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La crise du gouvernement du Parti Québécois1

18 avril 2022, par CAP-NCS
Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous (…)

Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous les pays capitalistes, sont dans une tempête. Le capitalisme mondial mis à mal par les luttes populaires et la résistance à l’impérialisme américain dans les années 1970 repart à l’offensive, d’où l’élaboration des politiques dites néolibérales, qui sont un véritable assaut contre les acquis arrachés par les couches populaires durant les « trente glorieuses ». La gauche pour sa part tente avec de grandes difficultés d’expliquer que la crise politique québécoise et canadienne s’inscrit dans une crise beaucoup plus large, qui est celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Les piteuses tentatives du gouvernement du PQ de « gérer la crise » par des politiques d’austérité copiées sur celles de l’administration Reagan aux États-Unis non seulement ne réussissent pas à restabiliser l’économie québécoise, mais elles se font au détriment des mêmes populations qui sont censées participer à la victoire du projet de souveraineté-association. Cherchez l’erreur !

Dans ce texte, Gilles Dostaler, qui enseigne alors au département d’économie de l’UQAM, livre une brillante analyse de cette crise structurelle qui explique clairement pourquoi le gouvernement du PQ « mène exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et que tous les gouvernements des pays capitalistes ». Il conclut que «la seule indépendance possible et réalisable au Québec implique une rupture avec le marché capitaliste nord-américain, non pas une plus grande intégration de ce marché. Elle ne pourra donc être réalisée que par un mouvement politique dont l’objectif est d’abord l’instauration du socialisme ». (Introduction de Pierre Beaudet)

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Il n’y a pas de conjoncture économique ou, plus exactement, il n’y a pas de conjoncture qu’économique, au sens que prend aujourd’hui le mot économie, car ce mot renvoie, dans le discours dominant, à un mécanisme naturel dont les lois s’imposeraient aux hommes, contraignant leurs choix. Il fut un temps où Dieu exerçait cette contrainte et où les prêtres en étaient les interprètes et modelaient l’idéologie dominante. Ce rôle est aujourd’hui tenu par les économistes, théoriciens des contraintes que la rareté impose aux choix des hommes.

La conjoncture renvoie à l’ensemble des rapports de force en jeu dans une société, à un moment donné. Elle ne peut être comprise qu’au sujet de l’ensemble des dimensions sociales. L’évolution des « variables économiques », salaires, prix, profits, taux d’intérêt et taux de chômage renvoie aux luttes sociales, plus précisément aux luttes entre classes sociales, et non pas à une quelconque « loi naturelle ». La conjoncture est caractérisée par une tendance « dépressive » de la plupart de ces indices. Cette tendance renvoie à des phénomènes plus profonds, à d’importants bouleversements dans les pays capitalistes, à des luttes sociales qui ont imprimé une marque particulière aux années qui ont suivi la croissance économique d’après-guerre, quasi ininterrompue jusqu’en 1965.

C’est à quoi renvoie, de manière synthétique, le mot « crise », encore que ce mot tienne souvent lieu d’explication. Autant les économistes, hommes d’affaires et politiciens évitent-ils l’utilisation de ce terme suspect en lui préférant les expressions plus neutres de difficultés économiques, marasme, morosité, dépression ou – au pire – récession, autant le mot « crise » est-il galvaudé et tient-il lieu d’explication dans une certaine logomachie.

Il y a la crise et ce qu’on appelle les « mesures de crise de la bourgeoisie ». Au mieux, on relie cette réalité à une version mécaniste et simpliste de l’analyse marxiste du mouvement du taux de profit. De réalité complexe dont l’analyse constitue une urgence, la crise est devenue dans ce cas un slogan politique.

Dans la première partie de ce texte, nous caractériserons les indices et les symptômes de la crise actuelle des économies capitalistes, crise qui s’étend d’ailleurs désormais au monde dit socialiste. Nous ferons ensuite état des diverses analyses qui sont proposées des crises du capitalisme. Compte tenu des contraintes qu’impose le cadre d’un article, cette présentation sera laconique, se voulant surtout le point de départ de réflexions et de discussion2.

Nous examinerons enfin l’attitude du gouvernement actuel du Québec dans cette conjoncture, tel qu’il agit – ou tente d’agir – sur elle. Cette conjoncture sert de révélateur.

Il apparaîtra que le gouvernement du Québec, dans les limites de ses pouvoirs, gère cette situation comme tout gouvernement qui défend les intérêts des classes dominantes. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, parce qu’« on n’a pas le choix ». Ce n’est pas non plus par machiavélisme, ou par suite de la trahison d’un idéal « social-démocrate ». Cela découle de la nature même des rapports entre les classes sociales au Québec actuellement, et de la place du parti québécois dans cette configuration3. Nous indiquerons, en conclusion, dans quelle direction une autre issue à la crise pourrait être cherchée.

De la récession de 1974 à celle de 1979

Le monde capitaliste est en proie à des difficultés qui s’aggravent de semaine en semaine. L’état d’inquiétude que cette situation suscite se manifeste en particulier par la hausse phénoménale du prix de l’once d’or, passé de 230 $ au début de l’année à 442 $ le 2 octobre, sur le marché de Londres. Plus généralement, on assiste depuis l’été à une flambée spéculative des prix des métaux et d’autres matières premières. Il s’agit là des manifestations superficielles de phénomènes plus profonds. Dans son rapport annuel publié le 16 septembre, le Fonds monétaire international, après plusieurs autres organismes, prévoit pour les mois à venir un ralentissement de la croissance, une hausse des taux de chômage et une accélération de l’inflation dans tous les pays capitalistes, « développés » ou non. L’organisme, qui regroupe cent trente-six pays, dit douter des capacités des pays industrialisés à compenser par des politiques expansionnistes les effets de la récession qui se développe aux États-Unis.

Cette récession a commencé à se développer au deuxième trimestre, alors que le produit national brut en prix constants a baissé au taux annuel de 2.3% aux États-Unis. La hausse de 2.4 % enregistrée au troisième trimestre ne constitue manifestement qu’une accalmie. L’indice des prix à la consommation grimpe actuellement au rythme de 13 à 14 %. Le taux d’escompte de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a atteint le sommet historique de 12 % le 6 octobre, ce qui entraîne une hausse cumulative sans précédent de la structure des taux d’intérêt dont l’effet récessionniste se fera sans doute sentir brutalement. Signe des temps, la bourse de New York a connu le 9 octobre un « mardi noir », alors que les cours des actions ont baissé de 3 %. On commence à évoquer le spectre du krach boursier intervenu un fameux « jeudi noir », il y a maintenant un demi-siècle, en 1929.

Les effets de cette situation sur l’économie canadienne, dont plus de 70 % des exportations sont absorbées par les États-Unis, sont brutaux et immédiats. Le produit national brut en dollars constants a baissé au taux annuel de 2.7% au second trimestre 1979, après avoir connu une hausse de 6.4.% au premier trimestre. Ceci n’empêche pas l’accélération de l’inflation, l’indice des prix à la consommation ayant augmenté de 9.6 % entre septembre 1978 et septembre 1979. Comme d’habitude, le Canada se situe en haut de l’échelle des pays industrialisés en ce qui concerne les taux de chômage. Alors qu’il est de 5.8 % aux États-Unis en septembre, il est de 7.1% au Canada et de 9.1% au Québec. À la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, la Banque du Canada a réagi en portant le taux d’escompte au niveau record de 13 % le 9 octobre. La bourse de Toronto a réagi le même jour en connaissant la plus considérable chute des cours des actions de son histoire. Alors que cette mesure était destinée à protéger la valeur du dollar canadien, celui-ci est tombé une semaine plus tard sous la barre des 85 cents américains, pour la première fois depuis le mois de juin 1979. Nous assistons donc à une réédition des événements de 1974 et 1975. Rappelons que pour la première fois depuis la guerre, l’année 1974 avait vu se développer une véritable récession à l’échelle de l’ensemble des économies capitalistes. À une période de forte croissance, de spéculations intenses sur tous les marchés et d’accélération de l’inflation dans tous les pays avait succédé, à partir du premier semestre de 1974, une baisse de la production atteignant près de 15 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE jusqu’au milieu de 1975 et provoquant partout une hausse de chômage sans précédent depuis les années trente. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le commerce international se contractait de 10 %. Accumulation de stocks invendus, réduction massive des programmes d’investissements, baisse des revenus réels distribués, crises de liquidité, tous les symptômes de la grande crise de 1930 se trouvaient réunis, à des degrés divers selon les pays. Contrairement toutefois à ce qui s’était passé à partir du déclenchement de la baisse de production au deuxième trimestre de 1930, mouvement qui s’est poursuivi jusqu’au milieu de 1932, dès le milieu de 1975, la récession était interrompue et la croissance semblait vouloir reprendre dans la plupart des pays capitalistes. Cette reprise apparaît toutefois maintenant artificielle. Elle s’est manifestée par une augmentation des dépenses de consommation et des dépenses gouvernementales, mais une stagnation des investissements productifs . Elle est alimentée par un accroissement phénoménal de la dette des particuliers et de la dette publique, qui rend extrêmement fragile la structure financière de l’économie américaine devenue une véritable « économie de la dette ». Elle est liée d’autre part à la dévalorisation du dollar américain qui a contribué, en particulier, à ramener en 1978 le prix réel du pétrole à son niveau d’avant l’automne 1973. En réalité, dans la plupart des pays de l’OCDE, la croissance s’essouffle dès le milieu de 1976 ; au Canada, les taux de chômage ne cessent d’augmenter, passant de 6.9 % en 1975 à 8.4 % en 1978. Le sommet de Bonn, en juillet 1978, n’a été suivi d’aucun résultat concret5 . C’est ainsi que se sont accumulés, au milieu de l’année 1979, tous les signes avant-coureurs qui se trouvaient rassemblés à l’automne 1973 dont, en particulier, l’accélération – à des degrés divers selon les pays – des rythmes d’inflation6 .

Une crise qui s’approfondit depuis dix ans

En réalité, c’est depuis au moins dix ans que s’accumulent les symptômes d’un « dérèglement » du fonctionnement des économies capitalistes, qui ont connu, à partir de la fin de la guerre, une période d’une vingtaine d’années de croissance rapide, quoique marquée de « fluctuations cycliques » dont les creux sont désignés par le terme évocateur de « dépressions ».

C’est d’abord par une détérioration des relations économiques internationales, plus exactement des relations financières internationales, que les problèmes de fonctionnement du capitalisme se sont manifestés. Un système monétaire international avait été mis en place à Bretton Woods en 1944, système consacrant sur le plan monétaire la suprématie des États-Unis à qui il était permis de financer leurs investissements extérieurs comme leurs aventures militaires – les secondes servant à protéger les premiers – par une émission de dollars et donc par un déficit permanent de leur balance des paiements.

En 1967, deux événements indiquaient que ce système était grippé : la dévaluation de 14.3 % de la livre sterling et le retrait de la France du « pool de l’or » destiné à garantir le prix de l’or, fixé à trente-cinq dollars l’once par les accords de Bretton Woods. La mise en place d’un double marché de l’or en 1968 ouvrait la crise de ce système, qui s’est écroulé le 15 août 1971, au moment où le président Nixon décrétait la fin de la convertibilité en or du dollar américain. Un accord signé à Washington en décembre 1971 décidait une dévaluation de 8.5 % du dollar américain. Une nouvelle dévaluation de 10 %, annoncée le 12 février 1973, ne réglait aucunement le problème posé par la tendance à la baisse du dollar – arme d’ailleurs efficace pour contrer la croissance des économies allemande et japonaise. La dissolution du marché double de l’or le 15 novembre 1973 consacrait la fin de tout fonctionnement ordonné du système monétaire international et le début du flottement généralisé des monnaies. Ce n’est toutefois qu’au sommet de la Jamaïque, au début de 1976, qu’on s’est entendu sur l’abolition du prix de l’or et la légalisation du flottement des monnaies, mesures que le Fonds monétaire international n’officialise toutefois qu’en avril 1978. Toutefois, l’or, juridiquement « démonétisé », n’en demeure pas moins une importante réserve monétaire officieuse. La hausse continuelle de son prix en dollars illustre l’état de crise, permanent depuis 1973, du système monétaire international.

Dès le départ, c’est donc à l’échelle mondiale qu’on peut diagnostiquer une crise du fonctionnement du capitalisme, la crise financière étant elle-même la surface de mouvements plus profonds. Manipulations des taux de change, mesures diverses de protectionnisme et luttes féroces pour les marchés – dont le dernier épisode est la course à l’immense « marché chinois » – consacrent un état de guerre économique généralisée entre les pays, les sommets périodiques de chefs d’État, comme les récents accords du GATT signés à Genève le 11 juillet 19797constituant des armistices sans conséquence. Cette guerre est elle-même effectivement liée à des problèmes auxquels fait face chacune des économies capitalistes. Les mesures annoncées par Nixon en août 1971 étaient ainsi destinées à faire porter par les autres pays capitalistes le poids des difficultés économiques internes aux États-Unis. Le 9 septembre 1971, Nixon déclarait devant le Congrès : « Nous resterons une nation bonne et généreuse, mais le moment est venu de prêter également attention aux propres intérêts de l’Amérique »8. Nixon décidait ainsi un gel des prix et des salaires et des allègements fiscaux pour stimuler les investissements. Cela indiquait la présence de problèmes internes plus importants, caractérisée par le double symptôme suivant : la montée simultanée de l’inflation et du chômage. Dès 1965, les États-Unis ont commencé à connaître une accélération des taux annuels d’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Or, ce mouvement ne s’est pas interrompu durant la dépression de 1970-71, qui a vu, à la fois, le taux de chômage passer de 3.5 à 5.5 % et le taux de hausse annuelle de l’indice des prix à la consommation atteindre 5 %. Pour rendre compte de ce phénomène qui contredit les enseignements de la théorie économique traditionnelle, les économies ont forgé le mot de stagflation (stagnation + inflation). Ce problème ne se pose pas qu’aux États-Unis. À des moments différents, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, tous les pays capitalistes développés ont commencé à connaître, d’une part, un ralentissement du rythme de croissance économique et, d’autre part, une accélération de l’inflation. Alors que la moyenne annuelle de hausse de l’indice des prix à la consommation pour les pays membres de l’OCDE se situait à 3.4 % pour la période 1961-1970, elle est passée à 8.7 % entre 1971 et 1979. La récession de 1974-75 est particulièrement significative à cet égard. On a déjà noté sa brièveté par rapport à celle de 1930. La deuxième grande originalité par rapport à la situation prévalant en 1930 est le maintien de la hausse des prix en dépit de la chute de la production. En 1931, l’indice des prix à la consommation a baissé de quelques points de pourcentage dans la plupart des pays capitalistes. En 1975, la hausse de cet indice s’est maintenue en moyenne à 10.5 % dans les pays de l’OCDE, après avoir atteint 13.2 % en 1974. Tel est le symptôme principal du caractère spécifique de la crise économique actuelle.

La crise

Il n’y a pas une seule cause de la crise, qu’il s’agisse de la récurrence des taches solaires ou des mauvaises récoltes, d’une émission excessive de monnaie, d’obstacles au fonctionnement des marchés, d’insuffisance de la demande effective, de déséquilibre entre les secteurs de la production ou de baisse tendancielle du taux de profit. En ce domaine comme ailleurs, la recherche obstinée de la pierre philosophale peut mener à bien des déboires et des déceptions.

Aussi, rendre compte de la crise, c’est simultanément rendre compte de la « non-crise », de sorte qu’on puisse même mettre en question l’utilisation du mot « cause » ou « origine » de la crise. Puisque la crise et l’absence de crise, la crise et la croissance, sont des modalités de fonctionnement des économies capitalistes, c’est-à-dire de l’accumulation du capital. Le capitalisme sans crise n’est pas le capitalisme. Cela fut mis en lumière, en particulier par Marx.

L’histoire du développement du capitalisme est donc celle d’une succession de phases d’expansion et de crise9. Dès le début du dix-neuvième siècle, on constatait la récurrence de cycles d’une périodicité d’environ dix ans. Parfois, les phases de « convulsions » – comme on les appelait – étaient particulièrement graves. Il en fut ainsi durant les années qui ont précédé les bouleversements révolutionnaires de 1848 en Europe. Entre 1873 et 1896, les pays capitalistes traversent une longue période de dépression qui précède l’extension de l’impérialisme et des monopoles, la montée de l’économie américaine et le déclin de l’économie britannique. La Première Guerre mondiale est suivie d’une crise en 1921, puis de quelques années de croissance euphorique brutalement interrompue en 1929. Le capitalisme traverse alors une longue période de crise qui s’achève avec la Deuxième Guerre mondiale. De chacune de ces longues périodes de stagnation, les économies capitalistes sortent profondément transformées et mûries. Le rapport salarial qui en constitue le fondement s’est étendu. Le règne de la marchandise, parallèlement, s’est élargi. Toujours plus de choses « s’achètent et se vendent ». La centralisation et la concentration du capital se sont approfondies. Le marché mondial a pris de plus en plus d’importance. Les travailleurs, réprimés durant la crise, voient leur niveau de vie s’améliorer. Les conditions de travail se modifient profondément.

Les analyses traditionnelles

On croyait donc que la phase d’expansion inaugurée pendant la Seconde Guerre mondiale allait se poursuivre indéfiniment. Keynes avait découvert la cause des récessions cycliques, l’insuffisance de la demande effective, et proposé des moyens de la contrer : l’intervention de l’État dans l’économie, les politiques fiscales et monétaires10. Les gouvernements en arrivaient même à utiliser ces instruments, à gérer la conjoncture à des fins électorales, au point où Kalecki – qui avait fait, avant Keynes, les mêmes découvertes que ce dernier, en s’inspirant par ailleurs de Marx – avait parlé de la transformation des cycles d’affaire en « cycles politiques »11.

Et voilà que tout recommence, ce qui provoque une résurgence de réflexions sur les crises. Trois grands courants d’explication peuvent être distingués. Il y a d’abord la remise en cause, par un courant conservateur, de la théorie keynésienne. Comme en 1930, on explique la crise par les obstacles au libre jeu du marché, et en particulier le marché du travail. Les pratiques restrictives des syndicats, monopoles sur le marché du travail, la générosité des programmes d’assurance-chômage et de sécurité sociale, la fixation légale d’un salaire minimum à un niveau trop élevé, empêcheraient le « prix du travail » de s’établir à un niveau qui garantisse le plein emploi. Non seulement Keynes a-t-il définitivement démontré en 1936 la faiblesse théorique de cette analyse, mais de plus, le déroulement concret de la crise de 1930 a démontré que les remèdes qui en découlent ne peuvent qu’aggraver le mal. Le rétablissement des profits ne fut pas provoqué par la baisse des salaires, mais par la relance amenée par les remèdes keynésiens. Malgré son démenti à la fois au niveau des faits et de la théorie, ce courant de pensée domine de plus en plus aujourd’hui. C’est celui qui fait la manchette des journaux et alimente les discours des hommes politiques. À ce courant se rattache l’opinion selon laquelle les salaires sont responsables de l’inflation.

Un deuxième type d’explication est avancé aussi bien par les néolibéraux que les keynésiens. Il s’agit d’expliquer la crise – la « rupture de l’équilibre » – par des erreurs de politique économique. Pour les néolibéraux, inspirés par Friedman, il s’agit de l’émission excessive de monnaie et des politiques de déficit budgétaire de l’État, qui contribuent d’autre part à perturber le fonctionnement des marchés – en ce sens cette analyse complète plutôt qu’elle contredit la première. Pour les keynésiens, il s’agit d’une mauvaise utilisation par l’État des instruments de gestion de la conjoncture : erreurs de prévision, mauvais choix des instruments, poursuite d’objectifs contradictoires. C’est ainsi qu’on a récemment rendu compte du maintien de taux élevés de chômage au Canada malgré la reprise amorcée aux États-Unis après 197512.

Les deux courants d’explication précédents renvoient à une vision fonctionnaliste de l’économie et ils ne sont fondamentalement pas contradictoires. La crise serait provoquée par un choc exogène qu’une politique économique correcte – cette politique ne soit-elle que le rétablissement autoritaire de la libre concurrence sur tous les marchés – permettrait de corriger. Un troisième courant d’explications relie au contraire la crise aux modalités de fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement à l’accumulation du capital.

À ce courant se rattache un certain nombre de théoriciens inspirés par Keynes, mais surtout l’ensemble des analyses inspirées par Marx. Les crises économiques étant généralement accompagnées de crises de la « science économique », aujourd’hui comme dans les années trente, les analyses de Marx reviennent à l’ordre du jour.

Les analyses marxistes

Or, ces analyses ne sont pas simples. On trouve chez Marx une étude du fonctionnement et des lois d’évolution du capitalisme. On n’y trouve pas d’analyse systématique et unifiée des crises. Au tournant du siècle, au sortir de la longue dépression de 1873-1896, un large débat sur cette question s’est développé entre les théoriciens marxistes13, débat qu’il est d’ailleurs fort utile de réexaminer aujourd’hui. De la même manière, les événements qui se succèdent depuis une dizaine d’années ont suscité une série d’études qui renouvellent l’analyse marxiste traditionnelle des crises14. Par analyse traditionnelle, nous entendons cette présentation qui relie mécaniquement les crises à une interprétation mécaniste, technologique – au demeurant ricardienne – de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Nous ne sommes pas loin, dans ce cas, des thèses à caractère fonctionnaliste postulant un fonctionnement naturel de l’économie, et c’est d’ailleurs chez des auteurs inspirés par Walras qu’on trouve les formalisations les plus sophistiquées de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

À l’intérieur même du courant marxiste, plusieurs explications de la crise se heurtent donc, aujourd’hui comme au tournant du siècle. Un courant qu’on pourrait qualifier de tiers-mondiste – et qu’on peut associer en particulier aux noms de Samir Amin et d’André Gunder Frank15 – met l’accent sur les modifications des rapports de force à l’échelle internationale, et en particulier sur la lutte entre le capital des centres impérialistes et les peuples exploités de la périphérie, se satisfaisant par ailleurs d’analyses sommaires des mécanismes à l’œuvre à l’intérieur des économies capitalistes. Des thèses développées en particulier par Baran et Sweezy16 mettent l’accent sur la saturation de la demande et la disparition des occasions d’investir déclenchant la tendance inhérente à la stagnation – qui serait artificiellement interrompue dans les phases de croissance, en particulier par le gaspillage et les dépenses militaires. De leur côté, les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État17 soulignent les modalités et l’évolution du soutien de l’État au grand capital pour contrecarrer la tendance à la baisse du profit et à la « suraccumulation ». D’autres mettent l’accent sur le développement disproportionné entre les secteurs, sur le développement inégal de la consommation et de l’investissement. Ces thèses, souvent, se recoupent et se renvoient l’une à l’autre. Certaines s’appuient sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, diversement interprétée. Gérard Dumenil a récemment montré que dans le texte même de Marx, cette loi renvoie à au moins trois processus distincts18.

Cela n’est pas le signe d’une impuissance du cadre marxiste à analyser la crise, bien au contraire. Tous ces auteurs mettent en relief l’un ou l’autre aspect qui se manifeste au moment où se bloque le processus d’accumulation du capital. Ils errent lorsqu’ils cherchent à identifier une « cause ultime » et mécanique de la crise, et qu’ils en oublient de ce fait le fondement du fonctionnement du capitalisme : le rapport salarial, et donc la lutte des classes. Ce n’est que par référence à cette réalité, et non pas à un mouvement – au demeurant impossible à mesurer – de la « composition organique du capital » que la loi de mouvement du taux de profit, de la surproduction et de la dévalorisation du capital prend sens.

À cet effet, il est utile de substituer – ou de compléter – l’analyse en termes de lois par une étude en termes de régulation, comme cela est suggéré dans une série de travaux récents19 qui s’appuient sur une réinterprétation des concepts fondamentaux de l’analyse marxiste, en particulier de ceux de marchandise et de valeur20. Dans l’analyse marxiste, la « loi économique » désigne une tendance à long terme, par opposition à « l’équilibre » instantané à l’analyse fonctionnelle duquel se limite la théorie économique dominante.

La régulation désigne l’ensemble des modalités de reproduction du rapport fondamental du capitalisme : le rapport salarial. Le rapport salarial se manifeste, entre autres, par la répartition du revenu entre la masse des profits et celle des salaires, mais il s’agit là des manifestations superficielles de rapports noués au niveau de la production. Ainsi le rapport salarial, qui se traduit par la partition du champ de la valeur entre la plus-value et la valeur revenant – sous forme de salaires – aux travailleurs, est inscrit au cœur même des processus de travail et de production. Telle est une des différences fondamentales entre l’approche marxiste qui fonde les rapports de classe dans la production et l’approche de l’économie politique qui distingue des lois naturelles de la production des « règles humaines de la distribution ». Les analyses qui lient la crise à une vision mécaniste de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit rejoignent ainsi la dernière plutôt que la première de ces approches.

La régulation renvoie à l’articulation de l’accumulation du capital et du rapport salarial, le premier processus étant à la fois fondé sur et limité par le second. Ces limites peuvent se transformer en obstacles qui finissent par bloquer l’accumulation du capital. Il faut alors que se transforment les modalités de la régulation pour que reprenne, sur des bases nouvelles, l’accumulation du capital. Tel est le rôle de la crise. Elle le réalise à travers ce qu’on appelle les « réorganisations industrielles », la transformation des processus de travail, celle des modes de discipline à l’usine, la modification des conditions de vie des travailleurs. Chaque crise se termine d’ailleurs par une extension du rapport salarial.

C’est ainsi que la crise des années trente a trouvé son issue dans une extension et une modification du rapport salarial que certains auteurs caractérisent en parlant du passage du taylorisme au fordisme. Au taylorisme était associée la parcellisation du procès (processus ?) de travail qui permet d’enlever aux ouvriers la maîtrise de leur travail et d’intensifier l’exploitation. Au fordisme sont associées la production et la consommation de masse. À la transformation du processus de travail et à sa mécanisation toujours plus poussée sont associés, cette fois, une transformation des conditions de négociation salariale (extension de la convention collective), un bouleversement dans le type de consommation et le mode de vie des travailleurs, une extension de plus en plus généralisée du règne de la marchandise.

C’est manifestement dans une nouvelle phase de rupture de la régulation que les économies capitalistes sont entrées depuis une dizaine d’années. L’accumulation du capital ne peut se poursuivre sur les bases dégagées après la crise des années trente. En témoigne, en particulier, le retournement aux États-Unis, à partir de 1965, de l’évolution de la productivité. À un taux annuel moyen d’augmentation de la productivité de 3.5 % entre 1947 et 1966 succède une augmentation moyenne de 1.7 % entre 1966 et 197421. Le même renversement s’observe dans la plupart des pays capitalistes. Aux efforts des entrepreneurs pour contrer l’effet de ce mouvement sur l’évolution des profits, les travailleurs répondent par des luttes importantes dans les dernières années de la décennie précédente.

Les nouvelles modalités de la régulation rendent compte des caractéristiques de la crise actuelle, en particulier la persistance de l’inflation pendant la récession. Les économies contemporaines sont ainsi caractérisées, d’une part, par un degré élevé de «monopolisation », d’autre part, par des mécanismes de négociations salariales et d’organisation qui n’avaient pas cours, du moins à un degré aussi avancé, avant 1930. Ces mécanismes de négociation – en premier lieu la convention collective – comme la puissance, toute relative du reste, des syndicats permettent aux travailleurs de résister plus adéquatement qu’avant aux tentatives de restructuration brutale et de réorganisation de l’économie qui se traduisaient, en 1930, par des mises à pied massives et des compressions salariales. Cette résistance varie d’ailleurs en fonction du degré d’intégration de la classe ouvrière. Ainsi est-elle plus faible en Amérique du Nord, où les taux de chômage, comme la mobilité de la maind’œuvre, sont plus élevés qu’en Europe. Ce qui précède ne signifie pas pour autant qu’une moindre résistance des travailleurs aux pressions des bourgeoisies permettrait une « sortie » plus rapide de la crise ; bien au contraire, elle se traduirait sans doute par une dépression cumulative accentuée par la baisse de la demande, processus qui a eu cours dans les années trente et dont Keynes a donné la description.

Le degré de monopolisation de l’économie, quant à lui, mesure la capacité de résistance des entreprises aux baisses de prix face à la diminution des débouchés qui caractérise la crise, et donc la possibilité de maintien de taux de profit. L’inflation constitue, de ce fait, un moyen, pour les entreprises en position de force, de reporter sur l’ensemble de l’économie les pertes de valeur accentuées pendant la crise. Il est évident d’autre part que les mécanismes de l’émission monétaire, en particulier le processus d’accroissement de la dette, permettent que se concrétise ce mouvement. Ils constituent de ce fait une « condition permissive » de l’inflation, mais n’en sont pas pour autant une cause comme le croient les monétaristes22.

Ce qui précède caractérise la situation à l’intérieur des pays. Il ne faut pas négliger, d’autre part, les modalités de fonctionnement à l’échelle mondiale, c’est-à-dire les modalités de relations entre les économies nationales. Les caractéristiques concrètes de ces relations expliquent aussi certains caractères de la crise actuelle. La crise est un moment de réorganisation du rapport salarial. Elle est, parallèlement, un moment de réorganisation des « relations économiques internationales ». En 1950, les États-Unis comptaient pour 70 % de la production occidentale. En 1970, cette part était réduite à 49 %. Ce simple fait illustre une importante modification des rapports de force qui donne à la crise actuelle certains de ses traits particuliers. Il s’agit d’une part de la montée des capitalismes européens – allemand en particulier – et japonais, et de la concurrence de plus en plus exacerbée entre ces deux pâles et les États-Unis, que concrétise la crise du système monétaire international. Il s’agit d’autre part de ce qu’on appelle la montée du « Tiers Monde » dont le pillage a constitué un élément essentiel de la prospérité occidentale d’après-guerre. La « crise du pétrole » est l’illustration la plus claire de ce dernier phénomène. C’est ainsi que la crise actuelle est, comme les précédentes du reste, simultanément une crise de l’accumulation du capital et du rapport salarial à intérieur des économies capitalistes, et une crise des relations économiques internationales, les deux mouvements se renforçant mutuellement.

La crise structurelle au Québec

La crise n’épargne pas le Québec, bien au contraire. Le Québec est une région d’un pays capitaliste développé, dont l’économie est d’ailleurs fortement intégrée à celle des ÉtatsUnis. Le parti actuellement au pouvoir à Québec ne semble pas avoir le projet de modifier sensiblement cette donnée essentielle de la situation présente. Au Québec, n’en déplaise à plusieurs, on retrouve les mêmes classes sociales que dans les autres pays capitalistes.

La crise économique que traversent les économies capitalistes frappe le Québec plus brutalement que, par exemple, l’Ontario, pour des raisons qui sont aujourd’hui bien connues. Comme les autres provinces du Canada, l’économie québécoise est largement « ouverte », c’est-à-dire que plus de 30 % de la production sont exportés. Comme dans les autres provinces, les hauteurs dominantes de l’économie sont la propriété d’intérêts étrangers, plus particulièrement américains. Il y a cependant plus au Québec, soit une structure industrielle archaïque et désarticulée. Pour reprendre les termes d’une étude du Ministère de l’Industrie et du Commerce : « l’armature de l’économie québécoise est beaucoup trop faible pour assurer un développement suffisant et harmonisé »23 : faiblesse au niveau du développement de l’industrie lourde, forte dépendance à l’égard des « secteurs mous », à faible développement de la productivité. Le Québec est un exportateur de matières premières et un importateur de produits finis. Un chiffre, en particulier, illustre cette réalité. En 1977, la productivité exprimée en termes de valeur ajoutée par travailleur était au Québec de 24 650 $ et en Ontario de 28 780 $, soit une différence de 16.8 %. En même temps, le salaire était de 12 710 $ au Québec et de 14 200 $ en Ontario. En 1978, selon des chiffres publiés récemment par Statistique Canada, le revenu personnel par habitant était au Québec de 7 628 $ et en Ontario de 8 735 $, soit un écart de 14.5 %.

Il ne nous appartient pas, ici, de décrire les causes de cette faiblesse structurelle de l’économie québécoise. Ce travail a été accompli à plusieurs reprises24. Il renvoie, d’une part, au phénomène de l’inégal développement régional qui caractérise le capitalisme, d’autre part, à la nature des rapports entre les deux principaux groupes ethniques au Canada et à la nature des alliances de classes. Retenons une conséquence majeure dans la conjoncture présente : les taux de chômage sont toujours systématiquement plus élevés au Québec qu’en moyenne au Canada et plus particulièrement en Ontario. Voici la hiérarchie pour l’année 1978 : États-Unis, 6.1 % ; Ontario, 7.2 % ; Canada, 8.4 % ; Québec, 10.9 %.

Tel est le principal « problème économique » auquel sont généralement confrontés les gouvernements québécois.

Il convient d’autre part de mentionner un facteur important tenant compte de certains caractères spécifiques de la situation socio-économique au Québec : le niveau de combativité lus élevé de la classe ouvrière, le « radicalisme » du mouvement syndical par rapport au mouvement syndical dans le reste du Canada et, surtout, aux États-Unis. Le syndicalisme pratiqué au Québec se rapproche évidemment plus du syndicalisme d’affaires que de certaines formes de syndicalisme révolutionnaire qu’on retrouve par exemple en Europe. Il n’en reste pas moins que depuis une dizaine d’années, on a assisté – en fait, les racines de ce mouvement sont beaucoup plus anciennes – à une radicalisation graduelle du discours des centrales syndicales, à une mise en question de plus en plus ouverte et articulée du fonctionnement capitaliste de l’économie, ainsi qu’à une radicalisation des formes de luttes. Les fronts communs des secteurs public et parapublic ont constitué, en 1972 et 1976, des événements politiques importants25. Le dénouement du second a contribué à préparer la défaite de Bourassa et la victoire du Parti Québécois, le 15 novembre 1976.

La conjoncture politique

La prise de pouvoir par le Parti Québécois en novembre 1976 constitue un événement politique d’une portée considérable pour le Québec, et contribue à donner un caractère très particulier aux affrontements sociaux liés à -la crise économique. À cette conjoncture économique s’ajoute en effet une activation de ce qu’on appelle la question nationale. Le Parti Québécois prétend vouloir régler cette question en négociant, avec le reste du Canada, à la suite d’un référendum, les modalités d’une souveraineté-association, permettant au Québec de rapatrier un certain nombre de pouvoirs actuellement centralisés à Ottawa. Remarquons dès maintenant qu’en ne proposant pas de créer une monnaie « québécoise », le Parti Québécois ne tient donc pas à doter le futur Québec des pouvoirs liés à la politique monétaire. Cela est remarquable, compte tenu du fait que la gestion économique d’Ottawa est présentée par plusieurs – y compris par le Parti Québécois – comme l’une des causes principales de l’aggravation de la situation économique canadienne.

D’autre part, ce parti, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », se prétend « social-démocrate ». Il est clair qu’il n’en a aucun des attributs concrets, en particulier en ce qui concerne les liens organiques avec les syndicats. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, il mène, face à la crise économique, la même politique que tout parti essentiellement voué aux intérêts des classes dominantes – ce qui est toutefois le cas, il faut le dire, de tous les gouvernements sociaux-démocrates lorsqu’ils sont confrontés à une telle conjoncture. En ce qui concerne le « préjugé favorable », il en est un réel qui est le préjugé favorable des travailleurs envers le PQ. Nonobstant la tiédeur de l’appui du PQ aux luttes syndicales alors qu’il était dans l’opposition, il est clair que ce parti a joué pour le mouvement syndical, en 1976 en particulier, le rôle de « relais politique ». Élire le PQ, c’était poursuivre sous une autre forme la lutte engagée par le front commun intersyndical contre le gouvernement Bourassa. C’est pourquoi ce mouvement syndical s’est trouvé déchiré et désorienté à la suite de la victoire du Parti Québécois. On a vu, en particulier, de nombreux syndicalistes passer au service du nouveau gouvernement.

Ce ne sont pas les syndicalistes, toutefois, qui ont la main haute sur le gouvernement. On a pu le constater dès la formation du cabinet de René Lévesque, en novembre 1976, où des hommes reconnus pour leur conservatisme se retrouvent aux postes-clés. Ce gouvernement a d’ailleurs toutes les caractéristiques des gouvernements forts qui sont mis en place un peu partout dans le monde capitaliste. On y assiste, en particulier, à une forte concentration des pouvoirs en peu de mains, et en particulier entre celles du premier ministre et du ministre des Finances, et président du Conseil du Trésor, Jacques Parizeau, ainsi que de quelques autres « super-ministres ». Voyons maintenant comment ce gouvernement analyse la situation économique présente au Québec.

L’analyse du gouvernement du Parti Québécois

À un premier niveau, celui de la structure économique, il convient de souligner que le Parti Québécois, par la voix de ses porte-paroles autorisés, si l’on fait abstraction de certains écarts de langage, n’a jamais mis en cause le caractère capitaliste du fonctionnement de l’économie québécoise26. Il s’agit, comme pour tout bon gouvernement, de lutter contre les excès parfois engendrés. Ainsi, la ministre Marois a-t-elle décidé d’engager une lutte mortelle à la pauvreté, avec sa politique de supplément au revenu de travail. Nous y reviendrons. Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire par ailleurs du projet du PQ et des forces sociales qui le sous-tendent, il est clair que ce projet ne consiste pas en l’instauration du socialisme au Québec. Les sociétés d’État sont certes puissantes, mais, comme l’indiquait Jacques Parizeau au début de la décennie, parce que le Québec manque de grosses entreprises.

C’est à l’analyse qu’il fait de la crise économique que les choses s’éclaircissent le plus. Cette analyse – si on peut parler d’analyse – est en tout point conforme au discours conservateur de tous les gouvernements des pays capitalistes, appuyés sur les thèses des « nouveaux économistes » dont le Québec a d’ailleurs plus que sa part. On en trouve une version particulièrement éclairante dans la déclaration du 11 octobre 1978 du ministre des Finances sur le cadre économique et financier des négociations salariales dans les secteurs public et parapublic27. Deux causes principales de la crise économique sont mises de l’avant. La première est un transfert de substances économiques du Québec vers l’extérieur, en particulier vers les Arabes ; la seconde est liée à l’appétit trop grand de certains groupes dans la société, en particulier les travailleurs des secteurs public et parapublic avec lesquels le ministre Parizeau s’apprête à négocier. Les deux causes sont évidemment reliées, et découlent de l’incompréhension par les travailleurs de cette « réalité économique » : salariés syndiqués, en particulier dans l’enseignement. Le chanoine Grand-Maison est le principal représentant de ces chantres de l’idéologie péquiste, dont les incantations complètent les froides analyses des économistes. Il s’agit, cette fois, de se serrer la ceinture pour sauver la Nation, Nation composée de pauvres et d’une classe moyenne infiniment gourmande, dont les appétits égoïstes sont le principal obstacle à l’édification sur le sol québécois d’une société normale. Jamais le ministre des Finances ne s’est laissé aller à un tel délire nationaliste, mais ce type de discours fait son chemin et le met en position de force dans les négociations.

La politique du gouvernement du Parti Québécois

On ne peut distribuer plus que ce qu’on produit. Il n’y a là rien de différent par rapport au discours de Trudeau pour qui l’inflation découle du fait que les travailleurs cherchent à vivre au-dessus de leurs moyens.

Il s’agit donc des Arabes et des salariés du secteur public. En ce qui concerne ce dernier aspect, M. Parizeau peut s’appuyer sur un certain nombre de travaux scientifiques qui imputent à des « variables » de cette nature les taux plus élevés de chômage que connaît le Québec. « Chocs salariaux » importants, « pratiques restrictives » des syndicats, niveau trop élevé du salaire minimum, systèmes trop généreux d’assurance-chômage sont alternativement ou simultanément proposés par la plupart des économistes comme explication du niveau élevé de chômage que connaît le Québec. La solution coule de source, comme on peut le lire sous la plume d’un des plus brillants de ces économistes : La fermeté de l’emploi pourrait aussi être encouragée par le ralentissement temporaire du salaire minimum et par une certaine modération dans la négociation des contrats salariaux du secteur public et du secteur de la construction28.

Telle est l’issue proposée par le gouvernement actuel. On peut la lire dans le dernier discours inaugurai du premier ministre comme dans le dernier discours du budget, qui s’est d’ailleurs déroulé comme un spectacle à grand déploiement. D’entrée de jeu, M. Parizeau – comme il attribuait au « bon sens » des citoyens leur perception des écarts de salaire entre les secteurs public et privé – attribue de nouveau aux « citoyens » le désir de voir diminuer les dépenses publiques. Il est question en effet d’« une méfiance graduellement plus forte des citoyens à l’égard des gouvernements et de l’efficacité de leurs politiques, et l’impact psychologique universel de la proposition 13 en Californie »29. Comme il l’a fait à maintes reprises, M. Parizeau fustige plus loin le laxisme de l’administration Bourassa face aux employés du secteur public, en comparant à un « grand feu d’artifice nocturne » l’intégration aux échelles salariales le dernier jour de leur contrat d’un montant couvrant partiellement les pertes dues à l’inflation. Soulignons enfin l’argumentation fallacieuse, reprise par le premier ministre et continuellement galvaudée par les médias, selon laquelle les quatre cinquièmes des travailleurs doivent se cotiser pour payer les salaires du cinquième employé par le gouvernement.

C’est donc un appel à l’austérité et aux restrictions volontaires par les travailleurs qui est lancé par le Parti Québécois comme issue à la crise, crise expliquée par le transfert de substances économiques vers les Arabes et, parfois, par les erreurs de gestion du gouvernement fédéral. Aucune allusion n’est par ailleurs faite dans ce discours au « projet péquiste » sur la question nationale, à l’exception de l’avertissement lancé par René Lévesque, au début du dernier congrès du PQ, aux travailleurs du secteur public de ne pas « monnayer » leur appui au référendum30.

D’autres personnes se chargent d’introduire cet aspect par ailleurs profondément intégré par plusieurs. Le discours sert à justifier les actes, dont il nous reste à esquisser la trame31. Elle est limpide. Le Québec, on le sait, ne dispose pas des instruments de gestion de la conjoncture, telles la politique monétaire et la politique tarifaire. Il est du reste remarquable de constater que le gouvernement du Parti Québécois n’a pas l’intention de rapatrier ces pouvoirs. L’inclusion de cette non-intention dans le programme du Parti Québécois constitue la plus récente pilule que les indépendantistes ont dû avaler, au dernier congrès du Parti Québécois.

Ce que l’on constate, c’est que dans la limite des pouvoirs dont il dispose, le gouvernement du Parti Québécois présente exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et tous les gouvernements des pays capitalistes32. La mise en œuvre de ces politiques constitue d’ailleurs le seul point sur lequel les chefs d’État parviennent à s’entendre à l’occasion de leurs rencontres périodiques au sommet, ainsi que les premiers ministres de toutes les provinces canadiennes. On peut lire par exemple ce qui suit dans le communiqué final du dernier sommet des pays industrialisés qui a pris fin à Tokyo, le 29 juin 1979 :

Nous sommes d’accord pour poursuivre l’application des politiques économiques convenues à Bonn, en les adaptant aux circonstances actuelles. Les pénuries d’énergie et les prix élevés du pétrole ont provoqué un réel transfert de revenus. Nous nous efforcerons, au moyen de nos politiques économiques intérieures, de réduire au minimum les dommages subis par nos économies. Mais nos options sont limitées. Toute tentative de compenser ces dommages par une augmentation correspondante des revenus n’aboutirait qu’à une inflation accrue33.

La compression des dépenses publiques

L’un des engagements pris à Bonn durant l’été 1978 est réitéré dans le communiqué du sommet de Tokyo, soit la « diminution de la croissance des dépenses courantes dans certains secteurs publics ». En ce domaine, le ministre Parizeau n’avait pas besoin des ordres de Bonn et de Tokyo, puisqu’il s’était mis au travail dès la présentation de son premier budget en avril 1977, budget prévoyant un plafonnement des dépenses publiques et, entre autres, une réduction des crédits du ministère des Affaires sociales. Il récidivait en mars 1978, en diminuant cette fois fortement l’augmentation des crédits du ministère de l’Éducation, pour ensuite déclarer, le 23 septembre 1978, devant le Conseil national du PQ : « Il reste beaucoup de choses à dégraisser dans les programmes du gouvernement ». M. Parizeau continuait donc son travail avec son troisième budget, présenté en mars 1979 :augmentation de 2.6 % des crédits du ministère des Affaires sociales et de 2.7 % de ceux du ministère de l’Éducation, alors que le taux d’inflation s’approche de 10 %. Par ailleurs, le ministre des Finances donne à tous les ministères ou organismes dont le budget relève du Conseil du Trésor jusqu’au 1er avril 1980 pour réduire leurs effectifs de 2.5 %. Voilà qui a sans doute inspiré à Joe Clark l’une des promesses électorales qu’il s’apprête à mettre vraiment en œuvre !

Parallèlement se poursuit un travail de « rationalisation » des dépenses dans la santé et l’éducation dont il peut être utile d’examiner le détail. Il s’agit là aussi d’un processus à l’œuvre dans toutes les économies capitalistes, particulièrement là où la réduction des dépenses publiques provoque de fortes contractions de personnel. En découlent la parcellisation, la spécialisation et la déqualification du travail que l’on constate partout. On remarque en particulier, un peu partout, une offensive pour prolonger le temps d’enseignement.

La politique salariale

La politique salariale constitue un deuxième domaine majeur par lequel le gouvernement du Québec fait pression sur les travailleurs. René Lévesque avait en d’autres temps parlé de la « locomotive » que constituent les salariés du secteur public, dont effectivement les négociations, en ‘72 et en ‘76, ont permis une hausse – toute relative – des plus bas salaires et une atténuation des discriminations salariales, fondées en particulier sur le sexe. Une première conférence des premiers ministres, réunis en février 1978, a mis l’accent sur la nécessité de la réduction des salaires dans le secteur public. Lors de la dernière conférence des premiers ministres provinciaux à Pointe-au-Pic à la mi-août 1979, c’est le seul point sur lequel une entente facile a pu être dégagée. Le gouvernement du Parti Québécois a minutieusement préparé l’actuelle ronde de négociations dans le secteur public. Dans un premier temps, on a mis sur pied un comité d’enquête sur les modalités de ces négociations. Le rapport Martin-Bouchard, fruit du travail de ce comité, a inspiré au gouvernement les lois 55 et 59. Avec la dernière en particulier, le gouvernement se donne le moyen d’attaquer le droit à la libre négociation, par sa réglementation au niveau du calendrier, de l’exercice du droit de grève, de la définition des services essentiels, de l’information au public. Puis c’était le coup d’envoi avec la déclaration de Parizeau le 11 octobre 1978 : « Je ne cacherai pas que la tentation du gel de tous les salaires dans les secteurs public et parapublic, pendant un an, soit apparue », y déclare le ministre des Finances, faisant état d’un écart considérable des salaires entre les secteurs public et privé. Cet écart allait ensuite être chiffré à 16.3 % par les techniciens du Conseil du Trésor. On a démontré, depuis, le caractère biaisé de cette étude34. Retenons-en simplement ceci. Il existe effectivement un écart entre les deux secteurs, à l’avantage du secteur public, pour une catégorie d’emploi regroupant essentiellement des femmes travaillant dans les bureaux. Il s’agit dans ce cas de travailleuses qui, dans le secteur privé, ne sont généralement pas syndiquées et sont payées au salaire minimum. Bref, l’alignement du secteur public sur le secteur privé sur lequel le gouvernement appuie sa politique salariale semble être un alignement sur la discrimination salariale basée sur je sexe que suscite l’économie de marché, et plus généralement l’alignement sur les secteurs dans lesquels les travailleurs ne sont pas protégés par le syndicalisme. Tout cela s’est concrétisé au mois de mars avec le dépôt aux différentes tables sectorielles des offres salariales du Conseil du Trésor. Ces offres ont été reçues par les centrales syndicales comme une véritable provocation. Ce n’est pas de gel, mais bien de baisse du salaire réel – compte tenu du taux d’inflation prévisible – dont il est question pour les années à venir. Le ministre Parizeau avait déjà fait part de son aversion pour les formules d’indexation du salaire, et le premier ministre avait indiqué dans son discours inaugurai que la conjoncture économique ne permettait plus de protéger intégralement le pouvoir d’achat des salariés.

Salaire minimum et revenu minimum

Un autre domaine est de juridiction provinciale : celui du salaire minimum. On sait que l’indexation du salaire minimum, prévue par le programme du Parti Québécois, a été oubliée par le gouvernement en juillet 1978, à la suite de la pression des milieux d’affaires, bien huilée par le désormais célèbre rapport Fortin. Le gouvernement a d’abord décrété le gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet 1978 pour ensuite revenir sur sa décision à la suite de pressions syndicales. Le salaire minimum a été porté à 3,37 $ le 1er octobre 1978, puis à 3,47 $ en avril 1979. Il s’agit donc d’une baisse du salaire minimum en termes réels. À cette mesure peut se raccrocher la suspension de l’indexation des prestations de bien-être social, le 20 décembre 1978.

Il s’agit là de mesures bien déchirantes pour un gouvernement social-démocrate. C’est sans doute ce qui a amené la ministre Marois à concocter son plan de campagne contre la pauvreté, annoncé à grand renfort de publicité au printemps 1979. Il s’agit du supplément au revenu du travail, ébauche d’un programme de revenu minimum garanti. Il est frappant de constater qu’en ce domaine, le gouvernement du Parti Québécois se trouve à l’avantgarde du conservatisme.

Il est d’ailleurs remarquable d’entendre la ministre Marois avouer candidement ce que dissimulent généralement les proposeurs de ce type de mesure, à savoir qu’il s’agit de préserver l’incitation au travail. Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer ici que le premier proposeur de ces mesures est Milton Friedman, principal théoricien du néo-libéralisme, qui se fait l’apôtre depuis vingt ans du retour au « mécanisme naturel » de tous les marchés, dont celui du travail, le chômage s’expliquant par les « rigidités à la baisse » des salaires. Dès le début des années soixante, il proposait donc le remplacement de toutes les « entorses au libre jeu de marché » que constituent les mesures multiples d’assurance-chômage et d’assistance sociale par un régime unique de « revenu minimum garanti » visant à préserver « l’incitation au travail », quel que soit le niveau de salaire offert. Bref, il s’agit de permettre l’exploitation tranquille à n’importe quel prix. Le ministre Parizeau, d’abord réticent face aux projets de son collègue, l’a ensuite présenté dans son discours du budget comme « la plus spectaculaire des mesures sociales qui sera introduite cette année ». Sans doute avaitil saisi l’utilisation qu’il pourrait faire de cette mesure pour contrer la demande du Front commun de l’établissement d’un salaire minimum hebdomadaire de 265 $35.

La concertation

On pourrait continuer encore longtemps l’énumération des mesures économiques répressives instaurées par le gouvernement du Parti Québécois, accompagnées de multiples (multiples quoi?) qui risquent toujours de faire perdre beaucoup de plumes sociales-démocrates au Parti Québécois, d’où le dernier volet de l’offensive, dont nous devons brièvement traiter. Il s’agit de convaincre les travailleurs du bien-fondé de cette politique, en les associant à des processus de discussions tri ou quadripartites. De toutes les politiques instaurées par le Parti Québécois, c’est sans doute celle qui a le plus déchiré les centrales syndicales. Dès son premier discours inaugural, au début de 1977, le premier ministre invitait les « partenaires sociaux » – centrales syndicales et organisations patronales – à un sommet économique qui s’est tenu à La Malbaie durant l’été. Le gouvernement s’inspirait là de modalités de gestion économique mises en œuvre, en particulier, par les gouvernements sociaux-démocrates.

Après le sommet de La Malbaie, au terme duquel le premier ministre a arraché un certain nombre de « consensus », un deuxième sommet fut convoqué à Montebello en mars 1979. Le moment était particulièrement bien choisi, puisqu’il correspondait à la préparation des négociations dans le secteur public. Cette fois, l’une des centrales syndicales, la C.E.Q., au prix d’importants déchirements internes, a décidé de ne point participer au sommet. La C.S.N. s’y est rendue malgré une certaine opposition interne, la F.T.Q. se ralliant la première comme d’habitude.

Il est clair que de tels exercices contribuent à « couronner » l’ensemble des mesures que nous avons décrites, et complètent l’opération de propagande idéologique dont se chargent les intellectuels au service du pouvoir installé à Québec aujourd’hui. Leur résultat net est d’affaiblir la capacité de résistance des organisations des travailleurs face à l’offensive généralisée des patrons et des gouvernements. En affaiblissant ainsi le mouvement syndical, le ministre Landry – grand manitou des sommets – ne fait pas que servir les intérêts de son collègue Parizeau. Il répond aussi aux attentes du gouvernement canadien ainsi qu’à celle des divers patronats auxquels sont confrontés les travailleurs québécois. En ce sens, le gouvernement du Parti Québécois est effectivement un bon gouvernement.

Conclusion

Né au moment du déclenchement des premiers symptômes de la crise économique, le PQ prend le pouvoir après la récession de 1974-75, au moment où, malgré une reprise apparente, la crise s’approfondit. Ces événements ne sont pas sans liens. La crise provoque un durcissement patronal qu’illustre l’attitude du gouvernement Bourassa, en particulier en 1972 et en 1976. Le Parti Québécois, né d’une scission du Parti libéral du Québec en 1967, après avoir absorbé le R.I.N. et le R.N. en 1968, apparaît comme un relais politique pour les travailleurs. Sa prise du pouvoir en 1976 est la traduction politique de la résistance des travailleurs québécois à la gestion de la crise par le gouvernement libéral. Cette crise se poursuivant et s’approfondissant, le Parti Québécois se trouve pour ainsi dire contraint de révéler plus rapidement ses véritables orientations. La gestion de la crise qu’il met de l’avant ne diffère en aucun point de celle proposée par les autres partis. Il est clair qu’une période de croissance économique aurait permis au gouvernement du Parti Québécois de maintenir certaines illusions, dont d’ailleurs une fraction importante des travailleurs ne parvient pas à se libérer.

Compte tenu de sa position dans l’échiquier politique et social au Québec, le Parti québécois ne peut proposer une autre solution à la crise. Il en existe toutefois une autre, qui doit être mise de l’avant par les organisations des travailleurs. Elle implique du courage et de la lucidité. La lucidité s’impose dans l’analyse de la crise. Sur ce point, la pauvreté du discours des organisations des travailleurs au Québec n’est pas un phénomène exceptionnel.

Les forces de gauche en Europe, organisations politiques et syndicales, sont déchirées entre autres en ce lieu. La croissance soutenue d’après-guerre a fait que s’est imposé le discours dominant, postulant la progression ininterrompue des forces productives. Il en fut de même ainsi au début du siècle, après la longue dépression de 1873-1896. Les déchirements du mouvement ouvrier à cette époque furent liés à des analyses divergentes du sens de la croissance et de la crise du capitalisme. Comme nous l’avons indiqué dans la deuxième partie, la crise actuelle provoque un renouvellement et un approfondissement de l’analyse du fonctionnement du capitalisme, et cela est heureux. Il est essentiel que se poursuive cet effort, sans lequel l’analyse de la crise présentée par les classes dominantes s’impose : lois naturelles transgressées par un appétit trop considérable des Arabes et des travailleurs autochtones. Il existe, dans le mouvement ouvrier au Québec, une méfiance face aux « analyses » laissant le champ libre au discours conservateur. Elle se traduit par une tendance au repliement corporatiste qui, dans la conjoncture au Québec, risque de paver la voie à d’importants reculs pour les travailleurs. Il ne suffit donc pas de s’asseoir sur les acquis, il faut analyser la crise pour savoir où l’on va.

Courage ensuite.

Débat. « Quelques réflexions à propos de l’Ukraine »

15 avril 2022, par CAP-NCS
Il est paradoxal que certains groupes «à gauche» («gauche» latino-américaine, Podemos, LO, etc.) reprennent de manière biaisée quasiment l’argumentaire néo-stalinien de (…)

Il est paradoxal que certains groupes «à gauche» («gauche» latino-américaine, Podemos, LO, etc.) reprennent de manière biaisée quasiment l’argumentaire néo-stalinien de Poutine: on renvoie dos à dos Poutine et l’OTAN, dans une interprétation mensongère datant d’avant la chute du mur de Berlin, dans une nostalgique grille de lecture à la Thorez, à la Carrillo ou à la Marchais. Pire, il faudrait «privilégier la diplomatie et le dialogue», il ne faudrait surtout pas livrer d’armes aux Ukrainiens! (entendu d’une élue de Podemos).

Certains nous rejouent à contre-pied la comédie sinistre de la Non-intervention pendant la Guerre d’Espagne! On a l’impression de revivre chez certains le soutien de Georges Marchais depuis Moscou à l’invasion de l’Afghanistan! Et ce, derrière de nouveaux despotes corrompus «de gauche» comme Daniel Ortega au Nicaragua, Nicolás Maduro au Venezuela ou Miguel Díaz Canel à Cuba. Au nom d’un anti-impérialisme de pacotille. De fait au nom d’une imposture

Lors de l’entrée de l’Armée Rouge en Pologne, le 17 septembre 1939 (peu après l’entrée des troupes nazies, conformément à la signature du Pacte Hitler-Staline), Dolores Ibárruri (la «Pasionaria») signait un texte mémorable [1] dans lequel elle justifiait la «disparition» de la Pologne au nom… de la défense des minorités ukrainiennes persécutées par «une nation polonaise inexistante.»(!) Fallait-il soutenir l’agression de la Finlande par Staline, lors de la «Guerre d’hiver» (30 novembre 1939)? Le peuple finlandais n’avait-il pas le droit de se défendre? (Ce qu’il fit d’ailleurs, héroïquement).

En mai 1937, à Barcelone, les anarchistes, le POUM et les trotskystes étaient calomniés, persécutés, traités de «fascistes», assassinés. Un mois avant, en avril de la même année, le PSUC (instrument du Komintern stalinisé et du GPU) préparait sa provocation (voir les mémoires du dirigeant communiste Del Caso): il fallait laisser courir le bruit que les «incontrôlés» préparaient un putsch, qu’ils allaient déplacer du front d’Aragon des unités armées… De fait, ils accuseraient leurs ennemis de ce que, eux-mêmes, étaient en train de faire et allaient faire. Vieille méthode. Comme le disait Pavel Soudoplatov (grand ordonnateur  avec Léonid Eitingon  des assassinats décidés par Staline et Béria): «L’Espagne fut en quelque sorte le «jardin d’enfants» où ont pris forme toutes les opérations d’espionnage futures. Les initiatives que nous avons prises par la suite dans le domaine des renseignements ont toutes eu pour origine les contacts que nous avions établis en Espagne. Et les leçons que nous avons tirées de la guerre civile espagnole. La révolution espagnole a échoué, mais les hommes et les femmes engagés par Staline dans la bataille ont gagné.»

La méthode du bourreau accusant la victime de ses propres crimes est connue. Pour le bombardement de Guernica, le Vatican et les franquistes, ont désigné immédiatement les «coupables»: c’étaient les «rouges» et les «gudaris» basques qui avaient incendié la ville, malgré le témoignage d’un prêtre Alberto Onaindia auprès du Saint-Siège. Lors du Procès de Nuremberg tout le monde a fait semblant de gober le massacre de Katyn imputé aux nazis, etc., etc.

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Vladimir Poutine qui a été biberonné au KGB, poursuit simplement ce qu’il a toujours appris en tirant à présent les ficelles du FSB: calomnier, mentir, assassiner.

Que l’OTAN ait cherché depuis des années à pénétrer à l’est, dans la zone anciennement dépendante de l’URSS, évidemment. Que la NSA et la CIA jouent leur rôle au compte de la politique des Etats-Unis, c’est indiscutable  le FSB, à ce jeu-là n’est d’ailleurs pas en reste. Mais cela ne peut nullement servir d’alibi à l’agression armée de Poutine. Nous assistons, une fois de plus, à la vieille recette chauvine qui consiste à essayer de réaliser l’union sacrée derrière un caudillo en s’engageant dans une aventure militaire extérieure. A n’en pas douter le peuple russe se bat lui aussi contre cette guerre ignoble. Malgré la répression de plus en plus violente au sein de la Fédération de Russie (emprisonnements, tortures, liquidations d’opposants, interdiction d’associations mémorielles dénonçant les goulags staliniens, persécution des homosexuels, poids de plus en plus pesant de l’Eglise orthodoxe, etc.), nombre de citoyens et citoyennes résistent malgré les matraques et les geôles. Les sacs plastiques qui rapatrient les cadavres des appelés russes vont d’autant plus peser dans la balance que nombre de familles russes ont des amis, des conjoints, des parents ukrainiens. Les précédents du Vietnam et de l’Afghanistan ne présagent rien de bon pour Monsieur Poutine.

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La question que doit se poser tout militant c’est pourquoi, non pas des milliers, mais bien des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes fuient l’arrivée des troupes russes? Pourquoi ces troupes russes ne sont-elles pas reçues en libératrices? Pourquoi la masse de la population est attirée par le mode de vie de l’ouest de l’Europe (certainement idéalisée). Pourquoi l’ensemble du peuple fait-il corps derrière son président?

Et si l’on en revient à des exemples passés. Le régime du Négus Aïlé Sélassié en 1935 était certainement despotique et médiéval. Fallait-il pour autant soutenir l’agression de l’Ethiopie par l’Italie fasciste de Mussolini en 1935 (accompagnée de massacres, de viols, de bombardements à l’ypérite, etc.)?

Le régime du Dalaï Lama était certainement fort éloigné d’une «démocratie», fallait-il pour autant que l’Armée chinoise envahisse le Tibet et écrase son peuple? L’écrasement des ouvriers de Berlin en juin 1953 était-il justifié? Celui des ouvriers de Budapest en 1956? Celui de Prague en 1968? Toujours au nom, évidemment, du combat contre le fascisme, l’impérialisme yankee et contre l’OTAN….

Alors que viennent faire ces amalgames avec les nazis, les fascistes, l’Armée Vlassov, ou les bandes de Stepan Bandera (même s’il n’existe pas de nationalismes «purs» ni  «démocratiques»). Que vient faire l’utilisation du croquemitaine de l’OTAN?

On a été surpris (moi en tout cas, comme d’autres) par cette agression de l’armée de Poutine. Mais si l’on suit les analyses que faisait déjà Zbigniew Brzezinski en 1997 – assurément un politicien particulièrement réactionnaire, mais il avait déjà anticipé l’entrée dans l’OTAN [préalable absolu à l’intégration à l’UE] des anciens satellites de l’URSS: Pays baltes, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie, etc. –, on devine que l’opération de Poutine est certainement une sorte de fuite en avant pour restaurer une forme d’empire qui lui échappe. Il paraît que Poutine aurait dit: «Celui qui ne regrette pas l’URSS n’a pas de cœur, mais celui qui souhaite sa restauration n’a pas de tête.»

***

Ce qui s’est certainement passé. Plusieurs évènements ont rythmé la dernière période: l’avancée de l’OTAN dans le pourtour de l’ex-URSS (Pays baltes, Tchéquie, Pologne, etc.); la création du Kosovo, la guerre dans l’ex-Yougoslavie, ont été «réglées» par les Etats-Unis. Le mandat de l’ONU a été dépassé lors de l’intervention en Libye, effectuée par les Français et les Britanniques. En Syrie, dans le cadre des concurrences inter-impérialistes, la Russie a réussi à soutenir à bout de bras le régime assassin de Bachar el-Assad. Après la deuxième guerre de Tchétchénie et la guerre en Géorgie (déclenchée stupidement par les nationalistes géorgiens), Poutine a réussi à s’entourer dans nombre de républiques anciennement dépendantes de l’URSS de despotes sanguinaires (Biélorussie, Tchétchénie, Kazakhstan, etc.).

On comprend que la masse du peuple ukrainien ne veuille absolument pas de ces modèles-là ou du régime imposé depuis 22 ans par Poutine en Russie. Un véritable repoussoir pour tout individu sensé. 

Il est probable que la diplomatie russe ait pensé que le jeune président ukrainien Volodymyr Zelenski allait s’enfuir à l’étranger. Cela ne s’est absolument pas passé ainsi. Ce qui signifie qu’il sent qu’il a l’appui de sa population et «tient» avec courage face à la violence et aux mensonges. L’autre élément qui n’était certainement pas prévu, c’est que depuis le début de la guerre des séparatistes dans le Donbass, depuis 2015, l’armée ukrainienne s’est réorganisée et a certainement été réarmée et pourvue de conseillers militaires de l’OTAN. Comme le disait Talleyrand, «ne prenez jamais vos adversaires pour plus stupides qu’ils ne sont». Or l’état-major russe le savait. Comme une réunion de l’OTAN était prévue en juin à Madrid (qui risquait peut-être d’entériner le processus l’entrée dans l’OTAN et dans l’UE de l’Ukraine), Poutine a probablement pris les devants dans la dernière «fenêtre» qui s’ouvrait à lui dans ses ambitions (ou ses illusions?) de renaissance impérialiste.

L’autre élément qui a certainement surpris, c’est une sorte de «cristallisation» d’un nationalisme ukrainien qui semblait jusqu’ici improbable. Paradoxalement, il semble que c’est l’agression russe qui l’a soudainement «réveillé», tout comme l’invasion napoléonienne de 1808 en Espagne avait provoqué la révolte populaire contre l’envahisseur.

Enfin, l’autre paradoxe c’est le renforcement de l’OTAN. Il ne faut pas oublier en outre, que depuis 1945 les frontières ont «glissé» de 300 à 500 kilomètres vers l’Ouest: comment se sont faits les transferts de populations? Pourquoi Khroutchev a-t-il cédé la Crimée, alors qu’il avait une politique plutôt «grand russe» même s’il était ukrainien? A l’est, une partie de l’Ukraine est passée à la Russie; à l’ouest une fraction de l’ancienne Pologne a été dévolue à l’actuelle Ukraine – région de Lviv/ Lwow/Lemberg. On nous parle de la langue… peut-être. Mais comme le remarquaient Miroslav Hroch (Social preconditions of national revival in Europe, Cambridge University Press, 1985) ou Benedict Anderson (L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, éd. française La Découverte, 1996), nous n’avons souvent considéré la naissance des nationalismes et du mythe national que dans leur vision «romantique» du XIXe siècle. Or, dès la fin du XVIIIe siècle et à l’aube du XIX les colonies d’Amérique du nord et d’Amérique du sud se scindaient de la métropole et se constituaient en Etats-nations, alors qu’elles partageaient la même langue  anglais ou espagnol et portugais  la même religion (protestantisme ou catholicisme) et la même culture… La renaissance du nationalisme ukrainien mériterait sans doute une analyse plus approfondie…

En conclusion, l’armée de Poutine doit partir! Dehors les troupes russes d’Ukraine! Inconditionnellement, indépendance de l’Ukraine! Pour la liberté des peuples d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie! (Article reçu le 12 avril 2022)


[1] Francisco Pallarés Aran a traduit deux articles de la «Pasionaria», Dolores Ibárruri, publiés à Mexico dans un hebdomadaire du Parti communiste espagnol. Il précise à ce propos: «L’article de la Pasionaria, dans son style d’un lyrisme amphigourique et irremplaçable, s’en prend très, très longuement (à juste titre d’ailleurs) à la politique de «non-intervention» et à Léon Blum… mais pour mieux «justifier» la canaillerie de l’écrasement de la Pologne (tout en éludant le Pacte germano-soviétique…). Curieusement sa réécriture de l’histoire de la Révolution espagnole reprend la version d’une «République populaire» de nouveau type, d’une «guerre d’indépendance» et des «collectivisations volontaires», contrôlées par un Etat «garant tout de même de la propriété privée». A l’époque il s’agissait d’affirmer que la Pologne était un Etat créé artificiellement (opprimant des milliers d’Ukrainiens, de Biélorusses et de Juifs) à la suite du Traité de Versailles.

Ce qui est frappant c’est que Poutine reprend texto, à l’heure actuelle, le même «argumentaire» pour l’Ukraine; les opprimés étant cette fois les Russes du Donbass… Son passage au KGB lui a visiblement laissé une empreinte indélébile.

L’éditorial non signé est visiblement inspiré par la diplomatie de Staline: l’URSS n’a pas agressé la Finlande pendant «la guerre d’hiver», elle «a seulement mené une opération préventive» – sic. On y retrouve l’écho d’une recherche précédente d’alliances auprès de la France et de la Grande-Bretagne dans la crainte d’une attaque de l’URSS (parenthèse, Léon Trostky serait assassiné un mois après). Nous sommes encore pendant la «drôle de guerre» et nul ne peut prévoir l’effondrement de l’armée française.

A l’heure où paradoxalement la guerre de Poutine semble avoir pour conséquence… d’inciter la Finlande et la Suède à se rapprocher de l’OTAN (!), les guerres passées sont à méditer. Il est à souhaiter que le train ne déraille pas comme en 1914 ou 1939…» Les lectrices et lecteurs peuvent prendre connaissance de la traduction de ces textes publiés à Mexico en cliquant sur le PDF ici.

 

Le syndicalisme québécois face aux défis de l’immigration

15 avril 2022, par CAP-NCS
Le Québec bénéficie du plus haut taux de syndicalisation de l’Amérique du Nord. C’est un avantage certain pour les couches moyennes et populaires qui ont su arracher au fil des (…)

Le Québec bénéficie du plus haut taux de syndicalisation de l’Amérique du Nord. C’est un avantage certain pour les couches moyennes et populaires qui ont su arracher au fil des années des conditions qui suscitent l’envie un peu partout sur le continent, même si la droite dit souvent – notamment un certain François Legault – que l’Ontario et même les États-Unis sont plus « riches » que le Québec. Il s’agit là d’une fumisterie car, en réalité, cette richesse est concentrée chez le 1 % de la population. Ainsi, le syndicalisme a été et demeure encore un pilier des mouvements populaires qui luttent pour l’émancipation.

Certes, il faut éviter de généraliser car il y a encore des organisations syndicales qui sont d’abord et avant tout corporatistes, et qui défendent « leurs » membres comme si le reste de la société ne les concernait pas. Cette tradition, qu’on appelle le syndicalisme d’affaires, omniprésente jusque dans les années 1970, se retrouve encore, notamment dans des syndicats qui sont des branches des centrales syndicales étatsuniennes et canadiennes, ainsi qu’au sein de catégories d’emplois qualifiés où on a tendance à penser qu’on peut mieux s’en tirer que les autres.

En dépit de ces courants contradictoires, les centrales et les grandes fédérations syndicales québécoises restent aux côtés des luttes populaires, même si leurs membres ne sont pas directement concernés. On l’a vu et on le voit encore sur les questions d’égalité hommes-femmes, de santé, d’éducation, d’aide sociale, de garderies, etc. On l’observe également sur des questions internationales importantes où les syndicats se sont opposés aux guerres impérialistes. Enfin, on le constate aussi sur des questions politiques plus controversées, comme le droit à l’autodétermination du peuple québécois.

Dans la dernière période, les syndicats ont franchi un pas de plus en se solidarisant avec les peuples autochtones et avec les immigrantes et les immigrants – entre autres contre la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État – et contre le racisme systémique. Dans plusieurs unités syndicales, des luttes sont engagées contre les discriminations multiples, notamment lors de l’embauche, d’un classement arbitraire, d’un confinement dans les fonctions dites « 3-D » (dirty, dangerous, degrading).

Il faut rappeler qu’à l’origine les grands syndicats industriels qui ont pris forme au Québec comptaient beaucoup d’immigrantes et d’immigrants, en majorité d’origine européenne, qui ont su défier les patrons et l’État-matraque de Maurice Duplessis un peu partout.

Depuis, il y a des hauts et des bas, il y a des paroles et de l’action, mais pas toujours. C’est donc un enjeu syndical, par et pour les syndicalistes. À travers de multiples débats, la question se pose : dans quelle mesure le mouvement syndical aujourd’hui peut-il être une composante active dans la lutte des immigrantes et des immigrants ?

Marc-Édouard Joubert

Membre du militant Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP), Marc-Édouard Joubert est président depuis 2016 du Conseil régional FTQ Montréal métropolitain qui regroupe sur une base volontaire les syndicats FTQ de différents secteurs d’activités de la région montréalaise. La Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) compte plus de 600 000 membres à l’échelle de tout le Québec.

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P. B. – Qu’est-ce que le Conseil régional constate ces jours-ci sur la condition immigrante ?

M.-É. J. – De manière générale, on connaît des obstacles qui s’additionnent. Le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne cesse de resserrer les conditions et les délais contre à peu près toutes les catégories de la population immigrante. Ça frôle le grotesque dans certains cas, comme le refus d’accorder la résidence permanente aux milliers de personnes qui ont fait leurs études ici, qui travaillent ici, qui ont des enfants dans les écoles; elles sont 51 000 à attendre leur régularisation. Pour nous, le projet de loi 96 sur la langue officielle et commune du Québec, le français, est inadmissible. Les exigences sont énormes, exagérées, comme si on reportait sur la personne immigrante tout ce qu’il faut faire pour être « bien intégré », dont la langue. Une réelle modification positive tant du point de vue de l’immigration que du point de vue de la protection de la langue française serait d’offrir, dans les milieux de travail même, des cours de français financés par l’État et les employeurs.

P. B. – Un enjeu particulier concerne les travailleurs étrangers dits temporaires, à forfait…

M.-É. J. – Ils sont plusieurs milliers à vivre la précarité, les mauvaises conditions et la peur constante d’être expulsés, à travailler dans les champs et les abattoirs. Cela a été bien documenté entre autres par les camarades du Centre des travailleurs et des travailleuses immigrants, également par le syndicat des Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC), qui essaie de les syndiquer dans des conditions très difficiles. À cause de leur statut, ces gens vivent constamment dans la peur[1]. Dans les abattoirs, la situation est particulièrement grave : des salaires très bas, des quarts de travail de 12 heures, des accidents de travail à tout bout de champ. Lors de la récente grève des camarades d’Olymel, affiliés à la CSN[2], les médias nous ont fait pleurer sur le sort des cochons qui attendaient d’être tués. Il y a aussi les travailleuses domestiques, dont plusieurs proviennent des Philippines, qui ne peuvent même pas se syndiquer et qui sont soumises au bon (ou au mauvais) gré des employeurs.

P. B. – La discrimination n’existe pas seulement dans ces secteurs…

M.-É. J. – Dans la fonction publique fédérale, les personnes racisées occupent 14 % des postes alors qu’ils représentent 22 % de la population canadienne. La sociologue Myrlande Pierre qui a examiné cette situation conclut qu’il s’agit d’une discrimination systémique définie comme « comme étant un ensemble de comportements qui font partie des structures sociales et administratives du milieu de travail, qui créent ou perpétuent une situation désavantageuse pour certains et une situation privilégiée pour d’autres groupes ou pour des individus en raison de leur identité au sein du groupe[3] ».

P. B. – Et à la Ville de Montréal …

M.-É. J. – Plus près de nous, selon une enquête récente, sur les 153 membres du Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, section locale 301 du Syndicat canadien de la fonction publique, à Montréal-Nord, 67 % sont issus de l’immigration[4]. Certes, la situation a évolué, on n’a plus le racisme grossier et ouvert comme avant, mais le chercheur Angelo Soares conclut qu’il a noté une « inclusion excluante » de la diversité. Selon lui, les femmes et les noirs sont plus présents dans les organisations, mais en même temps, ils vivent une exclusion du pouvoir et se heurtent à différents murs invisibles qui les maintiennent à leur « place » assignée par les divisions raciale et sexuelle du travail. On parle de « plafond de verre » ou encore de « plancher gluant » qui rend très difficile l’ascension de l’échelle occupationnelle. Le harcèlement psychologique, plus que des barrières institutionnelles, se traduit par la constitution de groupes plus ou moins fermés, les « noirs » et les « non-noirs ». Le chercheur note également que les populations immigrantes et racisées sont majoritaires dans les bas échelons, mais que quatre des cinq directeurs proviennent de la population blanche dite « de souche ». Les conséquences de cette situation sont concrètes sur les salaires, le fonds de pension, la promotion, et même sur l’organisation du travail alors que certains groupes sont privilégiés en étant soustraits du travail de soir ou de fin de semaine, etc.

P. B. – Les tensions ne viennent pas seulement des rapports employés-patrons…

M.-É. J. – Dans le rapport sur les cols bleus, il ressort que plusieurs personnes issues de l’immigration n’ont pas confiance en leurs structures syndicales sur les questions de discrimination. Sur les pages Facebook des employé·e·s, on retrouve des messages désagréables. En clair, les structures syndicales locales, régionales et nationales peinent à intégrer des immigrantes et des immigrants. En laissant les choses aller, on ne va pas loin. Il faudrait, comme sur la question de la parité hommes-femmes, avoir des règles plus claires concernant la diversité. Il y a un malaise. Certains collègues sont hypersensibles à la critique, y voient un mauvais message comme quoi tout le monde au Québec est raciste ! On n’aime pas parler de certains sujets.

P. B. – Ces hésitations se reflètent-elles en haut de la pyramide syndicale ?

M.-É. J. – Il y a des tabous, mais au moins, la FTQ reconnaît explicitement la nécessité de lutter contre le racisme systémique. Le Conseil régional de Montréal s’est clairement prononcé contre la loi 21. Il y a des relents d’islamophobie, dans le sillon des politiques de la CAQ et de l’atmosphère empoisonnée de l’après-11 septembre 2001. Le soi-disant débat sur le projet de charte des valeurs du Québec nous a fait reculer. Mais on continue de travailler fort. Cependant, cela doit se faire avec un certain tact. Traiter tout le monde de racistes, c’est comme brandir une machette, cela ne donne pas de résultats.

La FTQ refuse le nouveau programme du gouvernement du Québec

sur l’expérience québécoise (PEQ)

Selon nous, ces modifications vont à l’encontre tant des intérêts des Québécoises et Québécois que des intérêts des candidates et candidats à l’immigration. Les revendications suivantes sont particulièrement mises de l’avant par ces groupes.

  • Annuler le prolongement des années d’expérience de travail requises pour que les candidates et candidats, étudiantes et étudiants ou travailleuses et travailleurs, puissent être admis dans le PEQ : Ce prolongement enfermera plus longtemps un grand nombre de personnes dans un état précaire et vulnérable.
  • Annuler l’exclusion des travailleuses et travailleurs occupant des emplois peu ou non qualifiés (catégories C et D selon la classification nationale des professions) : Le PEQ devrait être ouvert à toutes les personnes ayant accumulé de l’expérience au Québec, sans discrimination fondée sur le niveau de qualification professionnelle.
  • Annuler l’allongement du délai de traitement de la demande : Le PEQ devrait demeurer une voie rapide pour les personnes qui se trouvent déjà au Québec.
  • Annuler l’introduction d’exigences linguistiques pour les conjointes et conjoints de la demandeuse principale ou du demandeur principal : Assurer que des conditions favorables (conditions de travail convenables et accès égal aux services sociaux) permettant d’améliorer efficacement la compétence linguistique soient mises en place par le gouvernement du Québec, notamment dans les milieux de travail, et que chaque demandeuse ou demandeur, ainsi que sa conjointe ou son conjoint, reçoivent une formation de francisation de qualité leur permettant d’atteindre une compétence fonctionnelle dans un délai raisonnable.
  • Rehausser le seuil d’immigration en accélérant le traitement des demandes, particulièrement pour les demandes faites au Québec : Considérant la présence des personnes migrantes et en demande d’asile au Québec, la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs et le déclin démographique du Québec, il faut rehausser le seuil d’immigration et accélérer le processus en tenant compte des effets de la crise sanitaire.
  • Consulter les organisations syndicales, étudiantes et communautaires au service des personnes immigrantes sur tout projet pilote, en incluant celui visant 550 postes par année réservés aux préposé-es aux bénéficiaires et 550 postes par année réservés à l’industrie de l’intelligence artificielle et des technologies de l’information[5].

Ramatoulaye Diallo

Membre du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, Ramatoulaye Diallo est responsable du Comité immigration et relations interculturelles et trésorière du Conseil central du Montréal métropolitain (CCMM-CSN). Cet organisme regroupe les quelque 400 syndicats CSN de Montréal, Laval et du Grand Nord du Québec, soit un peu plus de 100 000 membres de différents secteurs. La Confédération des syndicats nationaux (CSN), quant à elle, représente autour de 320 000 syndiqué·e·s.

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J’ai commencé à militer syndicalement au Québec il y a plus de 25 ans, d’abord dans un centre de réadaptation pour personnes handicapées. Après la réforme Barette qui a créé les hyperstructures que sont les CISSS et les CIUSSS[6], j’ai été élue à la vice-présidence à l’information et à la mobilisation du Syndicat des travailleuses et des travailleurs du CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Je me suis ainsi retrouvée vice-présidente d’un très grand syndicat, plus de 8000 membres. Actuellement, mon implication syndicale est au Conseil central.

P. B. – Le Conseil central œuvre depuis longtemps sur les questions de l’immigration…

R. D. – C’est dans le mandat du Conseil central d’agir sur le plan social[7], notamment contre le racisme et la discrimination. Dans la santé, on compte un très grand nombre de travailleuses et de travailleurs issus de l’immigration, notamment dans les hôpitaux et les CHSLD[8]. Il y a aussi, en moins grand nombre, des Autochtones.

P. B. – Immigrants et racisés restent cependant peu présents dans les instances syndicales ?

R. D. – Au conseil syndical de mon syndicat, il y a 6 personnes immigrantes sur 27. Mais il n’y en a aucune au comité exécutif de la CSN et aucune à la direction de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS) qui comprend 110 000 membres.

Au Conseil central, lors du congrès de 2019, pour la première fois, on a adopté une résolution pour que « les syndicats affiliés prennent les moyens d’accueillir et d’intégrer les personnes issues de groupes racisés, de l’immigration et les Autochtones dans leurs pratiques, leurs structures et leurs instances ». Par la suite en janvier 2020, en assemblée générale, le Conseil central s’est donné des objectifs concrets et des moyens pour que cela débouche sur des actions, et que ce ne soit pas seulement des déclarations.

Plan d’action du Conseil central du Montréal métropolitain-CSN

contre le racisme systémique – Extraits

Le CCMM-CSN et ses syndicats affiliés veulent éradiquer le racisme systémique. À cet effet, nous mettrons en œuvre un plan d’action pour que les syndicats affiliés prennent les moyens d’accueillir et d’intégrer les personnes issues de groupes racisés, de l’immigration ainsi que les Autochtones dans leurs pratiques, leurs structures et leurs instances.

Actions

  • Assurer la représentation des personnes issues de groupes racisés, de l’immigration et des Autochtones dans les structures et instances des syndicats à égale proportion de leur présence sur le marché du travail.
  • Encourager, par la formation de comités syndicaux et diverses actions d’information et de formation, les personnes racisées à présenter leur candidature pour les postes de responsabilités dans les syndicats.
  • Adapter le fonctionnement de nos instances pour permettre aux personnes issues de groupes sociaux racisés de participer à la vie syndicale et d’être en mesure de solliciter des mandats électifs.
  • Favoriser la participation de toutes et tous à la vie démocratique des syndicats en organisant des activités pour favoriser des rapports interculturels harmonieux.
  • Soutenir les comités chargés de l’accueil et du suivi de l’inclusion des nouveaux membres dans les syndicats locaux.
  • Sources : Résolution du congrès du CCMM-CSN de juin 2019 sur l’union dans la diversité, et la résolution de l’Assemblée générale de juin 2020 sur la lutte contre le racisme systémique. Le plan d’action a été adopté à l’Assemblée générale du 27 janvier 2021.

P. B. – Le travail progresse…

R. D. – On n’a jamais eu autant d’activités et autant de demandes concernant la lutte contre le racisme. On dirait que le scandale autour de la mort de Joyce Echaquan a réveillé beaucoup de monde. D’autre part, la pandémie a sensibilisé la population au sujet des « anges gardiens » dans les CHSLD, majoritairement d’origine haïtienne et centraméricaine. On a travaillé très fort, notamment en créant un comité de travail composé de membres de la société civile, d’organismes communautaires, de députés de l’opposition au Québec et au fédéral, de la CSN et du Conseil central pour soutenir ces personnes aidantes, régulariser leur statut et alerter l’opinion publique sur leur importance pour la santé publique. Mon syndicat au CIUSSS a pris la résolution de remplacer sur le conseil syndical les personnes qui prennent leur retraite par des personnes venant de l’immigration. On sent que les choses changent.

P. B. – Les obstacles à la participation immigrante dans les syndicats demeurent encore cependant…

R. D. – Je pense qu’on ne réalise pas assez le sentiment de précarité, voire de peur, qui domine chez des personnes qui arrivent ici. Beaucoup d’Haïtiens et Haïtiennes, d’Africains et Africaines proviennent de pays où les syndicats sont de connivence avec l’État et bien enfoncés dans la corruption. Souvent, ils ne sont même pas des employés puisqu’ils sont engagés par des agences de placement. Ils ne savent pas ce qu’est un syndicat, ils ne connaissent pas bien les lois québécoises, ils se méfient. Vivant la précarité et les bas salaires, beaucoup d’entre eux ont deux et même parfois trois emplois. Comment peuvent-ils trouver le temps ?

P. B. – Que faire pour affronter ce contexte négatif ?

R. D. – Il faut travailler avec le secteur communautaire qui a un ancrage dans la communauté par ses programmes de solidarité. C’est ce qui explique qu’au Conseil central, on travaille en partenariat avec des groupes comme Hoodstock, Paroles d’excluEs, etc. Il faut se battre sur plusieurs fronts : l’accès au logement, la protection contre le profilage racial de la police, l’obtention des équivalences des diplômes, l’égalité entre les femmes et les hommes, etc. Sur le plan politique, il faut faire pression et avoir le courage d’intervenir dans les grands débats, comme celui autour de la loi 21. La CSN et le Conseil central se sont prononcés contre. Par ailleurs, la CSN incite ses syndicats à affirmer et à afficher que le syndicat ne tolère pas le racisme, dans ses rangs, au travail et ailleurs.

P. B. – La formation occupe un rôle très important…

R. D. – Il faut informer les membres de leurs droits, mais aussi du rôle des syndicats dans les luttes qui ont été menées au Québec et qui ont permis des avancées sociales (santé et sécurité au travail, CPE, etc.). Il faut aussi faciliter la participation des membres à la vie syndicale et promouvoir une plus grande représentation des personnes racisées, issues de l’immigration et Autochtones dans les instances syndicales. Il y a du rattrapage à faire de ce côté, mais également en ce qui concerne nos membres en général, dont la grande majorité n’est pas raciste même s’ils sont parfois mal informés.

Les bonnes pratiques syndicales
  • Faire le suivi syndical du processus d’accueil, d’installation et d’accompagnement qui est offert par l’employeur et intervenir au besoin.
  • Acquérir des compétences interculturelles auprès d’organismes qui offrent de la formation, surtout si des difficultés surgissent.
  • Créer des espaces de dialogue constructif pour aider à se comprendre et prévenir les conflits interpersonnels ou ceux reliés aux relations de travail (forum syndical).
  • Encourager le mentorat professionnel des nouveaux arrivants, facilité par l’employeur (compagnonnage).
  • Entreprendre du jumelage interculturel (individuel ou familial), facilité par le syndicat ou un organisme communautaire régional.
  • Proposer des activités sociales favorisant le rapprochement culturel (parties de soccer, pique-niques, randonnées, parties de sucre, etc.).
  • Faire appel au conseil central ou au réseau d’entraide lorsque possible pour aider votre syndicat à agir en prévention et pour faciliter l’intégration.

Source : Marie-Hélène Bonin, L’inclusion, l’entraide, la solidarité, fiche n° 2, Intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, trousse d’information sur les relations interculturelles, Pour un syndicalisme inclusif, CSN, 2021.

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  1. Voir le dossier des TUAC sur la situation dans les fermes et les champignonnières : TUAC Canada : le syndicat des travailleurs agricoles, <www.tuac.ca/index.php?option=com_content&view=article&id=2009&Itemid=198&lang=fr>.
  2. Voir dans ce numéro : Martin Maurice, « Olymel Vallée-Jonction : un long conflit marquant ».
  3. Myrlande Pierre (responsable), sous-groupe de travail sur l’axe 1, L’inclusion et l’égalité des chances et des opportunités à l’emploi selon le principe de non-discrimination, rapport à Valérie Plante, Montréal, Table sur la diversité, l’inclusion et la lutte contre les discriminations, 1er avril 2019, p. 2.
  4. Angelo Soares, Le racisme à l’encontre des membres cols-bleus dans l’arrondissement de Montréal-Nord, rapport d’enquête, Montréal, UQAM, avril 2021.
  5. FTQ, La FTQ refuse le nouveau programme du gouvernement du Québec sur l’expérience québécoise (PEQ), communiqué, 25 juin 2020; Trente-deux organisations unissent leur voix contre la nouvelle mouture du Programme de l’expérience québécoise, communiqué, 12 juin 2021, <https://www.csn.qc.ca/actualites/trente-deux-organisations-unissent-leur-voix-contre-la-nouvelle-mouture-du-programme-de-lexperience-quebecoise/>.
  6. CISSS : centres intégrés de santé et de services sociaux; CIUSSS : centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux.
  7. C’est ce qu’on appelle le deuxième front, alors que les fédérations s’occupent de la négociation, le premier front.
  8. CHSLD : centres d’hébergement et de soins de longue durée.

 

Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse1

14 avril 2022, par CAP-NCS
Quelques mois avant le référendum de 1980, tout indique que le projet de souveraineté-association ne peut passer la rampe. Sondage après sondage, le même portrait revient, ce (…)

Quelques mois avant le référendum de 1980, tout indique que le projet de souveraineté-association ne peut passer la rampe. Sondage après sondage, le même portrait revient, ce qui laisse peu d’espoir aux partisans du « oui ». La campagne elle-même est menée sans grand enthousiasme, d’autant plus que de sérieuses erreurs sont commises ici et là dans le camp du « oui », ce qui permet aux partisans du « non » d’en profiter tout en jouant les bonnes vieilles cartes de la démagogie et de la peur. On promet de « grandes réformes » d’un coin de la bouche (Trudeau proclame qu’il changera la constitution) tout en menaçant le Québec d’une crise sans précédent si jamais la population « ose » voter pour la souveraineté, même édulcorée comme elle l’est devenue sous l’égide du PQ. Pour la gauche, cette évolution est un défi politique et théorique. Au plan politique, l’argument des groupes « ML » tombe en morceaux : il est clair que le PQ n’est ni l’instrument ni le parti privilégié par la bourgeoisie, toutes tendances confondues. Tous les États, toutes les associations patronales, tous les partis de droite sont ligués contre le PQ. Le discours simpliste et arrogant des « ML » ne tient plus la route. Peu de temps après, les « ML » amorcent un déclin irrésistible Les secteurs de la gauche indépendante sont cependant eux-mêmes désarçonnés. Depuis des mois, ils mènent campagne pour le « oui critique » : on va voter oui, mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le projet péquiste ! Cependant, en réalité, l’impact de ce positionnement pèse peu entre le « oui» tout court et le « non » tout court. La polarisation entre les deux camps laisse peu d’espace aux voies alternatives et à vrai dire, la gauche dont l’influence dans les luttes populaires est considérable est politiquement impuissante. L’autre problème de la gauche est de nature théorique. Comment expliquer cet enchevêtrement social et national qui prend forme autour de projets peu définis, de classes sociales en émergence ? Le chaos politique est également conceptuel. Au Québec se produit une construction sociale hétérodoxe, avec une bourgeoisie « provincialisée », incapable de surmonter son rôle subalterne par rapport à la bourgeoisie canadienne, mais disposant d’importants leviers économiques. La petite bourgeoisie, si présente dans le PQ, est également très asymétrique, déchirée entre des secteurs populaires et technocratiques. De tout cela ressort un PQ atrophié, totalement incapable de mener le Québec à l’indépendance politique2 . Ce parti « pluriclassiste sous hégémonie bourgeoise »3 est dans une impasse.

La gauche n’a alors pas le choix de marquer la rupture, non seulement avec le PQ, mais également avec le nationalisme de gauche, où « la revendication de l’indépendance politique est mise sur le même pied que le projet socialiste »4 . C’est une erreur, poursuivent Bourque et Dostaler, comme celle des « ML » qui sous-estiment « l’enjeu de la question nationale, la division qu’elle peut opérer au sein des classes dominantes actuellement au Canada et, par conséquent, l’affaiblissement de ces dernières au profit du renforcement des masses populaires »5 . Pour renouveler la gauche, il faut reconstituer des lieux de réflexion et penser la rupture. « Dans la conjoncture se présentant en 1980, expliquent Bourque et Dostaler, le PQ ne réalisera ni le socialisme, ni l’indépendance.         (Introduction de Pierre Beaudet)

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L’accession au gouvernement du Parti Québécois a ranimé les débats sur les rapports liant la structure de classes, les partis politiques et la question nationale. En mettant l’accent sur l’une ou l’autre de ces réalités, de nombreuses contributions récentes cherchent à cerner la complexité des dynamiques sociale et nationale. Les préoccupations sont centrées sur deux réalités particulières : la nature de classe du PQ et la permanence de la question nationale québécoise dans son rapport à l’État canadien. Ces deux questions sont au cœur des préoccupations actuelles du mouvement ouvrier, puisqu’elles touchent aussi bien la forme des organisations que l’efficacité du discours nationaliste au sein des masses populaires. Bien qu’il soit impossible de traiter de façon absolument séparée des deux problèmes, j’essaierai, dans cet article, d’apporter quelques éléments de réflexions concernant l’analyse du Parti Québécois6 .

Le parti de qui ?

Dans des textes parus dans les Cahiers du socialisme, Jorge Niosi remet en question la thèse selon laquelle le Parti Québécois serait un « parti bourgeois »7 . Il construit sa critique à partir des positions que j’ai avancées dans la revue française Politique Aujourd’hui et de celles qui ont été défendues par Pierre Fournier dans un texte publié dans le recueil La chance au coureur8 . Après avoir soutenu que la bourgeoisie francophone privée du Québec a des intérêts pancanadiens, il affirme que le Parti Québécois est un parti de la petite bourgeoisie. Niant de plus le fait que les hauteurs de l’État (hauts fonctionnaires, ministres, directeurs d’entreprises et d’institutions) et les cadres dirigeants des mouvements coopératifs (Mouvement Desjardins, Coopérative Fédérée, Caisses d’entraide…) appartiennent à la bourgeoisie, il préfère retenir les premières thèses affirmant le caractère exclusivement petit-bourgeois du PQ.

Le grand mérite du texte de Niosi est de démontrer que l’on ne peut, en effet, identifier de façon univoque et unilatérale le Parti Québécois à la bourgeoisie (thèse que je n’ai d’ailleurs jamais défendue). Si le slogan « Parti Québécois – parti bourgeois » peut faire image, il ne saurait tenir lieu d’analyse d’une réalité sociale beaucoup plus complexe. Identifier unilatéralement le Parti Québécois comme le simple objet d’une bourgeoisie francophone privée est une simplification outrancière. Je ne peux cependant suivre Niosi sur le même terrain quand il déduit de cette constatation le caractère exclusivement petitbourgeois du Parti Québécois. Au-delà de désaccords théoriques spécifiques sur lesquels je reviendrai plus bas, il me semble de plus en plus urgent de repenser la problématique implicite de la plupart des analyses proposées jusqu’ici.

On risque, en effet, l’enfermement dans le réductionnisme à s’épuiser ainsi dans des démonstrations reliant de façon aussi unilatérale le PQ aux intérêts restreints et à court terme d’une seule classe sociale. Un parti politique pose la question du pouvoir au cœur du procès d’ensemble de la lutte des classes. Il vise la maîtrise (au moins relative) d’un procès continu de désorganisation-réorganisation des rapports sociaux. Il ne saurait, par définition, s’affirmer comme l’instrument univoque et unilatéral d’une seule classe ou d’une seule fraction de classe. La lutte des partis, dans les démocraties libérales, n’est pas le résultat d’une série de joutes sportives opposant autant d’équipes qu’il y aurait de classes et de fractions de classe !

D’abord lieu interne d’imposition de l’hégémonie d’une classe (ou d’une fraction) sur d’autres classes (ou fractions), le parti constitue, en deuxième analyse, un appareil permettant l’exercice de pressions maximales sur le processus des rapports sociaux dans le sens des intérêts spécifiques qu’il défend. Il se présente donc comme un des lieux privilégiés d’intériorisation des rapports de forces au sein d’une formation sociale. On ne devrait donc pas confondre le repérage de la fraction ou de la classe hégémonique au sein d’un parti avec l’identification de cette dernière comme la seule force sociale qui constituerait cette formation dans sa spécificité.

Il importe ainsi de placer l’analyse d’un parti politique comme le Parti Québécois dans son rapport à l’ensemble du processus de transformation de la lutte des classes. Comme on le verra, il est alors permis de sortir de certains des cercles vicieux dans lesquels s’enferment les débats actuels au sein desquels chaque sociologue et chaque politicologue finissent par relier le PQ à une fraction de classe toujours originale.

Le procès de transformation de la lutte des classes

De nombreuses contributions actuelles traitent implicitement un parti politique comme une organisation corporative. Un parti n’est pourtant ni une organisation syndicale, ni une organisation patronale et encore moins un ordre professionnel. Il implique au premier chef le passage de la défense des intérêts corporatifs à la promotion d’un projet spécifique de société. Il doit être posé dans son rapport direct à la question du pouvoir.

Le parti touche à la question de l’espace social dans sa totalité. Il assume non seulement la promotion d’intérêts spécifiques déjà multiples et hétérogènes, mais aussi la reproduction de l’ensemble de la formation sociale. Voilà ouvert le champ de l’hégémonie, de l’alliance et du compromis. Il vise l’imposition des conditions politico-idéologiques les plus favorables à la promotion des intérêts économiques qu’il défend, sans que ces derniers soient d’ailleurs nécessairement dominants au sein de la formation sociale. Si le parti n’a pas, par rapport à sa classe hégémonique et même par rapport aux fractions et classes subalternes en son sein, le degré d’autonomie qu’a l’État envers l’ensemble des classes, il n’est pas soumis aussi directement que ne l’est une organisation corporative aux intérêts économiques à court terme de ses membres. On ne peut donc identifier de façon univoque le programme d’un parti (et encore moins les politiques d’un gouvernement) aux seuls intérêts spécifiques de sa classe hégémonique. L’addition sur une courte période de la législation d’un gouvernement peut ainsi servir d’indice des intérêts de classe défendus par un parti au pouvoir. Les résultats de la somme n’étalent toutefois pas l’évidence des forces sociales qui le produisent.

À l’inverse, il faut le souligner, le parti n’est pas le seul lieu possible de l’intervention politique d’une classe. Les politicologues ont montré depuis longtemps comment une classe, une fraction de classe, une catégorie ou une couche sociale peuvent assujettir certaines branches de l’appareil gouvernemental ou encore certains appareils idéologiques. Les organisations corporatives elles-mêmes peuvent être utilisées pour intervenir politiquement. Les multiples mémoires des Chambres de commerce en font foi. Cette remarque est utile, car on a souvent tendance à prendre au pied de la lettre certaines prises de position d’organismes corporatifs pour en déduire les rapports entre une classe et un parti. Ainsi pourra-t-on affirmer avoir trouvé la preuve que les hauts cadres du mouvement coopératif ne sont pas péquistes du fait qu’ils ne se déclarent pas ouvertement indépendantistes. Cette sociologie spontanée peut être aussi trompeuse que la simple addition de projets de loi, car, encore une fois, elle repose sur un rapport univoque à l’analyse du politique. Il n’est pas impensable, par exemple, que soient faites des déclarations mitigées ou conditionnelles sur la politique d’un parti, alors même que ce dernier défend des intérêts de classe assimilables à l’organisation qui les énonce. Le parti politique étant un lieu interne de rapports de forces, les organisations corporatives, certains appareils ou encore certaines branches de l’État peuvent constituer des garde-fous pour une classe dans ses rapports avec son propre parti.

Il importe donc, pour conclure, de considérer un parti politique comme l’un des lieux d’intériorisation de la complexité même des rapports de classes. Ainsi s’explique d’ailleurs qu’un parti au pouvoir puisse être identifié à une classe qui n’est pas hégémonique au sein de la formation sociale. Par exemple, l’Union Nationale maîtrisait, avant les années 60, le procès régional de transformation de la lutte des classes, au sens où la reproduction du capital monopoliste (et de l’État canadien) passait nécessairement par l’État des notables québécois. Toutefois, cette maîtrise n’assurait certes pas la place dominante ni à la bourgeoisie régionale ni à la petite bourgeoisie traditionnelle. Elle leur dégageait cependant, au Québec, le plus d’espace possible dans le procès de reproduction élargie du capitalisme monopoliste et de dissolution des rapports de production précapitalistes : rarement seul dans le parti, jamais seul dans la formation sociale. Voilà pourquoi les multiples indicateurs utilisables dans l’étude d’un parti n’acquièrent leur pertinence qu’à travers l’éclairage de la place d’un parti dans le procès de transformation qu’il cherche à infléchir.

Il s’agit donc de prendre en considération, au premier chef et autrement que dans des formules creuses, de l’historicité constitutive de ce procès. Le parti intervient dans le but d’infléchir un processus dans le sens de transformations spécifiques. Si ce processus se détermine fondamentalement dans la lutte des classes, il implique une désorganisationréorganisation de l’ensemble des rapports sociaux. À ce dernier titre, il touche non seulement aux classes elles-mêmes, mais aussi aux catégories et aux couches sociales (bureaucratie, clergé, aristocratie ouvrière…). Tentons de voir si cette problématique ajoute quelque chose aux débats actuels.

J’aborderai d’abord l’histoire de la formation du PQ en soulignant les principaux indicateurs qui ont été utilisés pour rendre compte du caractère de classes des partis (RIN et RN) et du mouvement (MSA) qui sont à l’origine de sa formation.

La préhistoire du PQ

Le Parti Québécois s’est formé dans un espace régional d’alliance de classes matérialisé dans la spécificité de certains appareils politiques au cours d’un double procès de désorganisationréorganisation des rapports de classes : 1) le passage québécois au capitalisme monopoliste et à l’État keynésien, 2) la crise économique mondiale. Le mouvement nationaliste se forme et devient revendicateur dans le passage de l’État non interventionniste à l’État keynésien. Dans un article du Devoir9 , j’ai récemment essayé de montrer comment le duplessisme, dans et à la suite de la crise des années trente, s’était imposé à la faveur de la constitution d’un bloc social rural. En s’appuyant sur la paysannerie, les notables québécois (bourgeois aux intérêts centrés sur le marché local et petits bourgeois traditionnels) ont imposé le maintien au Québec d’un État prékeynésien, alors même que l’État fédéral se transformait en État interventionniste. Les contradictions fédérales-provinciales sous Duplessis renvoyaient donc à la question de l’articulation des modes de production et au rythme différentiel (et inégal) du développement du capitalisme.

L’histoire du Parti Québécois ressemble étrangement, sous certains aspects, à celle de l’Union Nationale. Comme l’ALN avait amorcé le mouvement qui a conduit à la création de l’UN, le mouvement nationaliste des années soixante s’organise d’abord autour du RIN et du RN, partis identifiables à la petite bourgeoisie (nouvelle et traditionnelle). Durant les années soixante comme durant les années trente, les transformations du tissu social atteignent durement la petite bourgeoisie. Remise en question aussi bien au niveau de ses intérêts étroitement économiques que dans sa place (à redéfinir) dans la reproduction des rapports sociaux, elle sonne la première la charge.

Pourquoi a-t-on qualifié ces formations de partis petits-bourgeois ? En se fondant principalement sur la conjugaison de deux indices: la place de classe des agents du parti et le discours politique (propagande et programme). Le RIN est ainsi qualifié de petit-bourgeois parce que son personnel politique, identifiable à la nouvelle petite bourgeoisie, pratique un discours correspondant aux intérêts de cette dernière. Subissant une discrimination nationale dans le secteur privé et appelée à jouer, à partir de l’État keynésien, un rôle nouveau dans la reproduction des rapports sociaux, elle est amenée à redéfinir le nationalisme clérical. De même, le RN est qualifié de petit-bourgeois parce que les éléments qu’il regroupait, identifiables à la petite bourgeoisie traditionnelle, soutenaient un discours néo-créditiste typique de ces couches sociales en danger de prolétarisation.

Certaines analyses cherchent aussi à mettre en relation la place des agents, le discours du parti et le sens présumé du procès de transformation des rapports sociaux. On dira, en ce sens, que le parti est petit-bourgeois, car l’intervention proposée « détonne » dans le procès : soit par l’élaboration d’un réformisme hybride (les rêves rinistes à la fois étatistes, néo-socialistes et néo-capitalistes) ou inopérant (la machine à piastres créditiste).

Dans l’analyse du RN, du RIN et de l’ALN, l’identification du parti comme parti petitbourgeois semble aller de soi, puisque tous les indicateurs concordent. Entre l’appartenance de classe de la plupart des militants, le discours et le procès de transformation de la lutte des classes, il existe une concordance presque évidente. La chose n’est pourtant pas toujours aussi simple. Comment, par exemple, compte tenu de notre peu de connaissances sur cette question, caractériser le Bloc populaire ? On sait qu’il est formé de petitsbourgeois (André Laurendeau), mais que quelques bourgeois francophones bien connus (dont Maxime Raymond) ont été étroitement liés à la formation de ce parti. Le programme du Bloc populaire présente, quant à lui, certains accents nettement petits-bourgeois. Que dire de plus, en l’absence d’une prospection plus élaborée, sinon que la seule prise en considération des acteurs sociaux et du discours ne peut nous renseigner fondamentalement sur le caractère des intérêts de classe que défend un parti politique. L’exemple du Parti Québécois le démontre de façon encore plus frappante.

Les évidences soulignées plus haut, à propos du RN et du RIN, résultent d’une concordance allant presque de soi entre la place de classes des agents, le discours politique et le sens du procès de transformation des rapports sociaux. Dans l’étude du Parti Québécois cependant, alors même que les deux premiers critères sont largement employés et donnent même lieu à des débats vigoureux (!), le troisième semble avoir été oublié en chemin. Serait-ce que dans les cas du RN et du RIN, l’analyse marchait toute seule, sans que les auteurs s’en rendent vraiment compte ?

Le Parti de la souveraineté-association

Reprenons le fil de l’histoire du mouvement nationaliste des années 60 et 70. Après la formation du MSA et sa fusion avec le RN, on assiste à la création du Parti Québécois auquel adhèrent la plupart des rinistes à la suite de la dissolution de leur parti. En se servant de façon plus ou moins systématique des deux indicateurs dont nous avons parlé plus haut (agents et discours), un très grand nombre d’analyses ont tenté de montrer qu’il y avait bien une différence sociale entre les anciens membres du RIN et du RN et ceux du MSA qui ont hégémonisé le mouvement nationaliste dans le Parti Québécois.

Différentes thèses ont présenté les ex-libéraux du MSA comme les représentants d’une fraction technocratique de la petite bourgeoisie (issue des hauteurs de l’État et, par extension, du mouvement coopératif) ou, plus récemment, comme les défenseurs-promoteurs d’une bourgeoisie d’État. La formation du MSA manifeste en effet, au moins au niveau des acteurs, l’apparition d’un ensemble d’individus dont l’itinéraire est identifiable à celui de bourgeois de l’État québécois. Leur présence, si voyante dans le parti, pose donc la question des places du capital dans l’État bourgeois. À ce niveau, je demeure en désaccord total avec Jorge Niosi lorsqu’il réduit ces places aux seuls directeurs des sociétés d’État. Il existe dans l’État, en dehors des individus qui y font carrière et du caractère juridique de la propriété, un ensemble de places dont la caractéristique est de participer à la possession (contrôle) des moyens de production et par extension à l’exploitation de la force de travail et à l’accumulation du capital : direction d’entreprises économiques (sociétés d’État), direction des institutions (hôpitaux), hauteurs de l’État (ministres et hauts fonctionnaires) qui interviennent dans la gestion et la reproduction du capital social. Pour la même raison d’ailleurs, les hauts cadres du mouvement coopératif peuvent être considérés comme des individus occupant objectivement des places du capital. Si ces individus n’accumulent pas comme des bourgeois privés, la carrière des grands commis de l’État, fort confortable et le plus souvent en symbiose avec le « capital privé », est tout aussi, sinon plus, sûre que celle de certains de nos capitalistes locaux de la petite entreprise. Mais, au-delà des histoires de vie, soulignons que nous parlons ici principalement des places du capital et de la reproduction de ces places (« privées » ou publiques) relativement à un parti politique.

On constate donc que le PQ apporte des éléments sociaux nouveaux au mouvement nationaliste. La seule prise en considération des agents ne peut cependant nous renseigner de façon satisfaisante sur le rapport de ce parti avec l’ensemble de la bourgeoisie. En dehors d’une discussion en partie théorique sur la place de classes des agents du capital dans l’État et dans le mouvement coopératif, l’analyse risque de tourner court. Après ce procès sommaire, certains se croient autorisés à affirmer de façon péremptoire le caractère petit-bourgeois du Parti Québécois. D’autres, retenant leur jugement, tentent d’aller plus loin en scrutant le discours politique de ces nationalistes de la deuxième heure.

On n’a ici que l’embarras du choix et je n’entends pas répéter l’analyse du programme du Parti et du discours économique des principaux ténors de l’Assemblée nationale. Rappelons seulement que le projet économique péquiste vise le développement du capitalisme québécois par la coordination des interventions et des entreprises d’État, du mouvement coopératif et des entreprises privées régionales. Comme le souligne René Lévesque : « C’est à nous (les Québécois) de décider si une entreprise sera privée, publique ou mixte. Mais elle devra être québécoise »10.

Le PQ serait-il alors un parti petit-bourgeois appelant le développement du capitalisme ou un parti carrément bourgeois ? On peut constater, à ce stade de l’analyse, que les affirmations « un parti, une classe » commencent déjà à poser problème. Elles ne permettent pas d’aborder la question des rapports de forces à l’intérieur même du parti, en dehors de réflexions oiseuses sur la qualité des acteurs en présence. Il existe pourtant un ensemble de glissements discursifs et de pratiques différentielles dont il faut rendre compte.

On peut évoquer, à partir des deux indicateurs que nous avons utilisés jusqu’ici (discours et appartenance de classe des agents.), deux séries d’événements majeurs dans l’histoire du Parti Québécois. D’abord, l’évincement de l’ancienne direction du RIN et du RN (Bourgault, Ferretti, Grégoire). Même si quelques rares individus comme Pierre Renaud maintiennent une certaine influence dans l’arrière-scène que constitue maintenant le parti, les premières forces du mouvement nationaliste ont été organisationnellement démantelées. En matière de lutte politique, on a donc assisté à un processus d’hégémonisation du mouvement nationaliste au profit des anciens du MSA.

Cette pratique se vérifie au niveau du discours qui rompt avec toutes les velléités socialistes de la propagande riniste, de même qu’avec toutes les parentés créditistes de l’ancien Ralliement national. L’évocation lointaine du socialisme, version riniste, est remplacée par celle, presque aussi lointaine, de la social-démocratie. L’indépendance quant à elle est remplacée par la souveraineté-association. Il y a ici un glissement très net.

Le projet de souveraineté-association constitue un rétrécissement majeur de la thèse indépendantiste. Le champ de l’indépendance est explicitement limité à l’exercice du pouvoir juridique : « Le Québec sera souverain quand son Assemblée nationale sera le seul parlement qui puisse légiférer sur son territoire, et que les Québécois n’auront d’autres taxes à payer que celles qu’ils auront eux-mêmes décidé de s’imposer »11. Voilà un indépendantisme fort amaigri. Comme si l’on risquait de s’y tromper malgré tout, on a senti le besoin d’ajouter le mot association : politiquement souverains, mais économiquement associés. Ici, les choses se corsent ! Comment, en effet, concilier cette volonté de souveraineté formelle avec celle de l’association économique, puisque cette dernière, à l’heure de l’État keynésien, exige une gestion centralisée de nombreux mécanismes d’intervention dans l’économie ? Sans délégation de pouvoirs auprès d’une instance commune aux deux États associés, pas d’association, mais avec cette délégation pas de souveraineté, même formelle. Dans son dernier livre, et c’est la solution qui semble devoir être avancée par le PQ, René Lévesque évoque « une sorte de parlement délégué »12. L’honneur souverainiste est sauf. Le formalisme juridique du souverainisme péquiste conduit au renforcement du caractère antidémocratique de l’État bourgeois !

L’État capitaliste, au stade monopoliste, est caractérisé par le renforcement de l’exécutif aux dépens du législatif. Le projet du PQ implique en fait l’accentuation de cette tendance. Dans l’État péquiste, les grandes décisions économiques seraient prises par un corps spécialisé élu au suffrage indirect. Ces super-ministres et ces super-technocrates centralisant forcément l’information, pourraient, est-ce alarmiste de le penser, faire voter à peu près n’importe quoi au commun des députés des États associés.

Le PQ semble nous préparer un projet de souveraineté partagée dans une instance associative petitement démocratique. C’est là sacrifier beaucoup au formalisme du nationalisme bien-pensant. Politiquement souverain (ou autonome), économiquement associé et internationalement assujetti (Norad…), voilà ce qui reste du projet « décolonisateur » des années soixante.

L’entrée du MSA dans le mouvement nationaliste a provoqué des distorsions discursives appuyant un procès d’hégémonisation du parti identifiable à des individus occupant des places du capital dans l’État québécois. Ce premier coup de sonde demeure cependant insuffisant, car il ne pose pas le Parti dans son rapport au procès d’ensemble de la lutte des classes dans ce pays.

Un double procès

Nous avons évoqué plus haut la nécessité de tenir compte d’un double processus : 1) celui de la crise économique mondiale et 2) celui du passage à l’État keynésien. Cette crise, comme toutes les autres, implique une désorganisation-réorganisation des rapports de forces entre les classes. Au plan le plus superficiel, on peut le constater dans les mouvements de bourse actuels (de La Baie au Crédit foncier, en passant par Nordair et MacMillan Bloedel). L’analyse de ces jeux boursiers renvoie, bien sûr, à des mouvements beaucoup plus larges liés à la restructuration des rapports de forces à l’échelle mondiale13. Retenons seulement ici que ces luttes se répercutent et se jouent aussi à l’échelle canadienne. Comme l’on ne saurait analyser le régime Duplessis sans prendre en considération la crise des années trente, on ne saurait négliger la crise actuelle pour traiter du PQ. Le Parti Québécois s’inscrit et tente de maîtriser (au moins partiellement) un procès de réorganisation des rapports de forces entre les classes dominantes et entre les classes dominantes et les classes dominées. Retenons pour l’instant cette seule affirmation qui touche aux rapports entre la bourgeoisie canadienne et les bourgeoisies régionales au Canada.

L’État canadien

Le Parti Québécois pose la question du Canada, au moins apparemment. Il ne prend donc ses véritables dimensions qu’en fonction de l’histoire de la formation sociale canadienne.

L’État canadien a dû composer, depuis sa constitution, avec la réalité encombrante des régionalismes et des questions nationales. La structure fédérale-provinciale résulte d’un compromis. Coincée entre l’impérialisme anglais et le formidable développement du capitalisme américain, la bourgeoisie coloniale canadienne, à dominante commerciale et bancaire, est poussée à la création d’un État national. Elle doit se donner un marché national, mesure impliquant non seulement le développement des échanges au sein de l’espace national, mais aussi la domestication et la reproduction sur place d’une force de travail très attirée par les usines américaines. En une vingtaine d’années, l’État canadien est créé à partir des différentes colonies de l’Amérique du Nord britannique. Sans vouloir exagérer les disparités, l’unité politique a dû être réalisée à une telle allure que le capitalisme canadien ne put s’appuyer sur des forces centralistes véritablement structurées. Ceci a des conséquences aussi bien économiques que politiques et idéologiques. Sur le plan économique, la bourgeoisie canadienne n’a jamais pu réaliser de façon pleinement satisfaisante l’intégration du capital bancaire et du capital industriel et, à ce titre, elle n’a pu constituer le pôle d’attraction centraliste d’une bourgeoisie véritablement nationale. S’il ne fait aucun doute que de nombreuses tentatives d’intégration ont été réalisées (durant les trente premières années du 20e siècle, à partir de l’industrie forestière, par exemple), s’il ne fait aucun doute qu’une bourgeoisie industrielle canadienne a réussi à se développer, cette dernière n’a jamais pu résister à la domination impérialiste. Ainsi s’explique en grande partie la spécificité de la structure politique canadienne. Au-delà des longues discussions sur les volontés divergentes des Pères de la Confédération, constatons que cette structure politique a créé et a reproduit une division des appareils politiques favorisant la balkanisation. Sur le plan économique, les États provinciaux purent appuyer les intérêts capitalistes régionaux bien au-delà de ce qui se produit dans la plupart des États capitalistes dominants. Sur le plan politico-idéologique, la structure politique canadienne éparpille le dispositif hégémonique de légitimation, ce qui freine la production et la diffusion d’une idéologie véritablement nationale « partagée » par l’ensemble des Canadiens.

Le provincialisme politique ne peut donc que renforcer le poids historique des alliances de classes et des mouvements sociaux régionaux. Le régionalisme tient un rôle beaucoup plus important au Canada que dans la plupart des États dominants14. Autour des États provinciaux s’articulent des mouvements sociaux réunissant 1) des intérêts bourgeois centrés sur le marché régional et 2) des fractions importantes de la petite bourgeoisie entretenant des rapports privilégiés avec un État provincial ayant « pleine » juridiction sur l’école, la culture et le bien-être social.

La tendance à la balkanisation propre à la Confédération canadienne ne se réduit donc pas à des questions techniques de partage des pouvoirs, mais bien à l’ensemble des conditions historiques favorisant la reproduction de mouvements régionaux et nationaux relativement forts à partir et autour des États provinciaux.

Le passage à l’État keynésien

La crise économique actuelle n’est donc pas, faut-il le souligner, une cause absolue qui viendrait s’imposer de l’extérieur. Elle ne produit ses effets qu’à travers les luttes politiques spécifiques et la tendance balkanisatrice que nous venons d’évoquer. Ainsi, les transformations générées par la crise, qui s’enclencheraient selon certains économistes aussi loin qu’en 1965, s’inscrivent dans un procès de transition achevant de dépouiller la société québécoise de ses derniers traits de société marchande (agricole) précapitaliste. Cette transition provoquait la désorganisation du bloc social à dominante rurale, caractéristique du duplessisme et de l’État provincial prékeynésien, en même temps que la réorganisation d’un bloc social à dominante urbaine, poussant à la structuration d’un État québécois de type keynésien (interventionniste).

Ces bouleversements, à l’heure du capitalisme monopoliste, avaient commencé à provoquer des contradictions importantes. La première touche à la nature de l’État canadien dans son rapport à l’État keynésien. Nous avons vu plus haut que l’existence des États provinciaux permettait de renforcer le capital régional aux dépens de la bourgeoisie canadienne. Le propre de l’État interventionniste étant de faire apparaître une multiplicité de places du capital dans l’État, on peut déjà soupçonner les possibilités d’un renforcement de ce capital des régions à partir des États interventionnistes provinciaux. Ces remarques doivent toutefois s’inscrire dans un cadre plus englobant.

Une base d’accumulation

Lorsque l’on traite de l’État ou d’un État en particulier on vise, entre autres réalités fondamentales, la constitution d’un lieu ou d’une base d’accumulation spécifique, à travers le procès d’une lutte de classes non moins spécifique. La cité esclavagiste, la seigneurie féodale et l’État national indiquent des espaces d’exploitation permettant l’extorsion (et la potentialité de l’accumulation) des fruits du surtravail. Ces remarques fort générales sont loin d’être inutiles dans le cas qui nous préoccupe.

On oublie trop facilement, en effet, que l’État canadien est divisé, c’est-à-dire qu’il permet le renforcement d’une multiplicité de bases régionales d’accumulation (les provinces) qui ralentissent l’approfondissement et l’élargissement d’une accumulation capitaliste pancanadienne15. Quand, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’État de Colombie-Britannique empêche MacMillan Bloedel d’être avalé par le Canadien Pacifique, sous prétexte qu’il s’agit d’un capital étranger (tiens, tiens), il pose en fait la question de la base d’accumulation. La Colombie-Britannique versus le Canada : la lutte a pour enjeu la reproduction d’un capital régional et l’affaiblissement objectif du grand capital canadien. Alors que la bourgeoisie canadienne doit se fusionner encore davantage pour demeurer concurrentielle à l’échelle mondiale, elle est ralentie dans ses mouvements de concentration par l’État keynésien lui-même (pourtant développé en fonction de la nécessité de la monopolisation) à cause de la particularité des structures politiques de ce pays.

L’État québécois reproduit donc une base d’accumulation capitaliste spécifique non négligeable, même si elle demeure marginale. Évitons toutefois de traiter cette réalité dans une problématique étroitement économiciste. Cette base d’accumulation ne se constitue qu’à travers et dans le processus historique de la lutte et des alliances de classes. Elle déborde donc largement les seules réalités étroitement économiques pour englober l’ensemble des rapports sociaux. Elle implique la production, la reproduction et parfois le renforcement d’un ensemble d’appareils (économiques, politiques et idéologiques) permettant la constitution, le maintien et la possibilité de réorganisation de ces alliances et de reproduction de ces luttes.

En ce sens, l’État québécois n’est pas le simple relais fonctionnel de l’État canadien où quelques petits-bourgeois (ou quelques éléments d’une classe dominante aussi évanescente que mal définie) s’occuperaient de résoudre les problèmes régionaux-nationaux de la reproduction du grand tout canadien. Il est le produit historique, en même temps qu’il en permet la reproduction et parfois même l’élargissement, d’un lieu spécifique d’accumulation capitaliste.

Une base d’accumulation constitue un lieu déterminé au sein duquel se crée un capital spécifique à travers le maintien et la reproduction d’un dispositif hégémonique spécialisé (de la Chambre de commerce à l’État québécois en passant par le club de hockey les Canadiens)16

L’espace économique ouvert par la constitution d’une base d’accumulation n’est évidemment pas étanche. Ainsi, l’espace régional québécois et l’espace canadien sont à la fois complémentaires et antagoniques. L’espace régional québécois étant occupé par une bourgeoisie principalement non monopoliste et par un capital peu centralisé et concentré, il est régulièrement « traversé » par le capital canadien. Le capital régional voudra souvent jouer sur deux tableaux : en profitant des contrats de l’État québécois tout en acceptant, par exemple, les subventions du fédéral.

Un lieu géographique peut donc contenir et délimiter l’entrechoquement de plusieurs espaces: ainsi, les multiples symbioses, interactions et contradictions du capital impérialiste américain, du capital canadien et du capital québécois. La réalité différentielle de ces trois espaces n’est nullement niée si plusieurs capitaux individuels tentent de jouer sur plusieurs tableaux. Soulignons aussi, puisque la méprise est bien ancrée, qu’il n’y a pas d’adéquation absolue entre ces espaces et le caractère national du capital. Si le capital impérialiste parle surtout américain, il parle aussi quelquefois allemand; si le capital canadien parle surtout anglais, il parle aussi parfois français; si le capital québécois parle surtout français, il parle aussi souvent anglais. Il ne faut pas confondre le concept et la réalité de la bourgeoisie régionale québécoise avec ceux de la bourgeoisie francophone : il y a des bourgeois francophones canadiens et des bourgeois québécois anglophones !

Il ne faut pas non plus confondre l’espace économique ouvert par une base d’accumulation et l’expansion du capital. La notion d’espace employée ici ne renvoie pas à un univers circonscrit. Tout capital tend à conquérir de nouveaux marchés. Le capital non monopoliste québécois est ainsi encouragé par l’État à exporter à la périphérie et à « conquérir » le marché nord-américain. La base d’accumulation crée un espace à développer et à élargir. Elle n’enferme pas le capital en un lieu clos. Si la notion de base d’accumulation vise, par définition, un lieu historique, plus ou moins bien délimité, celle d’espace économique permet de rendre compte de l’extension possible (interne et externe) du capital opérant à partir de cette base.

La bourgeoisie québécoise

Une base d’accumulation fonde, bien sûr, l’existence d’une bourgeoisie spécifique, même si elle n’enferme pas cette dernière dans un seul espace économique. Comme le souligne Pierre Fournier, elle implique l’existence d’un réseau économique plus ou moins bien structuré17. J’essaierai de caractériser sommairement la bourgeoisie dont on parle.

J’ai qualifié ailleurs cette bourgeoisie de timorée et d’éclatée18. Je voulais indiquer par là que cette bourgeoisie ne présente pas le degré de cohérence économique caractéristique d’une véritable bourgeoisie nationale capable de soutenir une politique autonome se démarquant au moins minimalement de l’impérialisme. À dominante non monopoliste, divisé entre le secteur public, le secteur coopératif et le secteur privé, le capital régional québécois occupe les interstices du grand capital, quand il ne s’intègre pas purement et simplement à son développement. Entre l’Hydro-Québec, les Caisses d’entraide économique et l’entreprise du domaine de la construction, le capital québécois s’installe le plus souvent « en amont ou en aval » du grand capital monopoliste canadien et américain. Cette situation rend difficiles l’établissement et l’affirmation d’une politique économique autocentrée permettant sa transformation en bourgeoisie nationale pleinement articulée.

Les bourgeoisies régionales canadiennes constituent une réalité originale dans les États capitalistes dominants. Grâce aux États provinciaux, beaucoup plus fortes que le capital régional dans la plupart de ces derniers pays, elles n’en demeurent pas moins très vulnérables devant les forces de l’impérialisme et de la bourgeoisie canadienne et ne se permettent le plus souvent que de jouer l’un contre l’autre. Le cas québécois demeure cependant une exception dans l’exception. Le paradoxe à expliquer me semble être-celui-ci : comment une bourgeoisie aussi faible peut-elle soutenir un projet de réforme constitutionnelle aussi radical ? L’historiographie et la sociographie butent sur ce paradoxe et résolvent le plus souvent la difficulté en niant l’existence d’une bourgeoisie régionale québécoise aux intérêts relativement spécifiques.

On a beaucoup parlé du développement au Québec d’une bourgeoisie d’État, le PQ étant représenté comme le soutien politique de la constitution d’un capitalisme étatique à vocation hégémonique. Cette thèse s’appuie sur une vision unilatérale de l’histoire récente, mais elle n’en indique pas moins le lieu d’un problème qui touche aux effets du développement de l’État keynésien dans le processus de la lutte des classes au Québec. Le passage de l’État des notables à celui des technocrates a, en effet, provoqué 1) la multiplication d’un ensemble d’agents du capital dans l’État (les nombreuses sociétés d’État) et 2) l’étatisation de certaines places objectives du capital exercées auparavant dans le secteur privé (direction des hôpitaux, par exemple). Ce dernier point a une importance capitale, même s’il est le plus souvent sousestimé19, L’étatisation de l’éducation et du bien-être social a chapeauté sous l’État québécois un ensemble de places auparavant divisées entre le privé (clergé) et le public.

Cette opération a pour effet de renforcer la bourgeoisie dans l’État québécois en élargissant sa base et en lui assurant une cohésion plus forte que jamais auparavant dans l’histoire du Québec, le clergé ayant été mis au pas (relativement, bien sûr). Dans un même processus, on assiste donc au développement de la bourgeoisie dans l’État québécois et à l’affirmation de la catégorie sociale que constitue la bureaucratie régionale québécoise, aux dépens de celle que constitue le clergé.

Cette dernière remarque a une importance capitale, car elle explique en partie la radicalisation de l’idéologie autonomiste qu’avaient soutenue le clergé et la bourgeoisie régionale avant 1960. Cette question réfère en fait à celles des alliances de classes et des forces sociales qui peuvent être développées à partir de ces alliances. Retenons d’abord ici que cette étatisation de certaines places objectives du capital et cette bureaucratisation de l’État québécois ne peuvent que provoquer l’aggravation des luttes constitutionnelles, ce capital et cette bureaucratie tendant à promouvoir l’État du Québec aux dépens de l’État fédéral.

Peut-on pour autant parler d’une bourgeoisie d’État ou même d’une fraction bourgeoise d’État au sein de la bourgeoisie québécoise ? C’est, il me semble, surestimer la cohérence de la pratique de ces agents et lui attribuer un rôle initiateur qu’elle n’a jamais tenu. La bourgeoisie de l’État québécois est traversée par les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie20. Les places du capital dans l’État québécois sont soumises à l’ensemble des contradictions du triple espace dont nous avons parlé plus haut. Aussi, de même que tous les agents de ce capital ne sont pas par définition péquistes, même les appareils économiques qui favorisent le plus la bourgeoisie québécoise (de la Caisse de dépôt à la SGF) ne sont pas des barricades étanches échappant à l’intériorisation des contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie.

Il faut cependant expliquer pourquoi les agents du capital dans l’État québécois sont menés à exercer un leadership réel dans la promotion des intérêts de la bourgeoisie régionale. J’ai indiqué ailleurs21 qu’il fallait en chercher l’explication du côté de la question nationale, de la spécificité de l’État keynésien dans la division politique canadienne, ainsi que dans la particularité non monopoliste du capital régional. Le rôle habituel que jouent les agents du capital dans l’État keynésien à titre d’initiateurs de la mise en rapport des capitaux bancaires et industriels non monopolistes se transforment, dans un Canada politiquement divisé et dans une région marquée par la permanence des contradictions nationales, en un véritable leadership politique d’un ensemble d’agents placés au point nodal, l’État provincial, de la réorganisation du capital régional non monopoliste (et de la transformation potentielle ou souhaitée d’une partie de ce dernier en capital monopoliste). Si, conjoncturellement, les bourgeois de l’État exercent une certaine direction économicopolitique au sein de la bourgeoisie québécoise, puisque le renforcement de cette dernière passe par l’intensification au moins provisoire de l’intervention de l’État, je ne vois pas où se profilerait une bourgeoisie d’État à vocation exclusiviste. Il ne faut pas confondre le moment d’un processus avec ses déterminations fondamentales.

La bourgeoisie de l’État est, en effet, loin d’être seule dans la bourgeoisie régionale québécoise. Les hauteurs du mouvement coopératif, de la Coopérative fédérée à la Caisse d’entraide économique en passant par le Mouvement Desjardins, délimitent aussi un ensemble de places du capital contribuant à l’élargissement de la base d’accumulation québécoise. Personne ne nie d’ailleurs l’importance économique du mouvement coopératif. Seule une problématique différente pousse beaucoup d’auteurs à considérer ses cadres dirigeants comme des petits-bourgeois. Soulignons seulement ici qu’idéologiquement, la bourgeoisie du mouvement coopératif paraît la mieux préparée à collaborer avec le capital d’État étant donné l’illusion collectiviste que véhiculent ces deux formes d’accumulation.

Et le capital privé québécois : celui, majoritairement francophone et principalement non monopoliste qui est centré sur le milieu régional; celui qui a de plus en plus besoin de l’État pour résister à l’assaut monopoliste quant à son financement, à ses débouchés et à son accès à l’innovation technologique; le capital régional privé donc, forcé de se recycler pour tenir sa place sous le capital monopoliste. Il existe, même s’il n’est pas toujours coté en bourse. Depuis la publication du livre de Dorval Brunelle, La désillusion tranquille22, on sait que cette bourgeoisie régionale est capable de soutenir une politique économique spécifique. Brunelle a précisément montré que ce capital a appelé lui-même, durant les années cinquante, l’intervention de l’État et la création du COEQ. La création des sociétés d’État vouées au renforcement du capital québécois émanant de ce même organisme, on peut constater que la défense de la spécificité du capital régional québécois n’est pas une invention de technocrates. Oui, le capital régional québécois privé existe et il le sait ! Il cherche même à défendre sa marge de manœuvre. S’il demeure timide, étant donné sa faiblesse due à son caractère non monopoliste, il a démontré qu’il peut soutenir un projet politique « modéré » lui permettant de développer sa base d’accumulation tout en ne se fermant pas totalement l’espace canadien.

On ne doit cependant pas s’attendre à ce que nos capitalistes locaux fassent des déclarations explosives : leur faiblesse relative les en empêche. Pour ne citer qu’un seul exemple, quand Pierre Péladeau fait nommer Jacques Gagnon de la Caisse d’Entraide économique à son conseil d’administration et que Jean-Guy Cardinal assiste aux séances de ce conseil, on ne peut dire qu’il néglige son espace québécois23. Si le capital privé régional, surtout divisé entre l’appui à l’UN et au PQ, ne se fait pas ouvertement le champion de l’indépendance totale, il n’est certainement ni opposé ni absolument étranger au projet d’élargissement de l’espace économique québécois. Si la plus petite entreprise localiste est restée attachée à l’Union Nationale, le capital d’envergure moyenne, celui précisément qui est le plus soumis aux transformations générées par un capital monopoliste tendant à l’avaler à mesure qu’il croît, celui-là paraît plus ouvert à l’intervention de l’État et à l’élargissement des pouvoirs de la province. Mais quelle est donc la thèse du Parti Québécois ? À suivre..

Formes et contradictions au sein du capital québécois

Le capital québécois s’accumule donc sous trois formes différentes: étatique, coopérative et privée. Il se représente sous trois idéologies correspondantes: technocratique, collectiviste (ou populiste) et libérale.

Aux contradictions spécifiques générées par ces formes différentes d’accumulation s’ajoutent celles typiques du capital non monopoliste, existant entre le capital bancaire et le capital industriel. Le capital québécois n’est pas encore traversé par une division dominante entre le capital monopoliste et non monopoliste. Si le projet péquiste profile l’enclenchement éventuel d’un processus d’affirmation d’un capital monopoliste québécois à partir de quelques entreprises en voie de monopolisation ou déjà monopolistes (Hydro-Québec, Sidbec, Provigo…), les contradictions entre le capital monopoliste et non monopoliste opposent encore principalement le capital canadien au capital québécois. Il faut plutôt chercher les contradictions au sein de ce dernier, quant à l’envergure de l’accumulation, entre le petit capital local et familialiste et l’entreprise de moyenne importance en train de se recycler à l’aide de l’intervention de l’État.

Le PQ n’est donc pas le véhicule univoque d’une bourgeoisie d’État en voie de constitution. On l’a souligné plus haut, à la suite de Dorval Brunelle, la bourgeoisie régionale privée québécoise a elle-même fait appel à l’État. Dans le processus de la réorganisation du capital non monopoliste, la bourgeoisie de l’État québécois a exercé une autorité politique évidente. Ayant une base économique relativement plus sûre que les petits et les moyens capitaux privés, idéologiquement mieux placés pour faire appel à la nation, les éléments étatiques de la bourgeoisie régionale ont eu, dès le milieu des années soixante, une véritable vocation d’autorité. Cependant, ni le procès d’ensemble du développement du capitalisme, ni même la pratique gouvernementale péquiste n’indiquent une tendance à l’écrasement du capital régional privé. Comme partout ailleurs, la bourgeoisie de l’État s’est renforcée dans le développement du keynésianisme; comme partout ailleurs, des contradictions se sont développées entre les formes d’accumulation privée et étatique ; comme dans les autres régions du Canada, les bourgeois de l’État provincial keynésien ont tenu une place importante dans la promotion du capital régional. Dans la phase actuelle de la lutte des classes, malgré la double réalité de la crise et de l’interventionnisme d’État, rien n’indique que le capital d’État tende à avaler ou même à dominer le capital québécois.

René Lévesque déclare, par exemple : « nous tenons à ce que notre principale entreprise sidérurgique demeure propriété québécoise collective, jusqu’au jour où nous pourrons peut-être la rendre mixte, quand elle aura les reins suffisamment solides »24. L’État libéral subventionne directement le capital privé (« l’aventure » des chemins de fer canadiens) ; l’État keynésien achète, consolide, puis « fusionne » avec le capital privé …

La réorganisation et la reproduction élargie du capital régional passent par le renforcement (au moins provisoire) des places du capital dans l’État. Ce dernier phénomène n’indique pas le développement d’une bourgeoisie d’État, mais bien l’élargissement de la base d’accumulation québécoise au profit d’un capital demeurant largement en dehors des appareils économiques de l’État québécois.

L’alliance péquiste

Nous avons jusqu’ici touché aux forces à l’intérieur du PQ comme à des réalités plus ou moins figées. Il nous faut maintenant entrer plus résolument dans les alliances et les appuis qui rendent possible une tentative objective de maîtrise (relative) du procès de transformation de la lutte des classes.

Nous avons jusqu’ici lié le PQ à la bourgeoisie régionale, à la nouvelle petite bourgeoisie ainsi qu’à certaines franges de la petite bourgeoisie traditionnelle. Nous avons aussi fait allusion à la catégorie sociale que constitue la bureaucratie québécoise. Le processus de développement du capital monopoliste et de l’État keynésien pousse ces éléments à se conjuguer pour approfondir la base d’accumulation québécoise, c’est-à-dire pour élargir les places du capital et des fonctions directement ou indirectement déléguées du capital, dans les domaines public, parapublic, coopératif et privé québécois.

L’État provincial keynésien et sa bureaucratie seront pour la nouvelle petite bourgeoisie ce que le clergé a été pour la petite bourgeoisie traditionnelle au Québec : un lieu privilégié de reproduction, de promotion et d’idéologisation. Dans le passage de l’État des notables à l’État interventionniste, la plus grande part de l’exercice des places de la nouvelle petite bourgeoisie est liée au renforcement de l’État québécois et de la spécificité de son caractère national. Accès aux postes, défense de la langue et extension des pouvoirs de l’État québécois sont ici trois éléments intimement liés.

Les limites de l’alliance

La nature même de l’alliance inscrit cette dernière dans des limites bien circonscrites. Ce qui est représenté dans le discours officiel comme un simple réalisme ou encore, dans le discours indépendantiste radical, comme de la simple tactique, touche en fait là la nature même de l’alliance de classes ayant produit le Parti Québécois. Ici les agents, le discours et le processus d’ensemble de la lutte des classes se conjuguent pour inscrire le projet péquiste dans les limites maximales de la souveraineté-association.

En fait, en voulant s’y inscrire, le projet souverainiste touche à l’ensemble des rapports de forces à l’échelle nord-américaine et, ultimement, à la géopolitique mondiale dominée par l’impérialisme américain. Le projet péquiste vise objectivement la reproduction de l’ensemble du complexe des rapports des forces capitalistes au Québec. Il implique la maîtrise (relative) d’un procès de reproduction du capital américain et du capital canadien au sein duquel le capital québécois aurait le plus d’espace possible : approfondir la base d’accumulation québécoise sans remettre en question l’impérialisme et sans déstructurer l’espace canadien. La question nationale sert ici la reproduction de l’État canadien.

Les fondements de l’alliance

Ce n’est pourtant qu’à travers le rapport des classes dominantes aux classes populaires qu’il est possible de rendre compte de façon pleinement satisfaisante de la particularité de la lutte des classes au Québec. Ici convergent la division constitutionnelle canadienne, la question nationale et la question des alliances de classes.

Les luttes duplessistes ont été menées sur la base d’une alliance avec la paysannerie à travers la constitution d’un bloc social rural. Alors même que l’État interventionniste commençait à s’organiser à l’échelle fédérale, la particularité de la composition sociale du Québec (explicable en partie par l’inégalité du développement) : 1) empêchait les forces fédéralistes de trouver les alliés nécessaires à l’établissement des politiques keynésiennes au niveau québécois et 2) favorisait (sans la prédéterminer absolument) la constitution d’un bloc rural de type duplessiste. Ceci veut dire, en d’autres termes, que l’État duplessiste des notables (bourgeois locaux et régionaux – petite bourgeoisie traditionnelle) ne se constitue que sur la base d’une paysannerie encore politiquement significative25. Il s’agit d’une double contradiction par laquelle l’État capitaliste canadien est freiné dans ses réformes par des résistances qui sont en partie l’effet du développement inégal qu’il a lui-même reproduit, ainsi que par la division politique des masses populaires qu’il a lui-même approfondie à travers le maintien de onze États séparés.

Ceci ne veut pas dire que le développement d’une base ouvrière large et organisée allait résoudre tous les problèmes. L’importation du réformisme keynésien dans l’État québécois posa au contraire sous une nouvelle forme, encore plus explosive, la question du rapport aux masses populaires. Des travaux récents26 ont montré que l’État keynésien se caractérise par une tentative d’intégration politico-idéologique de la classe ouvrière. Des analyses québécoises ont insisté sur le fait que certaines réformes de la Révolution tranquille furent réalisées grâce à l’appui de la classe ouvrière (éducation, santé, bien-être social, travail)27. Cet appui a permis de déloger les anciens clercs et plus généralement de déstructurer les appareils de l’État des notables, mais on a presque oublié d’élargir la perspective en plaçant cette réalité dans les contradictions de l’État canadien.

Le keynésianisme a pourtant renforcé la nationalisation (ou la contre-nationalisation) des masses populaires québécoises. En posant la question de l’intégration de la classe ouvrière, le développement au Canada de l’interventionnisme propre à l’État monopoliste a posé de façon aiguë le problème de la division politique. L’application des réformes keynésiennes se réalisant sur la base d’un appui de la classe ouvrière (au moins de ses couches les plus « favorisées »), le provincialisme politique canadien ne pouvait que provoquer une tendance à l’affirmation d’alliances de classes soutenant des mouvements sociaux régionaux relativement forts.

Ceci nécessiterait des développements beaucoup plus élaborés touchant aux rapports entre la question nationale, les alliances de classes et les formes de l’État capitaliste. Ne retenons, aux fins de l’analyse, que la profondeur potentielle des alliances de classes au Québec dans leurs relations à la question de la base d’accumulation régionale. Nous avons souligné plus haut que la notion de base d’accumulation ne renvoie pas à la réalité unilatérale d’un espace étroitement économique, mais bien à celle beaucoup plus large de l’ensemble des rapports sociaux. La constitution d’une base d’accumulation spécifique, quelle que soit son importance, repose en fait sur les potentialités des alliances de classes.

Les luttes entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie régionale québécoise s’éclairent mieux dans ce contexte. À l’heure de l’État keynésien et à cause de la question nationale, la capacité de la bourgeoisie régionale québécoise de se constituer un champ d’alliances et d’appuis se multiplie. C’est même à travers la profondeur potentielle de ces alliances et de ces appuis que la bourgeoisie régionale québécoise peut élargir de façon sensible sa base d’accumulation aux dépens de la bourgeoisie canadienne. Après l’unanimisme et la convivialité de la Révolution tranquille qui a objectivement accentué la québécisation du mouvement ouvrier (développement de la CSN et de la CEQ, autonomisation de la FTQ face au CTC), le Parti libéral, placé sous l’hégémonie de la bourgeoisie canadienne, a cessé son flirt avec la classe ouvrière en mettant l’accent sur l’autoritarisme de l’État. Au contraire, c’est à travers son préjugé favorable envers la classe ouvrière que le Parti Québécois a voulu continuer la Révolution tranquille en tentant d’annexer les bénéfices de l’intégration de la classe ouvrière, au profit de l’élargissement de la base d’accumulation québécoise. Entre les lois ouvrières de la Révolution tranquille (droit de grève dans le secteur public, par exemple) la pratique des sommets économiques et le projet de souveraineté, il n’y a qu’un pas : celui du développement des contradictions propres à l’État canadien à l’heure keynésienne, aux coordonnées principales des luttes entre les bourgeoisies canadiennes et québécoises et de l’intégration de la classe ouvrière.

Les quatre pôles de l’horizon péquiste

Notre démarche nous a donc conduits des agents et du discours du Parti Québécois au procès de transformation de la lutte des classes. On peut caractériser le Parti Québécois comme la formation politique ayant permis l’hégémonisation du mouvement nationaliste initié principalement par la nouvelle petite bourgeoisie (et secondairement par la petite bourgeoisie traditionnelle) au profit de la bourgeoisie régionale québécoise. C’est donc au sens fort qu’il faut considérer le Parti Québécois comme un parti polyclassiste puisqu’il résulte d’une alliance entre des partis et un mouvement identifiable socialement (RIN-RNMSA), dans le cadre d’un mouvement national(iste).

Cette problématique permet d’entrevoir la possibilité d’une lecture dégagée des pièges étapistes que l’objet d’analyse pose lui-même. La plupart des discussions autour du projet péquiste portent, en effet, sur les potentialités de réalisation d’un objectif (l’indépendance) qu’il ne pose pourtant pas lui-même, se contentant de l’évoquer. Il s’agit, à proprement parler, d’une lecture indépendantiste-riniste qui s’inscrit à l’un des points de la quadrature péquiste. Mais comment ce discours s’organise-t-il ?

Au centre, la souveraineté : projet mouvant s’il en est un qui ne prendra son envol que dans son rapport tout aussi mouvant à quatre coordonnées identifiables socialement. Premier point de convergence : l’indépendance qui pose la souveraineté comme une étape vers l’indépendance du possible; le couple souveraineté-indép

France. « Effondrement à droite, menace de l’extrême droite, espoir pour une alternative à gauche »

13 avril 2022, par CAP-NCS
Comme en 2017, le second tour de l’élection présidentielle de 2022 opposera Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Il aura obtenu presque 27,85%, Le Pen 23,15% et Mélenchon 21,95% (…)

Comme en 2017, le second tour de l’élection présidentielle de 2022 opposera Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Il aura obtenu presque 27,85%, Le Pen 23,15% et Mélenchon 21,95% (pourcentages sur les voix exprimées) [1].

Mais la victoire de Macron au deuxième tour apparaît moins automatique qu’en 2017 (où il avait obtenu 66% des voix au 2e tour) et ce nouveau duel identique ne doit pas masquer les différences profondes de la situation électorale à l’issue du premier tour.

D’abord, l’abstention fait un bon de progression de plus de 4% avec 26,3% des inscrits. On assiste depuis 2007 à une augmentation régulière des abstentions, pour l’élection présidentielle comme pour les élections législatives qui suivent (plus de 50% en 2017). Les jeunes (de 18 à 35 ans) se sont abstenus à plus de 40% (29% il y a cinq ans) et les ouvriers à plus de 33% (29% il y a cinq ans). L’abstention représente grosso modo un quart des inscrits.

A côté de cela, ces élections marquent un nouvel effondrement des deux partis traditionnels de la Ve République, le PS et le parti gaulliste Les Républicains (LR). A eux deux, ils ne regroupent que 6,5% des voix exprimées. En 2017, à l’issue du quinquennat de François Hollande, le PS avait perdu presque les 4/5 de ses voix. Là, en 2022, la candidate LR (Valérie Pécresse), avec 4,78% aura perdu les 3/4 des voix obtenues en 2017.

En dix ans et deux élections présidentielles, ces deux partis socles se sont effondrés. Le système présidentiel vient de dévorer ceux qui l’ont engendré. L’électorat de Macron avait déjà bénéficié en 2017 de l’apport d’une majeure partie de l’électorat traditionnel du PS. En 2022, la majeure partie de celui-ci a voté Mélenchon ou Macron et l’électorat gaulliste s’est réparti majoritairement vers Macron mais aussi vers Eric Zemmour (Reconquête).

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Deux exemples illustrent ces glissements.

Celui de Paris, ville majoritairement PS depuis 20 ans, Hollande y recueillait presque 35% en 2012. Là, la candidate du PS, Anne Hidalgo, elle-même maire de Paris, recueille 2,17% des voix quand Macron rassemble 35% et Mélenchon 30%.

Autre exemple, Neuilly sur Seine, banlieue chic de la capitale, bastion historique du parti gaulliste et de la droite traditionnelle depuis la Libération, dont Nicolas Sarkozy fut maire pendant vingt ans. En 2017, François Fillon, le candidat gaulliste, recueillait 64,92% des voix et Macron 23%. En 2022, Macron double ses voix, frôlant la majorité absolue, Zemmour recueille presque 19% et Valérie Pécresse seulement 15% des voix.

Ces deux exemples illustrent la triple polarisation inédite apparue dans cette élection, asséchant les autres candidatures avec, de part et d’autre de Macron, l’extrême droite et Jean-Luc Mélenchon, un candidat déclaré de la gauche radicale. Tant Macron que Le Pen et Mélenchon seront apparus comme «le vote utile» pour une catégorie de l’électorat, marginalisant sous les 10% ou même les 5% les neuf autres candidatures.

Macron s’est nettement consolidé comme le candidat du bloc bourgeois. Le MEDEF, l’organisation du patronat, a comme en 2017 affirmé en 2022 son soutien à Macron qui suit en tous points les orientations néolibérales et dont les nouveaux points de programme apparus satisfont les groupes capitalistes, que ce soient sur les baisses de prélèvements, les aides à l’entreprise, ou la poursuite des offensives libérales visant la santé et l’Education nationale.

Macron s’est consolidé vis-à-vis de l’électorat réactionnaire depuis 2017, en se montrant capable de s’opposer aux mobilisations des gilets jaunes et à celles des jeunes des quartiers populaires contre les violences policières, à celle des populations des Antilles, de la Kanaky et de la Corse, s’affirmant comme défenseur des forces de répression. Aussi, face à la crise sans fin du PS comme des LR, sa candidature à ce poste est apparue la plus fiable. Il en a résulté un clair renforcement de son électorat par un apport de voix venant des LR, tout en gardant l’essentiel des voix venant de la social-démocratie parmi les classes supérieures du salariat et les retraités aisés, apparaissant comme un gage de stabilité et même comme un rempart vis-à-vis de l’extrême droite. Dès lors, y compris dans des électorats votant traditionnellement pour la droite ou la social-démocratie dans d’autres consultations (municipales ou régionales), Macron est apparu, dans le cadre du système hyper-présidentiel français, comme un garant de sécurité, au-delà des classes possédantes, pour les couches sociales épargnées, pour l’essentiel, par la précarité et les difficultés du quotidien. Ce besoin de stabilité a été évidemment renforcé par la pandémie et la guerre en Ukraine. La spécificité du système électoral français, où la gestion du système gouvernemental est le fait exclusif d’un individu et non d’une représentation proportionnelle dans une assemblée, aura entraîné l’écroulement des partis qui ont construit ce système ces soixante dernières années.

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L’extrême droite a été spectaculairement renforcée dans cette campagne électorale avec la consolidation du Rassemblement national (RN) et l’irruption de la candidature d’Eric Zemmour. Macron et les principaux médias ont largement cultivé les thèmes identitaires et sécuritaires dans les mois précédant l’élection présidentielle. Tout comme François Mitterrand qui avait fait de Jean-Marie Le Pen son «meilleur ennemi» dans les années 1980, Macron a cultivé l’idée d’un nouveau duel inévitable avec Marine Le Pen, se présentant comme rempart vis-à-vis de l’extrême droite, et pensant bénéficier une nouvelle fois du fiasco qu’avait connu la candidate du RN lors du second tour de 2017. Aussi, depuis longtemps, des personnalités d’extrême-droite cherchaient à sortir de ce piège en avançant le projet d’une recomposition de la droite de la droite, en construisant une alliance de l’aile la plus réactionnaire des LR avec des courants de l’extrême droite, visant à prolonger l’union réalisée lors des manifestations anti LGBTI+ de La Manif pour tous contre le mariage homosexuel et la PMA (procréation médicalement assistée), alliance notamment avec les proches de François Fillon. Construire donc une alternative, cultivant l’homophobie et l’islamophobie ainsi qu’un culte décomplexé des valeurs traditionnalistes françaises, et accueillant sans problème les courants néonazis que Le Pen tient à l’écart par souci de respectabilité.

De cet alliage, avec le soutien du groupe de médias de Vincent Bolloré et celui de Marion Maréchal, nièce de Marine Le Pen, est sortie la campagne d’un journaliste polémiste de la presse de droite venant de la droite gaulliste, Eric Zemmour, diffusant sans complexe depuis des années les idées les plus réactionnaires, condamné plusieurs fois pour ses propos racistes et islamophobes, débordant donc Le Pen sur sa droite, mais tendant la main aux courants les plus fascisants des LR pour une recomposition politique. Il aura eu son heure de gloire par une omniprésence médiatique à l’automne 2021, avançant l’idée qu’une troisième candidature de Marine Le Pen conduirait à un nouvel échec. Finalement, c’est le retour en boomerang de cet argument qui a marginalisé Zemmour, le vote Le Pen apparaissant au contraire, pour l’électorat lepéniste traditionnel, comme le seul moyen de faire chuter Macron. C’est cet argument du «vote utile» qui aura limité à 7% l’impact électoral de Zemmour et aussi celui du troisième candidat d’extrême droite, Nicolas Dupont-Aignan.

Ce projet se solde donc pour l’instant par un échec. Mais, malheureusement, ce premier tour aura confirmé le vote Le Pen comme le premier vote exprimé parmi les employés et les ouvriers et sa forte présence dans les milieux populaires, notamment dans le Nord, l’Est et le pourtour méditerranéen. D’ailleurs, pour essayer de renforcer son poids électoral dans l’électorat populaire, elle aura mis l’accent sur son image de «seule candidate pouvant battre Macron» en développant un discours insistant moins sur les questions sécuritaires ou d’immigration que sur la question de l’augmentation du pouvoir d’achat par une baisse de la fiscalité et des cotisations sociales sur les bas salaires. Tout en cultivant cette image populaire, elle aura tout fait pour apparaître crédible vis-à-vis du MEDEF et totalement compatible avec les cadres de l’Union européenne.

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La nouveauté de ce premier tour aura été également le double mouvement de l’effacement quasi total du PS du panorama présidentiel et la consolidation électorale de Jean-Luc Mélenchon (La France insoumise, Union populaire pour la campagne électorale). Là aussi, ce troisième «vote utile» aura siphonné les autres candidatures à gauche, non seulement celle d’Anne Hidalgo, candidate du PS ramenée à 1,75%, mais aussi celles d’EELV (Europe Ecologie Les Verts), du Parti communiste français (PCF), du Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et de Lutte ouvrière (LO). Dans des villes et des quartiers populaires ou aux Antilles, beaucoup se seront emparés du vote Mélenchon pour faire barrage à l’extrême droite dès le 1er tour et éviter de devoir une nouvelle fois voter Macron pour éliminer la menace de Le Pen. Mais le vote Mélenchon a aussi été celui de la jeunesse des quartiers confrontée au racisme, aux discriminations et aux violences policières. Ainsi, en région parisienne, il aura conquis une première place dans l’ancienne ceinture rouge, perdue par le PCF depuis les années 2000, dépassant les 50% à Montreuil, La Courneuve, Aubervilliers, et totalisant près de 50% dans le département populaire de Seine Saint-Denis. De même, l’évolution de son discours sur le nucléaire et la place du combat pour le climat aura permis que son vote apparaisse aussi comme un vote pour l’action contre les changements climatiques et premier vote chez les jeunes de 18 à 35 ans. Tout cela aura dominé, effaçant pour beaucoup sa sympathie affichée pour Poutine, notamment lors des massacres en Syrie, et sa position ambiguë sur l’agression russe en Ukraine. Ainsi, les semaines précédant le scrutin, une polarisation croissante s’est opérée à gauche pour renforcer le vote Mélenchon et rendre possible son accession au second tour.

Mais, en prenant les habits présidentiels, Mélenchon aura usé abusivement de la personnalisation de cette élection et de sa fonction, personnalisation correspondant au caractère «gazeux» de son mouvement, La France Insoumise (LFI), réseau d’action sans aucune structuration démocratique. Mélenchon aura lui-même, pour cette campagne, construit une coexistence ambivalente entre cette personnalisation et la mise sur pied autour de lui d’un large collectif, le «Parlement de l’Union populaire», visant à jouer le rôle de passerelle entre le candidat et les mouvements sociaux. En cela, il réitérait l’attitude du PCF à la fin des années 1990, cherchant à s’affirmer comme le porte-parole du mouvement social dans les institutions en intégrant sur ses listes des porte-parole du mouvement syndical et altermondialiste. De même, la France insoumise a voulu, depuis le début de la campagne, imposer le vote Mélenchon comme le seul vote utile à gauche, en ciblant explicitement les autres candidatures de gauche, alors que lui-même aura annoncé sa propre candidature depuis novembre 2020 sans jamais chercher à mener le moindre débat avec les autres forces de gauche et d’extrême gauche. Dès lors, l’échec de Mélenchon à quelques encablures du deuxième tour est aussi celui d’une politique hégémoniste et n’est pas en premier lieu de la responsabilité des autres mouvements de gauche présents dans cette élection.

Néanmoins, son échec et la division des forces de gauche qui pourtant rassemblent, additionnées, un nombre de voix comparable à celui de l’extrême droite (31,94% face aux 32,28% de l’’extrême droite) posent désormais sur la place publique un problème politique. Des forces sociales, des courants militants, cherchent à surpasser les échecs et les trahisons de la gauche social-démocrate et sa soumission au libéralisme capitaliste. Le débat sur cet échec et sur les axes d’une nécessaire mobilisation politique et sociale face aux dégâts du capitalisme n’a pas eu lieu. Le refus de se résigner à cette situation était un des messages essentiels de Philippe Poutou et de la campagne du NPA face à l’urgence anticapitaliste. Aussi, le succès de Mélenchon prouve la réalité et la vigueur de ces forces, mais ses limites viennent aussi de l’absence de volonté de convergences et d’actions communes. Malheureusement, pour l’instant, au-delà du second tour de l’élection présidentielle, il semble évident pour la France insoumise que le seul avenir politique à gauche doit se faire sous la bannière de l’Union populaire, à commencer par les élections législatives de juin prochain pour lesquelles l’essentiel de leurs candidat·e·s ont d’ores et déjà été désignés afin de maintenir et d’augmenter leur groupe parlementaire à l’Assemblée nationale.

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Quoi qu’il en soit, la prochaine étape est le second tour de l’élection présidentielle. Même si les premiers sondages donnent Macron vainqueur, les écarts sont bien plus étroits qu’en 2017.

Dans l’électorat populaire, certains iront rejoindre l’abstention, mais beaucoup vont mettre dans l’urne un bulletin Macron, pour faire barrage à Le Pen, comme cela a été le cas en 2017. Ce choix se fera à contrecœur même si, après avoir mené cinq ans d’attaques violentes contre les classes populaires, après avoir été le fidèle défenseur des intérêts capitalistes, Macron cherche entre les deux tours à se parer d’un langage social et d’un vernis antifasciste pour se gagner des voix à gauche, amendant même partiellement son projet de nouvelles attaques contre les retraites. Cet apport de voix venant de la gauche est, avec les abstentionnistes du premier tour, la seule réserve électorale qui lui reste pour gagner le second tour, ayant déjà gagné l’essentiel des voix venant de la droite traditionnelle. Mais beaucoup, dans les classes populaires, ne pourront pas oublier les attaques orchestrées contre les gilets jaunes, les jeunes des banlieues, les violences policières impunies, la réforme de l’assurance chômage et la promesse de nouvelles attaques contre les retraites, les cadeaux incessants aux groupes capitalistes, le mépris colonial envers les populations des Antilles, de Kanaky et de Corse.

Mais une éventuelle élection de Marine Le Pen ne serait pas anodine, malgré la façade de respectabilité dont elle a voulu se parer les dernières semaines dans le pays, se servant même de Zemmour comme faire-valoir pour manifester sa modération. Elle est l’héritière et la dépositaire de tous les courants les plus réactionnaires de l’extrême droite française, et comporte dans ses rangs les idéologues et les défenseurs des thèses racistes, xénophobes, héritière aussi des courants les plus hostiles au mouvement ouvrier, aux luttes d’émancipation des peuples. Elle représente la béquille du grand patronat français pour lui apporter son soutien lorsque les classes populaires se lèvent, descendent dans la rue, pour défendre ses droits et que l’ordre est menacé. Elle prend alors fait et cause pour les forces de répression, contre les manifestants, comme elle l’a fait lors des manifestations des gilets jaunes en novembre 2019.

Donc, en aucun cas, un bulletin Le Pen ne pourrait être une arme pour se défendre face aux attaques menées ou à venir de Macron. Au contraire, l’élection de la candidate du RN serait synonyme d’une aggravation qualitative de la situation des classes laborieuses, de divisions approfondies du camp des exploité·e·s et des opprimé·e·s, faites d’une exacerbation des discriminations et des attaques contre les classes populaires racisées, synonyme aussi de nouvelles attaques contre les droits collectifs des salarié·e·s et de leurs organisations, contre les libertés démocratiques. De même, un score élevé en sa faveur, loin d’être un avertissement pour sanctionner la politique réactionnaire de Macron, serait un encouragement supplémentaire pour celui-ci sur les chemins de sa politique ultralibérale et sécuritaire.

Dans tous les cas, même si la combativité sociale s’est largement manifestée ces dernières années en métropole et dans les Outre-mer, dans les quartiers et les entreprises, la construction politique de notre camp social pour agir et défendre un projet d’émancipation est un chantier sur les décombres de la social-démocratie. Le succès électoral de Mélenchon peut être un point d’appui s’il n’est pas synonyme d’arrogance et de volonté hégémonique et d’absence de débat. Dans tous les cas, la force affirmée de l’extrême droite et les annonces de nouvelles attaques de Macron contre les retraites et le système public de santé, la surdité et la passivité gouvernementale devant l’urgence climatique, la détérioration galopante du pouvoir d’achat montrent l’urgence de la construction, sans attendre, d’un front d’action politique commun autour des urgences de l’heure, du combat contre le capitalisme. Cette question se posera dès les prochaines semaines quel que soit le résultat du deuxième tour. (Article reçu ce 13 avril 2022)


[1] Si on rapporte les résultats du 1er tour de l’élection présidentielle au nombre d’inscrits, on obtient les pourcentages suivants: abstention: 26,3%, E. Macron: 20,1%, M. Le Pen: 16,7%, J.-L. Mélenchon: 15,8%, E. Zemmour: 5,1%. (Réd.)

 

La lutte contre l’islamophobie à Québec

13 avril 2022, par CAP-NCS
Un peu de contexte Bien qu’observée au Québec dès le XIXe siècle, c’est à la fin du XXe siècle que la province compte une plus grande présence de personnes de confession (…)

Un peu de contexte

Bien qu’observée au Québec dès le XIXe siècle, c’est à la fin du XXe siècle que la province compte une plus grande présence de personnes de confession musulmane, quoiqu’elle n’atteigne pas 1 % de la population dans la région de la Capitale-Nationale. Les politiques d’immigration ont en effet favorisé la venue de populations immigrantes francophones hautement scolarisées, africaines et notamment maghrébines, résidant surtout dans la métropole.

Sur le plan sociopolitique, les personnes d’origine arabe ou de confession musulmane ont cependant participé en grand nombre aux mobilisations massives organisées à Québec en solidarité avec la Palestine et en opposition à la guerre en Irak. D’autres mobilisations, particulièrement pour la défense des droits humains ou lors du « printemps arabe », ont aussi permis une certaine jonction avec la gauche et les mouvements sociaux de la région.

À la montée du sentiment islamophobe en Occident, exacerbé par le 11 septembre 2001 et la présidence de Trump, s’est ajoutée la croissance d’un nationalisme ethnique québécois alimenté par l’Action démocratique du Québec (ADQ) avec la crise des accommodements raisonnables, le Parti québécois (PQ) avec la « charte des valeurs » et enfin la Coalition avenir Québec (CAQ) avec les « valeurs québécoises » et la loi 21[2], sans oublier le rôle joué par l’empire médiatique Québecor. Plus spécifiquement, dans la région de Québec, la présence importante de la radio-poubelle contribue à l’essor du racisme et de l’islamophobie[3]. Enfin, la présence de groupes nationalistes anti-immigration et d’une extrême droite organisée, visible et active dans des groupes comme La Meute et Atalante, ajoute de l’huile sur le feu.

L’attentat du 29 janvier 2017

C’est l’attentat au Centre culturel islamique de Québec (CCIQ) qui a conduit à une prise de conscience massive de la présence et des dangers de l’islamophobie dans la région. Rappelons que l’assassin a, de façon préméditée, abattu six personnes, blessé plusieurs autres et marqué à vie une quarantaine de personnes présentes sur place. L’assassin a été considéré comme apte à subir son procès[4] et a été reconnu coupable de six meurtres au premier degré et de six autres tentatives de meurtre. Le procès a aussi mis en relief son intérêt marqué pour des sites Web d’extrême droite américains et des vidéos d’autres attentats.

Ce fut l’évènement québécois le plus médiatisé de l’année 2017 au niveau international. Sur les ondes de TVA Nouvelles, Pierre Bruneau a présenté cet attentat islamophobe comme du « terrorisme inversé », le discours médiatique préexistant ayant clairement postulé que le terrorisme devait venir de la part des communautés musulmanes[5] !

Les suites

Quelques heures après l’attentat, les premiers rassemblements se sont tenus, dont une vigile organisée par quelques militantes et militants de la région, qui a réuni le lendemain de l’attentat entre 10 000 et 15 000 personnes sous un froid glacial.

Par la suite, les initiatives se sont multipliées. Le CCIQ a organisé une marche et des personnes à l’origine de la vigile ont rassemblé des centaines de lettres de solidarité rédigées par des citoyennes et des citoyens et adressées aux familles des victimes. Dans les semaines suivantes, une coordination des actions contre le racisme a pu réunir une vingtaine de groupes issus des communautés culturelles et des mouvements sociaux, dont le Regroupement d’éducation populaire en action communautaire (REPAC) et la Ligue des droits et libertés, ce qui a permis, entre autres, l’organisation d’une manifestation contre l’islamophobie le 18 février.

La Coordination des actions contre le racisme à Québec est restée par la suite un lieu de concertation pour organiser des conférences, des marches et autres activités antiracistes. C’est aussi devenu, via les médias sociaux, un outil de diffusion des idées et des actions contre le racisme dans la région. Un comité pour l’organisation de commémorations du 29 janvier y a été créé. Depuis, le Comité citoyen 29 janvier je me souviens a exercé un leadership important en organisant les commémorations annuelles de l’attentat.

Les commémorations

Les commémorations organisées à Québec tous les 29 janvier par le Comité citoyen, en collaboration avec le CCIQ et avec le soutien de la Ville de Québec, sont des évènements majeurs dans la lutte contre l’islamophobie, et ont un rayonnement pancanadien important. La première commémoration, un an après l’attentat, a réuni près de 5000 personnes par grand froid, en présence des premiers ministres, de la mairesse de Montréal et du maire de Québec. En janvier 2019, le rassemblement a eu lieu à l’Université Laval, en 2020, à l’Église Notre-Dame-de-Foy et en 2021, pandémie oblige, à l’extérieur du Centre culturel islamique avec diffusion en direct.

D’initiative citoyenne et militante, ces évènements ont eu droit à une visibilité médiatique importante où l’expression de la solidarité envers les proches des victimes s’est conjuguée avec des prises de position claire contre le racisme et l’islamophobie par le comité organisateur et ses alliés. On cherchait à atteindre autant les communautés musulmanes que l’ensemble de la population, et des liens ont été établis avec les victimes du féminicide de la Polytechnique ainsi qu’avec les victimes québécoises d’un attentat commis à Ouagadougou en 2016. Les commémorations ont aussi permis des prises de position, entre autres contre le refus de François Legault de reconnaitre qu’il y a du racisme systémique au Québec.

La lutte continue

La lutte contre l’islamophobie a pris d’autres formes dans la région. On peut penser aux batailles menées contre les radios-poubelles et contre l’extrême droite, entre autres par la campagne Liberté d’oppression et le travail de vigie du groupe Sortons les poubelles. Des mobilisations contre la loi 21 de la CAQ ont eu lieu à Québec, sous le leadership de jeunes femmes musulmanes. Ces dernières se sont d’ailleurs impliquées par solidarité dans les mobilisations de Black Lives Matter, de même qu’en appui aux Autochtones et à la cause palestinienne.

Notons que d’autres enjeux et d’autres solidarités ont émergé, comme l’implication du CCIQ par son porte-parole, Boufeldja Benabdallah, ainsi que des survivants de l’attentat dans la campagne pour le contrôle des armes à feu menée par Poly se souvient. Des liens ont aussi été créés au niveau international, notamment avec le groupe One World Strong fondé à la suite de l’attentat de Boston.

Bilan et perspective

Les importantes mobilisations contre l’islamophobie ont permis de tisser une toile de solidarité antiraciste à Québec. Un front large incluant la Mairie de Québec, les mosquées, des militantes et militants antiracistes, des député·e·s et plusieurs organisations religieuses et sociales de la ville a permis, non seulement, une unité de parole autour de l’attentat du 29 janvier 2017 et de ses suites, mais aussi en réaction à des évènements comme l’attentat antisémite de Pittsburgh en 2018 et celui, islamophobe, de Christchurch en 2020. Par ailleurs, une solidarité interconfessionnelle unique s’est tissée dans la région. Sur le plan politique, les élections municipales ont favorisé l’émergence de plusieurs candidatures importantes issues de la diversité, dont des personnes impliquées dans la lutte contre l’islamophobie.

La lutte pour la construction d’un Québec inclusif implique de maintenir et de développer cette solidarité. Mettre fin au racisme et à l’islamophobie est un travail de longue haleine qui exige de consolider la jonction politique entre la gauche et les membres des différentes communautés, permettant de construire un mouvement indépendantiste québécois antiraciste et de démanteler les éléments de racisme systémique dans l’État.

Sébastien Bouchard[1] Militant social, syndical et politique


  1. Texte écrit en collaboration avec Maryam Bessiri et Iris Hermon.
  2. Loi sur la laïcité de l’État, communément désignée par loi 21.
  3. Sébastien Bouchard, « La radio-poubelle : le populisme de droite en action », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 11, 2014. Une version plus longue de ce texte a été publiée sur le site des NCS en 2015, <cahiersdusocialisme.org/la-radio-poubelle-le-populisme-de-droite-en-action1/>. Voir aussi : Dominique Payette, Les brutes et la punaise, Montréal, Lux, 2019.
  4. Les nombreux examens effectués en prévision de son procès n’ont pas décelé de maladie mentale, mais des traits narcissiques et une volonté de mentir pour fausser son évaluation psychiatrique. Isabelle Mathieu, « Bissonnette a feint avoir des hallucinations », Le Soleil, 24 avril 2018.
  5. « Un acte qui se fait contre une communauté musulmane chez nous, c’est quelque chose qu’on n’avait pas vu venir. On aurait pu imaginer le contraire : qu’une communauté musulmane ou qu’un groupe extrémiste musulman commette un geste, mais que nous…que quelqu’un de la communauté, d’une autre communauté, attaque les musulmans, c’est un terrorisme à l’envers, si vous me permettez l’expression », a déclaré M. Bruneau le 29 janvier 2017, <https://conseildepresse.qc.ca/decisions/d2017-01-011/>.

 

Etats-Unis. Le spectre fascisant de Trump dans la perspective des « midterms » et de 2024

12 avril 2022, par CAP-NCS
Donald Trump reste le collecteur de fonds le plus important du GOP (Parti républicain), et les experts disent que les courriels de collecte de fonds qui alimentent ses (…)

Donald Trump reste le collecteur de fonds le plus important du GOP (Parti républicain), et les experts disent que les courriels de collecte de fonds qui alimentent ses ambitions politiques font de plus en plus écho aux théories du complot et emploient une rhétorique fasciste qui fait appel aux pires instincts de la droite.

Les courriels de collecte de fonds de Trump ont contribué à réunir 378 millions de dollars faits de petits dons durant la campagne 2020. Il y a 110 millions de dollars dans le trésor de guerre de l’ancien président en février 2022. C’est plus que le total déclaré par le Comité national républicain et le Comité national démocrate réunis. Ce succès dans la collecte de fonds suggère que le message de Trump entre en écho avec une partie substantielle de la base républicaine, alors que d’autres politiciens d’extrême droite lancent des attaques fracassantes avant les élections de mi-mandat [le 8 novembre 2022] contre le droit à l’avortement, contre l’histoire des Noirs [esclavage, oppression, discrimination…], contre les écoles publiques et les personnes LGBTQ.

Les courriels trompeurs [1] de Trump pour la collecte de fonds ne sont pas seulement une odieuse arnaque. Si vous êtes un partisan inscrit sur la liste d’e-mails convoitée [dans le sens où ces listes de mails sont vendues, New York Times, 13 octobre 2018] de Trump, on vous dit que des «forces sinistres» sont en train de détruire une nation qui appartient de droit à des «patriotes loyaux comme vous». Seul Trump peut «sauver l’Amérique» de cette humiliation, disent les courriels, faisant un clin d’œil à la rhétorique fasciste du XXe siècle, selon les experts.

Certains appels semblent fonctionner comme une loterie, offrant aux donateurs une chance de rencontrer Trump en personne ou d’assister à un rassemblement «top secret». Un courriel datant de février 2022 et signé par «Donald J. Trump» invite les partisans à rejoindre le «cercle d’amis restreint» du célèbre président, où «quelques privilégiés» auront droit à «des informations confidentielles – des informations qui, j’en suis sûr, ne seront partagées avec personne d’autre».

Les promesses d’informations secrètes et de proximité avec Trump semblent renvoyer à l’approche de QAnon, la théorie de la conspiration raciste et antisémite d’extrême droite selon laquelle Trump lutterait contre une cabale «élitaire» de «pédophiles». QAnon continue de recevoir des clins d’œil de la part de Trump et d’élus alliés tels que la représentante Marjorie Taylor Greene (républicaine, Géorgie).

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Les experts débattent depuis des années de la question de savoir si Trump et son mouvement sont fascistes, mais les mensonges de Trump sur une élection volée et l’attaque du 6 janvier contre le Capitole ont franchi une ligne rouge pour des historiens comme l’expert en fascisme Robert Paxton [auteur, entre autres, de La France de Vichy, 1940-1944]. Certains journalistes qualifient désormais ouvertement le mouvement de Trump de «fasciste» ou de «néofasciste». En effet, les experts affirment que des éléments de la pensée fasciste se retrouvent régulièrement dans les discours de Trump ainsi que dans ses courriels de collecte de fonds, qui sont payés par le Save America Joint Fundraising Committee et soutenus par deux super PAC [sans plafond de dons] pro-Trump.

Dans une explication pratique publiée sur The Conversation, Joe Broich, professeur associé à la Case Western Reserve University, donne une définition large du «fascisme» tel que le conçoivent les historiens. Les partis fascistes sont apparus en Italie après la Première Guerre mondiale et se sont répandus en Europe et dans le monde, notamment aux Etats-Unis, en Amérique du Sud et en Inde. Le fascisme est «l’extrême logique du nationalisme», l’idée que les Etats-nations doivent être «construits autour de races ou de peuples historiques». Les fascistes sont obsédés par la race, écrit Joe Broich, ainsi que par l’idée que les vrais «patriotes» et les «bonnes personnes» sont «humiliés» tandis que les «mauvaises personnes» en profitent.

«Le fascisme [dit] que notre droite actuelle n’est pas assez dure; par exemple, ils aiment encore la démocratie ou le pluralisme relatif, alors démolissons tout et reconstruisons autour du peuple, “le peuple” – et c’est l’une des principales cases du jeu de bingo que Trump coche», a déclaré Joe Broich dans un entretien.

Joe Broich rappelle que Trump avait déclaré à un public majoritairement blanc dans le Minnesota qu’il avait de «bons gènes», avant de les avertir que le président Joe Biden allait inonder leur communauté de réfugiés de Somalie, une déclaration qui, selon les critiques, évoquait l’eugénisme et la supériorité raciale.

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Le 5 avril, un courriel de collecte de fonds signé par Trump, dont l’objet est «C’est très, très triste», déplore que «notre pays» soit «détruit par Joe Biden et les démocrates». «Nous ne sommes plus respectés», lit-on dans l’e-mail, «c’est très triste de voir ce qui est arrivé à nos grands Etats-Unis.»

«Dire “nous ne sommes plus respectés”, c’est classique, c’est comme une caricature des fascismes à l’ancienne», a déclaré Joe Broich. «Nous avons été humiliés, nous allons retrouver notre fierté – c’est comme une triste farce, sortie tout droit de Mein Kampf

L’idée directrice de la collecte de fonds est largement dépourvue de contenu politique réel, en dehors de la mention rapide d’un «désastre» à la frontière des Etats-Unis et d’un engagement à «SAUVER L’AMÉRIQUE».

Bien sûr, il y a un véritable désastre humanitaire à la frontière sud des Etats-Unis. Les groupes de défense des droits des migrant·e·s accusent les politiques racistes mises en place sous Trump et poursuivies jusqu’à récemment sous Biden. Trump et des républicains comme le gouverneur du Texas Greg Abbott exploitent depuis longtemps les peurs xénophobes face aux immigrant·e· s de couleur pour rallier leur base nationaliste. Trump a construit sa présidence autour de son mur frontalier. Greg Abbott est actuellement en train de militariser davantage la frontière avec toutes les ressources qu’il peut rassembler en réponse à la décision de Biden de supprimer le Titre 42 [possibilité pour le gouvernement des Etats-Unis de renvoyer des personnes venant d’un pays touché par une maladie contagieuse], la politique dite de «rester au Mexique».

Joe Broich a déclaré que le fascisme est un «droitisme révolutionnaire» qui est à la fois anti-establishment et rageusement anti-social. Le fascisme est «révolutionnaire» dans le sens où le système politique actuel doit être saisi ou renversé afin de protéger «le peuple» (ou le «folk», également appelé «volk» en allemand) de l’«Autre» désigné par les fascistes, quel qu’il soit. (Dans le cas de l’Allemagne nazie, les cibles comprenaient le communisme, le libéralisme, le socialisme, les immigrants, les Juifs, les Tsiganes et les Slaves.)

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Dans le même courriel de collecte de fonds datant du 8 avril, Trump déclare que le «système est totalement brisé». Il écrit que le pays «va vers le socialisme et le communisme» – en même temps, apparemment – et que le leadership de Joe Biden et Kamala Harris est à blâmer. Trump qualifie, à tort, tous les démocrates de «socialistes» et de «communistes». (Bien sûr, au grand dam de nombreux progressistes, le parti démocrate dominant n’est décidément pas socialiste!). Pourtant, si les trumpistes croient que le système est brisé et que le communisme est en quelque sorte en plein progrès, dès lors ils pourraient aussi croire que la violence est nécessaire pour «sauver l’Amérique», disent les experts en fascisme.

Ce sentiment était clairement présent lorsque des milices armées, des bandes fascistes et des partisans de Trump en colère ont cherché des élus à attaquer le 6 janvier 2021. Plus d’un an après, la rhétorique de Trump continue d’encourager la violence. Lors d’un récent discours en Caroline du Sud (16 mars 2022 ), Trump a exhorté ses partisans à «donner leur vie» pour défendre un pays supposé être attaqué par des forces progressistes. Inspirés en partie par Trump, les républicains des Etats-Unis ont répondu aux appels massifs à la justice raciale en faisant pression pour interdire les livres et les discussions en classe sur la «théorie critique de la race», leur terme fourre-tout inexact pour les programmes d’équité et l’éducation antiraciste:

«Faire disparaître la théorie critique de la race de nos écoles n’est pas seulement une question de valeurs, c’est aussi une question de survie nationale. Nous n’avons pas le choix… Le sort de toute nation dépend en fin de compte de la volonté de ses citoyens de sacrifier – et ils doivent le faire – leur vie pour défendre leur pays… Si nous laissons les marxistes, les communistes et les socialistes apprendre à nos enfants à haïr l’Amérique, il n’y aura plus personne pour défendre notre drapeau ou protéger notre grand pays ou sa liberté.»

Outre l’appel aux armes, en quoi cela diffère-t-il du «red-baiting» [chasse aux sorcières communistes de la période du maccarthysme] qui a dominé la rhétorique du GOP pendant des décennies? En bref, il n’y a pas de différence. Le socialisme est un épouvantail bien connu des républicains. Cependant, pour Joe Broich et d’autres experts, l’écart fasciste de Trump par rapport à l’orthodoxie républicaine s’est cristallisé avec la tentative violente de renverser l’élection le 6 janvier 2021. Selon Joe Broich, les fascistes ont recours aux paramilitaires ou au moins à la violence de rue pour imposer leur politique. L’encouragement de Trump à des groupes violents tels que les Proud Boys correspond à cette description.

«Les deux partis ont voulu déjouer l’autre dans les urnes, mais maintenant, je pense qu’avec le Trumpisme, il n’y a aucun problème à abandonner la démocratie», a déclaré Joe Broich. «Je pense que c’est le grand changement».

Le fascisme de Trump se répercute sur le Parti républicain, en particulier au niveau des Etats, où les élus extrémistes exigent une médiatisation des attaques aux enseignants des écoles publiques, aux étudiants et aux familles LGBTQ, aux droits de vote et à toute discussion réaliste sur l’histoire raciale de la nation. Les programmes scolaires antiracistes et les soins de santé conformes au genre pour les adolescents transgenres, par exemple, sont présentés comme des affronts aux patriotes et aux chrétiens. Ou, comme le dit Joe Broich, comme des «agressions contre l’intégrité du volk».

«Pour le trumpisme, nous pourrions dire que c’est une “agression contre les vrais Américains”, il faut qu’ils soient attaqués pour que vous puissiez vous rassembler autour du drapeau de Trump en guise de contre-attaque», a déclaré Joe Broich.

Les réactionnaires et les autoritaires ne sont pas tous des fascistes. L’ancien président George W. Bush n’est généralement pas considéré comme fasciste parce qu’il est membre de l’establishment politique plutôt qu’un révolutionnaire de droite. George W. Bush était belliciste et est critiqué pour avoir sapé la Constitution, mais il représente toujours le système actuel et le courant dominant du GOP. Trump, en revanche, s’est opposé à Jeb Bush [gouverneur de Floride de janvier 1999 à janvier 2007, il participe aux primaires de 2016 et se retire, il est très attaqué par Trump; allié au Tea Party, il se profilera comme un néoconservateur] et à l’establishment républicain en tant qu’outsider populiste de droite en 2016. Depuis lors, Trump a ignoré une longue liste de normes démocratiques, culminant dans son refus de concéder la victoire lors de la dernière élection.

«Le fascisme est toujours une option de droite révolutionnaire, donc le fascisme doit attaquer une droite établie, plus ancienne… C’était impossible pour Jeb Bush, mais c’est explicitement ce que Trump a fait», a déclaré Joe Broich.

Joe Broich affirme que le fascisme existe sur un éventail comme toute autre idéologie politique, mais il existe des caractéristiques définissant les fascismes historiquement. Cochez suffisamment de cases sur la carte du jeu de bingo fasciste – violence anti-gauche, racisme et xénophobie, capitalisme de copinage, nationalisme extrême, paramilitaires et violence de rue, un leader central fort – et vous êtes en territoire fasciste. Bien sûr, Trump n’est pas identique aux fascistes du passé. Mais un examen attentif de la façon dont il rallie ses partisans – et capte leur argent – offre un aperçu de ce à quoi un avenir fasciste pourrait ressembler. Même si Trump n’est plus à la Maison Blanche, ses e-mails de collecte de fonds montrent que nous ne pouvons pas ignorer la possibilité présente d’un tel avenir à l’horizon. (Article publié sur le site Truthout, le 9 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)


[1] Dans le sens où l’on fait croire à des personnes favorables à Trump qu’elles ne sont plus sur les listes d’e-mails du président et qu’elles doivent immédiatement répondre pour continuer à être inscrites en bonne place sur ce listing de donateurs que Trump va examiner. Ce qui suscite des réponses et des dons, petits. (Réd.)

 

La crise migratoire haïtienne – Entrevue avec James Darbouze[1]

11 avril 2022, par CAP-NCS
R. E. – Plus d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont fui le pays au cours de la décennie 2010. Cette poussée migratoire a eu lieu paradoxalement dans un contexte où le (…)

R. E. – Plus d’un million d’Haïtiennes et d’Haïtiens ont fui le pays au cours de la décennie 2010. Cette poussée migratoire a eu lieu paradoxalement dans un contexte où le département de l’Ouest était en principe en reconstruction après le séisme du 12 janvier 2010. Comment expliquez-vous ce déplacement massif des jeunes haïtiens à un moment où il devrait y avoir beaucoup de possibilités économiques dans le pays ?

J. D. – Effectivement, vu sous cet angle, cela a l’air d’être une contradiction. Cette manière de poser la question nous porte à interroger le fonctionnement de l’aide internationale post-séisme dans un pays comme Haïti, c’est-à-dire un pays sous tutelle internationale depuis 2004, à la suite de l’initiative d’Ottawa pour Haïti (2003). Autant dire qu’il y a un double aspect à considérer dans la réponse : le caractère massif de la poussée migratoire et les raisons d’un tel mouvement. Sur le premier aspect : le caractère massif de ce mouvement migratoire au cours de la décennie 2010 nous fait comprendre qu’il n’y a pas lieu de se focaliser sur les facteurs individuels qui interviennent sur la probabilité de départ. Tous ces jeunes gens qui migrent, qui partent, sont en quête de débouchés et d’opportunités. Ils et elles aspirent à une vie digne et veulent gagner leur pain quotidien à la sueur de leur front. C’est un rêve d’une simplicité déconcertante, c’est ce que veulent les gens : sortir du chômage chronique, gagner leur croûte dignement, satisfaire leurs besoins et ceux de leur famille.

Parce que cela leur est impossible dans le contexte haïtien, ils se sentent contraints à la migration par tous les moyens imaginables. En principe, le contexte post-séisme a introduit une nouvelle donne, les grands travaux qu’implique la période de reconstruction auraient dû les retenir. Cependant, quand on prend le temps de bien observer et d’analyser l’environnement haïtien post-séisme, on trouve une certaine cohérence. En effet, si la reconstruction avait eu lieu, elle aurait pu mobiliser la force laborieuse et l’énergie de ces jeunes gens. Elle aurait pu les retenir dans le pays, tout en leur offrant des opportunités économiques et une possibilité – même minime – d’ascension sociale. Mais la réalité est que la reconstruction n’a pas eu lieu. Très peu a été fait. Onze années après le tremblement de terre, la situation de la capitale et de toute la région métropolitaine de Port-au-Prince est pire qu’au lendemain du séisme. De nombreuses études, recherches et ouvrages ont montré que les fonds de la reconstruction ont été détournés, dilapidés. À mon avis, c’est un des points susceptibles d’expliquer ce déplacement massif. Un autre élément est le désir d’Occident. Cette notion fait référence au devenir hégémonique du mode de vie occidental – son triomphe – dans le contexte de domination impériale de la culture occidentale. Ce devenir hégémonique me semble favorisé par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et par la pénétration dans le pays des images de bonheur, de réussite et de bien-être à l’occidentale. Mais cet élément n’est pas lié spécifiquement au moment de la reconstruction.

R. E. – Dans un contexte où la dépendance d’Haïti par rapport aux grandes ambassades occidentales en général et des États-Unis en particulier s’accroit de plus en plus, quelle est votre lecture du déplacement de la population haïtienne dans les pays de l’Amérique latine au cours des dernières années ?

J. D. – À mon avis, il y a plusieurs facteurs qu’il faudrait mettre en perspective pour bien situer ce déplacement de la population haïtienne. Le premier facteur est la mise sous tutelle d’Haïti depuis 2004. En effet, depuis l’année de la commémoration du bicentenaire de l’indépendance d’Haïti (2004), à l’initiative du Canada, un consortium de pays occidentaux – à la tête duquel on trouve notamment la France, le Canada, les États-Unis – a décidé de départir le peuple d’Haïti de sa souveraineté. Toutes les grandes décisions touchant à la vie sociale, politique et économique du pays ainsi qu’à l’avenir de la population sont prises par ce consortium. Ces décisions déterminent si la population va rester dans le pays ou partir vers d’autres cieux, considérés plus cléments. C’est dans ce cadre qu’il faut situer un premier élément du rapport de déplacement vers les pays de l’Amérique latine. Jusque dans les années 2010, les États-Unis, le Canada, la République dominicaine, la France et les Petites Antilles (Bahamas, les îles Turks et Caicos) étaient les principales destinations des mouvements migratoires haïtiens. De 2004 à 2017, sous le couvert d’une mission de stabilisation des Nations unies en Haïti, de nombreux contingents militaires d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, etc.), d’Afrique et d’Asie se sont retrouvés sur le sol haïtien. L’Amérique latine est devenue plus proche.

Le deuxième facteur est le positionnement au niveau de l’appareil d’État en 2011, environ une année après le tremblement de terre, d’une organisation criminelle mafieuse dirigée par des néoduvaliéristes. Cette opération a pu se réaliser, comme cela a été largement documenté, avec le soutien de la communauté internationale, des gouvernements membres du Core group[2] et principalement des États-Unis. Pour rappel, le séisme de 2010 a fait plus de 250 000 morts et détruit la région métropolitaine à plus de 80 %. Au moment où se posait l’urgence d’une planification de la reconstruction par un personnel politique constitué de patriotes qualifiés, le pays a été livré à des mercenaires. Cette bande de mercenaires soutenue par la communauté internationale a tôt fait de désespérer la population haïtienne par sa gestion calamiteuse des ressources, la dilapidation et le détournement des biens du pays. Haïti a connu alors une détérioration exacerbée de l’environnement social, politique et économique. D’autant qu’il a été, par ailleurs, constamment soumis à un certain nombre de risques environnementaux et climatiques résultant de son exposition géographique aux événements météorologiques extrêmes (cyclones, ouragans, etc.).

Il y aurait beaucoup d’autres considérations à prendre en compte sur ce point, par exemple le fait qu’aucune politique préventive n’a été mise en œuvre pour adapter les infrastructures aux intempéries, cyclones, ouragans et séismes, malgré la présence sur le terrain du consortium international de tutelle. Les conditions de vie de la population se sont complètement dégradées pendant que le pays connaissait une croissance économique décevante. Dans ces conditions, à tort ou à raison, la migration se présente comme un réflexe de sécurité et de mobilité sociale et économique pour les catégories les plus vulnérables.

Bien entendu, nous ne mettons pas en relief ici le fait que depuis le XIXe siècle, Haïti a toujours entretenu des relations fraternelles et solidaires avec le Venezuela. Ou bien des rapports de coopération et de bon voisinage avec Cuba en raison du faible taux d’industrialisation. Par ailleurs, comme mentionné plus haut, Haïti a toujours été parmi les pays exportateurs de travailleurs et travailleuses du monde. À chaque nouvelle crise, ce rôle de pays pourvoyeur de main-d’œuvre est renouvelé.

R. E. – Haïti fait partie des territoires les plus attractifs pour le monde humanitaire alors que le pays semble répulsif pour la majorité de sa population. Comment expliquez-vous ce contraste ?

J. D. – En fait, on est devant un cas typique de ce qu’il convient d’appeler la logique des mondes. On sait que l’attractivité autant que le caractère répulsif des territoires sont des constructions sociales, politiques et institutionnelles. L’exemple haïtien fournit une illustration parfaite de la manière dont ces politiques sont mises en œuvre. Généralement, lorsqu’il s’agit d’expliquer les mouvements migratoires internationaux, une distinction ordinaire consiste à inventorier les facteurs de repoussement (les troubles civils, un système corrompu, le manque d’État de droit, l’insécurité galopante…) et les facteurs d’attirance (politique d’immigration facile, conditions socio-économiques meilleures, réseaux d’accueil…). Dans le contexte haïtien, on se retrouve avec un assemblage de ces deux facteurs adaptés en fonction du groupe : le repoussement pour les Haïtiens et l’attraction pour les étrangers.

En effet, il y a de multiples facteurs de repoussement qui s’exercent sur des franges de la population haïtienne, notamment les jeunes. On pourrait citer l’insécurité, le chômage ainsi que toutes les menaces quelconques auxquelles ils sont exposés et contre lesquelles ils sont sans recours. Le jeune – ou la jeune – qui compare sa situation en Haïti, le pays où il est né, à ce qu’elle pourrait devenir s’il changeait de pays, estime qu’il ne pourrait que « mieux vivre » ailleurs. D’où un triomphe certain du désir d’ailleurs comme on a pu le voir récemment. Des Haïtiennes et des Haïtiens investissent tout ce qu’ils ont pour fuir le pays à tout prix parce qu’ils y sont forcés par les politiques appliquées dans ce pays. Ces politiques ne les « voient » pas vivre en Haïti ni n’entendent aménager le territoire de sorte qu’il constitue un cadre de vie pour eux.

De la même manière, il y a de multiples facteurs qui attirent et font d’Haïti une terre de possibilités pour le monde humanitaire. Par exemple, le fait que le pays soit – par la démission des pouvoirs publics – vulnérable et abonné aux catastrophes. Et dans une certaine mesure, on peut même soutenir que ces mêmes facteurs qui attirent le monde humanitaire participent des éléments de repoussement pour la population native.

R. E. – Les autorités étatsuniennes ont violé le droit à l’asile de plusieurs milliers de migrantes et migrants, en majorité haïtiens, massés sous le pont Del Rio au Texas au cours des mois de septembre et d’octobre 2021. Cette violation témoigne-t-elle d’une nouvelle ère du capital où le verbiage des droits de la personne (droit à la protection des réfugiés en particulier) n’est plus utile pour voiler sa barbarie ?

J. D. – Cette question est vraiment très intéressante. Elle me fait penser à ce mot d’Hannah Arendt nous rappelant que le siècle dernier a créé des étrangers face auxquels s’est posé le problème de l’accueil. « Des groupes qui n’ont été accueillis nulle part, qui n’ont pu s’assimiler nulle part. Une fois qu’ils ont eu quitté leur pays natal, ils se sont retrouvés sans patrie; une fois qu’ils ont abandonné leur État, ils ont été considérés comme des hors-la-loi; une fois qu’ils ont été privés de leurs droits, ils se sont retrouvés des parias, la lie de la terre» et « ainsi se dévoilent aux yeux de tous les souffrances d’un nombre croissant de groupes humains à qui les règles du monde environnant cessent souvent de s’appliquer.»

J’ai été amené en diverses occasions à me préoccuper de droits humains vus sous l’angle du droit des étrangers. Aujourd’hui, notamment dans le contexte de pandémie globale, comme l’indique Jacques Derrida, il y a une question de l’étranger. Une question tranchante qui ne manque pas de déchaîner les passions. Dans sa spécificité actuelle, cette question est celle du droit et de la démocratie. L’étranger est celui par qui la question scandaleuse, tapageuse, arrive dans les « États de droit ». Alors que dans le discours courant – celui des médias et de la rhétorique officielle des institutions internationales – le fondamentalisme des droits de l’homme fait rage. En contrepartie, dans les politiques officielles, se fait le constat d’un durcissement des polices intérieures et des mesures de contrôle de l’immigration visant à restreindre la libre circulation des individus. Par cette question est lancée une interpellation sur le caractère démocratique des sociétés contemporaines. Il y a là, il me semble, une fracture ontothéologique qui est en train de changer le rapport occidental au monde. C’est en ce sens que ce qui s’est passé sous le pont Del Rio, au Texas, au cours des mois de septembre et d’octobre 2021, peut avoir quelque chose à nous apprendre sur notre temps, sur les temps à venir et sur le fonctionnement des sociétés contemporaines.

Aux États-Unis, il y a deux conceptions du monde qui s’affrontent et s’entrechoquent depuis le XIXe siècle. Une conception antique d’un monde foncièrement clos, fortement hiérarchisé, qui prend sa source dans la nature elle-même. Cette conception du monde crée la hiérarchie des communautés et la hiérarchie des individus à l’intérieur des communautés, sur la base de la couleur de la peau. Les hommes à cravache qui pourchassaient, à cheval, au Texas, les immigrantes et les immigrants haïtiens sont l’expression de cette conception dépassée du monde clos. Et, il y a en face, une conception plus ouverte, moderne, qui fonde la communauté sur l’accueil. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs, la guerre de Sécession a facilité un modus vivendi, mais elle n’a pas suffi à faire triompher la conception plus ouverte dans les mentalités.

Ces deux conceptions ayant toujours eu à s’affronter en un combat douteux, je ne dirai pas que le verbiage du droit à la protection des réfugiés n’est plus utile pour voiler la barbarie de cette nouvelle ère du capital. Il est évident que quelque chose est en train de changer, est en train de mettre à mal les fondements de cette société américaine. Il n’est pas étonnant que cela arrive par des migrantes et migrants haïtiens puisque les divers gouvernements ont, pendant plusieurs décennies – voire des siècles –, constamment saboté l’effort haïtien de construction d’une société juste, démocratique, libre et équitable.

R. E. – Quel est le sens du slogan « changer système » qu’on entend dans les mouvements sociaux en Haïti au cours des dernières années ? Dans quelle mesure un tel objectif a-t-il un rapport avec les mouvements migratoires des Haïtiennes et Haïtiens ?

J. D. – En Haïti, peut-être plus qu’ailleurs, il est évident que le système actuel est arrivé à terme. Il n’est plus possible de faire semblant. Sur le plan social, politique, économique, culturel et institutionnel, il se révèle incapable de répondre aux besoins fondamentaux de la population. C’est le sens du recours à la violence extrême. La population se trouve dans un état de dénuement extrême. Tous les indicateurs sont au rouge.

Changer système ou « chavire chodyè » est une manière d’exiger une refonte fondamentale du régime actuel d’apartheid instauré par la vision ultralibérale des intégristes du marché depuis la fin des années 1970. Les réformes ultralibérales, imposées à la faveur d’un choc sociétal violent comme le coup d’État de 1991, ont substitué aux valeurs démocratiques la seule loi du marché et la barbarie de la spéculation dans un des pays les plus inégalitaires de la planète, où plus de 50 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté (2012). Selon les chiffres de la Banque mondiale elle-même (2018), environ 6,3 millions d’Haïtiens ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins essentiels.

Le rapport avec les mouvements migratoires est simple. De la même manière qu’il convient de chercher l’anatomie de la société civile dans l’économie politique, c’est toujours dans le dispositif impérial des relations internationales de domination et de dépendance qu’il faut chercher les causes des mouvements migratoires. Comme nous l’avons vu en ce qui concerne le consortium du Core group, dans le rapport d’Haïti avec la communauté internationale, tout ce qui se passe a un rapport avec le néocolonialisme et la division capitaliste de la population selon un mode ségrégé.

Depuis 1994, les Clinton (Bill et Hilary) jouent un rôle majeur en Haïti. Après le renversement d’Aristide en février 2004, Bill Clinton a travaillé avec l’ancien employé de la Banque mondiale, Paul Collier, avec des sociétés multinationales et avec l’élite haïtienne pour imposer un plan de libre marché à Haïti. En 2009, ils ont effectué une tournée dans le pays pour promouvoir les ateliers de misère (sweatshops), le tourisme ainsi qu’une agriculture orientée vers l’exportation. Les vagues de mouvements migratoires des jeunes haïtiennes et haïtiens sont connectées au dispositif de ce système qui n’offre aucune perspective à la population. Changer de système, c’est fondamentalement mettre fin à cela. C’est construire un pays capable d’offrir une qualité de vie optimale, un minimum vital à chacun, chacune, des perspectives claires et de l’espoir à sa jeunesse. C’est revenir à l’idéal de liberté, de bien-être, d’égalité et de solidarité, tel qu’il avait été formulé par les ancêtres pour Haïti et pour le Monde.

Le système actuel ayant conduit le pays et la majeure partie de sa population dans un cul-de-sac, le slogan « changer système » signifie : soit on change de paradigme pour permettre à la population de vivre sa vie dignement, soit les mouvements migratoires des Haïtiennes et Haïtiens à travers le monde vont continuer jusqu’à épuisement. Au fond, nous parlons d’Haïti, mais si nous jetons un coup d’œil ailleurs, nous nous rendons compte qu’il est question ici de la logique des mondes.

Renel Exentus est doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique


  1. James Darbouze est professeur à l’Université d’État d’Haïti et militant social et politique.
  2. NDLR. Le Core Group est composé des ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, de l’Union européenne, du représentant spécial de l’Organisation des États américains et de la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations unies. Communiqué du Core Group, 8 avril 2021, <https://ht.usembassy.gov/fr/communique-du-core-group/>.

 

Il y a 40 ans : comment les peuples autochtones du Canada se sont mobilisés pour la reconnaissance constitutionnelle

8 avril 2022, par CAP-NCS
Cela fait maintenant 40 ans que le gouvernement Trudeau père a « rapatrié » la constitution du Canada, mettant fin au contrôle résiduel de la Grande-Bretagne sur les (…)

Cela fait maintenant 40 ans que le gouvernement Trudeau père a « rapatrié » la constitution du Canada, mettant fin au contrôle résiduel de la Grande-Bretagne sur les modifications apportées au document fondateur du pays, l’ Acte de l’Amérique du Nord britannique .

Une grande partie de l’analyse critique à l’époque portait sur la façon dont la Loi constitutionnelle de 1982 marginalisait le statut du Québec au sein de la fédération par des limitations explicites des droits de la langue française au Québec, le refus de la reconnaissance du Québec en tant que nation distincte et une formule d’amendement qui omettait le veto du Québec. , etc. Surtout par l’adoption d’une « Charte des droits » qui reconnaîtrait les droits individuels mais ne reconnaîtrait pas les droits collectifs qui reconnaîtraient la réalité plurinationale du pays. Une critique précieuse de ce qu’impliquait le processus de « rapatriement » et de ses résultats est contenue dans le livre de feu Michael Mandel, La Charte des droits et la légalisation de la politique au Canada .

Également marginalisés dans la nouvelle constitution, les peuples autochtones, malgré une mobilisation massive de leurs communautés, au Canada et à l’étranger, pour la reconnaissance de leurs droits souverains en tant que Premières Nations. Tout ce qu’ils ont obtenu, en fin de compte, c’est une section de la constitution qui reconnaît officiellement leurs « droits ancestraux et issus de traités existants » – il appartient aux tribunaux de définir ce que cela signifie – et une promesse de pourparlers constitutionnels ultérieurs dans lesquels Ottawa et le les provinces détermineraient « l’identification et la définition des droits de ces peuples ». Trois de ces conférences au cours des années suivantes se sont soldées par un échec, et il n’y a toujours pas de reconnaissance constitutionnelle du statut souverain et des droits des peuples autochtones du Canada.

Une étude novatrice sur comment et pourquoi les peuples autochtones se sont mobilisés au début des années 1980 a été publiée dans le dernier numéro de BC Studies, le British Columbia Quarterly . Édité par Emma Feltes et Glen Coulthard, il s’agit d’un compte rendu rétrospectif du Constitution Express, l’effort massif déployé par les dirigeants autochtones des provinces de l’Ouest pour lutter contre la tentative de Trudeau d’exclure de la nouvelle constitution toute mention de leurs droits, des traités ou de l’obligation de la Couronne pour eux.

Emma Feltes est une anthropologue juridique et politique, écrivaine et organisatrice, maintenant à l’Université de Columbia. Glen Coulthard est professeur agrégé à l’Institute for Critical Indigenous Studies de l’Université de la Colombie-Britannique; parmi ses œuvres figure une importante étude marxiste Red Skin, White Masks: Rejecting the Colonial Politics of Recognition .

Vous trouverez ci-dessous de nombreux extraits de l’essai d’introduction des éditeurs de ce volume. (Le texte intégral est en ligne.) Les lecteurs sont fortement invités à acheter leurs propres exemplaires de ce numéro de BC Studies .

* * *

Introduction , La Constitution Express revisitée (extraits)

Par Emma Feltes et Glen Coulthard

« Aujourd’hui, enfin, le Canada acquiert une pleine et entière souveraineté nationale », a lancé le premier ministre Pierre Elliott Trudeau lors de la pluvieuse cérémonie marquant la fin du rapatriement le 17 avril 1982, il y a exactement quarante ans ce printemps. Il a continué:

« Nous sommes devenus un pays indépendant à toutes fins utiles en 1931, avec l’adoption du Statut de Westminster. Mais par notre propre choix, en raison de notre incapacité à nous mettre d’accord sur une formule d’amendement à ce moment-là, nous avons dit au Parlement britannique que nous n’étions pas prêts à rompre ce dernier lien colonial.

Ce jour-là, avec la reine Elizabeth II et le ministre de la Justice Jean Chrétien, il s’est assis à un bureau installé sur la Colline du Parlement pour signer la proclamation qui donnerait effet à la Loi constitutionnelle de 1982 , transférant officiellement la Constitution de la Royaume-Uni au Canada. […]

Pour Trudeau, une ambition personnelle s’était réalisée. La Constitution appartenait maintenant au Canada.

Chez les peuples autochtones, cependant, l’ambiance était un peu différente. Le National Indian Brotherhood a déclaré le 17 avril jour de deuil. En Colombie-Britannique, le Vancouver Sun a cité le président de l’Union of BC Indian Chiefs (UBCIC), Robert (Bobby) Manuel, disant que quiconque participerait à la célébration du rapatriement commettrait un « acte de trahison contre les nations indiennes et leurs citoyens ». Pendant tout ce temps, les peuples autochtones de toute la province se sont battus pour empêcher le rapatriement de se produire sans le consentement des Autochtones. Comme Herman Thomas l’a écrit dans un éditorial du journal de l’UBCIC, Indian World :

“Le combat a été long et fastidieux et ne s’arrêtera pas là, le peuple indien planifie actuellement comment continuer le combat non seulement au niveau national mais international. Les Indiens n’ont trouvé aucune raison de célébrer le rapatriement ; en fait, les autochtones manifestent partout au Canada pour dire que la Constitution est inconstitutionnelle. Si la version canadienne de la démocratie signifie dépouiller les autochtones de leur fierté, de leur dignité et les priver de l’autodétermination et de l’autonomie gouvernementale, alors je ne te soutiendrai pas, Ô Canada, mais je continuerai à lutter pour la démocratie et la liberté telles que nous les voyons.

La « lutte » à laquelle il faisait référence avait commencé sérieusement environ dix-huit mois plus tôt (bien que les graines aient été semées bien avant), lorsque l’UBCIC a déclaré que les plans du Canada pour rapatrier la Constitution étaient un « état d’urgence » pour les peuples autochtones. Dans les cinq semaines suivant cette déclaration, l’UBCIC affréterait deux trains de passagers complets de Vancouver à Ottawa, déterminé à faire dérailler le rapatriement jusqu’à ce qu’il obtienne le consentement des Autochtones. Ainsi se lança un mouvement qui allait être connu sous le nom de Constitution Express.

Lorsque Trudeau a commencé à faire pression pour le rapatriement à la fin des années 1970, il l’a présenté comme une décision décoloniale – une décision qui promettait de débarrasser le Canada de tout «colonialisme résiduel». Pourtant, en même temps, sa proposition de 1978, « A Time for Action », excluait toute mention des droits des peuples autochtones, des traités ou des obligations de la Couronne envers eux. Pendant ce temps, son processus de rapatriement était tout aussi exclusif, reléguant les peuples autochtones au statut d’observateur. Le « rapatriement », un mot inventé, a parfaitement capturé cette appropriation révisionniste du sentiment décolonial – un retour à la maison de quelque chose qui n’avait jamais été ici en premier lieu, tout en dégageant le Canada de toute responsabilité envers les peuples dont il avait dépossédé les terres et l’autorité.  De plus, Trudeau a promis d’ajouter une nouvelle Charte des droits et libertésau paquet – dont les dispositions libérales sur l’égalité, dont beaucoup s’inquiétaient, auraient une sorte d’effet de nivellement, atteignant les objectifs du Livre blanc de 1969 en effaçant effectivement les droits et le statut collectifs des peuples autochtones. C’était une tactique que le Canada avait déployée à plusieurs reprises dans la période d’après-guerre, militarisant «l’égalité» contre le statut de nation autochtone.

Ainsi, les peuples autochtones de tout le pays se sont mobilisés pour empêcher que cela ne se produise. Le Constitution Express, un mouvement dirigé principalement (mais pas exclusivement) par des Autochtones de la Colombie-Britannique, a été une expression populaire massive de cette mobilisation.

Le trajet en train lui-même, d’où le mouvement tire son nom, était une opération gigantesque. Bien qu’initié par le grand chef George Manuel, alors président de l’UBCIC, et coordonné par l’UBCIC, il était alimenté par la communauté. Par exemple, l’historienne Tk’emlúpsemc Sarah A. Nickel écrit dans ce numéro sur les incroyables exploits de collecte de fonds – menés principalement par des femmes – qui ont été réalisés pour y parvenir, car chaque communauté de la province a été invitée à soutenir au moins un représentant pour partir en voyage (certains cependant en ont envoyé des dizaines). Au moment du départ des trains de la gare centrale de Vancouver Pacific le 24 novembre 1980, leurs passagers comprenaient des aînés, des dirigeants communautaires, des femmes et des enfants (beaucoup d’entre eux, car ils voyageaient gratuitement). De plus, l’avantage d’avoir deux itinéraires de train signifiait qu’il serait plus facile pour les passagers du nord, et pas seulement les communautés du sud à se joindre à la balade. Lorsque le train du Nord s’est arrêté à des endroits comme Clearwater, Vavenby, Avola et Jasper, il a rassemblé des voyageurs d’aussi loin que Williams Lake, Bella Coola et Kitimat avant de continuer à travers Edmonton et Saskatoon. Pendant ce temps, le train du sud s’est arrêté à Salmon Arm, Sicamous, Revelstoke, Golden, Banff, Calgary et Regina. Au cours de leurs déplacements, les porte-parole du mouvement et le personnel de l’UBCIC ont tenu des ateliers itinérants dans chaque wagon, discutant et affinant leurs objectifs. Lors de ces réunions, les aînés ont commencé à présenter l’histoire orale, approfondissant la discussion sur leur identité nationale et leur droit. Les trains se sont rejoints à Winnipeg, où, après une nuit bruyante de ralliement organisé par la Confédération des quatre nations du Manitoba, ils ont continué vers la capitale. A leur arrivée,

Le message du Constitution Express était clair : le rapatriement ne pouvait avoir lieu qu’avec le consentement des Autochtones. Pour obtenir le consentement, le mouvement a proposé une conférence trilatérale supervisée au niveau international, au cours de laquelle les peuples autochtones, le Canada et le Royaume-Uni se réuniraient pour définir leurs domaines d’autorité respectifs, « définir les termes de l’existence politique » entre eux, et créer les « conditions nécessaires pour permettre aux Nations indiennes du Canada de parvenir à l’autodétermination au sein de la Fédération canadienne ». C’était une proposition qui bouleverserait fondamentalement le processus de rapatriement, tout en remodelant la Constitution même en cours de rapatriement. Si le Canada refusait de participer, il promettait de chercher d’autres recours :

« En dernier recours, nous proposons de prendre toutes les autres mesures nécessaires pour séparer définitivement les nations indiennes de la juridiction et du contrôle du gouvernement du Canada, si ses intentions demeurent hostiles à nos peuples, tout en insistant sur le respect des obligations qui nous sont dues par Sa Majesté la Reine.

Comme on pouvait s’y attendre, le Canada a décliné l’invitation.

Au cours des dix-huit mois suivants, ce qui a commencé comme un voyage en train s’est transformé en un vaste mouvement politique avec des inflexions à la fois locales et internationales. En fait, comme ce numéro de BC Studiesle démontre, ces facettes étaient entièrement imbriquées. Des affaires judiciaires ont été lancées devant les tribunaux canadiens et britanniques. Une petite délégation est allée d’Ottawa à New York, où les propositions du mouvement ont été présentées aux Nations Unies. Une soumission a été présentée devant le quatrième tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques, tenu à Rotterdam, aux Pays-Bas. Une série d’au moins huit « Constitution Express Potlaches » a eu lieu dans des collectivités de la Colombie-Britannique. Et un deuxième voyage, surnommé le «Constitution Express II», a été effectué à travers l’Europe occidentale, où il a lancé une campagne massive d’éducation populaire sur l’autodétermination autochtone au cœur des anciens empires. Finalement, le mouvement s’est retrouvé à Londres, rejoignant un important lobby politique et juridique autochtone déjà en cours.

Au moment où le projet de loi sur le Canada a été présenté au Parlement britannique, les préoccupations des peuples autochtones dominaient le débat, avec de nouvelles clauses proposées par les députés britanniques qui reflétaient le type de consentement et d’autonomie gouvernementale pour lesquels ils avaient fait pression. Mais finalement, lorsque le projet de loi a finalement été adopté, ce qu’ils ont obtenu, c’est l’article 35, une concession du gouvernement canadien qui « reconnaissait et affirmait » les « droits ancestraux et issus de traités existants des peuples autochtones du Canada ». Ce que cette section signifiait et ce qu’elle ferait pour les peuples autochtones était entourée de mystère, encore à définir.

Au cours des quatre décennies qui ont suivi, le mystère de l’article 35 a pris une sorte de vie propre, évoluant progressivement dans le droit et la politique au Canada (une évolution que Kent McNeil expose magnifiquement dans sa contribution à ce numéro). Pourtant, les mouvements qui l’ont provoqué – et qui visaient beaucoup plus – semblent s’être éloignés de la vue, du moins dans le domaine de la recherche, où ils ont reçu étonnamment peu d’attention académique.

L’idée derrière ce numéro spécial sur le Constitution Express était de créer une sorte de rétrospective du mouvement, et qui examinerait deux choses simultanément : ce que le mouvement a fait alors et sa signification aujourd’hui, quarante ans plus tard. Pour y parvenir, nous avons entrepris de réunir des universitaires et des organisateurs communautaires autochtones directement impliqués dans le mouvement avec d’autres universitaires éminents et émergents qui pourraient y apporter une perspective unique. En fin de compte, grâce à une combinaison de cinq articles académiques et de deux pièces de réflexion personnelles, qui mettent en avant les voix de ceux qui étaient là, nous sommes repartis avec une collection puissante – une qui se déplace à travers les objectifs variés du mouvement, les méthodes et les théories il s’est déployé pour les atteindre, et son effet de résonance aujourd’hui, y compris son action politique, juridique, intellectuelle, et l’héritage intergénérationnel. […]

L’internationalisme autochtone et la question foncière de la Colombie-Britannique

L’une des choses les plus intéressantes à propos de Constitution Express – et quelque chose que ce numéro essaie explicitement de représenter – était son interaction entre l’action nationale et internationale. C’était un mouvement fondé sur la résurgence de l’autorité juridique et politique autochtone sur les terres autochtones. C’était un mouvement engagé à maintenir les types de relations internationales, en particulier les relations juridictionnelles, que les peuples autochtones avaient historiquement cherché à établir avec les régimes coloniaux par le biais de traités et d’autres arrangements politiques. Et c’était aussi un mouvement informé par la pensée anticoloniale échangée entre le «tiers» monde postcolonial et le «quatrième» monde autochtone sur ce à quoi la décolonisation – et l’élaboration d’une constitution – pourraient ressembler. Dans ce, il s’appuyait sur un internationalisme autochtone renaissant qui s’était accéléré tout au long des années 1960 et 1970, dans lequel le chef Secwépemc George Manuel était au premier plan. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir. Mais les nations autochtones de ce qui est maintenant connu sous le nom de Colombie-Britannique ont une riche histoire d’activisme international et de diplomatie qui remonte à bien plus longtemps que cela. Bien qu’il soit au-delà de la portée de cette introduction de plonger dans cette histoire de l’internationalisme autochtone en détail, nous avons pensé qu’il pourrait être utile d’aborder quelques-uns de ses points de contact, en ancrant le mouvement dans ce qui l’a précédé comme un moyen de fournir un contexte pour et continuité intellectuelle avec les articles à venir.

Il est important de noter que l’un des principaux déterminants de cet activisme a toujours été le refus du gouvernement de la Colombie-Britannique de résoudre de manière satisfaisante la « question des terres indiennes » dans la province. Contrairement à de nombreuses autres régions du Canada, très peu de traités historiques ont été signés entre les peuples autochtones et la Couronne en Colombie-Britannique (à l’exception des traités Douglas sur l’île de Vancouver et du Traité 8 dans le coin nord-est de la province). Du point de vue du gouvernement fédéral, le but de la signature de traités historiques avec les nations autochtones était de garantir la souveraineté de l’État sur ce qui était auparavant les territoires autonomes des nations autochtones par le biais d’un processus appelé « extinction » – considéré comme le moyen le plus rapide d’éliminer le titre foncier autochtone à deux fins de l’établissement colonial et du développement capitaliste sur les terres autochtones. Dans la majeure partie de la Colombie-Britannique et dans de nombreux endroits du nord du Canada, ces mécanismes de vol de terres légalisé n’ont pas été mis en œuvre historiquement, laissant ainsi un trou noir d’incertitude juridique et économique sur les territoires non cédés en question. À qui appartient la terre dans de telles circonstances ? Quelles sont les règles qui guident l’implantation et le développement économique de ces lieux ? Les développeurs ont tendance à aimer les réponses à ces questions avant d’investir trop lourdement dans des projets d’infrastructure et d’extraction, en particulier dans les démocraties libérales comme le Canada, de sorte que les communautés autochtones n’ont aucun recours légal lorsqu’elles perturbent les marges bénéficiaires en bloquant les flux de capitaux provenant de leurs territoires traditionnels. .

Les traités, bien sûr, ont une signification radicalement différente pour les peuples autochtones – même pour les communautés qui n’ont jamais entamé de négociations à leur sujet, comme bon nombre de celles impliquées dans le Constitution Express. De manière générale, la plupart des traités historiques signés entre les peuples autochtones et la Couronne décrivent des échanges par lesquels les peuples autochtones acceptent de partager certaines de leurs terres en échange de paiements et de promesses faites par des fonctionnaires représentant la Couronne. Ils sont souvent compris comme des engagements sacrés pour maintenir une relation de réciprocité qui respecte le mode de vie et l’autonomie relative de chaque partenaire dans le temps, tout en partageant certaines obligations l’un envers l’autre et envers la terre. En tant que tels, les traités sont des accords qui affirment les droits et les titres autochtones, et non les éteignent. Vu sous cet angle, les traités fournissent un cadre international pour assurer des relations « de nation à nation » avec le Canada, et les peuples autochtones les ont défendus comme tels. Il semble que ce soit cette compréhension que le mouvement a déployée, par exemple, lorsqu’il a appelé à un traité, pour « respecter les pactes et les engagements pris ».

Sans un mécanisme acceptable en place pour garantir leurs droits et titres, la position par défaut des peuples autochtones dans la province et dans tout le Canada est que la terre leur appartient et, à ce titre, relève toujours de leur compétence souveraine. Au cours du dernier siècle et demi, les peuples autochtones de la Colombie-Britannique ont défendu cette position, légalement et politiquement, par de nombreux moyens, y compris l’envoi de pétitions officielles et/ou de délégations à Victoria, Ottawa et Londres pour défendre leur cause. […]

Bien que dans chaque cas, ils aient été refoulés – la Couronne britannique insistant sur le fait que leurs préoccupations concernant les titres fonciers étaient une affaire strictement nationale – ces délégations démontrent la persistance de l’organisation politique autochtone au cours du siècle dernier et font également allusion au caractère international de ces efforts. Cependant, le gouvernement fédéral veillerait bientôt à ce que ces types de réclamations contre l’État ne se produisent pas sans conséquence punitive. À cette fin, en 1927, le gouvernement l’a rendue illégale, via des modifications à sa Loi sur les Indiens déjà raciste et sexiste, 1876, de s’organiser officiellement à des fins politiques ou de solliciter une représentation juridique (ou de collecter des fonds pour ce faire) afin de poursuivre des réclamations contre l’État, sapant ainsi dans une large mesure les fondements de l’organisation autochtone au cours de cette période.

Alors que l’amendement de 1927 à la Loi sur les Indiens interdisant le militantisme juridique et politique des autochtones a eu pour conséquence attendue de réduire considérablement ce travail. – il a effectivement détruit les tribus alliées de la Colombie-Britannique, par exemple – il ne l’a pas complètement éradiqué. Les peuples autochtones ont continué à faire valoir leurs préoccupations tout au long des années 1930, 1940 et 1950, bien que souvent de manière dissimulée ou sous des formes différentes, par l’intermédiaire d’organisations telles que la Native Brotherhood of British Columbia (une organisation de pêche des Premières Nations créée en 1931), le Nisga’a Land Committee (qui a réussi à poursuivre son travail de manière tronquée) et une variété de « Homemaker Clubs » de femmes autochtones de la Colombie-Britannique (qui finiront par fusionner pour former la British Columbia Indian Homemakers Society et la BC Native Women’s Society en 1968) . En ce qui concerne ces dernières organisations, Les femmes autochtones ont pu utiliser efficacement les hypothèses ouvertement patriarcales de l’époque concernant la nature domestique et apolitique du travail des femmes à la maison pour discuter, formuler et poursuivre leurs intérêts politiques individuels et collectifs sous le radar d’un appareil de surveillance de plus en plus répressif de l’État colonial. . Ce dernier point est magnifiquement développé dans la contribution de Sarah Nickel à ce numéro spécial.

Pour des raisons similaires, la politique d’organisation des travailleurs et travailleuses autochtones en Colombie-Britannique au début du XXe siècle mérite également d’être brièvement mentionnée ici. Comme le démontre le travail de l’historien du travail Andy Parnaby, cette histoire a une longue lignée de radicalisme autochtone, en particulier sur les rives de Burrard Inlet à North Vancouver, où les débardeurs Squamish dominaient non seulement le travail lié au bois sur les quais, mais étaient aussi des « pionniers » du syndicalisme industriel. Essentiellement, le travail salarié saisonnier offert par le « travail du bois » sur le front de mer servait de tampon temporaire pour les Squamish alors que deux modes de production distincts et asymétriques commençaient à entrer en conflit violent : le capitalisme industriel, d’une part , et l’économie de subsistance des Squamish/Salish de la côte, d’autre part. « Les hommes et les femmes squamish étaient importants, si inégaux, acteurs de ce nouveau contexte industriel », écrit Parnaby. « Le fait que toutes les activités professionnelles entreprises par les travailleurs autochtones étaient saisonnières est important », poursuit-il, car cela « fait allusion à la manière dont les rythmes temporels et spatiaux d’un mode de vie coutumier, ordonné par la parenté, s’articulent avec la logique d’un marché du travail capitaliste en plein essor. À une époque où il devenait de plus en plus difficile de s’organiser en tant qu’Autochtones, le faire en tant que travailleurs permettait aux hommes et aux femmes squamish de déployer sélectivement leur force de travail par le biais du salaire saisonnier pour protéger ce qui était le plus important pour eux : l’accès à une vie sur le des terres et des eaux déterminées par le droit coutumier et la tradition, et non à une vie dictée uniquement par les exigences du capital colonial.

Protéger la fragile articulation de ces modes de production en défendant le travail salarié saisonnier est devenu le centre des premières activités syndicales autochtones sur la côte. Selon notre estimation, le syndicat le plus fascinant à le faire à l’époque était la section locale 526 des Industrial Workers of the World (IWW), établie en 1906 par principalement des manutentionnaires Squamish et Tsleil-Watuth. Le local, formé un an après la formation des Wobblies à Chicago en 1905, est devenu affectueusement connu par ses quelque cinquante à soixante membres autochtones sous le nom de chapitre « Bows and Arrows ». En ce qui concerne la défense du type de personnes et de travail en question, les IWW étaient un choix naturel, compte tenu de sa politique raciale progressiste pour l’époque ainsi que de sa réputation de servir «des travailleurs qui ne s’intégraient pas bien dans les structures syndicales de métier établies: le non qualifiés, les migrants et les marginaux. Alors que la section locale n’a duré que deux ans, de nombreux travailleurs squamish impliqués dans les arcs et les flèches ont continué à former la section locale 38-57 – encore une fois, en grande partie autochtone – de l’International Longshoremen’s Association (ILA). ILA 38-57, il s’est avéré, allait devenir une rampe de lancement pour la prochaine génération de défenseurs des droits autochtones dans la province, dont le plus éminent était le chef squamish Andrew (Andy) Paull.

Paull a émergé de ses jours d’union en tant qu’activiste infatigable des droits des autochtones, luttant pour l’amélioration des peuples, des terres et des communautés autochtones en Colombie-Britannique, au Canada et aux États-Unis par le biais d’organisations telles que les tribus alliées de la Colombie-Britannique mentionnées précédemment (il était un membre fondateur) puis, après la disparition de ce dernier, la North American Indian Brotherhood (NIAB), qu’il a cofondée en 1944. Au cours de son mandat de président de la NIAB, Paull servira d’ami et de mentor à George Manuel, une autre force politique autochtone émergente dans la province. Manuel prendrait la présidence de la NAIB après la mort de son mentor en 1959 et servirait à ce titre jusqu’en 1963, après quoi il est passé à servir dans de nombreuses autres organisations politiques provinciales, nationales et internationales d’une importance cruciale,

Le livre fondateur de Manuel de 1974, The Fourth World: An Indian Reality (coécrit avec Michael Posluns), détaille sa vie d’activisme et de leadership autochtones pendant cette période. Réédité en 2019 pour la première fois depuis 1974, Le Quart Mondeest incontestablement l’un des textes centraux de la vague de littérature autochtone qui a émergé de la politique tumultueuse des années 1960 et 1970. Le texte expose les fondements politiques et culturels de la résistance autochtone à la domination coloniale au cours des quatre derniers siècles. Il soutient que la colonisation a déclenché une lutte manichéenne entre le colonisateur et les peuples autochtones, propulsée par deux « conceptions de la terre » fondamentalement incommensurables : la terre comme une marchandise – comme quelque chose qui peut être « spéculé, acheté, vendu, hypothéqué, revendiqué par un État, cédé ou revendiqué par un autre» – et la terre en tant que relation, « La terre en tant que notre Terre Mère ». La lutte des peuples autochtones pour défendre ces derniers contre la mondialisation violente des premiers est au cœur de la lutte de ce que Manuel appelle le « quart monde ». […]

Les voyages internationaux de Manuel finiront par culminer avec la fondation historique en octobre 1975 du Conseil mondial des peuples autochtones à Port Alberni, en Colombie-Britannique, qui accueille des participants autochtones de dix-neuf pays différents sur quatre continents. Le WCIP continuerait à défendre les droits des peuples autochtones à travers la planète, son travail de plaidoyer étant déterminant pour le développement éventuel du Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones en 1982 et la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.en 2007. Pendant ce temps, pendant la même période, les nations autochtones de la Colombie-Britannique se battaient pour leur titre et leur autodétermination aux niveaux local et régional. Bien qu’en 1951, le gouvernement fédéral ait abrogé bon nombre des dispositions législatives les plus répressives de la Loi sur les Indiens, décriminalisant la défense juridique et le travail politique des peuples autochtones, en 1969, il lancerait une autre offensive d’assimilation majeure sous la forme du Livre blanc. Mais au lieu de servir de mécanisme d’assimilation accélérée et de vol de terres, comme prévu, l’échec du Livre blanc de 1969 a contribué à engendrer une unité nationale renouvelée parmi les peuples autochtones d’un océan à l’autre. […]

Alors que les années 1970 ont été un foyer d’action politique, influencée, bien sûr, par le Red Power et l’American Indian Movement (AIM), la résurgence de la juridiction au niveau communautaire en Colombie-Britannique est une partie moins connue de l’histoire. Par exemple, il y a eu une série de barrages routiers à l’été 1975, y compris le blocus de six semaines des St’uxwtews à Cache Creek, armés et soutenus par l’AIM. La pêche est alors devenue un «paratonnerre », suscitant d’autres blocages ainsi qu’une séquence de victoires judiciaires stupéfiante alors que l’avocate de l’UBCIC, Louise Mandell, a remporté soixante-quatre affaires de droits de pêche en 1977 seulement. Mais, comme le remarquait George Manuel, « les vrais signes de la renaissance » pouvaient aussi se voir « dans la résurgence de nos langues, dans la croissance des institutions politiques anciennes et nouvelles… dans le nombre croissant de jeunes qui recherchent la sagesse des grands-pères et trouvent des moyens de l’appliquer dans leur propre vie. Dans ce contexte, Trudeau a lancé le processus de rapatriement, commençant ainsi son « offensive constitutionnelle » contre les peuples autochtones.

Tout cela pour dire qu’au moment de la Constitution Express, les peuples autochtones de la Colombie-Britannique s’étaient déjà imposés comme des organisateurs qualifiés, ayant défendu leur terre et leur souveraineté dans les forums nationaux et internationaux pendant des décennies. Comme Louise Mandell l’écrira plus tard pour Socialist Studies, au moment où le mouvement a atterri à Londres et a soumis une référence au Conseil privé, il «a poursuivi un processus pour les chefs de la Colombie-Britannique qui avait commencé en 1906», se référant, bien sûr, à ces premières délégations. En effet, c’est cette longue histoire d’activisme pan-autochtone expansif en Colombie-Britannique et au-delà qui a finalement contribué au pouvoir et à l’élan du mouvement, fortement ressentis dans l’ensemble des articles et réflexions contenus ici. Ce que cette collection montre, c’est que, plus qu’un simple mouvement de reconnaissance constitutionnelle nationale, c’était aussi un mouvement d’autodétermination et de décolonisation du Quart Monde. De même, on pourrait dire que la création de l’article 35 n’a pas entièrement réussi à domestiquer ses objectifs.

Présentation du numéro spécial

Après toutes ces remarques préliminaires, nous proposons maintenant une ventilation de la structure et des contributions à ce numéro spécial. Nous rassemblons ici cinq articles académiques avec deux réflexions de première main, qui présentent toutes deux les voix de ceux qui sont directement impliqués dans le mouvement. Les articles et réflexions sont plus thématiques que chronologiques, abordant l’histoire du mouvement sous différents angles et perspectives : sa dynamique genrée, son internationalisme, ses arguments et implications juridiques, etc. Certains regardent une facette du mouvement. Par exemple, l’article d’Emma Feltes et Sharon Venne revient sur ses observations au quatrième tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques, tandis que d’autres, comme ceux de Kent McNeil et Louise Mandell, jettent un regard plus rétrospectif sur les développements dans la politique, la loi, et l’organisation politique. Pendant ce temps, les réflexions personnelles les relient, fournissant des vignettes petites mais puissantes invitant les lecteurs à imaginer ce que c’était que d’être là et d’être au cœur de l’action.

Nous commençons par une puissante réflexion de Mildred Poplar, une aînée des Vuntut Gwitchin et protagoniste centrale du Constitution Express. Racontant son expérience de l’Express en tant que l’un de ses principaux organisateurs, elle ramène non seulement le sentiment profond d’accomplissement – ​​s’organiser, comme ils l’ont fait, à une vitesse vertigineuse – mais aussi les enjeux impliqués : c’était une lutte pour la nation et l’autodétermination , pas pour l’inclusion d’un ensemble tronqué de droits dans une constitution imposée par la colonisation. L’histoire que raconte Poplar jette également un éclairage important sur le caractère du travail qui a contribué à la vie matérielle et intellectuelle du mouvement, notamment celui des femmes autochtones.

La question de savoir quel travail était central, mais trop souvent enterré ou négligé, est reprise explicitement dans la contribution de l’historienne Tk’emlúpsemc Sarah A. Nickel. Bien que les femmes autochtones aient été profondément engagées dans la lutte représentée par le Constitution Express, leur travail s’est également éloigné de ses efforts par la création du groupe dissident des Concerned Aboriginal Women (ou CAW). Selon Nickel, le « CAW a utilisé sonpropre concept d’activisme populaire basé sur la communauté parentale pour critiquer non seulement le barrage incessant de violence coloniale auquel les peuples autochtones sont confrontés quotidiennement, mais aussi, parfois, les fondements et les pratiques patriarcales des dirigeants autochtones et de l’État colonisateur.” L’article de Nickel est essentiel pour comprendre la dynamique sexospécifique de la violence coloniale et de la dépossession, qui place les femmes autochtones dans une lutte nécessairement double : celle contre la structure de la domination coloniale créée de l’extérieur et celle contre les façons infâmes dont le caractère de cette structure peut influencer et a influencé les communautés autochtones.

Les deux articles suivants et une réflexion sortent du cadre du Canada pour aller vers les divers lieux internationaux, où le mouvement a poursuivi sa lutte contre le rapatriement. Tout d’abord, un article co-écrit par l’anthropologue juridique Emma Feltes et l’experte juridique crie Sharon Venne (masko nohcikwesiw manitokan) se penche sur la soumission de l’UBCIC au quatrième Tribunal Russell sur les droits des Indiens des Amériques. Venne, un jeune stagiaire en droit à l’époque du Constitution Express, a présenté ce mémoire au tribunal, après avoir produit la nouvelle analyse juridique sur laquelle il s’appuyait. Recontextualiser l’obligation juridique historique de la Couronne britannique d’obtenir et de faire respecter le consentement autochtone dans le cadre du droit international et autochtone, Venne a fait valoir devant le tribunal que les peuples autochtones devraient avoir accès aux mécanismes de décolonisation des Nations Unies – mécanismes normalement réservés aux seules colonies d’outre-mer ou du «tiers monde». Mettant en vedette la voix de Venne dans une analyse dynamique et stratifiée entre les deux auteurs, l’article revient sur les aspirations profondément décoloniales du Constitution Express et, en particulier, sur l’influence de l’anticolonialisme du tiers monde sur le mouvement.

L’article de Rudolph Rÿser fait un excellent travail de déballage de l’arc historique plus long dans lequel le Constitution Express s’est formé, du point de vue d’un stratège clé du mouvement. Ici, nous voyons le processus de rapatriement comme une simple tentative parmi trois siècles de tentatives de dépossession et de génocide autochtones. Il suit ensuite de près la stratégie politique à plusieurs volets du mouvement dirigée simultanément contre le gouvernement du Canada, le gouverneur général et la reine, avant de reprendre là où Feltes et Venne se sont arrêtés : aux Nations Unies. Ici, l’article détaille les actions diplomatiques du mouvement à l’ONU, attirant le sous-secrétaire général aux affaires politiques, à la tutelle et à la décolonisation ; le sous-secrétaire général aux droits de l’homme ; et douze missions d’États membres de l’ONU “dans la confrontation politique”. Finalement,

La réflexion à suivre, de Lorna Wanosts’a7 Williams, parle aussi de politique locale et internationale. Mais cela parle intimement, comme l’histoire de « l’établissement de la protestation et de l’affirmation des droits autochtones dans une communauté » : Mount Currie de la nation Lil’wat/St’at’yem’c. Ayant envoyé un grand nombre de personnes à la fois sur le Constitution Express original à Ottawa et sur le deuxième Constitution Express en Europe, Mount Currie était une plaque tournante de l’action, et Williams tisse magnifiquement entre ces contextes internationaux et communautaires alors qu’elle se souvient du mouvement avec l’aide d’autres membres de la famille et de la communauté. Avec un sentiment d’être presque transporté en 1981, des souvenirs sur l’importance de la cérémonie et du chant, sur l’enseignement et l’apprentissage qui ont eu lieu, et sur les relations nouées avec les médias et d’autres alliés en Europe se déroulent.

Les deux articles suivants déplacent la question de ses points de vue plus historiques et rétrospectifs jusqu’au moment présent. Tout d’abord, l’article de Kent McNeil conduit le lecteur à travers quatre décennies de jurisprudence, posant la question sans détour, d’un point de vue juridique : « La constitutionnalisation des droits ancestraux et issus de traités a-t-elle fait une différence ? » Avec sa clarté caractéristique et dans une prose succincte, McNeil compare le traitement des peuples autochtones avant l’article 35 aux yeux de la loi aux développements postérieurs à 1982 et aux « gains » présumés depuis. McNeil jette un œil attentif sur presque tout l’ensemble du droit autochtone au Canada, réfléchissant à ce qu’il fait et ne fait pas pour les droits, les titres et les traités autochtones. Le résultat est l’un des récits les plus lucides et méthodiques de cet ensemble de lois que nous ayons vus à ce jour,

Enfin, le numéro se termine par un article de Louise Mandell, avocate interne de l’Union des chefs indiens de la Colombie-Britannique à l’époque du Constitution Express, et l’une des principales stratèges juridiques du mouvement. Cette pièce s’appuie sur un chapitre précédent, écrit par Mandell aux côtés de la partenaire juridique de longue date de Mandell, Leslie Pinder, une autre de l’équipe juridique originale du mouvement, qui est malheureusement décédée ce printemps. Dans sa contribution mise à jour ici, Mandell plonge profondément dans ses souvenirs du mouvement – de la navigation dans le système juridique et politique britannique pour la première fois, et les subtilités de l’histoire juridique impériale, à son introduction simultanée au droit autochtone au cours du développement du mouvement . Mais cet article fait plus que détailler ces intersections du droit : c’est aussi une histoire profondément personnelle, et celui qui va et vient jusqu’à nos jours. Mandell trouve des fils d’espoir dans et parmi ses nombreuses expériences sur le terrain depuis – quelque chose qui parle à la fois subtilement et directement des réalisations du mouvement et de sa pertinence continue.

Posté dans Life on the Left par Richard Fidler 

Traduction NCS avec l’utilisation de Deepl

Le respect et la protection des droits des enfants, vraiment ?

8 avril 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Regroupement des organismes ESPACE du Québec (ROEQ) Barbara Aberman, Agente de liaison aux dossiers politiques Janie Bergeron, coordonnatrice du ROEQ Nancy Gagnon, coordonnatrice administrative Karine Savoie, coordonnatrice aux communications et innovations Patricia St-Hilaire, coordonnatrice au programme La phrase « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits » est indiquée à l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) dont le Canada est signataire et de laquelle s’inspire la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Est- ce que cette phrase aurait été oubliée par nos décideurs et décideuses lorsqu’il est question des droits des enfants? [caption id="attachment_12513" align="alignright" width="327"] Crédit : Le droit_d'être_protégé, Elliot Tzotzis Ferrand, 11 ans.[/caption] Plusieurs faits démontrent que, depuis des années, et ce, malgré plusieurs grandes promesses et beaux discours, les gouvernements du Canada et du Québec n’honorent pas leurs engagements lorsque l’on parle des droits des enfants. Par exemple, la Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) est un traité qui reconnaît les droits propres aux enfants. Elle est un instrument juridique international adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies en novembre 1989. Le Canada a ratifié la Convention en 1991 et le gouvernement québécois s’est lui-même déclaré lié par décret. Lié par décret !

Une atteinte à l’intégrité physique de l’enfant

Compte tenu de leur état de mineur, les enfants ont des droits distincts de ceux octroyés aux adultes, notamment lorsqu’il s’agit de vie citoyenne ou pour poser certains actes : voter, conduire, se procurer des biens, etc. Cependant, lorsqu’il s’agit de violence, il ne devrait pas y avoir de différence entre les droits des adultes et ceux des enfants. Pourtant, une distinction s’applique. Au Canada, tous les enfants sont protégés contre toute forme de violence par une loi fédérale qui s’applique partout au pays. Cette loi mentionne des infractions telles que l’omission de fournir les nécessités de la vie, l’abandon d’un enfant et un certain nombre d’infractions sexuelles touchant les enfants. Mais, et malgré l’amendement adopté en 20041, l’article 43 du Code criminel canadien est maintenu et autorise les parents ou les tutrices ou tuteurs de l’enfant à user de force physique pour corriger l’enfant dans le cadre de leur mission éducative. La fessée est une forme de châtiment corporel que certains parents infligent encore aux enfants. Aucun comportement d’un enfant ne saurait justifier un acte qui, posé à l’endroit d’un adulte, constituerait une atteinte inacceptable à ses droits, à son intégrité physique ainsi qu’à sa sécurité garantie par les chartes canadienne et québécoise. Ce geste posé à l’égard d’un adulte pourrait même être considéré comme un geste criminel. Pourquoi cette pratique est-elle encore tolérée à l’endroit des enfants ? Malgré l’article 19 de la Convention, qui mentionne que l’enfant doit être protégé contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, les gouvernements canadien et québécois perpétuent des pratiques disciplinaires largement dépassées, venant gravement compromettre la sécurité et les droits des enfants. On aimerait que le Québec et le Canada présentent des fiches parfaites en matière de droits des enfants, mais l’exemple cité plus haut démontre clairement qu’il y a des manquements graves de la part de nos gouvernements concernant ces droits. Cela, sans compter les manquements quant aux droits à l’éducation et à la santé ou aux droits des enfants dont le statut d’immigration ou celui de leurs parents est précaire. Beaucoup de chemin reste encore à parcourir pour faire disparaître les clivages entre les droits des adultes et ceux des enfants.

Les suites de la Commission Laurent

Au Québec, plusieurs ont suivi avec attention la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse mise en place à la suite du décès d’une petite fille de sept ans à Granby. Tout le Québec s’est indigné et cherchait à comprendre les failles du système nous ayant menés à une telle situation. Les recommand’actions issues du rapport sont claires : instituer un commissaire au bien-être des enfants, adopter une charte des droits de l’enfant et faire de la prévention. La présidente de cette Commission, Régine Laurent, a affirmé à plusieurs reprises durant les audiences qu’il faut agir ensemble afin de devenir « un Québec digne de ses enfants ». Quand ces recommand’actions seront-elles mises en oeuvre ? Cela fait plus de 30 ans que les membres du ROEQ travaillent à informer les enfants de leurs droits et de l’importance d’avoir un réseau d’adultes bienveillants autour d’eux. Déjà en 1991, lors de la sortie du rapport du Groupe de travail pour les jeunes, intitulé Un Québec fou de ses enfants, les notions de prévention des mauvais traitements et du respect des enfants peu importe leur âge étaient mises de l’avant. Comment se fait-il qu’aucun changement n’ait été constaté en 20 ans ? Malgré tous ces engagements et ces chartes, les inégalités, les injustices sociales et les nombreux drames des dernières années témoignent incontestablement du fait que les droits des enfants sont encore ignorés et bafoués. Si nos gouvernements veulent réellement faire respecter les droits des enfants, ils doivent reconnaître que les enfants doivent être considérés comme des personnes à part entière, avec les mêmes droits à la sécurité et à leur plein développement que toute citoyenne et tout citoyen.
Né en 1989, le Regroupement des organismes ESPACE du Québec (ROEQ) rassemble les organismes ESPACE présents dans différentes régions du Québec. ESPACE croit que chaque enfant a le droit de vivre une enfance en sécurité et sans violence. Notre mission est donc de promouvoir la prévention de la violence faite aux enfants sous toutes ses formes. Prévenir la violence, c’est donner aux enfants les moyens de se protéger contre toute forme d’agression, mais aussi, et c’est important, de sensibiliser les adultes à leur rôle en prévention pour venir en aide aux enfants et de les outiller à cette fin. espacesansviolence.org
 
  1. Ministère de la Justice. En ligne : https://www.justice.gc.ca/fra/pr-rp/jp-cj/vf-fv/cce- mcb/index.html/ La Cour suprême du Canada a conclu que l’article 43 était constitutionnel, mais elle en a limité considérablement l’application au recours à une force légère qui est raisonnable dans les circonstances et a donné certains exemples.

L’article Le respect et la protection des droits des enfants, vraiment? est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Les travailleurs agricoles mexicains au Québec : un « intrant jetable »

8 avril 2022, par CAP-NCS
Le Mexique est entré dans le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS)[1] en 1974 avec la signature d’un accord bilatéral établissant un protocole d’entente entre (…)

Le Mexique est entré dans le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS)[1] en 1974 avec la signature d’un accord bilatéral établissant un protocole d’entente entre les gouvernements du Canada et du Mexique. Il visait à fournir des travailleurs pour les travaux agricoles de neuf provinces canadiennes[2]. D’année en année, le nombre de travailleurs saisonniers mexicains au Canada a augmenté pour atteindre 18 499 en 2013, soit un total de 261 301 travailleurs entre 1974 et 2013.

Un programme fait sur mesure

En 1987, le PTAS a été privatisé et le programme a dès lors été géré par des entités privées comme la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre agricole étrangère (FERME). Par l’intermédiaire de ces organisations, les entrepreneurs agricoles canadiens soumettent des demandes pour répondre à leurs besoins en main-d’œuvre. Au Mexique, par contre, la gestion du programme est confiée au ministère du Travail et de la Protection sociale, qui assure la diffusion du programme de mobilité de la main-d’œuvre, le recrutement du personnel et la répartition subséquente des travailleurs dans les fermes canadiennes, de même que les procédures : demande de passeport, vérification des examens médicaux, demande de visa, procédure de billetterie et enregistrement des demandes d’emploi auprès des associations d’employeurs.

En retour, les employeurs canadiens s’engagent à fournir aux travailleurs des logements qui répondent aux exigences minimales d’habitation et à équiper la maison d’appareils électroménagers, ainsi qu’à fournir de la nourriture. Cependant, le coût du logement et de la nourriture est facturé aux migrants. Le contrat couvre les frais de transport aérien, de sécurité sociale et d’assurance-vie pendant la durée du contrat. Ceux qui adhèrent au programme restent de six semaines à huit mois au Canada sans possibilité de prolonger leur séjour. Ils n’ont pas le droit de demander un changement de formulaire d’immigration en vue de la permanence ni le droit au regroupement familial. Les travailleurs ne peuvent demander l’asile politique ni le statut de réfugié.

Qui en profite ?

Cinquante ans après la mise en place du modèle PTAS, les asymétries dans le programme sont évidentes. Le Canada est devenu l’un des pays agro-exportateurs les plus importants au monde grâce à l’exploitation de la main-d’œuvre mexicaine. Sans cadre juridique pour la protection des travailleurs, les migrantes et les migrants se retrouvent dans une situation vulnérable. Cette situation exprime le rapport inégal entre les besoins de la main-d’œuvre du Sud par rapport aux besoins de l’économie du Nord[3].

Les pays du Sud restent des pourvoyeurs de main-d’œuvre, dont dépend une partie très importante du PIB de ces pays, sans qu’ils puissent négocier des contrats réglementés qui seraient appropriés entre deux États souverains, pour la protection juridique des travailleurs migrants. Reflet des inégalités inhérentes à la division internationale du travail et à l’hégémonie des pays du Nord, les travailleuses et les travailleurs sont à la merci d’embauches irrégulières, de salaires précaires, d’horaires de travail pénibles; ils sont sans aucune sécurité sociale et exposés à des mesures disciplinaires dictées par des règles qui les attirent, les repoussent ou les expulsent selon la convenance des employeurs. Pour le reste, il est clair que ces dynamiques migratoires et les conditions de travail des travailleurs, loin d’être des conditions d’indépendance ou d’autonomie pour les pays d’origine comme pour les travailleurs, renforcent les relations de dépendance nationale et régionale déterminées par le contexte d’attraction pour des emplois et par l’hégémonie des pays du Nord.

La gestion des flux

La conditionnalité du retour constitue la caractéristique principale de la migration circulaire[4]. Elle vise à gérer les flux, à faciliter l’exploitation de la main-d’œuvre et à sauvegarder la compétitivité de l’employeur. Ainsi, la migration circulaire empêche l’installation du travailleur et assure son retour à son pays d’origine car, comme on l’a indiqué, la résidence, la nationalité, l’asile politique et le regroupement familial sont interdits. En même temps, en raison de la nature temporaire du séjour pour des emplois spécifiques, le travailleur, qui n’est sur le territoire canadien que pour des saisons limitées et principalement à l’intérieur des fermes, vit des conditions et un isolement qui empêchent tout type d’intégration à la société d’accueil. Ce processus ne vient pas du ciel. L’augmentation des flux de migrantes et de migrants est la conséquence de la libéralisation des marchés, de l’intégration des économies nationales aux marchés internationaux, des processus de privatisation de l’économie ainsi que de la dislocation des appareils politiques mandatés pour la protection sociale[5]. La dérégulation de l’économie fait de l’emploi un bien rare et exacerbe les différences et les inégalités entre les pays, les marchés et les individus. Elle génère une offre excédentaire de travailleuses et de travailleurs du Sud.

La migration circulaire comme « modèle »

La migration circulaire devient, dans ce contexte, un modèle de mobilité idéal dans la mesure où elle permet l’entrée légale des travailleuses et des travailleurs, mais avec des restrictions à la libre circulation et pendant des périodes strictement déterminées. En même temps, elle remplit l’objectif de fournir de la main-d’œuvre internationale aux entreprises et de favoriser leur compétitivité et leur rentabilité.

Ce qui distingue la circularité au XXIe siècle, c’est la tendance à la répétition de la formule partir et revenir[6]. Dans ce type d’accord, la force de travail constitue un intrant de production, sans autre droit que celui de la reproduction de la force de travail elle-même. Dans cette mobilité, il y a un contrôle strict du temps et de la mobilité du travailleur ou de la travailleuse, ce qui l’empêche de s’enraciner ou d’être librement employé. Pour cette raison, le nouvel ordre social ne se soucie pas de l’intégration de l’immigré. Ainsi, la travailleuse ou le travailleur international mobile devient un intrant jetable.

Les termes qui changent au détriment des travailleurs

Cette absence de statut dans les législations s’accompagne d’une sorte de « vulnérabilité garantie ». Le travailleur est inclus dans un processus de production, mais reste sans droits, tant sur le plan migratoire que sur le plan du travail. Cette situation favorise la violation des droits sociaux des migrantes et migrants circulaires. Ces derniers demeurent en dehors des paramètres légaux, leurs droits sont strictement ciblés et partiels, contrairement aux personnes natives et à celles immigrées permanentes.

Une enquête réalisée auprès des travailleurs originaires de la communauté de Rovirosa[7] démontre que les conditions du PTAS se sont détériorées :

  • À l’origine, le programme accordait aux travailleurs sélectionnés selon une nouvelle modalité une aide de 3 000 dollars pour couvrir les frais d’examens dans les cliniques officielles du secteur de la santé à Mexico, afin de garantir l’état de santé des candidats. Récemment, cet avantage a été abrogé.
  • Actuellement, les travailleurs couvrent les coûts des procédures, telles que le passeport et le permis de travail pour lesquels le gouvernement mexicain accorde une réduction.
  • Le travailleur paie le loyer, la nourriture, ce qui représente en moyenne 30 dollars par semaine. En Ontario, où la majorité des travailleurs mexicains se trouvent, le salaire minimum est de 14,25 dollars canadiens l’heure.
  • Les horaires sont variables selon les cycles de la production, ce qui fait de très longues heures au moment des récoltes.

Conclusion

Contrairement à un certain discours lénifiant qui célèbre la migration comme un moyen de réduire la pauvreté, la migration en général, et la migration circulaire en particulier, surexploitent la main-d’œuvre et représentent une perte de capital humain pour les communautés locales tout en assurant une armée de réserve disponible pour la production dans des pays du Nord comme le Canada.

Eliana Cárdenas Méndez est professeure-chercheuse au Département des sciences humaines et des langues de l’Université de Quintana Roo au Mexique


  1. NDLR. En espagnol, le nom du programme est : Programa de Trabajadores Agrícolas Temporales (PTAT). Ce programme est aujourd’hui un sous-programme du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET).
  2. Secrétariat des affaires étrangères, Programa de Trabajadores Agrícolas Temporales, Consulat général du Mexique à Toronto, 2017, <https://consulmex.sre.gob.mx/toronto/index.php/es/ptat> ; Genoveva Roldán Dávila, «Globalization between walls and borders. The scenario of the international migration », Revista Universitaria Digital de Ciencias Sociales, vol. 10, n° 19, 2019, <http://virtual.cuautitlan.unam.mx/rudics/wp-content/uploads/2019/08/RUDICSv10n19p19_40.pdf> ; Jorge Durand, Programas de trabajadores temporales : evaluación y análisis del caso mexicano, Mexico, Consejo Nacional de Población, (CONAPO, Conseil national de la population), 2006, <http://conapo.gob.mx/en/CONAPO/Programas_de_trabajadores_temporales>.
  3. Durand, ibid.
  4. Ici, la migration circulaire désigne la migration Mexique-Canada-Mexique.
  5. Saskia Sassen, Contrageografías de la Globalización. Género y ciudadanía en los circuitos transfronterizos, Madrid, Traficantes de Sueños, 2003, <file:///C:/Users/F%C3%A9licit%C3%A9/Downloads/Contrageografias.pdf>.
  6. Ricard Zapata-Barrero, Rocio Faúndez García et Elena Sánchez-Montijano, « Circular temporary labour migration : reassessing established public policies », International Journal of Population Research, 2012.
  7. Cette communauté est localisée dans le sud du Mexique où prévaut la culture industrielle de la canne à sucre, et où les paysans font face à l’épuisement des sols et à l’absence de programme d’aide gouvernementale.

 

Guerre contre l’Ukraine : un désastre pour l’Afrique aussi

7 avril 2022, par CAP-NCS
L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine va avoir des conséquences sur l’Afrique. Le risque le plus évident est celui d’une crise économique et alimentaire qui risque de (…)

L’invasion de l’Ukraine par l’armée de Poutine va avoir des conséquences sur l’Afrique. Le risque le plus évident est celui d’une crise économique et alimentaire qui risque de frapper de plein fouet le Continent. Cette invasion met aussi en lumière les ruptures politiques, notamment dans le pré carré africain de la France, qui illustrent son affaiblissement en Afrique.

Comme le souligne le site du journal Madagascar Tribune1, un défilé incessant de diplomates russes et occidentaux a eu lieu au palais présidentiel d’Anosy. Le but ? tenter d’influencer Madagascar lors du vote à l’Assemblée générale des Nations unies le 2 mars concernant la condamnation de l’invasion de l’Ukraine. En fin de compte, la Grande Ile s’est jointe aux 17 pays africains qui se sont abstenus. Si on s’attendait à ce que le Mali et la Centrafrique refusent de condamner la Russie qui est désormais leur partenaire militaire de premier plan, plus surprenant a été le vote dans le même sens du Sénégal, du Togo, du Cameroun, et de la République du Congo, ou la non-participation au scrutin du Burkina Faso ou de la Guinée. Traditionnellement ces pays étaient en symbiose avec la France, l’ancienne puissance coloniale. Quant à l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) considérée comme le bras armé de la diplomatie française, elle s’est refusée à prendre position. Cela illustre la crise spécifique de l’impérialisme tricolore en Afrique.

Un ras-le-bol de l’Occident

Le fait que la moitié des pays du Continent refuse de condamner la Russie révèle un certain ressentiment vis-à-vis de l’Occident. Certains parlent même de revanche contre l’OTAN qui avait attaqué la Libye pour mettre à bas le régime de Kadhafi, lequel bénéficiait d’une popularité usurpée certes, mais bien réelle. Un agacement de voir une mobilisation importante pour l’Ukraine qui n’a jamais été de mise pour des guerres aussi meurtrières comme celles du Soudan, de l’Éthiopie ou du Cameroun. Pour certains, c’est une sorte de satisfaction de voir un homme capable de s’opposer à la puissance de l’Union européenne et des USA. De plus le comportement scandaleux du traitement des réfugiéEs africains ou asiatiques d’Ukraine et l’accueil différencié entre les UkrainienEs et les autres réfugiéEs ont mis à nu le racisme en Europe. C’est ainsi qu’une partie des dirigeants africains ont collé aux sentiments de leur population, d’autant que maints pays entretiennent désormais des relations commerciales et militaires avec à la fois la Russie et les pays occidentaux ou s’apprêtent à le faire.

Un risque économique majeur

Une prudence de bon aloi car la crise économique risque de frapper fortement le continent. Déjà, les économies africaines sortent difficilement de la crise sanitaire liée au Covid-19. La baisse de la demande mondiale entraînant une demande moindre des matières premières, le quasi-arrêt du tourisme, la fragilisation des chaînes de valeur mondiale, et la réduction de près de 40 % des IDE (investissements directs à l’étranger) ont affaibli la santé économique des pays africains.

La guerre provoquée par Poutine va avoir des conséquences pour l’ensemble des pays africains même si elles seront différenciées. Les pays producteurs de pétrole et de gaz comme le Nigeria, l’Angola ou l’Algérie vont bénéficier de la hausse des prix, mais ils risquent d’être vite rattrapés par la pénurie de produits agricoles car ils sont de gros importateurs de denrées alimentaires. Les autres pays africains tournés vers l’agriculture seront touchés par les augmentations extrêmement importantes du prix de l’énergie. Dans tous les cas, au vu de la faiblesse des trésoreries des pays du continent, les chocs risquent d’être violents pour les populations.

Déjà l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) souligne que plus d’une trentaine de pays africains sont déjà en situation de tension alimentaire. Les causes sont multiples. Il peut s’agir de conflits comme en Centrafrique, au Niger, au Tchad, dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC), en Éthiopie, au Sud Soudan. Les dérèglements climatiques entraînent des sécheresses, c’est le cas au Kenya, en Somalie, dans le sud de Madagascar ou des pluies diluviennes comme au Burundi, à Djibouti, au Congo ou encore des cyclones qu’ont connus le Mozambique ou la région Est de Madagascar.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) a tiré la sonnette d’alarme sur la situation de stress alimentaire en avril pour nombre de pays. Le risque aujourd’hui avec la guerre initiée par Poutine est une famine de grande ampleur en Afrique.

 

 

 

Les banquiers mentent sur le financement des combustibles fossiles

6 avril 2022, par CAP-NCS
Malgré leurs promesses de réduction, les plus grandes banques du monde injectent des milliers de milliards dans le pétrole, le gaz et le charbon. Le 13e rapport annuel (…)

Malgré leurs promesses de réduction, les plus grandes banques du monde injectent des milliers de milliards dans le pétrole, le gaz et le charbon.

Le 13e rapport annuel Banking on Climate Chaos met en évidence la disparité flagrante entre les engagements publics pris par les plus grandes banques du monde en faveur du climat et la réalité du financement de l’industrie des combustibles fossiles. Pour être franc, lorsque les grandes banques ont promis de réduire le financement du pétrole, du gaz et du charbon, elles ont menti.

Au cours des six années qui ont suivi l’adoption de l’Accord de Paris (2015-2016), les 60 plus grandes banques privées du monde ont financé les combustibles fossiles à hauteur de 4600 milliards de dollars, dont 742 milliards pour la seule année 2021. Les chiffres du financement des combustibles fossiles en 2021 sont restés au-dessus des niveaux de 2016, lorsque l’Accord de Paris a été signé. Est particulièrement importante la révélation selon laquelle les 60 banques dont le profil figure dans le rapport ont canalisé 185,5 milliards de dollars rien que l’année dernière dans les 100 entreprises qui font le plus pour développer le secteur des combustibles fossiles.

L’analyse mondiale la plus complète à ce jour sur le financement des combustibles fossiles a été rédigée par Rainforest Action Network, BankTrack, Indigenous Environmental Network, Oil Change International, Reclaim Finance, Sierra Club et Urgewald. Elle est approuvée par plus de 500 organisations de plus de 50 pays du monde entier.

Le financement des combustibles fossiles reste dominé par quatre banques étatsuniennes, JPMorgan Chase, Citi, Wells Fargo et Bank of America représentant ensemble un quart de tous les financements de combustibles fossiles identifiés au cours des six dernières années. JPMorgan Chase reste le pire financeur du chaos climatique au monde, tandis que JPMorgan Chase, Wells Fargo, Mizuho, MUFG (Mitsubishi UFJ Financial Group) et cinq banques canadiennes ont augmenté leurs financements fossiles de 2020 à 2021.

Alors que les marchés mondiaux du pétrole et du gaz sont secoués par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les données révèlent que JPMorgan Chase est le plus grand banquier examiné dans ce rapport pour ses relations avec le géant énergétique étatique russe Gazprom, tant en termes de totaux 2016-2021 que lorsqu’on ne regarde que l’année dernière. JPMorgan Chase a fourni à Gazprom 1,1 milliard de dollars en financement de combustibles fossiles en 2021.

http://alencontre.org/wp-content/uploads/2022/04/Banking-on-climate-chaos.jpg Le rapport comprend une chronologie qui montre comment les banques qui ont rejoint la Net-Zero Banking Alliance (NZBA, qui fait partie de la Glasgow Financial Alliance for Net Zero) l’année dernière ont simultanément financé certaines des entreprises pétrolières et gazières dont l’expansion est des plus flagrante, contribuant potentiellement à enfermer la planète dans des décennies d’émissions réchauffant le climat.

Immédiatement après le lancement de la NZBA, en avril 2021, de nombreuses banques signataires ou en passe de l’être se sont engagées dans d’énormes transactions allant totalement contre l’objectif «net zéro». On peut noter: mai 2021: 10 milliards de dollars à Saudi Aramco (Citi, JPMorgan Chase), 1,5 milliard de dollars à Abu Dhabi National Oil Co. (Citi); juin 2021: 12,5 milliards de dollars à QatarEnergy (Citi, JPMorgan Chase, Bank of America, Goldman Sachs); août 2021: 10 milliards de dollars à ExxonMobil (Citi, JPMorgan Chase, Bank of America, Morgan Stanley). Sur les 44 banques de ce rapport qui se sont actuellement engagées à financer des émissions «nettes nulles» d’ici 2050, 27 n’ont toujours pas de politique significative de non-expansion pour toutes les parties de l’industrie des combustibles fossiles.

Les plus grands climatologues du monde ont conclu que les réserves existantes de combustibles fossiles contiennent plus qu’assez de pollution par le carbone pour rompre notre «budget carbone» restant et faire passer le monde au-delà de 2 degrés Celsius de réchauffement – sans mentionner l’objectif de 1,5 degré fixé par l’Accord de Paris – et de la catastrophe climatique que cela implique.

La nouvelle Global Oil and Gas Exit List montre que l’expansion pétrolière et gazière en amont est remarquablement concentrée: les 20 premières entreprises sont responsables de plus de la moitié du développement et de l’exploration des combustibles fossiles. Banking on Climate Chaos montre que le soutien des banques à ces entreprises est également remarquablement concentré: les dix principaux banquiers de ces vingt premières entreprises sont responsables de 63% du financement des grandes banques de ces entreprises depuis Paris. Chacun de ces dix premiers banquiers s’est dit engagé à atteindre un taux net zéro d’ici 2050: JPMorgan Chase, Citi, Bank of America, BNP Paribas, HSBC, Barclays, Morgan Stanley, Goldman Sachs, Crédit Agricole, Société Générale.

Tendances sectorielles

Pétrole des sables bitumineux: De façon alarmante, les sables bitumineux ont connu une augmentation de 51% de leur financement entre 2020 et 2021, pour atteindre 23,3 milliards de dollars, le plus grand saut provenant des banques canadiennes RBC (Banque royale du Canada) et TD (Banque Toronto-Dominion).

Pétrole et gaz de l’Arctique: JPMorgan Chase, SMBC Group (Sumitomo Mitsui Financial Group) et Intesa Sanpaolo ont été les principaux banquiers du pétrole et du gaz de l’Arctique l’année dernière. Le secteur a bénéficié de 8,2 milliards de dollars de financement en 2021, soulignant que les politiques restreignant le financement direct des projets ne vont pas assez loin.

Pétrole et gaz offshore: Les grandes banques ont canalisé 52,9 milliards de dollars dans le pétrole et le gaz offshore l’année dernière, les banques américaines Citi et JPMorgan Chase fournissant le plus de financement en 2021. BNP Paribas a été le plus grand banquier du pétrole et du gaz offshore sur la période de six ans depuis l’Accord de Paris.

Pétrole et gaz par fracturation: Le fracking a vu 62,1 milliards de dollars de financement l’année dernière, dominé par les banques nord-américaines avec Wells Fargo en tête, finançant des producteurs comme Diamondback Energy et des sociétés de pipelines comme Kinder Morgan.

Gaz naturel liquéfié (GNL): Morgan Stanley, RBC et Goldman Sachs ont été les pires banquiers de 2021 pour le GNL, un secteur qui compte sur les banques pour l’aider à faire passer une série d’énormes projets d’infrastructure.

Mines de charbon: Le financement des mines de charbon est mené par les banques chinoises, China Everbright Bank et China CITIC Bank étant les pires financiers en 2021. Les grandes banques ont globalement fourni 17,4 milliards de dollars au secteur l’année dernière.

Energie charbonnière (centrale au charbon): Le financement de l’énergie du charbon est resté pratiquement inchangé au cours des trois dernières années, à environ 44 milliards de dollars – ce qui est alarmant étant donné que l’énergie du charbon doit être rapidement éliminée au cours de cette décennie et de la suivante. China Merchants Bank et Ping An Group ont mené le financement du secteur l’année dernière.

(Adapté de documents fournis par Banking on Climate Chaos par Climate & Capitalism, publié le 31 mars 2022; traduction rédaction A l’Encontre)

 

Le gouvernement Lévesque après 24 mois

6 avril 2022, par CAP-NCS
Assez rapidement après son avènement au pouvoir provincial, le PQ trébuche et tergiverse. Le bloc social que ce parti tente d’ériger est secoué par ses propres contradictions. (…)

Assez rapidement après son avènement au pouvoir provincial, le PQ trébuche et tergiverse. Le bloc social que ce parti tente d’ériger est secoué par ses propres contradictions. Les secteurs populaires, et pas seulement la gauche, sont interpellés par ce qui apparaît comme des « stop-and-go » perpétuels entre la volonté de changement et la peur de confronter les élites. Il y a aussi le contexte d’une crise économique que les experts appellent une « récession », qui marque la transition, tout au long des années 1970 et même 1980, entre la gestion keynésienne (celle de l’après-guerre) à la gestion néolibérale du capitalisme, « inaugurée » si on peut dire, par Pinochet au Chili, Thatcher en Angleterre et Reagan aux États-Unis. Le PQ qui après tout gère une administration provinciale, et qui ne dispose pas véritablement du pouvoir de l’État, est un petit joueur dans cette architecture du pouvoir. Mais au lieu de préparer l’affrontement inévitable, ce parti dominé par une nébuleuse petite et moyenne bourgeoise cherche à convaincre la population qu’il faut s’ajuster, pour ne pas dire, capituler devant ce nouvel « ordre » capitaliste. Pour Piotte, cette évolution dès 1978 permet d’observer la tentative péquiste de réaménager le statu quo, ce qui explique la démoralisation de la base militante, et laisse entrevoir, affirme Piotte « une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives ». (Introduction de Pierre Beaudet) 1

***

La victoire du 15 novembre 1976 avait engendré beaucoup d’espoirs dans la population. Un nouveau parti, guidé par des leaders prestigieux et muni d’un programme profondément réformiste, avouait un préjugé favorable aux travailleurs et promettait d’oeuvrer à la souveraineté du Québec. Mais le Parti québécois, sous la direction de René Lévesque et avec l’aide de ses deux acolytes (Jacques Parizeau pour l’économie et Claude Morin pour les relations politiques) entreprit une série de révisions malaisées, difficiles et déchirantes, qualificatifs qui font maintenant partie de la rhétorique usuelle du Parti québécois et qui sous-tendent le raisonnement suivant : nos problèmes de conscience, signes de notre probité politique, démontrent bien que nous sommes obligés et contraints par la réalité d’adopter des mesures qui contredisent les espoirs de changements que nous véhiculions lorsque nous étions dans l’opposition.

Mais quelle est cette réalité qui détermine la politique du Parti québécois ? Jacques Parizeau, dans sa récente déclaration, l’identifie à une « situation économique profondément détériorée », causée dans le monde occidental par la « crise de pétrole » et aggravée, au Canada, par une croissance des salaires plus rapide qu’aux États-Unis. Mais les propos du politicien Parizeau souffrent de nombreuses omissions : la crise est celle du système capitaliste, et la croissance du prix du pétrole, qui en est un de ses aspects, a profité non seulement aux pays producteurs, mais aussi aux grands monopoles pétroliers, d’origine surtout américaine, qui ont vu leurs profits augmenter de façon vertigineuse. De plus, l’aggravation de la crise ici ne peut être attribuée aux victoires des syndiqués canadiens car, indépendamment de la croissance relative des salaires au Canada et aux U.S.A., le Canada a toujours subi plus durement que celui-ci les crises du système capitaliste, et les régions de l’est (Québec et les provinces de l’Atlantique) en furent plus profondément affectées que les autres régions du pays. La réalité qui détermine la politique du P.Q. est donc celle d’une économie québécoise, tissée par le système capitaliste actuellement en crise et dominée par le capital américain et canadien. Ces crises, qui scandent les réorganisations du système capitaliste, entraînent la liquidation de petites et moyennes entreprises, la détérioration des conditions de vie des travailleurs et la croissance des monopoles.

La croissance des salaires

Que les salaires aient augmenté plus rapidement au Canada qu’aux États-Unis n’est qu’un indice d’une plus grande combativité syndicale au Canada, d’un mouvement syndical moins intégré au système capitaliste ici qu’aux États-Unis. Dans cette lutte pour ne pas supporter le fardeau de la crise d’un système qu’ils ne dominent ni ne contrôlent, les syndiqués canadiens durent affronter les politiques des gouvernements fédéral et provinciaux qui, quelles que soient leurs allégeances politiques, cherchèrent solidairement à aligner la croissance des salaires des travailleurs canadiens sur celle des U.S.A. Le gel des salaires est introduit par le gouvernement Trudeau en octobre 1975, peu après de nettes victoires syndicales. En 1973, les syndiqués avaient vu leur niveau de vie baisser (l’indice des prix à la consommation grimpe de 9.1% et les augmentations de salaire se stabilisent autour de 7.5%) tandis que les profits des compagnies augmentaient de façon inflationniste depuis 1970. À la fin de 1973 et au début de 1975, les syndiqués du secteur public, surtout sous l’impulsion du Syndicat canadien de la Fonction publique, obtiennent des gains salariaux importants lors de négociations avec les divers niveaux de gouvernement. Les syndiqués du secteur privé, comme ceux du Syndicat canadien des papetiers, entrent dans la lutte pour arracher les mêmes augmentations salariales que celles obtenues par leurs confrères du secteur publie. (Au Québec, le Front commun de 1972 reçoit une formule d’indexation qui semblait alors négligeable mais qui s’avéra par la suite fort importante compte tenu de la spirale inflationniste qui s’empara de l’économie nord-américaine, et les syndiqués du secteur privé, notamment à la C.S.N., menèrent des luttes, la plupart victorieuses, pour gagner, sur la base de ce précédent, des formules d’indexation qui protégeaient leur niveau de vie). Même les dirigeants des succursales canadiennes des syndicats américains doivent emboîter le pas et, bon gré mal gré, suivre leurs membres dans une politique qui contredit celle soutenue par les maisons-mères américaines. La politique de contrôle des salaires vise à briser cette combativité ouvrière en restreignant les droits de négociation2.

Certains affirmaient jadis que la grève dans le secteur public perdait l’efficacité qu’elle avait dans le secteur privé : ici, elle s’attaquait aux profits des patrons tandis que là elle permettait à l’État d’économiser les salaires normalement versés. Cette affirmation est erronée, non pas parce que les considérations sur lesquelles elles s’appuient sont fausses, mais parce qu’elle ne tient pas compte de l’ensemble des variables qui structurent le rapport de forces entre syndiqués et patronat. L’économie canadienne est dominée par des monopoles dont la stratégie est planétaire alors que les syndicats arrivent à peine à faire front commun, même au niveau provincial ou encore dans une de ses régions : la grève, dans telle ou telle usine, n’a alors qu’une portée limitée sur la croissance de tel ou tel monopole. Dans une période de crise, la marge de manoeuvre des syndiqués est encore plus réduite : les dangers de fermetures d’usines et de mises à pied s’accumulent tandis que le marché du travail, où abondent les chômeurs, fait pression à la baisse sur les salaires. Les syndiqués du secteur public n’ont pas ces entraves : la partie patronale est clairement identifiée, elle ne peut fermer ses institutions pour en ouvrir d’autres ailleurs dans le monde et, si elle peut couper des postes, elle ne peut s’attaquer radicalement à la sécurité d’emploi de ses syndiqués. De plus, la grève dans le secteur publie suscite de tels conflits sociaux et crée de tels remous dans l’opinion publique que les gouvernements, malgré les économies que cette grève leur assure, doivent intervenir rapidement pour remettre en marche les institutions affectées par l’arrêt de travail. Depuis l’obtention du droit de grève, les négociations dans le secteur public constituent la locomotive des négociations dans le secteur privé : voilà pourquoi les représentants patronaux et leur spécialistes en relation de travail réclament l’abrogation de ce droit et, ainsi, tout reviendrait comme avant : les syndiqués du secteur public chercheraient à rattraper les avantages obtenus par les syndiqués du secteur privé mais, sans moyen de pression, tandis que ceux-ci lutteraient, seuls et faibles, contre les monopoles économiques. Les gouvernements ne se sont pas jusqu’ici sentis les reins assez solides pour enlever le droit de grève à leurs employés : ils se sont battus contre son utilisation par la propagande politique et ont cherché à le limiter par diverses entraves juridiques : lois spéciales, injonctions, services essentiels, etc.

Le gouvernement Bourassa, on le sait, emboîte le pas au gouvernement Trudeau et adopte la loi 64 qui est, pour les employés du secteur public, le décalque de la loi C-73. Mais le front commun du secteur public et parapublic gagne en 1976 des augmentations salariales supérieures à celles prévues par ces législations. On ne sait, s’il avait été réélu, ce qu’aurait respecté le gouvernement Bourassa : sa propre loi 64 ou les ententes négociées. Quoi qu’il en soit, le nouveau gouvernement du 15 novembre 1976 doit choisir : assumer son préjugé favorable aux travailleurs et son désir de -souveraineté ou s’aligner sur la politique fédérale et dénoncer les clauses salariales des conventions négociées. Il opte pour le retrait de la loi 64, seule porte de sortie pour ne pas s’aliéner, au point de départ, les syndicats. Des syndiqués du secteur privé, notamment de la Fédération des Pâtes et Papiers de la C.S.N., cherchent alors, en s’appuyant sur ce précédent, à défoncer la loi C-73, mais en vain.

Lorsque le gouvernement Trudeau décide de retirer la loi C-73, il n’a pas renoncé à aligner la croissance des salaires canadiens sur celle des U.S.A. Les ministres des Finances des onze gouvernements se réunissent alors en conférence et s’entendent sur une politique salariale qui vise à freiner cette fringante locomotive que constituent les syndiqués du secteur public. La politique patronale présentée par M. Jacques Parizeau est conforme aux décisions de cette conférence et respecte la politique adoptée par le Conseil Économique du Canada (organisme fédéral de consultation, constitué de porte-parole patronaux et de leurs intellectuels universitaires, et dont se sont retirés le représentant du C.T.C. et celui des Métallurgistes unis d’Amérique au Canada) ; « Nous recommandons que le gouvernement fédéral adopte très graduellement un système permettant de rapprocher davantage les salaires de ses fonctionnaires dans chaque province à ceux des travailleurs de même rang dans le secteur privé »3. Le gouvernement péquiste défend donc la même politique que le tant honni gouvernement Bourassa, mais il espère que ses bonnes intentions et son image progressiste lui permettront de réussir ce que le gouvernement Bourassa n’a pas obtenu avec sa rhétorique agressive et ses lois spéciales : la réduction de la croissance des salaires. La politique de Parizeau est donc conforme à l’esprit de l’association économique : le Québec adoptera et administrera souverainement des politiques de négociation dictées par ceux qui contrôlent le marché canadien. Le René Lévesque de l’opposition nous promettait de civiliser le capital : le gouvernement péquiste cherche à discipliner la force de travail et à la soumettre aux aléas de la crise économique du capitalisme.

Expliquer les compromissions de l’actuel gouvernement par la seule crise économique peut empêcher de reconnaître l’essentiel : sa subordination au système capitaliste dont il subit les transformations conjoncturelles. Évidemment, dans une phase d’expansion économique, le P.Q. aurait pu maintenir son image progressiste et défendre, par exemple, au niveau salarial, une politique qui reconnaît que le gouvernement doit être le meilleur employeur, politique qui était prônée en 1968, lorsqu’elle était au pouvoir, par nul autre que la conservatrice Union nationale4.

La classe moyenne

Certains intellectuels, que je suppose politiquement proches du P.Q., soutiennent une telle politique de restriction des salaires au nom des moins bien nantis, qui auraient vu croître leur écart des salaires avec ceux de la classe moyenne dont feraient partie les syndiqués. Nous devons examiner cette assertion de plus près.

La notion de classe moyenne renvoie à une trilogie : classe supérieure (upper class), classe moyenne (middle class) et classe inférieure (lower class). Dans cette conception, la société industrialisée est posée comme un ensemble structuré par trois étages ou niveaux. Mais les critères qui permettent de distribuer les individus dans ces trois casiers varient selon les auteurs, ce qui rend difficile de savoir de qui on parle exactement lorsqu’un polémiste utilise la notion de classe moyenne sans autres spécifications. Mais cette notion ayant été utilisée dans un débat sur les politiques salariales, retenons, pour fin d’analyse, le critère par lequel on distribuerait les individus sur une échelle salariale à trois paliers. Cependant, il faudrait aussi nous dire quel est le seuil de passage d’un palier à l’autre, car si on place tous les syndiqués dans la classe moyenne, y compris ceux qui travaillent dans les manufactures à faible technologie et à haut degré d’exploitation de la main-d’oeuvre comme dans le vêtement, se retrouvent dans la classe inférieure seuls ceux qui sont couverts par le salaire minimum et l’assistance sociale. Et s’il est exact d’affirmer la croissance de l’écart de salaires entre classe inférieure et classe moyenne, il faut aussi reconnaître une telle croissance entre celle-ci et la classe supérieure ou, en d’autres mots, admettre la tendance inhérente au système capitaliste à accroître les écarts de revenus entre les moins bien nantis et les mieux nantis.

De très nombreuses et généreuses mesures étaient prévues dans le programme du P.Q. en vue de contrecarrer cette tendance, dont celle de l’indexation du salaire minimum. Le gouvernement a adopté cette dernière mesure, puis l’a amendée suite au rapport de l’économiste Fortin, rapport qui donne une caution scientifique et québécoise à une politique déjà concoctée dans les officines d’Ottawa, comme en fait foi la recommandation suivante du Conseil économique du Canada : « Nous recommandons que, dans le cadre d’une stratégie visant à réaliser le plein d’emploi, les ministres du travail des provinces où le chômage est élevé s’efforcent d’en arriver graduellement à une situation où le salaire minimum dans ces provinces ne serait pas plus élevé que dans les provinces où le taux de chômage est inférieur à la moyenne »5. Je ne discuterai pas du modèle, des variables et des données utilisées par le professeur Fortin dans son étude ; je n’en retiendrai que l’implacable logique : au nom des impératifs du marché capitaliste nord-américain, la politique salariale du gouvernement, non seulement sur le salaire minimum mais aussi dans le secteur public et privé, doit s’aligner sur celle prévalente au Canada qui doit, elle-même, être ramenée au niveau américain6.

Ce sont surtout des femmes qui sont couvertes par la loi du salaire minimum. Et les regroupements de femmes qui, tant au sein du P.Q. qu’à l’extérieur, avaient lutté pour que le gouvernement donne suite aux promesses de son programme, reçurent comme un soufflet le recul gouvernemental sur l’indexation qui s’ajouta aux rebuffades accumulées sur trois demandes essentielles : garderies, congés maternité et droit à l’avortement libre et gratuit pour celles qui veulent y recourir. René Lévesque peut bien manifester son plaisir lors du dépôt de l’étude menée sous l’égide du Conseil du statut de la femme, mais on peut prévoir dès maintenant les suites qui lui seront données : le Conseil des Ministres, dont la conscience sera tourmentée, n’adoptera aucune recommandation qui heurterait un secteur important de l’opinion publique, qui aurait des incidences financières tangibles ou qui irait à l’encontre des lois du marché capitaliste canadien et américain.

Une autre mesure, promise par le programme du P.Q., aurait assuré aux travailleurs non syndiqués une meilleure protection et de meilleurs revenus : la sectorialisation des négociations. Et cette promesse a été le principal argument de Jean Gérin-Lajoie, directeur du district 5 des Métallurgistes unis d’Amérique, pour convaincre ses troupes d’appuyer le P.Q. et pour entraîner la F.T.Q. à collaborer avec le nouveau gouvernement. Mais cette mesure ne sera jamais concrétisée, pour les mêmes raisons que celles invoquées contre l’indexation du salaire minimum, à moins évidemment qu’une telle politique soit adoptée au Canada et aux États-Unis ! Cela, Monsieur Gérin-Lajoie le sait fort bien, même s’il continue d’afficher la même adhésion quasi inconditionnelle au P.Q.

Le message est donc clair : Québec comme Ottawa veut réaligner les salaires des syndiqués du secteur public sur ceux qui prévalent dans l’entreprise privée et contraindre les travailleurs de ce secteur de se subordonner à la politique salariale américaine qui, elle aussi, Carter vient de le réaffirmer, vise à limiter la croissance des salaires. Mais un autre motif est souvent invoqué par Ottawa et Québec pour donner une allure progressiste à leur politique salariale : les argents ainsi économisés pourraient servir à l’établissement d’un régime de revenu familial (ou minimum) garanti. Mais un tel régime permettrait-il réellement d’accroître les revenus de la classe inférieure et reposerait-il sur un système d’impôt et de taxation réellement progressiste où l’upper class serait plus pénalisée que la middle class et celle-ci, plus que la lower class ? Monsieur Fortin, qui propose lui aussi ce régime dans son rapport, devrait reprendre ses savantes analyses pour nous démontrer qu’il serait compatible, non seulement avec la tendance inhérente du système capitaliste à l’agrandissement des écarts de revenus, mais aussi avec le mode de fonctionnement du marché capitaliste canadien et américain.7 En l’absence, et pour cause, d’une telle démonstration, les syndiqués du secteur public et parapublic n’accepteront pas facilement de renoncer à leurs gains et de se serrer la ceinture au nom d’une vague et trompeuse promesse de revenu familial garanti.

L’association souveraine

Certains intellectuels demandent aux syndiqués du secteur public d’abandonner leurs revendications au nom de l’intérêt national : le peuple du Québec a élu pour la première fois dans son histoire un gouvernement souverainiste et l’étape cruciale du référendum approche à grands pas : il ne faudrait pas que les syndiqués, pour des objectifs bassement salariaux, entreprennent des luttes qui entraveraient la marche du Québec vers l’accession à la souveraineté. Mais on sait que la souveraineté défendue dans le programme du P.Q. a été fortement diluée par le tandem Lévesque-Morin : la souveraineté est couplée à l’association économique (libre circulation des marchandises, des capitaux et des travailleurs au sein des frontières canadiennes ; barrières tarifaires communes ; monnaie commune) et au pacte militaire dominé par le Pentagone (OTAN et NORAD). La souveraineté est donc limitée : la participation des Québécois à une éventuelle guerre de l’OTAN et du NORAD serait décidée ailleurs qu’ici ; des politiques aussi circonscrites que celles du salaire minimum dépendraient de cet autre gouvernement souverain qui loge à Ottawa. Mais il y a plus : le mandat qu’obtiendrait le gouvernement péquiste serait celui de négocier la souveraineté-association. Or qui dit négociations dit compromis : la demande initiale n’est toujours que le point de départ d’un processus d’échanges entre les parties pour en arriver à définir un terrain d’entente commun. Souveraineté-association d’une part et fédéralisme peu renouvelé d’autre part : l’issue négociée se retrouverait donc dans un statut particulier, plus ou moins large ou restreint selon le rapport de forces entre les parties. Les dirigeants péquistes pourront toujours menacer la partie adverse, si elle n’accepte pas la proposition de souveraineté-association, de retourner vers le peuple et de lui demander un mandat plus exigeant (réaliser la souveraineté pleine et entière ou, selon l’hypothèse de Rodrigue Tremblay, la souveraineté-association avec les U.S.A.), mais cette menace fera sourire plus d’un et ne sera guère prise au sérieux par la partie adverse.

Certains, comparant la lutte entre péquistes et fédéralistes à une partie d’échecs, affirment Que le gouvernement a eu raison de tenir compte des sondages d’opinion qui accordaient la victoire aux adversaires du souverainisme. Mais cet argument a peu de poids pour ceux Qui, de quelques centaines au début des années ‘60, sont devenus des centaines de milliers aujourd’hui et qui, par leur travail inlassable, ont porté le P.Q. au pouvoir : ils savent, par la pratique, que l’opinion publique peut être transformée, et l’élection de leur parti avait comme objectif premier de permettre l’utilisation de cette nouvelle plate-forme, le pouvoir gouvernemental, pour réaliser cette transformation. De plus, obtenir un mandat de 50% plus un des voix pour « négocier la souveraineté-association » n’a guère plus de poids auprès de l’autre partie que recueillir 40% de votes en faveur de la souveraineté-association. L’un ou l’autre mandat se compare dans le rapport de forces avec Ottawa. La victoire au référendum déterminera en grande partie le vainqueur aux élections qui suivront : une majorité de non aurait signifié la victoire du Parti libéral de Ryan, prélude à la défaite électorale du Parti de Lévesque : cela, Robert Bourassa, qui savait faire preuve de roublardise, l’a bien perçu.

Le P.Q. a le goût du pouvoir ? Mais ce n’est pas lui qui est au pouvoir ; ce sont les élus, en fait le Conseil des Ministres, sur lesquels les militants, qui ont oeuvré à leur élection, n’exercent aucun contrôle. Depuis le 15 novembre, la lutte, qui opposait les partisans des valeurs technocratiques et partisans des valeurs participationistes8 a trouvé son issue : le programme du P.Q. n’est pas, dit Lévesque, un programme de gouvernement. Le gouvernement, c’est le Conseil des Ministres dont chacun a été nommé à son poste par le P.M. lui-même. On peut toujours rétorquer que le Conseil des Ministres est sous la dépendance de l’assemblée législative, mais chacun sait que l’Assemblée Nationale est devenue beaucoup plus une salle de spectacles politiques qu’une instance législative. Le Conseil des Ministres décide : les porte-parole de l’opposition critiquent : les députés se placent devant la caméra de télévision. Il y a donc là plus de critiques qu’au sein du P.Q. – où les militants n’osent à peine exprimer ouvertement leurs désaccords de crainte de nuire au Parti et à ses déjà vieux idéaux – mais l’opposition n’y exerce pas un poids déterminant sur les décisions du Conseil des Ministres.

La réelle opposition vient de ceux qui détiennent le pouvoir économique, même lorsqu’ils ne sont pas directement représentés au Conseil des Ministres. Après la victoire du P.Q., il y eut une débauche de réunions patronales devant lesquelles les ministres paradaient, cherchant à convaincre les tenants du pouvoir économique que les réformes et la souveraineté-association prônées par le P.Q. ne contredisaient pas leurs intérêts. Les bourgeois, qui ont appris les bonnes manières, écoutaient poliment et applaudissaient froidement. Certains ministres se sont alors révoltés de ces réceptions glaciales, accusant le patronat du Québec de lâcheté nationale, mais ils durent, eux aussi, apprendre à se comporter de façon plus civilisée. Les hommes d’affaires, réalistes, préfèrent les actes aux paroles bien intentionnées, et ils les ont obtenus : les budgets de Parizeau, les plus conservateurs depuis Duplessis ; une politique salariale, dans le secteur public comme sur le salaire minimum, conforme aux demandes patronales ; la dilution progressive de l’option souverainiste. Car le capital américain et canadien, qui domine non seulement le Canada mais aussi le Québec, n’a jamais acquiescé à l’idée de souveraineté. La fraction québécoise de ce capital, celle « dont la base d’accumulation est d’abord québécoise et qui s’appuie principalement sur l’État provincial pour défendre ses intérêts »,9 fraction qui est donc constituée d’origines ethniques diverses, défend des intérêts similaires à ceux, par exemple, de son vis-à-vis albertain : non pas la souveraineté, mais la décentralisation de pouvoirs d’Ottawa aux provinces.

Évidemment, au Québec, cette fraction, pouvant s’appuyer sur le mouvement de libération d’une nation dominée, possède la force nécessaire pour être plus revendicatrice et, même, aspirer à un statut particulier. Le réseau francophone de la bourgeoisie canadian, du moins sa frange grande-bourgeoisie, ne semble manifester que refus de tout projet souverainiste10. Et on peut bien mettre ensemble des dirigeants francophones de fragiles P.M.E11. leur ajouter les dirigeants des grandes institutions coopératives et crémer le tout par les managers des appareils économiques d’État, mais on doit reconnaître que ce réseau est si dépendant du capital canadian et américain qu’il ne peut assumer un projet pleinement souverainiste. À l’exception d’individus, les bourgeois et managers oeuvrant au Québec partagent des options constitutionnelles qui varient d’un fédéralisme plus ou moins renouvelé à un statut particulier plus ou moins large. D’ailleurs, ils ne s’en cachent pas : ils le proclament, soit directement soit par l’intermédiaire de leurs divers porte-parole. C’est devant ce pouvoir économique que le gouvernement péquiste a courbé l’échine et s’est agenouillé.

Mais on ne peut obéir à deux maîtres à la fois et le gouvernement péquiste, par sa politique salariale et par son recul sur la question nationale, s’attaque aux intérêts économiques et politiques du courant social qui l’a porté au pouvoir. Plusieurs observations et enquêtes révèlent la forte présence francophone de ce que Céline St-Pierre nomme la nouvelle petite-bourgeoise12 dans le mouvement souverainiste québécois, du lointain R.I.N. au P.Q. actuel. Deux explications, qui se complètent, rendent compte de cette prédominance.

La base sociale du mouvement souverainiste

Le mouvement indépendantiste origine et se développe dans les pores de la Révolution tranquille qui, nous devons le reconnaître, participe d’une tendance qui déborde les frontières du Québec : l’extension et la réorganisation du système scolaire ; politiques de santé et de sécurités sociales dominées par Ottawa et dont les grandes lignes sont les mêmes dans les dix provinces ; gouvernements provinciaux qui, comme celui de Lougheed en Alberta, se donnent des instruments économiques pour développer l’industrie sur leurs territoires. Le contenu des réformes est donc semblable dans les dix provinces, même si elles engendrent deux effets spécifiques au Québec. Le clergé, comme élite intellectuelle dominante, se voit remplacé, lors de la réorganisation des appareils scolaires, de santé et de sécurités sociales, par une élite laïque. Or le nationalisme du premier était surtout culturel – protéger la « race canadienne-française et catholique d’un océan à l’autre» – et acceptait le lien fédéral, le pacte confédératif, même s’il en interprétait la constitution dans un sens largement autonomiste. Le nationalisme de la nouvelle petite-bourgeoise vise la souveraineté, c’est-à-dire l’extension des appareils d’État qui lui assurent la majorité de ses emplois : le mini-État du Québec13. Ce nationalisme est fortifié par les entraves mises à l’accession de la nouvelle petite-bourgeoise au secteur privé. Pourtant, les universités francophones fournissent une foule de postulants aux postes de la nouvelle petite-bourgeoise, mais ils se retrouvent sur un marché sursaturé de chômeurs. L’État québécois ne peut, faute de moyens financiers, élargir ses appareils et créer de nouveaux emplois ; le secteur privé, comme le démontraient les études de la Commission B. &B., privilégie nettement les titres scolaires des Québécois, d’origines autres que francophone, qui se sont identifiés puis assimilés à la minorité anglophone. La loi 101 prend un sens, même si elle ne s’y réduit pas, à la lumière des intérêts économiques de cette classe : réduction de l’appareil scolaire anglophone au profit de l’appareil scolaire francophone ; déclin de la minorité anglophone, qui non seulement ne pourra plus intégrer les autres minorités ethniques, mais qui se voit coupée – la perspective de Laurin ayant prévalu sur celle de Lévesque – de tout apport anglophone14. Évidemment, la loi 101 est moins contraignante que la politique que défendait le R.I.N., mais le compromis fut imposé au mouvement indépendantiste dès la fondation du P.Q. : le congrès, sommé de choisir entre l’unilinguisme et Lévesque, opta avec une faible majorité pour celui-ci. Et le bill 1, en devenant la loi 101, dut faire certains sacrifices sur l’autel du pouvoir économique : les entreprises ne sont pas contraintes de franciser leurs cadres et administrateurs : elles sont incitées à recruter et à promouvoir des Québécois, formule plus faible que l’incitation à la promotion des francophones de la loi 22 des Libéraux.

Le souverainisme est fortement marqué de valeurs culturelles, car la langue et la culture constituent, pour une large proportion de la nouvelle petite-bourgeoise, leurs principaux instruments de travail : « Plus que tout autre groupe ou couche sociale, les intellectuels, en particulier les professeurs et les fonctionnaires, ont nettement intérêt à maintenir et à consolider l’identité nationale puisque leur principal capital est culturel (maîtrise de la langue, connaissance de l’histoire politique, sociale et littéraire, etc.) et que celui-ci ne peut être mis en valeur que sur le marché national. Pour ceux-ci, la défense d’une langue et d’une culture est indissociable de la défense d’un métier et d’un marché : ce qui leur confère une qualification, c’est en fait la connaissance de la langue et aussi la nationalité »15.

Le gouvernement péquiste contredit donc l’espoir souverainiste du mouvement social qui l’a porté au pouvoir et, par sa politique salariale, s’attaque, non seulement aux intérêts économiques de l’ensemble des travailleurs, mais aussi à ceux de cette importante portion de la nouvelle petite-bourgeoise qui est syndiquée dans le secteur public et parapublic. Il n’y aura sans doute pas de scissions profondes au sein du P.Q. : le pouvoir est un fort coagulant et il est difficilement supportable pour un militant de reconnaître que son parti est devenu le miroir de ses illusions. Car comment accepter que le choix se situe entre statut particulier large, au nom de la souveraineté-association, et fédéralisme décentralisé, au nom du statut particulier (dernière déclaration de Claude Ryan) ? Entre un gouvernement québécois qui doit adopter certaines réformes pour soutenir son image progressiste et un parti libéral qui y serait contraint par les luttes populaires et syndicales qu’il ne saurait aussi bien canaliser ? Entre un parti québécois qui affirme sa «sympathie pour les travailleurs» et le parti libéral dirigé par ce Ryan qui, comme son prédécesseur Robert Bourassa, affirmait dans les éditoriaux du Devoir sa sympathie pour la social-démocratie ? Après tant d’efforts, le militant indépendantiste se voit confronté à une alternative étroite et sans risques : le réaménagement plus ou moins grand du statu quo social et national. Il est compréhensible que, après de si nombreuses années d’espoir et de militantisme, cette démoralisante alternative ne s’impose que lentement et douloureusement à la conscience des militants de la souveraineté. Aussi, plus qu’une scission, il faut prévoir une lente hémorragie qui videra le P.Q. de ses forces vives et en effacera peu à peu ses marques distinctives.


1 Ce texte de Jean-Marc Piotte a été publié dans le Devoir des 13,14 et 15 novembre 1978. Piotte a été rédacteur de Parti Pris dans les années 1960, puis fondateur-rédacteur de Chroniques, une revue partageant en gros les objectifs des Cahiers du socialisme et donc participant au grand débat sur la question nationale auquel les Cahiers ont consacré tant d’énergie.

2 Laxer, James et Robert, Le Canada des Libéraux. Éd. Québec/Amérique, 1978, p. 135 et ss.

3 Recommandation n˚ 16, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.

4 Piotte, Jean-Marc, Le syndicalisme de combat. Éd. coop. Albert St-Martin, 1977, p. 110. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

5 Recommandation n˚ 15, Vivre ensemble (une étude des disparités régionales). Conseil économique du Canada, 1977, p. 247.

6 Notamment, pp. 91 et 92 du Rapport.

7 Michel Pelletier, « La nouvelle politique sociale du gouvernement fédéral », Le Devoir, 25 et 26 octobre 1978.

8 Murray, Vera, Le Parti québécois, HMH, 1976, 242 p.

9 Bourque, Gilles, « Le Parti québécois dans les rapports de classe », Politique aujourd’hui, nos 7-8 (1978), p. 87, et, avec Anne Legaré, Québec, une question nationale au centre impérialiste, Maspero, 1979. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT]

10 Niosi, Jorge, « La nouvelle bourgeoisie canadienne française », Les cahiers du Socialisme, n˚ 1 (printemps 1978) : 5-50.

11 Raynauld, André, La propriété des entreprises au Québec (les années ‘60). P.U.M., 1974, 160 p.

12 St-Pierre, Céline, « De l’analyse marxiste des classes sociales dans le mode de production capitaliste » Socialisme québécois, n˚ 24 (1974) : 9-33. Au niveau économique, la nouvelle petite-bourgeoisie est constituée des travailleurs salariés employés à l’organisation et à l’encadrement du travail : contremaîtres et superviseurs ; assistants-gérants et cadres administratifs des secteurs privé et nationalisé. Aux niveaux politique et idéologique, elle est constituée de ceux qui assurent l’entretien de la force de travail et son assujettissement idéologique : enseignants, journalistes, écrivains, cinéastes… La nouvelle petite-bourgeoisie n’est pas homogène, la plus grande division étant celle qui sépare, d’une part, administrateurs et cadres, et, d’autre part, administrés, pour la plupart, syndiqués. Ce fractionnement est sans doute la base sociale de la lutte, décrite par Véra Murray, entre porteurs de valeurs technocratiques et porteurs de valeurs participationistes. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

13 Sur toute cette question, lire la remarquable étude de Hubert Guindon, « La modernisation du Québec et la légitimité de l’État canadien », Recherches sociographiques, vol. 18, n˚ 3 (1977). 337-366.

14 Caldwell, Gary, « L’histoire des « possédants » anglophones au Québec », Anthropologies et Sociétés, vol. 2, n˚ 1, (1978) : 167-182.

15 Fournier, Marcel, « La question nationale : enjeux et impasses » dans La chance au coureur (Jean-François Léonard éd.). Éd. Nouvelle Optique, 1978, p. 179. [Voir Les Classiques des sciences sociales – JMT.]

 

Bonnet blanc, blanc bonnet ? Les programmes de Zemmour et Le Pen décryptés

5 avril 2022, par CAP-NCS
Avec des partis caméléons comme le Rassemblement national (ex-Front national), il est nécessaire de ne pas se borner à la lecture ponctuelle d’un programme électoral pour (…)

Avec des partis caméléons comme le Rassemblement national (ex-Front national), il est nécessaire de ne pas se borner à la lecture ponctuelle d’un programme électoral pour saisir leur projet. D’ailleurs, dans aucun pays où elle est parvenue au pouvoir, l’extrême droite n’a jamais annoncé explicitement ce qu’elle ferait de ce pouvoir.

Pour autant, la course à laquelle se livrent Eric Zemmour et Marine Le Pen peut être, en partie, éclairée par la lecture de leur programme présidentiel respectif. Cette lecture permet en particulier de montrer que, contrairement à ce que suggère l’idée d’un recentrage de Marine Le Pen par rapport à un Zemmour qui serait plus « radical », il n’y a pas de divergence idéologique fondamentale entre les deux candidat-es mais essentiellement des différences de tactique électorale, liées à un ancrage social et des objectifs distincts.

***

Leur première divergence réside dans la forme. Reconquête, le nouveau parti d’Éric Zemmour, publie, par petits paquets à partir de janvier 2022, un ensemble de vignettes thématiques listant des mesures, d’abord sur la justice, l’immigration et l’économie. Son programme complet est dévoilé mi-mars, avec 73 pages détaillant des champs de reconquête : l’identité et la souveraineté, l’excellence et la prospérité, l’art de vivre et la fraternité. Du côté de Marine Le Pen, ses « 22 mesures pour 2022 » sont sorties début février à l’occasion du meeting de Reims. Le programme est plus sobre que les 174 mesures de 2017. Pour détailler certaines thématiques (immigration, famille, défense, outre-mer, défense des animaux, tourisme etc.), des cahiers sont publiés, souvent à l’occasion d’un déplacement de la candidate.

Avec son discours outrancier, raciste et sexiste à souhait, Éric Zemmour enthousiasme les décomplexés de la droite extrême et des extrêmes-droites. Selon ses partisans, Marine Le Pen aurait abandonné les « fondamentaux ». De quoi sont faits ces supposés renoncements ? Jean-Yves Le Gallou n’a de cesse de critiquer la « pasteurisation » du RN : conformisme par peur d’être « diabolisé », refus de soutenir les militants plus radicaux, comme les Identitaires, non engagement sur les sujets dits sociétaux, refus de remettre en cause frontalement le « pouvoir des juges », de reconnaître le « Grand remplacement », de prôner la « remigration » et d’affirmer la non-compatibilité de l’Islam avec la France (voire l’Europe).

 

Au centre de leur programme : xénophobie et islamophobie

En matière d’immigration, d’ « islamisme » et de sécurité, fondamentaux des fondamentaux, les propositions d’Éric Zemmour n’ont pourtant rien d’originales. Le triptyque est maintenu chez Marine Le Pen et forme même les trois premières mesures de son programme.

Peine plancher, « perpétuité réelle », abaissement de la majorité pénale à 16 ans, suppression des allocations familiales et sociales pour les parents de mineurs délinquants, expulsion des étrangers délinquants, places de prison supplémentaires, présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre… Éric Zemmour et Marine Le Pen ne se distinguent pas. Suppression du droit du sol, fin du regroupement familial, limitations du droit d’asile et de la régularisation des étrangers en situation irrégulière, sélection des étudiants étrangers, durcissement des conditions de naturalisation, suppression des prestations de solidarité pour les étrangers, expulsion systématique des clandestins… Zemmour comme Le Pen cherchent à aggraver les attaques contre les immigrés.

Le programme d’Éric Zemmour détaille comment il faut « renouer avec l’assimilation pour refaire des français » : internats d’excellence pour les meilleurs élèves du secondaire, blouse à l’école, loi sur les prénoms, service militaire et interdiction du voile islamique dans l’espace public. Marine Le Pen ne le rejoint que sur le port de l’uniforme au primaire et au secondaire, dans sa volonté de « rétablir l’excellence éducative à la française » (cahier thématique du RN sur l’école). Leurs analyses se confondent. Il est difficile de distinguer les introductions suivantes, issue l’une du programme d’Éric Zemmour (« arrêter l’immigration pour préserver notre identité »), l’autre du cahier thématique de Marine Le Pen sur le contrôle de l’immigration :

« Dans les années 1970, des choix politiques aux conséquences dramatiques ont été faits par les gouvernements successifs en matière d’immigration. Ils ont troqué une immigration de travail pour une immigration de peuplement, ils ont remplacé l’idée fondatrice de l’assimilation par le concept flou d’intégration et ils ont ouvert les vannes de l’immigration sans jamais demander son avis au peuple, et ce alors que cela ne correspondait ni aux besoins ni aux désirs du pays » (Eric Zemmour).

« L’absence de maîtrise de l’immigration depuis des décennies a conduit à ce que l’assimilation des étrangers présents sur le sol national devienne impossible. Elle a conduit au communautarisme, au séparatisme. De plus en plus de personnes vivant en France ne veulent pas vivre selon les mœurs françaises, ne reconnaissent pas la loi française et parfois veulent imposer leurs modes de vie à leurs voisins, à l’école, au travail, dans les services publics, dans l’espace public » (Marine Le Pen).

Marine Le Pen l’affirme même depuis longtemps : sa toute première mesure présidentielle sera un référendum pour modifier la Constitution. Elle veut y intégrer des dispositions sur le statut des étrangers et sur la nationalité, afin de faire prévaloir son projet de futur droit national sur le droit international. En modifiant la « hiérarchie des normes de droit » et en introduisant des mesures de discrimination dans la Constitution, Marine Le Pen prétend ne plus avoir besoin de s’attaquer frontalement à la Cour européenne des droits de l’Homme. Eric Zemmour propose de « mettre fin au gouvernement des juges »… en modifiant la Constitution et en favorisant l’usage du référendum. L’équipe de Marine Le Pen a déjà rédigé le projet de loi référendaire.

Le projet de réforme de la Constitution de Marine Le Pen prévoit aussi de « limiter l’accès à la nationalité à la seule naturalisation sur des critères de mérite et d’assimilation ». Sa nouvelle constitution empêchera l’interdiction de « la célébration de Noël en installant des crèches ou des sapins dans les lieux publics » mais aussi que « des sites soient défigurés par des installations telles que des éoliennes ». Elle « mettra un terme à l’enseignement de la langue et de la culture d’origine qui freine ou empêche l’assimilation, garantira que les 44 000 monuments historiques et les lieux de culte appartenant aux communes ou à l’État seront correctement entretenus ».

Arriver à caser, au sujet du statut des étrangers et de la nationalité : le refus des éoliennes, l’obsession des crèches et des sapins de Noël, les langues étrangères et la protection du patrimoine architectural… le tour de force est proprement zémmourien. Mais le projet est bel et bien lepéniste.

À lire son programme, on peine à trouver où Marine Le Pen renoncerait aux « fondamentaux ». Mais Jean-Yves Le Gallou a l’explication : ce serait grâce à Eric Zemmour. « Il a remis les thèmes immigration et insécurité dans le débat : il a réveillé Marine Le Pen qui a été plutôt efficace ces derniers moins » (Monde & Vie n° 1006, janvier 2022). Au RN de Marine Le Pen, on estime ne plus avoir besoin de « parler fort, parler dur, parler sans nuance pour pouvoir se faire entendre (…). Désormais, le constat est acquis, il faut convaincre de la méthode » [Marine Le Pen, dépêche AFP, octobre 2021]. Eric Zemmour et ses troupes sont restés à l’époque du « Front national, il y a trente ans ». Pour eux, Marine Le Pen « a peur des mots, aujourd’hui » (Remigration, Grand Remplacement). Ils ne la croient pas capable d’avoir « le courage d’agir demain » (Jean-Yves Le Gallou, cité par Breizh info, le 24 mars). Eric Zemmour et ses troupes font de l’agitation. Marine Le Pen évite les débordements trop outranciers pour rassurer sur le sérieux de son projet politique.

Marine Le Pen le reconnaît : « Sur les mesures à mettre en œuvre, sur l’immigration, contre l’insécurité… il [Eric Zemmour] n’apporte pas une grosse plus-value, parce qu’énormément de ses propositions sont similaires aux nôtres, sauf celles qui sont inutilement blessantes, inutilement violentes à l’égard des personnes, comme par exemple sa proposition sur les prénoms » (Marine Le Pen sur Brut mars 2022). Pour faire tomber les réticences à voter Rassemblement national, Marine Le Pen est prête à donner l’apparence d’un discours apaisé. Quoi de mieux qu’Eric Zemmour et ses cohortes de fachos bon teint, pour apparaître, sans trop d’effort, raisonnable et modérée ?

Sur la question de l’islam, elle manœuvre ainsi plus habillement. Dès 2010, dans le quotidien Présent, Marine Le Pen indiquait faire le choix de la « laïcité », plutôt que de la « croisade », pour « lutter contre l’islamisation ». En 2016 sur TF1, elle affirmait que l’Islam pouvait être compatible avec la République. En 2022, elle a le sentiment « qu’il [Eric Zemmour] est dans une forme de guerre des religions contre l’islam » (entretien sur Brut). Ce faisant, elle rejoint aussi bien le très catholique Sébastien Trejo (un ancien de l’Action française, proche d’Alain Soral et partisan d’une forme de sécession communautaire) – qui se demandait dans un entretien pour l’Academia christiana, « est-ce que nous voulons une guerre civile, comme le propose Eric Zemmour ? Qui va la faire ? » ; que Patrick Buisson, relativement proche de Zemmour – qui précisait son « différend avec Éric Zemmour » sur TV Liberté en mai 2021 :

« L’objectif, contrairement à certains, c’est la conquête du pouvoir. Vous n’arriverez pas à la conquête du pouvoir si vous laisser prospérer l’idée que l’arrivée du camp national au pouvoir entraînera une guerre civile avec les musulmans, parce qu’une bonne partie des français ne voteront pas pour vous par peur du chaos ».

Avec sa troisième mesure, Marine Le Pen se contente simplement – si l’on peut dire – de vouloir « éradiquer les idéologies islamistes et l’ensemble de leurs réseaux du territoire national ». De son côté, Éric Zemmour détaille, dans son chapitre sur l’assimilation, comment mettre un terme à « l’islamisation du pays » : interdiction du foulard dans l’espace public, interdiction de mosquées (« imposantes » précise-t-il) et « fermeture définitive des lieux de promotion du djihad ».

Sur la base ce mot-épouvantail par excellence, le flou de la mesure reviendrait à interdire le « zèle religieux » et fermer toute mosquée… de toute façon généralement non construite. Éric Zemmour avance des mesures discriminatoires pour stigmatiser les musulman-es. Ses louanges de l’assimilation, pour justifier qu’il accepterait tous les français sans distinction « d’origine, de religion ou de couleur de peau », témoignent d’une conception réductrice de « L’Identité » française. Sa vision nationaliste étriquée pousse en dernier ressort à la xénophobie, où la figure du musulman prend la forme parfaite de l’étranger honni.

Marine Le Pen est-elle si éloignée que cela ? Certes, dans le cadre de sa campagne présidentielle, elle pose pour un selfie, souriante, au côté d’une jeune fille voilée. Mais quand on martèle que les musulmans sont victimes d’un « racisme imaginaire et de persécutions supposées » (citation de Pascal Bruckner dans le Cahier d’action du RN, « Face au séparatisme islamique », 2020), l’extension du concept d’ « islamiste », un autre mot-épouvantail, pourrait être bien utile pour « éradiquer » celles et ceux qui dérangent. Gérald Darmanin nous en a déjà donné un petit aperçu démocratique avec la dissolution du CCIF.

 

Politique réactionnaire à tous les étages

Autre thème supposé de renoncement chez Marine Le Pen : les sujets considérés comme « sociétaux ». Éric Zemmour mentionne spécifiquement le refus de « la PMA sans père », l’interdiction des « transitions sexuelles pratiquées sur les mineurs », le refus du « genre » pour ne « reconnaître que la notion de sexe », dans son chapitre sur le soutien aux familles, « socle de la transmission et de la solidarité ». C’est avec cet esprit réactionnaire que Zemmour s’attaque à la « marchandisation du corps et de la reproduction » en refusant les « expérimentations transhumanistes » et en revendiquant l’interdiction « réelle » de la GPA (pratique déjà interdite en France et dont les débats ne concernent que le droit des enfants nés à l’étranger par GPA).

Ces thématiques sont arrivées tardivement dans son programme. Le thème rassembleur des droites serait « par excellence » l’immigration (échanges entre Paul-Marie Coûteaux et Éric Zemmour dans le Nouveau conservateur en juin 2021). Mais au-delà de la centralité de « l’immigration et de l’identité », la candidature d’Éric Zemmour est l’expression politique de la Manif pour tous, neuf ans après. Il a, en effet, été rejoint par un courant catho-souverainiste conservateur, allant du Mouvement conservateur (ancien Sens Commun) et Via (ancien Parti chrétien démocrate), aux proches de Marion Maréchal issus du RN.

Consciente que ces thématiques divisent, Marine Le Pen, en lien avec sa mesure 11 sur la mise en place du référendum d’initiative citoyenne, propose un « moratoire de trois ans sur les sujets sociétaux ». Elle précise qu’il « n’empêchera pas la stricte application de la loi », concernant la GPA. Marine Le Pen refuse de « reconnaître la filiation des enfants nés à l’étranger par GPA » (cahier thématique sur la famille). Si Marine Le Pen rappelle que la PMA sans père est un « mensonge d’État » (Brut, mars 2022), son projet vise, dans l’immédiat, à ne pas cliver outre-mesure. Les débats sont remis à plus tard.

Jordan Bardella, son jeune et fidèle lieutenant, juge que les questions « sociétales » ne sont pas des « préoccupations quotidiennes pour les français ». Il les considère cependant comme « essentielles pour la définition de notre civilisation » (L’Incorrect n° 50, janvier 2022). « Personnellement opposé » au mariage pour tous, le vice-président du RN conçoit la difficulté de revenir sur cet actuel acquis. Mais son discours est similaire à celui de La manif pour tous : la PMA pour toutes ouvre la porte à la GPA. Bardella conclut enfin sur la résistance au transhumanisme, « défi principal (…) à surmonter – mis à part l’immigration ». L’entretien avait alors fort plu au Salon beige, site internet de référence pour la cathosphère pro-zemmour.

Sur la question de l’IVG, ni Eric Zemmour, ni Marine Le Pen ne montrent de réelles accointances avec le mouvement « pro-vie », tout en s’opposant à l’allongement du délai d’intervention. Pour rassurer les plus intransigeants, le Salon Beige avait listé un ensemble de propos de Zemmour venant « tempérer » sa position. Dans ses précédents programmes, Marine Le Pen prévoyait le déremboursement des avortements multiples pour s’opposer à « l’avortement de confort ». Depuis dit-elle :

« J’ai bien vu que ça avait beaucoup choqué quand j’avais évoqué à l’époque ce terme (…) d’avortement de confort. (…) Mais je pense qu’à partir du moment où ça crée, en fait, une ambiguïté sur l’accès à l’IVG… j’ai souhaité retirer ça de mon projet » (Brut, mars 2022). Avec des mesures spécifiques pour les familles monoparentales (doubler le soutien aux mères isolées élevant des enfants tout en renforçant les contrôles pour éviter les fraudes), Marine Le Pen est plus ancrée dans le réel qu’Éric Zemmour.

Cette question recoupe des clivages à l’œuvre chez les nationalistes depuis plusieurs décennies. Au début des années 2000, Christian Bouchet, fine-fleur des nationalistes-révolutionnaires, aujourd’hui soutien affirmé de Marine Le Pen, se demandait si elle n’était pas « l’avenir du mouvement national ». Chose amusante, il citait à l’époque Éric Zemmour dans le Figaro, pour justifier la position de Générations Le Pen, le courant organisé par Marine Le Pen : « laisser le FN dans les mains d’un Gollnisch ou d’un Antony, c’est permettre au Système de se pérenniser ». Au contraire, Marine Le Pen et ses soutiens (Louis Aliot, Jean-Lin Lacapelle, Bruno Bilde…) voulaient «  »dédiaboliser », moderniser, affirmer la crédibilité du FN et renforcer ses relais dans la société civile (…) La guérilla des anciens contre les modernes a déjà commencé, et Romain Marie et ses zouaves pontificaux sont déjà montés au créneau » (Résistance, novembre 2022).

Aujourd’hui Bernard Antony, soutien d’Éric Zemmour mais prêt à voter Marine Le Pen au second, reprend ses accents de Romain Marie, son pseudonyme, pour s’indigner de la « vigilance laïcarde » de Marine Le Pen (Communiqué du président de Chrétienté-Solidarité et directeur de la revue Reconquête, février 2022). Celle-ci avait eu le malheur de voir derrière Éric Zemmour « toute une série de chapelles qui, dans l’histoire du FN, sont venues puis reparties, remplies de personnages sulfureux. Il y a les catholiques traditionalistes, les païens et quelques nazis » [Marine Le Pen dans Le Figaro, février 2022]. Mettre sur un même plan, païens et catholiques traditionnalistes, c’est insupportable pour Romain Marie.

En matière de famille, le programme en 22 mesures de Marine Le Pen présente des mesures natalistes qui portent essentiellement sur le soutien économique aux « familles françaises », éléments que reprend aussi Éric Zemmour. La politique en matière de natalité et de famille du RN, inspirée du modèle hongrois, est depuis longtemps mis en relation avec la question de l’immigration et des retraites. « Il nous faut (…) soutenir et encourager la natalité française pour  »concevoir » nous-mêmes les travailleurs de l’industrie, ingénieurs et entrepreneurs de demain », martelait Jordan Bardella dans un communiqué de novembre 2021. Marine Le Pen posait ainsi le débat : « mon choix est fait : c’est pas d’immigration, et de la natalité » (La Tribune, novembre 2021). Le cahier spécifique du RN sur la famille le précise : « les deux urgences d’aujourd’hui (…) pour les familles françaises sont la sécurité et le pouvoir d’achat ».

 

Deux candidatures pro-patronales

Avec son slogan de campagne, « rendre aux Français leur pays et leur argent », Marine Le Pen a très tôt mis l’accent sur le « pouvoir d’achat ». Du côté du RN, on ne se prive pas de dénoncer Eric Zemmour comme un « candidat de l’élite » qui fait « un bras d’honneur aux classes populaires » [Sébastien Chenu, dans L’Opinion, novembre 2021]. Au sujet des défections médiatisées de quelques cadres du RN, Marine Le Pen indique qu’ils « considèrent, à la différence de moi, le pouvoir d’achat comme un sujet tertiaire » [Le Figaro, février 2022]

Du côté d’Éric Zemmour, les préoccupations des classes populaires se limitent aux frais de carburants, au permis à points et à la limitation de vitesse à 80km/h. Supprimer les « contraintes excessives qui pèsent sur les automobilistes » est le deuxième point du chapitre « Baisser les impôts pour rendre du pouvoir d’achat à tous les français » dans le programme d’Éric Zemmour. Mais Marine Le Pen n’est pas en reste avec la démagogie automobile : « dites-vous qu’avec Marine Le Pen Présidente de la République, votre plein vous coûterait 8 euros de moins » lançait-elle en octobre 2021 sur BFM TV.

La position de Marine Le Pen sur les retraites est l’axe central de son discours en direction des salarié-e-s. Elle lui permet, en outre, de se démarquer d’Éric Zemmour, « sur le plan social (…) plutôt plus proche de Macron (…). Il est pour la retraite à 65 ans » (sur Brut en mars 2022). Sa revendication de retraite à 60 ans s’est transformée en maintien de la situation actuelle. Le départ à 60 ans, avec 40 annuités, est limité à celles et ceux ayant commencé à travailler avant 20 ans. Son argumentaire rappelle que les candidats comme Macron, Zemmour et Pécresse « ont oubliés que le but de la retraite, c’est d’offrir des années de bonheur en famille après une vie de travail pour la France ». En se présentant comme « la seule à proposer une solution qui améliore la vie des gens tout en étant plus juste et raisonnable », Marine Le Pen cherche à asseoir sa légitimité comme porte-parole des catégories populaires.

Jean-Yves Le Gallou pensait déjà en 2015, qu’« on ne vote pas Front en pensant à sa retraite » mais pour défendre « son identité » (Monde & Vie, avril 2015). Ce marqueur social de campagne n’a rien de bien radical mais révèle une divergence d’orientation stratégique : contre l’union des droites d’Éric Zemmour et Marion Maréchal, Marine Le Pen a imposé, non sans difficulté au FN puis au RN, le « ni droite, ni gauche ». Se prétendant représentante d’un soi-disant « bloc populaire », Marine Le Pen vise prioritairement l’électorat populaire, des abstentionnistes et des Gilets jaunes. Éric Zemmour a choisi siphonner la droite des Républicains.

Mais mis à part ce point spécifique des retraites, les propositions de Marine Le Pen en matière de pouvoir d’achat diffèrent peu de celles d’Éric Zemmour. Parler de pouvoir d’achat est un moyen d’éviter de parler de salaires socialisés. Le concept est évidemment inconnu à l’extrême-droite. Les deux partagent l’idée que « le niveau des cotisations sociales est un frein à l’augmentation des salaires » et prétendent que la lutte contre la fraude et contre l’immigration seront des sources principales d’économies bénéficiant aux classes populaires. Marine Le Pen se veut la championne du « pouvoir d’achat », mais surtout, pas de la hausse du SMIC : « Je ne veux mettre en place aucune mesure qui serait en réalité une contrainte pour les entreprises » (devant le think-tank patronal Ethic, janvier 2022). Leur projet économique se dévoile vraiment lorsqu’ils parlent aux patrons :

 « Je suis venue vous parler de libertés : liberté de créer, liberté d’entreprendre, liberté d’innover, liberté d’investir, liberté de produire et liberté d’exporter. (…) Mon projet, c’est de défendre les entreprises françaises, qui sont le socle de la puissance française (…) C’est pourquoi je crois au rôle de l’État. Non que je sois un tant soit peu gauchiste comme on a voulu le dire ou le croire… mais parce que dans une société organisée chacun doit jouer son rôle : à vous de conquérir le monde, à l’État de vous donner les moyens de cette liberté et de cette conquête (…)

Je souhaite lancer une réflexion (…) pour mettre en place (…) une mesure qui pourrait faire taire les critiques sur les dividendes et réconcilier le travail et le capital. Vous le voyez, j’ai à cœur de protéger l’entreprise dans son entier : les investisseurs, les producteurs qu’ils soient dirigeants d’entreprises ou salariés et vos sous-traitants ou fournisseurs ».

Ainsi s’exprime Marine Le Pen devant le MEDEF en février 2022. Éric Zemmour, quant à lui, leur assure qu’« il n’y a pas de lutte des classes entre les salariés et les patrons ». Chacun fait de la baisse ou de la suppression des impôts de production est un élément essentiel de la réindustrialisation. « Je veux relancer une politique d’enracinement, y compris économique et je sais que cela fonctionne dans certaines régions, je pense par exemple, à la Vendée ». Ce n’est pas Éric Zemmour qui parle de Philippe de Villiers, son soutien à la présidentielle, mais bien Marine Le Pen devant le MEDEF.

Non détaillé dans le programme, son projet de démétropolisation est abordé devant les patrons d’Ethic puis ceux du MEDEF. Le premier outil envisagé est celui « de l’incitation fiscale », pour favoriser la localisation d’entreprises dans des villes moyennes. Éric Zemmour propose de « refaire de notre pays, une terre d’industrie » en baissant la fiscalité sur les entreprises, notamment par des « zones franches » pour « revitaliser les régions durement frappées par la désindustrialisation ». Mais Éric Zemmour le clame lors de son discours du Trocadero : « Marine Le Pen est une socialiste en économie » (mars 2022).

*

Les différences entre Marine Le Pen et Éric Zemmour ne sont pas d’ordre idéologique. Leur projet se confond encore en matière de promotion aveugle du nucléaire et de place accordée à la Défense et aux armées. Éric Zemmour avec son discours radical a enclenché une dynamique entraînant celles et ceux qui « pensent obtenir auprès [de lui] ce qu’ils n’ont pas obtenu auprès de » Marine Le Pen [Marine Le Pen, Le Figaro, février 2022]. Les déçus récents du RN, les dissidents anciens du FN et les derniers rétifs à la ligne du « clan Marine Le Pen » sont allés retrouver, au sein de Reconquête, les nostalgiques de Fillon et des années Sarkozy. En portant leur projet d’union des droites derrière Éric Zemmour en 2022, ils préparent la recomposition d’un bloc nationaliste, alliant droites extrêmes et extrêmes-droites.

Si le projet de Jordan Bardella échoue – « faire en sorte de sauver la France dans trois semaines » avec Marine Le Pen, la candidate « non pas la mieux placée pour se qualifier au second tour, mais pour battre Emmanuel Macron » (au « Grand débat des Valeurs », mars 2022) – alors cette recomposition cherchera à imposer son hégémonie sur l’opposition aux prochains gouvernements. Certaines fractures subsisteront, empêchant toute réconciliation politique. De nouvelles dissensions apparaîtront, surtout quand il s’agira de maintenir des responsables locaux et investir des candidats aux élections. Mais la dynamique militante derrière Eric Zemmour et l’éventuel soutien populaire de Marine Le Pen pourraient trouver l’espace pour se combiner. Une nouvelle page de l’extrême-droite française se tourne, non moins préoccupante que celle du Front national.

 

Migrations au Chili : xénophobie et transition politique

5 avril 2022, par CAP-NCS
Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les (…)

Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les technologies de la communication, la baisse des coûts de transport et les conditions politiques dans la région[1]. Selon l’Institut national de la statistique, 1 462 103 migrantes et migrants vivent actuellement au Chili, ce qui représente 7 % de la population totale du pays[2]. Au cours des cinq dernières années, on a assisté à une transformation des mouvements migratoires habituels au Chili. Alors qu’auparavant la majorité de la population migrante provenait surtout des pays limitrophes, elle est aujourd’hui originaire de différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes tels que le Venezuela, le Pérou, Haïti, la Colombie et la Bolivie[3].

Affrontements

Cette augmentation explosive de la population migrante a eu des conséquences importantes sur la politique intérieure du Chili. Les étrangers entrés au pays depuis 2018 sous le deuxième gouvernement de droite de Sebastián Piñera ont souffert de la politique dite « Ordenar la casa » (« mettre de l’ordre dans la maison »). Cette politique s’est principalement caractérisée par d’importantes barrières à l’entrée du pays, mettant notamment l’accent sur les obstacles à la frontière et sur un discours d’exclusion des migrants[4]. Cela a donné lieu à de nombreuses expulsions sans mandat judiciaire et à de nouvelles exigences de visas consulaires pour des personnes qui en étaient auparavant exemptées – en particulier les citoyennes et citoyens d’Haïti et du Venezuela. En réaction, on assiste à une mobilisation croissante des collectifs de migrants et migrantes dans le pays, que regroupent notamment la Coordination nationale des immigrants du Chili, le Mouvement d’action des migrants, le Collectif sans frontières. Ces organisations se sont largement impliquées dans l’élaboration de mécanismes d’inclusion sociale des personnes migrantes et dans l’effort de revendication de leurs droits[5]. Elles ont également participé activement au processus de modification de la constitution généré par l’« estallido social[6] » chilien d’octobre 2019. Cependant, l’afflux de migrantes et migrants et leur organisation sociale ont été à l’origine d’une nouvelle vague de xénophobie, encouragée politiquement par de nouvelles forces de droite tel le Parti républicain, fondé par le pinochetiste José Antonio Kast, lequel propose le durcissement des politiques d’immigration du gouvernement Piñera. Des groupes d’extrême droite sont également apparus, cherchant à « occuper la rue » et à faire de l’intimidation alors que les personnes appartenant à des minorités visibles sont de plus en plus nombreuses au Chili.

Sans papiers et sans droits

Dans un contexte où évoluent parallèlement les personnes migrantes et leurs allié·e·s d’une part, et les partis et groupes opposés à l’immigration « incontrôlée » d’autre part, il s’est produit, depuis l’arrivée du gouvernement de Sebastian Pinera, un changement important relié à l’augmentation significative du nombre de personnes s’introduisant au Chili par des corridors non autorisés, principalement au nord du pays. Depuis l’imposition de nouvelles barrières à l’entrée du pays en 2018, la hausse est spectaculaire : 2 905 en 2017, 6 310 en 2018, 8 048 en 2019, 16 848 en 2020 et 23 673 jusqu’en juillet 2021[7]. Par exemple, près de 18 000 Vénézuéliens sont entrés par ces points de passage en 2021 alors qu’il n’y en avait eu que neuf en 2017. Les personnes ainsi entrées au pays sont dans l’impossibilité de régulariser leur situation d’immigrant. En conséquence, n’ayant pas d’alternative, plusieurs personnes se trouvent à vivre de ou dans la rue, notamment dans la ville d’Iquique au nord du Chili. Le refus du gouvernement Piñera d’apporter un quelconque soutien à ces gens, non plus qu’aux autorités municipales et régionales, a nourri un terreau propice à une dynamique de confrontation entre les habitants de la ville et les migrants dans les rues, qui a été exploitée par l’extrême droite.

Cette tension s’est honteusement exprimée lors des manifestations du 26 septembre 2021 à Iquique alors que les images de groupes de manifestants brûlant les maigres biens des migrantes et migrants vivant dans la rue ont fait le tour du monde. Ce n’est là qu’un exemple du conflit social engendré, au niveau régional, par des mouvements migratoires dans la foulée des crises politiques, sociales et économiques dans d’autres pays d’Amérique latine, comme le Venezuela et Haïti. Mais le plus souvent, l’exclusion sociale des personnes migrantes est invisible. Ce n’est pas pour rien que la presse internationale se demande pourquoi les Haïtiennes et les Haïtiens quittent le Chili pour migrer vers les États-Unis[8], s’exposant ainsi à des politiques migratoires encore plus restrictives. C’est pour échapper au racisme social et institutionnel existant au Chili.

Une volonté de la droite de criminaliser la situation des migrantes et des migrants

Des phénomènes aussi complexes que la migration exigent des réponses tout aussi complexes et multidimensionnelles qui s’inscrivent dans le cadre d’une approche fondée sur les droits de la personne. Il est vain de penser qu’en appliquant des politiques restrictives, en fermant les frontières et en les militarisant, le pays accueillera moins d’immigrants. Le Chili possède non seulement l’une des plus longues frontières du monde, mais aussi l’une des plus poreuses, malgré ses importantes barrières naturelles. Il serait insensé, par exemple, d’envisager, comme l’ont fait les États-Unis, d’ériger un mur d’une telle étendue pour empêcher l’entrée au pays.

La solution pour favoriser une migration « ordonnée », contrairement à l’approche de l’actuel gouvernement Piñera, et plus largement de la droite, repose sur une politique qui d’une part s’attaque aux causes du phénomène et d’autre part n’exacerbe pas les conflits sociaux. En ce sens, le leadership du président de la République est essentiel pour établir non seulement les lignes directrices d’une nouvelle politique migratoire respectueuse des droits humains, mais aussi pour développer le multilatéralisme et la coopération entre les autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour faire face à la crise. Les leaders de la droite et de l’extrême droite, comme Sebastián Sichel et José Antonio Kast, mettent de l’avant des mesures qui incluent l’octroi de pouvoirs accrus aux forces armées afin de freiner l’immigration « illégale ». Ils proposent de poursuivre et de sanctionner les organisations non gouvernementales et celles de la société civile qui apportent une aide aux sans-papiers. Ou encore ils envisagent de construire un fossé frontalier et d’établir un enclos transitoire aux frontières afin de préparer leur expulsion immédiate du pays. Cette vision, outre qu’elle criminalise la migration, peut constituer une violation des droits de la personne qui entre au pays.

D’autres voies possibles

Comprendre la réalité de la migration sous l’angle des droits humains devrait être un impératif pour la gauche au XXIe siècle. Cela est d’autant plus nécessaire que ceux qui souffrent de cette crise humanitaire appartiennent toujours aux groupes les plus vulnérables de la société et ayant un risque élevé d’être exclus et discriminés. Un premier pas dans cette direction consisterait, par exemple, à adhérer au Pacte de Marrakech ou au Pacte mondial sur les migrations et à ratifier la Convention 097 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleurs migrants, dans le but de garantir les droits humains des migrantes et migrants sans papiers et des réfugié·e·s. Un deuxième pas serait que le prochain président du Chili fasse la promotion de politiques qui intègrent légalement, y compris sur le marché du travail, celles et ceux qui sont entrés au pays, en tenant compte de leur contribution comme travailleurs à la construction du pays. D’autre part, le processus constituant qui dotera le Chili d’une nouvelle constitution en 2022 offre une occasion propice pour y inclure différentes dimensions du phénomène migratoire en mettant de l’avant un discours d’inclusion, d’égalité, d’interculturalité et de non-discrimination. En ce sens, la Commission des droits fondamentaux sera essentielle pour aborder constitutionnellement les droits humains, politiques et sociaux des migrantes et migrants, en rendant leur présence visible dans la nouvelle « Magna Carta ». La Commission des principes constitutionnels, de la démocratie, de la nationalité et de la citoyenneté aura également pour tâche principale de discuter et d’actualiser ce que nous entendons par citoyenneté au Chili, sachant que cela a et aura un impact direct sur la qualité de vie des migrantes et des migrants résidant au Chili.

Carolina Palma, Sebastián Vielmas,

Politicologues respectivement à Santiago du Chili et au Québec


  1. Oficina Regional de la OIM para América del Sur, Tendencias y datos relevantes, 2019, <https://robuenosaires.iom.int/tendencias-y-datos-relevantes>.
  2. Instituto Nacional de Estadísticas, Población extranjera residente en Chile llegó a 1 462 103 personas en 2020, un 0,8 % más que en 2019, 2021, <https://www.ine.cl/prensa/2021/07/29/poblaci%C3%B3n-extranjera-residente-en-chile-lleg%C3%B3-a-1.462.103-personas-en-2020-un-0-8-m%C3%A1s-que-en-2019>.
  3. Lorena Oyarzún Serrano, Gilberto Aranda et Nicolás Gissi, « Migración internacional y política migratoria en Chile: tensiones entre la soberanía estatal y las ciudadanías emergentes », Colombia Internacional, n° 106, 2021, p. 89-114.
  4. José Luque et Moisés Rojas, « Los refugiados peruanos en Chile : de la democracia tutelada a la lucha por una nueva constitución política (1990-2020) », Revista Andina de Estudios Políticos, vol. 10, n° 1, 2020, p. 8-32.
  5. Regina Díaz Tolosa, « Una nueva institucionalidad para la protección de los derechos de las personas migrantes en Chile », Revista Justicia & Derecho, vol. 3, n° 1, 2020, p. 67-97.
  6. NDLR. Terme qui désigne l’« explosion de colère sociale » marquée par des manifestations monstres qui ont débuté à la suite de la hausse du prix du ticket de métro la semaine du 14 octobre 2019.
  7. Servicio Jesuita a Migrantes (SJM-Chile), « Ingreso por paso no habilitado en 2021 llega a su máximo histórico », 6 septembre 2021, <https://sjmchile.org/2021/09/06/ingreso-por-paso-no-habilitado-en-2021-llega-a-su-maximo-historico/>.
  8. Pascale Bonnefoy, « Why Haitians in Chile keep heading north to the U.S. », York Times, 28 septembre 2021.

 

Féminismes contemporains en Amérique latine

4 avril 2022, par CAP-NCS
Cet article s’appuie sur le livre 21st Century Feminismos: The Women’s movements across Latin America and the Caribbean qui comprend dix études de cas provenant de huit pays (…)

Cet article s’appuie sur le livre 21st Century Feminismos: The Women’s movements across Latin America and the Caribbean qui comprend dix études de cas provenant de huit pays différents d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Chili, Colombie, El Salvador, Mexique) et des Caraïbes (Haïti) et qui analysent la manière dont les mouvements de femmes et féministes ont réagi à des processus de changement sociétal, ont été façonnés par eux et se les sont appropriés.

Pourquoi est-il important d’étudier le mouvement féministe en 2022?

« Être une femme et survivre au Mexique est un acte de résistance. »

Il est d’abord important de comprendre le rôle des femmes dans le contexte historique colonial, chrétien, patriarcal, capitaliste et esclavagiste de l’Amérique latine. Ça veut dire le sexisme et le racisme structurels et des inégalités socio-économiques qui façonnent les rôles genrés historiquement construits. L’idéal type de la femme latino-américaine est une femme soumise et passive envers tous ceux qui l’entourent, en particulier les hommes. La version mythique de la droite conservatrice est une femme qui ignore le monde extérieur car son seul devoir dans la vie est d’être une bonne fille, épouse et mère à la maison. La violence est souvent réservée pour celles considérées « insoumises ». Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance de race et classe dans les relations sociales et « l’harmonie sociale » du statu quo que la droite conservatrice cherche à préserver à tout prix.

D’où l’importance des luttes féministes pour l’autonomie, l’indépendance, la liberté et la prise du contrôle du corps féminin. Cela signifie avant tout de reconnaître les besoins et les intérêts particuliers des femmes. Cela est particulièrement vrai pour les questions relatives aux droits reproductifs et à la violence à l’égard des femmes, mais aussi les politiques publiques et le milieu de travail et politique. L’Amérique latine a l’un des taux les plus élevés de violence de genre au monde. On parle de la violence fait d’un partenaire intime ou d’un ancien partenaire et aussi du manque de sécurité publique (Juarez, Haiti). Une tendance importante, visible dans les pays de la région est l’avancement du cadre réglementaire qui reconnaît la violence à l’égard des femmes comme un crime et qui étend les droits et les services publics dans ce domaine, comme l’accès aux ordonnances restrictives ou aux conseils juridiques et psychologiques pour les femmes en situation de violence. Dans plusieurs pays, la définition du féminicide, qui est le meurtre d’une femme en raison de son sexe, a été reconnu dans le code pénal.

Au niveau de l’histoire contemporaine, il est important d’identifier les facteurs structurants des mouvements féministes : l’autoritarisme (passé et présent comme dans les cas d’El Salvador, de la Colombie, d’Haïti), les conflits sociaux (guerres), la capacité de l’État à faire respecter l’État de droit, systèmes politiques qui demandent des coalitions pour arriver au pouvoir et donc des alliances entre la gauche et les forces conservatrices, le pouvoir croissant des institutions religieuses dans la politique, l’usage des médias (sociaux) par les groupes conservateurs, le décalage de la culture (relations sociales) par rapport aux changements sociétaux, le modèle macro-économique qui rend le poids de la survie plus lourd pour les femmes et des politiques qui ne sont pas toujours adapté à la diversité des femmes.

Les disparités dans des politiques genrées découlent souvent de différentes combinaisons de plusieurs facteurs, tels que les particularités du cadre institutionnel de chaque pays, la force législative de la coalition au pouvoir, le pouvoir des femmes organisées dans chaque domaine politique (exécutif, législatif et judicaire) et la nature de ce dernier (qu’il soit très consensuel, comme les mesures visant à réduire la violence à l’égard des femmes, ou très controversé, comme les droits génésiques).

Pour faire avancer les revendications féministes, il faut être présente dans les rues, dans le pouvoir, dans les cours de justice, dans les médias (sociaux) et dans la production des connaissances. Ces efforts sont entrelacés et inséparables. L’horizontalité, diversité et la décentralisation du mouvement sont devenues sa puissance. Cela veut dire différents types de féministes : institutionnels, populaires, autonomes et aussi de différentes femmes (racialisées, de différentes classes sociales, sexualités). En plus, la diversité des mouvements fait sa force et contribue aux alliances avec d’autres mouvements. L’idée de base est qu’on a tout à gagner ou perdre ensemble. « S’ils en touchent une, ils nous touchent toutes. »

Un exemple du féminisme digital et dans la rue est le cyberféminisme a été utilisé non seulement pour diffuser des contenus (et sensibiliser le public), mais aussi pour organiser des manifestations ad hoc de type “flash-mob”, des rassemblements de masse, de longues marches et des sit-in prolongés, notamment devant ou à proximité de congrès ou d’autres édifices politiquement importants.

La présence au gouvernement central des partis progressistes a également contribué à une amélioration substantielle de la capacité des femmes organisées à faire passer leurs revendications sexospécifiques à travers les institutions politiques, y compris le système judiciaire. Les femmes organisées de ces pays ont développé un certain degré de collaboration avec leurs agences gouvernementales de politique féminine (fémocrates), ce qui a été important pour l’approbation de certaines politiques. Concernant les rapports entre les mouvements féministes et les gouvernements progressistes, ça ouvre la porte à une plus grande influence, mais dans certains cas, ça entraine aussi des immobilisations et même une relation néo-corporatiste. Dans certains cas, comme l’El Salvador et le Nicaragua, il n’a pas de différence avec des gouvernements de droite.

Les gains obtenus en Amérique latine sont le résultat de décennies d’organisation, de mobilisation, de travail pour faire évoluer la conversation sur l’avortement et, surtout, de travail en commun pour apporter le changement. Par exemple, cette année en Colombie, plus de 90 organisations et plus de 130 activistes ont intenté un procès pour demander à la Cour constitutionnelle de Colombie de dépénaliser l’avortement. Le travail collectif n’est qu’une des stratégies qui ont soutenu la lutte pour nos droits fondamentaux, les féministes de la région adaptant leur approche aux défis locaux.

Un autre trait du mouvement au niveau régional est la solidarité entre différents mouvements nationaux (bandanas vert, Chili) qui partagent des symboles, des stratégies et s’inspirent entre eux. Autre exemple est le slam féministe du Chili « Un violeur sur ton chemin » en 2019 qui a fait le tour du monde.

Finalement, il y a eu plusieurs avancés, mais il y a encore des défis majeurs. Il faut discerner les avancés dans le long terme et non pas de façon linéaire. Chose certaine : ces mouvements ont radicalement modifié le cours de la société au fil du temps. Sans les mouvements féministes, égalité hommes-femmes n’avancera pas. Néanmoins, l’avancement du féminisme fait réagir les forces conservatrices surtout dans la politique et les institutions religieuses. Jusqu’à présente, le contre « backlash » féministe se passe de façon stratégique en politique et dans la société.

 

Les travailleurs d’Amazon à Staten Island remportent une victoire historique

4 avril 2022, par CAP-NCS
C’est la magie des films Disney. Mais hier, l’improbable est devenu le plus probable lorsque le groupe de travailleurs décousus qui composent l’Amazon Labour Union a pris la

C’est la magie des films Disney. Mais hier, l’improbable est devenu le plus probable lorsque le groupe de travailleurs décousus qui composent l’Amazon Labour Union a pris la tête d’une élection syndicale dans un entrepôt de Staten Island, New York, mettant à portée de main une victoire syndicale historique chez le géant de l’entreprise. .

Avant le décompte des voix, la plupart des journalistes avaient rejeté les chances du syndicat indépendant, traitant au mieux l’organisation comme une curiosité. “Je pense que nous avons été négligés”, a déclaré la trésorière de l’ALU, Madeline Wesley, jeudi soir. “Et je pense que cela se termine demain lorsque nous serons victorieux.”

L’ALU a remporté une victoire décisive aujourd’hui, gagnant par une large marge pour créer le premier lieu de travail syndiqué dans le vaste réseau de centres de traitement, de livraison et de tri d’Amazon à travers les États-Unis. Les installations de l’entreprise sont concentrées dans des zones métropolitaines comme New York, Chicago et Los Angeles. Angeles, ouvrant la voie à plus d’organisation.

Le vote à l’entrepôt de Staten Island était de 2 654 en faveur de la formation d’un syndicat contre 2 131 contre. Il y a eu 67 bulletins contestés et 17 annulés; 8 325 travailleurs avaient le droit de voter.

“Nous tenons à remercier Jeff Bezos d’être allé dans l’espace, car pendant qu’il était là-haut, nous organisions un syndicat”, a déclaré le président de l’ALU, Chris Smalls, après l’annonce des résultats officiels.

Un autre entrepôt du même complexe à Staten Island, LDJ5, entamera un vote pour se syndiquer avec l’ALU le 25 avril.

CARTOGRAPHIE DES LEADERS

Jeudi soir à Brooklyn, après le dépouillement des six premières des 10 urnes, les travailleurs étaient étourdis d’excitation et d’incrédulité, dansant sur du hip-hop et riant.

“Cela semblait être un long coup”, a déclaré le vice-président de l’ALU Derrick Palmer à l’extérieur du bâtiment de Bushwick, pondérant chaque mot pour l’accent. “Mais nous sommes juste allés là-bas et l’avons fait – les travailleurs, en syndiquant le deuxième employeur privé du pays.”

Plus Palmer parlait de ce qu’ils avaient fait exactement pour accomplir cet exploit impressionnant, plus il devenait clair que ni la magie ni la chance n’avaient rien à voir avec la victoire du syndicat ; c’est l’organisation laborieuse entre travailleurs qui a obtenu la marchandise.

Palmer a travaillé comme emballeur dans le vaste complexe d’entrepôts d’Amazon pendant trois ans. Il estime que sur 100 personnes dans son département, 70% étaient de solides votants pour le oui.

“J’ai pratiquement renversé tout mon département”, a-t-il déclaré. « Ce que je vais faire, c’est étudier un groupe d’amis et aller voir le chef de la meute. Quoi que dise le chef, le reste du groupe le fera.

Michael Aguilar, un autre organisateur de l’ALU, a approuvé l’approche. Par exemple, “Cassio [Mendoza] parle à tous les travailleurs latinos du bâtiment”, a-t-il déclaré.

“Je savais que nous gagnerions grâce à Maddie [Wesley]”, a ajouté Aguilar. “Elle est tellement empathique qu’elle peut se connecter avec beaucoup de gens dans le bâtiment. Elle était l’une des principales dirigeantes. »

Le syndicat indépendant a obtenu le soutien de bénévoles de divers syndicats et groupes communautaires pour gérer une opération bancaire par téléphone. Wesley a compté le soutien du syndicat au téléphone et en se présentant à l’extérieur de l’établissement; c’est au cours d’un de ces dépôts qu’elle a recruté Aguilar pour l’effort d’organisation.

“Nos données avaient un soutien d’environ 65%, ce qui a évidemment une certaine marge d’erreur car les personnes les plus susceptibles de nous parler sont les plus susceptibles d’être des supporters”, a déclaré Wesley.

La plupart des travailleurs à qui j’ai parlé n’utilisaient pas le jargon de l’organisation, mais ils avaient clairement cartographié l’entrepôt. “Nous savons dans quels départements et sur quels quarts de travail nous bénéficions d’un solide soutien en raison de l’endroit où se trouvent nos organisateurs”, a déclaré Wesley.

Justine Medina, membre de l’ALU, a crédité les méthodes d’organisation de l’organisateur communiste William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique pour le sens aigu de l’organisation et l’approche d’organisation ascendante du groupe. Elle et d’autres membres du comité d’organisation l’ont lu et en ont discuté, le donnant aux travailleurs pour qu’ils le lisent. (Voir l’encadré.)

UN TRAVAIL À L’INTÉRIEUR

Le caractère dirigé par les travailleurs de la campagne de syndicalisation lui a donné de la crédibilité. Lorsqu’Amazon tentait de présenter le syndicat comme un «tiers» extérieur, les arguments de ses consultants hautement rémunérés tombaient à plat, car les travailleurs posaient leurs questions à leurs collègues de l’ALU.

Les réunions dans la salle de pause ont été décisives, a déclaré Palmer : “Je m’organisais dans la salle de pause pendant mes jours de congé, environ 10 heures par jour, distribuant de la nourriture, parlant aux travailleurs et donnant des informations.”

Smalls a déclaré qu’il avait exhorté ses collègues: «Venez discuter avec moi. Ne vous contentez pas de vous fier à ce que vous entendez d’Amazon et aux rumeurs.

Mais les actions collectives étaient également cruciales. “Nous leur avons montré que nous n’avions peur de rien”, a déclaré Smalls. « Nous avons fait des rassemblements devant le bâtiment. Nous leur avons montré , mieux que nous ne pouvons en parler.

Smalls a mené une grève en mars 2020 pour protester contre l’incapacité de l’entreprise à protéger les travailleurs de la pandémie. Amazon l’a licencié par la suite, soi-disant pour avoir enfreint les protocoles Covid. Vice a rapporté que l’avocat général de la société avait insulté Smalls lors d’une réunion avec des hauts gradés, le qualifiant de “ni intelligent ni articulé”.

Ces remarques ont élevé les Smalls charismatiques au rang de visage de la campagne syndicale. Mais interrogé sur l’attention médiatique, il pointe du doigt la lutte collective et souligne que l’ALU fonctionne selon des principes démocratiques, toutes les décisions étant votées. “Je ne suis que le président par intérim”, a-t-il déclaré. « Je suis temporaire. Ce n’est pas mon syndicat; c’est l’union du peuple.

BEAUCOUP PLUS D’ENTREPÔTS

Debout dehors sous une bruine de pluie jeudi soir, il a levé la main et a pointé du doigt l’appartement de Brooklyn qu’ils ont transformé en leur base d’attache : « C’est tout ce que j’avais, c’était 20 membres du comité central et un comité de travailleurs de plus de 100 personnes. Nous avons commencé avec environ quatre.

Lorsqu’on lui a demandé si ALU envisagerait de s’affilier à un autre syndicat, il a répondu: «Je dois être avec les gens qui étaient avec moi depuis le premier jour. Nous voulons rester indépendants, et c’est mieux ainsi. C’est ainsi que nous sommes arrivés ici.

Mais, ajoute-t-il, « peu importe ce que quelqu’un fait contre Amazon, merde, ils ont mon soutien ! Il y a beaucoup de bâtiments [Amazon]. Choisissez-en un !”

Il a comparé la culture d’ALU à Money Heist , la série espagnole Netflix où un cerveau criminel connu sous le nom de “The Professor” rassemble une bande de criminels pour s’attaquer à l’État et voler des milliards d’euros à la Monnaie royale. “Appelez-moi le professeur”, plaisante-t-il.

Smalls est passé d’espoir hip-hop à leader syndical. “La vie est folle”, a-t-il dit. “C’est tout ce que je peux dire. Qui aurait pensé?”

1er avril 2022

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Luis Feliz Leon est rédacteur et organisateur chez Labor Notes.luis@labornotes.org

***

Comment nous l’avons fait

par Justine Médine

Mon analyse rapide et grossière des succès de l’Amazon Labour Union jusqu’à présent est assez simple. Nous venons de faire ce que vous êtes censé faire : nous avons eu un mouvement dirigé par les travailleurs.

Nous avons étudié l’histoire de la construction des premiers grands syndicats. Nous avons appris des travailleurs industriels du monde, et encore plus de la construction du Congrès des organisations industrielles. Nous avons lu les méthodes d’organisation de William Z. Foster dans l’industrie sidérurgique (une lecture incontournable, sérieusement).

Mais voici la chose de base : vous avez un véritable projet dirigé par des travailleurs – une équipe d’organisation dirigée par des Noirs et des Bruns, multiraciale, multinationale, multigenre et multi-capacité. Vous obtenez des sels avec une certaine expérience d’organisation, mais assurez-vous qu’ils sont prêts à travailler et à suivre l’exemple des travailleurs qui sont dans l’atelier depuis plus longtemps. Vous faites participer les communistes, vous faites participer des socialistes et des anarcho-syndicalistes, vous rassemblez une large coalition progressiste. Vous faites venir des camarades sympathisants d’autres syndicats, dans un rôle de soutien.

Vraiment, vous suivez simplement le livre de jeu classique. N’ayez pas peur de vous battre , de vous salir autant que les patrons le feront, d’égaler ou de battre l’énergie qu’ils apportent. N’ayez pas peur d’agiter et de contrarier les patrons, comme le devrait un syndicat. Utilisez tous les outils de votre boîte à outils ; déposez ces accusations de pratiques déloyales de travail, chaque fois que vous en avez l’occasion. Protestez et faites une action collective. Continuez à construire.

C’est le travail acharné, tous les jours : des ouvriers qui parlent à des ouvriers. Pas seulement des jeux médiatiques, mais de la solidarité, des analyses quotidiennes et des ajustements au besoin. C’est travailler en tant que collectif, apprendre ensemble et s’enseigner les uns les autres. Reprenez votre forme de combat. C’est comme ça qu’on a gagné.

Ce que je décris n’était pas mon plan, mais les efforts des travailleurs d’Amazon qui en ont eu assez de leurs mauvais traitements. J’ai eu la chance d’être recruté dans cet effort en tant que sel par le comité d’organisation en raison de mon expérience d’organisation avec la Ligue des jeunes communistes. J’ai été accueilli à bras ouverts et cela a complètement changé le cours de ma vie, mais j’ai toujours compris que mon rôle était de suivre l’exemple des travailleurs qui étaient là avant moi.

Il s’agissait d’un véritable effort collectif, dirigé par de brillants travailleurs d’Amazon poussés à s’organiser par la pandémie et les conditions de leur vie ; Chris Smalls et Derrick Palmer en particulier ont été d’excellents leaders. Je pense que ce syndicat montre la véritable possibilité de ce qui est devant nous, en tant que mouvement ouvrier, si nous nous rappelons juste comment le faire.

Justine Medina est membre du comité d’organisation d’ALU et emballeuse à l’entrepôt Amazon JFK8.

 

Large appui de la Société civile envers la Première Nation de Long Point face à Sayona Mining et lancement d’une pétition de soutien internationale

1er avril 2022, par CAP-NCS
Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non (…)

Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé.

Neuf regroupements et comités citoyens, groupes environnementaux, syndicat et organisme communautaire de l’Abitibi-Témiscamingue joignent leurs voix pour soutenir la Première Nation de Long Point (LPFN) dans ses demandes adressées le 21 mars 2022 au gouvernement du Québec concernant les activités de Sayona Mining en Abitibi-Témiscamingue. Ils invitent par la même occasion l’ensemble de la population de la région à signer leur pétition de soutien internationale envers la Première Nation de Long Point. La pétition est déjà disponible en français et en anglais et elle le sera sous peu en espagnol.

Le Conseil de LPFN demande au gouvernement du Québec les ressources pour mener sa propre étude d’impact des activités minières de Sayona Mining sur son territoire ancestral non cédé. Il demande également que l’ensemble des activités minières de Sayona Mining sur le territoire Anicinape Aki, en Abitibi-Témiscamingue, soit assujetti à une seule et même étude d’impact cumulative, plutôt que de se limiter uniquement à l’évaluation du gisement Authier Lithium situé à La Motte.

Les organismes à appuyer la démarche, en date d’aujourd’hui et classés en ordre alphabétique :

  • Action boréale
  • Centre Entre-Femmes
  • Collectif des Pas du lieu
  • Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda
  • Comité citoyen de protection de l’esker
  • Conseil central de l’Abitibi-Témiscamingue–Nord-du-Québec (CCATNQ–CSN)
  • Mères au front – Rouyn-Noranda
  • Mères au front – Val-d’Or
  • Regroupement vigilance mines de l’Abitibi et du Témiscamingue (Revimat)

Citations :
« Les membres de la Première Nation de Long Point sont les mieux placés pour analyser et prendre position sur les impacts des projets miniers qui les affectent », Élise Blais-Dowdy, co-porte-parole du Comité citoyen de protection de l’esker.

« Sans nier l’utilité du lithium pour lutter contre la crise climatique, cette lutte ne doit pas servir de prétexte, encore une fois, pour détruire les territoires des peuples autochtones sans leur accorder la place qui leur revient dans le processus décisionnel », Geneviève Béland de Mères au front – Val-d’Or.

« Nous entendons et nous partageons les préoccupations des femmes et des familles Anicinapek de Winneway, notamment en ce qui concerne les impacts sur l’eau du projet global de Sayona Mining », Julie Côté, du Centre Entre-Femmes de Rouyn-Noranda.

« N’oublions pas qu’il s’agit de la même compagnie minière qui a tenté par tous les moyens d’éviter le BAPE pour le projet Authier durant trois ans. Son grand projet a considérablement changé depuis son assujettissement de force en 2019 : les études complètes doivent être revues pour tenir compte de ces changements et des impacts des trois gisements », Marc Nantel, porte-parole du Revimat.

« Tous les projets de Sayona sont interreliés. Il faut donc évaluer en amont les impacts environnementaux de l’ensemble des activités de Sayona Mining pour permettre au public de se prononcer sur les réels enjeux environnementaux, sociaux et économiques », Félix-Antoine Lafleur, président du CCATNQ–CSN.

« Pour éviter de répéter son erreur dans le dossier Gazoduq/GNL, le gouvernement doit fermer la porte au saucissonnage des projets interreliés par un même promoteur en exigeant une seule et même évaluation environnementale », François Gagné, co-porte-parole de la Coalition anti-pipeline Rouyn-Noranda.

« Miner pour la « transition énergétique » ne changera rien à la racine du problème si nous répétons les mêmes structures du colonialisme et de dépossession des richesses naturelles que l’industrie minière reproduit partout dans le monde », Johanne Alarie, de Mères au front – Rouyn-Noranda.

« Refuser de soutenir concrètement les demandes de la Première Nation de Long Point qui vise la mise en oeuvre de leur droit à l’autodétermination nous maintiendrait dans un régime colonial pilleur de ressources naturelles », Henri Jacob, président de l’Action boréale.

« Les claims que promet de dynamiter Sayona Mining à perpétuité sont des lieux vivants, habités, occupés, aimés et partagés par les Peuples d’ici, contrairement aux actionnaires de la compagnie qui continuent cinq ans plus tard d’essayer d’éviter les évaluations environnementales les plus rigoureuses et complètes », Marie-Hélène Massy-Émond, artiste instigatrice du Collectif des Pas du lieu.

 

Le Québec, de terre d’accueil à club privé ?

31 mars 2022, par CAP-NCS
L’immigration temporaire[1] est en plein essor au Canada depuis une quinzaine d’années. Mis à part le secteur agricole, elle est apparue plus tardivement au Québec, mais elle (…)

L’immigration temporaire[1] est en plein essor au Canada depuis une quinzaine d’années. Mis à part le secteur agricole, elle est apparue plus tardivement au Québec, mais elle est devenue très intense dans plusieurs secteurs depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec (CAQ)[2]. Ce récent bond coïncide avec de nombreuses réformes pour réduire l’immigration permanente. Pour justifier ce virage, on invoque la pénurie de main-d’œuvre[3] et les délais d’admission à la résidence permanente.

La pénurie de main-d’œuvre actuelle peut-elle être qualifiée de ponctuelle ? Justifie-t-elle que des milliers d’emplois permanents soient maintenant offerts à des migrantes et migrants temporaires ? En examinant les emplois en question, on constate que les principales raisons pour faire appel à l’immigration temporaire ne sont ni passagères ni imprévisibles : trop souvent, elles sont liées aux conditions salariales, de travail et de vie peu attrayantes pour les travailleuses et travailleurs du Québec, dans un contexte compétitif relié au déclin démographique. Par ailleurs, lorsque la fermeture des frontières a réduit l’accès au travail migrant durant la pandémie de COVID-19, les salaires ont été rehaussés et ces postes ont trouvé preneurs localement[4], ce qui a redressé le taux d’emploi. Cela prouve qu’en améliorant ces conditions, la concurrence entre les secteurs et entre les régions rurales et urbaines pourrait être considérablement atténuée. Pourquoi donc ne pas emprunter cette voie ?

La logique caquiste en immigration

Pour nombre d’analystes, la politique migratoire québécoise représente un mystère dont les contradictions apparentes trouvent leur origine dans la responsabilité partagée entre Québec et Ottawa. Or, rien n’est plus réducteur et simpliste. En fait, les multiples réformes introduites en immigration par le gouvernement de François Legault expliquent une grande partie des retards d’Ottawa[5] et répondent toutes très logiquement aux mêmes impératifs politiques et économiques.

Sur le plan politique, rappelons le slogan électoral de la CAQ au sujet des personnes immigrantes : « En prendre moins mais en prendre soin ». Or, ce qu’il fallait entendre plus exactement est : « Moins d’immigration permanente mais plus d’immigration temporaire ». Aux personnes immigrantes permanentes, désormais accueillies en moindre nombre, on ouvrira grand les portes de la francisation, des programmes « d’intégration » et des incitatifs à l’installation hors des grands centres. Par contre, à la masse croissante des travailleuses et travailleurs temporaires et de leurs familles, on interdit de faire des plans, on refuse l’accès aux services publics, on réduit les obligations des employeurs et on transfère aux migrantes et migrants les responsabilités de la société d’accueil – notamment en matière d’installation, de francisation, d’intégration socioprofessionnelle et de formation[6].

Depuis l’arrivée au pouvoir de François Legault, tout a été mis en œuvre pour réduire le nombre de personnes admissibles à l’immigration permanente, ce qui répond ainsi à l’impératif politique d’une stratégie populiste :

  • réforme en profondeur de la Loi sur l’immigration par le projet de loi 9;
  • baisse des seuils annuels de l’immigration;
  • refus de traiter 18 000 dossiers en attente depuis longtemps;
  • fin de l’accès « rapide » à la résidence permanente de nombreuses et nombreux étudiants internationaux et migrants temporaires redevenus précaires par la modification du Programme de l’expérience québécoise (PEQ);
  • blocage puis dilution du programme fédéral de régularisation des personnes demandeuses d’asile;
  • resserrement des critères québécois de sélection des candidatures au programme régulier de l’immigration (le Programme régulier des travailleurs qualifiés du Québec, PRTQ);
  • création d’obstacles administratifs au Programme de parrainage privé des réfugiés;
  • difficultés multiples à la réunification familiale, etc.

Bref, la porte se referme pour des milliers de personnes migrantes qui ont trouvé du travail et qui ont prouvé qu’elles pouvaient s’intégrer.

Sur le plan économique, le gouvernement a tout de même dû faire face aux demandes du patronat qui réclame sans cesse un accès plus facile et plus rapide aux travailleuses et travailleurs migrants temporaires. Cette réponse à la raréfaction de la main-d’œuvre comporte toutefois des coûts économiques et sociaux pour certains segments du marché du travail québécois que l’immigration permanente n’entraîne pas. Des experts ont établi qu’un accès facile à une force de travail migrante, temporaire et captive, « peut inciter des employeurs à préférer les travailleurs migrants aux travailleurs nationaux, et faciliter ainsi le dumping social et le nivellement par le bas[7] ». D’autres stratégies ont maintes fois été proposées aux gouvernements par le monde du travail, mais elles incluent l’attribution d’un statut permanent aux migrants, ce que la CAQ a choisi de limiter fortement, ou ces stratégies exigeraient plus d’efforts des entreprises[8] et ne sont donc pas privilégiées par les employeurs.

Ces derniers effectuent donc de plus en plus de recrutement à l’étranger, avec l’aide financière du gouvernement du Québec, à travers le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), mais ils recrutent aussi au Québec des migrants temporaires grâce au Programme de mobilité internationale (PMI) qui permet l’obtention de permis de travail ouverts et n’exige pas d’obligations particulières de la part des employeurs[9].

De plus, une « démarche simplifiée » pour le PTET, mise en place en 2012, exempte les employeurs d’avoir à fournir la preuve de leurs efforts de recrutement au pays, pour plus d’une centaine de professions à haut salaire. Cette liste est mise à jour, et s’allonge, annuellement. Le gouvernement Legault a entrepris, dès son arrivée au pouvoir en 2018, de négocier avec le fédéral une « flexibilisation » encore plus grande des normes et balises entourant le travail migrant et censées protéger le marché de l’emploi canadien. Petit à petit, les professions admissibles à la démarche simplifiée du PTET et les exemptions aux normes deviennent toujours plus nombreuses. Tant les mesures prévues pour protéger les travailleurs d’ici que celles visant la protection des travailleurs migrants sont de moins en moins utiles, car elles sont suspendues ou inappliquées sous prétexte qu’elles alourdissent et ralentissent le processus de recrutement des migrants.

Perversion du système de l’immigration temporaire

À la veille des récentes élections fédérales de septembre 2021, le milieu des affaires québécois a été entendu : une nouvelle entente entre Québec et Ottawa qui permettrait des « assouplissements » additionnels a été annoncée le 6 août 2021[10]. Depuis lors, le ministre du Travail, qui est aussi devenu le ministre de l’Immigration[11], Jean Boulet, a précisé comment l’entente devrait se traduire pour le gouvernement fédéral. On sait que l’entente permettra de hausser le plafond du pourcentage de travailleurs étrangers temporaires (TET) admissibles pour plusieurs postes à bas salaires de divers secteurs[12]. Actuellement établi à un maximum de 10 % de la main-d’œuvre employée, par établissement, ce plafond passera à 20 % pour 16 titres d’emploi de 9 secteurs et serait même aboli dans près de 40 titres d’emploi.

En effet, à l’instar des postes exigeant des diplômes supérieurs[13], l’entente inclut désormais des postes exigeant des compétences de niveau secondaire[14] au nombre de ceux déjà admissibles au processus « simplifié ». Cette voie libère les employeurs de plusieurs exigences normalement imposées pour empêcher le PTET de tirer les salaires vers le bas et pour protéger les migrantes et migrants. La démarche simplifiée prévoit notamment : l’absence complète de limites dans l’embauche de TET par lieu de travail, la suspension des exigences d’affichage des postes et de démonstration des efforts de recrutement effectués au Québec[15], et l’extension de la durée des permis de travail de deux à maintenant trois ans.

L’entente prévoyait aussi l’élimination des responsabilités de l’employeur en matière de frais de transport, d’accès au logement et de couverture d’assurance pendant la période de carence de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), lors de l’embauche de TET dans ces postes à bas salaire comme c’est déjà le cas pour les postes à haut salaire. Heureusement, les pressions des centrales syndicales sont parvenues à faire reculer les employeurs et le gouvernement sur les obligations concernant le transport, le logement et la santé des TET. D’autres éléments de l’entente restent encore à clarifier.

Les « assouplissements » réclamés par le patronat auront malgré tout de graves effets sur le marché de l’emploi, même s’ils n’étaient introduits que temporairement dans le cadre d’un « projet-pilote » – ce dont il est permis de douter vu les précédents, lesquels ont tendance à se pérenniser. Il s’agit de mesures visant des secteurs qui souffrent de pénuries structurelles, pour des emplois dont les conditions salariales, de travail et de santé-sécurité requièrent des réformes substantielles. Il y a fort à parier qu’un apport massif de migrantes et migrants permettra le maintien de ces piètres conditions, aggravera la situation pour les travailleuses et travailleurs d’ici et entretiendra la tendance à la hausse des départs, du roulement, du chômage et de la dévitalisation de plusieurs régions, particulièrement là où la main-d’œuvre n’est pas syndiquée.

Quelle vision pour le Québec ?

Bien qu’apparemment coincé entre son électorat, qui voudrait moins d’immigration, et le milieu des affaires dont il provient et qui en veut toujours plus, le gouvernement Legault a su habilement satisfaire ces demandes contradictoires. La stratégie gagnante de la CAQ repose sur moins d’immigration permanente pour les uns (celle sur laquelle les données sont facilement accessibles) et plus d’immigration temporaire pour les autres (celle dont la gestion est opaque et dont on peut difficilement rendre compte numériquement). Les vrais perdants de la politique migratoire du Québec sont les travailleuses et les travailleurs, d’ici et d’ailleurs.

D’une part, la précarité de leur statut au pays rend les migrantes et migrants (et leurs familles) vulnérables face aux employeurs et aux agences qui les recrutent ou les placent, malgré les normes fédérales et provinciales existantes, faute d’application, de contrôles adéquats et de pénalités. D’autre part, qu’ils soient nés ici ou immigrants permanents, les collègues des migrants temporaires sont priés de les franciser « sur la job », de les former sur le tas, de leur faire comprendre les risques de lésions professionnelles et d’accepter de recommencer avec les prochains lots de travailleurs temporaires, qui arriveront sans cesse, tout en tentant de les intégrer au milieu de travail et aux structures syndicales – lorsque celles-ci existent. Le tout, sans rouspéter, même si leur présence a pour effet d’amenuiser le rapport de force face au patronat.

S’il s’avère parfois nécessaire, le recours à l’immigration temporaire ne devrait pas être illimité ni applicable à des emplois permanents, et devrait toujours être réservé aux employeurs qui auront, avant de faire appel au travail migrant, fait la preuve que le salaire offert est conforme au taux de salaire en vigueur dans la profession; démontré que l’embauche d’une personne venue de l’étranger ne nuira pas au règlement d’un conflit de travail en cours – ni ne nuira à l’emploi des personnes touchées par ce conflit –; affiché suffisamment longtemps les postes disponibles et démontré les efforts de recrutement qui ont été déployés au Québec.

La pénurie de main-d’œuvre ne peut justifier le recours croissant à des travailleuses et travailleurs migrants temporaires dans des postes permanents de l’hôtellerie et de la restauration, de la transformation alimentaire, du commerce de détail, du soin aux personnes, de l’informatique, etc. Le salaire minimum et les conditions de travail doivent être significativement rehaussés. Quant au déclin démographique, on doit s’y attaquer en rendant attrayantes les régions hors des grands centres, tant pour les jeunes qui y sont nés que pour les personnes immigrantes. On doit aussi financer la francisation des travailleurs temporaires, redonner accès à la résidence permanente à toutes les catégories de migrants dont a besoin le Québec, sans discrimination fondée sur le niveau de formation et de salaire, et retrouver nos traditions d’accueil envers les personnes réfugiées.

Le Québec accueillant des années 1950 et 1960 a su intégrer des centaines de milliers de personnes immigrantes permanentes peu qualifiées dans les rangs de la classe ouvrière, contribuant ainsi à la naissance de la classe moyenne d’aujourd’hui. Si l’on n’exige pas du gouvernement Legault un retour à cette ouverture, la résidence permanente sera désormais réservée à un petit club de privilégié·e·s aptes à faire la preuve qu’ils contribueront immédiatement et généreusement à l’assiette fiscale. Ceci a pour effet de créer une division du marché du travail, une partie étant réservée aux travailleuses et travailleurs qui disposent de tous les droits arrachés par le mouvement ouvrier, l’autre enfermant les migrantes et migrants dans un régime semblable aux maquiladoras des pays du Sud[16].

Est-ce qu’on souhaite ce genre d’apartheid du travail au Québec ? L’unique alternative est de revendiquer le renforcement des normes entourant le travail migrant, l’égalité des droits pour toutes les travailleuses et travailleurs migrants et les membres de leur famille, ainsi que l’accès dans un délai humainement raisonnable à un statut migratoire permanent qui garantit durablement les droits à la résidence, à l’emploi, à la syndicalisation et aux services publics.

Marie-Hélène Bonin est Sociologue du travail


  1. Rappelons que les programmes d’immigration temporaire visent à pallier les pénuries ponctuelles de main-d’œuvre, plutôt que les pénuries structurelles. Pour sa part, l’immigration permanente a pour but de contrer le déclin démographique, de contribuer à l’économie et à la société québécoise, et de pérenniser le fait français.
  2. Au Québec, le nombre des titulaires d’au moins un permis signé en 2019 était de 23 300 dans le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), soit une augmentation de près de 75 % comparativement à la moyenne (13 384) des années 2014 à 2018. Ce nombre s’élevait à 39 715 dans le Programme de mobilité internationale (PMI), soit un nombre supérieur à la moyenne des cinq années précédentes (31 868). Voir Service de la recherche, de la statistique et de la veille, L’immigration temporaire au Québec, 2014-2019, Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Québec, novembre 2020.
  3. Les lobbys d’affaires québécois insistent sur la croissance du taux d’emplois vacants, mais en fait le nombre de ces derniers augmente par rapport au nombre d’emplois disponibles, lequel a diminué fortement avec la pandémie. Au Québec, le taux d’emplois vacants était certes de 5,4 % au 2e trimestre de 2021, mais le taux de chômage était encore de 6,3 % en juin dernier (Statistique Canada, Indicateurs du marché du travail, mis à jour du 21 septembre 2021). De plus, le nombre de postes vacants de longue durée (90 jours ou plus) est plus adéquat pour mesurer une pénurie de main-d’œuvre. Celui-ci était de 51 935, pour un taux de postes vacants de longue durée de 1,5 %. (Emploi Québec, Bulletin sur le marché du travail au Québec, juin 2021).
  4. Selon Emploi Québec, « le salaire offert a augmenté plus rapidement que la moyenne (+ 8,0 %) entre les premiers trimestres de 2019 (avant la pandémie) et ceux de 2021 pour les postes qui n’exigent aucun diplôme (+ 12,0 %) et pour ceux qui exigent au plus un diplôme d’études secondaires (+ 11,0 %), qui représentent ensemble plus de la moitié (52,3 %) de tous les postes vacants » (Emploi Québec, Bulletin des postes vacants au Québec, Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail, premier trimestre 2021).
  5. Anne Michèle Meggs. « Pénurie de main-d’œuvre ? Ne comptez pas sur le système d’immigration au Québec », L’Aut’ Journal, 27 octobre 2021.
  6. « Si le Québec veut mieux profiter du potentiel des travailleurs temporaires et des immigrants non sélectionnés [réfugiés et membres de la famille] et les inciter à rester sur le territoire afin de contribuer à résorber les difficultés de recrutement du Québec, il doit renforcer les interventions à destination de ces groupes, en rendant effective l’ouverture de l’ensemble des services à ces catégories et en formant les agents aux besoins de cette clientèle particulière. », OCDE, Intégrer les immigrants pour stimuler l’innovation au Québec, Canada, Éditions OCDE, 10 juin 2020.
  7. Bureau international du travail, Migrations de main-d’œuvre. Nouvelle donne et enjeux de gouvernance, Genève, Conférence internationale du travail, 2017.
  8. Outre la bonification des conditions salariales et de travail, pensons par exemple à la reconnaissance des diplômes et de l’expérience, à la formation continue et à l’automatisation.
  9. Par exemple, contrairement au PTET, le PMI n’exige pas d’évaluation d’impact sur le marché du travail (EIMT), une vérification requise par Emploi et Développement social Canada (EDSC) pour veiller à ce que l’embauche d’un travailleur étranger n’ait pas de répercussions négatives sur le marché du travail canadien.
  10. Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, « Ententes entre Québec et Ottawa pour favoriser la venue et l’embauche de travailleurs étrangers temporaires », communiqué, Québec, 6 août 2021.
  11. « Jean Boulet assure que les ministères du Travail et de l’Immigration sont complémentaires. “Pour moi, ça fait partie d’un coffre à outils et ça me permet d’en disposer et de répondre de façon plus globale, plus compréhensive, aux besoins du marché du travail du Québec”, a-t-il expliqué », Patrick Bellerose, « Jean Boulet hérite officiellement de l’Immigration », Journal de Québec, 24 novembre 2021.
  12. Les postes à bas salaires sont tous ceux dont le salaire est moindre que le salaire horaire médian de toutes les professions, lequel est actuellement de 23,08 dollars l’heure.
  13. Aux fins de différenciation des postes auxquels s’appliquent ou non les exigences du gouvernement fédéral en matière d’immigration temporaire, Ottawa et Québec se basent sur le système de Classification nationale des professions (CNP) selon les compétences requises : A, formation universitaire; B, formation technique, collégiale ou postsecondaire; C, formation de niveau secondaire ou formation spécifique à la profession; D, aucune formation préalable. Les cadres sont groupés sous 0, peu importe la formation.
  14. Les postes de niveau C incluent, par exemple : auxiliaires dentaires, enseignants, infirmiers, bouchers industriels, commis de banque et d’assurance, conducteurs d’autobus, de métro et de camions, magasiniers et commis aux pièces, manutentionnaires, opérateurs de machinerie, opérateurs et ouvriers en foresterie, en minéralurgie et métallurgie, en transformation alimentaire, ouvriers et artisans du meuble, préposés aux bénéficiaires, vendeurs en gros et au détail… Jusqu’à présent, seuls les emplois de niveaux A et B étaient exemptés des mesures protégeant l’embauche locale (l’exemption concernait 118 titres d’emploi de niveaux A et B et en ajoutera désormais 34 de plus, sans compter les 37 de niveau C exemptés par l’entente).
  15. Les changements prévus dans l’entente permettront aussi aux employeurs de ne plus avoir à afficher les postes pour 16 titres d’emploi de niveau D dans 9 secteurs qui incluent, par exemple : aides en cuisine et serveurs au comptoir, caissiers, commis de magasin, concierges d’immeubles, manœuvres en foresterie, en métallurgie, en pâtes et papiers, en transformation alimentaire, en transformation de caoutchouc et plastique, préposés à l’entretien ménager et au nettoyage…
  16. Il est d’ailleurs curieux que le Canada et le Québec n’aient toujours pas signé la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 1990.

 

La vie révolutionnaire d’Alexandra Kollontai

31 mars 2022, par CAP-NCS
Alexandra Mikhailovna Kollontai, l’une des socialistes et révolutionnaires les plus en vue de Russie, est née le 31 mars 1872. Kollantai était une ardente défenseure des droits (…)

Alexandra Mikhailovna Kollontai, l’une des socialistes et révolutionnaires les plus en vue de Russie, est née le 31 mars 1872. Kollantai était une ardente défenseure des droits des femmes de la classe ouvrière, la première femme membre d’un gouvernement et la première femme diplomate. Indépendante, tant dans sa vie personnelle que dans ses opinions politiques, elle croyait que la libération des femmes faisait partie intégrante du succès du socialisme.

Jeunesse

Kollontai est née dans une riche famille aristocratique. Une éducation confortable l’a préparée au mariage avec un riche aristocrate et à une vie de loisirs, mais elle a choisi de rompre avec son milieu privilégié et de tracer sa propre voie. En commençant par son insistance à se marier par amour plutôt que par position sociale, Kollontai a défié les normes sociales dès son plus jeune âge.

Pourtant, elle a trouvé qu’être l’épouse de Vladimir Kollontai et la mère de leur fils était loin d’être satisfaisante. Selon sa légende personnelle, une visite d’un logement ouvrier dans une usine textile en 1896 l’a exposée aux conditions déplorables dans lesquelles vivait la majeure partie de la classe ouvrière russe et lui a ouvert les yeux sur la nécessité d’un changement systémique. Elle s’est ensuite impliquée dans le mouvement marxiste clandestin et aspirait à devenir une écrivaine socialiste, mais a réalisé qu’elle avait besoin d’en savoir plus. Malgré la difficulté de quitter son mari et son fils de cinq ans, Kollontai s’est rendue à l’Université de Zurich pour étudier.

Contre le féminisme 

Son séjour à Zurich a façonné le cours de sa vie personnelle et politique. De retour en Russie, elle a quitté son mari et s’est consacrée à l’amélioration du sort des femmes. Au fur et à mesure qu’elle approfondissait son étude du marxisme et solidifiait ses vues, il devint clair que son principal ennemi était le féminisme bourgeois.

Au début de la Révolution de 1905, Kollontai affronte l’Union pour l’égalité des femmes et appelle publiquement les femmes prolétaires à se dissocier des féministes bourgeoises. Elle croyait que les femmes ne pouvaient être libérées que par «l’abolition de la propriété privée, la fin du mariage traditionnel et le dépérissement de la famille».

À l’époque, « la question de la femme », une discussion sur les droits juridiques et les rôles politiques, économiques et sociaux des femmes, était devenue de plus en plus urgente à travers l’Europe. En Russie, la question était au cœur du mouvement socialiste depuis les années 1860 . En 1909, Kolontai a écrit The Social Basis of the Woman Question , qui soutenait que les femmes devraient travailler au sein du mouvement socialiste pour promouvoir leurs propres objectifs collectifs. De plus, elle pensait que le gouvernement exclusivement masculin ne créerait pas de réformes significatives pour les femmes, écrivant que “seule une participation directe au gouvernement du pays promet d’aider à améliorer la situation économique des femmes”.

De l’avis de Kollontai, les féministes bourgeoises étaient peu susceptibles de promouvoir les intérêts des femmes de la classe ouvrière. Avec Clara Zetkin, elle a insisté sur le fait que «la question de la femme» n’était pas séparée des objectifs généraux du socialisme. Au contraire, les droits des femmes étaient essentiels au succès du mouvement socialiste.

Kollontai croyait que l’oppression des femmes était inévitable sous le capitalisme et que les femmes de la classe ouvrière devaient s’organiser pour se battre pour elles-mêmes et pour leur classe. Elle écrit que “pour la majorité des femmes du prolétariat, l’égalité des droits avec les hommes signifierait seulement une part égale dans l’inégalité”. Elle croyait que la lutte des classes et la lutte pour les droits des femmes sont irrévocablement liées et que l’une ne peut pas avancer sans l’autre.

Organisation et exil

Kollontai est restée largement isolée dans ses opinions, car de nombreux socialistes russes pensaient que la révolution résoudrait à elle seule l’inégalité des femmes. Manquant de soutien et inspirée par le leadership de Clara Zetkin au sein du parti social-démocrate allemand, Kollontai s’est lancée dans l’organisation. Alors qu’elle était encore en Russie, elle a fondé un Club des femmes ouvrières, qui offrait des conférences et un accès à la bibliothèque à 200 à 300 femmes à un moment donné, et a tenté d’amener une délégation ouvrière au Congrès panrusse des femmes en 1908.

Après qu’un mandat d’arrêt l’ait forcée à l’étranger, elle organise des grèves en France et en Belgique. Elle a également participé à la Deuxième Internationale, a fait campagne pour le suffrage des femmes avec Clara Zetkin à Londres et a pris la parole au Danemark, en Suède et à Bologne. Elle a été arrêtée en Allemagne et en Suède, mais relâchée rapidement à chaque fois. Pendant son séjour à l’étranger, elle a commencé à correspondre avec Lénine et a finalement rejoint le parti bolchevique.

Après la révolution 

Au retour de Kollontai en Russie juste après la révolution de 1917, Lénine la nomma commissaire au bien-être public. Bien qu’il s’agisse d’un poste secondaire, la nomination lui a permis de devenir la première femme du conseil et la première femme nommée à un gouvernement moderne.

Dans son nouveau poste, Kollontai a cherché à élargir l’accès des femmes aux services et a créé un « Palais des soins prénatals », qui a fourni des soins et un enseignement aux femmes enceintes. Malheureusement, elle s’est heurtée à une forte opposition et l’installation a été incendiée peu de temps après son ouverture. Sans se laisser décourager, elle a continué à fonder un bureau central pour la maternité et le bien-être des nourissons, mais n’avait pas assez de fonds pour effectuer des changements matériels significatifs. Plus tard, elle est devenue directrice du Zhenotdel, la section féminine du Comité central.

Kollontai est souvent connue pour ses idées sur la famille et la libération sexuelle. Elle développe ces valeurs dans l’Autobiographie d’une femme communiste sexuellement émancipée . Elle croyait que les enfants devaient être élevés et soignés dans des maisons communales loin de leurs parents, mais était consciente que cette idée ne serait pas bien accueillie par les paysannes ainsi que par les autres communistes.

Opposition ouvrière, stalinisme et diplomatie 

Kollontai a vu comment les efforts des travailleurs pour établir des services publics, comme des salles à manger communes, des garderies et des approvisionnements en bois, échouaient souvent en raison d’une bureaucratie inutile. Cherchant à impliquer les travailleurs ordinaires dans le gouvernement et à contrer le pouvoir de l’État centralisé, Kollontai est devenu une cheffe de file de l’opposition ouvrière. Elle est l’auteure d’une brochure sur la question qui a suscité la colère de Lénine et a abouti à son renvoi du Zhenotdel .

Alors que Lénine soutenait Kollontai et d’autres femmes communistes dans la campagne pour les droits des femmes, le pouvoir croissant de la bureaucratie soviétique du milieu à la fin des années 1920 a finalement annulé leurs efforts et annulé un certain nombre de réformes importantes pour les femmes. La montée du stalinisme à la fin des années 1920 signifiait l’éradication de la dissidence au sein de l’URSS et la purge et le meurtre de nombreux vieux bolcheviks.

Kollontai a eu de la chance d’avoir survécu, mais cela a eu un prix. Malgré son engagement antérieur envers le pacifisme, elle a été forcée de s’adapter au stalinisme ou de fuir. Beatrice Farnsworth écrit qu’à partir de 1937, elle “a commencé… à se détruire politiquement”.

Craignant pour sa propre vie et celle de son ancien mari, Pavel Dybenko, elle a compromis ses valeurs et s’est assimilée au régime stalinien. Elle a voyagé à l’étranger pour représenter l’Union soviétique en tant que diplomate, bien que sa carrière diplomatique soit moins connue en raison du secret entourant l’affaire. Alors qu’elle se tourna vers l’écriture pour exprimer ses opinions, elle resta extérieurement dévouée au régime et reçut diverses récompenses pour ses services avant sa mort en 1952.

Un héritage révolutionnaire

Kollontai était une socialiste et révolutionnaire engagée, faisant de nombreux sacrifices personnels tout au long de sa vie. Elle était une organisatrice et une penseuse socialiste de premier plan et a joué un rôle important dans la promotion des intérêts des femmes de la classe ouvrière à l’intérieur et à l’extérieur de la Russie. Son accommodement au stalinisme et l’incapacité du gouvernement soviétique à s’appuyer sur sa vision et celle d’autres femmes socialistes pour la libération des femmes ne devraient pas diminuer ses réalisations.

Les nombreux écrits de Kollontai laissent derrière eux une vision d’une société dans laquelle l’avancement des femmes et la libération des travailleurs vont de pair. Bien que cette vision ne se soit pas réalisée de son vivant, son idéalisme et son dévouement demeurent une source d’inspiration.

Traduction NCS avec l’utilisation de Deepl

 

 

Le gouvernement du PQ, deux ans après

30 mars 2022, par CAP-NCS
Lors de l’élection du PQ en novembre 1976, les couches populaires et les secteurs dynamiques du mouvement populaire sont en général contents. Il y a un soupir de satisfaction (…)

Lors de l’élection du PQ en novembre 1976, les couches populaires et les secteurs dynamiques du mouvement populaire sont en général contents. Il y a un soupir de satisfaction devant le fait de la défaite d’une droite dure qui mène le Québec par la répression, la corruption et la subordination. En effet, le Parti libéral du Québec (PLQ) n’a plus rien à voir avec ceux qui ont entrepris la Révolution tranquille. Le PQ pour sa part affirme un « préjugé favorable » à l’endroit des travailleurs. Il met de l’avant des personnalités qui ont joué un rôle dans les grandes luttes sociales du Québec des années 1970, tels les syndicalistes Robert Burns et Guy Bisaillon, la féministe Lise Payette, les sociaux-démocrates Jacques-Yvan Morin et Camille Laurin. D’emblée, tout en promettant le référendum, le gouvernement du PQ lance plusieurs réformes. Rapidement cependant, le discours est dégonflé devant une gestion globalement traditionnelle. Dans le domaine des politiques sociales par exemple (un des rares dossiers de compétence totalement provinciale, des analyses critiques constatent que les améliorations ont été mineures, plus encore, que les politiques ont été de « régulariser les tensions sociales par un savant dosage de mesures intégrationnistes qui, en dernière analyse, contribuent à renforcer la mainmise de l’État sur l’orientation des revendications populaires »2. (Introduction de Pierre Beaudet)

***

Sur le plan économique, le PQ essaie de ne pas effaroucher une bourgeoisie « provinciale » qui veut bien parler d’autonomie dans le contexte canadien, mais qui ne veut rien savoir de politiques qui mettraient en péril le dispositif capitaliste. En clair, le PQ pratique une politique d’austérité qui est celle qui domine dans l’ensemble canadien et que décrit Jorge Niosi (alors prof de sociologie à l’UQAM) dans le texte qui suit. En fin de compte, selon Niosi, le PQ est un parti petit-bourgeois, le « cul assis entre deux chaises », qui parle des deux coins de la bouche et qui ce faisant, ne parvient pas à s’associer à la bourgeoisie sans être non plus capable de mobiliser le peuple. C’est une explication qui est validée par les défaites subséquentes du PQ.

Le PQ est au pouvoir depuis bientôt deux ans. Pourtant, les analyses d’ensemble de la gestion du gouvernement péquiste sont plutôt rares et, qui plus est, elles sont discordantes à l’extrême. Pour certains, le PQ représente la social-démocratie au pouvoir, alors que pour d’autres, il s’agit d’un gouvernement petit-bourgeois technocratique. Certains vont même jusqu’à prétendre que l’administration péquiste est au service d’une bourgeoisie francophone. Une telle diversité de perspectives s’explique par plusieurs facteurs. D’une part, les tenants de l’interprétation sociale-démocrate se fondent surtout sur le programme électoral du PQ, alors que les seconds font plutôt référence aux origines sociales de la direction et des cadres du PQ et que les troisièmes veulent fustiger la modération des politiques économiques et sociales de l’administration péquiste.

Cet article fera un bilan des deux premières années de l’administration du PQ sur la base des politiques mises de l’avant et des rapports entretenus par le PQ avec le patronat et les syndicats. Nous ne nous attarderons nullement à juger le gouvernement péquiste à partir de son programme électoral. À plusieurs reprises, le premier ministre du Québec a déclaré qu’il se sentait lié à ce programme « par son esprit et non par sa lettre »3. Par ailleurs, il semble clair que sur une majorité de questions, le programme électoral du PQ a été ajourné sine die par le gouvernement péquiste. Il est encore trop tôt pour dire si cet ajournement est un abandon pur et simple, comme celui de Maurice Duplessis vis-à-vis sa plate-forme électorale de 1936. Pour l’instant, nous nous bornerons à étudier et juger l’administration péquiste par ses actes, c’est-à-dire par les effets réels ou attendus des lois adoptées au cours des deux ans passés, ainsi que par les rapports que cette administration a eus avec le patronat et les syndicats ouvriers. Cependant, avant de procéder à un tel bilan, il faut passer rapidement en revue les diverses interprétations du PQ comme parti politique et comme gouvernement.

Trois interprétations du Parti Québécois

Toute analyse de la politique économique et sociale du PQ au pouvoir qui se veuille autre chose qu’une simple description de la législation et de ses retombées doit partir de la suivante : quelle classe représente l’administration péquiste? À cette question, trois grandes réponses ont été données : les travailleurs (interprétation « sociale-démocrate »); la petite bourgeoisie (interprétation « technocratique ») et la bourgeoisie francophone. Examinons-les une à une.

Le PQ, parti social-démocrate

Le programme du parti, ses porte-paroles officiels, ses dirigeants et les intellectuels qui lui sont proches véhiculent l’image du PQ comme un parti social-démocrate et l’on fait souvent allusion à la social-démocratie suédoise ou norvégienne. Par exemple, René Lévesque s’est décrit lui-même comme un « socialiste modéré » dans une interview accordée en décembre 1976 à Business Week et annonça que son gouvernement chercherait le contrôle d’industries comme les banques, l’amiante et celles liées à la culture; il fit référence à la Suède comme un modèle que son administration chercherait à imiter. Dans le même sens, Daniel Latouche, politologue proche du PQ, décrit ce parti comme cherchant à instaurer une « démocratie sociale à la scandinave »4.

Nous pouvons mettre en doute la validité de cette interprétation. Comme Jean-Marc Piotte l’a fait remarquer, le PQ n’a aucun lien organique avec les syndicats ouvriers, et ce, contrairement aux partis sociaux-démocrates5. Ces derniers en effet se caractérisent par finalement en tout ou en partie en provenance des caisses syndicales; les syndicats mêmes sont souvent membres des partis sociaux-démocrates et les dirigeants et conseillers syndicaux sont fréquemment à la tête de ces partis. Or, le PQ n’admet pas la cotisation de personnes morales (comme les syndicats), pas plus qu’il n’admet l’affiliation de syndicats. Enfin, des syndicalistes (comme Guy Bisaillon) et quelques conseillers juridiques de syndicats (comme Robert Bruns et Guy Chevrette) sont parmi les dirigeants du Parti Québécois. L’action du gouvernement péquiste est plus modérée que celle des administrations sociales-démocrates; de surcroît, comme nous tenterons de le démontrer, elle est qualitativement différente des politiques économiques et sociales du travaillisme et de la social-démocratie.

Le PQ, parti bourgeois

L’interprétation du PQ comme parti de la bourgeoisie francophone vient d’une partie de la gauche québécoise. Gilles Bourque, par exemple, essaye de rendre compte de la nature de classe du PQ dans ces termes :

Le PQ n’est pas un parti monolithique, avons-nous souligné. Les analyses dont nous faisons état plus haut présentant le PQ comme un parti de la petite bourgeoisie ne sont pas fausses, elles sont incomplètes. Il est évident, cela crève les yeux, que ce parti recrute dans la nouvelle petite bourgeoisie une partie importante de son personnel politique militant et de sa clientèle de prédilection (…). Cependant, outre le fait que les têtes politiques dirigeantes de ce parti appartiennent à la bourgeoisie de l’État québécois, il ne faut jamais confondre les intérêts qu’un parti défend en dernière analyse et la situation de la classe de ses cadres politiques moyens (…); on pourrait ainsi définir le parti québécois comme un parti à composition principalement petite bourgeoisie servant en dernière analyse les intérêts de la bourgeoisie québécoise6.

Il faut tout de suite ajouter que quand Bourque parle d’une bourgeoisie québécoise, il ne fait nullement référence aux capitalistes des entreprises privées par actions (les Desmarais, Simard, Campeau, Allard, etc.) qui, eux, proclament tout haut leur foi dans la fédération canadienne. Bourque désigne par « bourgeoisie québécoise » les administrateurs des sociétés d’État et des coopératives.

Une version plus grossière de cette thèse du PQ – parti bourgeois » se retrouve dans les écrits de Pierre Fournier. Pour lui :

Le gouvernement québécois cherche avant tout à développer un capitalisme québécois francophone à forte saveur étatique. L’intervention de l’État dans ce processus ne découle d’ailleurs nullement d’un souci quelconque de justice sociale, mais bien d’un désir de renforcer la bourgeoisie locale (…). Ce programme de développement de la bourgeoisie locale comprend de multiples facettes : l’aide aux coopératives, la création et l’expansion de sociétés d’État, des programmes d’assistance financière et technique aux PME et, bien sûr, des subventions aux monopoles7.

Cette bourgeoisie québécoise de Pierre Fournier est donc beaucoup plus large puisque, à côté des coopératives et des sociétés d’État, on trouve aussi les PME et les grandes sociétés canadiennes-françaises. La thèse se complète avec celle du « nationalisme populiste ». La bourgeoisie québécoise représentée par le PQ est faible et elle s’appuie alors sur le mouvement ouvrier (populisme) véhiculant une idéologie (nationaliste) dirigée contre le colonisateur. On retrouve cette conception dans le texte de Piotte déjà cité et dans celui de R. Laliberté8.

Passons maintenant à la critique de cette thèse. Disons tout d’abord que si le PQ est un parti bourgeois, il l’est d’un type très spécial. Au Canada comme ailleurs, les partis bourgeois sont notamment financés par des associations patronales (Japon), par des compagnies et par de riches individus (États-Unis, Canada) ou par un système mixte (France)9. Or, le PQ n’accepte pas le financement par les personnes morales, y compris les associations patronales et les compagnies. Il a en outre adopté la loi no 2 sur le financement des partis, qui rend aussi ces normes obligatoires pour les autres partis, et qui fixe un maximum de 3 000 $ pour les cotisations individuelles. Quant à sa direction, à la différence des partis

libéral et conservateur, où les hommes d’affaires et leurs avocats foisonnent, il n’y a qu’une ou deux têtes d’affiche venant de la bourgeoisie francophone. Nous avons en outre tenté de démontrer dans un texte antérieur que la bourgeoisie canadienne-française du secteur privé n’est nullement indépendantiste par ses intérêts économiques et politiquement, elle est fédéraliste et libérale10. Nous allons en outre montrer que cette bourgeoisie francophone du secteur privé est à la tête du combat contre l’option souverainiste. Rappelons déjà la lettre de 326 hommes d’affaires francophones contre la loi 101, envoyée à René Lévesque et Camille Laurin le 2 juin 1977 et où l’on pouvait lire les noms de Charles Allard (de Allarco développements), Laurent Beaudoin (de Bombardier), Marcel Bélanger (de la Banque provinciale contrôlée par le Mouvement Desjardins), Paul et Louis Desmarais (de Power Corporation), Claude Castonguay (de la Laurentienne), Thérèse Forget-Casgrain (sénatrice libérale, fille de sir Rodolphe Forget, millionnaire et sénateur québécois), Lucien G. Rolland, Arthur Simard (de Sorel Industries), Antoine Turmel (de Provigo), etc.11. Rappelons aussi que la Commission Pépin-Robarts est dirigée par deux ex-membres du conseil d’administration de Power Corporation et que Claude Castonguay (de la Laurentienne) dirigea jusqu’à tout récemment le comité pour l’unité canadienne. Nous allons aussi montrer qu’au sujet de la loi 101 sur la langue, la loi 45 sur la réforme du Code de travail de la loi no 2 sur le financement des partis, etc. Les milieux patronaux (les francophones comme les non-francophones) ont bâillonné le gouvernement péquiste pour éviter qu’il adopte ces lois, pour en ajourner la discussion ou encore pour les faire modifier radicalement.

Si nous admettons que la grande bourgeoisie francophone n’est nullement péquiste, il nous reste encore à démontrer que la PME, la « bourgeoisie d’État » et les coopératives ne le sont pas non plus. Quant à la PME, ceci est clair à notre avis. D’abord, la grande majorité des petites et moyennes entreprises au Québec ne sont pas sous le contrôle de francophones. Là-dessus, les données d’André Raynault et celles d’Arnaud Sales sont concluantes : au plus un tiers des PME est sous contrôle canadien-français, les autres étant la propriété de Canadiens juifs et anglais12. Or, affirmer que le PQ est le parti de la bourgeoisie juive et anglo-saxonne relève de la pure fantaisie. En outre, le PQ n’a presque rien fait pour la PME, si ce n’est l’adoption de la loi 48 (conçue déjà par les libéraux) et qui accorde seulement quelque 40 millions $ en exemptions d’impôts aux PME pendant les deux ou trois prochaines années. Rappelons que le budget du Québec était en 1978 de 11 milliards $ et que, par comparaison, le chiffre accordé aux PME est infime. On pourrait rétorquer que la querelle de la taxe de vente s’est livrée en faveur de la bourgeoisie québécoise. Sous répondrons que dans les secteurs du vêtement, de la bonneterie et du meuble, principaux bénéficiaires de 1’exemption de la taxe, la propriété francophone n’était en 1961 que de 8,2%, 13,82 et 32,2% des établissements si l’on se fie aux seules données disponibles, celles d’A. Raynault13. La mesure du gouvernement péquiste semble plutôt avoir pour buts le redressement de l’emploi et la création d’un certain consensus des milieux d’affaires locaux (non particulièrement francophones) derrière une politique provinciale. Ajoutons que les liens entre la PME et l’administration péquiste n’ont pas été particulièrement cordiaux lors de l’augmentation du salaire minimum et lors de la discussion du Code du travail. Nous y reviendrons.

Il reste encore une analyse des liens entre la bourgeoisie d’État, les coopératives et le PQ. Disons tout de suite que le terme « bourgeoisie d’État » employé par Bourque semble s’appliquer non seulement aux administrateurs des sociétés publiques (comme Sidbec, Hydro-Québec ou la S.G.F.), mais aussi aux fonctionnaires les plus hauts placés du pouvoir exécutif (ministres, sous-ministres) et peut-être aussi à l’ensemble des membres de l’Assemblée nationale et à la haute administration de la justice. Si c’est le cas, nous nous opposons à un tel élargissement du contenu sémantique du concept. En effet, à l’exception des administrateurs des sociétés d’État, aucun autre fonctionnaire n’a de rapports de contrôle vis-à-vis des moyens de production et distribution. Si ce n’est pas la relation à ces moyens (quelle que soit la formule juridique par ailleurs) qui détermine les classes sociales, on se demande quelle est la définition de « bourgeoisie » que Bourque emploie. Dans ce qui suit, nous utiliserons le terme « bourgeoisie d’État » pour nous référer aux administrateurs de carrière dans les sociétés d’État. Quand on emploie cette définition, on s’aperçoit que le gouvernement péquiste n’a pas oeuvré en faveur de ce groupe. En effet, aucune nouvelle société d’État importante n’a été créée, et la Société nationale de l’amiante n’est encore qu’un projet. Aucune injection importante de fonds n’a été consentie aux sociétés d’État existantes et aucun remaniement d’importance n’a eu lieu au niveau de la haute administration de ces sociétés. On se demande alors en quoi le gouvernement péquiste a pu favoriser la bourgeoisie francophone d’État qui, elle, a des liens très solides avec le Parti libéral du Québec qui l’a mise sur pied.

Quant aux coopératives, nous croyons que le gouvernement péquiste a de bons rapports avec elles sans qu’il y ait pour autant de liens organiques entre le PQ et le mouvement coopératif. D’une part, le gouvernement a créé la Société de développement coopératif (SODEC) avec un budget de l.4 million $; il a aussi accordé aux caisses Desjardins une partie de l’intermédiation dans la perception des primes d’assurance automobile et il a accordé la construction du Centre des Congrès ã une société à laquelle participe le mouvement coopératif. En retour, les Caisses Desjardins ont appuyé la réforme de l’assurance automobile14. Sur la réforme de la loi (fédérale) des banques, les points de vue de Québec et du Mouvement Desjardins sont identiques : l’un et l’autre s’opposaient au dépôt obligatoire de réserves par les Caisses auprès de la Banque du Canada, et ils ont eu gain de cause15. Toutefois, on peut se demander jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’un rapprochement conjoncturel. En effet, le Mouvement Desjardins se sentait menacé par la révision de la loi des banques qui risquait de mettre les Caisses sous la surveillance et la juridiction de la Banque du Canada. Dans cette bataille inégale, elles n’avaient d’autre choix que d’appuyer le gouvernement du Québec et elles l’ont fait, tant sous l’administration péquiste que sous le régime libéral précédent. Il reste toutefois que le mouvement coopératif dans son ensemble est la composante du secteur privé la plus proche du gouvernement péquiste. Nous croyons cependant que ce mouvement ne constitue qu’une superstructure organisationnelle pour le regroupement de la petite bourgeoisie québécoise et qu’elle est radicalement distincte des entreprises grandes et moyennes des secteurs privé et public. Son personnel dirigeant vient de la petite bourgeoisie et il n’a presque aucun contact avec la bourgeoisie francophone. De plus, ce personnel ne peut disposer des avoirs du mouvement coopératif comme s’il lui appartenait. Par ailleurs, soulignons que le PQ a suivi la ligne du régime libéral face au mouvement coopératif et que la SODEC a eu un budget presque symbolique.

Si l’administration péquiste veut développer la coopération au Québec, elle ne semble pas prête à en défrayer les coûts. La position des Caisses Desjardins a été d’ailleurs bien définie par son président, Alfred Rouleau, au début janvier 1978; critiquant de façon assez directe le gouvernement péquiste, il affirma :

Nous sommes menacés dans notre identité culturelle par les conséquences de notre urbanisation et de notre industrialisation qui nous exposent de façon plus intense aux influences nord-américaines diffusées à partir des moyens puissants que sont les mass-médias ». De telles conditions ambiantes ne sont pas liées au statut politique du Québec qui ne changera pas d’un centimètre sa situation géographique. En revanche, elles justifient d’autant plus nos revendications de moyens et de leviers adéquats de décisions pour le gouvernement du Québec, quel que soit le parti politique qu’il incarne. (…) Cependant, pour importantes que soient la question de la survivance des Québécois francophones comme peuple, et la dimension politique et constitutionnelle qui s’y greffe, nous aurions tort d’en faire un absolu pour oublier le reste. Cette tendance à polariser toute la conjoncture québécoise autour de la question constitutionnelle est évidemment encore plus aigüe depuis l’élection du Parti Québécois, le 15 novembre 1976. /…/Traditionnellement, le mouvement coopératif, particulièrement le Mouvement des caisses Desjardins, s’est toujours efforcé d’observer une neutralité politique16.

Le PQ est-il un parti populiste?

Si c’est le cas, il ne ressemble en rien au populisme latino-américain qui est une coalition de PME nationales et de syndicats ouvriers pour la défense, en dernière instance, des intérêts des industriels locaux. Les partis populistes ont des liens organiques avec des associations patronales et syndicales. Une fois au pouvoir, ils ont promu très activement l’entreprise privée nationale avec l’aide de l’État, et ils ont étatisé de nombreuses entreprises étrangères. Qu’on se souvienne des nationalisations massives du péronisme en Argentine, du nassérisme en Égypte et du cardénisme au Mexique17. Le gouvernement péquiste ne semble nullement intéressé à nationaliser quelque entreprise que ce soit, et son nationalisme en est un qui s’arrête au niveau purement culturel. En outre, il n’a aucun lien organique avec des associations patronales ou avec des syndicats ouvriers. De plus, sauf exception, il n’agit nullement en faveur de l’entreprise québécoise; l’exemple du contrat accordé à General Motors contre Bombardier en décembre 1977 est le plus retentissant des camouflets qu’il a servis à l’entreprise nationale québécoise qu’il est censé aider.

Le PQ parti petit-bourgeois

Pour nombre d’auteurs, le PQ est un parti petit-bourgeois « technocratique ». Cette expression vient vraisemblablement d’un article célèbre écrit en 1970 par Gilles Bourque et Nicole Frenette18 et cité maintes fois depuis. Même si Bourque a abandonné cette conception du PQ, elle a été reprise par plusieurs analystes de la société québécoise. En voici quelques exemples. Pour Denis Monière :

Un second courant de pensée qui s’oppose ã l’idéo1ogie de la classe dominante, mais y participe en même temps à sa façon, est véhiculé par la fraction technocratique de la petite bourgeoisie représentée politiquement par le Parti Québécois. Cette appellation ne signifie pas que le Parti Québécois soit composé essentiellement de technocrates, mais indique que les éléments ouvriers et progressistes qui forment la base de ce parti subissent la direction politique et idéologique de cette couche, qui aimerait bien que la distribution du pouvoir soit fonction de la propriété du savoir19.

Dans le même sens, pour Vera Murray :

Au niveau de presque toutes les instances, il est clair que le PQ est dirigé et contrôlé par les éléments de la nouvelle classe moyenne, constituée notamment des fonctionnaires de l’État et de ses divers appareils: administrateurs, économistes, professeurs, enseignants, journalistes20.

Pour Henri Milner, « ils sont en réalité des petits bourgeois, mais d’une variété spécifique, celle de la classe moyenne étatique »21. Alors que la plupart des auteurs mettent l’accent sur les tendances « étatisantes » ou technocratiques de cette petite bourgeoisie, Marcel Fournier souligne plutôt sa liaison professionnelle à la culture, Le PQ est essentiellement le parti des enseignants, journalistes, fonctionnaires, avocats, notaires, etc. :

La consolidation et l’élargissement d’un marché national ou linguistique sont la condition même de leur « survivance », c’est-à-dire du maintien et de l’amélioration de leur condition sociale22.

Nous partageons dans l’ensemble le point de vue de ceux qui voient dans le PQ un parti petit-bourgeois. Cette conception rend compte non seulement de la composition du parti (où les ouvriers et les capitalistes sont rares), mais aussi de son mode et de ses sources de financement (de petites cotisations individuelles) et surtout de son action administrative que nous allons analyser tout de suite, et qui consiste à mettre de l’avant les revendications culturelles, pacifier la société et servir d’arbitre entre les deux grandes classes antagonistes.

Il faut immédiatement introduire quelques nuances dans cette analyse. Tout d’abord, les auteurs qui ont étudié le PQ reconnaissent deux grandes tendances en sein de ce parti, l’une « participationniste » formée surtout par des dirigeants et conseillers syndicaux (comme R. Burns, G. Bisaillon ou G. Chevrette) et l’autre « technocratique » composée d’anciens libéraux, de hauts fonctionnaires et de quelques membres de la bourgeoisie francophone (comme R. Lévesque, C. Morin, J. Parizeau, G. Joron et J.-Y. Morin). Il nous semble que le premier groupe, qui est nettement minoritaire et moins influent que le second, remplit simplement la fonction d’articuler dans le PQ les intérêts de la classe-appui, la classe ouvrière francophone. C’est le groupe « technocratique » qui est dominant tant au niveau du parti que du cabinet ministériel.

Une deuxième nuance concerne les projets subjectifs de plusieurs membres du groupe « technocratique ». Il se peut que quelques dirigeants du PQ considèrent qu’ils représentent véritablement les intérêts d’ensemble de la nation québécoise, y compris de sa bourgeoisie. Toutefois, comme disait Marx, on ne juge ni les hommes ni les sociétés par les idées qu’ils se font d’eux-mêmes. Quel que soit le type de conciliation que l’administration péquiste veuille développer entre les différentes classes de la société québécoise, il n’en reste pas loin que ses politiques économiques, sociales et culturelles en font le représentant de la petite bourgeoisie technocratique. Nous essaierons de le démontrer dans les pages qui suivent.

Les politiques de l’administration péquiste

Pour illustrer notre thèse et analyser l’administration péquiste, nous allons prendre trois aspects centraux de son activité : la politique budgétaire et l’intervention économique; la politique de relations de travail et enfin, la politique culturelle et éducative. On peut passer plus rapidement sur d’autres aspects tels que le développement des sociétés d’État (il n’y a eu à date aucune nationalisation ni aucun développement important dans les sociétés existantes), la politique sociale ou les affaires intergouvernementales. Nous ferons rapidement mention de quelques autres lois. Dans le domaine de l’énergie (la réforme de la charte de l’Hydro-Québec p. ex.) et politique (la loi sur le financement des partis) au sein des trois grands chapitres que nous avons retenus.

Les budgets

Le 26 novembre 1976, le gouvernement annonçait la composition de son cabinet ministériel et, bien que les vieux militants indépendantistes de la gauche du PQ y occupassent des positions marginales, « le nouveau cabinet a plongé le patronat dans l’inconnu »23. Les milieux d’affaires ne connaissaient que de noms certains des nouveaux ministres. Toutefois, ces milieux d’affaires auraient pu être rassurés par la présence de MM. Parizeau et Joron à deux ministères-clés à vocation économique : les Finances et l’Énergie. Ils auraient pu se calmer encore davantage avec la nomination de Maurice Paradis, ancien conseiller spécial de Robert Bourassa, à la présidence du Conseil général de l’industrie, cet organisme parapolitique créé par Daniel Johnson en 1968 pour institutionnaliser les liens entre l’État et la classe dominante. Michel Vastel du Devoir voyait dans cette nomination « un signe de bonne volonté de M. René Lévesque à l’endroit des milieux financiers et industriels »24.

Élu au milieu de l’année budgétaire, le gouvernement péquiste a tout de même convoqué une mini-session parlementaire en décembre 1976. Cette mini-session a eu peu de résultats sur le plan économique. Elle a toutefois réussi à démontrer que le gouvernement allait appliquer une politique de restrictions budgétaires. Ainsi, la loi 82 força la Ville de Montréal à assumer sa part du déficit olympique, débarrassant la province de ce fardeau fiscal. Par ailleurs, le salaire minimum fut porté à 3,00 $, le plus élevé en Amérique du Nord. La hausse du salaire minimum déchaîna les premiers critiques des milieux patronaux, qui ont vu leurs craintes se matérialiser25. Enfin, on y annonça la politique « d’achat chez nous » qui fut appliquée à partir de janvier 1977 et qui reprit les lignes du projet libéral, lequel calquait déjà la même politique adoptée dans les autres provinces26.

Le 8 mars 1977, Lévesque ouvrait la nouvelle session. En quelques jours, Québec avait aboli la loi des mesures anti-inflationnistes ainsi que la Régie québécoise chargée de son application. Fin mars, Parizeau dépose à l’Assemblée nationale le budget pour l’année financière commençant le 1er avril et, le 12 avril, il prononce le discours du budget. Le premier budget Parizeau était nettement conservateur. On y constatait une baisse importante des emprunts gouvernementaux, le plafonnement des dépenses publiques et la non-indexation des paliers d’impôts. Seulement l75 millions $ étaient dégagés pour matérialiser les priorités du programme électoral du PQ, dont les soins dentaires gratuits pour les adolescents et les médicaments pour les personnes âgées. La décomposition par ministère montre peu de changements par rapport à l’exercice financier précédent. Toutefois, certaines données nous permettent de remettre en question tant le « préjugé favorable aux travailleurs » que l’intérêt de l’administration péquiste pour la bourgeoisie francophone. En effet, parmi les ministères qui ont perdu des plumes, on retrouve celui du Travail et de la Main-d’oeuvre (-8,9%) et des Affaires sociales (-7,0%). De l’autre côté, le budget du ministère de l’Industrie et du Commerce a été augmenté de 19,62 %, mais sa base de départ était minime : avec 112,9 millions $, il ne reçoit que 1% des crédits de l’exercice 1977-78. Le ministère qui a connu la plus forte augmentation est celui des Affaires culturelles (+29,7%); avec une hausse de 10,1%, le ministère de l’Éducation conserve sa part du gâteau fiscal27. Les réponses au budget ne se firent pas attendre. Satisfaits du plafonnement des dépenses publiques, les milieux d’affaires ont sévèrement critiqué l’absence de mesures de relance économique28. Les travailleurs y ont vu une augmentation du chômage pour l’hiver. Une fois le budget déposé, le projet de réforme de l’assurance-automobile fut porté par la ministre Payette à l’Assemblée nationale. Contrairement aux promesses préélectorales, il n’y avait pas de nationalisation complète du secteur et seuls les dommages aux personnes impliquées dans des accidents étaient repris en main par l’État. À la une, tous les milieux d’affaires concernés sont entrepris la critique du projet : les compagnies d’assurances anglophones et francophones, le Bureau d’assurance du Canada (leur association patronale), la Fédération des courtiers d’assurance du Québec et les associations patronales « at large ». Ceci se comprend parce qu’« Avec l’application du projet de réforme de l’assurance-automobile, les compagnies perdraient environ 35% des 800 millions $ de primes touchées en 1976. Ceci représente la part de l’assurance pour les blessures corporelles dont l’indemnisation serait assurée par l’État »29.

Parmi les principaux perdants de la réforme Payette adoptée finalement en décembre 1977, il y a d’abord les compagnies d’assurance francophones (dont le Groupe Commerce de St-Hyacinthe, la Laurentienne de Québec et celles du Groupe Desjardins) et anglophones (les Prévoyants du Canada, Royal Insurance, etc.) qui laissent quelque 300 millions $ de revenus nets, les courtiers qui perdent de 30 à 40% de leurs revenus nets, et les avocats à cause de l’indemnisation sans égard à la faute. Le seul gagnant est l’État30. Il n’est pas alors étonnant que le ton soit monté entre Lise Payette et les milieux d’affaires et que la ministre ait employé certains vocables colorés à l’égard des compagnies31. Si, comme l’affirment Bourque et Fournier, l’administration péquiste voulait représenter la bourgeoisie francophone, elle a raté encore une fois l’occasion de le faire.

Au cours de la session, quelques événements mineurs sont à souligner : d’abord, l’adoption d’une loi créant la Société de développement coopératif, avec un budget symbolique de 1,4 million $ par année. Il y eut aussi la loi 48 d’aide aux PME qui leur consacre quelque 540 millions $ en crédits d’impôt au cours des trois années suivantes. Ensuite, rappelons les violentes sorties de l’Union des producteurs agricoles contre le ministère de l’Agriculture qu’elle accuse d’immobilisme et de favoritisme envers l’agrobusiness multinational contre l’entreprise québécoise32 et enfin, l’annonce d’achat d’Asbestos Corporation en octobre 1977, achat qui n’est pas encore matérialisé au moment où ces lignes sont écrites (août 1978).

En mars 1978, Parizeau présente son second budget, qui ressemble au premier dans le plafonnement des dépenses publiques (+8,42) et dans le conservatisme des transferts interministériels; seulement l50 millions $ furent consacrés à des priorités nouvelles. Le grand perdant fut l’Éducation dont les crédits n’augmentèrent que de 3,82; la hausse budgétaire la plus importante est allée à l’Environnement avec +40,52. La grande nouveauté du budget était l’indexation de l’impôt sur le revenu, mais seulement pour ceux dont les revenus étaient inférieurs à 30 000 $, soit les petits et moyens salariés33.

La réponse au budget ne se fit pas attendre. Le patronat reçut avec satisfaction la limitation des dépenses, mais exprima durement son mécontentement devant la hausse de l’impôt pour les particuliers les mieux nantis. La FTQ accepta le budget, mais s’inquiéta de l’absence de mesures pour relancer l’industrie de la construction. La CSN se réjouit des allégements fiscaux pour les revenus petits et moyens, mais exprima sa préoccupation devant l’intention du gouvernement de limiter les effectifs de la fonction publique. La C.E.Q. réagit vivement contre le discours inaugural qui présageait des coupes budgétaires dans l’éducation et répétait ça avec le budget34.

Avec le budget vint l’abolition de la taxe de vente sur les vêtements, les chaussures, les textiles et l’hôtellerie. En réponse à la demande des associations patronales canadiennes, le gouvernement fédéral proposait aux provinces de réduire de 2% leur taxe de vente. Québec a préféré abolir la totalité de sa taxe, mais seulement sur quelques produits. La mesure favorise le consommateur à moindres revenus du Québec, mais aussi les cinq industries concernées, tout en contribuant à réduire le chômage dans la province. Ce n’est pas étonnant alors de constater l’approbation quasi générale qu’elle reçut de tous les milieux du Québec. Soulignons que la propriété francophone de ces cinq industries n’est pas très élevée (8,22%, 49,4%, 2,l%, 32,2% et 50% respectivement en 1961 selon les seules données disponibles)35 et que par conséquent, la mesure ne favorise pas spécifiquement la bourgeoisie francophone.

La querelle du salaire minimum montra encore un gouvernement en train de jouer à l’arbitre des antagonistes. En juin 1977, le conseil des ministres avait adopté un règlement prévoyant un rajustement du salaire minimum tous les six mois en fonction de la hausse du coût de la vie. Nous avons vu qu’il avait été augmenté à 3,00 $ en décembre 1976; il passa à 3,15 $ le 1er juillet 1977 et à 3,27 $ le 1er janvier 1978. Il aurait dû être augmenté en juillet 1978, mais les protestations des milieux d’affaires, notamment des PME, firent que le gouvernement décréta un gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet l978. Le patronat reçut avec satisfaction la nouvelle, soulignant qu’à ce niveau, le salaire minimum restait le plus élevé en Amérique du Nord. Néanmoins, la pression syndicale fit reculer le gouvernement et quelques jours plus tard, il annonçait la hausse du salaire minimum ã 3,37 $ en octobre 1978 et à 3,47 $ en avril 1979. La mesure favorisait 7,5% des travailleurs québécois.

Sans analyser les politiques forestières et agricoles, où les projets l’emportent sur les réalisations, on peut faire un bref bilan de l’intervention économique du gouvernement péquiste. Les travailleurs ont bénéficié de l’abo1ition de la taxe de vente, de la hausse du salaire minimum et de l’abrogation des mesures anti-inflationnistes. Par contre, ils ont subi le plafonnement des dépenses qui a contribué à hausser le taux de chômage. Les milieux d’affaires (francophones et anglophones) ont bénéficié de la politique « d’achat chez nous », de l’abolition de la taxe de vente sur certains secteurs « mous » et de la politique d’aide à la PME. Par contre, ils payent des salaires minimum plus élevés, des impôts plus lourds sur les hauts revenus, et ils se sont vus arracher plus d’un tiers de l’assurance automobile (secteur où les courtiers et les compagnies d’assurance francophones sont bien implantés). Les coopératives ont reçu des bénéfices pour la distribution des plaques d’immatriculation, obtenu une Société de développement coopératif, un avis favorable ã leur projet de mise sur pied d’un centre de congrès et un appui dans leur lutte contre la loi sur les banques à Ottawa. En retour, elles ont perdu des dizaines de millions de dollars en contrats d’assurance automobile. Le secteur d’État s’est enrichi de la Société nationale de l’amiante, de la Société de l’assurance automobile et de quelques budgets accrus pour la Société de développement industriel, la Société générale de financement et Sidbec. En réponse à ces développements, les milieux syndicaux, sauf la FTQ, restent plutôt hostiles au nouveau gouvernement, les milieux d’affaires l’attaquent violemment; les coopératives quant ã elles connaissent des réactions partagées sans abandonner leur neutralité politique.

Les relations de travail

« En face de la bourgeoisie coalisée s’était constituée une coalition entre petits bourgeois et ouvriers, le prétendu Parti social-démocrate. (…) Le caractère propre de la social-démocratie se résumait en ce qu’elle réclamait des institutions républicaines démocratiques comme moyen, .non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie ».

K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte

Ce qui caractérise la politique des relations de travail du gouvernement péquiste est la tentative d’humaniser ces rapports, d’atténuer les conflits, d’amener les classes opposées à se comprendre. La première de ces tentatives est indiscutablement le sommet économique de La Malbaie, fin mai 1977. Ce « sommet » n’a laissé aucun résultat positif (ou négatif) et il n’a servi qu’à mettre en évidence les illusions d’harmonie sociale du gouvernement. Ces illusions sont revenues en force lors des grands débats entourant la réforme du Code du travail (projet de loi 45). Le 29 juillet 1977, le nouveau ministre du Travail, Pierre-Marc Johnson, déposait les réformes au Code du travail; elles étaient essentiellement les suivantes :

• Le déclenchement de la grève, l’acceptation ou le rejet d’un projet de convention collective et le retour au travail ne peuvent être décidés par un syndicat qu’à la suite d’un vote pris par scrutin secret.

• La formule Rand est généralisée.

• Les délais pour la déclaration de grève et de lock-out au cours d’une négociation sont stipulés (art. 34 à 36).

• Les employeurs doivent renvoyer les salariés qui auraient participé à des activités (non décrites) contre leur syndicat (art. 38).

• L’emploi de briseurs de grève est interdit entre l’avis de grève et la fin de la grève ou du lock-out (art. 51).

• Le rappel est prioritaire pour les anciens employés (art. 52).

La réaction du Conseil du patronat fut très vive : « Aucune des grandes préoccupations patronales des dernières années n’a été retenue au projet de Loi 5 »36.

La réaction des chambres de commerce du Québec fut plus intelligente. Elle demanda la tenue d’une commission parlementaire pour ã la fois gagner du temps et permettre aux milieux d’affaires ä travers leurs mass-médias de battre le projet37. Par contre, les syndicats appuyèrent la réforme proposée et s’opposèrent à la mise sur pied d’une commission parlementaire38. La stratégie des chambres de commerce fit boule de neige dans les milieux d’affaires et parmi les politiciens et intellectuels proches des compagnies. Tour à tour, le Conseil du patronat, le « Board of Trade », le Centre des dirigeants d’entreprise, tous les partis d’opposition, le Bâtonnier du Québec, la Fédération des écoles catholiques du Québec, un professeur d’université (Gérard Dion de l’Université Laval) et même un curé (Jacques Cousineau, Jésuite) dénoncèrent les dangers du Bill 45 et réclamèrent une commission parlementaire39. Devant l’avalanche de protestations de la bourgeoisie coalisée, Lévesque promettait une « mini-commission » fin août 1977, et ce, contre l’opposition du leader parlementaire Robert Burns.

L’artillerie lourde des milieux d’affaires fit reculer le gouvernement qui déposait fin novembre une série d’amendements restreignant notamment la portée des articles « anti-scabs ». En effet, selon ces nouveaux amendements, les employeurs pourraient embaucher pendant la durée de la grève pour conserver les services essentiels et garantir les investissements. Ces amendements ont fait se retourner la CSN et la C.E.Q. contre le projet de loi; la C.S.D. déclara qu’il serait désormais une « réforme mineure » et la FTQ maintint son approbation. En décembre 1977, sous la pression conjointe des syndicats et du Conseil national du PQ, le gouvernement précisa que sous prétexte d’assurer les services essentiels, les employeurs ne pourraient pas continuer la production. Les derniers amendements n’ont satisfait ni la CSN ni les autres centrales, pas plus que le C.P.Q. et les milieux d’affaires40. La loi adoptée en décembre 1977 entra en vigueur en février 1978. Pour la combattre, le Conseil du patronat invitait alors ses membres ã ne pas embaucher de grévistes. La troisième tentative pour « civiliser » les relations de travail au Québec a eu lieu autour de l’encadrement des négociations dans le secteur public et parapublic. Les Fronts communs de 1972 et 1975 ont convaincu le gouvernement péquiste qu’il fallait agir avec tact dans le secteur public. En effet, ce fut en mettant le frein à la Révolution tranquille, donc à l’expansion du secteur d’État, que la bourgeoisie canadienne-française avait perdu sous Bourassa l’appui de la vaste masse des fonctionnaires et travailleurs de l’État. En même temps, l’arrêt de l’expansion du secteur public avait créé une plus grande autonomie politique des classes subalternes et une plus grande combativité syndicale. En sapant le secteur d’État, le PQ risque à son tour de détruire ses propres bases sociales; c’est pourquoi il s’avance très prudemment sur ces sables mouvants. Le premier pas fut la constitution de la commission Martin-Bouchard qui déposa son rapport en février 1978. Cette commission recommandait au gouvernement de soumettre à la négociation sa politique salariale dans le secteur public et de maintenir le droit de grève des employés de l’État, mais d’en limiter l’exercice dans les services essentiels, notamment dans les hôpitaux. Craignant de nouveaux projets comme le Bill 45, le patronat demanda en avril 1978 l’étude du rapport Martin-Bouchard en commission parlementaire, mais le gouvernement s’y refusa. En échange, il déposa début juin trois projets de loi. Le Bill 50 porte sur les fonctionnaires du gouvernement provincial et il constitue une refonte de la Loi de la fonction publique. Il détermine les matières qui ne sont pas négociables, notamment la classification des emplois. Le Bill 55 laisse aux parties la possibilité de se regrouper pour négocier; ce bill fut peu controversé parce qu’il ne faisait qu’entériner la pratique antérieure. Le Bill 59 visait les syndicats dans le secteur hospitalier. Il déterminait le calendrier des négociations : pour avoir droit de grève, chaque syndicat local devra rendre publics les services essentiels qu’il entend assurer; en cas de désaccord avec la partie patronale sur les services essentiels, la liste syndicale prévaudra. Cependant, le non-respect par la partie syndicale de certains délais quant au dépôt des listes de services essentiels et de certaines restrictions pourrait leur valoir l’ajournement par l’État de leur droit de grève. Ici encore, les centrales syndicales ont vu une manoeuvre pour interdire le droit de grève dans le secteur public. Quant au patronat, il refuse d’accorder aux syndicats la définition des services essentiels. Les uns et les autres pressèrent le gouvernement de revoir le Bill 59.

Le 22 juin 1978, les lois 50 et 59 ont été sanctionnées, mais elles ne le furent pas sans créer plusieurs escarmouches entre patronat, syndicats et gouvernement. En effet, opposés à une refonte de la Loi sur la fonction publique qui leur enlève le droit de négocier la classification des emplois, les fonctionnaires ont débrayé à Québec et à Montréal les 15 et 16 juin. Le gouvernement leur fit savoir que les manifestations n’allaient pas empêcher l’adoption du bill. Quant au projet 59, le Conseil du patronat s’opposait à la définition syndicale des services essentiels et suggérait à cette fin la création d’une Régie permanente des services essentiels où les syndicats seraient minoritaires. Les syndicats se butaient sur la clause destinée ã assurer le « libre accès du public aux hôpitaux ». Comme dans le cas du projet de loi 50, les propositions patronales et syndicales furent rejetées et la Loi adoptée presque dans sa forme originale.

Au moment d’assumer l’administration provinciale, le PQ se retrouvait avec des relations de travail parmi les plus tendues au monde: le Québec était seulement comparable à l’Italie quant aux journées perdues en grève. Pour « discipliner » ces relations-là le PQ abandonne la manière forte, celle des injonctions, des briseurs de grève et de la police, et proposa des « institutions comme moyen, non pas de supprimer les deux extrêmes, le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie » (Marx, 18 Brumaire). Ce type d’institutions sur le plan industriel se compare à celles instaurées par la Loi 2 sur le financement des partis politiques, adoptée en 1977 et combattue par le patronat, les syndicats et l’opposition41. Quelle est l’essence de cette loi? Elle interdit aux personnes morales (associations patronales, compagnies, syndicats ouvriers, organisations populaires) de financer les partis politiques. Elle fixe aussi un maximum de 3 000 $ par personne comme contribution. « C’est la transformation de la société par la voie démocratique, mais c’est une transformation dans le cadre petit-bourgeois » (Marx, le 18 Brumaire). Désormais, tous les partis devront se financer comme les partis petits-bourgeois.

La politique linguistique et culturelle

Trois événements majeurs linguistiques et culturels du Livre vert sur l’éducation et du Livre blanc sur la culture ont marqué la politique du P.Q : la Loi 101, le (il manque des mots) Jacques-Yvan Morin et le Livre blanc de M. Laurin.

Le dépôt et l’adoption de la Loi 101 sont des exemples remarquables des contradictions insurmontables qui guettent la petite bourgeoisie lorsqu’elle veut s’attaquer toute seule au grand capital sans en appeler aux travailleurs, autrement dit lorsqu’elle conçoit les rapports de force politiques comme des questions purement techniques à être réglées par des experts diplômés. Début avril 1977, Camille Laurin dépose son Livre blanc sur la langue, suivi quelques semaines plus tard du projet de loi no 1. Les réactions ne se firent pas attendre. Les avocats des compagnies, par l’entremise du Barreau du Québec critiquèrent l’unilinguisme français : « Le Barreau du Québec (…) proteste contre les recommandations du Livre blanc relatives à la langue des jugements et des plaidoiries des corporations »42.

Le Conseil du patronat et le Centre des dirigeants d’entreprises ont rapidement rejoint leurs avocats : « Aussi bien le C.P.Q. que le Centre des dirigeants d’entreprises (C.D.E.) devaient faire connaître des réactions très dures ã l’endroit du projet de M. Laurin »43. Les syndicats ouvriers et les avocats indépendants se sont par contre déclarés satisfaits du projet Laurin44. Ils ont immédiatement dénoncé l’attitude du C.P.Q. et du C.D.E. en les traitant de « rois nègres à la solde de leurs patrons anglophones »45. La Chambre de commerce du Québec a contre-attaqué, affirmant que l’économie était plus urgente que le Livre blanc et les débats linguistiques46. De leur côté, les grandes sociétés ont commencé à répandre des rumeurs de déménagement vers des zones linguistiques plus sûres47. Début juin, la bourgeoisie canadienne-française, avocats et conseillers financiers y compris, adressait à MM. Lévesque et Laurin une lettre d’opposition au projet de loi no 1 signée par plusieurs personnes dont les PDG de grandes entreprises48.

La réponse de M. Laurin fut cinglante (et sociologiquement vraie) : « il s’agit d’une déclaration d’hommes souvent identifiés aux fédéraux et au Parti libéral du Québec »49.

Pour sa part, un groupe de 160 professeurs, journalistes, écrivains, etc. (parmi lesquels il n’y avait aucun homme d’affaires) fit connaître le 6 juin une déclaration d’appui à la loi no 1, déclaration qui est parue dans les journaux. Le conflit s’annonçait donc entre les milieux d’affaires d’une part et le gouvernement appuyé par les syndicats et la petite bourgeoisie francophone d’autre part.

Début juillet toutefois, la pression du patronat fit reculer le gouvernement une première fois. Ce dernier retira le projet de loi no 1 et le remplaça par le projet de loi 101 qui, plus généreux pour l’entreprise, ne concédait rien au chapitre de la langue d’enseignement. En août, de nouveaux amendements sur la francisation des sièges sociaux ont réduit l’impact de la loi 101 sur les compagnies. À son adoption le 26 août 1977, la charte avait perdu presque tout son mordant sur le monde économique. La loi se borne à acheminer une partie des immigrants au secteur scolaire francophone. De là la réaction très vive des associations anglophones du monde de l’éducation, dont le P.A.C.T. (Provincial Association of Catholic teachers) dans le sens de désobéir à la loi dès le début du mois de septembre. La seule réaction importante des entreprises fut l’annonce, en janvier 1978, du déménagement de la Sun Life à Toronto. Il faudrait encore voir jusqu’à quel point il ne s’agit là que d’une décision arrêtée depuis longtemps et qui a trouvé une excuse dans la loi 101 et ses prétendus méfaits. Enfin, en juillet 1978, une nouvelle règlementation de la Loi 101 permet à certains sièges sociaux (ceux des compagnies qui font plus de 50 % de leurs affaires hors du Québec, soit toutes les sociétés importantes canadiennes ou étrangères) de continuer d’employer l’anglais dans leur siège. Tout compte fait, ceci signifie l’abolition de la loi pour les compagnies.

Une bonne partie de la première année de gouvernement a été occupée par la bataille linguistique. L’administration péquiste a alors senti le besoin d’arrêter les mesures dans ce secteur-là et de se consacrer davantage aux politiques économiques et sociales. Toutefois, l’activité gouvernementale dans le domaine de l’éducation et de la culture ne s’est pas stoppée complètement. Elle a plutôt pris la forme de Livres consultatifs. Le premier dans ce sens a été le Livre vert sur l’enseignement primaire et secondaire de Jacques-Yvan Morin, publié en octobre 1977. Ce livre contient des propositions en vue d’une vaste consultation d’un an, qui devrait se terminer par une réforme de l’enseignement. Ceux qui s’attendaient à une réforme en profondeur du système scolaire, suivant le programme électoral du PQ, auront été vite déçus. Le Livre vert ne remet en question ni l’enseignement privé ni l’école confessionnelle. Il n’examine ni l’abandon scolaire ni l’échec du professionnel court. Il propose en somme quelques réformes superficielles. Ici se révèle nettement le caractère caricatural de ce que le ministre de l’Éducation avait appelé le « second souffle de la Révolution tranquille » en novembre 1976. Alors que la bourgeoisie francophone avait réussi de 1960 à 1966 à arracher à l’Église le contrôle des universités et des collèges, la petite bourgeoisie qui veut l’imiter s’accommode aisément du statu quo, contre l’avis des militants du Regroupement scolaire progressiste, du PQ Montréal-Centre, etc. qui plaidaient en faveur de la déconfessionnalisation : « Le ministre (Morin) a pour sa part rappelé que l’école confessionnelle correspondait, selon les témoignages qu’il avait recueillis, à une réalité sociale, et ce, pour de nombreux parents »50.

L’explication de l’opportunisme du ministre vient du raz-de-marée confessionnel qui a balayé les élections de commissaires à la Commission des écoles catholiques de Montréal, en juin 1977. Au cours de ces élections, le Mouvement scolaire confessionnel a raflé presque tous les postes et relégué le Rassemblement scolaire progressiste à une délégation presque symbolique. Le ministre tire alors ses conclusions : le Québec est catholique, il faut donc s’en accommoder. Ce qui est contradictoire à l’extrême, c’est l’obligation pour des dizaines de milliers d’immigrants de religion protestante, juive, orthodoxe, bouddhiste ou musulmane (sans compter les athées et agénésiques) d’envoyer leurs enfants à une école catholique suivant la loi 101. Quant au maintien de l’école privée, rappelons que bon nombre des ministres du PQ y envoient leurs enfants, après être eux-mêmes passés par le système privé51.

Le Livre blanc de M. Laurin sur la culture, publié en juin l978, manifeste le même goût du statu quo. Après avoir analysé lucidement la concentration de la presse au Québec, par exemple, il conclut qu’il ne faut pas y toucher : « Il est certain que la multiplication des lois et des règlements de la part de l’État ne serait ni efficace ni légitime. (…) L’État contribuerait lui-même à étouffer la liberté d’expression »52. Il propose alors des mesures superficielles comme l’aide aux médias communautaires, les subventions à la presse régionale et locale, ou la création d’une agence de presse québécoise. Quant au contrôle des « majors » multinationales sur la distribution des films au Québec, le rapport est clair : « Quels films faut-il montrer au Québec? Les décisions sont prises à Los Angeles, à New York et à Toronto »53.

Pourtant, le Livre blanc ne propose aucune solution. Les multinationales du cinéma, tout comme les monopoles locaux de la presse, peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Les propositions concrètes se résument à une coopérative pour la distribution des livres québécois et une autre pour lancer une collection de livres de poche, la création de quelques musées et bibliothèques et d’une société de développement culturel qui pourrait prendre des participations au capital-actions d’entreprises du secteur qu’elle aura créé ou contribué à créer (lequel secteur ne grandira pas du fait qu’on aura créé une société d’État). Il n’y est nullement question de prendre le contrôle des sociétés déjà existantes. La deuxième Révolution tranquille manque de souffle sur le plan culturel aussi.

Ceux qui considèrent le PQ comme un parti social-démocrate pourront difficilement concilier l’inaction de l’administration péquiste avec les nombreuses demandes syndicales pour l’abolition de l’école privée ou pour la déconfessionnalisation de l’école. Ceux qui considèrent le PQ comme un parti de la bourgeoisie francophone s’étonneront que le gouvernement n’intervienne pas pour bousculer les relations de propriété en faveur de cette dernière. En fait, tout ce que le gouvernement a fait sur le plan éducatif, c’est augmenter la clientèle du secteur scolaire francophone de quelques milliers d’élèves. Les enseignants de ce secteur seront sans doute reconnaissants envers leur gouvernement.

Conclusion

Au cours de ses deux premières années, le gouvernement péquiste a abandonné son programme électoral, mais son administration a suivi un chemin qui l’éloigne et des revendications des travailleurs syndiqués et des désirs du patronat. En fait, lors du dépôt de chaque projet de loi, le gouvernement s’est trouvé sous le feu croisé des milieux d’affaires et des unions ouvrières. Le résultat de ces batailles rangées (notamment celles de la réforme de l’assurance automobile, du projet de loi 101 et de la loi 45) a été passablement équidistant des positions des uns et des autres, et assez proche cependant du point de vue de la classe moyenne aisée qui anime et dirige le PQ.

Le Québec sous cette administration sera français (sauf les compagnies) et catholique. Il n’y aura aucun changement important dans les rapports entre les classes. Aucune compagnie étrangère (sauf peut-être Asbestos Corporation) ne sera nationalisée. La dépendance technologique, commerciale, financière et culturelle du Québec ne sera pas changée pour ne pas trop déranger la digestion du capital. Ceci, incidemment, a fait que certains confondent le PQ avec le Parti libéral du Québec, la classe moyenne avec la bourgeoisie.

Néanmoins, on peut s’attendre à ce que la classe capitaliste canadienne, anglophone et francophone, attaque ce gouvernement et cherche à le défaire aux prochaines élections. Le ministre délégué à l’Environnement du Québec, Marcel Léger l’a lui-même reconnu :

Le ministre délégué à l’Environnement n’est guère plus confiant face au monde des affaires et des milieux financiers, aussi bien anglophones que francophones. Cette minorité possédante, dit-il, banques, compagnies de finance, compagnies d’assurance, conseils du patronat, chambres de commerce, compagnies importantes ainsi que les francophones du monde des affaires qui gravitent autour des centres de décision s’opposent en général à un transfert de pouvoir du fédéral au Québec, car ils craignent leur perte de pouvoir actuel54.

La raison de cette mésentente fondamentale entre le PQ et les milieux d’affaires francophones est l’indépendance financière et sociale de ce parti vis-à-vis le patronat. Ce n’est pas par un manque de conscience de classe que les milieux financiers sont contre le PQ et qu’ils se font traiter en retour de « rois nègres », « vendus », « inféodés » (Laurin) ou « maîtres chanteurs » (Payette). C’est parce qu’ils appartiennent à une autre classe que celle représentée par le PQ parce que les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes et parce que la classe dominante aime – lorsque c’est possible – gouverner sans intermédiaire. Les travailleurs auraient tort de considérer le PQ comme leur parti. Les quelques syndicalistes et conseillers juridiques des centrales qui y participent ne jouent dans le gouvernement péquiste qu’un rôle secondaire. De toute l’aile gauche du PQ, seul Robert Burns a dirigé un ministère, mais un ayant comme but de moraliser la vie politique du Québec, pas de défendre les intérêts des travailleurs comme tels. La véritable fonction des syndicalistes dans le PQ est d’articuler, dans une structure inégale de représentation et d’une façon subordonnée, les intérêts des travailleurs dans la coalition petite bourgeoise/ classe ouvrière. Les travailleurs n’ont que peu à gagner dans cette intégration subordonnée au pouvoir. En fait, jusqu’ici, leurs revendications spécifiques ont été presque complètement laissées de côté : 10 % des travailleurs sont présentement en chômage et un tiers de la population du Québec se trouve en dessous du seuil officiel de pauvreté. La profonde dépendance du Québec vis-à-vis les États-Unis est passée sous silence (le premier ministre provincial va périodiquement y faire des « rapports d’étape »); l’emprise des multinationales sur la province n’est pas diminuée d’un iota. « Une chose à la fois », nous crient les porte-paroles du gouvernement. « Faisons d’abord l’indépendance et ensuite, nous reprendrons notre programme électoral ». Mais qui nous dit que l’indépendance (qui glisse vers la « souveraineté-association », puis la « véritable confédération ») ne sera pas, elle aussi, ajournée sine die? Et quelle forme prendra-t-elle lorsqu’enfin nous aurons le loisir de connaître les projets gouvernementaux ? Seule classe sans organisation politique propre, et par conséquent sans autonomie politique, la classe ouvrière québécoise est aujourd’hui désarmée dans les luttes pour le pouvoir. Elle aurait tort de voir dans l’étiquette « sociale-démocrate » du PQ autre chose qu’un leurre électoral.


1 Cahier du socialisme, no 2, automne 1978

2 François Cyr et Francine Sénécal, « Les politiques sociales du PQ : un bilan critique », dans (Sous la direction de) Pierre Fournier, Capitalisme et politique au Québec, Montréal, Éditions coopératives Albert Saint-Martin, page 158.

3 « Le gouvernement et le programme du P.Q. Lévesque se dit lié par l’esprit et non la lettre », dans Le Devoir, le 22 mars 1977, p. 1. « Contrarié par les décisions du Congrès, Lévesque affirmé : « Le gouvernement n’est pas lié par le P.Q. »», dans Le Devoir, le 30 mai 1977, p.1.

4 R. Lévesque dans Business Week, le 20 décembre 1976, New York, pp. 38-39.D. Latouche: « Le P.Q. à la recherche du pouvoir », dans R. Pelletier (compilateur), Partis Politiques au Québec, Hurtuhise HMH, Montréal, 1976, p. 119.

5 Jean-Marc Piotte : « Un avenir incertain », dans J.-F.Léonard (compilateur), La chance au coureur, Nouvelle Optique, Montréal, 1978, pp. 230-243.

6 Gilles Bourque: « Le Parti Québécois dans les rapports de classes », dans Politique Aujourd’hui, No 7-8, 1978, p. 90.

7 Pierre Fournier: « Projet national et affrontement des bourgeoisies québécoise et canadienne » , dans J.-F. Léonard (compilateur), La chance au coureur, op. cit., p. 49.

8 C.-R. Laliberté: « Critique du nationalisme populiste », dans J.-F. Leonard (compilateur), La chance au coureur, op.cit., pp. 82-92.

9 Sur le financement des partis bourgeois, voir notamment Ch. Yanaga: Big Business in Japanese Politics, Yale, New Haven, 1968. G.W. Domhoff: Who Rules America, Prentice Hall, New Jersey, 1967.K. Paltiel : Political Parties Financing in Canada, McGraw-Hill, Toronto, 1970.

10 J. Niosi : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-français »e, dans Cahier du socialisme no 1, Montréal, 1978, pp. 5 -50

11 Le Devoir, 4 juin 1977, p. 5.

12 A Raynault : La propriété des entreprises au Québec, P.U.M., Montréal, 1974. Sales : « la différenciation nationale et ethnique de la bourgeoisie industrielle au Québec », dans P. Lamy et D. Juteau (éditeurs

Madeleine Albright était une tueuse

30 mars 2022, par CAP-NCS
Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait (…)

Madeleine Albright, décédée mercredi à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, a été la première femme secrétaire d’État américaine. Mais les innombrables gros titres vantant ce fait risquent de réduire ses réalisations au sexe. Ce n’est pas juste : elle était bien plus qu’une pionnière.

Albright était une goule impériale, aussi impitoyable dans sa poursuite de la domination mondiale américaine que n’importe quel homme. Elle a joué un rôle central dans l’élaboration d’une politique post-guerre froide qui a semé la dévastation sur plusieurs continents. Sa biographie était poignante : sa famille a fui la persécution nazie lorsqu’elle était enfant, et vingt-six de ses proches, dont trois grands-parents, ont été assassinés pendant l’Holocauste. C’est une histoire traumatisante, mais rassurez-vous : elle a présidé à beaucoup de traumatismes et de mort pour les autres en retour.

De 1993 à 1997, Albright a été ambassadeur des Nations Unies. À ce titre, elle a présidé les sanctions brutales contre l’Irak après la guerre du Golfe, dans le but de maximiser la misère des Irakiens afin d’encourager le renversement de Saddam Hussein. Dans une interview de 1996 avec Lesley Stahl de 60 Minutes , Albright semblait suggérer que la mort des enfants des autres n’était qu’un coût de l’empire. « Nous avons entendu dire qu’un demi-million d’enfants sont morts. Je veux dire, c’est plus d’enfants que de morts à Hiroshima », a déclaré Stahl. “Et vous savez, est-ce que le prix en vaut la peine?” Albright a répondu: “Je pense que c’est un choix très difficile, mais le prix, nous pensons, le prix en vaut la peine.”

Bien que les estimations de mortalité auxquelles Stahl faisait référence aient par la suite été remises en question par des chercheurs, Albright a clairement indiqué qu’elle était tout à fait prête à infliger la mort à cette échelle. Il est difficile d’imaginer la mort de plus d’un demi-million d’enfants et la misère réfractaire, pour tant de familles, contenues dans cette seule statistique. Pourtant, c’était un « prix » qu’Albright était prêt à imposer aux citoyens ordinaires de ce pays pauvre, où les sanctions privaient les Irakiens de médicaments, d’eau potable et d’infrastructures essentielles.

La doctrine Powell – c’est-à-dire la vision de la politique étrangère de l’après-guerre froide avancée par le président des chefs d’état-major interarmées de Clinton, Colin Powell (également récemment loué ici et non gentiment) – était que les États-Unis devraient limiter leurs interventions militaires à des situations dans où ses propres intérêts nationaux sont menacés. Albright n’était pas d’accord et ils se sont affrontés sur ce que devrait être le rôle des États-Unis dans des crises comme la Bosnie. Powell a écrit dans ses mémoires qu’il « a failli avoir un anévrisme » lorsqu’elle lui a demandé : « Quel est l’intérêt d’avoir cette superbe armée dont nous parlons toujours si nous ne pouvons pas l’utiliser ?

En tant qu’ambassadrice de l’ONU, Albright a chassé le secrétaire général de l’ONU, Boutros Boutros-Ghali, du pouvoir après une campagne acharnée, un triste épisode qui éclaire sa vision de l’ordre mondial fin de siècle. Boutros-Ghali, dont le mandat était soutenu par tous les pays autres que les États-Unis, a par la suite attribué son éviction à la publication d’un rapport des Nations unies soutenant qu’une attaque israélienne contre un camp de réfugiés au Liban, qui a tué cent personnes, était délibérée et non une erreur, contrairement aux affirmations du gouvernement israélien. Les responsables américains ont démenti que c’était la raison, citant à la place des différends sur le Rwanda, la Croatie et la Bosnie. Il a froissé quelques plumes de la classe dirigeante occidentale en qualifiant la Bosnie de « guerre des riches ». De même, Boutros-Ghali, un architecte des accords de Camp David, considérait la campagne d’Albright contre lui comme une complaisance raciste ou xénophobe envers les républicains anti-ONU (Bob Dole, par exemple, s’était mis à se moquer du nom du secrétaire général égyptien : « Booootros Booootros » ou « Boo Boo »), qui ont été particulièrement animés après la mort de quinze soldats américains dans un raid bâclé de maintien de la paix de l’ONU en Somalie. Entre autres moyens de chasser le secrétaire général du pouvoir, Albright a faussement accusé Boutros-Ghali de corruption. Écrivant dans Le Monde Diplomatique à l’époque, Eric Rouleau a suggéré que, Eric Rouleau a suggéré la vraie raison de la vendetta d’Albright contre son collègue populaire :

La chute du mur de Berlin avait permis aux États-Unis de mener la guerre du Golfe presque à leur guise et cela suggérait un modèle pour l’avenir : l’ONU propose, à l’initiative de Washington et les États-Unis disposent. Mais M. Boutros-Ghali ne partageait pas cette vision de la fin de la guerre froide.

De 1997 à 2001, Albright a été secrétaire d’État, sous le président Bill Clinton. Dans ce rôle révolutionnaire très célèbre, elle a continué d’infliger des souffrances inimaginables aux Irakiens. Le sous-secrétaire général de l’ONU, Denis Halliday, a démissionné de son poste en 1999 afin de dénoncer les sanctions ; les États-Unis “tuaient sciemment des milliers d’Irakiens chaque mois”, avait- il déclaré à l’époque, une politique qu’il qualifiait de “génocide”. Bien que de nombreux Américains aient été choqués lorsque l’administration George W. Bush a envahi l’Irak, la réalité est que lorsque Bush est arrivé au pouvoir, les États-Unis bombardaient déjà l’Irak, en moyenne, environ trois fois par semaine. C’est notre fille ! Aussi belliciste qu’un homme.

Albright a également encouragé l’expansion de l’OTAN dans les anciens pays soviétiques d’Europe de l’Est, une trajectoire imprudente dont de nombreux diplomates de haut rang ont averti au fil des ans qu’elle contrarierait inévitablement la Russie. Cette politique a contribué de manière significative au terrifiant conflit nucléaire auquel nous sommes actuellement confrontés, ainsi qu’au terrible massacre de civils ukrainiens ( au moins 977 pour certains, en date d’hier, et le haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme estime que le nombre réel est beaucoup plus élevé).

Albright n’a jamais pris sa retraite, une distinction que ses fans verront sans aucun doute comme un rejet de l’âgisme. Mais cela aurait été bien mieux pour tout le monde si elle avait pris un peu de temps pour profiter de ses considérables réalisations. Sa société de conseil a aidé Pfizer à éviter de partager sa propriété internationale, même si cela sauverait des vies dans le monde entier pendant la pandémie actuelle de COVID-19. Les brevets sur les vaccins restent une cause majeure d’apartheid vaccinal mondial et de mortalité massive. Mais il est peu probable que cela l’ait troublée sur son lit de mort : la mort de pauvres gens de couleur qui ne sont pas américains a toujours « valu le prix » pour Albright.

Lors de la primaire présidentielle de 2016, elle a dit des femmes (comme cette écrivaine) qui n’ont pas soutenu la candidature d’Hillary Clinton : « Il y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui ne s’entraident pas. Plus tard, elle s’est excusée pour le commentaire dans une colonne d’opinion du New York Times, donc je ne veux pas être mesquin à ce sujet. Après tout, le peuple irakien n’a jamais obtenu d’excuses de sa part. Mais en examinant les preuves ci-dessus, il était imprudent de la part d’Albright d’envoyer d’autres femmes dans ce fameux enfer.

Presque certainement, il y a déjà une réservation à son nom dans ce lieu chaud et branché. Peut-être qu’elle y obtiendra enfin la reconnaissance qu’elle mérite, en tant que vedette parmi les bellicistes impériaux meurtriers de tout sexe.

Traduction NCS via Deepl

Rapports de genre et dynamiques migratoires : des femmes parlent

29 mars 2022, par CAP-NCS
Les chaussures égarées Accessoires vains Pieds nus Têtes en feu Vos souffles secouent les murmures nocturnes de la forêt Haletante Yeux hagards Intrépides (…)

Les chaussures égarées

Accessoires vains

Pieds nus

Têtes en feu

Vos souffles secouent les murmures nocturnes de la forêt

Haletante

Yeux hagards

Intrépides l’espoir seul boussole

Pas une étoile au service de votre destinée

Plus rien ne peut vous ralentir

Ni les cris de l’aigle

Ni le grondement de la rivière

Ni le cadavre de ton compagnon

La force de ton regard

Ouvre les frontières

Casse les barrières

Chantal Ismé

Le concept de « genre » a mis du temps à intégrer les études sur la migration internationale des femmes qui par ailleurs regorge d’études[2]. Pourtant, au niveau international, les femmes constituent plus de la moitié des personnes migrantes[3]. Au Québec, selon Statistique Canada, en 2016, elles représentent 50,3 % et dans la région métropolitaine de Montréal, 23,7 %. Il importe alors de cerner les articulations entre migration et rapports sociaux de sexe. Une approche théorique de ce thème aurait permis de comprendre l’impact du genre sur les causes et les conséquences de la migration. Mais l’option de donner voix à des groupes travaillant directement avec des femmes immigrantes a été privilégiée. Ces femmes d’horizons divers et ayant des expériences et des lectures variées, par leur témoignage respectif, amènent une richesse à la compréhension de la réalité concrète des femmes immigrantes ; d’une certaine façon, cela leur donne la parole. Pour ce faire, on a organisé une table ronde afin de faciliter les échanges. Cet article présente une discussion qui veut mettre en lumière les dynamiques migratoires spécifiques des femmes, les enjeux et les défis de leur intégration en lien avec les rapports sociaux de classe et de race.

Les groupes participants à la table ronde

Quatre groupes ont pris part à cet échange. Ils travaillent depuis plus de 40 ans, sauf FDO, avec des femmes immigrantes, mais également racisées.

  • Le Centre communautaire de femmes sud-asiatiques (SAWCC) représenté par Juvaria Yasser. Le centre aide les femmes d’origine sud-asiatique et leur famille à lutter contre la discrimination fondée sur les capacités physiques et mentales, la religion, la couleur, la nationalité, l’âge, l’orientation sexuelle et l’identité, la caste et la classe sociale. Une vaste gamme de services sur les différents programmes est offerte mais également des activités de guérison collective.
  • Femmes de diverses origines (FDO) représenté par Gladys Calvopina. FDO est un collectif multigénérationnel constitué de femmes d’origine ethnique, de religion, d’orientation sexuelle diverses, mais c’est aussi une alliance d’organisations populaires de femmes représentant la diversité des communautés culturelles de Montréal. FDO réunit des femmes plurielles mais unies dans les luttes contre le patriarcat, le racisme, le capitalisme, le colonialisme et l’impérialisme. FDO organise chaque année, depuis 2002, une manifestation lors de la Journée internationale des femmes à Montréal.
  • Le Mouvement contre le viol et l’inceste représenté par Rita Acosta. Ce mouvement émerge d’une conscience féministe de femmes d’origines variées qui reconnaissent les différentes formes d’oppression envers les femmes. Afin de répondre aux besoins et aux priorités de celles-ci, il offre divers services et activités qui couvrent chacun des volets suivants : aide et accompagnement, prévention, visibilité et sensibilisation, défense des droits.
  • La Maison d’Haïti représentée par l’équipe Femmes dont Guerda Amazan, Peggy Larose, Eméraude Michel, Pascale Romain et Samia Salomon. La Maison d’Haïti est une organisation communautaire et culturelle fondée en 1972. Sa mission comprend l’accueil, l’éducation, l’intégration et l’amélioration des conditions de vie des personnes d’origine haïtienne, afrodescendantes et immigrantes. Dédiées à la défense de leurs droits et à la promotion de leur participation au développement de la société d’accueil, ses interventions sont axées sur l’approche citoyenne qui permet de prendre la parole et de participer activement à la vie de la société. La Maison d’Haïti déploie ses actions à travers six coordinations : Éducation, Famille, Femmes, Intégration, Jeunesse, Centre des arts.

La grille de discussion comprenait quatre volets. Le premier portait sur les inégalités inhérentes au fait d’être femme tout le long du processus migratoire. Le deuxième abordait le croisement des enjeux reliés à la réalité des femmes racisées. Le troisième explorait la violence genrée et ses formes particulières dans la dynamique migratoire. Enfin le dernier tentait de dégager des perspectives en lien avec les différents constats. Par souci de cohérence et pour la fluidité du texte, les échanges de cette table ronde sont présentés sous forme synthétique et regroupent les perceptions et expériences sous les quatre grandes catégories.

Un chemin parsemé d’inégalités

Les théories les plus courantes sur la question migratoire se sont longtemps focalisées sur les problématiques essentiellement économiques avant que les recherches féministes aient introduit des questions plus larges d’ordre social et culturel.

Pourquoi les femmes décident-elles de quitter leur pays ? Quel est leur processus décisionnel ? Les raisons qui poussent les femmes à émigrer sont multiples et à géométrie variable. Elles sont fonction du statut social, des conditions de vie et du pays d’origine. Les normes et les croyances intersubjectives modulent également les décisions et les comportements migratoires. Chaque contexte social comporte sa culture migratoire[4]. Il s’agit d’un tout imbriqué. Ces facteurs vont déterminer sous quel programme d’immigration les femmes sont admises. La plupart des immigrantes aidées par les organismes participant à la table ronde fuient la violence ou rejoignent la famille déjà établie au Québec. Divers scénarios peuvent se présenter dont les quatre situations ci-dessous.

  • Dans le premier cas, la motivation est une question de vie ou de mort, ce sont de vraies guerrières qui arrivent à s’enfuir. L’inégalité des sexes qui s’exprime dans des facteurs structurels comme l’absence de protection contre la violence sexiste ou le déni de justice mènent à la décision d’immigrer. Cette fuite peut prendre la forme d’une longue et tragique odyssée (par exemple d’Haïti au Brésil jusqu’au chemin Roxham au Québec) pavée elle-même de violences masculines auxquelles elles voulaient échapper.
  • Dans le deuxième scénario, ces femmes sont parrainées par un conjoint ou des membres de la famille dont elles dépendent dans un premier temps. Il arrive souvent que cette dépendance donne lieu à plein d’abus de toutes sortes.
  • Dans le troisième scénario, les femmes arrivent par la voie du Programme des travailleurs qualifiés auquel elles ou les conjoints ont appliqué. La plupart du temps, au pays d’origine, le mari était officiellement le plus qualifié et détenait le contrôle économique du foyer. Arrivé·e·s ici, la situation s’inverse, du fait qu’en général, les femmes acceptent plus rapidement et plus facilement d’abandonner leur champ d’expertise pour des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées. Le mari sans emploi dépend d’elle et la femme refuse certaines situations qu’elle acceptait auparavant.
  • Un quatrième schéma très fréquent est celui de la femme parrainée par son conjoint. Plusieurs cas de figure existent dans ces circonstances, le plus inégal demeure celui où la femme se retrouve sous la menace d’un arrêt de parrainage, sans parler des nombreux chantages qu’elle subit de la part des membres de la famille. La peur de les trahir ou de les déshonorer l’habite en permanence surtout si elle a laissé des enfants au pays. Elle fera et acceptera tout pour la réunification familiale ; le niveau de souffrance est grand et la lourdeur administrative qui laisse s’écouler deux ou trois ans avant l’arrivée des enfants ajoute une douleur supplémentaire.

Toutes les femmes qui ont pris part à la discussion font état d’un problème général et manifeste soit le traitement genré et inégal du processus d’immigration. Les politiques favorisent les couples et les familles, ce qui rend le processus décisionnel complètement inéquitable, et qui altère au passage l’image des femmes immigrantes racisées. Elles sont vues ou dépeintes, selon une vision raciste, comme faibles, inférieures, sous scolarisées et sans voix, ce qui apporte une inégalité additionnelle dans le processus. Cette image objectivée est encore plus claire lorsque les femmes occupent des emplois dans les services essentiels mais non valorisés, emplois qui peuvent s’avérer dangereux comme on le voit dans la pandémie de COVID-19. La politique migratoire pousse les femmes à chercher des stratégies pour ne pas retourner dans leur pays, même au prix de s’engager dans une relation non désirée ou dans une situation professionnelle difficile et précaire.

Femmes immigrantes racisées : un croisement d’enjeux spécifiques

Il importe de démystifier le terme racisé et ses multiples usages, de saisir que l’emploi du mot race dans ce cas n’a pas de réalité biologique. Ce mot se construit à travers l’organisation du pouvoir. La racialisation est un processus de production de catégories et de classifications d’un groupe humain selon des caractéristiques biologiques de manière à définir et à construire des collectivités sociales différenciées et minorisées[5]. La signification et la représentation constituent deux éléments clés pour comprendre comment la différence est conceptualisée, expliquée, comprise et perpétuée.

L’une des facettes de l’idéologie raciste concerne la façon dont une personne est perçue comme différente, d’où la construction mentale de l’autre et une marginalisation qui la pousse au-dehors, la rendant invisible, inexistante. La représentation idéologique de la différence de l’autre est une des dimensions les plus importantes du racisme postcolonial. C’est un système qui fonctionne pour maintenir des privilèges, il est important d’en comprendre le mécanisme et surtout son mécanisme d’exclusion, de marginalisation.

Les multiples rapports sociaux interagissent entre eux et produisent des situations complexes. Le concept de l’intersectionnalité[6], né des combats des femmes noires et du Sud global, constitue un outil souple pour effectuer l’analyse des réalités des femmes racisées.

Ainsi, parler des conditions des femmes immigrantes racisées, c’est aussi attester que la pauvreté a un sexe et une couleur. L’accès au marché du travail leur est particulièrement difficile à cause de la division sexuelle et ethnique du travail; elles font face à de la violence et à des discriminations socioéconomiques fondées sur leur genre, leur statut d’immigration et leur origine. L’absence de reconnaissance des qualifications professionnelles des femmes issues des classes moyennes génère un certain déclassement social, qui induit parfois une situation nouvelle de dépendance économique vis-à-vis leur conjoint. De plus, elles se retrouvent avec une surcharge de travail de reproduction due à l’absence de soutien du réseau familial, et avec une détresse émotionnelle à cause de l’éloignement et de la séparation des enfants.

Pourtant, ces dernières années, malgré une hausse importante du niveau de scolarité de ces femmes, une exigence du processus migratoire, leurs conditions de travail précaires ne s’améliorent pas. Elles font aussi face à de multiples discriminations et formes d’exclusion : non-reconnaissance de leurs qualifications, difficultés à se loger décemment, monoparentalité stigmatisante, statut migratoire précaire. Elles sont plus nombreuses à être cheffes de famille. Elles gagnent toujours moins que les hommes et les autres groupes de femmes. Elles assument seules, même très jeunes, la responsabilité des enfants et de la famille. Elles subissent des agressions au travail et ne portent pas plainte par peur de représailles, par peur de ne pas être crues. Elles mènent continuellement des luttes contre le racisme et l’exclusion, dans le but de libérer le marché du travail des préjugés racistes et des ghettos d’emplois. Ces situations stressantes les affectent, mentalement, socialement et financièrement. Les femmes immigrantes racisées ont des ambitions, elles ont des compétences; malheureusement les débouchés offerts par la société ne sont pas à la hauteur de leurs espérances.

Les différentes formes de violence : du départ jusqu’à l’arrivée

Le viol, les conflits armés, l’absence de protection, le déni de justice, la violence conjugale peuvent inciter à quitter son pays. Dans cette quête de meilleures conditions de vie, les femmes vont faire face à d’autres formes de violence dont celle des politiques et règles d’immigration. En effet, ces dernières poussent les femmes à rechercher des stratégies pour rester au Québec et ne pas retourner dans leur pays, souvent au prix d’un engagement dans une relation non désirée ou abusive. Les critères du regroupement familial, tel un revenu suffisant, favorisent un modèle masculin de pourvoyeur et discriminent indirectement les femmes. Celles qui arrivent seules sont parfois obligées de se tourner vers une forme ou une autre d’exploitation sexuelle.

Les demandeuses d’asile sont sévèrement désavantagées ; elles ont vécu divers types de violence au pays et durant le pénible trajet les menant au Québec. Elles se voient obligées de vivre dans l’incertitude quant à leur avenir au pays d’accueil et dans la crainte d’être renvoyées. Dans l’attente d’une décision quant à leur sort, leur champ du possible est très restreint, elles ne peuvent poursuivre leurs rêves, elles n’ont pas accès à l’éducation postsecondaire et à la formation professionnelle.

La route de l’espoir : des perspectives

La route des femmes immigrantes et racisées les amène-t-elle à espérer vivre dans une société démocratique, juste et égalitaire, sans racisme ni violence ?

Historiquement, nous le savons, les femmes ont été marginalisées par des pratiques basées sur une conception patriarcale de la société et du pouvoir qui utilise l’exclusion et la violence comme manière de contrôle. Les femmes immigrantes et racisées se situent à l’intersection de diverses discriminations qu’elles subissent simultanément et qui prennent plusieurs formes : hiérarchisation, domination, sexisme, racisme, exclusion sociale, d’où le concept d’intersectionnalité qui désigne la simultanéité de toutes ces discriminations. Aucune nature inhérente à une « race » ou à un sexe ne justifie ces situations de soumission; au contraire, celles-ci résultent d’un rapport social qui est un rapport de domination, et la domination de genre n’est pas isolée des autres rapports de pouvoir.

Pendant longtemps, le mouvement féministe a laissé de côté beaucoup de femmes, d’où l’adhésion des femmes immigrantes ou racisées à une pensée féministe qui prend en compte les multiples catégories et identités qui peuvent stigmatiser, marginaliser et exclure ; bref, un féminisme radicalement tourné vers la diversité.

Pour y arriver, il faudrait accorder une meilleure écoute et une véritable place aux organisations qui travaillent directement auprès des femmes immigrantes ou racisées, exiger que les commissaires qui décident du sort de ces dernières soient sensibilisés à la réalité qu’elles vivent et qu’elles ont vécue. En ce sens, il faudrait des directives administratives claires exigeant un traitement différencié pour les demandeuses d’asile qui ont subi de la violence et des agressions sexuelles. À cet égard, la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle (CLES), lors des consultations sur la question de la violence conjugale, avait apporté la proposition, entre autres, de l’urgente nécessité d’une formation pour les juges et les commissaires d’immigration. Cela serait un bon départ, mais il faudrait aller plus loin.

Il faut des mécanismes pour mieux appréhender les enjeux de violence vécue par les femmes de la diversité, y compris les femmes sans statut et demandeuses d’asile. Il faudrait aussi une véritable inclusion, fondée sur des mécanismes concrets, des féministes migrantes dans les instances décisionnelles. À titre illustratif, on peut citer leur présence au comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale[7]. Il y a également le Comité Voie (comité de révision des dossiers en matière d’agression sexuelle) du Service de police de la Ville de Montréal, récemment créé, qui reprend la formule de la Sureté du Québec, mais sans inclure des groupes de femmes migrantes autour de la table. De même, une demande du Mouvement contre le viol et l’inceste d’intégrer cet espace à titre d’organisme travaillant essentiellement avec les femmes immigrantes a reçu une réponse négative.

Un autre pas important serait la création d’un poste d’« ombudsman » spécialement dédié aux plaintes des femmes immigrantes victimes de traitements ou de jugements inéquitables. Le nécessaire appui des féministes et des progressistes constitue un autre élément essentiel.

Le rôle des médias et de la violence cautionnée par les gouvernements dans le maintien du statu quo, le mépris envers les problématiques de race, de classe et de genre, tous ces facteurs rendent difficile la solidarité. Pourtant les luttes féministes ont porté leurs fruits chaque fois qu’elles ont été solidaires. La réponse se trouve donc dans l’articulation des luttes antiracistes et des luttes féministes, ce sont elles qui ouvrent la voie.

Pour cela, le mouvement féministe doit rendre visibles et légitimes les actions des femmes racisées et des communautés ethniques minoritaires. Les mouvements progressistes doivent s’éloigner du récit victimaire et considérer les migrantes comme des actrices de changement, valoriser leur juste contribution à la société en supportant leur combat pour des politiques migratoires et d’intégration genrées.

Les femmes racisées veulent faire partie de la société et être actrices de leur propre vie. Elles aspirent à une société juste, égalitaire, qui tienne compte de leur existence, de leur diversité et de leurs spécificités. Ce sont là des préoccupations universelles qui nous ouvrent au monde et que l’on doit insérer au cœur de nos luttes.

La convergence des luttes est la seule issue ! Unissons-nous !

Chantal Ismé, Marjorie Villefranche, Militantes féministes[1]


  1. Chantal Ismé est présidente de la Collective du Mouvement contre le viol et l’inceste, membre de Femmes de diverses origines et vice-présidente du conseil d’administration de la Maison d’Haïti. Marjorie Villefranche est directrice générale de la Maison d’Haïti et commissaire des droits de la personne, entre autres.
  2. Katie Willis et Brenda Yeoh (dir.), Gender and Migration, Northampton (MA), Edward Elgar Publishing, 2000; Eleonore Kofman, « Female “Birds of Passage” a decade later : gender and immigration in the European Union », The International Migration Review, vol. 33, n° 2, 1999, p. 269-299; Donna Gabaccia, From the Other Side : Women, Gender, and Immigrant Life in the U.S., 1820-1990, Bloomington (IN), Indiana University Press, 1995.
  3. ONU, International Migration Report 2017, New York, ONU, 2017.
  4. Choon Yen Khoo, Maria Platt et Brenda S. A. Yeoh, « Who migrates ? Tracking gendered access to migration within households “in flux” across time », Journal of Immigrant and Refugee Studies, vol. 15, n° 3, 2017, p. 326-343.
  5. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris, Côté femme, 1992 ; Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, 2002; bell hooks (Gloria Jean Watkins), Ain’t I a Woman ? Black Women and Feminism, Boston, South End Press, 1981.
  6. Pour plus d’informations voir : Angela Davis, Femmes, race et classe, Paris, Éditions des femmes, 1983.
  7. Comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agressions sexuelles et de violence conjugale, Rebâtir la confiance. Synthèse, Rapport du comité d’experts, Québec, Secrétariat à la condition féminine, décembre 2020.

 

Parallèles entre l’occupation de l’Ukraine et celle de la Palestine

29 mars 2022, par CAP-NCS
Lettre ouverte au président Zelensky de Palestine Asad Ghanem Cher Président ukrainien Volodymyr Zelensky, Son récent discours devant la Knesset (Parlement israélien, 20 (…)

Lettre ouverte au président Zelensky de Palestine

Asad Ghanem

Cher Président ukrainien Volodymyr Zelensky,

Son récent discours devant la Knesset (Parlement israélien, 20 mars) a été une honte pour les luttes mondiales pour la liberté et la libération, en particulier celle du peuple palestinien. Il a inversé les rôles d’occupant et d’occupé. Il a perdu l’occasion de démontrer la validité de sa cause et celle de la liberté en général.

Vous avez dit : « Nous sommes dans des pays différents et dans des conditions totalement différentes. Mais la menace est la même : pour nous comme pour vous : la destruction totale du peuple, de l’État, de la culture. Et même des noms : l’Ukraine, Israël. ”

Je suis fâché et triste que la Russie ait l’intention d’occuper votre pays et d’anéantir les droits du peuple ukrainien à l’autodétermination et à la liberté ; et je crois que les hommes et les femmes ukrainiens qui résistent à cette agression barbare doivent recevoir tout le soutien possible. En même temps, je rejette les politiques des États-Unis et de leurs alliés de l’OTAN dans le monde.

Tout en admirant le fait qu’une grande coalition internationale ait été créée pour soutenir leur lutte contre l’agression russe, je voudrais que les Palestiniens convainquent le monde de se mobiliser au même niveau et obligent Israël à se conformer aux résolutions internationales.

Je suis également préoccupé par le double standard qu’il semble appliquer à la lutte palestinienne légitime contre l’occupation, l’oppression, le meurtre, la discrimination raciale et le déplacement ; crimes qu’Israël commet depuis plus de 70 ans contre mon peuple.

Parmi les crimes d’Israël contre le peuple palestinien figure le déplacement forcé de centaines de milliers de Palestiniens pendant la Nakba de 1948. Des centaines de villes et de villages ont été ethniquement nettoyés et rasés, avec la plupart de leurs traits effacés de la surface de la terre, empêchant le retour de son peuple. Certains Palestiniens ont été déplacés à l’intérieur du nouvel État d’Israël, tandis que d’autres ont cherché refuge dans les pays arabes voisins.

Occupation et siège

Les Palestiniens devenus citoyens israéliens ont souffert d’une discrimination endémique, tout en vivant en Cisjordanie sous une occupation brutale et à Gaza sous un siège écrasant. Israël a interdit la lutte palestinienne pour la liberté et la libération, interdit toute direction palestinienne légitime, a confisqué des biens et des ressources palestiniens et a détenu des militants palestiniens.

Des lois racistes, telles que la loi sur l’État-nation de 2018 et la loi révisée sur la citoyenneté, ont codifié l’opposition d’Israël à l’autodétermination palestinienne et à une patrie palestinienne.

Cependant, vous vous êtes publiquement positionné en faveur de l’occupation israélienne. En 2020, vous avez décidé de quitter le Comité de l’ONU pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien, l’organe chargé de soutenir les droits des Palestiniens. Et il a même soutenu le droit d’Israël à l’ autodéfense alors qu’il pratiquait les formes d’agression les plus extrêmes contre notre peuple.

Depuis le début de l’offensive russe contre votre pays, vous avez continué à pratiquer deux poids deux mesures. Bien qu’Israël ait été réticent à accepter des réfugiés ukrainiens non juifs fuyant les bombardements russes – une politique motivée par l’inhumanité et la suprématie ethnique, choses que le peuple palestinien ne connaît que trop bien -, il continue de se tourner vers le Premier ministre israélien, la droite -aile nationaliste Naftali Bennett, pour servir de médiateur.

Je sais que la majorité de la population palestinienne est attentive à la lutte acharnée du peuple ukrainien et lui souhaite la victoire sur la brutale agression russe. Je sais aussi qu’une victoire russe pourrait être un énorme cadeau à la position agressive d’Israël : une victoire pour son concept de mur de fer , réglementant ses relations avec nous jusqu’à notre défaite totale.

D’autre part, la lutte et la victoire de votre peuple, malgré la destruction d’une grande partie de son pays et le déplacement de millions d’hommes et de femmes ukrainiens, donneraient de l’espoir à d’autres peuples qui luttent contre l’oppression et la disparition, ravivant nos espoirs de retour et libération. À cette fin, je vous demande de cesser de soutenir nos oppresseurs.

Asad Ghanem est un auteur et militant palestinien, professeur de sciences politiques à l’Université de Haïfa.

23/03/2022

MIDDLE EAST EYE

 

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Guerre en Ukraine : les Israéliens refusent de voir des parallèles entre leur occupation et celle de Poutine

Gédéon Lévy

La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, une idée erronée dans les deux cas.

L’onde de choc de la guerre russo-ukrainienne est arrivée rapidement en Israël et a révélé des vérités embarrassantes, tout en défiant les Israéliens de voir leur pays tel qu’il est, loin de ce qu’ils aiment imaginer. .

Tout a commencé avec la déclaration du ministre des Affaires étrangères Yair Lapid, peu après le début de la guerre, selon laquelle l’invasion russe était « une grave violation de l’ordre international ». Dans d’autres circonstances, ces mots auraient presque pu vous faire sourire et souligner l’incapacité de longue date d’Israël à voir ses propres caractéristiques moins attrayantes, comme un chameau qui ne voit pas sa propre bosse.

La Russie bafoue gravement l’ordre international. Mais qu’en est-il d’Israël ? Quel autre pays a transgressé l’ordre international de manière aussi flagrante et arrogante pendant tant d’années ? Y a-t-il une seule décision des principales institutions internationales concernant ses affaires qu’Israël n’ait pas ignorée ou violée de manière flagrante ?

En quoi l’invasion israélienne du Liban en 1982 ou l’occupation militaire qui a suivi est-elle différente de l’invasion russe de l’Ukraine ? En quoi les fréquentes incursions d’Israël à Gaza, qui sèment la mort et la destruction, diffèrent-elles de l’invasion russe de la Crimée ? Et au-delà de sa durée, en quoi les cinq décennies d’occupation israélienne de la Cisjordanie, dont la fin n’est pas encore à l’horizon, sont-elles différentes de la récente occupation russe de l’Ukraine ?

Si cette ressemblance est incroyable, il est encore plus surprenant de voir de très nombreux Israéliens la nier et la rejeter. La Russie et Israël justifient leurs invasions en invoquant la “légitime défense”, un concept erroné dans les deux cas.

Tous deux considèrent le territoire occupé comme la terre de leurs ancêtres, comme faisant partie de leur patrimoine qui leur appartient de plein droit. L’Ukraine est le berceau de la Russie, la Cisjordanie est le berceau du judaïsme (bien sûr, cela n’a rien à voir avec des droits souverains). Tous deux tentent également de nier l’existence des autres peuples présents, Ukrainiens et Palestiniens.

Violations similaires des droits fondamentaux

De même, les modes d’action sont terriblement similaires : une invasion armée violente comme solution à des problèmes réels ou imaginaires. Les Russes affirment avoir envahi l’Ukraine pour mettre fin à un “génocide”, “dénazifier” le régime et démilitariser le pays. Les Israéliens ont proclamé des objectifs effroyablement similaires avant d’envahir Gaza et le Liban : légitime défense, remplacement d’un régime « terroriste » et démilitarisation.

La Russie et Israël pensent que leur avantage militaire leur permet de se comporter de cette façon. Les deux promettent de n’attaquer que des cibles militaires, et pourtant tous deux tuent des civils innocents, parfois sans reconnaître la distinction. Leurs armées sont presque aussi violentes les unes que les autres, même si, ces derniers jours, l’armée russe semble aller encore plus loin que l’armée israélienne dans sa cruauté et dans la commission de crimes de guerre présumés contre une population civile innocente, ce qui n’est pas une consolation.

Israël a commis ses crimes de guerre et ignoré le droit international pendant longtemps, sans fin en vue à l’horizon. Pas un jour ne se passe sans violation flagrante du droit international par Israël, qu’il s’agisse de l’entreprise de colonisation, du transfert de prisonniers vers le territoire de l’occupant, du détournement des ressources naturelles dans les territoires occupés ou de l’imposition de châtiments collectifs.

Les violations criminelles sont devenues une routine quotidienne sous l’occupation israélienne, qu’il s’agisse de détentions sans procès, du meurtre de civils innocents, de l’incapacité à traduire en justice les auteurs israéliens d’actes criminels ou du déni des droits humains fondamentaux des Palestiniens.

Alors, quelle est la difference? Elle réside uniquement dans le jugement du reste du monde, révélant un principe de deux poids, deux mesures et un climat d’hypocrisie.

Quelques jours après l’occupation de la Crimée en 2014, l’Europe annonçait déjà des sanctions contre la Russie. Une semaine après l’actuelle invasion de l’Ukraine, le monde à l’unisson a appliqué des sanctions d’une sévérité sans précédent contre Moscou.

Pendant ce temps, une occupation vieille de plus d’un demi-siècle s’est heurtée à l’indifférence et à l’inaction du monde. Chéri de l’Europe et des États-Unis, Israël est autorisé à faire ce que la Russie n’a pas le droit de faire.

Personne n’ose punir Israël. Si la Cour pénale internationale repousse depuis des années une éventuelle enquête sur les crimes de guerre commis par Israël, elle a déjà commencé à enquêter sur l’invasion russe de l’Ukraine. Qu’est-ce que cela sinon une éthique internationale à deux vitesses ?

silence international

Le monde sait tout cela et reste silencieux. Mais ce qui est aussi étonnant que le silence mondial, c’est que de nombreux Israéliens ne voient pas la réalité sous cet angle. Les mécanismes de lavage de cerveau et d’endoctrinement établis depuis des décennies, ainsi que les dynamiques de répression, ont conduit à un état de déni total dans la société israélienne.

Lorsqu’un adolescent ukrainien lance un cocktail Molotov sur un char russe, les Israéliens y voient un acte héroïque digne d’applaudissements. Quand il s’agit d’adolescents palestiniens motivés par les mêmes motivations et justifications qui font la même chose, les soldats israéliens les tuent et le public israélien les considère comme des terroristes. Peu d’Israéliens reconnaissent la similitude écrasante entre ces deux actes de résistance tout aussi légitimes contre une occupation.

L’Ukrainien est un héros, le Palestinien un terroriste. La Russie est un envahisseur et un occupant cruel, tandis qu’Israël libère des territoires et reprend la terre de ses ancêtres, sans autre contexte.

Cependant, il y a peut-être un espoir caché ici. Peut-être que lorsque cette maudite guerre russe en Ukraine prendra fin, le monde reconnaîtra qu’il n’y a pas de différence entre une occupation et une autre et osera en tirer les conclusions qui s’imposent.

En supposant que les sanctions que le monde a courageusement imposées à la Russie s’avèrent efficaces et obligent Moscou à renoncer à ses rêves expansionnistes, alors peut-être que le monde comprendra que c’est ainsi qu’il faut résister à toute occupation, d’autant plus en cas d’occupation que nous avons déjà il a duré plus d’un demi-siècle et menace la paix mondiale.

Peut-être que le monde comprendra enfin que le seul moyen de mettre fin à l’occupation israélienne passe par SWIFT, le réseau bancaire international, sans lequel aucun pays ne peut continuer à agir à sa guise et ignorer la réaction de la communauté internationale.

21/03/2022

MIDDLE EAST EYE

 

 

La stratégie révolutionnaire et l’état canadien

28 mars 2022, par CAP-NCS
La conception marxiste de la stratégie révolutionnaire “La stratégie révolutionnaire comprend un système combiné d’actions qui par leur association, leur con séquence et leur (…)

La conception marxiste de la stratégie révolutionnaire

“La stratégie révolutionnaire comprend un système combiné d’actions qui par leur association, leur con séquence et leur transcroissance doit amener le prolétariat à la conquête du pouvoir”.

(Trotsky, “La stratégie et la tactique à l’époque impérialiste”, in La troisième Internationale après Lénine).

Contrairement à la mythologie bourgeoise qui veut réduire le marxisme au déterminisme économique, la conception marxiste de la révolution prolétarienne a un caractère suprêmement politique. Le moment décisif dans la transition du capitalisme au socialisme est le moment de la lutte consciente et directe du prolétariat pour le pouvoir politique. La théorie marxiste définit très précisément la nature de cette lutte pour le pouvoir, ce qui constitue le point central de divergence entre le marxisme et les variétés diverses de réformisme. La conquête du pouvoir d’État par le prolétariat signifie rien de moins que la destruction des institutions étatiques de la bourgeoisie par la mobilisation de masse révolutionnaires du prolétariat et le transfert de toutes les fonctions étatiques aux conseils ouvriers armés, démocratiquement élus.

Tandis que la révolution prolétarienne est, dans un sens historique, le produit des contradictions économiques et sociales du mode de production capitaliste, et que sa tâche historique est la construction d’un mode de production socialiste, l’objet de la pratique révolutionnaire du prolétariat est l’État. D’un côté, le prolétariat se heurte à l’appareil d’État bourgeois comme principal instrument de défense des relations capitalistes de propriété à l’époque de l’agonie impérialiste. De l’autre côté, la destruction de cet appareil par les organes unitaires du prolétariat et la transformation de ces organes en un nouvel appareil d’État est le préalable de la réalisation des buts économiques et sociaux de la révolu tion. Ce nouvel appareil d’État prolétarien, c.a.d. le prolétariat lui-même organisé collectivement comme classe dominante pour l’exercice’ direct du pouvoir, est l’instrument nécessaire à l’assaut révolutionnaire des relations de propriété capitalistes.

La mobilisation du prolétariat pour la conquête du pouyoir d’État est le point culminant du processus politique révolutionnaire, processus qui se développe dans le cadre de la société capitaliste et de l’État bourgeois. Aucune stratégie pour la prise du pouvoir ne peut se limiter au moment final de ce processus. Une véritable stratégie révolutionnaire comprend toute la période de préparation de la révolution. Cette stratégie doit préciser la manière par laquelle les préoccupations politiques, sociales et économiques des masses prolétariennes, dans la période non révolutionnaire, peuvent se transformer en une conscience de classe politique pleinement développée, c’est-à-dire, la conscience nécessaire au renversement de l’État bourgeois et à l’établissement du pou voir ouvrier.

Voilà la signification du programme de transition de la Quatrième Internationale qui n’est pas un gadget propagandiste visant la «radicalisation » du prolétariat, mais une codification programmatique de la nécessité pour l’avant-garde révolutionnaire de jeter un pont entre les objectifs limités, partiels du prolétariat en réponse à ses problèmes immédiats, et le but stratégique de la prise du pouvoir.

 

Ainsi, on ne peut pas réduire le développement d’une stratégie révolutionnaire concrète à une tentative objectiviste de pré voir” le caractère d’une victoire révolutionnaire future. La formulation d’une stratégie révolutionnaire comprend toujours un élément de choix conscient de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Ce choix exprime des choix réels auxquels se confronte le prolétariat dans son ensemble, que la majorité de notre classe en soit consciente ou non.

Il peut y avoir plusieurs scénarios de la victoire de la révolution socialiste dans un pays donné. Mais ceci ne justifie aucune ment une approche “agnostique” de la part de l’avant-garde révolutionnaire. Le “scénario” qui se réalise dépend largement de la réponse du prolétariat à des occasions historiques spécifiques si le prolétariat s’avère incapable de de faire son propre choix politique indépendant dans une période de crise capitaliste, ceci peut fort bien impliquer non seulement un «délai » de la révolution mais aussi un changement déterminant dans les conditions objectives qui déterminent le développement du processus révolutionnaire.

Il est évident qu’un tel changement peut bien dicter un changement fondamental dans la stratégie révolutionnaire. Et il est aussi évident pour la même raison, que l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas déterminer sa stratégie et son programme sur la base de la “possibilité théorique” d’une « variante » ou d’une autre de la révolution. L’exigence la plus fondamentale de la stratégie est la détermination de la voie la plus favorable au prolétariat dans une période historique donnée.

II en découle qu’il n’y a pas de stratégie révolutionnaire universelle” qu’on ne fait qu’appliquer à des endroits différents et à des moments différents. Certes, il y a des éléments universels de la stratégie révolutionnaire.Ceux-ci découlent des aspects universels du mode de production capitaliste et de la fonction commune des différents États bourgeois dans la défense de ce mode de production. Toute stratégie révolutionnaire reconnaît le besoin de la mobilisation unitaire et indépendante du prolétariat et de ses al- liés autour de leurs revendications de classe, de l’auto-organisation des masses dans des structures démocratiques qui leur permettent d’affronter et de renverser l’État bourgeois, l’inévitabilité d’une confrontation année entre les organes du pouvoir ouvrier et l’appareil répressif de la bourgeoisie, et la construction d’un parti révolutionnaire des travailleurs qui lutte pour la direction politique du mouvement de masse sur la base du programme marxiste-révolutionnaire.

Cependant la concrétisation de ces éléments sous la forme d’une stratégie révolutionnaire spécifique n’est pas simplement une tâche “idéologique”. Une véritable stratégie révolutionnaire est une stratégie d’intervention dans une Situation historique donnée au sein d’une formation sociale donnée, intervention qui vise à exploiter au maximum le potentiel révolutionnaire de cette situation.

“Il n’est pas vrai que l’économie mondiale ne représente que la simple somme de fractions nationales similaires. Il n’est pas vrai que les traits spécifiques ne soient qu’un “supplément aux traits généraux”, une sorte de verrue sur la figure. En réalité les particularités nationales forment l’originalité des traits fonda mentaux de l’évolution mondiale. Cette originalité peut déterminer la stratégie révolutionnaire pour de longues années”.

(Trotsky, préface à l’édition française de la Révolution permanente. Souligné par nous).

Confrontée par la crise grandissante du régime et de l’économie capitaliste, l’avant-garde révolutionnaire ne peut pas se contenter de répéter des formules politiques universelles qui découlent de l’expérience collective du prolétariat international. Ces formules ne deviennent valables que dans la mesure ou on les fusionne avec une analyse des particularités fondamentales d’un pays donné : la nature dé l’insertion de pays dans le système mondial capitaliste, sa structure économique, le poids et le caractère des différentes classes sociales, et la forme de ses institutions étatiques, de son système de gouvernement. Et il faut ajouter à ces caractéristiques “objectives” les divers facteurs “subjectifs” qui deviennent objectifs du point de vue de l’avant-garde révolutionnaire : le caractère et l’évolution historique des organisations de masse, les idéologies qui façonnent leur conscience, et le rapport de forces entre les différentes classes sociales. Et bien sûr, ceci comprend aussi la manifestation spécifique de la question nationale dans ce pays.

Les marxistes-révolutionnaires considèrent toute question politique, sociale ou économique du point de vue de leur orientation stratégique à l’égard de la question du pouvoir d’État. La nécessité d’une position stratégique juste sur la question nationale acquiert une importance particulière de ce point de vue, car la question nationale pose dans presque tous les cas des questions liées à la structure, l’administration, à la composition nationale et aux frontières territoriales des institutions d’État, avant tout lorsque la question nationale a une dimension territoriale bien définie.

Lorsqu’on la pose de cette manière, il n’y a pas de “question nationale” distincte de, et subordonnée à une “question de classe” à moins qu’on ne définisse la notion d’intérêt de classe de la manière la plus étroitement économiste ou réformiste. Comme la question femmes, la question nationale est primordialement une question de classe.

“Notre attitude face à la question nationale, les me sures que nous avons prises pour la résoudre, constituent une partie intégrante de notre position de classe et pas quelque chose d’accessoire ou contradictoire. Vous dites que le critère de classe est suprême pour nous. Ceci est parfaitement juste. Mais seule ment dans la mesure où il s’agit véritablement d’un critère de classe, c-à-d., dans la mesure qu’il comprend des réponses à toutes les questions fondamentales du développement historique, y compris la question nationale. Un critère de classe moins la question nationale n’est pas un critère de classe mais seulement le croupion d’un tel critère, qui s’approche inévitable ment d’une vision étroitement syndicale ou trade unioniste”.

(Trotsky, “On the national question”, in International socialist review, été 58, p. 99-100. Notre traduction).

L’oppression nationale est la forme spécifique de la domination de classe, et ainsi la lutte contre l’oppression nationale est une forme spécifique de la lutte des classes. Le lien entre la lutte national e et les autres formes de la lutte des classes – lutte syndicale, lutte électorale, lutte pour les droits démocratiques, lutte des femmes, lutte agraire, etc. – peut largement varier d’un pays à l’autre et dépend du poids et des relations entre eux de plusieurs facteurs objectifs et subjectifs.

L’impérialisme canadien et son État

Pendant la plus grande partie de la période de l’après-guerre, le Canada a bénéficié d’un degré exceptionnellement élevé de stabilité sociale et politique comparé aux autres pays impérialistes. Mais en 1975-76, s’est ouverte une nouvelle période de crise pro fonde. Cette période se caractérise par une crise économique pro fonde d’où découle le développement de tensions sociales significatives, qui étaient auparavant essentiellement limitées au Québec, partout dans l’État canadien, et par la déstabilisation de l’État fédéral à la suite de la victoire électorale du Parti québécois en 76. Cette crise pose les plus grandes possibilités révolutionnaires qui ont existé dans ce pays depuis des décennies.

Les éléments de cette crise sont universels aux pays capitalistes avancés. La crise économique et sociale de l’État canadien est une expression directe de la crise générale de l’économie capitaliste mondiale et de la dégénérescence des relations sociales bourgeoises partout dans le secteur impérialiste. La montée des luttes des nationalités et des minorités nationales opprimées au sein des pays impérialistes est aussi un phénomène généralisé, caractéristique de la période actuelle de la lutte des classes mondiale.

Mais, tandis que ces éléments sont communs aux pays impérialistes, leur combinaison spécifique et leurs liens entre eux au sein de l’État canadien ne le sont pas. Le Canada est, aujourd’hui, le seul pays impérialiste où la lutte pour l’indépendance d’une nation opprimée est l’élément déterminant de la situation politique globale, dans la mesure où elle surdétermine la forme de la réponse politique des forces de classes différentes aux autres aspects de la crise de l’impérialisme.

La crise de la Confédération impérialiste établie en 1867, crise qui se développe autour de l’axe de la lutte pour la libération nationale du Québec, pose fondamentalement la question de la survie même de l’État canadien impérialiste. Il n’y a aucune possibilité immédiate d’une solution fondamentale de cet aspect de la crise de l’impérialisme canadien, soit une solution qui corresponde aux intérêts de la bourgeoisie impérialiste, soit une solution qui donne lieu à une véritable émancipation nationale de la nation opprimée. Les résultats des prochaines élections fédérales, du référendum québécois et des prochaines élections provinciales au Québec modifieront certainement l’évolution de cette crise, mais, ce qui est tout aussi certain, ne l’élimineront pas.

Ainsi nous faisons face à une période prolongée où la crise de la Confédération impérialiste, aggravée et imbriquée dans la crise de l’économie capitaliste, surdéterminera les options politiques de différentes classes des deux nations principales. Toute tentative par l’avant-garde révolutionnaire de développer des positions politiques cohérentes sur d’autres questions politiques centrales – surtout celles reliées à la question du gouvernement et à l’indépendance politique du prolétariat dans chaque nation – sans une claire compréhension de la dynamique de la crise de la Confédération est vouée à l’impertinence.

La bourgeoisie canadienne et son État sont complètement impérialistes

Le capitalisme canadien est, et a toujours été caractérisé depuis la fin du 19ème siècle, par la fusion entre le capital bancaire et le capital industriel, ce que les marxistes appellent le capital financier. De plus, le degré de cette intégration est beaucoup plus grand que dans plusieurs pays impérialistes plus importants – surtout les États-Unis – ce qui donne lieu à un taux exceptionnelle ment élevé de concentration et de monopolisation du capital. La bourgeoisie canadienne est une classe capitaliste monopolistique par excellence. Ses entreprises dans un certain nombre de secteurs économiques -chemins de fer, machinerie agricole, mines, produits forestiers, salaison et surtout banques et assurances – sont des géants selon les standards mondiaux. Ces caractéristiques monopolistiques ont permis à la bourgeoisie de commencer à investir outre-frontière d’une manière classiquement impérialiste très tôt dans son existence.

Du point de vue de sa structure sociale, le Canada partage les caractéristiques du capitalisme impérialiste. II n’y a aucun vestige pré-capitaliste que ce soit dans la société canadienne. Il y a un niveau d’industrialisation comparable, en termes quantitatifs, à la plupart des autres petites et moyennes puissances impérialistes, bien que cette industrialisation ait un caractère particulier. Le

Canada est un pays complètement urbanisé et prolétarisé. Étant donné son niveau de vie qui arrive au troisième rang à l’échelle mondiale, il serait absurde de parler en termes marxistes de quelque élément que ce soit de surexploitation.

Enfin, l’État canadien est pleinement indépendant. II ne constitue en aucun sens un État “client” malgré son alliance de longue date avec l’impérialisme US mais plutôt le principal instrument de défense des intérêts nationaux autonomes de l’impérialisme canadien au sein de son propre territoire et par rapport aux autres États, y compris les USA .

Le mouvement trotskyste pan -canadien a toujours pris la défense de la position résumée ci-haut contre la mythologie du “semi-colonialisme canadien” propagée par les nationaliste de gauche et, sous une forme plus diluée, par le Parti communiste et certains groupes maoïstes .

Il ne s’agissait pas d’un débat universitaire. L’enjeu de cette bataille politique était réel et ses implications considérables : la primauté de la lutte de classe contre la bourgeoisie canadienne et son État et le refus de quitter ce terrain au nom d’une lutte mythologique pour une “libération nationale de l’emprise de l’impérialisme US ; la communauté d’intérêts des travailleurs canadiens et américains dans la lutte pour une Amérique du nord socialiste ; la reconnaissance du statut du Canada-anglais comme nation opprimante par rapport au Québec et aux autres peuples opprimés au sein de l’État canadien, et la nécessité de la solidarité sans compromis avec leurs luttes de libération nationale ; et les tâches internationalistes du prolétariat canadien vis-à-vis des victimes de sa “propre” bourgeoisie impérialiste dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, surtout dans les Antilles.

La situation actuelle, où plusieurs courants de gauche influencés par le nationalisme e canadien se retrouvent dans un bloc politique avec ce grand ennemi de l’impérialisme US, Pierre Elliot Trudeau , contre les aspirations nationales des masses opprimées québécoises, justifie pleinement la longue bataille que nous avons mené contre le nationalisme canadien.

L’origine de l’État canadien

La consolidation entre 1840 et 1885 des possessions territoriales et des colonies de peuplement nord-américains de l’impérialisme britannique dans un État bourgeois unitaire était une opération complètement artificielle, du point de vue économique. Elle n’était nullement le reflet politique d’un développement interne “spontané” des forces productives vers un marché “national” de type européen, ou même américain. En réalité, le but premier de la Confédération de 1867 était d’arrêter l’évolution naturelle de l’économie nord-américaine vers la formation d’un marché continental unifié sous l’hégémonie économique, et ainsi potentiellement la domination politique, de la bourgeoisie américaine. La fondation de l’État canadien reposait fondamentale ment sur les intérêts économiques et politiques conjoncturels partagés par l’impérialisme britannique et la bourgeoisie anglo-canadienne naissante, provenant de la région canadienne centrale, plutôt que sur des fondements économiques plus durables.

Chaque pas dans l’établissement de la souveraineté territoriale, d’abord britannique et ensuite canadienne, et du peuple ment anglophone, a été précédé par la conquête et l’annexion des populations déjà établis sur ces territoires. Ce processus de conquête impliquait non seulement des peuples aborigènes et semi aborigènes (Amérindiens et Métis) comme aux E .U, Australie et en Nouvelle-Zélande, mais également de colonies de peuplement pré-existantes d’origine européenne dans lesquelles un processus de formation nationale avait déjà commencé : le Québec et à un moindre degré l’Acadie.

Ainsi, les diverses manifestations de la question nationale ne sont pas des “vestiges anachroniques” d’origine pré-capitaliste. Elles ne découlent ni du caractère féodal d’un État absolutiste multinational comme les empires tsaristes ou austro-hongrois (qui ont constitué le cadre de la plupart des débats sur la question nationale dans la tradition marxiste classique), ni de l’inachèvement de la formation d’une nation bourgeoise unifiée, comme en Espagne. Le Canada, contrairement aux États multinationaux européens, est un État bourgeois d’un type très pur, et l’a été depuis ses débuts. C’est précisément l’absence de tout obstacle pré-capitaliste significatif (sauf la tenure seigneuriale de la terre au Québec par rapport à une bourgeoisie québécoise) qui explique le rapidité du développement capitaliste après 1867).

D’autre part , la conquête et l’oppression des divers peuples non anglo-saxons n’était pas une séquelle du développement d’un État national bourgeois unifié, comme c’était le cas lors de l’annexion du Sud-ouest américain (qui a suivi deux cent ans de développement “organique” de la nation américaine) et de la conquête des colonies par les puissances impérialistes européennes. La conquête· et l’oppression des divers peuples était la précondition géopolitique à la fondation d’un État bourgeois unitaire au Canada. La poursuite de cette oppression reste une nécessité absolue à la survie de cet État.

Cependant, malgré la brutalité de ce processus, le capitalisme anglo-saxon en expansion n’a réalisé ni l’assimilation de ces peuples ni le peuplement d’une grande partie des terres qu’il a annexées. Dans le cas de l’Acadie, bien que les cultivateurs francophones aient été expulsés d’une grande partie de la région atlantique, ils ont gardé un territoire national acadien distinct dans le nord et au centre du Nouveau-Brunswick. De la même manière, les peuples indigènes restent majoritaires à travers la majeure partie du Nord du Canada, y compris la totalité des territoires du Nord-Ouest.

Mais les limitations de cette conquête sont les plus visibles au Québec, où les effets de la conquête furent précisément de stimuler et d’accélérer le développement d’une nation séparée, qui possède non seulement un territoire et une lange distincts, mais aussi bien que complètement dominée) une économie nationale distincte avec sa propre structure, insérée dans le cadre plus large de l’économie pan-canadienne.

Le rôle des États provinciaux

Le caractère spécifique de l’État canadien est le produit de ces divers facteurs économiques et nationaux.

On ne peut pas correctement parler, dans l’abstrait, d’un État canadien. Il serait plus précis de caractériser l’appareil politique bourgeois comme un système étatique canadien, avec plusieurs composantes distinctes :

a) l’État central reste, en dernière analyse, l’institution décisive de la domination bourgeoise. Contrôlé complètement par la bourgeoisie impérialiste canadienne, il retient les fonctions les plus fondamentales d’un État bourgeois “souverain”: le contrôle militaire, le contrôle de la politique monétaire, le monopole de la représentation du capitalisme canadien vis-à-vis les autres États, le contrôle du code criminel, et le contrôle sur une série de fonctions juridiques et régulatrices touchant l’économie. Il est absolument clair que l’État central est l’ultime instrument de défense des rapports de production capitalistes contre toute menace fondamentale.

b) Néanmoins, les États provinciaux ne sont nullement des éléments marginaux dans l’appareil global de la domination bourgeoise. Ils ne sont ni des vestiges des origines locales du développement capitaliste (comme par exemple peuvent l’être les États des USA, qui sont complètement subordonnés à l’État central depuis la guerre civile), ni des unités administratives locales subordonnées, pas plus que des appendices de l’autorité étatique centrale, comme c’est le cas pour les structures provinciales de plusieurs États bourgeois centralistes. Les États provinciaux sont précisément cela, des États et pas simplement des gouvernements locaux. Ils constituent des appareils institutionnels avec un poids considérable et un degré assez élevé d’autonomie par rapport à l’État central. Ils expriment, surtout dans l’Ouest, les intérêts de classe des couches bourgeoises régionales qui sont assez distincts de ceux de la bourgeoisie impérialiste canadienne centrale. Ils sont des instruments essentiels pour la représentation de ces intérêts distincts vis-à-vis autant la bourgeoisie impérialiste canadienne dominante que face à l’impérialisme US.

Ces institutions locales possèdent un poids réel, particulièrement au niveau économique. Ils contrôlent le gros du secteur des services sociaux, de l’industrie nationalisée et l’appareil juridique régulateur de l’économie capitaliste. Ils ont aussi été le principal instrument institutionnel bourgeois de répression contre le mouvement syndical depuis la Confédération.

En fait, ces appareils locaux contrôlent plusieurs des fonctions clés qui, dans la plupart des pays impérialistes, relèvent de la juridiction de l’État central.

c) Dans ce cadre, l’État “provincial” du Québec joue un rôle particulièrement important. Car cet État n’est pas, bien sûr, simplement un État “provincial” : c’est une institution de la nation québécoise, un État national tronqué et opprimé. Certes, il ne s’agit pas d’un véritable État national, car son statut subordonné au sein de la Confédération impérialiste lui interdit toute possibilité de devenir un véritable État national souverain.

Mais dans le cadre de cette Confédération, l’État québécois a atteint un haut degré d’autonomie. Son Code civil ne se fonde pas sur le modèle britannique mais sur un modèle français de l’époque de la révolution française. Contrairement aux autres provinces il exerce un pouvoir direct d’imposition sur les particuliers et les corporations, sa Caisse de dépôt, qui gère tous les plans de pension au Québec, est une des principales institutions financières du Canada. Il contrôle entièrement la plus grande corporation au Québec, l’Hydro-Québec. Il entretient des relations internationales assez autonomes (négociations avec l’Arabie saoudite pour l’achat de pétrole concurrentiel à celui de l’Alberta, etc.). Il possède un appareil policier imposant et centralisé sous le contrôle de la Sûreté du Québec et ainsi de suite.

Les exigences politico-idéologiques inévitables de la Confédération ont exclu toute reconnaissance constitutionnelle du caractère national distinct du Québec. Mais le rapport de forces entre l’impérialisme canadien et la nation opprimée, a imposé toute une série de concessions allant dans le sens d’une autonomie de la “province” de Québec, qui ont dû être présentées comme des droits provinciaux universels dévolus à toutes les provinces.

Cette interrelation entre le nationalisme québécois et le régionalisme canadien-anglais, force motrice des dynamiques centrifuges qui menacent la cohésion et l’intégrité de l’appareil d’État central, s’est considérablement renforcée depuis la deuxième guerre mondiale.

Le rôle de l’État fédéral

Les fonctions et les caractéristiques spécifiques de l’État central fédéral reflètent la totalité de ces pressions et contra dictions, autant économiques-régionales que nationales. Comme tout État bourgeois, son ultime fonction historique est, bien entendu, la sauvegarde des rapports de production capitalistes, sur son propre territoire et, avec les autres États impérialistes, à une échelle mondiale. Mais la défense des intérêts nationaux spécifiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne possède trois aspects distincts, qui découlent des problèmes objectifs suivants :

a) résister aux puissantes tendances objectives vers le démembrement et l’absorption de l’économie pan-canadienne par l’impérialisme US, et préserver dans la plus grande mesure possible l’artificielle infrastructure économique est-ouest établie au XIXe siècle, qui constitue la base économique de l’existence de la bourgeoisie canadienne comme une classe dominante nationale distincte et d’un État canadien séparé.

b) résister aux tendances centrifuges internes inhérentes au processus d’intégration économique continentale, qui s’expriment primairement dans la tendance vers de plus en plus d’autonomie pour les différents États provinciaux.

c) maintenir la domination politique sur les différentes nations et minorités nationales opprimées par les institutions de l’appareil d’État central de l’impérialisme canadien. En premier lieu, ceci s’applique au Québec, mais aussi à l’Acadie et aux territoires aborigènes.

Ainsi, les bases économiques et politiques objectives de la domination de la bourgeoisie impérialiste canadienne sur son propre territoire ne sont pas du tout très fortes. Au contraire, cette domination repose sur un équilibre très fragile. La stabilité sociale et politique relative dont a bénéficié la bourgeoisie impérialiste depuis 1867 ne prouvent en rien son vaste poids et sa puissance socio-économique, ou la cohésion de ses institutions politiques. Cette stabilité historique s’explique plutôt par deux facteurs principaux :

a) Au niveau économique, le Canada a partagé la prospérité générale du capitalisme nord-américain, fondamentalement pour les mêmes raisons que les États-Unis. La jeunesse du capitalisme nord-américain, l’absence de guerres importantes sur le continent depuis un siècle et les effets expansionnistes des deux guerres mondiales ont isolé les deux États impérialistes nord-américains des pires effets de la crise structurelle permanente de l’impérialisme mondial depuis la première guerre mondiale. On ne commence à atteindre les limites de cet avantage historique du capitalisme nord-américain qu’avec la crise actuelle de l’économie nord-américaine, qui est aussi – sinon plus – profonde que celle des autres pays impérialistes.

b) La même combinaison de facteurs qui contribue à la fragilité structurelle de l’hégémonie économique et des institutions éta tiques de la bourgeoisie impérialiste canadienne agissent comme obstacle à l’unification des luttes des masses, qui restent fragmentées nationalement et (au Canada-anglais) régionalement. Au fur et à mesure que la base économique de la stabilité du capitalisme nord-américain s’effrite, le rapport politique des classes ouvrières québécoise et canadienne-anglaise entre elles et à l’État canadien deviennent de plus en plus les questions centrales de notre stratégie.

La formation sociale québécoise et la question nationale

Dans le cadre hétérogène, dispersé et décentralisé du capitalisme pancanadien et de son État, le Québec est plus que le lieu territorial d’une nationalité distincte (définie dans le sens “ethnique”, linguistique et culturel). Le Québec est en fait une formation socio-économique distincte. Il constitue une zone économique nationale distincte du système capitaliste nord-américain, avec sa propre structure de classes et ses propres institutions culturelles, civiles, juridiques et politique.

Certes, le Québec n’est pas une formation sociale séparée. La précondition à ceci serait l’existence d’une véritable bourgeoisie nationale avec son État indépendant. La formation sociale québécoise est intégrée et subordonnée à l’économie pan-canadienne et à l’État fédéral. Son oppression réside précisément dans la nature de cette intégration et de cette subordination, tout comme le caractère explosif de la revendication de l’indépendance politique, même dans sa forme la plus bourgeoise et la plus diluée, i.e. le projet péquiste de “souveraineté -association”.

Toutefois, le caractère distinct de la formation sociale québécoise est essentiel à toute compréhension de la lutte des classes. Il est particulièrement essentiel à une analyse des formes de la domination politique bourgeoise qui, historiquement, ont empêché le mouvement ouvrier québécois d’arriver à une expression politique autonome et des raisons pour lesquelles la radicalisation des masses québécoises depuis le milieu des années 60 s’est exprimée par l’indépendantisme. La lutte des classes québécoise n’est pas simplement une composante d’une “lutte des classes pan-canadienne” à laquelle la question nationale ajoute un “rythme différent “. Le Québec constitue un champ politique national distinct au sein duquel les diverses forces politiques de classe sont fondamentalement définies par leur attitude envers la question nationale et plus précisément par rapport à l’État national tronqué.

Au niveau économique, la formation sociale québécoise est d’un type hybride, que combinent certaines caractéristiques des économies capitalistes avancées avec des caractéristiques propres à une nation coloniale ou semi-coloniale.

Le Québec est une nation hautement prolétarisée et urbanisée. Les éléments précapitalistes sont abolis depuis longtemps. L’économie agricole de subsistance a été détruite depuis les an nées 30. Mais le développement capitaliste a historiquement pris la forme de la pénétration de l’économie nationale par des capitaux impérialistes étrangers, canadiens et américains. Ceci a eu deux conséquences importantes.

D’abord, et ceci à un degré supérieur à plusieurs pays semi coloniaux, aucune bourgeoisie nationale viable ne s’est jamais développée. Ce qui pourrait être appelé une classe capitaliste québécoise se divise en deux parties. D’une part, il y a un petit nombre d’individus complètement intégrés aux corporations transnationales canadiennes. Ils ne sont que des membres francophones de la bourgeoisie impérialiste canadienne (Desmarais, Lévesque, Bombardier). L’autre groupe est constitué des PME québécoises cantonnées dans l’industrie légère des biens de consommation (vêtement, tabac, etc.). En dépit de l’attention que le PQ porte à ce secteur, son poids social est insignifiant.

La deuxième conséquence de la domination impérialiste concerne la structure de l’économie nationale. Malgré la destruction totale de l’économie rurale et la prolétarisation de la majorité de la population, aucun secteur manufacturier lourd, stable, ne s’est développé. Bien qu’il y ait eu au Québec une expansion industrielle massive pendant la seconde guerre mondiale (période où fut achevée la liquidation de l’économie rurale, cette expansion n’a eu qu’un caractère temporaire. Après la guerre, on a presque totalement démantelé cet appareil productif, créant ainsi une cri se structurelle permanente de l’économie qui perdure depuis le début des années cinquante. En l’absence d’un secteur industriel secondaire important, le rôle clé dans l’économie est joué par le secteur d’extraction (mines, pâtes et papier, hydro-électricité) et par l’énorme secteur de la construction qui dépend du développement des ressources naturelles et du secteur public gonflé, pro duit de la Révolution tranquille.

Ainsi, bien que le Québec ne soit nullement une formation sociale coloniale ou semi-coloniale de type “classique”, il partage plusieurs des caractéristiques structurelles de ces pays. En fait, le niveau de contrôle étranger est beaucoup plus élevé que dans bien des pays semi-coloniaux.

La classe ouvrière québécoise a des origines complètement différentes de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Tandis que cette dernière est le produit d’une immigration relativement récente, venant de la Grande-Bretagne et de l’Europe, la classe ouvrière québécoise se constitue par la prolétarisation récente d’une paysannerie catholique qui existait auparavant depuis 300 ans. Les caractéristiques propres de ce prolétariat national découlent de ces origines, de la forme du développement capitaliste (pénétration par des capitaux étrangers) et par l’existence d’un marché de main-d’oeuvre national séparé (dû à la fois à des facteurs linguistiques et économiques).

Le nationalisme québécois

Le nationalisme québécois n’est pas nouveau. En fait, le nationalisme a été le facteur dominant de la vie politique du Québec depuis la Conquête. Mais pendant toute la période entre la défaite de la révolution nationale-démocratique de 1837 et les années soixante, la forme et le contenu de ce nation alisme ont eu pour effet, à quelques exceptions près, d’obscurcir le développement de la lutte des classes. Le caractère conservateur de ce nationalisme était intimement lié à l’insertion spécifique de la nation et de son État croupion dans le cadre politique pan-canadien.

ll s’agissait d’une nation défaite, sur qui les conséquences de 1759 et 1837-38 pesaient lourdement. Et bien que l’incorporation du Québec dans les structures politiques canadiennes depuis 1840 a pris des formes institutionnelles démocratiques-bourgeoises, le gant de soie démocratique bourgeois a toujours caché la main de fer de la répression militaire britannique et ensuite canadienne. En plus des actions directes de répression massive qui ont eu lieu pendant toute l’histoire du Québec, la suppression des droits linguistiques des minorités francophones en Ontario et au Manitoba après 1867 et la répression brutale des Métis francophones des Prairies ont amplement clarifiés les termes réels de “l’association” fédérale. Ainsi. le contenu du nationalisme est devenu fondamentalement défensif, défini en termes de “survie”.

Cependant, les structures démocratiques -bourgeoises de l’impérialisme canadien ont fourni des instruments à cette défense. Les divers facteurs qui ont imposé une structure étatique fédérale à la bourgeoisie canadienne ont laissé une série de leviers entre les mains de l’État québécois. Bien que ceux-ci étaient insignifiants du point de vue d’une modification des conséquences économiques de la domination impérialiste, ils étaient importants du point de vue linguistique et culturel. La capacité de la nation de résister à l’assimilation ne découle pas d’une mystérieuse “ténacité raciale”. Elle a des sources institutionnelles précises. D’autre part, le Québec est un facteur électoral significatif au niveau fédéral. Ceci découle autant de la réalité de l’arithmétique parlementaire pure (dû au poids numérique de la nation opprimée), que de la nécessité plus fondamentale de maintenir une façade de “consentement mutuel” à “l’association” que représente supposément la Confédération impérialiste dans la mystique de l’idéologie fédéraliste, afin d’éviter des polarisations sous une forme trop ouverte ment nationale au niveau de la Confédération elle-même.

La défense des pouvoirs autonomes de l’État québécois a pris alors une double expression : le contrôle de l’appareil gouvernemental provincial par des formations conservatrices mais nationalistes et un appui massif des Québécois pour le parti bourgeois fédéral qui, au niveau d’Ottawa, semblait être le plus “flexible” vis à-vis la préservation de l’autonomie locale du Québec. Pendant plusieurs décennies, ce parti a été le parti libéral fédéral. Paradoxalement, en conséquence, la force historique de la conscience nationale québécoise a été une source primordiale de l’hégémonie de longue date du principal parti gouvernemental de l’impérialisme canadien .

Ce nationalisme conservateur n’était aucunement comparable à l’autonomisme bourgeois du genre catalan, qui reflétait les aspirations d’une véritable bourgeoisie nationale. Le contenu économique du nationalisme conservateur québécois, qui, en l’absence d’une bourgeoisie nationale était avant tout lié aux intérêts de la hiérarchie catholique, avait un caractère totalement camprador. La rhétorique anti-moderniste, ruraliste et catholique du clergé et des notables locaux se dirigeait fondamentalement contre les organisations ouvrières liées au mouvement ouvrier américain et canadien-anglais.

Mais, bien que la fonction historique de ce nationalisme était profondément réactionnaire, il a néanmoins eu une conséquence politique importante. Les aspirations nationales du Québec se sont définies par rapport à l’élargissement de l’autorité obtenue par son État croupion. Les attitudes politiques à l’égard de l’État fédéral se déterminaient presque complètement par le rapport d’Ottawa non seulement avec la nation, mais plus précisément avec la principale institution politique de la nation.

La fonction compradore de la forme la plus avancée de ce nationalisme conservateur, le bonapartisme duplessiste , contenait les germes de sa propre destruction . Les forces de prolétarisation et d’urbanisation, libérées par l’industrialisation impérialiste, ont miné les fondations sociales et politiques du vieux nationalisme : le catholicisme ultramontain et la mentalité paysanne. En même temps, la profonde crise structurelle, produit de la forme et des li mites de cette industrialisation, posaient à de larges secteurs des masses, le lien entre la question nationale et les problèmes économiques et sociaux du Québec moderne.

Ainsi la préoccupation politique traditionnelle des masses avec l’autorité de l’État québécois s’est transformée. De plus en plus elles voyaient dans cet État l’instrument de solutions économiques et sociales aux effets négatifs de la domination économique impérialiste, plutôt qu’un simple instrument de défense linguistique et culturelle.

La révolution tranquille était le premier reflet de ce nouveau nationalisme. Elle a tenté de restructurer et de moderniser le capitalisme québécois, en crise endémique, dans un cadre libéral et autonomiste par la création d’un infrastructure économique moderne, la déconfessionnalisation, la transformation et l’expansion des secteurs scolaires et sanitaires et l’établissement d’industries étatisées (Hydro-Québec, Sidbec) comme base d’une accumulation nationale du capital. La révolution tranquille a fait faillite par rapport à ses buts économiques – faillite qui était d’ailleurs inévitable, compte tenu du poids économique de la domination impérialiste. En même temps, elle a poussé au maximum les pouvoirs a autonomes de l’État québécois, jusqu’à la limite accessible sans rupture avec la Confédération impérialiste.

La Montée de l’indépendantisme

La montée de l’indépendantisme moderne trouve ses origines dans cette faillite. Cet indépendantisme reflète une large conscience de masse du lien entre la crise structurelle endémique de l’économie et de la société, qui est enracinée dans la domination impérialiste central. Cependant dans ce cadre existent des intérêts de classe contradictoires qui se sont accentués depuis la victoire électorale du PQ.

Pour la nouvelle petite-bourgeoisie, et surtout pour les technocrates et les administrateurs de la bureaucratie étatique québécoise (que le PQ représente), le projet indépendantiste vise la transformation de l’État québécois en un instrument efficace d ‘accumulation du capital afin de permettre leur propre transformation en une véritable bourgeoisie nationale. Ce projet veut ainsi utiliser un éventuel État indépendant pour renégocier les termes de l’intégration du Québec au marché nord-américain.

Mais pour le prolétariat et les masses populaires, l’indépendantisme constitue, pour utiliser l’expression classique de Trotsky , “la coquille de leur indignation sociale“. La montée de l’indépendantisme dans la classe ouvrière n’est que l’expression politique d’une radicalisation sociale profonde, produite par les effets de la domination impérialiste. Ainsi, l’indépendantisme de la classe ouvrière prend un caractère essentiellement anti-impérialiste.

En raison de l’absence de traditions politiques indépendantes de la classe ouvrière, du caractère nationaliste-populiste de la radicalisation sociale des masses, et de la capitulation criminelle de la bureaucratie syndicale au PQ, cet indépendantisme n’a pas encore donné lieu à la formation d’une expression politique autonome du mouvement ouvrier québécois.

Néanmoins, il est crucial de comprendre que la signification progressiste énorme de l’indépendantisme réside dans le fait qu’il représente une énorme rupture avec les obstacles historiques à l’indépendance politique de la classe ouvrière :la symbiose réactionnaire de l’autonomisme national conservateur et du fédéralisme défensif décrite plus haut. Et ce n’est pas un hasard. Dans une société où toute la vie politique a été dominée depuis des siècles par la question nationale, il est inévitable que la classe ouvrière atteindra son indépendance politique autour de l’axe de sa propre solution prolétarienne à la question nationale.

L’achèvement de ce processus est une des préconditions à la création d’une alliance entre les prolétariats québécois et canadien-anglais. Car une telle alliance présuppose l’acquisition de l’indépendance de classe pour les travailleurs québécois. Ainsi, le but immédiat de l’indépendance nationale du Québec définit les termes politiques autour desquels une telle alliance sera bâtie.

L’hégémonie politique du PQ est à la fois l’expression déformée du développement de l’indépendantisme radical au sein du prolétariat et le principal obstacle au développement d’une définition consciemment prolétarienne de cet indépendantisme.

Précisément parce qu’il ne représente pas une bourgeoisie nationale, historiquement formée, le Parti Québécois ne représente pas le principal ennemi de classe que le prolétariat doit affronter et détruire. Cet ennemi est “Ottawa”, c-à-d., la bourgeoisie impérialiste canadienne et son État fédéral. Le rôle réactionnaire du PQ, c’est de constituer l’obstacle politique principal à ce processus.

L’étendue de son hégémonie politique ne dépend pas du poids social des intérêts de classe qu’il reflète, qui sont en fait plutôt marginaux. Cette hégémonie est l’expression des limites de la conscience anti-impérialiste du prolétariat telle qu’elle a évolué jusqu’ici.

Précisément parce que le Québec n’est pas une colonie classique, extérieure à l’économie et à l’État territoriaux de la puissance impérialiste, la contradiction entre les intérêts reflétés par le PQ et les intérêts du prolétariat nationalement opprimé n’est pas limité aux conséquences économiques et sociales de l’indépendance politique future. Cette contradiction est aussi exprimée autour de la bataille pour l’indépendance politique elle-même, ba taille devant laquelle le PQ recule de plus en plus face à la pression impérialiste.

Alors, la lutte pour l’indépendance de classe du prolétariat québécois est essentiellement une lutte pour la direction prolétarienne de la lutte de libération nationale. Le prolétariat ne peut gagner cette direction qu’en avançant une orientation politique qui garantit la victoire du combat pour établir un État indépendant – la mobilisation révolutionnaire des masses québécoises contre l’impérialisme plutôt qu’une stratégie de négociations- et un programme socialiste qui garantit que l’État indépendant pour ra réellement résoudre les profondes distorsions socio-économiques que l’impérialisme a imposé à la nation opprimée.

Le fédéralisme et la classe ouvrière canadienne-anglaise

La formule bien connue de Marx “qu’une nation qui en op prime une autre ne saura jamais elle-même être libre” a une signification très précise : la classe ouvrière de la nation oppresseuse paie toujours un prix très élevé pour sa complicité dans l’oppression de la nation dominée. Ceci peut prendre plusieurs formes selon le caractère de l’État oppresseur et les rapports des diverses nationalités à cet État et entre elles.

L’indifférence· historique du prolétariat canadien-anglais à l’oppression nationale du Québec n’a pas simplement agi comme obstacle à l’alliance avec le prolétariat québécois. L’absence d’unité prolétarienne binationale a aussi eu des conséquences profondément négatives sur· le développement du mouvement ouvrier au Canada-anglais même. En plus de la décentralisation et la fragmentation de l’économie et du système étatique canadien, l’absence d’unité binationale a contribué à la fragmentation du mouvement ouvrier canadien-anglais lui-même.

Bien que le prolétariat canadien-anglais soit le seul secteur du prolétariat nord-américain doté d’une longue tradition d’organisation politique de masse, indépendante des partis bourgeois, il n’a jamais réussi une réelle unification et centralisation de ses organisations syndicales et politiques au niveau national. Le mouve ment ouvrier canadien-anglais a donc toujours été marginalisé politiquement au niveau national, c’est-à-dire étant donné le cadre de l’État canadien, au niveau fédéral. Ceci est directement lié à l’incapacité de toutes les organisations majeures du mouvement ouvrier canadien-anglais de définir une politique démocratique et prolétarienne sur la question nationale.

Il y a toujours eu, bien sûr, des obstacles très réels et matériels à l’unification nationale du prolétariat canadien-anglais. Ceux-ci découlent des caractéristiques structurelles du capitalisme canadien. Il n’y a que peu de secteurs de l’économie qui ont un caractère pancanadien, hormis l’infrastructure des transports et des communications. Au niveau du syndicalisme élémentaire, il n’y a ·que peu d’unité de négociations pancanadiennes. La structure économique distincte des différentes régions et le caractère inégal et séparé du développement capitaliste dans ces régions sont exprimés par la structure, la composition et les origines variées des différents prolétariats régionaux. La simple grandeur géographique du pays et l’isolement physique des différentes régions contribuent à cette fragmentation régionale de la classe ouvrière.

Mais ces facteurs ne suffisent pas en eux-mêmes pour expliquer pourquoi l’unification et la centralisation du mouvement ouvrier canadien-anglais restent si peu développées. Ils expliquent seulement pourquoi cette unification ne s’est pas développée “spontanément”, sur la base des formes les plus élémentaires de la lutte syndicale. L’unification nationale syndicale et politique du mouvement ouvrier était et reste à la fois nécessaire et possible. Mais cette unification ne peut se développer qu’autour d’un axe politique clair : une perspective de lutte contre les partis et gouvernements de la bourgeoisie.

Dans le cadre des traditions réformistes-parlementaires du mouvement ouvrier social-démocrate du Canada-anglais, il existe bien un tel axe de lutte : la lutte pour le pouvoir gouvernemental dans le cadre de la démocratie bourgeoise. C’est précisément à ce niveau que le problème du fédéralisme a été posé de la manière la plus directe. Contrairement au Québec, la nation dominante ne possède pas ses propres institutions politiques nationales. Le mouvement ouvrier réformiste canadien-anglais n’a pu définir ses perspectives politiques “nationales” qu’au niveau de l’État fédéral, c’est-à-dire un État binational : un État où l’autre prolétariat national ne partageait ni les aspirations gouvernementales des travailleurs canadiens-anglais, ni leur acceptation de la légitimité de la Confédération impérialiste. Ceci a bloqué et continue à bloquer toute possibilité réelle de réalisation de ces aspirations gouvernementales dans le cadre de l’État fédéral actuel. Ainsi, au tant les structures politiques du fédéralisme que l’acceptation de ces structures par la classe ouvrière canadienne-anglaise sont les facteurs centraux de toute explication de l’impasse politique de cette classe.

Le mouvement ouvrier canadien anglais et la question nationale

Cette impasse n’était pas inévitable historiquement. Il est concevable qu’elle aurait pu être résolue d’une façon « binationale » plus tôt dans l’histoire du Canada. Par exemple, si, pendant les années trente et quarante, le mouvement ouvrier canadien anglais et particulièrement ses partis politiques avaient clairement reconnu que le Québec est une nation opprimée, s’il s’était fait le champion de ses droits nationaux et linguistiques (y compris la légitimité de toutes les revendications pour l’autonomie de ses institution s locales et le droit à l’autodétermination politique), s’il avait déclaré son intention d’accorder des pleins droits démocratiques aux francophones hors-Québec et avait explicitement reconnu le besoin pour la classe ouvrière québécoise de développer des structures nationales autonomes pour son propre mouvement ouvrier, l’évolution de la lutte des classes aurait été très différente. Le mouvement ouvrier canadien-anglais aurait pu devenir un véritable pôle d’attraction pour le prolétariat québécois naissant, l’aidant dans sa propre rupture politique avec les partis bourgeois, spécialement avec le conservatisme clérico-nationaliste. Une alliance politique véritablement binationale de la classe ouvrière autour de l’axe d’une perspective gouvernementale commune au niveau fédéral aurait pu être une réelle possibilité.

Mais c’est exactement le contraire qui est arrivé. Ceci a eu d’énormes conséquences pour l’évolution subséquente du mouvement ouvrier canadien-anglais, compte tenu que les années trente et quarante étaient la période de formation de ses principales expressions : les syndicats industriels et le CCF, plus tard réorganisé pour créer le NPD. Les traits politiques et organisationnels fondamentaux ont été tracés pendant ces années-là et n’ont pas été altérés qualitativement depuis lors.

Le mouvement ouvrier canadien-anglais, politiquement dominé par le réformisme social-démocrate et stalinien, a adopté une orientation qui a renforcé la domination du prolétariat québécois par des formations bourgeoises et a approfondi sa méfiance et son isolement de la classe ouvrière canadienne-anglaise. Les sociaux-démocrates du CCF, complètement soumis aux traditions du parlementarisme anglo-saxon, sont devenus les avocats les plus bruyant s du renforcement de l’autorité de l’État central. Ceci était la conséquence inévitable d’un programme qui voyait dans cet État l’instrument principal d’une “solution” économique néo-fabienne à la crise du capitalisme. Bien que les staliniens ont formellement reconnu le caractère national du Québec et son droit à l’autodétermination, leur rôle grotesque pendant la crise de la conscription a complètement nié cette reconnaissance en pratique.

En effet, la crise des années de guerre est à la fois une illustration graphique de la dynamique contradictoire des différentes lut tes de classe nationales et le test décisif qui a conditionné leur évolution future. Les années de guerre furent, d’une part, une période de syndicalisation massive et de grande montée politique pour la classe ouvrière canadienne-anglaise, période pendant laquelle la social-démocratie a acquis un poids politique national qu’elle n’a jamais vraiment retrouvé depuis . D’autre part, la guerre a aussi provoqué une des plus grandes montées nationalistes dans l’histoire du Québec, stimulée par l’opposition à la participation canadienne dans la guerre impérialiste autour de l’axe de la résistance à la conscription. L’opposition spontanée des masses canadiennes-anglaises aux aspects les plus odieusement bourgeois de l’effort de guerre furent canalisés dans une critique réformiste des profits excessifs. En même temps, le mouvement ouvrier canadien-anglais soutenait les mesures de conscription du gouvernement impérialiste, qui ont été à la base de l’occupation militai re du Québec par l’armée canadienne.

Le résultat? La montée simultanée de la conscience de classe au Canada-anglais et du sentiment anti-impérialiste national-démocratique au Québec, qui ensemble contenaient la semence d’une des plus grande crise potentielle dans l’histoire de l’État bourgeois canadien, a plutôt aidé à élargir les divisions entre les masses des deux nations, et a renforcé la domination politique de l’impérialisme.

L’impasse de la social-démocratie

Le mouvement ouvrier canadien-anglais ne s’est jamais complètement relevé de ce fiasco, en termes de force politique. En réorganisation de la social-démocratie par le CCF et les directions syndicales qui a conduit à la création du NPD en 1961, a évité une destruction complète de la social-démocratie comme force nationale, danger très réel dans le calme de la période d’après guerre. Mais, mise à part la brève période d’euphorie qui a entouré le “Nouveau Parti” au début des années 60 aucun secteur significatif de la classe ouvrière canadienne-anglaise n’a vu dans le CCF NPD une alternative gouvernementale fédérale concrète depuis la montée des années quarante.

La stabilité de la base électorale fédérale du NPD parmi une minorité significative de la classe ouvrière canadienne-anglaise témoigne plus du poids de certaines traditions social-démocrates et de l’hostilité permanente des secteurs les plu s conscients du prolétariat aux partis de l’ennemi de classe , que d’une conviction étendue de la possibilité réelle d’une solution réformiste gouverne mentale fédérale.

À la place, depuis le début des années soixante, les secteurs les plus conscients du prolétariat ont de plus en plus redéfini leurs aspirations à un changement politique en termes provinciaux . Car, pendant que le NPD reste marginal comme force fédérale, le rapport de forces est très différent dans les provinces (Ontario, Manitoba , Saskatchewan et Colombie britannique) où est concentrée sa base de masse. Le poids local du NPD dans ces régions lui permet d’être une alternative gouvernementale provinciale très crédible. L’étendue des pouvoirs autonomes des provinces permet au prolétariat de voir le pouvoir gouvernemental provincial comme une réelle solution à toute une série de problèmes qui le préoccupe : les libertés syndicales, les réformes sociales et une série de problèmes reliés au développement et à l’expansion industrielle.

Ce localisme provincial renforce la faiblesse nationale du mouvement ouvrier de deux façons. D’une part, le provincialisme politique du prolétariat dans les régions où le NPD a une base de masse aide à obscurcir et à minimiser le problème central de la faiblesse nationale d’ensemble du mouvement ouvrier dans la conscience des couches les plus avancées des travailleurs. D’autre part, ce provincialisme renforce la domination complète de la classe ouvrière par les partis bourgeois dans les régions où le NPD n’a pas du tout de base de masse : l’Alberta et les provinces atlantiques. Dans une large mesure, la position minoritaire du NPD au niveau fédéral correspond à son absence totale de ces régions où la classe ouvrière manque complètement de traditions politiques autonomes.

Cette analyse nous permet d’établir le lien entre l’acceptation a-critique du fédéralisme par le prolétariat canadien-anglais, ce qui bloque son alliance avec les travailleurs québécois, et sa propre faiblesse et fragmentation politique .

Le sous-développement de l’indépendance politique de classe du prolétariat canadien-anglais est basé sur une combinaison de trois éléments : son nationalisme, fondamentalement défini par son identification à l’État fédéral existant, vu comme la seule for me “imaginable” de la “nation canadienne”; son acceptation fataliste du rôle dominant des partis bourgeois au niveau national , donc fédéral ; et son localisme, qui joue un rôle de succédané en ce qui concerne les aspirations politiques des secteurs régionaux les plus avancés du prolétariat, et renforce leur isolement des travailleurs des régions arriérées.

L’enjeu de la crise pour la classe ouvrière canadienne-anglaise

Les implications de la crise de la Confédération impérialiste pour le prolétariat canadien-anglais ne peuvent être comprises que dans ce contexte. La crise de l’État fédéral qu’a provoqué la question national e place le mouvement ouvrier canadien-anglais face au choix le plus profond de son histoire. Dans l’affronte ment présent contre l’impérialisme canadien et le prolétariat québécois nationalement opprimé, avec qui s’alliera le prolétariat canadien-anglais?

Les dangers inhérents à une telle situation sont évidents. Si la bourgeoisie impérialiste, en collaboration avec les directions pro-fédéralistes des syndicats et du NPD, peuvent convaincre les masses laborieuses canadiennes-anglaises de subordonner leurs revendications de classe à la défense de la Confédération impérialiste, le résultat n’en sera pas seulement une grande défaite historique pour la lutte de libération nationale des Québécois. Le succès d’une telle opération constituerait aussi un recul désastreux pour le prolétariat canadien-anglais même. Ce n’est pas simple ment le danger de détruire la capacité de lutte du plus grand al lié potentiel des travailleurs canadiens-anglais. Une telle défaite au Québec va altérer les rapports de force entre les classes au Canada-anglais en faveur du grand capital.

Mais, au moment même où la crise de la Confédération crée une ouverture historique au prolétariat québécois, elle contient des possibilités tout aussi positives pour le prolétariat canadien anglais. Car la crise de la Confédération offre les conditions objectives qui peuvent permettre au prolétariat canadien-anglais de briser l’impasse politique historique qui lui a été créé par le fédéralisme impérialiste. Cette crise fournit un axe politique immédiat et concret pour l’unification nationale indépendante des travail leurs canadiens-anglais : à travers une réponse prolétarienne à la crise de la Confédération, qui est totalement contraposée à celle de la bourgeoisie impérialiste canadienne.

En dépit de sa fragmentation et de son éparpillement socio-économique, le prolétariat canadien-anglais a un intérêt collectif dans l’aboutissement de cette crise qui est commune à toutes ses composantes régionales. Il est évident qu’il doit répondre à cette crise en tant que prolétariat d’une des nation d’un État multinational en train d’être déchiré par les contradictions nationales. Il est impossible pour les différents secteurs régionaux du prolétariat canadien -anglais de répondre à cette crise en termes régionaux, étant donné la nature même de la crise – son caractère “fédéral” avant tout. En même temps, il est tout aussi impossible pour le prolétariat de répondre en termes fédéralistes , sans se réduire ainsi à une simple force auxiliaire de sa propre bourgeoisie. La seule politique indépendante ouverte au prolétariat canadien anglais est de s’unifier lui-même en divisant sa propre nation selon les frontières de classe. Il ne peut y arriver qu’à travers une lutte qui combine l’aide aux québécois et aux autres peuples opprimés dans leur lutte pour d

Intégration du concept « Malere / malheureux » dans la pensée sociale haïtienne

28 mars 2022, par CAP-NCS
Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est (…)

Au cours de la réalisation de mon travail de mémoire de licence en sociologie, j’ai rencontré une difficulté qui m’a bouleversé pendant toute la recherche. Cette difficulté est liée à mon incapacité de nommer les participants de l’étude puisqu’il s’agit des producteurs des programmes Car Wash dans la ville de Port-au-Prince. Je me suis retrouvé dans un dilemme soit j’utilise une analyse générationnelle, c’est-à-dire de les catégoriser dans la 8e génération[1] d’Haïti soit j’utilise une analyse de classe en les catégorisant dans les classes populaires (Collectif Rosa Bonheur, 2019). Par ailleurs, au cours d’une quête de document concernant notre objet d’étude, j’ai découvert une publication sur la page de Facebook des organisateurs. Ils ont mentionné clairement le concept « Malere » pour se nommer. Compte tenu de l’ordre universitaire colonial et occidentalocentré, je suis réticent de son usage dans ma recherche.

Parallèlement, j’ai visualisé une courte vidéo sur la page Facebook du professeur Jean-Marie Théodat au cours de laquelle des intellectuels parmi les plus reconnus et éminents du pays discutent sur la façon de nommer et conceptualiser les couches sociales en Haïti. Jean Casimir qui était parmi ces intellectuels formule une question fondamentale du point de vue épistémologique et de la sociologie de la connaissance. Il demande : « qu’est-ce qu’une classe dominante sans ses moyens de sa domination ? ». Cette interrogation est une remise en question de la catégorisation et la nomination des couches sociales en général, mais le concept de classe dominante et de classe dominée en particulier dans le contexte haïtien. Elle m’a permis d’identifier automatiquement un vide qui pourrait faciliter de nouvelle conceptualisation des couches sociales.

En outre, dans un discours qu’il a prononcé, titré « Habiter le rêve » au collège de France à l’occasion de l’inauguration de la chaire de la littérature de la francophonie en 2019, Duvivier Michelle Pierre-Louis a reconnu la non utilisation du concept malheureux par la majorité des auteurs haïtiens. Même si elle n’a pas explicité le problème qui sous-tend cette non utilisation de ce concept, elle a dit clairement : « peu d’auteurs se sont penchés sur le sens des mots, malere/malerèz, utilisé par les subalternisés, (…) ». Je pourrais questionner sur le silence du concept malheureux par des penseurs haïtiens. Cependant, je n’intéresse moins aux contraintes liées à l’utilisation de ce concept qu’à son début de systématisation par le géographe Georges Anglade et le sociologue Jean Casimir, deux penseurs majeurs dans les sciences sociales haïtiennes.

Ochan pou malere de Georges Anglade

J’ai fait ma première rencontre avec le concept malheureux dans un petit ouvrage de Georges Anglade titré Éloge de la pauvreté (1983). Avec la précision de l’auteur, ce titre se traduit en créole haïtien par Ochan pou malere. Ce texte est la transcription d’un discours que le géographe haïtien a fait à l’occasion de la réception du prix pour la murale d’Hispaniola. À travers ce petit bouquin d’une densité exemplaire, Anglade initie une systématisation du concept malheureux. Il entame ce processus par un travail de traduction et conceptualisation entre pauvreté, misère, pauvre et malheureux. Pour l’auteur, ces mots ne renvoient pas à la même charge sémantique et lexicale. De ce fait, pour le penseur de l’espace haïtien, pauvre dans la langue française ne traduit pas par Malere en créole.

Lors de cette occasion de la réception du prix international pour la catégorie « Atlas et cartes » en 1983, le géographe haïtien Georges Anglade esquisse une nouvelle théorie de la pauvreté en aboutissant au concept de désenveloppement. En effet, dans ce discours il a pris distance à la façon dont traditionnellement les penseurs abordent le phénomène de la pauvreté, de la misère, de la richesse et du développement. Cette rupture lui a permis d’élucider la différence entre la misère et la pauvreté. Dans ce cas, cette dernière n’est pas synonyme de la misère. Donc la pauvreté est le point de départ pour sa théorie de la gestion de la précarité.

Pour le penseur de l’espace haïtien, la pauvreté est le point de départ et aussi l’idéal. Autrement dit, elle fait le pont entre la richesse d’un petit nombre et la misère d’une majorité. Elle occupe ainsi le juste milieu. La pauvreté désigne la satisfaction ou encore le développement du nécessaire. C’est la raison pour laquelle, Anglade entame un éloge de la pauvreté.

Son éloge de la pauvreté se tourne autour d’une préoccupation centrale, « […], comment expliquer que 80% de la population haïtienne sont encore en vie ? » En créole haïtien, nous pouvons demander « kijan malere fè viv[2] ? » C’est de cela que son travail de traduction entre « v » et « pauvre » paraît fondamental. Ces deux termes ne sont pas transposables d’une langue à l’autre, c’est-à-dire de la langue française à la langue créole haïtienne. Ces deux termes ne sont pas similaires. En d’autres mots, il existe une différence considérable entre « pauvre » en français et « pòv » en créole. Le « pòv » est un mendiant. Il vit dans une extrême misère. On peut supposer que sa situation miséreuse lui a enlevé sa dignité. Étiqueter l’Haïtien précaire de « pòv » est une insulte. Cette étiquette charrie un mépris pour cette personne. Du coup, Anglade fait émerger le concept de « Malheureux/ Malere ». Celui-ci désigne selon Anglade une personne qui détient un minimum de subsistance et préserve en même temps son respect, sa dignité et son honneur. D’où la traduction de l’éloge de la pauvreté par ochan pour malere. Cette tentative de systématisation fait Anglade l’un des pionniers de l’introduction du concept malheureux dans la pensée sociale haïtienne.

Jean Casimir : du captif au malheureux

En dépit des efforts remarquables de George Anglade, Jean Casimir a poussé le plus la réflexion sur le concept malheureux. Il a accordé une place de choix à cette conceptualisation dans l’un de ces derniers ouvrages, titré Une lecture décoloniale de l’histoire du peuple haïtien ; du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915). Toutefois, le sociologue Casimir a avoué que l’usage de ce concept dans la pensée haïtienne remonte à Baron de Vastey. Ce dernier a utilisé le concept malheureux environ quatre-vingt-dix fois dans son ouvrage le système colonial dévoilé (1814). Malheureusement, il fallait attendre Anglade (1983) pour une nouvelle apparition de ce concept dans les sciences sociales.

Dans son ouvrage, Casimir a au moins deux chapitres qui ont fait mention de ce concept ; il y a le chapitre deux stipulant « Un frein à la fabrication du malheureux » (2018 : 61-107). Dans ce chapitre, le sociologue Casimir parcourt le cheminement des Haïtiens depuis leur captivité jusqu’à l’occupation américaine. Il identifie les mécanismes mis en place par des Haïtiens pour mettre un frein à la fabrication du malheureux. De ce fait, il esquisse aussi la contradiction entre l’administration publique dirigée par des oligarques bicéphales et le peuple souverain. Malgré l’importance de ce chapitre, notre travail se porte fondamentalement sur le chapitre titré « pouvoir et beauté du peuple souverain ».

C’est dans le chapitre VIII, titré « pouvoir et beauté du peuple souverain » (Casimir, 2018 : 329-376) qu’il a éternisé et a proposé en même temps une définition de ce concept. Nous devons préciser que le concept malheureux intervient à un moment tardif dans la pensée de l’auteur. Son introduction dans l’œuvre de Casimir atteste l’évolution et le progrès de sa pensée. Toutefois, l’auteur de Pa bliye 1804 (2004) garde toujours sa préoccupation de départ tout en la perfectionnant. Il s’efforce « […], d’appréhender comment des Haïtiens [malheureux] arrivent à exister, à subsister et à vivre au sein des structures politiques qui refusent toute participation de leur part. » Cette idée traverse toute son œuvre et elle en est aussi la porte d’entrée. Sa préoccupation rejoint celle de Georges Anglade esquissée ci-dessous. Ces deux auteurs majeurs de la pensée sociale haïtienne voulaient ainsi comprendre et expliquer comment des malheureux haïtiens gèrent-ils la précarité séculaire ?

Dans sa tentative de systématisation, Casimir prend la société de Saint-Domingue comme illustration bien que certaines fois il se réfère au XIXe haïtien. Le malheureux se situe dans un environnement conceptuel comme le malheur, son opérateur, ses victimes et sa réponse. D’abord, l’empire colonial est la figure du malheur. Il est consubstantiel à la société de plantation. Cette dernière est un produit de l’État français moderne coloniale. Celui-ci met en place un ensemble de dispositifs pour transformer le captif en esclave. Ce processus d’esclavagisation est concomitant à l’invisibilité du mode de vie de l’Africain réduit en esclavage. Cet ordre colonial est supporté par une partie de la population que l’on appelle Affranchi. Cette couche sociale malgré sa supposée liberté est la prisonnière de l’ordre colonial et du public blanc. Donc, l’empire colonial fabrique de toute pièce la perle des Antilles qui schématise le malheur pour les captifs. Ensuite, le maitre est l’opérateur du malheur. Les propriétaires d’esclave en dépit de la différence de l’épiderme vivent du malheur des esclaves. Ils sont la pierre angulaire de la société coloniale et esclavagiste. Les attitudes de ces couches sociales, devenant une partie de l’oligarchie traditionnelle, ne changent pas vis-à-vis de couches populaires, les malheureux. Enfin, le captif bossale est le prototype du malheureux. Il est la victime du malheur. Son malheur est injustifiable. Pendant que l’Occident s’accélère la production du malheur, le captif de son côté s’opère pour un dépassement de ce malheur en proposant des réponses. Ces dernières aboutissent à la société contre-plantation, à la création des zones de sauvetage concrétisé dans la Révolution haïtienne.

Selon Casimir, le concept malheureux nous rappelle notre passé entant que captifs venant d’Afrique sur les bateaux négriers vendus comme force de travail. Mais ce concept nous permet aussi de nous distancier du piège de l’affranchissement personnel et individuel. Il renouvelle les liens de solidarité et de réciprocité entre les autres malheureux. Communément, le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. Dans ce cas, « (…), le captif et le malheureux contemporain se définissent comme ceux qui savent se survivre du système dominant – le manipulé- de façon à ne pas modifier leur être profond » nous a déclaré Casimir (2018 : 339).

En conclusion, cet article est un appel à la réflexion sur le concept malheureux dans le milieu intellectuel haïtien et aussi un appel à l’écoute des couches sociales populaires haïtiennes. Il ne vise pas apriori à résoudre un problème d’épistémologie et de la sociologie de la connaissance inhérent à la pensée sociale haïtienne. Ainsi, il nous vient à l’esprit de demander pourquoi et comment la majorité des penseurs haïtiens même les plus critiques font silence sur ce concept largement utilisé par les couches populaires haïtiennes ? Quelles sont les implications politiques de son usage dans les sciences sociales haïtiennes ? Quelles sont les différentes acceptations du concept malheureux ? Quelle est l’actualité de la systématisation de Jean Casimir ?

Pierre Jameson BEAUCEJOUR, sociologue


  1. Grille d’analyse proposée par Anglade pour étudier Haïti. La 8e génération haïtienne réfère aux personnes qui sont nées de 1990 à 2015
  2. Comment les malheureux vivent-ils?

 

Entretien avec Luzia Hernández : la Colombie avance dans la dépénalisation de l’avortement

25 mars 2022, par CAP-NCS
Un mois s’est écoulé depuis que la décision de la Cour constitutionnelle sur la dépénalisation de l’avortement gratuit jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse a été connue (…)

Un mois s’est écoulé depuis que la décision de la Cour constitutionnelle sur la dépénalisation de l’avortement gratuit jusqu’à vingt-quatre semaines de grossesse a été connue en Colombie. Dans cet entretien que nous avons mené avec Luzia Hernández, nous entrons dans l’histoire d’une longue lutte pour les droits sexuels et reproductifs des femmes et dans le sens de ce triomphe du mouvement féministe. Luzia est avocate et travaille pour Women’s Link Worldwide . Il enseigne également à l’Universidad del Rosario. Elle a travaillé dans des organisations de la société civile en Colombie en accompagnant des cas de violence sociopolitique et de violations des droits des femmes et des filles.

Begoña Zabala- Après vous avoir félicité pour ce succès obtenu dans le procès devant la Cour constitutionnelle et l’obtention de la dépénalisation de l’avortement jusqu’à vingt-quatre semaines, je voudrais commencer par la situation, tant juridique que pratique, avant cette modification. Je comprends que le système était le plus général, dépénalisation des trois causes : viol, santé de la femme enceinte et malformation du fœtus, le reste des cas étant illégal et constituant un délit. Est-ce bien le cas ?

Luzia Hernández- Oui, bien sûr, mais je remonterais un peu plus loin en arrière et dirais que le mouvement féministe et féministe, vers les années 1980, revendiquait déjà cette question de l’autonomie et de la capacité des femmes à décider de leur corps et à faire leur ses propres décisions, ses propres projets de vie.

Nous avons eu un processus constituant qui a donné naissance à la Constitution politique que nous avons aujourd’hui, à partir de 1991, dans laquelle, malheureusement, le mouvement constituant n’a pas écouté les voix du mouvement des femmes et cela n’y était pas stipulé, c’est-à-dire ces droits que le mouvement féministe. Donc, ces demandes viennent d’il y a longtemps.

Enfin, puisque cela n’est pas constitutionnalisé, lorsque nous structurons un nouveau Code pénal, nous recueillons les trois hypothèses du passé, et en ce sens le crime d’avortement est inclus.

Comme les féministes l’avaient articulé, en 2006, et à travers un procès mené par Women’s Link, ce qui est fait est de poursuivre la Cour constitutionnelle pour le crime d’avortement du Code pénal, mais de dire qu’une criminalisation absolue et qui comprend l’avortement comme un crime dans tous les cas, va à l’encontre des valeurs déjà contenues dans la Constitution politique. Et si on ne les prend pas au sérieux, alors il n’est pas compatible d’avoir un avortement pénalisé, dans aucune des causes, quand cela peut représenter le décès de la femme enceinte.

Tels sont les arguments qui ont été portés devant la Cour constitutionnelle en 2005 et finalement sanctionnés par l’arrêt C-355 de 2006, dans lequel l’avortement est déjà partiellement décriminalisé dans trois circonstances précises.

L’analyse faite par la Cour à l’époque est donc la suivante : il y a ici une tension entre la protection de la loi sur la grossesse et la protection des droits des femmes. Aussi, dans ce domaine des droits, nous commençons déjà à avoir un cadre international des droits de l’homme, pour dire comment ces droits sont aussi les droits des femmes. Le droit à la vie et le droit à l’intégrité personnelle sont aussi des droits des femmes, et la criminalisation absolue viole ces droits. C’est à partir de là que la Cour dit, pour l’instant il y a trois événements limites dans lesquels forcer une femme à mener une grossesse à terme peut être inconstitutionnel.

Ainsi, pour une poursuite intentée par Women’s Link, nous obtenons les trois motifs. En d’autres termes, nous obtenons que l’avortement cesse d’être un crime et devienne un droit lorsque la grossesse représente un risque pour la santé ou la vie des femmes; lorsque le fœtus est incompatible hors de l’utérus et lorsque la grossesse est le produit d’un viol.

BZ- Concrètement , comment s’est déroulée cette dépénalisation partielle de l’avortement? Pensez-vous que le système causal fonctionne dans le domaine des droits sexuels et reproductifs ?

Luzia-Alors que nous avons déjà une première conquête en matière de droits sexuels et reproductifs, que commence-t-on à voir ? La première chose que nous avons commencée et célébrée à ce moment-là a été de dire, prêts, il y aura plus d’accès, la garantie de ces droits sera encore étendue. Cependant, ce qui est allé à l’encontre de nos prévisions, c’est que les poursuites pénales, loin de diminuer, ont commencé à augmenter. Les barrières structurelles ont commencé à se consolider dans ces trois causes. Les femmes ne pouvaient pas y accéder en raison de barrières géographiques, car ici la Colombie a une géographie montagneuse, et tout le monde ne vit pas au centre de Bogotá. Nombreuses sont les femmes qui, par exemple, mettent au moins 6 heures de bateau pour quitter la maison où elles habitent en milieu rural. Il s’avère que le bateau ne fonctionne pas toute la journée. Cela commence à retarder les procédures, et lorsqu’elles arrivent au chef-lieu municipal le plus proche, il s’avère qu’elles sont dans un état de gestation avancé où on leur dit qu’il n’y a pas de prestataires spécialisés pour réaliser le service dont elles ont besoin car il est plus complexe.

D’autre part, de nombreux prestataires de services de santé dans les zones rurales ont commencé à comprendre les causes de manière restrictive. Ainsi, le fait qu’une femme ait eu des idées suicidaires à la suite d’une grossesse non désirée n’était pas considéré comme quelque chose qui menaçait la santé, mais on dit que la femme n’a pas su assumer ce nouveau processus dans sa vie, et a quelques altérations , mais c’est une question de stabilisation, et la grossesse est menée à terme.

De plus, les pratiques d’avortements étaient principalement concentrées sur des prestataires privés situés dans les principales villes. Cela finit par faire de l’accès à l’avortement sécurisé un accès très limité et inéquitable, ayant même ces trois causes ; et, d’autre part, l’augmentation des poursuites pénales contre les femmes.

Selon les données du bureau du procureur général, ce pourcentage de persécution, de criminalisation des femmes pour avoir pratiqué un avortement, a augmenté depuis 2008, de 320 %. Nous atteignons donc 400 dossiers ouverts par an, à partir de cette année.

Une autre information très significative est qu’environ 43 % des femmes enquêtées, soit près de la moitié d’entre elles, avaient également déclaré, devant le même procureur, avoir été victimes d’un autre type de violence, violences domestiques et violences sexuelles. Et cela n’était pas lié par le système judiciaire et il a commencé à les persécuter. L’un des principaux groupes de tout cet univers de femmes qui ont été persécutées criminellement était les filles et les adolescentes.

Nous avons commencé à voir que tout cela était un problème. L’exécution de cette sentence des causes n’a pas suffi. Surtout pour des groupes spécifiques. Pour les femmes rurales, pour les filles victimes de violences sexuelles, par exemple. Et, malheureusement, il y a aussi un facteur négatif qui opère dans les circonstances du conflit armé. Disons que l’accès à l’avortement en cas de viol nécessitait une plainte pénale, mais dans les territoires contrôlés par des armées irrégulières, il est difficile pour les femmes d’avoir la confiance nécessaire pour porter plainte, car c’était la loi, non ? Cela a de nouveau entravé l’accès à l’avortement sécurisé.

BZ- Dès lors , ce qui nous intéresse le plus, c’est de savoir comment s’articulent le mouvement féministe et les organisations de femmes et comment ils parviennent à se remettre dans le sens des revendications et à porter la question devant la Cour constitutionnelle

Luzia- Ces questions ont également été portées devant la Cour constitutionnelle et la Cour savait déjà qu’il existait des obstacles structurels lorsqu’il s’agissait de fournir des services sûrs. Et c’est précisément pour cette raison que nous lui avons dit : écoutez, le problème n’est pas seulement la mise en œuvre des motifs, mais le problème est que nous continuons à insister sur le fait que le crime et le droit peuvent être des partenaires ou des voisins pacifiques, puisqu’il a été démontré que cela c’est une erreur, c’est un mensonge. C’est quelque chose dont nous n’avons pas essayé de nous convaincre, mais la réalité nous l’a déjà montré.

Et c’est là que le mouvement des femmes s’articule en un mouvement large, pluriel et diversifié, dont environ 90 organisations faisaient partie.

Déjà en 2018, ils ont commencé à parler de ce problème d’avoir le crime et l’avortement comme partenaires, car ils n’étaient pas pacifiques et c’est pourquoi la santé des femmes a commencé à appeler la nécessité de dépénaliser l’avortement comme une cause juste.

À partir de là, à partir d’une lecture du contexte et de l’analyse des forces dont disposait la Cour constitutionnelle en ce moment, nous avons vu qu’il était peut-être temps de nous articuler, de nous concentrer avant tout sur ce que nous avons en commun. Le mouvement féministe en Colombie, comme dans le reste du monde, est diversifié et chacun a son propre programme. Mais concentrons-nous maintenant sur ce que nous avons en commun, et où nous voulons aller.

Quel serait notre objectif dans ce cas ? Eh bien, les droits reproductifs sexuels et l’avortement. A partir de là unissons nos forces à partir de ce que chacun sait faire de mieux. En ce sens, Women’s Links a mis son expérience, et comme avantage comparatif cette expérience en contentieux, dans l’utilisation des Tribunaux pour l’extension des droits.

En ce sens, en 2020 nous avons présenté un procès devant la Cour constitutionnelle dans lequel nous avons regroupé tous ces arguments. L’argument le plus fort, la revendication qui a été faite à la Cour était de faire tomber l’énorme barrière en matière d’accès à des avortements sûrs, en particulier pour les filles, les adolescentes et les femmes en situation de plus grande vulnérabilité, encore des paysannes et des victimes du conflit armé. En ce moment, nous sommes également confrontés à tout cet exode qui s’est produit de la part de la population vénézuélienne avec la crise humanitaire complexe qui se déroule ici. Ce sont des femmes qui migrent en quête de santé sexuelle et reproductive, mais du fait de l’absence d’une situation migratoire normalisée, là encore il y a de nouvelles violations des droits,

BZ- J’aimerais que vous nous expliquiez comment fonctionne ce processus de présentation d’un procès directement à la Cour constitutionnelle, au lieu d’aller au Congrès avec un projet de loi, pour obtenir une législation sur l’avortement sécurisé. Cet itinéraire est vraiment nouveau pour nous et, comme vous le dites, vous l’avez déjà essayé plusieurs fois et avec de bons résultats.

Luzia- En 2018, lorsque cette idée de Just Cause est apparue, il n’y avait pas une telle clarté. Just Cause surgit pour intenter une action en justice. Et nous avons vu au Congrès, ou du moins à la Table ronde pour la santé des femmes, un scénario dans lequel nous ne pouvions tout à coup pas lutter, et qui nous avait montré à d’autres occasions qu’il n’atteignait pas la représentativité des femmes nécessaire pour atteindre changements législatifs en faveur de nos droits. Lors d’occasions précédentes avec le Congrès, 33 projets de loi avaient été présentés qui tentaient de réglementer les droits sexuels et reproductifs, et tous ont été coulés et classés.

Et cela se produit aussi parce que, au Congrès en ce moment, il y a une demande de réforme en termes de représentativité. Aujourd’hui, le Congrès n’est pas le même Congrès qui a été formé en 1990. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de population concentrée dans les villes et nous n’avons plus cette représentation au Congrès, qui continue de fonctionner comme si nous étions le pays de la fin des années 1980. Il y a un lest et une gueule de bois de représentativité très importante et, précisément pour cette raison, il serait difficile pour les revendications qui nous ont bénéficié de prospérer.

Et pourtant, dans notre système juridique, il y a aussi des juges et des tribunaux de grande instance. Pour cette raison, malgré le fait que le Congrès est chargé de légiférer et d’approuver les lois qui régiront le destin national, nous avons des juges constitutionnels, qui sont chargés d’examiner si les lois qui ont été approuvées au Congrès sont conformes à notre principes constitutionnels. Cette Cour constitutionnelle est la gardienne de la Constitution.

A cette époque, comme nous l’avons déjà vu, le Congrès ne voulait pas avancer, malgré le fait que c’est sa fonction, et il n’avait pas la volonté politique de le faire, alors nous nous sommes tournés vers la Cour constitutionnelle. Et cette fonction, en termes de lois, est de voir si elles sont conformes à la Constitution. Sans usurper les fonctions, mais à l’intérieur des fonctions de chacun, nous envisageons de demander à la Cour d’examiner si une certaine loi, telle que nous l’avons à la lumière de la réalité que nous vivons aujourd’hui, est constitutionnelle ou non. Et s’il est conforme aux postulats constitutionnels.

En outre, la Constitution n’est pas seulement le texte qu’elle contient, mais de nombreux traités relatifs aux droits de l’homme font également partie de la Constitution. Cet ensemble de droits humains a également progressé et reconnu de plus en plus de droits des femmes et des filles. Cet organe normatif international des droits humains et des droits des femmes a évolué. Notre Constitution est aussi une constitution vivante et en termes de réglementations que nous estimions auparavant cohérentes et protectrices des droits, aujourd’hui, avec le développement des droits de l’homme, elles nous ont montré qu’elles ne sont pas des garants et qu’elles peuvent affecter les droits de l’homme .

C’est ce que nous avons demandé à la Cour, d’analyser si, à la lumière de notre contexte actuel, et de tous ces obstacles à des avortements sûrs, et de ce système juridique avec lequel on dit qu’il protège les droits des femmes, maintenir le crime d’avortement, constitutionnel ou ne pas. Et c’est ce qu’il a fait. Et puis après avoir marché avec suffisamment de retard, car nous l’avions présenté en septembre 2020, ils se sont finalement résolus le 21 février 2022.

Et justement pour plus de légitimité, cette revendication a été présentée par un mouvement plus large qui a réuni 90 organisations au niveau national, dans 20 départements du pays, 130 militants, et aussi des experts dans chacune de leurs disciplines. Pas seulement des avocats, mais des gens de la médecine qui ont également déclaré à quel point cela viole le droit des professionnels de la santé à fournir un service sans coercition et en toute sécurité si cela est dans la cause.

Tout cela se traduit finalement par un élargissement de l’accès à l’avortement sécurisé, et nous espérons que les principaux bénéficiaires de cette disposition sont les femmes les plus vulnérables, celles qui n’y ont pas eu accès précisément à cause de toutes ces barrières structurelles.

BZ- Enfin, ce qui est homologué c’est 24 semaines de gestation pour réaliser une interruption volontaire de grossesse (par exemple, quatorze travaillent ici) d’où vient ce délai ?

Luzía- Ce n’était pas exactement ce que nous demandions à la Cour constitutionnelle. Nous lui disions que toute réglementation que nous édictons sur l’avortement doit être en dehors du droit pénal, car ce qui a été démontré, c’est qu’il est assez préjudiciable aux droits des femmes et des filles. Parce que cela génère une très grande menace, parce que c’est une menace de perdre sa liberté et de se retrouver avec des papiers et des désordres judiciaires pour demander la protection du service de santé. En ce sens, les expériences d’autres pays comme le Canada nous ont démontré que la réglementation sanitaire et non pénale a un meilleur impact que la réglementation pénale.

Ce n’est pas exactement ce que la Cour a accordé, mais elle a voulu arriver à un point intermédiaire et, selon ce que nous savons jusqu’à présent, ils sont partis comme par un critère arbitraire, parce que les législations, en le comparant, le montrent parce que les législations le montrent , certains de 14, 22, d’autres 24, etc.

Le raisonnement de la Cour est de rechercher un point intermédiaire. Parce qu’ils interprètent que le retirer complètement du Code pénal va générer un vide dans la protection, ce qui n’allait pas forcément être le cas, car il y a plusieurs manières de protéger qui ne passent pas par là.

Alors comment trouver un terrain d’entente ? Eh bien, c’est là qu’il y a des théories sur la protection de la loi de gestation : on peut la protéger du fait qu’il y a de la vie, et le critère est l’existence, mais l’exigence est presque dès la conception et elle finirait par dire, la terme pour avorter, il doit être de 72 heures. Ce serait inhabituel. Ce serait plus ou moins comme une blague, qu’il y aura un avortement gratuit dans les 72 premières heures. Et plus encore compte tenu de notre réalité nationale.

Et d’autre part, dit la Cour, il y a une autre notion connexe, qui est l’autonomie de gestation. Ceci, plus ou moins, a été placé à 22 ou 24 semaines, en déduisant que le fœtus, soutenu par des technologies (des technologies que nous n’avons pas en Colombie) peut survivre en dehors de l’utérus. Ainsi, le degré d’exigence a été fixé, non pas au moment où l’on dit que la vie existe, mais au moment où cette vie commence à avoir ou a une plus grande probabilité autonome. Et nous plaçons cette autonomie relative en 24 semaines. Depuis 24 semaines, nous continuons à entretenir les trois terrains. C’était le raisonnement et nous continuons d’insister sur le fait que les poursuites pénales ne sont de toute façon pas le meilleur moyen de protéger la vie ou la gestation.

BZ- Avec cette nouvelle réglementation, un très grand pas est franchi, mais pensez-vous qu’avec elle, l’avortement sécurisé est déjà garanti ? Je suppose que vous faites face à de nouveaux défis et à une vigilance particulière pour veiller au respect de la législation et, notamment, pour analyser de près la situation des femmes les plus vulnérables.

Luzia- Oui, nous célébrons la solution, mais nous savons que la disposition seule n’est pas une baguette magique qui change la réalité sociale, en particulier pour les femmes et les filles dans des contextes de plus grande vulnérabilité.

Maintenant, quels seraient les défis ? D’une part, la divulgation de cette décision. Que la sentence soit connue dans les régions rurales du pays. Qu’ils le sachent, tant les prestataires de soins que les femmes. Pour nous qui vivons dans la capitale Bogotá, c’est facile de se renseigner là-dessus, mais un prestataire de santé qui fait des brigades de santé dans les villes, qui sont périodiques, c’est plus compliqué. Ces prestataires doivent donc s’imprégner de cette résolution, la faire connaître et la transmettre aux femmes et aux filles. Qu’ils sachent que c’est un droit qu’ils ont maintenant, qui n’est pas conditionné, dans les 24 semaines.

La Cour a également appelé le Congrès à réglementer de manière exhaustive les droits sexuels et reproductifs. Pas seulement l’avortement, mais un meilleur accès aux contraceptifs, comment prévenir les grossesses non désirées, comment garantir une maternité sans risque. Aussi, dans l’autre sens, quelle couverture va être accordée aux femmes qui souhaitent exercer des contrôles de maternité, prénatals… Et que les choses se réalisent, est également un défi important.

Un autre défi en Colombie qui empêche malheureusement un meilleur accès, par exemple, aux services de santé, aux services de justice, c’est le conflit armé. Bien que nous ayons eu beaucoup d’espoir et que les accords de paix aient été signés, nous devons continuer à travailler pour la mise en œuvre de ces accords, en particulier là où il y a des territoires contrôlés par la violence armée. Inévitablement, cela passe par l’extension des accords de paix, mais aussi par la connaissance, avant tout, où se trouvent les femmes les plus vulnérables. Vous n’avez même pas besoin d’aller dans des endroits éloignés de la capitale, mais la capitale elle-même a aussi cette zone périphérique où il y a beaucoup d’inégalités sociales. Où l’accès aux services de santé est assez précaire. Nous devons donc prendre cette décision là-bas et commencer à l’appliquer.

Traduction NCS

***

Bégona Zabala est une activiste féministe basque de Emakume Internazionalistak. Membre du conseil consultatif de la revue Viento sur. Auteure d’articles sur le féminisme, avec une référence particulière à l’intervention dans le mouvement : violence masculine, droits des femmes, judiciarisation, maternité. Elle est l’auteure du livre publié pour le 40e anniversaire des événements de Sanfermines 78 : “Feminismo, transición y sanfermines del 78”.

Évaluer les répercussions sur les droits de l’enfant : Une mesure importante de la Convention

25 mars 2022, par Revue Droits et libertés

Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, aut. 2021/hiver 2022

Christian Whalen et Clara Bataller, Défenseur des enfants et de la jeunesse du Nouveau-Brunswick La Convention relative aux droits de l’enfant (CDE) assure une protection et une promotion des droits des enfants, que les États se sont engagés à respecter. Les évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant (ERDE) apparaissent alors indispensables, en représentant l’outil complémentaire permettant de rendre les enfants visibles dans le processus de prise de décision des gouvernements. Néanmoins, le manque de suivi et de révision de ces évaluations peut engendrer des impacts conséquents pour les enfants et leurs droits.

Évaluer les impacts

La Convention relative aux droits de l’enfant a permis de reconnaitre les enfants comme des personnes ayant des droits et des besoins spéciaux à travers 42 droits fondamentaux. Adopté en 1989 par l’ONU, elle est le premier instrument à avoir apporté des changements quant à leur protection, en les considérant comme des participants actifs dans leur propre vie et dans la société. Mais proclamer ces droits est bien plus facile que de les faire respecter. Le Comité des droits de l’enfant énonce au commentaire général no 5 une série de mesures générales d’application de la Convention. Parmi ces mesures se trouve la recommandation d’adopter des évaluations des répercussions (ou des impacts) sur les droits de l’enfant (ERDE) dans les processus décisionnels d’adoption ou de modification des lois, règlements, politiques et programmes de l’État. [caption id="attachment_12514" align="aligncenter" width="458"] J'ai le droit de connaître mes droits, Étienne Riverin, 10 ans[/caption]

Visibiliser les enfants

Les ERDE sont des outils permettant d’évaluer les impacts potentiels d’une politique ou d’une décision particulière sur les enfants et leurs droits. Les enfants étant particulièrement vulnérables, ils peuvent être affectés de manière disproportionnée lorsque des décisions s’appliquent aux services publics dont ils disposent, tels que l’éducation et la santé. Les ERDE permettent donc de mettre en pratique la CDE, et son principe général de l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une manière concrète et structurée. L’objectif est d’améliorer leur mieux-être en complétant la qualité des informations mises à la disposition des décideurs, afin de rendre les enfants visibles dans le processus de prise de décision1.

Participation des enfants

Les impacts révélés par ces évaluations peuvent être aussi bien intentionnels qu’involontaires, directs ou indirects, et à court ou à long terme. Les ERDE aident à maximiser les impacts positifs tout en réduisant ceux qui sont négatifs, y compris l’identification des conséquences négatives involontaires des propositions. Elles assurent également la transparence des décisions, tout en veillant à la responsabilité des décideurs vis-à-vis des décisions prises.
Elles reconnaissent l’enfant comme titulaire actif de droits plutôt qu’en tant que bénéficiaire passif de mesures, bienveillantes ou non, prises par des adultes, et encouragent la participation des enfants à l’exercice d’évaluation.
Enfin, elles prennent soin de veiller spécifiquement aux répercussions sur des sous-populations d’enfants ou de jeunes particulièrement à risque2. Selon le guide d’introduction des ERDE pour le Nouveau-Brunswick, au Canada, les évaluations correctement réalisées permettent de prévenir les décideurs des conséquences de leurs décisions, offrant la possibilité d’atténuer les torts potentiellement existants. De ce fait, l’utilisation de l’ERDE améliore la qualité des décisions de politique publique et contribue à de meilleurs résultats pour les enfants dans le cadre de la CDE.

Une pratique à implanter

Par ailleurs, le Comité des Nations Unies sur les droits de l’enfant recommande régulièrement leur utilisation à l’ensemble des pays ayant ratifié la CDE, soit 196, afin d’évaluer les impacts de toutes les décisions relatives aux enfants dans le monde3. Ces évaluations doivent être entreprises au niveau national, régional et local, avec des changements organisationnels ou administratifs à tous les niveaux de la société.
Le processus d’évaluation n’est pas récent. Il a fait ses preuves depuis ses débuts en Flandre, il y plus de vingt ans.
Par la suite, le modèle a été adopté par d’autres pays du nord de l’Europe et du Commonwealth. En Amérique du Nord, les ERDE ne sont que très peu utilisées, les États-Unis étant la seule nation au monde à ne pas avoir ratifié la CDE. Parmi toutes les expériences des États, on peut déceler deux grandes tendances : i) une approche qui favorise un contrôle a priori des lois et des politiques proposées par un contrôle interne des décideurs eux-mêmes (Flandre, Pays de Galles, Nouveau-Brunswick) ; et ii) une approche qui favorise un contrôle a posteriori des lois proclamées par un organisme indépendant de défense des droits de l’enfant (Royaume Uni, Écosse, Australie).

Le modèle du Nouveau-Brunswick

Depuis 2009, le Bureau du Défenseur du Nouveau-Brunswick a plaidé en faveur de l’adoption d’un outil ERDE par le gouvernement de la province. De premières discussions ont eu lieu avec le ministre de la Justice favorable au projet, mais c’est à l’occasion d’une réforme de la Loi sur les normes d’emploi par le ministère du Travail et de ses dispositions portant sur le travail des enfants que le projet a vraiment été entamé. Des rencontres avec le Bureau du conseil exécutif ont eu lieu et le feu vert a été donné à l’établissement d’un comité interministériel avec le mandat de i) créer un outil ERDE pour les décisions du conseil des ministres ; ii) proposer un programme de formation pour l’adoption de l’outil ; et iii) identifier un mécanisme d’évaluation de l’outil. Les clés du succès de la démarche au Nouveau-Brunswick ont été : i) de faire valider le projet par le Bureau du conseil exécutif ; ii) d’avoir la codirection du projet par ce Bureau et par un expert indépendant en droits de l’enfant tel le Bureau du Défenseur ; iii) d’avoir l’appui et l’expertise technique d’UNICEF Canada, tout au long du projet ; iv) d’avoir développé un outil fonctionnel mais relativement simple ; et v) d’avoir investi suffisamment au départ dans la formation des cadres et des coordonnateurs législatifs des ministères. Le fait que le gouvernement du jour venait d’adopter un outil semblable pour les personnes handicapées à contribuer au plaidoyer en faveur des enfants. Mais l’outil ERDE a rehaussé la barre et a conduit éventuellement à l’adoption d’un meilleur outil d’analyse selon les genres et d’un nouvel outil pour les personnes handicapées. Le gouvernement du Nouveau-Brunswick est donc, depuis 2013, la première administration en Amérique du Nord à avoir adopté un processus obligatoire d’ERDE pour toutes les décisions du Conseil des ministres, l’organe décisionnel central du gouvernement. Ces ERDE ont largement contribué à un changement de culture naissant en faveur des droits de l’enfant et des approches fondées sur les droits. Chaque mesure générale d’application de la CDE est renforcée lorsqu’elle est opérationnalisée en complémentarité avec d’autres mesures générales d’application. C’est le constat des efforts au Nouveau-Brunswick. Depuis dix ans déjà, la province appuie les efforts de formation des cadres et de la fonction publique en droits de l’enfant. De plus, il existe une stratégie provinciale pour mettre en œuvre le droit de l’enfant d’être protégé contre toute forme de violence. Un travail plus rigoureux est fait depuis 15 ans en lien avec la collecte de données et le partage, l’analyse des données et des indicateurs d’applications des droits de l’enfant. L’outil ERDE de la province renvoie l’analyste des programmes chargé de faire l’ERDE au rapport annuel de l’état de l’enfance afin que l’évaluation des répercussions se fasse à la lumière de données probantes. Ces outils se complètent et l’approche fondée sur les droits est renforcée de façon réciproque.
L’expérience néo-brunswickoise démontre que la plus-value d’une approche ERDE par un contrôle a priori interne au gouvernement permet aux décideurs de s’autoresponsabiliser face à leurs engagements envers les enfants.
Mais une approche n’exclut pas l’autre. Un meilleur contrôle est possible si l’on conjugue un contrôle a priori par l’administration avec un contrôle a posteriori rigoureux par un bureau du Défenseur. Au Nouveau-Brunswick, des premiers pas prometteurs sont faits en ce sens4. Aussi la pratique sera d’autant plus renforcée lorsque l’approche ERDE sera répandue à différent paliers de gouvernements, locaux et fédéraux5, au secteur à but non lucratif ainsi que dans le monde des affaires.

La responsabilité des élu-e-s

Le premier pas pour le Nouveau-Brunswick sera de veiller à ce que les ERDE soient pleinement intégrées à la charge ministérielle et dans l’élaboration des programmes et politiques internes des agences et ministères comme cela se fait aujourd’hui en Écosse. L’amélioration continue des efforts investis dépendra en grande partie par la reprise de travaux interministériels afin de valider et parfaire le processus des ERDE et de faire progresser cette mesure générale d’application de la CDE. Les ERDE sont un puissant mécanisme pour structurer et opérationnaliser l’engagement de l’État envers les droits des enfants, il peut aussi devenir un important vecteur de cet engagement, mais il s’en faut toutefois que les élus veuillent respecter les droits des enfants.
  1. UNICEF Canada, Évaluations d'impact sur les droits de l'enfant : les principes fondamentaux par Unicef Canada pour le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, 3 février 2014.
  2. Suzanne Williams, Mary Bernstein, et al, 2015, Trousse d’outils sur les droits de l’enfant, Association du Barreau Canadien, Canadian Bar Association - Évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant (ERDE) (org).
  3. Louise Sylwander, 2001, Évaluations d'impact sur les enfants : Expérience de la Suède des analyses d'impact sur les enfants en tant qu'outil de mise en œuvre de la Convention relative aux droits de l'enfant, par le ministère de la Santé et des Affaires sociales et le ministère des Affaires étrangères, Suède.
  4. Défenseur des enfants et de la Jeunesse, Évaluations des répercussions sur les droits de l’enfant : Guide d’introduction pour le Nouveau-Brunswick.
  5. Justice Canada élabore présentement un outil à l’usage du ministère qui sera assortie d’un guide et d’une formation en ligne disponible à tous.
 

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Recension du livre de François Moreau, Le développement international des banques canadiennes.

25 mars 2022, par CAP-NCS
Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning (…)

Enfin un livre sur l’activité extérieure des banques canadiennes. Rares sont les études qui s’intéressent à la dimension internationale de « nos banques». Certes W. Clenderning et P. Nagy ont publié des études sur l’activité internationale des banques, mais ces do­cuments ne couvrent que la période d’après 1960 et sont très descriptifs. D’autre part Tom Naylor et Jorge Niosi ont aussi exploré ce domaine dans une dimension plus large. Leurs réflexions axées sur le concept de capital financier canadien ont porté sur une période historique plus réduite, dans le cas de Naylor, ou sur les firmes multinationales canadiennes, autres que les banques, pour Niosi. François Moreau est le premier à publier un livre sur l’histoire de l’activité internationale des banques canadiennes, de l’origine à nos jours, et à confronter ce développement aux modèles théoriques existants. La tâche était ambitieuse et non sans difficultés, surtout en si peu de pages.

L’ouvrage recouvre donc une dimension théorique et une dimension descriptive. Cette deuxième partie nous apporte des informations abondantes et pertinentes qui devraient nous permettre de tester la validité des différents modèles théoriques sur l’inter­ nationalisation des banques appliqués au cas canadien. L’analyse théorique est sans doute la partie qui soulève le plus d’interrogations. La présentation, sur laquelle nous reviendrons, des différents modèles expliquant le processus d’internationalisation des banques est claire et pédagogique. Là n’est pas le problème. Ce qui m’apparaît plus difficile c’est l’utilisation de l’expérience canadienne pour valider ou non les modèles, puisque tel est le but de l’auteur.

Tous les modèles présentés ici présupposent que l’interna­tionalisation des banques doit être étudiée à partir d’entités nationales politiquement et économiquement bien définies, ayant atteint une certaine maturité dans le•.ir développement économique (sa­turation des marchés, concentration). Le Canada d’avant 1914 ne répondait certainement pas à cette prémisse, l’on ne peut donc pas légitimement utiliser le XIXe siècle canadien comme source empirique pour rejeter certains de ces modèles. L’utilisation de ces modèles ne devient pertinente que pour la période d’après 1945.

La première vague d’internationalisation des banques dites canadiennes ne reposait pas sur des phénomènes propres à l’économie canadienne: formation d’un· capital financier national ou saturation d’un secteur bancaire oligopolistique. La création des premières banques au Canada était d’abord destinée au financement du commerce international, pas celui du «Canada» mais de celui de la Grande-Bretagne.

Il y a sans doute pas de hasard, si les banques canadiennes furent créées aux lendemains de la bataille de Waterloo et au début des années 1820. Cette période, après la crise de «recon­version » qu’a connue la Grande-Bretagne, fut marquée par une forte expansion commerciale. L’indépendance des pays latino­ américains, la forte croissance des États-Unis permirent l’ouverture de nouveaux marchés d’importance. L’essor des exportations bri­ tanniques vers le nouveau monde, financées par des emprunts contractés à Londres, amena la création en Grande-Bretagne, de même qu’au Canada, de nombreuses sociétés financières. La Banque de Montréal, puis les autres banques furent des banques britanniques créées dans une colonie pour faciliter avant tout le commerce entre l’Angleterre et les États-Unis, accessoirement entre l’Angleterre et le Canada. Le système bancaire canadien en formation était un prolongement, une branche, du système britannique. Les « merchant banks» du Canada, comme celles de Londres, vont participer au financement du commerce mondial dès leur création. Ce financement n’est pas celui de banques coloniales, les banquiers canadiens étaient de fait des britanniques. Leurs liens avec des « maisons» anglaises le prouvent.

L’internationalisation des banques canadiennes, jusqu’au tournant du siècle, doit être analysée comme celle de banques anglaises et aussi comme celle de banques américaines et non comme l’internationalisation de banques du Canada, puissance économique en pleine maturité, même secondaire, comme le fait l’auteur. François Moreau souligne bien sûr la situation excep­tionnelle de ces banques établies au Canada qui ont su tirer profit à la fois de l’Empire et des États-Unis (p. 66), mais leur internationalisation ne correspondait pas à l’évolution d’un capital financier canadien. Il n’y a pas de parallèle entre le déploiement extérieur des banques et le développement économique du Canada jusqu’aux années 1920-1930 dans le sens des prémisses des modèles. La deuxième vague après 1960 sera plus conforme.

Les modèles théoriques étudiés sont regroupés en trois familles de pensée. La première lie le développement de l’activité inter­ nationale des banques à la croissance du commerce mondial. Cette thèse trop mécanique n’a aucune valeur explicative et à juste titre est jugée insatisfaisante. La deuxième famille regroupe trois théories: celle des avantages oligopolistiques, celle de la réaction oligopolistique et celle du cycle du produit. Dans les trois cas il s’agit d’appliquer au secteur bancaire l’analyse de la firme sur l’investissement à l’étranger. Une des hypothèses ici est la concentration du secteur dans le pays d’origine, il s’agit donc de modèles très contemporains. Si l’on exclut les faits du siècle dernier, la critique de François Moreau n’atteint alors son but que pour la théorie du cycle du produit. Ce qui est l’essentiel car les deux autres membres de la famille ne sont pas de véritables théories, mais plutôt des «auxi­liaires» utiles pour des théories plus globales. En oubliant le XIXe siècle, l’auteur nous montre bien la faiblesse de ces théories pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, surtout que ces modèles sont «des extrapolations abusives du cas des États­ Unis» d’après-guerre.

La dernière famille de pensée est l’approche marxiste. Mal­heureusement l’auteur la limite aux auteurs «classiques» , parti­culièrement Hilferding et Lénine, négligeant les avancées récentes, entre autres celles de W. Andreff et O. Pastré. Pour les banques canadiennes ce modèle ce heurte aussi au problème du XIXe siècle canadien. François Moreau nous expose bien le modèle de ces auteurs classiques et souligne la nécessité de la centralisation, de la concentration et même de la cartellisation pour qu’il y ait exportation de capital industriel et bancaire (pp. 32 à 39). L’économie canadienne d’avant 1914 n’avait pas ces caractéristiques.

F. Moreau contourne la difficulté en parlant du Canada comme « impérialisme secondaire» (p. 65); vraiment c’est vouloir abso­lument sauver le modèle. D’ailleurs le modèle marxiste classique, contrairement aux autres, est peu confronté à l’expérience canadienne dans ce livre. L’auteur refuse de voir que le modèle d’Hilferding est difficilement applicable au Canada non pas uniquement par la non maturité de l’économie canadienne, mais surtout par la nature différente des banques canadiennes, essentiellement commerciales et non d’affaires comme les banques européennes analysées par Hilferding.

Certes l’analyse marxiste est l’instrument le plus puissant pour expliquer le processus d’internationalisation des banques, mais le modèle des auteurs classiques avec son concept de capital financier, fusion organique du capital industriel et du capital bancaire, recouvre une autre réalité que celle du Canada, du XIXe ou du xxe siècle. Il faut découvrir ou inventer un nouveau modèle, ce que ne fait pas F. Moreau.

Malgré certaines faiblesses théoriques ce livre demeure un jalon important dans l’élaboration d’un modèle théorique capable de tenir compte de l’expérience bancaire canadienne.

Bernard Elie, Université du Québec à Montréal

François Moreau, Le développement international des banques canadiennes, Montréal, éd. Saint- Martin, 1985, 159 p.


URI: http://id.erudit.org/iderudit/040541ar DOI: 10.7202/040541ar

Politique, n° 10, 1986, p. 137-141.

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