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Concrétiser l’autodétermination

5 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Droits des peuples autochtones

Elisabeth Dupuis, responsable des communications Nous avons discuté avec Me Alexis Wawanoloath, chargé de cours en droit des peuples autochtones à l’Université Laval, co-animateur à la radio Kwé-Bonjour au Canal M et député à l’Assemblée nationale de 2007 à 2008. Nous voulions connaitre son point de vue sur quelques enjeux actuels et futurs, comme les langues autochtones, qui pourraient favoriser ou non le respect du droit à l’autodétermination des peuples autochtones.

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Pour l’avenir des peuples autochtones, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA) représente un instrument important pour reconnaitre les droits des Autochtones et influer sur les législations. Or, comme le souligne Me Wawanoloath, celle-ci reste non contraignante sur le plan juridique interne. En vertu de l’article 3 de la DNUDPA, les peuples autochtones ont le droit à l’autodétermination. Ainsi, ils déterminent librement leur statut politique et assurent librement leur développement économique, social et culturel1. Si le Canada a finalement ratifié la DNUDPA et adopté, par la suite, différentes mesures pour mettre en œuvre certaines de ses dispositions, le gouvernement du Québec n’a pas véritablement enclenché le processus de sa mise en œuvre. Pourtant, la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (Commission Viens) avait formulé un appel à l’action à ce sujet. Le gouvernement du Québec résiste à établir un véritable dialogue de nation à nations, à adopter le Principe de Joyce, à admettre l’existence du racisme systémique et à accepter que les nations autochtones exercent une pleine souveraineté dans différents domaines comme la protection de la jeunesse. [caption id="attachment_12070" align="aligncenter" width="731"] Crédit photo : André Querry[/caption]

Les droits ancestraux

Les droits ancestraux découlent de l’héritage exclusif et spécifique d’un groupe autochtone, comme une pratique, une tradition ou une coutume2. Comme l’explique Me Wawanoloath, ils sont protégés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et, depuis son adoption, la Cour suprême s’est prononcée à leur sujet notamment avec l’arrêt Sparrow. « Il y a des enjeux importants à résoudre car la preuve est très difficile à établir sur ce qu’est ou non un droit ancestral ». Il considère que, pour les communautés autochtones, faire valoir leurs droits ancestraux implique souvent des coûts juridiques importants, de l’ordre de plusieurs millions. D’autres voies de passage pourraient être possibles comme celles de procéder par des revendications territoriales globales, qui portent sur des affaires non réglées dans des traités canadiens, afin d’arriver à un traité moderne. « Ainsi, plusieurs nations au Canada seraient en mesure d’améliorer les conditions de vie de leurs membres en développant des opportunités économiques intéressantes et une certaine autonomie, selon les traités qui pourraient être conclus entre les peuples autochtones et les gouvernements fédéral ou provinciaux ».

Partage

Au-delà de la reconnaissance des droits ancestraux, la reconnaissance de l’autodétermination des peuples autochtones implique leur souveraineté sur leurs territoires. Comme le souligne Me Wawanoloath, seules trois nations, les Eeyou (Cris), les Naskapis et les Inuit, sont concernées par la Convention de la Baie James et la Paix des Braves, qui sont des traités modernes. Si les gouvernements du Québec et du Canada utilisent ces traités pour pavoiser à l’échelle internationale, il faut quand même se rappeler « qu’au départ, la Convention de la Baie James n’a pas été faite dans le but d’être équitable envers les Eeyou. C’est plutôt à la suite de l’arrêt Malouf et l’arrêt des travaux, qui représentait une menace à la réalisation de ce projet du siècle. Et on se devait de régler et d’avoir une prévisibilité juridique pour exploiter ce territoire-là. On ne fait pas des ententes de bonne foi pour respecter les droits ancestraux et les droits autochtones ; ce fut toujours fait dans l’intérêt de l’État colonial ». Aujourd’hui, malgré la cession de territoires au gouvernement du Québec, les Eeyou détiennent plus de pouvoirs que beaucoup d’autres nations grâce aux moyens mis en place pour la consultation sur le territoire et l’entrée en fonction du Gouvernement régional d’Eeyou Istchee Baie-James, le 1er janvier 2014. D’un autre côté, certains problèmes restent entiers si on examine les conditions de vie chez les Inuit en particulier, rappelle l’avocat Waban-Aki. Le partage des ressources, des territoires et des pouvoirs reste à être défini pour la majorité des nations autochtones au Québec. Certaines nations vont préférer garder les titres ancestraux qui sont en fait des droits collectifs fondés sur l’usage et l’occupation traditionnels par un groupe autochtone d’une portion de terre3. Certaines nations, comme les Innus, ont un point de vue différent sur leur territoire, comme nous l’explique Me Wawanoloath : « Selon la logique des cessions des droits, on cède notre titre ancestral sur notre territoire pour les remplacer par quelque chose d’autre qui est inscrit dans une convention. Ce fut l’un des grands points d’achoppement avec les Innus à travers l’Approche commune ». Néanmoins, pour le Regroupement Petapan, qui rassemble les communautés Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan, un pas de géant pourrait être franchi dans les prochaines années en termes d’autodétermination. L’Approche commune est une entente de principe initiée en 2000 entre les Innus et le gouvernement du Québec et le gouvernement du Canada. Le Regroupement Petapan représente les Premières Nations innues de Mashteuiatsh, Essipit et Nutashkuan dans le processus de négociation territoriale globale en cours avec les gouvernements du Canada et du Québec pour la signature d’un traité. Ce processus se déploie vers la finalisation de la négociation du texte du projet de traité, prévue le 31 mars 2023, mais dont le gouvernement du Québec tarde encore à finaliser le projet4. Dans les prochains mois, les populations formant le regroupement seront consultées sur le projet de traité et un référendum sera par la suite organisé. Les enjeux de cession de territoire pourraient toutefois refaire surface.

Le génocide

Me Wawanoloath insiste aussi sur l’importance de reconnaitre le terme génocide : « si certaines nations s’en sortent mieux économiquement, les effets du génocide se font encore sentir chez les peuples autochtones. Les impacts intergénérationnels du système des pensionnats, des politiques relatives à la rafle des années 1960, des enfants du millénaire, de la perte de la langue, de l’acculturation sont à prendre en compte, tout comme les enjeux de justice sociale ». La définition de génocide5 s’applique aussi à la stérilisation imposée6 aux femmes autochtones au Québec dont la dernière procédure aurait été effectuée en 2019. Pour Me Wawanoloath, « c’est important de parler avec les bons mots car, encore aujourd’hui, beaucoup de personnes ont de la difficulté à reconnaitre le génocide des Premières Nations. Selon les conclusions de l’enquête nationale des femmes disparues et assassinées, ce génocide des Premières Nations se poursuit. Par le biais de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), on prend encore nos enfants ! Il faut aussi se rappeler que le gouvernement du Québec n’a pas voulu participer aux travaux7 du Comité sénatorial permanent des droits de la personne en disant que “ ça ne se passait pas ici ” ».

La Décennie internationale des langues autochtones

La Décennie internationale des langues autochtones (2022-2032) déclarée par l’Organisation des Nations unies pourrait représenter un tremplin pour revitaliser les langues autochtones au pays. Cependant, pour Me Wawanoloath, « il faudrait accepter que les langues autochtones aient le même statut que la langue française au Québec, elles devraient être protégées et donc, ne pas les percevoir comme une menace. C’était un engagement de François Legault de faire une Charte des langues autochtones ». Selon lui, il serait aussi possible que les autochtones rédigent leurs propres lois pour protéger leurs langues8. Pour la revitalisation, la préservation et la reconnaissance des langues autochtones, de grands défis se posent comme le financement, les transferts intergénérationnels, le faible nombre de locuteurs et, aussi, le placement de jeunes autochtones dans des familles d’accueil allochtones.

La protection de la jeunesse

La protection de la jeunesse représente l’un des champs de pratique de Me Wawanoloath à son cabinet. Il nous explique que la Nation Atikamekw a gagné une certaine autonomie en matière de protection de la jeunesse après 18 ans de négociations. Cette entente en vigueur depuis 2018 permet d’appliquer le Système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA) de façon indépendante du directeur de la DPJ9 et, surtout, elle assure de faire respecter les droits des enfants concernant leur culture, leur tradition, leur langue et leur identité. Maintenant, de nouvelles voies se tracent avec la loi fédérale C-9210 qui affirme, par processus déclaratoire, la compétence autochtone en matière de services à l’enfance et à la famille comme un droit ancestral générique. De son côté, le gouvernement du Québec considère qu’il faudrait déterminer s’il s’agit réellement d’un droit ancestral et conteste l’application de C-92, déplore Me Wawanoloath. Pour lui, il faut retenir un élément important avec C-92 : une communauté a un an pour essayer de s’entendre avec la province. Si, au bout d’un an, elle n’a pas réussi à s’entendre, la loi autochtone prend effet et trouve application sans avoir besoin d’entente avec le gouvernement du Québec. Tout comme Opitciwan, il y a plusieurs communautés au Québec et au Canada qui sont en train de développer leurs propres lois, en faisant un avis d’intention suivi d’une entente de coordination11. Si la protection de la jeunesse est l’un des domaines d’intervention qui requiert une reconnaissance de l’autodétermination, il faut aussi considérer une reconnaissance constitutionnelle.

Le chemin constitutionnel

La discussion avec Me Wawanoloath se termine sur l’enjeu constitutionnel. « Si on veut vraiment respecter les autochtones en tant que peuples, il va falloir nous faire une place constitutionnelle dans le régime canadien, non comme des sujets de droits, mais comme des acteurs de droits. Lorsque j’étais député péquiste, ma vision était que la création d’un nouvel État inclurait, pour de vrai, les peuples autochtones ». Ratifiée par le Canada, la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones affirme haut et fort le droit des peuples autochtones de disposer d’eux-mêmes. Pour ce faire, le chemin qui mène à une transformation de la Constitution du Canada devrait s’ouvrir dans l’avenir afin d’établir de véritables rapports de nation à nations.
  1. En ligne : https://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents/DRIPS_fr.pdf
  2. Ghislain Otis, La revendication d’un titre ancestral sur le domaine privé au Québec. Les cahiers du droit, 62, no 1, 2021, p. 277–323. En ligne : https://www.erudit.org/fr/revues/cd1/2021-v62-n1-cd05902/1076011ar/
  3. En ligne : https://www.rcaanc-gc.ca/fra/1100100028608/1551194795637
  4. En ligne : https://petapan.ca/donnees/protected/communique/files/PETAPAN_Communique_Entente%20Canada_Attente%20Qc_2023-03-pdf
  5. Voir la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide à l’article 2. En ligne : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide
  6. Voir le rapport Consentement libre et éclairé et les stérilisations imposées de femmes des Premières Nations et Inuit au Québec. Suzy Basile et Patricia Bouchard de l’Université de l’Abitibi-Témiscamingue, novembre 2022. En ligne : https://cssspnql.com/produit/consentement-libre-et-eclaire-et-les-sterilisations-imposees-de-femmes-des-premieres-nations-et-inuit-au-quebec/
  7. En ligne : https://sencanada.ca/content/sen/committee/432/RIDR/reports/2021-06-pdf
  8. En avril 2023, l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador (APNQL) et le Conseil en Éducation des Premières Nations (CEPN) ont déposé une demande de contrôle judiciaire pour contester la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, aussi appelée loi 96, devant la Cour supérieure du Québec. En ligne : https://www.lapresse.ca/actualites/2023-04-20/loi-96-sur-le-francais/les-premieres-nations-s-adressent-aux-tribunaux.php
  9. En ligne : https://www.atikamekwsipi.com/fr/services/service-sociaux-atikamekw-onikam/services/systeme-dintervention-dautorite-atikamekw-siaa
  10. La Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis
  11. En ligne : https://www.sac-gc.ca/fra/1608565826510/1608565862367?wbdisable=true

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Les mobilisations des peuples autochtones

5 octobre 2023, par Revue Droits et libertés
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Droits des peuples autochtones

Gérald McKenzie, président de la LDL de 1983 à 1995

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C’est au cœur de cette décennie agitée que naît, au Québec, la première organisation visant à regrouper et représenter l’ensemble des communautés autochtones de la province : l’Association des Indiens du Québec (1965-1977). Influencés par ces développements, par le mouvement de décolonisation qui secoue le Québec et par les débats qui ont cours à l’échelle mondiale sur le colonialisme et le droit des peuples à l’autodétermination, les militant-e-s de la Ligue des droits et libertés (LDL) s’intéressent à la question du colonialisme au Québec. Cette prise de conscience ouvre la porte à la reconnaissance des droits des peuples autochtones. Autrement dit, nous prenions conscience que, dans notre pays, des peuples souffraient depuis des siècles de dépossession et de racisme. C’est principalement à compter de la fin des années 1970 que la LDL s’implique aux côtés des Autochtones et qu’elle prend une position radicale – qu’elle poursuivra jusqu’à aujourd’hui – en faveur de leur combat pour le droit à l’autodétermination. À l’époque, l’American Indian Movement influence plusieurs dirigeant-e-s des Premières Nations. Plusieurs organisations autochtones menaient alors des luttes contre la Loi sur les Indiens, pour la reconnaissance de leurs territoires, contre les entreprises publiques ou privées qui empiètent sur ces territoires, pour l’amélioration de leur situation socio-économique et contre le racisme. Au début des années 1970, le projet pharaonique de la Baie James lancé par le gouvernement libéral de Robert Bourassa est un moment marquant non seulement pour la nation québécoise, mais aussi pour les Eeyou (Cris) et les Inuit. À la suite d’une demande présentée par les Cris, le juge Malouf, se basant sur la Proclamation royale de 1763, ordonne au gouvernement d’interrompre les travaux et de négocier avec les nations autochtones. Au terme des négociations, la Convention de la Baie James et du Nord québécois est signée en 1975.
[caption id="attachment_18144" align="aligncenter" width="560"]Povungnituk, [ca 1980]. Archives UQÀM Povungnituk, [ca 1980]. Archives UQÀM, Fonds LDL, 24P-630:24:F3/35[/caption]En 1970, lorsque le gouvernement Bourassa lance le projet de la Baie James, il se heurte à l’opposition des Autochtones, notamment les Eeyous et les Inuit, fortement touchés par le projet. En 1973, le jugement Malouf, qui fait suite à une plainte de l’Association des Indiens du Québec, oblige le gouvernement à négocier avec les Autochtones. Celui-ci n’accepte de le faire qu’avec le Grand Council of the Crees et le Northern Quebec Inuit Association. 30% des Inuit se dissocient de cette dernière association, qu’ils accusent de désinformation. Les Inuit dissidents, soutenus par la LDL, refusent notamment l’extinction de leurs droits ancestraux prévue à l’entente de la Baie James et valorisent des formes d’organisation autonomes, comme des coopératives, notamment à Povungnituk, Ivujivik et Sugluk. Regroupés dans l’association Inuit Tungavingat Numani (ITN) qui a pour objectif la création d’un gouvernement autonome pour les Inuit, ils mènent la lutte contre la Convention de la Baie James.

En appui aux nations autochtones

En 1977, la LDL crée le Comité d’appui aux nations autochtones (CANA) à la suite d’une demande présentée par l’anthropologue Rémi Savard. Celui-ci et ses étudiant-e-s Anne Panasuk et Jean-René Proulx, travaillant pour le Conseil des Atikamekws et des Montagnais (CAM), sont témoins des conflits concernant la pêche au saumon entre les communautés innues de la Côte-Nord et les clubs privés qui monopolisaient l’accès aux rivières. Au cours de l’été 1977, deux Innus sont retrouvés morts sur les berges de la rivière Moisie. Selon les Innus et plusieurs observatrices et observateurs, l’enquête qui s’ensuivit a été bâclée. La LDL, appuyée par le CAM, demande une nouvelle enquête sur la mort d’Achille Volant et de Moïse Régis. En 1978, la LDL publie une brochure intitulée Mistapishu pour faire connaître ces événements au grand public. Dès sa création, le CANA appuie les femmes autochtones revendiquant l’abrogation des dispositions de la Loi sur les Indiens en vertu desquelles leurs enfants et elles-mêmes, contrairement aux hommes, perdent leur statut lorsqu’elles épousent un homme n’étant pas reconnu comme Indien selon la Loi. En 1980, le CANA organise à Montréal une semaine de rencontres publiques avec des représentant-e-s de diverses nations : Anichinabés, Dénés, Indiens du Yukon, Inuit (dissidents à la Convention de la Baie James et du Nord québécois), Mohawks, Attikameks et Innus. À cette occasion, le CANA publie une brochure intitulée Les Autochtones et nous, Vivre ensemble. [caption id="attachment_18143" align="alignright" width="391"]Archives UQÀM, Fonds d’archives LDL, Archives UQÀM, Fonds d’archives LDL, 24P-660:02/3[/caption] En juin 1981, 500 policier-ère-s de la SQ envahissent littéralement la réserve micmaque de Restigouche (aujourd’hui Listuguj). Ils saisissent des filets et arrêtent plusieurs Micmacs accusés de pêcher illégalement sur la rivière Restigouche. Les Micmacs soutiennent qu’ils ont le droit de pratiquer une pêche de subsistance avec des filets. Interpellée dès le début du raid, la LDL envoie sur place des membres du CANA accompagnés d‘un représentant de la Commission des droits de la personne du Québec pour observer les injustices criantes vécus par les membres de la communauté. Le CANA poursuit ses activités de mobilisation en organisant une tournée en 1981 pour rencontrer des Inuit qui ont refusé de signer la Convention de la Baie James et du Nord québécois (Inuit Tungavingat Nunamini). En effet, trois villages s’opposent aux termes du traité, en particulier à l’article 2.1 en vertu duquel les Inuit-e et les Cri-e-s perdent leurs droits sur leurs territoires. Le Comité publie, en collaboration avec ITN et les Publications la Maîtresse d’école, Les Inuit Dissidents, un document sur cette lutte majeure. En 1981, au moment des négociations constitutionnelles conduisant au rapatriement de la Constitution canadienne, une soirée publique de la LDL portant sur les Autochtones et la Constitution offre à des représentant-e-s de premières nations l’occasion de présenter leurs points de vue sur les questions constitutionnelles, notamment en ce qui a trait à la reconnaissance des traités.

Vers la reconnaissance de l’autodétermination

En 1982, la LDL et la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) organisent, en collaboration avec des organisations autochtones, la conférence Rompre le silence dont un des thèmes est le droit des peuples autochtones. Les représentant-e-s des Algonquins, des Dénés, des Inuit, des Mohawks, des Quichés, des Mapuches, des Innus, des Atikamekws présents démontrent qu’elles et ils font face aux mêmes ennemis : les États et les sociétés multinationales qui exploitent les richesses de leurs territoires. Cette conférence est une étape importante du processus qui a mené à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. En effet, la conférence recommande notamment1 :

- Que la Déclaration de principe de Genève adoptée par plus de 100 nations autochtones fasse partie intégrante du droit international; - Que la Constitution canadienne garantisse le droit à l’autodétermination des peuples autochtones; et - Que le Conseil économique et social de l’ONU instaure un groupe de travail sur les droits des peuples autochtones avec leurs représentants.

Crise d'Oka

Au printemps 1990, la LDL et la Commission des droits de la personne suivent de près une situation de plus en plus tendue à Kanesatake et Oka. Les Kanien’kehá:ka de Kanesatake occupent la pinède d’Oka pour empêcher l’implantation d’un terrain de golf et de condos, projet défendu par le maire d’Oka Jean Ouellette, sur le terrain d’un cimetière considéré comme un territoire ancestral. Les promotrices et promoteurs, la municipalité d’Oka et le gouvernement fédéral restent sourds aux mises en garde des porte-parole mohawks dont Ellen Gabriel, de la Commission des droits de la personne, de la LDL, de politicien-ne-s libéraux et péquistes et de citoyen-ne-s d’Oka. La Sûreté du Québec menace d’évincer les occupant-e-s en vertu de l’injonction obtenue par la municipalité. C’est alors que des Mohawks armés (Warriors) s’invitent en renfort dans la pinède. La LDL demande, dans une lettre publique au premier ministre Robert Bourassa, de ne pas envoyer la Sûreté du Québec. En vain, le 11 juillet, aux petites heures du matin, la charge policière a lieu. Un policier de la Sûreté du Québec est tué lors d’un échange de coups de feu. Des barricades sont levées, des autos de police renversées, des arbres installés en travers de la route. Le territoire est bouclé. Le siège durera près d’un mois avec l’appui des Mohawks de Kahnawake qui bloqueront l’accès au pont Mercier, ce qui aura pour effet d’entraîner dans le conflit la population de Montréal et de la rive sud du Saint-Laurent. La LDL invite la FIDH à envoyer une mission le plus rapidement possible. En premier lieu, la FIDH délègue un juriste qui rencontre toutes les parties et recommande la tenue de négociations. Les Mohawks posent comme condition que des observatrices et observateurs européens soient présents à toutes les barricades pour assurer la circulation des biens essentiels et des personnes. Une fois la mission de la FIDH mise en place dans l’urgence par la LDL, les négociations ont lieu à l’abbaye d’Oka. Des ambassadrices et ambassadeurs autochtones de tout le continent viennent rencontrer les leadeuses et leaders mohawks et près de 70 observatrices et observateurs européens se relaient pendant environ trois semaines jusqu’à ce que le gouvernement du Québec demande leur départ, mette un terme aux négociations et demande à l’armée d’intervenir. Il importe de rappeler qu’un deuxième décès est survenu durant la Crise d’Oka. Le 28 août 1990, des manifestant-e-s non autochtones lancent des pierres aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées lorsqu’elles et ils tentent de fuir Kahnawake. Parmi eux, Joseph Armstrong, un résident de 71 ans de Kahnawake, reçoit une pierre à la poitrine et meurt le lendemain d’un infarctus.

Rétablir les ponts

Ces évènements marquent profondément autant les Québécois-e-s que les Autochtones. Plusieurs organisations, dont la Fédération des femmes du Québec, Femmes autochtones du Québec et la LDL organisent à l’automne un grand rassemblement à Kahnawake pour contribuer à rétablir les ponts entre les communautés. En collaboration avec plusieurs organisations autochtones du continent américain, la LDL a joué un rôle actif dans le groupe de travail sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, notamment en représentant la FIDH à Genève en 1995 pour l’étude du projet de la Déclaration. Cette déclaration a finalement été adoptée en 2007. Le Canada a tardé à la ratifier et ne l’a fait qu’au prix de réserves importantes. En 2019, la LDL a également déposé un mémoire dans le cadre des audiences de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec (Commission Viens). La LDL s’est aussi réjouie de l’émergence d’un mouvement comme Idle No More qui mettait en pratique ce que nous avançons depuis plusieurs années sur l’interdépendance des droits, en conjuguant droits des peuples autochtones, droit à l’environnement et droits des femmes. Nous avons également appuyé plusieurs revendications de Femmes autochtones du Québec, notamment pour que cesse l’impunité face aux féminicides pudiquement appelés femmes autochtones disparues ou assassinées. De plus, dans ses luttes pour le droit à l’environnement, la LDL a souvent été amenée à lier droits environnementaux et droits autochtones puisque de nombreux développements hydro-électriques et miniers se situent dans des territoires revendiqués par les Autochtones. Les Autochtones luttent pour leurs droits depuis longtemps, mais leurs voix sont rarement entendues. Le soutien de la LDL et d’autres organismes a contribué à les amplifier et à mettre de la pression pour qu’elles soient réellement écoutées, et ce, même lorsque cela allait à contre-courant de l’opinion publique. Aujourd’hui encore, la LDL poursuit son travail de sensibilisation et intervient régulièrement auprès des gouvernements pour dénoncer les violations de droits et soutenir les revendications des peuples autochtones. Comme elle le rappelle dans son dossier Décolonisation et droits des Peuples autochtones, publié en 2015: « La LDL situe l’ensemble de [son] travail dans une perspective de reconnaissance réciproque de nation à nation et de recherche de stratégies communes sur des questions d’intérêt commun. » Or, cette approche passe d’abord par le respect du droit des Autochtones à l’autodétermination, comme condition essentielle à la reconnaissance des droits humains de toutes et tous.
  1. Dans la mêlée, LDL 1985.

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« Les destructeurs de la planète » : 20 pays doivent mettre fin, dès maintenant, aux nouveaux projets d’extraction

5 octobre 2023, par Rédaction-coordination JdA-PA
Selon l'ONG Oil Change International, seulement 20 pays, dont le Canada et les États Unis, seront à l'origine de 90% des nouvelles émissions de GES si de nouveaux projets (…)

Selon l'ONG Oil Change International, seulement 20 pays, dont le Canada et les États Unis, seront à l'origine de 90% des nouvelles émissions de GES si de nouveaux projets d'extraction pétroliers et gaziers sont approuvés. L’article « Les destructeurs de la planète » : 20 pays doivent mettre (...)

Hé oh les médias ! On est en code rouge

2 octobre 2023, par Carole Dupuis — , ,
L'urgence climatique est telle qu'en août dernier, le secrétaire général des Nations Unies a qualifié le sixième rapport du GIEC de « code rouge pour l'humanité ». Bien sûr, (…)

L'urgence climatique est telle qu'en août dernier, le secrétaire général des Nations Unies a qualifié le sixième rapport du GIEC de « code rouge pour l'humanité ». Bien sûr, les médias ne peuvent pas être tenus responsables de la dérive civilisationnelle qui a mené à ce point de bascule existentiel. N'empêche : ils pourraient contribuer beaucoup plus efficacement à le repousser.

Le sujet est ardu, assurément, et de multiples embûches entravent le travail des journalistes les mieux intentionné·es. D'abord, il y a l'autocensure. Comme le rappelait Noam Chomsky, interrogé sur le rôle des médias dans la crise climatique, une personne « bien éduquée » adhère à « l'hégémonie du sens commun » : elle comprend d'instinct qu'il n'est pas de bon ton d'aborder certains sujets. « Les gens qui les soulèvent passent pour des fous », dit-il.

Dans le film Don't look up, le professeur et la doctorante ne respectent pas ce tabou et on voit où cela les mène ! Exagération ? Pour en juger, il faut visionner la scène bien réelle où, sur ARTE, d'éminents journalistes abreuvent leur jeune collègue Salomé Saqué de sarcasmes alors qu'elle s'efforce de sonner l'alarme sur l'apocalypse annoncée.

Relativiser l'objectivité

Une conception étroite de l'objectivité empêche aussi de bien couvrir la crise climatique. Guy Parent, chargé de cours à l'École des médias UQAM et vétéran des services d'information de Radio-Canada, ouvre de belles pistes de réflexion en ce sens. Dans son passionnant mémoire de maîtrise, il rappelle qu'au lendemain de la victoire de Donald Trump en 2016, plusieurs ont fait le lien entre ce dénouement inouï et la préséance donnée à la neutralité journalistique pendant les primaires et la campagne présidentielle américaine. Il cite le reporter d'enquête Glenn Greenwald selon qui « Les règles des grands médias – vénérant la fausse objectivité plutôt que la vérité et toute autre valeur civique – interdisent de sonner l'alarme. Dans ce cadre, dénoncer Trump, ou même sonner l'alarme sur les forces obscures qu'il exploite et déchaîne […] serait considéré comme une violation du journalisme. »

La même dynamique plombe la couverture de la crise climatique. Wolfgang Blau, cofondateur du Oxford Climate Journalism Network à l'Université Oxford, a interrogé des journalistes du monde entier afin de comprendre pourquoi. Son constat : l'absence perçue ou réelle de critères clairs pour tracer la frontière entre le militantisme et le journalisme est un obstacle important pour les membres de la presse, surtout les plus âgé·es. Ces tiraillements déontologiques semblent toutefois épargner les moins de 35 ans. Plusieurs se sentent d'ailleurs incompris·es par leur direction ou accusé·es de militantisme, alors qu'ils et elles estiment faire simplement leur travail.

Résister à l'angélisme

Un autre piège est de sous-estimer le rôle des industries qui ont intérêt à retarder la sortie des énergies fossiles et à promouvoir les pseudo-solutions miracles comme l'hydrogène, le gaz naturel renouvelable ou la captation du carbone. Leurs campagnes obligent les journalistes climat à perdre leur temps à défendre des constats scientifiques largement consensuels ou à décortiquer des argumentaires spécieux en faveur de projets indéfendables. Le harcèlement que ces campagnes génèrent empoisonne la vie des journalistes et mine leur crédibilité, parfois même auprès de leurs chefs, selon Wolfgang Blau.

Embaucher des jeunes

Pour donner le coup de barre qui s'impose, les médias devront affecter les ressources nécessaires à la couverture de la crise climatique. Même les meilleurs d'entre eux demeurent loin du compte ! Le Devoir, pourtant réputé pour la qualité de ses dossiers environnementaux, emploie sept journalistes en culture, sept en économie et un seul en environnement.

Il faut donc embaucher, mais qui ? Pour Wolfgang Blau, un·e journaliste climat qualifié·e n'est pas nécessairement un·e scientifique, mais plutôt une personne qui a une compréhension approfondie du changement systémique, des politiques publiques et de sujets spécialisés tels que le voyage, le sport ou la mode. Au risque de se faire taxer d'âgisme, on pourrait ajouter que cette personne est probablement jeune. Les jeunes comprennent la crise climatique dans leurs os. On peut compter sur eux pour trouver des façons brillantes de transformer ce dossier aride en reportages brûlants d'actualité et d'humanité.

Le journalisme de solutions

Le média québécois Unpointcinq, comme plusieurs autres dans le monde, mise sur le journalisme de solutions pour encourager l'action climatique. En d'autres termes, il veut inspirer en présentant « des projets d'ici, portés par de vrais gens ». Bien qu'attrayante, cette approche ne fait pas l'unanimité dans les médias. Lors de son enquête, Wolfgang Blau a été étonné de la réponse typique de ses collègues : « Ce n'est pas le travail du journaliste. Notre travail consiste à couvrir le monde tel qu'il est et c'est parfois un endroit plutôt merdique. » Paradoxalement, la vaste majorité d'entre eux ont indiqué qu'à leur avis, leur audience est très intéressée à savoir ce qui peut être fait pour ralentir le réchauffement climatique !

Relier les points

Pour Noam Chomsky, les médias communiquent mal l'urgence climatique car ils « ne relient pas les points ». Par exemple, le même numéro du New York Times pourrait présenter un excellent reportage sur la fonte des calottes polaires et une manchette annonçant avec fanfare que la production américaine de combustibles fossiles est en voie de surpasser celle de l'Arabie saoudite. Plus près de nous, le magazine L'Actualité diffuse maintenant les excellentes chroniques de l'environnementaliste Caroline Brouillette, mais maintient son palmarès annuel des leaders de la croissance sans égard à l'empreinte carbone des entreprises lauréates, à la pertinence de leurs activités dans un contexte de transition socio-écologique, ni au lien entre le modèle de la croissance infinie et la crise climatique. De même, bien que Radio-Canada propose fréquemment de magnifiques reportages scientifiques sur la crise climatique, on peut suivre ses bulletins de nouvelles pendant des semaines entières sans en entendre parler de façon significative.

L'analyse de Chomsky prend un sens lourd de conséquences pour un élu municipal comme François Croteau, maire de l'arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie à Montréal de 2009 à 2021. Comme Chomsky, il observe que la science est bien représentée dans les médias quand il est question de la crise climatique en général. Par contre, « quand vient le temps de couvrir des mesures spécifiques qui ont un impact sur la vie des gens, comme le REV par exemple, oups, la science prend le bord rapidement ».

Pour briser ces silos, Wolfgang Blau préconise la création, dans chaque média, d'un carrefour du climat où les journalistes spécialisés de tous les secteurs se réunissent, habituellement sous la direction du bureau des sciences, pour préparer des reportages intégrant d'emblée les enjeux climatiques.

Quels que soient les moyens adoptés, il est vraiment temps que les médias couvrent la crise climatique avec toute l'ardeur, toute l'intelligence et tout le sens critique que dictent l'urgence et la complexité de la situation.

À lire, visionner, écouter, découvrir

Le combat d'idées entre les journalistes André Noël et Luc Chartrand

André Noël, « Réchauffement du climat : les médias continuent de semer le doute », Le Trente, automne 2019.

Luc Chartrand, « Garder la tête froide face au réchauffement », Infolettre de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), 13 février 2020.

André Noël, « Climat et médias : poursuivons le débat », Infolettre de la FPJQ, 13 février 2020.

L'entrevue de Noam Chomsky sur les médias et la crise climatique : « In a couple of generations, organized human society may not survive », National Observer, 12 février 2019.

Le mémoire de maîtrise de Guy Parent : L'objectivité journalistique : de la neutralité à la recherche de la vérité, UQAM, 2021.

Le moment de télévision où Salomé Saqué devient « la bizutée-zinzin du plateau » : À l'émission 28 minutes, sur ARTE, le 30 octobre 2021.

L'entrevue avec Wolfgang Blau et Meera Selva de l'Université Oxford : « How journalists can better cover the climate crisis », balado Future of journalism, 28 septembre 2021.

Le programme du Reuters Institute for the Study of Journalism destiné aux journalistes, rédacteur·trices en chef et cadres de médias aux prises avec les enjeux opérationnels, culturels et éthiques liés à la couverture de la crise climatique.

Carole Dupuis tiendra la nouvelle chronique Climat. Elle milite à temps plein depuis 2014 pour une sortie rapide des énergies fossiles et pour une transition juste vers une société post-carbone. Elle est membre du comité de coordination du Front commun pour la transition énergétique depuis sa création en 2015 et porte-parole du Mouvement écocitoyen UNEplanète. Elle a été la première directrice générale de Projet Montréal. Auparavant, elle a fait carrière comme consultante et cadre supérieure en planification stratégique et en communication.

Démocratie syndicale : une exigeante nécessité

Les débats sur la démocratie syndicale sont aussi vieux que le syndicalisme lui-même. Nous proposons ici un rapide tour d'horizon pour aborder la démocratie tant dans ses (…)

Les débats sur la démocratie syndicale sont aussi vieux que le syndicalisme lui-même. Nous proposons ici un rapide tour d'horizon pour aborder la démocratie tant dans ses dimensions délégatrices que délibératives, et proposer quelques pistes de réflexion pour poursuivre, mais certainement pas clore la discussion.

L'idée démocratique est au cœur même de l'action syndicale moderne. Dans les sociétés capitalistes, l'entreprise est en effet l'un des seuls endroits où les principes de la démocratie libérale (avec toutes les limites que l'on doit lui reconnaitre) ne sont pas formellement appliqués. Le lien hiérarchique entre patron·ne et salarié·e n'est certes pas absolu, mais les lois et autres règlements ne font pas pour autant des milieux de travail des espaces participatifs et égalitaires. Au-delà de la nécessaire amélioration des conditions de vie de leurs membres, les syndicats sont donc aussi le seul moyen grâce auquel les travailleuses et travailleurs peuvent insérer des processus démocratiques dans l'entreprise, voire grignoter sur l'arbitraire patronal en réussissant à négocier des mécanismes déterminés collectivement et touchant à l'organisation du travail.

Impératif démocratique

La démocratie est à la fois une fin et un moyen pour le syndicalisme, car elle permet non seulement de défendre, mais aussi de définir les intérêts collectifs d'un groupe fondamentalement hétérogène : les travailleuses et travailleurs. Ces intérêts collectifs se construisent et se reconstruisent de façon permanente dans l'action syndicale, et notamment dans la délibération collective permise par la vie démocratique de l'organisation.

La démocratie syndicale implique donc bien plus que des élections. C'est dans sa procédure même, et notamment dans les débats et discussions qu'elle implique, qu'elle devient un outil de construction d'une identité collective. Ces débats ne sont d'ailleurs pas pensés pour être figés, mais bien pour faire avancer les un·es et les autres vers une position commune et si possible consensuelle. L'anarcho-syndicalisme, qui occupait une place importante au sein des premiers mouvements ouvriers, avait d'ailleurs tendance à éviter les votes et leur préférait la discussion et l'échange, devant ultimement permettre l'émergence d'un positionnement unanime. La démocratie est donc intrinsèque au syndicalisme, tant dans ses finalités que dans ses modalités.

Tendances oligarchiques et professionnalisation

La plupart des débats sur la démocratie syndicale ne portent pas tant sur sa dimension délibérative que sur sa fonction délégatrice, c'est-à-dire sur les mécanismes de désignation des dirigeant·es du syndicat et sur l'exercice du pouvoir qui leur est conféré par les membres. Les risques d'accaparement des ressources (politiques comme matérielles) du syndicat par une minorité ont été soulignés de longue date. Après tout, la fameuse « loi d'airain de l'oligarchie » développée par le sociologue Robert Michels au début du 20e siècle était basée sur ses observations d'organisations issues du mouvement ouvrier. Concrètement, ces tendances se manifestent par un faible roulement au sein des exécutifs syndicaux, au point où certain·es parlent de « bureaucratisation » ou de « professionnalisation », les fonctions syndicales s'inscrivant alors dans des carrières militantes plutôt que de se présenter comme des mandats finis dans le temps et soumis à l'alternance. Afin d'éviter ces situations, des organisations optent, à l'image de certains États dans leur constitution, pour une limitation du nombre de mandats que peuvent servir les élu·es. De façon plus fondamentale, c'est l'encadrement du pouvoir de l'exécutif, notamment par la mise en place d'un réseau de délégué·es syndicaux·cales ou d'instances intermédiaires comme les conseils syndicaux, qui est souvent mis de l'avant afin de mieux répartir les responsabilités et ainsi diminuer les risques de monopolisation des ressources aux mains d'une minorité.

Une autre évolution plus récente peut également conduire à un certain affaiblissement de la démocratie syndicale : la technicisation croissante des relations du travail. Le rôle des avocats et des services juridiques, de même que d'autres expertises techniques, a pris beaucoup d'ampleur au sein des organisations syndicales. Ces ressources sont précieuses dans l'établissement d'un rapport de force, mais elles peuvent également laisser entendre que celui-ci s'établit avant tout grâce à elles plutôt que par la mobilisation du nombre et l'expression collective des membres, qui sont à la fois la raison d'être et l'atout le plus important du mouvement syndical. (À ce sujet, voir le texte de Mélanie Laroche dans ce dossier.)

Démocratie et participation

La question de la participation est donc indissociable de celle de la démocratie. Dans le cas particulier des syndicats, on leur reproche souvent la rigidité des procédures et des instances. Si le code Morin et le Robert's Rules of Order ont été pensés pour garantir un débat organisé, leur dimension technique et procédurale peut au contraire en rebuter certain·es, voire donner un avantage indu aux militant·es les plus aguerri·es, et ainsi nuire à l'expression d'une diversité d'opinions. Si certains ajustements peuvent certes les rendre plus fluides ou équitables (comme l'alternance de genre au micro, adoptée par plusieurs organisations), il semble surtout urgent de penser à d'autres espaces de participation plus informels, voire radicalement différents, au sein desquels les préoccupations, aspirations et positions des travailleuses et travailleurs pourront s'exprimer plus librement, dégagés des contraintes procédurales.

La participation implique toutefois une ressource cruciale : le temps. Alors que les enjeux de conciliation travail-famille-études ont été de plus en plus présents dans le débat public des dernières années, la question du temps de militance reste peu débattue. Au contraire, il semble de plus en plus difficile de convaincre des assemblées générales de placer en tête de leurs priorités les demandes liées aux libérations syndicales, qui garantissent pourtant la bonne marche des organisations et permettent que les responsabilités puissent être réellement partagées entre les membres. À la place, les personnes libérées pour responsabilités syndicales sont caricaturées comme des privilégiées (y compris à l'occasion par l'État-employeur) ou ne doivent compter que sur un nombre d'heures extrêmement limité, notamment dans le secteur privé. Le recours croissant aux rencontres virtuelles et aux sondages en ligne répond à certaines contraintes posées naguère par les assemblées en personne, mais si ces outils favorisent la présence, ils n'encouragent pas nécessairement une authentique participation et un esprit délibératif. D'autres propositions existent, comme l'idée de « journée fériée de délibération » évoquée dans les travaux de Christian Nadeau, mais elles impliquent l'établissement d'un rapport de force suffisant pour les obtenir.

C'est sur cette question du rapport de force et de la nécessaire solidarité qu'il implique que nous proposons de conclure cette réflexion. La question de la démocratie syndicale est indissociable de celle de la solidarité. Le syndicalisme a la tâche éminemment complexe d'offrir à la fois une espace d'identification et d'ouverture à la diversité. On se rassemble « entre nous », parce qu'on se ressemble, mais aussi « avec d'autres », car au-delà de nos différences, nos intérêts de classe se rejoignent.

Deux espaces où se joue cette double expression de la solidarité, qui sert de socle à l'exercice de la démocratie syndicale, méritent d'être revalorisés. Le premier sont les structures interprofessionnelles (centrales syndicales, conseils centraux ou régionaux) qui donnent l'occasion de prendre acte des différences et de reconnaître les luttes communes, mais qui occupent rarement une place prépondérante dans la vie des syndicats locaux. Le deuxième sont les conflits de travail. Les lignes de piquetage restent des moments et des endroits privilégiés de dialogue, de création de solidarité et de prise de conscience. Elles sont la cause et la conséquence de la démocratie syndicale, et l'avenir de l'une peut difficilement se penser sans prendre en compte le destin des autres. Toute réflexion sur la démocratie syndicale implique donc de penser également les conflits de travail, leur raréfaction et les questionnements que cela porte sur le sens de l'action syndicale.

Thomas Collombat, Université du Québec en Outaouais

Illustration : Marielle Jennifer Couture

POUR ALLER PLUS LOIN

Philippe Crevier, Hubert Forcier et Samuel Trépanier (dir.), Renouveler le syndicalisme. Pour changer le Québec, Montréal, Écosociété, 2015.

Mona-Josée Gagnon, « Syndicalisme et classe ouvrière. Histoire et évolution d'un malentendu », Lien social et Politiques, no 49, 2003, p. 15-33.

Christian Nadeau, Agir ensemble. Penser la démocratie syndicale, Montréal, Somme toute, 2017

Les positions syndicales implicites, un frein au changement ?

Les différentes visions du syndicalisme ne sont pas suffisamment expliquées et débattues. Elles déterminent pourtant les orientations, les moyens d'action et même le (…)

Les différentes visions du syndicalisme ne sont pas suffisamment expliquées et débattues. Elles déterminent pourtant les orientations, les moyens d'action et même le fonctionnement des syndicats.

Les structures démocratiques des organisations syndicales québécoises sont généralement assez semblables. Le rôle et le fonctionnement de ces structures sont cependant interprétés de manière variable selon deux visions qui s'opposent, nommément, une conception verticale centralisatrice et une autre, horizontale et participative. Il faut se demander qui détermine les stratégies et les positions d'un syndicat : une « direction syndicale » élue, ou les membres, à travers les assemblées générales ?

Par exemple, dans une conception verticale du syndicalisme, les comités exécutifs ayant la responsabilité de coordonner l'organisation syndicale nationale ou locale sont conçus comme des conseils d'administration, ayant un grand pouvoir décisionnel entre les assemblées générales et pouvant même aller à l'encontre des décisions prises pendant ces rassemblements. Dans une conception horizontale, les comités exécutifs consultent leurs assemblées générales avant toute décision allant au-delà des mandats qui leur ont été donnés. Une limitation de la durée et du nombre des mandats des membres du comité exécutif est privilégiée dans une conception participative du syndicalisme. Souvent, selon cette approche, les membres de l'exécutif sont assis parmi les membres dans les assemblées plutôt que face à ceux-ci.

Les conseils syndicaux – des assemblées réunissant un petit nombre de membres, tenues régulièrement entre les assemblées générales – peuvent être vus verticalement, comme une façon de consulter les membres sans passer par une assemblée générale ou horizontalement, comme un moyen pour les membres d'encadrer le travail du comité exécutif.

La présence des délégations représentant les assemblées générales locales aux différents regroupements de syndicats (fédérations, centrales, etc.) est un élément clé de la démocratie syndicale, permettant la création de positions collectives à grande échelle. Certains syndicats y participent rarement, alors que d'autres se font un devoir d'y être toujours représentés. La considération accordée à cette participation peut être modulée selon les sujets traités. Dans une conception horizontale, une délégation doit avoir consulté sa propre assemblée générale locale avant de prendre position en son nom. Dans une conception verticale, ce rapport est inversé : ce sont les délégations qui doivent défendre les positions communes auprès des membres locaux.

Éducation et information

L'éducation et l'information sont essentielles à la démocratie syndicale, celle-ci ne se limitant pas à l'acte de voter lors d'assemblées. Dans une conception verticale, l'information est transmise des exécutifs vers les membres, alors que dans une conception horizontale, elle trouve son origine chez les membres elles- et eux-mêmes. Le rôle accordé aux journaux syndicaux permet d'illustrer ces différentes visions. Certains leur reprochent de servir à propager la vision de l'exécutif en place plutôt que d'être des lieux de débat. Encourage-t-on tous les membres à publier des articles dans ces journaux, même des textes avec des positions contraires à celles des exécutifs ou des assemblées générales ? Ou limite-t-on leur rôle à la diffusion des positions des membres de l'exécutif ?

La place donnée à l'information et à l'éducation syndicale dépend aussi de celle accordée au syndicalisme dans la société. Par exemple, Marcel Pépin croyait nécessaire la formation politique générale des membres pour faire « concurrence au monopole idéologique de la classe dominante », plutôt que de limiter la formation aux questions directement liées aux activités de base des syndicats.

Autonomie

Concernant l'autonomie des travailleuses et travailleurs, certain·es considèrent que le syndicalisme doit limiter le plus possible le pouvoir patronal et le « devoir de loyauté », voire viser l'autogestion des entreprises ou des organisations. D'autres acceptent plutôt la relation de pouvoir entre patrons et employé·es et limitent les revendications autonomistes. Dans certains cas, le syndicat est même conçu comme une forme de comité d'employé·es servant à donner des avis aux patrons : les questions traitées sont alors principalement reliées aux demandes patronales. Mais dans d'autres cas, les militant·es se méfient des consultations initiées par l'employeur, qui sont parfois perçues comme de l'ingérence et comme un moyen de créer une adhésion aux idées patronales. La tolérance ou non au passage de rôle de représentant syndical à celui de patron est une autre conséquence de la position sur l'autonomie des travailleuses et travailleurs : ces « transfuges » sont symptômes d'une faible indépendance entre syndicat et patrons.

Capital et État

Il existe différentes positions syndicales sur le capitalisme. La position dominante est d'accepter le capitalisme, soit parce qu'on le croit « désirable », soit parce qu'on le considère comme indésirable, mais inévitable. Dans le premier cas, on pense qu'il est juste que propriétaires et patrons s'enrichissent. Si on accepte que le capitalisme soit une réalité contre laquelle il est impossible de lutter, il faut alors en diminuer les effets négatifs.

Pour ce faire, il est possible de privilégier des actions au sein même des institutions de l'État, à travers les tribunaux, les élections ou l'implication dans un parti politique travailliste ou prosyndical, ou en tentant d'influencer le gouvernement en place par la participation à des consultations gouvernementales et des rencontres avec des personnes élues. On peut plutôt privilégier les moyens de contestation politique hors des structures de l'État, comme les manifestations, l'amélioration de l'autonomie des travailleuses et travailleurs, les grèves et la désobéissance civile.

Enfin, on peut aussi penser qu'il faut remplacer le capitalisme par un système plus juste. Dans ce cas, il y a aussi deux visions : agir au sein de l'État ou hors de celui-ci.

Ces différentes conceptions mènent aussi à des positions différentes au sujet de l'encadrement juridique des syndicats. S'ils acceptent cet encadrement comme légitime, les syndicats doivent limiter leurs actions à ce qui est légal. Certain·es considèrent au contraire que le droit est un instrument au service de la classe dominante, limitant injustement l'action syndicale. L'utilisation de la grève comme moyen de pression marque bien la différence entre ces deux positions : son exercice doit-il être limité aux périodes prévues par la loi ou la grève peut-elle être utilisée en tout temps ?

Syndicalisme de combat et deuxième front

Le regretté sociologue Jean-Marc Piotte distingue trois positions syndicales : le syndicalisme de boutique, qui considère l'autorité patronale comme légitime et tend à la défendre en s'opposant à toute forme de conflit, notamment à la grève ; le syndicalisme d'affaire, qui reconnaît aussi la légitimité de l'autorité patronale, mais considère que patrons et salarié·es sont égaux et doivent se partager les profits ; et le syndicalisme de combat (ou de lutte), qui considère que l'action syndicale doit s'attaquer au capitalisme pour limiter l'exploitation des travailleuses et travailleurs à l'aide de conventions négociées et s'attaquer aux droits de gérance. Dans ce dernier cas, la lutte doit être constante et ne pas se limiter aux périodes de négociations.

Le syndicalisme au Québec est dominé par une forme de syndicalisme d'affaire qui conserve un certain nombre de revendications sociales visant à améliorer les conditions de vie des travailleur·euses, au-delà des conditions de travail. Ces revendications sont regroupées à la CSN sous le nom de « deuxième front » pour les distinguer de celles du « premier front » limité aux conditions de travail. La lutte sur le « deuxième front », telle qu'elle a été initialement décrite par Marcel Pépin en 1968, faisait davantage partie du syndicalisme de combat, visant le remplacement d'un système où travailleuses et travailleurs sont exploité·es. Selon une étude d'il y a quelques années [1], le syndicalisme au Québec et au Canada accepte en général le capitalisme et cherche à le rendre plus équitable par la social-démocratie. Notons enfin que dans le discours syndical, la lutte contre le capitalisme a été largement remplacée par la lutte contre les effets de l'idéologie néolibérale, une forme particulière du capitalisme.

Le syndicalisme gagnerait-il à clarifier les diverses orientations sous-jacentes aux prises de décisions ? Cela pourrait-il aider les militant·es qui souhaitent infléchir le type de syndicalisme de leurs organisations ? Il est en tout cas difficile de se mobiliser pour transformer les positions du statu quo syndical si elles ne sont pas nommées.


[1] Renaud Paquet, Jean-François Tremblay et Éric Gosselin, « Des théories du syndicalisme : synthèse analytique et considérations contemporaines », Relations industrielles, vol. 59, no 2, 2004. En ligne : https://id.erudit.org/iderudit/009543ar

Illustration : Marielle Jennifer Couture

Judiciarisation des relations de travail : un levier pour les syndicats ?

Le modèle traditionnel du syndicalisme a bien changé. Aujourd'hui, une grande part de l'activité syndicale passe par la justice : on parle de convention collective, de griefs, (…)

Le modèle traditionnel du syndicalisme a bien changé. Aujourd'hui, une grande part de l'activité syndicale passe par la justice : on parle de convention collective, de griefs, de juste représentation des salarié·es. Cette activité complexe est-elle une avancée ou une complication encombrante ?

Plusieurs syndicats ont maintenant tendance à miser sur un recours accru au registre judiciaire lorsqu'il s'agit de bâtir des stratégies misant sur le renforcement de liens de solidarité forts et durables entre les différents types de travailleur·euses. Dans le contexte français, Jérôme Pelisse [1] observe qu'un processus de formalisation et d'extension de la logique juridique s'opère et transforme la manière dont les acteur·trices interagissent. En raison de cette juridicisation, leurs relations sont beaucoup plus encadrées par le registre juridique, ce qui ne laisse que peu de place aux usages, aux coutumes et au dialogue, ou à la négociation de solutions créatives pour résoudre les problèmes vécus sur les lieux du travail.

Pelisse observe également une autre tendance : celle de la judiciarisation, laquelle réfère davantage à la saisie plus fréquente des tribunaux spécialisés. Cette tendance à la judiciarisation des relations du travail est observée depuis longtemps au Québec et ailleurs dans le monde. Cette tendance peut entraîner des délais importants dans le règlement des problèmes en relations de travail, en plus de rendre le travail syndical invisible aux yeux d'un bon nombre de membres. Elle s'expliquerait par de multiples facteurs, dont l'évolution du cadre législatif, mais aussi, plus fondamentalement, par l'évolution des dynamiques relationnelles des parties prenantes.

Une stratégie patronale ?

Différents facteurs ont été mis en évidence dans les travaux antérieurs pour expliquer cette tendance, notamment l'institutionnalisation des relations professionnelles ou l'acquisition et la diffusion de compétences juridiques au sein des organisations syndicales. Il ne faut pas oublier non plus la propension accrue des employeurs à saisir la justice, par exemple, lors de mouvements de grève, pour contester les modalités des actions et des stratégies syndicales. Pour les employeurs, la judiciarisation peut aussi être une stratégie leur permettant d'allonger les délais pour le règlement de certains dossiers, et par le fait même décourager les travailleur·euses d'exercer leurs recours. Mais elle pourrait aussi contribuer à réduire la pertinence et l'efficacité des organisations syndicales et les affaiblir au plan financier.

Si la judiciarisation des relations de travail et du travail syndical a été critiquée par certains universitaires et spécialistes du droit du travail, elle est aussi considérée comme un levier stratégique efficace dans certaines circonstances, notamment lorsque le contexte rend l'action collective ou les moyens d'action traditionnels, comme la grève, peu efficaces. Cécile Guillaume souligne par exemple qu'en Angleterre, où le taux de syndicalisation a significativement diminué et où la négociation collective est décentralisée, ce recours aux tribunaux peut effectivement offrir un levier stratégique aux organisations syndicales pour faire avancer les droits des salarié·es [2].

Complexification des relations de travail

Dans le livre La convention collective au Québec, paru en 2017, il est établi que l'évolution du droit du travail a nettement contribué à complexifier les enjeux et les recours en relations de travail. D'une part, le législateur favorise une certaine déréglementation des relations du travail et l'allègement des contraintes légales de la négociation (par exemple par le déplafonnement de la durée des conventions collectives, les modifications apportées à l'article 45 portant sur l'accréditation syndicale, l'abolition de plusieurs décrets de convention collective ou la privation de certain·es travailleur·euses de leur droit de se syndiquer). D'autre part, l'État intervient de plus en plus directement dans la détermination des conditions de travail en adoptant différentes lois, généralement d'ordre public, qui ont établi de nouvelles protections pour les salarié·es et qui ne peuvent ni être ignorées ni modifiées par la négociation collective (par exemple, la Loi sur les normes du travail, la Charte des droits et libertés de la personne du Québec). Le principe d'autonomie des parties à la négociation collective est nécessairement limité par ces nombreuses lois qui contraignent le champ du négociable.

À cela, il faut ajouter l'élargissement de la nature des plaintes qu'un·e salarié·e peut déposer contre le syndicat accrédité qui aurait violé son devoir de représentation (article 47.2 du Code du travail). La personne salariée peut désormais contester la qualité de la représentation syndicale relative à toute question relevant de la convention collective. Comme l'ont montré nos travaux, la relation avec les mandant·es est devenue plus complexe et les syndicats pourraient avoir développé le réflexe de judiciariser certains dossiers pour éviter que des plaintes soient déposées contre eux et pour pouvoir démontrer qu'ils ont utilisé tous les recours possibles dans la défense des droits de leurs membres.

De plus, les conventions collectives sont devenues si imposantes et si complexes que seul·es des expert·es chevronné·es peuvent s'aventurer dans l'interprétation des textes et leur renégociation. Ces conventions sont aussi beaucoup plus difficiles à appliquer, ce qui contribue nécessairement à l'augmentation des litiges qui seront l'occasion de lourds débats entre expert·es juridiques. Cela est sans compter que le système de justice créé pour résoudre les difficultés et les mésententes liées à l'application de ces accords est aussi complexe et caractérisé par un juridisme excessif.

Enfin, ces conventions collectives ont aussi atteint, dans une forte proportion, une certaine maturité au fil des renouvellements, ce qui peut devenir une cause d'inertie et servir de prétexte pour modérer les revendications syndicales en faveur de nouveaux droits. Bien plus, nos travaux montrent que les conventions collectives ayant atteint leur maturité sont aussi celles qui contiennent le plus de disparités de traitement, ce qui montre à quel point elles sont la cible des employeurs pour obtenir des concessions [3]. Elles contribuent également à placer les organisations syndicales sur la défensive, priorisant ainsi la protection des acquis des salarié·es en place. La maturité des conventions collectives ne favoriserait donc pas le développement d'une culture de mobilisation au sein des unités de négociation visant une amélioration continue des conditions de travail.

Vers une stratégie mixte

Que faut-il retenir de ces observations ? Si le contexte institutionnel peut alimenter en partie cette tendance à la judiciarisation des relations de travail, elle n'est pas que néfaste pour l'action syndicale. Elle peut en effet constituer un élargissement du champ d'activité des syndicats, sans pour autant se substituer à la mobilisation et la participation active des membres à l'élaboration de solutions aux enjeux et aux problématiques qui les touchent.

À ce propos, David Peetz souligne qu'il peut être rassurant, pour certain·es dirigeant·es syndicaux·ales, de s'en remettre au discours sur l'individualisme croissant des travailleur·euses pour se replier sur une forme de syndicalisme où la relation avec leurs mandant·es est considérée comme purement transactionnelle et où des services sont offerts pour répondre à des besoins individualisés. Ce n'est toutefois pas la voie privilégiée dans la littérature spécialisée sur la revitalisation des stratégies et des pratiques syndicales.

Melanie Simms a d'ailleurs reconnu que pour maximiser les chances de pérenniser les adhésions et favoriser le militantisme des membres, les organisations syndicales doivent miser sur deux ingrédients essentiels : une force de négociation collective qui permet d'influencer les décisions au quotidien et un engagement fort et représentatif du milieu de travail pour influencer les décisions [4].

Plutôt que de remettre le contrôle et l'issue des luttes entre les mains des expert·es juridiques, les organisations syndicales ont donc tout intérêt à recourir davantage à des stratégies mixtes : le recours aux tribunaux, la négociation collective et d'autres pratiques comme des campagnes publiques ou une variété de moyens de pression, tout cela s'articulant de manière à maximiser le rapport de force du côté syndical.


[1] « Judiciarisation ou juridicisation ? Usages et réappropriations du droit dans les conflits du travail », Politix, vol. 2, no 86, 2009, p. 73-96.

[2] « Les syndicats britanniques et le recours au contentieux juridique », La nouvelle revue du travail, no 7. En ligne : https://journals.openedition.org/nrt/2354

[3] Frédéric Lauzon Duguay, Mélanie Laroche et Patrice Jalette, « Les disparités de traitement dans les conventions collectives », Policy OPTIONS politiques, 7 mars 2017. En ligne : policyoptions.irpp.org/magazines/march-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/ https://policyoptions.irpp.org/fr/magazines/mars-2017/pourquoi-les-disparites-de-traitement-dans-les-conventions-collectives/

[4] « Accounting for greenfield union organizing outcomes », British Journal of Industrial Relations, vol. 53, no 3, p. 397-422.

Mélanie Laroche est professeure titulaire à l'École de relations industrielles de l'Université de Montréal.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

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À Bâbord ! vous invite au lancement de son 97e numéro et son dossier « La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir » !

Rendez-vous le jeudi 19 octobre à partir de 18h30 au Bistro L'Enchanteur (7331 avenue Henri Julien, Montréal).

Entrée libre, bienvenue à toutes et à tous !

Un dossier coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis. Pour lire la présentation du dossier, c'est ici.

Pour le sommaire complet du numéro, c'est ici.

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Le glyphosate, un danger minimisé par l’Union européenne

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Haut-Karabakh, la mort d’une république rebelle

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Inaction climatique : la jeunesse porte plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme

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En Inde : la tradition d’économiser l’eau

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CJPMO : le Canada soutient l’annexion de la Cisjordanie par Israël

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Unir les femmes et leurs messages à travers la courtepointe de solidarité

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Maroc : maintien des activités parallèles aux rencontres du FMI et de la BM

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Du 12 au 15 octobre 2023, aura lieu le contre-sommet mondial des mouvements sociaux à Marrakech. L’article Maroc: maintien des activités parallèles aux rencontres du FMI et de la BM est apparu en premier sur Journal des Alternatives - une plateforme altermondialiste - JdA-PA.

A new rupture in Spanish anarcho-syndicalism

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Nouvelle rupture de l’anarcho-syndicalisme espagnol

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Déclaration de Montréal : la Diaspora haïtienne unie pour l’avancement d’Haïti

25 septembre 2023, par Coalition des acteurs et actrices de la diaspora haïtienne
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Communiqué le 25 sept. 2023 – La Coordination de la Convention des Acteurs de la Diaspora Haïtienne est heureuse de présenter la «Déclaration de Montréal», un appel fort en faveur de l’unité et du renouveau en Haïti. Cette déclaration est le fruit de trois jours de dialogues, de partages et de (...)

DAVID FENNARIO PERSISTE ET SIGNE – Entrevue, suivie d’un extrait de Bolcheviki

25 septembre 2023, par Archives Révolutionnaires
Le 16 septembre 2023 s’éteignait le dramaturge et militant David Fennario (1947-2023). Issu de la classe ouvrière du sud-ouest de Montréal, Fennario a utilisé son art pour (…)

Le 16 septembre 2023 s’éteignait le dramaturge et militant David Fennario (1947-2023). Issu de la classe ouvrière du sud-ouest de Montréal, Fennario a utilisé son art pour faire connaître les conditions des classes populaires de Pointe-Saint-Charles et de Verdun durant plus de 40 ans. Militant marxiste, il s’est aussi engagé au sein de l’Union des forces progressistes puis dans Québec solidaire à ses débuts. Ses œuvres, inspirées du travail didactique de Bertolt Brecht, s’adressent directement aux classes populaires, afin que celles-ci puissent, par l’entremise du théâtre, réfléchir à leurs conditions et, surtout, à leur dépassement. Dans sa vie et dans son œuvre, Fennario s’est résolument rangé du côté du peuple. C’est pour mieux le faire connaître que nous republions cette entrevue, suivi d’un extrait de la pièce Bolcheviki, écrite en 2009. L’entrevue et l’extrait sont parus initialement en 2016, dans le numéro 15 des Nouveaux Cahiers du socialisme.

David Fennario persiste et signe

Entrevue avec David Fennario

Propos recueillis par John Bradley

David Fennario est un dramaturge de Montréal bien connu des réseaux culturels et militants anglophones, mais assez peu des francophones, son travail ayant été très peu traduit et encore moins produit sur scène en français. Ses œuvres portent les titres suivants-: Sans parachute, On the Job, Nothing to Lose, Balconville, Joe Beef, Doctor Thomas Neill Cream, The Death of René Lévesque, Condoville, Bolcheviki, et la plus récente pièce, Motherhouse. Un film documentaire, réalisé par Martin Duckworth, The Good Fight (Fennario persiste et signe), a été réalisé en 2014 sur le parcours de Fennario ainsi que sur la préparation de Motherhouse. Ce film a été présenté à l’édition-2014 des Rencontres internationales du documentaire de Montréal.

Afin de vous donner un aperçu de l’approche de Fennario, nous vous présentons ici deux textes. Tout d’abord, une entrevue réalisée avec lui récemment, par John Bradley, un de ses amis militants de Verdun. Ensuite, un extrait de la pièce de théâtre Bolcheviki, écrite par Fennario en 2009. Yves Rochon a assuré la traduction des deux textes de ce numéro.

JB – Pourquoi as-tu choisi d’écrire une pièce comme Bolcheviki qui porte sur la Première Guerre mondiale, cent ans après cet événement ?

DF – La première raison en est probablement que j’ai toujours eu un intérêt particulier pour cette guerre. J’y voyais aussi une opportunité politique de compléter divers projets que j’avais esquissés au fil des ans. L’un d’eux était basé sur des histoires que j’avais entendues, des histoires racontées soit par des membres de ma famille proche, soit par des hommes qui avaient participé directement à cette guerre, tel Harry Rowbottom, qui était, en plus, un excellent conteur. Le personnage de Rosie Rollins dans ma pièce Bolcheviki est basé sur ce Harry. Il se lançait souvent dans des histoires invraisemblables qui n’avaient rien à voir avec la guerre, mais de temps en temps j’arrivais à le faire parler des combats eux-mêmes et c’est comme s’il se retrouvait alors dans les tranchées, dans le pire que cela pouvait être. Je pense d’ailleurs que c’est pour fuir ces images-là qu’il en parlait si peu souvent.

Il faut se rappeler que la Première Guerre mondiale avait été une vraie folie dans laquelle les travailleurs de différents pays s’entretuaient afin que les élites nationales, dont celles du Canada, puissent accaparer la plus grande part possible des ressources du Moyen-Orient en leur faisant accroire que « nous sommes tous dans le même bateau, nous avons tous les mêmes intérêts ». Le même genre de discours qu’on nous sert aujourd’hui, celui de Harper et autres, qui cherchent à utiliser la guerre comme moyen supplémentaire pour faire de la business, pour ouvrir de nouveaux débouchés aux « faiseux de profits ».

J’ai donc écrit cette pièce Bolcheviki comme une intervention, comme un outil qui puisse servir dans la riposte contre cette militarisation croissante de notre société. Mais cette pièce est également basée sur l’expérience de ma mère. Elle ne reconnaissait plus du tout mon père quand il est revenu de la Seconde Guerre mondiale. Il était devenu un étranger. Une bonne partie de l’inspiration de mon travail récent vient donc de cela, aussi bien pour ce qui est de la rédaction de Bolcheviki que de la pièce qui a suivi, dont le titre est Motherhouse.

JB – Dans les notes de présentation du texte de Bolcheviki, vous écrivez que ce sentiment de deuil et de perte vécu par les soldats et leur famille était devenu omniprésent dans la façon dont les gens se comportaient après la guerre. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet et sur la manière dont vous traitez la question dans cette pièce ?

DF – Mon père relatait des épisodes horribles comme celui où il ramassait des morceaux de corps sur les champs de bataille pour ensuite les mettre dans des sacs, ou encore celui du gars mort sur le coup dans la couchette juste au-dessus de lui lorsque leur caserne a été bombardée pendant le Blitz en Angleterre. Puis il disait : « Plus vous voyez ce genre de choses, moins vous avez envie d’y penser et d’en parler ». C’est ce que nous appelons aujourd’hui le stress post-traumatique.

Les anciens combattants répriment continuellement leurs sentiments, c’est la seule façon de survivre. Quand mon père est rentré à la maison, il refoulait ses émotions. J’ai baigné dans ce contexte dès ma conception. J’ai hérité de la colère que ce climat d’horreur engendre. J’ai grandi dans ce climat, il fait partie de moi. Face à ce sentiment de perte, la douleur se transforme la plupart du temps en colère. On peut facilement dire que la colère était l’émotion la plus commune parmi mes amis de Verdun quand j’étais jeune, et certainement aussi celle de ma propre famille. On pourrait presque dire que la seule émotion avec laquelle les gens de ce milieu-là sont vraiment à l’aise, c’est la colère. Le côté positif de cela est qu’ils ont la couenne dure : chez nous les anglos, on dit qu’ils sont tough. Dans le français de Verdun, ce serait : « toffes ». Mais il y avait aussi une solidarité dans ces rues et ruelles de Verdun où j’ai grandi. Personne ne se considérait meilleur qu’un autre et personne ne se faisait d’illusion sur la possibilité de sortir de cet endroit, sauter la clôture des classes et se retrouver un jour dans la classe moyenne. Alors, très tôt, j’ai eu ce fort sentiment de faire partie d’une classe précise de la société, et cela a eu plusieurs conséquences importantes sur mon parcours, autant politique qu’artistique.

Les études sur l’histoire du quartier ont révélé que la plupart des militants syndicaux des usines de cette époque, tels le Canadian Pacifique, le CN, la Bell Telephone et autres, venaient de Verdun et de la Pointe-Saint-Charles. Deux personnages de ma pièce Bolcheviki, Rosie et Rummie, sont du même type que ces militants à bien des égards : ils luttent contre l’horreur et la bêtise de la machine de guerre qui se nourrissait de la chair des travailleurs pendant la Première Guerre mondiale, tout comme s’en nourrissaient ces compagnies durant les années 1940 et 1950.

JB – Vous parlez également dans ces notes de présentation de votre pièce Bolcheviki d’une nécessaire approche de « distanciation » dans la façon de la monter. Que voulez-vous dire par là ? Et pourquoi cette notion est-elle si importante pour vous ?

DF – Il y a un certain nombre d’années, je jouais ma pièce Banana Boots, qui était en fait un monologue sur moi-même, joué par moi-même. Le metteur en scène me demandait de jouer des scènes en essayant le plus possible de faire croire qu’elles se produisaient réellement. Alors je me suis efforcé de le faire, de donner cette illusion au spectateur et à la spectatrice. Et puis, un soir, je lui ai dit que j’avais la nette impression de perdre le public dès que je prétendais avoir des émotions que je n’avais pas réellement, ou que je faisais croire que des choses arrivaient réellement alors qu’elles n’arrivaient pas. Je lui ai aussi dit que je faisais rire davantage auparavant, avant qu’il ne m’apprenne à faire ce genre de choses, lorsque je me contentais de leur raconter une bonne histoire.

À partir de ce moment-là, nous avons décidé de faire le spectacle sans cette bullshit d’illusion et les rires sont immédiatement revenus. J’ai alors saisi ce phénomène de l’illusion et de la non-illusion, et depuis j’ai aussi compris celui de l’anti-illusion, de la « distanciation », comme cela se dit en français. Je me suis dit que ce que Brecht entendait par distanciation, c’est que l’acteur ne doit pas se prendre pour le personnage : vous restez froid à l’égard du personnage, mais vous êtes en contact intense avec les gens du public parce que ce sont eux vos émotions.

Ç’a été un long cheminement pour moi d’assumer pleinement cette approche et de la défendre. À bien des égards, je l’applique par défaut. Au début, je voulais tout simplement me concentrer sur l’écriture de mes pièces, puis les jouer et en assurer la mise en scène. Divertir, jouer, être un acteur, voilà tout ce que je voulais. Je préfère d’ailleurs nettement le titre d’entertainer à celui d’artiste. Je peux raconter une histoire et je peux le faire à ma manière, avec la voix qui m’est propre. Comme peuvent le faire tant de gens de Verdun d’ailleurs, une vraie mine de bons conteurs…

Il est clair que sans ma vision politique, cette approche théâtrale de l’illusion serait vite devenue un piège mortel pour moi. J’ai donc réussi à garder la voix qui m’est propre. Puis j’ai adapté mon écriture à cette voix. C’est devenu une caractéristique de mon style. J’étais alors en train de réinventer l’approche brechtienne du jeu théâtral, sans même le savoir !

J’avais lu certaines pièces de Brecht dans le passé et ça ne m’avait pas emballé, à vrai dire. Je n’ai jamais assisté à une production vraiment réussie d’une pièce de Brecht. C’était toujours ennuyeux, « plate à mort » comme on dit en français. Parce qu’ils faisaient du Brecht complètement à l’envers. Les acteurs s’adressaient à l’auditoire comme s’ils incarnaient réellement leurs personnages. Ce n’est pas du Brecht de faire ça. Dans la vision de Brecht, l’acteur doit rester lui-même quand il parle au public. Il doit jouer le personnage sans se départir de ce qu’il est, nous montrer le personnage tout en montrant également le processus de création de ce personnage, puis faire cela à partir de ses propres émotions à l’endroit de ce personnage.

Brecht ne voulait pas que ses acteurs jouent leur rôle en s’efforçant de créer l’illusion qu’ils étaient véritablement le personnage, là sur la scène devant nous. Cela ne fait que créer un mur entre les comédiens et l’auditoire, un mur émotif et politique. Le courant ne passe alors tout simplement pas entre les deux, bien que ce soit plus sécurisant pour tous.

Lorsque les enseignants en art dramatique disent aux étudiants : « vous devez faire vrai », ils signifient alors « prétendre faire vrai ». Et quand ces étudiants expérimentent la distanciation, le résultat est encore plus bizarre, car ils font alors semblant de ne pas être en train de faire semblant et cela devient complètement délirant. Faire réel devrait vouloir dire, pour un acteur, que lorsque vous êtes sur une scène de théâtre, vous n’essayez pas de faire croire au public que ce n’est pas le cas, vous n’essayez pas de lui faire croire que vous êtes ailleurs, dans la supposée réalité extérieure à ce théâtre. Je n’aime tout simplement pas que mes comédiens fassent semblant d’être différents de ce qu’ils sont, parce qu’ils créent alors une distance avec le public alors que le but est de s’en rapprocher.

Par la distanciation, l’acteur colore au contraire son jeu avec ses propres émotions, avec ses propres opinions, y compris ses opinions politiques. Il ne se borne pas à transmettre les opinions et les émotions de son personnage, il nous donne également les siennes. C’est ainsi que vous créez le personnage, mais vous le faites alors avec le public, ce qui fait en sorte que ce public participe lui-même à la création et qu’il ne se contente pas d’être assis là à vous regarder donner votre numéro. Il finit par faire partie du processus, de tout ce qui se passe sur la scène.

Ce qu’il faut, c’est revenir à ce qu’était le théâtre à l’origine, soit un lieu d’échange d’idées, un forum de discussion sur des enjeux qui concernent la communauté. Mais un forum amusant, en tout cas plus drôle qu’une session du parlement !

David Fennario (1947-2023). BAnQ, Fonds La Presse.

JB – Parlons maintenant un peu de votre façon d’utiliser cette technique de la distanciation dans votre pièce Bolcheviki, durant laquelle un acteur unique nous raconte tour à tour l’histoire du journaliste Jerry Nines, qui lui-même raconte l’histoire de Rosie Rollins, ce vétéran de la Première Guerre mondiale avec lequel il bavarde dans une taverne quelque part à la fin des années 1970.

DF – L’acteur ne doit pas prétendre être dans la peau de Jerry Nines. Il doit demeurer lui-même et montrer Jerry Nines qui est lui-même en train de montrer Rosie Rollins. Lors de la dernière production de cette pièce, l’acteur persistait à incarner Jerry Nines, malgré mes indications. Ça n’allait pas du tout. Il était là sur scène et tâchait de nous faire croire qu’il était Jerry Nines, puis dans les deux minutes qui suivaient, il se prenait pour Rosie. Dans certaines parties de la pièce, cela dérapait complètement parce qu’il s’efforçait de simuler les émotions du personnage. Ce qui nous intéresse, c’est le point de vue de l’acteur sur les personnages et non l’inverse. C’est dans cette mesure qu’il pourra alors créer véritablement le personnage, en compagnie du public.

Les acteurs doivent avoir une personnalité. Ils doivent avoir des opinions fortes. Ils doivent avoir des émotions fortes. Or les écoles de théâtre semblent les convaincre du contraire puisque la plupart du temps les finissants et les finissantes des écoles de théâtre en sont presque toujours tristement dépourvus, ou s’ils en ont, ils les cachent bien.

Mais évidemment, c’est plus compliqué de jouer son propre personnage que d’en créer un de toutes pièces ! Dans Bolcheviki, l’acteur devrait jouer sur trois tableaux. Il incarne d’abord Jerry Nines, puis il incarne Jerry Nines qui incarne Rosie, et il incarne aussi son propre rôle qui joue le rôle des deux autres. La pièce comporte tous ces éléments. C’est une des raisons pour lesquelles le théâtre de Brecht exige des répétitions plus longues, afin d’arriver à saisir toutes ces dimensions.

JB – Qu’envisagez-vous de faire durant les années à venir, quels sont vos projets ?

DF – J’ai réalisé récemment que j’étais dans une sorte d’impasse parce qu’en tant que dramaturge, le type de pièce que j’ai envie d’écrire, celles qui sont en chantier, risquent fort de ne pas pouvoir être produites correctement, sauf si les comédiens et les comédiennes qui les jouent ont des références et des opinions politiques. Ce que l’École nationale de théâtre ne leur fournit pas actuellement et qu’ils ne trouvent pas ailleurs non plus, semble-t-il.

J’ai besoin de travailler avec des gens qui ont à la fois une expérience théâtrale et politique, qui sont donc aussi des militants. Je lance ici un appel afin que des activistes qui apprécient mon travail m’aident dans cette démarche.

Je perçois mon rôle au sein de ce groupe théâtral (se rapprochant du Berliner Ensemble de Brecht) comme un agent de formation politique durant les répétitions.

Je vois cette approche comme une alternative à celle qu’on enseigne présentement dans les cours de théâtre et qui vise seulement à montrer aux étudiants comment imiter quelqu’un d’autre lorsqu’ils sont sur une scène. Peu importe l’objet et la raison de l’imitation en question, le jeu, dans ce cas, n’est rien d’autre que du jeu, un exercice de style scolaire. Dans cette optique de formation, on n’apprécie pas du tout l’expression des opinions politiques. Cette expression n’est pas interdite, elle est simplement exclue dans la pratique. La politique, dans le théâtre traditionnel, est toujours abordée sous l’angle de l’illusion totale. On n’a jamais recours à la distanciation.

JB – Quel lien faites-vous entre votre travail théâtral actuel, en particulier cette approche du théâtre de la distanciation, et les actions récentes de résistance comme la grève étudiante de 2012 et les mouvements Occupy ?

DF – Je pense qu’il y a en effet un lien important entre les deux. En ce sens que ces mouvements ont presque transformé Montréal et d’autres villes du monde en scènes de théâtre, du moins pendant de courtes périodes. C’était tout simplement stupéfiant et effectivement très inspirant pour moi; je me sentais comme si je venais de mourir et qu’on me transportait directement au paradis.

D’ailleurs, les Carrés rouges ont eu une influence importante sur l’écriture de ma dernière pièce, Motherhouse. Elle porte sur ces femmes qui ont travaillé à produire des munitions, ici même à Verdun, durant la Première Guerre mondiale. Sur leur quotidien, mais aussi sur leurs sentiments de révolte devant cette folie. Je l’ai écrite expressément pour qu’elle serve d’outil politique dans cette lutte, toujours en cours d’ailleurs, qui vise à mettre fin à un système fondé sur le profit et non sur le mieux-être des personnes. À cette époque comme à la nôtre, je pense qu’au lieu de tuer d’autres personnes dans une guerre, on doit résister contre ceux qui nous montent les uns contre les autres.

JB – Vous vous déplacez en fauteuil roulant depuis quelques années parce que vous êtes malade. Comment composez-vous avec cette situation, à la fois comme personne, comme dramaturge et comme activiste politique ?

DF – Les gens me disent souvent : « Dave, tu t’es étonnamment bien accommodé de ta maladie ». Alors oui, j’ai réfléchi à la question. Et je pense que cela est aussi une caractéristique du milieu d’où je viens, des gens de la classe ouvrière. Comme eux, j’ai l’habitude d’endurer ce qui me tombe sur la tête ainsi que toute cette marde qui nous entoure. On nous a appris à endurer. On nous a appris à vivre sans espoir, pognés dans un hostie de cul-de-sac. Et tout ça peut causer beaucoup de stress. Mais je pense qu’autant ce stress me tue à petit feu, autant c’est lui qui nourrit mon talent.

Et puis ce qui compte avant tout, c’est mon objectif politique, en tant que socialiste et révolutionnaire. Cela me donne des raisons de tenir le coup en public parce que je sais que tout ça dépasse ma petite personne mal en point. Vivre seulement pour soi-même est une impasse, en fauteuil roulant ou pas. Vivre pour les autres et avec les autres, voilà ce qui fait de chacun de nous un être humain.

J’essaie donc de garder le cap et de frapper le plus fort possible et à la bonne place, avec les ressources que j’ai.

/ / /

Bolcheviki

Pièce de théâtre [1] (extrait)
David Fennario

Traduit de l’anglais par Yves Rochon

Le comédien entre en scène et aide à terminer la mise en place des accessoires, en compagnie de l’accessoiriste, puis il s’assoit à une table. Il ouvre ensuite son carnet de notes et sa gestuelle se métamorphose pour devenir celle du personnage de Jerry Nines.

En tout cas, tout ça ramène à ma mémoire le jour du Souvenir de 1977, dans le temps où j’étais un petit nouveau journaliste à la pige de vingt-trois ans et qu’on m’avait demandé d’écrire un article pour le Montreal Gazoo Gazette, à l’occasion des cérémonies du 60e anniversaire du Vimy Ridge qui se tenaient ce jour-là dans le Square Dominion. Pas un reportage en fait, mais un papier de « human interest » comme on dit en anglais : des histoires vécues, qui font pleurer…

« Make sure ya get their address, kid… and the phone number... ».

« Ben oui… ben oui… » J’ai commencé par aller me promener dans la foule du Square Dominion en essayant d’attraper des commentaires, mais j’ai rien trouvé d’intéressant.

Ça fait que je me suis retrouvé icitte, à la taverne King Eddie, juste en face du parc. Dans ce temps-là, c’était encore la bonne vieille taverne King Eddie, pareille comme elle était depuis des dizaines d’années. Pas cette brasserie bon chic, bon genre que c’est devenu aujourd’hui. Oui, une bonne vieille taverne avec ses vieux waiters, ses vieilles chaises, ses vieilles tables et ses photos du bon vieux temps accrochées aux murs. Avec aussi un grand portrait du roi Édouard, le King Eddie lui-même en personne !

(Il pointe le portait du roi Édouard et le regarde)

Le King Edward, ou ben encore le Peacekeeper, comme ils l’appelaient. Mais ce fameux gardien de la paix n’a pas empêché la Première Guerre mondiale d’éclater à peine quatre ans après sa mort.

(Il regarde à nouveau le portrait du roi Édouard)

« Comment tu l’expliques celle-là, mon cher Eddie ?… Ya fat fuck… »

Ça fait donc que je me trouvais assis dans cette taverne avec une pinte de Molson et mon carnet sur la table, moi le ti-cul de vingt-trois ans qui s’imaginais devenir bientôt la grande vedette du nouveau journalisme international, pis je me suis dit : Ouais, ben ç’a pas l’air que je vais tirer grand-chose de ces vieux schnocks ici dedans. Ça fait que peut-être que je devrais plutôt faire un… ? Un background piece ? Un papier sur le contexte historique de ce temps-là ? Par exemple, sur d’où ça vient les fameux cénotaphes comme celui qu’il y a au Dominion Square ? Ouais… ah… non ? Cénotaphe ? Vous savez ce que c’est, vous autres, un cénotaphe, en anglais ou en français ?… Je vais voir ça…j’ai mes vieilles notes ici.

(Il lit dans son carnet de notes)

Ça veut dire « un monument en l’honneur de quelqu’un qui est enterré ailleurs que là où il est supposé l’être… » Ben ! ils sont au moins soixante-huit mille à qui c’est arrivé pendant la guerre 14-18, enterrés de l’autre côté de l’Atlantique, là où ils sont pas supposés être… ça commence à faire ben du monde dans un cénotaphe… doivent être tassés là-dedans… En passant, combien de soldats canadiens sont morts jusqu’ici en Afghanistan ?

Ouais, peut-être que je pourrais aborder le sujet de cette façon-là… Enterrés ailleurs… J’étais en train de griffonner ça dans mon carnet de notes, assis dans cette taverne, quand j’ai aperçu la silhouette de Pierre Elliot Trudeau sur l’écran de TV qui se trouvait au-dessus du comptoir…

Il était penché au pied d’un monument, en train de déposer une gerbe de fleurs… J’ai vite compris que ça devait se passer à Ottawa durant les cérémonies du Vimy Ridge Day qui se tenaient là au même moment qu’ici. Mais pendant que j’écoutais ce reportage-là, quelqu’un assis à la table juste à côté, un vieux monsieur avec des cheveux épais tout blancs s’est mis à me parler tout en faisant une grimace bizarre :

(Il mime la grimace, sorte d’imitation d’un pet qui serait fait avec les lèvres)

«… ppa… sshappppptt-ttt…»

(Il prend alors une voix grogneuse)

« Fuck you Trudeau…Va chier tabarnac… Je l’haïs, moé, c’te son of a bitch de frais chier avec son nez en l’air. Tu l’aimes-tu Trudeau, toé ? Ben, m’as te dire une affaire en tout cas, c’est qu’sa moman, elle l’habille pas mal funny son ti-PET! … Oh yeah ! »

Et le vieux monsieur se retourne vers moi, en disant :

(Il lève le bras)

« Eh ! Docteur ! Hey ! Doctor ! » … quand quelqu’un se met à appeler le waiter Docteur, qu’est-ce que ça veut dire ?… hummm ?

« Eh ! Docteur ! même chose icitte pour mon ami, pis un autre whisky Bushmills avec du cream soda pour moé… Non, pas une bière… un cream soda… »

(Il baisse son bras)                                       

« La bière, ça me fait trop roter », qu’il rajoute…

« Ben oui, ben oui ! J’bois du cream soda parce que la bière me fait roter… ça dérange-tu quelqu’un, ça ? »

Et moi, qu’est-ce que je bois ? Ben je vais prendre la même chose que lui, correct ?… mais laisse donc faire le cream soda, par exemple. Et il se met alors à me raconter que sa chambre est juste au-dessus de la taverne King Eddie, qu’il vient toujours en ville pour l’occasion parce qu’il a fait lui-même la Première Guerre mondiale… Oh ?… OK, ça m’intéresse…

Ça fait que je lui dis – moi le ti-cul de vingt-trois ans qui a toujours dans la tête à ce moment-là de devenir un journaliste-vedette international – « Eh ! excusez-moi, monsieur, est-ce que je pourrais vous poser quelques questions tout de suite à propos de la Première Guerre mondiale, sur les raisons de cette guerre-là, parce que yeah… j’aimerais ça mettre dans mon journal ce que vous avez à dire là-dessus… Yeah, yeah, c’est ça l’idée… ça vous tente-tu d’être dans le journal ? » Il a alors pris son whisky et son cream soda… il les a mélangés… chacun ses goûts, pas vrai ?… et…

(Il prend une gorgée)

« Alright, qu’il me dit, where de ya wanna start ? Ousse tu veux que je commence pour ton paper, mon ti-gars ? Mon nom ? Tu veux que je dise mon nom dans ton tape recorder ? Tu veux-tu aussi ma fucking adresse pis mon numéro d’assurance sociale, un coup parti ! … »

« Je vais te donner mon nom, OK ?… Rosie… C’est comme ça qu’ils m’appellent, Rosie Rollins. Pour le vrai, mon nom officiel, c’est Harry mais pour mes vieux chums d’armée, c’est Rosie que je m’appelle. Ouais, ils m’appellent comme ça mes vieux chums d’armée, quand je les voué… mais ça arrive pas souvent, à vrai dire… Ça arrive pas souvent parce que je vas jamais aux meetings de la Légion ni à rien d’autre de ces patentes-là. J’y vas pas parce c’est d’la bullshit de faire accroire que c’te tite gang de vieux pépères ils se rappellent tous de comment ça s’est passé dans ce temps-là tandis que pour le vrai, ils se rappellent de rien pantoute, ils font juste répéter la bullshit qu’on leur a dit de se rappeler… Surtout que la plupart du temps, ils se rappellent même pas de ce qu’y ont fait hier au soir ! … »

« C’est-tu trop compliqué pour toé, ça, le kid ?… I mean… je veux dire qu’on peut tout arrêter ça drette-là pis juste s’asseoir pis prendre un verre, si t’aimes mieux ?… C’est-tu ce genre d’affaires-là que tu veux entendre ou ben d’autre chose ? »

(Il cogne sur la table)

« Eh ! tape recorder, c’est-tu ça que tu veux entendre ? … »

(Il fixe le public)

« De toute façon, qu’il me dit, je pourrais pas faire partie de la Légion même si je le voulais parce que quelqu’un a pas le droit de faire partie de la Légion si y a déjà été membre du Parti communiste… »

«Yah, yah… Ben oui, j’étais un communiste, un bol-shev-iki comme y disaient les blokes dans ce temps-là. Un vrai bolchevik en règle même si j’étais pas trop tranquille dans les réunions du parti. Toujours en train de me faire remettre à l’ordre par le président : « Out of order ! Hors d’ordre ! camarade Rosie ! », qu’y me disait toujours. C’est sûr que chu hors d’ordre, camarade président… sinon je serais pas un vrai bolcheviki, non ? »

(Il prend son verre de whisky et bois une gorgée)

« Ouais, bolsheviki : c’est comme ça qu’ils nous appelaient quand on est revenus icitte après la guerre pis qu’on s’est retrouvés toute la gang dans la rue, pas de job, rien. Pis on s’est dit que tant qu’à être dans la rue on était aussi ben de brasser de la marde… comme y disaient les French de la Pointe… Ça fait qu’on s’est mis à faire des émeutes, on s’est mis à tout casser parce qu’on était ben écœurés qu’ils nous aient fait accroire que tout irait mieux pour nous autres en revenant de là-bas, qu’on serait récompensés d’avoir sauvé… sauvé quoi, déjà ?… sauvé qui ?… le Kaiser ?… »

« Ah oui, le fameux Kaiser de mes gosses – ooo – celui qui avait des pics sur son beau casque – des pics aussi sur sa moustache – ooo – y avait l’air d’un good bad guy, monsieur le Kaiser, d’un vrai bum de bonne famille ! Pis c’t’autre bonhomme-là ben populaire, c’était quoi son nom déjà ?… Kitchener… ouais… c’est lui le gars qu’on voyait partout sur les posters d’avant la guerre, celui qui avait toujours le doigt en l’air pour nous dire qu’il fallait qu’on s’en aille tout le monde l’autre bord, qu’on aille combattre pour la patrie, le Union Jack… ouais, c’est lui… Kitchener… »

(En pointant du doigt)

« You. You. You. L’Angleterre veut que vous fassiez votre devoir toutes vous autres. Que vous fassiez votre « double duty overtime« , que vous donniez votre deux cents pour cent ou quèque chose dans c’te genre-là… »

« Mais, eh ! c’est vrai… c’est pas tout le monde qui s’est pitché là-bas… J’veux dire que les french peasoups d’icitte, du Québec, ils ont pas embarqué dans c’t’histoire-là de « double duty« , de devoir d’État pis de se sacrifier pour la patrie… »

« Aller sauver le roi au nom de Dieu, non marci pour eux autres… God save the king, que Dieu sauve le roi pis ce stuff-là, ils s’en caliçaient pas mal eux-autres, les peasoups… « Mange de la marde ostie », qu’ils ont dit au Kitchener, en y montrant leur finger… quand la police les voyait pas faire… »

« Mais nous autres, la gang de blokes de la Pointe, ben nous autres, on s’est dépêchés de signer nos cartes, on avait hâte de marcher dans les parades avec des beaux uniformes neufs et pis porter sur nos épaules des 303 flambant neuves itou. « Heroes of the night, we’d rather fuck than fight », qu’on disait en anglais. C’est pas traduisable en français, ça je pense, sinon par quèque chose comme : « Tant qu’à être un héros pendant la nuit, j’aime autant que ça soit pour fourrer plutôt que pour me faire transpercer ».

« Mais en fait moé non plus j’avais pas envie de tuer parsonne… I mean pour quessé que je voudras tuer quelqu’un que je connais même pas, dans un pays que je connais pas pantoute non plus, à part que ce pays-là s’appelle la Germany tandis que moé j’avais encore jamais mis les pieds de l’autre bord de l’île de Montréal. »

(C’est Jerry Nines qui parle)

J’avais oublié cette rencontre-là avec Rosie jusqu’au jour où on a entendu dans les nouvelles que des gars de la Pointe, du Vieux-Verdun et de Ville LaSalle, de Kahnawake et de Trenton, de Cobourg, de Glace Bay, de St-Jean Terre-Neuve et puis d’ailleurs, ils avaient recommencé à être envoyés dans une nouvelle guerre. C’est à ce moment-là que je me suis décidé à raconter cette partie-là de notre histoire qu’on ne nous a jamais racontée, ni à l’école ni dans les médias : celle de Rummie Robidou, de Rosie Rollins, de Marie-des-Neiges et de tous les autres bolchevikis de ce temps-là.

(Il lève son verre vers le public)

« No blood for oil… Troops out of Afghanistan now… Pas de tueries pour le pétrole… Sortez les troupes d’Afghanistan immédiatement »…

C’est probablement ça qu’elles diraient aujourd’hui, ces personnes-là…


Notes

[1] Écrite en 2009.

À bâbord ! toujours mordante et intraitable !

25 septembre 2023, par Le Collectif de la revue À bâbord ! — , , ,
Cette année, À bâbord ! fête ses vingt ans ! Toute une réussite pour un média indépendant produit par des militant·es engagé·es de façon bénévole. Un vrai pied de nez à la (…)

Cette année, À bâbord ! fête ses vingt ans ! Toute une réussite pour un média indépendant produit par des militant·es engagé·es de façon bénévole. Un vrai pied de nez à la façon de faire dans notre monde capitaliste : nous avons montré une fois de plus qu'un collectif autogéré de façon horizontale, pratiquant le travail libre et volontaire, sans patron·ne, fonctionne ! Avec très peu de moyens, mais aussi avec la volonté ferme des membres du collectif de la revue de poursuivre une expérience unique dans l'ensemble des revues québécoises, la publication ininterrompue de nos numéros a été une forme de petit miracle permanent.

Notre souci a toujours été d'accompagner les mouvements sociaux et de faire connaître les mobilisations en étant ancré·es sur les réalités terrain. Pendant toutes ces années, nous avons réussi un important travail de documentation sur les organisations militantes, sur les personnes qui les soutiennent, et sur les idées qu'elles défendent. Nous avons écrit sur des mobilisations peu abordées dans les grands médias, et nous avons couvert nos sujets selon des angles inédits. C'est donc une tout autre vision de l'histoire politique du Québec que nous avons présentée. Nos dossiers régionaux, produits par les personnes habitant les différents territoires du Québec, nous ont permis en outre de décentrer notre regard de la grande région montréalaise pour aller à la rencontre de militant·es à travers le Québec.

Notre collectif a su se renouveler en recrutant constamment des personnes d'horizons variés (bien que nous reconnaissons humblement qu'ils et elles pourraient l'être encore davantage), ce qui nous a assuré notre pérennité. Nous sommes ainsi resté·es en lien avec les grands courants politiques de la gauche, qui ont trouvé dans nos pages une tribune ouverte. Notre richesse est aussi la diversité de nos auteur·es qui ont contribué à la qualité de notre contenu et que nous remercions infiniment.

Notre site internet donne accès à vingt ans d'archives sur les différentes luttes ayant traversé le Québec. Un bref survol des différents numéros permet de suivre des enjeux politiques et culturels qui se sont transformés avec les années. Dans les premiers temps, une grande place a été accordée à la défense des services publics, à une critique de la mondialisation néolibérale, au féminisme. À ces préoccupations toujours vivantes aujourd'hui se sont ajoutés des thèmes proches des courants intersectionnels et un intérêt marqué pour la justice climatique. À bâbord ! ne se situe pas à l'extérieur des mouvements sociaux, se posant comme observateur objectif. Nous nous voyons plutôt comme faisant partie du paysage militant québécois, évoluant en phase avec les luttes les plus marquantes.

Notre réussite, nous la devons aussi au soutien très précieux de notre lectorat. C'est votre contribution à notre revue et à nos événements qui nous permet de continuer notre travail et de poursuivre cette expérience si particulière d'une revue fortement ancrée à gauche et autogérée. À travers les années, nous avons fait d'importants efforts pour aller à votre rencontre et « sortir de la revue ». Par les lancements de nos numéros d'abord, toujours populaires et conviviaux. Et par des colloques : sur le système de santé, sur les médias, sur le syndicalisme. Les dossiers régionaux sont aussi une façon pour nous d'aller vers les personnes qui nous soutiennent aux quatre coins du Québec.

Dans tous les cas, nous vous remercions chaleureusement de nous lire et de nous encourager à diffuser une information indépendante, militante et engagée !

Les festivités reliées à notre 20e anniversaire ne font que commencer. Soyez avec nous pour un événement festif soulignant notre 100e numéro, dont le dossier principal sera consacré à notre histoire, et qui sortira au mois de juin 2024. Ce sera l'occasion de dresser un bilan de nos nombreuses années d'existence et, encore une fois, de nous joindre à vous pour célébrer. Restez à l'affût pour les détails de cette célébration !

Sommaire du numéro 97

25 septembre 2023
Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici. Médias L'après-Facebook des médias d'info / Philippe de Grosbois Luttes Droit au logement : « Nous sommes au (…)

Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

Médias

L'après-Facebook des médias d'info / Philippe de Grosbois

Luttes

Droit au logement : « Nous sommes au début d'une très longue lutte » / Entrevue avec le Comité d'action de Parc-Extension

Mobiliser pour un quartier chinois inclusif / Entretien avec May Chiu et Parker Mah

Saguenay - Nitassinan : Les anarchistes repensent le communautaire / Collectif Emma Goldman

Queer

Entrevue : Être queer, c'est révolutionnaire et ça doit le rester / Entrevue avec Mathilde et Lou du festival queer Brûlances

Mémoire des luttes

Lutter pour la dignité : Le combat des chauffeurs de taxi haïtiens dans les années 1980 / Alexis Lafleur-Paiement

Culture numérique

GAFAM : Conclusions / Yannick Delbecque

Environnement

Caribous et vieilles forêts, même combat ! / Jean-Pierre Rogel

Les COP sont-elles bonnes ou mauvaises ? / Claude Vaillancourt

Regards féministes

Violences obstétricales et gynécologiques : Se faire voler sa fertilité / Kharoll-Ann Souffrant

Travail

Travailleurs temporaires, éternels étrangers : Ce que la migration temporaire de main-d'œuvre dit de nous / François de Montigny

Dossier : La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir

Coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis.

Illustré avec des œuvres de Marcel Saint‑Pierre

Le travail est‑il mortel ? / Philippe Lapointe

Grève au cimetière Notre‑Dame‑des‑Neiges : « Ceux que la mort fait travailler » / Entretien avec Patrick Chartrand

Hommage à Barbara Ehrenreich : Une lecture féministe de l'histoire médicale / Stéphanie Barahona

Quand la mort est une affaire de classe / Jean‑Yves Joannette

Les désillusions d'une thanatologue. Rencontre avec Maude Jarry.

L'affaire du cimetière de St‑Apollinaire : La sépulture, impensé de la situation d'immigration / Isabelle Larrivée

Apartheid israélien et nécropolitique : Jusqu'où compter les morts ? / Anne Latendresse

Les fusillades de masse aux États‑Unis : Antigone et la fondation nationale par le deuil / Catherine Mavrikakis

Des féminicides coloniaux / Miriam Hatabi

International

France : La bataille de Sainte-Soline / Louise Nachet

Colombie : Entre la violence et l'espoir / Jessica Ramos et Ronald Arias

Le Canada continue d'encourager l'impunité de ses entreprises / Denis Côté, Amélie Nguyen et Aidan Gilchrist-Blackwood

Culture

Cinéma sous les étoiles et Funambules média/ Entretien avec Hubert Sabino-Brunette et Romane Lamoureux-Brochu

Recensions

À tout prendre ! / Ramon Vitesse

Couverture : Marcel Saint‐Pierre. Frontières no 3, série Frontières, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 153 x 127 cm. Collection Carol Aubut et Michèle Ménard.

Pour vous recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

La mort. Territoire politique et enjeu de pouvoir

25 septembre 2023, par Isabelle Larrivée, Samuel-Élie Lesage, Catherine Mavrikakis — , , , , ,
« Si la mort, disait Jankélévitch, n'est pensable ni avant, ni après, quand pourrons‑nous la penser ? » À bâbord ! croit qu'il est indispensable de le faire maintenant, à (…)

« Si la mort, disait Jankélévitch, n'est pensable ni avant, ni après, quand pourrons‑nous la penser ? » À bâbord ! croit qu'il est indispensable de le faire maintenant, à condition de l'envisager non pas dans son aspect individuel, mais dans une perspective critique qui permettrait d'en éclairer le travail à une échelle collective. Voilà de quoi nous faire entrer dans le vif du sujet.

Une étrange intimité vient d'abord lier la mort et le travail. En effet, la récente lutte menée par les employé·es du cimetière Notre‑Dame‑des‑Neiges éclaire la réalité de celles et ceux que la mort fait vivre. À l'inverse, des études faites en milieu de travail montrent que celles et ceux que le travail fait mourir font souvent face à l'indifférence des exigences de la productivité et du patronat.

Nous avons aussi souhaité rendre un hommage à Barbabra Ehrenreich en effectuant un retour sur sa lecture féministe de l'histoire médicale. Cette grande figure de la gauche étasunienne, décédée en septembre 2022, nous lègue ici une analyse pointue de la professionnalisation de la médecine et de l'appauvrissement du sens de la mort dans les sociétés occidentales.

L'incontournable industrie funéraire rappelle de son côté que, même dans la mort, nous sommes rattrapé·es par notre appartenance de classe et notre condition socio‑économique. Une autre réalité de cette industrie ressort dans notre entretien avec une ex‑employée des pompes funèbres qui, après s'être heurtée aux limites de sa profession, a décidé de lui tourner le dos.

La dernière partie de ce dossier s'intéresse davantage à la question des liens entre la mort et le territoire.

L'affaire du cimetière de St‑Apollinaire montre ainsi comment les partisan·nes d'une forme étriquée de nationalisme sont parvenu·es à détourner un projet de cimetière musulman, révélant à la fois le fantasme des frontières et la valeur symbolique de l'inhumation.

La nécropolitique exercée par l'État d'Israël est un autre exemple de point de rencontre entre la mort et le territoire. Ici, les avancées coloniales en territoires palestiniens justifient une stratégie visant à rendre plus acceptables les « conditions de la mort », pour reprendre les mots d'Achille Mbembe.

Aux États‑Unis, les tueries de masses, les fusillades et les débats sur les armes à feu tracent des territoires politiques. La violence et la mort deviennent fondatrices de la nation.

Enfin, il semble impossible de ne pas évoquer les féminicides coloniaux au Canada de même que le génocide colonial plus large dans lequel ils s'inscrivent et le déni politique auxquels ils font face.

Ce dossier, atypique en raison du sujet qu'il aborde et du cadre qu'il cherche à lui donner, permettra de mieux comprendre, nous l'espérons, l'instrumentalisation sociale et politique des pertes humaines.

Bonne lecture !

Dossier coordonné par Isabelle Larrivée, Samuel‑Élie Lesage et Catherine Mavrikakis
Illustré avec des œuvres de Marcel Saint‑Pierre

Avec des contributions de Stéphanie Barahona, Patrick Chartrand, Miriam Hatabi, Maude Jarry, Jean-Yves Joannette, Philippe Lapointe, Isabelle Larrivée, Anne Latendresse et Catherine Mavrikakis.

À propos des illustrations du dossier : peintre, poète et historien d'art, Marcel Saint‐Pierre (1944‐2021) a aussi été professeur au Département d'histoire de l'art de l'Université du Québec à Montréal. Il a publié plusieurs essais sur l'art contemporain et les artistes québécois.

La reproduction de ses œuvres a été autorisée par Anithe de Carvalho (ayant droit). Qu'elle en soit chaleureusement remerciée.

Illustration : Montage à partir de Frontières no 3, série Frontières, détail. Pellicule d'acrylique sur toile, 153 x 127 cm. Collection Carol Aubut et Michèle Ménard.

Pour recevoir le numéro 97 par la poste, c'est ici.

Contre le greenwashing et les mensonges, un réseau pour protéger le lancement d’alerte climatique

25 septembre 2023, par Rédaction-coordination JdA-PA
Elles et ils prennent des risques pour dénoncer comment entreprises et gouvernements bafouent leurs obligations climatiques. Une plateforme vient de se créer pour soutenir ces (…)

Elles et ils prennent des risques pour dénoncer comment entreprises et gouvernements bafouent leurs obligations climatiques. Une plateforme vient de se créer pour soutenir ces lanceuses et lanceurs d’alerte de plus en plus indispensables. Justin Williams était manager dans une entreprise (...)
image de la revue Droits et libertés

L’inestimable valeur des droits humains

22 septembre 2023, par Revue Droits et libertés
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image de la revue Droits et libertés

L’inestimable valeur des droits humains

Alexandra Pierre, présidente de la Ligue des droits et libertés

Bien commun

Les droits humains sont un bien commun. La COVID-19 a montré, de façon brutale, à quel point les droits humains concernent l’ensemble de la collectivité et combien ils ne peuvent être conçus et compris de manière strictement individuelle, mais requièrent très souvent des modes de mise en œuvre collective. L’impossibilité pour certaines personnes de faire respecter leurs droits au logement, à la santé, à la protection sociale, à un revenu décent et à la sécurité ainsi que la difficulté à rendre effectif le droit d’asile ou à de bonnes conditions de travail, tout cela met en péril, non seulement les droits des personnes, mais l’ensemble de la société. Pour développer une société plus juste, en mesure de surmonter ou d’éviter les crises, les droits humains servent de guide. Ils ne sont cependant pas la panacée : ils nécessitent que les États fassent face à leurs obligations de respect et de promotion des droits humains,  qu’ils  soient  déterminés à soutenir la participation de leurs populations (particulièrement celle des groupes les plus marginalisés), comme l’exigent les différentes déclarations, pactes, conventions ou chartes et qu’ils soient imputables. Dans ce contexte, la compréhension de ce que sont les droits humains est primordiale, tout comme l’est  le  travail  de  résistance  contre l’instrumentalisation du discours des droits humains à des fins contraires au principe d’interdépendance des droits.

Décrédibiliser, banaliser, opposer

D’abord, la nature de ce que sont les droits humains est souvent manipulée et semble indéfiniment extensible. Toute situation est l’occasion d’évoquer un droit. Pensons à l’évocation politicienne des droits collectifs de la population québécoise pour imposer des décisions sur la base d’une majorité toute puissante, excluant ainsi une bonne partie de ceux et celles qui composent notre société. Par exemple, au nom des droits collectifs de la majorité, sans jamais pouvoir démontrer d’objectif réel et urgent pour la société québécoise en matière de laïcité, la Loi sur la laïcité de l’État (Loi 21) a sacrifié les droits et libertés des personnes de confession musulmane, particulièrement des femmes musulmanes, sur la base d’un discours erroné. Attaqués sur plusieurs fronts, les droits et libertés doivent être défendus. Pensons aux changements à la Charte par une simple majorité, à l’utilisation préemptive de la clause dérogatoire comme l’a fait le gouvernement du Québec avec la Loi 21, escamotant ainsi les débats tant dans l’arène politique que judiciaire, aux mobilisations du droit à la liberté d’expression, instrumentalisé par les mouvements de la droite identitaire pour justifier la propagation de leurs discours haineux à l’endroit des minorités, et notamment des personnes immigrantes et racisées. Les exemples sont aussi nombreux qu’inquiétants. Un autre des mécanismes de banalisation des droits humains consiste à les considérer comme optionnels. On l’a vu lors du recours prolongé à l’état d’urgence sanitaire durant la pandémie où la gouvernance autoritaire était peu compatible avec le respect de l’ensemble des droits humains : ces derniers n’étaient jamais évoqués lors des prises de décisions. Même scénario au moment venu de la relance : malgré les violations massives de droits subies durant la pandémie par les personnes aînées, dans les quartiers racisés, par les personnes en quête de logement adéquat ou en situation d’itinérance, par les personnes dont le travail était dit essentiel, etc., la nécessité d’assurer les droits, notamment les droits sociaux garantis par la Charte, ne faisait pas partie des priorités. Une autre manière de décrédibiliser les droits humains consiste à les opposer entre eux. Dans les prochaines négociations entre le gouvernement et les personnes employées dans le secteur public, on se fera certainement servir l’argument de la mise en concurrence entre le droit d’association (c’est-à-dire le droit d’exister des syndicats) et le droit de la population à des services de santé abordables. De même, à l’été 2021, les personnes habitant près de la Fonderie Horne étaient souvent mises devant ce faux dilemme : droit à la santé ou droit au travail ? Droit à un environnement sain ou droit à un revenu décent? Ainsi, les droits humains sont souvent dépeints comme des obstacles au développement économique ou à la prise de décision rationnelle. Dans cette même veine, un certain vocabulaire entourant les droits humains participe aussi à la tentative de disqualification : droits fondamentaux, droits de base, etc. Les droits humains doivent être traités sur un pied d’égalité et en leur accordant la même importance. Par exemple, le droit à l’éducation ne peut exister sans le droit à la santé et ce dernier ne peut s’accomplir sans droit au logement. De même, les mauvaises conditions de logement, de travail ou environnementales affecteront le droit à la dignité comme celui à la sécurité. Sans nier les tensions qui restent à résoudre, qui doivent être résolues, il est erroné (et risqué) d’opposer les droits entre eux comme on l’entend souvent dans l’espace public. La dignité humaine n’est pas morcelable : le seul équilibre se trouve dans le principe de l’interdépendance des droits où il n’existe pas de hiérarchie entre les droits.

Promotion des droits

Ces différentes façons de banaliser le cadre de référence des droits humains illustrent à quel point la promotion des droits est essentielle pour comprendre les potentialités et l’importance des outils nationaux et internationaux existants. Déclarations, pactes, conventions ou chartes, tribunaux, commissions sont des outils précieux, mais encore faut-il en comprendre la portée et savoir comment ils peuvent être utiles pour assurer la dignité de tous et toutes. Ces mécanismes de décrédibilisation des droits humains démontrent aussi l’importance de pleinement saisir le principe d’interdépendance des droits, pour ne pas tomber dans certains pièges et pour rappeler les gouvernements à l’ordre lorsque nécessaire. Ainsi l’avenir des droits humains passe par la promotion des droits pour en saisir la puissance, pour les défendre, les étendre et, pourquoi pas, en assurer de nouveaux. Ce potentiel de puissance sera fort utile pour relever les défis des discriminations systémiques, des violations des droits sociaux et des crises environnementales ; bref, pour tendre vers la justice sociale. Ces luttes pour les droits et pour la promotion des droits ne peuvent être que collectives ; elles demandent discussions et délibérations. Les citoyen-ne-s (au sens civique du terme), les syndicats, les établissements d’éducation, et évidemment les organismes communautaires comme la Ligue des droits et libertés ont bien sûr un rôle à jouer dans ce chantier. Pour la suite du monde, l’heure n’est pas à la banalisation ou à la fragilisation des droits humains, mais bien à leur valorisation et à celle des outils qui les protègent pleinement ; cela passe aussi par la mobilisation continue de tous les groupes et mouvements sociaux engagés dans leur promotion.    

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Incarner nos aspirations collectives

Au-delà des vœux pieux et des professions de foi formulées à chaque congrès syndical, que peut-on faire, concrètement, pour qu'advienne le syndicalisme combatif que l'on (…)

Au-delà des vœux pieux et des professions de foi formulées à chaque congrès syndical, que peut-on faire, concrètement, pour qu'advienne le syndicalisme combatif que l'on souhaite ? Voici quelques moyens qui pourraient, selon nous, permettre d'atteindre ces objectifs.

Revoir nos modes d'organisation

Passer de l'intervention par grief à l'action collective

Le modèle classique de représentation syndicale s'appuie sur les « relations de travail ». Les membres agissent alors à titre de spectateur·trices dans un modèle « clientéliste », en soutirant un service de représentation pour trouver des solutions à leurs problèmes. Quoique ce modèle soit légitime, les relations de travail deviennent alors la chasse gardée d'un certain nombre « d'expert·es » en ce domaine. On y gagne beaucoup de jurisprudence, mais peu d'empowerment des membres sur leurs conditions de travail. Un modèle basé sur l'action collective propose de se regrouper autour d'un même problème et de mettre en place des actions conjointes pour se réapproprier notre force d'organisation du travail, par exemple en cessant collectivement de faire une tâche ou en refusant massivement d'obtempérer à une demande patronale.

Passer de « parler aux membres » à « faire parler les membres »

Les officier·ères syndicaux·ales répètent qu'il faut « investir les médias sociaux ». Si les outils numériques ouvrent effectivement de nouvelles avenues, leur utilisation à des fins combatives et démocratisantes relève d'abord d'une réflexion politique, et non technologique. Pourquoi seulement relayer les communiqués et les clips conçus par des spécialistes en communication quand on peut profiter du fait que de nouvelles tribunes sont disponibles pour faire entendre la voix des syndicats locaux ?

L'organisation nationale peut appuyer la production d'images et vidéos, offrir la diffusion en direct de débats clés en instances et instaurer des forums en vue de mettre en commun des analyses et de planifier des actions.

Se soucier de diversité et de représentativité

Augmenter la représentativité des organisations syndicales est l'une des pistes de réflexion à privilégier pour contrer le déclin de la participation. Comment justifier l'homogénéité des personnes élues et salariées au sein du mouvement, alors que 22,6 % de la population québécoise dit aujourd'hui appartenir à une minorité visible ? L'absence de représentation proportionnelle des travailleur·euses au sein du mouvement syndical a de quoi surprendre. Des mesures draconiennes d'inclusion et un changement de culture en profondeur contribueront à faire émerger un syndicalisme plus fort grâce à son inclusivité et sa sensibilité aux réalités des personnes syndiqué·es. La diversité (qu'elle soit ethnoculturelle, sexuelle ou autre) n'est pas qu'une lutte à appuyer, mais fait partie intégrante de nos luttes. Elle est une manière essentielle d'avoir des syndicats ancrés dans leurs milieux.

Pour une « révolution culturelle »

Raviver le mouvement dans l'organisation

Si le mouvement syndical est le résultat de l'action conjointe de personnes qui partagent une même réalité de travail, les organisations syndicales sont le fruit de cette action et les porte-étendards du mouvement. Elles l'alimentent en le pérennisant et en lui offrant des ressources indispensables à sa vitalité. Il semble toutefois que le maintien des structures organisationnelles que nous avons créées se fait parfois au détriment du dynamisme du mouvement. Les taux d'adhésion, le maraudage et les services aux membres soutirent alors l'essentiel de notre énergie. Or, sans mouvement animé par la mobilisation des membres, les organisations courent le risque de devenir des coquilles désincarnées. Pour développer le

sentiment d'appartenance aux organisations et assurer leur renouveau, vaut mieux encourager les initiatives de la base que faire la promotion d'une identité organisationnelle spécifique et figée.

Démocratiser la démocratie

Il est parfois suggéré d'encourager le développement de modalités plus participatives pour compléter les formes de démocratie représentative au sein de nos organisations [1]. Pour cela, il ne suffit pas d'inciter les personnes d'un milieu de travail donné à assister à leurs assemblées et à y prendre la parole. Il faut que soit repensée la distribution du pouvoir au sein même de nos organisations pour encourager la fluidité des rapports entre les instances plus formelles de représentation et les initiatives souvent informelles de participation. Parmi les mécanismes qui permettent ce partage du pouvoir, on peut penser à des négociations ouvertes pour que les membres soient des témoins directs des échanges en cours, à des limites de mandats pour les personnes élues afin d'encourager une rotation dans les fonctions représentatives ou encore à la diffusion des informations qui sont à la source des analyses syndicales.

Entretenir une culture de la désobéissance

Un mouvement qui cherche à protéger des acquis aura tendance à adopter une posture défensive, prudente, voire conservatrice. Inversement, un mouvement en quête d'avancées veut faire reconnaître des choses qui ne le sont pas encore, ce qui l'amène inévitablement à confronter l'ordre établi. C'est par la pratique qu'on remet vraiment en question les limites aux droits de manifester et de faire la grève. Localement aussi, c'est par la perturbation qu'on exerce une véritable pression. Désobéir ne signifie pas tout rejeter et prôner le chaos ; la désobéissance doit être planifiée, concertée et faire appel à un idéal. Ultimement, désobéir, c'est reprendre un peu de pouvoir sur sa vie.

Penser globalement, agir politiquement

Encourager les espaces intersyndicaux et intersectoriels

La condition de travailleuse ou de travailleur touche tout le monde, ou presque. Les luttes syndicales contre le patronat ne sauraient perdurer dans le temps sans une solidarité intersyndicale et intersectorielle forte. Pour ce faire, il nous faut entretenir régulièrement des espaces de dialogue, de rencontre et de débat, comme les camps de formation (comme ceux organisés par Lutte commune), la tenue de nouveaux états généraux sur le syndicalisme ou les initiatives de podcasts (nommons le balado Solidaire qui offre une plateforme à des militant·es de diverses organisations [2]).

Créer des liens avec les milieux militants

Dans la mesure où les travailleurs et les travailleuses sont plus que des individus définis par le travail, ils et elles se retrouvent aussi à la croisée de réalités multiples. La complexification de l'économie, les changements climatiques et la montée en force des rhétoriques d'extrême droite s'ajoutent aux luttes syndicales à mener, puisque ces situations renforcent également les inégalités au sein de nos milieux de travail. Les liens avec les organisations étudiantes, féministes, communautaires, écologiques et décoloniales, entre autres, sont vitaux pour assurer la suite du mouvement syndical, pour remettre en question nos pratiques historiques et pour s'assurer que nous ne laissons personne derrière.

Actualiser le Code du travail

Le Code du travail du Québec, dans sa forme actuelle, impose certaines contraintes au syndicalisme. Malgré les avancées historiques du 20e siècle, comme le droit à la syndicalisation ou la formule Rand, les organisations syndicales ont dû accepter un compromis législatif qui ne laisse pas suffisamment de marge de manœuvre aux organisations syndicales pour se défendre. Parmi les limites du Code du travail, notons la définition désuète et trop limitée du brisage de grève, les balises irréalistes des services essentiels et l'impossibilité d'exercer la grève tant qu'une convention collective est en vigueur. Une réforme en profondeur du Code du travail doit devenir un champ de bataille prioritaire des organisations syndicales afin de maximiser le rapport de force des travailleuses et travailleurs syndiqué·es.

L'esprit de l'ensemble des moyens proposés ici pour répondre aux défis actuels du syndicalisme va dans le sens d'un constant travail de terrain, d'interaction et de proximité avec et entre les travailleurs et les travailleuses. Il faut se former mutuellement à l'organisation des membres pour générer une mobilisation durable et établir des liens afin de mener des batailles conjointes. Le monde syndical gagnerait donc à collaborer au développement d'un modèle en ce sens, comme le propose le réseau Labor Notes aux États-Unis, afin d'encourager la réappropriation collective du projet syndical et, ultimement, pour changer non seulement nos conditions de travail, mais également nos conditions de vie.


[1] Voir Christian Nadeau, Agir ensemble : penser la démocratie syndicale, Montréal, Somme toute, 2017.

[2] Voir l'entrevue avec les animatrices de ce balado dans le numéro 90 d'À bâbord ! : Éliane Scofield Lamarche et Amélie Glaude (propos recueillis par Lutte commune), « Une exploration du syndicalisme en balado », À bâbord !, no 90, p. 70-71. Disponible en ligne.

Illustration : Marielle Jennifer Couture

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