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Construire la souveraineté alimentaire avec le féminisme paysan et populaire

Les femmes de la CLOC-Via Campesina soulignent l'importance politique des espaces internationaux auto-organisés Tiré de Entre les lignes et les mots « Avec conviction, (…)

Les femmes de la CLOC-Via Campesina soulignent l'importance politique des espaces internationaux auto-organisés

Tiré de Entre les lignes et les mots

« Avec conviction, nous ouvrons la voie au féminisme paysan et populaire, nous construisons la souveraineté alimentaire et nous luttons contre les crises et les violences ». Nous nous unissons à cette devise forte et puissante, qui nous représente en tant que femmes de la Via Campesina. Avec elle, nous soulignons un engagement pour les années à venir.

De nos territoires, nous avons fait une histoire de lutte contre le capitalisme, le patriarcat, le racisme et l'avancée du fascisme. Dans notre articulation des femmes, nous avons vécu un processus d'années de coordination de nos revendications, de nos actions et de notre organisation. Nos compagnes sont des femmes qui ont un processus non seulement de théorie, mais de pratique.

Pour parvenir à la souveraineté alimentaire, nous devons parler du rôle et de l'impact des femmes. La préparation de notre 6ème Assemblée des femmes de la Via Campesina est l'occasion de renforcer notre vision commune. En cours de route, nous recherchons de nouvelles solutions aux concepts que nous connaissons, ainsi qu'aux propositions et aux demandes qui surgissent sur les territoires.

L'Assemblée des femmes, un espace d'avancement organisationnel

Lors de l'Assemblée, nous, femmes du monde entier, nous sommes réunies dans la diversité et l'unité. Des compagnes d'autres continents semblent plus proches lorsque nous abordons tous nos problèmes et notre expérience de lutte. Nous faisons l'histoire. Et l'histoire nous amène toujours au présent, afin que nous puissions prédire la prochaine étape que nous franchirons.

Nous avons créé une mystique du travail des femmes et de la vie paysanne qui transcende les barrières et qui pourra être vue dans l'Assemblée. Nous y parlerons de la trajectoire de la Via Campesina, de la relation avec les organisations alliées, de la présence et de la lutte des paysannes dans le contexte international et dans chaque région.

Comment allons-nous promouvoir notre travail à l'Assemblée ? Quelles seront nos contributions et initiatives ? À cet égard, il est important de travailler sur la mémoire. Nous avons accumulé une expérience de plus de 30 ans. Nous étions, par exemple, en 1989, à l'Assemblée pour organiser la réunion sur le 500e anniversaire de l'invasion de l'Amérique. Dans ce document, une voix forte d'Amérique latine s'est élevée pour dire qu'à partir de nos racines, nous devons nous découvrir, non pas pour pouvoir regarder le présent avec optimisme, mais pour y faire face avec une grande détermination.

De nos propositions sont nées d'importantes campagnes dans la Via Campesina : pour les semences, contre la violence envers les femmes, contre les pesticides. Maintenant, cette Conférence et Assemblée à venir doivent être un élan pour nos actions futures, en approfondissant la construction du féminisme paysan et populaire et en stimulant la mobilisation et la solidarité dans le monde entier.

Situation actuelle des femmes

L'une des grandes difficultés qui secoue notre continent et le monde aujourd'hui est la renaissance du fascisme. Nous devons rester vigilantes, poursuivre la lutte et continuer à développer des idées. Le fascisme inonde notre peuple de peur, mais nous continuons sans peur, avec beaucoup d'espoir. Nous devons continuer à réaliser nos rêves.

La Covid-19 est le résultat des formes systémiques de production du capital et a révélé la gravité de la crise mondiale. Nous étions chez nous, mais pas en silence. Durant cette période, nous avons accumulé beaucoup d'expérience et rétabli des liens entre la campagne et la ville.

Nous luttons pour la souveraineté alimentaire non seulement pour que l'agriculture paysanne continue à produire de la nourriture – c'est notre responsabilité –, mais pour garantir un droit humain fondamental, qui est d'assurer la nourriture aux peuples du monde.

En tant que Coordination latino-américaine des organisations rurales (CLOC-Via Campesina), nous contribuons à renforcer la coordination internationale avec des processus régionaux articulés, ainsi qu'à renforcer les agendas féministes auxquels nous sommes appelées, tels que le 8 mars et le 25 novembre.

Nous voulons faire avancer les processus de formation à tous les niveaux de notre mouvement. La formation nous aide à comprendre les fondements de l'oppression et de la violence et à élaborer des stratégies pour les surmonter. Nous voulons former des formatrices, changer le mode de combat et l'organisation régionale, ainsi que renforcer nos outils de communication, indispensables pour diffuser nos processus et nos luttes, notamment avec la participation des jeunes femmes des régions.

Féminisme paysan et populaire

Actuellement, nous avons un nouveau scénario pour le développement du mouvement féministe, qui nous impose des questions. Le féminisme a émergé à cette époque d'une manière très forte et pleine d'espoir. En même temps, également selon une méthodologie décourageante dans certains domaines et secteurs. Notre féminisme, comme nous l'avons dit depuis le début, est un féminisme de classe, qui s'inscrit dans un cadre politique et cherche la construction du socialisme.

En Amérique latine, notre proposition est basée sur les principes de l'histoire de notre mouvement. Nous avions l'habitude de dire que « sans féminisme, il n'y a pas de socialisme ». Mais nous passons par un processus de maturation, pensant que nos défis à chaque instant doivent être constitués en actions positives. En avançant dans ce débat, nous continuons en disant qu' « avec le féminisme, nous construirons le socialisme ».

Cette avancée est l'autonomisation politique des femmes paysannes, autochtones et noires dans nos organisations membres. Nous sommes sûres que des changements ne seront possibles que lorsque nous élèverons le niveau d'organisation et de conscience collective. Nous avons pris des mesures importantes pour souligner que nous nous battons pour le pouvoir. Il est de la plus haute importance que les femmes participent à la prise de décision et à la mise en œuvre d'actions de politique publique plus décisives, transformant ainsi en réalité ce qui est inscrit dans la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans (UNDROP en anglais).

La Déclaration s'inscrit dans une perspective féministe selon laquelle il ne peut y avoir de progrès sans la pleine participation des femmes. Dans notre histoire, nous exigeons la parité des sexes, ce qui n'est pas « moitié-moitié », mais plutôt responsabilité, chemins partagés dans la lutte, construction politique en même temps. Et nous ne sommes pas, chacune de nous, « juste une autre » ; nous sommes la voix de toutes les autres femmes que nous représentons dans ces instances politiques.

Nous, les femmes, montrons notre force : oui, nous sommes une construction politique ; oui, nous sommes une percée dans la lutte paysanne et nous avons été des guides pour l'action de la Via Campesina.

Nous marquons le territoire sur des questions clés. Nous avons dit que la souveraineté alimentaire nous permettait de retrouver notre identité. Et nous avons lutté sans relâche pour la souveraineté alimentaire, en mettant au centre toutes les connaissances, l'expérience et la sagesse des femmes. Nous devons faire une forte offensive des femmes dans les espaces de pouvoir les plus pertinents, en cherchant à utiliser notre principal outil de bataille, qui est la Déclaration.

Nous avons déjà commencé à légitimer un féminisme basé sur notre lutte, notre identité, nos propositions et nos revendications. Ce féminisme doit être largement abordé avec nos semblables, dans chacun de nos territoires. Faisons de notre devise une réalité.

***

Alicia Amarilla vit au Paraguay, Elsa Sánchez en République dominicaine, María Canil au Guatemala et Pancha Rodríguez au Chili. Elles font partie de l'articulation des femmes de la Coordination latino-américaine des organisations rurales (CLOC-Via Campesina). Ce texte est une édition de ses interventions lors de l'atelier virtuel « Construire la souveraineté alimentaire et le féminisme paysan et populaire », organisé en septembre 2023, en préparation de la 6e Assemblée des femmes de la Via Campesina, qui aura lieu le 2 décembre 2023, à Bogotá, en Colombie. La conférence aura ensuite lieu avant la 8e Conférence internationale de LVC, qui se tiendra du 1er au 8 décembre.

Édition par Helena Zelic
Traduit du portugais par Andréia Manfrin Alves
Langue originale : espagnol

https://capiremov.org/fr/analyse/construire-la-souverainete-alimentaire-avec-le-feminisme-paysan-et-populaire/

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Syndicats du Canada à la COP28 : façonner un avenir durable pour les travailleurs et travailleuses

5 décembre 2023, par Congrès du travail du Canada (CTC) — , ,
Bruske : Les dirigeants canadiens et mondiaux doivent s'assurer que les travailleurs et travailleuses soient appuyés dans le virage vers une économie carboneutre. Bea Bruske, (…)

Bruske : Les dirigeants canadiens et mondiaux doivent s'assurer que les travailleurs et travailleuses soient appuyés dans le virage vers une économie carboneutre. Bea Bruske, présidente du Congrès du travail du Canada (CTC), a publié la déclaration suivante.

« Le CTC est fier de se joindre à une délégation syndicale de toutes les parties du Canada au sommet mondial sur le climat, soit la COP28. En ce moment charnière, les syndicats du Canada revendiquent que les décideurs répondent aux inquiétudes des travailleurs et travailleuses. Il est de la plus haute importance que les gouvernements du monde entier prennent rapidement des mesures décisives pour lutter contre les changements climatiques et bâtir une économie durable pour des générations à venir. Puisqu'ils sont le moteur de l'économie, les travailleurs et travailleuses doivent participer à la prise des décisions au sujet de notre avenir collectif.

Pendant tout le sommet, des personnes représentant les syndicats du Canada, y compris Larry Rousseau, vice-président exécutif du CTC, consulteront des collègues syndicaux du monde entier et des dirigeants politiques locaux et mondiaux. Nous lançons un appel à l'action clair : les gouvernements doivent donner la priorité aux bons emplois syndiqués qui assureront la prospérité de la population travailleuse et des collectivités au cours du virage vers la carboneutralité.

Les décisions prises pendant la COP28 influenceront l'avenir du travail ; nous sommes là pour nous assurer que les travailleurs et travailleuses soient au cœur de ces décisions. Une des principales priorités consiste à voir à ce que le programme de travail pour une transition juste qui est en voie de négociation donne la priorité aux travailleurs et travailleuses. Les gouvernements ont pour responsabilité de mettre les outils et le soutien nécessaires à la disposition des travailleurs et travailleuses pour qu'ils puissent nous mener à un avenir durable, et nous sommes prêts à voir à ce qu'ils l'assument.

Au cours de notre événement parallèle à la COP28, placé sous le thème « Les travailleurs et travailleuses et le travail dans le cadre des transitions justes canadienne et mondiale », nous avons présenté des politiques concrètes appuyant et habilitant les travailleurs et travailleuses à l'heure où les pays prennent des mesures pour décarboner leur économie. Nous publierons sous peu un rapport donnant des précisions sur les sujets traités pendant cet événement. Ce rapport exige des investissements appréciables dans les emplois durables et comprend de claires recommandations sur une politique industrielle carboneutre.

Les droits du travail sont des éléments fondamentaux de l'édification d'une économie durable. Cela exige de s'assurer que les travailleurs et travailleuses du Canada et du monde entier puissent avoir des discussions valables avec leurs employeurs et leurs gouvernements pour définir les paramètres d'un bon emploi.

Les travailleurs et travailleuses ont les outils et les solutions nécessaires pour créer une économie durable et un avenir favorable à tous. Que ce soit à la COP28 ou ici au Canada avec le projet de loi C-50, Loi sur les emplois durables, les syndicats du Canada seront une forte voix pour le travail et les travailleurs et travailleuses. »

Le CTC a lancé dernièrement Travailler pour l'avenir, une campagne rassemblant les travailleurs et travailleuses pour dresser un plan axé sur les travailleurs et travailleuses pour de bons emplois durables. Pour obtenir plus d'information, rendez-vous au site www.travaillerpourlavenir.ca/.

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La Cop à Magali

5 décembre 2023, par Jacques Benoit — ,
Tous les médias critiquent et chialent contre la COP28 à cause de « ce que ça coûte » ! On critique Magali Picard (« Aller là-bas pendant que ses membres sont en grève ici, (…)

Tous les médias critiquent et chialent contre la COP28 à cause de « ce que ça coûte » ! On critique Magali Picard (« Aller là-bas pendant que ses membres sont en grève ici, quel manque de jugement !... »). On va même jusqu'à évoquer le fait qu'elle s'en va « se promener à la chaleur de Dubaï aux frais de ses membres qui, eux, se gèlent le cul à faire du piquetage, c'est ben effrayant ! »

Jacques Benoit,
Co-rédacteur du Plan de la DUC
Membre de Gmob

Pis on trouve qu'il y a « ben trop de monde qui va là, ça sert à rien qu'il y ait autant de monde, de toute façon, ça donne jamais rien, ces COP-là », pis gnangnangnan !...
Mais personne ne parle des véritables enjeux derrière cette COP28 : de la situation climatique mondiale, du danger qui nous pend au bout du nez, qu'on se rapproche à vitesse « grand V » de la COP de la fin du monde. (Admettons aussi que Magali a manqué une belle occasion de relever le débat sur ces véritables enjeux quand elle s'est expliquée sur les raisons qui l'avaient motivée à y aller !... Désolé, Magali, mais la « transition juste », ça fait pas très urgent quand, dans les faits, c'est la fin du monde est au bout du tunnel !)

On peut très bien être critique des COPi, on peut même être convaincu que les véritables solutions ne sortiront jamais de là ii, mais pourrait-on d'abord et avant tout parler « des solutions À QUOI » ?

On ne parle pas du problème, on ne parle que du bruit autour. On ne parle pas du cancer de stade 3 dont on est atteint, on cause du personnel, de leurs uniformes, de l'ambulance, de la couleur des murs, du climat de travail, des vacances qu'on a eues ou qu'on n'aura pas, du compte de dépenses, etc., mais du cancer qui va nous tuer ? Pas un mot ! De ce qu'il faudrait faire, rendu à ce stade de la maladie ? Nada ! De comment on se prépare pour y faire face ? Nope ! Du temps qu'il nous reste à vivre ? Hon-hon !...

Et si on inversait les choses ! Si on parlait du problème, de l'éléphant dans la pièce (la pièce étant la Terre parce qu'il n'y a pas d'autre pièce, il n'y a pas de planète B) : le réchauffement climatique qui progresse rapidement et qui est causé par notre utilisation d'énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon), et par notre (sur)consommation en général et d'énergie en particulier !

Et si on en parlait à la hauteur de la gravité du problème sur lequel les scientifiques du monde entier tentent de nous alerter depuis si longtemps qu'ils ne savent plus comment s'y prendre pour qu'on s'arrête et qu'on les écoute…

Peut-être aussi que si les médias faisaient leur travail d'information et d'éducation sur les enjeux de survie qui sont déjà à nos portes au lieu de jouer aux perroquets avec nos dirigeant.e.s politiques et économiques, à l'allègement du message et du ton, à la peopolisation de l'information, à la priorisation des chatons et des chiens écrasés, au divertissement, aux cancans et aux rumeurs, peut-être que notre monde aurait une chance de ne pas se terminer comme dans le film « Don't look up ! »

Notes

1. « COP-out : pourquoi le festival de discussions sur le climat organisé par Petrostate échouera dans sa tâche clé de réduction des émissions » (en anglais) https://www.climatecodered.org/2023/11/cop-out-why-petrostate-hosted-climate.html

2.« Les COP sous la loupe : une révélation révoltante » https://www.groupmobilisation.com/_files/ugd/bf4f35_4ec657c79b9e460ba18533525af02ec1.pdf

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La vraie défaite d’Israël sera son dépeuplement.

Israël : Une caserne occidentale d'apartheid (bien cacher) est un état mafieux, raciste et envieux au paroxysme et avec pour sionisme l'unique l'idéologie d'État d'Israël Au (…)

Israël : Une caserne occidentale d'apartheid (bien cacher) est un état mafieux, raciste et envieux au paroxysme et avec pour sionisme l'unique l'idéologie d'État d'Israël
Au lieu de gober le baratin des soi-disant israéliens modérés à l'intention des naïfs, il faut tout simplement consulter un manuel scolaire édité par le sioniste pour ses écoliers en Palestine et regardez la carte de leur futur « Etat Juif » il s'étend du Jourdain à la Méditerranée. Il n'y a pas de Palestine Il n'y en a jamais eu. Alors Il ne faut jamais perdre de vue qu'il s'agit fondamentalement d'un conflit de décolonisation, de lutte de libération d'un Peuple subissant un colonialisme de peuplement depuis plus de 75 ans.

Une solution à deux états n'est qu'une illusion. Le long terme fera que, forcément, les moins nombreux seront absorbés, c'est inévitable. C'est une loi de la nature.
Cette entité sioniste s'est peu à peu transformé en méritocratie extrémiste et religieuse ce qu'elle est aujourd'hui, où il vaut mieux faire partie d'une communauté que d'être un individu atomisé et aliéné par le système religieux en faisant de la suprématie, de l'égoïsme, le raciste le moteur de toute action. On comprend que la plupart des Israéliens soient attachés à cette méritocratie religieuse qui leur a donné des droits d'être raciste.

L'art du contre-pied !

Ainsi les va-t'en guerre, outre qu'ils envoient les autres à la casse, n'ont pas toujours raison. Bien des compromis s'avèrent plus payants que les affrontements dans la Bande de Gaza, mais pour les politiques et les religieux extrémistes c'était le bal des faux-culs. Ces pleutres bien planqués qui font tuer des civils car ils ne savent pas faire la guerre. Tout en lançant à Israël l'ultime estocade qu'ils pensaient définitive : « Israël a le droit de se défendre et même d'appliquer la loi du talion. »

Vraiment ? Cela aurait été risible si cela n'avait été aussi cyniquement pervers. La guerre expliquée aux petits enfants et aux débiles sionistes qui applaudissent les bombardements de Tsahal sur Gaza et une probable purification ethnique comme celle pratiquée par les colons en Cisjordanie !

Y'a pas à dire, le sioniste est vraiment vicieux en humanité, soudain, sur le terrain, son armée découvre qu'elle fut bien nue dans sa peur mais plus signifiante et expressive dans l'image de jouissance du soldat israélien devant son travail de destruction de Gaza. Une nouvelle version plus Nazie-Tsahal conciliable remixée.

Bien sûr en Israël, il y a énormément de politiques médiocres et foireux qui ramènent leurs fraises sur Gaza ils sont même la majorité, cela ne trompe personne, c'est même un peu pathétique, une entité au nazisme que l'Occident intimidé par le passé à propos des pogroms, appelle démocratie et soutient aveuglement. L'Occidental dénonce le terrorisme du Hamas pourtant déclaré comme mouvement de résistance, ne dit mot concernant la colonisation israélienne en Palestine. Les Palestiniens ont accepté le principe de l'existence d'Israël mais avec l'existence à ses côtés d'un état palestinien, pourquoi Israël refuse-t-il ?
Gageons que le monde Occidental dénoncera avec force l'horrible colonisation et l'antisémitisme des affreux palestiniens. Tout le problème est là : le 2 poids 2 mesures. la réalité est bien plus simple : les gouvernants israéliens ne veulent pas d'état palestinien, ils jouent la carte du fait accompli et baladent les occidentaux et les Arabes. Mais les résistants ne lâcheront pas l'affaire et la lutte palestinienne se poursuivra.

Non, il faut le dire clairement et tout haut : Les Israéliens et maintenant leurs extrémistes ne veulent pas la paix. S'ils la voulaient, il y a belle lurette que cette région serait un havre de prospérité. Non, ils l'ont montré depuis 70 ans en prenant comme prétexte la sécurité d'Israël, ils le montrent tous les jours en agression contre les agressions le Palestinien pour provoquer un nouveau carnage. Ils le montrent en férocités contre les enfants palestiniens qui jettent des pierres, Ils le montrent en devenant hystériques dès que le moindre rabbin démagogue leur annonce la fin de l'Entité sioniste.

Non, ils n'ont jamais voulu la paix, ne serait-ce qu'une seule seconde. Par contre, dès qu'ils sentent que leurs « glorieuses » armées sont en train de se faire mettre en déroute, ils viennent jouer les pauvres victimes d'une « agression terroriste, barbare » qu'ils ont eux-mêmes déclenché et voulue, qu'ils puissent crier victoire contre la résistance sur le cadavre encore fumant de Gaza meurtrie, Faute de venir à bout des combattants du Hamas, Israël s'acharne sur les civils (enfants, femmes et également les journalistes.) !
Fouettage de gueule ! Il n'y a qu'avec Israël, avec les Palestiniens que l'on se permet une telle abjection dans les génocides, Les médias internationaux devraient dire au monde qu'ils n'ont pas hésité à massacrer des bébés, des enfants, et même leur propres enfants, Ils pourraient ajouter l'apartheid, l'humiliation, l'impérialisme racisme colonialisme nazisme sans oublier de noter le non-respect des décisions de l'ONU etc.

Ce qui se passe est terrible, mais il ne s'agit pas d'un combat, à moins de pervertir totalement le sens des mots. Il s'agit d'un génocide et crimes contre l'humanité qui vise à l'extermination des Palestiniens en attendant mieux, Ils ont tué des enfants parce qu'ils étaient Palestiniens. Ils sont même allés jusqu'à tuer leurs animaux de compagnie. Ces ordures ont tué femmes, enfants y compris des bébés parce qu'ils étaient Palestiniens, Israël assume commettre un génocide ciblé à Gaza., et qui vient d'assassiner dans des conditions effroyables plus 15 000 morts, dont une majorité de femmes et d'enfants, dont le plus jeune est âgé de neuf mois. Israël assume de mener une politique nazie et d'avoir commis les pires crimes contre les palestiniens, en taxant les Palestiniens "d'animaux" (ministre de la Défense etc.), en les déshumanisant et en les bombardant. La réalité d'une escalade génocidaire
Il y a des évidences qui altèrent les versions arrangées que la presse occidentale sert quotidiennement sans même prendre la précaution de rendre vraisemblable l'histoire ordonnée. Si le journalisme devrait être résumé à cela, point besoin de faire de longues études pour arriver à si vil résultat de mensonges. Israël est forte de ses soutiens médiatiques et plus facile d'avoir une grande gueule avec dans les mains une épée en acier surtout que l'adversaire reste des enfants, des femmes et des personnes âgées, mais nous avons vu que face aux combattants Palestiniens, son armée sioniste n'avait pas tellement de bravoure.

En occidental la simple évocation de cette évidence reste punit médiatiquement par le vocable conspirationniste en vous plaçant au banc de la société. Mais lorsque l'on a compris que le monde de l'occidental reste une société qui vénère le mensonge, conspirationniste, en effet ceci n'est pas une insulte mais la reconnaissance à l'insu de sionistes d'une intelligence qui ne se soumet pas aux mensonges.

Parcourir les partis politiques, on y trouvera de meilleurs spécialistes autant qu'on pourrait en trouver aux seins des bazars politiques.

Les résistants du Hamas ont foi en la victoire et sont conscient des enjeux notamment que la guerre sera terrible pour le peuple Palestinien mais qu'elle le sera également pour les familles des soldats. Aujourd'hui c'est différent le peuple de la Palestine s'est normalisé en terme sociétal et cela faisait partie également de sa politique .Ils fallait faire des jeunes Palestiniens aptes pour que la simulation des valeurs et pour que la solidarité joue à plein Aujourd'hui la jeunesse Palestinienne ne veut plus porter aucun fardeau de la colonisation.
Tout cela n'est pas nouveau, c'est vrai, mais la légalisation de certaines pratiques de génocides du peuple Palestinien ne peut qu'encourager Israël à devenir encore plus performante, en temps de l'Occupation, lorsque les sionistes amélioraient les ordonnances nazies. Des mineurs, dont certains âgés de moins de 12 ans sont embastillés par Israël, certains depuis 2021 pour jets de pierres. Les Palestiniens tués chaque jour par l'armée sioniste Tsahal sont un bonus, parce que c'est creuser plus profondément le fossé entre Israël et Arabes, aujourd'hui les "bouchers de Gaza", font désormais partie de ceux dont on peut dire "J'irai cracher sur vos tombes", et j'espère bien qu'ils brûleront dans les flammes de l'Enfer ad vitam æternam.

Je pense que les résistants Palestiniens doivent créer un service de renseignements secret pour traquer, pourchasser et juger tous les criminels de ce génocide à tous les niveau et appliquer une jugement adéquat vis-à-vis de ses assassins.

Chasser les palestiniens de Gaza et de Palestine comme en 1948, en assassinant des milliers de civils, sans autres considérations, afin de les terroriser, ne signe pas la fin de la lutte palestinienne, mais celle d'un colonialisme nommé Israël, ayant perdu ce qu'il a cru posséder, à savoir une quelconque légitimité à l'exemple de la reconnaissance internationale de l'apartheid sud-africain, ne l'a pas empêché de disparaitre et il en sera de même pour le l'entité sioniste d'Israël.

Comme en Algérie en 1962, l'état unique à terme où les palestiniens pourront jouir de la totalité d'une terre ancestrale totalement décolonisée reste une certitude, car la vraie défaite d'Israël sera le dépeuplement, il y aura encore plus de sionistes en Europe en faillite qui doit néanmoins se préparer à accueillir des millions d'individus, refusant de vivre à égalité de droits avec un Palestinien voisin de palier.

La Palestine est victime, avec la complicité des médias, d'un négationnisme historique et territorial sans précédent. Ce déni de justice au long cours ne se résoudra que par la restitution des terres volées ce qui permettra à la Palestine d'être judenreïn.
Kader Tahri
www.kader.tahri.com

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Le Hamas fait partie de la solution bien plus que du problème

5 décembre 2023, par Jean-François Delisle — , ,
Le Hamas et le Djihad islamique sont classés comme "organisations terroristes" par les États-Unis, le Canada et l'Union européenne, les principaux alliés d'Israël. À ce titre, (…)

Le Hamas et le Djihad islamique sont classés comme "organisations terroristes" par les États-Unis, le Canada et l'Union européenne, les principaux alliés d'Israël. À ce titre, ils sont bannis de ce qu'on appelle "la communauté internationale", en fait le club dirigeant des puissances occidentales. Ils se trouvent donc rejetés par les élites politiques occidentales. Mais en Palestine (Cisjordanie et Gaza), ces groupes recueillent au contraire un appui assez large moins en raison de leur idéologie religieuse rétrograde que de leur résistance à l'oppression israélienne. L'Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas pour sa part, plus laïque, autoritaire, corrompue et incompétente souffre d'un discrédit démocratique considérable comme on sait.

Évidemment, la charte des ces groupes prône la restauration de la Palestine arabe "de la mer au Jourdain", ce qui implique le démantèlement de l'État hébreu. C'est ce qui dérange avant tout la plupart des classes politiques occidentales et leur sert de prétexte pour leur refuser toute participation à des futures négociations de paix pour le règlement du conflit israélo-palestinien.

"C'est écrit en toutes lettres", fait-on valoir dans les milieux sionistes et pro-israéliens dont les membres se réfèrent à la position du Hamas et du Djihad islamique à l'endroit d'Israël.
Mais entre les positions de principe et la pratique, il existe une distance. Refuser tout contact et par conséquent d'associer ces organisations aux futures négociations sous prétexte qu'elles ne reconnaissent pas formellement le "droit à l'existence d'Israël" contribue au contraire à les radicaliser davantage et à les convaincre que la lutte armée constitue la seule solution.

Ils ne sont pas politiquement homogènes. Il existe parmi eux une aile pragmatique, plus ouverte aux compromis et une autre, plus intransigeante. La seule manière d'isoler celle-ci est d'entamer le dialogue avec celle-là. Ces organisations se fractionneraient alors entre pragmatiques et jusqu'au-boutistes, ce qui entraînerait sans doute entre eux de sérieux conflits que les modérés auraient des chances de remporter, vu le traumatisme et la lassitude de la population palestinienne devant le sanglant blocage actuel de la situation.
La stratégie la plus équitable et la plus juste serait d'admettre ces groupes aux négociations globales entre Palestiniens et Israéliens qui finiront bien par avoir lieu. On doit donc leur retirer l'étiquette de terroristes.

Surtout, cette ligne de conduite permettrait d'avoir une délégation palestinienne représentative de tous les grands courants idéologiques présents en Cisjordanie et à Gaza, la seule garantie d'obtenir une délégation palestinienne vraiment complète et d'aboutir enfin à une paix durable.

Jean-François Delisle

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Le cas Susan Sarandon, ou les limites du militantisme à Hollywood

5 décembre 2023, par Courrier international — , ,
Contre la guerre en Irak, contre la peine de mort, contre l'incarcération de masse… et pour un cessez-le-feu à Gaza. L'actrice américaine a toujours milité pour de nombreuses (…)

Contre la guerre en Irak, contre la peine de mort, contre l'incarcération de masse… et pour un cessez-le-feu à Gaza. L'actrice américaine a toujours milité pour de nombreuses causes, sans que cela ne nuise à sa carrière, relate “The New York Times”. Jusqu'à sa déclaration à une manifestation propalestinienne, qui lui a valu d'être renvoyée de l'agence United Talent Agency.

Tiré de Courrier international.

Pendant des décennies, la carrière de l'actrice Susan Sarandon est restée florissante, alors qu'elle a toujours montré “un intérêt robuste pour l'activisme” et défendu des causes “qui la plaçait bien à la gauche du petit monde de Hollywood”, souligne The New York Times.

La comédienne à la carrière bien fournie, devenue célèbre pour son rôle dans le road-movie Thelma & Louise, sorti en 1991, et qui a remporté l'Oscar de la meilleure actrice en 1996 pour le film contre la peine de mort La Dernière Marche, s'est de tout temps illustrée “en participant à des manifestations, en prononçant des discours engagés à Hollywood ou pour ses déclarations de soutien en faveur de tel ou tel candidat politique”.

Corde sensible

Mais tous ces engagements n'ont eu que “peu d'effet sur sa carrière”, jusqu'à la semaine dernière quand Susan Sarandon, aujourd'hui âgée de 77 ans, a été virée de United Talent Agency, l'une de plus grosses agences artistiques hollywoodienne, pour avoir déclaré, mégaphone en main, lors d'une manifestation propalestinienne organisée le 17 novembre à New York :

“Il y a beaucoup de gens qui ont peur, qui ont peur aujourd'hui parce qu'ils sont juifs, et qui découvrent ce que vivent tant de musulmans, si souvent victimes de violence, dans notre pays.”

Cette déclaration est venue toucher “une corde sensible, à un moment où Hollywood se retrouve divisé sur la guerre entre Israël et le Hamas”, note le quotidien. Certains, dans l'industrie hollywoodienne, s'alarment de la hausse de l'antisémitisme et du fait que le petit monde du cinéma n'ait pas suffisamment exprimé son soutien à Israël après les attaques du Hamas du 7 octobre.

Mais le débat s'est aussi déplacé sur la question de la liberté d'expression. Le clivage sur la guerre en cours à Gaza va en effet bon train dans le monde des arts et du cinéma américain, où “des professionnels du cinéma et des comédiens ont perdu leur emploi ou un rôle après avoir critiqué Israël pour avoir tué des milliers de civils à Gaza”, rappelle le journal.

Si ses prises de position passées “contre la guerre en Irak, contre la faim dans le monde, contre le trafic d'êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle, contre l'incarcération de masse aux États-Unis ou contre la peine de mort” n'ont pas eu de conséquences, le soutien affiché par Susan Sarandon à la candidate du Green Party, Jill Stein, lors de la présidentielle de 2016, et son refus de soutenir la candidate démocrate Hillary Clinton face à Donald Trump lui ont tout de même valu quelques inimitiés.

Au ban du box-office

Mais sa dernière déclaration pourrait bien empoisonner la fin de sa carrière et la mettre au ban du box-office, estime, dans les colonnes du New York Times, Steven J. Ross, professeur à l'université de Californie du Sud.

Pour l'universitaire, Susan Sarandon “comprend qu'il y a un risque. Mais elle croit clairement qu'il est de son devoir de s'exprimer en tant que citoyenne quand elle a la sensation que son pays se fourvoie et qu'une politique ne devrait pas être menée.”

L'actrice a d'ailleurs souligné par le passé que le militantisme était pour elle une obligation morale dérivant de son statut de célébrité, souligne le New York Times. En 2016, elle déclarait déjà à propos de son métier de comédienne qu'il était de nature à “donner au public la possibilité de repenser sa vie et de s'informer”.

Et l'actrice d'enfoncer le clou : “Même si je ne suis vraiment pas experte en rien, cela me donne l'opportunité de faire briller une petite lumière et d'avoir une petite voix au chapitre.”

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Courrier international

En réécoutant « L’Amérique pleure »

5 décembre 2023, par Kaveh Boveiri — , ,
L'écoute de « L'Amérique pleure » dans une salle de cours en sociologie relève des points captivants. Naguère lors de la dernière séance d'un cours en sociologie, nous avons (…)

L'écoute de « L'Amérique pleure » dans une salle de cours en sociologie relève des points captivants. Naguère lors de la dernière séance d'un cours en sociologie, nous avons essayé de voir le nombre des enjeux sociopolitiques discutés dans notre cours que nous pouvons retrouver dans la chanson « L'Amérique pleure » de Les Cowboys Fringants.

Kaveh Boveiri

Voilà le bilan non exhaustif : le travail, l'épuisement professionnel, l'aliénation, la crise climatique, l'inégalité sociale, la survaleur, l'abondance, la solitude, l'hyperindividualisme, l'atomisation, l'automatisation, la surconsommation, l'identité, la violence, et le fétichisme.

Il y a une myriade des livres, des thèses, des recherches et mêmes sous-disciplines qui se trouvent pour chacun de ces enjeux.

Cela dit, tandis que ces derniers majoritairement gardent leur jargon saisissable uniquement pour les gens qui ont déjà maîtrisé un haut niveau d'érudition théorique, le chanteur, Karl Tremblay, l'écrivain de cette chanson, Jean-François Pauzé, et Les Cowboys Fringants relèvent les mêmes enjeux et les mêmes concepts à travers un ensemble des moyens qui touche immédiatement le grand public.

À part ses valeurs musicales dont la répercussion peut être vue en réaction énergétique de la foule, cette mise en lien est créée en deux volets. D'une part, à travers cette compétence unique à pénétrer dans l'âme de personnages de cette « réalité crue », notamment le Québec : un camionneur qui roule sur les routes en Amérique partage ses témoignages et ses réflexions avec nous dans un langage distinct et direct (son accent, son anglicisme, etc.) dans lequel le peuple du Québec se reconnait parfaitement. D'autre part, dans cette médiation, les codes culturels et géographiques de même peuple sont tous mobilisés pour engager l'écouteur ou le spectateur.

Sans une telle médiation qui transmet ces enjeux au grand public, la spéculation purement théorique reste hautement ésotérique et perd son rapport concret avec la vie sociale.

Imaginons un monde dans lequel ce n'est pas « Shape of You » d'Ed Sheeran mais « L'Amérique pleure » qui est vue 6 milliards de fois sur YouTube ! L'image de monde actuel serait sans doute radicalement différente, et cela dans une direction prometteuse. Pour créer ce Nouveau Monde, les artistes comme Karl Tremblay sont incontournables.

Laissons-nous espoir que le monde en général et le Québec en particulier témoigne l'apparition d'un plus grand nombre de Karl Tremblays et ses collègues avant que notre étoile filante ne s'éteigne.

Bonne continuation Les Cowboys Fringants !

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Dulcie, de Benoît Collombat et Grégory Mardon

5 décembre 2023, par Philippe Poutou — , ,
Cela se fait de plus en plus. Voilà une histoire vraie, une enquête menée par Benoît Collombat, et racontée sous la forme d'une bande dessinée, par Grégory Mardon. Cela permet (…)

Cela se fait de plus en plus. Voilà une histoire vraie, une enquête menée par Benoît Collombat, et racontée sous la forme d'une bande dessinée, par Grégory Mardon. Cela permet une lecture plus facile alors qu'il s'agit d'évènements plutôt sordides.

Photo et article tirés de NPA 29

Philippe Poutou Hebdo L'Anticapitaliste (30/11/2023)

Dulcie, de Benoît Collombat et Grégory Mardon Du Cap à Paris, enquête sur l'assassinat d'une militante anti-apartheid, Éditions Futuropolis, 2023, 304 pages, 26 euros

Il est question d'un assassinat politique, celui de Dulcie September, une militante noire sud-africaine contre le régime d'apartheid, le 29 mars 1988 à Paris. Enseignante, Dulcie avait été déjà condamnée à de la prison pour activité militante dans le parti de Nelson Mandela, l'ANC (African National Congress) considéré alors comme terroriste.

Libérée, elle reste sous surveillance et sous menace permanente du pouvoir, alors elle quitte son pays et se retrouve en exil en France. Elle y devient représentante de l'ANC. Elle milite à fond pour soutenir à distance la résistance de son peuple.

À travers le combat de Dulcie, c'est aussi l'histoire des relations de la France et de nombreux pays européens avec le régime sud-africain, qui demeureront plus ou moins officiels et secrets, alors que se développe une mobilisation internationale contre l'apartheid et le racisme, avec une campagne de boycott.

Au fil des pages, les auteurs nous rappellent l'hypocrisie et le cynisme des gouvernants français, notamment celui de Mitterrand, la gauche de l'époque, d'un côté dénonçant le racisme, d'un autre continuant les affaires commerciales avec le régime raciste qui réprime les révoltes noires, qui emprisonne, qui exécute régulièrement les militantEs noirEs.

Parmi ces affaires, il y a la coopération nucléaire et militaire, par la vente importante d'armes, en passant par des intermédiaires européens et le réseau classique de banques. Pas original du tout dans ce monde capitaliste ! Et puis, on retrouve l'État d'Israël (ironie de l'histoire), très impliqué dans l'aide nucléaire et militaire, le trafic passant par là et par l'île de la Réunion (possession française) pour finir en Afrique du Sud.

Cette enquête a le mérite de rappeler toute cette histoire, oubliée ou effacée. Le crime reste impuni trente-cinq ans après, malgré les tentatives de la famille, des militantEs anti-apartheid en France de relancer la justice. Par ce livre, l'hommage est rendu à Dulcie et à toutes celles et ceux qui ont participé au combat anti-apartheid et pro-boycott. Un combat qui en rappelle d'autres.

Vendredi 1 décembre 2023

https://lanticapitaliste.org/

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Quelle caractérisation politique de l’initiative du Hamas du 7 octobre 2023 ?

5 décembre 2023, par Vincent Présumey — , , ,
Nous sommes un mois et demi après le 7 octobre. Au moment où sont écrites ces lignes, les libérations « goutte à goutte » d'otages du Hamas d'une part, de prisonniers (…)

Nous sommes un mois et demi après le 7 octobre. Au moment où sont écrites ces lignes, les libérations « goutte à goutte » d'otages du Hamas d'une part, de prisonniers politiques palestiniens en Israël d'autre part, ont commencé, mais peuvent être stoppées à tout instant, dans le cadre d'une trêve censée durer quatre jours, dont la mise en œuvre a confirmé au grand jour que les contacts officieux entre toutes les parties concernées, du gouvernement Netanyahou au Hamas en passant par le Qatar, l'Égypte, l'Iran, les États-Unis, n'ont jamais été rompus : la collaboration au sommet continue même quand on se fait la guerre, otages et prisonniers, et civils, étant ceux qui trinquent.

25 novembre 2023 | tiré d'aplutsoc
https://aplutsoc.org/2023/11/25/quelle-caracterisation-politique-de-linitiative-du-hamas-du-7-octobre-2023-par-vp/

La « trêve » permet aux gazaouis de revenir dans leurs maisons, souvent détruites, dans un paysage de dévastation. Si la première annonce d'un bombardement d'hôpital par l'armée israélienne avait été un fake (il s'agissait en fait du parking voisin), les atteintes aux hôpitaux et aux structures de santé qui ont eu lieu depuis classent largement les actes de l'armée israélienne dans la même catégorie que ceux des armées de Poutine en Ukraine et de Bachar el Assad en Syrie depuis des années. Une autre ressemblance entre l'orientation ethno-nationaliste du gouvernement Netanyahou et celle de Poutine, qui vient de se manifester, réside dans les attaques contre le grand journal Haaretz, qualifié, en termes tout à fait poutiniens, d'« agent de l'étranger ».

Dans ce moment présent, cet article entend tenter de faire le bilan des conséquences globales de l'« offensive » lancée par le Hamas le 7 octobre – nous verrons d'ailleurs pourquoi le terme « offensive » n'est pas le plus approprié, en reprenant pour terminer la question de la caractérisation de cette opération, après en avoir examiné les conséquences, qui étaient toutes, c'est là un point important, absolument prévisibles, et donc, en un sens, prévues, si ce n'est des exécutants, du moins des commanditaires les plus haut placés.

Il était en effet absolument prévisible, et donc prévu, que cette opération allait momentanément suspendre la crise politique israélienne mettant en cause l'existence même du gouvernement Netanyahou en provoquant une union nationale anti-palestinienne, féroce et vengeresse, union nationale dont l'homme clef, de fait, reste Netanyahou, qui a tout intérêt à la prolonger et donc à prolonger l'écrasement de Gaza et la situation de guerre, car au-delà, c'est la rupture de l'union de façade et la déchéance et la justice qui le cernent.

Pour la nation palestinienne tronçonnée en différents secteurs géographiques sous le contrôle direct ou indirect de l'appareil d'état israélien, situation qu'il est techniquement justifié de qualifier de régime d'apartheid, les conséquences sont catastrophiques. C'est bien sûr le bombardement et l'écrasement de Gaza avec la menace d'une « seconde Nakba ». C'est aussi la violence coloniale en Cisjordanie, avec des centaines de morts palestiniens. C'est une discrimination renforcée et des menaces aggravées contre la population palestinienne ayant la citoyenneté israélienne, et contre les résidents de Jérusalem Est. Tout cela mis bout à bout, avec Gaza comme épicentre, constitue la mise à l'ordre-du-jour de la destruction de la nation palestinienne comme telle, par massacres et/ou déportation de populations. Il ne s'agit pas d'un génocide mais bien d'une dynamique génocidaire, pouvant conduire au génocide, et cela doit être dit.

Naturellement, ce sont des potentialités qui étaient tout à fait à l'œuvre avant le 7 octobre qui se déchaînent ainsi. Mais c'est le 7 octobre qui a créé les conditions socio-politiques du changement d'échelle que constitue leur mise en œuvre. Elles lui sont redevables.

Même un analyste qui entend mordicus conférer à l'opération du 7 octobre le label d'insurrection populaire anticoloniale au point de raconter absolument n'importe quoi, comme nous le verrons plus loin, est bien obligé de reconnaître que « la contre-offensive d'octobre du Hamas a déjà réussi à réunifier une société et un système politique israéliens auparavant profondément divisés. Elle permettra à Benjamin Netanyahu de mettre en œuvre ses plans les plus féroces visant à infliger une terreur massive aux Palestinien.ne.s afin de précipiter leur déplacement forcé. » (Gilbert Achcar, Premiers commentaires sur la contre-offensive d'octobre du Hamas, publié en français dans l'Anticapitaliste le 8 octobre dernier).

Pourrait-on, du point de vue palestinien, envisager à la rigueur que l'unité contre l'adversité coloniale et destructrice, forcée par cette prétendue « contre-offensive », puisse constituer un progrès ?

Cette question appelle une réponse claire : l'unité sous l'égide du Hamas n'est pas possible et elle l'est encore moins après qu'il ait délibérément fourni à Netanyahou les moyens de piéger la nation palestinienne dans la nasse. Juste avant l'opération du 7 octobre, un sondage publié le 25 octobre dans Foreign Affairs indiquait que le soutien des gazaouis au Hamas était au maximum de 20 % des sondés et plus près de 11 %, le Fatah remontant légèrement dans ces conditions mais sans dépasser lui-même les 20 %. Autrement dit, et cela se comprend, 70 % des gazaouis rejettent le Fatah et plus encore le Hamas, qui les gouverne, les flique et les rançonne, et qui a déclaré publiquement depuis l'offensive israélienne que ses tunnels n'avaient jamais eu vocation à servir d'abris aux gens « ordinaires » !

Lors de l'opération du 7 octobre, quelques habitants et quelques jeunes ont suivi les miliciens et nervis entraînés du Hamas qui l'ont réalisée, et il est compréhensible qu'aux toutes premières informations, la masse des Palestiniens ait frémi à l'idée de ce qui semblait s'apparenter au renversement d'un mur, façon mur de Berlin, hé oui. Mais très vite il est apparu qu'il ne s'agissait absolument pas de cela et il n'y a eu aucune levée en masse du peuple palestinien, ce qui n'a d'ailleurs jamais été l'intention du Hamas.

La population de Gaza ne s'implique pas dans les combats. Ce n'est pas pour elle un combat de rue anticolonial, mais un carnage dans lequel il lui est interdit, par les deux forces militaires en présence, d'intervenir. Il n'y a aucune barricade urbaine, aucune foule contre les chars comme en Ukraine en février-mars 2022.

Une nouvelle résistance armée clandestine avait commencé à émerger à Jénine et à Naplouse notamment, avant le 7 octobre, et elle est plus active depuis, en réaction aux agressions coloniales qui s'aggravent bien plus vite. Son avenir militaro-politique dépend de son degré d'indépendance politique, c'est-à-dire avant tout, aujourd'hui, de son degré d'indépendance envers le Hamas. Si, comme y appellent plusieurs organisations de matrice stalino-nationaliste comme le FPLP, elles s'alignent sur lui ou à son service, ce sera pour elles l'impasse et la mort.

Voilà pour ce qui concerne les Palestiniens. Mais une autre conséquence absolument majeure du 7 octobre est une vague antisémite mondiale, grave par elle-même et qui, de plus, parasite la défense nécessaire des Palestiniens et permet parfois de la dénigrer ou de la réprimer. Cet aspect est totalement dénié et tu par tous ceux qui s'accrochent peu ou prou, tel Gilbert Achcar, à la légende campiste d'union sacrée maquillant cette sordide opération en un pseudo-héroïsme désespéré désigné comme « la contre-offensive ». Contre-offensive contre qui ? Contre l'armée israélienne ? Nullement.

Les miliciens islamistes, machistes, fascisants, ont massacré, violé, éventré, égorgé, plus de 1200 personnes, dont une majorité d'israéliens de gauche et pacifistes, comme Vivian Silver, qui rencontrait publiquement Arafat quand c'était interdit, identifiée des jours après par des morceaux de son corps – des morceaux de son corps … Ils s'en sont pris aussi à des Palestiniens et à des travailleurs étrangers, notamment thaïlandais. Ils se sont acharnés sur les jeunes femmes. C'est un pogrom.

Faire passer un pogrom pour un acte de « résistance », fut-ce en dissertant sur son caractère contre-productif ou mal ciblé, c'est cautionner, c'est légitimer, la pire réaction, et c'est, qu'on le veuille ou non, nourrir l'antisémitisme. Moralement, politiquement, et intellectuellement, ce n'est pas mieux que lorsque d'autres légitiment et cautionnent l'écrasement de Gaza et le massacre des gazaouis au nom du « droit d'Israël à se défendre ».

Cette dimension capitale de l'opération du Hamas du 7 octobre est celle qui n'arrive pas à passer parmi les couches militantes qui veulent à tout prix s'en tenir à la rhétorique pro-palestinienne d'antan. Donc ils n'en disent rien ou ils trépignent contre l'indécence des gouvernements occidentaux, et des courants allant de l'extrême-droite à la social-démocratie qui disent dénoncer l'antisémitisme. Mais ce sont eux qui leur laissent, qui leur offrent, ce terrain.

Si l'opération du 7 octobre a mis à l'ordre-du-jour le risque génocidaire menaçant le peuple palestinien, elle a aussi mis mondialement, je dis bien mondialement, à l'ordre-du-jour, l'actualité de la réédition du génocide antisémite comme possibilité historique de la période présente.

On ne combattra ni le capitalisme en général, ni le colonialisme israélien en particulier, si l'on n'intègre pas cette réalité présente et qu'on veut à tout prix continuer à réciter ses petites leçons si faciles sur une Palestine et une bande de Gaza fétichisées, dont l'invocation évite d'avoir à penser non seulement tout le reste, de l'Ukraine au Xinjiang, mais aussi d'avoir à comprendre le présent de Gaza et de la Palestine réelles.

En ce 25 novembre, journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, c'eut été l'honneur des défenseurs des droits démocratiques et nationaux des Palestiniens de dénoncer les violences machistes pogromistes du Hamas, et cela aurait été un soutien efficace aux Palestiniens, car brisant des obstacles politiques et moraux. Inutile de dire que la « gauche pro-palestinienne » mondiale n'y a pas pensé, ou si on le lui a dit, n'a émis que des hoquets de refus …

Sur le plan des relations internationales, la guerre ouverte depuis le 7 octobre est une bénédiction pour Poutine. Elle a fait se dessiner la menace d'une guerre régionale impliquant le Hezbollah et les Houtis, et finalement l'Iran, Israël et les États-Unis, guerre qui se mène déjà en « basse intensité ». Mais simultanément, et ce n'est pas contradictoire, elle a permis, sinon un rapprochement, du moins une manifestation ostensible de volonté de coopération au sommet, entre Biden et Xi Jinping, suivie d'un sommet du G20 auquel Poutine a participé, en visio.

Les éléments de marche à la guerre mondiale et les éléments de coopération contre-révolutionnaire globale, de « sainte Alliance », se développent de manière combinée, et accélérée, depuis l'opération du 7 octobre.

Dans ce cadre, l'armée ukrainienne est plus que jamais privée des moyens d'avancer et son chef d'état-major, Valery Zaluznhy , a, comme on le sait, « mis les pieds dans le plat » à ce sujet.

Ce sont bien les conditions politiques mises en place par et au moyen de l'opération du 7 octobre qui font maintenant envisager à de larges secteurs de l'impérialisme nord-américain et des puissances européennes la nécessité « inéluctable », qu'ils cherchent en fait à créer en retardant et rationnant les armes et les munitions, d'un armistice qui sauverait le régime poutinien en Russie, et ses zones occupées en Ukraine.

De plus, les faiblesses politiques inévitables de Zelenski apparaissent au grand jour précisément depuis le 7 octobre : voulant s'inscrire dans le sillage de Biden, il a tenté de s'affirmer comme soutien résolu d'Israël et de Netanyahou (qui ne veut pas de lui !), faisant un tête-à-queue par rapport à son orientation diplomatique antérieure. On peut ajouter à cela son approbation à l'élection de Milei en Argentine même si celle-ci n'est pas une conséquence directe du 7 octobre.

Enfin, l'opération du 7 octobre, avec toutes les conséquences que je viens d'énumérer, a mis en branle les réflexes campistes à l'échelle mondiale : exit l'Ukraine, cette gêneuse, place au « camp de la paix » contre « Israël » et contre « Washington », et aux théorisations sur l'union nécessaire du « Sud global » contre
« l'Occident » : ce discours est, aujourd'hui, il faut le dire, un discours d'union sacrée avec la bourgeoisie soi-disant « non-occidentale ».

Nous retombons à nouveau, à ce sujet, sur l'article de Gilbert Achcar mentionné plus haut : non seulement celui-ci s'y livre à un exercice violent d'intimidation visant à paralyser la pensée des jeunes militants en leur serinant que la « contre-offensive du Hamas » était légitime et relevait de l'agentivité propre des Palestiniens, mais il préconise de rejeter avec le plus grand « mépris » toute référence à un rôle clef de l'Iran dans l'opération du 7 octobre. Il est pourtant évident qu'une telle provocation était préparée techniquement de manière minutieuse depuis des mois et ne pouvait qu'avoir l'aval d'une puissance militaire disposant de structures de renseignement plus importante que le seul Hamas …

Que le Hamas ait cru que le Hezbollah et les Houtis, voire l'Iran directement, allaient rapidement courir à la rescousse, et que la guerre régionale appelée à se solder, non pas par l'émancipation des Palestiniens dont il n'a cure, mais par le génocide des judéo-israéliens (faisant suite à la répression contre les kurdes et à l'écrasement des syriens arabes sunnites), c'est bien possible. Il est en tout cas indispensable d'intégrer ces éléments dans toute analyse sérieuse – et donc de rejeter … avec mépris, toute tentative d'interdire l'analyse au nom du « mépris » qu'inspirerait la référence au rôle de l'Iran.

Je viens un peu plus haut d'employer le mot-clef, avec celui de pogrom : les pogroms du 7 octobre ont été une énorme provocation, au sens de la provocation policière, internationale, qui a en grande partie, pour l'instant, réussi, à l'échelle mondiale. Cette opération a été totalement réactionnaire dans ses moyens et dans ses finalités.

Que des jeunes militants, notamment dans les milieux les plus directement concernés par la question palestinienne, s'y soient trompés, aient cru, au moins dans un premier temps, y voir une « Intifada » peut se comprendre. Ce qui est beaucoup plus grave est la mise en branle de l'armada idéologique visant à leur interdire de réfléchir et d'analyser pour gagner.

Sans doute, certains Palestiniens grisés d'avoir franchi la frontière le 7 octobre ont été entraînés. Mais les miliciens du Hamas, qui oppriment Gaza avec la complicité israélienne depuis 2007, n'ont jamais voulu infliger une défaite à l'armée israélienne et ont sciemment organisé des pogroms, viols, tortures, crimes. Que, derrière ces miliciens, des idéologues viennent théoriser le fait qu'il s'agirait là d'une violence d'opprimés qu'expliquerait le « contexte » de décennies d'oppression, ne doit pas leur faire prendre des vessies pour des lanternes.

Nous avons eu Didier Fassin comparant les pogroms du Hamas au massacre d'une centaine de colons par des Hereros en Namibie en 1907, qui furent ensuite exterminés, avec les Nama'a, dans le premier génocide (et double génocide) du XX° siècle. Et le pompon revient, devinez … à Gilbert Achcar qui, dans le même article, ne trouve rien de mieux que de comparer ce massacre au soulèvement du ghetto de Varsovie : il a donc choisi d'être celui qui oserait cela. Nous avons là une insulte aux Hereros et une insulte aux insurgés du ghetto, amalgamés à des miliciens oppresseurs, oppresseurs à Gaza, pogromistes sur les lisières de Gaza. On pourrait, et certains d'ailleurs l'ont fait, avec les mêmes raisonnements, faire passer les SA pour des révoltés plaçant juste un peu mal leur anticapitalisme, et leur accorder la même empathie qu'aux Hereros et aux jeunes insurgés du ghetto de 1943 qui savaient très bien qu'ils périraient et avaient choisi de mourir en combattant …

D'ailleurs, la terreur populaire, celle des opprimés, elle-même, ne doit pas être notre « tasse de thé ». Gracchus Babeuf écrivait à sa femme le 25 juillet 1789 :

« Je comprends que le peuple se fasse justice, j'approuve cette justice lorsqu'elle est satisfaite par l'anéantissement des coupables ; mais pourrait-elle aujourd'hui n'être pas cruelle ? Les supplices de tous genres, l'écartèlement, la torture, la roue, les bûchers, les gibets, les bourreaux multipliés partout, nous ont fait de si mauvaises mœurs ! Les maîtres au lieu de nous policer, nous ont rendus barbares parce qu'ils le sont eux-mêmes. Ils récoltent et récolteront ce qu'ils ont semé ; car tout cela, ma pauvre petite femme, aura des suites terribles : nous ne sommes qu'au début. »

Ce que Jean Jaurès commente ainsi dans son Histoire socialiste de la Révolution française :

« O dirigeants d'aujourd'hui, méditez ces paroles : et mettez dès maintenant dans les mœurs et dans les lois le plus d'humanité qu'il se peut pour la retrouver au jour inévitable des Révolutions ! Et vous, prolétaires, souvenez-vous que la cruauté est un reste de servitude : car elle atteste que la barbarie du régime oppresseur est encore présente en nous. Souvenez-vous qu'en 1789, quand la foule ouvrière et bourgeoise se livrait un moment à une cruelle ivresse de meurtres, c'est le premier des communistes, le premier des grands émancipateurs du prolétariat, qui a senti son cœur se serrer. »

Mais, répétons-le, la provocation du 7 octobre ne relève pas de cette violence-là. Contre-révolutionnaire sur toute la ligne, alignée à 100% sur l'impérialisme multipolaire, elle a placé la nation palestinienne dans la pire situation de toute son histoire, fait surgir des profondeurs une vague antisémite, affaibli la résistance ukrainienne, rapproché le risque de guerre mondiale tout en intensifiant la collaboration de toutes les puissances impérialistes du « Nord » comme du « Sud ». Elle renforce l'urgence de comprendre le monde réel de l'impérialisme multipolaire, si l'on veut, tout simplement, ne pas finir en petits soldats de l'union sacrée et de la réaction sur toute la ligne.

VP, le 25/11/2023.

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La « triple inégalité » qui est au cœur de cette crise climatique

5 décembre 2023, par Adam Tooze — ,
Les conférences internationales telles que la prochaine COP28 [qui se tiendra à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre 2023] peuvent apparaître comme des événements routiniers et (…)

Les conférences internationales telles que la prochaine COP28 [qui se tiendra à Dubaï du 30 novembre au 12 décembre 2023] peuvent apparaître comme des événements routiniers et conventionnels. Mais elles sont importantes.

25 novembre 2023 | trié du site alencontre.org | Photo : São Paulo : des enfants d'une favela jettent de l'eau pendant la vague de chaleur extrême (58,5°C), antérieure à l'été.
http://alencontre.org/ecologie/la-triple-inegalite-qui-est-au-coeur-de-cette-crise-climatique.html

Si l'on examine la carte climatique du monde que nous devrions habiter dans 50 ans, on voit une ceinture de chaleur extrême encerclant le milieu de la planète. La modélisation du climat à partir de 2020 suggère que d'ici à un demi-siècle, environ 30% de la population mondiale projetée – à moins d'être contrainte de se déplacer – vivra dans des endroits où la température moyenne sera supérieure à 29 °C. C'est une chaleur insupportable. A l'heure actuelle, pas plus de 1% de la surface terrestre est aussi chaude, et il s'agit principalement de zones inhabitées du Sahara.

Si le scénario est aussi dramatique, c'est parce que les régions du monde les plus gravement touchées par le réchauffement climatique – surtout l'Afrique subsaharienne – sont celles qui devraient connaître la croissance démographique la plus rapide au cours des prochaines décennies.

Mais malgré cette croissance démographique, ce sont aussi les régions qui, selon les données actuelles, contribueront le moins aux émissions à l'origine de la catastrophe climatique. L'inégalité est si grande que les 50% de la population mondiale qui ont les revenus les plus faibles – 4 milliards de personnes – ne contribuent qu'à 12% des émissions totales. Et ceux et celles qui se trouvent tout en bas de l'échelle ne sont pratiquement pas des contributeurs. Les émissions de CO2 par habitant au Mali représentent environ un soixante-dixième de celles des Etats-Unis. Même si le tiers de la population mondiale qui dispose du revenu le moins élevé – plus de 2,6 milliards de personnes – parvenait à dépasser le seuil de pauvreté fixé à 3,20 dollars par jour, les émissions totales n'augmenteraient que de 5%, soit un tiers des émissions des 1% les plus riches.

La moitié de la population mondiale, sous la conduite des 10% les plus élevés de la pyramide des revenus – et, surtout, l'élite mondiale – alimente et gère un système de production à l'échelle planétaire qui perturbe l'environnement pour tout le monde. Les répercussions les plus graves sont subies par les plus pauvres et, dans les décennies à venir, elles deviendront progressivement plus extrêmes. Pourtant, étant donné leur pauvreté, ils sont pratiquement dans l'incapacité de se protéger.

C'est la triple inégalité qui définit l'équation climatique mondiale : la disparité des responsabilités dans la survenue du problème, la disparité des impacts de la crise climatique et la disparité des ressources disponibles pour l'atténuation et l'adaptation.

Dans la zone dangereuse de la dégradation climatique, tout le monde n'est pas pauvre et désarmé. Le sud-ouest des Etats-Unis dispose des ressources nécessaires pour faire face lui-même. L'Inde est un Etat doté. Mais le réchauffement planétaire posera d'énormes problèmes de répartition. Comment les réfugiés climatiques seront-ils réinstallés ? Comment l'économie s'adaptera-t-elle ? Pour des Etats fragiles comme l'Irak, cela pourrait s'avérer trop difficile. Le risque est qu'ils passent d'une situation de survie à un effondrement pur et simple, faute de pouvoir fournir de l'eau et de l'électricité pour la climatisation – éléments essentiels à la survie dans des conditions de chaleur extrême. En Irak, cet été, des milliers de personnes se sont entassées dans leurs voitures climatisées, faisant tourner leur moteur pendant des heures pour survivre à des pics de chaleur dépassant les 50 degrés.

On pourrait dire, plus ça change, plus les pauvres souffrent et les riches prospèrent. Mais les conséquences de la triple inégalité climatique sont radicales et nouvelles. Les pays riches ont longtemps commercé sur la base d'un change inégal avec les pays pauvres. A l'époque du colonialisme, ils ont pillé les matières premières et réduit en esclavage des dizaines de millions de personnes. Pendant les deux générations qui ont suivi la décolonisation, la croissance économique a largement délaissé ce que l'on appelait alors le tiers-monde.

Depuis les années 1980, avec l'accélération de la croissance économique de la Chine, le rayon du développement s'est considérablement élargi. Les 40% du milieu de la pyramide des revenus dans le monde contribuent aujourd'hui à 41% des émissions mondiales, ce qui signifie qu'ils ont atteint un niveau considérable de consommation d'énergie. Mais cette « classe moyenne mondiale », concentrée surtout en Asie de l'Est, réduit à néant le budget carbone restant pour les personnes aux revenus les plus faibles, et sa croissance entraîne des dommages irréversibles à certaines des populations les plus pauvres et les plus démunies du monde.

Telle est la nouveauté historique de la situation actuelle. Alors que nous nous rapprochons de plus en plus de la limite de la tolérance environnementale – soit les conditions dans lesquelles notre espèce peut prospérer – le développement du monde riche compromet systématiquement les conditions de survie de milliards de personnes dans la zone de danger climatique. Ces personnes ne sont pas seulement exploitées ou évincées mais aussi victimes des effets climatiques de la croissance économique qui a lieu ailleurs. Cet enchevêtrement violent et indirect est inédit par sa qualité et son ampleur.

Les relations violentes et inégales entre les collectivités impliquent généralement un certain degré d'interaction et peuvent, par conséquent, faire l'objet d'une résistance. Les travailleurs et travailleuses peuvent faire grève. Ceux qui sont pris dans des relations commerciales déloyales peuvent boycotter et imposer des sanctions. En revanche, la « victimisation » écologique sans lien de subordination n'implique aucune relation de ce type et offre donc moins de possibilités de résistance à l'intérieur du système. Il est possible que l'explosion des pipelines qui transportent l'énergie des pays pauvres vers les consommateurs riches devienne une forme de protestation (voir l'ouvrage d'Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Ed. La Fabrique, 2020). Ce serait certainement un signal. Mais ne pouvons-nous pas espérer des ripostes plus constructives à la triple inégalité ?

C'est encore cette question qui donne toute son importance aux conférences mondiales sur le climat, comme la COP28, qui débute le 30 novembre. Elles peuvent sembler être des événements routiniers et conventionnels, mais c'est dans ces espaces que peut être exposé, sous une forme politique, le lien mortifère entre la production de pétrole, de gaz et de charbon, le type de consommation [et de production] des pays riches et les risques mortels auxquels s'affrontent ceux qui se trouvent dans la zone de danger climatique.

C'est sur cette tribune que les activistes et les gouvernements peuvent clouer au pilori le refus honteux des pays riches de coopérer à la mise en place d'un fonds de compensation pour dédommager les pays les plus menacés de leurs préjudices et dommages. La nécessité d'un tel fonds a été reconnue en principe lors de la COP27 en Egypte [du 8 au 18 novembre 2022]. Mais depuis, la résistance des négociateurs états-uniens et européens s'est durcie. A l'approche de la COP28, l'organisation et le financement du fonds restent toujours à définir.

Un tel fonds n'est pas une solution au problème de la triple inégalité. Pour cela, nous avons besoin d'une transition énergétique globale et de nouveaux modèles de développement véritablement inclusifs et durables. Mais un fonds pour les préjudices et les dommages ferait ressortir une chose essentielle : la reconnaissance que la crise climatique mondiale n'est plus un problème de développement à venir. Nous sommes entrés dans une phase où le fait de ne pas s'attaquer d'urgence à la crise croissante devient un processus actif de pénalisation. Une pénalisation qui réclame, au moins, une reconnaissance de responsabilité et une compensation adéquate. (Article publié dans The Guardian le 23 novembre 2023 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Adam Tooze est professeur d'histoire à l'université de Columbia.

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La lutte contre le colonialisme israélien est aussi un combat syndical

5 décembre 2023, par Verveine Angeli — , ,
On oublie parfois que l'une des dimensions de l'occupation et de la colonisation israélienne, c'est la surexploitation des travailleurs·ses palestinien·nes et leur extrême (…)

On oublie parfois que l'une des dimensions de l'occupation et de la colonisation israélienne, c'est la surexploitation des travailleurs·ses palestinien·nes et leur extrême marginalisation économique (marquée notamment par un sous-emploi massif), en particulier à Gaza soumis à un blocus inhumain depuis plus de quinze ans. Le combat anticolonialiste a donc nécessairement une dimension syndicale, à la fois en Palestine-Israël mais aussi dans le mouvement international de solidarité avec la lutte des Palestinien·nes.

Cet article de Verveine Angeli est un point de vue qui ne saurait être exhaustif sur la question syndicale et la Palestine. Il est le produit des réflexions et des actions de militant·es de l'Union syndicale Solidaires actif·ves dans le groupe Palestine du syndicat.

28 novembre 2023 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/syndicalisme-palestine-anticolonialisme-israel-guerre-gaza/

Il est encore plus difficile dans ces temps de guerre de faire un point précis sur la situation des syndicats palestiniens et leur place dans le contexte. Néanmoins il est remarquable que ceux-ci aient produit un appel international commun « Stop arming Israël, End all complicity » appelant à des prises de position et à l'action pour arrêter d'armer Israël, ce qui n'est pas arrivé depuis longtemps. Cette déclaration est significative à deux titre : elle regroupe des syndicats de Cisjordanie et de la bande de Gaza ; et d'autre part elle regroupe des syndicats officiels et des syndicats indépendants.

Elle est le signe d'une volonté commune d'agir dans une situation dramatique pour le peuple palestinien que ce soit à Gaza sous les bombardements et en Cisjordanie avec les violences des colons et des forces de répression israéliennes qui tuent et emprisonnent, violences qui redoublent depuis le 7 octobre. Elle est un appel aux syndicats du monde…

Un syndicalisme ancré dans la réalité de la colonisation

Travailler en Palestine, être syndicaliste en Palestine, c'est être en permanence confronté à une double contrainte, celle de la lutte quotidienne pour un salaire, pour un emploi, c'est aussi le faire dans des conditions très spécifiques, celles de l'occupation et de la colonisation.

Les conditions inhumaines relayées par la presse dans lesquelles les travailleurs de Gaza employés en Israël ont été renvoyés à Gaza bombardée ou expulsés vers la Cisjordanie sont l'expression de la violence de l'Etat d'Israël dans le contexte actuel. Mais ces événements ne font que refléter ce que ceux et celles, Palestinien·nes qui travaillent avec (ou sans permis) dans les territoires de 48 vivent de façon quotidienne : passages de check-points en pleine nuit, massé·es dans des couloirs grillagés comme des cages, menaces permanentes de suppression des permis de travail si on a des traces de produit chimique (un engrais par exemple) ou un membre de la famille ou du village qui a été arrêté, fermeture des check-points au moindre incident… ce qui veut dire l'absence de travail et l'absence de ressource.

Pour ceux et celles qui travaillent de façon illégale dans les colonies de Cisjordanie c'est une précarité encore plus grande sans salaire minimum, sans convention, sans garanties pour des travaux dangereux comme sont ceux du bâtiment. En Cisjordanie, ce sont des taux de chômage élevés, des emplois très précaires tant l'économie est bridée par la situation coloniale : développement des télécommunication entravé (ce qu'avait dénoncé le rapport demandant le désinvestissement d'Orange), interdictions d'installer des panneaux solaires, services postaux non reconnus internationalement, courrier et colis bloqués parfois pendant des mois voire des années…

En Cisjordanie le taux de chômage est était de 18% en 2018 et de 52% à Gaza et globalement de 44% chez les jeunes, l'emploi de fonctionnaires est soumis aux subsides que l'Autorité palestinienne reçoit et transmet ou non à Gaza. Et dans la situation actuelle, les salaires ne sont pas versés, les ressources étant bloquées par Israël. La lutte pour le droit à un salaire, à un emploi, pour l'égalité des droits prend un sens évidemment particulier.

Il faut citer la situation des travailleur·euses palestinien·nes d'Israël soumis·es aux discriminations, aux interdits professionnels qui s'ajoutent à des conditions d'existence contrôlées, de logement limitées parce que toute parcelle de territoire supplémentaire est impossible à obtenir pour les Palestinien·nes d'Israël1.

Un syndicalisme marqué par le virage néolibéral et répressif lié aux accords d'Oslo

Les accords d'Oslo sont connus pour avoir porté la perspective de la construction de deux Etats, perspective qui s'éloigne entre autres à cause de l'installation de colons sans cesse plus nombreux·euses en Cisjordanie. La mise en place de toute une série de mesures économiques et financières néo-libérales a accompagné ces accords. Elles pèsent sur le monde du travail d'autant plus qu'elles s'appliquent dans le contexte colonial : c'est le cas des prêts immobiliers alors que l'espace est grignoté par les colonies illégales et de la mise en place de réformes inspirées par le Fond monétaire international.

Une des grandes mobilisations syndicales des années 2018-2020 a été la lutte contre la mise en place d'une sécurité sociale sur un mode néo-libéral dans lesquels les travailleur·euses ne pouvaient avoir aucune confiance : Un des enjeux était la récupération des cotisations sociales des travailleur·euses employé·es en Israël, projet perçu comme l'objet d'un véritable chantage. Bref, un espace sans Etat et sans démocratie, soumis aux diktats d'Israël et au bon vouloir des pays occidentaux et des organismes internationaux qui versent l'argent sous condition.

Oslo, c'est aussi la mise en place des permis pour travailler dans les territoires de 48 quand les travailleur·euses viennent de Cisjordanie et plus récemment de Gaza (ce qui a été présenté comme une des ouvertures de Netanyahou), alors qu'ils n'étaient pas nécessaires avant Oslo. Ces permis constituent un chantage permanent et ont tous été supprimés s'agissant de Gaza aujourd'hui et aucun·e travailleur·euse de Cisjordanie ne peut venir travailler. L'appel d'Israël à l'émigration en provenance des pays asiatiques vise à remplacer la main d'œuvre palestinienne toujours suspectée.

C'est aussi une situation où les fonctionnaires payés par l'Autorité palestinienne (avec l'argent donné par l'occident…) se serrent la ceinture, y compris après des grèves ayant conduit à des accords (cela a été le cas amenant les enseignants à une grève générale en 2016). Et où la répression des mouvements syndicaux est sévère conduisant à des emprisonnements, des licenciements…

Un mouvement syndical émietté et corseté

Autre conséquence d'Oslo, les cotisations syndicales que paient les travailleur·euses palestinien·nes en Israël (elles sont obligatoires) sont normalement reversées au syndicat palestinien officiel, la PGFTU. La Histadrout, est le syndicat israélien qui reçoit de façon automatique les cotisations. Elle a été créée en 1920 comme Fédération des Travailleurs hébreux en Terre d'Israël et a été un élément essentiel de la colonisation.

Ce reversement est vécu par de très nombreux·ses travailleur·euses et les syndicats indépendants comme le signe d'une collaboration de fait avec l'Etat d'Israël et l'occupation. C'est un moyen, quand ces cotisations sont effectivement versées, ce qui n'est pas toujours le cas, de financement du syndicalisme officiel. L'Autorité palestinienne défend cette pratique et en fait un moyen de pression sur l'ensemble du mouvement syndical, en réprimant et supprimant tout moyen d'existence aux syndicats indépendants. Cela ne l'empêche pas de tenter de contrôler, notamment en nommant les dirigeants syndicaux, certains secteurs de la PGFTU qui deviennent trop remuant (comme cela a été le cas pendant la grande grève des enseignant·es de 2016).

Dans les faits les syndicats indépendants sont organisés en une multitude de secteurs professionnels. Ce fonctionnement éclaté est lié tant à la volonté de contrôle des travailleur·euses de l'action sur leur champ professionnel, qu'aux difficultés d'un fonctionnement démocratique d'une organisation syndicale dans un contexte répressif et de faibles moyens, sans oublier les positionnements et liens avec des courants politiques qui peuvent exister2.Un syndicalisme interprofessionnel a de fait des difficultés à exister hormis dans sa forme officielle. Il faut noter aussi l'existence d'organisations de base de chômeurs, de femmes, liées à la santé qui ont une action sur les enjeux du travail sans être formellement des syndicats, ou la constitution lors de mobilisations comme celle des enseignant·es de structures d'auto-organisation en lieu et place de la fédération de la PGFTU sous contrôle de l'AP.

On peut dire que les syndicats indépendants en Cisjordanie participent d'un mouvement social multiforme qui prend sa place dans des mobilisations récurrentes contre l'occupation et la colonisation et de contestation de la politique de l'Autorité palestinienne. Mais il n'est pas en situation d'être de premier plan y compris lors de l'évènement décisif qu'a été la grève générale de 2018 qui concernait la totalité des territoires et populations palestiniennes. A Gaza il semble que le Hamas ait tenté d'avoir lui aussi la mainmise sur le mouvement syndical à travers la PGFTU locale.

Dans les territoire de 48, le petit syndicat des travailleurs arabes « Arab workers union » installé dans la ville palestinienne de Nazareth est actif à défendre les travailleur·euses palestinien·nes et à relayer des informations. Nombreux sont les syndicats qui ont appelé à la solidarité et dénoncé les conditions de la guerre actuelle contre le peuple palestinien3.

Les syndicats en Occident et le soutien à la Palestine

Les organisations syndicales internationales Confédération syndicale internationale (CSI), la Confédération européenne des syndicats (CES), les branches syndicales internationales pratiquent un équilibrisme qui exprime l'absence de volonté de prendre position sur la situation en Palestine en assumant des relations avec la PGFTU palestinienne et la Histadrout. Une des demandes traditionnelle des syndicats palestiniens indépendants est la rupture des liens avec la Histadrout. Cette exigence a porté ses fruits dans certaines occasions par exemple lors du congrès de l'European public services union (EPSU) en Irlande en 2019 où la décision de rompre les liens a été prise.

Un réseau syndical européen de solidarité avec la Palestine (ETUN) porte entre autres ces batailles. Ce réseau est constitué pour l'essentiel de syndicats norvégiens, irlandais, anglais, belges et de l'Etat espagnol, ainsi que de Solidaires, tous très engagés dans la solidarité avec la Palestine par l'organisation de campagnes, de délégations, de soutien direct aux syndicats sur place. Des syndicats ont ainsi décidé de répondre à l'appel intersyndical à l'action venu de Palestine contre le commerce des armes4.

Il faut citer en France l'initiative à laquelle ont participé pour plusieurs campagnes la CGT et Solidaires, rejointes par la CFDT, au côté d'associations de solidarité (en particulier l'AFPS), de l'organisation palestinienne Al Haq (devenue organisation terroriste selon Israël) et d'ONG (notamment le CCFD, la FIDH, la LDH…) pour exiger le désinvestissement de certains projets dans lesquels sont présentes des entreprises françaises en complicité avec la colonisation : cela a été le cas avec une victoire pour Orange, une victoire partielle pour le tramway de Jérusalem dans lequel étaient présentes deux filiales de la SNCF et de la RATP, une campagne sur les banques qui ont des participations dans les banques israéliennes et/ou projets d'investissement dans les colonies.

Il faut citer encore la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) à laquelle de nombreux syndicats palestiniens nous invitent à participer étant eux-mêmes partie prenante de la Boycott national campaign en Palestine (notamment contre AXA, Puma, HP, Carrefour…). Il faut souligner pour toutes ces actions le rôle décisif de ceux et celles qui documentent la complicité des entreprises avec l'occupation et la colonisation. C'est le cas de Who profits, centre de recherche basé en Israël.

Evidemment, les liens directs sont entre syndicats sont décisifs, et encore mieux entre syndicats des mêmes secteurs professionnels parce qu'ils concrétisent la solidarité. Cette nécessité étant renforcée par l'éclatement des organisations en Palestine.

L'ensemble de ce travail effectué depuis des années a permis que s'expriment des prises de positions syndicales dans la guerre actuelle notamment sur l'arrêt des livraisons d'armes à Israël et que le positionnement de Solidaires dans ce contexte de forte pression sur les forces militantes puisse s'appuyer sur une activité et des engagements existants. Il nous faut néanmoins constater qu'au regard de l'aggravation de la situation sur place pour la population palestinienne, quel que soit l'endroit où elle se trouve, il serait nécessaire de renforcer encore l'action syndicale dans notre pays aujourd'hui pour un cessez-le-feu immédiat et demain pour l'arrêt de l'occupation et de la colonisation.

Références

⇧1 Voir le film Contrefeux qui présente cette situation lors d'une délégation syndicale en 2019 https://vimeo.com/345343417
⇧2 Voir la revue internationale Palestine de l'Union syndicale Solidaires : https://solidaires.org/sinformer-et-agir/brochures/international/revue-internationale-n14-palestine-fragments-luttes-et-analyses/
⇧3 Syndicat des professeur.e.s et des employé.e.s de l'Université de Birzeit : https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/10/13/nous-sommes-tous-tes-des-palestinien-ne-s-le-communique-du-syndicat-des-professeur-e-s-et-des-employe-e-s-de-luniversite-de-birzeit/ et https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/11/10/nous-sommes-toutes-et-tous-le-sud/.
Syndicat des journalistes palestiniens, 16 octobre 2023 : https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/10/16/syndicat-des-journalistes-palestiniens-a-gaza-des-crimes-contre-les-journalistes/ et https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/11/03/le-journalisme-nest-pas-un-crime-lettre-du-syndicat-des-journalistes-palestinien-ne-s/

Syndicat des Travailleurs Palestiniens des Services postaux sur l'occupation sioniste et la guerre contre les Palestiniens : https://agencemediapalestine.fr/blog/2023/10/15/communique-du-syndicat-des-travailleurs-palestiniens-des-services-postaux-sur-loccupation-sioniste-et-la-guerre-contre-les-palestiniens/

Appel des étudiants palestiniens aux étudiants du monde entier : Stop au génocide et fin de la complicité avec l'apartheid israélien, 23 octobre 2023 : https://www.bdsfrance.org/appel-des-etudiants-palestiniens-aux-etudiants-du-monde-entier-stop-au-genocide-et-fin-de-la-complicite-avec-lapartheid-israelien/

⇧4 En Belgique : http://www.etun-palestine.org/site/2023/10/31/belgian-transport-unions-refuse-to-load-and-unload-weapons-going-to-israel-and-call-for-an-immediate-ceasefire/
En France : https://sudindustrie.org/wp-content/uploads/2023/11/Communique-secteur-armement-SUD-Industrie.pdf

Tout achat d’acte sexuel est une violence sexuelle et sexiste

5 décembre 2023, par Amicale du Nid — , ,
Nous sommes dans une période, novembre, de rappel de la nécessité d'une lutte sans faille contre les violences masculines envers les femmes et les enfants. Elles sont toujours (…)

Nous sommes dans une période, novembre, de rappel de la nécessité d'une lutte sans faille contre les violences masculines envers les femmes et les enfants. Elles sont toujours là, partout, variées, nombreuses, accrues par les conflits armés et les migrations, terribles par ce qu'elles disent des agresseurs, par les conséquences destructrices sur les victimes et par ce qu'elles montrent des structures profondes de nos sociétés.

Tiré de Entre les lignes et les mots

Parmi les viols, incestes, harcèlements, coups, enfermements, violences psychologiques, féminicides il y a la prostitution et le système prostitutionnel qui concerne ceux qui le créent, les prostitueurs (clients et proxénètes-trafiquants), leurs victimes : les personnes prostituées, les institutions qui laissent faire ou promeuvent ce pur produit de la domination masculine et les médias qui entretiennent l'idée de pulsions sexuelles masculines incontrôlables (une essentialisation de la virilité) à satisfaire sous peine de désordres… Il y a celles et ceux aussi qui restent dans l'impensé d'une violence – et donc l'autorisent -, la prostitution, qui fait des millions de victimes chaque année dans le monde, femmes, enfants, personnes trans et hommes et une massive mise en esclavage.

Pour maintenir en place cet élément important du rapport social de sexe, la mise à disposition des corps des femmes, leur exploitation sexuelle au profit des hommes, tout est bon, même l'appel aux bons sentiments comme le font ceux (et quelques celles) qui réclament ou mettent en place une « assistance sexuelle » pour les personnes en situation de handicap.

Cette « idée », devenue réalité, de créer une « assistance sexuelle », n'est pas une assistance à la vie affective et sexuelle des personnes en situation de handicap mais l'offre à des hommes puisque c'est eux qui le demandent en grand nombre, d'un « service sexuel » apporté par une personne qui est ou serait rémunérée pour cela.

En fait il s'agit de prostitution habillée de compassion pour ceux qui disent ne pouvoir accéder à la jouissance sexuelle seuls ou en relation avec une autre personne. Il s'agit de contourner la loi abolitionniste de la France, celle du 13 avril 2016, qui sanctionne le proxénétisme et les clients de la prostitution. Toute une énergie et un lobbying sont mis en œuvre pour obtenir cela. Nous l'avons constaté lors d'une table ronde organisée lors de l'université d'été du CNCPH, Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées, les 18-20 septembre 2023, intitulée « assistance sexuelle qu'est-ce qui bloque ? ». C'est avec stupéfaction que nous avons appris que le Département de Meurthe et Moselle, par un projet-expérience soutenu par la première vice-présidente du conseil départemental, s'engageait sur la voie de la mise à disposition de personnes payées aux personnes handicapées qui demanderaient des actes sexuels.

La loi abolitionniste de 2016 ne peut en aucun cas subir des exceptions. Pensez à une loi abolitionniste de l'esclavage qui permettrait des exceptions… La loi de 2016 doit être totalement appliquée et renforcée quant aux sanctions contre les clients. Au lieu de cela, la volonté politique manquant sur ce sujet comme sur le sujet général de l'égalité entre les femmes et les hommes, le développement de l'assistance sexuelle s'est fait en France à bas bruit et ses tenants ont diffusé leurs plaidoyers dans les instituts de formation de travailleur·ses sociaux·ales, avec certainement le projet d'ouvrir une option « service sexuel » dans les formations proposées… Tout pour conforter les représentations attentatoires à la loi abolitionniste et réglementaristes de la prostitution comme travail, « travail du sexe ». Toute brèche dans la loi de 2016 serait une remise en cause de la loi et ce serait, comme le dit le CCNE (Conseil Consultatif National d'Ethique), s'affranchir des principes éthiques qui s'y réfèrent.

La plupart de ces demandeur·ses de « prostitution spécifiqu » ont une très, trop, faible conscience que la violence et toutes sortes de violences rodent autour et dans la sexualité. Iels ne veulent pas voir la violence que constitue l'utilisation d'autrui comme objet sexuel et demandent donc la formation et le suivi des personnels affectés à ces tâches. Qui va former ces intervenant·es (certainement plutôt des femmes), comment vont être organisés les travaux pratiques ? Parents, si votre fille choisit de faire des études de travail social, méfiez-vous !

Hélas, une association créée par Marcel Nuss connu pour son opposition violente à la loi de 2016, a mis en place depuis quelques années une formation d'assistanat sexuel. L'Etat a laissé faire et des instituts de travail social ont osé faire la publicité de ces formations. Mais pour contourner la rareté des candidates, n'est-il pas fait appel à des femmes vulnérables, exactement les mêmes qui sont recrutées par les proxénètes, voire à des femmes qui seraient déjà en situation de prostitution ? Dans la table ronde évoquée était invitée une personne qui se disait escort et qui faisait de « l'assistance sexuelle », une prostitution qu'on ne va pas tarder à voir appelée « prostitution éthique ».

Pour emporter le consensus, les promoteurs·rices d'une mise en place officielle de l'assistance sexuelle, affichent une prudence équivoque et ne craignent pas le ridicule. Ainsi le projet du Département de Moselle qui enfreint la loi, est de ne pas aller jusqu'à la pénétration dans cette prestation sexuelle, comme si seule la pénétration était un acte sexuel, certes potentiellement le plus agressif, mais l'agression sexuelle est faite aussi d'attouchements, de paroles, de modes divers de coercition du corps de l'autre. Et qui assistera à la séance pour contenir les actes, interdire la pénétration ?

Vraiment celleux qui promeuvent l'assistance sexuelle jouent avec le feu et surtout avec les vulnérabilités des personnes. Rappelons que dans cet arrangement pour service sexuel il y a deux acteurs·trices :

D'une part le client, personne en situation à des degrés divers de handicap, qui paie ou pour lequel la collectivité paie et qui comme les autres clients de la prostitution est violent dans sa demande et sa pratique de chosification de l'autre et peut exiger et exercer diverses formes de violences pendant la séance. Pourquoi un homme en situation de handicap ne ferait pas partie du système de domination masculine ? Une façon bizarre de mettre à part des hommes que l'on juge tellement vulnérables qu'ils ne peuvent faire violence à d'autres. Pourtant nous avons des exemples du contraire.

D'autre part le ou la « prestataire de service » : dès que l'on a approché la situation et la vie des personnes prostituées, on connait les vulnérabilités et les emprises qui les ont amenées à la prostitution et les conséquences, souffrances et atteintes graves à leur santé. Toute effraction de l'intimité est traumatisante, un titre « d'assistant·e sexuelle » ne l'évitera pas mais par contre banalisera la prostitution et la transformera en bienfaisance, comme souvent encore dans les représentations : porter secours à des hommes en « besoins irrépressibles ». Il faut aussi penser aux prestataires hommes qui verraient dans cette « activité » une façon de violer sans risque pour eux des personnes vulnérables, femmes, hommes, trans.

Pendant la table ronde évoquée, un député socialiste qui avait mis un certain temps à comprendre la nécessité de la loi abolitionniste de 2016, et qui avait eu le projet de l'assistance sexuelle dans son Département, a proposé de faire appel à des bénévoles pour cette « assistance sexuelle ». Naïveté ou duplicité ?

Si deux personnes ont un attrait réciproque, l'une pour l'autre, alors elles peuvent avoir une relation sexuelle et cela ne s'appelle pas du bénévolat. Mais si par bénévolat, on entend que des femmes qui savent et aiment se sacrifier, aider les autres, prendre soin etc. – c'est leur vocation n'est-ce pas ? – peuvent décider de prendre en charge bénévolement les actes sexuels désirés par des hommes en situation de handicaps – et c'est de cela qu'il s'agit -, le propos relève de la discrimination et d'une atteinte profonde et violente aux droits des femmes et à l'égalité.

Et pour couronner le tout, le CNCPH organisateur du colloque avait mis en avant une femme cette fois-ci pour défendre « l'assistanat sexuel ». Malin·es !

Rémi Gendarme-Cerquetti, handicapé, cinéaste et auteur de « Je n'accepterai aucune assistante sexuelle si lui faire l'amour ne la fait pas elle-même trembler de plaisir (FLBLB Éditions) » n'a pu être vraiment entendu à cause d'une défaillance technique. Dommage !

Il faut lutter contre cette fausse solution, cette nouvelle violence que l'on mettrait en place légalement. Nous sommes en total accord et soutien avec la FDFA, Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir, association féministe et abolitionniste, qui présente un argumentaire complet et précis contre l'assistance sexuelle sur son site.

Encore une fois, nous refusons toute atteinte à la loi abolitionniste de 2016 et exhortons les responsables politiques à la faire appliquer dans son entièreté.

Cette position n'est pas contraire à une réflexion et à des actions à propos de la sexualité et de l'inclusion dans la société des personnes en situation de handicaps physiques et mentaux.

Mais commençons par rappeler que la pulsion sexuelle n'est pas irrépressible à partir du moment où le cerveau fonctionne ; par contre les hommes en particulier, inscrits dans le système de domination masculine qui les avantage, usent et abusent de cette fable de l'irrépressibilité et de la légitimité de leurs besoins pour violer, incestuer, prostituer, pornographier. La question du handicap mental se pose, certes, puisque là, il peut y avoir défaillance du cerveau pour contrôler les pulsions. Mais la solution ne peut être la prostitution d'autres à leur service. C'est aux chercheur·ses, soignant·es, et accompagnateur·rices (travail social), en relation avec les personnes concernées, de proposer des solutions respectueuses de la dignité de tous et toutes.

Pourquoi par ailleurs mettre cette lumière sur les personnes en situation de handicap ? Pour tranquilliser nos consciences ?

Il y a plein de personnes, de toutes sortes, qui sont isolées ou qui ne trouvent pas de partenaires et qui n'ont pas d'activité sexuelle. Faut-il organiser pour autant un service sexuel national, en clair développer bordels et salons de massage déjà très nombreux dans un pays abolitionniste comme la France et qui devraient être fermés par l'Etat dont la Constitution met en avant l'égalité entre les femmes et les hommes.

Mais attribuer ou proposer un service particulier aux personnes handicapées c'est les mettre à part, voire les criminaliser en tant que client-prostitueur. C'est ne pas les considérer comme des partenaires comme les autres.

Bien sûr la liberté d'avoir une vie sexuelle, chercher et avoir du plaisir et avoir le droit de vivre sa sexualité en paix, sont très importants. Le Comité consultatif national reconnait pour les personnes handicapées le droit à une vie intime et sexuelle, certes ! Mais le droit à la sexualité avec un·e partenaire ne peut réellement exister, il n'est pas opposable puisqu'il ne dépend pas directement d'une subvention, d'un accompagnement mais de l'existence du désir d'un·e autre. La compensation que l'on doit aux personnes handicapées dans une société de solidarité ne peut être organisée sur la violence faite à d'autres (acte sexuel tarifé ou pas). La dignité des un·es ne s'obtient pas par l'indignité des autres. Par contre faire tout pour que les personnes en difficulté, isolées, en situation de handicap… se rapprochent des conditions de la vie dite normale (y-en-a-t-il une ?), exercent leur liberté, leur citoyenneté, fassent des rencontres à partir desquelles elles peuvent avoir une vie affective et sexuelle, c'est le sens dans lequel il faut agir et former les travailleur·ses sociales et les divers aidant·es-soignant·es. Il faut organiser les aides et les établissements de façon à rendre inclusive la vie des personnes handicapées, c'est évident ! C'est plus difficile, il est vrai, que d'accompagner un homme chez une personne prostituée…

Difficile est, oui, ce qui touche au sexuel, à la vie intime : mettre dans un lit deux personnes qui veulent avoir un rapport sexuel et qui ne peuvent pas s'organiser seules, mettre à disposition un sextoy pour la masturbation, par exemples, demande une intervention humaine qui n'est pas de la prostitution, mais qui met en jeu l'intimité et le rapport au sexe et des demandeur·ses et des aidant·es. Ces dernier·es peuvent être bousculé·es par ce rôle, même s'iels acceptent de le faire au départ. De la même façon les personnes handicapées qui ont besoin d'une intervention pour réaliser une vie sexuelle peuvent être gênées d'être aidées par la personne qui est présente à leurs côtés pour la vie courante. Tout cela mérite une profonde réflexion et une grande prudence qui ne doit pas être déviée par le désir de bienfaisance et le sentiment de compassion mais qui doit se baser sur les conditions de dignité, de non chosification du corps de l'autre, d'égalité entre les femmes et les hommes.

La règle de base pour traiter cette question est que personne ne peut exiger de l'autre un soulagement sexuel. Quelqu'un·e a-t-iel dit à cette femme qui a déclaré avoir fait jouir son fils qui devenait intenable, qu'elle avait commis un inceste ? Les jeunes handicapé·es doivent comme les autres, être protégé·es et recevoir une prévention sur les violences sexuelles et sexistes ; comme les autres, les garçons en situation de handicap doivent être éduqués à la remise en question de la domination masculine.

En tant qu'association féministe et abolitionniste, l'Amicale du Nid combat les violences sexuelles et sexistes dont sont victimes la plupart de femmes et en particulier les femmes en situation de handicap comme le souligne souvent la FDFA. Elle refuse toute forme de violences et de marchandisation du corps humain et particulièrement du corps des femmes.

Amicale du Nid, association laïque, féministe et abolitionnist

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Reza Shahabi : Il est nécessaire de s’organiser et de descendre dans la rue

5 décembre 2023, par Reza Shahabi — , ,
Depuis la prison iranienne d'Evin, le syndicaliste des autobus de Téhéran et sa banlieue (VAHED) a fait parvenir le message suivant : Tiré de Entre les lignes et les mots (…)

Depuis la prison iranienne d'Evin, le syndicaliste des autobus de Téhéran et sa banlieue (VAHED) a fait parvenir le message suivant :

Tiré de Entre les lignes et les mots

Ces jours-ci, de nombreux articles parus dans les médias officiels traitent des problèmes de subsistance des travailleurs. Parfois, des salarié-es et des retraité.es sont également interviewés.

Ce reflet de la situation intolérable des travailleurs/euses dans les médias officiels, qui avaient l'habitude de nier ou de minimiser les problèmes des travailleurs, montre les progrès réalisés par les travailleurs/euses, ainsi que leur capacité à faire entendre leurs revendications.

Par ailleurs, des militant.es ouvriers ont contribué à faire avancer ces revendications en participant activement aux médias sociaux et aux journaux de diverses manières.

Dans ces articles, il est question de l'écart important et croissant entre revenus et dépenses, de la réduction de l'accès des travailleurs/euses à la nourriture, ainsi que de la baisse du pouvoir d'achat.

Il est ensuite mentionné qu'en dépit de ses slogans sur le contrôle de l'inflation et la croissance économique, le pouvoir est concrètement incapable de répondre aux problèmes de manière appropriée. Il ne prête aucune attention aux organisations syndicales et au tripartisme figurant dans les Conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT). Les salaires ne sont pas augmentés en fonction de l'inflation actuelle.

Ces discussions sont absolument inutiles si on ne s'attaque pas à l'une des racines les plus importantes des problèmes, à savoir la répression sévère de toutes les organisations indépendantes.

Existe t-il une seule organisation syndicale – formée uniquement par les travailleurs/euses sans l'interférence du gouvernement-employeur et dans une atmosphère démocratique – qui ait jamais participé au processus du soi-disant « tripartisme », actuellement « ignoré » ?

Ces dernières années, une poignée d'organisations indépendantes, ont été créées : le Syndicat des travailleurs de la compagnie d'autobus de Téhéran et de sa banlieue (Vahed), le Syndicat des travailleurs de la sucrerie de Haft Tappeh, les syndicats d'enseignants, des organisations indépendantes de retraité.es, le syndicat des écrivain.es, etc.

Et cela malgré des milliers d'obstacles systématiques et une répression multiforme : beaucoup de leurs membres ont été soit licenciés et arrêtés, soit toujours en prison, sous la surveillance et le contrôle permanents des forces sécuritaires.

Ce n'est que si de telles organisations se développent et jouent leur rôle, avec le soutien et l'implication maximum des travailleurs, que le gouvernement et les autres petits et grands employeurs seront forcés de prendre en compte nos droits en respectant les conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT) dont ceux des enfants et des femmes, ainsi que les conditions de vie des travailleurs.

Il est évident que les soi-disant organisations syndicales artificielles telles que le Conseil islamique du travail, la Maison du travail, l'Assemblée des représentants, etc. ne mettent pas la pression sur le gouvernement parce que les personnes à la tête de ces organisations sont des personnes agissent à leur guise et n'ont jamais été démocratiquement élues. Mais les travailleurs et les militants syndicaux indépendants savent que ces faux représentants n'ont pas le soutien des travailleurs et qu'ils sont dans l'incapacité de gagner leur confiance.

Nous voulons :
– nous débarrasser des millions de cas de chômage et de malnutrition,
– améliorer les conditions de l'ensemble du monde du travail.
– en finir avec des anomalies sociales comme la criminalité, le vol, les fugues, les meurtres familiaux, la toxicomanie, le fait de se retrouver sans-abri.

Les causes fondamentales de toutes ces anomalies sociales sont l'exploitation, le chômage, la pauvreté, l'instabilité et l'insécurité de l'emploi et de l'accès aux moyens de subsistance, toutes sortes de discriminations et de doubles oppressions.

Pour y parvenir, nous ne devons pas avoir peur de déclarer que les travailleurs n'obtiendrons rien avec les promesses vides du gouvernement, des autorités en place et des organisations syndicales-bidons mises en place par le pouvoir.

Nous ne faisons confiance à aucune entité ou organisation liée au pouvoir en place, et nous savons que le temps des tentatives d'apaisement est arrivé à son terme.

Nos jeunes sont assassinés tous les jours, et tout ce que nous avons obtenu jusqu'à présent ne l'a été que par la démonstration du véritable pouvoir des travailleurs, de la solidarité et de l'unité de tous les travailleurs et des opprimés, ainsi qu'en s'organisant et en occupant les rues.

Par conséquent, parler de revalorisation des salaires et d'amélioration des conditions de travail sans insister sur la nécessité d'une organisation indépendante et nationale des travailleurs, et sans essayer de mettre en œuvre nos droits fondamentaux tels que ceux de se réunir, de protester, de faire grève, de manifester dans la rue afin de faire avancer les revendications des travailleurs, serait futile et même trompeur.

Reza Shahabi
Prison d'Evin
03/11/2023
Publié par Alternative Workers News Iran, réseau international auquel participe Solidarité socialiste avec les travailleurs d'Iran, organisation membre du Réseau syndical international de solidarité et de luttes
https://laboursolidarity.org/fr/n/2965/reza-shahabi–il-est-necessaire-de-s039organiser-et-de-descendre-dans-la-rue

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Javier Milei, un président argentin antiféministe et anti IVG

5 décembre 2023, par Osez le féminisme — , ,
Les féministes et progressistes se sont aujourd'hui réveillés.es avec la gueule de bois en Argentine : Javier Milei, candidat ultra-libéral, climatosceptique et antiféministe, (…)

Les féministes et progressistes se sont aujourd'hui réveillés.es avec la gueule de bois en Argentine : Javier Milei, candidat ultra-libéral, climatosceptique et antiféministe, vient d'être élu Président du pays.

tiré de Entre les lignes et les mots

Alors que 3000 femmes sont mortes entre 1983 et 2020 d'avortements clandestins, Javier Milei veut soumettre à référendum la légalisation de l'avortement, obtenu de haute lutte par les mobilisations féministes en 2020. Suppression du ministère des Femmes, négation de l'existence d'inégalités salariales entre femmes et hommes quand celles-ci s'élèvent à 27,7% selon l'Institut national des statistiques… Les dangers qui pèsent sur les femmes argentines mais aussi toutes celles des pays alentours, tant l'Argentine représente un modèle dans la région dépassant la seule remise en cause de l'IVG. L'ultralibéralisme de Milei, qui veut s'attaquer aux aides sociales, à la santé et à l'éducation publique, pèsera en premier lieu sur les femmes, en moyenne plus précaires et à qui les services publics bénéficieront particulièrement en ce qu'ils contribuent à réduire les inégalités femmes-hommes. De même, la marchandisation prônée par Milei s'étend au-delà des services publics, jusqu'au corps humain et en particulier celui des femmes (pro-GPA, pro-prostitution, libéralisation de la vente d'organes…). Enfin la libéralisation du port d'armes aura essentiellement pour conséquence une hausse des féminicides. Candidat masculiniste assumé, Milei s'est notamment appuyé sur le vote de jeunes hommes, déterminant dans l'élection, quand les femmes ont majoritairement voté pour son opposant Sergio Massa.

Osez le Féminisme ! apporte son soutien aux féministes et à toutes et tous les Argentin.es qui souffriront de la politique de Javier Milei et rappelle la priorité qui constitue partout la lutte contre l'extrême-droite qui s'attaque toujours, systématiquement, aux droits des femmes. Toutes et tous les progressistes doivent se mobiliser contre la montée des extrêmes qui nous menacent chaque jour un peu plus, à l'étranger comme en France.

Les féministes se battront toujours contre l'extrême droite,en France comme ailleurs dans le Monde

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La marée féministe engloutit l’Italie le 25 novembre

5 décembre 2023, par Marta Autore — , ,
Le 25 novembre, une vague massive de plus d'un demi-million de personnes a envahi les rues de Rome, avec de nombreux rassemblements spontanés sur les places de tout le pays - (…)

Le 25 novembre, une vague massive de plus d'un demi-million de personnes a envahi les rues de Rome, avec de nombreux rassemblements spontanés sur les places de tout le pays - en premier lieu à Messine, en Sicile, pour crier toute leur colère et leur détermination contre la violence patriarcale, contre ceux qui la commettent et ceux qui la reproduisent.

Tiré de International Viewpoint
https://internationalviewpoint.org/spip.php?article8335
DIMANCHE 3 DÉCEMBRE 2023, PAR MARTA AUTORE

S'il est vrai que depuis des années, les manifestations convoquées par Non Una Di Meno à l'occasion de la journée internationale contre la violence masculine à l'égard des femmes et les violences de genre ont connu une participation vive et significative, le nombre et la détermination observés dans les rues cette année semblent marquer un changement de rythme, une possible nouvelle explosion de mouvements. une irruption puissante et envahissante sur la scène publique des questions du féminisme.

Les raisons de cette irruption sont à chercher dans un contexte de violence structurelle à l'égard des femmes, à laquelle le gouvernement Meloni ne s'oppose que formellement et démagogiquement, instrumentalisant les viols et les féminicides pour durcir les peines et militariser le pays.

Déjà l'été dernier, deux cas de viols collectifs de jeunes filles avaient secoué l'opinion publique, à Caivano et à Palerme. Puis, le 11 novembre, une jeune fille de 22 ans, Giulia Cecchettin, a disparu avec son ex-petit ami de son village du nord-est de l'Italie. Pendant une semaine, les deux hommes sont restés introuvables. Et, tandis que certains journalistes spéculaient dans la presse sur des escapades romantiques irréelles, la conscience amère grandissait que l'histoire se terminerait par un autre féminicide. Numéro 107 en 2023. La jeune fille a été retrouvée morte sept jours plus tard, près d'un lac, après avoir saigné à mort après avoir été poignardée 26 fois. Son meurtrier, son ex-petit ami Filippo Turetta, 22 ans, a été arrêté en Allemagne quelques jours plus tard. [1] (en anglais)

Le chagrin, la frustration et la colère se répandent, surtout chez les très jeunes. Une histoire dont la fin était déjà écrite, dans une société profondément marquée par la violence patriarcale. Cela a été très clair comme de l'eau de roche par Elena Cecchettin, la sœur de Giulia, dans une interview explosive, dans laquelle elle a déclaré :

Turetta est souvent décrit comme un monstre, mais ce n'est pas un monstre. Un monstre est une exception, une personne qui est en dehors de la société, une personne pour laquelle la société n'a pas besoin de prendre ses responsabilités. Au lieu de cela, il y a la responsabilité. Les « monstres » ne sont pas malades, ce sont des fils sains du patriarcat et de la culture du viol. La culture du viol est ce qui légitime tous les comportements qui nuisent aux femmes, à commencer par les choses qui ne sont parfois même pas considérées comme importantes, mais qui sont très importantes, comme le contrôle, la possessivité, les injures. Chaque homme est privilégié par cette culture.

On dit souvent « pas tous les hommes ». Tous les hommes ne le sont pas, mais ils restent des hommes. Aucun homme n'est bon s'il ne fait rien pour démanteler la société qui lui donne tant de privilèges. Il est de la responsabilité des hommes dans cette société patriarcale, compte tenu de leur privilège et de leur pouvoir, d'éduquer et d'interpeller leurs amis et collègues dès qu'ils entendent le moindre soupçon de violence sexiste. Dites-le à cet ami qui prend des nouvelles de sa petite amie, dites à ce collègue qui interpelle les passants, rendez-vous hostile à de tels comportements acceptés par la société, qui ne sont que le prélude au féminicide.

Le féminicide est un meurtre d'État parce que l'État ne nous protège pas. Le féminicide n'est pas un crime passionnel, c'est un crime de pouvoir. Nous avons besoin d'une éducation sexuelle et émotionnelle généralisée, nous devons enseigner que l'amour n'est pas une possession. Nous devons financer des centres de lutte contre la violence et donner à ceux qui en ont besoin la possibilité de demander de l'aide. Pour Giulia, ne gardez pas un moment de silence, car Giulia brûlez tout.

(Lettre au Corriere della Sera, 20 novembre 2023)

« Ne garde pas une minute de silence, brûle tout », « C'était ton bon garçon ». Les phrases résonnent sur les réseaux sociaux des très jeunes et pas seulement, sur les murs des villes, soulignant une rébellion contre le récit de l'homme violent comme un monstre malade. Au lieu de cela, il y a trop de connexions que chaque femme ressent avec cette histoire de possession, de jalousie, de chantage psychologique.

Ainsi, lorsque le ministre de l'Éducation, Valditara, a proposé une minute de silence dans chaque école pour se souvenir de Giulia et des autres victimes, dans de nombreuses écoles, il y a eu une minute de bruit : cris, coups aux portes, secousses de clés pour symboliser d'une part que le féminicide a trop souvent les clés de la maison, et d'autre part que nous ne voulons plus avoir à faire de bruit pour nous rendre courageux en rentrant chez nous seul. (https://www.youtube.com/watch?v=D9quZBf1jfI)

Assemblées bondées, marches nocturnes spontanées, occupations d'écoles, initiatives en dehors des bureaux des journaux... La semaine qui a suivi a été une succession de mobilisations dans tout le pays.

Le 25 novembre, des centaines de bus se sont mis en route dès le matin pour se rendre aux rassemblements de Rome et de Messine, et les demandes de participation ont été si nombreuses que dans de nombreuses villes, d'autres cortèges ont été appelés pour donner à chacun la possibilité de manifester.

À Rome, tous ceux qui quittaient leur domicile pour se rendre au Circo Massimo se retrouvaient dans les transports en commun remplis de personnes se dirigeant vers le même but, il y avait des marches pratiquement parallèles qui se dirigeaient vers la marche principale, et la vue pour ceux qui arrivaient sur la place était impressionnante.

La plus grande manifestation de ces dernières années a inondé les rues de la ville de manière désordonnée et déterminée, encerclant spontanément le Colisée, laissant sa marque sur les volets du siège de Pro Vita, apportant sa solidarité au peuple palestinien, criant haut et fort la nécessité de financer des centres de lutte contre la violence, d'établir des programmes d'éducation sexuelle et relationnelle dans les écoles de tous les niveaux. faire entendre la voix de tant de femmes et de minorités de genre qui luttent quotidiennement contre la violence masculine.

Un jour historique pour le mouvement féministe, qui effraie le gouvernement Meloni, jusqu'ici peu contesté par les mouvements sociaux. Une journée qui donne au mouvement une grande responsabilité : nourrir cette colère, continuer à insister sur la dimension structurelle de la violence patriarcale, identifier des objectifs concrets, construire une véritable grève féministe le 8 mars.

3 décembre 2023

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Notre système institutionnel permet de violer ou de battre une femme en toute impunité dès lors qu’elle est en situation irrégulière

Nos institutions refusent de tenir compte des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes étrangères en France estime, dans une tribune au « Monde », un collectif (…)

Nos institutions refusent de tenir compte des violences sexistes et sexuelles subies par les femmes étrangères en France estime, dans une tribune au « Monde », un collectif rassemblant plusieurs associations qui s'opposent au choix délibéré de l'inaction.

Tiré de Entre les lignes et les mots

En France, 213 000 femmes ont déclaré en 2019 être victimes de violences physiques ou sexuelles, selon l'Observatoire national des violences faites aux femmes. Certaines subissent aussi des violences psychologiques ou administratives de la part de leur conjoint ou ex-conjoint. Chaque année, 94 000 femmes sont victimes de viol ou tentatives de viol.

Ces violences concernent toutes les femmes, quelles que soient leur catégorie sociale, leur nationalité, leur âge. Elles peuvent prendre différentes formes et être subies au sein de la sphère familiale, mais aussi dans des relations sociales, dans la rue, au travail, n'importe où, tout le temps. La violence de genre est omniprésente, étouffante. Ces violences se déroulent dans l'intimité mais ne sont pas d'ordre privé : c'est l'affaire de tout le monde, à commencer par celle de la puissance publique.

Les femmes étrangères, comme toutes les femmes, peuvent être confrontées à des violences, dont certaines bien spécifiques. Majoritaires, elles représentent 52% de la population migrante, d'après l'Institut national d'études démographiques, et leur condition de femme les expose à des violences systémiques et répétitives, du départ à l'arrivée dans le pays de destination.

Certaines, torturées, emprisonnées, exploitées, violées dans leur pays, d'autres victimes de sévices de toutes sortes pendant leur parcours migratoire ou bien en France. Et une fois en Europe, les violences ne s'arrêtent pas. De récents articles ont mis en lumière tous ces phénomènes. La réponse aux constats, aux alertes, aux dénonciations de l'innommable ? Le silence affligeant des pouvoirs publics.

Excision, mariage forcé, esclavage

Nos organisations reçoivent des femmes qui ont vécu des violences sexuelles et sexistes, des violences conjugales ou familiales, ou encore l'excision, un mariage forcé, l'esclavage en France. Comment améliorer leur protection ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit : protéger ces personnes et ne pas s'arrêter au seul fait « qu'elles n'ont pas vocation à rester sur le territoire français », comme on a pu l'entendre en préfecture ou en commissariat. Ne rien « pouvoir faire étant donné leur situation administrative » n'est pas une fatalité, mais le choix délibéré de l'inaction.

En refusant de tenir compte de ces violences, en refusant de les croire, de les accueillir, une autre violence est exercée, et cette fois-ci, émanant de nos institutions.

Un certain nombre de dispositions législatives garantissant des droits à des personnes étrangères victimes de violences ont été obtenues au cours des dernières années : certaines peuvent demander l'asile, d'autres, victimes de traite des êtres humains, doivent bénéficier d'une carte de séjour si elles déposent plainte et prouvent leur distanciation avec l'exploitant.

Les femmes mariées victimes de violences conjugales se voient délivrer et renouveler leur titre de séjour lorsqu'elles rompent la vie commune et apportent la preuve des violences subies.

Interprétation restrictive

Ces textes ont le mérite d'exister. Certes. Reste qu'ils sont lacunaires, ne protègent pas toutes les femmes : leur interprétation s'avère majoritairement restrictive et soumise au pouvoir discrétionnaire de l'autorité préfectorale. En pratique, les femmes concernées n'accèdent pas à la préfecture : les démarches sont kafkaïennes et les auteurs de violences très créatifs pour empêcher les victimes d'entreprendre leurs demandes.

Des documents sont illégalement requis par l'administration, les violences qui ne se voient pas sont ignorées, celles qui se voient sont examinées de façon suspicieuse, sur un ton inquisiteur. Certaines femmes, parce qu'elles sont étrangères, se voient dénier leurs droits fondamentaux.

Souvent, elles ne peuvent pas porter plainte contre les violences subies, des policiers et policières arguant de leur situation administrative ou qu'elles n'ont pas le droit de le faire. Trop fréquemment, il leur est demandé d'apporter un certificat médical en amont du dépôt de plainte. En réalité, est exigé de la personne qu'elle rapporte des traces visibles, des preuves indéniables de la violence subie. C'est de cette preuve que découle la reconnaissance de la qualité de victime et des droits y afférents.

Le fait d'être étrangères ne permet pas à ces femmes d'assurer pleinement la défense de leurs droits devant les tribunaux, d'accéder à certains types d'hébergement. Elles craignent sans cesse de perdre la garde de leurs enfants, leur accès aux soins est détérioré et leur santé mentale oubliée… Des femmes ont osé demander l'aide de la police à la suite de violences et ont été placées dans des centres de rétention où La Cimade intervient.

Appliquer les textes

Quel est ce système institutionnel qui permet aujourd'hui de violer ou de battre un être humain en toute impunité dès lors que la victime est en situation irrégulière ? Cela signifie-t-il que la qualité de victime est fonction de la situation administrative et que la protection dépend d'une autorisation de séjour tamponnée par la bonne autorité ?

Parler de l'intime n'est pas anodin et on ne peut pas attendre de ces femmes qu'elles racontent systématiquement et précisément ces traumatismes, ni avec le vocabulaire ni les codes socioculturels dits occidentaux. C'est pourtant ce qui leur est demandé ! Parler de viols, d'excision, des violences subies dans le cadre d'un mariage forcé ou à la suite de la découverte de son orientation sexuelle. Et toujours devoir convaincre de leur véracité pour ne pas se voir dire « vous vous prétendez victime pour obtenir des papiers et des droits ».

La sanction pour ne pas avoir réussi à convaincre ? Un refus de protection, accompagné bien trop souvent d'une obligation de quitter le territoire. Il est urgent de cesser la suspicion généralisée entourant la parole des victimes, d'en finir avec l'invisibilisation des victimes de nationalité étrangère.

Assez ! Il est temps de décider d'une politique publique forte, de faire appliquer les textes, de créer des places d'hébergement, de soutenir l'accès aux droits et à la santé des femmes victimes de violences, de former les acteurs et d'octroyer les moyens nécessaires à une véritable politique de lutte contre toutes les violences.

Il est essentiel de protéger enfin toutes les victimes, y compris les femmes étrangères sans titre de séjour en France. Pour toutes, sans distinction, réclamons, exigeons plus d'égalité, de justice, de protection !

Liste complète des organisations signataires :
Irène Ansari, coordinatrice, La ligue des femmes iraniennes pour la démocratie
Ana Azaria, présidente, Organisation de Femmes Egalité
Danielle Bousquet, présidente, Fédération nationale des CIDFF (Centres d'information sur les droits des femmes et des familles).
Françoise Brié, directrice générale, Fédération nationales Solidarité Femmes (FNSF)
Fanélie Carrey-Conte, secrétaire générale, La Cimade
Cécile Chaussignand, vice-présidente, Le Comede
Sarah Durocher, présidente, Planning familial
Isabelle Gillette-Faye, présidente, Genre & Cultures
Camille Gourdeau, co-présidente, FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou-te-s les Immigré-e-s)
Evelyne-Aurore Houngbossa Ongong Boulou, présidente, RIFEN NDPC/GAMS Hauts-de-France
Geneviève Jacques, présidente, Femmes de la Terre
Sarah McGrath, directrice Générale, Women for Women France
Priscillia Mutatayi, présidente, GAMS Sciences-Po
Alissata Ndiaye, présidente, Fédération Nationale GAMS
Maëlle Noir, membre de la coordination nationale #NousToutes
Dr Florence Rigal, présidente, Médecins du monde
Vanina Rochiccioli et Christophe Daadouch, co-président⋅es, Gisti
Suzy Rojtman, porte-parole, Collectif national pour les droits des femmes
Jean-Claude Samouiller, président, Amnesty international France
Alice Vaude, secrétaire nationale de l'Organisation de Solidarité Trans (OST)
Marie-Christine Vergiat, vice-présidente, LDH (Ligue des droits de l'Homme)

Tribune publiée initialement dans Le Monde
https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/11/25/notre-systeme-institutionnel-permet-de-violer-ou-de-battre-une-femme-en-toute-impunite-des-lors-qu-elle-est-en-situation-irreguliere_6202280_3232.html
https://www.ldh-france.org/25-novembre-2023-notre-systeme-institutionnel-permet-de-violer-ou-de-battre-une-femme-en-toute-impunite-des-lors-quelle-est-en-situation-irreguliere-publiee-dans-le-monde/

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COP28 : à Dubaï, en plus du sultan, il y aura la cohorte des lobbyistes

5 décembre 2023, par Corporate Europe Observatory — ,
Dans un billet sur France Culture le 27 novembre, l'économiste et couronnée par la banque de Suède en 2019 (« Prix Nobel d'économie »), rappelle que : « Entre 1995, date de la (…)

Dans un billet sur France Culture le 27 novembre, l'économiste et couronnée par la banque de Suède en 2019 (« Prix Nobel d'économie »), rappelle que : « Entre 1995, date de la première COP, et aujourd'hui, les émissions annuelles de gaz à effets de serre sont passées de 23 milliards à 37 milliards de tonnes par an, et le stock de carbone dans l'atmosphère a doublé. » Elle poursuit : « Avec un leader pareil [Ahmed Al-Jaber, ministre émirati de l'Industrie et PDG de l'Abu Dhabi National Oil Company], il n'y a probablement pas grand-chose à attendre de cette COP, mais ce ne sera pas un immense changement par rapport aux COP précédentes.

Tiré de A l'Encontre
27 novembre 2023

Par Corporate Europe Observatory

Les décisions prises lors des COP doivent être approuvées à l'unanimité. Beaucoup de temps est passé à négocier les termes exacts des traités. » Parmi les participants à ces négociations, les représentants du secteur des hydrocarbures jouent à plein leur rôle. La présentation de l'étude de l'ONG Kick Big Polluters Out publiée ci-dessous le confirme.

Un des thèmes qui est censé devoir être traité à cette COP28 est celui du fonds des « pertes et dommages » (voir à ce propos l'article d'Adam Tooze publié sur ce site le 25 novembre). Esther Duflo fait remarquer qu'« il y aura aussi une discussion plus lourde de conséquences immédiates sur la question du fonds “pertes et dommages”, qui est censé compenser les pays les plus pauvres qui sont les premières victimes du changement climatique, alors qu'ils y contribuent le moins. Le principe de ce fonds avait été approuvé l'an dernier, mais sans aucun détail : il était prévu que ces détails soient élaborés cette année, en vue d'un vote à Dubaï. Ces négociations ont failli dérailler. Parmi les sujets qui créent la discorde, les Etats-Unis refusaient le principe de contributions obligatoires. Il semble qu'ils aient eu gain de cause. Sans obligation, ces engagements sont vains. L'engagement de 100 milliards de dollars annuels pour les pays pauvres, pris à Copenhague, n'a jamais été atteint. Pour compenser réellement les pays pauvres pour les dommages liés à nos émissions, il faudrait plutôt 500 milliards par an. Jamais cela ne pourra être atteint volontairement. Si nous voulons avoir une chance de financer ce fonds, il faut créer de nouveaux flux de revenus qui peuvent y être consacrés exclusivement. C'est faisable. Le rapport de l'Observatoire européen de la fiscalité note qu'une taxe de 2% sur la fortune des 3000 milliardaires les plus riches du monde lèverait plus de 200 milliards de dollars. Faire passer l'impôt minimum sur les corporations de 15% à 20% pourrait lever au moins 300 milliards. » A Dubaï ce genre de propositions relèvent d'un mirage.

En outre, les milliards pour « pertes et dommages » sont en partie, bien que ce ne soit pas clairement défini, des prêts, ce qui pose le problème de la dette et de sa relation avec les politiques extractivistes.

L'acronyme COP renvoie à la formule « conférence des parties ». Or, qui sont les plus grands pollueurs ? Ce sont les grandes transnationales qui contrôlent le complexe du secteur des hydrocarbures. Elles ne sont pas officiellement dans les COP. Dès lors, leur présence active est médiée par leurs réseaux diversifiés de lobbyisme. Ce qui n'est pas sans rapport avec le caractère déclaratif – et strictement non contraignant – des dites résolutions issues de ces conférences, entre autres celles concernant le fonds « pertes et dommages ». (Réd. A l'Encontre)

***

Le 21 novembre, Corporate Europe Observatory a produit un résumé de l'étude de la coalition Kick Big Polluters Out (KBPO) – Virer les gros pollueurs –, portant sur les délégués-participants liés aux plus grandes entreprises pétrolières et gazières polluantes du monde [dioxyde de carbone-CO2, méthane…] et à leurs distributeurs ont participé au moins 7200 fois aux diverses négociations sur le climat organisées par les Nations unies au cours des 20 dernières années.

A quelques jours de la COP28 [qui se tiendra à Dubai, aux Emirats arabes unis] – un événement déjà marqué par des polémiques en partie à cause du grand patron des hydrocarbures qui la préside [Ahmed Al-Jaber] – cette analyse met en lumière la présence concertée et obstructionniste du lobby des combustibles fossiles au cœur des efforts déployés pour éviter un bouleversement total du climat.

Depuis la COP9 en 2003 [réunie à Milan, l'acronyme renvoie à cette 9e Conférence des parties organisée par l'ONU pour le Climat], les collaborateurs confirmés des entreprises de combustibles fossiles ont participé au moins 945 fois aux multiples sessions de négociations. Les collaborateurs des cinq géants pétroliers – ExxonMobil, Chevron, Shell, BP et TotalEnergies – ont obtenu au moins 267 laissez-passer.

Les membres des associations professionnelles représentant les plus grands pollueurs de combustibles fossiles ont quant à eux assisté au moins 6581 fois aux sessions de négociation des COP. Ces groupes ont profité de leur présence lors des COP pour faire pression afin de promouvoir les intérêts des combustibles fossiles.

Tous les délégué·e·s à la COP doivent être accueillis par une délégation officielle d'un gouvernement ou d'une organisation reconnue, dont beaucoup sont des organismes du secteur des combustibles fossiles. Toutefois, de nombreux délégués ne déclarent pas leur « affiliation », c'est-à-dire les organisations pour lesquelles ils travaillent ou les intérêts qu'ils représentent. Cela permet à la présence des firmes de combustibles fossiles de passer inaperçue. Par conséquent, il est probable que ces données soient largement sous-estimées.

Selon l'analyse de Kick Big Polluters Out, une organisation professionnelle, l'International Emissions Trading Association (IETA), fondée par de grands pollueurs et comptant parmi ses membres des géants pollueurs tels qu'Exxon, Chevron et BP, a reçu au moins 2769 laissez-passer pour assister aux négociations sur le climat depuis 2003.

Parmi les conclusions de cette enquête sans précédent, qui a compilé et analysé des informations sur les participants aux COP depuis la COP9 de 2003 :

. Parmi les collaborateurs du secteur pétrolier et gazier que nous avons pu identifier, c'est Shell qui a envoyé le plus de « délégués » aux négociations au fil des ans, avec au moins 115 laissez-passer accordés par la CCNUCC [Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques]. Shell s'est déjà vanté d'avoir influencé l'issue de la COP21, qui a vu naître l'Accord de Paris de 2015 sur le changement climatique. L'entreprise dépenserait chaque année des millions de dollars en lobbying pour affaiblir les dispositifs ayant trait au climat.

. Des représentants confirmés de la major italienne Eni (Ente Nazionale Idrocarburi), qui est poursuivie pour lobbying et écoblanchiment afin de favoriser l'augmentation de la production/consommation des combustibles fossiles malgré la connaissance des risques, ont assisté au moins 104 fois à des COP ; la société brésilienne Petrobras au moins 68 fois ; BP [ex-British Petroleum, puis BPAmoco, aujourd'hui BP] au moins 56 fois et Chevron au moins 45 fois.

. Outre l'IETA, le World Business Council for Sustainable Development-Conseil mondial des entreprises pour le développement durable [structure initiée en 1992 par l'homme d'affaires helvétique Stephan Schmidheiny], avec au moins 979 participations, et le Business Council for Sustainable Energy (Conseil des entreprises pour l'énergie durable), avec au moins 558 participations, figurent parmi les organisations du secteur des combustibles fossiles les plus représentées aux « conférences des parties ». La fédération japonaise des entreprises Keidanren, qui compte parmi ses membres certains des plus grands pollueurs du pays, a envoyé au moins 473 délégués, et BusinessEurope [association patronale qui défend les intérêts des employeurs auprès de l'UE] au moins 210.

. Sur les 20 premiers groupes économiques en termes de participation identifiés dans l'étude, tous ont leur siège dans le « Nord global ». Cela montre que les organisations des pays les plus responsables des émissions mondiales dominent les négociations sur le climat et tentent d'influencer les progrès du dispositif concernant le climat qui a le plus d'impact direct sur les pays du Sud qui ont le moins contribué historiquement à la crise climatique.

. Certains lobbyistes ont assisté aux « conférences des parties », représentant à la fois des entreprises de combustibles fossiles et des organismes économiques. Au total, la CCNUCC a accordé au moins 7200 laissez-passer à des représentants des combustibles fossiles depuis 2003.

Cette analyse du KBPO se concentre sur les principales compagnies pétrolières et gazières et les pollueurs historiques, ainsi que sur les organismes économiques qui participent régulièrement aux négociations sur le climat. La diversité de l'élaboration/présentation des listes de présence de la CCNUCC d'une année sur l'autre rend difficile le décompte et le classement des noms, sans compter que la CCNUCC n'exigeait pas, jusqu'à récemment, que les participants divulguent leurs affiliations. Cela signifie que ces résultats n'illustrent que la partie émergée de l'iceberg de l'influence des producteurs/distributeurs de combustibles fossiles, car de nombreux représentants n'auront pas été détectés dans le cadre de cette enquête.

Les lobbyistes des combustibles fossiles ont également l'habitude de participer aux COP au sein de délégations qui ne trahissent pas leur affiliation. Par exemple, Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, a assisté à la COP27 l'année dernière au sein de la délégation d'une ONG allemande, International Climate Dialogue e. V. [1]. Bernard Looney, ancien PDG de BP, a également assisté à la COP27 en tant que membre de la délégation mauritanienne.

« L'ONU n'a pas de règles en matière de conflits d'intérêts pour les COP », a déclaré George Carew-Jones, du groupe de jeunes YOUNGO (official youth constituency) de la CCNUCC. « Ce fait incroyable a permis aux lobbyistes des combustibles fossiles de saper les négociations pendant des années, affaiblissant ainsi le processus sur lequel nous comptons tous pour assurer notre avenir. »

« Les jeunes du monde entier perdent confiance dans le processus des COP – nous avons désespérément besoin de garanties solides sur le rôle que jouent les entreprises pétrolières et gazières dans ces négociations », ont-ils déclaré.

« L'étude montre clairement que l'organisme chargé de mettre en œuvre les politiques mondiales de réduction des émissions de gaz à effet de serre est totalement pris en main par les entreprises transnationales qui détruisent le plus la planète », a déclaré Pablo Fajardo, de l'Union of Affected Communities by Texaco/Chevron, en Equateur. « La COP doit être libérée des entreprises polluantes, sinon elle devient en partie responsable de l'effondrement général. »

Brenna TwoBears, coordinatrice principale de Keep It In The Ground au sein de l'Indigenous Environmental Network, a déclaré que les lobbyistes des combustibles fossiles étaient 200% plus nombreux que les peuples autochtones qui ont participé à la COP26 à Glasgow en 2021. « Alors que les émissions de combustibles fossiles représentent environ 90% des émissions mondiales de carbone, comment peut-on les laisser entrer dans le seul endroit censé traiter de la crise climatique ? »

***

La présence de lobbyistes à la COP ne se limite pas à l'industrie des combustibles fossiles. D'autres branches polluantes profondément impliquées directement ou indirectement dans la crise climatique, telles que la finance, l'agro-industrie et les transports, sont également présentes, bien qu'elles ne soient pas incluses dans cette analyse.

Ces nouvelles conclusions s'inscrivent dans le prolongement des appels lancés ces dernières années pour protéger la transparence et probité des négociations des Nations unies sur le climat en établissant des politiques claires en matière de conflits d'intérêts et des mécanismes amples favorisant l'obligation de rendre des comptes. Après de nombreuses années de campagne de la société civile, la CCNUCC a fait un premier pas dans ce sens en juin dernier en rendant obligatoire la divulgation de l'identité des représentants des participants à la COP.

Ces dernières années, des délégués gouvernementaux représentant collectivement près de 70% de la population mondiale ont demandé que ces conflits d'intérêts soient abordés. Plus de 130 élus des Etats-Unis et de l'Union européenne se sont joints à cet appel à l'approche de la COP28, demandant à leurs propres gouvernements pollueurs de cesser d'entraver les progrès dans ce domaine (voir le texte de Manon Aubry et Sheldon Whitehouse publié le 23 mai 2023 adressé à Biden, von der Leyen et Guterres). Même l'ancienne responsable de la CCNUCC, Christiana Figueres [diplomate du Costa Rico, secrétaire exécutive de la CCNUCC entre 2010 et 2016 ; elle a été liée à la plus grande compagnie du secteur de l'énergie en Amérique latine : ENDESA Latinoamerica], partisane de longue date de l'inclusion des intérêts des pollueurs dans les négociations sur le climat, a récemment fait remarquer que si l'industrie des combustibles fossiles « n'est là que pour faire de l'obstruction et pour mettre des bâtons dans les roues du système, elle ne devrait pas être là ». (Article publié par le Corporate Europe Observatory le 21 novembre 2023 ; traduction rédaction A l'Encontre)


[1] Selon Le Monde du 12 juin 2023 : « Pour augmenter son contingent à Charm El-Cheikh, TotalEnergies a trouvé une solution aussi discrète qu'inattendue : faire accréditer quatre employés supplémentaires par une pseudo-ONG environnementale allemande, International Climate Dialogue e. V. (ICD). Cette délégation comprenait les deux gardes du corps de Patrick Pouyanné, Jérôme B. et Patrick C., ainsi que le lobbyiste international de TotalEnergies, Majdi Abed, et le vice-président de l'entreprise chargé des marchés carbone, Pascal Siegwart. Au sein de la délégation hétéroclite de l'ICD à la COP27, leurs noms côtoyaient ceux de quatre chercheurs taïwanais. »

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Écologie : à Dubaï, la COP28 reste aux mains des géants du pétrole

5 décembre 2023, par Commission nationale écologie NPA — ,
Surnommée COP des fossiles, la COP28 qui va se tenir du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï mérite bien son nom. Dans une situation de plus en plus dramatique, les (…)

Surnommée COP des fossiles, la COP28 qui va se tenir du 30 novembre au 12 décembre à Dubaï mérite bien son nom. Dans une situation de plus en plus dramatique, les pousse-au-crime climatiques sont aux commandes.

Hebdo L'Anticapitaliste - 685 (30/11/2023)

Par Commission nationale écologie

La conférence sera présidée par le Sultan Al Jaber, PDG de la compagnie nationale pétrolière Adnoc et ministre de l'Industrie des Émirats arabes unis (EAU), avec les conseils du cabinet McKinsey qui œuvre aussi pour Chevron, Exxon, BP, Saudi Aramco, Rio Tinto… et préconise d'investir encore 2 700 milliards de dollars par an dans le pétrole et le gaz d'ici 2050.

D'année en année, les émissions de CO2 continuent d'augmenter. Les subventions publiques aux combustibles fossiles dans les pays du G20 ont plus que doublé entre 2021 et 2022.

Les alertes se multiplient

Sur la trajectoire : António Guterres, secrétaire général des Nations unies, qualifie l'écart entre les réductions des émissions nécessaires et les maigres engagements des États de « véritables canyons souillés de promesses brisées ». Effectivement, les engagements actuels — dont rien n'assure qu'ils seront tenus — conduisent à une hausse des températures de 2,5 à 2,9 °C.

Sur la santé : selon le rapport 2023 du Lancet sur la santé et les changements climatiques, le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans décédées à cause de la chaleur a augmenté de 85 % entre les décennies 1991-2000 et 2013-2022. À l'horizon 2100 et une augmentation moyenne de 2 °C, les chaleurs extrêmes tueraient près de cinq fois plus.

Les émissions ne viennent pas de nulle part

Des chercheurs ont répertorié 422 « bombes carbone », des sites géants d'extraction de pétrole, de gaz et pour moitié de charbon. L'exploitation de l'ensemble de ces sites émettrait 1 182 gigatonnes (1) eq CO2 (2), soit plus du double des 500Gt du budget carbone, le maximum des émissions compatible avec un réchauffement climatique de 1,5 °C. TotalEnergies est le deuxième groupe mondial le plus impliqué dans ces bombes — 23 sites d'extraction, dont le plus important au Qatar, avec un potentiel d'émissions d'environ 12 gigatonnes de CO2. Côté financeurs, les banques françaises sont aussi en bonne place : BNP Paribas et le Crédit agricole sont dans le top 10 ; la Société générale et BPCE/Natixis, dans le top 50.

Le tour de passe-passe des combustibles fossiles « propres »

Alors que la production de combustibles fossiles devrait dépasser d'ici 2030 le double du volume compatible avec une limitation du réchauffement à 1,5 °C (3), les promesses mensongères de « gestion du carbone » (captage/stockage du carbone et élimination du dioxyde de carbone) reviennent en force.

Pour compenser l'excédent d'émissions, il faudrait éliminer une gigatonne de CO2 en moins de dix ans. Or, selon différents rapports, l'ensemble de ces projets prévus, en construction et opérationnels en 2030 ne serait, au mieux, capable de capter que 35-40 % de ce qui serait nécessaire.

Les faits sont têtus. Il n'y a pas d'autre issue que de réduire drastiquement la production des énergies fossiles. Et ce ne sera encore pas cette COP qui en prendra le chemin.

Urgence sociale et urgence climatique

Le dernier rapport d'Oxfam a le grand mérite de lier indissociablement dérèglement climatique et inégalités extrêmes comme les deux défis de notre époque. Il montre combien les super-riches brûlent notre monde par leur hyperconsommation de luxe, leurs intérêts financiers, leur influence politique : ce 1 % de la population a été responsable en 2019 d'autant d'émissions de carbone que les 2/3 les plus pauvres.

Dénonçant le racisme, le sexisme, le colonialisme, l'ONG affirme à raison que l'égalité à l'échelle mondiale est « l'une des stratégies d'atténuation les plus performantes ». Elle rompt avec le dogme de la croissance économique et en appelle à une nouvelle ère.

Une ère qui, pour nous, doit être celle d'une décroissance juste et écosocialiste qui exige la rupture avec le capitalisme. Et pas seulement de faire payer les riches !

Notes

1. 1 Gigatonne = 109 tonnes (Gt)
2. Tonne eq CO2 : dont l'effet de serre est équivalent à celui d'une tonne de CO2.
3. 3 – https://www.sei.org/publ…

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« Dubaï est une farce » : les Scientifiques en rébellion organisent une alter COP à Bordeaux

5 décembre 2023, par Reporterre.net — , ,
Le collectif Scientifiques en rébellion organise une COP alternative à Bordeaux afin de dénoncer l'échec de la gouvernance climatique mondiale et d'inventer de nouveaux (…)

Le collectif Scientifiques en rébellion organise une COP alternative à Bordeaux afin de dénoncer l'échec de la gouvernance climatique mondiale et d'inventer de nouveaux imaginaires.

Tiré de NPA 29

« Le message est terrible. La COP28 est témoin d'une faillite : celle de la gouvernance climatique internationale. » Un micro à la main, le biochimiste Jérôme Santolini s'adresse à l'assemblée avec la pédagogie du professeur et la fièvre de l'activiste. Dans ce hall austère de la Base sous-marine de Bordeaux, tout de béton vêtue, la température est un brin plus fraîche qu'à Dubaï. Bienvenue à l'alter-COP des Scientifiques en rébellion. Ces femmes et ces hommes en blouse blanche ont quitté leur laboratoire pour investir ce bâtiment du 30 novembre au 3 décembre, et dénoncer « la farce qui se joue sous nos yeux ».

« La COP28 n'est pas une solution, elle est le problème, assure Jérôme Santolini. Elle sature l'espace politique et empêche l'émergence d'alternatives. »

Pour lui, les institutions restent enfermées dans un modèle datant des Trente glorieuses et sont incapables de s'adapter à l'ère de l'anthropocène. Preuve à l'appui, le procès survenu le 30 novembre à Paris : huit scientifiques et militants comparaissaient pour avoir occupé le Muséum national d'histoire naturelle en 2022. « Et pendant ce temps, les vrais criminels climatiques, connus depuis belle lurette, se promènent dans les couloirs d'une COP aux mains plongées dans le pétrole », s'insurge le chercheur.

« Les COP sont des machines à fabriquer une fiction collective »

Historienne des politiques du changement climatique, Amy Dahan tient à rassurer son auditoire : elle non plus ne croit pas en ces COP. « Néanmoins, ce cadre multilatéral a accompagné une certaine prise de conscience de l'urgence. » Avec une vingtaine de participations à son compteur, elle atteste qu'avant le début des années 2000, aucun officiel ou presque ne croyait au changement climatique : « Il y avait un fort climatoscepticisme et, sur ce point précis, ça a évolué. »

Si tout n'est pas à jeter, le constat reste noir à l'heure du vingt-huitième rendez-vous pour le climat : « Il y a eu le protocole de Kyoto, l'accord de Copenhague, celui de Paris… Et qu'en reste-t-il ? » s'interroge Romain Grard, du collectif Scientifiques en rébellion.

La Convention-cadre sur les changements climatiques, signée en 1992 à New York, témoignait du désir des parties prenantes de stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre à un niveau viable. Trente-et-un plus tard, elles ont grimpé de 60 % : « Les COP sont des machines à fabriquer une fiction collective, dit la collapsologue Agnès Sinaï. Des milliers d'officiels construisent une rhétorique insaisissable pour le commun des mortels et tout cela ne sert qu'à occulter le tabou des énergies fossiles. »

« Aujourd'hui, on n'a plus le luxe d'être simplement contre, estime Romain Grard. On ne peut rester les bras croisés, alors il faut inventer autre chose. » Des alternatives, Agnès Sinaï en a plusieurs à suggérer. À commencer par la création d'une Cour internationale de justice climatique, sur le modèle de la Cour pénale internationale de La Haye : « L'accord de Paris est un traité politique totalement dénué de sanctions. Les États sont à la fois juges et parties, ça n'a aucun sens. » Elle propose en outre d'initier une Convention citoyenne internationale pour le climat, ou encore une COP de la décroissance. Aussi utopistes soient-elles, ces pistes ont le mérite d'inventer de nouveaux imaginaires.

Là est aussi le pari de cette alter-COP : s'approprier le narratif trop longtemps accaparé par les puissants. « On a toujours attendu des scientifiques qu'ils pondent de grands rapports à déposer sur le bureau de tel ou tel ministre », constate Stéphanie Mariette, généticienne des populations. Seulement, à quoi bon si c'est pour les entendre parler de croissance verte ensuite ? « Aujourd'hui, ce cadre institutionnel, créé par l'État, ne suffit plus. On doit s'en libérer et aller directement au contact des citoyens, au plus près des luttes locales. »
Un fossé entre le grand public et les scientifiques

Géographe et contributeur du Giec (Groupe intergouvernemental d'experts sur l'évolution du climat), Wolfgang Cramer partage cette observation : « Je suis fasciné par la figure que l'on a construite du scientifique volontairement naïf. On se contentait de constater. On observait monter et descendre ces courbes, pour les décrire ensuite dans un langage froid et neutre. » Il met au défi quiconque de trouver un seul point d'exclamation dans les travaux du Giec. « Et de retour à la maison, on passait à autre chose, déplore-t-il. On considérait que plus nous étions désengagés, plus nous étions crédibles. C'était un contrat imaginaire avec la société. »

Cette posture a creusé un fossé entre le grand public et les scientifiques. « J'ai le sentiment que nous restons souvent entre nous, confirme l'océanographe François Sarano. Et cet entre-soi confortable rebute les citoyens que l'on devrait convaincre. Nous faisons peur, nos discours effraient. Pourtant, il faut séduire. » Comment ? En cherchant d'autres interlocuteurs que ceux des revues spécialisées où sont publiés les travaux et ceux des colloques internationaux où les chercheurs ne rencontrent que leurs pairs. « Il devient crucial de construire des ponts avec le grand public », abonde Julian Carrey, enseignant physicien à la blouse blanche et aux cheveux ébouriffés.

Plus facile à dire qu'à faire : une petite centaine de personnes à peine, scientifiques et journalistes compris, ont participé aux débats. Et au moins autant de chaises vides. Alors, à la tombée de la nuit, flottait dans l'air le sentiment amer d'un rendez-vous manqué.

Emmanuel Clévenot 2 décembre 2023

https://reporterre.net/

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Pourquoi l’aviation ?

5 décembre 2023, par Code rouge — ,
La plateforme d'actions de désobéissance civile Code Rouge annonce une troisième action de masse, du 15 au 17 décembre. Cette fois, c'est le secteur de l'aviation qui est visé. (…)

La plateforme d'actions de désobéissance civile Code Rouge annonce une troisième action de masse, du 15 au 17 décembre. Cette fois, c'est le secteur de l'aviation qui est visé. Une industrie délétère pour le climat, la nature et la justice sociale mais qui bénéficie pourtant de millions de subventions et de cadeaux fiscaux. Code Rouge demande la fin des subventions au secteur, l'interdiction des jets privés et une diminution drastique du secteur de l'aviation.

!7 novembre 2023 | tiré du site de la Gauche anticapitaliste

CODE ROUGE VERSUS LE SECTEUR AÉRIEN : DON'T CRASH THE PLANET !

Cette fois, Code Rouge s'attaque à l'aviation ! Bien que ce ne soit de secret pour personne que l'aviation est un désastre pour le climat, impose des conditions de travail incertaines et exerce un impact calamiteux sur la nature, l'agriculture et la santé, cette industrie bénéficie toujours de nombreux avantages fiscaux et de subventions se comptant en millions d'euros, lui permettant de croître au-delà des limites planétaires, et ce au bénéfice des 1 %, responsables de plus de la moitié des émissions des vols de passagers. Pourtant, c'est la majorité globale des communautés marginalisées, précarisées et racisées qui en paie le prix. Il est grand temps de freiner l'industrie de l'aviation et de lui faire prendre un virage radical, en donnant la priorité aux personnes et à la planète.

L'INDUSTRIE AÉRONAUTIQUE PERTURBE LE CLIMAT

L'aviation est l'un des modes de transport dont l'impact climatique est le plus important. Les avions émettent non seulement du CO2 – qui représente environ 2,5 % des émissions mondiales – mais aussi des oxydes d'azote (NOx), du carbone noir, de la suie et des traînées de condensation, qui contribuent deux fois plus au réchauffement climatique que les émissions de CO2. Au final, l'impact climatique d'un vol peut être jusqu'à 80 fois supérieur à celui d'un trajet en train pour le même itinéraire. Et cet impact climatique augmente d'année en année. Les émissions du secteur aérien augmentent plus rapidement que celles de n'importe quel autre mode de transport, et les prévisions indiquent que les émissions tripleront d'ici 2050 si aucune mesure n'est prise rapidement, ce qui équivaudrait à un quart du budget carbone mondial pour un scénario à 1,5° C. Alors que les données scientifiques indiquent clairement que la réduction des vols est la seule solution efficace à court terme, l'industrie continue de croître et de nous vendre leurs mensonges verts à base de carburants aéronautiques durables et d'avions électriques qui n'offrent aucune possible réduction des émissions à court terme.

EST INJUSTE ET LARGEMENT INUTILE

Le problème vient des jets privés, des vols de fret superflus et de la surabondance de vols touristiques. 80 % de la population mondiale n'a jamais pris l'avion, et 1% de la population mondiale est responsable de plus de la moitié des émissions des passagers aériens au niveau mondial. Cela comprend les vols d'agrément et les vols privés. En ce qui concerne les vols de fret, ils servent à acheminer ultra-rapidement des produits de qualité médiocre achetés sur internet, comme la « fast fashion » – une pratique polluante liée au capitalisme mondial qui encourage la surproduction et la surconsommation et a un impact climatique 100 fois plus important par tonne de marchandises transportées que le transport maritime.

Les vols commerciaux de passagers sont également en hausse, en partie du fait des compagnies aériennes à bas prix qui font main basse sur les avantages fiscaux et fragilisent les conditions de travail pour continuer à se développer, renforçant ce faisant les disparités de prix qui écrasent la concurrence des trains pour les trajets courts. Pendant ce temps, les jets privés sont plus nombreux que jamais, entraînant un doublement de leurs émissions entre 2021 et 2022. Alors qu'ils sont réservés aux super-riches, c'est à la majorité de la population mondiale d'en subir les conséquences, que ce soit en termes de conditions météorologiques extrêmes, de maladies liées aux émissions ou de pollution sonore, faisant de ces jets une atteinte scandaleuse au principe de justice climatique et sociale. Ainsi, si l'aviation présente certains avantages dans des secteurs spécifiques, et est indispensable pour permettre diasporas et aux personnes déplacées de rester en contact avec leurs communautés, la majorité des activités de cette industrie est inutile et intrinsèquement injuste.

ET CELA AVEC NOS SUBVENTIONS ET NOS ALLÈGEMENTS FISCAUX

Malgré son impact désastreux sur le climat, le secteur de l'aviation bénéficie d'un traitement préférentiel par rapport aux autres moyens de transport dans le monde. Les compagnies aériennes ne paient pas de taxes sur le kérosène ni de TVA sur les billets d'avion, contrairement à tous les autres moyens de transport, tels que les voitures et les trains. Ainsi, la Belgique perd 700 millions d'euros par an en contributions fiscales provenant du secteur de l'aviation. L'industrie aéronautique n'échappe pas seulement à la taxation : elle est aussi abondamment financée grâce à de l'argent public et donc, en fin de compte, par les citoyen.ne.s. Par exemple, les aéroports régionaux bénéficient de millions de subventions, ce qui permet aux compagnies aériennes low-cost d'engranger d'énormes bénéfices, sans parler des aides d'État reçues par ces mêmes compagnies pour les sauver de la faillite au moment de la pandémie. Enfin, les autorités investissent des millions dans les infrastructures autour des aéroports, de l'argent public qui pourrait être bien mieux employé pour financer des moyens de transport alternatifs (ex : le train), l'éducation, les soins de santé, le financement des pertes et dommages, les réparations ou la révolution énergétique, alors que tant de citoyen.ne.s peinent à se nourrir et se chauffer.

AU DÉTRIMENT DE LA SÉCURITÉ ALIMENTAIRE ET DE LA SANTÉ

L'aviation, ce n'est pas que les avions : cette industrie requiert des infrastructures envahissantes telles que les aéroports qui non seulement prennent beaucoup de place, mais nous ancrent aussi dans ce système de transport pour des décennies. Dans un petit pays comme la Belgique, il n'y a tout simplement pas de place – ni de besoin – pour six aéroports internationaux. Sur les 2500 hectares actuellement occupés par les différents aéroports, l'agriculture agro-écologique pourrait nourrir plus d'un millier de personnes chaque année ou absorber plus de 20 000 tonnes de CO2 par an. Au lieu de ça, les aéroports sont dotés d'extensions au détriment de terres agricoles, qui sont pourtant essentielles à notre souveraineté alimentaire. La bétonisation de nos espaces naturels et agraires nous rend d'autant plus vulnérables aux phénomènes météorologiques extrêmes, comme l'ont clairement montré les inondations de 2021.

Ce n'est pas tout : ces nombreux aéroports au milieu d'un pays densément peuplé sont aussi néfastes pour la santé publique. Il y a actuellement en Belgique plus d'un demi-million de personnes qui vivent autour des aéroports, et qui sont exposées à des concentrations accrues de particules fines et à une perturbation de leur sommeil (en raison des vols de nuit), ce qui a un impact considérable sur les systèmes respiratoire et cardiovasculaire, entraînant de l'asthme, des maladies cardiaques et de l'hypertension artérielle. Les femmes subissent particulièrement les effets néfastes de cette pollution de l'air. Les riverain.e.s des aéroports incluent des communautés précarisées, marginalisées et racisées qui n'ont souvent pas d'autre choix que d'y vivre en raison du coût élevé du logement ailleurs, et qui voient le nombre de vols et la pollution qui en découle augmenter d'année en année. De plus, il suffit d'un seul incident pour qu'une terrible catastrophe comme celle de Bijlmermeer (près d'Amsterdam) se produise.

ET DANS DES CONDITIONS DE TRAVAIL DIFFICILES

Le transport aérien est un important pourvoyeur d'emplois, mais beaucoup de ces emplois s'exercent dans des conditions de travail de plus en plus précaires et difficiles. Les bagagistes, les magasiniers et magasinières et le personnel de pistes doivent souvent effectuer des tâches dangereuses et éreintantes, aggravées par des pratiques douteuses de la part des employeurs, telles que les contrats à court terme et le travail en freelance, en sous-effectifs ou de nuit. Même des professions relativement valorisées comme le personnel de cabine ou les pilotes sont aujourd'hui soumises au dumping social, favorisé notamment par l'essor du low-cost.

Ces emplois sont également à l'origine de coûts importants pour la collectivité en termes de subventions, d'investissements et d'impact sur le climat et les nombreux emplois peu qualifiés sont très sensibles à l'externalisation et à l'automatisation. Dans un future proche, l'aviation devra décroître de façon radicale pour assurer un avenir vivable à la planète, et bon nombre de ces emplois disparaîtront également, ce qui les rend particulièrement précaires. À l'inverse, une relocalisation des chaînes de production associée à une réduction collective du temps de travail pourrait créer de nouvelles opportunités d'emploi à domicile dans de meilleures conditions de travail. Il est donc grand temps d'investir toutes ces ressources publiques dans le développement d'emplois de qualité, porteurs de sens et d'utilité sociale.

IL EST TEMPS D'AGIR

Alors que les scientifiques s'accordent à dire que l'aviation doit décroître à court terme pour assurer un avenir vivable à la Terre, cette industrie continue de croître, sans soucis des limites planétaires. Pendant ce temps, les nuisances et les problèmes de santé pour les résident.e.s locaux croissent également, et les populations du monde entier font face à des événements météorologiques extrêmes toujours plus dévastateurs. Cette situation affecte de manière disproportionnée les personnes qui contribuent le moins au problème, à savoir les communautés précarisées, marginalisées et racisées, ici en Belgique et dans le monde entier. Cette croissance est alimentée par la consommation de masse et de luxe, ainsi que par les nombreux allègements fiscaux et subventions dont le secteur continue de bénéficier, utilisant à mauvais escient les ressources publiques et l'espace dont nous avons désespérément besoin pour la révolution écologique et économique. C'est pourquoi Code Rouge demande : la fin immédiate des subventions à l'aviation, l'interdiction des jets privés et la décroissance radicale du secteur aérien.

Du 15 au 17 décembre, nous nous embarquons dans une action de masse pour la justice sociale et climatique, contre l'industrie aéronautique. Rejoignez-nous !

Texte initialement publié sur le site de Code Rouge.

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Bruxelles - Organisons la lutte pour produire moins et partager plus

5 décembre 2023, par Gauche anticapitaliste — , ,
La Gauche anticapitaliste participe à la marche climat de ce dimanche 3 décembre à Bruxelles. Voici le texte du tract que nous y distribuerons. Tiré de Gauche (…)

La Gauche anticapitaliste participe à la marche climat de ce dimanche 3 décembre à Bruxelles. Voici le texte du tract que nous y distribuerons.

Tiré de Gauche anticapitaliste
3 décembre 2023

Par Gauche anticapitaliste

La COP28 a lieu à Dubaï alors que tous les signaux passent au rouge. Le soi-disant Green Deal européen est torpillé. Les émissions de CO2 continuent d'augmenter, les compagnies pétrolières et leurs gouvernements continuent à investir massivement dans les fossiles, alors qu'il faudrait les éliminer et quadrupler les investissements dans les renouvelables. Le système capitaliste conçu pour le profit et l'accumulation infinie met en danger l'humanité, avec en première ligne les classes populaires, les femmes, les peuples indigènes et la jeunesse. Nous sommes à +1,3° et les catastrophes s'accumulent. Nous devons tirer le frein d'urgence.

L'impasse libérale et la menace fasciste

Les partis de la Vivaldi nous disent qu'en votant pour eux et en soutenant les « bons » capitalistes, on va y arriver : « aux travailleur·euses de payer l'addition ». Leur politique c'est l'empoisonnement aux PFAS, les déchets nucléaires, les centrales à gaz, une SNCB en rade et l'explosion des inégalités. Ce sont des pyromanes. Face à cette politique antisociale et inefficace des libéraux « verts », l'extrême droite des Trump, Wilders, Meloni monte et s'organise pour nous mener vers le gouffre en attaquant les femmes, les LGBT et les migrant·e·s.

Les solutions existent

Elles passent par l'affrontement avec le capital et l'extrême-droite et un programme d'urgence écologique et sociale pour :

. Reprendre aux riches ce qu'ils ont volé : impôt drastique sur la fortune, suppression des consommations de luxe hyper polluantes ;

. Réduire le temps de travail, sans perte de salaire : produire moins, travailler moins, partager plus ;

. Une planification publique, démocratique de la fin des secteurs nuisibles : énergies fossiles, pub, plastiques, tout-à-la-voiture et à l'avion…

. Nationaliser les secteurs essentiels sous contrôle des travailleur·euses et usager·es : finance, énergie, transports, alimentation, rénovation, etc.

Construisons le front uni de lutte climatique et sociale

Les solutions partiront d'un mouvement social puissant : dans celui-ci, les travailleur·euses et les syndicalistes jouent un rôle-clé… À condition de rompre avec les illusions de la « croissance verte » et d'agir avec les activistes climatiques et la communauté scientifique, pour lutter en front uni pour un gouvernement éco-social de rupture ! Inspirons-nous des grèves des jeunes pour le climat en 2019 !

Les écosocialistes doivent s'organiser pour favoriser cette issue : rejoins la Gauche anticapitaliste pour y contribuer !

Photo : Le bloc de la Gauche anticapitaliste à la Marche pour le climat, octobre 2022 (Dominique Botte / Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

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En Afrique du Sud, les tiraillements de la communauté juive

5 décembre 2023, par Sophie Boutière Damahi — , , , ,
Depuis l'attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début du nettoyage ethnique mené par l'armée israélienne à Gaza, le débat autour du maintien des relations diplomatiques (…)

Depuis l'attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, et le début du nettoyage ethnique mené par l'armée israélienne à Gaza, le débat autour du maintien des relations diplomatiques avec Israël déchire les juifs d'Afrique du Sud. Historiquement engagée contre l'apartheid mais aussi en partie sioniste, cette communauté est aujourd'hui plus divisée que jamais.

Tiré d'Afrique XXI.

C'est une crise identitaire larvée qui divise chaque jour un peu plus les juifs d'Afrique du Sud, une communauté en ébullition depuis le début de la guerre que livre Israël à Gaza après l'attaque du 7 octobre. Lundi 20 novembre 2023, alors que Pretoria appelait la Cour pénale internationale (CPI) à arrêter le Premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, l'État hébreu rappelait à Tel-Aviv son ambassadeur en poste en Afrique du Sud, Eli Belotserkovsky. Le lendemain, le Parlement sud-africain votait à une écrasante majorité en faveur de la fermeture de l'ambassade israélienne à Pretoria. Des positions dénoncées par la South African Zionist Federation (SAZF), la plus ancienne et importante organisation juive du pays. Mais cette réaction n'a pas plu à tout le monde : des juifs s'en sont publiquement désolidarisés et ont lancé un appel historique à cesser de les associer à la défense inconditionnelle d'Israël.

Si l'Afrique du Sud est en première ligne des pays qui critiquent les bombardements israéliens sur Gaza – et plus globalement la politique de l'État hébreu –, c'est parce que l'African National Congress (ANC), parti majoritaire au Parlement depuis 1994 et l'élection de Nelson Mandela, a toujours lié sa lutte contre l'apartheid à la cause palestinienne. Une analogie qui ne doit pas occulter le rôle majeur joué par des militants juifs au sein de l'ANC. Et ce jusque dans les rangs de sa branche militaire, Umkhonto we Sizwe (« le fer de lance de la nation », en zoulou), que dirigeait Joe Slovo, un descendant d'immigrés juifs lituaniens.

Arrêté en 1962, Slovo quitte alors l'Afrique du Sud et supervise les activités militaires de l'ANC pendant ses vingt-sept années d'exil. En 1985, il est le premier Blanc à faire partie de la direction nationale du parti, poste qu'il cumule avec celui de chef d'état-major d'Umkhonto we Sizwe, puis celui de secrétaire général du Parti communiste sud-africain. Selon Adam Mendelsohn, professeur à l'Université de Cape Town, spécialiste des minorités religieuses en Afrique du Sud et directeur du Kaplan Centre for Jewish Studies, « l'implication des juifs dans les mouvements anti-apartheid est en grande partie un héritage de la politique radicale que les juifs ont apportée avec eux d'Europe de l'Est ».

Les juifs contre l'apartheid

« Les juifs avaient l'esprit plus ouvert que le reste des Blancs sur les questions raciales et politiques, peut-être parce que, dans l'histoire, ils avaient eux-mêmes été victimes de préjugés », écrivait Nelson Mandela dans son autobiographie Le Long chemin vers la liberté (publiée en 1994 sous le titre : Long Walk to Freedom). Et pour cause, entre 1956 et 1961, ils représentent plus de la moitié des Blancs jugés au cours du « Procès de la trahison », une machination du Parti national pour démanteler l'Alliance du Congrès, une coalition politique anti-apartheid. En 1963, le fameux procès de Rivonia, à la suite duquel Nelson Mandela sera condamné et emprisonné, implique aussi une dizaine de membres d'Umkhonto we Sizwe. Parmi eux, deux juifs : Denis Goldberg, qui purgera une peine de vingt-deux ans de prison, et Lionel Bernstein, acquitté mais contraint à l'exil.

La lutte des juifs contre l'apartheid s'est menée au-delà des cadres de l'ANC, à l'image d'Helen Suzman, figure majeure de l'opposition progressiste de 1953 à 1989. Fille d'émigrés juifs lituaniens ayant fui l'antisémitisme, Suzman a combattu avec fermeté l'engrenage raciste des lois ségrégationnistes et est demeurée la seule députée d'opposition pendant treize ans au sein du Parlement sud-africain (de 1961 à 1974).

Dès 1948, l'engrenage législatif du régime d'apartheid (qualifié de « développement séparé ») est lancé par le Parti national. Les lois racistes et ségrégationnistes se succèdent : habitat séparé, classification raciale au profit de la suprématie blanche, interdiction des mariages mixtes, loi sur l'obligation pour les Noirs de détenir un « pass » afin de pouvoir se rendre dans certains quartiers blancs… L'apartheid s'incarne surtout dans la création des bantoustans, ces régions réservées aux populations noires loin des centres urbains, auxquelles sont aujourd'hui comparées les zones sous autorité palestinienne des territoires occupés de Cisjordanie. Entre 1960 et 1983, 3,5 millions de Noirs sont déplacés de force de leur domicile, situé dans des zones réservées aux Blancs, vers d'autres zones, principalement des bantoustans.

Durant cette période, c'est paradoxalement l'apartheid qui favorise l'ancrage du sionisme chez les juifs sud-africains. Cet engagement n'entre alors pas forcément en contradiction avec la lutte contre le régime raciste de Pretoria.

Un point d'encrage identitaire

Sous la chape de plomb de l'apartheid mais aussi en raison de l'antisémitisme historique des nationalistes afrikaners, l'unité communautaire des juifs en Afrique du Sud devient une nécessité. Si ces derniers n'ont pas à subir les préjudices arbitraires de la classification raciale (Blancs, Noirs, Coloureds, Indiens) puisqu'ils sont considérés comme des Blancs, l'accent mis par le gouvernement sur le « développement séparé » des groupes nationaux permet et encourage même l'épanouissement d'une spécificité ethnique juive. En grande majorité originaires d'Europe de l'Est, les juifs sud-africains restent marqués par le génocide nazi et la dévastation de leur centre spirituel en Lituanie, où près de 95 % des juifs ont péri (1).

Durant cette période, le sionisme devient un point d'ancrage identitaire dans un contexte politique incertain. « Les juifs n'ayant jamais pu être considérés comme des citoyens à part entière comme les Anglais ou les Afrikaners, la Palestine, puis Israël, ont servi d'exutoire à leurs aspirations et à leur identité », explique Adam Mendelsohn à Afrique XXI.

« Les chercheurs ont longtemps suggéré que le sionisme était la religion civile des juifs sud-africains, plus importante à certains égards que le judaïsme en tant que ciment de la communauté », ajoute l'universitaire. La dernière enquête nationale menée 2019 sur la population juive d'Afrique du Sud par le Kaplan Centre le confirme : 90 % des juifs ont déclaré se sentir au moins modérément attachés à Israël, les deux tiers qualifiant cet attachement de fort. Ils sont jusqu'à 69 % à se définir comme sionistes, contre 18 % seulement qui rejettent cette étiquette.

Ouvrir « un autre canal »

Jusqu'à aujourd'hui, la plupart des activités juives, religieuses ou laïques, sont organisées par le South African Jewish Board of Deputies et la South African Zionist Federation. Des institutions régulièrement invitées dans les médias traditionnels, qui revendiquent la représentation des quelque 65 000 juifs vivant en Afrique du Sud, et qui attirent souvent les critiques de la gauche sud-africaine à cause de leurs liens entretenus avec Israël. Le 15 juin 2023, Aishah Cassiem, membre des Economic Freedom Fighters (le parti de gauche panafricain et marxiste dirigé par Julius Malema), demandait la fermeture du lycée privé juif Herzlia au Cap. En cause, les déclarations du directeur de cette école dans une interview accordée à la chaîne d'information ILTV Israel News en mai, dans laquelle il se félicitait que 20 % des anciens élèves passent leur année post-universitaire en Israël, et que certains d'entre eux partent servir dans l'armée israélienne. Le directeur de l'établissement soulignait l'identité « fièrement sioniste » de l'école, « très attachée à l'éthique du judaïsme et d'Israël ».

Le 30 août 2023, la Palestine Solidarity Campaign Cape Town soumettait une lettre au ministre sud-africain de l'Éducation appelant à une enquête sur son programme éducatif, et soutenant que le service des anciens élèves de Herzlia dans l'armée israélienne pourrait les rendre complices de la violation du droit international dans les territoires palestiniens occupés de Cisjordanie. Déjà, en 2018, deux élèves avaient été sanctionnés par la direction alors qu'ils s'étaient agenouillés pendant l'hymne israélien Hatikva, régulièrement chanté au sein de l'établissement avec l'hymne sud-africain. Une décision qui avait poussé plusieurs alumni de Herzlia à prendre publiquement position contre les arguments de l'école.

Mais si une contestation libérale juive de la politique d'Israël s'ancre peu à peu sur la scène sud-africaine, elle se défend d'être antisioniste. En 2018, l'Initiative démocratique juive (JDI) a été fondée dans l'optique de favoriser le dialogue intracommunautaire. Dans une interview accordée au quotidien israélien Haaretz, son porte-parole, Raymond Schkolne, posait son constat : « Israël est au cœur de notre identité, mais nous sommes très troublés par les actions menées par Israël. Nous sommes très troublés par la façon dont la communauté sud-africaine réagit, et nous aimerions créer un autre canal, une autre occasion ou un autre cadre pour nous engager d'une manière différente. »

Si la JDI rejette par exemple les campagnes du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) contre Israël (2), elle se présente comme une alternative aux discours de la SAZF visant à « créer un foyer [...] pour les gens qui se sentent aliénés et ostracisés, d'une part, par la South African Zionist Federation – qui fonctionne aujourd'hui comme un bras de la hasbara (3) pour le gouvernement israélien –, et, d'autre part, par la gauche radicale qui soutient le BDS et ne soutient pas vraiment le droit d'Israël à exister ».

Une fronde au sein de la communauté

Déjà, en 2017, Matan Rosenstrauch, un militant israélien de gauche vivant en Afrique du Sud, avait lancé une pétition de juifs sud-africains exprimant leur opposition à l'occupation de la Cisjordanie, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la guerre des Six-Jours de 1967. Un prélude à la séquence qui fracture aujourd'hui la communauté juive. Le 15 novembre 2023, dans une lettre ouverte publiée dans le journal sud-africain The Daily Maverick, plus de 700 juifs sud-africains, dont des personnalités publiques comme l'artiste William Kentridge ou Jonathan Berger, avocat au barreau de Johannesburg, se sont dressés contre les discours visant à essentialiser les opinions de la communauté :

  • Nous rejetons les tentatives d'amalgame entre les parties à ce conflit et des groupes religieux ou ethniques entiers, tout comme nous rejetons l'idée que la critique de l'État d'Israël constitue nécessairement de l'antisémitisme. En tant que juifs aux opinions diverses, nous ne nous sentons pas représentés par les institutions qui prétendent parler au nom de la communauté juive sud-africaine au sujet d'Israël et de Gaza.

Parmi les juifs critiques d'Israël figure notamment Ronnie Kasrils, l'ancien ministre des Services de renseignements (2004-2008). Kasrils a rejoint l'ANC en 1960 après le massacre de Sharpeville, épisode sordide de la répression policière du régime d'apartheid : à l'appel de Robert Sobukwe, président du Congrès panafricain d'Azanie (PAC), des milliers de manifestants protestaient pacifiquement contre les « pass » (passeports intérieurs) devant les postes de police ; dans le township de Sharpeville, la répression avait fait 69 morts et près de 200 blessés. Figure de la lutte anti-apartheid, Ronnie Kasrils dénonce régulièrement l'occupation israélienne dans les médias.

Le 17 octobre, la ministre des Relations internationales, Naledi Pandor, s'est entretenue par téléphone avec le chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh. S'il a été officiellement question de la livraison d'aide humanitaire à Gaza, comme le soutient le ministère, l'affaire fait craindre une rupture définitive des juifs sud-africains avec le pouvoir, accusé par certains d'antisémitisme. Alors que le gouvernement fait valoir son non-alignement et sa qualité de médiateur, il entend se servir des leçons de son histoire pour porter la voix des Palestiniens sur la scène internationale. Le 21 novembre, à l'occasion d'une réunion extraordinaire des BRICS consacrée à l'invasion israélienne de Gaza, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, a demandé le déploiement d'une force rapide de l'ONU pour « surveiller la cessation des hostilités » et « protéger les civils », tout en accusant Israël de mener un « génocide ».

Notes

1- Entre 1880 et 1914, l'immigration juive en Afrique du Sud est multipliée par dix, la communauté juive passant de 4 000 à plus de 40 000 Sud-Africains. 90 % d'entre eux sont des « Litvaks » : des immigrants juifs lituaniens, victimes de pogroms et de vagues antisémites. Lire Carmel Schrire, Gwynne Schrire, The Reb and the Rebel : Jewish Narratives in South Africa, 1892-1913, University of Cape Town Press, 2016.

2- Cette campagne internationale promeut les boycotts économiques, académiques, culturels et politiques contre Israël et ses intérêts, afin de lutter contre l'apartheid de l'État hébreu.

3- Le terme « hasbara » signifie littéralement « explication ». Il renvoie aux stratégies de communication et de propagande de l'État d'Israël à destination de l'étranger.

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La fabrique des migrations : Perdre espoir... et prendre la route de l’exil (1/4)

5 décembre 2023, par Brezh Malaba, Elizabeth BanyiTabi, Emmanuel Mutaizibwa, Ngina Kirori, Theophilus Abbah — ,
Qu'est-ce qui pousse des milliers d'Africain·es à s'exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « (…)

Qu'est-ce qui pousse des milliers d'Africain·es à s'exiler alors que les dangers de la route sont connus, tout comme les terribles conditions de vie dans certains pays « d'accueil » ? Dans cette série du magazine ZAM déclinée en quatre épisodes, cinq journalistes décryptent les mécanismes de la migration. Ce premier volet est consacré aux raisons du départ.

Cet article a été publié en anglais dans le cadre d'une enquête transnationale menée par une équipe de journalistes dans cinq pays africains en partenariat avec le magazine ZAM, et intitulée « Migration is not the West's problem, it is Africa's » (« La migration n'est pas le problème de l'Occident, c'est celui de l'Afrique »). Cette enquête s'intéresse aux raisons qui poussent de nombreux Africains à prendre la route de l'exil pour l'Europe, le Golfe ou l'Amérique.

Tiré d'Afrique XXI.

À Douala, au Cameroun, lors de la cérémonie d'enterrement de Bryan Achou* (1), dont le corps noyé a été retrouvé en Méditerranée et rendu à sa famille en novembre 2022, des amis et des parents évoquent son destin avec émotion. « C'est un gamin de mon quartier ! En moins de deux semaines, nous avons perdu deux enfants. L'un en mer entre la Turquie et la Grèce, l'autre en Tunisie », raconte une femme, le visage grave. « Vraiment, avant 2035, ce pays sera vidé de ses citoyens », ajoute une autre personne en deuil.

L'année 2035 fait référence au nouveau document de développement du gouvernement intitulé « Cameroun vision 2025-2035 » – le plan de l'autocrate Paul Biya, âgé de 90 ans, pour redresser la nation exsangue et déchirée par les conflits. À en juger par les réactions désabusées qu'a suscitées cette remarque, personne ici ne croit aux chances de succès de ce projet. Il y en a eu tant depuis l'arrivée au pouvoir de Paul Biya, en 1982...

Les personnes ici présentes – hommes d'affaires, enseignants, employés de bureau – ne meurent pas de faim. Elles ne sont pas non plus directement touchées par l'insurrection armée qui fait rage dans la partie occidentale du Cameroun. Mais elles comprennent pourquoi les jeunes veulent partir, même s'ils risquent la mort.

Peu après avoir assisté aux funérailles de Bryan Achou, la journaliste camerounaise de ZAM, Elizabeth BanyiTabi, apprend qu'une de ses amies, Eva*, envisage de quitter le pays et de prendre la route de l'Amérique : elle prendra l'avion pour le Brésil, puis des bus vers le nord, jusqu'à la jungle de la frontière avec le Panama, connue sous le nom de « Darién Gap » (« trouée du Darién ») ; de là, elle devra traverser à pied une forêt dense et chaude, infestée de serpents venimeux, d'araignées et de gangs criminels. Les personnes ayant parcouru les 80 kilomètres de marche à travers cette brèche l'ont décrite comme « jonchée de cadavres ». Eva sait tout cela, car un de ses amis est mort dans la « trouée de Darién » il n'y a pas longtemps. « Mais je vais essayer », dit-elle.

Récits d'horreur

À peu près au même moment, à l'aéroport d'Entebbe, à Kampala, en Ouganda, un défenseur des droits de l'homme observe une file de jeunes femmes voilées assises dans la zone de départ de l'aérogare. Elles semblent être ougandaises. Un agent d'immigration explique qu'elles sont en route pour l'Arabie saoudite et d'autres pays du Golfe pour y travailler comme employées de maison. L'activiste est troublé. De nombreux rapports indiquent que ce trafic de travailleurs domestiques au Moyen-Orient place souvent les recrues dans des conditions proches de l'esclavage : horaires de travail démesurés, coups, viols et même meurtres. Ces jeunes filles ont-elles manqué les nombreux reportages radiophoniques et télévisés des médias ougandais sur ces récits d'horreur ?

En enquêtant plus avant, le journaliste de ZAM Emmanuel Mutaizbwa – un ami du militant des droits de l'homme – découvre que de nombreux Ougandais ont entendu ces récits, mais qu'ils choisissent quand même de partir. Il interroge Joyce Kyambadde, âgée de 27 ans, battue, violée et maltraitée, qui est néanmoins retournée dans le Golfe pour une deuxième période de travail domestique au cours des dernières années. « Vous vous dites toujours que cette fois-ci, vous aurez un salaire. Il n'y a pratiquement aucun espoir ici [en Ouganda] », dit-elle.

Selon le Bureau des statistiques ougandais, au moins 41 % des jeunes Ougandais âgés de 18 à 30 ans – soit un total d'environ 5 millions de personnes – n'exercent aucune activité rémunératrice. Parmi ceux qui travaillent, en contraste frappant avec une élite richissime proche du président Yoweri Museveni, âgé de 79 ans, une bonne partie ne gagne pas assez pour payer ne serait-ce qu'un modeste loyer.

« Pas d'espoir ici »

Au Kenya, voisin de l'Ouganda, nombreuses sont les histoires similaires. « C'est comme de dire à un enfant de ne pas mettre sa main au feu, il le fera quand même », déclare Patricia Wanja Kimani, qui a elle-même subi des mois d'abus sexuels et de coups en tant qu'employée de maison dans le Golfe, en a fait un livre, et travaille aujourd'hui pour une ONG dont l'objectif est de dissuader les jeunes femmes kényanes de s'expatrier. Sa collègue Faith Murunga, qui travaille pour une autre ONG, admet que la jeunesse kényane – dont 67 % est au chômage, selon la Fédération kényane des employeurs – a peu d'alternatives. Comme en Ouganda, une élite politique extrêmement riche ne fait pas grand-chose pour améliorer concrètement le sort de la population. « Nous essayons de dialoguer avec le gouvernement [sur la question des perspectives pour les Kényans]. Nous faisons ce que nous pouvons », déclare Faith Murunga.

Les campagnes de sensibilisation menées par l'ONG semblent avoir un effet limité. La journaliste Ngina Kirori demande à dix hommes et femmes pris au hasard dans les rues de Nairobi s'ils envisagent de partir dans le Golfe malgré les histoires atroces qui y sont racontées. Quatre d'entre eux répondent : « Je partirai quand même parce qu'il n'y a pas d'espoir ici. » Deux hésitent, déclarant à Kirori qu'ils ont très peur, mais qu'ils envisagent quand même de partir. Seuls quatre se montrent véritablement dissuadés. Quelques mois après, Patricia Kimani a elle aussi quitté le Kenya à la recherche d'un avenir ailleurs...

Les personnes interrogées par le journaliste de ZAM, Theophilus Abbah, dans la capitale nigériane, Abuja, sont des constructeurs, des plombiers, des médecins. Neuf sur dix déclarent vouloir faire « japa » [« s'éjecter », en pidgin, NDLR], le terme nigérian pour évoquer l'émigration, et ce « à la première occasion ». Ici aussi, les témoins citent la mauvaise gouvernance, l'état déplorable des services de santé, d'éducation et d'autres services publics, les disparités extrêmes en matière de richesse, la corruption et la répression des médias et des organisations de la société civile dans le pays. « La souffrance est insupportable, déclare un entrepreneur en bâtiment. J'aurais aimé rester au Nigeria si le pays fonctionnait. »

La plupart des Nigérians essaient de partir avec des visas, mais beaucoup d'entre eux se contentent de « japa » illégal, en marchant vers le nord à travers le Sahel et le Sahara, dans l'espoir d'atteindre la mer Méditerranée. Selon les ONG qui travaillent avec les migrants nigérians, l'écrasante majorité d'entre eux n'atteignent jamais les côtes, restant bloqués au Sahel, où ils finissent souvent exploités sur des chantiers, dans des réseaux de traite ou de mendicité, dans des maisons closes, ou en détention.

Un fossé profond

Comme au Cameroun, en Ouganda et au Kenya, les risques sont bien connus au Nigeria. Pourtant, les gens continuent de partir, explique Grace Osakue, de l'ONG Girls' Power Initiative, qui vise à créer de petites entreprises pour les anciens migrants et les candidats à l'émigration au Nigeria. Elle admet que les choses ne se passent pas toujours très bien et explique à Abbah que « même ceux qui ont déjà connu des difficultés repartent ». Ce constat est corroboré par un rapport de 2021 commandé par l'Union européenne, qui estime que plus de 60 % des migrants nigérians qui ont été « secourus » sont « susceptibles d'essayer de repartir ».

Pas moins de 95 % des enseignants interrogés en novembre 2022 par le syndicat des enseignants ruraux du Zimbabwe (Amalgamated Rural Teachers' Union of Zimbabwe) déclarent que s'ils en avaient la possibilité ils iraient travailler ailleurs. Selon le président du syndicat, Obert Masaraure, la raison en est que les enseignants gagnent si peu qu'ils ne peuvent pas subvenir aux besoins de leur famille, « pas même pour la nourriture ou les frais de scolarité ». Il considère comme « très chanceux » un collègue qui a réussi à partir en Arabie saoudite, explique-t-il au journaliste Brezh Malaba.

Ce n'est pas comme si le Zimbabwe était pauvre : le pays possède des réserves d'or et de diamants parmi les plus abondantes au monde, sans parler du lithium et d'autres minerais rares. De nombreux reportages et documentaires, tels que « Gold Mafia », d'Al Jazeera, ont montré comment les revenus sont régulièrement accaparés par des personnalités du parti au pouvoir, la Zanu-PF. « Les élites au pouvoir dépouillent la nation de toutes ses richesses, enrage Obert Masaraure. Elles facilitent même le pillage de nos ressources naturelles par les multinationales étrangères. Les enseignants et autres professionnels que nous sommes sont lourdement taxés, mais les ministres perçoivent des salaires énormes. Nous finançons leurs jets privés et […] leurs dépenses de luxe. »

« La vie est trop courte »

Lorsque, lors des récentes élections considérées comme frauduleuses, la Zanu-PF a remporté à nouveau la victoire, le réseau X (ex-Twitter) du Zimbabwe a été inondé de messages qui s'adressaient au voisin méridional, l'Afrique du Sud, dont le président, Cyril Ramaphosa, avait félicité son homologue Emmerson Mnangagwa pour sa victoire. « Je vous félicite aussi pour le nombre de Zimbabwéens qui entreront bientôt illégalement dans votre pays », dit l'un d'eux.

On estime que 1 à 2 millions d'immigrants zimbabwéens, faisant partie des 3 à 5 millions de Zimbabwéens qui vivent en dehors de leur pays (sur un total de 16 millions de citoyens zimbabwéens), sont venus en Afrique du Sud au cours des dernières décennies. Leur présence a été la cible de pressions politiques de la part des politiciens sud-africains, qui ont orchestré des campagnes de haine contre les Zimbabwéens, les accusant notamment d'être des criminels. Les twittos zimbabwéens en sont bien conscients. « Mais nous continuons à venir », disent-ils. « Si vous avez l'occasion de partir, faites-le », a lancé le journal The News Hawks sur son compte X (ex-Twitter) après que les résultats des élections ont été rendus publics. « La vie est trop courte. »

Dans les cinq pays étudiés, l'équipe n'a trouvé personne affirmant qu'il était possible d'arrêter les migrations en provenance des pays africains. Comme l'a dit Kah Walla, militant camerounais de l'opposition, « personne ne quitte sa maison si elle est confortable. Si je pense que pour ma survie je dois quitter mon pays, j'utiliserai tous les moyens pour le faire. » Elizabeth BanyiTabi, journaliste à ZAM, a elle-même été encouragée par un homme à côté d'elle dans un avion reliant le Cameroun à Amsterdam « à ne pas revenir ».

La plupart des personnes interrogées, comme les reporters de ZAM, sont attristées par l'état des pays où elles sont nées. Mais si les reporters restent attachés à leur profession, espérant que le journalisme finira par avoir un certain impact, de nombreux interlocuteurs se sentent impuissants à changer quoi que ce soit, ou à « construire leur propre pays », comme ont tendance à le dire les Occidentaux qui s'opposent à l'immigration. « Oui, notre pays doit se développer, il a besoin d'excellence, estime le Dr Ejike Oji, expert du secteur de la santé au Nigeria. Il est donc triste de voir nos meilleurs cerveaux partir. Mais [dans le système nigérian] vous serez négligé, même si vous êtes le plus brillant. L'excellence n'est pas récompensée ici. »

Notes

1- Les noms marqués d'un astérisque ont été modifiés.

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L’activisme diplomatique du Qatar en Afrique

5 décembre 2023, par MondAfrique — , ,
C'est certainement en Afrique, que le Qatar déploie actuellement la plus grande activité diplomatique, avec pas moins de trois ministres chargés de ce continent.. Doha est (…)

C'est certainement en Afrique, que le Qatar déploie actuellement la plus grande activité diplomatique, avec pas moins de trois ministres chargés de ce continent.. Doha est devenu la capitale où tout le monde africain se rend. À l'instar du dialogue qui s'est tenu à Doha entre le pouvoir tchadien et les différents groupes rebelles de Ndjamena.. Mohammed ben Abderrahmane Al-Thani s'est montré également très actif en Afrique de l'Est, Ethiopie, Mozambique, Somalie. C'est en Afrique Centrale qu'il a essayé de jouer les bons offices, pour réconcilier la République Démocratique du Congo et le Rwanda.

Tiré de MondAfrique.

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Yémen, L’alliance stratégique des Houthis et de l’Iran (1ère partie)

5 décembre 2023, par MondAfrique — , , ,
La guerre de Gaza a remis, sur le devant de la scène, un groupe armé yéménite, les Houthis, qui s'attaque actuellement à l'État hébreu et aux intérêts stratégiques d'Israël et (…)

La guerre de Gaza a remis, sur le devant de la scène, un groupe armé yéménite, les Houthis, qui s'attaque actuellement à l'État hébreu et aux intérêts stratégiques d'Israël et des États-Unis dans la mer Rouge. Qui sont donc ces Houthis ? Quels liens ont-ils avec l'Iran ?

Tiré de MondAfrique.

Apparus en 1992 et connus sous le nom de Houthis en référence à leur guide spirituel Hussein Badreddine el-Houthi, ils ont mené plusieurs guerres contre le régime du président Ali Abdallah Saleh de 2004 à 2010 depuis leur fief de Saada au nord du Yémen. M. Saleh, obligé de quitter le pouvoir en 2012, devient leur allié principal en 2014 quand ils prennent la capitale Sanaa et dissolvent le Parlement.

À la différence du réseau iranien dans la région (le Hezbollah ou le Hachd el-Chaabi irakien), le leadership houthi présente une connotation familiale unique (la famille El-Houthi). Les Houthis ont un statut socioreligieux et une légitimité découlant de leur filiation à la famille du Prophète (Ahl el-Beit). Ce statut leur a permis d'obtenir le soutien des principales tribus du nord. De ce fait, ils ont pu limiter l'association des tribus avec l'ancien président Ali Abdallah Saleh et de gouverner en tant qu'autorité alternative pendant des années.

À partir de 2015, l'Arabie saoudite, à la tête d'une coalition de plusieurs pays arabes, intervient au Yémen, l'objectif étant le rétablissement de la souveraineté du gouvernement et le démantèlement des Houthis. Par ailleurs, les Saoudiens mettent un blocus autour du Yémen afin d'empêcher l'Iran de ravitailler les Houthis en armes.

L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis

Les Houthis sont un clan originaire du nord-ouest du Yémen. Ils pratiquent le chiisme zaydite. D'après le think tank Wilson Center, le Yémen a été gouverné par un imam zaydite pendant 1.000 ans avant d'être renversé en 1962. Depuis lors, les Zaydites luttent pour restaurer leur autorité et influence au Yémen. Selon l'Institut néerlandais des relations internationales (Clingedael), le clan houthi, dans les années 1980, se sentant menacé par les prédicateurs salafistes financés par l'État et établis dans ses régions, lance un mouvement faisant revivre ses traditions. Toutefois, tous les Zaydistes ne s'alignent pas sur le mouvement houthi. Leur slogan est une claire itération de la propagande de la République islamique s'opposant farouchement aux États-Unis et à Israël. D'ailleurs, Badreddine el-Houthi a étudié en Iran dans les années 1980.

Ils sont en conflit avec le gouvernement du Yémen depuis plus de 10 ans. Depuis 2011, leur mouvement devient plus large et s'oppose au gouvernement central. Ils commencent à s'autodésigner « Ansarullah » (littéralement partisans de Dieu).

L'affinité idéologique entre l'Iran et les Houthis, en ce qui concerne les aspects religieux de l'idéologie, est relativement faible puisque les chiites iraniens suivent le chiisme duodécimain alors que les Houthis suivent le courant zaydite, deux courants du chiisme fondés sur des conceptions différentes.

Après l'unification du Yémen en 1990, le pays est devenu majoritairement sunnite. De là où ils étaient majoritaires, les Zaydites ne représentent plus que 35% de la population, les poussant à s'engager sur la voie de l'indépendance. Selon Clingendael, c'est là que les convictions idéologiques renvoient à un sentiment d'appartenance à un chiisme transnational qui promeut une action militante contre l'oppression – réelle ou perçue comme telle. Les Houthis déclarent partager un récit idéologique avec les autres populations chiites du Moyen-Orient, nourri par l'Iran, indépendamment des différences de doctrine. Et c'est de là que naît l'affiliation avec « l'axe de la résistance ».

Le parrainage du Hezbollah

Selon Eleonora Ardemagni de l'Institut italien des études politiques internationales, l'Iran, à travers le Hezbollah, a apporté un parrainage certain au groupe yéménite en matière de formation militaire et en améliorant les opérations de missiles guidés.

Les Houthis profèrent une grande ressemblance au Hezbollah parce qu'ils sont tous les deux « nés » en tant que mouvements de résistance et qu'ils ont des chefs perçus comme charismatiques. De même, la guerre leur a permis de renforcer leur présence politique et militaire dans la région (guerre de 2006 pour le Hezbollah et intervention arabe de 2015 pour les Houthis).

Le support matériel de l'Iran

Différents sites Web des Nations unies affirment que les Houthis ont commencé à recevoir des armes de l'Iran à partir de 2009. Téhéran leur a fourni un soutien matériel : des armes, du financement et des conseils stratégiques.

En termes guerriers, les Houthis sont passés d'un groupe de guérilla à une force armée plus sophistiquée. Ceci est dû en grande partie au renforcement des relations avec l'Iran. Au cours des années 2000, leur stratégie se base sur le modèle iranien créant des centres d'apprentissage et des camps d'été servant de centres de recrutement.

Selon l'Institut italien pour les études politiques internationales, l'assistance sécuritaire fournie par le Corps des gardiens de la révolution islamique – Force Qods (contrebande d'armes et de munitions, formation militaire) a permis aux Houthis d'améliorer leurs capacités de défense et de développer leurs compétences asymétriques. Ceci leur a permis de créer de nouvelles institutions militaires au Yémen comme le Conseil du jihad. Celui-ci permet aux Houthis de centraliser la prise de décision stratégique tout en intégrant les conseils du Qods et du Hezbollah sur la stratégie militaire et l'armement. L'assistance du réseau iranien a permis aux Houthis de construire leurs propres usines d'armements, notamment des drones.

Au début des années 2000, les Houthis se sont mis à collecter des contributions volontaires de Yéménites fortunés ou des impôts de citoyens ordinaires pour la libération de la Palestine. Une fois emparés de Sanaa en 2011, ils ont également commencé à collecter les revenus des gisements de gaz et de pétrole, à prélever des ressources économiques (taxes, impôts, zakat, khums) et à s'approprier les recettes douanières du port de Hodeïda. On peut donc supposer que les Houthis disposent d'une solide base financière indépendante. Mais ils sont le maillon le plus faible de la chaîne iranienne sur le plan de l'aide sociale. Par exemple, pendant la pandémie de Covid-19, ils n'ont pas été en mesure de contenir la maladie ni de fournir médicaments ou vaccins aux populations sous leur contrôle.

L'affiliation iranienne a aussi contribué à la structuration du réseau des médias houthis. Al-Masirah, leur média officiel, émet à partir de Beyrouth depuis 2012 avec l'assistance technique d'Al-Manar, média du Hezbollah.

L'Iran a joué un rôle plus important après l'intervention de l'Arabie saoudite en 2015 en fournissant de l'armement. Mais l'objectif des Houthis a toujours été de restaurer leur autorité dans le nord du Yémen.

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Quel rôle va jouer la COP de Dubaï ?

5 décembre 2023, par Valéry Laramée de Tannenberg — ,
Les COP, souvent décriées, contribuent pourtant à décarboner la planète. Retour sur trois décennies de négociations onusiennes avant l'ouverture de la 28e conférence (…)

Les COP, souvent décriées, contribuent pourtant à décarboner la planète. Retour sur trois décennies de négociations onusiennes avant l'ouverture de la 28e conférence internationale sur le climat à Dubaï, le 30 novembre.

Photo et article tirés de NPA 29
photo :Des manifestants lors de la COP27, organisée à Charm el-Cheikh (Égypte). – MOHAMED ABDEL HAMID ANADOLU AGENCYAnadolu via AFP

Vu de loin, les COP ressemblent à une vaste foire d'empoigne réunissant des myriades de lobbyistes, diplomates, observateurs, journalistes et organisations non gouvernementales. Grandissant d'année en année, ces sommets onusiens du climat ne semblent plus produire le moindre résultat. D'où la question légitime : « À quoi servent les COP » ? Y répondre suppose de jeter un coup d'œil dans le rétroviseur avant l'ouverture du 28e sommet, jeudi 30 novembre à Dubaï (Émirats arabes unis).

Retour en juin 1992, au Sommet de la Terre de Rio de Janeiro.

Durant cette conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement, les dirigeants de 179 pays adoptent la Déclaration de Rio, la Déclaration sur la gestion des forêts, la Convention sur la diversité biologique et, pour le sujet qui nous intéresse, la Convention-cadre sur les changements climatiques (CCNUCC). Puis, quelques mois plus tard, la convention sur la lutte contre la désertification, intimement liée à la précédente.
L'objectif du consensus unanime

Longue de vingt-cinq pages et toujours en vigueur, la CCNUCC fixe à ses signataires un objectif : stabiliser les concentrations de gaz à effet de serre (GES) « à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique ».

Il s'agit de réduire nos émissions de dioxyde de carbone, de méthane, de protoxyde d'azote et d'hexafluorure de soufre. Restait à définir cette « perturbation anthropique dangereuse ». En 1992, la concentration de CO2 dans l'atmosphère était de 356 parties par million (PPM), en progression de 0,4 % par an. Quelle teneur en carbone dans l'air ne devons-nous pas franchir ? Personne ne pouvait répondre à cette question, pas même les rédacteurs du premier rapport du Giec, paru en 1990.

Comme il est de coutume pour les conventions internationales, un secrétariat de la CCNUCC fut établi. Son premier rôle ? Organiser chaque année une conférence des parties (conference of the parties, COP). Durant la quinzaine de jours que dure une COP, les parties — c'est-à-dire les États signataires de la conférence — négocient dans le but de parvenir au consensus unanime. Les négociations portent sur les règles encadrant la mise en œuvre d'objectifs fixés par la Convention, les obligations des uns et des autres et la fixation de nouveaux objectifs.

La première COP à produire des effets visibles fut la troisième du nom, organisée en décembre 1997 à Kyoto (Japon). À l'issue d'âpres négociations, elle adopte le protocole de Kyoto, obligeant les quarante-et-un États les plus développés à réduire de 5 % en moyenne leurs émissions de GES entre 1990 et 2012.

Malgré le fait que les États-Unis, le Canada, puis le Japon, se soient retirés de l'accord, le pari a été tenu. En 2012, la quarantaine de pionniers a atteint le but fixé à Kyoto, en partie grâce à la chute du bloc soviétique — qui a arrêté nombre d'industries lourdes en Russie — et à la crise économique mondiale de 2008. Cette décarbonation forcée a suscité des vocations : en 2008, l'Union européenne publie le « paquet énergie-climat », visant à réduire de 20 % les émissions de ses vingt-huit États membres entre 1990 et 2020.

En 2012, la COP est organisée par un pays producteur de pétrole, le Qatar, où il est décidé de prolonger de sept ans le protocole de Kyoto. Au terme de la phase 2, en 2020, les États assujettis au dit protocole devraient avoir réduit de 18 % leurs émissions de GES par rapport à 1990. Là encore, mission accomplie, non sans l'aide du Covid-19. En confinant le tiers de l'humanité, la pandémie a fait chuté de 6 % les rejets carboniques anthropiques entre 2019 et 2020.

Deux camps qui s'opposent

Le monde du climat est divisé en deux catégories :

les pays qui sont soumis à des obligations (en gros, les membres de l'OCDE) et les pays émergents et en développement, qui n'ont aucune contrainte.

Entérinée dès 1992, cette division a rapidement posé problème.

Le 25 juillet 1997, le Sénat étasunien adoptait ainsi à l'unanimité une résolution indiquant qu'il ne ratifierait jamais un accord international obligeant les États-Unis à réduire leurs émissions si les grands pays émergents (Chine et Inde, notamment) en étaient exonérés.

Seconde puissance économique et premier émetteur mondial depuis 2004, la Chine a jusqu'à présent refusé d'être intégrée aux pays les plus développés. Soutenue par l'Inde (troisième émetteur planétaire), le Brésil et l'Indonésie, Pékin bataille depuis des années pour être exemptée de toute contrainte carbone.

Depuis qu'elle a entrepris de rattraper son retard économique sur les pays occidentaux, la Chine assoit son développement à grande vitesse sur une consommation effrénée d'énergies fossiles. Résultat : entre 1990 et 2020, l'empire du Milieu a pratiquement quadruplé ses émissions de GES. Dans le même temps, l'Inde a plus que doublé les siennes, comme le Brésil, l'Indonésie ou la Turquie.

Ces pays s'appuient sur le principe des « responsabilités communes mais différenciées » posé dans la CCNUCC. Tous les pays doivent participer à la lutte contre le changement climatique, mais ceux qui sont responsables du dérèglement actuel doivent y contribuer plus que les autres.

Paris 2015, avancée majeure

Par leur interprétation stricte de ce principe, Pékin et ses alliés ont bloqué bien des COP. À Bali, en 2007, les parties devaient imaginer de nouveaux objectifs d'abattement des émissions. La décision finale n'en mentionnait aucun. Mais une note de bas de page pointait vers un extrait du quatrième rapport du Giec esquissant un projet d'accord : les grands émetteurs devraient réduire leurs émissions et les objectifs d'abattement seraient définis en fonction du niveau de réchauffement visé.

Il a fallu attendre la COP de Paris, en 2015, pour que soit enfin conclu un « accord universel » sur le climat. S'il n'impose pas d'objectifs chiffrés de réduction d'émissions, il fixe un but : stabiliser le réchauffement entre +1,5 °C et +2 °C par rapport à l'ère préindustrielle. Ce qui revient à faire chuter de moitié les émissions mondiales de GES d'ici à 2030. L'Accord de Paris commande aussi d'atteindre la neutralité carbone à la moitié du siècle. Pour ce faire, tous les pays devront publier une esquisse de politique climatique qui sera régulièrement remise à jour, les contributions nationales déterminées (NDC).

Ce texte a contribué à faire bouger des lignes que l'on pensait intangibles. En 2019, l'Union européenne annonce un ambitieux plan de décarbonation. Ce Pacte vert ambitionne de réduire de 55 % les émissions communautaires en 2030 par rapport à 1990. Abondé par plusieurs sources, comme des emprunts contractés par l'UE et les contributions des États, le budget consacré à la lutte contre le changement climatique est fixé à 1 000 milliards d'euros entre 2021 et 2030.

La Chine prévoit la neutralité carbone pour 2060

Aux États-Unis, la victoire de Joe Biden, en 2020, a aussi changé la donne. En quelques mois, le président démocrate a fait adopter par le Congrès deux lois, sur les infrastructures et sur la réduction de l'inflation, permettant au gouvernement fédéral d'investir plus de 1 500 milliards de dollars en dix ans dans la modernisation des infrastructures (le réseau ferré) et la décarbonation de l'économie (énergies renouvelables et stockage souterrain du CO2).

Washington espère que cet effort financier inédit permettra au pays de réduire de moitié ses émissions entre 2005 et 2030. Le mouvement est suivi par la Chine. En mars 2021, Pékin a publié son quatorzième plan quinquennal. Entre 2021 et 2025, l'économie chinoise devra faire baisser de 18 % son intensité carbone, une étape essentielle avant le plafonnement des émissions, prévu pour 2030, et la neutralité carbone fixée à 2060. Ce sont désormais 140 pays qui visent la neutralité carbone pour les décennies qui viennent. Une situation inimaginable il y a encore cinq ans.

57 % d'émissions supplémentaires en trente ans

En trois décennies, les COP ont donc accéléré le mouvement. À l'aube des années 1990, les pays du Nord émettaient 44 % des émissions anthropiques, contre 31 % pour les principaux pays émergents.

En 2022, le Nord est responsable du quart des rejets carbonés mondiaux : deux fois moins que ceux des plus émetteurs des pays du Sud, dont les émissions ont explosé — Chine, Inde, Russie, Afrique du Sud, Brésil, Indonésie, Mexique, Turquie, Arabie saoudite.

L'évolution n'est pourtant pas assez rapide. En 2022, l'humanité a expédié dans la biosphère 55 milliards de tonnes de GES (en équivalent CO2), soit 57 % de plus par rapport à la moyenne annuelle des années 1980.

Alors, inutiles, les COP ? Pas totalement.

Leur mission est quasi impossible : convaincre près de 200 pays de changer de modèle de développement en quelques décennies, inciter la finance privée à financer toujours plus de projets de transition énergétique et d'adaptation, inviter des pays à deux doigts de la guerre à travailler de concert, favoriser la coopération entre des nations qui ont tout et d'autres qui n'ont rien.

En 2022, la COP de Charm el-Cheikh (Égypte) s'est achevée sur la promesse de créer un fonds « pertes et dommages » grâce auquel le Nord financerait l'adaptation des pays les plus vulnérables. Ce sujet sera au cœur de la COP de Dubaï.

Bien sûr, la réussite n'est pas présente à chaque opus. Mais quelle autre instance pourrait jouer plus efficacement ce rôle de parlement démocratique du climat mondial ? Voilà pourquoi, malgré des années d'attentisme et de frustration, les COP sont jugées importantes par les lobbyistes, les journalistes, les ONG et les gouvernements.

Valéry Laramée de Tannenberg 30 novembre 2023

https://reporterre.net/

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Rivalité entre les États-Unis et la Chine, « coopération antagoniste » et anti-impérialisme au XXIe siècle

5 décembre 2023, par Federico Fuentes, Promise Li — ,
Entretien de Federico Fuentes avec Promise Li* Tiré de Entre les lignes et les mots https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/25/rivalite-entre-les-etats-unis-e

Entretien de Federico Fuentes avec Promise Li*

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/25/rivalite-entre-les-etats-unis-et-la-chine-cooperation-antagoniste-et-anti-imperialisme-au-xxie-siecle/#

Avec l'aimable autorisation de la revue Inprecor

Federico Fuentes : Au cours du siècle précédent, nous avons vu le terme d'impérialisme utilisé pour définir différentes situations et, à d'autres moments, être remplacé par des concepts tels que la mondialisation et l'hégémonie. Dans ces conditions, quelle valeur conserve le concept d'impérialisme et comment le définir ? Et en définissant l'impérialisme, dans quelle mesure les écrits de Lénine sur le sujet restent-ils pertinents ? Le cas échéant, quels sont les éléments qui ont été remplacés par des développements ultérieurs ?

Promise Li : Le concept d'impérialisme, en particulier tel qu'il a été théorisé par les marxistes classiques, est certainement toujours utile pour nous aujourd'hui, mais nous devons actualiser et calibrer leurs analyses en fonction des conditions contemporaines. L'observation de Lénine selon laquelle « l'un des traits caractéristiques de l'impérialisme est le capital financier » [1] sonne juste, peut-être encore plus aujourd'hui qu'à son époque avec l'expansion massive du capital financier. Plus important encore, l'impérialisme mondial reste une formation volatile – il ne s'agit pas d'une « coopération pacifique » entre capitalistes, comme Karl Kautsky s'est risqué de dire, mais d'une « rivalité entre plusieurs grandes puissances en quête d'hégémonie », comme l'a décrit Lénine.

Lénine a déclaré que « la définition la plus brève possible de l'impérialisme » est « le stade monopoliste du capitalisme ». Si cela représente un stade avancé du capitalisme qui a commencé à son époque, alors nous vivons actuellement les stades avancés de ce stade avancé. Les monopoles n'ont fait que s'étendre et devenir de plus en plus dévorants. Les capitalistes trouvent des moyens encore plus complexes de fusionner et de s'associer, qu'il s'agisse d'institutions multilatérales telles que le Fonds monétaire international (FMI) ou de « propriétaires universels » tels que BlackRock et Vanguard, qui détiennent des parts majoritaires dans des partenariats dirigés par l'État ou des partenariats public-privé associés à des pays appartenant à des blocs géopolitiques prétendument rivaux. Lénine décrit également comment « les monopoles, issus de la libre concurrence, n'éliminent pas cette dernière, mais existent au-dessus et à côté d'elle, et donnent ainsi naissance à un certain nombre d'antagonismes, de frictions et de conflits très aigus et très intenses ». Cette contradiction entre monopoles et concurrence n'a fait que s'accentuer avec la montée de la multipolarité.

Ainsi, l'avènement d'une nouvelle ère de rivalité inter-impérialiste est loin d'être linéaire et ne perturbe pas clairement l'hégémonie impériale du capital occidental. À cet égard, je pense que nous n'accordons pas suffisamment d'attention aux autres théories marxistes classiques de l'impérialisme, au-delà de Lénine. Bien que rudimentaire, la formulation de l'impérialisme de Rosa Luxemburg comprend correctement l'impérialisme comme « l'expression politique du processus de l'accumulation capitaliste se manifestant par la concurrence entre les capitalismes nationaux autour des derniers territoires non capitalistes encore libres du monde » [2]. Elle considère l'impérialisme comme un moyen de décrire non seulement les caractéristiques de puissances impérialistes distinctes, mais aussi la logique même du développement de l'économie mondiale capitaliste – en visant le développement de nouveaux acteurs pour faciliter le processus mondial d'accumulation du capital. Nicolas Boukharine a développé cette idée en identifiant une caractéristique dialectique dans le système capitaliste mondial : « parallèlement à l'internationalisation de l'économie et du capital, il s'opère un processus d'agglomération nationale, de nationalisation du capital » [3].

L'accent mis par Luxemburg et Boukharine sur l'impérialisme en tant que processus mondial unifié (bien qu'empreint de tensions internes) nous permet de comprendre la nouvelle montée des blocs économiques nationaux, des tensions géopolitiques et des formes de nationalisme industriel qui ont émergé au sein d'une économie mondiale plus interdépendante que jamais. Les déclarations sur le déclin du néolibéralisme sont prématurées : ce que nous voyons aujourd'hui n'est en réalité qu'une reconfiguration des capitaux issus de différents États et intégralement liés par la financiarisation. Les nouvelles politiques industrielles et les nouveaux nationalismes ne font que dicter les nouveaux termes dans lesquels la mondialisation persiste. Ainsi, les économistes exagèrent le déclin des importations chinoises aux États-Unis : en réalité, la plupart de ces marchandises ne font que transiter par des pays tels que le Mexique et le Vietnam. Les classes populaires, en particulier dans les pays du Sud, continuent d'être exploitées. De nouvelles alliances et rivalités peuvent modifier les relations entre les différentes bourgeoisies du Sud et les impérialistes traditionnels, mais la structure de base de l'impérialisme mondial reste très stable.

Bien entendu, la conception de la rivalité inter-impérialiste de Lénine et Boukharine reste d'actualité. Mais contrairement à la Première Guerre mondiale, l'interdépendance économique, même entre les blocs géopolitiques, renforcée par les nouveaux organismes financiers multilatéraux, établit de nouveaux termes à travers lesquels la rivalité inter-impérialiste prend forme. Par exemple, comme le soulignent des économistes tels que Minqi Li [4] et Michael Roberts [5], des pays comme la Chine reçoivent moins de valeur qu'ils n'en exportent. Mais comme l'a fait remarquer John Smith [6], ce n'est pas seulement cette dynamique qui détermine si un pays est impérialiste. Il cite l'impérialisme des ressources comme une forme d'impérialisme – qui va au-delà des considérations de transfert de valeur – dans laquelle ces pays s'engagent au côté des puissances impérialistes occidentales traditionnelles. Les politiques revanchardes renforcent également l'horizon impérialiste des impérialismes émergents tels que la Russie. Comme l'admet ouvertement le président russe Vladimir Poutine [7], l'intérêt de la Russie à sécuriser sa sphère d'influence en Ukraine par des moyens violemment expansionnistes va au-delà de la pression exercée par l'OTAN (qui joue sans aucun doute un rôle clé, mais non exhaustif, dans l'élaboration de l'invasion russe).

La persistance des revendications impériales traditionnelles de l'Occident (comme en témoigne la réponse de la France aux récents développements au Niger) et les nouvelles revendications revanchardes des puissances impérialistes montantes confirment une autre caractéristique clé de l'impérialisme que Lénine (s'appuyant sur Rudolf Hilferding) a identifiée : parmi la myriade d'antagonismes sociaux intensifiés par l'impérialisme, l'un des principaux est « l'intensification de l'oppression nationale » [9]. Rohini Hensman souligne la persistance du « chauvinisme ethnique » aujourd'hui [9] que Lénine a mis en évidence comme une caractéristique fondamentale non seulement du bloc dirigeant, mais aussi des travailleurs, et même des socialistes, de la nation dominante. Tout aussi important, comme Lénine l'a souligné dans ses écrits sur l'autodétermination nationale : le fait que certaines nations oppressives soient subordonnées à des puissances impérialistes plus fortes dans le système mondial n'efface pas la légitimité des mouvements de libération nationale à l'encontre de ces nations. Lénine a écrit que « non seulement les petits États, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, du point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des “riches” pays bourgeois », ainsi que « l'Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l'Europe (…) mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l'État national. » [10] En d'autres termes, les puissances impérialistes occidentales n'ont pas le monopole de l'impérialisme et du chauvinisme national – les attaques constantes de Lénine contre le chauvinisme de la Grande Russie l'ont mis en évidence. Avec la montée de nouveaux pays impérialistes et capitalistes avancés en dehors du bloc occidental, nous devons nous rappeler que Lénine a souligné le droit des nations à l'autodétermination, même celles qui sont prises entre des puissances impérialistes.

Bien entendu, aucun principe ne devrait être absolu au point de justifier « tout examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié » [11], comme Lénine l'a reproché à Kautsky, qui a utilisé la libération nationale serbe contre l'Autriche pour justifier le soutien socialiste à la guerre impérialiste. Dans le même temps, il a également refusé de délégitimer dogmatiquement tous les mouvements de libération nationale simplement parce qu'ils sont instrumentalisés par d'autres acteurs impérialistes : « Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre “grande” puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme » [12]. L'essentiel n'est pas de colporter des généralités, mais « Lorsqu'on analyse une question sociale (…) on la pose dans un cadre historique déterminé ; et puis, s'il s'agit d'un seul pays (par exemple, du programme national pour un pays donné), qu'il soit tenu compte des particularités concrètes qui distinguent ce pays des autres dans les limites d'une seule et même époque historique. » [13]

La montée du fascisme et l'intensification des liens entre la guerre inter-impérialiste et les différents mouvements de libération nationale au cours de la Seconde Guerre mondiale ont nécessité une nouvelle approche des questions de libération nationale et d'anti-impérialisme – nécessité à laquelle Ernest Mandel [14] s'est risqué à répondre. De même, nous devons actualiser nos analyses pour tenir compte des anciens impérialismes et des impérialismes émergents afin de renforcer le plus efficacement possible les mouvements révolutionnaires, non seulement dans un seul endroit, mais aussi pour de nombreuses personnes vivant des héritages politiques très différents – du capitalisme bureaucratique des anciens « États du socialisme réellement existant » aux horreurs de la thérapie de choc néolibérale dans les « démocraties libérales ».

Federico Fuentes : Après la chute de l'Union soviétique et la fin de la guerre froide, la politique mondiale semblait largement dominée par des guerres visant à renforcer le rôle de l'impérialisme étatsunien en tant qu'unique hégémonie mondiale. Toutefois, ces dernières années, un changement semble s'opérer. Alors que les États-Unis ont été contraints de se retirer d'Afghanistan, nous avons vu l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'expansion du rôle économique de la Chine à l'étranger, et même des nations relativement plus petites telles que la Turquie et l'Arabie saoudite étendre leur puissance militaire au-delà de leurs frontières. D'une manière générale, comment analysez-vous la dynamique actuelle du système impérialiste mondial ?

Promise Li : Je voudrais faire revivre un terme inventé pour la première fois par le marxiste allemand August Thalheimer, et développé par le marxiste autrichien-brésilien Érico Sachs et d'autres membres du collectif marxiste brésilien Política Operária (POLOP), qui décrit de manière adéquate le système impérialiste mondial d'aujourd'hui : « coopération antagoniste ». Ce terme a été utilisé par Thalheimer, à la suite de l'analyse de Boukharine sur le système capitaliste mondial en tant qu'unité contradictoire dans Économique de la période de transition [15], pour expliquer comment des tensions vives et même violentes peuvent exister entre les États capitalistes, alors que tous continuent à maintenir le même processus mondial d'accumulation du capital. Comme le décrit le programme de POLOP en 1967 [16], la coopération antagoniste illustre « une coopération qui vise à la conservation du système et qui trouve son fondement dans le processus même de centralisation du capital, et qui n'élimine pas les antagonismes inhérents au monde impérialiste ». Les théoriciens de POLOP sont allés plus loin que Thalheimer en précisant qu'une telle impulsion visant à préserver les relations sociales capitalistes peut caractériser les classes dirigeantes qui expriment une politique étrangère « anti-impérialiste ». Les sentiments anti-impérialistes de la population peuvent contraindre ces bourgeoisies à adopter cette position, mais, en retour, « ce nationalisme, souvent mis à profit par les bourgeoisies indigènes, fait pression sur les puissances impérialistes pour qu'elles améliorent les termes de leurs relations économiques [ce qui garantit] la continuité de l'exploitation impérialiste après le retrait des armées coloniales ».

Cela décrit parfaitement les actions des pays BRICS+ aujourd'hui. Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba [17], parmi d'autres économistes politiques, soulignent depuis longtemps que ces régimes « parlent à gauche, marchent à droite ». Les rivalités croissantes entre les différents États n'annulent pas l'interdépendance. Les BRICS ont manqué d'innombrables occasions de se libérer de l'hégémonie économique occidentale dans la pratique, malgré leur rhétorique anti-impérialiste. La Nouvelle Banque de Développement, présentée par certains comme une alternative aux institutions bancaires occidentales pour le Sud, a récemment officialisé son partenariat avec la Banque Mondiale [18]. Bond observe que la Chine a augmenté et consolidé sa troisième position en termes de droits de vote au sein du FMI, et qu'elle en a même gagné aux dépens de pays du Sud tels que le Nigeria et le Venezuela [19]. Les partenariats public-privé et les investisseurs institutionnels représentent des moyens pour l'Arabie saoudite, la Chine, le Brésil, etc. de développer de nouveaux nœuds d'accumulation – et de perpétuer les nœuds existants en collaboration avec l'Occident [20]. La rivalité entre les États-Unis et la Chine a entraîné un certain découplage stratégique des industries, alors que de nombreux produits de base sont simplement réacheminés par l'intermédiaire de tierces parties. L'horrible invasion russe de l'Ukraine aurait introduit une nouvelle ère d'isolement occidental des capitaux russes par le biais de sanctions, mais le Caspian Pipeline Consortium – qui voit des cadres de Chevron travailler aux côtés d'entreprises russes sanctionnées – ne connaît pas d'interruption [21]. Les tensions croissantes entre la Chine et l'Inde sont un exemple des contradictions potentiellement irréconciliables qui existent également au sein du bloc BRICS+. Comme l'écrivent Tithi Bhattacharya et Gareth Dale, « les allégeances de la nouvelle guerre froide sont faites d'un maillage plus diffus. Elles tendent à être moins absolues ; elles sont partielles et sujettes à des pressions et à des tiraillements continuels. » [22]

Les États-Unis restent la puissance impérialiste dominante dans le monde, bien que la gauche néglige souvent la manière dont les prétendus rivaux des USA contribuent en fait à maintenir son pouvoir, tout comme ils en contestent certains aspects pour obtenir une part du gâteau pour eux-mêmes. Les intérêts des différents capitalistes nationaux ne sont pas non plus toujours parfaitement alignés : de grands PDG américains et allemands ont accepté avec empressement l'invitation du ministre chinois des affaires étrangères, Qin Gang, à des réunions et à une collaboration plus approfondie, tandis que la commission d'enquête de la Chambre des représentants des États-Unis sur le Parti communiste chinois (PCC) attisait les politiques antichinoises. Toute analyse correcte du système impérialiste mondial actuel doit tenir compte de ces contradictions et de la fluidité entre les puissances impérialistes. L'écrivain syrien Yassin al-Haj Saleh a récemment appelé cela « l'impérialisme liquide » [23], dans le contexte de l'intérêt commun des États-Unis et de la Russie à maintenir le pouvoir de Bachar al-Assad en Syrie. Ces nouveaux concepts nous permettent de mieux comprendre le système mondial actuel, plus que l'unipolarité américaine pure et simple ou la rivalité inter-impérialiste traditionnelle, mais d'autres analyses sont encore nécessaires.

Federico Fuentes : À la lumière des débats actuels, comment voyez-vous la place de la Chine et de la Russie dans le système impérialiste mondial d'aujourd'hui ? Et comment voyez-vous la question de la multipolarité ?

Promise Li : La multipolarité, sans l'influence des mouvements de masse anticapitalistes militants, peut n'être qu'une autre expression de l'impérialisme mondial. En effet, le néolibéralisme a persisté avec l'aide de ces nouveaux pôles. Vijay Prashad a admis en 2013 que les BRICS n'étaient rien d'autre qu'un « néolibéralisme avec des caractéristiques du Sud ». Depuis, Prashad est devenu beaucoup plus optimiste au sujet des BRICS, ce qui est très étonnant compte tenu de l'entrée récente de monarchies néolibérales autoritaires telles que l'Arabie saoudite dans les BRICS et de l'invasion ouvertement impérialiste de l'Ukraine par la Russie. Les bases d'une cohésion idéologique anti-impérialiste et anticapitaliste sont de plus en plus minces – bien moins que celles qui ont uni les élites dirigeantes lors de la conférence de Bandung [24] dans le passé – et la marge de manœuvre pour la poursuite de l'accumulation du capital est de plus en plus grande.

Les deux principaux leaders des BRICS+, la Chine et la Russie, peuvent être le fer de lance de l'indépendance économique vis-à-vis de l'Occident à certains égards. Mais ces mesures ne parviennent pas à rompre avec l'accumulation du capital. Pire encore, les BRICS+ renforcent parfois le rôle central des institutions impérialistes occidentales. La déclaration de Johannesburg II, en août, confirme l'autorité de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) et du G20, et « encourage les institutions financières multilatérales et les organisations internationales à jouer un rôle constructif dans la construction d'un consensus mondial sur les politiques économiques et dans la prévention des risques systémiques de perturbation économique et de fragmentation financière ». Comme l'ont décrit les théoriciens brésiliens de la coopération antagoniste, la bourgeoisie nationale des pays dits non alignés ou « anti-impérialistes » peut lutter pour une plus grande part des bénéfices sans modifier fondamentalement le système impérialiste mondial. En ce sens, la Chine (comme la Russie) développe de plus en plus ce que Minqi Li appelle « des comportements de type impérialiste dans les pays en développement » [25], tout comme elle a certainement joué un rôle sous-impérialiste. La multipolarité, loin d'être une alternative à l'impérialisme, indique un nouveau terrain dans lequel les grandes et moyennes puissances préservent et remettent en question différents aspects de l'impérialisme occidental, chacune pour s'assurer une plus grande sphère d'influence dans le système capitaliste. Indépendamment de la question de savoir si la Chine ou la Russie sont des pays impérialistes, quelle que soit la mesure utilisée, il ne fait aucun doute que ces pays renforcent l'impérialisme mondial d'une manière ou d'une autre, plutôt qu'ils ne le contestent.

L'anti-impérialisme d'aujourd'hui doit commencer par cette reconnaissance, et non par l'espoir naïf que l'existence même de différents pôles va ouvrir un espace pour la pratique révolutionnaire. Samir Amin a lancé un avertissement à ce sujet en 2006, en déclarant que « les options économiques et les instruments politiques nécessaires devront être développés conformément à un plan cohérent ; ils ne surgiront pas spontanément dans le cadre des modèles actuels influencés par le dogme capitaliste et néolibéral » [26]. Avec la montée en puissance des BRICS+, les espaces de mobilisation permettant aux mouvements de se rassembler pour formuler des plans cohérents se sont considérablement réduits, au lieu de s'étendre, dans des pays comme la Chine, la Russie et l'Iran. Les victoires électorales de la gauche en Amérique latine soutenues par les mouvements ces dernières années – qui subissent également de nouvelles attaques de la part de la droite – ne se traduisent pas automatiquement par de meilleures conditions pour les mouvements à l'autre bout du monde. En fonction de la force des mouvements sur le terrain, la multipolarité peut conduire à des conditions de lutte meilleures que l'impérialisme américain – ou tout aussi mauvaises, voire pires. Le fait est que la multipolarité elle-même ne garantit aucune de ces réalités, c'est la relation entre les conditions objectives et l'activité réelle des mouvements qui détermine son devenir.

Federico Fuentes : Comment les tensions entre les États-Unis et la Chine ont-elles influencé la politique et les luttes à Hong Kong et au sein de la diaspora hongkongaise/chinoise aux États-Unis ?

Promise Li : La rivalité inter-impérialiste entre les États-Unis et la Chine a rendu beaucoup plus difficile le maintien de mouvements indépendants à Hong Kong et dans la diaspora. Le penchant pro-occidental de nombreux dissidents de ces communautés est indéniable, et la raison de ce penchant est une question complexe. Dans mes écrits, j'explore les raisons pour lesquelles de nombreux dissidents de Hong Kong sont prédisposés à l'Occident [27]. L'une d'entre elles est l'influence de générations de dissidents libéraux sinophones qui sont réfractaires à la critique de classe et soutiennent le libéralisme occidental. Une autre raison essentielle est que les tensions entre les États-Unis et la Chine ont exacerbé ce que Yao Lin appelle une politique de « guide alternatif » au sein des communautés dissidentes. Comme l'explique Lin,« l'expérience traumatisante du totalitarisme du Parti-État propulse les libéraux chinois dans un pèlerinage anti-PCC à la recherche d'images aseptisées et glorifiées des réalités politiques occidentales (en particulier américaines), ce qui nourrit à la fois leur affinité néolibérale et leur propension à une métamorphose trumpienne » [28]. La polarisation des tensions et le soutien hypocrite d'une partie de l'establishment américain aux manifestations de Hong Kong n'ont fait qu'accélérer cette attitude.

L'objectif commun des élites dirigeantes américaines et chinoises, soutenu par certains membres du camp dissident pro-démocratique, est de dissuader la croissance d'une alternative politique fondée sur la construction d'organisations de masse indépendantes vers un horizon anticapitaliste. Le principal problème n'est pas seulement que la gauche était faible et fragmentée à Hong Kong et dans la diaspora avant même que la répression ne commence en 2020, mais que pendant des décennies, les gens ont été incapables de concevoir ce que signifie une politique ou un modèle d'organisation de gauche – et encore moins socialiste (de nombreux Hongkongais associent malheureusement la « gauche » au PCC ou au Parti démocrate américain !). Cette confusion est due à l'héritage du colonialisme britannique, à l'horizon libéral de l'opposition pro-démocratique et à la trahison des principes socialistes par le PCC, mais ne peut être réduite à ces seuls facteurs. Les tensions entre les États-Unis et la Chine n'ont fait qu'exacerber ce problème, en limitant les horizons politiques des gens et en les forçant à considérer l'une ou l'autre hégémonie comme la solution politique à leurs maux.

En outre, le chauvinisme, que les deux pays alimentent en raison de cette rivalité géopolitique, renforce dangereusement la capacité des deux États à utiliser les soupçons « d'ingérence étrangère » pour réprimer les mouvements nationaux. La rhétorique et les politiques antichinoises de l'establishment américain donnent à l'État davantage de pouvoir pour limiter les libertés civiles et discriminer les Chinois et les autres communautés d'origine asiatique des États-Unis [29]. Ce n'est qu'un reflet de la façon dont la Chine a fortement étendu ses attaques contre les droits démocratiques des habitants de Hong Kong [30]. Elle utilise les lois sur la sécurité nationale pour accuser et détenir beaucoup plus de militant∙es et de gens ordinaires que ceux qui ont des liens réels avec l'État américain – sans preuves appropriées ni procédure régulière. Ainsi, les deux régimes poursuivent des objectifs impérialistes sous couvert de causes plus nobles, l'un utilisant le discours de la liberté et de la démocratie, l'autre celui de l'anti-impérialisme et de la paix.

Les tensions militaires entre les États-Unis et la Chine menacent indubitablement les moyens de subsistance des populations du monde entier. Les socialistes doivent s'efforcer de combattre les tensions géopolitiques croissantes, mais la solution ultime n'est pas non plus le fantasme selon lequel les deux régimes peuvent être amenés à coopérer pour résoudre les problèmes urgents de notre époque : le changement climatique, la montée des autoritarismes, la précarité économique, etc. La dernière fois que les régimes américain et chinois ont coopéré pacifiquement, on a assisté à la prolétarisation et à l'exploitation massives de centaines de millions de travailleurs chinois pour les marchés de consommation du Nord. Nous devons renforcer – et, dans le cas de la Chine, reconstruire – les mouvements indépendants partout dans le monde afin de poser un défi politique à ces États-nations, au lieu d'espérer « l'utopie d'un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui “atténuerait” les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes », comme l'a dit Rosa Luxemburg [31]. Ce faisant, la gauche doit se concentrer sur la construction de liens entre ceux qui résistent aux impérialismes américain et chinois, en contrant le récit fratricide de la rivalité civilisationnelle que les libéraux et les élites dirigeantes nous ont imposé.

Federico Fuentes : Vous avez critiqué les limites de la campagne « Pas de nouvelle guerre froide » promue par des sections du mouvement pacifiste et de la gauche. Pourquoi ? Quel type d'initiatives de paix la gauche devrait-elle promouvoir ? Envisagez-vous la possibilité de promouvoir une politique ou une architecture de sécurité commune qui favorise un ordre plus pacifique et coopératif tout en donnant la priorité aux besoins des petites nations par rapport à ceux des grandes puissances ?

Promise Li : L'année dernière, dans Socialist Forum, le journal des Démocrates socialistes d'Amérique, j'ai souligné les limites du cadre « Pas de nouvelle guerre froide » parce que le slogan n'offre pas de solutions concrètes pour celles et ceux qui sont confrontés à la menace de la surveillance et de la répression de la Chine, mais aussi parce que ce cadre ne nous permet pas de comprendre que l'interdépendance économique continue de structurer les relations entre les États-Unis et la Chine, en dépit des tensions géopolitiques [32]. Je ne dis pas que le discours de la guerre froide occulte complètement la dynamique actuelle : la définition que donne Gilbert Achcar de la nouvelle guerre froide [33], à savoir la volonté de guerre entre les différentes grandes puissances, est utile pour comprendre les décisions politiques et économiques des principales sections des classes dirigeantes, en particulier du complexe militaro-industriel. Mais la dynamique de l'impérialisme mondial va au-delà. Les intérêts d'autres secteurs clés du capital vont également au-delà. Comme le dit Thomas Fazi, « la plus grande résistance à la nouvelle guerre froide ne vient pas d'un mouvement pacifiste mondial, mais des conseils d'administration des entreprises occidentales » [34].

La vraie question est donc de savoir à quoi peut ressembler un mouvement pacifiste et anti-guerre capable de poser une perspective clairement anticapitaliste, sans pour autant se couper d'autres mouvements. Taras Bilous [35] et Trent Trepanier [36], entre autres, ont fait des tentatives utiles pour parler de réformes des cadres actuels de la sécurité mondiale, tels que les Nations unies (ONU). Mais une véritable politique de sécurité qui favorise la paix et protège le droit à l'autodétermination ne peut émerger qu'après une rupture révolutionnaire avec le capitalisme dans le monde entier. Pour une tâche aussi énorme, l'ingrédient le plus urgent à l'heure actuelle n'est pas de calculer un programme ou un plan exact pour cette architecture de sécurité, mais de développer au maximum les espaces pour que les mouvements indépendants se développent, se mobilisent et élaborent des solutions politiques collectivement. En ce sens, je m'inspire de l'impulsion de la féministe argentine Verónica Gago pour fonder sa conception d'une « Internationale féministe » sur la « grève féministe ». Au lieu de donner la priorité à un nouveau cadre institutionnel pour la sécurité et la responsabilité dans le système actuel, en particulier en ce qui concerne les féminicides en Amérique latine, Gago comprend qu'une « stratégie d'organisation et d'autodéfense » émerge de la capacité des masses à développer « une pratique collective qui cherche à comprendre les relations de subordination et d'exploitation » selon leurs propres termes. Une telle perspective « rejette les réponses institutionnelles qui renforcent l'isolement du problème et qui cherchent à le résoudre par le biais d'une nouvelle agence gouvernementale » [37].

Les mouvements de l'année dernière nous ont montré que la meilleure « sécurité » pour les travailleurs ne commence pas par un nouveau cadre institutionnel qui s'adapte au système capitaliste dans des conditions différentes, mais par la remise en question de la légitimité même des institutions existantes qui prétendent faussement garantir notre sécurité. C'est en se révoltant que les travailleur·es de l'usine Foxconn de Zhengzhou se sont protégés contre l'infection par le Covid-19 et les mauvaises conditions du logement, qui leur étaient imposées par des entreprises travaillant avec l'approbation du gouvernement local pour les enfermer dans leurs lieux de travail sous couvert de contrôle de la pandémie. En 2018, c'est en marchant sur Quito que des militants indigènes ont résisté à la tentative du gouvernement équatorien, menée en collaboration avec des sociétés minières chinoises et des entreprises étatsuniennes, de violer la souveraineté de leurs terres en Amazonie.

L'initiative de paix la plus efficace ne peut être menée qu'en renforçant les mouvements nationaux contre leur bourgeoisie dirigeante, des États-Unis à la Chine, et non en considérant le travail contre la guerre et pour la paix comme une simple question d'amélioration des institutions de sécurité mondiale ou en s'opposant à un belliciste aux dépens des autres. À un moment donné, la gauche a besoin d'un programme politique unifié et cohérent derrière lequel les mouvements peuvent se rallier et identifier un cadre de sécurité mondiale au-delà de la domination du capital. En attendant, nous devons restaurer la conscience politique des peuples du monde entier avant de pouvoir parler d'unité programmatique sur ces bases.

Federico Fuentes : Voyez-vous des possibilités de construire des ponts entre les luttes anti-impérialistes au niveau international, en tenant compte du fait que les mouvements locaux ont différentes grandes puissances comme ennemi principal et peuvent donc chercher un soutien (même une aide militaire) auprès de différents pays impérialistes ? La gauche peut-elle adopter une position de non-alignement avec les blocs (neutralité) sans renoncer à la solidarité ? En résumé, à quoi devrait ressembler l'anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle ?

Promise Li : Absolument – la raison pour laquelle je tiens à souligner la persistance de l'interdépendance inter-impériale ou inter-capitaliste dans le système impérialiste mondial, malgré la montée des rivalités géopolitiques, est que cette analyse nous fournit directement des pistes concrètes pour une solidarité internationale de gauche. Comprendre l'économie mondiale comme une unité antagoniste permet aux mouvements de découvrir les lieux où les différentes puissances ou institutions impérialistes restent inextricablement liées. En concevant des campagnes ciblant ces lieux, les mouvements peuvent proposer une alternative aux solutions militaristes promues par les élites dirigeantes américaines, chinoises, russes et autres. Par exemple, un vaste mouvement antimondialisation contre les institutions néolibérales multilatérales serait la clé d'un anti-impérialisme socialiste du XXIe siècle. Le FMI compte les États-Unis et la Chine parmi deux des trois membres disposant du plus grand nombre de voix, qui collaborent régulièrement. Ainsi, la Chine a discrètement approuvé les décisions prises par les États-Unis en matière de climat, de commerce et d'autres politiques au sein d'organismes internationaux [38]. Une véritable campagne contre ces institutions irait à l'encontre du campisme, qui pose une fausse alternative entre le bloc occidental et les champions de la multipolarité – tous étant de connivence.

Les campagnes conjointes contre le FMI, BlackRock et Vanguard peuvent fournir de nouvelles bases pour sortir de l'impasse entre les différents mouvements anti-impérialistes souvent opposés les uns aux autres, tout en offrant une alternative claire aux formes libérales de mobilisation. Les appels à l'abolition par le FMI de la dette ukrainienne ou à au rejet des accords néolibéraux conclus par le président ukrainien Volodymyr Zelensky avec BlackRock pour la reconstruction de l'Ukraine après la guerre sont compatibles avec des campagnes similaires menées dans d'autres régions du Sud, telles que le Sri Lanka. Pour prendre un autre exemple, nous devrions également reconnaître que la stabilité économique de la Chine repose en partie sur son vaste marché d'importation en Israël et que Israël, en retour, dépend fortement des importations chinoises pour le développement de ses infrastructures. La campagne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) en solidarité avec la résistance palestinienne bénéficierait en fait du soutien de ceux qui résistent à l'État chinois à l'étranger. D'autre part, l'approfondissement des relations entre les deux mouvements, qui se chevauchent peu actuellement, peut offrir aux Chinois, aux Hongkongais et aux autres communautés dissidentes de la diaspora des moyens concrets de résister à l'État chinois, mais au-delà des solutions proposées par la droite extrémiste. En cultivant la solidarité entre des campagnes souvent considérées comme distinctes, on se renforce mutuellement dans la pratique. Elle peut offrir de réelles alternatives au militarisme occidental sans minimiser les menaces d'autres impérialistes tels que la Chine et la Russie. L'idée maîtresse qui sous-tend ces suggestions est que la gauche doit articuler des revendications et des campagnes pratiques susceptibles d'orienter les masses vers un horizon révolutionnaire distinct de celui des libéraux. Les slogans abstraits de « solidarité internationale de la classe ouvrière par en bas » ne suffiront pas. Nous ne devons pas rejeter la possibilité de coalitions larges sur certaines questions avec d'autres groupes au-delà de la gauche, mais nous devons nous concentrer sur la construction de campagnes qui peuvent renforcer l'indépendance politique de la gauche.

Celles et ceux qui luttent pour le socialisme devraient défendre le droit des mouvements de libération nationale contre les forces étrangères à demander des armes partout où ils le peuvent, tout comme les socialistes l'ont fait lorsque les républicains espagnols ont demandé des armes aux États capitalistes contre le régime fasciste pendant la guerre civile espagnole. Dans le même temps, nous devons reconnaître que les pays occidentaux militarisent l'Ukraine et Taïwan, par exemple, pour augmenter massivement leurs budgets militaires impérialistes. Quelle que soit la position de chacun sur le fait que les Ukrainiens reçoivent des armes de l'Occident, il devrait être clair que la question des armes ne devrait pas être l'horizon ultime de la solidarité internationale de la gauche. Les libéraux bellicistes appellent à une augmentation des livraisons d'armes à l'Ukraine, et la gauche doit réfléchir à la manière dont nos organisations peuvent se distinguer d'eux, et ne pas se contenter de suivre les libéraux et de faire pression sans esprit critique pour plus d'armement. Nous pouvons soutenir le droit des Ukrainiens à réclamer des armes, de même que nous nous opposons à toute tentative des impérialistes occidentaux d'utiliser l'assistance défensive et humanitaire à l'Ukraine comme excuse pour augmenter les budgets et les infrastructures militaires. En revanche, ceux qui concentrent tous leurs efforts sur l'opposition aux livraisons d'armes, sans travailler concrètement à soutenir la lutte d'autodéfense de l'Ukraine et à la relier à d'autres luttes de libération, ne font pas de l'anti-impérialisme. Le slogan de Karl Liebknecht « l'ennemi principal est à l'intérieur » ne signifie pas qu'il faille renier la responsabilité socialiste fondamentale de la solidarité internationale avec les peuples opprimés qui luttent contre d'autres ennemis à l'étranger. Il est de la responsabilité de la gauche de s'opposer à la fois aux budgets militaires impérialistes dans son propre pays et de découvrir d'autres moyens d'étendre la solidarité à l'étranger.

Promise Li, militant socialiste de Hong Kong, actuellement à Los Angeles, est membre des organisations socialistes américaines Tempest et Solidarity. Il est actif dans la solidarité internationale avec les mouvements de Hong Kong et de Chine, dans l'organisation des locataires et de la lutte contre la gentrification dans le quartier chinois de Los Angeles, et dans l'organisation des travailleurs diplômés de base.

Federico Fuentes écrit régulièrement pour les journaux australiens Green Left Weekly et LINKS International Journal of Socialist Renewal. Il est co-auteur (avec Roger Burbach et Michael Fox) de Latin America's Turbulent Transitions : The Future of Twenty-First-Century Socialism, Zed Books, London-New York 2013. Cet entretien a été d'abord publié le 14 septembre 2023 par LINKS International Journal of Socialist Renewal : https://links.org.au/us-china-rivalry-antagonistic-cooperation-and-anti-imperialism-21st-century (Traduit d'anglais par JM)

Publié dans Inprecor n°713, Octobre 2023

[1] V.I. Lénine (1916), L'impérialisme, stade suprême du capitalisme, « IX. La critique de l'impérialisme » :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp9.htm
[2] Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, ch. 31 : https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/rl_accu_k_31.htm
[3] N.I. Boukharine (1915), L'économie mondiale et l'impérialisme, Anthropos, Paris 1967, p. 52 :https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1915/00/Economie%20Mondiale%20et%20Imperialisme.pdf
[4] Minqi Li, « China : Imperialism or Semi-Periphery ? », Monthly Review, 1er juillet 2021 :https://monthlyreview.org/2021/07/01/china-imperialism-or-semi-periphery/
[5] Michael Roberts, « IIPPE 2021 : imperialism, China and finance » : https://thenextrecession.wordpress.com/2021/09/30/iippe-2021-imperialism-china-and-finance/
[6] John Smith & Federico Fuentes, « Twenty-first century imperialism, multipolarity and capitalism's “final crisis” », LINKS International Journal of Socialist Renewal, 1er août 2023 : https://links.org.au/twenty-first-century-imperialism-multipolarity-and-capitalisms-final-crisis
[7] https://en.kremlin.ru/events/president/news/66181
[8] Op. cit. Note 1.
[9] Rohini Hensman, « Socialist Internationalism and the Ukraine War », https://www.historicalmaterialism.org/blog/socialist-internationalism-and-ukraine-war
[10]. V.I. Lénine (1914), Du droit des nations à disposer d'elles mêmes : https://www.bibliomarxiste.net/auteurs/lenine/du-droit-des-nations-a-disposer-delles-memes/2-position-historique-concrete-de-la-question/
[11] V.I. Lénine (1915), La faillite de la IIe Internationale : https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500g.htm
12. V.I. Lénine (1916), La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes :https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/01/19160100.htm
[13] Op. cit. Note 10.
[14] Ernest Mandel, Sur la Seconde Guerre mondiale, La Brèche, Paris 2018.
[15] N. Boukharine (1920), Économique de la période de transition : https://www.marxists.org/francais/boukharine/works/1920/boukh_trans_prs.htm
[16] https://www.marxists.org/portugues/tematica/livros/diversos/polop.htm
[17] Patrick Bond, Ana Garcia, Miguel Borba, « Western Imperialism and the Role of Sub-imperialism in the Global South », CADTM, 13 janvier 2021 : https://www.cadtm.org/Western-Imperialism-and-the-Role-of-Sub-imperialism-in-the-Global-South
[18] https://www.worldbank.org/en/news/press-release/2016/09/09/world-bank-group-new-development-bank-lay-groundwork-for-cooperation
[19] Patrick Bond, « Brics joins the reigning worl order », Mail&Guardian 31 mars 2017 : https://mg.co.za/article/2017-03-31-00-brics-joins-the-reigning-world-order/
[20] Voir : https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/18681026231188140 ainsi que :https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/anti.12725
[21] https://crudeaccountability.org/the-caspian-pipeline-consortium-russian-and-western-accountability-in-the-oil-and-gas-sector-during-wartime/
[22] Tithi Bhattacharya & Gareth Dale, « Is BRICS+ an Anti-Colonial Formation Worth Cheering From the Left ? Far From It »,Truthout 13 septembre 2023, https://truthout.org/articles/is-brics-an-anti-colonial-formation-worth-cheering-from-the-left-far-from-it/
[23] Yassin al-Haj Saleh, « The Liquid Imperialism That Engulfed Syria », New Lines Magazine, 7 septembre 2023 :https://newlinesmag.com/argument/the-liquid-imperialism-that-engulfed-syria/
[24] Première conférence des pays non alignés, en avril 1955.
[25] Op. cit. Note 4.
[26] Samir Amin, Beyond US Hegemony : Assessing the Prospects for a Multipolar World, Zed Books, London-New York 2006.
[27] Promise Li, « From the “Chinese National Character” Debates of Yesterday to the Anti-China Foreign Policy of Today », Made in China, 8 mars 2022 : https://madeinchinajournal.com/2022/03/08/from-the-chinese-national-character-debates-of-yesterday-to-the-anti-china-foreign-policy-of-today/
[28] Lin Yao, « Beaconism and the Trumpian Metamorphosis of Chinese Liberal Intellectuals », Journal of Contemporary China, vol. 30, n°127, pp. 85–101.
[29] Promise Li, « The US Government Is Ramping Up an Anti-China Witch Hunt », Jacobin, 26 juillet 2023 :https://jacobin.com/2023/07/us-government-anti-china-mccarthyism-biden-administration-house-select-committee
[30] « Explainer : Hong Kong's national security crackdown – month 38 », Hong Kong Free Press du 2 septembre 2023 :https://hongkongfp.com/2023/09/02/explainer-hong-kongs-national-security-crackdown-month-38/
[31] Rosa Luxemburg (1913), Critique des critiques :https://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1913/00/rl_19130000a_f.htm
[32] Promise Li, « China, the Chinese Diaspora, and Internationalism from Below », Socialist Forum, spring 2022 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/spring-2022/china-the-chinese-diaspora-and-internationalism-from-below/
[33] Gilbert Achcar, The New Cold War – The United States, Russia, and China from Kosovo to Ukraine, Haymarket Books, Chicago 2023.
[34] Thomas Fazi, « The capitalist are revolting over China », UnHerd, 6 juin 2023 : https://unherd.com/2023/06/the-capitalists-are-revolting-over-china/
[35] Taras Bilous, « Une lettre de Kiev à une gauche occidentale », À l'encontre, 26 février 2022 :https://alencontre.org/laune/ukraine-une-lettre-de-kiev-a-la-gauche-occidentale.html
[36] Trent Trepanier, « Taiwan and Self-Determination as a Core Principle », Socialist Forum, winter/spring 2023 :https://socialistforum.dsausa.org/issues/winter-spring-2023/taiwan-and-self-determination-as-a-core-principle/
[37] Verónica Gago, « Theses on the Feminist Revolution », Verso blog, 7 décembre 2020 : https://www.versobooks.com/en-gb/blogs/news/4935-theses-on-the-feminist-revolution
[38] Michael Hudson, Patrick Bond, « China – a sub-Imperial ally of the West ? », Brave New Europe, 5 avril 2022 :https://braveneweurope.com/michael-hudson-patrick-bond-china-a-sub-imperial-ally-of-the-west

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« La guerre économique prépare la guerre militaire » – Entretien avec Peter Mertens (PTB)

5 décembre 2023, par Amaury Delvaux, William Bouchardon — ,
Érosion de l'hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis (…)

Érosion de l'hégémonie du dollar, « mutinerie » des pays du Sud contre la politique étrangère occidentale, montée en puissance des BRICS, guerre économique des États-Unis envers la Chine… Le système international né de la fin de la Guerre Froide, dominé par l'hyperpuissance américaine, est en train de s'effondrer et de laisser place à un nouvel ordre mondial multipolaire. Plutôt que de prendre acte de cette nouvelle donne et de diversifier ses liens avec le reste du monde, l'Europe s'aligne toujours plus sur Washington. Mais est-il encore possible de mettre en place une politique altermondialiste, alors que les BRICS se comportent parfois eux-mêmes de manière impérialiste ? Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique, l'affirme, à condition de prendre un tournant radical dans notre politique étrangère. Entretien réalisé par William Bouchardon et Amaury Delvaux, avec l'aide de Laëtitia Riss.

26 novembre 2023 | tiré de la lettre Le Vent Se Lève (LVSL) | Photo : Peter Mertens, secrétaire général du Parti du Travail de Belgique © Salim
https://lvsl.fr/la-guerre-economique-prepare-la-guerre-militaire-entretien-avec-peter-mertens-ptb/?utm_source=sendinblue&utm_campaign=Newsletter_Derniers_Articles&utm_medium=email

Le Vent Se Lève – Vous êtes secrétaire général du Parti de Travail de Belgique (PTB), aux côtés de Raoul Hedebouw, et vous venez de publier Mutinerie. Comment notre monde bascule (à paraître en français aux éditions Agone début mars 2024, ndlr) afin d'analyser les recompositions du système international. Dans quelle mesure votre parcours au sein du PTB a-t-il nourri l'élaboration de ce livre ?

Peter Mertens – J'ai été président du Parti du Travail de Belgique (PTB) entre 2008 et 2021, date à laquelle Raoul Hedebouw a pris ma succession. Avec d'autres membres, j'ai participé au nécessaire renouveau du parti (tout en conservant un socle idéologique marxiste, ndlr) à partir du milieu des années 2000, où nous étions alors un petit parti avec des tendances sectaires. Ce renouveau nous a pris plus de 10 ans. Notre analyse était la suivante : nous devions construire un rapport de force et un parti de la classe travailleuse, capable de peser en Belgique.

Avec la croissance du parti, il y a beaucoup plus de travail, c'est pourquoi nous avons dédoublé le leadership du parti : Raoul Hedebouw est le président et le porte-parole principal et j'en suis le secrétaire général. Comme nous étions concentrés sur la construction du rapport de force en Belgique, nous étions moins occupés avec ce qui se passait à l'étranger. Désormais, nous sommes en train de remettre nos tâches internationalistes à la hauteur des défis d'aujourd'hui. Et sur ce terrain, nous sommes en contact avec de nombreux mouvements et partis à la gauche de la social-démocratie, en Europe et ailleurs dans le monde.

« Les pays du Sud Global savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. »

C'est grâce à ce leadership collectif et à ces rencontres que j'ai pu écrire ce livre, qui n'est pas juste un projet individuel. Je m'appuie aussi sur le service d'étude de notre parti, dirigé par notre directeur politique David Pestieau. Lui et son équipe m'ont aidé à rechercher des documents exhumés dans mon livre, notamment les textes de l'OTAN et de l'Organisation Mondiale du Commerce.

LVSL – Ces organisations occidentales sont au cœur du système international qui a été hégémonique jusqu'à récemment. Le titre de votre livre fait cependant référence à une contestation grandissante du règne de l'hyperpuissance américaine. Comment expliquez-vous que les pays du Sud soient de plus en plus réticents à s'aligner sur la position américaine ?

P. M. – Le titre du livre vient d'une déclaration de Fiona Hill, une ex-membre du National Security Council américain (organe qui conseille directement le Président américain en matière de défense et d'affaires étrangères, ndlr). Selon elle, l'abstention de la plupart des pays du Sud Global sur les sanctions contre la Russie était une « mutinerie ». Soyons clairs : la majorité de ces États ont condamné l'invasion illégale de la Russie sur le territoire ukrainien, ce qui est logique vu que nombre d'entre eux ont été envahis de multiples fois et connaissent bien l'importance de la souveraineté.

Toutefois, concernant les sanctions, ils n'ont pas suivi Washington. C'est là aussi logique : un pays sur dix sur la planète subit, sous une forme ou une autre, des sanctions de la part de Washington. Ces pays savent très bien que les sanctions économiques sont des actes de guerre économique. Or, dans la majorité des cas, les conséquences de ces sanctions sont supportées par les peuples des pays en question et ces mesures n'ont aucun effet sur le régime politique en place.

Ici, en Europe, nous ne nous en sommes pas rendus compte ; l'eurocentrisme nous aveugle. Le regard de la majorité des peuples du Sud Global sur les événements internationaux est pourtant très différent de la vision développée en Europe. J'ai récemment discuté avec beaucoup de personnes issues du Sud Global et j'ai constaté des moments de fractures profonds avec l'Occident. La première fracture est la guerre des États-Unis contre l'Irak en 2003, qui était illégale et basée sur un mensonge. Au Moyen-Orient, en Afrique, en Amérique Latine et en Asie, c'est un moment charnière majeur. La crise financière de 2008 constitue le deuxième moment charnière. En Europe, cette crise nous a contraint à sauver les banques avec l'argent public et a eu pour conséquence l'austérité. Pour les pays du Sud, cette crise a été plus profonde encore et a montré la fragilité de l'hégémonie du dollar américain, autour duquel est organisé tout le commerce international.

LVSL – Renaud Lambert et Dominique Plihon s'interrogent en effet sur la fin du dollar dans le dernier numéro du Monde Diplomatique. De nouveaux accords commerciaux sont, par ailleurs, conclus dans d'autres monnaies et les banques centrales commencent à diversifier le panier de devises qu'elles ont en réserve. Est-ce une des conséquences de la guerre en Ukraine ?

P. M. – Cette érosion du dollar débute avec la crise financière de 2008. C'est à ce moment-là que l'idée des BRICS est réellement née, bien qu'il existe également d'autres raisons historiques à son émergence. Le Brésil, la Russie, l'Inde, la Chine et l'Afrique du Sud se sont rassemblés car ils veulent faire du commerce sur une autre base que celle du néo-colonialisme, en mettant en place un système financier proposant des alternatives de paiements au dollar. C'est pour cela qu'ils ont créé une banque d'investissement dirigée par Dilma Rousseff, l'ancienne présidente du Brésil. Certes, le dollar reste hégémonique, mais cela constitue malgré tout une nouvelle donne.

Parmi leurs sanctions contre la Russie, les autorités américaines ont débranché la Russie du système international de paiement SWIFT, dont le siège est en Belgique. L'usage de cette puissante arme de guerre économique a entraîné une panique dans beaucoup de pays du Sud, car ils ont réalisé qu'elle pouvait aussi être utilisée contre eux. Avec ce genre de sanction, les États-Unis peuvent prendre otage les pays avec leur propre argent ! Cela a sans doute incité certains pays à vouloir rejoindre les BRICS. Lors de leur dernier congrès à Johannesburg fin août, les BRICS ont accueilli 6 nouveaux membres (l'Argentine, l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Ethiopie, l'Egypte et les Emirats Arabes Unis, ndlr), sur un total de 40 pays candidats. C'est un vrai saut qualitatif.

« Entre 2003 et 2023, il y a eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003. »

De ce point de vue, la guerre en Ukraine est en effet un autre moment charnière, en raison des sanctions. J'en citerai encore deux autres. D'abord, la COP de Copenhague en 2009, où les pays occidentaux ont refusé de prendre des mesures fortes pour le climat et pour aider les pays pauvres face au changement climatique. Enfin, le refus des pays occidentaux de lever les brevets sur les vaccins contre le Covid-19, qui a marqué une fracture profonde face à un problème mondial.

Depuis le 7 octobre, la guerre contre la Palestine constitue un nouveau point de rupture, dont l'impact est potentiellement le plus important. L'axe guerrier États-Unis-Israël pratique une violence extrême, pensant être au-dessus de toutes les lois internationales et pouvoir se permettre n'importe quoi. Mais cet axe est plus isolé que jamais. Partout dans le monde, le deux poids deux mesures est devenu évident. Entre 2003 et 2023, il y a donc eu plusieurs moments de fractures majeurs entre l'Occident et le reste du monde ! Et pourtant, la grande majorité de l'establishment et des médias vivent encore dans la période d'avant 2003.

Peter Mertens dans une manifestation organisée par le PTB pour un cessez-le-feu en Palestine © PTB

LVSL – Outre le dollar et leur armée, les États-Unis disposent également d'une puissance technologique redoutable, qu'ils utilisent pour faire avancer leurs intérêts. Les GAFAM espionnent ainsi le monde entier, tandis que de nouvelles rivalités autour des microprocesseurs se mettent en place avec la Chine. Est-il possible d'échapper à l'emprise des États-Unis en matière technologique ?

P. M. – Je pense qu'il faut regarder en face la puissance économique des BRICS : en termes de PIB mondial, ils pèsent désormais plus que le G7 (qui regroupe ce qui était les 7 pays les plus industrialisés au monde, ndlr). Cette puissance économique constitue une différence avec le mouvement des non-alignés des années 60-70. A l'époque, les États-Unis ont pu tuer le mouvement des non-alignés grâce à la dette. Puis l'URSS s'est effondrée et ils se sont retrouvés sans rivaux sérieux. Mais désormais, la situation est différente, notamment en raison du poids économique de la Chine. La réaction des États-Unis est claire : ils lui ont déclaré la guerre économique. J'emploie le mot guerre de manière délibérée : la guerre commerciale prépare la guerre militaire. Les bateaux de l'OTAN qui encerclent la Chine et les sanctions prises par les États-Unis contre Pékin font partie de la même stratégie.

Dans mon nouveau livre, je cite longuement Alex W. Palmer, un spécialiste américain des microprocesseurs. En 2022, deux dates sont importantes selon ce chercheur : le 24 février 2022 avec l'invasion de la Russie en Ukraine et le 7 octobre 2022, date à laquelle les USA ont pris les mesures pour interdire presque tout développement des microprocesseurs en Chine. D'après lui, ces mesures sont un acte de guerre économique inédit, dont l'objectif est de détruire tout développement économique en Chine. Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. Récemment, Joe Biden a convoqué le premier ministre néerlandais Mark Rutte à Washington pour lui ordonner de cesser l'exportation vers la Chine des machines fabriquées par la firme hollandaise ASML, qui sont essentielles pour la fabrication des semi-conducteurs de dernière génération. Le premier ministre hollandais a accepté sans contrepartie.

« Les États-Unis veulent désormais entraîner l'Europe dans leur guerre économique contre la Chine. »

Les États-Unis sont inquiets de l'avance de la Chine dans les secteurs de technologies de pointe. Il y a de quoi : sur les 90 domaines les plus avancés au niveau des sciences et technologies, la Chine mène la danse dans 55 d'entre eux. Les États-Unis ne l'ont pas vu venir. C'est pour cela qu'ils réagissent désormais par le protectionnisme et la guerre économique. Jack Sullivan (influent conseiller à la sécurité nationale auprès de Joe Biden, ndlr) l'affirme de manière assez transparente : « C'est fini le globalisme d'avant ; il faut du protectionnisme ; c'est fini avec le néolibéralisme ; c'en est fini avec l'accès de la Chine au marché international. »

On constate la même dynamique sur les ressources énergétiques, qui ont toujours formé l'infrastructure du système capitaliste. Au XIXe siècle, c'était le charbon, puis au XXe le pétrole. De l'arrivée de British Petroleum en Irak en 1902 aux guerres du Golfe, d'innombrables guerres ont été menées pour le pétrole. Désormais, c'est la guerre des batteries qui est lancée : tout le monde se rue sur le lithium et les ressources essentielles pour l'électrification. Là aussi, les États-Unis se montrent très agressifs vis-à-vis de la Chine et des BRICS. Malgré tout, je pense que les États-Unis ne parviendront pas à restreindre la montée en puissance de la Chine.

LVSL – Hormis cette opposition à l'hégémonie américaine, il est tout de même difficile de voir ce qui rassemble les BRICS. Par ailleurs, il existe de réelles tensions entre des pays au sein de ce bloc, notamment entre la Chine et l'Inde. Peut-on vraiment attendre quelque chose d'un groupe aussi hétérogène ?

P. M. – Aucune valeur ne réunit les BRICS ! C'est une association de pays strictement pragmatique, car c'est comme ça que l'ordre mondial fonctionne. La gauche a souvent une lecture erronée car elle pense en termes de morale et de « valeurs ». Or, l'impérialisme et les forces anti-impérialistes ne pensent pas en ces termes mais plutôt en termes de pouvoir politique et économique. Les BRICS ne sont pas un projet de gauche, mais un projet pragmatique visant à servir les intérêts de ces pays, en créant une alternative au dollar et au Fonds Monétaire International et en cherchant à favoriser le commerce Sud-Sud.

Je ne suis évidemment pas dupe. L'Inde connaît de grandes tensions avec la Chine et Modi est un homme d'extrême-droite. Ses trois grands amis étaient Jair Bolsonaro, Donald Trump et Boris Johnson. Il est responsable de l'assassinat de plus de 750 paysans lors de la plus grand révolte de l'histoire indienne de la paysannerie et a laissé des razzias racistes contre les musulmans avoir lieu.

De même en Arabie Saoudite : c'est le despotisme total. Il n'y a aucune liberté pour la classe travailleuse et pour les femmes. Il n'empêche que l'entrée de l'Arabie Saoudite dans les BRICS marque un tournant. En 1971, avec les pétrodollars, les États-Unis ont promis à l'Arabie Saoudite d'avoir toujours des armes et une stabilité politique en échange de pétrole bon marché. Désormais, l'Arabie Saoudite vend son pétrole à la Chine non plus en dollars, mais en yuans ! Bien sûr que c'est un régime haïssable. Mais en matière de politique internationale, on ne peut pas juste réagir émotionnellement en fonction de « valeurs », il faut analyser l'échiquier mondial avec réalisme. Et la réalité est que les BRICS défient le système construit autour du dollar. Personnellement, bien que je ne soutienne pas les régimes de certains pays des BRICS, je considère leur émergence comme une bonne nouvelle parce qu'elle défie l'unilatéralisme et l'hégémonie américaine pour la première fois depuis 1991.

« La dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. C'est un mécanisme néocolonial ! »

Mais en parallèle de la mutinerie menée par les BRICS, il y a également une mutinerie au sein de ces pays. En Inde, je suis avec attention les luttes des paysans, des femmes et de la classe travailleuse contre le régime de Modi. De même, l'Afrique du Sud connaît une corruption énorme, le fossé entre riches et pauvres y est considérable et le régime politique est fortement critiqué par la population. Lula est un progressiste, mais son gouvernement n'est pas pour autant socialiste. Et contre les concessions faites aux grands propriétaires fonciers au Brésil, je soutiens ceux qui luttent pour les droits des paysans, comme le Mouvement des Paysans sans Terre.

LVSL – Dans votre livre, vous rappelez l'histoire du mouvement tiers-mondiste, à partir notamment de la conférence de Bandung en 1955. Ce mouvement était porteur d'espoir pour un rééquilibrage des relations internationales et de l'économie mondiale. Croyez-vous à la résurgence de l'altermondialisme et sur quelles bases ? Les tentatives consistant à faire revivre cet esprit de « non-alignement », notamment de la part de Lula, vous semblent-elles prometteuses ?

P. M. – Je crois que la tentative opérée par les BRICS de permettre un commerce dans d'autres monnaies que le dollar relève surtout du pragmatisme. Mais cette démarche est déjà un acte progressiste en soi. Regardons en face la situation depuis les années 50-60 : la dette des pays du Tiers Monde doit être payée en dollars. Cela signifie que ces pays doivent privilégier des monocultures tournées vers l'exportation, plutôt que des productions au service de leurs propres populations, afin d'obtenir des dollars. Et quand ils ont des difficultés à refinancer leur dette, le Fonds Monétaire International (FMI) ne leur octroie des prêts qu'à condition de couper dans les services publics, les salaires et les pensions et de privatiser davantage. Tout cela ne fait que les rendre plus dépendants des États-Unis et de l'Europe. C'est un mécanisme néocolonial ! Désormais, pour la première fois, les pays du Tiers Monde peuvent refinancer leur dette, indépendamment du FMI, grâce à la banque des BRICS. Certes, ce n'est pas un emprunt socialiste mais au moins c'est un mécanisme honnête et sans conditions. Quand bien même ce n'est un progrès en direction du socialisme, cela reste un progrès pour les pays du Sud Global, qui doit être soutenu.

Certes, cela ne suffit pas pour construire un altermondialisme de gauche. C'est pourquoi nous devons aussi soutenir les mouvements de gauche dans ces pays, afin de peser sur l'agenda politique. On peut tout à fait soutenir le MST au Brésil pour mettre la pression sur Lula, tout en reconnaissant qu'il joue un rôle important pour nos idées au niveau international. De la même manière, je soutiens le NUMSA, le syndicat des métallos sud-africains, qui lutte contre la corruption considérable au sein du gouvernement de l'ANC, tout en étant en accord avec la politique extérieure de l'Afrique du Sud. Bien sûr que la gauche a des valeurs à défendre, mais je refuse d'interpréter toute la complexité du monde actuel uniquement en termes de valeurs. L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux.

« L'altermondialisme passe aussi par une forme de pragmatisme sur les enjeux internationaux. »

LVSL – L'Union européenne tend à s'aligner sur les États-Unis, contrairement à ce qu'affirment nos dirigeants. S'ils prétendent réguler l'action des GAFAM, ou encore bâtir une « autonomie stratégique » en matière internationale ou de réindustrialisation, la réalité est que nous sommes de plus en plus dépendants des Américains, y compris dans des domaines où cela était encore peu le cas, comme les énergies fossiles. Comment peut-on retrouver une véritable autonomie ? Cela implique-t-il une rupture avec l'Union européenne ?

P. M. – Ce qui s'est passé en Europe suite à la guerre en Ukraine, surtout en Allemagne, est grave. Quelques semaines après le début du conflit, le Bundestag a renié sa politique de non-militarisation de l'économie vieille de 75 ans et a investi plus de 100 milliards d'euros dans le budget de la défense. Tout ce qui existait en termes de liens avec la Russie, notamment de la part de la social-démocratie allemande – dont les liens de Schröder avec Gazprom (l'ancien chancelier allemand a ensuite siégé au conseil d'administration de la compagnie russe, ndlr) sont le symbole le plus évident – a été détruit. Il s'agit d'un bouleversement considérable : la mémoire des comportements barbares des nazis, qui étaient presque arrivés à Moscou, a longtemps conduit à une politique de coopération entre l'Allemagne et la Russie, plutôt que d'agressivité. En quelques semaines à peine, les États-Unis ont réussi à briser cela.

Cette coupure brutale avec la Russie a suscité des remous au sein des grandes entreprises allemandes : les grands patrons de BASF, de Bosch ou Siemens ont demandé au gouvernement allemand de ne pas rompre les liens avec Gazprom, car ils souhaitaient continuer de bénéficier du gaz russe bon marché. En se rendant dépendante du gaz américain, beaucoup plus cher, l'Allemagne est rentrée en récession. En prenant des sanctions contre la Russie, l'Europe a donc pris des sanctions contre elle-même et s'est tirée une balle dans le pied. De surcroît, avec l'Inflation Reduction Act (IRA), les États-Unis tentent d'attirer sur leur territoire des firmes européennes, notamment de technologie de pointe, grâce à d'importantes subventions et remises d'impôts. La réaction de l'Union Européenne à cette offensive américaine a été très faible. Aucune politique industrielle européenne autonome n'émerge.
Les États-Unis veulent maintenant répliquer cela avec la Chine. C'est une folie : non seulement ils auront beaucoup de mal à se couper de la Chine, mais l'Europe en aura encore plus : nous échangeons avec la Chine 850 milliards d'euros de marchandises chaque année ! J'ajoute que la neutralité carbone en Europe dépend pour l'instant de la technologie chinoise. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis d'accord avec les patrons de Bosch, Siemens, Volkswagen et Mercedes quand ils demandent de ne pas reproduire avec la Chine ce que l'Europe a fait avec la Russie. Dans le conflit inter-impérialiste entre capitalistes, j'espère que la bourgeoisie européenne se comportera de manière sérieuse et dira non à la bourgeoisie américaine qui veut nous entraîner dans de nouveaux conflits.

Peter Mertens lors de notre interview © L. R.

Bien sûr, je n'ai aucune illusion : la bourgeoisie européenne ne veut pas une Europe progressiste, mais cherche au contraire à imposer aux peuples européens une nouvelle dose d'austérité. Elle entend également conserver des relations néo-coloniales avec une partie du monde, bien que le rejet de la France en Afrique ne cesse de grandir. Mais c'est la même dialectique que pour les BRICS : on ne peut pas raisonner uniquement en termes de « gentils » et de « méchants », il y a de nombreuses contradictions sur lesquelles il faut jouer. Donc je soutiens les capitalistes allemands dans leur opposition aux États-Unis, mais continue de défendre une Europe socialiste, contre les intérêts de ces grandes entreprises.

LVSL – Il est vrai que les sanctions prises à l'encontre de la Russie ont renforcé la dépendance de l'Europe vis-à-vis des États-Unis. Pensez-vous qu'il soit possible de réorienter l'Union européenne vers une politique socialiste ? Ou faut-il rompre avec les traités européens et construire de nouveaux cadres de coopération ?

P. M. – Ma position sur cette question est liée à l'histoire belge : nous sommes un petit pays qui a été créé pour jouer le rôle d'État-tampon entre l'Allemagne, la France, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Un changement de société au niveau de la seule Belgique, ça n'existe pas ! ! Je plaide donc pour une autre société, une autre industrialisation et une autre forme de commerce à l'échelle continentale. Cela passera, selon moi, par plus d'échanges entre ceux qui luttent et qui résistent dans toute l'Europe pour créer une rupture au sein de l'Union Européenne.

Mais cela suppose que nous soyons à la hauteur. J'en ai assez de la dépression collective de la gauche européenne qui passe son temps à se lamenter de la percée de l'extrême-droite ! Quand je vais en Amérique latine ou en Inde, eux aussi s'inquiètent de la montée du fascisme, mais surtout ils le vivent et ils luttent. Bien sûr que l'extrême-droite progresse et nous menace. Mais pour reconquérir une partie de la classe travailleuse tentée par le vote fasciste, on ne peut pas se contenter de se plaindre. La droite et l'extrême-droite s'appuient sur une narratif dépressif, selon lequel la classe travailleuse n'existe pas et l'immigration va nous détruire.

« Face à l'extrême-droite, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. »

Face à cela, il faut recréer un narratif autour de la lutte des classes et rebâtir une conscience commune chez les travailleurs. Les mobilisations sociales massives que nous avons connu récemment en Angleterre, en Allemagne et en France sont des points d'appui. Comme la grève des ouvriers de l'automobile aux États-Unis, avec une belle victoire à la clé ! Et puis nous devons être là où sont les gens, c'est-à-dire avant tout dans les quartiers populaires et sur les lieux de travail, pas seulement avec les intellectuels. Ce n'est que comme cela que nous pourrons arrêter la tentation fasciste au sein de la classe travailleuse.

Par exemple, avec notre programme Médecine pour le peuple (initiative de médecine gratuite dans les quartiers populaires, ndlr), on touche des personnes qui votent pour le Vlaams Belang (extrême-droite indépendantiste flamande, ndlr). Plutôt que de les exclure, nous discutons avec eux et tentons de les convaincre. Les gens sentent si vous êtes honnêtes et convaincus du discours que vous portez. Donc il faut un langage clair et franc, comme celui de Raoul Hedebouw, qui permet d'attirer vers nous des gens en colère en raison de leur situation précaire et de politiser cette colère. Si l'on se contente des livres, on ne changera rien. Il faut aussi des gens sur le terrain.

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Argentine : l’instant du danger

5 décembre 2023, par Pedro Perucca — , ,
Avec l'élection de Javier Milei, difficilement imaginable il y a quelques mois seulement, l'Argentine se retrouve en terre inconnue. Cela contraint la gauche – en Argentine et (…)

Avec l'élection de Javier Milei, difficilement imaginable il y a quelques mois seulement, l'Argentine se retrouve en terre inconnue. Cela contraint la gauche – en Argentine et au-delà – à construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Il est important en outre de souligner qu'une victoire électorale de l'extrême droite libertarienne ne signifie pas que les mouvements populaires sont vaincues une fois pour toutes. Une grande bataille sociale et politique nous attend.

La percée inattendue de Milei lors des primaires d'août dernier avait fait l'objet d'analyses approfondies dans nos colonnes par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, Claudio Katz, et Martin Mosquera. Nous avons également publié une analyse, par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, de sa victoire récente.

27 novembre 2023 | tiré de contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/argentine-milei-instant-danger/

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Nous nous sommes réveillés et le dinosaure était toujours là, menaçant. Le seul point positif de ce scénario cauchemardesque est que l'incertitude est levée. Nous savons maintenant que nous entrons dans l'ère – que nous espérons très brève – de La Libertad Avanza (LLA : La liberté avance, formation de Javier Milei). La victoire éclatante de Milei, avec 12 points d'écart sur le ministre de l'économie du gouvernement sortant Sergio Massa, a été non seulement une surprise (car la plupart des sondages prévoyaient un résultat beaucoup plus serré) mais aussi la confirmation que le tremblement de terre des élections primaires du 13 août n'était pas un accident mais l'expression de mouvements tectoniques d'ampleur, qui sont en train de transformer radicalement le territoire politique de l'Argentine.

L'affaissement des bastions péronistes

Avec un taux de participation de 76,3 % (légèrement supérieur à celui du premier tour), Milei et sa candidate à la vice-présidence, Victoria Villarruel, défenseure de la dictature militaire, ont obtenu 55,69 % (14 476 462 voix), tandis que Massa et son candidat à la vice-présidence, Agustín Rossi, chef de cabinet de plusieurs ministres, ont à peine atteint 44,31% (11 516 142 voix). La LLA n'a perdu que dans trois des 24 circonscriptions nationales : Santiago del Estero, Formosa et la province de Buenos Aires. Mais même là, dans le territoire où le gouverneur Axel Kicillof [ancien ministre de l'économie et figure de l'aile gauche du péronisme] avait remporté en octobre sa réélection dès le premier tour, avec 45% des voix, la modestie du transfert de voix des autres forces politiques vers Massa s'est confirmée. Celui-ci a dépassé les 50% seulement de quelques dixièmes de point dans ce bastion péroniste historique.

Au-delà de la conurbation métropolitaine, où le ticket du parti au pouvoir a réussi à s'imposer (bien que sans une participation massive pour compenser la faible performance dans le reste des districts), la majorité des 135 municipalités de Buenos Aires a été remportée par Milei. Même dans les quelques municipalités remportées par le péronisme (Baradero, San Fernando, General Rodríguez, Marcos Paz, Presidente Perón, San Vicente, Berisso, Ensenada et General Guido), ce fut toujours avec une faible marge, n'atteignant 60 % que dans un seul cas.

La candidature de Milei a réussi à capter non seulement les 6 millions de voix qui, au premier tour, étaient allées à Patricia Bullrich (laquelle, après sa défaite, a soutenu, avec l'ancien président Mauricio Macri, le candidat libertarien), mais aussi une bonne partie de celles obtenues en octobre par Juan Schiaretti [gouverneur de Cordoba]. Les cartes électorales au niveau national et de la province de Buenos Aires confirment non seulement la débâcle du péronisme mais aussi le basculement quasi incontesté des voix de la droite traditionnelle vers la LLA. Même les partisans du radicalisme (Unión Cívica Radical, UCR, formation de centre-droit) n'ont pas hésité à parier sur « le changement ».

Malgré l'appel au vote blanc lancé par la majeure partie de l'UCR, un secteur du PRO [droite], la Coalition Civique et la grande majorité de l'aile gauche du FIT-U [coalition d'extrême-gauche trotskiste], cette option a atteint à peine 1,6 %, ce qui témoigne d'un très faible niveau de discipline électorale. Les spéculations sur la « limite » politique du soutien que pouvait espérer un candidat aussi peu présentable que Milei, qui ne s'est jamais lassé de remettre explicitement en question toutes les prémisses démocratiques et même des références historiques telles que Raúl Alfonsín [premier président après la chute de la dictature 1983-1989], se sont révélées absolument erronées en ce qui concerne un conservateur prétendument démocratique, surtout au sein de l'UCR. L'anti-péronisme atavique des classes moyennes, qui ont voulu se présenter, à un moment donné, comme plus étroitement liées à certaines conquêtes libérales et démocratiques, a une fois de plus démontré qu'il ne connaissait pas de limites, comme il l'avait fait pendant la dictature.

Les élections de dimanche ont également confirmé la règle selon laquelle un gouvernement ne peut être réélu dans une situation de crise économique aussi profonde que celle que connaît actuellement l'Argentine. Le mirage d'un ministre de l'économie responsable d'une inflation de 140%, qui a pu apparaître comme un candidat compétitif au premier tour des élections, s'est évanoui dès les premiers décomptes de voix de dimanche. La stratégie de Massa, qui consistait à renforcer le seul candidat contre lequel il voyait une chance de victoire (en garantissant la structure, le financement et même des candidats pour les listes de LLA), et à parier sur un vote de rejet dans lequel les préoccupations démocratiques l'emporteraient sur la dégradation de la situation économique, n'a finalement pas été le grand « coup de maître » que certains attendaient, mais une aide décisive à l'ascension du monstre qui détient maintenant les rênes de l'État.

Une profonde recomposition sociopolitique

Les appels des organisations politiques historiques comme le péronisme, le radicalisme ou la gauche n'ont toutefois pas été les seuls à échouer. La crise profonde de la représentation est également confirmée par le fait que, davantage sans doute que dans tout autre campagne électorale, on a assisté ces derniers mois à une vague de prises de position contre Milei de la part de toutes sortes de groupes (fans de Star Trek, fans de Taylor Swift, otakus (personnes qui restent constamment chez elles pour pratiquer leur loisir préféré), Sandro's Babes, géographes, caricaturistes, intellectuels et presque tout le mouvement syndical, pour n'en citer que quelques-uns) sans que cela ait un impact significatif sur le vote. L'élect.eur.rice de Milei apparaît comme un sujet beaucoup plus autonome, disposant sans doute d'interactions à travers les réseaux sociaux, mais sans autres appartenances organiques auxquelles il ou elle puisse réagir. L'historien Ezequiel Adamovsky analyse en partie ce phénomène lorsqu'il identifie la fragmentation sociale croissante et le renforcement de l'individualisme comme les prémisses de l'émergence de la nouvelle droite dans le monde.

La droitisation d'un secteur de la société argentine est incontestable. Même s'il est évident qu'on ne peut affirmer que les quelque 15 millions d'électeurs de Milei partagent entièrement son idéologie antidémocratique, il est indéniable qu'il existe un important militantisme de droite (en particulier parmi les jeunes) que nous n'avons jamais vu au cours des 40 dernières années de démocratie. Bien que depuis 1983, nous ayons eu des candidats d'extrême droite qui, à différents moments, ont réussi à triompher aux élections locales (Antonio Bussi, Luis Patti, Aldo Rico, etc.), ils sont apparus comme des vestiges rassis et réactionnaires de la dictature plutôt que comme des forces de renouveau, susceptibles d'enthousiasmer les jeunes et de former des militants et des cadres pour diffuser leur idéologie dans toutes les couches de la société. Aujourd'hui, le discours réactionnaire de l'ultra-droite n'est plus l'apanage de vieux nostalgiques, il s'est enraciné jusque dans les quartiers les plus populaires du pays, dans les secteurs des travailleurs informels, des travailleur.ses indépendant.es et des élèves des écoles publiques.

Les libertariens ont réussi ce miracle en partie en profitant du scénario très particulier de la pandémie, dont nous n'avons pas encore réussi à analyser rigoureusement les conséquences subjectives. Il va sans dire qu'il s'agit d'une droite réfractaire au dialogue et très encline à basculer dans la violence. Depuis les années 1970, la politique nationale n'a jamais été marquée par le niveau d'insultes, de menaces et de violence qui a caractérisé cette campagne. Une nouvelle droite s'est installée et les niveaux de confrontation discursive et même physique augmenteront certainement au cours de la prochaine étape. L'exceptionnalité de l'Argentine en tant que « pays sans droite » est révolue, ce qui est un signe supplémentaire de la fin du cycle que nous vivons.

Sans entrer dans l'analyse détaillée des transformations sociales qui sous-tendent la victoire de Milei (la détérioration économique soutenue, la fragmentation sociale, la division sectorielle de la classe ouvrière et le clivage entre salariés formels et informels, la grave crise de la représentation, la crise historique de l' » identité péroniste « , etc.), il semble clair que ce résultat électoral exprime aussi un phénomène structurel de perte de capacité d'action collective des travailleurs. Les urnes ont montré des changements fondamentaux dans les rapports de force, qui approfondissent la démobilisation sur laquelle les principales coalitions politiques et leurs homologues syndicaux ont parié depuis 2018, en dépolitisant le conflit, en décourageant la mobilisation de rue et en misant sur la négociation syndicale sectorielle. Comme le souligne Adrián Piva, cette stratégie a « désarmé les travailleurs face à la mobilisation politique de droite » et limité « les possibilités d'articuler le mécontentement et la protestation », laissant un champ d'action fertile aux forces de droite.

Naviguer en eaux inconnues

A partir de maintenant, nous sommes en terra incognita, avec l'obligation de construire une nouvelle carte politique et de nouveaux outils pour la prochaine période. Nous sommes face à un scénario dans lequel le péronisme est à nouveau confronté au défi de se réinventer pour continuer à être un acteur central de la politique argentine. Il semble évident qu'au cours de la prochaine étape, l'hégémonie transitoire des Kirchneristes risque d'être diluée et de céder la place à de nouveaux leaderships, avec, très probablement, Axel Kicillof dans une position clé.

D'autre part, il faut s'attendre à une migration massive du personnel politique vers LLA, même de la part des secteurs de Juntos por el Cambio [coalition de la droite traditionnelle] qui ont résisté au premier appel de Milei. Il est plus difficile de prédire ce que le radicalisme et les secteurs plus centristes de la politique nationale feront dans la prochaine étape, et s'ils chercheront à construire un nouvel espace à partir duquel l'UCR tentera de se reconstruire en tant qu'acteur indépendant – une perspective qui doit affronter la difficulté que pose le relâchement du lien avec les bases historiques de ce courant.

Quoi qu'il en soit, et au-delà des spéculations sur le futur, il ne fait aucun doute que nous sommes confrontés au danger réel d'une offensive qui, après plus de deux décennies de tentatives infructueuses, pourrait enfin résoudre l' « impasse hégémonique » qui caractérise la société argentine. Son succès signifierait la rupture avec cette configuration dans laquelle la classe ouvrière et ses alliés ont réussi à stopper les réformes les plus régressives impulsées par la bourgeoisie, mais sans progresser avec un programme propre, face à un capitalisme qui ne parvient pas non plus à imposer les transformations fondamentales dont il a besoin pour relancer un nouveau cycle d'accumulation. Il est certain que nous assisterons à une nouvelle tentative, semblable à celle de Macri [président de droite de 2015 à 2919], d'infliger une défaite prolongée à la classe ouvrière, comme l'a fait dans les années 1980 une Margaret Thatcher tant admirée par Javier Milei. Cette fois-ci, l'offensive se déclenchera sur une société meurtrie et fatiguée par des années de débâcle économique et de reflux politique. Mais la capacité de réaction et de résistance de ce peuple nous a surpris plus d'une fois.

Les prochains jours nous donneront probablement quelques indices sur l'avenir, qui dépendent du succès du pari des vainqueurs de profiter des 20 prochains jours – jusqu'à l'entrée en fonction de Milei – pour déclencher une course brutale du taux de change qui facilitera l'application des mesures de choc qu'ils ont déjà anticipées. Faisant siennes les promesses de Macri pour un second mandat qui n'a jamais eu lieu (« faire la même chose mais plus vite »), Milei a déjà anticipé dans son premier discours d'après le second tour qu'il n'y aurait pas le moindre gradualisme. Il ne reste plus qu'à voir quelle part de son programme brutal de transformation du pays il est prêt à essayer de mettre en œuvre d'emblée et s'il sera capable de transformer son énorme base électorale en un soutien actif à ces transformations. En outre, il sera nécessaire d'analyser attentivement les nouvelles configurations parlementaires qui peuvent ou non lui garantir une présidence capable d'aller de l'avant sans s'appuyer seulement sur des décrets d'urgence. Il en sera de même concernant les secteurs du péronisme (gouverneurs et maires) susceptibles de lui permettre un cadre de « gouvernabilité » au cours de la première phase de son mandat.

Dans ce pays, la résistance de multiples secteurs sociaux peut presque être considérée comme acquise, mais il est clair que des dizaines de batailles nous attendent sur différents fronts. Et la perspective improbable d'une remontée plus ou moins rapide des salaires renforcera probablement cette résistance.

Un résultat électoral ne suffit pas à vaincre les secteurs populaires. Le coup a été dur, mais il n'implique pas une défaite fondamentale. Au cours de la prochaine étape, il s'agira donc de travailler avec la plus grande ampleur, la plus grande créativité et la plus grande unité d'action pour l'empêcher et pour préparer la contre-offensive. Compte tenu du risque de perdre pour longtemps nos meilleures traditions de lutte intransigeante et de défense des droits humains, nous sommes confrontés à la nécessité de les saisir lorsqu'elles clignotent « dans un instant de danger », comme le disait Walter Benjamin. Et nous avons vécu peu de moments aussi dangereux que celui-ci.

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Pedro Perucca est sociologue, journaliste, rédacteur en chef de la revue Sonámbula et membre du « Proyecto Synco », un observatoire de science-fiction, de technologie et de prospective. Cet article est initialement paru le 21 novembre 2023 dans Jacobin America Latina.

Traduction Contretemps.

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Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (1)

5 décembre 2023, par Simon Latendresse — , ,
Depuis ce printemps se joue au Mexique, dans l'état méridional du Chiapas, une guerre sourde qui n'a que très peu capté notre attention. Simon Latendresse, Anthropologue, (…)

Depuis ce printemps se joue au Mexique, dans l'état méridional du Chiapas, une guerre sourde qui n'a que très peu capté notre attention.

Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale à la UNAM, au Mexique.

Dans le cycle habituel des nouvelles, on dira même que ce train-là est passé. Au-delà des caprices de l'actualité, au-delà des évènements saillants, la transformation de la « Frontière Sud » offre pourtant une profondeur de vue nécessaire sur les forces et les flux qui traversent le continent.

Trente ans après l'optimisme utopique du soulèvement zapatiste, c'est au contraire la barbarie cynique, sinistre, des entrepreneurs de la mort qui consume aujourd'hui le Chiapas. Des décennies de promesses rompues, de dépossession et de répression sourde, et nous voilà dans le plus sombre des présents possibles.

La guerre pour le contrôle de la Frontière

Depuis l'hiver dernier, il y avait des signes avant-coureurs. Des avertissements, quelques règlements de compte. Mes amis sur place me prévenaient que l'orage couvait. Soudain fin mai, ça éclate. La ville de Frontera Comalapa est prise d'assaut. Chargeant à bord de véhicules blindés, armés de calibres 50 et autre artillerie de grade militaire, les puissants cartels de Sinaloa et de Jalisco, dit « Nouvelle Génération » (CJNG) s'y affrontent, terrorisent pendant près de quatre jours la ville et les villages avoisinants. Sur les messages vocaux partagés sur WhatsApp, on pouvait entendre les chuchotements terrifiés des habitants qui tentent d'alerter les leurs :

« On a eu de la chance, on a réussi à sortir à temps. On plusieurs familles ici dans la montagne. »
« Ils entrent dans les maisons et enlèvent les jeunes pour les envoyer au combat. Allez vite vous cacher dans la forêt !
»

La Garde Nationale ne se présentera sur les lieux qu'une semaine plus tard, une fois les canons tus.

Septembre. Après quelques mois d'une apparente accalmie, une enseignante d'Amatenango est enlevée en pleine classe puis retrouvée assassinée la semaine suivante. De Comalapa jusqu'à Tapachula, les « narco-barricades » bloquent l'autoroute panaméricaine qui longe la frontière, paralysant toute circulation, toute activité, menaçant jusqu'à l'approvisionnement alimentaire. Dans les municipios (comtés ou communes) de la région, même les chemins de terre vers les villages avoisinants sont bloqués. Un siège total qui dure près d'un mois. Pendant plus d'un mois, les écoles restent fermées. Même la poste locale demeure à l'arrêt.

De la capture de nouveaux marchés à la gouvernance nécrocapitaliste

Les affrontements entre cartels pour le contrôle de la « Frontière Sud » ne sont pas en soi nouveaux. Mais cette plus récente escalade — sa durée, son intensité, son caractère absolument décomplexé — dévoile le caractère stratégique que couvre cette frontière.
Comme toute entreprise capitaliste, les entrepreneurs de la mort visent l'expansion, cherchent à diversifier leur « portfolio ». Elles étendent désormais leur contrôle sur des pans entiers de l'économie : la culture d'agave, d'avocat… Même de citrons ! À Frontera Comalapa, Amatenango de la Frontera, Mazapa de Madero et Chicomuselo, ils taxent le commerce informel, les débits d'alcool, les compagnies de transports. Ils organisent ceux-ci en « syndicats » ou en unités paramilitaires contraintes à travailler comme informateurs, messagers ou intimidateurs, à monter des barricades ou à mater les journalistes contestataires, les activistes sociaux et autres opposants politiques.

Exodes, terreur et marchandise

Longtemps un point névralgique pour le passage de cocaïne, le contrôle de la Frontière Sud, c'est aussi, et peut-être surtout aujourd'hui, le contrôle d'une autre ressource, particulièrement profitable, simultanément main d'œuvre et marchandise : les migrants (ils sont six millions à être entrés au Mexique cette année seulement !). Extorqués, conscrits comme mules ou comme coursiers, les femmes souvent violées, brutalisées et forcées à la prostitution.

Interviewée dans un refuge de Mexico, une jeune hondurienne venait tout juste d'échapper à son calvaire. La voix brisée, elle me raconte comment son « contact » au Chiapas l'avait séquestrée et forcée ensuite à travailler comme livreuse :
« Tous les jours, c'était les coups, les insultes, les menaces, dit-elle. Ils disaient qu'ils allaient me tuer si je n'obéissais pas. Mes amies avec qui j'avais traversé, elles sont disparues. Je ne les ai plus jamais revues. »

Les corps découverts par dizaines, par centaines dans bien autant de fosses clandestines au nord du pays ces dernières années, témoignent sans doute de ce qui est fait de ces migrants sitôt qu'ils ne rapportent plus. À moins que la terreur elle-même soit plus profitable.
Et plus la frontière est ardue à traverser, plus les cartels en profitent. La production de l'illégitimité, par la fermeture des voies légales, oblige les migrants à emprunter des chemins de traverse de plus en plus dangereux. Ce qui les rend de plus en plus vulnérables à la capture et à l'exploitation par les groupes criminels, de connivence avec la police.

Du droit de ne pas migrer

Le Chiapas lui-même est d'ailleurs un microcosme emblématique pour saisir avec clarté les forces qui poussent des millions de gens du Sud à l'exil.

Les autochtones du Chiapas ont une longue et tragique histoire de migrations ouvrières entre hautes-terres et basses-terres de l'état. Aujourd'hui c'est désormais vers le nord du pays, les États-Unis (et dans une moindre mesure vers le Canada) qu'ils quittent en masse. Une analyse récente de la banque espagnole BBVA place San Cristobal de las Casas, la capitale culturelle du Chiapas au premier rang des villes du Mexique qui reçoivent le plus de transferts de fonds de l'étranger, avec 420 millions USD au total, seulement pour le premier trimestre de 2023. À l'échelle de l'état, ces transferts (ou remesas) atteignent un peu plus de 3 milliards en 2022, dépassant largement l'investissement direct de l'étranger qui, bon an mal an, oscille entre les 50 et 250 millions à peine1.

Avec la réforme constitutionnelle de 1992, prélude obligé à la signature de l'ALÉNA (aujourd'hui l'ACEUM), la fin des subventions agricoles aux paysans mexicains, le dumping massif des États-Unis et la chute précipitée des prix du maïs et du café qui s'en suivit ont durement appauvri les paysans chiapanèques, provocant la révolte dans les campagnes qui menèrent au soulèvement zapatiste de 1994. Pour seule solution, l'État mexicain, avec l'appui matériel militaire des É.-U. et la caution du Canada n'ont su miser que sur la répression.

Dans les ejidos (terres agricoles collectives), des aînés qui se sont autrefois battus pour la redistribution de la terre déplorent aujourd'hui combien celle-ci manque de bras pour la travailler. Mais confrontés à la rudesse d'un travail de plus en plus ingrat et à des sols aussi dégradés que les marchés, leurs fils et petits-fils, se demandent, eux, pourquoi diable ils restent.

L'agriculture de subsistance occupe pourtant encore près du tiers de la population active (soit un peu plus d'1,2 millions de personnes), dans cet état où le salaire moyen ne dépasse pas les 400$ par mois, et où le taux d'emploi informel est de 76% (d'après les plus récentes données de l'INEGI). Privés d'option de rechange, l'exode massif des jeunes chiapanèques devient une formidable source de recrutement pour les cartels. Argent facile, consommation, glamour : les sirènes mortifères de la vie de gangster peuvent sembler irrésistibles face à la misère d'une économie sclérosée.

Ce cercle infernal pauvreté-migration-criminalité-insécurité nous oblige à sortir de nos lieux communs : au-delà du droit à migrer, n'est-il pas possible, voire urgent, de penser aussi un droit à ne pas devoir migrer ? Un droit à une vie décente dans son lieu d'origine ? Cette dernière formulation, beaucoup plus exigeante, demande de revoir la façon dont sont pensés et structurés nos liens avec le Mexique (et ceux du Nord avec le Sud en général).
Mais pour l'instant, le modèle dominant du sous-développement capitaliste n'a rien à proposer qu'une interminable fuite vers l'avant. Et comme si le libre-échange et la capitalisation agricole n'était pas suffisants pour appauvrir et déposséder la paysannerie mexicaine et centre-américaine de ses moyens de production et de reproduction sociale, la nouvelle ruée vers les ressources minérales et énergétiques, qui s'accélère depuis le début des années 2000, vient ajouter à la menace. Dans un prochain volet, il sera question du lien entre les groupes narcoparamilitaires et le capital minier dans la région frontalière du Chiapas.

Note
1. D'après les données publiées par le gouvernement mexicain.

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