont propriétaires, les fonds mettent en œuvre des pratiques de gestion orientées vers la maximisation des bénéfices pour leurs actionnaires, au détriment de l'abordabilité des logements, de la qualité de vie et même de la sécurité des locataires. Leur engagement à maintenir des niveaux de rendements croissants les incite à déployer d'agressives stratégies visant à extraire le maximum de valeur de leurs immeubles, par exemple en augmentant systématiquement les loyers, en recourant aux expulsions ou à diverses formes de pression afin de favoriser les changements rapides de locataires, ou encore en investissant minimalement dans l'entretien et la rénovation. En raison de la structure de financement de ces entreprises et de leur raison d'être, le logement y est d'abord conçu comme un actif à valoriser, comme le serait n'importe quel autre produit financier. Avec la montée des fonds d'investissement dans le marché locatif, qui est encore très inégale selon les régions et les provinces, c'est la propriété du logement qui tend alors à se financiariser.

Les conséquences de la financiarisation

Même s'il n'est pas entièrement achevé, le processus de financiarisation a jusqu'ici, sous ses diverses formes, contribué de manière importante au déclenchement de l'actuelle crise du logement. Il a créé une pression à la hausse sur les prix et surstimulé la construction et les acquisitions d'immeubles destinés aux segments les plus rentables du marché. La masse de capitaux qui a afflué vers ce secteur a créé un déséquilibre important entre, d'une part, les besoins sociaux grandissants pour du logement de qualité et accessible financièrement et, d'autre part, les exigences de rendement d'acteurs financiers qui sont devenus incontournables.

Ainsi, la thèse de la financiarisation, qui est de plus en plus souvent évoquée pour expliquer la crise du logement à laquelle sont confrontées de nombreuses villes du monde, ne se résume pas au seul constat de l'arrivée de nouveaux acteurs dans le marché résidentiel. Elle renvoie d'abord et avant tout à une transformation de son mode de régulation, c'est-à-dire de la logique et des rapports sociaux qui président à son fonctionnement. La financiarisation n'a évidemment rien changé au fait que le logement est depuis longtemps une marchandise dont la production et le commerce sont motivés par la recherche de profit. Cependant, elle a radicalisé ce principe fondateur du marché du logement en créant des conditions dans lesquelles le profit peut se réaliser beaucoup plus rapidement, dans des proportions considérablement plus grandes et de façon encore plus déconnectée des besoins résidentiels.

La financiarisation fait aussi apparaître des acteurs jusqu'ici méconnus, comme les banques, les fonds d'investissement et les fonds de pension gérant l'épargne-retraite des travailleur·euses, devant lesquels les États se sont pratiquement effacés et qui jouissent d'un pouvoir d'intervention de loin supérieur à celui des propriétaires et des investisseurs-spéculateurs qui dominaient auparavant le marché du logement. Pour les citoyen·nes et les groupes engagés dans la lutte pour le droit au logement, la financiarisation redéfinit ainsi le cadre dans lequel ce combat doit être pensé.


[1] En 2008, le Gouvernement du Canada a créé le Programme d'achat de prêts hypothécaires assurés dans le cadre duquel il a acheté aux institutions financières pour 69 milliards de dollars de titres hypothécaires. Il a répété l'expérience en 2020 en dotant ce programme d'un nouveau budget de 150 milliards de dollars, dont il n'a cependant dépensé qu'une petite partie (5,8 G$) en raison de la vigueur affichée par le marché de l'immobilier.

[2] August, Martine (2022) La financiarisation du logement multifamilial au Canada. Un rapport pour le Bureau du défenseur fédéral du logement, Commission canadienne des droits de la personne, 39 p.

Louis Gaudreau est membre du collectif de recherche et d'action sur l'habitat (CRACH).

Photo : Rémi Leroux

Prolifération des condos, densification et exclusion

Le visage de Montréal se transforme peu à peu avec la construction de hautes tours d'habitation qui s'imposent dans le paysage. Les logements y sont coûteux et luxueux. Même (…)

Le visage de Montréal se transforme peu à peu avec la construction de hautes tours d'habitation qui s'imposent dans le paysage. Les logements y sont coûteux et luxueux. Même pour celles et ceux qui n'y habitent pas, ces édifices imposent un type d'urbanisme qui aura d'importantes conséquences.

Montréal a connu depuis le début des années 2000 un fort développement de constructions résidentielles neuves avec une préférence très marquée pour le condominium (ou propriété divise). Ces condominiums s'assemblent dans des constructions à forte densité, des tours qui changent le visage de la ville. Par exemple, dans l'arrondissement du Sud-Ouest, le développement résidentiel à base de condominiums représente 88 % des mises en chantier entre 2000 et 2015. Le développement de logements locatifs a repris depuis une certaine vigueur sur l'île de Montréal, sans jamais pour autant réduire l'attrait du condominium dans les nouveaux projets immobiliers. Dans l'arrondissement de Ville-Marie, couvrant le centre-ville géographique de Montréal, la mise en chantier de copropriétés (condos ou propriétés indivises) a suivi, entre 2019 et 2021, une courbe progressive supérieure à celle des mises en chantier de logements locatifs, pourtant elles aussi en augmentation.

La dimension de ces constructions peut varier selon les quartiers, mais il s'agit d'un développement résidentiel qui rompt avec le précédent modèle privilégiant le bâtiment de deux ou trois étages, regroupant généralement trois à six logements. Dans la plupart de ces nouveaux projets, on remarque une intensification de l'occupation de l'espace qui se traduit par un gros volume de production résidentielle en hauteur. Les trois tours du Canadien (construites entre 2016 et 2021), situées près du Centre Bell, toutes trois d'une cinquantaine d'étages et de plus de 500 unités, sont représentatives de ce nouveau développement résidentiel.

Ailleurs au centre-ville, on suit la tendance, avec des projets de tours de 50 ou 60 étages : le projet Maestria dans le quartier des spectacles (1000 unités), le 1111 Atwater, le 1 Square Philipps, sans oublier le projet Bridge-Bonaventure dans le quartier Pointe-Saint-Charles et dans Ville-Marie (voir à ce sujetle texte de Francis Dolan, Karine Triollet et Margot Silvestro) prévoyant 7500 logements tous les genres confondus. On retrouve plusieurs projets résidentiels un peu différents, moins élevés, mais offrant eux aussi une forte densité, dans les quartiers situés à l'est du centre-ville : le site de l'ancienne usine Molson, le site de l'ancienne tour de la Société Radio-Canada, les abords du pont Jacques-Cartier. Dans plusieurs autres quartiers de la ville, les promoteurs immobiliers n'en ont que pour des projets ayant toujours une forte densité urbaine (de six à dix étages) marquant une différence avec le reste de la trame urbaine.

« Condoïsation » de l'habitat, densité urbaine augmentée

Le condo est donc le produit résidentiel préféré des promoteurs immobiliers. Il est extrêmement rentable : l'investissement initial qu'il nécessite peut être récupéré dans un temps relativement court, avec un taux de rendement plus qu'appréciable. Assez pour attirer des fonds d'investissement privés et institutionnels dans le montage financier de projets immobiliers divers depuis une dizaine d'années. Pourtant, ce n'est pas par goût pour l'architecture futuriste que s'édifient tant de tours d'habitation. La rareté des terrains et leur valeur financière élevée dans une ville comme Montréal forcent la conception de ce type projet pour obtenir une forte rentabilité recherchée par les promoteurs et par leurs partenaires, les fonds d'investissement. Le promoteur Vincent Chiara affirmait au journal Le Devoir qu'il n'y a pas de condos à vendre pour moins de 1000 $ par pieds carrés.

Les nouveaux logements locatifs se comparent maintenant aux condos dans leur conception et leur promotion. On retrouve un bon nombre de projets dépassant les normes habituelles de hauteur dans les quartiers de Montréal. L'emballage publicitaire de ces projets emprunte beaucoup à l'expérience du condo, par exemple en offrant la même gamme de services (salle d'entraînement, piscine, salon, chalet urbain, etc.). On utilise même l'expression de « condo locatif » pour attirer la clientèle.

Face à l'augmentation de la valeur des terrains et à leur rareté, les promoteurs immobiliers ne font pas que revendiquer le changement de zonage pour élever la densité de leurs projets. Ils innovent également en offrant différentes superficies, allant du microcondo (moins de 500 pieds carrés, certains allant jusqu'à 385 pieds carrés) jusqu'au Penthouse (2000 pieds carrés). Cette stratégie de densification par fractionnement de l'espace habitable, produisant un grand nombre de ces microcondos, semble devenir une pratique courante.

Son coût moins prohibitif en apparence le rend plus accessible. Le logement prend place dans un ensemble résidentiel multifonctionnel, avec des commerces de proximité, des bureaux, des espaces verts et offrant des aires communes. La publicité pour ces projets insiste sur le déploiement d'un nouveau style de vie et d'un nouveau milieu de vie urbain (un lifestyle) : une part importante de la vie se situerait hors du logement au profit d'espaces partagés. Certains promoteurs parlent d'une « communauté verticale » où se côtoient jeunes et moins jeunes, couples, personnes seules. Mais celle-ci ne peut inclure que des individus bien fortunés. La disponibilité de copropriétés de deux ou trois chambres à coucher pour les familles reste limitée. Dans les quartiers comme l'arrondissement Sud-Ouest, on a pu observer entre 2000 et 2015 que la croissance massive de constructions résidentielles neuves allait de pair avec la réduction de la taille des ménages.

Il s'agit d'un modèle résidentiel multifonctionnel qui s'exporte en dehors Montréal. L'imposant ensemble immobilier Solar Uniquartier près de la station du REM Du Quartier et du DIX30 à Brossard en est un bon exemple. La valeur ajoutée recherchée de ce « nouveau quartier », en étant liée au développement du transport collectif, donne une indication des voies que prendront les futurs projets immobiliers.

Conséquences observables

Le développement résidentiel montréalais depuis vingt ans a remodelé la trame urbaine, certes, mais surtout les rapports entre les classes sociales dans les quartiers. Dans l'arrondissement du Sud-Ouest, on a assisté pendant ces années à une intensification de la gentrification qui avait doucement commencé durant les décennies antérieures, mais qui s'est amplifiée avec le développement de projets de grande ampleur. Le phénomène se poursuit jusque l'est du centre-ville. Dans les quartiers du Centre-Nord, que ce soit Petite-Patrie, Mile-Ex ou Villeray, on se lance dans des projets résidentiels à forte densité. Cette dynamique se déplace aussi vers des zones plus excentrées comme l'est de l'arrondissement Hochelaga-Maisonneuve, Mercier, mais également dans l'arrondissement Saint-Laurent.

Ces projets, même avec des promesses de construction de logements sociaux et abordables, vont transformer considérablement la composition sociale des résident·es de ces quartiers à moyen et long terme. Cette gentrification par les constructions neuves (new-build gentrification) favorise la présence de groupes sociaux plus scolarisés, fortunés et qui n'ont pas de famille. Elle provoque une forme de ségrégation de l'espace urbain, tant elle exclut les groupes sociaux qui ne peuvent pas se procurer ces résidences dispendieuses que sont le condo ou le « condo locatif ». Ce nouveau phénomène, sans en être la seule cause, vient clairement amplifier la présente crise du logement abordable.

Marc-André Houle est membre du collectif de recherche et d'action sur l'habitat (CRACH).

Photo : Terrain du « 495 » de l'avenue Beaumont, devenu complexe de condos locatifs, les résidents réclamaient la construction de logements sociaux (Rémi Leroux).

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Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG)

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Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.

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