Presse-toi à gauche !
Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...

Au Mali, une nouvelle donne

Si la prise de Kidal, bastion de la rébellion touarègue, est un succès pour la junte, elle risque en retour de favoriser une recomposition des mouvements armés autonomistes et islamistes.
Hebdo L'Anticapitaliste - 685 (30/11/2023)
Par Paul Martial
Crédit Photo
Wikimedia Commons
Après plus de dix ans de contrôle par les mouvements rebelles touarègues, les Forces armées maliennes (FAMA) accompagnées des mercenaires de Wagner sont entrées dans Kidal il y a maintenant deux semaines.
La prise de Kidal
Les autorités du Mali ont déployé des moyens importants pour s'emparer de la ville située au nord-ouest du pays. Les attaques aériennes de l'aviation et l'utilisation de drones Bayraktar TB2 de fabrication turque récemment acquis ont été décisives. Si le gouvernement de Bamako se félicite de cette victoire, il se garde bien de parler des dizaines de morts et de blessés civils dont des enfants victimes des bombardements. Les FAMA ont pénétré dans une ville en grande partie désertée par les populations.
Quant aux forces rebelles du Cadre stratégique permanent pour la paix, la sécurité et le développement (CSP-PSD), qui regroupe une grande partie des organisations touarègues, elles ont rejoint pour la plupart le massif montagneux de l'Adrar Tigharghar.
Fin de l'accord de paix
C'est incontestablement une victoire pour la junte malienne. Cette dernière, par la voix de son président Assimi Goïta n'avait cessé d'affirmer sa volonté de défendre la souveraineté nationale en recouvrant l'ensemble du territoire.
La conséquence directe est que l'accord de paix d'Algérie de 2015 entre mouvements armés et autorité malienne a volé en éclats. Si sur le terrain cet accord n'a jamais été réellement appliqué, il avait cependant l'avantage d'être une référence pour l'ensemble des belligérants.
La prise de Kidal s'est faite au détriment de la lutte contre les djihadistes tant du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM), lié à Al Qaïda, que de l'État islamique qui commence à amorcer une opération d'enracinement dans la région de Ménaka.
Une victoire à la Pyrrhus ?
Le vrai défi n'est pas de conquérir une ville ou un territoire mais d'y rester et d'être capable d'assurer la sécurité, de l'administrer et d'implémenter les services de l'État. D'autant que les forces rebelles ne manqueront pas de mener une guérilla qui risque d'envenimer les relations déjà tendues entre les FAMA, leur supplétifs russes et les populations.
La victoire de la junte peut être fragilisée si on assiste à une alliance entre le CSP-PSD et le GSIM. Bien que les agendas politiques des uns et des autres divergent, des rapprochements peuvent avoir lieu. Iyad Ag Ghali, le dirigeant du GSIM, est un combattant de la première heure de la cause touarègue et est à ce titre très respecté. De plus, les frontières des mouvements armés restent perméables. Ainsi, une option qui désormais devient plausible est d'assister à des attaques convergentes des groupes autonomistes/séparatistes et islamistes comme ce fut le cas au début de la crise malienne en 2012. Un retour en arrière de dix ans qui n'augure rien de bon.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Argentine - Après la victoire de l’extrême droite : #MILEI NO !

Entretien avec Martin Mosquera suite à la victoire de l'extrême-droite en Argentine. Martin Mosquera chargé de cours à l'Université de Buenos Aires et rédacteur en chef de Jacobin America Latina est militant de Democracia Socialista, organisation sympathisante de la IVe Internationale en Argentine.
Tiré de Quatrième internationale
8 décembre 2023
Par Martín Mosquera
Copyright
Wikimedia Commons
Peux-tu revenir sur ce qui explique la victoire si nette de Milei ?
Je vois plusieurs raisons au vote Milei. L'Argentine traverse depuis une dizaine d'années une situation de stagnation économique, une crise qui a affecté les deux forces politiques principales – le péronisme et le macrisme – constitutives d'une sorte de bipartisme depuis la seconde moitié du XXe siècle. Ce malaise social durable a muté en une crise de représentation très forte. En termes gramsciens, une crise d'hégémonie, c'est-à-dire plus qu'une crise politique, une crise institutionnelle. À cela s'ajoute une crise spécifique du péronisme, notamment dans les secteurs ouvriers.
Chaque fois qu'émerge une extrême droite avec un poids électoral qui lui permet de disputer le pouvoir, c'est dû à la rupture entre les masses prolétaires et les outils politiques qu'elles s'étaient appropriés. Ces dernières années, le péronisme a vécu une de ces crises aiguës que l'Argentine connait cycliquement depuis 40 ans : hyperinflation des années 1990, la crise de 2001 et la crise de la fin du macrisme avec une dévaluation très forte et des reculs salariaux importants. Le péronisme les avait toujours vécues de l'extérieur, avait toujours amorti les tendances centrifuges en leur mettant une limite. C'est ce dispositif politique qui entre en crise.
Un blocage économique et une crise de représentation ne sont que des conditions de possibilités d'émergence d'une force d'extrême droite. C'est du fait de la dynamique de rupture de secteurs des classes populaires avec un péronisme qui exécute ses politiques d'austérité au nom du progressisme et de l'interventionnisme étatiques, qu'un discours antiétatique, d'ultradroite, a pu s'insérer au sein des classes populaires.
Un élément supplémentaire tient à la fragmentation progressive des classes laborieuses ; la crise du péronisme est une crise du sujet social du péronisme, c'est-à-dire des classes laborieuses. La séparation entre travailleurs formels et informels et, y compris, parmi les travailleurs informels, entre celles et ceux qui reçoivent des aides de l'État et celles et ceux qui n'en ont pas, sont des divisions sociales dans lesquelles a pu pénétrer un discours d'extrême droite.
Comment caractériserais-tu Milei ? Peut-on parler d'un danger fasciste ?
Nous parlons d'une force politique d'extrême droite, d'ultradroite, qui contient des éléments en lien avec la « famille militaire », le négationnisme de la dictature, et des éléments fascistoïdes. Je crois qu'il faut éviter deux types d'écueil : le premier est une inflation du terme « fasciste », qu'on utilise pour délégitimer tout trait de gouvernement autoritaire – je crois qu'on perd ainsi la spécificité du phénomène, et le fascisme n'est que l'une des formes de réactions autoritaires. L'autre écueil, symétrique, serait de ne pas voir les formes actuelles du fascisme, en retenant des caractéristiques si spécifiques qu'elles ne peuvent se répéter. Aujourd'hui il n'y a pas de partis de masse comme c'était le cas des partis nazi et fasciste, il n'y a pas de groupes paramilitaires, on ne voit pas un terrorisme étatique d'une telle ampleur, même s'il y a des exceptions. Donc une erreur symétrique consisterait à se dire que les leçons des années 1930 n'ont aucune utilité pour l'actualité.
Je me situe dans un entre-deux. Je crois que dire que Milei est fasciste est abusif, à court terme. Qu'est-ce qui a constitué dans les années 1930 une catégorie politique qui nous permet de réfléchir et agir ? J'en retiens principalement deux : l'une est l'usage massif de la violence politique, parler de fascisme sans violence politique n'a aucun sens ; l'autre est la question du changement de régime politique. Un gouvernement autoritaire ne passe pas nécessairement par le corporatisme de l'époque, qu'il semble très difficile de reproduire aujourd'hui, mais par un changement de régime. S'il s'accommode d'une alternance libérale démocratique conventionnelle, parler de fascisme est inapproprié.
Un troisième trait qu'il me parait important de souligner est que le fascisme a été une contre-révolution par le bas. Il a réuni un mouvement politique ultraréactionnaire et un mouvement de masses. Une particularité qui le différencie par exemple de la dictature militaire, verticaliste et installé depuis les hautes sphères, qui peut avoir ou non un soutien social passif, mais avec d'autres caractéristiques.
Comment se situent les droites actuelles et le phénomène Milei ? Je crois qu'il y a une menace anti-démocratique, mais qu'il est peu probable et peu réalisable qu'elle mène à un changement de régime politique. On peut se retrouver devant quelque chose qui tienne davantage à des attaques s'inscrivant dans le respect de la démocratie conventionnelle. Les cas les plus significatifs de ce style seraient Erdogan en Turquie, Bukele au Salvador, etc. Je pense que nous allons affronter un durcissement étatique qui accompagne une thérapie de choc néolibérale et va avoir besoin du facteur coercitif pour mener à bien ses contre-réformes. Mais à l'heure actuelle il n'est pas possible de savoir où va être le curseur du gouvernement Milei sur le spectre allant d'un gouvernement conventionnel de la démocratie bourgeoise à un régime fasciste.
Plutôt que de penser à un improbable gouvernement fasciste, il faut analyser si cette combinaison de facteurs – escalade répressive, intensification et durcissement autoritaire de l'État – peut mener à une défaite catastrophique de la classe ouvrière. Je crains que oui. Une défaite sociale avec ces caractéristiques n'a pas besoin d'un changement de régime pour se produire : pour Milei, le thatchérisme par exemple me semble être une analogie historique beaucoup plus opérante que les années 1930, en raison d'un élément du populisme plébiscitaire : la démocratie et le peuple représentés par le chef d'État contre les « minorités corporatistes » qui défendent leurs intérêts particuliers. C'est ainsi que Milei traite les mouvements sociaux, les syndicats, le mouvement piquetero.
J'ajouterais un élément : Milei a gagné parce qu'il y a dans la société argentine un processus de droitisation, même s'il est certain que la majorité de la population n'adhère pas à l'intégralité de son programme. Une partie prépondérante, plutôt que de voter « pour » lui, a voté « contre » le kirchnerisme. Cela résonne comme un nouveau « que se vayan » de 2001 tinté de la « fin de récré » qu'avait sonnée la droite en 2015. Mais au premier tour, 30 % ont voté pour Milei et 22 % ont voté pour une autre candidate très à droite, Patricia Bullrich, qui a fait ouvertement campagne sur l'autoritarisme.
Quelles sont les relations de Milei avec la droite traditionnelle ?
La droite traditionnelle a eu un rôle clé, qui a permis que Milei passe de 30 % des votes au premier tour à quasiment 56 % au second tour. Sa victoire est passée par l'acquisition d'un nouvel espace électoral : des secteurs de classe moyenne antipéronistes. Un secteur de la droite traditionnelle, que représentent l'ex-président Mauricio Macri et sa candidate Patricia Bullrich, est crucial : ces deux figures ont conduit un dispositif de mutation et d'alliance.
Une des possibilités est que ce lien se consolide par une coalition gouvernementale et parlementaire avec le secteur Macri-Bullrich. Il faudrait également qu'ils arrivent à convaincre des parlementaires, des gouverneurs locaux, etc. de les suivre. La Libertad avanza de Milei pourrait former une sorte de coalition thatchériste et atteindre un certain niveau de gouvernabilité.
Pour l'instant, c'est incertain, pour deux raisons. La première est qu'il y a plus de disputes entre le groupe de Milei et la droite dirigée par Macri et Bullrich, que ce que l'on aurait pu prévoir, alors que Milei essaye de diversifier ses soutiens en direction du péronisme provincial. La seconde, c'est que des secteurs du péronisme distants du kirchnerisme pensent que négocier avec Milei peut permettre une résorption des désaccords internes au péronisme et leur donne la possibilité de gouverner leurs provinces tranquillement. Aujourd'hui, Milei semble être en train de diversifier ses bases de soutien mais il reste difficile de savoir si cela est généralisable, car Milei ne dispose que d'une petite minorité parlementaire.
Comment se situent les secteurs significatifs de la bourgeoisie dans ce contexte ?
Au départ, la candidature de Milei a été rejetée par le centre du pouvoir économique. Le gouvernement et l'ambassade des États-Unis, comme le gros de la bourgeoisie argentine, se sont maintenus à distance. La bourgeoisie préférait la candidature de Massa. Mais depuis l'élection, l'alliance entre Macri et le groupe de Milei s'est forgée et l'option préférentielle du pouvoir économique est apparue : que Milei soit la tête du gouvernement. Il y a eu de plus en plus de soutien financier à Milei et maintenant s'ouvre un nouveau chapitre : son gouvernement. On va avoir un processus d'accommodation de la bourgeoisie en fonction des bénéfices qu'elle peut tirer d'un gouvernement Milei.
Dans des articles récents, tu insistes sur le contexte de reflux et de la démobilisation du mouvement ouvrier et populaire. Comment réorganiser une résistance efficace dans ce contexte ?
Il y avait beaucoup d'illusions dans la gauche. Par exemple, récemment lors d'une réunion un dirigeant du trotskisme argentin me disait : « Si Milei gagne, il va y avoir des mobilisations révolutionnaires des classes laborieuses ». Je ne crois pas : une grande explosion sociale, à court terme, est improbable parce qu'on peut constater un déclin de la conflictualité, de la combativité sociale et syndicale, depuis 2018. Ses racines sont nombreuses mais l'une d'elles est la crise qui érode les structures de la classe ouvrière, ses instruments pour intervenir et la confiance dans ses propres forces.
Si on envisage le début d'un nouveau cycle de luttes capable de mettre une sorte de limite à Milei, il est probable qu'à un moment on aura une lutte témoin. Il faut générer les conditions pour que de telles luttes ne soient pas mises en échec.
Actuellement, on insiste sur comment éviter une défaite catastrophique pour la classe ouvrière, qui lui coûterait une génération pour se remettre debout. Il n'y a pas de formule magique, mais il y a des choses à apprendre des expériences. Les moments de grande offensive des classes dominantes font surgir un outil issu de la tradition marxiste révolutionnaire, discuté lors des congrès de la IIIe et IVe Internationale : le front unique ouvrier. Il s'agit de générer des alliances défensives avec toutes les forces de la classe ouvrière, des secteurs populaires, contre l'ennemi principal. Ce type d'alliance, où « on marche séparément mais on frappe ensemble », doit être opposé à la collaboration de classe ou la subordination à la bourgeoisie – parce qu'il y a toujours l'autre stratégie possible, la tentation de trouver refuge auprès de la bourgeoisie démocratique. C'est la différence entre front unique et Front populaire. Cependant, la frontière entre les deux est un peu brumeuse parce que le réformisme est un pont vers la collaboration de classe. Il y a donc une bataille politique à mener dans laquelle il convient de ne pas avoir de stratégies trop propagandistes.
Dans les années 1930, Trotski s'est opposé au Front populaire, mais il n'a jamais songé appeler à voter blanc ou à s'abstenir en 1936 au moment du Front populaire espagnol. La même année, il a critiqué l'Independent Labor Party, qui n'a pas appelé à voter pour les travaillistes contre les conservateurs, même pas contre les fascistes !
Il est important de générer des cadres unitaires défensifs, qui permettent de résister avec le plus de force possible à l'offensive du gouvernement, tenter tout ce qu'on peut pour que les luttes ne soient pas fragmentées. Il y a un risque sérieux que Milei attaque la classe ouvrière segment par segment et que les luttes soient ainsi mises en échec. Et la lutte ne peut pas être seulement sociale, elle doit nécessairement être aussi politique.
Les organisations politiques dominantes des vingt dernières années sont en fin de cycle. C'est le cas pour le kirchnerisme, c'est le cas pour le Frente de Izquierda y de los Trabajadores, la frange la plus à gauche. Ça ne veut pas dire que ces acteurs disparaissent. Mais je suis de ceux qui pensent qu'il faut construire un outil politique de gauche radicale, unitaire, différent de ce qu'on a eu dans la dernière période, ayant un rôle important dans la résistance contre l'extrême droite.
Comment tu caractérises la politique des forces de gauche les plus importantes ?
J'ai écrit quelques textes en polémique avec la politique de la majorité du FIT, c'est à dire du PO, du PTS et du MST. La quatrième force du FIT, Izquierda Socialista, a eu une politique différente et ça ne me paraît pas anodin que le principal dirigeant syndical du FIT ait aussi été le leader d'une politique alternative, lui qui est au contact avec les classes travailleuses. La politique de la majorité de la coalition des partis de la gauche radicale a été d'appeler à voter blanc. Une politique de neutralité alors qu'il y avait une grande bataille à mener et que la priorité pour n'importe quel militant de gauche ou du mouvement social était d'éviter un gouvernement d'extrême droite ! Au second tour, le FIT a maintenu une équidistance, restant neutre, n'appelant pas franchement à voter blanc, mais n'appelant pas à voter contre l'extrême droite.
Il y a eu une série d'arguments avancés, selon moi tous erronés. Le premier a consisté à dire que puisque Milei n'était pas fasciste, il n'était pas nécessaire de sortir le « manuel du Front unique ». Parmi la série de variantes de politiques autoritaires que peut mener la classe dominante, il n'y a pas que l'option du fascisme. Face à toutes ces variantes, il faut opposer une politique défensive unitaire large. Le fait que ce ne soit pas du fascisme ne signifie pas que l'hypothèse d'une défaite catastrophique pour la classe ouvrière n'est pas sur la table.
Le second argument, extravagant selon moi et assez impropre à la tradition marxiste était : « les choses se résolvent dans les rues et pas dans les urnes ». Le FIT dit « votons blanc, parce que les urnes, ce n'est pas important ». C'est presque ridicule de dire que celui qui accède au gouvernement n'a pas d'impact sur la lutte de classes. Est-ce que cela ne génère pas des conditions plus ou moins favorables ?
Et le troisième argument, c'est l'idée que Milei n'aurait pas de soutien, ce fantasme selon lequel, du fait de la mobilisation ouvrière ou du rejet des classes dominantes, Milei sera un gouvernement de court terme.
Je crois que le FIT a commis une erreur stratégique grave dont il faut voir si le coût politique sera significatif. Il y a eu un grand mouvement social dans les dernières semaines de campagne, vraiment autogestionnaire, où les gens essayaient de convaincre autour d'eux, dans la rue, les abstentionnistes ou les électeurs de Milei. Le FIT est resté complètement extérieur à cette mobilisation.
Quels secteurs seront attaqués ?
Tout indique que ce seront les fonctionnaires, les travailleurs d'État, parce qu'une particularité de l'ascension de l'extrême droite par rapport à celles de Trump, Bolsonaro et consorts, c'est une situation économique extrêmement fragile et une grande crise inflationniste. En 1992, un an après l'hyperinflation en Argentine, Perry Anderson parlait d'une équivalence fonctionnelle entre la dictature militaire, qui fonctionne par la terreur, et le moyen non coercitif que constitue l'hyperinflation, qui génère une crise aiguë des liens sociaux. Une avalanche de privatisations changerait complètement le fonctionnement de l'État : par exemple la privatisation d'YPF (la première entreprise du pétrole et de l'énergie), mais aussi celle des médias encore publics.
Le second objectif possible est l'attaque contre le mouvement ouvrier organisé, les travailleurs de secteurs bénéficiant d'accords issus de la période antérieure. Il faudra voir comment répondent, non seulement la classe ouvrière, mais les bureaucraties syndicales.
L'autre facteur clé, c'est le mouvement piquetero, ces travailleurs sans emploi auto-organisés. Ils ne sont plus salariés, sont plus dans l'informels, c'est un univers sociologique hétérogène. La théorie selon laquelle, sans collectifs de travail et sans rapport entre ouvriers, on ne peut pas s'organiser, ne fonctionne pas en Argentine : il y a une auto-organisation des « pauvres en mouvement ». Je crois que ça va être une cible de Milei.
Ma sensation est qu'il ne va pas vouloir superposer les mesures drastiques du « plan de stabilisation » de la situation économique, qui vont générer très rapidement un choc avec ses bases, tout en menant conjointement l'attaque contre le mouvement piquetero. Mais après vingt ans de mobilisation piquetera, les blocages d'accès et les filtrages d'axes routiers ont fait naitre une certaine fatigue sociale. Le gouvernement va essayer de l'instrumentaliser.
Le gouvernement Milei tentera aussi d'avancer son agenda conservateur contre les droits LGBT et l'avortement.
Face à ces tâches, quelles sont les priorités de Poder popular ?
Il ne faut pas analyser la situation comme une alternance routinière. C'est une étape nouvelle, avec des risques nouveaux.
Le premier pas à franchir est d'impulser dans les luttes la construction de cadres unitaires les plus larges possibles et les doter du programme le plus radical possible, en tenant compte de la situation défensive, mais sans se limiter au programme de la bureaucratie syndicale ou des secteurs proches d'une politique de conciliation avec le gouvernement.
En même temps, il faut construire une alternative politique, qui n'existe pas à l'heure actuelle. Les luttes sociales et politiques pourraient se renforcer mutuellement au travers de cet instrument. L'usure des mouvements sociaux après une période intense de luttes, et le réveil que peut provoquer la victoire de Milei, peuvent se conjuguer pour faire de ce moment celui la lutte contre l'extrême droite, au travers d'une lutte politique, d'une organisation politique commune, en cohérence avec cet objectif.
En tenant compte du fait que les deux principales forces politiques des vingt dernières années ont été mises en échec : avec leur politique néolibérale, elles n'ont pas du tout fait barrière à l'ultradroite. Le péronisme a participé à labourer le terrain sur lequel l'extrême droite germe et pousse. Ce n'est pas un bloc contre le fascisme, il a au contraire alimenté le monstre, y compris en soutenant la campagne et la candidature Milei au départ, lorsque cette tactique lui semblait parfaite pour diviser le vote de droite.
Il en va de même pour le FIT dont la politique abstentionniste, garantissant son auto-marginalisation par rapport au mouvement social démocratique surgi lors des dernières semaines de la campagne, a montré le plafond stratégique.
Je crois qu'il y a une opportunité pour construire un mouvement politique avec d'autres caractéristiques, avec le programme le plus radical possible pour les masses dans la période actuelle.
Mais tout est très brumeux. Par exemple, comment va évoluer la crise du péronisme ? Saura-t-il intégrer les secteurs en colère contre les politiques passées ? Cela pourrait ouvrir une fenêtre pour un phénomène de radicalisation avec lequel il faudrait dialoguer. Est-ce qu'une autre force va sortir des luttes ? Est-ce qu'on va assister à une fragmentation nouvelle, ou est-ce que des secteurs, jusqu'alors inactifs ou démobilisés, vont construire des luttes et des initiatives sociales et politiques alternatives ? Peut-il y avoir un débouché positif à l'aventurisme fou du FIT au second tour ? C'est possible, les grandes erreurs, si l'on tire des bilans corrects, peuvent donner lieu à des évolutions positives. D'ailleurs, certains secteurs du FIT commencent à évoluer positivement en s'écartant de la ligne majoritaire.
À ce stade, tout reste ouvert, dans ce panorama de transition d'une fin de cycle vers le cycle politique qui s'ouvre.
Il s'agit de savoir si l'on est face aux conditions d'une défaite majeure, catastrophique pour le mouvement ouvrier, dont la classe ouvrière mettra du temps à se relever. La classe travailleuse Argentine a une tradition d'insubordination. En 2001, il y a eu alors une dynamique face aux politiques d'ajustements et de contre-réformes menées par les classes dominantes. Ce que le gouvernement Milei met en jeu, c'est ce type de choses et il faut que l'on travaille pour y faire face. n
Le 23 novembre 2023
Publié par Inprecor
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Panama, le peuple contre une transnationale d’exploitation minière

Après plus d'un mois de manifestations de masse sur tout le territoire, le peuple panaméen a réussi à obtenir de la Cour suprême de justice (CSJ) qu'elle déclare inconstitutionnelle la loi 460, du 20 octobre dernier, qui accordait de nombreux avantages à Minera Panama, une filiale de la société canadienne First Quantum Minerals, en plus de prolonger ses opérations pour 20 ans.
9 décembre 2023 | tiré du site rebelion.org
https://rebelion.org/panama-el-pueblo-contra-la-transnacional/
Il est indéniable que les citoyens de l'isthme ont été les protagonistes de l'une des plus grandes luttes pour la souveraineté ces derniers temps, face aux défis que représentent le pillage de leurs richesses minières et la dégradation de l'environnement national.
Cette histoire s'est amorcée par une réforme de la Constitution de 1972. à la fin des années 1990, ce qui a ouvert les portes à la sociétés transnationale pour l'extraction de l'or, du cuivre et d'autres métaux. First Quantum se démarque par les minéraux exploités dans un gisement de cuivre dans le nord de la province de Colón, situé près d'une zone protégée dans la forêt de La Amistad.
Les deux sites font partie du corridor biologique mésoaméricain. une étape naturelle qui s'étend sur huit pays dont les gouvernements se sont engagés à protéger et à faciliter le transit des espèces tropicales.
Déjà en 2017, la CSJ avait déclaré inconstitutionnel le premier contrat avec la société minière signé en 1997 sous le gouvernement d'Ernesto Pérez Balladares, lorsqu'il avait été constaté qu'il avait été signé sans la médiation du processus d'appel d'offres et dans des conditions désavantageuses pour l'État, y compris le paiement de redevances équivalentes à seulement 2% des bénéfices.
Le portail spécialisé dans le journalisme environnemental Mongabay a rapporté qu'au cours des quatre dernières années, la transnationale a exporté 4 900 millions de tonnes de concentré de cuivre extrait par Minera Panama vers la Chine, le Japon, la Corée du Sud, l'Allemagne et l'Espagne.
Au cours des six premiers mois de 2023, selon un Le document financier de First Quantum, Minera Panamá a réalisé un chiffre d'affaires de 2,33 milliards de dollars, soit 42 % de ses revenus au niveau mondial. De plus, il est parvenu à un accord avec l'État pour annuler uniquement les compensations sans payer de redevances plus élevées.
Face à de telles anomalies, aux manifestations populaires massives contre le contrat léonin et à la déclaration d'inconstitutionnalité de la CSJ, le président Laurentino Cortizo a été contraint d'approuver la fermeture de la mine à ciel ouvert.
Le ministre du Commerce et de l'Industrie, Federico Boyd, qui était chargé de négocier le contrat minier, a démissionné le 30 novembre, mais avant cela, pour tenter d'expliquer son implication dans les négociations, il a déclaré que la décision de justice « pourrait entraîner de graves conséquences telles que des pertes d'emplois, des arbitrages internationaux, une baisse des investissements a-t-il averti.
Il est vrai que pour le Panama, il y aura des pertes d'emplois et une réduction de son produit intérieur brut (PIB), bien que les écologistes affirment que cette activité nuit gravement à l'environnement et que « le Panama est meilleur sans exploitation minière ».
D'autre part, les actions de First Quantum ont chuté de 5 % avec une perte estimée à plus de 10 milliards de dollars canadiens (0,7 milliards de dollars américains) en valeur marchande.
Comme on pouvait s'y attendre, l'entreprise canadienne s'est tournée vers les tribunaux internationaux pour régler le différend dans le cadre d'un processus d'arbitrage qui pourrait s'éterniser pendant des années et entraîner des coûts élevés pour les parties.
Les opérations de First Quantum sont évaluées à 10 milliards de dollars, produisant 0,1 % de l'offre mondiale de cuivre dans des gisements avec des réserves équivalentes à plus de 5 milliards de dollars aux prix actuels.
La transnationale pourrait exiger une compensation de 50 000 millions de dollars et, selon l'accord, l'arbitrage aura lieu à Miami, qui conspire contre le gouvernement panaméen en raison de la tradition extrêmement capitaliste de cette ville américaine.
Plusieurs entreprises canadiennes ont des activités minières en Amérique latine (Mexique, Pérou, Chili et Argentine) d'où elles extraient du zinc, du cuivre, du lithium, du plomb, de l'argent et de l'or. Des spécialistes comme Michael Reckordt, de l'ONG allemande Powershift, affirment que la somme d'argent qu'elles possèdent donne aux entreprises étrangères une grande marge de manœuvre pour la corruption ou d'autres moyens d'atteindre leurs objectifs.
Depuis quelques années, les protestations en Amérique latine contre l'extraction des matières premières et les impacts environnementaux se multiplient. L'Observatoire des conflits miniers en Amérique latine (OCMAL) recense actuellement 364 procès concernant les impacts de l'exploitation minière dans la région.
Rien qu'au premier semestre 2023, le Le Transnational Institute (TNI), basé à Amsterdam, a découvert 18 nouvelles poursuites intentées par de grandes entreprises nord-américaines et européennes contre États d'Amérique latine et des Caraïbes. Le TNI a souligné qu'il s'agit de l'une des régions du monde qui ressentent le plus l'impact du régime d'arbitrage dans les accords commerciaux internationaux.
C'est en grande partie la faute des gouvernements néolibéraux qui ont cédé les ressources naturelles de leurs peuples en échange de l'enrichissement de quelques-uns. Les masses panaméennes ont montré qu'unies, elles peuvent vaincre ces infâmes politiques de pillage.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Grèce : 1973-2023, la révolte des étudiantEs de Polytechnique « n’ira pas au musée » !

Le 17 novembre 1973, un tank de la junte des colonels abattait la grille d'entrée de l'université Polytechnique à Athènes, écrasant les étudiantEs mobiliséEs en masse et donnant le signal d'un massacre dans et autour de la fac.
Hebdo L'Anticapitaliste - 684 (23/11/2023)
Par A. Sartzekis
Crédit Photo
DR
Un an plus tard, la junte soutenue par les États-Unis tombait et depuis, chaque année, des mobilisations massives célèbrent cette révolte. Ces dernières années, la droite à laquelle participent d'anciens suppôts de la junte, tente de salir et faire oublier cet acte historique, dont le caractère, comme le souligne dans EF Syn le journaliste antifasciste Dimitris Psarras, est « une révolte liant l'explosion spontanée de la jeunesse avec l'action organisée de groupes de la gauche contre la dictature ».
« Éducation, pain, liberté »
Aujourd'hui encore, c'est là l'une des plus grandes peurs de la droite au pouvoir, car le mot d'ordre d'alors « Éducation, pain, liberté » reste plus actuel que jamais : dans les manifs cette année, les jeunes dénonçaient les mesures de privatisation et d'exclusion dans l'éducation, la politique de misère et de chômage. Ils dénonçaient aussi une répression violente des policiers de Mitsotakis, non seulement contre les mobilisations (par exemple, avec la destruction de la place Exárcheia, symbole de résistance), mais aussi contre la jeunesse en général. Cette semaine, les policiers ont de nouveau tué un jeune Rom et tabassé plusieurs jeunes.
Tous ces faits renforcent la colère des jeunes contre ce pouvoir très mal élu (un électeur sur cinq) et qui tente de faire croire le contraire pour imposer ses sales mesures. D'où l'importance du 17 novembre cette année, préparé en ce cinquantenaire par plusieurs meetings pour débattre du lien entre 1973 et 2023. Et, le 17, ont donc eu lieu dans le pays de nombreuses manifs, avec dans les principaux mots d'ordre des slogans antifascistes et anti-répression, et comme toujours une dynamique anti-impérialiste qui, cette année, a pris la couleur d'un soutien massif au peuple palestinien, notamment sur les banderoles et par le port de centaines de drapeaux palestiniens.
Mouvement social dynamique et absence de perspective crédible à gauche
À Athènes, la manif, formée de cortèges étudiants, de la gauche radicale et révolutionnaire et du KKE (PC grec), et forte de 30 000 personnes, est allée jusque devant l'ambassade américaine, une bonne partie continuant en direction de l'ambassade d'Israël. En tête de cortège, derrière un immense drapeau palestinien, les étudiantEs de Polytechnique et parmi eux, plusieurs soldats en uniforme, pour rappeler l'importance de résister à l'embrigadement. À Salonique, à Patras, les cortèges étaient massifs et partout avec ce caractère anti-impérialiste, forcément tournés contre la politique des États-Unis en raison de l'histoire locale et du soutien américain à Nétanyahou. Manque pourtant une dénonciation de l'impérialisme russe, de sa terrible guerre d'agression contre le peuple ukrainien et de son sale rôle en particulier dans le soutien à peine déguisé à des mouvements fascistes. Cela renvoie à l'histoire de la gauche grecque, marquée par le stalinisme et le campisme, mais aussi, dans la période, par une désorientation et un sectarisme très forts, certains se réjouissant ainsi de l'éclatement de Syriza (avec un « chef » sans aucune référence de gauche et grand inquisiteur) qui vient se rajouter au paysage très dispersé de la gauche grecque. En ce sens, ce 17 novembre illustre le paradoxe d'un mouvement social très dynamique et d'une absence de perspective crédible à gauche qui rend très urgentes des initiatives de dialogue et de recomposition.
Athènes, le 18 novembre 2023
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Allemagne : Die Linke en ordre de bataille malgré la scission Wagenknecht

Le parti de gauche, qui a lancé sa campagne des européennes avec à sa tête Carola Rackete, la capitaine courage du Sea-Watch 3, entend revenir rapidement sur tous les fronts de classe, de l'immigration au social en passant par l'écologie. Lors de son congrès d'Augsbourg, le week-end dernier, le parti Die Linke semble être parvenu à rassembler ses forces pour initier « un nouveau départ » en dépit du terrible coup porté par l'annonce de la scission et de la création d'un nouveau parti par Sahra Wagenknecht.
21 novembre 2023 | tiré d'Europe solidaire sans frontières
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article68879
À Augsbourg, le parti a entériné le lancement de sa campagne des élections européennes de juin, ratifiant un programme et une liste de candidats sous la double conduite de son coprésident Martin Schirdewan et de Carola Rackete (sans parti), militante du droit des réfugiés, qui s'est fait connaître, en 2019, comme la capitaine courage du Sea-Watch 3.
Après des semaines d'errances contraintes en pleine mer, la jeune femme avait, on s'en souvient, donné l'ordre de débarquer à Lampedusa pour qu'y soient accueillis des migrants malades et à bout de forces, en dépit des injonctions de Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur de la Lega (extrême droite) au sein du gouvernement de l'époque.
Die Linke veut se relever du départ de Wagenknecht
Ce choix européen illustre le gouffre qui sépare désormais Die Linke de l'Alliance de Sahra Wagenknecht (BSW), l'association fédérale qui doit évoluer en nouveau parti politique d'ici début 2024. La limitation de l'immigration constitue en effet l'un des thèmes favoris de l'égérie des plateaux télé et ex-dirigeante de Die linke, dont l'objectif déclaré est de ramener dans son giron une partie de l'électorat populaire, « celui qui s'abstient ou se laisse séduire » par une AfD (extrême droite) en pleine ascension, à plus de 20 %, un niveau record dans les sondages. Die Linke entend répondre au « besoin d'un parti de classe en Allemagne », avec d'autant plus de force, relève Martin Schirdewan, qu'au même moment l'ensemble du spectre politique allemand « se laisse tirer vers la droite ».
Le défi est redoutable car Sahra Wagenknecht a entraîné derrière elle une dizaine de députés. Ce qui sonne le glas d'un groupe parlementaire Die Linke, privant la formation de moyens et de relais de communication. Le parti présente l'année 2024 comme un nouveau tremplin vers un retour sur les fronts du social, de l'écologie et des droits des femmes avec en point de mire les législatives de 2025.
Si le parti Die Linke a dû déplorer une série de départs depuis l'annonce de Sahra Wagenknecht, il enregistre, au même moment, un afflux plus important de nouveaux membres, en particulier parmi les jeunes. Mieux, des personnalités de premier plan, qui lui avaient tourné le dos à cause des dérapages populistes de Sahra Wagenknecht, annoncent aujourd'hui leur retour. Comme Ulrich Schneider, président d'une très influente confédération d'associations humanitaires.
Un sondage Kantar, réalisé pour la Fondation Rosa-Luxemburg, place à 15 % le potentiel électoral de Die Linke, trois points au-dessus de celui de l'Alliance BSW de Sahra Wagenknecht. Surtout, l'enquête montre que le transfert d'électeurs de Die Linke vers BSW ne serait pas ou peu significatif, quand 29 % des sympathisants de l'AfD (extrême droite) et 21 % de ceux du FDP (droite libérale) disent qu'ils pourraient se laisser tenter par un vote Wagenknecht. Bertolt Brecht, qui est né dans la ville d'Augsbourg, lança un jour cette formule : « Celui qui combat peut perdre. Mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. » Dans la grande cité bavaroise, Die Linke a décidé de se battre.
P.-S.
• L'Humanité. Mise à jour le 21.11.23 à 18:29 :
https://www.humanite.fr/monde/allemagne/allemagne-die-linke-en-ordre-de-bataille-pour-son-congres-malgre-la-scission-de-sahra-wagenknecht
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Russes de gauche contre l’invasion de l’Ukraine : « Sans le succès de cette campagne, il n’y aura pas de paix réelle et complète »

Mikhaïl Lobanov est un militant et syndicaliste russe de gauche qui enseignait les mathématiques à l'université de Moscou. En 2023 il a mené campagne pour devenir député de la Douma d'État à Moscou, en s'appuyant sur une vaste coalition de militants syndicaux, écologistes et locaux. Il a remporté la victoire contre le candidat du pouvoir avant que ne tombent les résultats – falsifiés – du vote électronique. Cette campagne victorieuse lui a apporté une importante notoriété en Russie parmi les militantEs et au-delà. Opposé ouvertement à la guerre contre l'Ukraine, il a subi menaces et répressions qui ont conduit à son licenciement puis à son exil pour éviter l'emprisonnement. Grâce à la solidarité de syndicalistes et mathématicienEs français, il a pu s'établir en France où il continue ses activités professionnelles et militantes. Avec d'autres camarades russes exiléEs, il travaille à la mise en place d'un réseau de militantEs de gauche anti-guerre dans plusieurs pays du monde avec comme objectif final la transformation radicale du système politico-économique russe.
décembre 2023, par LOBANOV
Le discours qu'il a prononcé en français lors d'un après-midi de festivité qui lui était consacré à Paris le 2 novembre est publié ci-dessous. L'événement était organisé par l'association de solidarité Free Azat composée de militants politiques et de mathématicienEs qui mènent depuis plusieurs mois une campagne pour la libération du jeune mathématicien Azat Miftakhov, injustement emprisonné depuis quatre ans et demi. L'association est également active dans la solidarité envers toutEs les prisonnierEs politiques russes.
Bonjour, cherEs amis, cherEs camarades !
Je remercie toutes celles et ceux qui ont pris le temps et l'énergie de venir aujourd'hui. Il n'est pas facile pour moi de parler en français. Et pour vous, ce ne sera pas facile à écouter. Il s'agira donc d'un discours très court. Pas que les choses les plus importantes.
Pourquoi on est ici ?
Parce que les camarades français ont dit que c'était la coutume ici, en France. Eh bien, c'est la coutume. Mais ce matin déjà, je me suis soudain souvenu qu'en 2021 et 2022, j'ai organisé et participé à des événements un peu pareils. Deux fois par an. Il s'agissait de l'ouverture et de la clôture de nos campagnes électorales. J'ai fait ça avec une équipe de camarades, un collectif de personnes partageant les mêmes idées. En 2023, nous n'avons pas eu d'événement d'ouverture. Bien que nous ayons lancé plusieurs projets importants en Russie. Justement, cette année c'est trop dangereux de rassembler du monde dans une salle en Russie.
Hier, un groupe des communistes internationalistes de Russie, qui m'a soutenu pendant les campagnes électorales et les campagnes pour l'autogestion dans nos universités, qui continue d'exister et d'agir en Russie a organisé un rassemblement public. Ils se sont rassemblés dans une salle un peu comme ici pour discuter de politique.
La police et les agents anti-extrémistes ont débarqué dans la salle et ont demandé à tout le monde de s'allonger sur le sol.
Les gens ont été matraqués, on leur a confisqué leur téléphone, on les a forcés à dire des mots de passe, on leur a fait subir des pressions psychologiques et physiques.
Deux personnes que je connais personnellement ont été emmenées au poste de police et n'ont pas encore été relâchées. Voilà un peu de l'actualité de la Russie.
Nos événements en 2021 et 2022 lançaient les campagnes dont la durée était limitée. Nous connaissions dès le début la date de réunion finale.
Aujourd'hui on lance une nouvelle étape de notre campagne. Et cette fois, nous n'avons pas de dates précises. Je ne peux pas vous dire QUAND la réunion finale aura lieu. Je peux vous dire OÙ. Ce sera à Moscou.
Qu'est-ce qu'on lance aujourd'hui ? Il s'agit d'une campagne sans laquelle il ne sera pas possible de faire des mathématiques ou d'autres sciences en Russie. Il ne sera pas possible de faire de l'art, de la poésie, de discuter, de s'exprimer librement. Sans le succès de cette campagne, ni Azat Miftakhov, ni Boris Kagarlitsky, ni Sasha Skochilenko, ni Dima Ivanov, ni des milliers d'autres prisonnierEs politiques ne seront libéréEs.
Sans le succès de cette campagne, il n'y aura pas de paix réelle et complète. La paix qui mettra fin à la guerre insensée menée par une poignée de personnes très riches au Kremlin. Cette guerre a été déclarée à la fois au peuple ukrainien et au peuple russe. (Les deux peuples souffrent différemment, ne croyez pas que je mette nos peines sur le même plan !) Mais il est clair qu'on a besoin de transformation politique en Russie. En d'autres termes, on a besoin d'une révolution.
Et nous savons qu'elle est possible. Ça vous étonne ?
Possible parce que, premièrement, les gens en Russie sont depuis longtemps insatisfaits de leur vie. Personne n'est content de la politique intérieure. Tout le monde voit l'inégalité énorme.
Et ce mécontentement touche tout le monde, peu importe s'ils soutiennent Poutine, s'ils déclarent qu'ils le soutiennent ou s'ils le détestent. Peu importe s'ils soutiennent la guerre (d'ailleurs, la guerre est soutenue par une minorité absolue de la société russe).
Deuxièmement, parce que les événements tragiques qui ont commencé le 24 février 2022 ont généré et continuent de générer de nouvelles crises pour les autorités.
Troisièmement, parce qu'il reste un grand nombre de personnes actives en Russie, qui continuent à élaborer des projets, à se réunir lors de réunions syndicales, à créer des clubs de cinéma clandestins et bien d'autres choses. Tout ça, en attendant le moment où il y aura une chance et un espace pour de grands projets politiques.
Et aussi parce que ceux qui ont dû quitter la Russie ont trouvé le soutien et la solidarité auprès de leurs camarades et collègues ici, de ce vote de la frontière. Une solidarité qui nous a aidés à survivre dans cette mission politique et à s'impliquer dans un travail et des activités communes avec nos camarades en Russie.
C'est pourquoi je remercie mes collègues mathématiciens, les militantEs syndicaux et mes camarades qui m'ont permis de faire ce « voyage d'affaires politiques ». Comme vous le savez, il n'est plus possible pour moi d'agir en Russie. Je ne dis pas « l'immigration ». Je dis un « voyage d'affaires politiques ». Grâce à mes camarades, je peux suivre mes études de mathématiques et m'engager dans la lutte pour la transformation politique de la Russie.
Ainsi, pour moi personnellement, ce n'est pas seulement une soirée de joie et de remerciements. C'est aussi une soirée de début de l'étape la plus importante, de la campagne la plus importante.
On continue, et comme on dit en Russie « все только начинается », « Ce n'est qu'un début ».
Merci à vous !
Mikhaïl Lobanov
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.
P.-S.
L'Anticapitaliste
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

La montée des luttes sociales en Ukraine

Alors que les pays occidentaux célébraient le 105e anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, un autre hachoir à viande dans les tranchées entraînait une augmentation des activités protestataire en Ukraine. Le 27 octobre, à Kyiv, Odessa, Poltava et dans dix autres villes du pays, des proches de soldats mobilisés ont manifesté pour exiger leur démobilisation. La plupart de ces militaires sont au front depuis le début des hostilités en février 2022 et sont en mauvaise condition physique et morale. Le 12 novembre, les mêmes actions ont déjà été annoncées dans 20 villes et villages d'Ukraine. Cependant, nombre de ceux qui ne veulent pas se battre ne sont pas pressés de soutenir ces actions, craignant que la nécessité de remplacer les soldats renvoyés chez eux ne fournisse une autre raison pour augmenter la conscription. La question est désormais à l'étude par les autorités.
7 décembre 2023 | tiré du site entre les lignes entre les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/12/07/la-montee-des-luttes-sociales-en-ukraine/
Les habitants de Sosnivka, dans la région de Lviv, se sont prononcés contre la décision d'envoyer des criminels travailler dans une mine de charbon située sur le territoire de cette ville. « L'absurdité de cette question est que les mineurs qui ont une spécialité, qui ont une expérience du travail dans les mines, ne sont pas exemptés de mobilisation, ils sont envoyés dans les tranchées. Et ce sont des condamnés qui les remplacent. Nous ne savons pas en vertu de quels articles ils ont été condamnés. Nous ne savons pas à quoi s'attendre de ces gens », a déclaré Vera Bogdanova de Sosnivka. La mine emploie 300 personnes, dont 87 extraient directement le charbon. Trois douzaines de mineurs ont été mobilisés. L'entreprise a décidé d'employer 10 détenus pour travailler de nuit. À la mi-octobre, les habitants de la ville sont venus exprimer leur protestation devant le conseil municipal de Chervonograd. Ils ont soumis un projet de décision : contacter le gouvernement et le président pour vérifier la légalité de la présence des prisonniers à la mine. Cependant, il n'y a pas eu suffisamment de votes lors de la session.
Le 14 octobre, des dizaines d'habitants de la communauté territoriale d'Ovruch (région de Jitomir) se sont rassemblés lors d'un rassemblement non autorisé devant le conseil municipal, exigeant des explications des autorités locales concernant l'annulation des paiements dus aux victimes de l'accident de Tchernobyl. Les autorités ont interdit la manifestation en invoquant la loi martiale. Cependant, des gens sont venus au bâtiment administratif pour exiger l'assurance que les paiements seraient inclus dans le budget de l'État et une explication sur ce qui serait fait pour empêcher à l'avenir l'annulation de ces paiements. Le maire d'Ovruch a déclaré qu'une séance extraordinaire du conseil municipal avait eu lieu et qu'il y avait une réponse de la part des députés de la région de Jytomyr, que des appels qui seraient examinés lors de la réunion des commissions budgétaires.
Le soir du 29 novembre, à Luzanovka quartier d'Odessa, les habitants ont manifesté pendant quatre jours contre le manque de chauffage et de lumière dans leurs maisons. Ils ont bloqué la rue, puis se sont dispersés en raison d'une alerte aérienne et de l'arrivée des flics.
Dans la seconde moitié du mois de novembre, les étudiants de l'Université nationale de l'aviation de Kyiv ont organisé des rassemblements spontanés en raison de l'absence de chauffage dans les bâtiments universitaires. « Le 20 novembre, le chauffage a été allumé, avant il gelait dans les locaux. Lorsque le chauffage a été allumé, la plupart des bâtiments sont restés tout aussi froids, car le système est vieux et il y a des fuites à de nombreux endroits. Ils ont également allumé le chauffage mais les radiateurs sont à peine chauds, on dirait que c'est juste pour éviter que le tuyau n'éclate », nous a dit un étudiant nommé Maksym. Un nouveau rassemblement a eu lieu le 21 novembre. Selon l'administration, le problème était déjà en train d'être résolu, mais les dettes financières de l'université compliquent le processus.
Les coursiers du service de livraison de nourriture Bolt se mettent en grève tous les vendredis. Ils cherchent à obtenir un salaire minimum garanti, à augmenter les taux de rétrocession sur leurs courses à 70% et à débloquer les comptes de leurs collègues injustement bloqués. Le 20 octobre environ 70% des restaurants de la rive gauche de la capitale ont été fermés pour cause de grève !
Fin octobre également, un scandale a éclaté dans tout le pays avec un chauffeur de taxi Bolt à Kyiv, qui a été banni à vie de cette application pour avoir déposé deux passagers agressifs qui exigeaient de lui parler exclusivement en ukrainien. Nous avons soutenu l'appel au boycott de cette entreprise, qui est bien plus connu comme service de taxis que comme un service de livraison. On peut donc espérer que cette campagne ne sera pas seulement une réponse à la violation de la dignité humaine et des droits du travail du chauffeur, mais qu'elle contribuera également à soutenir la grève des coursiers.
Sur la ligne de front de Lisichansk (une partie de la région de Louhansk occupée par la Russie depuis l'année dernière), les travailleurs des services d'eau se seraient mis en grève le 2 septembre en raison de plusieurs mois d'arriérés de salaires non payés. À ce moment, le 80e, anniversaire de la libération du nazisme y était célébré en même temps que le Jour de la Ville. Début octobre, on a appris qu'ils avaient été payés. Fin septembre également, il a été signalé une manifestation des travailleurs des services d'eau dans la ville voisine de Roubijne (Rubizhne), mais nous n'avons pas réussi à connaître les détails exacts : peut-être que la grève a été empêchée par des promesses de remboursement des dettes ; selon une autre version, ceux qui s'étaient rassemblés pour la manifestation se seraient dispersés après avoir vu un groupe de personnes armées. D'une manière ou d'une autre, au moment de notre reportage sur ces conflits, nous avons reçu la preuve que les dettes étaient en train d'être remboursées.
Et enfin, un exemple de rébellion individuelle. Dans la même ville de Kyiv, un homme ivre au chômage a brisé l'écran d'un terminal de la PrivatBank parce que celui-ci avait transféré par erreur son argent, qu'il voulait envoyer à une connaissance, pour aider l'armée. Cela s'est produit le 11 juillet, mais le verdict n'a été rendu public que récemment. Le tribunal lui a infligé une amende de 51 hryvnia en vertu de l'article administratif relatif au petit hooliganisme. Le hooliganisme est vraiment mesquin, mais l'année dernière, il était difficile d'imaginer un tel acte !
Pendant ce temps, lors du forum d'hier, les représentants de toutes les factions et associations de députés du parlement ukrainien ont adopté une déclaration commune sur le refus d'élections en Ukraine jusqu'à la fin de la loi martiale. Selon l'historien de l'anarchisme d'Odessa Vyacheslav Azarov, cela anéantira les espoirs des alliés occidentaux d'avoir un gouvernement moins corrompu, plus transparent et plus accommodant ici. Aujourd'hui, ils n'ont que deux options : verser des milliards pour soutenir l'arrière ukrainien et les forces armées ukrainiennes jusqu'à ce qu'elles atteignent les frontières promises de 1991, ou étrangler le gouvernement en coupant les fonds et les fournitures militaires jusqu'à ce qu'ils acceptent de négocier ou qu'un nouveau Maïdan éclate. La première option représente des années d'armement et de coûts financiers inabordables pour les alliés. La seconde n'est pas seulement des émeutes alimentaires à l'arrière de l'Ukraine, mais aussi une menace plus grave de voir l'ennemi profiter de l'agitation et de l'affaiblissement des forces armées de l'Ukraine, de renverser les défenses et s'emparer d'un certain nombre d'autres régions, menaçant ainsi les gouvernements des pays de la coalition occidentale de défaite aux élections. Enfin, rappelons la récente campagne réussie visant à sauver la dernière forêt de pins de Kharkov de l'extraction du sable.
assembly.org.ua (Collectif libertaire de Kharkiv.)
1er décembre 2023
Traduction Patrick Le Tréhondat
Publié par https://libcom.org/tags/assemblyorgua
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Yémen : de l’intervention impérialiste à une crise humanitaire sans précédent

En 2011, dans le sillage du printemps arabe, un gigantesque soulèvement populaire balayait le Yémen. Dans ce pays dominé par la la corruption, miné par les divisions entre le nord et le sud et le rôle écrasant des vieilles hiérarchies militaro-tribales, un espoir se levait. La jeunesse occupait les places, pendant des mois, à Sanaa, à Taez, à Aden. Parmi ses principaux porte-parole, on retrouvait même une femme, Tawakkol Karman, et une exigence, un État civil, qui rompe avec les vieilles hiérarchies militaro-religieuses et tribales.
Tiré de Quatrième internationale
4 décembre 2023
Par Frank Prouet
Copyright
DR
La révolution unifiait le pays, dans l'espoir d'en finir avec un pouvoir corrompu, incarné par le clan du président Saleh, qui vendait pour une bouchée de pain les richesses gazières du pays aux multinationales, comme le français Total, qui utilisait et manipulait la montée du danger d'Al-Qaida au Yémen pour se rendre indispensable aux yeux des bailleurs de fonds internationaux, notamment étatsuniens.
La révolution était assez forte pour chasser le président Saleh du pouvoir. Mais pas question pour les impérialismes étatsunien mais aussi français, pas question pour la monarchie saoudienne voisine, pas question pour les vieilles forces réactionnaires militaro-tribales yéménites, de laisser la révolution gouverner. Le détroit de Bab el Mandeb, par où transite un tiers du pétrole du monde, ne pouvait être sous le contrôle d'un gouvernement révolutionnaire. L'Arabie saoudite voisine, où jusque le nom du pays est privatisée par un seul clan, ne pouvait accepter une révolution qui chassait le tyran. Les richesses devaient retourner aux vieilles élites claniques marginalisées par le clan Saleh.
Cette coalition réactionnaire a d'abord bloqué l'accouchement d'une nouvelle Constitution démocratique, puis imposé un gouvernement de continuité avec l'ancien régime en imposant Hadi, l'ancien Premier ministre du président déchu, à la tête d'un gouvernement transitoire. Elle s'est unie, puis déchirée pour conquérir le pouvoir, plongeant le pays dans une crise militaire et humanitaire sans fin. Une crise décuplée par l'intervention militaire aventureuse Tempête décisive, lancée en 2015 par Mohamed Ben Salman, MBS, le nouvel homme fort de l'Arabie saoudite, avec le soutien de son allié et mentor Mohamed Ben Zayed, des Émirats arabes unis, sous l'égide du parapluie américain, et plus discrètement français. L'agression du richissime royaume saoudien contre le pays le plus pauvre du monde arabe devait régler en quelques mois le problème des Houthis, soutenus par l'Iran, qui avaient pris le contrôle de la capitale Sanaa, en alliance avec l'ex-président déchu Saleh, dans un retournement d'alliance spectaculaire. Huit ans plus tard, le Yémen est plus divisé que jamais, et la guerre est toujours là, qui aboutit à l'impasse d'aujourd'hui.
Tempête décisive, une aventure réactionnaire…
Cette aventure yéménite de MBS s'explique autant par la volonté du nouvel homme fort saoudien d'assoir son jeune pouvoir au sein du royaume que par l'affrontement sourd qui oppose les Saoud à la République islamique d'Iran depuis la chute du Shah. Un affrontement rythmé par la guerre Iran-Irak, où le royaume saoudien a financé l'agression irakienne, ou par les affrontements entre pèlerins iraniens et police saoudienne à La Mecque en 1987. Ces tensions n'ont fait que s'aviver avec la montée en puissance du nucléaire iranien. Avec Israël, l'Arabie saoudite a dénoncé la signature de l'accord sur le nucléaire de 2015, qui laissait un volet nucléaire civil et réintroduisait le pétrole iranien sur le marché au moment où son prix s'effondrait. Sans oublier la minorité chiite en Arabie saoudite, majoritaire dans la région de Al-Hassa, principale région pétrolière saoudienne, vue comme une perpétuelle menace intérieure. Pour le royaume sunnite, protecteur des lieux saints, les printemps arabes n'étaient rien d'autre qu'une volonté iranienne de constituer, contre les sunnites, un arc chiite du Bahrein au Yémen en passant par la Syrie et l'Irak.
C'est qu'au Yémen justement, en 2014, surfant sur le mécontentement populaire, les Houthis chassent militairement de la capitale Sanaa le gouvernement de transition de Hadi, qui d'un côté fait exploser le prix du gaz pour les Yéménites, mais de l'autre le brade encore et toujours à Total. Les Houthis sont issus d'une branche particulière du chiisme, les zaydites, qui ont dominé le Yémen pendant des siècles, puis ont été marginalisés par la République puis la réunification. Plus qu'un protagoniste d'un conflit religieux – chiites contre sunnites – les Houthis représentent une minorité qui critique haut et fort l'alignement du président Saleh sur l'impérialisme américain, sous prétexte de lutte contre le terrorisme après le 11 Septembre. Un adversaire bien commode, allié de l'Iran honni par l'impérialisme américain, contre lequel Saleh envoie des bombes, mais aussi des écoles coraniques sunnites ultra-orthodoxes, comme Dar al-hadith, en plein territoire chiite, pour réactiver un conflit religieux bien peu réel au départ. Ironie de l'histoire, Saleh, comme beaucoup de membres de l'élite yéménite, est issu de la minorité zaydite ! Que ne ferait-il pas pour garder le pouvoir 33 ans et pour avoir les subventions américaines. Il irait jusqu'à s'allier avec les adversaires d'hier ! Et c'est une alliance improbable et instable entre Houthis et Saleh tout juste chassé du pouvoir, qui expulse le nouveau gouvernement de transition Hadi de Sanaa. Le gouvernement Hadi, issu du fragile compromis entre les forces qui voulaient faire rentrer la révolution dans le rang et se partager le pays, doit se réfugier à Aden, dans le sud. Il ne doit son salut qu'au soutien militaire et financier de la coalition internationale réactionnaire États-Unis - Arabie saoudite - Émirats arabes unis.
Deux coalitions fragmentées
À Sanaa, les Houthis et l'ancien président déchu Saleh, alliés d'un jour, se déchirent à nouveau. Saleh est assassiné. Les Houthis sont seuls maitres du jeu fin 2017. Au Sud, l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, alliés et soutiens financier et militaire d'une coalition anti-houthis hétérogène, voient leurs protégés respectifs s'affronter à l'arme lourde. C'est que l'Arabie saoudite porte à bout de bras les milices de Hadi réfugiées à Aden. Qui ont emporté dans leurs bagages Al-Islah, le parti militaro-tribal lié aux Frères musulmans. Ces mêmes milices qui ont mené la guerre contre les sudistes lors de la tentative de sécession de 1994, qui a fait des milliers de morts dans les rangs sudistes et emporté les espoirs d'autonomie. Les Émirats arabes unis, alliés de l'Arabie saoudite, financent surtout les milices du mouvement sudiste, certes opposés aux Houthis, mais qui créent, contre les protégés des Saoudiens réfugiés à Aden, un Conseil de transition du Sud, qui va bientôt s'affronter militairement au gouvernement Hadi et à ses soutiens d'Al-Islah.
Cette cohabitation improbable a en effet réveillé les vieilles fractures nord-sud. Le nord issu de l'occupation ottomane et de la lutte contre la monarchie, avec la République arabe du Yémen. Le sud issu de l'occupation par l'impérialisme anglais du grand port d'Aden et de son arrière-pays, pour sécuriser son empire et la route des Indes. Issu aussi de l'expérience avortée de la République démocratique populaire du Yémen, qui a suivi le retrait obligé des Anglais. Cette expérience très avancée, avec éducation et santé gratuites, égalité formelle hommes femmes et positions anti-impérialistes, a été la cible de nombreuses attaques qui ont limité son développement, favorisé les fractures internes et l'ont poussée dans les bras de l'URSS. Elle a pris fin à la chute du Mur, et s'est conclue en 1990 par une réunification entièrement dominée par les élites du nord de la République arabe du Yémen.
Mais le front anti-houthis fracturé au sud se lit aussi sur fond de concurrence économique grandissante entre Saoudiens et Émiratis. MBS veut un royaume saoudien qui ne soit plus seulement une pétromonarchie. Il veut engager une transition grandiose et probablement bien peu réaliste, développer les services, le tourisme, les investissements privés étrangers, avec son projet vision 2030. Il fait pression sur les multinationales pour rapatrier leur siège à Ryad, ce qui le met inévitablement en concurrence avec Dubaï, première ville des Émirats. En 2021, Ryad met un ultimatum aux grands groupes étrangers. Plus de contrats publics après 2024 si vous ne localisez pas votre siège régional dans le royaume, qui n'accueille que 5 % des sièges internationaux contre 76 % pour les Émirats. Il faut dire que l'assassinat de Jamal Khashoggi, journaliste de cour devenu critique du pouvoir saoudien, le kidnapping de centaines de princes enfermés de longs mois au Hilton Ryad et qui en ressortent les poches délestées, la démission forcée de Saad Hariri, Premier ministre libanais, sunnite et allié de l'Occident, après son kidnapping par MBS à Ryad, ont refroidi plus d'un investisseur étranger et suscité la colère américaine.
Le tableau de la fracturation du Yémen serait incomplet, si l'on n'ajoutait pas Al-Qaida dans la Péninsule arabique, AQPA, et la branche yéménite de l'État Islamique, qui profitent des affrontements pour gagner un temps des territoires, notamment le port de Mukalla et la vallée de l'Hadramaout. Sans parler aussi des drones américains qui frappent régulièrement marchés et chefs tribaux. Une fragmentation politico-militaire à l'infini, dont la principale victime est le peuple yéménite…
Les deux camps enlisés
Après huit années de guerre, l'Arabie saoudite n'a pas vaincu les Houthis, soutenus par l'Iran, qui contrôlent les deux tiers nord du territoire. Son alliance est fracturée, le Yémen balkanisé. Le gouvernement yéménite en exil qu'il fait et qu'il défait, n'a de pouvoir que sur les chambres des hôtels de luxe qu'il occupe à Ryad. Un enlisement qui coûte cher au royaume. Pire, l'Arabie Saoudite et ses terminaux pétroliers ont été plusieurs fois la cible de drones houthis de conception iranienne, réduisant temporairement ses capacités d'exportation de pétrole, richesse essentielle qui représente 90 % des rentrées de l'État. Mohamed Ben Salman retiendra que les États-Unis n'ont pas bougé le petit doigt, quand les drones iraniens ont frappé son pays.
La guerre est ingagnable par l'Arabie saoudite, qui souhaite se recentrer sur son agenda économique, dont l'horizon radieux s'éloigne encore avec la crise covid, et dont l'actualité est de moins en moins dictée par sa relation exclusive avec les États-Unis, qui ne l'ont pas soutenu, et qui doit reprendre langue avec l'Iran pour sortir de ce bourbier. De même, les Houthis, solidement installés au nord, ne peuvent espérer conquérir la totalité du territoire yéménite. Leur échec meurtrier, avec la mort de plusieurs dizaines de milliers de combattants, dont de nombreux enfants soldats, dans la tentative de prendre le contrôle de la région pétrolière de Marib a sonné le glas de leurs espoirs.
Le Yémen a faim et soif !
La guerre aurait fait plus de 100 000 victimes civiles. Près de quatre millions de personnes ont fui les combats et les bombardements. Mais la faim, la malnutrition, la soif tuent plus sûrement encore que les bombardements des écoles, des hôpitaux, des marchés, des mariages, par la coalition saoudienne. L'ONU parle de 200 000 victimes civiles indirectes. Vingt-quatre millions de personnes, 80 % de la population, ont besoin d'une aide d'urgence. Un chiffre jamais atteint par aucun pays au monde. Plus de la moitié de la population ne mange pas à sa faim. 7,4 millions de personnes souffrent de malnutrition, dont 2 millions d'enfants, selon Oxfam. Le système de santé est exsangue, les rares structures sanitaires qui fonctionnent, notamment celles des ONG, sont bombardées par les avions saoudiens. Les prix explosent alors que les revenus s'effondrent. Pour asphyxier financièrement les Houthis, qui prélèvent des droits de douane et rançonnent les organisations humanitaires, l'Arabie saoudite bloque l'acheminement de l'aide humanitaire, déjà largement sous-dimensionnée par rapport aux immenses besoins. La crise humanitaire s'aggrave avec le blocus saoudien du port d'Hodeida et de l'aéroport de Sanaa. Le pays est renvoyé au 191e rang de l'indice de développement de l'ONU. Voilà le prix payé pour l'intervention de l'impérialisme et la revanche des vieilles hiérarchies militaro-tribales contre la révolution.
On retiendra la participation française à la sale guerre du Yémen. Malgré les dénégations du gouvernement français, la fuite d'une note de la direction du Renseignement militaire a confirmé les accusations portées par les ONG françaises. En pleine affaire Khashoggi, elle révélait que 48 canons Caesar fabriqué par Nexter, détenu à 100 % par l'État français, d'une portée de 42 km, étaient déployés par l'Arabie saoudite à sa frontière avec le Yémen. La livraison s'est achevée en 2018, bien après le début du conflit. Un nouveau contrat d'exportation est même signé en décembre 2018, dans le plus grand secret, pour des blindés Titus et des canons tractés 105LG. Après les États-Unis, la France est le principal pays fournisseur de la sale guerre qui martyrise et affame le Yémen.
Le Yémen a faim, mais le Yémen a aussi soif ! Dans une des régions habitées les plus sèches du monde, le réchauffement climatique diminue encore le niveau des précipitations, les transformant en rares épisodes pluvieux diluviens qui arrachent les terres arables, avec d'autant plus de facilité que les cultures en terrasse ne sont plus entretenues avec la guerre. Mais l'effondrement du système hydrique ne date pas de la guerre. Il a été aggravé par les effets conjoints des politiques d'aide des institutions internationales néolibérales et de l'ancien pouvoir central yéménite. Tous deux ont favorisé, à coups de subventions et en fermant les yeux, la multiplication anarchique des pompages d'eau en forage profond, que seuls peuvent se payer les grands propriétaires terriens. Pour produire le quat, cette plante euphorisante gourmande en eau, qui rapporte beaucoup mais pompe 40 % de l'eau agricole yéménite. Pour produire des cultures d'exportation, comme la banane ou la mangue au service des multinationales. Ces forages épuisent les aquifères, détournent l'eau des cultures villageoises de subsistance, multiplient les conflits autour de l'eau. Les puits de surface des petits paysans s'assèchent. Cela augmente encore leur dépendance aux chefs tribaux, à leurs camions-citernes qui amènent l'eau potable, dont la qualité se dégrade, à la campagne comme à la ville. En 2017, le Yémen enregistre la pire épidémie de choléra connue au monde, avec plus d'un million de cas, alors que son système de santé est effondré. Ce modèle de gestion de l'eau est insoutenable à court terme. Il pompe plus que la ressource en eau ne peut se renouveler, alors que l'eau renouvelable n'est que de 72 m3 par habitant et par an, très loin déjà des 500 m3 définis comme seuil de rareté.
Le pouvoir saoudien veut se retirer du bourbier yéménite
Sur ce champ de ruines, la révolution matée, sans espoir de victoire pour aucun des multiples camps réactionnaires, les négociations directes entre les Houthis et l'Arabie saoudite ont commencé à porter leurs fruits, sous le regard de l'envoyé spécial de l'ONU Hans Grundberg. Des prisonniers sont échangés, l'accord de cessez-le-feu d'octobre 2022 fait cesser les bombardements aériens saoudiens et les attaques de drones houthis, l'accès à l'aide humanitaire s'améliore, des discussions commencent sur le paiement des fonctionnaires houthis sur les revenus du pétrole yéménite, gérés par l'Arabie saoudite, une revendication essentielle des Houthis… Tout cela constitue un fragile espoir de paix, mais dans un pays dévasté et fragmenté par les vieilles hiérarchies et l'agression impérialiste, qui semble avoir tué l'espoir démocratique et unitaire de toute une jeunesse. Fragile espoir d'une paix pourtant indispensable à la réorganisation d'une société civile et démocratique yéménite, seule véritablement porteuse d'espoir.
Car une « victoire » des houthistes, à travers le retrait de l'ennemi saoudien, et la fin de son soutien financier et militaire aux différents fronts anti-houthistes, n'est pas synonyme de victoire de la démocratie ou du droit des femmes. Loin de là ! Les nombreux emprisonnements, assassinats, disparitions, rafales de kalachnikov dans les jambes que le pouvoir houthis a infligé à ses oppositions, les multiples affaires de corruption ou les campagnes pour une tenue décente islamique en attestent.
Mais l'horizon saoudien de retrait du Yémen ne peut se comprendre seulement à travers l'échec de son aventure militaire. Il doit être mis en relation avec les évolutions de la situation internationale, et du rôle plus autonome que MBS peut et veut y jouer. Deux événements internationaux illustrent cette nouvelle donne. Un mois avant les élections américaines de mi-mandat, l'Arabie saoudite choisit de réduire de deux millions de barils de pétrole par jour la production de l'OPEP, pour augmenter sa rente pétrolière. Cela porte un coup sévère à Biden en faisant grimper les prix du pétrole juste avant une élection difficile pour les Démocrates. Et cela donne une bouffée d'oxygène à Poutine, qui voit la rente pétrolière s'envoler malgré les sanctions contre son invasion de l'Ukraine. Alors que Biden est allé jusqu'à serrer honteusement la main de MBS à Jeddah, après avoir réclamé son isolement suite au meurtre de Khashoggi, alors que Biden a tout fait pour bloquer la résolution au Sénat de Bernie Sanders sur les pouvoirs de guerre pour limiter le soutien étatsunien à la guerre du Yémen, alors que les tribunaux américains ont accordé l'immunité au prince, Biden n'a pu compter sur le soutien de l'Arabie saoudite dans son bras de fer avec la Russie sur le pétrole.
En avril 2023, lors d'une spectaculaire rencontre en Chine, donc sous l'égide de Xi Jinping, l'Arabie saoudite et l'Iran ont rétabli leurs relations diplomatiques, rompues depuis 2016. Autre annonce fracassante, la création en Arabie saoudite d'une usine de montage de drones de fabrication chinoise. Ou la participation aux BRICS aux côtés de la Chine et de la Russie. Dans le même temps, Mohamed Ben Salman met sur la table la proposition d'établir des relations diplomatiques officielles avec Israël, en échange d'un engagement contraignant de la part des États-Unis à sa défense en cas d'agression. La volonté de MBS est clairement de se désengager du bourbier yéménite, d'avancer dans les négociations de paix avec les Houthis, sur fond de rapprochement entre l'Iran et l'Arabie saoudite, pour profiter au mieux de la rente pétrolière, quitte à mettre en difficulté le parrain américain, pour se recentrer sur son horizon 2030, en profitant d'un monde multipolaire et des tensions Chine-États-Unis pour mieux négocier une place plus autonome. Quitte là encore à froisser les États-Unis.
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Cohen se trompe ; c’est Israël qui, en termes de moralité, atteint le fond du baril

Le 6 décembre 2023, le secrétaire général de l'ONU, António Guterres, invoquant un article rarement utilisé de la Charte des Nations Unies, appelle le Conseil de sécurité, « face au risque grave d'effondrement du système humanitaire à Gaza », à « faire pression pour éviter une catastrophe humanitaire et à appeler à un cessez-le-feu humanitaire complet ».1
Ovide Bastien, professeur retraité du Collège Dawson
photo Serge Ignacio
La réaction du ministre des Affaires extérieures d'Israël, Eli Cohen, est immédiate :
« Le mandat de Guterres est un danger pour la paix mondiale, affirme Cohen. Sa demande d'activation de l'article 99 et l'appel à un cessez-le-feu à Gaza constituent un soutien à l'organisation terroriste Hamas et une approbation du meurtre de personnes âgées, de l'enlèvement de bébés et du viol de femmes. Quiconque soutient la paix dans le monde doit soutenir la libération de Gaza du Hamas. (...) Guterres a atteint, en termes de moralité, le fond du baril (has reached a new moral low). »2
Cohen se trompe. C'est Israël qui atteint ce fond...
Ainsi que les États-Unis qui, hier 8 décembre, et pour la 45ième fois dans l'histoire du Conseil de sécurité, osent se ranger du côté d'Israël, utilisant leur droit de véto pour bloquer la motion de cessez-le-feu acceptée par tous (sauf le Royaume-Uni qui s'abstenait).
Bombarder massivement Gaza depuis deux mois, en utilisant entre autres les 300 avions de combat F-16 fournies par les États-Unis (aucun autre pays, à part les États-Unis, en possède autant) ; occasionner la mort de 17,700 Palestiniens, dont 7,250 enfants et 5,100 femmes ; la blessure de 48,000 ; le déplacement, parfois à plusieurs reprise, de 1,9 millions (85% de la population) qui peinent à trouver de quoi manger et boire, et où dormir ; la destruction massive de mosquées, écoles, et maisons de telle sorte que 80% de ces dernières se trouve ou complètement détruites ou très endommagées ; rendre inopérants la plupart des hôpitaux et centres de santé de Gaza, en les privant de ressources et les attaquant ; créer une situation où il devient de plus en plus évident, d'heure en heure, que le nombre de morts par faim et maladie va rapidement dépasser, et de beaucoup, le nombre de personnes tuées par fusils et bombardements...
Tout cela, selon Cohen, démontrerait, chez Israël, un haut niveau de moralité, le soutien de la paix dans le monde, l'effort de protéger les Gazaouis et de les libérer du monstre qu'est le Hamas !
Par ailleurs, tenter de mettre fin à ce carnage, qualifié de génocide par de nombreux observateurs ; tout faire afin qu'une aide massive arrive rapidement à Gaza pour empêcher que ne s'accentue une situation humanitaire déjà carrément catastrophique ; appeler à la libération de tous les otages, tout en préconisant une solution politique à une situation où, depuis des décennies, de millions de Palestiniens vivent, à toutes fins pratiques, comme otages dans des camps de concentration ; tout cela constituerait, selon ce même Cohen, la preuve par excellence que Guterres se montre carrément indigne de son poste et qu'il a vraiment atteint, en termes de moralité, le fond du baril !
Pourquoi une telle attitude chez Cohen, reflet de ce que pense sans doute la majorité des Israéliens ? Pourquoi, d'une part, cette grande sensibilité, on ne peut plus justifiée, quant aux atrocités énormes commises par le Hamas le 7 octobre - violence sexuelle et la mort de 1,147 Israéliens - et, d'autre part, cet incroyable aveuglement relativement aux atrocités que vivent les Gazaouis, non pas seulement depuis deux mois, mais depuis des décennies ? Pourquoi les médias israéliens, à la suite du 7 octobre, évitent de montrer les meurtres en masse d'enfants palestiniens et de civils innocents, et la destruction massive de Gaza, alors qu'ils n'hésitent pas à montrer, le 7 décembre, les images troublantes de nombreux Gazaouis civils, nus et en simple caleçons, qui viennent d'être détenus dans un abri de l'ONU ?
Dans une conférence qu'il donnait en 2015, le journaliste israélien fort respecté du journal Haarets, Gideon Levy, nous en offre la réponse.
Ci-bas cette conférence, que j'ai traduite en français. Lectrices et lecteurs intéressés pourront la visionner eux-mêmes (https://youtu.be/EnaacT4eBrA?si=w9vtBtnRMHZzM0RN). À la suite de l'attaque d'Israël par le Hamas le 7 octobre, cette conférence devenait rapidement virale dans les réseaux sociaux :
« Ce n'est qu'à la fin des années 1980, lorsque, tout à fait par hasard, j'ai commencé à voyager en tant que journaliste dans les territoires occupés, que j'ai réalisé que le plus grand drame d'Israël se déroulait à une demi-heure de nos foyers, dans notre sombre arrière-cour, » raconte Levy.
« Cependant, cet énorme drame n'intéresse pratiquement personne en Israël ; il est caché dans notre sombre arrière-cour. Même si tous ces crimes se déroulent à une demi-heure de chez nous, la plupart des Israéliens, ou ne veulent pas le savoir, ou ne le savent pas, ou, aussi et surtout, s'en foutent complètement.
« Israël s'est entouré de boucliers, de murs. Non seulement de murs physiques, mais aussi de murs mentaux.
« Je ne veux pas entrer dans les détails de tout cela – ce qui nécessiterait une autre conférence - mais je voudrais mentionner brièvement les trois principes qui nous permettent, à nous Israéliens, de vivre si facilement avec cette réalité pourtant brutale.
« Voici ces trois principes.
« Premièrement, la plupart des Juifs – pas tous – se voit comme le peuple choisi par Dieu. Si nous sommes le peuple choisi, se disent-ils, alors nous avons le droit de faire absolument tout ce que nous voulons.
« Deuxièmement, si nous examinons toutes les occupations qui ont eu lieu par des puissances dans l'histoire, celle d'Israël se distingue de toutes les autres. C'est la seule occupation, assez bizarrement, où c'est l'occupant lui-même qui se voit comme victime. Personne d'autre dans son entourage serait victime, selon Israël. Pas même le peuple qu'elle occupe. Voilà pourquoi nous sommes capables, comme Israéliens, de vivre en paix, malgré notre statut d'occupant.
« L'autre jour, le professeur Falk mentionnait la stratégie duale pratiquée par Israël, poursuit Levy. À la suite des attaques terroristes à Paris et à Copenhague, Benjamin Netanyahou lançait une invitation à tous les juifs du monde entier. ‘Venez tous vivre ici, en Israël, disait-il. C'est de loin la place plus sécuritaire pour vous ; ici vous êtes à l'abris.' Pourtant, c'est le même Netanyahou qui affirmait, à peine 24 heures plus tard, qu'Israël se trouvait confronté à une menace existentielle, à cause d'une possible bombe iranienne !
« Je me suis alors demandé, ironise Levy, où se trouve la logique dans tout cela. Pourquoi mon premier ministre inviterait-il des gens à venir ici si l'Iran menace de nous bombarder ?
« J'arrive maintenant au troisième principe – et c'est sans doute le plus grave de tous.
« Nous, Israéliens, nous déshumanisons systématiquement les Palestiniens. S'ils ne sont pas des humains, alors la question des droits de l'homme disparaît automatiquement.
« Si vous creusez un peu le for intérieur de la grande majorité des Juifs, vous reconnaitrez chez eux cette attitude carrément déshumanisante par rapport aux Palestiniens. On ne les reconnaît pas comme des êtres humains. On ne les reconnaît pas comme nos égaux.
« Il m'est arrivé une fois d'écrire que nous les Juifs, nous traitons les Palestiniens comme des animaux. Cela, bien sûr, m'a valu une montagne de critiques.
« Combien d'Israéliens arrivent-ils à se mettre dans la peau d'un Palestinien ? Si ce n'est que pour une seule journée, ou un seul moment ?
« J'aimerais vous donner deux exemples qui illustrent ce que je veux dire.
« Il y a plusieurs années, j'interviewais Ehud Barak, qui était alors candidat au poste de Premier ministre.
« M. Barak, lui ai-je demandé, qu'est-ce qui vous serais arrivé si vous étiez né Palestinien ? »
« Je me serais certainement joint à une organisation terroriste, » m'a-t-il spontanément rétorqué.
« Barak m'a donné la seule réponse franche et honnête qu'il pouvait me donner. Car tel que je le connaissais, il n'était pas du tout le genre de personne passive, qui, si abusée, se laisserait faire. Il se serait engagé dans la lutte pour son peuple et n'aurait jamais accepté de jouer le rôle de collaborateur pour les occupants.
« Mon interview, bien sûr, a causé un grand scandale en Israël. Comment pouvais-je, comme journaliste, poser une telle question à Barak ?
« Un deuxième exemple. À la suite de la deuxième Intifada, je me trouve un jour à Jénine, la ville la plus fermée en Cisjordanie, qui est alors soumise à un siège absolu. Lorsque, en quittant Jénine, j'arrive au poste de contrôle, je vois une ambulance palestinienne stationnée là devant moi, ses phares rouges allumés.
« En ce temps-là, aucune voiture ne pouvait entrer ou sortir librement de Jénine.
« Alors que j'attends, je vois des soldats israéliens qui jouent au backgammon dans la tente à côté du poste de contrôle. Conscient que lorsque j'interviens avec les soldats, cela finit généralement très mal, je décide de patienter. Je reste dans ma voiture.
« Cependant, après 40 minutes d'attente, je perds patience. Je sors de la voiture, me rends à l'ambulance, et demande au chauffeur, « Qu'est-ce qui se passe ? »
« C'est toujours comme cela, » me répond-il. « Ils nous font toujours attendre une heure avant d'autoriser notre départ. »
« Apprendre cela me fait sauter au plafond, et je confronte les soldats.
« Bien sûr, ceux-ci tentent de se défendre. Mais la chose qui finit par les faire sortir littéralement de leurs gonds, c'est lorsque je leur demande :
« Vous est-il déjà arrivé d'imaginer que c'est votre propre père qui se trouve dans cette ambulance-là ? »
« Ils pètent les plombs et pointent même leurs fusils vers moi.
« Comment diable pouvais-je avoir le culot de comparer leur propre père à un simple Palestinien ?
« Voilà pourquoi, comme Israéliens, il nous est aussi facile de vivre en paix avec nous-mêmes tout en commettant des crimes et subjuguant de façon aussi brutale le peuple palestinien, » conclut Gideon Levy.
Absence totale de la question palestinienne dans les immenses manifestations qui, avant le 7 octobre, déstabilisaient pendant des mois le gouvernement Netanyahou
On trouve une illustration spectaculaire du mur psychologique que décrit Gideon Levy dans les immenses manifestations qui, avant l'attaque du Hamas, ébranlaient pendant des mois le gouvernement de Netanyahou.
Si Israéliens de tendance séculière et Israéliens fondamentalistes religieux de droite s'opposaient carrément au sujet de la réforme judiciaire que proposait, début 2023, le gouvernement Netanyahou, les deux groupes, cependant, se montraient d'accord pour passer complètement sous silence l'oppression systématique que vivent les Palestiniens dans la bande de Gaza et en Cisjordanie depuis des décennies.
Sitôt la proposition de réforme lancée, de dizaines de milliers d'Israéliens commençaient à manifester le samedi de chaque semaine en criant haut et fort leur opposition à celle-ci. Cette réforme, disaient-ils, va affaiblir la Cour suprême. Elle va même permettre à Netanyahou d'échapper aux nombreuses accusations de corruption portées contre lui.
• Le 22 janvier 2023, Al Jazeera rapportait que pour une troisième semaine de suite, une immense manifestation avait lieu à Tel Aviv. Les manifestants affirmaient que les changements proposés menaceraient les contrôles démocratiques et les contrepoids exercés par les tribunaux sur les ministres. Qu'ils renforceraient le contrôle politique sur les nominations judiciaires et limiteraient les pouvoirs de la Cour suprême d'annuler les décisions du gouvernement ou les lois de la Knesset. « Ils veulent nous transformer en dictature, ils veulent détruire la démocratie », déclarait le président de l'Association du barreau israélien, Avi Chimi. « Ils veulent détruire l'autorité judiciaire ; il n'y a pas de pays démocratique sans autorité judiciaire. »
• Le 12 mars 2023, CNN rapportait qu'un « demi-million d'Israéliens descendaient dans la rue pour la dixième semaine consécutive de manifestations contre le projet du gouvernement de Benjamin Netanyahu visant à réformer le système judiciaire du pays.3
• Le 19 juillet 2023, Reuters rapportait que la « volonté de la coalition nationaliste et religieuse du gouvernement Netanyahou de modifier le système judiciaire et de limiter certains pouvoirs de la Cour suprême déclenchait des manifestations sans précédent, ébranlant l'économie et suscitant l'inquiétude des alliés occidentaux quant à la santé démocratique d'Israël. Certains réservistes, poursuivait Reuters, ont menacé de ne pas obéir aux ordres d'appel dans le cadre des protestations. »4
L'absence complète, dans ces manifestations tout à fait historiques, de la cause palestinienne, étonnait et troublait tellement 3,000 universitaires, membres du clergé et autres personnalités d'Israël/Palestine et de l'étranger, que cela les amenait, le 4 aout 2023, c'est-à-dire deux mois avant l'attaque surprise et fort meurtrière du Hamas dans le sud d'Israël, à signer une pétition intitulé ‘The Elephant in the Room.5
C'est bien, affirmaient les signataires de la pétition, de manifester contre la réforme judiciaire que propose le gouvernement Netanyahou. Cependant, nous nous inquiétons de voir l'absence complète, dans ces manifestations, de l'occupation illégale de millions de Palestiniens dans les territoires occupés. Les manifestants semblent ignorer, ou accorder peu d'importance, au fait que cette réforme vise à approfondir et étendre l'occupation illégale. Ce sont les colons d'extrême droite, affirment-ils, qui représentent le fer de lance d'une réforme qui ne vise rien de moins que l'annexion pure et simple de la Cisjordanie.
« Les Palestiniens, poursuivent les signataires de la pétition, sont privés de la quasi-totalité des droits fondamentaux, y compris le droit de vote et de protestation. Ils sont confrontés à une violence constante : rien que cette année, les forces israéliennes ont tué plus de 190 Palestiniens en Cisjordanie et à Gaza et démoli plus de 590 structures. Les groupes d'autodéfense des colons brûlent, pillent et tuent en toute impunité. Sans droits égaux pour tous, que ce soit dans un État, dans deux États ou dans un autre cadre politique, il y a toujours un risque de dictature. Il ne peut y avoir de démocratie pour les Juifs en Israël tant que les Palestiniens vivent sous un régime d'apartheid, comme l'ont décrit les experts juridiques israéliens. En effet, le but ultime de la révision judiciaire est de renforcer les restrictions sur Gaza, de priver les Palestiniens de l'égalité des droits tant au-delà de la Ligne verte qu'à l'intérieur de celle-ci, d'annexer davantage de terres et de nettoyer ethniquement tous les territoires sous domination israélienne de leur population palestinienne. Les problèmes n'ont pas commencé avec le gouvernement radical actuel : le suprémacisme juif se développe depuis des années et a été consacré par la loi sur l'État-nation de 2018.6
« Les juifs américains, poursuivent les signataires, sont depuis longtemps à l'avant-garde des causes de justice sociale, de l'égalité raciale au droit à l'avortement, mais ils n'ont pas accordé suffisamment d'attention à l'éléphant dans la pièce. C'est-à-dire, à l'occupation israélienne de longue date qui, nous le répétons, a engendré un régime d'apartheid. Au fur et à mesure qu'Israël se tourne vers la droite et tombe sous le charme du programme messianique, homophobe et misogyne du gouvernement actuel, les jeunes juifs américains s'en éloignent de plus en plus. Pendant ce temps, des milliardaires juifs américains soutiennent l'extrême droite israélienne.
« En ce moment d'urgence mais aussi de possibilité de changement, nous appelons les leaders du judaïsme nord-américain - dirigeants de fondations, universitaires, rabbins, éducateurs – à :
1. Soutenir le mouvement de protestation israélien, tout en l'appelant à embrasser l'égalité pour les Juifs et les Palestiniens à l'intérieur de la Ligne verte et dans les Territoires palestiniens occupés.
2. Soutenir les organisations de défense des droits de l'homme qui défendent les Palestiniens et fournissent des informations en temps réel sur la réalité vécue de l'occupation et de l'apartheid.
3. S'engager à revoir les normes et les programmes éducatifs destinés aux enfants et aux jeunes juifs afin de fournir une évaluation plus honnête du passé et du présent d'Israël.
4. Exiger des dirigeants élus des États-Unis qu'ils contribuent à mettre fin à l'occupation, qu'ils limitent l'utilisation de l'aide militaire américaine dans les territoires palestiniens occupés et qu'ils mettent fin à l'impunité d'Israël au sein des Nations unies et d'autres organisations internationales.
« Fini le silence. Il est temps d'agir. »
Malheureusement, il a fallu le massacre perpétré par le Hamas dans le sud d'Israël le 7 octobre pour briser, finalement, le silence.
Cependant, au lieu d'agir en se tournant vers le cœur du problème, ce que les signataires de la pétition appelle l'occupation inhumaine du peuple palestinien - The Elephant in the Room -, Israël riposte à un massacre en en perpétrant un autre.
Et un massacre qui, en termes de morts, blessés, et destruction massive de toute infrastructure civile, est non seulement infiniment plus brutale que celui du Hamas, mais qui enfonce encore plus profondément le clou d'une occupation carrément inhumaine et qui dure depuis des décennies.
Notes
1. Guterres exhorte leConseil de sécuritéà agir pour éviter une catastrophe humanitaire à Gaza, ONU Info, le 6 décembre 2023. Consulté le 7 décembre 2023.
2.Toi Staff and Agencies, Israeli FM accuses UN head of backing Hamas after he uses rare clause to urge truce, The Times of Israel, le 7 décembre 2023. Consulté le même jour.
3.Hadas Gold et Amir Tal, Half a million Israelis join latest protest against Netanyahu'sjudicial overhaul, organizers say, CNN, le 12 mars, 2023. Consulté le 23 novembre 2023.
4.Dan Williams, Thousands rally, Israeli reservists step up protest against judicial change, Reuters, le 19 juillet 2023. Consulté le 30 novembre 2023.
5.TheElephant in the Room, publié le 4 aout 2023. Consulté le 30 novembre 2023.
6.Cette loi a été fortement critiqué au niveau international. Dans son article, La fin de l' « État juif et démocratique » ?, Soline Schweisguth en faisait la critique suivante : « Alors que la Déclaration d'indépendance de 1948 précisait que l'État assurerait « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » ainsi que « la pleine liberté de conscience, de culte, d'éducation et de culture », la nouvelle Loi fondamentale ne donne le droit d'autodétermination qu'au peuple juif. De plus, la langue arabe était jusqu'à présent une langue nationale ; désormais, elle ne bénéficie plus que d'un « statut spécial ». Ce point contredit une des conditions posées par l'ONU en 1949 lors de l'entrée d'Israël dans l'organisation internationale. » Le média de l'histoire : herodote.net, le 19 juillet, 2018. Consulté le 2 décembre 2023.
**************
Le 9 octobre 2023, à peine deux jours après l'invasion surprise et meurtrière du Hamas dans le sud d'Israël, et alors que les cris de vengeance se font entendre un peu partout en Israël, Gideon Levy, dans sa chronique du journal Haarets, ose décrire ainsi l'effet de ce mur psychologique :
« Nous tirons sur des innocents, nous arrachons les yeux des gens et leur fracassons le visage, nous expulsons, nous confisquons, nous volons, nous arrachons les gens de leur lit, nous procédons à un nettoyage ethnique et, bien sûr, nous poursuivons l'incroyable siège de la bande de Gaza. Et malgré tout cela, nous continuons à croire que tout ira bien. »
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :
Abonnez-vous à la lettre

Quelle histoire n’a pas commencé le 7 octobre ? Retour sur seize années d’enfermement de Gaza

On a souvent rappelé ces dernières semaines, du moins parmi les Palestinien-nes et leurs soutiens, que l'histoire n'avait pas commencé le 7 octobre. Mais quelle histoire ? Plusieurs temporalités sont possibles : celle du sionisme comme projet, celle du soutien des puissances impérialistes à ce projet, celle de la colonisation de la Palestine, etc. Thierry Labica propose ici un retour sur les 16 années du blocus de Gaza, avec ses effets terribles sur le plan humanitaire, et sur la stratégie mise en oeuvre par Israël et ses alliés d'isoler politiquement le Hamas.
Tiré du site de la revue Contretemps.
Face à la force des dénis opposés à la recherche de compréhension contextualisée de la séquence ouverte par les attaques du 7 octobre et les crimes de guerre qui ont marqué cette journée, « l'histoire n'a pas commencé le 7 octobre », vaut d'emblée plus comme slogan que comme simple constat. Ce qui suit voudrait contribuer à répondre à cette revendication et par là même, affranchir l'évènement de la religiosité néoconservatrice qui tend à en définir l'appréhension « normale » : manifestation de l'essence malfaisante d'un ennemi absolu autorisant alors une éradication systématique dont la forme n'est autre que l'entreprise de nature génocidaire à laquelle nous assistons depuis bientôt deux mois, à l'heure où ses lignes sont écrites.
Il va de soi que l'histoire de l'isolement de Gaza est plus longue que ce qui est proposé ici. On a pris le parti de s'en tenir au moment d'intensification du blocus de la bande de Gaza suite à la victoire électorale de Hamas lors des élections législatives de janvier 2006, victoire qui prolongeait les succès électoraux de cette même organisation lors des scrutins municipaux intervenus entre décembre 2004 et décembre 2005. Il s'agit ici de rappeler, ou présenter, quelques-unes des manifestations majeures de l'entreprise de neutralisation et de suffocation punitive des processus politiques et diplomatiques qui auraient pu permettre à la bande de Gaza sous gouvernement Hamas d'émerger comme ensemble territorial, économique et institutionnel à part entière, et à ce titre, comme préalable indispensable à la formation d'un État palestinien.
En attirant l'attention sur divers aspects du rôle de la communauté internationale, en appui à la violence coloniale israélienne, cette contribution ne traite pas et ne peut traiter de points que la lectrice et le lecteur pourraient juger cruciaux. On pense par exemple aux conditions du renforcement de l'audience du Hamas sur fond de clanisation, concurrence et violence factionnelle, au sein du Fatah en particulier dans les années post-Oslo.
On pense également, et surtout, aux divers niveaux d'analyse qu'exige la compréhension de la trajectoire complexe du Hamas, entre institutions sociales et caritatives (largement autonomes), flexibilité doctrinale, pratique de la violence, et pragmatisme, recherche de reconnaissance et de participation politiques, notamment avec la tentative d'intégration à l'OLP (2005) dans une visée de partage du pouvoir. Ainsi, contrairement à l'idée couramment répandue que le Hamas formerait un monolithe intégriste identique à lui-même depuis sa création, on tiendra ici comme généralement acquis que le Hamas n'est pas d'un seul tenant, ni dans son histoire, ni dans sa surface et sa pratique sociales et politiques, ni dans ses positionnements idéologiques.
De manière entièrement prévisible pour une organisation de cette importance, le premier Hamas n'est pas celui des années Oslo, qui à son tour n'est pas tout à fait celui de la séquence électorale 2004-2006, qui n'est pas celui du tournant plus rigoriste de 2009 et après dans des conditions qui furent celles de la reconnaissance recherchée et systématiquement déniée, de l'isolement, des immenses destructions guerrières de 2008-9, de la destruction avancée frappant l'ensemble secteur socio-caritatif auquel il était associé, et plus généralement, de la désintégration alors rapide des structures sociales de la société palestinienne (tous sujets sur lesquels les travaux de la chercheuse Sara Roy ont apporté des éclairages indispensables, comme on le verra ici).
Dans l'alignement global sur la stratégie néo-conservatrice de la « guerre au terrorisme », non exempte de fanatisme religieux[1], au cours des années 2000, quel fut le processus de destruction politique auquel les dernières semaines offrent un point d'orgue catastrophique ? Voilà donc la question à laquelle ce qui suit tente de proposer quelques éléments de réponse.
*
Les élections législatives palestiniennes de 2006 et ses suites immédiates
Des élections législatives se sont tenues dans les territoires fin janvier 2006, les premières alors depuis dix ans. Pour les gouvernements états-unien et britannique, après la seconde guerre d'Irak et le renversement de Saddam Hussein, ces élections paraissaient s'inscrire dans un élan démocratique plus large au Moyen-Orient (« changement de régime » en Irak, élections ouvertes en Égypte, présidentielles en Palestine). Les conditions du scrutin (censées avantager le Fatah), le soutien et l'aide financière américaines aux candidats non-Hamas, devaient conforter la victoire attendue du Fatah et de Mahmoud Abbas. Dans la stratégie américaine, il était acquis que les processus électoraux avaient vocation à favoriser la victoire de forces pro-américaines et pro-occidentales.
Contre toute attente, et au terme d'un processus électoral dont la régularité fut reconnue par tous, c'est le Hamas qui remporta la victoire électorale. Le Hamas voyait ainsi sa base électorale renforcée après avoir déjà gagné nombres de sièges aux termes de scrutins locaux aux cours des années précédentes. Comme le note l'historien des relations israélo-américaines, Jerome Slater, ces résultats n'étaient en rien révélateurs d'une hostilité religieuse anti-israélienne particulière de cette base électorale du Hamas. Ce vote exprimait l'espérance d'une amélioration socio-économique de la condition des Gazaouis[2], espérance en partie inspirée par une réalité de l'ampleur comme de l'ancienneté des réseaux d'œuvres sociales du Hamas.[3]
Ce résultat n'en occasionna pas moins un profond dilemme, comme l'a expliqué la spécialiste de la région, Rosemary Hollis : pour les États membres de l'UE qui s'étaient faits les chantres de ce projet démocratique, comment maintenir l'aide financière à l'Autorité Palestinienne (AP) quand selon leurs propres législations, cette AP serait désormais conduite par une organisation qu'ils avaient eux-mêmes désignée comme terroriste quelques années plus tôt seulement.[4]
A cette époque, il se trouve des responsables politiques non-membres du Hamas prêts à participer à un gouvernement dirigé par le Hamas, et dans l'électorat ayant voté pour ce parti se trouvait une majorité de gens consentant, par pragmatisme, à la solution à deux États.[5] Le Hamas, force électorale, proposa d'élargir la constitution de son gouvernement dans la cadre d'une coalition.
En outre, et comme le rapporte Jean-Pierre Filiu, Ismael Haniyeh, le dirigeant du Hamas, déclare dans le Washington Post que « si Israël se retire des frontières de 1967, nous établirons une paix par étapes ». J-P. Filiu précise : « Il se dit prêt à reconnaître Israël, à condition que l'État hébreu s'engage publiquement à « donner un État au peuple palestinien et à lui reconnaître ses droits. »[6]
Dans ces conditions, Hamas s'engageait à une trêve de dix ou quinze ans afin de « connaître l'intention réelle d'Israël », rapporte J. Slater. Toujours en 2006, Haniyeh, maintenant premier ministre, s'adressa « secrètement au président Bush pour lui demander de mettre fin au boycott américain de Hamas et de s'engager « dans des négociations directes avec le gouvernement élu » ». Selon le journal Haaretz, ce courrier exprimait des craintes pour la stabilité et la sécurité de la région, redisait l'acquiescement à un État palestinien dans les frontières de 1967 tout en proposant une trêve de long terme et un renouvellement « automatique » du cessez-le-feu.
Ce ne fut pas le seul message de ce genre. Tous, explique J. Slater, furent ignorés et restèrent donc sans réponse et la position de Washington resta inchangée.
En réaction à un nouvel assassinat par Israël d'un dirigeant du Hamas, « non seulement le Hamas ne mena aucune représailles, mais fit secrètement savoir au gouvernement israélien qu'il « s'engagerait à ne conduire aucune action violente contre Israël et empêcherait les autres organisations palestiniennes de le faire » à condition qu'Israël arrêtent ses assassinats et ses attaques militaires. Même le Jihad islamique déclara être prêt à mettre fin à ses attentats suicides et ses tirs de roquettes si Israël cessait ses attaques. »[7]
Le Hamas, en l'absence de réponse, rendit ses positions publiques. En février, Khaled Mechaal, membre du bureau politique du Hamas, déclara que le Hamas ne s'opposerait pas à l'Initiative de paix Arabe ; le sommet de la Ligue Arabe tenu à Beyrouth de mars 2002 reprit la proposition saoudienne de paix durable, de reconnaissance et de normalisation des relations économiques et diplomatiques, en échange d'une mise en conformité d'Israël avec le droit international (retrait complet des territoires occupés en 1967 et solution au problème des réfugiés). Dans un entretien à un journal russe, Mechaal annonçait la fin de la résistance armée en cas de reconnaissance des droits du peuple palestinien.[8] Le Hamas réaffirma ces positions en avril et en mai 2006.
Toutefois, là encore, ces propositions, ouvertures et engagements de la part de l'organisation alors devenue le principal acteur politique du moment furent ignorées, non sans un supplément de mépris, cependant : les propositions du Hamas, selon un porte-parole israélien, n'étaient que « gymnastique verbale », « ruses ». Fin juin de cette même année 2006, Israël mena l'opération « pluie d'été ». Cette attaque militaire suivait de quelques heures l'annonce du cadre négocié entre Haniyeh et Abbas pour l'établissement d'un gouvernement d'union nationale, et de quelques jours l'enlèvement du soldat israélien Gilad Shalit. Puis survint l'opération « nuages d'automne » durant la première semaine de novembre. 82 palestiniens furent tués (« dont 50 cinquante civils, incluant 2 médecins, 10 femmes et 16 enfants ».[9] Au cours de cette même année 2006, Israël tua 657 palestiniens, dont la moitié de civils. Les palestiniens tuèrent 23 israéliens.[10]
Le 29 juin 2006, l'armée israélienne procéda à l'arrestation de 64 élus du Hamas en Cisjordanie (ministres, députés, maires et cadres politiques), et le 30, rapportait Le Monde le même jour, « le statut de résidence à Jérusalem-Est d'un ministre et de trois députés palestiniens du mouvement islamiste a été annulé, quelques heures après un raid aérien contre le ministère de l'intérieur à Gaza. » Le même journal rendait compte alors de la situation dans les termes suivants :
Alors qu'Israël resserre son étau sur les dirigeants politiques et les activistes du Hamas avec l'intention affichée de renverser le gouvernement mis en place après les législatives de janvier, le premier ministre palestinien issu du mouvement islamiste, Ismael Haniyeh, tente de tenir tête à Tel-Aviv tout en entrouvrant la voie de la diplomatie. […]
- « Ils pensaient que cela pourrait faire chuter le gouvernement, mais nous leur disons : vous ne détruirez pas notre choix », a ajouté Ismaïl Haniyeh, en référence à l'élection du Hamas aux élections législatives de janvier. « Les personnalités changent, les responsables changent mais une chose reste : les élections et ses résultats. Tout gouvernement qui sera formé dans les quatre prochaines années le sera sur la base des résultats des élections », a insisté le premier ministre.[11]
D'où cette « ironie suprême » relevée par Sara Roy :
- « Hamas avait très clairement indiqué vouloir gouverner normalement, sans sanctions ni menace permanente d'attaques israéliennes […] Dès avant sa victoire électorale, Hamas avait efficacement suspendu ses attentats suicide et observait unilatéralement le cessez-le-feu proposé avec Israël (d'environ dix-huit mois) faisant ainsi preuve de sa capacité à mettre en œuvre un cessez-le-feu lorsqu'Israël rendait dûment la pareille. […] [Hamas] fit aussi clairement savoir qu' « « il se conformerait à tout à accord ratifié par référendum populaire » ».[12]
Quelques mois plus tard, en février 2007 à la Mecque, un accord était trouvé entre le Fatah et le Hamas suite à une médiation du roi Abdallah d'Arabie Saoudite : le Hamas s'engageait, là encore, à reconnaître et accepter les accords antérieurs et à former un gouvernement d'unité nationale.[13]
Il est également notable qu'au cours de cette courte séquence politique charnière, nombres de responsables politiques jugèrent nécessaire de tenter de surmonter les préventions et dispositions déjà existantes à l'égard de Hamas pour reconnaître et inclure cette organisation comme acteur politique désormais incontournable.
Ce fut le cas de Chris Patten, figure de premier plan de la politique étrangère britannique au moment de la rétrocession de Hong Kong à la Chine populaire[14] ; des membres du gouvernement Blair de l'époque, dont Jack Straw, alors ministre de affaires étrangères et du Commonwealth, estimaient que le maintien d'échanges directs avec les élus locaux du Hamas relevait de leur devoir diplomatique même.
Tony Blair lui-même jugeait que le Quartet (Nations Unies,UE, États-Unis, Russie) devait accepter, sous certaines conditions, le principe d'une négociation avec un gouvernement de coalition comprenant le Hamas et qu'une telle unité politique palestinienne était souhaitable et devait être possible, au moins avec les composantes plus modérées du Hamas.[15] Pour Roy, en 2009, « si Hamas en aucune façon ne parle pour tous les palestiniens, il est inepte de supposer qu'Hamas peut être ignoré politiquement et diplomatiquement ».[16]
Récapitulons quelques-uns des principaux traits de cette conjoncture de l'année 2006.
Le Hamas, organisation souvent désignée comme terroriste depuis le début des années 2000[17], participa aux échéances électorales, remporta d'importants succès électoraux, proposa de former un gouvernement d'unité nationale et respecta le cessez-le-feu de dix-huit mois (mars 2005- juin 2006) négocié avec Israël, reconnut les accords antérieurs, les frontières de 1967 et donc de l'État d'Israël (en s'abstenant de toute rhétorique anti-juive et de projet de « destruction d'Israël »), et émit une série de propositions d'engagements et d'ouvertures en échange d'engagements sur la reconnaissance des droits du peuple palestinien, la fin de l'occupation et l'édification d'un État.
Deuxièmement, nombre de responsables politiques en vinrent à reconnaître en Hamas un acteur clé de la situation, qui doit être inclus aux cadres politiques de négociation ; ses dirigeants sont invités à s'exprimer dans la presse britannique et américaine.
Troisièmement, entre silence et mépris, le tandem israélo-américain adressa une fin de non-recevoir à toute proposition faite par le Hamas et, de cette manière, neutralisa l'ensemble de possibilité de construction du processus politique concerté alors encore disponible et souhaité, ce en dépit de la terrible adversité régnante. Cette attitude ne fut cependant que le préalable à une stratégie d'isolement et de strangulation du gouvernement de la bande de Gaza (et de sa population), à défaut d'être parvenu à le renverser.
Boycott, désinvestissement et sanctions de la communauté internationale, contre l'occupé : premières mesures (janvier 2006 – juin 2007)
Un boycott commença à être mise en œuvre dès la mi-février 2006 : pour la première réunion (à Ramallah) du parlement nouvellement élu, les parlementaires Hamas furent empêchés de se rendre en Cisjordanie et durent suivre la séance en visioconférence.
La désignation d'Ismael Haniyeh au poste de premier ministre devant former un gouvernement fut immédiatement suivie de sanctions financières : Israël suspendit le transfert à l'AP des taxes prélevées par Israël sur les échanges avec Gaza et la Cisjordanie, mesure que dénonce l'ONU. En outre, comme on l'a vu, Israël procéda à la capture de 64 élus.
Les États-Unis, en lien avec Israël, et la communauté internationale, coupèrent bientôt Gaza du reste du monde, laissant ce territoire sans travail, sans nourriture et sans recours. Privé des financements internationaux habituels, le gouvernement ne disposait dès lors plus des ressources nécessaires pour payer ses 162 000 employés. Ainsi, au moment où Hamas « fit clairement savoir qu'il entendait gouverner normalement » le boycott débuté en juin 2006 suite à la constitution de la plateforme gouvernementale palestinienne « relevait d'une forme de punition collective contre l'ensemble de la population palestinienne et, à ma connaissance », précise Sara Roy, « fait inédit dans l'histoire de ce conflit : la communauté internationale imposait des sanctions à l'occupé plutôt qu'à l'occupant ».
Il apparut un peu plus tard, en 2008, que le gouvernement Bush avait préparé en secret un projet de renversement du gouvernement Hamas devant permettre à Abbas une reprise du pouvoir dans des conditions d'un état d'urgence. La ministre de George Bush junior, Condoleeza Rice, s'employa à convaincre l'Egypte, la Jordanie, l'Arabie saoudite et les Émirats, d'offrir entraînement et financements à des combattants du Fatah. Un budget de 1,27 milliards de dollars sur cinq ans était prévu pour cette entreprise dont Mohammed Dahlan, contact déjà ancien de la CIA, représentait le relai principal.
De son côté, l'UE craignant une crise humanitaire à Gaza et un effondrement de l'AP consolida sa contribution au sabotage post-électoral dans un montage bureaucratique visant à fournir une aide directe aux populations en contournant le gouvernement Hamas : le Temporary Interim Mechanism (TIM) eut l'étrange mérite de cumuler accroissement de la dépense humanitaire et la dégradation continuée de la situation des populations censées la recevoir.[18]
De très violents affrontements eurent lieu à Gaza entre le Hamas et le Fatah au cours de la deuxième semaine de juin 2007, dans ce qui prenait les traits d'une guerre civile palestinienne. En repoussant les combattants du Fatah, le Hamas installa son pouvoir à Gaza le 13 juin. Le même jour, Abbas procéda à la dissolution immédiate du gouvernement d'unité et au renvoi du premier ministre Haniyeh. En outre, Abbas annula toutes les décisions prises par le gouvernement Hamas et quatre jours plus tard, le 17 juin, procéda à la nomination d'un nouveau cabinet. Le boycott international imposé à l'AP par les États-Unis et l'UE put alors prendre fin, et de son côté, Israël débloqua les 562 millions de dollars de prélèvements fiscaux dus à l'autorité nationale palestinienne et qu'il avait retenu jusqu'à cette date. Dans le même temps, le blocus de la bande Gaza contrôlée par le Hamas allait se poursuivre et s'intensifier, selon une logique de persécution, d'isolement et destruction impitoyable.
La version selon laquelle le Hamas se serait « emparé » du pouvoir par la violence en 2007 pour asseoir sa domination, n'est digne d'aucun crédit dès lors qu'elle passe sous silence les diverses modalités de neutralisation et annulation du processus électoral de janvier 2006. L'ex-conseiller néoconservateur pour le Moyen-Orient du vice-président néoconservateur Dick Cheney, David Wurmser lui-même, démissionna quelques semaines seulement après la bataille fratricide du 7-14 juin 2007, expliquant que « il me semblait bien que ce qu'il venait de se passer n'était pas tant un coup de force du Hamas qu'une tentative de coup par le Fatah, empêchée avant qu'elle ne survienne ».[19]
Pour Sara Roy, écrivant après les bombardements de 2008-2009,
- il ne peut y avoir de processus de paix crédible avec un gouvernement palestinien qui exclut le parti élu par les palestiniens pour les gouverner. […] [Le] Hamas non seulement reste ouvert au partage du pouvoir, mais a aussi une histoire d'accommodements non-violents et d'adaptation politique, de réflexivité et de transformation idéologiques, et de pragmatisme politique que l'Occident devrait accueillir de manière positive. L'autre voie possible s'annonce porteuses de désastres, dès lors que plane la menace d'un renforcement des éléments les plus régressifs au sein du Hamas, et d'une radicalisation des palestiniens plus généralement, dans la déstabilisation d'une situation déjà chargée de tensions insupportables.[20]
5 novembre 2008 : Gaza, laboratoire de l'anéantissement social et économique
Suite à la prise de pouvoir du Hamas en juin 2007, plusieurs pays et entités internationales, d'Israël, jusqu'à l'AP sous la présidence Abbas en passant par l'UE, les États-Unis, le Canada, et l'Égypte, se sont employés à administrer, avec des moyens bureaucratiques sophistiqués, le processus d'enfermement de la population de Gaza dans des conditions de pauvreté abjecte.
Ce qui suit vise à donner quelques exemples saillants de la stratégie censée conduire la population de Gaza, par sa maltraitance généralisée, à se retourner contre son gouvernement, comme si l'énormité de la catastrophe humanitaire irakienne liées aux sanctions appliquées après la première du Golfe, n'avait strictement rien appris à personne. Seule supposition crédible pour éclaircir ce mystère : l'indifférence absolue à la mort de masse des populations Arabes du Moyen-Orient, supposition vérifiée par une célèbre déclaration de Madeleine Albright, responsable des affaires étrangères de 1997 à 2001 : un demi-million d'enfants sont morts, mais « the price is worth it » [le prix à payer en vaut la peine].
Israël
Le 5 novembre 2008, Israël mit en place ses mesures de confinement systématique de la bande de Gaza. Des marchandises de toute nature (alimentation, médicaments, carburant, papier, colle, tasses de thé…) n'entraient qu'en quantités très restreintes, voire, plus du tout. 4,6 camions de produits alimentaires passaient, en moyenne, la frontière chaque jour au cours de ce mois de novembre. Selon Oxfam, on en dénombrait 123 chaque jour le mois précédent, et en décembre 2005, 564. Conséquence quasi immédiate du blocus : cinq semaines plus tard, le 18 décembre, l'UNWRA dut suspendre toutes ses distributions alimentaires, que ce soit au titre de ses programmes d'urgence ou de distribution régulière.[21] Or, au cours de cette même année 2008, on recensait déjà à Gaza 1,1 million de destinataires de l'aide alimentaire, sur une population de 1,4 millions d'habitants.
Une liste d'exemples des privations infligées aux Gazaouis – et tout ce qu'elle comporte d'extrémisme assumé et de brutalité déshumanisante – serait bien trop longue ici. Pour essayer de s'en tenir à un essentiel toujours bien trop abstrait, il faut se contenter d'insister sur l'objectif poursuivi par la politique du pouvoir israélien et ses nombreux alliés et soutiens : Gaza doit être vidée de toute dimension politique, elle doit être radicalement isolée et dissociée de la Cisjordanie sur le plan territorial, culturel, administratif, social et économique, pour être réduite à un pur état de subsistance qui permet de reléguer ce territoire au statut de strict enjeu humanitaire, à grande distance de toute considération politique relative aux droits humains. En cela, Gaza peut être aussi considérée comme un laboratoire de ce que Sara Roy a analysé sous le concept de « dé-développement ».[22]
On comprend mieux cette priorité, et l'énormité de l'agression qu'elle induit, si l'on tient compte du fait que
Gaza est le cœur politique et le noyau stratégique de la Palestine et du nationalisme palestinien, le centre de la résistance passée et présente. À ce titre, Gaza représente une menace politique qui va bien au-delà -et qui précède de longue date – [le] Hamas. Israël a bien compris ceci, raison pour laquelle Gaza est tenue à l'écart, marginalisée, diabolisée et punie par un siège maintenant dans sa sixième année [en 2012]. C'est aussi la raison pour laquelle Gaza continue d'être attaquée.[23]
Comme l'indique Sara Roy, le New York Times du 15 juin 2007 rapportait que le premier ministre israélien de l'époque, Ehud Olmert, s'apprêtait à faire part au président Bush du souhait israélien : « boucler la Cisjordanie occupée par Israël afin de la protéger de l'infection par Gaza ». Aussi le succès électoral de Hamas, « organisation terroriste », a été une aubaine pour Israël dont le projet de claustration de Gaza allait pouvoir se doter d'un solide prétexte sécuritaire. Netanyahou, de retour au pouvoir en 2009 (et qui, déjà de longue date, avait fait de la « lutte anti-terroriste » le socle de sa vision politique[24]), allait pouvoir à son tour creuser cette division en dictant l'alternative laissée à Abbas et à l'Autorité palestinienne : la paix avec le Hamas, ou la paix avec Israël.
En 2012, suite à la campagne de bombardements israéliens qui venait de s'achever, on assiste donc sans surprise à une nouvelle série de menaces israéliennes contre toute réconciliation et tout projet de rapprochement politique entre le Hamas et le Fatah : l'eau et l'électricité, déjà rares, seraient coupées à Gaza en cas de formation d'un gouvernement d'unité.
Plus généralement, côté israélien, la succession des épisodes de bombardements peut être comprise comme accélératrice de l'entreprise d'un écrasement social, économique, psychique de Gaza déjà menée dans le cadre « normal » de l'organisation stratégique de la pénurie. Pour rappel :
– en vingt-trois jours, en 2008-9, 1400 palestiniens et treize israéliens tués ;
– en huit jours, en 2012, plus de 160 et 6 israéliens tués ;
– en cinquante jours, en 2014, 2100 palestiniens et 73 israéliens (dont 67 soldats) sont tués ; ;
– en onze jours,en 2021, 260 palestiniens tués et 13 israéliens
– en trois jours, en août 2022, 30 palestiniens tués.
Entre 2008 (« Opération plomb durci ») et le 7 octobre 2023, l'ONU a recensé 6621 palestiniens tués et 308 israéliens (soit un ratio de 1/21). En outre, en 2008-2009, les bombardements ont détruit 1500 ateliers ou fabriques ; près de la moitié des 122 services de santé dont 15 hôpitaux furent endommagés ou détruits ; 280 écoles et jardins d'enfants et 6300 habitations furent en totalité ou en partie détruites.
En 2014, l'opération « bordure protectrice » conjuguée aux effets du blocus entraîna une contraction du secteur manufacturier à hauteur de 60% ; l'attaque de l'été 2014 a causé la dégradation ou la destruction de 170 000 habitations et a laissé 100 000 personnes sans domicile. A quoi il faut ajouter les 5000 habitations détruites au cours des épisodes antérieurs et non encore reconstruites. Environ 60 % de la population ont donc vu leur maison endommagée ou détruite entre 2008 et 2014. Les Nations Unies estimaient que 1000 unités de production et ateliers et plus de 4100 établissements de vente de gros et de détail, de restauration et du secteur de l'hôtellerie ont été détruits et endommagés. Un coup particulièrement dur fut ainsi porté aux secteurs de l'alimentation, de l'industrie pharmaceutique, et des activités de reconstruction, entre autres.
Les États-Unis
Les politiques de soutien (économique, militaire, diplomatique, etc.) systématique et multiforme des États-Unis à Israël sont globalement connues et prévisibles. Ceci ne doit cependant pas conduire à sous-estimer des inflexions importantes notamment quant au processus historique d'identification et de fusion des intérêts israéliens et états-uniens, en particulier dans le cade du tournant néo-conservateur des années 2000 et de l'arrivée au pouvoir du sionisme chrétien évangélique dont le mandat de Donald Trump fut un moment de plein aboutissement. Les deux pays n'ont cessé de former depuis plus d'une génération un tandem singulier d'une hostilité affichée aux instances représentatives de la « communauté internationale ».
Toutefois, pour nous en tenir à la séquence et au processus d'isolement et d'abandon dont il est ici question, on peut au moins rappeler les quelques développements suivants. Dès 2007, au lendemain de l'installation définitive du Hamas au pouvoir à Gaza, les procureurs de l'État fédéral s'attaquèrent à ce qui avait été la première organisation caritative musulmane des États-Unis, la Holy Land Foundation, qui fut accusée de financer les activités du Hamas en contribuant à ses nombreuses œuvres sociales et humanitaires.
Abolissant toute distinction entre activités du secteur social du Hamas dans une société gazaouie réduite à la misère, d'une part, et d'autre part, activités militaires face à des forces déterminées a priver Hamas de son mandat électif, deux des responsables de cette organisation en vinrent à être condamnés en 2009 à soixante-cinq années de prison chacun et deux autres à vingt et quinze ans. En 2008, trois autres organisations caritatives musulmanes tombèrent sous le coup de la même accusation. La cour, tout en reconnaissant les activités humanitaires des trois organisations, les jugea coupables de soutien au terrorisme et leur imposa une amende de 156 millions de dollars. Le jugement fut cassé par une cour d'appel à l'argument que le lien incriminant restait à démontrer. Une autre cour, cependant, confirma la première décision, considérant que l'établissement de la preuve de lien n'était pas nécessaire.[25]
L'assaut sur toutes les ressources financières permettant le maintien de services sociaux, éducatifs, et autres, à Gaza, fut menée de toutes parts, UE incluse, bien entendu. Il prit une dimension particulièrement dramatique sous Trump, cependant. Fin 2018, les États-Unis mirent un terme à leur financement de l'UNWRA dont dépend le maintien de services éducatifs, de santé, de services sociaux pour les palestiniens réfugiés à travers le Moyen- Orient. Jusqu'à cette date, les États-Unis, avec des montants compris entre 300 et 350 millions de dollars annuels (soit un tiers du budget annuel de l'agence -1,1milliards de dollars), étaient le plus important contributeur de l'agence. Ces coupes budgétaires ont été particulièrement catastrophiques pour Gaza où l'UNWRA dépense environ 40 % de son budget dans son aide apportée à près d'un million de réfugiés.
En septembre de la même année, les États-Unis avaient également annoncé un retrait de 200 à 230 millions de dollars de financements de projets de développement à Gaza et en Cisjordanie, administrés par l'Agence américaine de développement international (USAID). La participation palestinienne à des programmes financés par USAID et l'ambassade américaine en Israël fut aussi réduite.
Le Canada, l'Égypte
En 2007 et 2008, le Canada contribuait aux ressources de l'UNWRA à hauteur 28 millions de dollars par an. Cette contribution fut réduite de près de 10 millions de dollars en 2009, puis de 4 millions de dollars en 2010 pour atteindre les 15 millions de dollars. Trois ans plus tard en 2013, le Canada décida de mettre un terme à toute contribution financière à l'UNWRA. Ceci représenta alors la perte de ressource la plus lourde qu'avait connu l'agence à cette date.
Ce repli canadien était lui-même à l'image d'une orientation pro-israélienne de plus en plus nette à partir de 2003.[26] Si le Canada a repris ses donations après 2013, les positions de l'ambassadeur canadien à l'ONU, Bob Rae, au cours du mois d'octobre 2023 poursuivent cette orientation sans ambiguïté. Le boycott par l'ambassadeur canadien de la commémoration de la Nakba organisée à l'ONU en mai 2023 en était un signe tout à fait clair.
L'Égypte a une longue histoire, remontant à la fin des années 1970, de coopération avec Israël dans la carcéralisation de Gaza. L'Égypte (et la Jordanie) eut une contribution active à la tentative de renversement armé du gouvernement Hamas en 2007. Un bref moment de répit fut accordé à la bande de Gaza lors de l'éphémère passage au pouvoir de Mohamed Morsi et des Frères musulmans en Égypte, entre 2011 (et l'obtention de la majorité parlementaire) et le coup d'État de Sissi en juin 2013.
La comparaison proposée dans Middle East Eye en 2016 par Ahmet Al-Burai entre la position de Morsi sur la question de Gaza, et celle de Sissi, mérite d'être citée un peu longuement :
- L'Égypte d'Abdel Fattah al-Sissi ne fait pas que céder à la pression israélienne et américaine pour isoler la bande de Gaza, mais recommande également l'extension des sanctions et des moyens d'assujettissement. Morsi, lui, a travaillé sans relâche pour soulager les conditions étouffantes et le blocus inhumain imposés à la population de l'enclave côtière depuis plus de dix ans. Au cours de sa seule année au pouvoir, il a allégé les restrictions de passage pour les palestiniens au poste frontalier de Rafah, dans le sud de Gaza. Morsi est resté fermement réticent à accepter des compromis avec les atrocités commises par Israël.
- Depuis que Sissi a pris le pouvoir à l'issue d'un coup d'État militaire brutal, l'Égypte a au contraire étayé sans équivoque la position du gouvernement extrémiste d'Israël contre la bande de Gaza voisine. Bizarrement, au cours de la dernière guerre contre Gaza, Azza Sami, rédacteur en chef adjoint d'Al-Ahram, journal le plus lu d'Égypte appartenant au gouvernement, a ouvertement applaudi le Premier ministre israélien : « Merci Netanyahou, et puisse Dieu nous donner plus de leaders comme vous pour que nous puissions détruire le Hamas.[27]
Comme le rappelait le site d'al-Jazeera plus récemment, ou encore Tareq Baconi, le Caire est connu pour son rôle de médiateur clé entre Israël et Hamas au cours des dernières années et la contribution de l'Égypte à la reconstruction d'infrastructures détruites à Gaza après les bombardements de 2021 également été importante (500 millions de dollars). Mais l'Égypte a aussi participé au blocus de la bande de Gaza et à la destruction de tunnels d'une importance vitale dans l'allègement des effets du blocus sur la circulation des marchandises (et non pour la seule question des armes).
L'Autorité Palestinienne
L'AP de Mahmoud Abbas joua aussi un rôle considérable dans l'aggravation de la situation à Gaza, au-delà des évènements de 2006-2007. En juillet 2017, afin de faire pression sur gouvernement Hamas pour que celui-ci renonce au contrôle du territoire, le président Abbas décida de renvoyer 6145 employés travaillant dans les secteurs de l'éducation, de la santé et d'autres services publics de Gaza.
Par ailleurs, l'AP refusait toujours de payer les salaires des 50 000 personnels de l'administration gazaouie au service du gouvernement Hamas tout en continuant de verser les salaires de ses propres 70 000 agents publics à Gaza, qui eux ne travaillent plus depuis 2007, lorsque Hamas chassa le Fatah hors de ce territoire. Le coût de la manœuvre était compris en 45 et 60 millions de dollars par mois, financés par l'Arabie saoudite, l'UE et les États-Unis.
Un peu plus tôt, en avril 2017, l'AP avait déjà adopté des mesures punitives : baisses substantielles des salaires des agents publics dont certains ne reçurent que 30 % de leur salaire habituel, mais aussi coupures l'électricité ou restrictions des services médicaux et des financements de la santé.
Enfin, il faut au moins mentionner la manière dont la division entre la Cisjordanie (sous contrôle du Fatah) et Gaza (gouvernée par le Hamas) et l'ostracisation générale de Gaza, a été encore renforcée par la canalisation des fonds de donateurs vers la partie cisjordanienne qui en a résulté.
Conséquences : quelques repères
Avant la prise du pouvoir de Hamas à Gaza en juin 2007 environ 54% de l'emploi à Gaza se trouvait, selon la Banque mondiale, dans le secteur privé. Entre juin 2005 et septembre 2008, le nombre des sites de production en activité à Gaza est passé de 3900 à 23 (vingt-trois), toujours selon la Banque mondiale : environ 100 000 personnes, dont 40 000 travailleurs agricoles et 34 000 travailleurs dans l'industrie, soit pratiquement l'entièreté du secteur privé, perdirent leur emploi. Selon la Banque mondiale, le blocus à lui seul induisit une baisse de 50% du produit intérieur brut de Gaza entre 2007 et 2015. La bande de Gaza s'en est trouvée mise à l'arrêt.[28]
Entre 1999 et 2008, le nombre de familles recevant une aide alimentaire de l'UNWRA était passé de 16 174 à 182 400 (soit, 860 000 personnes). Au même moment, le Programme alimentaire mondial nourrissait 302 000 gazaouis. Au total, 1,1million de Gazaouis sur 1,4 million recevaient déjà une aide alimentaire en 2008. On assiste, dans ces conditions, à un affaiblissement manifeste des structures et solidarités familiales et à l'explosion des problèmes de souffrance mentale, de dépression et de traumatisme psychologique, en particulier chez les enfants : sur les 221 écoles de l'UNWRA, 161 proposaient des programmes de soutien psychologique, ce qui était encore loin de répondre aux besoins connus.
Fin 2010, le niveau d'insécurité alimentaire était passé à 61% de la population de Gaza. Il était de 40% en 2003. 900 000 personnes sur un total de 1,5 million d'habitants ne disposaient pas des moyens suffisants pour se procurer le minimum nécessaire à un régime alimentaire jugé adéquat, pour eux-mêmes et leur famille. 200 000 de plus étaient en outre considérées comme exposées au risque d'insécurité alimentaire. 75% des familles gazaouies dépendaient déjà alors d'une forme d'assistance humanitaire.
Ces conditions d'appauvrissement extrême, de pression intense sur l'ensemble de la société gazaouie, et d'absence totale de perspective, ont vu, en particulier depuis 2014, l'accroissement des problèmes de violences domestiques, des divorces, des phénomènes de prostitution, de consommation de drogue, devenus beaucoup moins exceptionnels, et des suicides, dont les suicides d'enfants. S'est ajouté à cela une audience et une attractivité accrues de factions armées telles que l'État Islamique du Levant (ardemment combattues par le Hamas) non tant par conviction que pour les quelques revenus qui peuvent en être retirés.[29]
En 2017, nombre d'experts prévoyaient que la bande de Gaza pourrait n'être simplement plus vivable à l'horizon 2020. Une expression du désespoir induit par cette oppression multiforme a été les Grandes marches du retour qui débutèrent en mars 2018, protestation symbolique et pacifique. Celles-ci furent réprimées avec une brutalité extrême : 210 tués dont 46 enfants, et six morts israéliens, entre le 30 mars 2018 et septembre 2019, plus 35 000 personnes furent blessées et mutilées et souffriront de handicaps permanents aggravés par l'insuffisance ou l'absence des soins médicaux adéquats.
Les bombardements en 2021, puis de 2022, préparèrent un trentenaire tragique d'Oslo, avec, au 6 octobre 2023, le plus grand nombre de palestiniens tués (plus de 200 et une trentaine d'israéliens) depuis 2005. « L'histoire n'a pas commencé le 7 octobre » : ce qui précède est une tentative d'explicitation de ce que ce rappel comporte d'exigence de contextualisation. Seize années de blocus intégral de Gaza ont créé les conditions d'élimination sociale, économique, symbolique, et physique de la bande de Gaza et de tout ce qu'elle peut signifier.
Les six semaines qui viennent de s'écouler valent alors comme point d'orgue exterministe du projet colonial israélien désormais porté par un pouvoir fasciste avéré. De son côté, la communauté internationale, au gré de ses donations et programmes humanitaires, se sera appliquée à prendre en charge les gigantesques coûts financiers de la « normalité » d'une occupation qu'elle semble avoir tout à fait renoncé à contester, ne serait-ce que formellement, au point d'accepter de larmoyer avec l'agresseur colonial rhabillé en victime.
Pour conclure
Le Hamas, dans son histoire, peut être critiqué, accusé de corruption et d'abus, ou de recours condamnables à la coercition et violence. Ce parti peut l'être à juste titre au regard des dernières années, et nombre de Gazaouis, condamnés au plus grand désespoir ne se sont pas privés de le faire semble-t-il.[30]
Ceci ne peut effacer les conditions d'isolement et d'ostracisation, de profonde désintégration sociale, économique, familiale, et d'apparition d'authentiques intégrismes concurrents, auxquelles le parti « au pouvoir » à Gaza s'est trouvé devoir faire face aussi un un autre récit reste-t-il possible et indispensable, qui commence par reconnaître au Hamas le rôle historique d'organisation sociale et d'interlocuteur pragmatique et politique légitime qui lui a été absolument et catastrophiquement dénié.
Le 7 octobre est aussi le produit de ce déni, et la prétention d'en finir une bonne fois pour toute avec le Hamas tient au mieux de la persistance dans une logique aveugle de l'échec ; au pire, éliminer le Hamas n'est que le prétexte du nettoyage ethnique en cours en pleine involution génocidaire comme beaucoup se sont accordés à le constater depuis des semaines.
Le 7 octobre – dont, au fil des semaines, il semble qu'il reste encore à apprendre quant aux faits eux-mêmes, comme le laissent entendre concessions officielles et témoignages de survivant.es – pour beaucoup, a ému et bouleversé pour des raisons évidentes compte tenu du nombre et de la nature des victimes, de l'effet de surprise et surtout de l'effroi suscités par des témoignages initiaux pour lesquels une prudence certaine aurait pourtant dû être de mise : aucun acquiescement possible à ce nouvel impératif d'« union sacrée ».
Il faut compter que pour d'autres, d'ailleurs, la « monstruosité » du 7 – qui, bien sûr, ne fut jamais celle d'Abou Ghraib, Guatanamo, Bagram, ou, plus proche du sujet, des centaines de morts et mutilés des Grandes marches du retour de 2018-19 et de l'année 2023 jusqu'au 6 octobre – tient aussi à l'écart contre nature avec l'attente intuitive d'une destruction humaine présumée relever des seules prérogatives normales des administrations impériales. A ce titre, supposons qu'une certaine clameur entourant le 7 octobre participe d'autres attendus et remplit une autre fonction : exceptionnaliser le 7 octobre, magnifier l'effroi devant l'évènement « hors norme », c'est aussi l'arracher de la trame évènementielle et causale dont il fait pourtant indissociablement partie.
Et c'est aussi, par là même, accomplir une nouvel fois le geste de l'effacement qui autorisera la préservation de l'essentiel, à savoir, du régime normal de brutalisation des colonisés. En cela, un certain registre d'émoi exceptionnaliste – avec toute son injonction au consensus préalable – participe du travail incessant de décontextualisation déjà assurée par les analogies péremptoires si communes avec les attentats terroristes de Paris de l'année 2015, analogies entre évènements pourtant irréductibles les uns aux autres. A moins d'ériger Benyamin Netanyahou en théoricien ultime du principe terroriste comme moteur fondamental de l'ordre mondial.
« L'histoire n'a pas commencé le 7 octobre » est une affirmation et une exigence juste, indispensable, et porteuse d'une force polémique dont on ne cesse de mesurer la charge.
*
Illustration : Wikimedia Commons.
Notes
[1]cf. sur ce sujet, le passionnant travail ethnographique et historique de Victoria Clark : Allies for Armageddon, The Rise of Christian Zionism, Yale University Press, 2007, et également, Clifford A. Kiracofe, Dark Crusade : Christian Zionism and US Foreign Policy, I.B.Tauris, 2009.
[2]La chercheuse Sara Roy en a fait l'étude une étude particulièrement détaillée dans une étude majeure et très largement reconnue, Hamas and Civil Society in Gaza. Engaging the Islamist Social Sector [2011], Princeton University Press, 2014
[3]Jerome Slater, Mythologies Without End : the US, Israel, and the Arab-Israeli Conflict 1917-2020, Oxford UP, 2021, p.284
[4]R. Hollis, Britain and the Middle East in the 9/11 Era, Wiley-Blackwell, 2010, p.150
[5]Sara Roy, Unsilencing Gaza. Reflections on Resistance, Pluto Press, 2021, p.4
[6]J-P Filiu, Histoire de Gaza, [2012], Pluriel, 2015, p.402-403.
[7]J. Slater, ibid., p.284-285
[8] Cité dans Slater, ibid., p.285 ; cf. également, Roy, Hamas …, op. cit., p.210.
[9]Filiu, op.cit., p.412
[10]Sara Roy, Hamas and Civil Society in Gaza, op.cit., p.41
[11]« Malgré l'offensive militaire, le Hamas tient tête à Israël », Le Monde, avec AFP et Reuters, 30 juin 2006
[12]S. Roy, Hamas…, P.41
[13]Hollis, op. cit., 155
[14]R. Hollis, op. CitIbid., p.156
[15] ibid. p.148, 154, 155, et Sara Roy, Hamas… op. cit., p.49 et 280 note 114.
[16]Sara Roy, Unsilencing…, p. 36.
[17]Le Conseil de l'Europe plaça l'aile militaire de Hamas, les brigades Izz al-Din Qassam sur sa liste des organisations terroristes. L'organisation politique fut ajoutée en 2003. Cette décision fut annulée en 2014 mais le gel des aides financières fut maintenu.
[18]Filiu, op. cit. p. 409. Voir également les effets du Gaza Reconstruction Mechanism (GRM) et Material Monitoring Units Projets, concernant le contrôle de l'entrée des matériaux de construction après 2014, dans S Roy, Unsilencing Gaza,… op. cit., p.71 (cf. également son The Gaza Strip : the Political Economy of De-development, Institute for Palestine Studies, 2016)
[19]cité dans « US plotted to overthrow Hamas after election victory », The Guardian, 4 mars 2008, https://www.theguardian.com
[20]S. Roy, Hamas… op. cit., p.48-49
[21]S. Roy, Unsilencing Gaza… op. cit., p.29, 30
[22]Dans The Gaza Strip : the Political Economy of De-development, op. cit.
[23] S. Roy, Unsilencing…, op. cit, p.44
[24]cf. B Netanyahu, Fighting Terrorism : How Democracies Can Defeat Domestic and International Terrorists, Allisons & Busby, 1995. Ce livre court tire son intérêt rétrospectivement de la longévité politique remarquable de son auteur. Fighting Terrorism, procédait à la réduction générale des affaires du monde à la seule énigme terroriste et ce faisant, œuvrait à la fusion néo-conservatrice des intérêts israéliens et états-Uniens, projet qui justifiait déjà les attaques à venir contre les libertés civiles, et contribuait à construire le nouvel âge du racisme orientaliste arrivé au pouvoir suite aux attentats du 11 septembre 2001, dans les habits du « choc des civilisations », manifestement cher à l'auteur.
[25]S Roy, Hamas… op. cit., p. 97-100
[26]https://www.cbc.ca/news/world/canada-united-nations-israel-gaza-war-1.7032739
[27]https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/morsi-vs-sissi-qui-vraiment-soutenu-les-palestiniens-dans-leur-detresse ; sur l'attitude des médias égyptiens pro-gouvernementaux face aux cinquante jours de bombardements en 2014, https://www.france24.com/en/20140720-egyptian-media-applauds-israel-gaza-offensive
[28]S Roy, Unsilencing…n op. cit., p.54 & 66
[29]S Roy, ibid. … p.98
[30] Dans des manifestations pas toujours dépourvues, aussi, d'enjeux factionnels : Motasem Ad Dalloul, « What's behind Gaza's anti-Hamas protests », 24 ars 2019, https://www.middleeasteye.net
*****
Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.
Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.
Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :