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Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance

Les jeunes qui ne sont ni en emploi, ni aux études, ni en formation sont regroupés pour fins d’études et d’intervention dans la catégorie NEEF[1]. Au Québec, 200 800 jeunes de 17 à 34 ans étaient en situation NEEF en 2019, soit 10,9 % des jeunes de cette tranche d’âge[2]. Ces derniers sont la cible d’actions publiques spécifiques de la part du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MESS), en particulier depuis 2016. Quant à lui, le Secrétariat à la Jeunesse du Québec a inscrit cette catégorie comme un axe d’intervention prioritaire et vise leur « réinsertion » au sein du système éducatif et du marché de l’emploi. Ces jeunes présentent des profils très hétérogènes, mais les facteurs qui augmentent la probabilité de vivre une situation NEEF de longue durée sont semblables à ceux retrouvés dans l’analyse des inégalités intragénérationnelles dont rendent compte les travaux sociologiques : le niveau de diplôme, la situation socio-économique des parents, le lieu de vie – le taux de NEEF est plus marqué en milieu dit « rural » – et la variable migratoire.
Si le déploiement de politiques publiques destinées à une frange de la jeunesse en difficulté sociale semble a priori aller dans le bon sens, le contexte québécois, où la focale institutionnelle est centrée sur la « pénurie de main-d’œuvre », réfère en même temps à un ensemble d’arguments symboliques qui entretient une lecture de la situation NEEF à partir de la « passivité » et la responsabilité individuelle. À rebours d’une lecture individualisante et pathologisante de cette situation, ce texte, s’appuyant sur quelques éléments d’une enquête portant sur les jeunes NEEF québécois[3] propose de comprendre en quoi les représentations sociales et institutionnelles à l’égard de ces jeunes et l’organisation des politiques publiques alimentent leur sentiment de mal-être et de « non-conformité ». Finalement, l’article fait place à des formes de résistance de la part de jeunes en situation NEEF qui mettent à distance les injonctions sociales à « se changer » et à se « réintégrer » à n’importe quel prix.
La construction sociale d’une non-conformité
Les jeunes en situation NEEF rencontrés lors de notre enquête se trouvent pour la plupart au carrefour d’une multitude de problématiques : conditions de vie précaires, problématique de santé mentale, instabilité familiale, difficultés d’accessibilité à des logements décents. Des liens complexes prennent ainsi forme entre problématique de santé mentale, insécurité financière et pression sociale, chacun des facteurs pouvant alimenter l’un ou l’autre à un moment donné. Pour certains, une problématique de santé mentale peut constituer un des facteurs les ayant amenés à quitter le système éducatif et le marché de l’emploi. D’autres estiment plutôt que c’est en se retrouvant en dehors de l’emploi et de l’éducation que leur santé mentale s’est dégradée; les deux cas de figure ne s’excluent pas. En 2020, l’INRS a publié un portrait statistique[4] sur les jeunes en situation NEEF au Québec qui montre que ces jeunes sont deux fois plus susceptibles de considérer leur santé mentale comme mauvaise ou passable. Ils sont également plus nombreux à déclarer souffrir d’anxiété et à avoir consulté une ou un professionnel l’année précédant l’enquête.
Les difficultés vécues par ces jeunes ne s’inscrivent cependant pas uniquement sur le plan des conditions « objectives » de vie, mais s’incarnent également dans une épreuve sociale d’étiquetage et d’injonction permanente à la « réintégration », sans égard aux conditions dans lesquelles celle-ci devrait se réaliser. Dans un article intitulé « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », le vice-président du Congrès du travail du Canada déclarait en 2019 à propos de ces jeunes :
Est-ce qu’ils sont dans le sous-sol chez leurs parents ? Le gouvernement fédéral doit absolument s’occuper des jeunes qui sont là à ne rien faire, parce que c’est une bombe à retardement qui va nous exploser en plein visage. À 40 ans, ils vont être des dropouts de la société[5].
Se trouver en-dehors des espaces consacrés de l’école et du travail, ces repères qui structurent le quotidien de la « vie active » des jeunes, alimente ainsi parfois une certaine curiosité, le plus souvent une suspicion et un mépris social, à l’image de l’extrait ci-dessus. Comme l’affirme la sociologue Yolande Benarrosh, « cette place du travail et cette fonction apparaissent d’autant plus centrales […] qu’aucun autre mode de reconnaissance sociale ne semble pouvoir remplacer valablement le fait d’occuper un emploi. C’est donc d’abord une norme qui est pointée à travers la question du travail aujourd’hui[6] ». Les enjeux sociaux et politiques de la question des NEEF et les impacts sur la santé mentale ne peuvent en effet être étudiés de manière détachée des orientations institutionnelles qui jugent ces jeunes comme non conformes à cette norme sociale.
Si ces représentations peuvent s’inscrire dans le cadre plus large de sociétés qui font du travail un ethos de vie, les jeunes Québécois et Québécoises en situation NEEF évoluent dans un contexte où la « pénurie de main-d’œuvre » constitue un sujet récurrent. Être ni aux études, ni en emploi, ni en formation dans une province au sein de laquelle l’accent est mis sur les nombreuses opportunités d’emploi à pourvoir accentue le caractère inhabituel de ce statut et le côté responsabilisant de se « prendre en main » : puisqu’une pléthore d’emplois serait disponible, comment justifier le maintien hors de l’emploi ? Un ensemble d’injonctions peuvent ainsi être déployées en direction de ces jeunes afin de les presser à réintégrer l’ordre productif.
Une pression permanente à la « réintégration »
Les jeunes rencontrés confient ressentir une pression multisituée (famille, organismes de réinsertion, cercle social, « gouvernement ») à se réintégrer au marché de l’emploi – bien plus qu’au système éducatif par ailleurs – qui s’agence avec une forte injonction à « faire quelque chose ». Beaucoup de participantes et participants à l’enquête dénoncent dans ce cadre l’abstraction faite des conditions dans lesquelles ce retour devrait se réaliser; ils se sentent incités à tout accepter, peu importe le niveau de rémunération, le type d’emploi ou de programme de formation, leurs propres aspirations ou l’état de leur santé mentale. Du fait des logiques de conditionnalité des mesures d’aide sociale et l’attachement collectif à la contrepartie, donner des signes « d’activité » afin de se conformer à ce qui est construit comme le bon pauvre « méritant » ou « vertueux » que la littérature sociologique a bien documenté[7] prend ainsi le pas sur toute autre considération. Or, pour beaucoup de ces jeunes sortis précocement du système scolaire, le champ des possibles est réduit à des emplois « atypiques[8] », qui, par ailleurs, peuvent être considérés pour eux davantage comme la norme. Cela entretient le sentiment qu’il est inéluctable de retrouver des conditions d’emploi traumatisantes comme lors des expériences de travail précédentes, et qui participent au sentiment de mal-être. Or, alors que la pénurie de main-d’œuvre est un sujet récurrent au Québec, en particulier depuis la pandémie de COVID-19, nous assistons pourtant moins à un manque de travailleurs et travailleuses disponibles qu’à un manque d’emplois comportant des conditions décentes. Un récent rapport de Statistique Canada[9] a par ailleurs démontré que ce sont les emplois les plus faiblement rémunérés et ne nécessitant généralement pas de diplôme universitaire qui sont le plus touchés, ce qui rappelle l’importance de prendre en compte la qualité des conditions d’emploi disponibles quand on parle de pénuries : « La question de savoir dans quelle mesure ces emplois vacants peuvent être attribués à des pénuries de main-d’œuvre dans des professions spécifiques peu qualifiées, plutôt qu’à des offres de salaire et d’avantages sociaux relativement bas, ou à d’autres facteurs reste ouverte[10] ».
De plus, comme la société québécoise valorise particulièrement l’entrée précoce sur le marché du travail et l’autofinancement des études[11], ces jeunes se sentent sans cesse comparés à d’autres individus de leur âge qui travaillent ou qui ont travaillé en même temps que leurs études. Un participant à notre enquête évoque par exemple une « bataille contre soi-même et les autres ». Devant cette pression sociale et le manque de solidarité, on assiste à un repli sur soi chez certains jeunes. Des intervenantes et intervenants interrogés dans le cadre de l’enquête affirment ainsi avoir observé au fil de leur carrière une évolution des profils des jeunes qu’ils accompagnent :
J’ai vraiment vu un changement de profil des jeunes au fur à mesure des années. Au départ c’était plutôt les intimidateurs, avec des casiers judiciaires, etc. Maintenant, ce sont beaucoup les intimidés, avec une faible estime d’eux-mêmes, de l’anxiété, de dire Rosalie, intervenante sociale.
L’anxiété, c’est ce qui revient le plus souvent. Ils ont le sentiment qu’il n’y a pas de place pour eux, relate Vincent, intervenant social.
Dans ce cadre, certains jeunes ont tendance à se juger responsables de leur condition et de leurs difficultés, tandis que d’autres se sentent mis à l’écart de la société et intériorisent les représentations sociales à leur encontre :
À un moment donné, tu te demandes si tu es normal, ça te vient en tête, même si tu en connais d’autres. C’est sûr que je me suis senti différent une couple de fois, il y a aussi du monde qui me le fait sentir, témoigne Nick, 22 ans.
Partagé par une majorité des jeunes rencontrés, ce sentiment d’anormalité, qu’on « leur fait sentir » pour reprendre les propos de Nick, s’inscrit dans ce lien entre choix politiques, représentations sociales et impact sur l’estime de soi. Les impératifs de productivité et de contrepartie au cœur d’un système de valeurs collectivement partagées rendent tout l’environnement social de ces jeunes légitimé à presser ceux-ci à se réintégrer, tout en disqualifiant toute contestation de leur part.
Lorsque ces jeunes souhaitent aller chercher de l’aide, il n’est pas toujours évident de justifier et de faire reconnaitre les problématiques de santé mentale, et la plupart ne dispose pas d’un médecin de famille. Comme les délais pour pouvoir consulter une ou un professionnel dans le secteur public peuvent atteindre plus d’une année et que le secteur privé leur est financièrement inaccessible, ces jeunes vivent un manque des ressources objectives et subjectives. De plus, ils critiquent souvent les services de prise en charge en raison de la dimension « pathologisante » du traitement proposé : prise de médicaments, se changer soi, ses représentations ou son mode de vie. Le témoignage de Daniel, 27 ans, est révélateur : « Tsé mon psychiatre, c’est pas compliqué, ce qu’il fait, c’est qu’il me donne des médicaments et si je vais mieux, son but c’est de me réinsérer dans des groupes sociaux et de me relancer sur le marché du travail ». On peut établir un parallèle entre la manière de concevoir la situation des NEEF et les problématiques de santé mentale : en effet, dans une large mesure, ces enjeux sont appréhendés selon une perspective individualisante. Il faudrait que l’individu trouve les ressources pour s’extraire de cette situation et cibler un « problème », sans une prise en compte critique des racines politiques et sociales des difficultés et du mal-être.
Être en situation NEEF et bénéficiaire de l’aide sociale : une double sanction
Nombre de jeunes NEEF sont bénéficiaires de programmes d’aide sociale. Or, la condition sociale est « le motif le plus susceptible de fonder une forme ou une autre de discrimination au Québec[12] » : près de 50 % des Québécois interrogés expriment des perceptions négatives vis-à-vis des personnes percevant de l’aide sociale[13]. Les jeunes étant à la fois en situation NEEF et bénéficiaires de l’aide sociale font ainsi l’objet d’une double peine. À la précarité financière et aux injonctions sociales et institutionnelles à la réinsertion s’ajoute le processus d’étiquetage de « l’assisté » et du « BS[14] ». Ces derniers confient se sentir stigmatisés, méprisés et perçus comme une charge pour la société. « Bon à rien », « sous-humain », les termes employés par les jeunes rencontrés pour décrire la manière dont ils estiment être perçus montrent tout le poids de la violence sociale à leur égard. En plus de l’accusation d’« assisté » et de l’étiquette de « profiteur », ces jeunes ont le sentiment d’être la cible de nombreux clichés dont il est difficile de se défaire, des stéréotypes que certains considèrent être relayés par les médias ainsi que par une frange de la société qui n’a jamais connu ces problématiques et qui ignore leurs conditions d’existence.
Ce phénomène ne peut être analysé sans prendre en compte la focale institutionnelle, et parfois médiatique, qui insiste sur le poids de la dépense publique et sur la fraude à l’aide sociale, ce qui attise une méfiance vis-à-vis des bénéficiaires. Mettre de l’avant la fraude à l’aide sociale qui, rappelons-le, reste extrêmement marginale,[15] ravive en effet la dénonciation de comportements « d’assistés », en particulier dans ce qui est présenté comme un contexte de pénurie de main-d’œuvre. Dans ce climat social de suspicion et de prégnance des préjugés à leur encontre, beaucoup de participantes et participants cachent le fait qu’ils perçoivent de l’aide sociale : « N’importe qui va être jugé parce qu’il est sur l’aide sociale : oh ! t’es pas capable de faire quoi que ce soit dans la vie, etc. C’est vraiment pas un sujet à apporter disons ». Cédric, 28 ans.
Le malaise qu’entretiennent certains de ces jeunes vis-à-vis de leur situation, et in fine vis-à-vis d’eux-mêmes, n’est donc pas sans danger et ne peut se réduire à la dimension individuelle. Cela doit être au contraire analysé à travers le prisme des configurations et orientations politiques sous peine de ne retenir qu’une perspective pathologisante du mal-être. Ne pas se percevoir comme socialement intégré peut amener à ressentir une « illégitimité citoyenne[16] » : le sentiment que la société ne leur accorde aucune place et peu de reconnaissance, ajouté à la précarité de leurs conditions de vie, alimente la frustration et le repli sur soi pour les jeunes les plus vulnérables.
Faire face aux injonctions sociales
La recherche a cependant montré que des jeunes en situation NEEF s’inscrivent dans des formes de résistance. Même si cette posture peut dépendre de ressources objectives et subjectives inégalement réparties, certains de ces jeunes n’intériorisent pas les représentations sociales stigmatisantes à leur égard et présentent leur situation NEEF comme une forme de politisation.
Certains jeunes maintiennent en effet « volontairement » leur situation NEEF. Une partie d’entre eux n’envisage à moyen terme aucun retour dans le système éducatif ou le marché de l’emploi, tandis qu’une autre partie s’inscrit volontairement dans des trajectoires discontinues de périodes d’emploi et de chômage. Si les pratiques de ces jeunes ne sont pas uniformes, leur point commun est de s’inscrire dans une résistance aux injonctions de retour au travail quoi qu’il en coûte et malgré le lien socialement construit entre utilité sociale et participation à l’ordre productif, ainsi qu’entre emploi et identité. Adopter une perspective critique et mettre à distance ces injonctions sociales représente une posture délicate, en particulier lorsque l’on est jeune et que l’on dispose de peu de ressources. S’extraire de manière volontaire du marché du travail revient en effet à renoncer à certains avantages, droits et protections sociales. Loin de toute « romantisation », le « choix » de se maintenir en-dehors du marché de l’emploi doit être analysé comme une conséquence des conditions de travail perçues comme indignes et une réappropriation du temps pour soi :
Je vois qu’il y a beaucoup d’inégalités et d’injustices dans le marché du travail et c’est plate à dire, mais c’est peut-être une façon de faire contrepoids et de s’opposer, maintenir une forme d’opposition. Je ne travaille pas mais en même temps les gens se font tellement maltraiter, fait qu’aller sur le marché de l’emploi pour avoir une job de 3 semaines, ben fuck it. C’est triste mais c’est un peu ça. Je vois des gens comme ça, je me sens mal pour eux, mais en même temps ce que j’ai en ce moment me va très bien, et je n’ai pas envie de renoncer à ça pour avoir une vie encore plus pénible. Je trouve que les gens travaillent trop pour ce qu’ils ont ». Daniel, 27 ans
Au début ce n’était pas facile, pis quand j’ai commencé à accepter que oui j’ai pas d’emploi, mais ça ne définit pas ce que je suis, ben là ça a été plus facile de me réintégrer, voir mes amis, juste être sociable là. Je fais des choses pas chères mais je les fais pareil ». Kim, 24 ans.
Tout en insistant sur le caractère précaire et instable de leur situation, ces jeunes ne considèrent pas celle-ci comme un « problème », et jugent que renouer avec des emplois précaires ne ferait qu’aggraver leur problématique de santé mentale. Beaucoup de ces jeunes ont bien tenté de s’accrocher et de se conformer aux attentes sociales et institutionnelles en expérimentant différents emplois. Cependant, entre des conditions de travail jugées « absurdes », un « dégoût » du marché du travail et de réguliers témoignages « d’humiliations au travail » – et pour beaucoup à l’école – pour citer trois des participantes et participants à la recherche, le lien traditionnellement construit entre emploi, dignité et intégration sociale est remis en cause.
Indignés des conditions qui leur sont offertes, soutenus par des actions publiques minimales qui ne permettent même pas d’atteindre le seuil de pauvreté et, dans une large mesure, présentés comme désengagés ou paresseux, leur choix contraint d’une précarité assumée témoigne d’une forme de politisation, silencieuse et individuelle. De la même manière, leur vision critique vis-à-vis des conditions dans lesquelles on les presse de se réintégrer est à analyser au regard du décalage entre leurs besoins et les (non-)réponses apportées par les institutions. Les participantes et participants jugent dans une large mesure les pouvoirs incapables non seulement d’apporter des solutions adéquates pour les aider, mais en outre coupables de légitimer les représentations négatives dont ils font l’objet, l’un des jeunes rencontrés parlant d’un « fossé entretenu entre les travailleurs et ceux qui ne le sont pas ».
En conclusion
Lorsqu’on ne mesure l’utilité sociale qu’à travers une vision productiviste de l’existence, on n’envisage la situation des NEEF que dans la perspective de la responsabilité individuelle. Il en résulte pour une partie non négligeable de ces jeunes une intériorisation des représentations sociales stigmatisantes à leur endroit. Le mépris et le mal-être que peuvent ressentir ces derniers illustrent la part de responsabilité collective et politique dans le maintien de cette violence sociale et dans la délégitimation de tout mode de vie qui ne correspond pas au programme capitaliste et à l’adhésion collective au modèle de la « contrepartie », qui peut être résumé par le slogan « rien sans rien ». Ces orientations créent les conditions sociales et économiques qui engendrent la pauvreté et sanctionnent dans le même temps les individus qui ne parviennent pas à les surmonter et à se conformer à ce qui serait la bonne manière de vivre sa vie, occuper un emploi, être « productif ». On presse particulièrement ces jeunes de « se mettre en mouvement » alors qu’ils sont dans une certaine mesure les moins à même de se conformer compte tenu de l’instabilité de leurs conditions de vie.
L’enjeu principal n’est pas de se concentrer sur ce que l’on présente comme leurs « manques », mais plutôt de remettre en question la manière dont est reléguée une frange de la population privée de reconnaissance et dont le mal-être et les difficultés sont appréhendés à travers la responsabilité individuelle de s’en sortir. Ce sont donc nos propres normes sociales qu’il va falloir interroger avant de presser ces jeunes à « se changer ». Ces derniers, y compris celles et ceux assumant leur situation NEEF, sont demandeurs de politiques publiques davantage adaptées à leurs besoins, moins stigmatisantes, et dont les modalités d’accès sont moins complexes.
Par Quentin Guatieri, docteur en sociologie à l’Université de Montréal.
NOTES
- NEET : Not in Education, Employment or Training en anglais. ↑
- Maria-Eugenia Longo, Nicole Gallant, Aline Lechaume, Charles Fleury, Nathalie Vachon, Achille Kwamegni Kepnou et Marjolaine Noël, Portrait statistique des jeunes de 17 à 34 ans ni en emploi, ni aux études, ni en formation (NEEF) au Québec. Dix stéréotypes à déconstruire, Québec, Institut national de la recherche scientifique (INRS), 2020. ↑
- Quentin Guatieri, Inverser le regard sur la catégorie NEET : rapport à la normativité du travail, à la méritocratie, et à la réussite des jeunes ni aux études ni en emploi au Québec, thèse de doctorat en sociologie, Université de Montréal, 2023, <https://papyrus.bib.umontreal.ca/xmlui/handle/1866/27853>. ↑
- Maria-Eugenia Longo et al., op.cit. ↑
- Isabelle Dubé, « Pénurie de main-d’œuvre : 750 000 jeunes se tournent les pouces », La Presse, 22 juillet 2019. ↑
- Yolande Benarrosh, « Le travail : norme et signification », Revue du MAUSS, vol. 18, n° 2, 2011, p. 126-144. ↑
- Axelle Brodiez-Dolino, « La pauvreté comme stigmate social. Constructions et déconstructions », Métropolitiques, 7 janvier 2019. ↑
- C’est-à-dire des emplois aux horaires irréguliers, fragmentés, rémunérés le plus souvent au salaire minimum et dont les tâches sont particulièrement répétitives. Voir par exemple Yannick Noiseux, « Le travail atypique au Québec. Les jeunes au cœur de la dynamique de précarisation par la centrifugation de l’emploi », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, vol. 7, n° 1, 2012, p. 28–54. ↑
- La Presse canadienne, « Un rapport de Statistique Canada nuance l’ampleur de la pénurie de main-d’œuvre », Radio-Canada, 27 mai 2023. ↑
- Ibid. ↑
- Stéphane Moulin, « L’émergence de l’âge adulte : de l’impact des référentiels institutionnels en France et au Québec », SociologieS, 2012, <http://journals.openedition.org/sociologies/3841>. ↑
- Pierre Noreau, Emmanuelle Bernheim, Pierre-Alain Cotnoir, Pascale Dufour, Jean-Herman Guay, Shauna Van Praagh, Droits de la personne et diversité. Rapport de recherche remis à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, décembre 2015. ↑
- Ibid., p. 70. ↑
- NDLR. « Assisté » réfère à « assisté social » et « BS à « être sur le bien-être social », deux anciennes formules pour désigner les personnes bénéficiant de programmes d’aide sociale. ↑
- Isabelle Porter, « À peine 3 % de “fraudes à” l’aide sociale », Le Devoir, 8 septembre 2014. ↑
- Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention, Paris, Gallimard, 2007. ↑
Au-delà du blocage des grands projets nuisibles, construire un mouvement réel vers l’éco-communisme

La nouvelle planification nationale, une analyse beaudetienne

Introduction
On vit au moment du « grand retour de la planification » nationale[2]. Dans les années 1980, 1990 et 2000, la pratique de la planification du développement national avait presque disparu et les intellectuel·le·s avaient abandonné l’étude empirique et conceptuelle de ce phénomène qui avait occupé tant d’espace dans les études du développement économique entre les années 1920 et 1970. Mais depuis une décennie à peu près, les gouvernements du Nord comme ceux du Sud, de l’Est et l’Ouest ont recommencé à planifier leur développement[3]. Plus de 150 pays où habitent les trois quarts de l’humanité ont publié un plan de développement national entre 2012 et 2021.
Qu’aurait pensé Pierre Beaudet de tout ce « grand retour de la planification » et comment aurait-il analysé ce retour à la planification nationale ? Voilà les questions auxquelles je tenterai de répondre. L’apport de cet article est une esquisse d’une analyse « beaudetienne » de la planification nationale – c’est-à-dire inspirée par les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet, dans la mesure où une telle chose est possible en son absence. Pierre et moi en avions échangé à quelques occasions, mais une collaboration formelle est restée inachevée au moment de son décès.
La pertinence de la pensée de Pierre Beaudet
Pierre était un fervent opposant de ce qu’il appelait le « néolibéralisme », cette nouvelle forme de capitalisme mondialisé qui a vu le jour dans les années 1980 et dont la préférence idéologique était la transformation d’à peu près tout en marchandises par le biais du mécanisme du « marché libre ». L’analyse qu’a faite Pierre de cet enjeu était ancrée dans la tradition marxienne, la mienne plutôt dans la tradition de Karl Polanyi[4], mais nous croyions tous les deux au dialogue entre diverses traditions intellectuelles.
Comme l’ont signalé plusieurs personnes qui ont pris la parole lors de la cérémonie d’hommages en avril 2022, Pierre était marxiste, mais il a toujours renoncé aux deux péchés mortels du marxisme : le sectarisme et le dogmatisme. Pour Pierre, Marx – et bien sûr pas seulement Marx – était une source d’inspiration, pas la vérité absolue. La dialectique hégélienne était un point focal de la pensée de Pierre Beaudet, mais contrairement à certains de ses camarades, il savait que le processus dialectique se déroule rarement de façon simple et prévisible. Les facteurs contingents comptent pour beaucoup; le changement social à long terme dépend des facteurs locaux, nationaux et internationaux. La pensée de Pierre Beaudet a toujours été fondée sur une bonne compréhension des réalités sur le terrain, et notamment la nécessité de bien comprendre le contexte local dans toute sa spécificité.
De plus, Pierre reconnaissait les tensions importantes dans la tradition marxienne sur certaines questions clés, notamment sur la question nationale. Internationaliste de conviction, Pierre était également fier d’être québécois. Un de ses ouvrages importants porte sur le « détour irlandais » et le socialisme, c’est-à-dire la relation entre les luttes pour la libération nationale et la libération des classes ouvrières[5]. Et tandis que certains marxistes plus conventionnels adhéraient au déterminisme économique, Pierre avait bien lu Gramsci[6], le grand théoricien marxiste qui insistait sur l’importance des facteurs sociaux, politiques et idéologiques. Pierre passait ainsi son temps à étudier la société civile et les mouvements sociaux, et à militer dans ces milieux.
Pour toutes ces raisons, Pierre jetait un œil sceptique au modèle soviétique et à ses variantes. Militant infatigable dans la lutte contre les divers régimes minoritaires blancs en Afrique australe pendant les années 1970, 1980 et 1990, Pierre n’a tout de même pas caché son dégout vis-à-vis des abus commis par le régime « marxiste-léniniste » angolais contre la société civile dans ce pays[7], par exemple. Pour lui, le socialisme devait impérativement être démocratique, pluraliste, et participatif. Tout en s’opposant à la « logique du marché » néolibérale, Pierre critiquait la dérive bureaucratique qui avait accompagné la planification centrale d’inspiration soviétique, que cette planification se pratique en URSS ou ailleurs.
Alors, dénonçant la « logique du marché » tout comme de la dérive bureaucratique de la planification soviétique, qu’aurait pensé Pierre Beaudet du grand retour de la planification nationale ?
Le grand retour de la planification : trois thèmes beaudetiens
Trois aspects de la nouvelle planification nationale au XXIe siècle auraient intrigué Pierre. Le premier, c’est que ce retour à la planification nationale est un phénomène essentiellement subalterne et national, une mouvance venant d’en bas. Le deuxième est le fait que bon nombre de ces plans ont été élaborés non pas sur la base de la logique traditionnelle soviétique (étatiste, élitiste, bureaucratique, centralisée, rationnelle), mais sur la base d’une logique « communicationnelle » ou « collaboratrice », inspiré en partie par Habermas[8]. Troisièmement, le retour de la planification nationale est un phénomène dialectique, le fruit des défaillances créées par plus de trois décennies de « néolibéralisme ».
Le grand retour de la planification nationale : un phénomène subalterne et national
Premièrement, le « grand retour de la planification » nationale[9] ne trouve pas ses origines dans les grandes initiatives internationales promues par les bailleurs, les institutions financières internationales ou l’ONU. Les gouvernements du Sud, comme l’Égypte, le Mexique, la Mongolie, la Turquie, et certains du Nord, comme l’Allemagne, la Bulgarie, la Suède, ont tout simplement recommencé à planifier leur avenir, sans y avoir été poussés par les grandes puissances occidentales et internationales. Au moment où Chimhowu et ses collègues ont détecté une résurgence de la planification nationale[10], on n’en a guère trouvé de mention sur les sites Web de l’ONU, de la Banque mondiale, de l’OCDE[11], ni du Fonds monétaire international[12] !
Le fait que certains des grands « succès » du développement – notamment la Chine, sans oublier l’Inde, la Malaisie, la Thaïlande et le Vietnam – n’ont jamais totalement abandonné la planification nationale a sans doute inspiré certains pays à reprendre cette pratique.
Récemment, dans nos travaux, nous avons mené une analyse de contenu de plus de 175 plans de tous les continents ; cette analyse[13] montre la dimension subalterne et nationale de la planification nationale actuelle dans les thèmes qu’ils évoquent. Ceux-ci ne reflètent pas forcément le consensus international des Objectifs de développement durable onusiens[14] ; bon nombre de ces plans promeuvent un programme ancré dans un nationalisme économique et financier. La construction d’une économie nationale axée sur les besoins citoyens, et non pas forcément sur ceux du marché international, est un thème important. Un autre est la construction d’une économie suffisamment résiliente pour résister aux aléas de l’économie mondialisée capitaliste. On détecte de tels thèmes non pas seulement dans les plans produits par les gouvernements « socialistes » comme Cuba, la Bolivie, le Nicaragua, le Venezuela, le Vietnam, mais également dans les plans produits par bon nombre d’autres pays comme le Brésil, l’Égypte, l’Inde, l’Indonésie, la Turquie[15].
Même les pays du Sud qui ont commencé leur retour à la planification nationale par un « document de stratégie pour la réduction de la pauvreté » (DSRP) – dispositif déployé par la Banque mondiale à l’intérieur de son Initiative d’allégement de la dette – ont continué leur planification nationale, habituellement présentée sous forme d’un plan de développement national multisectoriel de moyen terme, sans être contraints de le faire par la Banque mondiale[16]. Depuis 2016, seulement deux pays, le Soudan et le Zimbabwe, ont publié un DSRP.
Le courant communicationnel et la planification au XXIe siècle
Le deuxième aspect concerne le changement fondamental dans la logique même de la planification. Alors que la planification à l’échelle nationale était en train de disparaitre dans les années 1980 et 1990, la théorie de la planification était en mouvance, notamment dans les milieux féministes[17] et urbanistes[18]. Leur ennemi commun était le modèle de planification « rationnelle » et linéaire. Le Gosplan soviétique tout comme les urbanistes américains de l’époque planifiaient tous de la même façon : l’élite définissait ses axes prioritaires et les cibles à atteindre et on répartissait les ressources en fonction de ses priorités ; on gérait tout pour atteindre les cibles. Selon cette logique, les problèmes de tout genre – en économie, dans la société et l’aménagement du territoire – peuvent se résoudre si on déploie cette logique linéaire d’intrants et d’extrants.
Le courant postmoderniste critiquait férocement cette logique et ce modèle de société, mais il n’est pas arrivé à proposer de véritables solutions en dehors d’une anomie et d’un libertarisme individualiste quasi absolu[19]. Les féministes et les urbanistes y ont répondu avec ce que Hamel appelle « le courant communicationnel[20] ». Ces acteurs réflexifs (praticiens et praticiennes, intellectuel·le·s et universitaires militants) ont adopté « une perspective qui situait au premier plan la question de la relation entre » les décideurs politiques et les citoyens[21]. La participation populaire, le dialogue, le questionnement de l’autorité et la recherche de l’amélioration continue, plutôt qu’un objectif prédéfini, en sont les leitmotivs. La source d’inspiration intellectuelle la plus proche est bien sûr Habermas, mais Gramsci n’est pas loin. La révolution est un long voyage qui passe par la société civile, pas un moment temporel précis.
Parmi les 262 plans de développement national publiés entre 2012 et 2021, 41 n’ont pas explicité la manière dont le plan a été élaboré. Mais les autres l’ont fait, et les résultats – obtenus à la suite d’une analyse du contenu conventionnelle[22] – sont intéressants. Presque un quart des autres 221 plans (N=52) ont été élaborés selon un processus purement étatique « rationnel » ; selon les auteurs de ces plans, aucune participation citoyenne n’a été sollicitée. Dans 45 % des cas (N=99), le gouvernement a consulté le public ou d’autres « parties prenantes » pendant le processus de planification ; de telles consultations ont généralement eu lieu à la suite de l’élaboration d’une ébauche du plan par le gouvernement. Et dans plus de 30 % des cas (N=70), les citoyens et citoyennes et d’autres parties prenantes (par exemple, le monde d’affaires, les universitaires, les organisations de la société civile, parfois les groupes religieux) ont participé de façon significative au processus de planification. Cette participation implique une consultation avant que les axes prioritaires ne soient définis, c’est-à-dire un véritable dialogue entre leaders et citoyens concernant les objectifs à poursuivre ; on y trouve une série de consultations et de rétroactions – un processus dialogique – et des rencontres en présence et en ligne, souvent avec des milliers de participants et participantes.
Bien sûr, certains régimes exagèrent le niveau de participation citoyenne et la contribution que de telles rencontres ont sur le contenu final du plan : par exemple, Oman a-t-il vraiment consulté sa population de façon si transparente et démocratique ? Mais même si ces processus sont imparfaits à certains égards – et ils le sont – ces processus ne sont pas sans importance. Au minimum, ils fournissent une légitimité aux forces populaires en dehors des sphères sous contrôle strict de l’État. Et ils transforment la planification en exercice potentiellement démocratique.
La dialectique… et la fin de l’époque néolibérale ?
Pourquoi des gouvernements ont-ils recommencé la planification nationale ? La raison principale se situe dans les défaillances du fameux « consensus de Washington[23] ». Celui-ci propose trois facteurs clés pour un développement sain : la stabilité macroéconomique, l’efficience microéconomique et la « bonne gouvernance ». Exclues de ce consensus – même dans sa forme élargie – sont toutes les questions qui ont intrigué Pierre Beaudet : la question nationale, les classes sociales, la participation citoyenne, les questions d’égalité et d’équité, le rôle de la société civile, de même que les enjeux d’environnement et de genre, et de cohérence de l’action publique.
Dans un processus dialectique que Pierre a bien exploré, la thèse néolibérale a créé ses antithèses et celles-ci sont maintenant universellement reconnues : inégalités croissantes, crise environnementale, crises financières, remise en question de la légitimité de l’ordre international libéral. « Le triomphalisme occidental des années 1990 et des années 2000 sonne désormais creux[24].» Mais à quoi ressemble la synthèse que ce processus dialectique va inévitablement produire ?
Les grands pays à revenu intermédiaire ne se contentent plus de garder leur place dans un ordre international créé par l’Ouest : « Les pays émergents veulent avoir leur mot à dire dans l’ordre international[25] »; ils ont récemment créé ou revitalisé divers organismes internationaux : l’Organisation de coopération de Shanghai[26], la Nouvelle Banque de développement[27] et la Banque de développement d’Amérique latine[28]. Les pays émergents « passent à l’attaque » tandis que les pays occidentaux dominants jouent « défensivement »[29].
On voit également cette indépendance d’esprit et d’action chez les grands pays en voie de développement dans leur plan de développement national. Certains pays, comme la Bolivie, le Mexique, la Turquie, réclament dans leur plan de développement national la nécessité de transformer les normes, les institutions et les organisations internationales ; créer un cadre normatif et règlementaire mondial plus égalitaire fait maintenant partie de l’ordre du jour du développement national.
Et il n’est plus question d’intégrer l’économie nationale au marché international comme dans les années 1980 ; beaucoup de ces plans prônent l’intégration de l’économie nationale tout court ! Bon nombre de ces plans promeuvent un dirigisme économique qu’on n’a pas vu depuis longtemps : mise sur pied des industries nationales « stratégiques », promotion des entreprises privées et paraétatiques comme « champions nationaux » sur la scène internationale, banques de développement national…
Conclusion
Qu’aurait pensé Pierre de tout cela ? Il l’aurait certainement trouvé intéressant, mais les résultats obtenus jusqu’à maintenant seraient restés pour lui insuffisants, voire décevants. Pierre aurait souligné le fait que le capitalisme mondial est loin d’être vaincu, et peut-être que les nouvelles formes de capitalisme national dans les pays émergents ne seront pas forcément meilleures que les formes de capitalisme actuelles.
Pierre aurait pourtant trouvé certains aspects de la nouvelle planification nationale attrayants, notamment l’affirmation accrue de diverses formes de résistance par les États du Sud face aux diktats des pays dominants. L’implication de la société civile et l’arrivée sur scène du « courant communicationnel[30] » et participatif dans les processus de planification nationale auraient également obtenu son approbation, même s’il s’était méfié des aspects performatifs chez certains régimes. Pour lui, l’élaboration d’un plan de développement national offrirait un nouveau terrain de contestation dans la lutte pour la justice et l’égalité, un terrain qu’il faut exploiter. Mais, dans son esprit gramscien, Pierre aurait également compris que la victoire n’est jamais gagnée une fois pour toutes, que la lutte continuera sous nouvelles formes et sur de nouveaux terrains, et que le résultat ultime n’est jamais garanti.
Les grands thèmes de la pensée de Pierre Beaudet restent pertinents pour la prochaine étape de recherche et d’action par rapport à la planification nationale : démocratie et société civile, processus dialectique, ancrage dans le contexte local, relation entre la question nationale et la lutte pour le socialisme. Pierre nous aurait poussés à approfondir nos études de ce phénomène émergent qui est la nouvelle planification nationale, en suivant ces axes, afin de construire un monde meilleur.
Même si on n’est pas arrivé à ce que Pierre aurait appelé le socialisme, on est très loin de l’apogée du néolibéralisme des années 1980 et 1990. Comme Gramsci le savait très bien, la transformation sociétale est une lutte de longue haleine. Merci, Pierre, pour la contribution intellectuelle et politique que tu as apportée à ces grandes batailles.
Par Lauchlan T. Munro,[1] professeur agrégé de l’École de développement international et mondialisation, Université d’Ottawa.
NOTES
- Je remercie sincèrement toutes mes assistantes et tous mes assistants à la recherche pour leur contribution : Ninette AbouJamra, Bhanu Acharya, Vanessa Bejar Gutierrez, Éric Dupuis, Laurence Granger, Fatima Ezzahra Halafi, Maryam Hosseini, Kablan P. Kacou, Leyan Malhis, Laura Martinez, Lilith Murie-Wilde, Endang Purwasari, Rithikesh Sumbhoolaul, Jiadi Wu. ↑
- Jacques Sapir, Le grand retour de la planification ?, Paris, Éditions Godefroy, 2022. ↑
- Chimhowu Admos, David Hulme et Lauchlan T. Munro, « The “new” national development planning and global development goals : processes and partnerships », World Development, vol. 120, 2019, p. 76-89. ↑
- Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard. 2009 (1944). Économiste hétérodoxe et anthropologue hongrois, Polanyi mettait en question la « naturalité » des concepts clés de la science économique libérale, notamment le marché, la concurrence, les marchandises. Pour Polanyi tout comme pour Marx, le capitalisme a des tendances autodestructrices mais les mécanismes sont différents pour les deux auteurs. ↑
- Pierre Beaudet (dir.), Les socialistes et la question nationale. Pourquoi le détour irlandais ?, Paris, L’Harmattan, 2015. ↑
- Antonio Gramsci, Cahiers de prison. Anthologie, Paris, Gallimard, 2021. ↑
- Pierre Beaudet, « La société civile et la lutte pour la paix en Angola », Review of African Political Economy, vol. 28, n° 90, 2001, p. 643-648. ↑
- Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tome 1. Rationnalité de l’action et rationnalisation de la société, Paris, Fayard. 1987. ↑
- Sapir, op. cit. ↑
- Chimhowu et al., op. cit. ↑
- OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques. ↑
- Lauchlan T. Munro, « The resurgence of national development planning : how did we get back here ? », International Development Planning Review, vol. 42, n° 2, 2020. ↑
- Hsiu-Fang Hsieh et Sarah E. Shannon, « Three approaches to qualitative content analysis », Qualitative Health Research, vol. 15, n° 9, 2005, p. 1277-1288. ↑
- ONU, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, résolution adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015. ↑
- Munro, op. cit. ↑
- Ibid. ↑
- Caroline Moser, Gender planning and development : revisiting, deconstructing and reflecting, DPU60 Working Paper Series : Reflections n° 165/60, Université de Londres, 2014. ↑
- Marie-Hélène Bacqué et Mario Gauthier, « Quatre décennies de débats et d’expériences depuis “A ladder of citizen participation”de S. R. Arnstein », Participation, urbanisme et études urbaines, vol. 1, n 1, 2011, p. 36 à 66. ↑
- Pierre Hamel, « La critique postmoderne et le courant communicationnel au sein des théories de la planification : une rencontre difficile », Cahiers de géographie du Québec, vol. 41, n° 114, 1997, p. 311–321. ↑
- Ibid. ↑
- Ibid. ↑
- Hsieh et Shannon, op. cit. ↑
- John Williamson, A Short History of the Washington Consensus, Peterson Institute for International Economics, 2004. ↑
- Lauchlan Munro, Les économies émergentes remodèlent l’ordre international libéral (et ce qu’il faut faire à ce sujet), note de recherche n° 5, Association canadienne d’études du développement international, 2021. ↑
- Ibid. ↑
- http://eng.sectsco.org/ ↑
- https://www.ndb.int/ ↑
- https://www.caf.com/ ↑
- Munro, op. cit. ↑
- Hamel, op. cit. ↑
Lettre à mon amie Najwa à Gaza
Appel urgent des syndicats palestiniens : mettez fin à toute complicité, arrêtez d’armer Israël
Conscientiser la lutte par la mémoire

Mal-être pluriel – Souffrances et résistances face à la psychologisation du social

INTRODUCTION AU DOSSIER – Notre époque voit se multiplier les publications et les gourous qui promettent de nous apprendre en trois « zooms » comment gérer intelligemment nos émotions, prévenir l’épuisement professionnel, etc. Toute une « industrie du bien-être » comme la nomme Zineb Farsi, autrice de Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme[1], s’est en effet développée depuis une quarantaine d’années.
Mais, paradoxalement, nous n’avons peut-être jamais été aussi éloignés de vivre de la façon harmonieuse promise. Les enjeux de santé mentale se diversifient et s’accroissent. On parle à présent d’anxiété de performance chez les jeunes, même de dépression qui éclate chez des enfants à l’école primaire. On parle moins d’autres mal-être, qui n’en sont pas moins présents : par exemple, la façon dont les femmes sont toujours contraintes de contrôler leurs émotions et leur corps ou la pression et les microagressions que subissent les immigrantes et immigrants racisés voulant s’intégrer à une société.
Qu’ont en commun ces différents constats ? Le fil conducteur de ce dossier n’est pas de livrer une analyse « totale » ou « globale » du capitalisme et de ses méfaits. D’autres l’ont fait avant nous, tel Franco Berardi avec son livre Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu[2] qui s’intéresse à l’augmentation des taux de suicide dans certains pays et aux tueries qui se répètent comme symptômes d’une logique systémique à l’œuvre.
Nous voulons plutôt attirer l’attention, comme on tire une sonnette d’alarme, sur la façon dont nous sommes piégés – et même consentants – par un discours idéologique et des représentations sociales qui constituent la marque de fabrique de cette ère néolibérale laquelle réclame un engagement total, et surtout excessif, au travail, aux études; qui nous somment de nous comporter de manière autonome tout en nous surveillant plus que jamais grâce notamment aux algorithmes utilisés par les plateformes numériques et les différents réseaux sociaux; finalement, qui nous amènent à nous dévaloriser, à nous sentir toujours en dessous de l’objectif à atteindre quand bien même nous donnons notre « 110 % ».
Deux phénomènes, faces d’une même médaille, peuvent rendre compte de l’ampleur et de l’emprise de la logique productiviste et marchande qui colonise dorénavant jusqu’à notre intimité[3]. D’une part, nous voyons progresser la médicalisation des comportements sociaux, une façon de dénier les ressorts structurels des nouvelles formes de stress ou d’anxiété produits par les modes de développement de nos sociétés, ou un moyen de dépolitiser ces comportements et de tenter de les vider de leur substance critique incontrôlable.
Loin de nous l’idée qu’il n’y aurait pas de maladies mentales, source d’importantes souffrances, comme le sont la dépression ou la bipolarité. D’ailleurs, paradoxe en réalité guère surprenant, ces maladies ne sont pas plus acceptées aujourd’hui qu’il y a quarante ans, ce qui constitue pour le moins un signe de l’emprise toujours forte des normes et du contrôle des populations.
Mais l’existence de pathologies mentales ne doit cependant pas nous empêcher d’interroger l’apparition de nouveaux troubles classifiés, à la façon dont Ian Hacking, dans son ouvrage Les fous voyageurs[4], a montré la volatilité de certaines maladies mentales qui se développent en même temps qu’elles sont identifiées par les spécialistes, et disparaissent quelques décennies plus tard, nous rappelant que certaines époques de bouleversements ou de chaos, comme l’est la nôtre[5], sont propres à engendrer des comportements atypiques. Durkheim l’avait déjà souligné avec son étude sur le suicide. Aujourd’hui, combien d’enfants se retrouvent diagnostiqués à l’école comme présentant un trouble du déficit de l’attention (TDAH) et doivent prendre des médicaments ?
Depuis quelques années, on voit toutefois apparaitre au sein de différentes disciplines, surtout dans les domaines de la sociologie, du travail social et de la psychologie, des travaux qui remettent en question la gestion politique de la maladie mentale. On assiste aussi à l’émergence d’actions collectives et de mouvements sociaux concernés par la santé mentale, comme le Mouvement Jeunes et santé mentale et le Mouvement Santé mentale Québec, qui dénoncent la médicalisation des problèmes sociaux et qui revendiquent de nouvelles approches d’intervention. Par médicalisation des comportements, nous nous référons à la tendance à ne considérer les problèmes de santé mentale que sous l’angle de l’intervention pharmacologique. Cela conduit à la surmédicalisation de la population qui ne s’attaque pas aux causes des troubles mentaux, mais vise à en contrôler les effets tout en minimisant l’importance des problèmes sociétaux qui génèrent des situations de malaise et de souffrance, et en laissant de côté les stratégies de prévention primaire en santé qui peuvent s’avérer beaucoup plus efficaces à long terme.
D’autre part, la psychologisation du social, évoquée en introduction avec l’essor de « l’industrie du bien-être », s’est largement déployée : de la psychanalyse ou de philosophies existentielles comme l’est originellement le yoga, on ne retient que des boites à outils pour mener « un travail sur soi ». Et nous voilà sommés de savoir gérer notre stress ou notre anxiété sans nous attarder sur les situations sociales, économiques, culturelles avec lesquelles la santé mentale se construit et interagit.
Comme le soulignait Robert Castel[6], qui avait anticipé la dérive des pratiques psychiques dans cette mise en thérapie généralisée des « normaux » au nom de « la maximisation de [leurs] potentialités », l’individu est certes considéré comme un être relationnel, « mais c’est du collectif décollectivisé […], qui se limite à l’interrelationnel ». Exit les normes sociales contraignantes, les relations de travail et la logique gestionnaire, la charge mentale de la toujours présente double journée de travail des femmes, la stigmatisation des migrantes et migrants sans statut, des chômeuses et chômeurs, des assisté·e·s sociaux, etc.; il n’y a plus que des enjeux individuels et c’est sur l’individu que repose la charge d’atteindre les objectifs en adoptant les bons comportements. La psychologie est ainsi mise au service de la « normalisation » des êtres humains dénonce Eugène Enriquez : « C’est la grande perversion de la psychologisation : non seulement c’est l’individu – et jamais le collectif de travail – qui est jugé sur son travail, et en même temps, il est jugé sur sa personnalité[7] ».
En quoi consentons-nous à ces processus ? Bowles et Gintis, deux économistes férus de démocratie, ont bien mis en évidence la grande force du libéralisme par rapport au marxisme, soit le fait de reconnaitre une place à l’agir individuel[8]. Notre modernité est associée au processus d’individualisation. Quoi de plus séduisant aujourd’hui – et subliminal aux images et égoportraits circulant sur les réseaux sociaux – que ce discours qui promet la réussite et l’admiration des pair·e·s à tous ceux et celles qui osent prendre des risques en devenant « entrepreneur de soi » ?
Cependant, agir individuel et agir collectif sont inextricablement imbriqués. Nous sommes mieux outillés à présent, sociologiquement parlant, pour comprendre comment le collectif sous différentes formes (protection sociale, droit du travail, mouvements sociaux féministes, antiracistes ou, pour les classes sociales nanties, héritage, capital économique et symbolique, réseaux sociaux construits par la fréquentation de prestigieuses écoles, etc.) ouvre ou ferme des possibilités de choix pour les individus et atténue ou amplifie les inégalités multiples qui structurent nos sociétés.
Mais dans la vision libérale, les analyses en termes de rapports sociaux de classe, de sexe, de race, d’âge… n’ont pas leur place. Comme l’indiquent Bowles et Gintis, le libéralisme n’accorde, à la différence de Marx, aucune place à l’agir collectif. Incapable de saisir ce qui fait système et dépasse l’addition de volontés individuelles, le libéralisme ne peut que rabattre sur l’individu – et ce, au prix d’une souffrance sociale croissante – tous les problèmes sociaux et économiques qui constituent autant de dissonances cognitives pour cette idéologie. Autrement dit, la vision libérale de l’agir individuel ne peut fonctionner qu’à condition de considérer ceux et celles qui échouent comme des personnes immatures, en échec, des « mineurs » qui doivent parfaire leur apprentissage[9], et qui n’ont donc pas les mêmes mérites (individuels par définition) parce qu’ils n’arrivent pas à « gérer intelligemment leurs émotions », c’est-à-dire à se conduire de façon stratégique, et performer : ainsi des femmes qui n’arrivent pas à briser les plafonds de verre, des migrants qui choisissent mal leurs orientations et réseaux, des jeunes qui ne résistent pas à la pression des études et à l’insécurité des emplois précaires, des personnes issues de la « diversité[10] » qui se complairaient dans une culture de la pauvreté et de la délinquance[11], etc.
La pandémie de COVID-19 nous a toutefois refait la démonstration à la grandeur de la planète qu’il existe des inégalités multiples et systémiques, et que nous n’étions pas égaux face à la charge mentale que la pandémie et le confinement faisaient peser sur nous. Avoir ou pas la possibilité de s’isoler et de percevoir des revenus, ou de télétravailler et diriger une équipe depuis son chalet, ou être privé de tout parce qu’on effectue un travail informel ou précaire, n’a bien évidemment pas les mêmes conséquences.
Autrement dit, celles et ceux qui se sont remis le plus vite du confinement n’étaient pas nécessairement les plus forts mentalement, mais plutôt celles et ceux qui avaient conservé, grâce à leur position sociale et professionnelle, une marge de manœuvre individuelle, permettant même à certains d’entre eux de transformer ce moment en une façon d’expérimenter un autre rapport au monde. Parallèlement, des personnes âgées aux faibles revenus ou particulièrement isolées ont fini par se sentir abandonnées ou ont perdu définitivement leur mobilité, des femmes dépendantes d’un conjoint violent n’ont pu faire appel aux ressources communautaires et certains corps de métier, comme les préposées aux bénéficiaires, où se concentrent les personnes racisées ou migrantes, ont traversé des expériences traumatisantes : livrées parfois à elles-mêmes dans des résidences privées pour ainé·e·s où le personnel médical manquait, elles ont assisté, sans moyen d’y faire face, à la souffrance et à la mort de ces ainé·e·s abandonnés.
En jetant ainsi une lumière crue sur les difficiles épreuves auxquelles est confronté tout un monde ignoré, non reconnu, voire méprisé parce qu’effectuant des tâches qui – consubstantiellement aux divisions du travail genré, racisé et de classe – ne sont pas destinées à obtenir de la reconnaissance, car elles « appartiennent à ces catégories de travail “pénible et salissant” constituant “un bien négatif, qui s’accompagne habituellement d’autres biens négatifs, à savoir la pauvreté, l’insécurité, la maladie, des atteintes corporelles, de la honte et de l’humiliation”[12] », la pandémie a dévoilé l’opposition binaire qui sous-tend la vision libérale de l’individu. Elle a aussi contribué à mettre au premier plan les enjeux de santé mentale[13] en les considérant non plus comme des enjeux relevant de la responsabilité individuelle, mais bien de la société et des États, comme l’a énoncé l’Organisation mondiale de la santé en indiquant, lors d’une réunion à Athènes en 2021 de ministres et responsables de la santé, que « la santé mentale et le bien-être doivent être perçus comme des droits humains fondamentaux ».
Par ce dossier sur le mal-être pluriel, nous souhaitons stimuler une discussion plus large sur les façons de construire une société respectueuse de la santé mentale et du bien-être, en s’attaquant aux inégalités et aux racines structurelles de la souffrance psychologique. Conjointement, en explorant la psychologisation du social et la responsabilisation individuelle de la santé mentale, nous insistons sur l’importance d’une approche intersectionnelle des systèmes d’inégalités pour comprendre l’impact différencié du capitalisme sur la santé mentale des femmes, des minorités, des jeunes et des communautés autochtones. C’est d’ailleurs ce par quoi nous ouvrons ce dossier.
Présentation des articles du dossier
Capitalisme, colonialisme, patriarcat et intersectionnalité des mal-être
Dans ses éditions numériques de la fin aout, Radio-Canada a publié un reportage sur les hikikomoris[14], ces Japonaises et Japonais qui vivent reclus dans leur chambre depuis des années et qui n’échangent avec d’autres qu’à l’aide de leur cellulaire ou d’Internet. Les jeunes constituent une grande partie de ces personnes et sont plus souvent candidats au suicide que la plupart des personnes d’autres tranches d’âge. Un phénomène spécifique au monde nippon ? Certes, la société japonaise incarne une société axée sur la performance, où la pression mise sur les jeunes est, comme en Corée du Sud, immense. Cependant, n’est-ce pas ce qui nous guette si rien ne s’y oppose ? Dans son article « Les jeunes ni en emploi, ni aux études, ni en formation : pression sociale, mal-être et résistance », Quentin Guatieri mentionne qu’au Québec, onze pour cent des jeunes qu’on appelle NEET, sont dans cette situation. Est-ce à dire, comme le soutiennent les politiques publiques, d’abord soucieuses de pallier les pénuries de main-d’œuvre à moindre coût, que ces jeunes sont passifs et n’ont aucun sens de leur responsabilité individuelle ? L’auteur dépeint le sentiment de mal-être qui envahit ces jeunes confrontés à ces discours et politiques de normalisation, mais il présente aussi en quoi leur attitude diffère de celle des jeunes Japonais dépeints dans les récits de Radio-Canada comme honteux de ne pas suivre la voie qu’on leur avait tracée. Car l’attitude des jeunes NEEF représente à la fois une critique du fonctionnement du marché du travail, qui ne leur offre que la précarité, et une façon de mettre à distance « ces injonctions sociales à “se changer” et à se “réintégrer” à n’importe quel prix ».
La compassion est au cœur du care. Mais dans cette société où la marchandisation grignote toutes les sphères de la vie quotidienne, nous ne choisissons pas les conditions dans lesquelles nous prenons volontairement soin des autres, de nos proches en particulier, jusqu’à s’épuiser pour satisfaire cet engagement moral envers la vulnérabilité d’autrui, qui est à la source du care. Comme le souligne le titre de son article, « La fatigue de compassion dans une société capitaliste et patriarcale », Catherine Côté montre les multiples répercussions pour les femmes, car le care est « hautement genré », de cette activité bénévole qui oblige le plus souvent à réduire son temps de travail rémunéré et donc ses revenus, faute d’une reconnaissance par l’État de la proche aidance, et qui finit par conduire à des formes d’épuisement. Cet épuisement se retrouve aussi dans les activités de care salariées, où les impératifs de rentabilité conduisent à n’examiner la productivité que sous un angle marchand qui entre en contradiction avec l’empathie nécessaire pour « prendre soin ». Résultat : « des sentiments de frustration, de déconnexion, d’intolérance, de mélancolie… » jusqu’à ne plus éprouver de compassion.
Dans l’article « La vulnérabilité des travailleurs agricoles mexicains saisonniers face à la COVID-19 », Zuemy M. Cahuich Cahuich examine la migration circulaire entre le Mexique et le Canada pendant la pandémie de COVID-19, et met en évidence l’accroissement des conditions de vulnérabilité des travailleuses et travailleurs saisonniers mexicains. Les données proviennent d’entretiens réalisés entre 2019 et 2021 avec des travailleurs et des fonctionnaires gouvernementaux participant au programme PTAS dans l’État de Quintana Roo au Mexique. La pandémie a révélé la précarité structurelle des travailleurs agricoles temporaires, souvent marginalisés par un capitalisme axé sur les profits au détriment de leur bien-être.
Dans l’article « Néolibéralisme, risque et suicide », Eliana Cárdenas, chercheuse sur le suicide, aborde dans une entrevue la relation entre la rationalité néolibérale et son impact sur la santé mentale et le suicide. Selon Cárdenas, le suicide doit également être compris comme un acte politique et une forme de résistance face à un système qui a marginalisé et exploité les communautés. Dans ce contexte, le suicide cesse d’être un acte individuel pour devenir une manifestation collective, résultant directement d’un modèle socio-économique défaillant.
Mal-être dans les organisations du travail
La deuxième partie de ce dossier est consacrée aux organisations du travail dominées par les (grandes) entreprises entretenant différents liens de subordination avec leurs salarié·e·s ou ce que les plateformes numériques appellent leurs collaborateurs. Un changement de paradigme majeur dans le management et la gestion des ressources humaines s’est opéré à partir des années 1980; cette partie en éclaire les conséquences sur la santé mentale.
Dans le premier article, « Le bien-être par l’autonomie au travail : historicisation d’une impasse », Isabelle Ruelland nous propose de resituer comment le management s’est intéressé au bien-être au travail et comment les transformations sociales et économiques du capitalisme contemporain ont abouti à instrumentaliser le désir d’autonomie pour le présenter comme un vecteur essentiel du bien-être au travail et pour obtenir un engagement immodéré, mais très contrôlé. En déconstruisant les fondements historiques, elle montre « les relations paradoxales que l’autonomie doit entretenir désormais avec la contrainte et le contrôle » et comment ces relations paradoxales « participent d’un mal-être grandissant des travailleurs et travailleuses dans les organisations ».
À contrepied des discours qui nous répètent ad nauseam qu’il ne tient qu’à nous-mêmes de réussir notre vie et que l’entreprise est le lieu du bonheur, Isabelle Fortier, dans « Les voies trompeuses de la réalisation de soi au travail », déconstruit pas à pas cette idéologie selon laquelle on pourrait atteindre un « idéal du moi » au travail. Soulignant comment le néolibéralisme institue le modèle de l’entrepreneur de soi en reprenant un discours sur le désir qui provient de la comète des années 1968, elle détricote la fable néolibérale selon laquelle l’entreprise pourrait faire le bonheur de ses salarié·e·s en montrant sur quoi ce nouvel enchantement repose en fait : l’imposition de nouvelles finalités au travail où la qualité du travail est réduite à des indicateurs quantitatifs maitrisés par des gestionnaires qui peuvent suivre une évolution sans même connaitre le travail réel effectué; la mise en concurrence qui en résulte, pour celles et ceux qui accomplissent les tâches, entre souci de soi et souci du travail bien fait; le changement des modalités de reconnaissance qui conduisent à l’épuisement professionnel, etc. Agir contre ces processus exige, nous dit Isabelle Fortier, de redonner du pouvoir aux travailleurs et travailleuses sur le plan individuel, mais aussi collectif.
Le travail émotionnel que fournissent les femmes dans leurs activités de care au sein de la famille a été théorisé par la sociologue Archie Russel Hochschild. Dans l’article « La positivité toxique : la dictature du bonheur au travail », Angelo Soares montre comment la « psychologie positive » permet d’instrumentaliser cette capacité de l’humain à travailler ses émotions pour en faire des « marchandises fictives ». Après avoir déconstruit l’opposition entre pensée et raison pour montrer la place des émotions dans toutes les activités humaines, l’auteur s’attaque à la façon dont la « psychologie positive » normalise ce que nous devrions ressentir et rejeter selon le discours entrepreneurial. Tout un processus qui conduit aux injonctions sur le bonheur au travail, mais aussi à un travail de l’individu pour effacer de son esprit les dissonances cognitives que ce processus fait bien sûr émerger, et qui sont source de souffrance. Angelo Soares souligne aussi que les « émotions sont traversées par différents rapports sociaux », notamment, selon que l’on est femme ou homme, racisé·e ou pas, on aura droit ou pas à exprimer certaines émotions.
Les plateformes numériques sont bien connues. Mais qui sait vraiment que « collaborer » à ces plateformes ne signifie pas qu’on ait un tel pouvoir individuel ou collectif, bien au contraire. Dans son article « Les conducteurs Uber : entre l’illusion du choix et la surveillance panoptique », qui repose sur une ethnographie effectuée à Montréal, Rabih Jamil dévoile les conditions de travail dans cette entreprise des NATU[15]. Alors qu’Uber promet autonomie, flexibilité, liberté, les conducteurs doivent se conformer à un comportement de façade très dépersonnalisant car ils se savent surveillés par l’application Uber, à chaque instant de leurs interactions avec les clientes et clients, ceux-ci les évaluant en outre à la fin de la course en fonction de ce qu’Uber leur a promis. Dans ces conditions, pourquoi rester ? Ce ne sont pas n’importe quelles personnes qui se retrouvent prises dans la toile de l’application Uber; le plus souvent, ce sont des personnes minorisées, confrontées à la précarité, qui n’ont guère le choix de leur travail, comme c’est le cas des immigrants racisés à Montréal.
Après avoir énoncé en introduction les liens entre organisation du travail et santé mentale, Mélanie Dufour-Poirier et Nicolas Chaignot Delage déplorent, dans « Santé mentale au travail et action syndicale : des défis à relever », que, hormis le stress post-traumatique, les enjeux de santé mentale ne sont pas reconnus au Québec dans les lois sur la santé et sécurité au travail, qui viennent pourtant de faire l’objet d’une réforme. Or, c’est dorénavant considéré par l’Organisation internationale du travail et l’Organisation mondiale de la santé comme faisant partie des droits fondamentaux des êtres humains. Cette législation trop timorée ne facilite pas la tâche des syndicats. Cependant, force est de constater que nombre d’entre eux restent pris dans le discours de la psychologisation du social, renvoyant à la « fragilité psychologique [d’un] travailleur » ce qui relève en réalité de l’organisation du travail. L’article propose ensuite des pistes pour que les syndicats relèvent ces défis.
Résistances individuelles et collectives
En ouverture de cette troisième et dernière partie du dossier, par son article « Le pouvoir d’agir dans une société de performance », Jacques Rhéaume nous convie à une réflexion plus générale sur les conditions du pouvoir d’agir individuel. Commençant par une synthèse de ce qui a été le projet de la modernité en Occident et de la façon dont celui-ci s’est réduit dans la vision néolibérale, l’auteur nous amène à examiner le regard que porte Eugène Enriquez sur les formes d’exercice du pouvoir, qui oscillent entre affirmation collective et idéalisation d’un chef; il en ressort que c’est dans l’articulation entre l’agir individuel et l’agir collectif que se situent les perspectives démocratiques et l’accessibilité partagée à un agir individuel en tant que « sujet social ». Jacques Rhéaume l’illustre en faisant appel à la sociologie clinique qui s’appuie tant sur les récits de vie/récits d’histoires organisationnelles que sur les échanges en groupe pour permettre aux individus ou aux organisations communautaires, soit de redonner du sens à leur travail et de se réapproprier un pouvoir d’agir individuel et collectif, soit de réinsuffler une vie démocratique et de choisir ses orientations « à la lumière des expériences passées » et dans les contextes dans lesquels nous évoluons.
Pour mieux comprendre les dynamiques qui animent les mouvements sociaux revendiquant un traitement différent de la problématique de la santé mentale, l’article intitulé « C’est fou la vie, faut pas en faire une maladie ! » nous livre une histoire d’indignation et de lutte contre la médicalisation des difficultés vécues par les jeunes. Signé par Myriam Lepage Lamazzi et Jimmy Chabot du Mouvement Jeunes et santé mentale, il relate l’histoire et les revendications du mouvement et le combat de ces jeunes contre la médicalisation au Québec. Ils ont développé des outils: une affiche, une vidéo, un manifeste et une déclaration commune.
Dans l’entrevue, « Politiser les “plaintes” systématiquement dévalorisées par l’institution », Nathalie Morel explique comment les propos de ses collègues de la Fédéraation autonome de l’enseignement (FAE), qui « se plaignaient d’épuisement, d’anxiété de performance, c’est-à-dire du sentiment de n’être jamais à la hauteur », l’ont amenée à s’intéresser aux travaux de Marie-France Maranda en psychodynamique du travail, car celle-ci a souligné pourquoi et comment la profession enseignante est source de risque pour la santé mentale. Nathalie Morel a ensuite convaincu ses collègues de l’exécutif de la FAE de mener une recherche-action avec une équipe de spécialistes. L’entrevue permet de comprendre comment la FAE a pu se réapproprier cette recherche jusqu’à proposer, dans le cadre des négociations de la convention collective post-pandémie, un projet-pilote financé par l’employeur public pour favoriser la prise de parole des enseignantes sur leurs conditions de travail et sur le fait que les directions prennent en compte leurs suggestions. La recherche a permis aussi d’établir un guide à l’usage des enseignantes et enseignants et regroupant des bonnes pratiques face aux différentes situations qui les isolent et les épuisent, en s’appuyant sur les récits de pratiques réalisés dans le cadre de la recherche.
Par Carole Yerochewski, Cécile Van de Velde, Alain Saint-Victor, Isabelle Ruelland, Chantal Ismé, Salvador David Hernandez.
NOTES
- Zineb Farsi, Le Yoga, nouvel esprit du capitalisme, Paris, Textuel, 2023. ↑
- Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu, Montréal, Lux, 2016. ↑
- Voir Anne Jourdain et Sidonie Naulin, « Marchandiser ses loisirs sur Internet : une extension du domaine du travail ? », dans Sarah Abselnour et Dominique Méda (dir.), Les nouveaux travailleurs des applis, Paris, Presses universitaires de France, 2019 et Patrick Cingolani, La colonisation du quotidien, Paris, Éd. Amsterdam, 2021. ↑
- Ian Hacking, Les fous voyageurs, Paris, La Découverte/Empêcheurs de tourner en rond, 2002. ↑
- Voir le texte résumé de Beverly J. Silver et Corey R. Payne, traduit par Emmanuel Chaput, « Crise de l’hégémonie mondiale et accélération de l’histoire sociale », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 25, hiver 2021. ↑
- « D’où vient la psychologisation des rapports sociaux ? », entrevue de Robert Castel et d’Eugène Enriquez par Hélène Stevens dans Sociologies Pratiques, vol. 2, n° 17, 2008. ↑
- Ibid. ↑
- Samuel Bowles et Herbert Gintis, La démocratie post-libérale. Essai politique sur le libéralisme et le marxisme, Paris, La Découverte, 1988. ↑
- Ibid. ↑
- Euphémisme utilisé par le management, à la place de personnes racisées, pour masquer le caractère systémique du racisme. ↑
- Voir la critique de Keeanga-Yamahtta Taylor dans Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine, Marseille, Agone, 2017. ↑
- Stefan Voswinkel, Isabelle Gernet, Emmanuel Renault, « L’admiration sans appréciation. Les paradoxes de la double reconnaissance du travail subjectivisé », Travailler, vol. 2, n° 18, 2007, p. 59-87, citant Walzer, 1994, p. 244.
- Selon Statistiques Canada, la pandémie et le confinement ont eu des « répercussions négatives sur le bien-être et l’état de santé mentale autodéclarés, surtout chez les jeunes Canadiens et Canadiennes ». Toutefois l’institut de statistiques relève aussi que d’autres facteurs que la pandémie sont intervenus dans les taux de surmortalité, ce qui renvoie aux inégalités dans le type d’emploi ou de logement occupé, les possibilités d’accès aux soins, mais comprend aussi chez les jeunes (et la population) une « surconsommation » d’alcool et de drogues entrainant des surdoses. On a ainsi dénombré 6310 décès attribuables aux empoisonnements et surdoses accidentelles en 2021 contre 4605 en 2020 et 4830 en 2017. ↑
- Guillaume Piedboeuf, « Seuls au soleil-levant. Les fantômes de Tokyo », Radio-Canada, récits numériques, 28 aout 2023, < https://ici.radio-canada.ca/recit-numerique/5860/solitude-isolement-ermite-hikikomori-syndrome>. ↑
- Acronyme réunissant les géants étatsuniens des plateformes numériques (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) qui se sont implantés en cassant un modèle d’affaire préexistant, en l’occurrence la filière des taxis pour Uber. ↑
Les crimes de guerre d’Israël dans la bande de Gaza

Des gouvernements irresponsables face à l’urgence climatique et à la détérioration de notre environnement

ÉDITORIAL – Après les inondations, le verglas, les tornades, les pluies torrentielles, ce sont d’importants feux de forêt qui ont fait rage et qui perdurent à plusieurs endroits au Québec et ailleurs au pays. Une fumée épaisse et étouffante a recouvert le Québec à plusieurs reprises depuis juin. Ces feux ne sont pas que des phénomènes reliés aux cycles naturels de la forêt nordique. Ils constituent la triste démonstration des conséquences des changements climatiques, n’en déplaise aux complotistes tel Maxime Bernier qui accusent de supposés « terroristes verts » d’avoir allumé les grands feux de forêt de cet été. Face à cette situation, il faut de façon urgente réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES), mais également veiller à la santé des écosystèmes et à la protection du territoire et des sources d’eau, de façon à ouvrir la voie à un changement majeur de notre rapport à la planète en rompant avec le credo de la croissance et du développement. L’enjeu est considérable : on parle ici des conditions de vie des générations futures et à terme de l’existence d’une planète habitable.
Inaction scandaleuse et irresponsable des gouvernements
Devant cette situation, l’inaction des gouvernements, tant provincial que fédéral, est scandaleuse et irresponsable. Ils ne mettent de l’avant aucun plan d’ensemble. Ils ne proposent aucune véritable transition énergétique et environnementale.
Le gouvernement Legault : branché sur le privé
Le titre du plan du gouvernement Legault, Plan pour une économie verte 2030, résume assez bien ses objectifs. Comme l’écrivait Bernard Rioux, il s’agit « d’une politique environnementale visant le verdissement de l’accumulation du capital[1] ». Le cœur de ce plan est l’électrification : remplacer les véhicules à essence (automobiles, camions, etc.) par des véhicules électriques, et cela, sans vision globale, sans analyse des conséquences de ce choix. Par exemple, malgré ses bienfaits, la filière électrique exige pour la production des batteries une grande quantité de matières premières comme le lithium, le cobalt, le cuivre, ce qui implique une course à l’exploration et à l’exploitation minières.
C’est ainsi que l’on a vu au Québec le nombre de claims (concessions minières) faire un bond de 65 % en l’espace de deux ans[2]. De 182 800 claims en vigueur en 2020-2021, ce nombre est passé à 302 564 en février 2023, la majorité dans le Nord-du-Québec, en territoire autochtone. Dans le sud, des villages complets découvrent être l’objet de claims miniers, d’autres sont en zone de villégiature et au cœur de projets d’aires protégées. En plus des effets dévastateurs sur l’environnement de cette exploration minière, cette dernière représente une menace directe pour la protection de la biodiversité et d’écosystèmes importants, comme la région de la rivière Magpie, de la rivière Cascapédia, de la Moisie[3]… Mais le gouvernement y voit surtout une bonne occasion d’affaires.
L’explosion des claims miniers s’ajoute à un régime forestier qui vient d’être révisé et qui permet de concentrer les coupes sur de plus grandes superficies, ce qui facilite la récolte de bois par l’industrie. Depuis 30 ans, les coupes dans la forêt publique ont grandement transformé cette dernière. « Ainsi, d’un paysage dominé par les vieilles forêts, nous en sommes aujourd’hui à un paysage fortement dominé par de jeunes forêts. Ce constat n’est pas sans conséquences tant sur le fonctionnement de l’écosystème et sa biodiversité que sur la disponibilité de la fibre dans les prochaines années. Ce n’est pas le caribou qui va faire perdre les emplois, c’est notre insatiable soif de croissance dans un univers où les ressources sont limitées[4] ». Les coupes forestières se font aussi de plus en plus à proximité des zones habitées et l’érosion provoquée par les coupes à blanc met en péril la qualité de l’eau potable[5].
La politique-cadre d’électrification du gouvernement Legault va faire exploser la demande en électricité. Alors que le Québec était en situation de surplus d’électricité il y a quelques années, on évoque maintenant la construction de nouveaux barrages pour pallier le manque prochain… Serait-ce une occasion de privatiser davantage la production d’énergie par les éoliennes et les petits barrages ?
Dans le plan caquiste, il n’est jamais ou très peu question d’économie d’énergie, de réorganisation des transports, de diminution de l’usage de l’auto solo[6] ou de développement des transports collectifs. Depuis plusieurs années, on assiste impuissant à une baisse du service des autobus régionaux et des trains. Au même moment, le développement du réseau autoroutier se poursuit, le Québec se divise sur la question d’un « troisième lien » entre Québec et Lévis et le parc automobile augmente plus vite que la population. Il faut changer de cap, car le secteur des transports est le principal émetteur de GES[7].
En 2019, le Canada trônait comme champion mondial de la production des GES par habitant, devant les États-Unis[8] (15,4 tonnes/habitant vs 14,7). Malgré son hydroélectricité, le Québec dégage 9,9 tonnes de GES par habitant contre 6,1 pour les pays européens.
Le gouvernement Trudeau : l’homme qui plantait des arbres
Au fédéral, la présence de l’ex-militant écologiste Steven Guilbeault comme ministre de l’Environnement semble avoir peu d’influence sur le gouvernement de Justin Trudeau. Pour les libéraux, il serait possible de lutter contre le réchauffement climatique tout en exploitant le pétrole tiré des sables bitumineux, d’en développer la production et de l’exporter à l’international. Le plan fédéral comporte encore et toujours de grosses subventions aux compagnies pétrolières, malgré l’engagement répété d’y mettre fin. En 2018, ce gouvernement « vert » a acheté l’oléoduc Trans Mountain permettant le transport du pétrole des sables bitumineux vers le Pacifique pour l’exportation. En 2019, il ajoute un projet d’agrandissement de 30 milliards de dollars[9] promettant de doubler le pipeline de Trans Mountain existant. Au moment où la planète doit réduire sa dépendance aux énergies fossiles, l’entreprise pourra transporter annuellement au moins 260 millions de barils de pétrole, et ce, pour plusieurs années. Comment le gouvernement peut-il encore affirmer que le pays se dirige vers la carboneutralité d’ici 2050 ?[10]
Au cœur de la solution mise de l’avant par le gouvernement fédéral se trouve la promesse de planter deux milliards d’arbres d’ici 2031, un engagement qui nécessiterait de planter 300 millions d’arbres par an…et critiqué par le commissaire fédéral à l’environnement et au développement durable en raison notamment de son caractère trop sommaire[11].
Écoblanchiment et contradictions dans les discours
Comme l’écrit le physicien Miguel Deschênes, « aujourd’hui, au Québec, tout est vert : le gaz naturel, les autos électriques, l’avion, le train, le tramway, les tunnels, les éoliennes, les exploitations forestières, les mines, les barrages et maintenant, comble du ridicule, l’énergie nucléaire[12] ». On accorde des tarifs préférentiels d’électricité aux grosses entreprises polluantes comme les alumineries et les fonderies, on continue de subventionner grassement les pétrolières, notamment pour des technologies peu crédibles de stockage et de séquestration du carbone. Les gouvernements et les politiciens et politiciennes parlent de plus en plus de la crise climatique, ils font semblant de s’y intéresser, mais ils continuent de soutenir un statu quo destructeur.
Selon Karel Mayrand, coprésident du Partenariat Climat Montréal, la plupart des plans d’adaptation des gouvernements et des municipalités se résument « à produire des études, à planter des arbres et à mettre à niveau certaines infrastructures sans véritable plan d’ensemble. […] Il en résulte une courtepointe de mesures qui n’ont pas d’effet véritable sur l’ensemble de nos infrastructures et de nos communautés[13] ».
Par exemple, lors du dernier budget, le gouvernement Legault a bonifié les investissements dans le Plan pour une économie verte 2030, par des mesures pour réduire la demande d’électricité en période de pointe, mais il repousse le même jour l’élargissement de la consigne, contrairement à ce qui avait été promis en 2022. Il se montre très timide sur des mesures qui permettraient d’avoir un impact plus significatif sur les habitudes de la population.
Quant au duo Trudeau-Guilbeault, il a annoncé une enveloppe d’environ 230 millions de dollars pour divers projets à petite échelle tels que le remplacement des systèmes de chauffage au mazout pour les ménages à faibles revenus et la plantation de 275 000 arbres à Montréal et à Vaudreuil-Dorion.
Non seulement les gouvernements n’ont pas de véritables plans, ils font preuve d’une grave hypocrisie envers les citoyennes et les citoyens. Les exemples à cet égard pleuvent. Les batteries vertes subventionnées par le Québec alimenteront de grosses voitures ultra lourdes et énergivores, comme les Hummers. Pire encore, les entreprises de la filière des batteries dans le parc industriel de Bécancour utiliseront du gaz naturel comme intrant et non de l’électricité. Hydro-Québec a même conclu une entente avec Énergir pour convertir des systèmes de chauffage au gaz à la biénergie, permettant à l’entreprise de continuer à vendre son gaz de schiste pendant plusieurs années encore. De son côté, Steven Guilbeault a approuvé récemment un mégaprojet d’expansion d’un port de conteneurs qui pourrait affecter plusieurs espèces en péril en Colombie-Britannique.
Injustice climatique
Nous devons le clamer haut et fort : tout le monde n’est pas égal face aux changements climatiques. Certaines personnes et groupes sont plus vulnérables, principalement selon leur profil socioéconomique : les personnes ainées, les enfants, les populations racisées, les travailleurs et travailleuses des industries saisonnières, les personnes à faible revenu ou atteintes de problèmes de santé chroniques et les Autochtones[14]. Il s’agit là d’une question de santé publique et non d’un problème individuel. Il y a donc une responsabilité d’action qui va au-delà de propositions de projets à la société civile. En milieu urbain, la chaleur extrême et la pollution atmosphérique notamment appellent des actions et des budgets qui doivent vraiment être plus importants : en plus de la diminution draconienne des émissions de GES, il faut rapidement augmenter le verdissement des milieux de vie, la déminéralisation des surfaces, la protection des sources d’eau et des rives, l’adaptation des bâtiments.
Des gouvernements passifs selon la population
En septembre 2019, 500 000 manifestantes et manifestants étaient dans les rues de Montréal à l’occasion de la grande marche pour le climat en présence de la militante Greta Thunberg. Cet élan fut ralenti par la pandémie. Toutefois, un sondage CROP publié en mai 2023[15] révèle que la préoccupation des Québécoises et Québécois pour l’environnement est toujours bien présente : 84 % des répondants accordent un haut « niveau de responsabilité » aux gouvernements du Québec et du Canada en matière de lutte contre le réchauffement climatique. Ce sont d’abord les gouvernements et les grandes entreprises qui doivent se responsabiliser. Selon Valériane Champagne St-Arnaud, professeure au département de marketing de l’Université Laval, les citoyens et citoyennes comprennent qu’une partie de la solution est entre leurs mains, mais ils savent aussi qu’il y a une limite à ce qu’ils peuvent faire individuellement. C’est pour ça qu’ils en exigent davantage de la part des gouvernements[16].
Conclusion : repolitiser la question climatique
Ce récent sondage démontre bien que la population n’est pas d’accord avec l’attitude irresponsable des gouvernements. Les politiques « au ton vert pâle » de ceux-ci nous dirigent vers un échec lamentable et de graves conséquences sur les écosystèmes et les populations. Il faut de toute urgence de véritables plans d’ensemble des gouvernements.
Il est cependant clair que la crise climatique ne peut être résolue sans changer notre système économique de façon radicale. On ne peut ignorer les liens entre le capitalisme, le néolibéralisme et la destruction écologique. Il est urgent de repolitiser la question climatique et environnementale.
Par Flavie Achard et Milan Bernard, pour le comité de rédaction.
NOTES
- Bernard Rioux, « Le gouvernement Legault et le verdissement du capital », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 27, hiver 2022. ↑
- Alexandre Robillard, « Hausse de 65 % du nombre de claims miniers au Québec », Le Devoir, 3 mai 2023. ↑
- Alexandre Shields, « Des titres miniers bloquent des projets de protection de la biodiversité », Le Devoir, 4 mai 2023. ↑
- Louis De Grandpré, « La forêt, ce n’est pas de la rhubarbe », Le Devoir, 4 octobre 2022, et Julie Tremblay, « Les coupes forestières dorénavant permises sur de plus grandes superficies », Radio-Canada, 25 janvier 2021. ↑
- La Vitrine, « Coupes forestières au lac Kénogami : la dégradation visuelle est débutée », Le Quotidien, 3 mars 2022 et Radio-Canada, Émission La semaine verte, Lacs sous surveillance, 4 décembre 2021. ↑
- Le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, a déclaré de façon désinvolte à la mi-août qu’il fallait réduire de moitié le nombre de véhicules au Québec, sans préciser le comment. Il s’est fait rapidement rabrouer par le premier ministre. Tommy Chouinard et Hugo Pilon-Larose, « Fitzgibbon persiste et signe, Legault tempère », La Presse, 16 août 2023. ↑
- Ministère de l’Environnement et de Lutte contre les changements climatiques, GES 1990-2019. Inventaire québécois des émissions des gaz à effet de serre en 2019 et leur évolution depuis 1990, Québec, 2021, <www.environnement.gouv.qc.ca/changements/ges/2019/inventaire1990-2019.pdf>. ↑
- Banque mondiale, Émissions de CO2 (tonnes métriques par habitant), <https://donnees.banquemondiale.org/indicator/EN.ATM.CO2E.PC>. ↑
- Alexandre Shields, « La facture du pipeline Trans Mountain grimpe à plus de 30 milliard de dollars », Le Devoir, 10 mars 2023. ↑
- Un rapport récent de Oil Change International (OCI), une organisation de recherche qui plaide pour la transition vers une énergie propre, a qualifié le Canada d’« hypocrite climatique ». Alexandre Shields, « Le Canada qualifié d’“hypocrite climatique”», Le Devoir, 13 septembre 2023. Ce rapport est rendu public quelques jours avant que le Canada accueille le « Congrès mondial du pétrole » à Calgary où trois ministres fédéraux seront présents. Alexandre Shields, « Le Canada accueillera le Congrès mondial du pétrole », Le Devoir, 15 septembre 2023. ↑
- Robert Dutrisac, « Grand parleur, petit faiseur », Le Devoir, 28 avril 2023. ↑
- Miguel Deschênes, « Cessons de cautionner les illusions de l’écoblanchiment énergétique », Le Devoir, 8 juin 2023. “plus flexible” ↑
- Karel Mayrand, « L’autre urgence climatique », La Presse, 8 mai 2023. ↑
- Alice Girard-Bossé, « Rapport de Santé Canada. Les personnes vulnérables plus affectées par les changements climatiques », La Presse, 10 février 2023.↑
- Alexandre Shields, « Les Québécois jugent que le gouvernement n’en fait pas assez pour l’environnement », Le Devoir, 31 mai 2023. ↑
- Ibid. ↑
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LANCEMENT – NCS-30 – Le mal-être pluriel

LANCEMENT
NCS n°30 – 24 octobre 2023, à 18 h
Le mal-être pluriel
Souffrances et résistances face à la psychologisation du social
- Café les Oubliettes
- 6201, rue Saint-Valier,
- Mtl (métro Rosemont)
Les Nouveaux Cahiers du socialisme vous invitent au lancement, mardi le 24 octobre à 18 h, de son dernier numéro, « Le mal-être pluriel. Souffrances et résistances face à la psychologisation du social ». Le lancement se tiendra au Café les Oubliettes, 6201, rue Saint-Valier à Montréal, près de la station de métro Rosemont.
Il y aura des présentations des autrices et auteurs Isabelle Ruelland, Carole Yerochewski, Quentin Guatieri et Rabih Jamil. Un échange avec le public suivra.
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Les BRICS et la « désoccidentalisation » autoritaire du monde

« Intellectual dark web » version Québec
Aux États-Unis, des intellectuels de mouvance libérale s'adonnent à la chasse ouverte à la « gauche identitaire ». Qu'en est-il ici ? Retour historique et analyse.
Que les antiracistes, les féministes et autres militant·es LGBTQ+ reçoivent une pluie de critiques virulentes de la part de la droite dite des « valeurs familiales », rien de nouveau. Mais qu'une part substantielle de la gauche se joigne à cette dernière pour attaquer les mêmes militant·es, voilà un phénomène qui mérite notre attention. Ce mouvement nouveau genre, connu aux États-Unis sous le nom improbable de « Intellectual Dark Web » (IDW), a fait l'objet de nombreux commentaires là-bas. Existe-t-il un mouvement semblable ici au Québec ? Cet article répond par l'affirmative. En plein cœur de la vague « anti-woke », nous proposons d'examiner la genèse et les caractéristiques de l'IDW québécois.
Mais d'abord, un mot sur l'IDW original. Chez nos voisins du sud, l'appellation d'Intellectual Dark Web a été canonisée en 2018 par Bari Weiss, chroniqueuse du New York Times [1]. Le nom est une plaisanterie sur le « Dark Web » secret où on peut commercer toutes sortes de produits illicites. Pour Weiss, parmi les idées « dark » de notre temps, on retrouve les différences fondamentales entre les sexes, la liberté d'expression en état de siège et les dangers de l'idéologie dite identitaire. Toutefois, ce qui distingue les membres de l'IDW n'est pas leur idéologie, mais une croyance en la supériorité des faits sur les sentiments et une critique soutenue de l'orthodoxie bien-pensante. C'est ce qui permet à la gauche et la droite de faire front commun de convenance contre la « gauche identitaire [2] ». L'IDW états-unien se rallie essentiellement autour de l'idée que le libéralisme classique a conduit à du progrès social, maintenant menacé autant par la droite autoritaire que par une gauche antilibérale. Parmi les membres les plus connus dans le monde anglo-saxon, mentionnons Jordan Peterson, Sam Harris, et Helen Pluckrose et James Lindsay, dont l'ouvrage Cynical Theories, publié en 2020, représente le haut lieu du mouvement.
Aux origines de l'IDW québécois
La gauche occidentale connait ses derniers vrais moments de gloire dans les années 1960, avec notamment les luttes pour les droits civiques aux États-Unis, Mai 68 en France et le militantisme indépendantiste et anticolonial au Québec. C'est aussi une époque de radicalisme jusqu'à l'excès, qui a comme conséquence d'éloigner la classe moyenne parfois sympathique à leurs causes. Affectés également par des dissensions internes, les mouvements révolutionnaires occidentaux s'estompent. À sa place apparait une gauche plus réaliste et pragmatique, une gauche sociale-démocrate aspirant au pouvoir par le vote ; ainsi le Parti Québécois a pu se présenter comme une gauche plus « sérieuse » que les groupes marxistes l'ayant précédé.
Cette période sociale-démocrate se solde par des avancées notables contre les discriminations des groupes minorisés, comme les groupes racisés, les femmes et les queers. Bien que la priorité de la gauche pragmatique soit la saine gestion des programmes sociaux, les personnes minorisées prennent leur place dans les affaires, en politique et en culture. Mais la gauche héritière des années 1960 ne s'éteint pas pour autant. Elle considère les gains des minorisé·es comme superficiels, une forme de transmutation de la diversité en objet exploitable par le capitalisme. Elle désire aller plus loin et casser les discriminations à leur source, enfouie profondément dans le système. Son exigence de réforme en profondeur du curriculum en éducation mène, à la fin des années 1980, à un nouveau clash, cette fois autour du politically correct. S'opposent alors celles et ceux qui veulent « déblanchir » et « démasculiniser » le curriculum, et les conservateurs qui voient en cela une hérésie. La gauche pragmatique est quant à elle plus occupée à faire élire Bill Clinton là-bas ou à faire avancer la cause souverainiste ici.
On assiste, dans le champ intellectuel québécois des années 1990, à un grand débat identitaire façonné par la question nationale. Conceptualisation de l'identité québécoise d'un côté, rejet de celle-ci au nom du cosmopolitanisme de l'autre. La gauche identitaire est toujours active, mais on ne s'y intéresse pas, sauf parfois dans les faits divers.
Arrivent les attentats du 11 septembre 2001. Partout en Occident, on a vite fait de distinguer les extrémistes de la religion musulmane en général, mais les préjugés reviennent progressivement. Puis vient Hérouxville en 2007 et la « crise » des accommodements raisonnables, ce qui fait éclater au grand jour les tensions sous-jacentes quant à la tolérance de l'Autre au Québec. La gauche identitaire reprend ainsi du galon, d'un côté parce que le projet souverainiste de la gauche traditionnelle était devenu moribond, et, de l'autre, pour des raisons de distinction générationnelle, surtout dirigée contre les « boomers ». Cette fois-ci, les gauches vont s'affronter directement.
La première source de conflit porte sur les réalisations de la gauche pragmatique dans le domaine des discriminations. Celle-ci considère que les objectifs d'égalité ethnique, de genre et d'orientation sexuelle ont été largement atteints au prix d'efforts considérables déployés dans les vingt années précédentes. Mais au sein de la gauche identitaire, on n'est pas satisfait : il y a encore manifestement des inégalités partout, et la lutte doit continuer sur d'autres plans, comme dans les structures de pouvoir et (encore) le curriculum. La gauche pragmatique a particulièrement mal digéré ce manque de respect. Les accusations de « politically correct » sont reparties de plus belle, mais sous d'autres néologismes comme « cancel culture » et, plus tard, « woke ».
La seconde source de conflit est plus académique ; elle porte essentiellement sur le sens à donner à « identité ». Dans le monde post-11-Septembre, les défenseur·euses de l'identité québécoise mettent de l'avant la laïcité, héritage à la fois de la Révolution tranquille – âge d'or de la gauche pragmatique – et des valeurs occidentales considérées comme universelles. La gauche identitaire considère que chacun·e a le droit de déployer ses identités multiples à sa guise, incluant religieuses. Par le fait même, elle critique ouvertement le soi-disant universalisme des valeurs occidentales, en soulignant que les colonisé·es n'ont jamais pu bénéficier de la Déclaration des droits de l'Homme. Cette gauche sera en retour accusée de prêcher le « relativisme culturel », source présumée du déclin de l'Occident.
Depuis les années 1960, la droite culturelle, celle qui insiste sur les valeurs traditionnelles, lutte ardemment contre la gauche identitaire. Mais à partir des années 2010, la gauche pragmatique glisse lentement vers cette droite. Car ces tendances ont des points communs. D'abord, leur conception de l'universalisme occidental est pratiquement la même. Ensuite, la laïcité d'un côté et la culture chrétienne de l'autre se rejoignent dans leur aversion de l'Islam (il faut aussi noter qu'en pratique, la laïcité, autant en France qu'au Québec, fait la belle part au christianisme). Sur le plan des politiques publiques, droite et gauche continuent de s'opposer, mais sur le plan « culturel » au sens états-unien du terme, nous assistons aujourd'hui à la formation d'une nébuleuse associant droite des traditions et gauche pragmatique [3] contre une gauche identitaire désormais étampée du terme « woke ». Il va sans dire que ce conflit est fortement exacerbé par les chambres d'écho des réseaux sociaux.
Le durcissement épistémologique de l'IDW
Ce qui caractérise l'IDW, sous ses formes états-unienne, québécoise, et même française, ce n'est pas directement une position politique ou idéologique, mais bien une posture au-dessus de tout cela, épistémologique, que l'on pourrait résumer grossièrement ainsi : la gauche identitaire rejette la Science et la Raison, et l'IDW, de gauche comme de droite, se pose en défenseur des Lumières. De ce point de vue, la gauche « woke » rejette tout débat et cherche à imposer ses dogmes telle une secte religieuse. Pour l'IDW, nos institutions scolaires, médiatiques et culturelles sont infestées par l'anti-scientisme, ce qui justifie d'autant plus le combat mené contre la gauche « woke ». Des versions caricaturales du postmodernisme, bête noire de la droite depuis les années 60, sont fréquemment présentées comme le fondement idéologique des « wokes » [4].
Un bon nombre de penseurs et polémistes québécois nominalement de gauche adhèrent à ces propos. En janvier 2020 paraît dans le Devoir un « Manifeste contre le dogmatisme universitaire », signé par une cinquantaine d'étudiants, qui dénonce un corps enseignant qui, après avoir « monopolisé les lieux de pouvoir », déclasse les faits « au statut de “ construction sociale ” » et rejette « toute forme de pensée contraire à la leur ». Un proche de Québec Solidaire, Pierre Mouterde, appuie le manifeste ; selon lui, les dogmes de la gauche identitaire sont présentés comme des « vérités morales littéralement sacrées et donc indiscutables [5] ». Normand Baillargeon s'en prend au militantisme à l'université, qui censure, refuse de discuter et pratique le « relativisme épistémologique », représentant l'« ennemi intérieur », le plus pernicieux [6]. Dans le récent ouvrage collectif Identité, « race », liberté d'expression [7], véritable who's who de l'IDW québécois, treize des dix-neuf textes s'en prennent explicitement à l'anti-scientisme de la gauche identitaire. Dès l'introduction, on pose comme enjeu de lutte « la possibilité de la connaissance et de l'objectivité » (p. 7). Pour ne prendre qu'un exemple, selon la contribution de Marie-France Bazzo, le « wokisme » est un « mouvement de fond » basé sur « le ressenti et les savoirs expérimentiels » (p. 249, souligné par l'autrice).
Nul besoin de rappeler aux lecteur·trices que le postmodernisme radical n'a aucune emprise sur nos universités, et que la « science » au sens large s'y porte très bien. Les accusations de dogmatisme antiscience ne sont pas nouvelles ; en lisant sur le « politically correct » des années 1990, on retrouve les mêmes schèmes discursifs. La stratégie consiste ici à délégitimer tout un courant de pensée en le désignant hors science, donc hors discours. Ça ne sert à rien de discuter avec une personne antiscience. Se voir comme doté de rationalité face à l'Autre émotif et superficiel permet de se placer en position d'autorité scientifique et morale. Les femmes reconnaîtront immédiatement là l'argumentaire longtemps déployé par les hommes pour les exclure des champs du savoir et du pouvoir. L'autre stratégie est ce que j'appellerais le « scientisme motivé », soit l'invocation de la Science comme virtue signalling (ou démonstration de vertu) plutôt que comme recherche de la vérité. L'important est de se montrer pro-science ; appliquer ses normes, c'est une autre chose. On peut, au nom de la Science, affirmer que les « races » n'existent pas, ou que les genres ne peuvent être que binaire, mais n'importe quel chercheur·e moindrement sérieux·se dans ces domaines vous confirmera que c'est beaucoup plus subtil que cela. Aussi, si on appliquait la méthode quantitative aux anecdotes « wokes » sur nos campus, on s'apercevrait rapidement qu'il n'y a aucune matière à panique.
L'IDW québécois résulte de la frustration d'une génération nationaliste de gauche, appuyée toutefois par une cohorte non négligeable d'étudiants de droite. Au tournant du siècle dernier, la jeune génération de gauche démontrait une certaine indifférence face au projet souverainiste. Et depuis, les choses se sont empirées. Ces deux dernières décennies, le nationalisme québécois s'est graduellement replié sur lui-même pour viser moins l'indépendance que la défense de la « nation » et de ses valeurs. En réaction, les jeunes gauchistes identitaires ont cessé d'être indifférents à ces idées et s'y opposent désormais directement. Les nationalistes d'aujourd'hui, à droite comme à gauche, ne sont manifestement pas intéressés à en débattre…
[1] Bari Weiss, « Meet the Renegades of the Intellectual Dark Web », The New York Times, 8 mai 2018. En ligne : nyti.ms/2HXUM6L
[2] Le terme utilisé ici est fréquemment employé par l'IDW, mais le courant visé par ces critiques utilise rarement ce terme. Ses militant·es se décriraient probablement comme appartenant à une gauche inclusive ou pluraliste.
[3] C'est dans cette nébuleuse qu'un Simon-Pierre Savard-Tremblay peut se permettre d'ajouter le « contrôle des frontières » à la liste constitutive du « socialisme véritable » qu'il défend (L'État succursale, Montréal, VLB, 2016, p. 209).
[4] Jonathan Durand Folco, « Le dos large de la Gauche Postmoderne », blogue Ekopolitica, 5 février 2020. En ligne : www.ekopolitica.info/2020/02/le-dos-large-de-la-gauche-postmoderne.html
[5] Pierre Mouterde, « La rectitude politique est aussi un poison pour la gauche », Le Devoir, 5 février 2020.
[6] Normand Baillargeon, « Liberté (académique), j'écris ton nom », Le Devoir, 4 septembre 2021.
[7] Rachad Antonius et Normand Baillargeon (dir.), Identité, « race », liberté d'expression, Québec, Presses de l'Université Laval, 2021. On retrouve notamment parmi les collaborateur·rices Marc Chevrier, Micheline Labelle, Charles Le Blanc et Rhéa Jean.
Learry Gagné est philosophe et chercheur indépendant.
Illustration : Ramon Vitesse / Négatif : Volker Tardif

Le suicide des personnes handicapées
Les débats sur l'aide médicale à mourir ont abordé la question en mettant l'accent sur les préférences, les valeurs ou les diagnostics individuels. En ce qui concerne l'aide à mourir pour les personnes handicapées, c'est commettre une grave erreur que de sous-estimer, voire d'omettre les facteurs sociétaux qui peuvent influer sur la volonté de mourir.
Depuis quelques années, les débats publics et juridiques concernant l'accès à l'aide médicale à mourir me hantent. Ils m'ont fait sacrer. Ils m'ont fait pleurer. C'est en lisant une chronique sur le suicide d'une femme handicapée [1], publiée la veille de la Journée internationale des personnes handicapées, que j'ai décidé d'écrire ce texte.
À ses débuts, la loi sur l'aide médicale à mourir stipulait qu'une personne en fin de vie pouvait s'en prévaloir dans le but de soulager ses souffrances. Toutefois, récemment, le critère de fin de vie a été retiré par les tribunaux, sans réflexion sociale ou politique sur les conditions de vie des personnes handicapées, principalement visées par ce critère. L'aide médicale à mourir est maintenant disponible à toutes les personnes qui ont un diagnostic médical et qui « ressentent des souffrances physiques ou mentales insupportables […] qui ne peuvent pas être atténuées dans des conditions [qu'elles jugent] acceptables », selon la définition du gouvernement du Canada.
J'étais à l'aise lorsque la loi permettait aux personnes en fin de vie de devancer leur mort pour abréger leurs souffrances, car la fin était imminente. Ce n'est cependant plus le cas. Comme mon texte porte spécifiquement sur l'aide médicale à mourir offerte à des personnes dont la mort n'est pas imminente, j'utiliserai le terme « suicide ». Oui, le terme est lourd de sens. Toutefois, le choix d'employer « aide médicale à mourir » pour la mort d'une personne handicapée qui n'est pas en fin de vie l'est tout autant. Cet euphémisme n'est pas sans conséquences dans une société qui clame que « le suicide n'est pas une option ».
Le suicide n'est pas une option, sauf…
Lorsque certaines personnes veulent mourir, on dit qu'elles sont suicidaires. Pour les empêcher de porter atteinte à leur vie, on leur retire leur libre arbitre [2]. En revanche, lorsqu'une personne handicapée fait part de sa volonté de mourir, les professionnel·les ont deux possibilités : l'identifier comme étant suicidaire ou entamer le processus de demande d'aide médicale à mourir. Le choix entre les deux options est d'une complexité extrême. Il repose sur le jugement clinique des professionnel·les qui peuvent, au besoin, consulter le comité d'éthique.
Évaluer la volonté d'une personne handicapée de se suicider nécessite une compréhension de la situation qui dépasse la simple connaissance du modèle médical et du modèle social du handicap. De nombreuses questions doivent être prises en compte en ce qui a trait, notamment, à l'influence du capacitisme – tant sur la volonté de mourir que sur l'évaluation que font les professionnel·les de la demande – et à la représentation des personnes handicapées dans les effectifs du milieu de la santé.
Les raisons pour demander l'aide médicale à mourir sont nombreuses. Dans la chronique mentionnée plus haut, la personne décide d'y avoir recours parce qu'elle allait bientôt devoir être alimentée par gavage. D'autres personnes ont exprimé leur refus catégorique d'aller vivre en CHSLD. Nous le savons, ces établissements sont incompatibles avec la dignité et l'épanouissement essentiels à l'ensemble des résident·es, mais particulièrement aux personnes qui n'ont pas atteint la fin de leur vie et qui souhaitent travailler, avoir une famille, etc.
Lorsqu'une personne handicapée fait une demande d'aide médicale à mourir, sa capacité à donner un consentement libre et éclairé est, avec raison, au cœur du processus, car il est impératif de protéger les personnes d'influences indues. Certaines influences peuvent s'avérer difficiles à saisir, comme la dévalorisation de façons non normatives de bouger ou de s'alimenter. L'absence perçue ou réelle d'options, comme des programmes permettant de bien vivre à domicile, met aussi les personnes handicapées et les professionnel·les devant une impasse que la mort permet de dénouer. À quel moment le devoir de protection fait-il place au respect de l'autodétermination ? Cette frontière doit absolument être explorée pour outiller les professionnel·les responsables de décider pour qui le suicide peut être une option.
Le rôle des médias
Depuis longtemps, on trouve dans les médias des portraits de personnes handicapées qui souhaitent recevoir l'aide médicale à mourir. Leurs motivations varient, mais elles sont toujours accueillies sans remise en question par l'interlocuteur·trice. Dans le discours public, perdre l'usage de ses jambes, ne plus pouvoir s'alimenter par la bouche, ne plus vivre dans l'environnement de son choix sont désormais des motivations acceptables pour vouloir se suicider. L'incapacité des journalistes à aborder les facteurs qui poussent une personne au suicide est révélatrice de la place qu'occupent les conditions de vie des personnes handicapées dans notre société. Mettre au jour le capacitisme dans notre société, c'est faire de la prévention du suicide.
Ces témoignages sont aussi parfois présentés de manière à créer ce que Stella Young nommait de l'inspiration porn, ou « inspiration en canne », selon la traduction du journaliste Kéven Breton. Il s'agit du processus consistant à présenter le vécu des personnes handicapées de sorte à inspirer les personnes sans handicap à se surpasser ou à chérir leur vie parce qu'au moins elles ne vivent pas avec ces difficultés. Ce phénomène creuse un fossé entre la « bonne » vie sans handicap et la « mauvaise » vie avec un handicap, ce qui désensibilise tout le monde quand une personne handicapée crie son désir de mourir dans les médias ou même dans la fiction. Cette idéalisation du suicide des personnes handicapées accroît son acceptabilité sociale et détourne l'attention des graves problèmes de société qui accablent ces personnes.
Un choix de société
On tient souvent pour acquis que le système dans lequel on vit est immuable. Cet immobilisme peut s'expliquer par des raisons économiques ou un manque de volonté de réformer un système complexe. Il résulte aussi du fait que la grogne des personnes handicapées n'est pas assez forte pour obtenir des changements ; que les groupes communautaires ont trop peu de ressources pour faire rayonner les solutions de rechange qui existent pourtant bel et bien. Je vous invite à vous renseigner sur le combat de Jonathan Marchand pour libérer les personnes handicapées des CHSLD. Après avoir campé plusieurs jours devant l'Assemblée nationale, il a conclu une entente de projet pilote avec le gouvernement du Québec. Un an plus tard, le projet pilote a été abandonné sans plus de cérémonie, malgré les nombreuses heures investies. Permettre aux personnes handicapées de vivre dignement, c'est aussi faire de la prévention du suicide.
Limiter ou remettre en question le libre arbitre mène à une impasse. Il faut continuer de combattre toute tentative d'imposer des contraintes injustifiées au libre arbitre. Cependant, la réflexion entourant la décision de fournir des ressources gouvernementales pour aider une personne à se suicider exige de regarder le problème en face. Oui, la souffrance est bien réelle et les personnes qui veulent y mettre fin méritent que nous répondions à leurs appels. Toutefois, en l'absence d'enquête sur les options de traitement et les conditions de vie des personnes handicapées, il est trop facile d'accepter leur mort comme l'unique solution.
Pourquoi avons-nous tant de difficultés à concevoir notre responsabilité collective face à cette situation ? Le suicide des personnes handicapées ne doit plus être normalisé. J'aimerais que nous puissions protéger l'existence des personnes handicapées, qui sont parmi les premières à tomber lorsque l'individualisme et le culte de la productivité gagnent du terrain. Je rêve d'une communauté forte qui se bat pour valoriser l'ensemble de ses membres. Je rêve d'un gouvernement qui comprend la valeur des vies humaines et l'importance de diriger les ressources de l'État vers des services adaptés aux humains qui en bénéficient.
Entretemps, je vous invite à partager ma rage face à la situation actuelle et à agir parce que, pour reprendre les mots de Mikki Kendall, « tout le monde devrait se mettre en colère devant l'injustice, pas seulement les gens qui la subissent ». De grâce, cessez de regarder ma communauté mourir comme s'il s'agissait de personnages d'une série télé.
[1] Mylène Moisan, « Le dernier saut de Marie-Noëlle », Le Soleil. En ligne : www.lesoleil.com/2021/12/02/le-dernier-saut-de-marie-noelle-37b21040f0eec8cfd4af5bec7df2216a
[2] Bien qu'il déborde du cadre de ce texte, l'enjeu de l'autodétermination et des soins psychiatriques doit absolument être abordé d'un point de vue anti-capacitiste et anti-saniste. Le sanisme est une forme d'oppression contre les personnes qui ont ou qui sont catégorisées comme ayant un trouble psychique.
Marie-Eve Veilleux est militante pour les droits des personnes handicapées.
Illustration : Amanda Niekamp (CC BY 2.0)

Pionnière modèle
Être une femme issue d'un groupe minorisé et faire son entrée dans des institutions de pouvoir, telle une pionnière, vient avec son lot de célébrations, d'enjeux et de pièges.
Aux dernières élections municipales, bon nombre de « plafonds de verre » ont été brisés au Québec. De nombreuses femmes, dont plusieurs femmes noires, ont obtenu des rôles clés, décisifs et stratégiques, notamment dans les villes de Montréal et de Longueuil.
Ces percées historiques ne sont pas anodines pour les membres de communautés historiquement marginalisées. Depuis de nombreuses années, le manque de diversité et de représentation dans l'arène politique, la sphère médiatique ou dans le monde académique ont été décriés par des individus à la fibre militante qui luttent pour la justice sociale. Quand on est pionnière, on porte en réalité les luttes et les combats de celles et ceux qui nous ont précédées, celles et ceux qui ont travaillé d'arrache-pied pour assurer un avenir plus rayonnant pour notre génération et les suivantes. Ainsi, on n'est jamais véritablement une pionnière seule. Dans un tel contexte, c'est un legs, voire un héritage, dont on bénéficie le plus souvent. De manière plus large, le désir « absolu » d'être la première peut nous isoler d'un point de vue stratégique, notamment si nous nous coupons de nos communautés d'origine. Il ne faudrait pas que le plafond de verre se transforme en prison de verre au service du statu quo, ce qui s'avère être un piège.
Certes, quand on est « la première », on insuffle de l'espoir et de l'inspiration. De plus, une fenêtre de possibilités et d'opportunités s'ouvre pour plusieurs d'entre nous. Bref, on devient, bien malgré soi, un modèle. Or, la représentation, bien qu'elle puisse être un certain levier pour une plus grande équité et pluralité des voix et des perspectives, ne peut constituer une fin en soi.
Au moment de la constitution de son premier cabinet paritaire lors de son premier mandat, le premier ministre du Canada Justin Trudeau avait scandé : « Because it's 2015 ! ». La boutade visait à illustrer qu'il était grand temps d'avoir un cabinet composé d'un nombre égal de femmes et d'hommes au palier fédéral. C'est l'ancien premier ministre du Québec, Jean Charest, qui avait ouvert le bal en composant le premier cabinet paritaire au pays en 2007. Or, être la première dans une institution de pouvoir devrait soulever la suspicion. C'est le signe évident que ces lieux de pouvoir ont longtemps évacué la parole et la pensée des personnes issues de groupes historiquement marginalisés. C'est aussi le symbole que des violences directes et indirectes y ont été commises, expliquant que ces lieux aient été souvent désinvestis, au fil du temps, par des communautés marginalisées.
Souvent instrumentalisée pour démontrer du « progrès » en matière d'équité, la présence de membres de groupes minorisés dans ces lieux de pouvoir est donc loin d'être sécuritaire et bienveillante pour ces dernier·ères. Même si cela peut faire du bien à l'égo d'être une pionnière, on devrait se poser la question : « It's 2022 ! Comment se fait-il que je sois la première ? » Et cette question devrait susciter certes de la fierté, mais également de l'inquiétude.
Le poids de l'excellence
Quand on est une pionnière modèle, on « représente », un peu malgré soi, notre communauté tout entière. On nous autorise rarement à parler en notre nom propre, à revendiquer notre individualité et notre singularité. Même si l'on se donne rarement soi-même un tel rôle de porte-parole, il nous est insidieusement donné. On ne bénéficie pas non plus du privilège de la médiocrité. Nous avons peu le droit à l'erreur et lorsque nous nous trompons, nous sommes rarement pardonné·es. Parfois, des gens qui nous ressemblent et qui appartiennent aux mêmes communautés que nous nous déshumanisent, nous retirant radicalement leur confiance, car nous sommes passé·es « de l'autre côté ». Se faire accorder le bénéfice du doute devient alors un privilège réservé aux personnes issues de groupes majoritaires. On se retrouve pris, en quelque sorte, en l'arbre et l'écorce.
À cet égard, l'expression « transfuge de classe » fait d'ailleurs polémique. Elle désigne les individus qui en une génération auraient transcendé la classe sociale inférieure de leurs parents. Or, lorsqu'on entre dans un espace de pouvoir en étant en minorité, on porte un poids, celui de devoir incarner une certaine excellence. On est soumis à une intransigeance certaine, par les nôtres et par le monde extérieur. Et ce poids, à défaut de pouvoir être plusieurs à se le partager, peut peser lourd sur des épaules d'individus qui gravitent dans des lieux qui n'ont jamais été pensés pour eux ni avec eux.
Quand on est une pionnière modèle, on est en vérité une anomalie dans certains lieux. La sociologue afro-américaine Patricia Hill Collins parlait notamment du fait d'être une « outsider within » pour expliquer la position des femmes noires en milieu académique, milieu étant dominé par les hommes blancs de classes moyenne à aisée. Bien que ce « positionnement situé » suscite de nombreux déchirements intérieurs, Collins appelait à en profiter pour produire de la recherche académique de pointe, créative et originale, qui centre les perspectives des femmes noires en donnant l'heure juste quant à leurs réalités plurielles. En d'autres termes, se voir comme des productrices de savoir et des expertes à part entière, et ce, à partir d'une subjectivité assumée.
En somme, être une pionnière modèle vient avec son lot de réjouissances et de pressions. Il demeure important, dans un contexte imparfait où l'on sera toujours un modèle imparfait, de ne pas pervertir ses principes. Pour ce faire, il faut certainement garder en ligne de mire les générations précédentes et à venir. Car au-delà du fait de passer à l'Histoire, nous ne faisons que bouger, un tant soit peu, l'aiguille du progrès pour celles et ceux qui viendront après nous, afin qu'ils et elles puissent eux aussi s'autoriser à rêver grand. Au bout du compte, nous ne sommes qu'un maillon d'une grande chaîne de luttes, de combats et de résistances qui ont toujours existé, bien avant notre naissance et malgré les stratégies d'invisibilisation et d'effacement par des groupes dominants. Une certaine humilité insoumise est donc de mise.
Photo : Jeanne Menjoulet (CC-BY-20)

Multiplication des postes vacants : où est le problème ?
Tout indique que le thème de la pénurie de main-d'œuvre occupera encore la conversation publique en 2022. Le phénomène, qui a gagné en importance dans les dernières années, justifierait qu'on lui accorde notre attention et que les gouvernements agissent pour y remédier. Mais remédier à quoi exactement ?
Au Québec, le taux de postes vacants, soit la proportion de postes que les employeurs cherchent à pourvoir par rapport aux nombres d'emplois occupés et vacants, est en constante progression depuis 2015 – comme c'est le cas d'ailleurs dans le reste du Canada. Ce taux était de 1,8 % lorsque l'Enquête sur les salaires et les postes vacants de Statistique Canada a débuté il y a 7 ans. Au troisième trimestre de 2021, il était plus de 3 fois plus haut et s'élevait à 6,1 % dans la province, pour un total de 238 050 postes vacants [1].
Des causes mécomprises
Les raisons expliquant cette progression sont multiples. La vigueur de l'économie est bien entendu en cause. Le taux de chômage avait atteint 4,5 % en février 2020, un niveau historiquement bas qui a été retrouvé en novembre 2021. Le vieillissement de la population entre aussi en ligne de compte. En 2020, toujours selon Statistique Canada, 63 500 personnes ont indiqué avoir quitté leur emploi parce qu'elles ont pris leur retraite, soit 25 % des personnes ayant quitté leur emploi cette année-là. Ce chiffre ne s'élevait qu'à 31 100 en 2000 (14 % ). Enfin, le nombre d'immigrant·es reçu·es, une population en moyenne plus jeune que celle née au pays, a eu tendance à stagner dans la dernière décennie selon les données du ministère de l'Immigration, de la Francisation et de l'Intégration.
Il faut aussi se pencher sur la nature des emplois à combler pour comprendre la situation. Les deux postes les plus en demande sont ceux de serveur ou serveuse au comptoir (18 795 postes vacants) et de vendeur ou vendeuse dans le commerce de détail (10 070 postes vacants). Les services de restauration représentent d'ailleurs l'industrie qui affichait le taux de postes vacants le plus élevé, soit 14,2 % . Le salaire affiché pour les postes vacants de cette industrie s'élève à 14,55 $/h en moyenne. Le salaire des 10 professions les plus en demande, qui représentent près du tiers (31,9 % ) des postes vacants, était de 17,58 $ l'heure, contre 21,70 $ en moyenne pour l'ensemble des postes vacants et 28,73 $/h en moyenne au Québec, d'après Statistique Canada.
La majorité des postes vacants demandent peu de qualifications, peu d'expérience et offrent un salaire peu attrayant. Ainsi, parmi les postes vacants au Québec au cours du troisième trimestre de 2021, 38,5 % d'entre eux n'exigeaient aucune scolarité minimale, 20,1 % requéraient un diplôme d'études secondaires et 28,4 % demandaient un certificat ou un diplôme non universitaire. Pour 58,3 % des postes, moins d'un an d'expérience est requis. Certaines professions pour lesquelles de nombreux postes sont à pourvoir offrent de meilleurs salaires, mais la plupart d'entre elles viennent avec des horaires atypiques ou des conditions de travail difficiles, comme c'est le cas de la profession d'infirmière et d'infirmière auxiliaire (10 485 postes vacants) ou de conducteur·rice de camions (5 235 postes vacants).
Il serait en somme plus juste de dire que l'économie québécoise est affectée non pas par une pénurie de main-d'œuvre, mais bien par des difficultés de recrutement qui touchent principalement (quoique pas exclusivement) les industries et les professions offrant de moins bonnes conditions de travail. Le Québec n'est d'ailleurs pas le seul endroit à faire face à un tel problème. Aux États-Unis, on parle de « grande démission » pour qualifier un mouvement qui touche les bas salarié·es des secteurs de l'alimentation et du commerce.
Des solutions aux effets ambigus
De nombreuses solutions sont mises de l'avant pour surmonter ce problème. Certaines mesures visent à influencer la main-d'œuvre : faire la promotion de domaines d'études donnant accès à des industries ou à des professions où le recrutement est élevé, inciter les retraité·es à revenir sur le marché du travail ou encore favoriser l'embauche de personnes exclues du marché du travail. D'autres visent plutôt les emplois : modifier l'organisation du travail pour attirer la main-d'œuvre ou réduire les besoins en personnel. Deux mesures méritent particulièrement notre attention.
L'implantation de technologies dans les entreprises est présentée par plusieurs, dont le gouvernement du Québec, comme un moyen d'accroître leur productivité et de compenser le manque de main-d'œuvre. Or, si elle permet dans certains cas de remplacer des êtres humains, l'automatisation permet surtout d'accomplir certaines tâches à l'aide de machines en tout genre. La main-d'œuvre est plus souvent qu'autrement appelée à travailler avec les robots, ce qui signifie dans bien des cas de se plier à leur rythme et de s'adapter à leurs exigences, avec la part de souffrance psychologique et physique que cela implique.
Le cas des entrepôts de la multinationale Amazon, où le recours à des ordinateurs pour communiquer les tâches au personnel rend le rythme de travail particulièrement pénible, est à cet égard emblématique, tout comme celui d'Uber, une entreprise qui comme d'autres oblige les personnes offrant un service par son entremise à se plier aux commandes qu'envoie la plateforme. Dans la majorité des cas, l'automatisation apparaît comme une fausse solution qui ne fait qu'augmenter la cadence du travail, la surveillance des employé·es et l'aliénation des travailleurs et des travailleuses.
Qu'en est-il de l'immigration ? Le milieu des affaires et les représentants patronaux y voient une solution à leurs difficultés de recrutement. C'est potentiellement que les personnes immigrantes sont, aux yeux des employeurs, une main-d'œuvre prête à accepter de mauvaises conditions de travail faute d'avoir l'expérience ou le rapport de force nécessaire pour en exiger de meilleures.
Il importe cependant de rappeler que l'immigration est un phénomène complexe qui existe indépendamment de la réalité du marché du travail. Réduire notre capacité d'accueil ne réglera pas les abus et la discrimination que vivent les personnes immigrantes. En revanche, arrimer la politique migratoire aux besoins des entreprises pourrait être le meilleur moyen de garantir que les personnes immigrantes soient traitées comme des salarié·es de seconde zone. Par exemple, le gouvernement caquiste, qui adhère aux discours sur les problèmes d'intégration qu'une immigration trop abondante poserait, mise sur l'immigration temporaire pour répondre aux besoins du secteur privé. Depuis le 10 janvier, les entreprises de certains secteurs désignés peuvent embaucher jusqu'à 20 % de main-d'œuvre étrangère temporaire (plutôt que 10 % ). De par leur statut précaire, ces travailleurs et ces travailleuses sont plus susceptibles d'être victimes d'abus.
Ainsi, la politique migratoire ne doit pas être soumise en priorité aux impératifs des entreprises. Il n'en demeure pas moins que les personnes qui choisissent le Québec ont besoin de travailler et que lorsque l'économie se porte bien, elles s'intègrent plus aisément au marché du travail, comme en témoigne la diminution constante de leur taux de chômage depuis 2009 (de 13,9 %, il est passé à 7,0 % en 2019, et même de 22,7 % à 11,8 % pour les immigrant·es récent·es, selon les données de Statistique Canada).
Au-delà des emplois vacants
Un constat s'impose alors : la meilleure manière de pourvoir bon nombre de postes vacants est d'offrir des conditions salariales et de travail dignes et donnant accès à un revenu viable, c'est-à-dire un revenu suffisant pour vivre en dehors de la pauvreté et pour faire des choix. L'IRIS a calculé que pour une personne seule vivant à Montréal en 2021, un salaire de 18 $/h était requis pour atteindre un tel niveau de vie. Bien que la situation actuelle obligera sans doute des employeurs à emprunter cette voie, il ne faut pas s'attendre à des hausses substantielles, d'autant plus que le gouvernement refuse à ce jour de hausser significativement le salaire minimum (il passera à 14,25 $/h le 1er mai) et qu'il s'est contenté d'offrir des primes pour attirer du personnel dans le secteur public.
La mal nommée pénurie de main-d'œuvre nous donne l'occasion de nous questionner sur la qualité des emplois que produit l'économie québécoise et sur la pertinence de soutenir certaines industries. Pourvoir les postes actuellement vacants serait sans doute bénéfique pour les entreprises qui cherchent à embaucher, mais rien n'indique que ce soit dans l'intérêt du plus grand nombre de toujours le faire. À l'heure actuelle, surtout si on tient compte de la proportion décroissante de la population en mesure de travailler, la solution à ce problème est peut-être de décider collectivement du type d'emplois les plus utiles pour répondre aux besoins des citoyen·nes et pour opérer une réelle transition écologique.
[1] Selon les plus récentes données trimestrielles disponibles au moment d'écrire cet article (janvier 2022).
Julia Posca est chercheuse à l'Institut de recherche et d'informations socioéconomiques (IRIS).
Photo : David Steward (CC BY 2.0)

Soudan : la révolution est le choix du peuple
La situation politique au Soudan pourrait bien être l'événement majeur du 21e siècle, et pourtant, peu de médias s'y intéressent.
Lorsque Fatma, militante et fille d'ancien·nes réfugié·es politiques soudanais·es, m'a contactée sur les réseaux sociaux en me proposant de parler de l'actualité soudanaise, je n'étais plus au courant de ce qui se déroulait là-bas. J'avais suivi la Révolution soudanaise de 2018 et compris les enjeux et dynamiques grâce à une entrevue qu'elle avait eu la gentillesse de réaliser. Mais depuis, le Soudan était sorti de mon radar.
Lorsque Fatma me relance, c'est avec ces propos qui vont droit au but : « Ce qui se passe là-bas est un événement majeur du 21e siècle, on parle d'un pays dont la population a mis fin à 30 ans d'un même régime ». C'est un pays qui se bat aujourd'hui pour que la révolution ne lui soit pas volée par l'armée et qui fait l'expérience d'un régime de démocratie directe, « et personne n'en parle » !
Une destitution historique
Revenons quelques années en arrière. Fin 2018, d'importants mouvements populaires naissent dans le nord du Soudan, à Atbara. L'augmentation du prix des produits de première nécessité – comme le pain, dont le coût est multiplié par trois – met le feu aux poudres. Très vite, les manifestations se répandent dans tout le pays, réclamant le départ du président Omar el-Bechir.
Ce dernier est à la tête du gouvernement depuis le coup d'État militaire de 1989. Son régime est alors marqué par une seconde guerre civile, la guerre du Darfour, une économie nationale plombée par une inflation majeure, des médias censurés, et l'interdiction de syndicalisation. Historiquement, l'opposition, incarnée notamment par le Parti communiste soudanais (PCS), doit agir dans la clandestinité et beaucoup se déroule depuis l'étranger, notamment depuis l'Égypte ou le Royaume-Uni.
En 2019, le mouvement populaire est reçu avec une répression militaire sanglante. Néanmoins, malgré l'instauration d'un état d'urgence qui interdit toute manifestation et en dépit de l'arrestation de plusieurs leaders de l'opposition, la pression populaire se maintient. Le président est finalement destitué en 2019.
Madaniyya ! (Le pouvoir aux civils !)
Dès l'arrestation d'el-Bechir, l'armée annonce la mise en place d'un gouvernement provisoire aux mains des forces militaires qui s'engage à organiser une transition vers un gouvernement démocratique dans les deux ans. Si la destitution du président est saluée, le mouvement populaire, lui, ne fait que commencer. Le maintien de ce gouvernement militaire est dénoncé aussi bien à l'échelle locale que continentale : la population organise des sit-ins et installe des tentes en face du quartier général des militaires ; l'Union africaine, pour sa part, lance un ultimatum aux militaires pour organiser une passation du pouvoir vers une autorité civile.
S'ensuivent plusieurs semaines de tensions entre la junte militaire et les représentant·es civil·es, marquées par des grèves générales et des affrontements parfois mortels entre les forces armées et la population. L'escalade cumule en ce qui restera tristement connu comme le massacre de Khartoum. En juin 2019, l'armée reçoit l'ordre de disperser les manifestant·es dont les tentes sont toujours plantées devant le quartier général. Elle tire sur la foule à balles réelles. On compte près d'une centaine de morts et plus de 600 blessé·es. Des corps par dizaines sont repêchés du Nil tandis que des militant·es sur le terrain dénoncent des viols commis par les soldats sur des manifestant·es. Malgré ces effroyables évènements, ou peut-être en raison du traitement subi, les Soudanais·es continuent de s'opposer au régime militaire. Des marches ont lieu dans tout le pays et des chants font entendre le refus de laisser l'armée voler la révolution soudanaise.
Il faut noter la participation importante des femmes dans le soulèvement populaire. Elles sont à la tête des mobilisations, majoritaires dans nombre de cortèges. Depuis les années 1990, elles jouent un rôle clé dans l'organisation de groupes de résistance et de pression. La force de mobilisation de ces groupes s'inscrit dans un héritage de mobilisation populaire mis en place notamment par le PCS. Parmi les modes d'organisation privilégiés, on trouve celui des comités. Déjà en 2012 était créée l'Association des professionnels soudanais, qui regroupe de multiples secteurs d'emploi et associent des Soudanais·es de classe moyenne ; en 2013, des comités de quartiers sont aussi créés et deviennent la pierre angulaire du mouvement sur le terrain. Ces multiples éléments combinés sont au-devant de la destitution du président el-Bechir.
Une alliance impossible
À l'été 2019, Forces of Freedom & Change (FFC), coalition composée d'un vaste ensemble d'associations, notamment de l'Association des professionnels soudanais, accepte une collaboration avec le pouvoir militaire. Celle-ci doit mener à l'organisation d'élections générales au bout de 39 mois. L'armée est menée par le général Abdel Fattah al-Burhan, responsable du coup d'État et accusé, entre autres crimes, d'être impliqué dans les massacres perpétrés envers les manifestant·es. En face se trouve entre autres Abdalla Hamdok au poste de premier ministre du gouvernement de transition. Il est choisi et soutenu notamment pour sa proximité avec les États-Unis.
Cette collaboration est très ouvertement critiquée par le milieu populaire qui y voit une trahison de la part de certains leaders de la révolution. Pour les partis restés révolutionnaires, le gouvernement de transition aurait dû émaner du pouvoir populaire et donc rejeter la présence de l'armée. D'autant que le 25 octobre 2021, l'armée réalise un nouveau coup d'État. À quatre semaines de l'échéance de son mandat à la tête du Conseil souverain, Abdel Fattah al-Burhan dissout les institutions, place le premier ministre ainsi que cinq autres hauts responsables en état d'arrestation et décrète l'état d'urgence. Dans une allocution nationale, il justifie son action par le fait que les dissensions entre les deux parties étaient devenues trop importantes pour ne pas mettre en danger le pays. Il s'engage à maintenir l'ordre et la paix en attendant des élections qui seraient organisées en 2023.
Bien sûr, son putsch est massivement dénoncé dans la rue et à l'international. Les représentant·es de l'opposition s'entendent sur le fait que ce coup d'État est surtout motivé par la date d'échéance du mandat d'al-Burhan à la tête du Conseil souverain. Ce dernier était censé laisser son fauteuil au représentant civil en novembre 2021. Une telle passation du pouvoir aurait permis aux forces de l'opposition d'exiger son passage devant une cour de justice pour répondre des accusations de crime de guerre et de son implication dans les violences perpétrées envers les manifestant·es.
Depuis, les mouvements populaires ont repris dans tout le pays avec des répressions régulières par les forces armées. Internet est fréquemment coupé, les médias censurés et les aéroports fermés. La population craint la continuité d'un régime militaire et islamiste tel qu'instauré sous el-Bechir et n'entend pas relâcher la pression.
Un mode de gouvernement populaire
Janvier 2022, alors que j'écris ces lignes, l'ONU propose d'organiser des pourparlers entre la junte militaire et le pouvoir civil. Une telle annonce est reçue avec critiques par les forces populaires, et avec raison. Les termes proposés par l'organisation internationale semblent légitimer le régime en place en traitant les deux forces comme étant simplement en recherche de dialogue. Il n'est pas étonnant que les putschistes saluent la proposition, tandis que les opposant·es ne veulent rien négocier, mis à part le départ définitif de l'armée. Les décisions prises jusque-là au plus haut niveau politique relevaient d'ailleurs surtout d'accords de façade. Pendant ce temps, sur le terrain, les comités de quartiers font avancer la cause.
C'est d'ailleurs à ce sujet que l'actualité soudanaise est hors du commun. En absence d'un gouvernement autre que de transition, tout se passe sous forme de démocratie directe. Les coordinations de comités de quartiers, qui rallient tout le pays, organisent des réunions quotidiennes, font passer les mots d'ordre et les appels à la grève, rédigent des communiqués, mettent en place des forums, créent des bibliothèques… En somme, le Soudan pose et vit concrètement la question du pouvoir direct aux civil·es, ce qui se voit également dans les débats autour du choix pour un avenir réformiste ou révolutionnaire. Le Soudan pourrait adopter un régime de démocratie directe, mis en place par le peuple après une révolution mettant fin à 30 ans de dictature.
Ce n'est qu'une petite chronique dans une revue québécoise, mais Fatma a raison. Il nous fallait en parler : حرية سلام و عادلة و الثورة خيار الشعب, liberté, paix et justice/la révolution est le choix du peuple.
Photo : Affichage du collectif de réfugié·es soudanais·es Asuad à Paris en 2019 contre le régime d'Omar el-Bechir (Jeanne Menjoulet, CC BY 2.0)
« L’offensive palestinienne ne peut être comprise que dans le contexte de l’apartheid israélien » – AMP
Rejet de la nouvelle invasion d’Haïti – déclaration d’organisations de solidarité

Syndicalisme : comment faire mieux ?
Le numéro 91 sera lancé dans le cadre des journées de réflexion sur le syndicalisme québécois « Reconstruire des ponts, remporter des victoires », qui se tiendront les 29 et 30 avril 2022 à l'UQAM. Détails à suivre !
Le syndicalisme se porte plutôt bien au Québec. Nous avons le plus haut taux de syndicalisation en Amérique de Nord, un des plus élevés de l'OCDE, si on exclut les pays scandinaves. L'effectif n'a pas connu les chutes qu'on a observées dans certains pays et la relève est toujours présente. La formule Rand permet une grande solidarité syndicale au sein des entreprises et des services publics puisqu'avec elle, tous les employé·es d'un employeur font partie d'un seul et même syndicat et profitent des mêmes avancées. La situation financière des organisations demeure très bonne et ces dernières restent les mieux nanties dans le mouvement social.
Pourtant, tout n'est pas encore parfait dans ce milieu. Au sein même du mouvement syndical et parmi la population en général, on se questionne sur la portée de l'action syndicale. Les organisations sont-elles devenues trop bureaucratiques, trop technocrates, trop légalistes ? Ont-elles perdu de ce qui faisait aussi leur force : leur combativité, leur force de mobilisation, les rapports de proximité avec leurs membres ? Reste-t-on attaché à des formes désuètes ou rituelles de communication et de manifestation ? Les syndicats doivent-ils lutter pour des changements sociaux ou doivent-ils surtout offrir des services à leurs membres ? En réponse à cette dernière question, il est clair pour nous que le mouvement syndical doit être présent sur la place publique, ne serait-ce que pour obtenir un meilleur rapport de force pour ses revendications. Il doit aussi contribuer à incarner une vision d'avenir, un projet social fondé sur les valeurs de démocratie et de justice sociale, et ancré dans un mode de vie socialement et écologiquement soutenable.
Dans ce dossier, nous défendons un syndicalisme militant, ouvert et ne craignant pas de se remettre en cause. Nous avons cherché à savoir comment il pourrait s'améliorer, mieux répondre aux nouveaux défis posés par les changements en cours (bouleversements climatiques, désordre causé par la pandémie, pénurie de main-d'œuvre, racisme systémique, etc.). Nous nous demandons comment il pourrait devenir plus combatif, dans une société où l'on cherche beaucoup à ne pas perdre des acquis plutôt que de prendre le risque d'avancer – posture défensive que des décennies de néolibéralisme, puis d'austérité ont pu transformer ici et là en « seconde nature ». Nous offrons des points de vue variés d'autrices et d'auteurs de différents milieux (syndical et académique, principalement), dont les réflexions permettront, nous l'espérons, de brasser la cage, en douceur ou avec un peu plus d'énergie, ceci dans l'espoir formulé jadis par Pierre Vadeboncoeur, que le syndicalisme devienne le « véhicule des forces politiques de la démocratie militante ».
Ce dossier a été conçu à quelques mois des journées de réflexion sur le syndicalisme québécois intitulées « Reconstruire des ponts, remporter des victoires », qui auront lieu les 29 et 30 avril 2022, une initiative conjointe d'À bâbord !, du collectif Lutte commune et du Syndicat des professeures et professeurs de l'Université du Québec à Montréal (SPUQ). Il s'inscrit également dans une volonté largement partagée de mettre en œuvre un processus d'états généraux du syndicalisme. Tant ces journées que le présent dossier ont le même objectif de stimuler une réflexion sur le mouvement syndical aujourd'hui.
Un dossier coordonné par Isabelle Bouchard, Wilfried Cordeau, Yannick Delbecque, Michel Lacroix et Claude Vaillancourt
Avec des contributions de Dominique Bernier, Julie Bouchard, Hugo Charette, Thomas Collombat, Michel Côté, Alain Croteau, Yannick Delbecque, Stéphane Dufour, Ramatoulaye Diallo, Jean-Philippe Grenier, Philippe Hurteau, Michel Lacroix, Mélanie Laroche, Karine L'Ecuyer, le collectif Lutte commune et Alain Savard.
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Mot de l'illustratrice
Pour moi, repenser le syndicalisme implique aussi de repenser ses représentations. Poings levés, mains serrées et autres clichés sont bien usés. Comment revoir ces lieux communs ?
J'avais envie de partir de la forêt, source de toute création pour moi. Notre survie dans la forêt dépend peut-être de solidarités encore inconnues ? Mais dans cet écosystème, comment illustrer un changement de paradigme dans nos rapports de pouvoir ?
Je travaille aussi à me réapproprier des mythes pour les ranimer dans une dimension écoféministe et queer. J'ai alors choisi de revisiter un conte bien connu qui parle de rapports de pouvoir, de domination, de fourberies, de naïveté. Je me suis dit : si le Chaperon n'avait pas été seule dans la forêt, si elles avaient été nombreuses et solidaires, le rapport de force avec le loup aurait été tout autre.
Marielle Jennifer Couture
Illustration : Marielle Jennifer Couture
Workers’ struggle and revolutionary finality
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