Derniers articles

Qu’est-ce que le capacitisme ?
Retour à la table des matières Revue Droits & Libertés, printemps / été 2022
Laurence Parent, Ph. D. en études critiques du handicap Le terme capacitisme est une traduction du terme anglais ableism qui tire ses origines des études du handicap anglo-saxonnes. Fiona K. Campbell, professeure en sciences du handicap à l’Université Griffith en Australie, définit le capacitisme comme un système de croyances, de processus et de pratiques qui produit un‑e citoyen‑ne typique capable de travailler et de contribuer à la société d’une manière uniforme et standardisée (ex. : travailler 40 heures par semaine et plus, se nourrir sans aide humaine, comprendre les codes sociaux, etc.). Une des conséquences du capacitisme est la discrimination fondée sur le handicap telle que nous la connaissons dans les textes de droits de la personne. À l’instar d’autres systèmes d’oppression tels que le racisme et le sexisme, le capacitisme repose sur une panoplie de représentations stéréotypées et fausses (ex. : les personnes handicapées ont besoin d’être protégées, elles n’ont pas de vie sexuelle, etc.). Le collectif français féministe et anti‑capacitiste Les Dévalideuses définissent le capacitisme comme un « système d’oppression subi par les personnes handicapées du fait de leur non-correspondance aux normes médicales établissant la validité».« L’idéologie validiste[1] postule que les corps non correspondants, jugés handicapés, ont alors moins de valeur. Ils sont naturellement considérés comme inférieurs, et donc discriminables[2]. »Le capacitisme prend plusieurs formes puisqu’il infuse toutes les sphères de la société. « Il peut se manifester par un rejet franc (insultes, maltraitances, silenciation, stigmatisation, refus d’inclusion…) mais se cache aussi souvent sous des allures de validisme bienveillant » (infantilisation, pitié, aide non sollicitée…). », expliquent Les Dévalideuses. Talila «TL» Lewis, organisateur communautaire et avocat pour les droits des personnes handicapées aux États‑Unis, explique qu’il est impossible de dissocier le capacitisme des autres systèmes d’oppression puisque le capacitisme repose sur des idées construites qui sont « profondément enracinées dans le racisme anti‑noir, l’eugénisme, la misogynie, le colonialisme, l’impérialisme et le capitalisme[3] ». En bref, les chercheur‑e‑s et militant‑e‑s anti‑capacitistes revendiquent la nécessité de déconstruire le capacitisme et ses impacts afin de créer un monde réellement accessible et inclusif. S’intéresser au capacitisme permet en effet d’aller au‑delà de ce qui est légalement reconnu comme de la discrimination fondée sur le handicap et d’approcher le handicap d’une perspective critique pour ainsi mieux s’attaquer aux sources des injustices et des inégalités vécues par les personnes handicapées.
[1] En France, le terme validisme est employé. [2] En ligne : http://lesdevalideuses.org/les-devalideuses/notre-manifeste [3] En ligne : https://www.talilalewis.com/blog/january-2021-working-definition-of-ableism
L’article Qu’est-ce que le capacitisme? est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Plaidoyer pour un syndicalisme actuel. Changer pour s’adapter

Éric Gingras, Montréal, Somme toute, 2021
« Soit nous décidons d’être de simples négociateurs de conventions collectives, soit nous choisissons plutôt de nous réapproprier le rôle de moteurs de changement dans la société » (p. 15). Cette phrase prometteuse a le mérite de camper dès l’introduction l’inquiétude de l’auteur. Éric Gingras, élu président de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) quelques mois après la parution de son plaidoyer, soumet à la discussion un éventail de pistes dans l’espoir de relancer le mouvement syndical. Il brosse le portrait d’organisations devenues conservatrices et s’adresse aux personnes syndiquées dans l’espoir de rajeunir avec elles les pratiques syndicales, puis recréer un authentique rapport de force.
L’ouvrage est divisé en quatre chapitres qui constituent autant de chantiers pour les machines syndicales présentes dans le secteur public, qu’elles prennent la forme de centrales ou de fédérations autonomes. Sans parler nommément de crise du syndicalisme, l’auteur estime néanmoins que ces organisations sont à la croisée des chemins. Il juge nécessaire de publier ce livre, car les assemblées générales et autres instances syndicales ne permettent pas d’emblée de conduire le type de réflexion souhaité. « Il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas de place pour véritablement débattre d’un changement de vision et de pratique à l’intérieur même de [ces] structures » (p. 10).
Le premier chapitre, de loin le plus long, porte sur la communication. Il s’avère des plus pertinents. Gingras s’y emploie à une critique serrée du réflexe, au sein des appareils syndicaux, de chercher d’abord à s’adresser aux médias traditionnels, comme si ces derniers pouvaient être le canal privilégié pour rejoindre les membres et la population, ou pour influencer l’opinion publique et les gouvernements. Relevant adroitement la crise que traversent ces médias, l’auteur plaide pour une réinvention de la stratégie de communication syndicale. Ce travail est absolument requis, pour peu que l’on désire rétablir avec les membres une relation de confiance, fondée sur la transparence et sur une circulation de l’information qui soit bidirectionnelle, plutôt que strictement du haut vers le bas. Faute de franchir une telle étape, il est vain d’espérer déployer le pouvoir syndical à l’échelle de la société.
Émettre cette information devrait d’ailleurs être une prérogative des membres, plutôt que le seul apanage des machines syndicales. Gingras valorise énormément les outils numériques, notamment les médias sociaux, avec tout leur potentiel d’horizontalité, pour déplacer le centre de gravité de la production de l’information et remettre les membres au cœur de la dynamique syndicale. Il avance la notion de cinquième pouvoir comme clé éventuelle de la restauration d’un mouvement social digne de ce nom, à la hauteur des lettres de noblesse forgées dans les années 1970. S’inspirant des Gilets jaunes et de quelques autres phénomènes apparentés, Gingras plaide en faveur d’une mobilisation à caractère plus spontané, trouvant ses origines parmi le personnel, dans le milieu de travail ou de vie. Un choix judicieux selon lui serait de transférer, des appareils syndicaux vers la base, une part consistante des ressources actuellement concentrées à l’échelon national.
Le second chapitre porte sur la négociation collective, un processus conduit essentiellement en l’absence du personnel syndiqué, se désole l’auteur. Ce déficit démocratique doit être surmonté par une action collective à caractère bien plus politique, davantage campée « à l’extérieur de l’encadrement légal en place » (p. 93). Les mœurs syndicales en matière de négociation sont décrites comme paternalistes et feutrées, donc tout à l’avantage de la partie patronale. Gingras suggère de « sortir des lieux institutionnalisés dans lesquels on cherche à nous confiner » (p. 89), donc de retourner voir les membres pour concevoir avec elles et eux la stratégie syndicale. Il faut aussi bâtir des alliances avec les mouvements et groupes de la société civile, dont les intérêts ne sont pas étrangers à ceux de la partie syndicale. L’auteur mentionne à ce sujet le dramatique rendez-vous manqué que fut, pour les syndicats, le Printemps érable.
C’est à la rigidité des structures syndicales que l’auteur nous invite à réfléchir dans un troisième temps. Celle-ci a pu expliquer en partie la désaffection qu’ont connue les centrales, qui ont vu plusieurs de leurs corps de métiers les quitter pour créer des regroupements autonomes. Ce processus n’est que la pointe de l’iceberg, en ce sens que les nouvelles associations ainsi créées reproduisent à leur tour, assez rapidement, les mêmes schémas de sclérose. Il est urgent d’agir, écrit Gingras, pour « rendre nos structures organisationnelles vivantes » (p. 145) et la moindre des choses serait de tenir des états généraux du syndicalisme. Ainsi, pour parvenir à changer le modèle organisationnel, il faut en outre « donner davantage la parole aux gens qui […] constituent l’organisation » (p. 153) et proposer un projet qui suscite davantage de solidarité.
Le dernier chapitre porte justement sur cinq « enjeux sociaux de la prochaine décennie » (p. 157) identifiés par Gingras comme prioritaires : immigration, lutte environnementale, droits des femmes, Autochtones et retraite. La polarisation gauche/droite sert ici de toile de fond aux analyses de l’auteur, qui laisse entendre que la question nationale n’est plus sur l’écran radar du mouvement syndical, parce qu’elle ne se pose plus dans les mêmes termes qu’il y a 15 ans. Sous l’effet du populisme et du nationalisme identitaire, elle a été happée par la droite, si bien qu’elle est devenue piégée, voire gênante.
Malheureusement, la réflexion de l’auteur n’est pas inscrite dans le prolongement des grands courants d’étude du syndicalisme. L’auteur cherche peu à se situer par rapport aux travaux précédents en sciences sociales. Il cite bien une petite poignée de sources, mais ne se définit pas par rapport aux approches théoriques en étude des mouvements sociaux. Ceci entraîne quelques difficultés.
Avec Gingras, les syndicats sont réduits à n’être que des groupes de pression, dont le mandat consiste à représenter les membres. Ceci est en rupture avec la trajectoire historique du mouvement syndical, dont le rôle sociopolitique a été autrement plus ambitieux au cours des deux derniers siècles. Il y a ici méprise sur la nature de l’acteur et sur la portée de son action. Aussi, en confinant le syndicalisme à la stricte représentation, l’auteur génère malgré lui un paradoxe : la mission des membres consiste simplement à mandater leurs représentants et représentantes, plutôt qu’à être le mouvement.
On doit déplorer aussi l’absence d’une analyse approfondie de l’État québécois. Les syndicats du secteur public lui sont intimement liés. Comment s’articulent leurs relations avec l’État ? S’inscrivent-elles à l’enseigne du néocorporatisme ? De la concertation ? D’une autre conception de la nature de l’État-patron ? En faisant fi de toute économie politique de l’État québécois, l’auteur limite la profondeur de ses analyses, à un moment où précisément – Gingras a raison sur ce point – le syndicalisme doit se poser des questions existentielles sur ce qu’il est devenu et sur les ambitions qui l’animent encore.

Le mouvement ouvrier québécois et ses revendications à propos de la question nationale

1- LE MOUVEMENT OURIER QUEBECOIS AU LENDEMAIN DU 15 NOVEMBRE 1976
Avec l’avènement du PQ au pouvoir, en novembre ’76, le mouvement ouvrier québécois1 est obligé plus que jamais d’intervenir sur la question nationale. En fait, il s’agit d’une réintervention, après une éclipse ces dernières années, puisque cette question était présente à un titre ou à un autre, de façon partielle ou globale, dans plusieurs organisations qui le composent, et ce depuis plus de 10 ans: on peut, par exemple, se rappeler le débat sur l’unilinguisme dans les centrales syndicales à la fin des années ’60, débat qui n’avait pas été d’ailleurs sans créer quelques sérieux tiraillements (notamment à la CSN).
Cette implication du mouvement ouvrier par rapport à la question nationale ne doit pas surprendre puisqu’il s’agit là de revendications qui veulent s’attaquer à l’oppression nationale, oppression nationale que les travailleurs subissent avec autant de force, sinon plus, que les autres couches et classes sociales du peuple québécois (petite bourgeoisie): la discrimination linguistique (l’anglais, langue de travail), un taux de chomage plus élevé, des salaires inférieurs pour le même travail, le caractère réservé de bon nombre d’emplois dans certains secteurs et aux échelons supérieurs, la plus grande difficulté d’accès à une formation technique, professionnelle et universitaire. 2
L’avènement du P.Q. au pouvoir pose avec plus d’acuité la question nationale puisque ce parti prétend détenir seul la solution à cette oppression en lui donnant un contenu qui veut se situer au dessus des classes sociales. C’est pourquoi la question nationale devient, pour le mouvement ouvrier, une question politique centrale dans la conjoncture actuelle: plus que jamais le mouvement ouvrier doit mener cette lutte contre l’oppression nationale à partir de ses propres intérêts, de ses propres objectifs, de sa propre base, sinon il se trouve enchaîné à une solution qui n’est pas la sienne mais celle du PQ donc celle d’autres classes principalement.
Cependant, ce qui rend encore plus nécessaire l’intervention du mouvement ouvrier québécois sur la question nationale, c’est que le P.Q., par son arrivée au pouvoir, a provoqué un élargissement de la crise politique au Canada. Cette situation accentue les contradictions entre les différentes fractions de la bourgeoisie au Canada. Ce moment de crise est donc décisif. Le mouvement ouvrier québécois peut profiter de cette crise en modifiant le rapport de forces en faveur des travail leurs s’il parvient à faire valoir ses propres solutions à l’oppression nationale.
La revendication d’indépendance politique portée par le mouve ment ouvrier est au cœur de la lutte contre l’oppression nationale, c’est ce que nous voulons examiner ici : quelle est la place, la signification, la portée de cette revendication (si elle est assumée par le mouvement ouvrier) dans le contexte actuel?
2- LES PARTICULARITES DE LA LUTTE CONTRE L’OPPRESSION NATIONALE AU QUEBEC
Il n’est peut-être pas inutile de rappeler ici que la lutte contre l’oppression nationale au Québec a ses caractéristiques propres:
1) il ne s’agit pas d’une· lutte de libération nationale au sens fort de ce terme, c’est-à dire une lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme (contre l’occupation économique, politique et militaire d’une métropole)3 dans le contexte de sociétés où la démocratie politique est absente, et où l’industrialisation et l’urbanisation de type capitaliste demeurent relativement peu développées; 2) il ne s’agit pas non plus de la lutte d’une minorité nationale (les francophones hors Québec, par exemple).
Il s’agit bien plutôt de la lutte d’une nation dominée qui aspire à se transformer éventuellement en un véritable Etat-nation au1 sens plein du terme, donc, entre autres, à conquérir l’indépendance politique 4, lutte dont la permanence dans l’histoire du Canada en révèle toute l’importance.
En fait, au Québec, plusieurs phénomènes s’imbriquent les uns dans les autres, se renforcent mutuellement: 1) une oppression nationale (qui donne lieu à une lutte autour de revendications débouchant sur la volonté de développer un État-nation); 2) une dépendance régionale (qui donne lieu à une lutte contre le développement inégal des régions au Canada, lutte qui passe par les affrontements entre les États provinciaux et l’État central) et, finalement 3) une dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis 5.
L’État canadien est au cœur de cette dynamique: “Les principaux mécanismes d’intervention économique relèvent de l’État canadien: politique monétaire et fiscale, tarifs et douanes, banque et crédit, commerce extérieur, contrôle des investissements… L’État québécois a une juridiction prédominante sur les domaines de l’éducation, de la langue et de la culture, du droit civil et des relations de travail et doit partager avec Ottawa la juridiction sur la santé, la fiscalité, la police. 6
On est donc à même de constater, compte tenu des fonctions respectives qu’exercent l’État canadien et l’État québécois, que l’oppression nationale des Québécois, la question régionale et la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis ont été et sont réalisées et maintenues par une subordination politique qu’exerce la bourgeoisie canadienne à partir de l’État central canadien (et de ses supports au Québec même).
C’est ainsi, on le verra plus loin que la revendication de l’indépendance politique portée par le mouvement ouvrier se trouve au CARREFOUR de la lutte 1) contre l’oppression nationale; 2) contre le développement inégal des régions au Canada (le Québec étant une de ces régions) provoqué par le capitalisme à partir de l’État fédéral, garant principal du maintien de ces inégalités; 3) contre la dépendance économique provoquée par la présence impérialiste des U.S.A.
3- LE MOUVEMENT DE REVENDICATIONS NATIONALE AU QUEBEC DEPUIS LA “REVOLUTION TRANQUILLE”
A- Les transformations dans les classes- sociales au Québec depuis 20 ans
C’est à la faveur de la “Révolution Tranquille” 7. (1960-66>7 qu’émerge au Québec une “nouvelle” petite bourgeoisie et que se développent, dans la classe ouvrière, de nouveaux secteurs.
Comme on peut le constater dans le tableau qui suit, les secteurs du commerce, des finances, des assurances et de l’immeuble et, surtout, des services accroissent considérablement leur indice d’emploi 8.
De façon plus générale, on peut dire que l’après-guerre (les années ’50) est une période d’expansion du capitalisme qui se continue dans les années 160 en s’exprimant surtout à travers la modernisation de l’État. De telle sorte qu’à la fin des années ’60 (1966-67…) on se retrouve au Québec avec 1)une augmentation de la classe ouvrière (dans la production – usines-, dans la distribution et la circulation -commerce et transport-); 2) des nouveaux salariés engagés dans des secteurs en plein développement tels l’enseignement, l’information, la santé; 3) une classe ouvrière qui est plus spécialisée et plus scolarisée (G.M., Firestone…); 4) une classe ouvrière plus fortement “tertiarisée” (dans les services publics comme employés A l’entretien dans les écoles, dans les hôpitaux comme préposés aux malades et dans les services privés comme employés dans des banques, des compagnies d’assurance ,des commerces…); 5) une classe ouvrière principalement de langue française, confrontée à un patronat majoritairement anglophone (canadien anglais ou américain).
B- Les deux composantes du mouvement national
La conséquence immédiate de cette situation, c’est que l’assise sociale principale du mouvement de revendications nationales change, elle ne peut plus être celle qui sous tendait les courants nationalistes traditionnels (type Union Nationale avec Duplessis) à savoir la petite bourgeoisie traditionnelle (clergé, professionnels…) et la paysannerie (petits producteurs agricoles, artisans…).
Ce constat est capital pour comprendre que le mouvement de revendications nationales au Québec pourra désormais avoir deux faces et non pas une, d’autant que la “nouvelle” petite bourgeoisie, de même que les nouveaux· secteurs de la classe ouvrière, pourront s’organiser syndicalement et, ce faisant, viendront, ou bien renforcer des organisations syndicales proprement québécoises, ou bien renforcer le caractère québécois d’organisations syndicales comme la FTQ. C’est ainsi, par exemple, comme l’illustre le tableau suivant que la CSN passe de 94,000 membres en 1960 à 200,000 en ’66 ou encore que la CIC (qui devient CEQ par la suite) passe de 28,000 membres en 1960 à 55,000 mem bres en 1966, ou encore que du côté de la FTQ, des groupes de plus en plus nombreux (surtout au début des années ’70) s’affilient directement et même exclusivement à celle-ci sans passer par le CTC (électriciens, ouvriers du textile, des communications, de la radio-télévision…)9 .
La “Révolution Tranquille” provoque, au sein des classes dominantes québécoises, l’émergence d’un courant nationaliste réformiste dont l’expression principale est le M.S.A. (Mouvement souveraineté association) issu du P Q (Parti Libéral du Québec) qui récupère la majorité des militants du R.I.N. pour finalement constituer le Parti Québécois.
Mais au même moment existe de façon concomitante dans le mouvement étudiant, populaire et syndical, une fraction combative et progressiste qui remet en question, sur un point ou sur un autre, autant le capitalisme que l’oppression nationale, à titre d’illustration, mentionnons que la manifestation pour un Mc Gill français10 avait été organisée par une coalition d’organisations syndicales, populaires et politiques.
Cette manifestation fournit un bon exemple de l’existence de cette deuxième face du mouvement de revendications nationales. Ce qui s’explique bien par le fait que l’oppression nationale n’affecte pas la classe ouvrière et la petite bourgeoisie de la même façon que la classe bourgeoise. D’où des pratiques et des luttes contre l’oppression nationale qui sont différentes.
C) La revendication de l’indépendance politique à cette période
De façon plus générale, mentionnons que la période qui va de 1967 à 1973 est une période où la revendication de l’indépendance11 politique du Québec est une revendication centrale servant d’élément unificateur de toutes les forces progressistes et de toile de fond à un bon nombre de mobilisations. Pour être plus exact, cette période peut se diviser en deux. La première qui va de 1967 à 1970, renvoie davantage à des revendications particulières à partir de la question linguistique. Question qui amène de plus en plus d’organisations syndicales, populaires et étudiantes à pr8ner l’unilinguisme français au Québec. La seconde qui va de 1971 à 1973, suite à l’électro choc de l’occupation armée du Québec, va lier plus fortement la question linguistique et la question nationale dans son ensemble à la lutte pour le socialisme (cas du Conseil central de Montréal, cas des militants de nombreux comités d’action politique dans des quartiers de Montréal ou dans des syndicats à la CSN et à la CEQ, militants de cer tains conseils du travail.)12 .
Les conclusions que l’on peut tirer de ces années sont les su vantes: 1) les groupes les plus radicaux de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie ont à certain moment dirigé carrément les luttes de revendications nationales -le P.Q. n’a jamais été la seule expression politique du mouvement de revendications nationales 2) la classe ouvrière (au sens large) forme une des bases sociales majeures du mouvement de revendications nationales; 3) cependant, la question de. l’organisation politique propre à cette classe dans la lutte contre l’op pression nationale est demeurée jusqu’ici sans réponse.
4- LE OUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS ET L’INDEPENDANCE POLITIQUE COMME REVENDICATION
A- Souveraineté-association et indépendance politique
La constitution d’un pays n’est pas qu’un simple texte juridique auquel on se réfère à l’occasion pour faire reconnaître un droit particulier. La constitution est beaucoup plus que cela, “elle est une institution politique fondamentale, reflet de l’équilibre des forces d’une société, à un moment privilégié de son évolution historique”13.
Or, le P.Q. est porteur d’une solution constitutionnelle différente de celle que soutient le Parti Libéral du Canada, et par son arrivée au pouvoir en ’76, il s’est trouvé à accentuer le déséquilibre politique de l’Etat canadien. Pourtant le P.Q. -par-delà certaines déclarations- n’avance pas l’idée de l’indépendance politique au sens fort et plein de ce terme, du moins lorsqu’on étudie de près la position dominante à l’intérieur du parti et de façon plus évidente encore lorsqu’il s’agit du gouvernement. La politique constitutionnelle du P.Q. a deux volets: 1) la souveraineté comprise comme rapatriement du pouvoir de faire des lois et de lever des impôts; 2- l’association économique, ce qui signifie la détermination en commun, par l’intermédiaire de comités mixtes14, d’une politique monétaire, d’une politique commerciale, d’une politique douanière, d’une politique en matière de contrôle des investissements… Il s’agirait donc, en quelque sorte, de deux États associés, organiquement liés dans leurs décisions fondamentales. Le Québec ne disposerait pas de tous les pouvoirs et donc de tous les outils économiques nécessaires â l’élaboration de sa propre politique économique, il les partagerait avec le reste du Canada dans le cadre d’une stratégie qui, pour l’essentiel, maintient les liens économiques continentaux (Canada-USA)15.
Il existe, par ailleurs, un discours indépendantiste à l’intérieur du P.Q. qui s’est exprimé à certaines périodes (1970-72, entre autres) avec beaucoup de vigueur, surtout dans les périodes ou des forces exter nes au PQ plus radicales sur le plan social et constitutionnel, poussaient ou forçaient le débat â l’intérieur: les comités de citoyens auprès des associations locales du P.Q. dans les quartiers ouvriers de Montréal, des syndicats revendiquant le français comme langue de travail, des organisations syndicales tels les Conseils centraux de Montréal et des Laurentides qui affirmaient des positions anticapitalistes et pour l’indépendance tout à la fois…
Il n’en demeure pas moins que la position de fond de la direction du P.Q. demeure celle de la souveraineté-association, position à laquelle correspond une stratégie référendaire de plus en plus timorée. Ce qui nous fait dire que le projet politique véhiculé par le PQ offre de bonnes garanties pour éviter tout glissement anticapitaliste du mouvement de revendications nationales au Québec.
B- L’indépendance politique : une revendication pour les travailleurs?
Une fois levée l’ambiguïté dans laquelle nous entretient régulièrement la presse anglophone, le P.Q. lui-même et la gauche pancanadienne sur la politique constitutionnelle réelle du P.Q., il est davantage possible d’examiner si la revendication d’indépendance politique peut profiter véritablement aux travailleurs.
Précisons d’abord qu’aucune revendication politique (ou réforme) n’est par elle-m e réformiste ou révolutionnaire (permettant d’abolir le capitalisme). Chaque revendication politique doit être envisagée:
-
- En fonction du rapport de forces,
- En fonction des possibilités qu’elle fournit de faire avancer la conscience politique des travailleurs;
- En fonction de la réponse qu’elle fournit à certains besoins fonda- mentaux des travailleurs et du peuple en général.
Autrement dit, deux questions peuvent être posées: cette revendication de l’indépendance politique, si elle était reprise par le mouvement ouvrier 1) pourrait-elle porter atteinte aux intérêts « immédiats » de la bourgeoisie ou d’une partie de la bourgeoisie tout en répondant à certains besoins fondamentaux des travailleurs? 2) serait-elle susceptible de déclencher de larges mobilisations (débats dans des congrès, manifestations…) et donc être l’occasion d’une éducation politique de masse?
Le dossier du CFP sur la question nationale avance la proposition de l’indépendance politique comme lutte à faire et à gagner, comme revendication à faire progresser à l’intérieur du mouvement ouvrier- dans la mesure où cette revendication s’inscrit dans une stratégie de lutte pour le socialisme, dans la mesure où elle est liée à l’élaboration d’un projet social alternatif à celui de la bourgeoisie canadienne et à celui de la bourgeoisie québécoise (actuelle et potentielle
La revendication d’indépendance politique est susceptible de modifier le rapport de forces en faveur des travailleurs parce qu’elle porte atteinte aux intérêts de la bourgeoisie canadienne, menace ses intérêts en opérant une rupture du cadre politique {l’État fédéral canadien) qui lui offre la garantie ultime de son maintien et de son développement. Par l’indépendance politique du Québec, c’est toute la structure de pouvoir de la bourgeoisie canadienne ici et de ses rapports à l’impérialisme U.S.A. qui est remise en cause car elle se trouve alors coupée d’une partie de ses moyens au Québec. Ce qui revient à dire que sile projet politique du P.Q. fait déjà peur malgré les garanties qu’il offre de solutionner la crise politique canadienne, l’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier québécois est subversive ou en tout cas difficilement assimilable par le capitalisme dans le contexte nord-américain: sa réalisation risquerait de modifier substantiellement les données du marché canadien et risquerait aussi de chambarder la politique américaine au Canada.
Mais cette affirmation est-elle, d’une certaine manière, démontrable?
1. On peut tout au moins en faire une démonstration par la négative puisqu’au Canada le développement du capitalisme et la Confédération vont de pair: “La Confédération correspond aux impératifs économiques et stratégiques de l’Empire, d’une part. D’autre part, la Confédération représente la forme achevée du projet d’État-nation de la bourgeoisie canadienne. Dans son contenu même, l’A.A.N.B. consacre le caractère centralisateur de l’État “fédéral”. Aux termes de l’A.A.N.B., le gouvernement central a tous les pouvoirs; aux provinces sont délégués des pouvoirs locaux…16
On voit donc par là que les secteurs les plus forts de la bourgeoisie canadienne ont constitué en fonction de leurs intérêts ce cadre politique qu’est la Confédération et dans laquelle l’État fédéral occupe la place déterminante. La domination de la bourgeoisie canadienne sur le Québec, via l’État fédéral et les politiques qu’il applique ici17, lui sert d’atout pour assurer son maintien et/ou son développement: comme réservoir de main d’œuvre à bon marché, comme important débouché pour l’industrie ontarienne, partiellement comme réservoir de ressources naturelles et, finalement, comme source d’épargne.
Faudrait-il alors s’étonner de voir que c’est le patronat canadien (et la fraction québécoise qui lui est directement liée) qui est leplus farouchement opposé à l’indépendance politique.
2. Il nous semble aussi qu’une partie de l’histoire récente du mouvement de revendications nationales au Québec démontre, cette fois ci par la positive, que l’indépendance est menaçante pour la bourgeoisie canadienne. La dynamique nationale qui va de 1967 à 1973 est révélatrice à ce sujet, notamment le moment-clé qu’a été l’occupation armée du Québec en 1970: c’est au moment où la revendication d’indépendance politique devenait de plus en plus liée à des mouvements sociaux ra dicaux que la répression s’est fait le plus sentir. C’est ce qui fait dire aux auteurs du livre sur l’histoire du mouvement ouvrier au Québec:
« L’État fédéral, avec la collaboration de l’État québécois et des pouvoirs municipaux à Montréal, va frapper un grand coup. Il utilise le prétexte de l’action terroriste d’une nouvelle vague du FLQ pour tenter de mater l’opposition nationale et so ciale. Résultat: plus de 500 citoyens sont emprisonnés et plusde 2000 autres perquisitionnés, choisis parmi les forces vives de la lutte nationale et ouvrière » 18.
L’indépendance politique comme revendication portée par le mouvement ouvrier et liée à d’autres revendications qui s’attaqueraient, par exemple, à l’intégration u Québec au bloc continental Canada/U.S.A., est inacceptable pour le capitalisme nord-américain. D’ailleurs il n’est pas étonnant de voir que la très nette modération du P.Q. dans sa politique constitutionnelle va de pair avec sa modération sur le plan économique et social.
L’indépendance politique est donc susceptible d’être une revendication qui profite aux travailleurs dans la mesure où le rapport de forces modifié permettrait de faire reculer l’oppression nationale dans ses manifestations les plus importantes (langue de travail, surexploita tien de la main d’œuvre, formation professionnelle et technique… bref de faire avancer rapidement un ensemble de droits socio-politiques et culturels). Mais cette revendication se doit de faire partie d’un ensemble de revendications qui s’attaquent également â la dépendance économique vis à vis des États Unis et qui cherchent à. rompre avec le développement régional inégal dans lequel est inscrit le Québec. Le mouvement ouvrier québécois a-t-il entamé une démarche dans ce sens?
5- LES REVENDICATIONS DU MOUVEMENT OUVRIER QUEBECOIS SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOUD’HUI?
La fin des années ’60 et les premières années de la décennie ’70 amène, â l’intérieur du mouvement ouvrier, un clivage car certaines de ces composantes adoptent progressivement des positions sur la ques- tion nationale, des positions également contre le capitalisme et contre l’impérialisme. Et cela à la faveur de luttes dures (Mc Gill français en· 1969, dénonciation de 1’occupation armée du Québec en 1970, grève de La Presse en 1971, Front commun du secteur public et parapublic en 1972, lutte pour l’indexation en 1973-74, dénonciation du coup. d’État au Chili en 1973 et du rôle actif qu’y jouent les Etats-Unis…).
La gauche syndicale et populaire qui est apparue dans ces luttes et dans ces débats n’a pas réussi, par la suite, à reprendre son souffle, à se redéfinir une perspective lui permettant de reprendre l’offensive. Au même moment, certaines interventions du gouvernement Bourassa provoquent de sérieuses divisions au sein des organisations syndicales -(Enquête Cliche dans la construction …) et le P.Q. réussit à s’offrir comme seule alternative sur les questions autant d’ordre social que national, face à un régime aussi clairement fédéra liste, pro-impérialiste et antisyndical que le régime Bourassa. La gauche politique est â la même période (1974-75) divisée et impuissante: une partie importante de celle-ci opère un virage sans précédent sur la question nationale (rejet de l’indépendance politique comme objectif) comme sur plusieurs autres problèmes: c’est le courant. “M-L” qui prend forme en canalisant à son profit une partie des militants radicalisés du mouvement syndical et populaire.
C’est donc dans un contexte de reflux des luttes, de reflux idéologique et politique de la gauche (autant dans la gauche syndicale et populaire que dans la gauche politique comme telle) que survient la victoire du P.Q. le 15 novembre 1976, suite à l’appui massif de tout le Québec et de la classe ouvrière: vote de révolte, vote de défaite, pas au sens d’un recul d’une conscience articulée, mais au sens de la remise entre les mains du P.Q. de la combativité et du dynamisme ouvriers des années ’70.
La combativité ouvrière après le 15 novembre 1976 se maintient uniquement au niveau local et n’est pas en mesure de provoquer le renouvellement des perspectives ni de favoriser non plus une meilleure unité d’action. Bien au contraire, la division, au sein du mouvement syndical, est plus forte que jamais (CSN par rapport à la FTQ surtout) et les mobilisations politiques de ces organisations (vs le Bill 45 par exemple) demeurent relativement limitées. La période qui va de novembre 1976 à la fin de 1978 est donc une période où l’aspect dominant dans l’ensemble du mouvement ouvrier reflète davantage l’attentisme (“laissons au P.Q, une chance de faire ses preuves”) et la démobilisation, On assiste cependant dès 1978 à une certaine ressaisie du soutien des travail leurs· organisés aux luttes dures {CJMS, Commonwealth Plywood, postiers…) et une amorce de réflexion politique commandée indirectement par deux échéances centrales: le Front commun du secteur public et le référendum du P.Q.
Une partie importante du mouvement syndical a relancé le débat politique dans ses rangs sur plusieurs problèmes mais de façon notable sur la question nationale en particulier. On assiste donc à une reprise en charge de la question nationale: analyse de l’oppression nationale aujourd’hui, retour sur l’histoire de l’oppression nationale, positions de principe reconnaissant le droit à l’autodétermination du Québec, voire même l’indépendance si elle est liée aux intérêts économiques et sociaux des travailleurs … Mais la question politique centrale à l’intérieur du mouvement ouvrier demeure la suivante: comment faire progresser le débat en dehors du seul cadre théorique ou du corridor électoral du PQ? En d’autres termes, comment le mouvement ouvrier tel qu’il est, c’est à dire en considérant qu’aucune organisation politique de travailleurs n’existe, peut intervenir politiquement dans la conjoncture présente et ainsi traduire ses positions de principe dans le rapport de force actuel?
6- LES ACHES POLITIQUES DE LA GAUCHE SYNDICALE ET POPULAIRE SUR LA QUESTION NATIONALE AUJOURD’HUI
Dans la mesure où nous assumons l’orientation que s’est tracée une partie du mouvement syndical, à savoir développer un syndicalisme de classe et de masse (“syndicalisme de combat”), de même que l’autonomie des organisations populaires face à l’État, il nous faut considérer· tout à la fois les deux axes d travail suivants: 1) développer une stratégie dans les luttes quotidiennes, leur donner une direction (et non pas faire du syndicat ou du groupe populaire un simple fournisseur de services); 2) développer une stratégie globale, une stratégie qui assume un ensemble de problèmes sociaux et politiques à partir d’une compréhension nationale, voire internationale de ces mêmes problèmes.
Quels sont les moyens que la gauche syndicale et populaire ont à leur disposition actuellement pour favoriser le développement de cette stratégie globale? Comment faire des syndicats et des groupes populaires des éléments encore plus vigoureux de transformation de la société?
Le débat du CFP sur la ·question nationale en mai 1978 avançait l’idée que les militants de la gauche syndicale et populaire devaient travailler à “l’élaboration d’une plate-forme unitaire qui puisse associer le plus largement possible les organisations syndicales et populaires autour d’une position autonome à défendre dans le débat public du référendum”.
L’élaboration d’une plate-forme peut en effet être un des moyens politiques spécifiques aux organisations de masse pour s’assurer que les intérêts des travailleurs seront présents dans le débat. Toute démarche politique de cet ordre peut favoriser à court et à moyen terme:
- Une certaine autonomie du mouvement ouvrier;
- Le développement d’une solidarité et une unité d’action entre organisations, voire un ralliement d’un ensemble de forces progressistes;
- La contribution indirecte au développement d1une force politique des travailleurs;
- La possibilité de développer des formes spécifiques d’intervention dans des moments particuliers tels que des élections et des référendums.
Nous n’en sommes pas encore là bien qu’un certain nombre de militants souhaitent ouvrir une porte dans cette direction. Il faut l’affirmer nettement: la situation actuelle commande autre chose que la simple énonciation du principe du droit d s peuples à l’auto détermination, principe qui n’engage que très faiblement dans la lutte politique; la situation actuelle commande de dépasser les prises de positions sur telle ou telle question économique ou sociale prise séparément.
La situation actuelle exige un programme alternatif à l’inté rieur duquel la revendication d’indépendance politique serait avancée comme telle, situant ainsi le cadre politique dans lequel les casses populaires seront le mieux à même de faire avancer leur projet de société et leur lutte contre toute forme d’exploitation et d’oppression.
Ce serait une erreur grave que de tomber dans le relativisme constitutionnel (fédéralisme renouvelé, souveraineté-association ou indépendance) au moment même où le mouvement ouvrier peut, de façon considérable, faire progresser les choses sur cette question.
Les militants de la gauche syndicale et populaire doivent donc pousser plus loin la démarche politique qui s’amorce dans leur1 organisation autour de l’élaboration d’une plate-forme de revendications (ou introduire cette démarche politique s’ils n’en n’ont pas encore). Et l’élaboration de cette plate-forme doit se faire l) en accordant à la revendication de l’indépendance politique la place objective qu’elle mérite dans le contexte actuel; 2) en avançant des solutions consistantes pour répondre aux autres problèmes vécus par les travailleurs (mesures anti impérialistes…).
C’est là un minimum permettant à de plus n plus de secteurs du mouvement ouvrier de s’insérer dans la conjoncture actuelle, y com pris dans le corridor référendaire, sur leurs propres bases. En d’autres termes, un nouveau rapport de forces est à construire d’ici le référendum.
Ce rapport de forces passe par l’é1aboration collective d’une telle plate-forme et par la mobilisation des militants et de l’ensemble des travailleurs sur cette base.
1 On entend ici, par mouvement ouvrier, l’ensemble des forces qui luttent pour trans former la société dans le sens des intérêts de la majorité qui la compose (les travailleurs en général et tous ceux qui sont exclus du marché du travail par le système capitaliste tels les assistés sociaux, les chômeurs) dans les milieux de travail et en dehors des milieux de travail (syndicats, organisations populaires}.
2 Sur l’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires au Québec, nous renvoyons le lecteur à un autre document de travail du CFP, L’oppression nationale et ses effets sur les classes populaires dans le Québec d’aujourd’hui, comité de recherche sur la question nationale, février 1979, 20 pages.
3 Comme ce fut le cas du Portugal en Angola, de la France et des Etats Unis au Vietnam
4 CFP, La question nationale: un défi à relever pour le mouvement ouvrier, 1979, p. 16.
5 Plus de 60 % de l’industrie manufacturière est directement sous contr8le américain. Certains secteurs stratégiques de l’économie sont contrôlés par les Américains à
80-90 %, telle l’industrie pétrolière et pétrochimique. Cette dépendance économique n’est d’ailleurs pas sans incidences politiques (pressions des filiales américaines installées ci sur les gouvernements locaux) et culturelles (mode de pensée et façon de vivre imposés par l’impérialisme américain)
6 Céline st Pierre et Paul R. Bélanger, Dépendance économique, subordination politique et oppression nationale: le Québec 1960-77, p. 6. 1
7 Et précédemment à la faveur de la 2e Guerre mondiale et de la Guerre de Corée. Période également pendant laquelle s’accroit le contrôle américain sur l’économie québécoise et canadienne.
8 Il faut noter ici qu1une grande partie des emplois du secteur dit des services a trait aux services publics et para-publics (-hôpitaux, écoles et collèges, ser- vices sociaux…): les réformes de l’appareil de santé et de sécurité sociale (réforme des services hospitaliers et loi de l’assurance-hospitalisation en 1961) et celles de l’appareil scolaire (extension de l’enseignement public et gratuit et création d’un ministère de l’éducation en 1964) expliquent assez bien cette croissance.
9 CSN CEQ Histoire du mouvement ouvrier au Québec (1825-1976), p. 201 et pp. 227 à 230.
10 Il s’ agit, notons-le au passage, de la plus importante manifestation de l’après guerre qui ait eu lieu dans les années ’60.
11 Il vaut ici la peine de rappeler que, jusqu’en 1966, le mouvement syndical dans son ensemble est farouchement contre le “séparatisme”. C’est surtout à partir de 1970 que le tournant se prend de façon substantielle.
12 Il faut évidemment noter ici que l’indépendance politique n’a pas le même sens pour tout le monde et que le socialisme dont il est question dans les débats ne se démarque pas très bien, la plupart du temps, de la social-démocratie. Ce qui s’affirme, d’abord et avant tout, c’est la critique du régime social (â ce sujet les manifestes des centrales en 1972-73 sont révélateur. Ajoutons à cela que deux stratégies apparaissent: la 1ère qui articule la question nationale directement à la question sociale à partir de la constitution d’une organisation po litique des travailleurs, la seconde qui affirme d’abord la nécessité de régler la question nationale en soutenant Parti Québécois, avant de pouvoir affirmer le reste.
13 “Les fondements historiques de la crise des sociétés canadienne et québécoise”; dans Le capitalisme au Québec, Ed. Albert St-Martin, Montréal, 1978, p. 53.
14 Ce qui renforcerait l’exécutif au détriment du législatif.
15 A ce sujet, voir les documents de travail du CFP sur les politiques économique et constitutionnelle du P.Q.
16 Bureau national de la CEQ, S’approprier la question nationale, juin 1978, p. 44.
17 Et cela bien souvent en collaboration avec l’État provincial, de façon plus évidente encore dans les périodes où on retrouve au gouvernement le même parti au pouvoir à Ottawa et à Québec: par exemple, le Pa ti Libéral de 1970 à 1976.
18 CSN CEQ, Histoire du mouvement ouvrier au Québec, 1970, p. 165.

Joan Robinson a changé notre façon de penser le capitalisme

Joan Robinson a été l’une des figures les plus remarquables du monde de l’économie au cours du XXe siècle. Elle s’est battue pour s’établir dans une culture universitaire britannique profondément sexiste et s’est hissée au sommet de son domaine. Disciple précoce de John Maynard Keynes, elle s’est également engagée avec sympathie dans les théories économiques de Karl Marx et de Rosa Luxemburg à une époque où les économistes universitaires ignoraient largement ces chiffres. Dans un monde où les idées de Keynes et de Marx dominent encore les approches critiques du capitalisme, la pensée créative et hétérodoxe de Robinson a beaucoup à nous offrir.
Briser le moule
Joan Violet Robinson est née à Camberley, Surrey, le 31 octobre 1903, dans une famille anglaise de la classe supérieure. Son père était major-général dans l’armée britannique et son grand-père maternel avait été professeur de chirurgie à l’Université de Cambridge. Elle a fait ses études à la St Paul’s Girls’ School de Londres et au Girton College de Cambridge, où elle a étudié l’économie, obtenant un diplôme de deuxième classe supérieure en 1925 – bien qu’elle n’ait reçu le diplôme réel qu’en 1948, lorsque l’université a reconnu les femmes diplômées pour la première fois.
En 1926, elle épouse l’économiste E. A. G. (Austin) Robinson, avec qui elle a deux filles. Elle l’accompagna en Inde peu après le mariage, où il fut employé comme précepteur du fils d’un maharadjah. À leur retour à Cambridge en 1929, Austin a été nommé à un poste de professeur universitaire en économie et est rapidement devenu un membre de l’université.
Cependant, le sexisme profondément enraciné de l’institution a fait de la carrière de Joan une affaire beaucoup moins simple. Elle « a développé une relation informelle avec la Faculté d’économie et de politique », comme l’a noté Prue Kerr, « en assistant à des conférences et en prenant des supervisions collégiales ». (« Les supervisions » étaient des tutoriels individuels.) En 1931 – « bien qu’avec une certaine controverse », selon les mots de Kerr – l’université lui permit de donner des conférences occasionnelles.
Trois ans plus tard, elle a été nommée maître de conférences adjointe à la faculté (mais pour un an seulement); en 1937, elle occupe un poste permanent de chargée de cours. Promu lecteur en 1949, Robinson devient finalement professeur en 1965, l’année même où son mari prend sa retraite. À cette époque, elle avait la soixantaine et s’était forgé une réputation bien méritée en tant que meilleure femme économiste universitaire au monde.
La retraite de Robinson en 1971 était entièrement pro forma. Elle a continué à entreprendre des recherches et à publier presque jusqu’à sa mort le 3 août 1983, trois mois avant son quatre-vingtième anniversaire.
L’économie de la concurrence imparfaite
Robinson a appris son économie à partir des Principes d’Alfred Marshall, tels qu’interprétés par ses disciples A.C. Pigou, John Maynard Keynes et Dennis Robertson. Elle faisait partie d’une cohorte très talentueuse de jeunes théoriciens qui ont réagi plus ou moins contre la tradition marshallienne, dont Piero Sraffa (1898-1983) et Richard Kahn (1905-1989).
Cependant, Keynes a été de loin la plus grande influence sur sa carrière dans son ensemble. Keynes lui-même était en train de remettre en question de nombreux aspects de la pensée de Marshall. Robinson a consacré une grande partie de son travail académique pendant cinq décennies à un examen critique de la macroéconomie de Keynes et à un effort soutenu pour étendre sa théorie à court terme au long terme.
Robinson appartenait à la dernière génération d’économistes universitaires qui considéraient la publication d’un livre comme n’étant pas moins précieuse que l’apparition de leurs articles dans des revues savantes (une recette pour la mort de carrière en 2022!). Son premier livre majeur, The Economics of Imperfect Competition (1933), s’intéressait à la microéconomie plutôt qu’à la macroéconomie keynésienne (ou à toute autre variante). C’était aussi plus ou moins son dernier engagement avec la théorie économique néoclassique, selon laquelle les entreprises maximisant le profit appliquaient des principes marginalistes pour maximiser leurs profits.
J’ai toujours été particulièrement impressionné par les derniers chapitres de The Economics of Imperfect Competition. Robinson a présenté une analyse claire et convaincante du rôle joué par le pouvoir de monopsone sur le marché du travail, et n’a pas du tout été restreinte dans son utilisation du terme « exploitation ». Ses diagrammes étaient bien expliqués, avec leur signification énoncée très clairement par l’auteur.
Robinson a présenté une version précoce et faisant autorité de la théorie de la discrimination sur le marché du travail.
Elle a expliqué les implications de sa théorie pour l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes dans un chapitre intitulé « Exploitation monopsoniste du travail », qui comprenait des diagrammes élaborés. Bien qu’elle n’ait pas utilisé le terme, Robinson présentait ici une version précoce et faisant autorité de la théorie néoclassique de la discrimination sur le marché du travail, qui dépendait des différentes élasticités de l’offre de main-d’œuvre des hommes et des femmes.
Robinson n’a pas étendu la portée de cette analyse à la discrimination raciale – sans surprise, puisqu’elle écrivait une quinzaine d’années avant le début de l’immigration massive de travailleurs noirs des colonies antillaises britanniques. Mais l’analyse s’applique également très clairement aux différences de rémunération raciales.
Dans sa préface à la deuxième édition du livre, Robinson était fortement autocritique. Cependant, elle a exempté les chapitres sur la monopsone du marché du travail: Robinson a estimé qu’elle avait « réussi à prouver, dans le cadre de la théorie orthodoxe, qu’il n’est pas vrai que les salaires sont normalement égaux à la valeur du produit marginal du travail », ce qu’elle considérait comme le point principal.
Une évaluation globale plus charitable du livre que la sienne pourrait être que The Economics of Imperfect Competition a démontré ses grands pouvoirs de raisonnement et d’explication. Robinson allait bientôt utiliser ces pouvoirs dans un contexte très différent, en tant que critique convaincu de la théorie économique néoclassique (« mainstream », « orthodoxe »).
Premières réactions à Keynes
Au début des années 1930, Robinson était l’un des jeunes économistes de Cambridge qui discuta avec Keynes des nouvelles idées macroéconomiques qui allaient bientôt constituer la base de son ouvrage The General Theory of Employment, Interest and Money. Keynes lui-même était notoirement incohérent dans sa propre caractérisation de la nouvelle théorie: il prétendait avoir révolutionné l’économie, mais décrivait également les implications politiques de son livre comme « modérément conservatrices ».
Robinson a pris ces questions très au sérieux. Dans ce qu’elle a toujours appelé ses « essais de 1935 » – qui ont été publiés deux ans plus tard sous le titre d’Essais dans la théorie de l’emploi – elle a révélé sa propre approche distinctive et peu orthodoxe de certaines des questions les plus importantes que Keynes a soulevées dans la Théorie générale, en particulier en ce qui concerne le marché du travail, l’inflation, la politique macroéconomique. et la méthodologie de la théorie économique. Nous pouvons voir les Essais comme le tout premier texte de ce qui allait devenir beaucoup plus tard connu sous le nom d’économie post-keynésienne.
Cela était le plus évident dans la discussion de Robinson sur le marché du travail, qui reposait sur une théorie explicite de l’inflation fondée sur la poussée salariale, car « une pression constante à la hausse sur les salaires monétaires est exercée par les travailleurs (plus ils sont fortement organisés) et une pression constante à la baisse par les employeurs, le niveau des salaires augmentant ou diminuant à mesure que l’une ou l’autre partie obtient un avantage ». Elle a failli anticiper la courbe de Phillips, selon laquelle il existe une relation inverse entre les taux de chômage et les augmentations de salaire dans une économie, notant que « l’existence du chômage affaiblit la position des syndicats en réduisant leurs ressources financières et en éveillant la peur de la concurrence du travail non syndiqué ».
Cela a conduit Robinson à redéfinir le plein emploi, rejetant la discussion alambiquée de Keynes dans la théorie générale en faveur d’une définition beaucoup plus simple: « le point du plein emploi » était simplement « le point auquel tout obstacle du côté du travail à une augmentation des salaires monétaires finit par céder la place ». Cet argument avait d’importantes répercussions sur les politiques. Si le niveau des salaires monétaires déterminait le niveau des prix – qui fixait le taux d’intérêt via la demande de transactions pour l’argent – et déterminait donc l’investissement, la demande effective et l’emploi, alors les syndicats avaient un pouvoir économique considérable :
Le contrôle de la politique est, dans un certain sens, partagé entre les syndicats et les autorités monétaires, car, compte tenu des conditions monétaires, le niveau du taux d’intérêt est largement déterminé par le niveau des salaires monétaires. Une augmentation suffisante des salaires monétaires entraînera toujours une hausse du taux d’intérêt et donc une augmentation de l’emploi.
Cela était suffisant, selon Robinson, pour discréditer la théorie quantitative de la monnaie (relancée plus tard par des économistes monétaristes tels que Milton Friedman). Cela posait également de réelles difficultés à tout gouvernement engagé dans l’objectif du plein emploi, car sans contrôle central sur les augmentations de salaire monétaire, il y avait un risque réel que des niveaux élevés d’emploi induisent une accélération de l’inflation.
Dans les essais, Robinson utilisait déjà ce qui allait devenir sa propre méthode d’analyse caractéristique, comparant deux économies différentes (qu’elle appelait « Alpha » et « Beta ») sans prétendre raconter une histoire de changements dans le temps historique. Vingt ans plus tard, ce sera un élément important de son texte majeur L’accumulation du capital.
Keynes et Marx
Au lendemain de la Grande Dépression, avec l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler jetant le doute sur l’engagement de nombreux capitalistes en faveur de la démocratie bourgeoise, il n’est pas surprenant que l’intérêt académique pour l’économie politique de Karl Marx ait augmenté rapidement du milieu à la fin des années 1930. Joan Robinson a beaucoup lu dans la littérature marxiste et néo-marxiste avant de publier un article sur la théorie du chômage de Marx en 1941. et un livre bref mais incisif intitulé An Essay on Marxian Economics l’année suivante.
Robinson s’est fortement inspiré des travaux de l’économiste polonais émigré Michał Kalecki. Kalecki avait utilisé des éléments de Marx et de Keynes pour développer un corpus persuasif de théorie macroéconomique qui soulignait à la fois l’instabilité inhérente et la nature de classe fondamentale de la société capitaliste.
Dans son essai, Robinson a cité Kalecki à plusieurs endroits, et a comparé son argument selon lequel c’était « le niveau de la demande effective qui régule le total des profits » avec l’accent peu convaincant de Marx sur des facteurs très différents qui limitaient les profits. Elle a également vivement critiqué Marx pour d’autres raisons, répudiant les éléments hégéliens dans sa pensée et attaquant la théorie de la valeur du travail comme source de maladresse et d’obscurité dans son exposé: « Aucune des idées importantes qu’il exprime en termes de concept de valeur ne peut être mieux exprimée sans elle. »
Cependant, le verdict global de Robinson sur son analyse dans les trois volumes de Capital était positif:
Marx s’intéressait principalement à l’analyse dynamique à long terme, et ce domaine est encore largement labouré. L’analyse académique orthodoxe, liée au concept d’équilibre, y contribue peu, et la théorie moderne n’a pas encore beaucoup dépassé les limites de la courte période. Les changements à long terme dans les salaires réels et dans le taux de profit, le progrès de l’accumulation du capital, la croissance et la décadence du monopole et les réactions à grande échelle des changements de technique sur la structure de classe de la société appartiennent tous à ce domaine.
Elle a également noté que la distinction de Marx entre la production et la réalisation de la plus-value lui permettait de fournir les éléments d’une théorie de la demande effective.
Nous pouvions trouver ces éléments, selon Robinson, dans la composante sous-consumériste de la pensée de Marx, elle-même étroitement liée à son traitement de la disproportionnalité entre les départements I (moyens de production) et II (articles de consommation), et donc aussi entre l’investissement et les dépenses de consommation. Dans une crise, elle a observé :
les travailleurs ne peuvent pas consommer, et les capitalistes ne le feront pas. Les industries des biens de consommation présentent donc un champ étroit pour l’investissement, et les industries des biens d’équipement souffrent à leur tour d’une demande restreinte. Ici, la loi de Say est enfin renversée, et Marx semble préfigurer la théorie moderne de la demande effective.
La dernière phrase de l’essai a souvent été citée, et avec raison:
Marx, même s’il a imparfaitement travaillé les détails, s’est donné pour tâche de découvrir la loi du mouvement du capitalisme, et s’il y a un espoir de progrès en économie, ce doit être dans l’utilisation de méthodes académiques pour résoudre les problèmes posés par Marx.
Robinson n’a pas révisé de manière significative cette évaluation dans la longue préface qu’elle a écrite pour la deuxième édition du livre, publiée en 1966.
L’accumulation de capital
Sa propre tentative de résoudre ces problèmes est apparue quatorze ans plus tard. Il a emprunté son titre au texte classique de Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, que Robinson avait loué dans l’Essai sur l’économie marxiste et (beaucoup plus longuement) dans son introduction à la traduction anglaise du livre de Luxemburg. Étrangement, il n’y avait qu’une seule référence à Luxemburg dans le propre livre de Robinson.
J’ai trouvé qu’une étude approfondie de l’accumulation de capital de Robinson était une expérience enrichissante, mais aussi une tâche difficile. C’est un livre très long, qui compte 425 pages dans la deuxième édition définitive de 1965, avec une annexe mathématique supplémentaire de sept pages par David Champernowne et Richard Kahn. Robinson semble avoir voulu que le livre soit l’aboutissement d’un quart de siècle de travail théorique, de la même manière que la Théorie générale l’avait été pour Keynes : les deux économistes avaient cinquante-trois ans lorsque leurs chefs-d’œuvre respectifs sont apparus.
L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Robinson a divisé l’ouvrage en huit sections, qu’elle a intitulées Livre I, Livre II et ainsi de suite, suivies de dix « notes sur divers sujets » et, enfin, de quinze pages de diagrammes. Dans le livre I, Robinson a fourni une introduction générale au sujet de l’économie. Cela contenait des problèmes réels, à commencer par le niveau de difficulté très inégal de l’analyse dans les six chapitres, aggravé par le refus de Robinson de fournir des illustrations schématiques (ou des exemples numériques) de la théorie keynésienne élémentaire de l’épargne et de l’investissement qu’elle a exposée. Elle n’a pas non plus fourni de preuves empiriques ou de discussion sur des exemples historiques pertinents.
Le cœur de son argument est venu dans le livre II, qui souffrait de nombreux problèmes déjà apparents dans le livre I. Dans cette section, elle a d’abord exposé son analyse théorique de l’accumulation avec une seule technique de production, puis a discuté des complications posées par le progrès technique, le choix de la technique et la mesure du capital. Cette fois, Robinson a fourni des exemples numériques (bien que parfois seulement dans des notes de bas de page). Elle a poursuivi en discutant de la mesure du capital, de la frontière technique dans un « âge d’or » où il n’y avait pas de contradictions internes au sein du système capitaliste, et de la distinction entre le progrès technique neutre et biaisé.
À un moment donné, Robinson a évoqué la possibilité de ce qu’elle a appelé une « relation perverse » entre le taux de salaire et le degré de mécanisation, dans laquelle des salaires réels plus élevés ont induit l’introduction d’un ratio capital-travail plus faible, plutôt que plus élevé. Elle a reconnu dans une note de bas de page que sa collègue de Cambridge, Ruth Cohen, lui avait fait remarquer cela. En effet, il a ensuite été surnommé le « curus de Ruth Cohen ».
Robinson n’a pas pris ce point très au sérieux. En l’espace d’une décennie, cependant, le résultat des controverses de Cambridge dans la théorie du capital démontrerait les implications profondes de ce qui est devenu connu sous le nom de « réaccépission » et de « renversement du capital ». Il a jeté le doute sur toute la théorie néoclassique de la répartition des revenus, ouvrant la voie à des approches théoriques alternatives plus acceptables pour les post-keynésiens, impliquant, par exemple, l’importance des rapports de pouvoir sociaux et des différences de classe dans la propension à épargner. En termes politiques, il a subverti l’idée de relations harmonieuses qui étaient implicites dans la théorie néoclassique de la distribution et a suggéré un rôle fort pour l’analyse économique des conflits sociaux.
À une exception près, les six sections restantes ont étendu et nuancé les arguments du livre II sans ajouter quoi que ce soit de grande importance. L’exception est venue dans le livre IV, où Robinson a apporté une contribution précoce importante à ce qui deviendra plus tard la vaste littérature post-keynésienne sur la monnaie endogène.
Sa conclusion très étrange de cinq lignes mérite d’être citée dans son intégralité :
Le lecteur doit tirer ses conclusions pour lui-même. En me séparant, je le supplie seulement de revenir au chapitre 2 et de rappeler que les extrants dont nous avons discuté tout ce temps sont des produits de biens vendables; ils ne sont pas co-extensifs avec la richesse économique, et encore moins avec la base du bien-être humain.
Cette étrange conclusion représente un aveu de défaite, je pense. L’accumulation du capital a été un noble échec, et Robinson le savait avant d’avoir fini d’écrire le livre.
Les vingt-cinq dernières années
Joan Robinson a continué à argumenter, écrire et publier sur ces questions pendant quelques années, avec une série d’articles et trois livres: Exercices d’analyse économique, Essais dans la théorie de la croissance économique et Hérésies économiques. Le dernier de ces travaux traitait également d’un éventail beaucoup plus large de questions, y compris les controverses capitales et les questions méthodologiques pour lesquelles elle avait déjà montré un certain intérêt.
En décembre 1971, lorsqu’elle a été invitée à donner la prestigieuse conférence Richard T. Ely à la réunion annuelle de l’American Economic Association, ses intérêts s’étaient déplacés vers l’échec de l’économie dominante à traiter de manière adéquate les problèmes posés par la pauvreté mondiale et la pollution de l’environnement, et elle n’a fait aucune référence directe à ses travaux antérieurs sur l’accumulation du capital. L’héritage de Joan Robinson est profond et durable, bien que l’accumulation du capital ne soit pas au cœur de celui-ci.
CONTRIBUTEURS
John E. King est professeur émérite à l’Université La Trobe, en Australie. Son travail le plus récent est The Alternative Austrian Economics: A Brief History (2019).

Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État

Eduardo Viveiros de Castro, Bellevaux, Éditions Dehors, 2020
Les dernières années ont été marquées par un recul inquiétant de la vague rose, qui figure parmi les plus importants cycles de luttes menés par la gauche à travers le monde depuis le début des années 2000. Cette vague, qui s’est manifestée entre autres au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et en Argentine, se bute actuellement à un ressac, dont le président brésilien Jair Bolsonaro représente sans doute l’exemple le plus dramatique. L’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, connu pour ses études sur le terrain avec le peuple Araweté au nord de l’Amazonie et son concept de « perspectivisme », offre avec Politique des multiplicités. Pierre Clastres face à l’État une analyse des travaux de Pierre Clastres qui peut éclairer, à plusieurs égards, les enjeux auxquels le Brésil fait face. Clastres, qui a notamment écrit La société contre l’État (1974) et Archéologie de la violence (1997), offre selon Viveiros de Castro des clés de lecture pour affronter les défis de notre époque, de la montée internationale de l’autoritarisme de droite en passant par l’aggravation des inégalités et la crise environnementale.
Le premier chapitre lance une invitation à « réapprendre à lire Clastres », en situant son œuvre dans le contexte social où elle a pris forme, caractérisé par un « brusque tournant dans la sensibilité politico-culturelle de l’Occident qui est venu marquer les années 1960-1970 » (p. 18-19). Viveiros de Castro souligne que les mobilisations de gauche durant ce tournant ont eu un impact profond sur la pensée de Clastres. Ce dernier s’est effectivement affairé, tant avec son concept célèbre de « société contre l’État » qu’avec ses autres propositions théoriques, à montrer « qu’un autre monde est possible : qu’il y a de la vie hors du capitalisme, comme il y a de la socialité hors de l’État » (p. 27). Cette réflexion sur la pluralité des mondes suppose toutefois une transition « du silence au dialogue » avec les peuples et les communautés qui mettent en pratique d’autres modes de vie que ceux qui prévalent dans les sociétés capitalistes avancées (p. 34). Les conditions d’un tel dialogue sont abordées dans le deuxième chapitre de l’ouvrage. Viveiros de Castro propose notamment de s’opposer à un universalisme réactionnaire, qui appréhende l’humanité comme un vaste ensemble unifié et orienté spontanément vers le développement de certaines institutions. Les sociétés où l’on ne retrouve pas ces institutions sont alors définies comme étant « en retard », « sans État », « sans histoire », et ainsi de suite. L’anthropologue brésilien nous invite alors à concevoir le travail anthropologique comme une « élucidation des conditions d’autodétermination ontologique des autres (peuples, sociétés, civilisations), ce qui signifie, entre autres choses, lui reconnaître une consistance sociopolitique propre » (p. 43).
Le troisième chapitre s’attaque à l’idée selon laquelle la perspective politique prônée par Clastres se limiterait à un éloge du libertarianisme (p. 53). Contre cette lecture de Clastres, Viveiros de Castro indique que l’anthropologue français nous convie plutôt à penser les marges d’autonomie dont nous disposons face à l’État. Cette réflexion sur nos marges d’autonomie semble d’autant plus nécessaire devant la montée du néolibéralisme, qui a encouragé l’émergence d’un « gigantesque appareil régulateur et interventionniste, administré par l’État, pour produire la “dérégulation” de l’économie, ainsi que pour soutenir politiquement et militairement un marché libre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p. 60, souligné dans l’original). Le quatrième chapitre se penche sur les manières dont l’œuvre de Clastres nous invite à repenser notre rapport à l’État. Viveiros de Castro met notamment en lumière les rapprochements entre les travaux de Clastres et ceux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. En s’inspirant des recherches de l’anthropologue français sur les sociétés contre l’État, les deux philosophes proposent de rejeter la distinction binaire entre l’État et l’absence d’État, au profit d’agencements sociopolitiques plus riches et nuancés (p. 78).
Le cinquième chapitre se concentre sur l’interprétation du monde social à laquelle les travaux de Clastres nous invitent. Cette interprétation met notamment en lumière le caractère pluriel et mouvant des définitions de « l’humanité », en nous invitant du même souffle à une véritable ouverture à l’altérité et à la diversité des manières de vivre et d’être humain (p. 108-109). Dans sa postface pour l’ouvrage, le philosophe Julien Pallotta affirme que Viveiros de Castro trouve dans les travaux de Clastres une source d’inspiration pour une « redécouverte d’un Brésil “inconstant et sauvage”, rétif à la soumission, à un organe séparé de pouvoir et à la transformation des individus en “force de travail” nationale » (p. 115). Une telle redécouverte pourrait mener, selon Viveiros de Castro, à une convergence entre les mouvements écologistes et les luttes des peuples indigènes du Brésil contre des projets technocratiques qui nuisent à l’environnement (p. 149-150).
Le recul actuel de la vague rose est lié, entre autres, aux difficultés qui accompagnent les tentatives de transformer l’État par la voie électorale. Face à ces difficultés, la tension entre les luttes à l’intérieur de l’État et celles à l’extérieur de l’État mérite plus que jamais notre attention[1]. Les travaux de Viveiros de Castro et de Clastres peuvent nous aider à réfléchir les manières d’agir avec l’État qui font avancer les mobilisations pour l’égalité et la justice et celles qui entravent ces mêmes mobilisations, tout en nous invitant à prendre en compte la pluralité des mondes et des assemblages humains et non humains qui permettent de faire sens de nos vies et d’intervenir politiquement dans nos milieux.
- Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Paris, L’Harmattan, 2018. ↑

Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie[1]

Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, Paris, Seuil, 2020
L’accroissement fulgurant des inégalités sociales aux États-Unis et ailleurs dans le monde, résulte principalement, selon E. Saez et G. Zuckman, de l’injustice d’un système fiscal régressif. Les auteurs s’appuient sur l’histoire et l’analyse statistique pour montrer comment le système mis en place à l’époque du New Deal s’est effondré. Ils proposent un autre type de mondialisation qui rétablirait la progressivité de l’impôt. Cette révolution fiscale permettrait de rétablir la justice sociale en finançant adéquatement les services publics et en réduisant les inégalités par la taxation des super riches.
En 2019, le salaire annuel moyen des Américains s’élevait à 77 000 dollars, mais le salaire médian, lui, était de 18 500 dollars. Pour savoir qui gagne quoi et qui paye quoi, les auteurs ont divisé la population en quatre groupes, les classes populaires, moyennes, moyennes-supérieures et les très riches. Il ressort de cette analyse que pour les trois premiers groupes, le système américain actuel ressemble à un impôt uniforme (flat tax) qui se situe entre 25 et 30 %, alors que la taxation du fameux 1 % n’est que de 23 %. Cette répartition alimente la croissance des inégalités.
L’histoire de la fiscalité aux États-Unis est étroitement liée aux inégalités et aux conceptions relatives à la propriété privée et à la démocratie. Le discours anti-État origine des États sudistes. Les propriétaires d’esclaves voulaient éviter à tout prix l’extension de l’impôt sur la propriété. Après la guerre de Sécession, cette idéologie s’est répandue de sorte que l’impôt sur le revenu fut supprimé en 1872. L’explosion des inégalités provoqua le retour d’un mouvement favorable à l’impôt progressif, et l’impôt sur le revenu fut rétabli en 1913. C’est avec le New Deal qu’on instaure une fiscalité très progressive. Pour Roosevelt, l’impôt ne sert pas seulement à collecter des recettes, mais aussi à limiter les inégalités par des taux marginaux prohibitifs pour les riches. Cela implique une idéologie favorable à l’État et surtout une lutte efficace contre l’évasion fiscale.
L’agonie de la progressivité de l’impôt commence dans les années 1970, mais c’est l’adoption, par les deux grands partis étatsuniens, de la loi sur la réforme fiscale (Tax Reform Act) en 1986 qui marque le début des attaques contre l’impôt. Avant, la loi permettait de déduire les pertes des entreprises des revenus imposables. Cette faille a permis aux avocats de proposer à leurs clients et clientes des abris fiscaux pour se soustraire à l’impôt. L’explosion de l’évasion fiscale, une pratique tolérée, a entraîné la chute des recettes fiscales. Ce fut le prétexte pour la réforme de Reagan qui réduisit le taux d’imposition à 28 %. Cette réforme devait favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale. De fait, les abris fiscaux ont disparu, mais non l’« optimisation fiscale ». Une multitude d’agences propose des montages, certifiés légaux, mais souvent franchement illégaux. L’opacité des montages et le manque de ressources de l’administration expliquent le petit nombre de poursuites, surtout que la volonté politique fait défaut.
Une nouvelle industrie de l’optimisation fiscale commence avec le déclin de la productivité et la crise pétrolière, et s’appuie sur la délocalisation des profits. Cette forme de manipulation fiscale ne deviendra dominante qu’avec la mondialisation dans les années 1990. Les abris fiscaux touchent les revenus des individus, les paradis fiscaux concernent l’impôt sur les sociétés. Cette forme d’évasion fiscale est possible, car les filiales sont, selon la loi, des entités autonomes. Même si les mécanismes de l’optimisation sont complexes, le principe est simple : il s’agit de transférer les profits dans un pays où le taux de taxation des sociétés est faible. Dans certains cas, en Irlande par exemple, on délocalise aussi la production, mais en général seuls les profits sont délocalisés. L’industrie de l’optimisation fiscale a exploité la possibilité d’échanges intragroupes pour créer des montages qui permettent aux multinationales de déterminer elles-mêmes la valeur des actifs et des services échangés entre filiales. Quarante pour cent des profits des multinationales atterrissent ainsi dans des paradis fiscaux. Ces montages, certifiés légaux, font perdre aux États des milliards de dollars.
Cette évasion a affamé les États. Pour résoudre ce problème, l’idée de réduire les impôts des sociétés pour favoriser la croissance et réduire l’évasion fiscale – air connu – a fait son chemin. En 2017, la Tax Cuts and Jobs Act, proposée par Trump, a ramené le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 % à 21 %. Cette réforme permet aux riches d’échapper à l’impôt en encaissant leur revenu par le biais des entreprises. Un riche médecin peut facilement s’incorporer pour transformer le statut fiscal de ses revenus. Pour les auteurs, l’effondrement de la taxation des sociétés risque d’entrainer le « basculement des revenus du travail vers ceux du capital », et avec lui la disparition de l’impôt progressif.
Selon Saez et Zucman, « rien dans la mondialisation n’exige que l’impôt sur les sociétés disparaisse » (p. 167). Cependant, les réformes nécessaires au rétablissement de l’impôt progressif impliquent un effort mondial. Par le passé, la coordination de l’action des pays n’a réussi qu’en partie à cause de l’opacité des pratiques des multinationales, mais ce n’est pas le facteur déterminant. Le lobbying de l’industrie de l’évasion fiscale, outre l’offre pléthorique des montages financiers, a répandu l’idée que la concurrence fiscale internationale favorise la croissance en limitant l’intervention de l’État, ce qui serait nécessaire pour échapper à la tyrannie de la majorité. Or, la concurrence fiscale internationale menace l’impôt progressif, le meilleur outil pour combattre les inégalités.
Dans le cadre légal actuel, les pays peuvent collecter eux-mêmes, auprès de leurs multinationales, les impôts que les paradis fiscaux n’ont pas perçus. Tous les pays peuvent donc policer leurs multinationales malgré l’existence de ces paradis. Une coordination des grands pays industriels suffirait à ralentir la concurrence fiscale. De plus, pour les multinationales installées dans des pays qui refusent de coopérer, chaque pays pourrait collecter les impôts de ces entreprises proportionnellement aux activités de l’entreprise dans le pays. Cet impôt de rattrapage est aussi conforme aux traités. Finalement, il faudrait sanctionner les paradis fiscaux en évaluant les externalités négatives qu’ils imposent au monde en commercialisant leur souveraineté. Dans un premier temps, il faudrait intégrer la fiscalité dans les traités commerciaux et s’entendre sur un taux de taxation minimal mondial. Selon les auteurs, une refondation de l’impôt sur les sociétés pourrait seule assurer une mondialisation durable.
L’impôt sur le revenu sert aussi à limiter la concentration de la richesse. Un taux moyen d’imposition de 60 % permet de maximier les recettes, mais l’impôt progressif ne suffit pas. Pour limiter l’évasion fiscale, les auteurs suggèrent une autorité anti-optimisation. Afin de s’assurer qu’à revenu égal, l’impôt soit égal, il faut intégrer l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés pour que les riches n’échappent pas à l’impôt. Il faut cependant surtaxer les milliardaires par un impôt sur la fortune pour atteindre cet objectif. Même si les biens fonciers ne constituent pas l’essentiel du patrimoine des ultras riches, cet impôt est techniquement possible. Il faudrait des taux quasi confiscatoires pour réduire la concentration de la richesse qui menace la démocratie.
Afin de financer les trois piliers de l’État social, l’éducation, la santé et les pensions des personnes âgées, les auteurs proposent un impôt sur le revenu national qui couvre toutes les sources de revenu, salaire, dividendes, intérêts, etc. Il s’agit d’un impôt proportionnel qui exclut toute exemption. Aux États-Unis, ce sont les cotisations sociales qui financent en grande partie la santé, l’éducation et les pensions. Selon les auteurs, il s’agit d’un impôt privatisé fortement régressif. Grâce à l’ampleur de l’assiette fiscale, l’impôt sur le revenu national pourrait financer toutes les missions de l’État social à un faible taux.
Saez et Zucman estiment avoir montré que la progressivité de l’impôt dépend des choix que font les sociétés; l’injustice fiscale n’est pas une fatalité. Pour répondre à ces défis, ils proposent trois mesures fondamentales : un impôt sur la fortune très progressif, une taxation équitable des entreprises et un impôt sur le revenu national pour financer l’État social. D’autres solutions sont possibles, mais dans tous les cas, il faut comprendre les interactions entre le système fiscal et les inégalités sociales et combattre l’évasion fiscale.
- Le site <https://taxjusticenow.org/> contient un simulateur qui modélise les impacts de différentes politiques fiscales sur les inégalités sociales. ↑

Thèses sur la question nationale et linguistique

1. L’État canadien est une prison des peuples. Dès son origine, il s’est construit sur le dos des peuples québécois, amérindiens, inuit, acadien, métis, et des francophones hors-Québec qui ont tous été réduits à un statut subordonné et placé sous la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne et de son État central à Ottawa. Ces nations continuent d’être opprimées plus de cent ans après la fondation de la Confédération. Cette oppression nationale s’exprime sur le terrain politique par la négation de leur droit à l’auto-détermination; les nations opprimées par l’État canadien se voient refusé le droit de décider librement de leur propre sort sur le plan linguistique, l’oppression nationale se manifeste par la domination de la langue anglaise au détriment des langues française ct autochtones. Sur le plan économique, 1’oppression se traduit par des revenus plus bas, un taux de chômage plus élevé, une incidence plus forte de la pauvreté, une plus grande vulnérabilité aux crises capitalistes, et généralement, la relégation au statut de citoyen-ne-s de deuxième ou troisième classe.
2. Cette négation systémique des droits nationaux du Québec et des autres nationalités dominées dans l’État canadien engendre continuellement des tensions et des contradictions potentiellement explosives pour la stabilité de l’État. C’est pourquoi la grande bourgeoisie canadienne n’a ménagé aucun effort pour marginaliser et minoriser toujours davantage les nations dominées sur son territoire dans le but de stabiliser l’État canadien, instrument de sa domination. Elle ne faisait que reprendre la politique suivie jusque là par le colonialisme britannique, dont on trouve l’expression officielle dans le rapport Durham de 1840, et qui consiste à minoriser toujours davantage la population francophone, d’abord à l’échelle du Canada, puis éventuellement au Québec même, pour finalement l’assimiler définitivement.
3. Ces efforts se sont traduits par la suppression du statut légal du français dans une province après l’autre (Manitoba 1870, Saskatchewan 1905, Ontario 1912…) et par des efforts systématiques pour imposer le bilinguisme officiel au Québec, auquel on avait dû accorder le statut de province pour faire passer la Confédération, tout en la subordonnant étroitement aux institutions fédérales. C’est seulement devant la menace du mouvement indépendantiste québécois à partir des années 1960 qu’Ottawa a été amené à instaurer le bilinguisme officiel de l’administration fédérale et à pressurer certaines provinces canadiennes-anglaises pour qu’elles fassent des concessions mineures à leurs minorités francophones, sans pour autant abandonner son objectif à long terme de réduction du français à un statut purement folklorique.
4. L ‘immigration jouait le rôle central dans les projets de la bourgeoisie canadienne lors de la Confédération. De façon générale, le capitalisme recourt à l’immigration pour élargir le bassin de main d’oeuvre disponible et pour reconstituer sans cesse l’armée de réserve de sans-emploi grâce à laquelle la bourgeoisie veut peser sur les conditions de travail et de salaire de la classe ouvrière. Dans le cas d’une « colonie de peuplement » comme le Canada, l’immigration servait plus particulièrement à accélérer le peuplement des territoires arrachés aux peuples indigènes pour noyer ces derniers sous des populations davantage loyales à l’État canadien. L’immigration massive servait aussi à minoriser progressivement la population francophone au Canada par le ralliement en bloc des nouveaux-elles venu-e-s à la population anglophone; d’où l’acharnement mis par l’État fédéral pour détruire les droits historiques du français dans les provinces des Prairies, principale cible des campagnes d’immigration, pour empêcher la formation d’un deuxième Québec dans l’Ouest.
5. Seul le maintien d’une croissance démographique particulièrement forte a permis à la population francophone de maintenir son poids relatif à l’échelle de l’État canadien et au Québec jusqu’aux années 1960 en compensant 1’apport de 1’immigration à la population anglophone. Mais cette forte démographie reposait elle-même sur le maintien des valeurs conservatrices et des structures sociales et familiales traditionnelles défendues avec acharnement par les forces réactionnaires de la société québécoise comme seule garantie de survie de la “race”. L’acceptation du cadre fédéral et de la domination économique de la bourgeoisie anglophone par le nationalisme traditionnel faisait donc retomber sur les femmes québécoises le poids de la survivance nationale.
6. Mais tout ceci allait voler en éclat dans les années 60 sous le poids de la montée du mouvement des femmes, des effets sociaux de l’urbanisation, des mouvements sociaux et culturels qui traversaient généralement l’ensemble des pays occidentaux. En quelques années, la démographie québécoise s’aligne sur celle des pays capitalistes les plus développés du Nord de l’Europe. Par ailleurs, la longue période d’expansion de l’économie capitaliste internationale après la deuxième guerre mondiale a donné une nouvelle impulsion à l’immigration vers les pays développés, qui a atteint des sommets dans les années 60 pour se poursuivre à un rythme plus lent dans les années 70 et 80.
7. Dans ces conditions, il est évident que si les communautés immigrées continuaient à se rallier massivement à la population anglophone, il ne pouvait en résulter à la longue qu’une minorisation effective de la population francophone et tout particulièrement dans la grande région de Montréal, où se concentre la moitié de la population du Québec et la vaste majorité de l’immigration, et où la proportion de francophones est tombée sous la barre de 60% à la fin des années 60. La poursuite de ces tendances conduira à minoriser les francophones dans la grande métropole du Québec. A partir de ce moment-là, ce serait une question de temps avant que le français soit réduit au rang de langue folklorique parlée dans certaines régions périphériques du Québec et dans certains quartiers exotiques de Montréal.
8. La nation québécoise résiste depuis maintenant plus de deux siècles à l’assimilation à l’anglais. Elle veut vivre dans un Québec français et refuse la perspective d’une minorisation graduelle sur le territoire qu’elle considère comme son pays. Une longue série de luttes à caractère de masse sont là pour démontrer la profondeur et la ténacité de ces aspirations, qui ne sont pas seulement celles d’une mince couche d’intellectuels et de petit-bourgeois, mais celles de la vaste majorité des couches ouvrières ci populaires, qui veulent vivre en français au Québec. Au-delà de l’évolution conjoncturelle à court terme, nous sommes en présence d’un mouvement de fond qui ne disparaitra qu’avec la libération nationale effective du Québec, à moins que la bourgeoisie canadienne ne finisse par vaincre la résistance nationale acharnée du peuple québécois et lui imposer l’assimilation définitive.
9. Aucune société ne peut jamais être pleinement bilingue ou multilingue. II peut se parler des dizaines de langues différentes dans une société donnée, comme c’est le cas actuellement au Québec, mais il faut nécessairement qu’il existe une langue commune par laquelle les différentes communautés linguistiques peuvent communiquer entre elles et qui sert de véhicule à la vie en société, indépendamment du statut ou des privilèges qui peuvent être accordés à d’autres langues. Les cas où deux langues rivalisent pour remplir cette fonction de langue commune ne peuvent jamais être que des situations transitoires, instables, où l’une des langues en présence tend à prendre le dessus sur l’autre à la longue.
10. Dans le contexte du capitalisme nord-américain et de la domination de la bourgeoisie anglo-canadienne sur l’économie québécoise, il est évident que le laissez-faire linguistique conduit inévitablement à donner la position dominante à l’anglais. La minorité anglo-québécoise reste l’un des groupes les plus favorisés dans l’État canadien, même en comparaison des populations anglophones d’autres provinces, en raison de son rôle historiquement dominant au Québec. Les communautés immigrées subissent fortement l’attraction de l’anglais, qu ‘elles perçoivent comme la voie royale de la promotion sociale en Amérique du Nord, tandis que le français les mènerait au contraire dans l’impasse d’un ghetto provincial en perte de vitesse. C’est ainsi que ‘anglais devient “spontanément” de facto la langue dominante au Québec, commune aux différentes communautés linguistiques. C’est ainsi que les québécois-es francophones se retrouvent citoyen-ne-s de deuxième classe dans le tcnitoirc où ils et elles sont pourtant la majorité, et se voient dans l’impossibilité de vivre et travailler normalement en français au Québec, alors qu’il a été possible aux anglo-québécois de vivre et prospérer au Québec pendant des générations sans parler ou comprendre un seul mot de français.
11.. Autant les mesures d’action positives ont finalement été reconnues comme seul moyen de redresser les effets de la discrimination systémique faire aux femmes, autant il faut des mesures énergiques pour redresser la balance linguistique et redonner au français le rôle que la majorité de la population québécoise veut qu’il joue au Quéhec, à savoir la langue commune, la langue des affaires publiques et de la vie en société. C’est ainsi que la population francophone se tourne vers le seul palier de gouvernement où elle dispose de la majorité, le gouvernement provincial québécois pour exiger qu’il légifère en défense du français pour en faire la langue commune du Québec.
12. La soi-disant défense des “droits et libertés” par la Cour suprême et le gouvernement fédéral en matière linguistique visent tout bonnement à empêcher la majorité francophone du Québec d’utiliser son nombre pour légiférer en défense du français. Il s’agit d’un dispositif foncièrement anti-démocratique qui sert à faire obstacle à la volonté populaire du Québec sous le prétexte de défendre les droits et libertés de la personne. Il faut particulièrement dénoncer le caractère raciste anti-quéhécois de l’argumentation selon laquelle les droits et libertés doivent être protégés par une autorité supérieure contre la majorité québécoise, alors que ces mêmes droits et libertés n’ont évidemment rien à craindre de la majorité anglophone qui existe à l’échelle de l’État canadien. Il s’agit, sous le couvert des “droits et libertés” en matière linguistique, de laisser libre jeu aux forces qui conduisent à donner la suprématie à l’anglais au Québec, au mépris de la claire volonté populaire du peuple québécois pour un Québec français.
13, Même du point de vue démocratique élémentaire, il faut se battre contre le gouvernement des juges, et plus encore quand ces juges sont nommés par un gouvernement extérieur qui veut faire obstacle à la volonté populaire démocratique exprimée du Québec. Peu de législation au Québec ou au Canada pourraient se prévaloir d’une légitimité démocratique aussi forte que la loi 101. Dans ses grandes lignes, elle a fait l’objet de promesses répétées de la part du PQ quand il était encore dans l’opposition, ce qui n’a pas peu contribuée à sa victoire électorale de 1976, le PQ a été réélu en 1981 en grande partie à cause de sa détermination affichée à défendre la loi 101, face à l’attitude équivoque des libéraux; ces derniers ont dû promettre de respecter la loi 101 pour reprendre le pouvoir en 1985 ; tous les sondages d’opinion indiquent une forte majorité de la population en faveur de la loi. Pourtant, dès son adoption, la loi 101 a fait l’objet d’une campagne acharnée pour la faire sauter tranche par tranche devant la Cour suprême, dans une atteinte grossière au droit à l’autodétermination du Québec. La question centrale, mille fois plus importante que celle de savoir où l’affichage anglais sera autorisé ou pas, c’est de savoir qui va décider de ces questions : le peuple québécois ou la Cour suprême.
14. La loi l01 ne représente pourtant qu’une timide amorce de législation dans le sens de la défense du français. Elle laisse intacte la position de l’anglais comme langue de travail dans la foule des petites et moyennes entreprises où travaille la majorité de la classe ouvrière du Québec. La francisation des grandes entreprises reste souvent très superficielle, et les dérogations se sont multipliées face aux filiales de multinationales. Plus généralement, le maintien du contrôle anglo-canadien et américain sur l’économie québécoise fait que l’anglais reste la langue des affaires par excellence et continue par conséquent d’avoir un fort pouvoir d’attraction, en tant qu’instrument par excellence de la promotion sociale. L’incapacité du nationalisme bourgeois à mettre fin à l’emprise extérieure sur l’économie du Québec laisse le français en position de fragilité perpétuelle.
15. Nous rejetons l’identification démagogique faite par les adversaires de la langue française entre la liberté d’expression et la question de la langue d’affichage. Personne ne propose de supprimer le droit de publier des livres, journaux en anglais ou dans toute autre langue; une telle interdiction serait effectivement une atteinte à la liberté d’expression. Mais dans le capitalisme monopoliste actuel, la question de l’affichage commercial et de la publicité commerciale concerne principalement les Zellers, Steinberg, Provigo, Eaton, La Baie et autres conglomérats géants qui utilisent leur “liberté d’expression” pour inonder le Québec de millions d’exemplaires de circulaires en anglais ou pour réintroduire l’anglais comme langue du commerce. Ce sont eux, ces grands monopoles commerciaux qu’il est particulièrement important de forcer à utiliser le français. Il ne faut pas permettre aux milliardaires de tourner en dérision la volonté du peuple québécois de vivre en français. La soi-disant “liberté d’expression ” des commerces et des entreprises en matière d’affichage n’est en fait qu’une extension du droit de propriété, qui signifie en réalité la dictature des propriétaires d’entreprises et leur “liberté” de se moquer de la volonté populaire clairement exprimée.
16. De même, la “liberté de presse” en régime capitaliste signifie la liberté pour les milliardaires de collectionner les journaux, postes de radio et de télévision pour imposer leur vision des choses et modeler à leur gré la fameuse “opinion publique”. Dans le contexte actuel, cela signifie le monopole virtuel des milliardaires fédéralistes (anglophones ou francophones) et de l’appareil d’État fédéral à travers Radio-Canada; de plus, la réglementation en la matière appartient à l’État fédéral. Il faut exiger que cette juridiction soit réappropriée par Québec et que le pouvoir de réglementation des média soit utilisé pour restaurer un meilleur équilibre linguistique au niveau des média, pour briser les monopoles privés dans le domaine et pour ouvrir largement l’accès aux média aux organisations ouvrières et populaires du Québec.
17. Nous rejetons l’argumentation démagogique qui trace un trait d’égalité entre la minorité anglophone du Québec et les minorités francophones des autres provinces, qu’il s’agirait de “défendre” face à leurs majorités respectives. La minorité anglophone du Québec fait partie intégrante de la nation dominante dans l’État canadien, tandis que la majorité francophone constitue l’une des nations opprimées dans cet État, avec les minorités francophones hors Québec. Le fait est que dans les deux cas, c’est le français qu’il faut défendre face aux forces écrasantes qui pèsent dans le sens de l’anglais. Nous dénonçons particulièrement la campagne raciste anti-québécoise selon laquelle les anglophones seraient “persécutés” au Québec, alors que leur position, même sous 1’empire intégral de la loi 101, resterait sans aucune comparaison avec celle des francophones hors-Québec, qui réclament depuis longtemps d’être aussi “persécutés” que les anglophones du Québec
18. Les francophones hors-Québec forment une minorité nationale opprimée qui lutte pour sa survie dans presque toutes les provinces canadiennes-anglaises. Ils et elles sont en butte à des vexations continuelles et relégué-e-s dans les échelons socio-économiques les moins élevés. Les services en français dont ils et elles jouissent sont ridiculement pauvres en comparaison des services en anglais disponibles à la minorité anglophone du Québec. Nous défendons le droit des francophones hors-Québec à définir leurs revendications linguistiques et nationales et nous préconisons que l’enseignement en français soit rendu disponible dans les écoles publiques des provinces canadiennes-anglaises, partout où le nombre le justifie.
19. Ce qu’on appelle le bilinguisme n’a pas la même signification au Québec et dans les provinces canadiennes-anglaises. Dans ce cas, il s’agit de concessions plus ou moins substantielles faites à la minorité francophone et qui lui donnent accès à certains services en français, alors que la langue commune reste évidemment l’anglais. Au Quéhec, la minorité anglophone dispose de tous les services désirés (écoles, universités, hôpitaux, journaux quotidiens, postes de radio et de télévision, nombreux théâtres et cinémas, etc, etc); les efforts pour “bilinguiser” le Québec servent en fait à imposer l’anglais aux francophones et faire de l’anglais la langue commune de fait au Québec. C’est pourquoi nous n’avons pas peur dire que nous sommes pour le “bilinguisme” au Canada-anglais et contre au Québec, car ce n’est pas du tout de la même chose dont on parle ; dans les deux cas, il s’agit de permettre aux francophones de vivre dans leur langue, malgré les pressions écrasantes qui jouent en faveur de l’anglais dans le contexte nord-américain.
20. Nous nous prononçons donc en faveur de l’unilinguisme français au Québec, car il est clair pour nous que le “bilinguisme” ne saurait être qu’une étape intermédiaire vers la domination de l’anglais, sinon une façade en trompe-l’oeil pour dissimuler cette domination. Mais se prononcer pour un Québec français ne signifie pas vouloir proscrire les autres langues. Comme indiqué plus haut, il s’agit de faire du français la langue commune à toutes les communautés linguistiques et culturelles du Québec, la langue du travail, du commerce et de la vie publique en général, ce qui n’interdit pas aux différentes communautés culturelles d’utiliser leur langue dans leurs activités communautaires. Mais la nécessité de redresser la balance en faveur du français requiert des mesures rigoureuses dans ce sens, tant que les droits nationaux du Québec n’auront pas été définitivement assurés par l’indépendance.
21. Les peuples indigènes, amérindiens et Inuit sont des nations opprimées dont nous défendons le droit à l’autodétermination. Cela signifie concrètement le droit de décider librement de leur avenir et de leur statut politique, y compris les langues qu’elles veulent utiliser. Elles ont le droit à l’autogouvernement et au contrôle de leurs ressources sur les territoires qu’elles habitent. Nous dénonçons les efforts des courants nationalistes de droite pour instaurer ou consacrer la domination du Québec sur ces peuples et sur leurs territoires, et nous travaillons à construire une alliance des peuples québécois et indigènes sur la base du respect du droit à l’autodétermination de tous les peuples, dans la lutte commune contre l’État canadien oppresseur.
22. L’incapacité des gouvernements québécois même nationalistes à prendre des mesures réellement efficaces contre les privilèges historiques de la minorité anglophone a toujours eu pour effet de faire retomber le poids de la législation linguistique principalement sur les communautés culturelles et immigrées, qui sont les seules à être réellement contraintes au niveau de la langue d’enseignement, notamment. Ceci engendre un sentiment justifié d’injustice dans ces communautés et conduit à les souder encore plus étroitement au bloc anglophone, à qui elles servent de chair à canon et de masse de manoeuvre contre la majorité francophone, alors qu’il s’agit souvent des couches les plus opprimées et les plus exploitées dans la société québécoise.
23. Nous nous prononçons en faveur de réunification du système scolaire québécois au sein d’un seul réseau public et laïque français, où une large place serait faite à l’enseignement dans la langue maternelle à l’école primaire là où le nombre le justifierait, que ce soit l’anglais ou une autre langue, mais où la proportion de renseignement donnée en français progresserait graduellement jusqu’à l’enseignement intégral en français au niveau secondaire, obligatoire pour l’ensemble de la population. Au niveau de l’enseignement post-secondaire, nous réclamons un effort de rattrapage pour relever le taux de fréquentation de la population francophone par des mesures économiques appropriées et par l’amélioration des infrastructures collégiales et universitaires particulièrement hors des grands centres.
24. Bien que les mobilisations nationales rejoignent surtout les couches jeunes, ouvrières et populaires de la société, le mouvement national au Québec est resté jusqu’à maintenant sous la direction de forces bourgeoises ou petites-bourgeoises qui lui impriment des perspectives politiques implicitement ou explicitement bourgeoises et pro-capitalistes. C’est plus que jamais évident avec le PQ de Parizeau, dont tout le programme tourne autour de la promotion de la bourgeoisie québécoise. Dans le cas des indépendantistes radicaux du Parti Indépendantiste, la volonté clairement affichée de ne pas lier le projet d’indépendance à quelque projet de société que ce soit signifie de facto qu’on reste dans la société capitaliste, car on ne peut pas s’abstenir en la matière.
25. Cette orientation implicitement ou explicitement pro-capitaliste a des conséquences très graves pour la conduite de la lutte nationale. Elle tend à couper les luttes nationales des luttes ouvrières et populaires et à faire tomber le mouvement national sous la dépendance de la bourgeoisie québécoise. Mais cette dernière n’a pas intérêt à l’indépendance du Québec et elle tend à éviter l’affrontement avec la bourgeoisie canadienne, avec qui elle recherche simplement un nouvel arrangement plus avantageux pour elle. La dérive constante du PQ vers l’étapisme et le gradualisme en découle. Le résultat, c’est que la question nationale n’est jamais résolue, car les forces qui se trouvent à la tête de la lutte reculent toujours devant l’affrontement inévitable. De plus, ces courants abritent en leur sein nombre d’éléments authentiquement réactionnaires et xénophobes, qui cherchent la solution dans la voie de l’arrêt de l’immigration, voire l’expulsion des immigré-e-s et la restauration d’une forte natalité par le retour des femmes au rôle exclusif de mère au foyer.
26. Depuis longtemps, l’aile progressiste du mouvement ouvrier a compris qu’il était utopique et réactionnaire de vouloir empêcher l’immigration vers les pays capitalistes les plus développés, et que tout effort dans ce sens faisait directement le jeu des forces anti-ouvrières et de l’extrême-droite en leur permettant de diviser la classe ouvrière entre population initiale et nouveaux-elles venu-e-s. Seule l’union des travailleurs et travailleuses de toutes les nationalité-e-s et communautés dans les mêmes organisations syndicales et politiques dans la lutte contre le patronat permet de préserver les intérêts de classe des travailleur-euse-s.
27. La domination des forces bourgeoises et petites bourgeoises dans le mouvement national québécois jusqu’à maintenant rend beaucoup plus difficile la tâche essentielle de détacher les couches ouvrières et populaires des communautés immigrées du bloc anglophone pour les rallier politiquement à la majorité francophone. En effet, les travailleurs et travailleuses des communautés culturelles sont confronté-e-s à des mouvements qui n’ont rien à leur apporter dans leur situation de classe, tout en leur faisant faire les frais d’une politique linguistique conçue pour un autre groupe national. Dans ces conditions, c’est faire preuve d’une con science politique très développée que d’appuyer les revendications nationales du Québec.
28. C’est aux organisations syndicales et aux organisations de masse en général que revient la tâche d’unir les exploité-e-s et les opprimé-e-s au Québec dans la défense de leurs revendications communes. Mais les organisations de masse ne peuvent passer à côté des questions politiques essentielles comme la question nationale et linguistique, car ce serait se mettre elles-mêmes hors-jeux face à des forces bourgeoises et petites-bourgeoises qui, elles, ne manqueront pas de se saisir de la situation pour y déployer leur politique à elles. Il appartient aux organisations ouvrières de prendre la défense des droits linguistiques de la vaste majorité de leurs membres en tant que principales organisations de masse du peuple québécois.
29. En même temps, les organisations de masse au Québec ont une responsabilité toute particulière envers leurs membres issus des communautés ethniques et de la minorité anglophone, pour contrer la campagne d’intoxication chauvine anti-québécoise incessante des médias bourgeois et les sensibiliser aux justes revendications nationales du peuple québécois. Aucun moyen ne doit être négligé pour favoriser ce rapprochement avec les couches ouvrières et populaires des communautés ethniques et anglophone, y compris la production de matériel d’information ct de sensibilisation dans les langues appropriées.
30. Bien qu’elles insistent davantage sur les questions touchant plus directement la classe ouvrière, comme le français au travail et la francisation des entreprises, les centrales syndicales sont restées jusqu’à maintenant dans la mouvance du nationalisme bourgeois, dont elles ne se démarquent pas sur le plan stratégique. Le refus de l’action politique ouvrière autonome sur le terrain québécois, l’appui ouvert ou implicite donné à plusieurs reprises au Parti québécois par les centrales syndicales du Québec ont fait du mouvement ouvrier le marche-pied de forces nationalistes bourgeoises qui rejettent et combattent ses revendications sociales, sans pour autant mener une lutte réelle contre la domination de l’État canadien. Nous militons pour la rupture politique du mouvement ouvrier d’avec le Parti québécois et les autres forces nationalises bourgeoises et la mise sur pied ‘un parti ouvrier indépendant.
31. De façon générale, nous sommes en faveur de l’unité d’action la plus large possible sur des revendications concrètes correctes, même avec des forces qu’on peut considérer par ailleurs comme réactionnaires, et qui reprennent ces revendications à leur compte pour des raisons qui leur sont propres. La seule façon d’éviter la récupération politique par ces forces réactionnaires, c’est de leur opposer simultanément un programme et une direction alternative quant à la conduite de la lutte de libération nationale dans son ensemble, en opposition claire et nette à leur programme et leur direction hourgeoise. C’est aussi le seul moyen de supplanter ces forces à la tête du mouvement national pour donner à cc dernier une direction ouvrière.
32. La tâche consiste à donner une issue progressiste à ces aspirations nationales légitimes en les orientant vers la lutte contre la domination de la grande bourgeoisie canadienne et de son État central à Ottawa, garant ultime de la domination anglo-canadienne sur le Québec. Tant que le Québec restera subordonné à cet État impérialiste, ses droits nationaux seront constamment remis en question et la volonté majoritaire de la population de vivre dans un Québec français sera constamment frustrée par les attaques de l’État fédéral et du grand capital anglophone, car ces derniers ne peuvent pas renoncer à leurs efforts pour stabiliser définitivement leur domination sur le Québec.
33. C’est pourquoi nous nous prononçons pour l’indépendance du Québec dans le sens d’une rupture avec l’État fédéral, et contre tous les projets de rapiéçage, “nouvelle entente”, souveraineté-association, à la pièce ou par étapes, qui ne feraient que reproduire la dépendance envers l’État canadien sous une forme différente. Nous appuyons tout pas en avant concret qui pourrait être effectué dans le sens de l’affranchissement du Québec, par la récupération unilatérale de nouveaux pouvoirs ou champs de juridiction, par la nationalisation d’industries-clé ou autrement, mais cela restera fragile et partiel tant que le Québec n’aura pas rompu avec l’État fédéral. Car ce dernier est l’instrument d’une bourgeoisie impérialiste parmi les six ou sept plus puissantes du monde, et le maintien d’une “association” du Québec avec cet État ne peut signifier autre chose que sa subordination.
34. Nous rejetons aussi toute illusion sur la possibilité de construire au Québec une société autarcique fermée sur elle-même. Un Québec indépendant devra continuer à commercer avec ses voisins et avec le monde entier, et aussi un Québec indépendant et socialiste. Tant que les principaux partenaires commerciaux du Québec n’auront pas eux-mêmes connu une transformation socialiste, cela voudra dire la nécessité de se plier dans une large mesure aux exigences de la concurrence capitaliste mondiale. Le monopole du commerce extérieur entre les mains du secteur public peut atténuer ces contraintes et les aménager, mais pas les supprimer; sans parler des menaces d’intervention qui continueraient à peser sur le Québec.
35. C’est pourquoi en dernière analyse, la construction d’une société authentiquement socialiste au Québec nécessite la victoire de la classe ouvrière à l’échelle continentale. Dans l’intervalle, la classe ouvrière du Québec et les couches populaires utiliseront leur pouvoir d’État pour promouvoir leur intérêt de classe et pour amorcer la transformation de la société dans le sens du socialisme, tout en favorisant de toutes les manières possibles la lutte de la classe ouvrière ailleurs dans le monde. Une république ouvrière du Québec doit être prête à collaborer le plus droitement possible avec d’autres républiques ouvrières et particulièrement celles qui pourront se constituer sur le reste du territoire actuel de l’État canadien.
36. Tout en affirmant que seul le socialisme offre une perspective de solution complète et définitive, nous rejetons l’argument qui prétend que “puisque” seul le socialisme réalisera pleinement la libération nationale du peuple québécois, il ne sert à rien de lutter pour l’indépendance ou pour quelque revendication nationale que ce soit. Ceci reviendrait il déserter les combats réels d’aujourd’hui sous le couvert d’une phraséologie radicale. Il faut naturellement se battre dès maintenant sur le terrain des revendications nationales et pour la défense du français contre les assauts qu’il subit, car ce sont là des enjeux politiques importants pour la lutte de la classe ouvrière, et c’est dans la lutte immédiate que se forgeront les nouvelles générations militantes qui pourront mener à bien la lutte pour l’indépendance du Québec et pour le socialisme.
François Moreau, janvier 1989

Raison, déraison et religion. Plaidoyer pour une laïcité ouverte

Michel Seymour, Montréal, Écosociété, 2021
Dans Plaidoyer pour une laïcité ouverte, Michel Seymour veut renouveler la philosophie politique libérale dans la lignée du philosophe américain John Rawls qui a inclus des notions de « droits collectifs » – en particulier, le « droit des peuples » – dans sa réflexion sur les droits et libertés de la personne, question au cœur même du libéralisme classique. Pour ce faire, il doit reconsidérer l’« individualisme moral » qui en constitue la base idéologique et qui ne reconnait de légitimité politique qu’aux individus pris isolément et indépendamment du contexte social, ethnique et culturel dans lequel ils évoluent.
Comment, en disciple de Rawls, Seymour arrive-t-il à effectuer ce saut « ontologique », ce transfert conceptuel à partir de l’individu comme seule source morale valide et légitime de droits et libertés jusqu’au groupe (communauté, peuple, nation), lui aussi dès lors considéré comme base suffisamment significative de légitimité morale pour qu’il puisse faire l’objet de législations officielles et de chartes à caractère constitutionnel ? Pour ce, il prend d’abord acte des limites inhérentes à ce libéralisme orthodoxe qui cantonne depuis toujours les questions de justice aux cadres stricts déterminés par les seuls droits et libertés individuels, abstraction faite du contexte politique et communautaire dans lequel ces droits s’appliquent. Ensuite, c’est justement à ce contexte que va référer l’auteur pour étendre la notion de « droit » au-delà des seules prérogatives individualistes auxquelles les confine le libéralisme classique qui a vu le jour au début de la modernité.
De fait, pour comprendre ce phénomène sociopolitique, il faut remonter au moment où a émergé l’État-nation en Europe, c’est-à-dire, au tournant du XIXe siècle avec, comme corollaire, la montée de la bourgeoisie d’affaires intimement liée à l’industrialisation de l’économie et aux bouleversements qui s’en sont suivis pour la société. À cette époque, le tissu social était relativement homogène sur les plans à la fois ethnique, culturel, racial, religieux, ce qui eût pour conséquence de permettre au libéralisme naissant d’imposer sa conception du droit comme s’appliquant exclusivement aux individus et non aux groupes, étant donné qu’il n’y avait pas matière à légiférer pour des individus appartenant à des communautés sociolinguistiques différentes. Reconnaitre un droit à « un » individu revenait à reconnaitre le même droit à « tous » les autres individus puisque leurs caractéristiques personnelles en tant que citoyens étaient semblables d’un sujet à l’autre. Ce n’est qu’à partir du moment où commence à se fissurer cette homogénéité sociale à l’intérieur des nations européennes, chacune avec son État représentatif d’une nationalité bien particulière, que la question des droits et libertés va se poser différemment. Diverses conceptions de « la vie bonne », du rôle de la communauté d’origine dans l’intégration des nouveaux arrivants et arrivantes, de l’importance de la religion dans la vie quotidienne de chaque nouveau citoyen ou citoyenne vont être à même de cohabiter, pour le meilleur et pour le pire.
À ce titre, Seymour s’appuie sur l’actualité internationale des deux dernières décennies, en particulier la chute du mur de Berlin et surtout les attentats terroristes du 11 septembre 2001, pour faire la démonstration que le libéralisme classique n’est pas outillé pour comprendre les nouvelles réalités du monde contemporain et encore moins pour apporter des solutions aux problèmes posés par ce nouveau contexte « mondialisé » qui fait en sorte que la diversité des idéologies, qu’elles soient religieuses, politiques, culturelles, des métaphysiques, des philosophies, des conceptions du monde et de la société sont de plus en plus obligées de se tolérer, de s’accepter, de se reconnaitre les unes les autres. Mais les bonnes intentions ne suffiront pas. En bon défenseur du libéralisme comme philosophie politique dont il assume entièrement les tenants et aboutissants, Seymour veut élargir l’application des chartes des droits et libertés de la personne aux groupes, aux peuples, aux communautés ethnoculturelles présentes à l’intérieur des sociétés occidentales « laïcisées » ainsi qu’à celles, en dehors de l’Occident, qui tentent d’opérer un mélange entre principes modernes de séparation des pouvoirs et reconnaissance du caractère religieux des identités citoyennes. Encore une fois, c’est la philosophie de John Rawls qui servira de socle pour défendre l’idée d’un « droit des peuples » telle qu’articulée dans son livre Paix et Démocratie (2006). Sans entrer dans les détails « techniques » de la méthode rawlsienne, disons que Seymour affirme que nous avons besoin de ce que les philosophes appellent un « changement de paradigme » concernant la question de la laïcité de l’État.
Le problème avec ce concept au fondement même de nos sociétés démocratiques modernes, et la loi 21 sur la laïcité de l’État du gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ) ne fait pas exception à la règle, c’est qu’en tant que société sécularisée, nous avons tendance à percevoir de façon négative et dévalorisante tout attachement personnel ou communautaire aux valeurs religieuses avec tout ce que cet attachement représente en matière de rituels, coutumes, cérémonies, port vestimentaire pour ceux et celles qui ont placé la foi au cœur de leur existence. Ainsi, le refus des musulmanes de laisser leur voile à la porte des écoles pour effectuer leurs tâches quotidiennes ne doit pas être interprété comme une provocation ou comme un rejet catégorique des valeurs de la société québécoise; il s’agit plutôt d’un geste d’affirmation qui consiste à vouloir s’intégrer à la culture de la majorité mais en tant que « minorités », c’est-à-dire en tant que citoyennes et citoyens à part entière dans un État de droit digne de ce nom qui reconnait des « droits » distinctifs pour des individus « distincts ». S’intégrer à la société québécoise, que ce soit en tant qu’immigrante ou immigrant, membre d’une communauté ethnoculturelle ou en tant que croyant·e/pratiquant·e d’une religion qui s’affiche sur la place publique ne met pas la ou le Néoquébécois dans l’obligation de partager l’entièreté des mœurs, coutumes, habitudes des Québécoises et Québécois ni être d’accord avec toutes leurs idées. C’est plutôt prendre acte de cette donnée essentielle qui caractérise la société d’accueil tout en respectant sa propre identité, sa différence, ses choix existentiels singuliers dans la mesure, évidemment, où ils demeurent rationnels et raisonnables, donc conciliables avec les institutions démocratiques en place.
La séparation entre l’Église et l’État s’opère sur le plan institutionnel, sur le plan des principes de gestion du gouvernement (programmes sociaux, santé, éducation, environnement, politiques d’investissement, relations internationales, immigration, justice, développement économique, etc.), elle ne s’opère pas au niveau de la société en tant que telle, en matière de choix individuels concernant le port vestimentaire privilégié (que ce soit au travail, à la maison, sur la place publique), les pratiques religieuses, les croyances, les coutumes, les habitudes. Ainsi, il est possible de respecter les principes « institutionnels » de la laïcité de l’État tout en portant un signe religieux dans son travail, à l’école publique (primaire et secondaire) ou pendant ses plaidoiries à la Cour, ses interventions en tant qu’agent·e de la paix, etc. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre ces deux engagements. La pratique religieuse dans le quotidien des membres de la société civile ne remet nullement en question la neutralité des institutions démocratiques eu égard à la religion. La « citoyenneté », concept qui définit l’individu dans un État de droit comme étant un être essentiellement « politique », n’épuise pas l’entièreté des caractères propres à la personne. Il y a une dimension « subjective » qui échappe au politique en tant que déterminisme qui contraint le sujet à se fondre dans son être social. Cette dimension constitue un lieu d’autonomie, c’est-à-dire que l’individu y jouit d’une certaine liberté pour la recherche de son identité dans la mesure où il a accès à cette partie de lui qui demeure indéterminée face aux autres parties qui peuvent devenir « surdéterminées » à force d’être sollicitées.
Donc, Seymour défend une vision « large » de la laïcité. En fait, il va à l’origine même du concept, il en fait ressortir le sens profond par-delà l’instrumentalisation dont il fait l’objet en Occident pour des raisons politiques, idéologiques, voire « électoralistes ». Certains gouvernements, comme celui de la CAQ au Québec, entretiennent, de façon délibérée ou non, une confusion à propos de la question de la laïcité de l’État. En principe, la laïcité de l’État implique essentiellement deux choses : d’abord, la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique; ensuite, la « neutralité » de l’État eu égard aux questions religieuses. C’est à partir de ce dernier aspect que se profile une ambiguïté. La « neutralité » de l’État par rapport à la religion implique que ce dernier s’abstienne de prendre une position particulière à ce sujet, abstention qui signifie qu’il ne favorise ni de défavorise aucune religion et même qu’il demeure abstentionniste face à toute prise de position concernant le bien-fondé, la légitimité, la pertinence de la croyance ou de la non-croyance religieuse. Or, la loi 21 sur la laïcité de l’État prend position sur la question du religieux dans l’espace public, et contrevient ainsi au principe même qu’elle prétend défendre. Interdire le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique ne relève pas d’un principe de neutralité, car cette interdiction est motivée par le refus de la pratique religieuse de la part de certains citoyens et citoyennes dans leur vie quotidienne, laquelle implique évidemment leur vie professionnelle, sociale, communautaire. En cela, le gouvernement ne respecte pas les deux principes ci-haut mentionnés ni son engagement à ne pas intervenir dans les décisions personnelles, communautaires, ethnoculturelles concernant la valeur accordée à la religion et à la façon de la pratiquer.
Le plus remarquable de l’ouvrage de Michel Seymour, c’est la générosité avec laquelle il fut pensé et rédigé. On sent une sincère préoccupation de l’auteur pour les questions de citoyenneté au moment où, en Occident, l’islamophobie fait rage. Le libéralisme classique, le républicanisme à la française, le nationalisme québécois conservateur sont en crise, ils n’arrivent pas à gérer la situation actuelle parce qu’ils s’accrochent à des principes qui, en soi, ont une grande valeur et ont permis une réelle émancipation de la société partout en Occident, mais qui doivent s’adapter aux nouvelles réalités qui ne vont pas toujours dans le sens souhaité par la majorité des électeurs et électrices dans les pays capitalistes. Seymour ne souhaite pas un retour du religieux, il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’un réenchantement « spirituel » du monde, mais plutôt d’une invitation faite aux Occidentaux pour qu’ils élargissent leurs horizons. Et cette ouverture passe nécessairement par l’acceptation du fait que certaines personnes vivent leur citoyenneté à l’aune de leurs valeurs religieuses, ethnoculturelles, communautariennes. Cela ne les exclut pas de l’espace public et elles ne représentent aucunement une menace pour la cohésion d’ensemble du groupe.

En hommage à Shireen Abu Aqleh, de Jérusalem à Jénine

Le 11 mai 2022, Shireen Abu Aqleh, journaliste palestinienne de la chaîne Al Jazeera, était assassinée par un tir de sniper israélien. Munis de leurs gilets de presse et de leurs casques, elle et ses collègues étaient venus aux premières heures du matin couvrir un nouveau raid lancé par l’armée d’occupation dans les abords du camp de réfugiés de Jénine.
Au lieu de ça, les soldats israéliens leur tirent dessus. Ali Samoudi – son collègue – reçoit une balle dans le dos. Shireen est tuée d’une balle dans la tête, juste sous son casque. La journaliste Shaza Hanaysha qui accompagne Shireen ce jour-là témoigne : « Elle est tombée au sol, et les soldats ont continué à nous tirer dessus ».
Le chagrin qui m’envahit au moment où j’apprends la nouvelle est immense. De là où je suis, je tente de mettre des mots sur le sentiment de deuil qui me prend. Comme tant d’autres Palestiniens, j’ai grandi avec Shireen.
Journaliste depuis 25 ans, elle s’était fait le relais de nos douleurs, de nos tragédies, de nos résistances. Avant que les réseaux sociaux ne nous donnent un accès plus immédiat aux informations, elle était déjà en première ligne, couvrant l’actualité palestinienne sans relâche. Son intégrité professionnelle, son honnêteté et sa volonté inébranlable de raconter une histoire que les médias mondiaux tentaient d’enterrer lui ont valu la confiance des Palestinien·nes du monde entier.
Évoquant la mort de la journaliste, les médias européens ont largement repris le récit israélien : l’assassinat est contesté, Shireen Abu Aqleh aurait été prise dans un échange de tirs, peut-être même tuée par des combattants palestiniens. Mensonge inqualifiable, médias complices.
Les images et les témoignages ne laissent aucune place au doute. Les journalistes sont arrivés comme d’habitude à découvert, pour se faire reconnaître des soldats. Dans une rue dégagée, les tirs discontinus ne provenaient que d’une seule source. Ce jour-là, ce sont les journalistes que les soldats israéliens ont pris pour cible.
Et cela n’est pas un fait isolé, encore moins inédit. Depuis 2000, ce sont plus de cinquante journalistes palestinien·nes qui ont ainsi été assassiné·es en exerçant simplement leur métier. Journalistes ou pas, ils sont avant tout des Palestinien·nes que n’importe quel colon-soldat israélien peut tuer sans jamais être inquiété.
Shireen Abu Aqleh a été exécutée alors qu’elle venait une fois de plus rendre compte de la réalité de l’occupation et de ses crimes. Une réalité qui n’est évidemment pas celle que souhaite communiquer l’état-major israélien, reprise par tant de médias porte-paroles de par le monde. Au prix des peines, des humiliations et de tous les dangers affrontés, la présence de Shireen et de ses collègues est souvent l’unique gage que cette réalité puisse être malgré tout connue et racontée.
De nouvelles terres sont perdues et de nouvelles vies sont prises chaque jour. Mais la perte de Shireen vient aussi nous rappeler la guerre impitoyable menée contre notre vérité, nos récits et nos voix. En exil ou sous occupation, nous, Palestinien·nes, connaissons tout le pouvoir de la narration, celui de raconter nous-mêmes notre propre histoire.
Dans un monde où nous sommes interdits, censurés, littéralement expurgés, nous tenons à parler nous-mêmes de la Palestine et des Palestiniens. C’est aussi comme cela que nous luttons contre l’effacement colonial, et que nous protégeons nos cœurs de la violence qui ravage nos terres et nos foyers.
Parce qu’elle racontait la Palestine du point de vue des Palestiniens, le pouvoir de Shireen était incommensurable. Elle était la voix de la Palestine : implacable, inébranlable, refusant de disparaître tranquillement ou de se soumettre à l’asservissement.
Et puis Shireen Abu Aqleh est morte à Jénine. La ville, son camp de réfugiés, ses villages alentours, connaissent depuis plusieurs semaines les incursions quasi-quotidiennes de l’armée israélienne, avec leur lot de maisons détruites et saccagées, d’enlèvements, de vies volées. Jénine paie le prix cher de sa résistance héroïque à l’occupation. Une fois de plus.
Il y a vingt ans, Shireen couvrait la fameuse bataille de Jénine durant laquelle l’armée israélienne avait assiégé les habitants, commis un massacre, et rasé la majeure partie du camp de réfugiés. Shireen disait apprécier les leçons de générosité, de résistance et de libération que la ville partageait avec elle. Durant ces années, sa couverture de Jénine n’avait pas cessé, témoignant de l’intégrité de son journalisme, et de son respect envers son histoire et ses habitants.
Shireen savait que la violence coloniale ne s’arrête pas lorsque les autres agences de presse décident que l’histoire n’en vaut pas la peine. Qu’il ne suffit pas de tourner le regard. Sa présence constante et active sur le terrain était appréciée de tou·tes. Y compris de nous, qui vivons les évènements de loin.
À Jénine, ce sont les combattants eux-mêmes qui les premiers ont porté son cercueil pour que la ville lui fasse ses adieux. De l’autre main, ils tiennent leurs fusils. L’hommage est on ne peut plus fort : Shireen est morte en martyre et fera désormais partie de l’épopée jéninoise.
Shireen Abu Aqleh est aussi fille de Jérusalem. La ville, elle aussi, est le théâtre d’affrontements réguliers ces dernières semaines, même quand ceux-là passent sous les radars de la presse internationale. Ses habitant·es, isolé·es, ont appris à se défendre par eux·elles-mêmes et refusent de céder face aux attaques incessantes de la police et des colons israéliens : expropriations, incursions armées, emprisonnements, assassinats.
Les événements qui suivent la mort de Shireen font d’elle un symbole d’autant plus fort. Sur la route qui emmène son corps de Jénine à Jérusalem, les habitant·es des villes et des villages palestiniens lui rendent un dernier hommage en improvisant tout le long des cortèges funèbres. La mobilisation est historique. Des dizaines de milliers de personnes descendent dans les rues de Palestine, en signe de deuil et de protestation.
Le 13 mai, à Jérusalem, la police israélienne veut empêcher que ne soit rendu un pareil hommage populaire à la journaliste. Elle s’en prend violemment au cortège qui se forme dans l’enceinte de l’hôpital français du quartier de Sheikh Jarrah. Les Jérusalémites gazé·es, brutalisé·es et matraqué·es par les policiers font tout ce qu’ils peuvent pour éviter que le cercueil qui renferme le corps de la défunte ne tombe au sol. Ils seront six à se retrouver hospitalisés à la suite des coups reçus ce jour-là.
Qui peut comprendre ce que signifie que faire son deuil dans des conditions d’exil ou de captivité forcées ? Israël nous interdit même de pleurer nos morts. Les drapeaux palestiniens sont arrachés avec rage et la police exige que le cercueil soit transporté seul, en voiture, en direction de l’église catholique romaine où se tiendra la prière pour Shireen. Les carillons résonnent dans toute la ville.
Dans la vieille ville, les Palestinien·nes se regroupent à nouveau, malgré la répression, les arrestations et tous les barrages policiers. Ils et elles sont trop nombreux·ses cette fois pour être stoppé·es. Ce que nous pleurons avec Shireen, c’est la perte d’une voix fiable, devenue familière. C’est l’assassinat de nos mots et de notre histoire. Mais ce deuil collectif aura été un moment de défi et de force. Nous ne nous tairons jamais.
La procession jusqu’au cimetière où sera enterrée Shireen est belle et noble. Les drapeaux palestiniens emplissent le paysage. Les participant·es scandent : « De Jérusalem à Jénine, un seul peuple qui ne fléchit pas ».
Khaled Rahal est un étudiant palestinien en sociologie à l’Université Libre de Bruxelles.

Repenser la question nationale

L’indépendance, projet porteur du néonationalisme qui émerge au tournant des années 1960, a connu des jours meilleurs. Cet objectif, qui a déjà reçu l’appui de la moitié de la population en âge de voter, ne serait plus aujourd’hui soutenu que par environ le tiers de l’électorat. Et le parti politique qui en était le véhicule est sur le déclin. Plusieurs observateurs estiment même qu’il pourrait disparaître bientôt, emportant dans la tombe la cause qui lui est associée.
Cette inférence, formulée sur le mode du constat, ne va toutefois pas de soi. La question nationale, dont on a pensé qu’elle s’était évaporée dans le ciel des idées mortes, a fait retour à quelques reprises à la lumière de données inédites liées aux transformations de la conjoncture sociopolitique et à l’apparition de nouvelles manières de la comprendre et du coup de la relancer.
C’est à ce genre d’entreprise, qui prend dans son cas la forme d’une actualisation, que s’est livré Eric Martin, par exemple, dans Un pays en commun[1], en tentant de montrer que le mot d’ordre, indépendance et socialisme, formulé par la revue Parti pris au début des années 1960, était toujours d’une actualité brûlante. Ce programme politique relevait pour cette revue du « socialisme décolonisateur » élaboré par les théoriciens de la question nationale à l’ère du tiers-mondisme.
Le Québec était alors défini comme une société colonisée et exploitée. Colonisée de l’intérieur par la minorité possédante anglophone et de l’extérieur par l’État fédéral centralisateur et la puissance impérialiste américaine. Exploitée par les capitalistes de toutes catégories, des dirigeants des grandes entreprises multinationales aux potentats locaux, tous unis dans le culte du Capital. Cette colonisation et cette exploitation sont en outre légitimées sur le plan idéologique et normatif par une Église catholique au service des puissants et des riches de ce monde.
À cette triple domination, la revue opposait un projet révolutionnaire global reposant sur trois piliers qui étaient autant d’objectifs à réaliser : l’indépendance du Québec, le socialisme et le laïcisme.
C’est le binôme central de l’indépendance et du socialisme que retient essentiellement Martin et qu’il réactualise en rappelant d’abord la généalogie de cette perspective – évoquant les figures d’Hubert Aquin, de Marcel Rioux et de Pierre Vadeboncoeur notamment – et en insistant sur son caractère d’urgence à une époque marquée par ce que Michel Freitag qualifiait de capitalisme globalisé. À la barbarie contemporaine, il faut opposer, fait-il remarquer, un socialisme de type nouveau, davantage radical et collectiviste que la social-démocratie, incapable de contrer efficacement le néolibéralisme et sa logique de la croissance infinie. L’accomplissement de ce projet émancipateur exige par ailleurs une rupture avec le fédéralisme canadien dépeint comme une prison des peuples, autochtone et québécois.
Si la contribution d’Eric Martin constitue surtout un prolongement et un approfondissement de la problématique du socialisme décolonisateur à la lumière des enjeux contemporains, d’autres ouvrages publiés récemment s’offrent comme des tentatives théoriques de repenser la question nationale et les conséquences politiques qui en découlent. Je me propose, dans cette optique, d’examiner plus particulièrement les essais d’Alain Deneault, Bande de colons[2], de Dalie Giroux, L’œil du maître[3], et l’intervention plus proprement politique de Benoît Renaud, Un peuple libre[4].
Bande de colons : à la recherche du chaînon manquant
Le titre du dernier livre d’Alain Deneault est énigmatique : à quoi cette bande de colons renvoie-telle ? En première approximation, elle apparaît désigner au sens littéral les individus associés à l’entreprise coloniale, ce qui va de soi. Elle semble aussi dotée d’un sens figuré décrivant lesdits colons comme des êtres frustes, non dégrossis, qualificatifs dérivés qui permettent de l’utiliser comme une injure ou à tout le moins comme une moquerie lorsqu’elle fait l’objet d’un usage autoréférentiel. Ces incultes, en outre, seraient pourvus, nous apprend le sous-titre de l’ouvrage, d’une « mauvaise conscience de classe » qu’il s’imposerait de redresser si l’on prétend « démanteler le Canada » comme l’affiche de manière claironnante la bande-couverture qui lui sert d’affiche et de programme.
Dans son essai, Deneault soutient une thèse au sens fort du terme, une proposition d’ordre conceptuel qui permettrait selon lui de reconsidérer la question nationale sous un jour neuf et d’en tirer les conclusions qui en découlent nécessairement.
Dès l’introduction, l’auteur abat en effet son jeu, met cartes sur table, faisant remarquer que le Canada, depuis les origines, se présente comme un « comptoir », une « entreprise coloniale », qu’il est une construction improvisée davantage qu’un véritable pays possédant cohérence et unité. Pour en saisir la signification et en prendre la juste mesure, on peut toujours recourir à une analyse en termes de classes sociales, distinguer une bourgeoisie commerçante puis industrielle, une classe ouvrière formée de travailleurs d’usine et d’agriculteurs, une couche intermédiaire évanescente, qualifiée de manière vague de classe moyenne, qui sert surtout de tarte à la crème dans les discours des politiciens de toutes obédiences.
Au-delà de cette constatation plutôt juste, mais bien générale, Deneault prétend que le Canada « répond historiquement de dynamiques qui concernent, par-delà cette seule approche, trois catégories d’acteurs d’un autre genre : le colonisateur, le colon et le colonisé ».
Ce qui est original dans cette manière de voir, ce serait l’introduction de la notion de colon dans l’équation. Critiquant les théoriciens de la décolonisation des années 1960 qui privilégiaient le rapport de confrontation entre le colonisateur canadian et le colonisé canadien-français (promu québécois), il affirme que c’était là « négliger complètement la figure centrale du récit, celle qui correspond à une majorité de “Canadiens”, soit celle du colon ».
Dans ce nouveau triangle, le colonisateur désigne les dirigeants de l’entreprise coloniale (sociétés à charte, grandes firmes commerciales et industrielles, banques, etc.), bref les classes dominantes. La notion de colonisé connaît un déplacement, elle renvoie dans cette typologie renouvelée aux premières nations dépossédées et parquées dans des réserves ou des enclos urbains. Le colon, pour sa part, désigne la force de travail, les « petites mains de l’exploitation coloniale », la « classe moyenne » qui s’est formée au cours des décennies et des siècles, dont le statut demeure subalterne et qui s’en console en tant que grande consommatrice des biens produits par la société de masse contemporaine.
Formes et figures du colon
Deneault étudie ensuite les formes et figures que revêt successivement ce nouveau personnage capital, déterminant pour comprendre la logique et le fonctionnement du Canada d’hier et d’aujourd’hui. Il rappelle ainsi que chez les analystes de la colonisation de l’après-guerre (Memmi, Fanon, Sartre, etc.), le colon est souvent escamoté, « travesti en colonisateur », considéré et dénoncé comme tel alors qu’il n’est qu’un « simple rouage de l’entreprise coloniale », encore que l’on pourrait lui objecter que dans certains cas (l’Algérie, l’Indochine à titre d’exemples), il agissait aussi comme un véritable colonisateur.
Dans certaines représentations, on rencontrera le colonisé « travesti en colon ». Des historiens de la Nouvelle-France le décriront par exemple comme un « allié », un collaborateur dans le commerce des fourrures. Mais cette représentation demeure ponctuelle, et son statut de colonisé refait surface au moment où on le voue aux réserves et où on tente de le faire disparaître en tant que tel par la mise sur pied d’écoles particulières et de mesures d’adoption qui conduisent à son assimilation à la nation dominante.
Travesti à l’occasion en colonisateur, le colon peut également être perçu par méprise comme un colonisé. Ce serait, pour reprendre une expression de l’historien et sociologue Denys Delâge, évoquant le cas des Québécois, des « colonisateurs colonisés ». À cette caractérisation, Deneault préfère sa notion de colon qui décrirait plus précisément le statut et le rôle de cette classe subalterne.
Enfin, dans cette évocation phénoménologique, le colonisateur peut apparaître « travesti en colon » (pêcheur besogneux, commerçant de fourrure bienveillant) faisant oublier sa nature d’entrepreneur colonial derrière l’image embellie du colon vaillant qu’il était dans les temps héroïques précédant son ascension comme l’illustrent les pionniers de plusieurs grandes familles canadiennes (les Bronfman, McGill, Molson, Robin de ce monde).
Le chaînon manqué
Au terme de ces observations factuelles, l’auteur tire la conclusion que les colons sont victimes d’aveuglement, d’une « mauvaise conscience de classe » qui les empêcherait de voir et de comprendre le Canada réel, son « fondement historique » aussi bien que les « conséquences pratiques de son développement » dont ils sont particulièrement affectés dans leur vie quotidienne et sociale. Se réfugiant dans l’illusion que leur pays est une création authentique et s’accrochant à quelques mythes consolateurs, ils fuiraient leurs responsabilités en tant que citoyens. « Jamais tout à fait coupables, jamais tout à fait victimes », fait remarquer l’auteur, contrairement aux colonisés, ils jouent un « rôle ambigu » pour échapper à une prise de conscience qui pourrait s’avérer douloureuse et périlleuse.
À quel projet sociopolitique cette prise de conscience pourrait-elle éventuellement se rattacher ? Ce n’est pas très clair et c’est la lacune probablement la plus importante de l’essai de Deneault. Bien qu’il soutienne vigoureusement que le Canada est une construction artificielle, une « étoile morte », une « créature du capitalisme » à « démanteler », il ne suggère aucune solution concrète de remplacement. Il se borne à espérer que la reconstruction souhaitée se fasse en fonction des communautés locales et des préoccupations écologiques : aussi vaste que vague programme !
Sa perspective géopolitique demeure pancanadienne, le Québec comme société spécifique n’est à peu près pas pris en considération, si bien que la notion de colon que l’essayiste propose demeure théorique, abstraite, guère opérationnelle sur le plan stratégique. La question nationale n’est pas abordée explicitement, elle demeure un impensé de l’ouvrage, un acte manqué qui s’apparente à un évitement, décevant au terme d’un parcours intellectuel particulièrement éclairant.
Échapper à l’œil du maître
La préoccupation proprement politique est davantage présente dans l’essai de Dalie Giroux, L’œil du maître. Celui-ci comporte, comme le livre de Deneault, une partie théorique et analytique et une seconde plus personnelle, que l’autrice qualifie de « déambulation littéraire » dans l’imaginaire colonial québécois[5].
Dans l’introduction de l’ouvrage, l’autrice entend se situer par rapport au nationalisme moderne, celui qui émerge au tournant des années 1960 et qui va infléchir, sinon dominer, le paysage politique depuis lors. Plus précisément, il s’agira d’interroger de manière critique la nature et le discours du projet que l’on retrouve dans le fameux slogan « Maîtres chez nous ». Cette affiche claironnante, créée dans l’effervescence de la campagne électorale de 1962 centrée sur la nationalisation de l’électricité, innerve tant la « Révolution tranquille » que le nouveau nationalisme offensif qui émerge dans son sillage.
Ce projet global a du plomb dans l’aile, on le sait, il ne suscite plus guère la passion. Mais il s’offre aussi comme un héritage à reconnaître et surtout à questionner avant de le reconduire après (ou sans) actualisation ou de le relancer sur des bases radicalement nouvelles. C’est la question centrale qu’il faut soulever et traiter : « Que peut-on faire de cet héritage des années 1960-2000, de ses ratés, de ses contradictions ? ». La réponse à cette question cruciale, insiste l’autrice, devrait constituer un préalable à la réactivation d’une véritable émancipation repensée et mise en branle dans la perspective d’une authentique décolonisation accomplie par et pour les dépossédés, les exclus de tous genres tant sur le plan économique et social que sur le plan culturel.
C’est selon cette optique décolonisatrice que l’autrice reconstitue dans son premier chapitre la généalogie du nouveau nationalisme qui se profile au début des années 1960 sous la double forme d’une reconquête économique, patente chez les libéraux qui s’en font les promoteurs enthousiastes, et d’un projet indépendantiste qui en serait un couronnement politique pour les souverainistes. Il s’agirait d’échapper au statut de colonisé qui caractérise la condition des « Canadiens » sous le régime français et des « Canadiens français » sous le régime britannique qui lui succède.
Ce discours de reconquête comporterait toutefois, selon Giroux, un « brouillage épistémique », une face cachée, sinon masquée, consistant en un projet et un discours de maîtrise inavoué et sans doute inavouable : celui de devenir un « peuple patron », image tamisée et refoulée sous celle du « nègre blanc » proposée par Pierre Vallières pour décrire la situation d’aliénation des Québécois de son temps. C’est à cette ambivalence que renvoie la représentation du colonisateur/colonisé, qui sous-tend le discours de la Révolution tranquille et du néonationalisme qui devraient permettre d’« accéder à la dignité du colonisateur, celle de propriétaire de l’ensemble des dispositifs de dépossession ». Dans ces termes, l’entreprise coloniale s’approfondirait, mais avec de nouveaux acteurs, les promoteurs du Québec inc.
En ce point de son argumentation, comme en quelques autres, l’autrice, convaincue des vertus de son argumentation, n’hésite pas à signaler de manière un brin triomphaliste qu’« aucune autre lecture ne résiste à l’analyse ». C’est aller un peu vite en affaires et tourner les coins ronds. Cette lecture a tendance à réduire l’indépendantisme québécois à son véhicule péquiste qui, effectivement, dès sa fondation, a abandonné toute volonté de rupture avec le système colonial dont il entendait devenir un « associé », puis un « partenaire ».
Ce n’était cependant pas le cas de la gauche indépendantiste qui, au Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), à Parti pris, puis dans le courant socialisme et indépendance des années 1970, s’inscrivait dans une perspective de décolonisation que l’on retrouve formulée autrement par Dalie Giroux. Cela dit, même cette mouvance progressiste, il est vrai, a largement ignoré la question autochtone dans ses analyses et ses prises de position.
La variable autochtone[6]
La variable autochtone se situe au cœur, au foyer de la réflexion de l’autrice qui s’y intéresse après une rencontre déterminante avec Georges E. Sioui, premier historien patenté de cette communauté, auteur de travaux qui ont fait date en proposant une relecture de l’Amérique à partir du point de vue des Autochtones. Ce nouveau regard séduit l’autrice au point de la conduire à devenir elle-même une spécialiste de la culture et de la littérature autochtones comme en témoignent d’ailleurs des passages particulièrement justes et émouvants de son essai.
Au contact de ce que l’on a convenu d’appeler la « renaissance autochtone », Dalie Giroux reconsidère son point de vue antérieur sur l’histoire de l’Amérique, et plus particulièrement sur celle du Canada français dont la présence des Premières Nations constitue une tache aussi indélébile qu’aveugle. Cette prise de conscience implique donc un renversement de l’historiographie traditionnelle et une nouvelle écriture de l’histoire qui relève d’une vision circulaire, holistique, du monde, contraire à celle davantage linéaire et « progressiste » des historiens inspirés par « l’œil du maître » occidental.
Cette métamorphose de l’autrice n’est pas qu’épistémologique, elle est également personnelle et politique. Devant le riche héritage revendiqué par la « renaissance autochtone », elle se sent dépossédée, ne possédant pas d’appartenance forte à laquelle se rattacher, traversée par une mauvaise conscience, qui s’apparente à celle évoquée par Deneault. Cette conscience aliénée en fait une « mauvaise pauvre », au sens où l’entend l’écrivain Yvon Rivard[7], en proie au ressentiment comme la communauté à laquelle elle appartient.
Cette rencontre avec la seule communauté dont le statut de colonisé ne fait aucun doute a été ratée par le néonationalisme en général et de manière plus particulière par le Parti québécois (PQ) alors qu’il était au pouvoir. Et ce, à plusieurs reprises très clairement signalées et décrites dans le détail par l’autrice, qui sont autant d’occasions manquées.
Créer une nouvelle alliance
Ces échecs peuvent-ils être dépassés aujourd’hui par une nouvelle alliance qui permettrait de sortir enfin de la prison coloniale ? Comment ? Par et pour qui ? C’est la question !
L’option indépendantiste, privilégiée par Dalie Giroux, pourrait représenter ce pôle de convergence, mais à certaines conditions. La stratégie qu’elle implique exige la reconnaissance d’« affects collectifs à soigner », en particulier chez les vieux militants et militantes nationalistes déçus par les échecs référendaires et désemparés devant l’indifférence présumée de la jeunesse, donnant ainsi lieu à un conflit intergénérationnel dont on pourrait se passer. Elle exige également de mobiliser une « énergie politique sans allégeance », un « ferment de révolte » inemployé, en dormance, parfois engagé dans des luttes sectorielles sur les fronts de l’écologie ou du racisme par exemple, mais éloigné pour diverses raisons des luttes globales. Elle présuppose en outre une reformulation théorique et politique du projet indépendantiste en tant qu’entreprise de décolonisation, visant à « détruire » – Deneault parle de « démanteler » – les fondements et les structures de l’État fédéral canadien.
Dans sa « conclusion en forme de blocs erratiques » (clin d’œil à Hubert Aquin ?), l’autrice estime qu’il faut, dans le cadre de cette visée, réécrire ce qu’elle appelle « une histoire du bas », des marges, des multiples et singulières manifestations d’un « devenir mineur en Amérique ». C’est sur ces fondements que pourrait reposer un projet sociopolitique, fondé sur un double refus : de la mondialisation « écocide » et du « racisme colonial » et qui reconsidèrerait de manière radicale le rapport à la Terre Mère et au territoire.
La visée politique est ici explicitée, contrairement à ce que l’on a vu chez Deneault, mais elle demeure d’ordre très général. Comment cela pourrait-il se traduire concrètement ? Par une alliance des partis politiques souverainistes ? Par un pacte avec les Autochtones qui permettrait de les intégrer pleinement à la lutte ? Par la mobilisation du monde syndical ? Par l’implication de la jeunesse actuellement dispersée, sans organisation minimalement représentative ? Ces questions stratégiques ne sont pas vraiment abordées. Dommage car pour « crever l’œil du maître », derniers mots du livre, il faudra davantage que des critiques, moment négatif nécessaire de l’entreprise, et que des incantations lyriques : un programme proprement politique.
C’est cette tâche que s’est assignée Benoît Renaud, se faisant le porte-parole non officiel et non autorisé du projet porté par Québec solidaire dont il est toutefois un membre influent de l’aile pluraliste et inclusive de ce parti.
Devenir un peuple libre par l’indépendance
C’est la voie qui est clairement signalée par le titre même du livre de l’essai de Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion. Il s’agit ici de réexaminer et de relancer l’option indépendantiste à la lumière de deux enjeux majeurs de la période actuelle : la montée du racisme et le débat sur la laïcité.
La démonstration de l’auteur s’appuie sur un constat global qui recoupe celui formulé par plusieurs personnes commentatrices et actrices de la scène politique : le projet national connaît actuellement une « crise profonde » à la suite entre autres du virage effectué par le Parti québécois, passant du nationalisme civique au repli identitaire. Celui-ci confirme la dimension conservatrice du projet national porté par ce parti qui a déjà depuis longtemps renoncé à l’indépendantisme, le troquant pour la souveraineté-association, et qui a sauté à pieds joints dans le train du néolibéralisme dès les années 1980. Si bien que l’indépendance n’y existe guère plus que comme « marqueur identitaire », un mantra consolateur pour consommation interne.
Cette renonciation à son projet d’origine par le PQ ne signifie pas pour autant la fin de la « question du Québec » qui demeure irrésolue, tant l’opposition entre les deux modèles de société portés par le fédéralisme canadien et le nationalisme québécois demeure irréductible. On ne voit toujours pas comment le projet canadien fondé sur le bilinguisme, le multiculturalisme et l’égalité des provinces, et celui du Québec s’appuyant sur le français langue commune, l’interculturalisme et un État national fort pourraient s’avérer compatibles.
L’indépendance, dans ce cadre global, apparaît toujours comme une nécessité. Mais il faut la repenser dans des termes qui tiennent compte étroitement de la conjoncture actuelle, plus particulièrement du racisme et du laïcisme, deux questions éminemment sensibles. À l’instar de Dalie Giroux, Benoît Renaud estime qu’une alliance avec les Premières Nations doit être un des piliers du nouveau projet indépendantiste et qu’elle doit s’imposer avec l’évidence de la nécessité tant le règlement de cette question est devenu urgent, d’abord pour elle-même, ensuite dans son rapport avec la question nationale québécoise. Il faut par conséquent reconnaître la nature structurelle et systémique de la dépossession des Autochtones et s’engager résolument à y mettre fin.
Cette admission d’un racisme systémique vaut également pour certaines communautés (noire, arabo-musulmane) visées par des discriminations de toutes sortes, des politiques sur l’immigration aux exactions de la vie quotidienne en passant par l’accès au logement et au travail. S’inspirant de l’ouvrage de Pierre Tavanian, La mécanique raciste[8], Renaud décrit les différentes formes que prend cette intolérance au Québec, en s’attardant en particulier à l’islamophobie, tendance qui a émergé au moment de la crise des accommodements raisonnables en 2007 et qui s’est cristallisée lors des débats suscités par le projet de charte péquiste proposé quelques années plus tard et la loi 21 sur la laïcité dont la communauté musulmane a surtout fait les frais.
Au terme de ses analyses qui impliquent un engagement ferme dans ces deux causes, l’auteur conclut non seulement qu’elles valent pour elles-mêmes, mais qu’elles constituent une « planche de salut » pour le mouvement indépendantiste.
Si l’on veut que le projet souverainiste trouve enfin son accomplissement, il faudra créer à court et à moyen terme, une vaste coalition réunissant les peuples colonisés des Premières Nations, les communautés racisées, les écologistes, les syndicats, les groupes de femmes et la jeunesse politisée en plus des regroupements indépendantistes bien entendu. Très concrètement, ce projet pourrait s’incarner dans la formule de « l’assemblée constituante » qui, au-delà des groupes cibles, permettrait de rejoindre l’ensemble des citoyens et des citoyennes dans une démarche authentiquement populaire présentée comme un « geste de rupture », radicalement démocratique.
C’est, on le sait, la démarche proposée par Québec solidaire. Le Parti québécois pourrait-il s’y inscrire et s’associer à ce projet ? L’auteur écarte rapidement cette hypothèse tant le projet proposé lui semble incompatible avec le virage adopté par ce parti depuis une quinzaine d’années. Pourtant, à défaut d’envisager une alliance sous forme d’un pacte politique en bonne et due forme, on s’étonne tout de même que la question du ralliement, sinon des membres de ce parti, du moins de ses électeurs, soit totalement évacuée, du moins explicitement, compte tenu de la nécessité de réunir le plus large éventail de sympathisants et sympathisantes de ce combat qui se situe au-delà des intérêts strictement partisans.
En guise de conclusion : à nouvelle analyse, nouvelle stratégie
Les quatre auteurs et autrice, dont j’ai rappelé ici, à larges traits, les analyses et les positions, placent tous au centre de leurs réflexions le concept de nation et les théories de la décolonisation.
C’est sur cette base qu’ils repensent la question nationale. Eric Martin se distingue en inscrivant sa perspective dans le prolongement des théories formulées au moment des guerres d’indépendance menées au tournant des années 1960 par les penseurs de la décolonisation (Memmi, Fanon, Sartre, etc.) et leurs émules québécois se situant dans la gauche du RIN et de la revue Parti pris. Il s’agit de reprendre, en l’actualisant, un héritage qui conserve sa pertinence.
Ce rapport à l’héritage est toutefois remis en question de manière radicale par Dalie Giroux qui estime qu’il faut en finir une fois pour toutes avec le legs du « Maîtres chez nous », une métaphore idyllique qui masquerait un projet de reconquête coloniale, dont les principaux perdants seraient encore une fois les Autochtones et les dépossédé·e·s des « marges » de cette entreprise : immigrants, communautés racisées et autres exclus de nos sociétés.
Cette remise en question de la « Révolution tranquille » n’est pas nouvelle. On la retrouve déjà au moment où elle se déroule ou tout de suite après chez certains analystes comme Dorval Brunelle ou Fernand Dumont par exemple, et plus tard chez les historiens « révisionnistes » qui réévaluent son caractère inédit et insistent sur son lien de continuité avec la période antérieure – la société duplessiste – qu’elle prolongerait davantage qu’elle ne représenterait son contre-modèle, son envers moderne et progressiste[9]. La critique de Giroux est toutefois beaucoup plus profonde et se situe ailleurs, au niveau de l’impensé de cette période accélérée de changements, son imprégnation à ses yeux fortement colonialiste avec laquelle il s’impose de rompre totalement.
À sa manière, l’essai de Deneault se situe en continuité avec cette analyse dont il se démarque cependant par un cadrage différent, privilégiant une analyse pancanadienne, escamotant d’une certaine manière la question nationale proprement québécoise. Il reste qu’à défaut de prôner l’indépendance comme ses collègues convoqués ici, il ne s’oppose pas à cette perspective qui pourrait être une des options possibles pour « démanteler » le Canada dans sa forme impérialiste (à l’externe) et colonialiste (à l’interne).
Ces perspectives théoriques et les propositions politiques qui en découlent ne disposent pas en elles-mêmes de la question nationale. Ce ne sont pas non plus les seules raisons pour lesquelles on peut revendiquer l’indépendance. On peut la souhaiter notamment pour des motivations culturelles : assurer la persistance dans le long terme d’une communauté francophone originale, singulière, sur le continent nord-américain. Ce sont cependant des avancées sur lesquelles on peut s’appuyer pour construire une stratégie convaincante et un programme sociopolitique concret. Cette tâche reviendra aux organisations, groupes et partis qui voudront bien s’associer à cette entreprise qui pourrait permettre au Québec de parvenir enfin à une pleine existence politique.
Jacques Pelletier est professeur associé au Département d’études littéraires de l’UQAM et essayiste
- Eric Martin, Un pays en commun. Socialisme et indépendance au Québec, Montréal, Écosociété, 2017. ↑
- Alain Deneault, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, Montréal, Lux, 2020. ↑
- Dalie Giroux, L’œil du maître. Figures de l’imaginaire colonial québécois, Montréal, Mémoire d’encrier, 2020. ↑
- Benoît Renaud, Un peuple libre. Indépendance, laïcité et inclusion, Montréal, Écosociété, 2020. On pourra aussi se reporter au dossier « La question nationale revisitée » des Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, qui s’inscrit à sa manière dans ces tentatives de reformulation. ↑
- Cette dimension est signalée explicitement dans le sous-titre du livre Figures de l’imaginaire colonial québécois. ↑
- Pour une version abrégée et condensée de cette perspective, on pourra se reporter à l’article de Dalie Giroux, « Les peuples autochtones et le Québec : repenser la décolonisation », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 24, automne 2020, p. 114-122. ↑
- Sur ce point, on pourra se reporter au chapitre « L’héritage de la pauvreté » du livre d’essais d’Yvon Rivard, Personne n’est une île, Montréal, Boréal, 2006. ↑
- Pierre Tavanian, La mécanique raciste, Paris, La Découverte, 2017. ↑
- Sur ce débat, on pourra se reporter au chapitre « La Révolution tranquille : un héritage en procès », publié dans Jacques Pelletier, Université : fin de partie et autres écris à contre-courant, Montréal, Éditions Varia, 2017 (Coll. Proses de combat), p. 111-135. ↑

Le caractère ludique des manifestations populaires ne menace pas la lutte pour l’émancipation des malheureuxe[1] haïtiens[2]

Contre les jérémiades de la vision unidimensionnelle des manifestations populaires. Depuis juillet 2018, un spectre de protestation populaire hante la société haïtienne. Presque tous les outils démocratiques de contestation sont passés en revue et les catégories socio-professionnelles proches et sensibles à la situation des couches populaires se sentent de plus en plus concernés. Il y a seulement deux dimanches (13 et 20 octobre 2019) depuis que certains de nos artistes et acteurs culturels paraissent s’engager dans la lutte auprès des classes populaires. D’où leur participation de manière formelle et officielle dans ces mouvements de protestation. Cela confirme la thèse que nos artistes sont dans les rues sous la convocation du peuple souverain mais non l’inverse. Il incite à questionner aussi la relation entre les créations artistiques et culturelles et les mouvements sociaux et populaires. L’engagement de ces artistes concrétise dans la signature d’une pétition et la participation dans la grande manifestation du dimanche 13 octobre 2019.
Nous constatons une vaste critique des deux derniers dimanches (13 et 20 octobre 2019) de manifestations populaires sur les réseaux sociaux. Ces critiques visent essentiellement la dimension festive et ludique, c’est-à-dire attitude festive des participants dans des manifestations populaires. Pour certains, elles résultent de la participation des artistes et pour d’autres, elle incarne l’aliénation des participants car, la bamboche, le plaisir et le loisir sont des accessoires dans les protestations politiques. Pour ces critiques, le caractère ludique des manifestations engendre la confusion des vrais objectifs du mouvement. En réalité, ce qui distingue les manifestations d’avant et celles des dimanches 13 et 20 octobre 2019, c’est le code vestimentaire. Une bonne partie des participants sont vêtus de maillot blanc, ce qui renforce le caractère esthétique du mouvement mais aussi il augmente le risque de se faire arrêter et tuer après la manifestation par les mécènes du régime nécropolitique PHTK (Mbembe, 2006).
Néanmoins, il y a une relative augmentation de la musique et le nombre de participants également. Si la danse et la musique ne sont pas des nouveaux outils dans les protestations populaires, où est le problème avec la forte dose de ludicité dans les manifestations populaires ? Le problème n’est pas là. Déjà, nous postulons que la dimension ludique des protestations populaires est une expression d’un besoin social de loisir aussi important que les autres besoins. En d’autres termes, l’utilisation des manifestations comme aussi une pratique de loisir par les classes populaires semble schématiser l’existence réelle d’un besoin social de loisir dans la société haïtienne. Cela implique que les éléments liés au divertissement ont de plus en plus exprimé et intégré les revendications populaires.
La satisfaction du besoin social de loisir est une revendication comme les autres
Ces mouvements de protestation est un prétexte pour poser le problème de la refondation du système socio-politique et économique précipité par l’assassinat lâche de Jean Jacques Dessalines, le 17 octobre 1806. Ce système alimente des inégalités sociales de plus de deux siècles. Les couches populaires haïtiennes sont en manque de presque tout. L’État, l’international communautaire et les classes possédantes contribuent grandement à la reproduction de cette situation. La complicité et l’alliance socio-historique de ce trio prédateur a accéléré l’appauvrissement des classes populaires haïtiennes durant les trois dernières décennies. Cela a favorisé l’apparition et la systématisation des mouvements de protestation populaire dans la période actuelle. Ainsi, la demande populaire de l’éradication de la corruption dans l’État autour de la pertinente question « Kot kòb petwokaribe a ? » est consubstantielle de la revendication d’un projet de nouvel ordre politique autour de la grammaire « chavire chodyè » (Thomas, 2019). Cette dernière s’appose à la fabrication du malheureux haïtien, c’est-à-dire elle exprime une rupture à la désarticulation de l’État et la nation. Cela pourrait garantir la réalisation d’une vie digne pour tous les Haïtiens. Une « vie dans la pauvreté » suivant la conception de Georges Anglade, cela veut dire le minimum que l’humanité a besoin pour vivre. Elle se distancie de la misère (Anglade, 2008).
L’État ne garantit aucun droit pour les classes populaires dans notre société. Le non-respect de nos droits est l’expression de l’orientation socio-historique de l’actuelle organisation politique. Cette dernière n’a pas été et elle n’est jamais responsable envers nous, les malheureux/ Malere. Nos revendications n’ont pas changé. Dans toute l’histoire de notre société, nous luttons toujours pour notre liberté et notre bien-être, c’est-à-dire pour l’épanouissement de nous tous. Notre revendication commence avec la possession en chair et en os de notre parcelle de terre passant par la lutte contre la vie chère, pour l’instruction publique gratuite, pour le droit à l’alimentation, au logement décent, à la santé. Bref, toute notre histoire est marquée par la lutte pour le respect de nos droits pertinemment représentés dans notre expression créole « tout Moun se Moun ».
Le loisir s’intègre de plus en plus dans nos revendications. Il est un besoin social comme les autres. Les humains ne vivent pas seulement de pain mais également du divertissement et du plaisir. En effet, les mouvements de protestions actuelles visent fondamentalement l’effondrement de l’État (Lespinasse et Thomas, 2017) et nous, nous sommes sur le macadam pour exiger la satisfaction de nos besoins en alimentation, en instruction, en santé et aussi en loisir. C’est-à-dire le minimum que nous avons besoin pour continuer à habiter le pays comme cela devrait être. Le loisir, schématiquement, se définit comme toute activité pratiquée durant les « temps libres » qui a pour objectif de se divertir, de se détendre et de se développer. D’où le fameux 3D que les pratiques de loisir doivent atteindre. Nous nous rappelons que le manque ou la précarité est l’un des éléments qui nous caractérisent. Cette précarité est aussi liée à l’accessibilité des activités de loisir. Ce qui implique un ensemble de pratiques nouvelles de loisir dans notre société et aussi l’utilisation des manifestations populaires comme une pratique pour se divertir et se détendre. De ce fait, ces manifestations sont non seulement un outil politique mais aussi une pratique ludique et festive. Il est une occasion comme les autres pour que les opprimés s’expriment leur joie de vivre dans cette tribulation (Casimir, 2017).
Le loisir n’est pour rien : le trio-prédateur[3] affiche son vrai visage
Certaines critiques n’ont pas exclusivement tort de condamner l’utilisation des manifestations populaires comme aussi une pratique de loisir. D’une part, cela semble durer trop longtemps puisque des centaines de milliers d’Haïtiens sont dans les rues chaque jour depuis juillet 2018 pour protester et manifester contre le système oligarchique et inégalitaire représenté par le PHTK (Pati Ayisyen Tèt Kale). D’autre part, tous les outils déjà utilisés par les manifestants s’avèrent inefficaces. De sit-in à la manifestation dans les rues, devant les institutions de l’international communautaire[4] passant par les conférences de presse, pétition, le phénomène « Peyi-Lòk ». Depuis plus d’un an, l’utilisation de ces outils démocratiques prouve leur « inefficacité » pour atteindre la première phase du mouvement, la démission du chef d’État de l’époque, Jovenel Moïse et l’établissement d’un gouvernement populaire provisoire. Nous nous retrouvons dans une impasse à ce cas de figure. Il devient tout naturel de questionner comment peut-on lutter contre un système non démocratique représenté par un pouvoir tyrannique avec des outils démocratiques. Certainement, la faute n’est pas au caractère ludique des manifestations mais à la répression et au mépris structurel du pouvoir d’État.
L’avenir des mouvements de protestation populaire n’est pas dans l’utilisation des pratiques démocratiques citées plus haut. Autrement dit, comment peut-on déranger le pouvoir politique et économique actuel ? Il est presque certain que la réponse n’est pas dans les outils habituellement utilisés. Parce que nous avons en face de l’un des pouvoirs politiques les plus violents dans l’histoire contemporaine de notre société. Ce pouvoir n’a aucune gêne à exterminer et/ou à massacrer une partie de la population pour assurer sa domination contestée. Nous ne devons jamais oublier les massacres de La Saline, de Grand-Ravine, de Village de Dieu et de Carrefour-feuille (Darbouze, 2019). Considérant ces faits, les outils alternatifs de lutte sont bienvenus dans le mouvement de protestation actuel. Il devient plus que nécessaire de recourir à d’autres formes de lutte face à ce pouvoir tyrannique et oligarchique. Tout outil de contestions qui peut déranger l’ordre social existant à sa place dans ce mouvement populaire.
Les derniers mots sont dans les mains des organisations révolutionnaires et populaires. Elles seraient des avant-gardes et arrière-gardes de ce mouvement de protestation. Parce qu’elles sont les seules capables d’assurer le leadership et la direction de tout gouvernement de transition vers une société équitable. Ne soyons pas dans l’illusion de penser que les plusieurs millions d’Haïtiens mobilisés auront assuré la direction et l’acheminement des revendications populaires. Ils sont toujours dans les rues. N’attendons pas qu’ils soient fatigués. Presque deux ans de lutte consécutive par les classes populaires haïtiennes, ces organisations ne se font toujours pas sentir. Or, elles devraient être la cellule idéologique et politique du mouvement. Qui sont des penseurs des tactiques et des stratégies des luttes actuelles ? Toute nouvelle méthode de lutte devrait penser au sein de ces organisations. Il est encore tôt pour que ces dernières accompagnent les malheureux dans les luttes pour l’épanouissement de leur corps et leur esprit. Nous devons commencer à chanter le libera pour les politiciens rapaces. L’heure est à l’organisation populaire et révolutionnaire.
Donc, toute la lutte pour le bien vivre des malheureux haïtiens devrait nécessairement intégrer l’aspect ludique (le chant, la danse) et le plaisir. C’est la raison pour laquelle le besoin social de loisir comme les autres besoins sociaux manifeste dans les mouvements de protestations populaires. C’est un fait anthropo-historique qui justifie la dimension totale et multidimensionnelle de l’être haïtien (Price Mars, 1928).
Pierre Jameson BEAUCEJOUR est Sociologue
- « Le malheureux désigne ceux qui vivent dans la précarité. Il englobe toutes les couches sociales populaires. Il ne renvoie pas à la résignation et au fatalisme, mais de préférence à l’imprévisibilité du malheur qui l’entoure. » (Casimir, 2018 :339) ↑
- Cet article a été publié pour la première fois dans le contexte de vagues mobilisations populaires autour du mouvement pétro-caribe, exactement le 22 octobre 2019. Il vise à critiquer un discours qui culpabilise les attitudes ludiques et festives des couches sociales populaires dans les manifestations populaires. Nous avons proposé de le republier parce qu’il a disparu dans le premier journal qui l’été publié. ↑
- Une expression que j’ai esquissée dans un article publié en décembre 2017. Elle désigne ’État, internationale communautaire et les grands courtiers(les classes possédantes) en Haïti » (Beaucejour, 2017) ↑
- Il est un concept de Jn Anil Louis-Juste. Pour ce penseur haïtien, « L’Internationale Communautaire forme l’ensemble des organisations et institutions nationales et internationales qui font la politique du capital mondialisé sous la forme de la spéculation financière. Elle comprend aussi bien les institutions de l’ONU que les ONGs locales et étrangères, qui militent contre l’association volontaire des travailleurs, des minorités, des femmes, des indiens, etc. » ↑

Réinventer la démocratie en temps de pandémie

Depuis le 13 mars 2020, le gouvernement québécois a renouvelé l’état d’urgence sanitaire plus de 80 fois[1]. Et, comme le dénonce la Ligue des droits et libertés depuis le mois de mai 2021, le fait de renouveler sans cesse l’état d’urgence est très problématique sur le plan démocratique[2]. Dans ce contexte de mesures exceptionnelles, les citoyens et les citoyennes assistent passivement aux points de presse où on les informe des décisions qui ont déjà été prises pour eux sans véritable consultation. On peut penser qu’une consultation avant l’adoption du couvre-feu aurait peut-être permis de sauver la vie de l’innu Raphaël « Napa » André, retrouvé mort gelé dans une toilette chimique « à deux pas du refuge fermé qu’il avait l’habitude de fréquenter[3] ». Il aura fallu l’intervention de la société civile devant les tribunaux pour faire suspendre cette mesure inhumaine pour les plus démuni·e·s[4]. Une confrontation publique sur les raisons du couvre-feu aurait peut-être mis en évidence l’absurdité de son application aux sans-abris.
Si nous dénonçons la perpétuation de l’état d’urgence sanitaire au nom de la démocratie, encore faut-il préciser ce que nous entendons par démocratie. Et surtout : sommes-nous dans une véritable démocratie ? En fait, la réponse varie selon nous en fonction de nombreux biais idéologiques. Les conservateurs vont adopter une définition de la démocratie correspondant à ce qu’on appelle un gouvernement représentatif. Grosso modo, il s’agit de laisser l’élite décider pour le peuple et en son nom. Parce que laissé à lui-même, le peuple ne serait pas en mesure de prendre des décisions éclairées. Du côté socialiste, on vise plutôt une démocratie qui serait davantage participative et plus directe, car les décisions ne devraient pas être laissées aux seuls experts ou aux classes dirigeantes. Rappelons-nous que ce conflit entre démocratie représentative et démocratie participative a pris une forme très concrète lors des grèves et luttes étudiantes en 2012 au Québec.
Selon la conception que défend le philosophe Philip Pettit, la démocratie ne résiderait pas uniquement dans les pratiques électorales régulières et ouvertes en principe à toutes et tous, mais dans la possibilité réelle et concrète pour les citoyennes et les citoyens d’exercer un contrôle sur les décisions et les actions de l’État[5]. La référence à l’élection est nettement insuffisante pour rendre compte de ce que peut et de ce que doit être une démocratie. La légitimité des décisions politiques en démocratie reposerait non pas sur le mode de scrutin, mais sur l’égalité de statut des membres de la communauté politique lors de la participation aux affaires communes. Pour certains, cependant, cette égalité de statut pour prendre part aux délibérations collectives dans la sphère publique demeure insuffisante pour bien cerner la légitimité des pratiques démocratiques. On peut en effet augmenter d’un cran l’exigence propre à la légitimité des décisions politiques. En effet, selon la conception « épistémique » de la démocratie, la délibération entre égaux aurait une « propension à produire des résultats politiques corrects[6] ». La démocratie n’est donc pas seulement un régime politique qui égalise les conditions. Elle est encore moins un marché des préférences de chacune et chacun. Elle est un ensemble de pratiques et de procédures qui identifie, mieux que les autres régimes, autocratique ou aristocratique[7], les mesures les plus adéquates pour répondre aux besoins de toutes et tous.
Conséquemment nous pouvons nous demander quelle est donc la conception du pouvoir qui se dissimule derrière le gouvernement actuel en mode pandémie ? Les dirigeants semblent avoir adopté, sans le savoir, l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas[8]. Ce dernier préconise en temps de crise un modèle de décision calqué sur la figure du père de famille. L’État devient paternaliste pour la bonne cause. Nous devons faire confiance en temps de crise aux dirigeants qui prennent des décisions pour nous, car ils seraient en mesure de bien prendre en compte les intérêts de la collectivité au nom du bien public. La citoyenne ou le citoyen isolé n’aurait qu’une vue limitée en fonction de ses propres intérêts. De plus, il serait trop lourd de compter sur chaque décision individuelle. Ainsi, on s’en remet à une sorte de tyrannie bienveillante ou autorité éclairée, afin de nous sauver du désastre. Selon l’approche de Jonas, les citoyennes et citoyens, s’ils étaient consultés, ne seraient pas en mesure d’adopter un programme de restrictions nécessaires pour faire face à la crise. L’ennui est que, dans ce contexte, la démocratie devient une victime collatérale et en prend pour son rhume. Certains intellectuels[9] sont même allés jusqu’à saluer l’efficacité du régime autoritaire chinois dans sa gestion de la crise sanitaire. La démocratie et son attachement au respect des droits civils et politiques ne seraient efficaces et souhaitables qu’en l’absence de crise. Les « droits de l’hommiste » et la participation citoyenne aux décisions collectives devraient alors être relégués temporairement aux oubliettes, le temps que la crise passe. Rappelons toutefois que le docteur Li Wenliang qui a lancé l’alerte relativement à la propagation du virus a été promptement censuré par Pékin, sous prétexte qu’il s’agissait d’une fausse rumeur[10]. Louer l’efficacité de l’autoritarisme, n’est-ce pas louer un régime qui cherche à éluder ses responsabilités quant aux causes de la pandémie ? Pouvons-nous nous permettre de mettre ainsi en veilleuse les pratiques démocratiques de consultation et de délibération sous prétexte qu’elles sont moins efficaces que l’autorité éclairée ?
En nous privant des pratiques démocratiques de la « confrontation des raisons », on se prive aussi de leurs nombreux avantages. Comme le souligne Charles Girard[11], la démocratie favorise l’égalité dans les décisions politiques. Aussi une confrontation publique des raisons est-elle beaucoup plus respectueuse de la capacité de chaque citoyenne ou citoyen de penser par lui-même. Les citoyens ont « droit à ce que soient justifiées devant eux les propositions politiques que l’on s’efforce de leur imposer[12] ». Ainsi, on peut adhérer aux décisions avec davantage d’égalité. Tenir compte des dissensus en s’appuyant sur une éthique communicationnelle permet aussi d’éviter les « consensus extorqués par contrainte[13] », selon l’expression de Jürgen Habermas. Les pratiques démocratiques ne tirent donc pas leur valeur de leur efficacité intrinsèque à produire les meilleures décisions, mais elles ont le mérite de former le jugement politique de chacun afin que l’obéissance aux normes soit librement consentie. Il importe pour cela d’aménager des temps d’arrêt et des espaces ouverts à toutes et tous, où on peut débattre des fins et des moyens de l’action gouvernementale. À titre d’exemple, les plateformes numériques, utilisées actuellement surtout comme outil de travail et de contrôle, pourraient servir de moyen d’émancipation. On pourrait concevoir des assemblées délibératives populaires en ligne, pour autant qu’on ne creuse pas davantage l’écart numérique entre les citoyens. Il convient cependant de souligner les limites des délibérations à distance, sans véritable face-à-face. Bruce Ackerman et James S. Fishkin[14] ont proposé d’instituer un jour férié de délibérations citoyennes non partisanes avant les élections. Il serait possible de penser à des moyens de transposer ce genre d’initiative à des périodes de crises sanitaires, écologiques ou économiques. Une fois l’urgence passée, on pourrait imaginer un temps d’arrêt pour délibérer en commun de la « reprise » ou de la « relance » de nos activités sur de nouvelles bases.
Certains penseront qu’il est naïf de croire qu’on puisse organiser des délibérations citoyennes civilisées en contexte de crise. Concédons que les pratiques démocratiques sont sensibles au contexte et que les délibérations dans de larges groupes ou même dans des groupes restreints ne produisent pas nécessairement les résultats les plus rationnels. Des études empiriques[15] en psychologie sociale et en économie comportementale ont même montré que la délibération pouvait conduire à une « polarisation de groupe », à radicaliser les individus et ainsi à compromettre la paix sociale. Ce phénomène se manifesterait surtout après la répétition de délibérations enclavées[16], en vase clos, où « les gens n’entendent que l’écho de leur propre voix[17] ». Deux mécanismes expliqueraient ce phénomène : 1) le désir de maintenir une identité, une réputation et une image de soi-même positive, 2) le fait que, dans un groupe homogène, le réservoir d’arguments et d’objections susceptibles de diversifier les positions est beaucoup plus limité que dans l’espace public. Éliminer les enclaves délibératives en cherchant à construire un vaste espace de délibération à l’échelle de la société pourrait néanmoins créer un autre problème : les groupes plus marginalisés ou les personnes dominées n’auraient plus de tribune où exprimer leur voix. Si les délibérations enclavées radicalisent, les délibérations ouvertes à toutes et tous ont tendance à exclure, car seules les voix déjà audibles et privilégiées se font entendre.
La sensibilité au contexte n’invalide pas cependant la valeur de la démocratie délibérative, elle n’est qu’une invitation à la prudence. Il est possible d’imaginer des mécanismes permettant d’atténuer les risques de radicalisation induits par les délibérations enclavées. Par exemple, un face-à-face réel de citoyennes et de citoyens qui ont des points de vue diversifiés sur des enjeux touchant le bien commun est crucial pour dépolariser les groupes et éviter qu’il y ait une monopolisation de la raison publique par les partis officiels ou par les médias traditionnels. À cet égard, le philosophe Oskar Negt précise que « pour y arriver, il est indispensable de maintenir un espace public indépendant qui permette la participation active des êtres humains, et qui doit comporter une vivification permanente des activités de base et la démocratie directe[18] ».
Après tout ce que nous vivons et avons vécu durant cette pandémie de la COVID-19, il nous apparaît urgent de présenter des arguments en faveur d’un renforcement des pratiques démocratiques en temps de crise. Au lieu d’avancer l’hypothèse que les pratiques démocratiques sont inefficaces et nuisibles en temps de crise, partons plutôt de l’idée qu’elles ne sont pas moins inefficaces et nuisibles que les pratiques autocratiques ou technocratiques. Notre thèse peut donc s’énoncer simplement : les pratiques démocratiques en temps de crise ne rendent pas l’exercice du pouvoir ni plus ni moins efficace, elles le rendent plus légitime en égalisant les conditions de formation du jugement citoyen. Nous l’avons évoqué d’entrée de jeu, le statut juridique de l’« état d’urgence sanitaire » est par essence antidémocratique. Il renforce la fonction exécutive du pouvoir en l’immunisant partiellement contre les contrôles et les contestations qui pourraient encadrer son exercice. Au Québec, les articles 118 à 130 de la Loi sur la santé publique prévoient en effet la possibilité pour le ministre de la Santé ou le gouvernement de déclarer l’état d’urgence sanitaire et d’adopter toute une série de mesures contraignantes par décret renouvelable aux dix jours. L’interprétation de ce qui constitue un état d’urgence sanitaire est cependant laissée à la discrétion du ministre ou du gouvernement. Bien que rassurante, la possibilité de désavouer cette interprétation par l’Assemblée nationale, prévue à l’article 122 de la loi, semble illusoire en contexte de gouvernement majoritaire. Si l’urgence sanitaire pouvait aisément justifier la gestion de la crise occasionnée par la COVID-19 par décret au tout début, en mars 2020, il semble que la durée de la pandémie aurait nécessité, et nécessite encore, un recul de la part du gouvernement et un examen attentif de son exercice du pouvoir. On a raté une occasion d’expérimenter des pratiques démocratiques en temps de crise, de tester notre capacité collective à délibérer et à décider collectivement de notre avenir. On a raté une occasion en or de tester les vertus de la démocratie délibérative.
Aussi, dans un contexte où les dirigeants politiques demandent sans cesse à toutes les couches de la population de se réinventer, ne pourraient-ils pas également faire leur part et réinventer à leur tour l’exercice et la participation démocratiques ? À l’instar de Barbara Stiegler[19], nous voulons adopter ce qu’elle appelle « l’hypothèse démocratique » qui consiste à essayer de mettre en place des fonctionnements démocratiques dans tous les lieux sociaux. Nous croyons que la délibération démocratique aurait toute sa pertinence dans un contexte de crise pandémique. Le pouvoir ne perd pas de son efficacité lorsqu’il inclut la délibération, bien au contraire, il atteint sa pleine légitimité. Au Québec, durant cette pandémie, nous avons négligé la possibilité de consulter les jeunes, les personnes âgées, le personnel soignant, le personnel enseignant et les autres membres de la société sur les décisions difficiles qui les concernent. De nombreux sacrifices leur ont été demandés sans leur consentement et sans délibération véritable, et ce, pendant pratiquement deux années. Les conséquences de cette négligence ont de graves répercussions sur la vie sociale. Nous devons faire valoir les bénéfices de la délibération citoyenne même dans un contexte de pandémie, pour que notre vie politique et sociale prenne tout son sens. Comme le soulignent David Robichaud et Patrick Turmel dans leur plus récent essai : « On n’a pas à choisir entre la démocratie et d’autres biens communs. Elle est en fait la condition de possibilité de tout choix collectif. La sacrifier n’est pas une option, sinon celle d’abandonner à d’autres notre liberté[20] ».
- Ce chiffre date du 1er novembre 2021, au moment d’écrire ces lignes. Pour la mise à jour du nombre de renouvellements, voir le site : <www.quebec.ca/sante/problemes-de-sante/a-z/coronavirus-2019/mesures-prises-decrets-arretes-ministeriels>. ↑
- Le présent article se veut un appui à cette remise en question par la société civile du renouvellement de l’état d’urgence et des risques que cela représente pour nos institutions démocratiques. Voir le communiqué de la Ligue des droits et libertés du 13 septembre 2021 : <https://liguedesdroits.ca/18-mois-en-etat-durgence-sanitaire-il-y-a-toujours-bien-des-limites-a-confiner-notre-democratie/>. ↑
- Isabelle Ducas et Maryssa Ferah, « Un sans-abri innu qui “se cachait des policiers” retrouvé mort ». La Presse, 18 janvier 2021. ↑
- Henri Ouellette-Vézina, « Le couvre-feu suspendu pour les sans-abri », La Presse, 26 janvier 2021. ↑
- Philip Pettit, On the People’s Terms. A Republican Theory and Model of Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 207. ↑
- Juliette Roussin, « Démocratie contestataire ou contestation de la démocratie ? L’impératif de la bonne décision et ses ambiguïtés », Philosophiques, vol. 40, n° 2, automne 2013, p. 369-397. ↑
- Ibid. ↑
- Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion [1979], 1995. ↑
- Boucar Diouf, « Droits individuels et inefficacité collective », La Presse, 16 mai 2020; Jean-François Caron, « Le meilleur régime en temps de pandémie », La Presse, 16 mars 2020. ↑
- Eugénie Mérieau, « Ce que l’épidémie révèle de l’orientalisme de nos catégories d’analyse du politique », SciencePo, 21 juillet 2020. ↑
- Voir Charles Girard, « Pourquoi confronter les raisons ? Sur les justifications de la délibération démocratique », Philosophiques vol. 46, n° 1, printemps 2019. ↑
- Ibid. p. 69 ↑
- Voir à ce sujet : Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1986, p. 260. ↑
- Bruce Ackerman et James S. Fishkin, Deliberation Day, New Haven, Yale University Press, 2004. ↑
- Pour un résumé synthétique devenu classique sur cette question, voir Cass Sunstein, « Y a-t-il un risque à délibérer ? Comment les groupes se radicalisent » dans Charles Girard et Alice Le Goff (dir.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Éditions Hermann, 2010, p. 385-440. ↑
- La délibération enclavée est celle qui se déroule en plus petits groupes entre des personnes qui partagent les mêmes visions d’un enjeu ou les mêmes biais idéologiques. ↑
- Sunstein, op. cit., p. 390. ↑
- Oskar Negt, L’espace public oppositionnel, Paris, Payot, 2007, p. 30. ↑
- Voir Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation, Paris, Gallimard, 2021. ↑
- David Robichaud et Patrick Turmel, Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins, Montréal, Atelier 10, 2020 p. 100. ↑

Décoloniser l’école ?

« Comment saisir le moment postcolonial dans l’éducation ? » (p.9) est la question directrice de l’ouvrage de Marie Salaün qui traite de la question scolaire en contexte « postcolonial » et autochtone. La recherche de Marie Salaün a été réalisée à partir d’un terrain en Nouvelle-Calédonie renforcé avec le cas d’Hawaï’i des États-Unis. Elle considère la notion de postcolonial comme trompeuse en ce sens qu’elle indique une temporalité en rupture entre deux époques, car selon elle, « […] il n’est pas possible d’isoler des séquences complètement différentes de celles qui les précédaient directement. » (p.9) En effet, elle estime que l’histoire coloniale n’est pas linéaire et n’arrête pas avec l’indépendance juridico-politique d’un territoire ou l’accession au statut de citoyenneté d’individus en ayant été précédemment dépourvue. Ainsi, elle conçoit cette problématique à partir de ce qu’elle appelle la décolonisation inachevée des populations autochtones en considérant la prise en charge de leurs langues et de leurs cultures par l’institution scolaire d’aujourd’hui. Elle affirme que la prise en compte des langues et cultures autochtones est un aspect important pour questionner le moment postcolonial, car l’école est le lieu idéal pour comprendre l’hétérogénéité des référents contemporains qui influencent les modèles éducatifs.
Pour développer son argumentation, l’auteure analyse d’abord le conflit entre les principes d’égalité des citoyens dans les démocraties modernes et la reconnaissance de droits collectifs spécifiques, les droits des peuples autochtones. Elle se demande : « En quoi les droits des peuples autochtones remettent-ils en question le modèle de l’État-nation démocratique ? » (p.21) L’auteure argumente que la catégorie autochtone questionne la prépondérance des droits individuels que maintiennent les États modernes sur les droits collectifs, endossés par les peuples autochtones. Cette question de droits collectifs renvoie directement à la souveraineté. L’autodéfinissions qui est un critère important s’oppose souvent aux catégories, issues de la colonisation, élaborée par l’État. Le principe d’autodétermination est donc en conflit avec les modèles constitutionnels des États modernes. Malgré l’adoption de la France de la Déclaration sur les Droits des Peuples autochtones, elle a limité sa portée nationale en réduisant son applicabilité aux autochtones d’outre-mer. Les États-Unis ainsi que le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’avaient pas voté cette déclaration, ils s’opposaient au droit à l’autodétermination surtout les droits fonciers et l’accès aux ressources naturelles qui doivent relever de la prérogative l’État selon eux.
La tension entre l’égalité citoyenne dans les États modernes et l’affirmation des peuples autochtones se décompose en trois enjeux. Face aux gouvernements réfractaires à la cause autochtone prétextant qu’elle ne les concerne pas et l’absence d’une définition de la catégorie de Peuples autochtones, ces derniers réclament leur autodéfinissions. Ainsi, l’auto-identification est consacrée dans la conclusion du rapport Cobo et la convention 169 de l’Organisation internationale du Travail. Le second enjeu concerne la reconnaissance des droits collectifs, les États avancent qu’ils ne peuvent pas reconnaitre sur le plan national des droits collectifs. L’autodétermination est le troisième point d’achoppement entre les peuples autochtones et les États qui refusent d’accepter le statut de personnalité juridique internationale accordée aux groupes autochtones par la notion de « peuple ».
L’ouvrage aborde ensuite la complexité de la décolonisation de l’école en contexte autochtone. L’auteure se distancie d’une perspective qui conçoit une continuité historique entre « le colonial et le contemporain ». Ainsi, elle avance que « Littéralement dé-coloniser reviendrait à dé-faire le système scolaire que la colonisation a mis en place. » (p.57) Elle critique le fait que cette perspective de continuité laisse entendre que l’introduction des langues et cultures autochtones suffit pour décoloniser l’école.
Elle considère la façon dont les revendications autochtones remettent en question la mission de l’école qui est de produire l’identité nationale par la diffusion des valeurs démocratiques, faciliter l’harmonie sociale et appuyer l’émergence d’une identité commune. L’émergence de la question autochtone fait partie d’un processus global d’indigénisation. L’auteure établit une relation entre citoyenneté et éducation dans la mesure où l’école a pour vocation de former les membres de la communauté nationale. Elle constate pourtant qu’il y a une structure d’opportunités qui favorise une rupture avec la mission fondatrice de l’école moderne qui apparait en France et aux États-Unis au XIXe siècle.
Marie Salaün questionne les objectifs attribués à l’enseignement des langues et des cultures autochtones. Elle montre l’impossibilité de les hiérarchiser et met en évidence ce qu’elle appelle le dissensus dans le consensus. L’idée défendue est que le cumul des justifications s’abstient à interroger leur adéquation et laisse comprendre qu’il existe un accord là où il y a en revanche de grands désaccords. Les documents officiels distinguent trois niveaux de justification. Une justification pédagogique qui consiste à « […] favoriser le développement personnel et la réussite scolaire de l’enfant de langues maternelles ou d’origine, minoritaire (bilinguisme équilibré) » (p.108). Une justification patrimoniale qui implique de « […] participer, au côté des familles, à la sauvegarde d’un patrimoine linguistique et culturel souvent en danger (conservation linguistique). » (p.108) Et une justification politique qui correspond à « favoriser la compréhension entre les groupes, en reconnaissant des droits spécifiques aux minorités autochtones, séculairement marginalisés par le processus colonial (réparation des préjudices de la période coloniale). » (p.108) L’auteure ajoute l’aspect éthique de la promotion de la diversité culturelle correspondant au respect des droits linguistiques. Dans la réalité, la reconnaissance de l’égalité dans le milieu scolaire est difficile puisque la mission de l’école n’avait pas incorporé le principe de la diversité. En plus, selon l’auteure, les trois justifications sont légitimes, le problème se pose cependant lorsque l’on essaie de les faire tenir ensemble dans le cadre des réformes.
L’ouvrage approche également la tension entre les modèles théoriques, les expériences pratiques d’éducation pour les autochtones et les contraintes par rapport à l’acquisition d’une culture commune. Elle accorde une priorité à « […] l’évaluation des programmes adaptés aux réalités autochtones, vue ici, de par les controverses qu’elle soulève, comme révélatrice d’une situation contemporaine marquée par la disjonction entre l’idéologie linguistique et la structure institutionnelle. » (p.145) En étudiant l’expérience de l’introduction des langues et culture kanak à l’école primaire en Nouvelle-Calédonie (2002-2005), l’auteure parvient à un paradoxe qu’elle résume ainsi : « […] la justification pose que pour améliorer les résultats scolaires des élèves kanak, il faut introduire des langues maternelles kanak à l’école primaire… mais pour poursuivre l’introduction des langues maternelles kanak à l’école primaire, il faut améliorer les résultats des élèves et étudiants kanak en français et en mathématiques, qui sont les deux épreuves qu’ils ont le plus de mal à affronter au concours PE… » (p.157)
Marie Salaün discute finalement du conflit entre savoirs autochtones et savoirs scolaires. Elle pose la question de la commensurabilité et de la compatibilité de ces deux types de savoir au regard de la forme scolaire et du sens de la culture enseignée. Les savoirs autochtones comme savoirs sociaux ont une particularité qui, passés dans le système scolaire, vont être décontextualisés. Ainsi, il y a une relation problématique avec la culture vécue ainsi qu’avec les savoirs scolaires parce que les savoirs autochtones se construisent en refus de l’école telle qu’elle est et les connaissances qu’elle transmet.
L’auteure souligne qu’il existe une tendance à définir les savoirs autochtones en fonction des savoirs occidentaux, mais non pas pour ce qu’ils sont. En plus, la vision du monde autochtone qui place l’humain au centre de la nature, non au-dessus d’elle, est contradictoire à celle de la société occidentale contemporaine. Cette contradiction se manifeste aussi dans le champ de l’éducation où les principes d’une éducation autochtone sont souvent considérés comme contraires à l’éducation occidentale. Ainsi, l’auteure nous dit que, « […] la dimension “oppositionnelle” de l’éducation autochtone est donc un élément clef de la compréhension des arguments de ceux qui la défendent. » (p.227) Toutefois, pour l’auteure, une telle argumentation binaire et caricaturale n’est pas mobilisée par les autochtones, particulièrement les chercheurs.
En somme, les droits acquis par les peuples autochtones en tant que minorité nationale spécifique représentent un sérieux défi pour les démocraties modernes. En effet, affirme l’auteure : « […] le cas autochtone offre un terrain exceptionnel pour tester les limites du désir de concilier l’universalisme du droit des citoyens, la nécessité d’engager un processus de réparation des torts de la colonisation et la reconnaissance de la diversité culturelle en contexte scolaire. » (p.274) Ainsi, les questions scolaires posent donc le problème de la redéfinition des missions de l’école. La pertinence de cet ouvrage permet de questionner au-delà du contexte autochtone la vocation attribuée à l’école, voire à l’éducation en général compte tenu de la problématique des minorités et de la diversité culturelle dans les sociétés modernes contemporaines qui est de plus en plus en vogue en termes de revendication de droits spécifiques. L’auteure aide ainsi à réfléchir à la redéfinition de la mission attribuée à l’école voire à l’enseignement en général. Toutefois, l’auteure reste sceptique quant à la continuité historique des relations coloniales dans la société contemporaine et estime que c’est une « illusion d’optique » qu’il faut s’en débarrasser. Comment peut-on donc penser la décolonisation de l’école dans le contexte autochtone et contemporain en refusant de reconnaître la continuité historique des relations coloniales?
Salaün, Marie. 2013. Décoloniser l’école ? Hawai’i, Nouvelle-Calédonie. Expériences contemporaines. Rennes: Presses universitaires de Rennes.

Crise du logement : quelle part pour les villes ?

Les villes et les villages sont aux premières loges des crises du logement, notamment parce qu’ils ont la responsabilité d’accompagner les locataires sans logis. Depuis deux ans, ils ont vu exploser le nombre de demandes d’aide de ménages en difficulté à la veille du 1er juillet. À Montréal, Laval, Longueuil, Châteauguay, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Rimouski et aux Îles-de-la-Madeleine, au moins 500 ménages se sont retrouvés dans cette situation le 2 juillet et leur nombre a augmenté durant les semaines qui ont suivi. Voyant le désespoir grandir et l’itinérance augmenter, plusieurs municipalités ont interpellé plus ouvertement les gouvernements supérieurs sur la crise du logement et sur les investissements nécessaires au développement du logement social, notamment au cours des campagnes électorales fédérales et municipales de l’automne 2021.
Les causes de la pénurie de logements locatifs et son ampleur varient d’une région à l’autre. En Abitibi-Témiscamingue, sur la Côte-Nord et dans certains secteurs de la Gaspésie, le développement économique et l’ouverture de nouvelles entreprises ont eu une influence immédiate sur la disponibilité des logements et la hausse des loyers. Les propriétaires préfèrent louer à plus gros prix à des travailleurs qui arrivent plutôt qu’à des locataires à faible ou modeste revenu. De son côté, le tourisme exerce une pression supplémentaire sur le marché locatif; c’est notamment le cas dans le Bas-Saint-Laurent, en Gaspésie et aux Îles-de-la-Madeleine. Les logements sont réservés aux touristes plutôt qu’offerts aux locataires de la région. Dans certaines villes, la population étudiante et l’immigration influent sur la demande de logements. Enfin, la pandémie a aussi contribué à aggraver ce phénomène, comme dans les Laurentides. L’attractivité nouvelle de certaines régions, due au recours au télétravail, a contribué à augmenter la spéculation immobilière, par exemple en Mauricie et dans le Bas-Saint-Laurent.
Les taux d’inoccupation de 3 % sont beaucoup plus bas que le seuil dit d’équilibre du marché dans la majorité des villes du Québec. La rareté accentue une crise, que plusieurs vivaient déjà, caractérisée par le manque de logements locatifs bon marché, les hausses abusives, les évictions frauduleuses et l’insalubrité des logements. Près de 244 500 ménages locataires de la province vivent dans la précarité : ils ont des besoins impérieux de logement, vivent dans un logement trop cher, surpeuplé ou en mauvais état. Alors qu’ils représentent une solution pérenne contre le mal-logement, les différents logements sociaux, HLM, coopératives et organismes sans but lucratif, sont en nombre insuffisant et ne peuvent répondre aux nombreux besoins. Se trouver un logement décent est devenu une quête impossible.
À Montréal, la situation est inusitée et complexe. Dans les quartiers centraux, où l’on retrouve habituellement la population estudiantine des établissements d’éducation supérieure, les ménages issus de l’immigration récente et les touristes, on a constaté l’an dernier une augmentation significative du nombre de logements inoccupés à la suite des mesures de confinement, et donc à une diminution tout aussi significative de la demande. Pourtant, le prix des loyers n’a cessé de grimper bien au-delà du taux général d’inflation. Le prix des logements disponibles est tellement élevé que des dizaines de ménages se sont retrouvés sans logis à l’été 2021 et le sont demeurés pendant plusieurs semaines. Cependant, dans les secteurs ceinturant l’île, comme Ahuntsic-Cartierville, Montréal-Nord, Pointe-aux-Trembles et Montréal-Est, le taux d’inoccupation a chuté; ces quartiers sont devenus des refuges pour les personnes incapables de trouver un logement financièrement accessible au cœur de la métropole. Si rien n’est fait rapidement, Montréal semble destinée à vivre le même sort que Vancouver et Toronto.
Des engagements insuffisants pour répondre à la crise du logement
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le logement ait été, dans plusieurs villes, un des enjeux centraux de la dernière campagne électorale municipale. Contrairement au gouvernement du Québec qui continue de nier l’existence de cette crise, plusieurs partis en lice en ont parlé ouvertement. Ils ont aussi dit vouloir contribuer à la mise en place de solutions à la non-abordabilité du logement. À Montréal, Québec, Sherbrooke, Longueuil et Gatineau, plusieurs partis se sont fixé des objectifs clairs de développement de logements sociaux. C’est une avancée, si on considère que lors de la dernière campagne, seul Projet Montréal l’avait proposé dans sa Stratégie 12 000 logements sociaux et abordables. Cependant, au bout du compte, dans la plupart des municipalités, les candidates et les candidats élus n’ont émis qu’une vague promesse de faire du logement une priorité et laissé de côté les mesures concrètes de soutien au logement social qui répondent aux besoins des ménages à modeste et à faible revenus pour qui l’accession à la propriété privée est impensable.
Les engagements pris ne seront pas suffisants pour répondre aux besoins urgents. Malgré leur manque d’ambition, ils constituent tout de même un pas dans la bonne direction et augmentent la pression sur les gouvernements supérieurs, Québec en particulier.
Les villes peuvent-elles faire une différence ?
Les villes et les villages disposent de plusieurs leviers pour faciliter le développement de logements sociaux, par exemple la cession de terrains pour des projets portés par les offices d’habitation, les coopératives ou les organismes sans but lucratif. Ils peuvent également augmenter les montants qu’ils versent au fonds pour le développement du logement social, comme l’ont récemment fait Rimouski et Trois-Rivières, par exemple.
Les municipalités peuvent aussi acheter des sites et les réserver à de futurs projets, adopter un règlement rendant obligatoire l’inclusion d’un pourcentage de logements sociaux dans les nouveaux ensembles résidentiels privés. Montréal peut utiliser son droit de préemption à des fins de logement social. Certaines municipalités demandent à Québec ce même pouvoir.
Malgré tout, pour faire aboutir la construction de nouveaux logements sociaux sur leur territoire et pour acheter des logements locatifs encore abordables, les rénover et les socialiser, les municipalités ont absolument besoin du soutien financier des gouvernements fédéral et québécois. C’est là où le bât blesse. Si la province ne prévoit pas le lancement de nouveaux projets au programme AccèsLogis, le seul actuellement consacré au développement du logement social, et un financement suffisant, les villes ne pourront pas atteindre leurs objectifs.
Depuis l’élection de la Coalition avenir Québec (CAQ) en 2018, moins de 4000 logements sociaux ont été construits et on a annoncé seulement 500 nouvelles unités pour tout le Québec dans trois budgets successifs. Malgré la promesse de François Legault, plus de 10 000 logements sociaux déjà programmés et promis en 2018 ne sont toujours pas construits parce que Québec tarde à y consacrer les sommes suffisantes.
Les villes peuvent aussi se doter, comme l’a fait Montréal dans le passé, de leur propre programme de projets de logements sociaux alors que les gouvernements supérieurs se désengagent de toute obligation à cet égard. Montréal et Drummondville l’ont fait récemment : elles ont prévu les sommes nécessaires à l’acquisition de logements locatifs de façon à en préserver l’abordabilité. Dans un contexte d’effritement rapide du parc de logements encore abordables à coups d’évictions frauduleuses et de hausses abusives, c’est une voie à ne pas négliger.
Contrer la financiarisation : protéger les logements locatifs encore abordables
Depuis quelques années, la financiarisation du logement[2] accélère la réduction du parc de logements locatifs privés encore abordables. Des fonds d’investissement, à la recherche de taux de rendement élevés, proposent leurs capitaux aux promoteurs immobiliers. Les uns et les autres envisagent le logement en fonction du profit réalisable. Cette logique contribue à l’explosion du coût des loyers, à l’appauvrissement des ménages locataires qui doivent y consacrer une part de plus en plus importante de leur revenu et à l’embourgeoisement des quartiers.
De grandes compagnies se prêtent à ces opérations lucratives et exercent ainsi des pressions indues sur le parc de logements. Par exemple, on a récemment vu des multinationales comme Akelius, bien connue pour avoir contribué à la flambée des loyers dans des villes européennes, dont Berlin, investir dans l’achat d’immeubles à logements montréalais. Elles ciblent notamment les immeubles modestes, habités depuis longtemps par les mêmes locataires et dont les loyers sont relativement bas. Elles utilisent différents stratagèmes, parfois illégaux, et chassent les locataires pour transformer leurs logements en habitations beaucoup plus rentables. Il arrive souvent que les travaux annoncés ne soient pas exécutés. Les comités logement constatent d’ailleurs, depuis deux ans, une hausse constante d’appels de locataires qui ont reçu des avis d’éviction[3]. Cela a de lourdes conséquences, non seulement sur les personnes concernées, mais sur toute l’offre de logements accessibles dans les environs.
Les locataires ainsi chassés sont nombreux à faire partie de la cohorte de ceux qui ne parviennent pas à se reloger aux alentours de la période des déménagements. À Montréal, 40 % des ménages locataires qui ont demandé une aide au relogement au Service de référence de la ville avaient perdu leur logement à la suite d’une éviction pour des travaux ou d’une reprise de possession.
En attendant que Québec agisse pour mieux protéger les locataires et le parc locatif, les municipalités doivent passer à l’action. Tout en se dotant de programmes d’acquisition, elles peuvent interdire l’utilisation des logements à des fins d’hébergement touristique et mieux protéger les maisons de chambres en adoptant des règlements dissuasifs. Elles peuvent également exercer un meilleur contrôle de leurs permis de construction pour contrer les opérations de « rénovictions ».
Les municipalités pourraient également contribuer à limiter les hausses abusives de loyer en instaurant sur leur territoire un registre public et universel des loyers. Ce serait un message fort sur l’urgence d’agir en la matière. La mairesse de Montréal, Valérie Plante, s’est engagée durant la campagne électorale à mettre en place un tel registre. Malheureusement, s’il ne s’applique qu’aux immeubles de plus de huit logements comme elle l’a promis, cela affaiblira grandement sa portée. Toutefois, pour que l’ensemble des locataires du Québec soit protégé, il faut un registre provincial assorti d’un contrôle obligatoire des loyers.
Du logement social « abordable » : un virage à empêcher
Lors des récentes campagnes électorales, tant fédérales que municipales, on a vu la crise du logement être assimilée à la difficile accession de la classe moyenne à la propriété privée, ce qui occulte les besoins urgents des ménages locataires à modeste et à faible revenus mal logés. Il faut s’en inquiéter. De plus, on a assisté à un virage plus que sémantique vers le logement dit « abordable », notion beaucoup plus floue que logement social, hors marché privé et sans profit.
Imposé d’abord par Ottawa, le logement abordable désigne autant les logements sociaux que les logements privés. La notion est assez élastique[4]. Lorsque les gouvernements financent des promoteurs privés pour faire construire ces logements, l’abordabilité est généralement définie non pas en fonction de la capacité de payer des locataires, mais des loyers médians du marché. À Montréal, une enquête journalistique a récemment démontré que certains de ces logements subventionnés par le fédéral et construits par le privé se louent en moyenne 2 225 dollars par mois[5]. Évidemment, ces logements dits « abordables » ne répondent pas aux besoins des personnes mal logées.
Les dernières annonces budgétaires de Québec s’inscrivent directement dans cette lignée. La mise à jour économique et financière du 25 novembre 2021 annonçait des investissements dans un nouveau programme de logements « abordables » axé sur le financement du privé qui remplacerait AccèsLogis. Pas un sou supplémentaire n’a été prévu pour financer le logement social. Il s’agit d’une véritable privatisation de l’aide au logement.
Alors que le logement social est sous-financé depuis des années, il est inacceptable que le gouvernement partage ces maigres investissements avec le privé. De nombreux projets de logements sociaux sont laissés en plan, dont ceux qui pourraient se réaliser sur des terrains récemment acquis par les villes de Québec et de Montréal. Le désengagement du gouvernement Legault face aux demandes de ces villes est méprisant; le statu quo est aussi désespérant pour les locataires, les comités logement et les organismes communautaires qui se battent pour développer des projets à l’abri de la spéculation qui répondent aux besoins de leur communauté.
Pour des villes qui prennent parti
Les municipalités sont largement dépendantes des orientations imposées par Québec et Ottawa, mais elles peuvent choisir les projets qu’elles soutiennent. Elles ont le pouvoir de ne pas attendre et d’agir.
Les ménages les plus vulnérables, c’est-à-dire les locataires à modeste et à faible revenus mal logés, doivent être au centre des préoccupations des municipalités. Pour eux, elles doivent prioriser le développement du logement social, autant sous forme de logements publics que de coopératives et d’organismes sans but lucratif. Elles doivent faire pression sur les gouvernements supérieurs et exiger un réinvestissement dans le logement social, car pour sortir de la crise du logement, il faut beaucoup plus que 10 % de logements sociaux au Québec. Elles doivent également continuer de réclamer une révision de la fiscalité municipale, afin que les taxes foncières ne soient plus leur principale source de revenus et qu’elles soient affranchies des promoteurs privés.
Véronique Laflamme est organisatrice communautaire et porte-parole du FRAPRU[1]
- FRAPRU : Front d’action populaire en réaménagement urbain. ↑
- Louis Gaudreau a publié chez Lux un excellent ouvrage sur le sujet : Le promoteur, la banque et le rentier. Fondements et évolution du logement capitaliste, 2020. ↑
- À ce sujet, on peut consulter le communiqué « Le phénomène des évictions de locataires sévit partout au Québec » émis par le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ) le 14 décembre 2021. ↑
- Le Réseau québécois des OSBL d’habitation a fait un excellent résumé dans le texte « Il y a abordable… et abordable », publié dans son bulletin n° 62 de l’automne 2021, disponible en ligne, <https://rqoh.com/il-y-a-abordable-et-abordable/>. ↑
- Maxime Bergeron, « 2225 $, un loyer “abordable” à Montréal, selon Ottawa », La Presse, 12 octobre 2021. ↑

Bilan des élections à Sherbrooke

Les élections municipales du 7 novembre 2021 sont, à n’en pas douter, historiques. Evelyne Beaudin, une économiste de 33 ans, est devenue la première mairesse de l’histoire de Sherbrooke. Le conseil municipal s’est résolument rajeuni et est pour la première fois composé d’une majorité de femmes : 10 conseillères sur 14. Ont aussi été élues pour la première fois une personne noire, le maire suppléant, une personne d’origine brésilienne et une personne d’origine chinoise. Seules cinq personnes ont été réélues. Des neuf nouveaux visages, six proviennent d’un même parti, Sherbrooke Citoyen. Le renversement est saisissant : le dernier conseil se composait de 13 personnes « indépendantes » et d’une seule, Evelyne Beaudin, élue sous la bannière de ce parti qui en était alors à ses premières élections.
L’entrée de Sherbrooke au XXIe siècle : émergence d’un parti municipal fort
Durant la campagne de l’automne 2021, le journal local rencontre deux candidats au poste de conseiller municipal d’un district de Sherbrooke[2]. L’un est indépendant, l’autre de Sherbrooke Citoyen. « Pourquoi être candidat indépendant ? », demande-t-on au premier candidat. « Très bonne question, répond-il. Je trouve que le plus grand avantage d’être un candidat indépendant, c’est qu’on peut vraiment écouter ses citoyens et prendre nos décisions sans avoir à suivre une ligne de parti. On peut vraiment choisir ses priorités, quelles actions on va entreprendre sans avoir à suivre les consignes d’une autre personne. Donc, c’est une [sic] raison pour laquelle je suis très fier d’être un candidat indépendant. » À Sherbrooke, les candidats indépendants semblent ignorer la nature d’un parti politique. La preuve en est qu’ils affirment, de façon dogmatique et sans l’ombre d’un doute, que leur statut d’indépendant leur confère un immense avantage en matière d’écoute de la population et de liberté d’action. L’homme de lettres Boileau (XVIIe siècle) n’avait sans doute pas tort d’écrire que « l’ignorance toujours est prête à s’admirer ».
Sherbrooke est l’une des rares villes d’importance au Québec où les partis municipaux peinent à s’implanter de manière durable et où on disqualifie les indépendants. On ne peut aborder cette particularité sans rappeler quelques éléments historiques. Un vent de démocratisation souffle au XIXe siècle sur les sociétés occidentales alors que le droit de vote se généralise – du moins pour les hommes. Mais plusieurs perdent vite leurs illusions : rien n’a vraiment changé, il n’y a aucune règle, les pots-de-vin abondent, le droit de vote n’avantage que les notables. Ces derniers, une fois élus, gèrent le bien public au gré de leurs intérêts : ils disent n’avoir de comptes à rendre à personne… Parce que la « démocratie », c’est le « pouvoir du peuple » et non celui de quelques-uns, des groupes s’organisent, mettent en commun leurs ressources et cherchent, en équipe, à se faire élire de manière à conquérir le pouvoir. Bien que réprimés à plusieurs endroits par les élites qui voient le pouvoir leur échapper, ces groupes – ils vont porter le nom de « partis » – correspondent bien à la volonté de démocratie des populations de sorte que, partout en Occident, ils sont aujourd’hui au cœur du fonctionnement des États et ont à peu près fait disparaître les indépendants. Les partis ont comblé les attentes de la population par un programme, des valeurs et des promesses, la population en retour les a élus et reconnus comme ses représentants. « Il ne peut pas plus y avoir de démocratie sans partis, que de pensée sans langage », résume Georges Vedel, un des grands juristes français du XXe siècle. En tout cas, on est loin de l’image caricaturale d’un parti politique dont s’inspire, pour se mettre en valeur, le candidat indépendant de Sherbrooke cité plus haut.
Des partis politiques municipaux apparaissent au Québec au cours des années 1960, notamment à Montréal et à Québec. À la fin des années 1970, le gouvernement du Parti québécois décide d’en favoriser la multiplication et de les assujettir aux mêmes règles qui régissent les partis provinciaux. Comme c’est la tendance un peu partout dans le monde, il cherche en effet à décentraliser vers les villes une partie de ses propres pouvoirs et ressources et souhaite, par les fusions municipales, faire naître de véritables gouvernements de proximité. Si on pratique la démocratie au Québec, on doit aussi la pratiquer dans les villes qui hériteront d’un nombre de plus en plus élevé de pouvoirs [3]. Tous les gouvernements qui se succèdent depuis lors maintiennent le cap dans la même direction. Signe d’un succès indéniable, on retrouve aujourd’hui au Québec des partis dans pratiquement les deux tiers des villes de plus de 10 000 habitants et des partis dans toutes les grandes villes : on en dénombre 182 dans 85 villes différentes.
La ville de Sherbrooke a cependant été longtemps étrangère à cet engouement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de parti municipal avant Sherbrooke Citoyen. On retrace dans les années 1970 l’Action civique de Sherbrooke et le Parti sherbrookois, dans les années 1990 le Regroupement des citoyens et citoyennes de Sherbrooke, dans les années 2010 le Renouveau sherbrookois, mais ces partis ont été éphémères. Aucun ne semble avoir été suffisamment organisé et fort pour résister à une défaite.
Plusieurs raisons permettent néanmoins de croire que Sherbrooke Citoyen, dont la cheffe a été élue mairesse le 7 novembre dernier, a un bien meilleur avenir devant lui. La multiplication et la complexification des fonctions municipales dévolues au fil des deux dernières décennies par Québec constituent des conditions favorables. Elles rendent en effet plus évidente la nécessité d’un meilleur encadrement par la population des élu·e·s municipaux au moyen d’un programme et d’une action commune, ce qui constitue l’essence d’un parti. Tant que les villes s’occupaient essentiellement d’aqueduc et d’égouts, un parti ne pouvait sans doute pas paraître nécessaire. Par ailleurs, si les conditions dans lesquelles se retrouve Sherbrooke Citoyen le favorisent, son organisation interne est exceptionnelle et augure bien de sa pérennité. On est devant un parti structuré, adéquatement doté de ressources, soutenu par des centaines de donateurs et de bénévoles, et qui a évité l’erreur de s’organiser autour d’une seule personne. Lors de la dernière élection, il a mis sur pied une organisation autonome dans chacun des districts de la ville, partageant des services et reliée par des moyens de communication particulièrement efficaces. Une opération de porte à porte a permis de ratisser les districts, des candidats ont même visité certaines rues à plusieurs reprises. Le 31 octobre et le 7 novembre, le parti aurait réussi, selon diverses sources, à mobiliser un millier de bénévoles ! Aucun parti sherbrookois n’a accompli une telle prouesse. Sherbrooke Citoyen dispose d’un programme et d’idées claires qui correspondent à divers consensus au sein de la population : respect de l’environnement, transparence, mobilité efficace, participation des citoyennes et des citoyens, qualité de vie, contrôle du développement… Fondé il y a quelques années, le parti a rapidement cherché à se diversifier, à s’ouvrir aux communautés culturelles, à attirer les jeunes, mais aussi les plus vieux, à recruter des gens de toutes les allégeances politiques, à se développer dans tous les arrondissements.
Graphique I
Si on a longtemps pu à Sherbrooke être sceptique quant aux chances de succès des partis politiques sur la scène municipale, on peut penser que cette page est tournée pour de bon. Il faut souligner à ce propos le comportement des électrices et des électeurs lors du scrutin du 7 novembre 2021. Un parti municipal doit convaincre son électorat de le favoriser autant dans le district qu’à la mairie. Or, si on observe les résultats des élections de 2021, ce défi semble avoir été en bonne partie relevé. C’est du moins ce qu’on peut lire dans le graphique I. On remarque d’abord un rapport ou une proportion remarquablement stable entre le vote pour Sherbrooke Citoyen à l’échelle du district et celui à la mairie : pour l’ensemble des 654 sections de vote étudiées, soit l’essentiel des sections non atypiques, on note 22 171 votes en faveur de la mairesse et 21 901 en faveur du candidat de district de Sherbrooke Citoyen, un écart de l’ordre de 1 %. Ensuite, on remarque que le lien entre les deux variables[4] est très fort : un coefficient de corrélation de 0,802. Enfin, la pente de la droite de régression est de 0,827, voisine donc de la diagonale : cela signifie que, dans chaque bureau de scrutin, dès que 10 électeurs se présentent pour voter pour le candidat de Sherbrooke Citoyen, il y a en moyenne un peu plus de 8 électeurs qui votent aussi en faveur de la candidate de Sherbrooke Citoyen à la mairie. Bref, tout laisse alors à penser qu’un « esprit de parti » est déjà à l’œuvre à Sherbrooke. Il sera bien difficile d’en faire fi lors de la prochaine élection.
Faits de campagne
La campagne électorale a été relativement « propre » : la candidate et les deux candidats à la mairie ont évité les attaques personnelles et ont discuté des dossiers et des enjeux réels de cette élection. Ainsi, contrairement à ce qui est arrivé à Denis Coderre à Montréal, Luc Fortin, ancien ministre libéral sous Philippe Couillard et candidat à la mairie, n’a pas eu à répondre de possibles conflits d’intérêts. Depuis sa défaite électorale aux mains de Christine Labrie en 2018, il a en effet travaillé pour TACT, une entreprise de conseils stratégiques qui propose aux entreprises « des solutions complètes et intégrées en relations publiques, relations gouvernementales et affaires publiques » de manière à « mieux faire entendre et maximiser [leur] influence[5] ». En contrepartie, même si le slogan du nouveau venu en politique municipale sherbrookoise (« Rassemblons Sherbrooke ») visait certainement à mettre Évelyne Beaudin et le maire sortant Steve Lussier sur la défensive en amplifiant la perception selon laquelle ils s’étaient livrés à des « chicanes » stériles et couteuses au conseil municipal au cours de leur dernier mandat, Fortin a eu l’intelligence de ne pas élever cette pique au rang d’un thème de campagne.
Fort d’un programme politique travaillé depuis quatre ans et adopté démocratiquement un an avant les élections, Sherbrooke Citoyen s’est positionné de manière claire et cohérente sur une large gamme d’enjeux : mobilité durable, patrimoine bâti, développement des quartiers, services aux ainé·e·s, participation politique, protection des boisés, culture, gestion de l’eau, logement, gouvernance. Outre ce programme, le jeune parti a aussi bénéficié d’atouts qu’il n’avait pas lors de sa première campagne électorale en 2017. Mentionnons d’abord l’expérience de quatre années au conseil municipal de sa candidate à la mairie. Les performances d’Évelyne Beaudin lors des débats et les communiqués de presse publiés au fil de la campagne par le parti se sont distingués par leur qualité réflexive, leurs justifications factuelles, leur maturité politique et leur efficacité en termes de communication. À cette compétence et cette crédibilité politique, on doit ajouter les capacités organisationnelles et financières du parti, les talents qu’il a su rassembler pour diriger sa campagne et former les candidates et les candidats ainsi que leurs équipes de bénévoles aux opérations de porte-à-porte et de sortie de vote. Enfin, si Sherbrooke Citoyen a fait autant de gains le soir des élections, c’est aussi parce qu’il a été le seul parti à faire campagne. Pendant cinq semaines, souvent plus, dans tous les districts de la ville, 14 candidates et candidats ont frappé aux portes pour défendre simultanément leur candidature dans le district et celle de leur cheffe à la mairie.
La course à la mairie, qui a commencé à trois, s’est terminée en quelque sorte à deux. L’équipe de campagne expérimentée qui avait soutenu Steve Lussier en 2017 s’est en partie tournée vers Luc Fortin en 2021. À la mi-campagne, ce dernier était donné favori par les sondages. Arrivé tardivement en campagne, c’est un bon communicateur qui a projeté l’image d’un père de famille rassembleur. Il a su intervenir sur les principaux enjeux de l’élection, mais ses propositions n’avaient ni la précision ni la cohérence de celles de Sherbrooke Citoyen qui travaillait les siennes depuis des années. Le saut de Fortin en politique municipale a d’ailleurs été surprenant dans la mesure où, quelques mois plus tôt, il avait déclaré aux médias que ce palier ne l’intéressait pas vraiment. Cela n’a pas empêché deux anciens maires, Bernard Sévigny et Jean Perrault, de lui donner leur appui.
Bien qu’aucun enjeu politique ne se soit finalement imposé comme étant « la question de l’urne », l’accès au logement a été révélateur des orientations politiques des trois adversaires à la mairie. Le 1er juillet 2021, ce sont 70 ménages sherbrookois qui se sont retrouvés à la rue, un nombre en hausse depuis quelques années[6]. Luc Fortin a proposé de financer la construction de 110 logements abordables par année à partir des profits tirés de la vente de l’électricité d’Hydro-Sherbrooke à l’entreprise de cryptomonnaie Bitfarms, installée à Sherbrooke depuis 2018. Évelyne Beaudin, économiste de formation, a critiqué cette proposition qui lie le droit au logement à un marché spéculatif imprévisible. Elle proposait plutôt la construction de 1000 logements sociaux et abordables en cinq ans, des coopératives et des logements abordables intégrés à de grands projets immobiliers grâce à des incitatifs fiscaux. Quant au maire sortant Steve Lussier, dont le bilan en ce domaine n’a rien d’impressionnant, il a dit vouloir ajouter 125 logements abordables par année en offrant des incitatifs fiscaux aux propriétaires d’immeubles locatifs.
L’environnement a constitué un autre enjeu important. Sherbrooke Citoyen veut par exemple que la ville sépare ses eaux pluviales de ses eaux usées à moyen terme et mette fin aux rejets d’eaux usées dans les rivières de la ville. Le parti veut aussi faire passer l’objectif de la Ville de protéger ses milieux naturels de 12 % à 17 %, notamment en créant un grand parc régional dans le boisé entre Lennoxville et Ascot. Enfin, dans une ville encore très dépendante de la voiture, le parti propose un ensemble de mesures pour développer des quartiers mixtes et complets (résidences, services, commerces de proximité, diversité de la population…), améliorer le réseau cyclable utilitaire, mieux desservir les quartiers émergents en transport en commun. Luc Fortin a proposé un programme semblable quoique moins ambitieux en matière de protection du territoire : il se contentait d’exiger une juste compensation pour la coupe d’arbres liée aux nouveaux projets immobiliers. Quant aux ambitions environnementales de Steve Lussier, elles se sont exprimées de manière « paradigmatique » dans sa proposition de synchroniser les feux pour rendre la circulation plus fluide…
Premier chantier
À peine élus, le nouveau conseil municipal et la nouvelle mairesse s’attaquent à une réforme de la gouvernance. Beaudin veut rendre la prise de décision plus efficace, plus transparente et plus équitable[7]. Si son parti et elle parviennent à leurs fins, 25 comités politiques municipaux seront fusionnés en 6 grandes commissions : aménagement et territoire, culture et loisirs, économie, environnement et mobilité, sécurité et développement social, finances et administration. Ces commissions recevront des mandats d’analyse et un pouvoir de recommandation au conseil municipal. La rémunération des membres du conseil sera aussi revue en faveur d’une distribution plus équitable suivant les dossiers travaillés par les différentes personnes élues. Parallèlement, cinq grandes instances consultatives citoyennes seront créées et placées sous la responsabilité d’un nouveau secrétariat à la participation citoyenne. Ces conseils citoyens seront autonomes et dotés de pouvoirs de recommandation en ce qui concerne la diversité culturelle, les femmes, les jeunes, les personnes ainées et les personnes handicapées.
En somme, le nouveau paysage politique à Sherbrooke annonce, entre autres choses, un renforcement important de la démocratie municipale.
Philippe Langlois, Paul Lavoie sont respectivement professeur de philosophie et cadre retraité du Cégep de Sherbrooke[1]
- Les auteurs résident tous deux à Sherbrooke. En 2021, ils se sont impliqués activement dans la campagne électorale du parti Sherbrooke Citoyen. ↑
- Jasmine Rondeau, « La Tribune cuisine vos candidats du district de l’Hôtel-Dieu », La Tribune, 27 octobre 2021. ↑
- Guy Tardif, Journal des débats de l’Assemblée nationale : le 12 juin 1980, vol. 21, n° 112, 1980. ↑
- Pour les personnes moins familières avec les graphiques, les deux variables sont : le nombre d’électeurs favorables au candidat de Sherbrooke citoyen (axe des x) et le nombre d’électeurs favorables à la chefferie de Sherbrooke citoyen (axe des y). ↑
- TACT, « Une exécution performante », 2021, <www.tactconseil.ca/services>. ↑
- Jasmin Dumas, « Crise du logement : les candidats aux municipales à Sherbrooke présentent leur plan », TVA Nouvelles, 27 septembre 2021. ↑
- Evelyne Beaudin, Gouverner efficacement. Sept propositions pour moderniser la gouvernance de la Ville de Sherbrooke en misant sur la transparence et la participation citoyenne, Sherbrooke, 2021, <https://sherbrookecitoyen.org/gouverner-efficacement/>. ↑

PIERRE BEAUDET, MILITANT, stratège, intellectuel, ami et camarade

En plus de la perte d’un ami et camarade depuis 35 ans, il représente une perte énorme pour les mouvements progressistes et révolutionnaires à travers le monde. Pierre était un ami du magazine Amandla ! et un défenseur de ses politiques. Je célèbre ici sa vie et son travail politique, qui étaient pratiquement inséparables, principalement dans ses mots et dans les mots de ses amis et camarades qui ont écrit des hommages provenant du monde entier.
Ukraine
Mais pour commencer par la fin – son dernier texte , sur l’Ukraine le 2 mars dernier:
Maintenant que la Russie a attaqué, il n’y a pas de retour en arrière possible. Soit Poutine réussit son pari de soumettre l’Ukraine, ce qui lui permettrait lui permettre de “confier” à un nouveau gouvernement la tâche de de “rétablir l’ordre”. Ou bien la situation s’enlise dans une confrontation sans fin…Dans les deux cas, les conditions auront été créées pour relancer une sorte de nouvelle guerre froide, qui sera alimentée par de violentes attaques contre l’économie russe, la surmilitarisation de l’Europe centrale autour des alliés stratégiques que sont les pays baltes et la Pologne, le soutien à la résistance ukrainienne résistance ukrainienne, etc.
Cette nouvelle guerre froide 2.0 va représenter un énorme réalignement des priorités et des stratégies. L’OTAN, dont la pertinence était moindre il y a il y a quelques années, va revenir en force. Les États membres seront tenus d’augmenter substantiellement leurs dépenses militaires et de s’impliquer directement dans la stratégie de contre-attaque et d’affaiblissement de la Russie : sanctions économiques, soutien militaire et politique aux États et mouvements qui affrontent la Russie, une grande ” bataille d’idées ” pour réinventer le monstre qui a tant effrayé l’opinion occidentale pendant plus de 30 ans, etc.
Près de quatre semaines plus tard, c’est à peu près exactement là où nous nous trouvons. L’Allemagne est à la tête du réarmement de l’Europe. l’Europe. Et les sanctions sont imposées sévèrement pour infliger un maximum de dommages à l’économie russe.
Québec Solidaire
Une grande partie de la politique de Pierre peut être vue dans le plus récent article qu’il a écrit pour Amandla ! sur Québec Solidaire (QS), un tout nouveau parti de la “coalition arc-en-ciel” qui s’est formé au Québec à partir de mouvements de masse.
Il m’avait parlé d’un défi central défi pour ce parti, paradoxalement de son gain de 10 sièges à l’Assemblée nationale du Québec. l’Assemblée nationale du Québec. Il avait compris les périls de la bureaucratisation bien avant qu’ils ne soient qu’ils ne soient une tache à l’horizon, et la dégénérescence politique qui les accompagne :
Il y a une tendance au sein de QS, comme avec d’autres “nouveaux” partis, à devenir “réalistes” – à se déplacer vers le centre, avec des revendications limitées mais plus largement soutenues revendications. Ces revendications sont beaucoup de ces revendications et elles sont suffisamment urgentes : sur l’éducation la santé, le logement, l’environnement, etc. Ce sont les “questions ordinaires” qui attirent les gens. QS peut gagner des voix en proposant une “nouvelle gouvernance”, plus ou moins dans la lignée politiques keynésiennes (un plus grand et meilleur État-providence).
Les objectifs à long terme, vers une société post-capitaliste et un État républicain et indépendant, sont laissés dans les couloirs. C’est ce qui a tendance à arriver aux partis qui progressent sur le plan électoral. Les élus sont maintenant dans les médias. Ils disposent d’une importante “machine”, comprenant beaucoup de personnel et de ressources financières publliques.
A QS, l’idée originale était de combiner la lutte “dans la rue et dans les urnes”. Mais il y a une nette tendance à accepter les termes définis par l’État antidémocratique et son vaste arsenal de lois et de règlements.
C’est exactement ce que certains mouvements populaires envisageaient lorsqu’ils se sont présentés aux élections locales sud-africaines de l’année dernière. Élire des représentants du Botshabelo Unemployed Movement ou du Mouvement des chômeurs plutôt que des partis politiques qui n’existent que pour les élections.
Internationalisme
Pierre a toujours été un internationaliste. Gustave Massiah, l’un des fondateurs du mouvement français Attac, décrit Alternatives, l’ONG que Pierre a participé à la création d’Alternatives au milieu des années 1990 :
D’abord, en soutenant les mouvements des peuples des pays du Sud. Ensuite, dans l’émergence du mouvement altermondialiste avec les luttes contre la dette et les programmes d’ajustement structurel, contre les politiques des institutions internationales, le FMI, la Banque Mondiale, puis l’OMC. Nous avons beaucoup appris de Alternatives. De la longue lutte contre la Zone de libre-échange des Amériques qui a commencé en 1994, jusqu’aux les grandes mobilisations de 2001.
Monique Simard, une féministe québécoise bien connue a dit à Judy Rebick (une amie et amie et militante canadienne) :
Sa vision de la solidarité internationale était inégalée. Il avait une vision globale de la politique. Pierre savait tout sur tout, pas seulement sur la situation dans son ensemble, mais il pouvait vous parler des détails dans chaque pays. Le spectre de ses connaissances était si large. Il était incroyable.
Et Pierre lui-même, décrivait le contraste de traitement des réfugiés ukrainiens avec d’autres en termes graphiques :
En ce moment, au moins 10 millions Syriens, Irakiens, Afghans (pour n’en citer que quelques-uns) croupissent dans des camps de détention publics payés par les pays membres de l’OTAN. La grande majorité de ces damnés de la terre savent déjà qu’ils ne seront jamais acceptés comme réfugiés.
Son internationalisme l’a conduit à jouer un rôle dans l’établissement du Forum social mondial.
Citons encore Gustave Massiah :
A partir de 2001, l’altermondialisme a ouvert une nouvelle période de rencontres et de rencontres et de visibilité internationaliste. C’est le début des Forums sociaux de Porto Alegre en 2001. Au même moment, le mouvement québécois a joué un rôle majeur dans les mobilisations qui ont eu raison de la Zone de libre-échange des Amériques. Pierre et Alternatives Montréal ont joué un rôle de premier plan dans la succession de forums sociaux, à Porto Alegre (2001, 2002, 2003, 2005), Mumbaï (2004), Bamako (2006), Caracas (2006), Karachi (2006), Nairobi (2007), Belem (2009), Dakar (2011), Tunis (2013, 2015), Montréal (2013, 2015). (2013, 2015), Montréal (2016), Salvador de Bahia (2018).
Et cette vision du Forum social mondial de Pierre témoigne de sa politique, encore citée par Judy Rebick dans son hommage :
Le processus du FSM était original car il s’agissait d’un espace ouvert où les participants eux-mêmes devaient définir l’agenda à travers activités politiques et culturelles activités politiques et culturelles. Une grande partie du travail consistait à rédiger un programme économique alternatif… En même temps il y avait beaucoup de discussions sur la façon de “démocratiser la démocratie”, pour une participation significative des citoyens dans le cadre de la démocratie libérale.
Ces immenses séances de remue-méninges ont été menées par de nombreux mouvements sociaux qui ont également profité du FSM pour créer de nouveaux mouvements internationaux et orientés vers l’action, tels que Via Campesina et la Marche mondiale des femmes.
Et il avait déjà exprimé son internationalisme en s’installant en Afrique du Sud. L’écrivain sud-africain Hein Marais décrit son travail :
Entre le milieu et la fin des années 80, son travail sur l’Afrique du Sud était axé notamment sur le soutien au syndicat indépendant et le mouvement civique. Il y voyait un grand potentiel de démocratisation et la localisation de projets et d’interventions potentiellement radicaux qui qui pourraient rester indépendants du contrôle/voie de l’ANC mais évidemment soutien à la lutte de libération.
Ceci était fondé sur une importante et saine compréhension critique des limites de transformation des projets de libération nationale, reflétant peut-être reflétant les leçons qu’il avait tirées des luttes de libération québécoise des années 1970.
La question nationale
Et bien sûr, son activité politique la plus ancienne, qui l’a laissé pour la vie avec des éclats d’obus dans son dos, et à laquelle il est revenu ces dernières années, concernait la libération du Québec. Comme il l’a écrit en 2017 :
L’État canadien, depuis sa création jusqu’à aujourd’hui, n’est pas et ne peut pas être le terrain de l’émancipation. Cet État est illégitime. Ses fondations sont pourries, puisqu’il a été érigé sur l’oppression de classe et l’oppression nationale, alors que les Premières Nations d’un côté, et les Québécois de l’autre côté, ont été dépossédés. Pour dire les choses crûment, cet état doit être brisé et éventuellement réinventé. Parler de réformer le Canada à gauche n’a pas de sens à moins que, dès le départ, il y ait un engagement clair et engagement clair et explicite à travailler avec les Premières Nations et les Québécois en reconnaissant leur droit à l’autodétermination et leur statut de nation.
Et enfin, sur une note plus personnelle, André Frappier, ancien militant syndical du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, se souvient d’un côté de Pierre que ceux d’entre nous qui l’ont connu reconnaissent immédiatement:
Pierre était un être passionné et une école politique vivante. Il y a deux ans, j’ai travaillé pendant deux semaines à construire une nouvelle clôture dans son arrière-cour. La menuiserie n’était pas sa force, mais pendant qu’il tenait les planches dont j’avais besoin, il me parlait de sa compréhension des écrits de Lénine et l’histoire du communisme, comme s’il avait un livre à la main.
Et puis il y avait le côté un peu décalé, le côté pensée latérale de Pierre. Ceci, pour moi, d’un e-mail :
Edgar Morin, l’un de mes préférés, dit que ce qui nous distingue vraiment des grands singes est la folie de notre esprit, qui nous conduit à imaginer, être heureux, optimiste, déprimé, violent, aimant, avec des hauts et des bas tout le temps que nous contrôlons de manière très erratique.
Et enfin ceci, juste avant qu’il ne commence le traitement contre le cancer auquel il n’a pas survécu :
“Si vous vous battez, vous ne pouvez pas être sûr de gagner. Si vous ne le faites pas, vous êtes sûr de perdre.”
Amandla ! Numéro 81 mars 2022
Roger Etkind est membre du Collectif Amandla.
Traduction NCS

Le capitalisme de surveillance

Table des matières
Dossier : Le capitalisme de surveillance Éditorial et chroniquesTÉLÉCHARGER LE PDF
Lancement de la revue I 7 juin 2022
https://youtu.be/--I9_marEisDossier | Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits!
TÉLÉCHARGER LE PDFPrésentation
Le capitalisme de surveillance : menaces à la démocratie et aux droits! Elisabeth Dupuis
État des lieux
Une crise pour les démocraties Shoshana Zuboff
Lexique du capitalisme de surveillance Martine Éloy
À la lumière du droit international des droits de la personne Silviana Cocan
Une « culture de surveillance » Stéphane Leman-Langlois
Pas de quoi contrecarrer le modèle d’affaires des GAFAM Anne Pineau
Discriminations et exclusions
Forces policières et capitalisme de surveillance Dominique Peschard
Le secteur de l’intelligence artificielle et l’embourgeoisement de Parc-Extension Collectif de chercheur-euse-s et militant-e-s
La ville intelligente : Qu’ossa donne? Entrevue avec Lyne Nantel par Martine Éloy et Dominique Peschard
La dissolution de la société dans le capitalisme de surveillance Laurence Grondin-Robillard et Jacob Boivin
Le capitalisme de surveillance like la fracture numérique Lise Chovino et Catherine St-Arnaud-Babin
Perspectives et alternatives
Quelles réponses, quelles ripostes? Pierre Henrichon
Renforcement de la vie privée et éthique du design numérique Marie-Pier Jolicoeur et Michelle Albert-Rochette
Mobilisations et médias sociaux : quelles opportunités et quels enjeux ? Anne-Sophie Letellier et Normand Landry
Quelle place pour le droit de dire non à l’intelligence artificielle? Entrevue avec Fatima Gabriela Salazar Gomez par Lynda Khelil
Devenez membre pour recevoir votre exemplaire!
En plus du dossier, la revue Droits et libertés propose des chroniques sur des sujets variés.
Éditorial Les deux années de pandémie n’auront pas été une école de la démocratie Stéphanie Mayer
Hommage à Lucie Lemonde Collectif de militant-e-s de la Ligue des droits et libertés
Un monde sous surveillance Les dangers de la lutte contre les méfaits en ligne Tim McSorley
Ailleurs dans le monde Le sel de la Terre Rémy-Paulin Twahirwa
Le monde de l’environnement Les ficelles du capitalisme de surveillance Cynthia Morinville
Le monde de Québec Retour sur la crise au Service de police de la Ville de Québec Mélina Charles et Maxim Fortin
Un monde de lecture Pour une lucidité collective vis-à-vis des GAFAM Delphine Gauthier-Boileau
L’article Le capitalisme de surveillance est apparu en premier sur Ligue des droits et libertés.

Palestine, discours et pratique complices ou actions cohérentes

L’Union européenne maintient qu’elle soutient la paix en Palestine, la constitution d’un État palestinien aux frontières de 1967, avant sa conquête par Israël, et rejette donc le déplacement de la population israélienne vers le territoire palestinien occupé et les colonies. Il rejette également les entreprises qui profitent de l’occupation et les appelle à respecter les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises multinationales.
Cela dit, face à la destruction continue de biens palestiniens, aux expulsions et aux expropriations perpétrées par les autorités israéliennes, l’Union européenne, depuis des décennies dans l’exercice d’une marmotte permanente, publie une déclaration de quelques lignes, « condamne de tels plans et exhorte Israël à cesser les démolitions et les expulsions conformément à ses obligations en vertu du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme. “. Ils ajoutent, dans leurs réponses, que ces incidents de l’occupation font partie du dialogue avec Israël et, … Rien d’autre.
Désolé, l’UE est toujours avec un accord de libre-échange préférentiel avec Israël, même si elle serait obligée de le suspendre si de graves violations des droits de l’homme et du droit international sont commises; augmente les programmes de collaboration; et se trompe lui-même, établissant que tous ces accords sont limités au « territoire israélien », mais laisse des ressources aux entités israéliennes qui participent à la colonisation dans les territoires palestiniens et syriens occupés et ne vérifie pas de facto si le commerce ou l’investissement est fait avec les territoires envahis, conquis et avec les entreprises qui profitent de l’occupation.
Enfin, elle renvoie les États membres à surveiller le comportement de leurs entreprises dans le domaine de la responsabilité sociale des entreprises, mais sans imposer de sanctions, ni même les empêcher de soumissionner dans le cadre d’appels d’offres publics, même s’il existe une loi sur les marchés publics qui le permettrait.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie a encore révélé le deux poids deux mesures de l’Union européenne.
Les sanctions contre la Russie ont été déployées rapidement, par l’UE et les États membres.
Et Israël ? Les raisons seraient les mêmes, l’invasion et l’occupation. Plus encore, le déplacement de la population israélienne vers le territoire occupé ou l’impossibilité pour les réfugiés palestiniens de rentrer chez eux, parce qu’Israël, contrairement aux résolutions des Nations Unies, l’empêche ou les lois d’apartheid qu’Israël a.
Les Nations Unies ont jusqu’à présent identifié 112 entreprises, de diverses nationalités, profitant de l’occupation. 31 organisations de défense des droits de l’homme et de solidarité ont demandé que la société espagnole CAF soit incluse pour la construction et la gestion de lignes de tramway et la vente de bus entre Jérusalem et les colonies illégales voisines, facilitant la mobilité de la population israélienne vers les territoires occupés, tandis que la ville est en cours de judaïsation, expulsant les Palestiniens dans divers quartiers et villages annexés.
Gracias a que Palestina consiguió el estatuto de Estado observador de las Naciones Unidas y frente a obstáculos puestos por diversos Estados, como Alemania, consiguió plantear una demanda de crímenes de guerra y lesa humanidad a Israel en la Corte Penal Internacional. Eso sí, Estados Unidos prohibió la entrada de la fiscal de la Corte en territorio estadounidense y ha puesto otras zancadillas. Pero, para actuar en otros organismos internacionales y mejorar su capacidad de negociación ante la potencia ocupante israelí, es necesario su reconocimiento como Estado.
Por poner un ejemplo, en la Organización Mundial de Turismo, con sede en Madrid, se ha suspendido a Rusia como socio. Mientras, Israel y diversas empresas que explotan y se benefician con la ocupación como Airbnb, Expedia, TripAdvisor, The Israel Association of Travel Agencies & Consultants, ORTRA, Israel Hotel Association por operar en los asentamientos ilegales israelíes, no han tenido ninguna sanción o reproche.
Es preciso, pues, que se reconozca a Palestina, como Estado. Esa categoría facilitará la posición y equilibrio para alcanzar una paz justa en la Palestina histórica, con un Israel que abandone la ocupación y sus leyes de apartheid. El Congreso de los diputados aprobó el reconocimiento del Estado Palestino. Lo hizo en 2014 y contaba para ello que se hiciera conjuntamente por el resto de países europeos (ya lo han reconocido varios, el último Suecia) y que Israel participase en una dinámica de paz. Esto último, como se comprueba por la política de ocupación de los diferentes gobiernos israelíes, no está en sus planteamientos. Israel está dibujando unas reservas, bantustanes, donde se encierra a la población palestina y sigue con sus leyes de apartheid. Es hora, pues, de que España, sin más dilación, reconozca el Estado de Palestina.
Et, dans le même temps, diverses associations exigent la réglementation de l’interdiction du commerce entre l’UE et les entreprises qui participent à l’occupation. Étant donné que la Commission européenne manque de cohérence et pratique le deux poids, deux mesures, ces partenariats promeuvent une initiative citoyenne européenne, stopsettlements.org, pour atteindre cet objectif. Ce serait recueillir dans les pays européens un million de signatures parmi leurs citoyens pour interdire cet épuisement des ressources et le profit de ces entreprises coloniales.
Étant une demande qui est soulevée pour tout territoire occupé, il serait également valable d’empêcher les entreprises marocaines ou espagnoles ou d’une autre nationalité de voler les ressources sahraouies.
Ces deux initiatives complémentaires, la reconnaissance de l’Etat palestinien et l’interdiction du vol d’entreprises coloniales, constituent un support pratique et cohérent, pour passer des discours aux actes.
Santiago González Vallejo, Comité de solidarité avec la cause arabe
http://causaarabeblog.blogspot.com/2022/05/palestina-discurso-y-practica-complices.html

L’entrée de la gauche à l’hôtel de ville de Québec

Dans son analyse du contexte politique de la ville de Québec en septembre dernier, Antoine Casgrain concluait en disant que « le résultat [des élections] s’annonce déjà décevant pour la gauche, et les mouvements sociaux urbains ne pourront se satisfaire des timides avancées de l’ère Labeaume. La capitale écologique et égalitaire demeure tout entière à construire[2] ». Je suis fier de constater que Transition Québec l’a fait mentir et a posé la première brique de la construction d’une capitale écologique et égalitaire, en faisant élire sa cheffe Jackie Smith comme conseillère municipale de Limoilou. Le présent texte se propose d’analyser ce qui a permis cette victoire historique et ce qu’elle signifie pour la Ville de Québec.
L’héritage de Labeaume
Régis Labeaume était loin d’être un maire radical. Néanmoins, profitant entre autres de sa très grande popularité et du fait qu’il ne cherchait pas à se faire réélire, il a pris ces dernières années des positions marquantes qui auront eu un impact significatif sur l’avenir de la capitale nationale : développement du projet de tramway et du laissez-passer universitaire à l’Université Laval, reconnaissance du racisme systémique, critiques cinglantes envers les radios-poubelles et, à la toute fin de son mandat, opposition au troisième lien.
Élément intéressant à noter, c’est Transition Québec – et non pas l’équipe du maire sortant, l’Équipe Marie-Josée Savard (EMJS) – qui a su se positionner en héritier de ces positions, car il est, notamment, le seul parti à garder une ligne dure contre les radios poubelles, à poursuivre la dénonciation du racisme systémique en s’attaquant au profilage racial et à s’opposer au troisième lien. Ainsi, même si la présence du maire Labeaume, qui a régné de façon presque incontestée sur la ville pendant 14 ans, se faisait évidemment sentir tout au long de la campagne, cela n’a pas du tout empêché TQ de faire bonne figure. Forte de ses positions que le maire sortant a grandement aidé à normaliser, TQ a su se tailler une place non négligeable en tant que parti de gauche dans l’écosystème politique d’une ville pourtant connue pour son amour des voitures et ses radios-poubelles.
Une ville de plus en plus à gauche
Ce virage à gauche de Québec n’est pas nouveau et s’inscrit dans un contexte sociopolitique plus large que la seule campagne électorale municipale. Citons à titre d’exemple, les victoires de Sol Zanetti et de Catherine Dorion de Québec solidaire à l’élection provinciale de 2018 qui, elles aussi, ont porté un coup à la réputation conservatrice de la capitale nationale. Ironiquement, l’évolution du parti municipal de droite Québec 21 (Qc21) illustre particulièrement bien ce changement de dynamique politique. Créé en 2017, ce parti dont la plateforme se résumait principalement à prôner le troisième lien, a fait du métro léger VALSE[3] son enjeu principal de l’élection de 2021. À l’exception de Transition Québec, Qc21 est le seul parti à avoir posé des affiches indiquant le contenu de sa plateforme, et celle-ci ne portait que sur le VALSE. En quatre ans, le parti des radios-poubelles, du tout à l’auto et du troisième lien s’est mis à faire campagne sur un projet de transport en commun structurant !
Est-ce là l’indication d’une prise de conscience de la part de Jean-François Gosselin, chef de Québec 21 ? Bien sûr que non. Le VALSE a été conçu en partie par un candidat climatosceptique[4] et n’a jamais eu la moindre crédibilité. L’objectif de cette proposition alternative au tramway était simplement de s’opposer au tramway : si Qc21 avait été élu, ce métro n’aurait sans doute jamais vu le jour. Néanmoins, il y a quelque chose de remarquable au fait que ce parti de droite qui s’est fait connaître pour sa vision radicalement banlieusarde et pro-automobile se soit senti obligé de justifier son opposition au tramway par un autre projet de transport en commun structurant. Ce calcul électoraliste, aussi insincère soit-il, montre l’évolution de l’état d’esprit de la ville de Québec qui est clairement de plus en plus favorable à la mobilité durable.
Cette dynamique n’est pas sans impact négatif, cependant. Autant l’utilisation d’une rhétorique environnementaliste par un parti de droite illustre un changement de culture positif, autant la droite adopte-t-elle cette rhétorique parce qu’elle porte ses fruits. En effet, de nombreux citoyens et citoyennes qui se soucient de l’environnement ont pu être séduits par l’idée d’un métro qui ne couperait pas d’arbres sur son parcours[5], nonobstant le fait que TQ a proposé un plan de révision du trajet et des aménagements autour du tramway qui auraient évité la grande majorité de ces coupes.
La bataille des centristes
La conjoncture électorale a aussi été marquée par une compétition multipartite féroce : cinq partis aspiraient sérieusement à gagner des sièges à l’hôtel de ville, contre trois en 2017 et deux en 2013. Cette compétition s’illustre notamment par l’émergence de Québec forte et fière (QFF), un parti politique dont l’idéologie ne se différencie pratiquement pas de l’EMJS. Le nom du parti reprend même le slogan de Labeaume en 2013, « Pour une ville fière et forte »[6] ! Si quelques positions pouvaient les distinguer ici et là, les grandes lignes demeurent les mêmes : deux partis très libéraux, pro-tramway, qui n’osent pas se prononcer sur le troisième lien, ne veulent pas augmenter les taxes et prônent la vertu (sécurité routière, verdissement des quartiers, inclusion et la diversité, promotion de la culture…) de la façon la plus inoffensive possible afin de ne pas inquiéter les adeptes du statu quo. Très rapidement, la course à la mairie s’est avérée être une lutte entre ces deux partis qui courtisaient le même électorat.
Cette dynamique a eu plusieurs effets sur la campagne électorale. D’abord, cette compétition a évidemment mené à une division du vote du centre. Si les calculs électoraux de ce genre sont toujours réducteurs et simplistes, il n’en reste pas moins intéressant de noter que l’addition des votes de QFF et d’EMJS aurait suffi pour remporter l’entièreté des districts. Cette division est sans doute aussi ce qui a permis à Qc21 d’augmenter son nombre de sièges malgré une diminution du nombre de votes, et elle a certainement rendu possible l’entrée de Jackie Smith au conseil municipal pour le district de Limoilou.
Au-delà de cette division du vote, la lutte serrée que se sont menée ces deux partis a capté l’attention des médias, bien plus que ce à quoi on aurait pu s’attendre si Régis Labeaume s’était représenté, par exemple. En effet, devant un duel acharné entre deux figures peu connues, les électrices et les électeurs devaient porter une plus grande attention aux débats et sorties publics de ces deux partis. Cela a eu comme effet secondaire d’augmenter aussi l’intérêt pour les autres partis, dont TQ qui a su tirer son épingle du jeu. La brillante performance de Jackie au débat organisé par Radio-Canada a notamment marqué un tournant dans la campagne du parti de gauche. Cependant, c’est l’ensemble des débats, articles et entrevues qui ont permis à TQ de se tailler une bonne part de l’attention médiatique, et de passer du statut de formation politique obscure à celui d’un acteur incontournable de la politique municipale à Québec. D’ailleurs, cette notoriété sert encore le parti aujourd’hui, car les médias reprennent systématiquement les critiques et les demandes de Jackie Smith envers le maire élu, Bruno Marchand de QFF.
Dans le contexte d’une ville qui tend de plus en plus à gauche, on a également assisté à une course électorale où deux partis centristes tentaient tant bien que mal de se dépasser par la gauche tout en restant assez près du statu quo pour ne pas faire peur à la portion plus conservatrice de l’électorat. TQ ne s’est pas gêné pour tirer avantage de cette dynamique. C’est ainsi que Madeleine Cloutier, colistière de Jackie Smith dans Limoilou, déclarait lors du bilan de campagne du parti :
C’est clair qu’on a fait changer la conversation, on a prouvé notre pertinence ! On a mis les enjeux du troisième lien, de la transition écologique, de la crise du logement et de la lutte aux discriminations sur la table et on en a fait des incontournables de la campagne. Grâce à nous, la protection des arbres le long du tramway est maintenant une considération pour tous les partis. En proposant la gratuité des transports en commun pour tout le monde, on a amené une conversation sur toute la question de la tarification[7].
Tout ceci n’est pas une victoire en soi cependant. Cette popularité des idées de gauche et l’empressement des partis centristes de se les approprier en apparence signifient que ces idées sont grandement à risque d’être empruntées de façon électoraliste pour ensuite être abandonnées ou diluées au point d’être méconnaissables. L’écoblanchiment du budget « vert » de Bruno Marchand en est un excellent exemple[8]. Cela dit, ces différents éléments indiquent clairement que la vision d’une ville plus juste, plus verte et plus démocratique rejoint la vaste majorité des électrices et électeurs, au point où même les partis de droite essaient de se déguiser pour paraître correspondre à cette vision. Le rôle de la gauche n’est alors plus de convaincre que ses objectifs sont les bons, mais bien de convaincre que seule une gauche assumée peut les atteindre.
Quelle gauche pour Québec ?
Quiconque lit le programme de TQ[9] y constatera une vision radicale au sens premier du terme : le parti va à la racine des choses et propose des actions conséquentes. Crise du logement, gestion des déchets, transport collectif et actif, économie sociale, interventions policières, démocratie municipale… tout y est et tout y est abordé de façon holiste et idéologiquement cohérente, sans compromis électoralistes.
Cela contraste fortement avec l’ancienne opposition de gauche de Démocratie Québec (DQ), qui adoptait des positions beaucoup moins radicales, en particulier sous la direction de Jean Rousseau. Que TQ ait supplanté DQ aux dernières élections tient selon moi en grande partie au fait d’avoir un programme cohérent qui va au fond des choses. L’enthousiasme que le parti a su soulever en particulier auprès des jeunes, des milieux militants et des groupes communautaires était beau à voir sur le terrain; il s’agit là d’un enthousiasme qu’un programme électoraliste qui n’assume pas pleinement sa position idéologique ne saurait susciter.
Et maintenant…
Malgré cette victoire, la gauche municipale à Québec a encore du pain sur la planche. On peut certainement espérer que la présence de Jackie Smith à l’hôtel de ville aura un impact positif durant les quatre prochaines années, en particulier si l’on tient compte de la composition éclectique du conseil municipal – 9 élu·e·s de l’EMJS, 6 de QFF, 3 de Qc21, 1 de TQ et 2 indépendants – qui ouvre la porte à de nombreuses alliances et négociations. Néanmoins, un seul siège au conseil municipal ne permet pas la mise en place des plus importantes et conséquentes propositions de TQ, alors que la crise climatique en particulier rend la transition environnementale et sociale souhaitée par le parti d’autant plus urgente.
Transition Québec n’en est pas moins en bonne position. Après avoir obtenu une victoire claire dans Limoilou, s’être bâti une notoriété et une popularité importante dans l’espace public et s’être imposé comme étant la seule véritable incarnation de la gauche à la Ville de Québec, le parti a les cartes en main pour pouvoir développer une vision progressiste de la politique municipale. D’ici les prochaines élections, c’est à nous, citoyennes et citoyens de Québec, de renforcer ce virage à gauche de notre ville en faisant la promotion et en appliquant nos valeurs de solidarité, de justice sociale, de protection de l’environnement et de démocratie dans nos milieux.
Charles-Émile Fecteau est étudiant au doctorat en chimie et au certificat en philosophie à l’Université Laval
- L’auteur est militant pour Transition Québec. ↑
- Antoine Casgrain, « Les luttes urbaines à Québec après l’ère Labeaume », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 26, automne 2021. ↑
- VALSE : véhicule automatique léger souterrain électrique. ↑
- Taïeb Moalla, « Métro léger de Québec 21 : l’étude d’opportunité cosignée par le candidat au discours climatosceptique », Le Journal de Québec, 5 novembre 2021. ↑
- Dominique Lelièvre, « Coup d’éclat pour sauver des arbres menacés par le tramway », Journal de Québec, 31 juillet 2021. ↑
- Louise Boisvert, « Québec forte et fière : nouveau parti ou vieux slogan », ICI Québec, 6 octobre 2021. ↑
- Sarah-Jane Vincent, Transition Québec dresse son bilan de campagne, communiqué, 5 novembre 2021, <https://transitionqc.org/2021/11/transition-quebec-dresse-son-bilan-de-campagne/>. ↑
- Judith Desmeules, « Budget 2022 : “pas si vert que ça”, dit Jackie Smith », Le Soleil, 7 décembre 2021. ↑
- Transition Québec, Programme de Transition Québec 2021, <https://transitionqc.org/wp-content/uploads/2021/05/programme-2021-TQ-VF.pdf>. ↑

Le rôle des réseaux sociaux dans la victoire de la gauche au Chili

Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente Amplio n’était pas favori lors des élections internes du Frente Apruebo Dignidad. Après la révolte sociale de 2019, dirigé contre le président sortant Piñera et un modèle économique exemplaire aux yeux des néolibéraux, l’affirmation d’un candidat néo-pinochettiste [en référence à l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet] comme Jose Antonio Kast n’était pas non plus concevable. Les élections de 2021 ont été historiques pour de nombreuses raisons, mais nous nous concentrerons ici sur l’utilisation particulière que ces deux candidats ont faite de l’écoute et de l’analyse des réseaux sociaux.
L’idée que les BigData ou la micro-segmentation sont capables de tout résoudre apparaît caricaturale à juste titre, et surtout inexacte. Néanmoins, dans le cas chilien, la campagne digitale a été d’une importance certaine, dans la mesure où son résultat a été à l’avantage des forces politiques qui ont le mieux su comprendre comment s’y mouvoir. Nous nous sommes entretenus avec Eduardo Arriagada, ancien doyen de la faculté de communication de l’Université catholique et créateur dans la même université du Social Listening LAB (SoL), un organisme composé de différents spécialistes – de l’anthropologue au physicien – dont l’objectif est d’ « écouter », c’est-à-dire de télécharger et de traiter les données des conversations en ligne sur les réseaux sociaux. Boric et Kast ont tous deux travaillé avec SoL au cours de différentes séquences de la campagne électorale. L’expérience du laboratoire nous permet de juger dans quelle mesure une intervention stratégique sur les réseaux peut libérer des énergies politiques capables de déséquilibrer la dynamique électorale.
Les faits
Pour M. Arriagada, toute personne impliquée dans le journalisme devrait avoir des connaissances de base en programmation. Il recommande ainsi vivement la lecture de Program or be programmed, de Douglas Rushkoff. On lui devine un profil d’utilisateur curieux et systématique, ainsi qu’une certaine « obsession » pour Twitter. De là est né Tsunami Digital, un livre existant uniquement sous forme digitale. L’universitaire se consacre désormais à un nouveau texte, dans lequel il analyse la communication à l’ère des algorithmes.
Le caractère avant-gardiste du Social Listening Lab vient de loin. Alors qu’ils exploraient les possibilités offertes par les logiciels de suivi des flux de réseaux (TW), ils bénéficièrent des conseils de l’Allemand Martin Hilbert – l’un des premiers à dénoncer le scandale Cambridge Analytica. Le travail fondateur date de 2016 et consiste en une analyse des mobilisations sociales environnementales au Chili à travers Twitter. Ils intègrent ensuite l’actuel codirecteur du projet, Cristian Huepe, un physicien spécialisé dans les systèmes complexes, qui s’est notamment fait connaître en 2012 en étudiant le fonctionnement des bulles communicationnelles autoréférentielles imperméables, élément clé pour comprendre l’apparition ultérieure de candidats tels que Trump et autres stars de la post-vérité.
L’essence de l’activité de SoL consiste à délimiter un sujet de conversation, puis à en isoler qualitativement l’élément important. Il précise :
« Nous ne sommes pas tellement intéressés par les données quantitatives, consistant à déduire des pourcentages ; nous les abordons comme s’il s’agissait d’un focus group, permettant de saisir des insights de ce qu’il s’agit de comprendre : quels sont les mots utilisés, quelles sont les choses dont il est question ».
A l’actif du laboratoire, deux grandes réalisations : l’indicateur d’impact numérique (indicador de impacto digital, IID) et l’indicateur de diversité de portée (indicador de diversidad de alcance, IDA), qui permettent d’évaluer la position des candidats dans le réseau. L’IID mesure l’influence de chaque candidat parmi les utilisateurs bien connectés. L’IDA mesure la diversité des communautés qu’il atteint. Pendant la campagne de 2021, Kast devançait Boric selon ces deux indices jusqu’à la mi-novembre, avant que ce dernier ne parvienne à inverser la tendance.
« Les méthodes classiques d’enregistrement de l’opinion publique restent efficaces. Le problème est que l’objet se déplace à un rythme toujours plus rapide, de sorte que l’enquête d’il y a quinze jours risque d’avoir peu de choses à dire sur aujourd’hui. C’est comme tenter d’enregistrer une course de Formule 1 avec un appareil photo »,
explique Claudio Villegas, un anthropologue social également membre de SoL, qui a coordonné l’équipe d’analyse d’audience de Gabriel Boric.
« Aujourd’hui, nous changeons nos opinions et nos comportements beaucoup plus rapidement qu’auparavant. La société est réactive à des impulsions infinitésimales ».
Claudio Villegas poursuit :
« Le conflit se propage par le contact physique, le téléphone, Whatsapp et au moins deux réseaux sociaux publics, qu’il s’agisse de combinaisons comme Instagram et Twitter, ou Instagram et Tiktok, ou Facebook et Instagram, etc. Au Chili, nous dédions en moyenne six heures de notre journée à ces médias digitaux, et cela amplifie tout ».
C’est pourquoi les analyses du Social Listening LAB, qui ont été réalisées tous les 15 jours pendant les élections, s’offrent comme un complément aux sondages, sans s’y substituer.
« Par exemple, nous avons détecté qu’un candidat qui perçait selon nos indicateurs a ensuite commencé à réaliser de bons scores dans les sondages quinze jours plus tard »,
dit Arriagada, le sourire aux lèvres. Si en effet, comme l’analyse Byung Chul Han dans Psicopolítica, « l’homme nouveau tape sur son clavier plutôt qu’il n’agit », l’espace public s’en voit nécessairement transformé. Pour disposer d’un thermomètre social et guider une campagne, il faut se déporter sur le lieu des « faits ».
Le joker des médias
Parmi les diverses intrigues de la série Succession figure la lutte entre évolution ou stagnation des médias. La série offre la confrontation entre le magnat Logan Roy, qui se positionne en faveur de la préservation des logiques traditionnelles au sein de son conglomérat, tandis que Kendall Roy (fils assoiffé de pouvoir) insiste sur l’acquisition d’un média numérique de pointe, indiquant une compréhension approfondie des publics de natifs numériques et ouvre des perspectives de croissance pour le groupe de médias qu’ils contrôlent. L’argument de Logan est bref et précis : « J’ai toujours gagné ma vie en profitant de ce que les gens veulent vraiment. Je ferais faillite en une semaine si je l’ignorais ». Dans les médias chiliens, selon Arriagada, les conservateurs comme Logan Roy l’ont emporté, mais au prix d’une incapacité à exploiter pleinement ces nouveaux publics.
La digitalisation des médias à l’échelle mondiale constitue « une opportunité » pour les médias de consolider les structures numériques. Sous-estimer le pouvoir de ces nouveaux publics, c’est prendre le risque de voir cette évolution se transformer en une « menace » pour l’écosystème des médias traditionnels. En ce sens, l’auteur de Tsunami digital souligne qu’au Chili,
« les médias se sont toujours rebellés contre les réseaux, car ils ont compris que le public y serait moins coulant et plus critique à leur égard ».
Une reconfiguration de ce que les médias traditionnels comprennent et traduisent comme « lecteurs/utilisateurs » est en cours. L’essence de ce changement de paradigme réside dans l’interaction. Tandis que les médias fonctionnent sur une conception du public comme « le Homer Simpson typique, ou El Chavo, qui consomme tout ce qu’on lui lance », les réseaux sociaux sont régis par une dynamique où « le gars se joint à eux avec son téléphone portable à la main, continue à regarder la télévision, mais commence à commenter les choses avec ses pairs ». Face à cela, M. Arriagada estime qu’il existe « une opportunité unique » pour l’avenir des médias eux-mêmes, car « on ne parlera jamais autant d’eux que dans cet espace ».
Comment la carte des médias et sa structure sont-elles façonnées au Chili ?
Aujourd’hui, nos médias sont généralement numériques, mais ils se disputent tous le même public. Je pense que cet espace est sous-utilisé. Par exemple, ici, nous avons des journaux comme El Mercurio, sur le contenu duquel il est impossible de tweeter parce qu’il est placé derrière un paywall. Un paywall d’ailleurs fort peu pertinent, car il n’y a personne à l’intérieur (on y propose très peu de choses, et de très mauvaise qualité). Les médias se retrouvent affaiblis dans les réseaux. Ce n’est pas comme le New York Times dont la communauté s’élève à un million de personnes. Ici, on atteint difficilement les dix mille personnes.
Quel a été l’impact de la révolte sociale sur eux ?
Au phénomène d’affaiblissement du modèle économique en cours, entamée de longue date, s’est ajoutée l’explosion sociale en 2019. Et puis est arrivée 2020, la pandémie, et son lot de dégâts. En d’autres termes, aujourd’hui, les médias en général sont financièrement affaiblis. Et 2019 a été le théâtre une crise de confiance dans le contexte d’une autre crise, plus économique. Les médias ont fait face à cette explosion sociale avec très peu de moyens. Et il y avait un conflit idéologique car les médias avaient du mal à comprendre que cette épidémie n’était pas un tremblement de terre, que ce n’était pas une force de la nature, que c’était une question politique. Au début, ils l’ont traité un peu comme si c’était une tragédie, mais c’était une protestation. Mais le problème le plus grave était que les personnes qui faisaient du journalisme avaient très peu d’expérience. Il y avait des enfants qui posaient des questions et qui se retrouvaient confrontés à la violence physique dans la rue.
Dans la république de l’algorithme
Dans une séquence où prévaut la dissociation entre la conversation réelle de la société et l’interprétation de ceux qui tentent de la reproduire en reproduisant une logique de bulle, ceux qui parviennent à utiliser ces réseaux de manière vertueuse s’en sortent très bien. Comme le souligne Arriagada :
« Adriana Amado dit que le tournant du siècle s’est en fait produit en 2016, avec la victoire d’un président qui a affronté toute la presse, c’est-à-dire non pas un journal mais toute la presse. Tous les médias ont dit que ce n’était pas le président qui devait gagner, et il a gagné. Il y a là un thème très fort. Les gens contournent l’intermédiation professionnelle des journalistes, et se jettent dans les bras de l’intermédiation algorithmique, apparemment dans l’illusion qu’il n’y a pas d’intermédiation, ce qui me semble faux ».
S’agit-il d’un autre type d’intermédiation ?
Il s’agit d’un autre type d’intermédiation. Mais aussi grossière et brutale que l’autre, et suivant des intérêts aussi clairs que l’autre. Cette intermédiation a des auteurs, l’algorithme est écrit… Cathy O’Neil affirme que l’algorithme est une mathématique insérée dans de l’opinion. L’algorithme a un point de vue. Nous passons d’un monde de médias à un monde où, en plus des médias, des réseaux fonctionnent. Et ces réseaux sont organisés autour d’un algorithme. Le défi n’est pas de quitter les réseaux mais de rendre ces algorithmes transparents, c’est-à-dire d’exiger qu’ils soient explicités. Que nous pouvons définir les algorithmes que nous voulons pour nos espaces et nos expériences. Au moins, je pense que nous devons comprendre ce qu’est un algorithme, comment il nous conditionne.
La compétition numérique entre Kast et Boric s’est déroulée en quatre étapes distinctes sur Twitter, comme le montre le rapport de l’équipe d’analyse de l’audience de Boric, composée de Tito Bofill, Ignacio González et de l’anthropologue Claudio Villegas, déjà mentionné, qui a fait le lien avec le Social Listening LAB de l’Université catholique.
La première a eu lieu entre le 10 et le 21 novembre et s’est caractérisée par la fragmentation de la gauche, avec la prédominance de micro-communautés opposées. Alors que le candidat de la droite a réussi à proposer un cadre pour le second tour (« Retrouver le chemin du succès ») qui a pénétré les sphères de l’opinion, soutenu par une communauté à forte cohésion, qui a été capable de coloniser les espaces de conversation des autres candidats. Ainsi, le 19 novembre, Kast l’emporte avec 27,91% (1 961 122 voix) contre Boric qui obtient 25,83% (1 814 809 voix).
La deuxième étape a commencé le 22 novembre et a duré jusqu’au 30 novembre. Elle est marquée par la réaction de la gauche, qui commence à se rallier à Boric et à ajouter le soutien organique de nouveaux secteurs de la population autour d’un mot clé : l’espoir. L’échiquier s’équilibre et le voyage de Kast aux États-Unis laisse ses bulles sans contenu.
Entre le 1er et le 9 décembre, se déroule la troisième étape, au cours de laquelle la montée des fake news promues par l’entourage de Kast a un impact sur l’opinion publique et génère du désordre au sein des bulles pro-Boric. Mais la conversation sur le candidat déborde du monde politique et s’étend à l’univers ludique-culturel, à l’instar des K-popers (#kpopersporboric).
La dernière phase, entre le 10 et le 19 décembre, a été caractérisée par la prédominance des récits positifs de la campagne de Boric, avec des messages adaptés à la créativité décentralisée. L’auto-organisation de ses partisans a bloqué l’impact des fake news de Kast, qui n’ont plus la même portée qu’avant. La figure d’Izkia Siches, chef de l’équipe de la campagne, gagne en importance dans l’opinion publique et Kast ne parvient pas à positionner des lignes de défense.
« Nous avons les données sur les choses qui ont été aimées, ce qui a accroché, ce qui n’a pas accroché, et nous pouvons montrer cela avec les mots exacts que les gens apprécient. Par exemple, dans le cas du deuxième tour, nos résultats ont clairement montré que celui qui se positionnait mieux au centre se développait »,
explique M. Arriagada. Et évidemment, les deux candidats ont poursuivi cet objectif :
« Kast a été le plus efficace pendant tout le premier semestre et presque tout le second, et il s’est effondré au second tour, parce qu’au fond de lui, il savait que s’il libérait son propre groupe, le message serait trop extrême ».
En d’autres termes, alors que Boric pouvait citer, partager et commenter des documents créés par lui-même, Kast devait les cacher « comme Alf dans la série éponyme[1] ». Ainsi, « José Antonio a atténué le caractère émotionnel de sa campagne et a opté pour les médias traditionnels, tout en se montrant avec les référents « du centre ». Il a également investi trois fois plus dans la publicité sur Facebook que Boric, et a même été un pionnier dans la consolidation d’une communauté sur TikTok, avec un développement qui a largement précédé la campagne électorale.
Apruebo Dignidad était également composé de profils idéologiquement définis, mais le candidat qui avait érigé l’arbre en symbole a décidé de s’en détacher afin de faire « une campagne très légère, ludique, ce qui a irrité la gauche dure, qui s’est ensuite tue. Cela a profité à Boric, car les personnes moins politisées ont adopté les réseaux ». Il y a eu un phénomène de participation électorale et d’attention politique plus grande, conséquence de la révolte de 2019, mais Apruebo Dignidad y a été attentif et a su l’utiliser.
La campagne numérique s’est déplacée dans les rues (le déploiement territorial de Boric mérite un article à part, qui a été essentiel à l’approche du scrutin, notamment dans le nord du pays). D’un seul coup, les bulles d’opinion de Boric ont égalé celles de Kast en termes de construction. Si l’aphorisme traditionnel dit que le médium est le message, ce que l’événement électoral chilien a montré, c’est que désormais le médium est l’utilisateur.
*
Traduit par Paul Haupterl.
Notes
[1] Cette série diffusée entre 1986 et 1990 met en scène Gordon Shumway, extraterrestre venant de la planète Melmac détruite par un holocauste nucléaire et hébergé par les Tanner qui vont devoir cacher Alf aux yeux de tous, pour éviter que ce petit être poilu ne devienne un animal de laboratoire. De la même façon, quand Boric pouvait s’appuyer sur les contenus produits par ses soutiens, qu’ils s’agissent de memes, de vidéos, de chansons, Kast devait dissimuler les « créations » de ses propres sympathisants. Impossible en effet de mettre sans médiation en avant des memes qui faisaient l’apologie sans filtre de la dictature pinochetiste, ou sur lesquels figuraient des slogans outranciers tels que « muerte a los comunistas » ou « muerte a los judíos ».

L’écoquartier Louvain Est : un projet citoyen en marche

Le projet de développement du site Louvain Est est un projet de revitalisation urbaine intégrée dont la planification se fait conjointement par Solidarité Ahuntsic, la Table de quartier, la Ville de Montréal et l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. Le projet vise le développement du site Louvain Est, une ancienne fourrière municipale de 7,7 hectares dans l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville. L’aménagement de ce quartier solidaire et exemplaire s’inscrit en réponse aux défis identifiés comme prioritaires par la communauté locale : l’abordabilité du logement, la sécurité alimentaire et les changements climatiques.
Louvain Est, là où besoins, opportunité et engagement citoyen sont la bougie d’allumage. Là où savoir-faire, expertises et apprentissages se conjuguent en une même démarche. Et là où une proposition innovante, de sa conception à sa planification, à la définition de son mode de gouvernance, conduit à une phase de déconstruction, de développement et de postdéveloppement où abordabilité de l’habitation rime avec développement écologique pérenne d’un écoquartier.
Objectifs de l’écoquartier
Le but du projet est de créer un milieu de vie attractif et résistant face aux défis sociaux, économiques et environnementaux qui touchent la communauté locale d’Ahuntsic. Pour y parvenir, il nous faut dans un premier temps lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Pour ce faire, une offre de logements 100 % abordables et pérennes est au cœur de la démarche de cet écoquartier. De plus, des installations publiques et communautaires sont intégrées au projet.
Du même souffle, il s’agit de créer un milieu de vie qui accroit la résilience de la communauté face aux changements climatiques. Ainsi, nous recherchons une haute performance énergétique des bâtiments, une gestion durable des eaux de ruissellement, une stratégie de mobilité active durable et la préservation de deux bâtiments sur le site.
Le secteur étant considéré comme un désert alimentaire, il est nécessaire de mettre en place un réseau alimentaire de proximité reposant sur un modèle de production et de consommation en circuit court, supporté par des actions locales d’agriculture urbaine.
La contribution au développement d’une citoyenneté active qui a cours depuis l’amorce de la planification du projet constitue l’élément moteur indispensable à la réussite de ce projet.
Composantes et caractéristiques
Le site Louvain se veut un milieu de vie complet comportant une diversité de fonctions et de services qui répondent aux besoins du secteur. Le programme du site, issu d’un processus de consultation dans le quartier, se déploie ainsi :
- 800 à 1000 logements 100 % abordables;
- des infrastructures sociocommunautaires : une école primaire, un centre de la petite-enfance (CPE), une bibliothèque tiers lieu et un centre communautaire ;
- plus de 20 % du site consacré à des places et à des parcs ;
- un pôle alimentaire pour favoriser l’accès à des aliments de qualité à prix abordable et la création d’emplois et des possibilités d’insertion professionnelle sur le site ;
- une offre commerciale de proximité, principalement par des entreprises d’économie sociale, au rez-de-chaussée de certains immeubles.
La bougie d’allumage
La mobilisation citoyenne prend forme dès 2007 dans le quartier Saint-Sulpice alors que s’amorce un travail collectif visant à poursuivre le travail coopératif qui a cours dans ce quartier depuis 1950[2]. S’appuyant sur cet héritage, une trajectoire nouvelle complémentaire pour la reconversion du site Louvain se dessine. Une charrette[3] citoyenne se tient en 2012,[4] mais ne réussit pas à convaincre les élus locaux de donner suite à la proposition d’agir sur la friche urbaine peu utilisée de la cour de voirie.
Le Chantier Habitation de Solidarité Ahuntsic prend alors le relais. De 2009 à 2017, ses travaux contribuent à préciser et à documenter les besoins croissants de logements communautaires dans le quartier[5]. Il faudra toutefois attendre un changement d’élu·e·s au conseil municipal de la Ville de Montréal pour que le projet Louvain Est prenne son envol. C’est ce que permet l’équipe de Projet Montréal aux commandes de la ville depuis 2017.
Solidarité Ahuntsic met sur pied le comité de pilotage pour le réaménagement du site Louvain Est dès 2018. Composé majoritairement de bénévoles du quartier, le comité constitue le promoteur de la mise à jour de la vision et de la programmation de la proposition citoyenne initiale. Il devient aussi le relais des citoyens et des organismes communautaires du quartier auprès des représentantes et représentants de l’arrondissement et de la ville centre.
Cette équipe composée de huit membres et d’une coordonnatrice[6] se distingue par le processus d’autoformation continue qu’elle met en place conjointement avec l’équipe du Service de l’urbanisme et de la mobilité de la Ville de Montréal dédiée au projet. Des ressources externes sollicitées par le comité (analyste-conseil en habitation, en agriculture urbaine, en écologie urbaine, juriste, conseillers financiers) ont contribué à parfaire leurs connaissances. Les apprentissages réalisés permettent que la créativité et les propositions soumises soient étoffées et que l’équipe participe pleinement aux délibérations et aux travaux de planification du projet.
En témoignent les travaux des groupes de travail citoyens[7], les consultations publiques en assemblée sur un projet de plan d’ensemble préliminaire[8], les rencontres thématiques du Bureau de projet partagé, les travaux d’une dizaine de stagiaires chercheuses et chercheurs de la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal (2019-2021)[9], la consultation de l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM)[10] pour valider le projet d’écoquartier et les modifications règlementaires nécessaires à la réalisation du projet.
Source : Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, p. 4.
Gouvernance du projet
La planification du projet est pilotée par un Bureau de projet partagé (BPP) réunissant des représentantes et représentants de la Ville de Montréal, de l’arrondissement d’Ahuntsic-Cartierville et de Solidarité Ahuntsic. Plutôt que d’être simplement consultés, les citoyens et les citoyennes ont un rôle actif à jouer dans la planification du projet afin d’assurer une vision commune qui guidera le développement du secteur. Cette gouvernance partagée constitue un projet-pilote qui a le potentiel de devenir un modèle en matière de démocratie participative dans les projets urbains.
Les partenaires du projet travaillent également au développement d’une structure innovante de gouvernance permanente du site afin de protéger et de soutenir à long terme la mission sociale et environnementale du projet. Le comité de pilotage propose en ce sens de créer une fiducie foncière d’utilité sociale (FUS) dont la mission sera de mettre en valeur le site et d’assurer la pérennité de la mission de l’écoquartier.
Une fiducie d’utilité sociale, une proposition citoyenne à valider
Construire un quartier complet à échelle humaine qui garantit l’abordabilité des logements de manière pérenne n’est pas une manière de faire de l’administration municipale. Bien que certaines expériences existent tels les Ateliers Rosemont, la Ville favorise l’instauration de certaines composantes sociocommunautaires, mais un écoquartier comme celui de Louvain Est constitue une première en la matière.
La fiducie foncière d’utilité sociale (FUS)[11], privilégiée par l’équipe de Solidarité Ahuntsic, permettra de garantir la pérennité de cette zone « hors spéculation immobilière ». Ainsi, la fiducie est propriétaire du tréfonds à perpétuité, ce qui empêche la spéculation immobilière et la vente du terrain à des promoteurs privés. Les promoteurs disposent d’un droit superficiaire[12] et doivent payer une rente à la FUS pour l’usage du terrain. L’abordabilité du terrain permet que les coûts pour les promoteurs soient moindres que s’ils étaient détenteurs à la fois du terrain et du bâtiment.
La FUS n’est pas un objectif en soi, mais elle est l’outil juridique le mieux adapté pour faire vivre la vision et les valeurs de l’écoquartier que l’on veut créer. Elle est au service de cette vision et de son intérêt collectif. En ce sens, elle est l’instrument juridique et organisationnel qui lie les divers projets et qui soutient le vivre ensemble, la mutualisation et l’animation de l’écoquartier.
Cette entreprise immobilière d’économie sociale se donne à moyen et très long terme les capacités organisationnelles et financières pour garantir la conservation de son parc de logements abordables et son autodéveloppement. Un conseil des fiduciaires, administrateur de la FUS, est dédié à la préservation de la mission de la fiducie et doit rendre compte aux bénéficiaires.
« La charte de l’écoquartier en élaboration sera l’ossature qui soutiendra le déploiement de la vie, du développement et du vivre ensemble à Louvain Est. Telle une feuille de route vers un avenir teinté aux valeurs de la collectivité, la charte stimulera l’engagement, le maintien et le legs d’un mode de vie basé sur le respect des piliers du développement durable – social, environnemental et économique[13] ».
Un plan d’affaires justifiant la viabilité financière de cette proposition innovante est en voie d’être complété, tout comme l’acte juridique qui l’accompagne. Ils permettront de sceller l’entente à convenir entre la Ville et la FUS.
Principales réussites du projet Louvain Est
Solidarité Ahuntsic, par la voie de son comité de pilotage Louvain Est, a réussi un exploit, soit le passage du statut de quémandeur (2012-2017) à celui de partenaire au sein du Bureau de projet partagé (2019). Plutôt que d’être la composante qui valide l’acceptabilité sociale du projet, nous avons obtenu que la démarche citoyenne initiale soit intégrée au sein de l’équipe tripartite du Bureau de projet partagé et que nous y participions activement.
Le BPP a pu convenir d’une vision et d’un programme qui prolonge la démarche à laquelle des groupes citoyens ont travaillé en amont. Les divers financements obtenus[14] depuis 2018 en soutien aux travaux du comité de pilotage ont rendu possible l’embauche d’une coordonnatrice et de consultants, ce qui a ainsi permis aux membres du comité de participer, bien outillés, aux tables de travail du BPP.
Un plan d’ensemble et des modifications règlementaires soumis à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) en avril 2021 ont été validés par la communauté. Plus de 2300 personnes, issues majoritairement du quartier, ont participé à cette consultation publique. Les conclusions élogieuses des commissaires de l’OCPM en témoignent :
Le plan d’ensemble produit par le Bureau de projet partagé et la documentation abondante qui l’accompagne reflètent la volonté des parties prenantes de créer un écoquartier modèle. La commission salue le travail exceptionnel des personnes et organismes qui, depuis dix ans, travaillent à l’élaboration du projet d’occupation du site Louvain Est. Il s’agit d’un travail colossal de conception, de concertation, d’éducation citoyenne et de résolution de problèmes. Il faut les remercier et les reconnaitre en tant qu’idéateurs de l’écoquartier Louvain Est[15].
En septembre 2021, le Conseil municipal de Montréal a adopté la modification de zonage. Le financement pour réaliser la déconstruction et la décontamination du site sera attribué prochainement.
L’option d’une fiducie d’utilité sociale est en discussion au sein du BPP et une décision favorable, souhaitons-le, sera prise à l’automne 2022 afin que la construction puisse démarrer dès 2024. Le comité de pilotage Louvain Est de Solidarité Ahuntsic pourra alors passer le flambeau aux fiduciaires de la FUS et à l’équipe qui procédera à la première phase de développement du projet (2024-2027). L’écoquartier Louvain Est doit être complété d’ici 2033.
Ce projet exemplaire présente de nombreuses innovations qui feront l’objet d’activités de transfert des connaissances au bénéfice des collectivités tant dans la région métropolitaine qu’au Québec et au-delà.
Le financement des logements sociaux communautaires, un obstacle de taille
Depuis l’arrivée au pouvoir de la Coalition avenir Québec en 2018, le gouvernement ne permet pas un financement récurrent pour la construction de logements sociaux communautaires. Les logements déjà acceptés tardent à sortir de terre, en raison d’un financement insuffisant en cette période de flambée des prix des matériaux de construction. Le programme provincial AccèsLogis est en panne et malgré les milliards de dollars consentis au logement abordable par le gouvernement fédéral, il n’y a que 500 logements sociaux communautaires par an qui sont prévus par le gouvernement provincial d’ici 2028[16]. La construction de logements communautaires abordables pour les ménages à revenus faibles ou modestes est un enjeu incontournable pour la réalisation de l’écoquartier Louvain Est. Nous devrons nous y impliquer, car les promoteurs de projets en habitation communautaires qu’ils soient coopératifs, à but non lucratif ou public auront besoin des efforts concertés de toutes et tous pour qu’adviennent leurs projets d’habitation.
Les défis
En cette dernière étape de planification, les défis à relever par le comité de pilotage de Solidarité Ahuntsic sont nombreux. Ses travaux, bien que peu visibles sur la place publique, demandent un travail important, patient et engagé des membres, qui doivent monter des dossiers, se préparer entre eux et proposer des avenues pour préserver et faire avancer le projet d’écoquartier tel que souhaité au sein du Bureau de projet partagé.
Somme toute, c’est faire équipe entre nous, avec la communauté et nos partenaires de l’arrondissement et de la ville centre pour que cet ambitieux projet d’écoquartier Louvain Est se concrétise.
- Ghislaine Raymond est une retraitée de l’enseignement résidente du quartier Ahuntsic à Montréal. ↑
- Société d’histoire Ahuntsic-Cartierville, Les Cahiers du Domaine Saint-Sulpice, <www.lashac.com/les-cahiers-du-domaine.html>. ↑
- NDLR. La charrette est un mécanisme de participation publique, un exercice de remue-méninges auquel participent plusieurs équipes d’horizons divers et représentant différents intérêts (citoyens, gens d’affaires, urbanistes, architectes, chercheurs, etc.) et qui mise sur la synergie entre les équipes pour parvenir à une solution intégrée. Voir : <www.mamh.gouv.qc.ca/municipalite-durable/entreprendre-une-demarche/participation-publique/dispositifs-de-participation/implication-et-collaboration/>. ↑
- Douglas Alford et groupe CDH, Le site Louvain en devenir. Rapport de planification participative d’un milieu de vie solidaire et durable, septembre 2012. ↑
- Solidarité Ahuntsic, Chantier Habitation, Recommandation 2016 et mise à jour de la recommandation 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2_recommandation_sitelouvain_sa_2016.pdf> et <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-2-1_recommandation_sitelouvain_sa_2019.pdf>. ↑
- La coordonnatrice est en partie rémunérée (20 heures par semaine). ↑
- Comité de pilotage, Site Louvain Est : une démarche citoyenne. Rapport synthèse des travaux des groupes de citoyens. Hiver et printemps 2019, juin 2019. ↑
- Redéveloppement du site Louvain Est. Soirée publique d’information, 19 juin 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-4_soiree_publique_dinformation_sitelouvain_bpp_juin2019.pdf> et Redéveloppement du site Louvain Est. Assemblée publique – Plan d’ensemble préliminaire, 17 octobre 2019, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-13-5_presentation_assemblee_publique_bpp_octobre2019.pdf>. ↑
- OCPM, Liste de documentation du site Louvain Est, <https://ocpm.qc.ca/fr/louvain-est/documentation#5>. ↑
- Bureau de projet partagé Louvain Est, Document d’information. Écoquartier Louvain Est, février 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/3-1-1_louvaindocumentinfo_20210329_pourimpression.pdf>. ↑
- Territoires innovants en économie sociale et solidaire (TIESS), Les fiducies d’utilité sociale, 2021, <https://bit.ly/Fiche_FUS>. ↑
- Le bâtiment appartient au promoteur. Tréfoncier et superficiaire sont liés de façon permanente par un acte notarié. ↑
- Infolettre de décembre 2021 du comité de pilotage, <www.solidariteahuntsic.org/images/Louvain/Infolettre_Louvain_Decembre_2021.pdf>. ↑
- Solidarité Ahuntsic, « Des appuis de taille pour Solidarité Ahuntsic et le développement du site Louvain Est », communiqué, Journal des voisins, 8 décembre 2021. ↑
- OCPM, Rapport de consultation publique Site Louvain Est, 28 juillet 2021, <https://ocpm.qc.ca/sites/ocpm.qc.ca/files/pdf/P112/rapport_final_louvain_est.pdf>. ↑
- Société d’habitation du Québec, Investissements majeurs dans le logement social et abordable au Québec, communiqué, 22 novembre 2021, <www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/investissements-majeurs-dans-le-logement-social-et-abordable-au-quebec-36367>. ↑

Olymel Vallée-Jonction : un long conflit marquant

La dernière négociation du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN (STOVJ), en 2021, n’a pas été de tout repos. Conscient de la réalité à l’intérieur de l’usine où l’on abat environ 7000 porcs chaque jour dans des conditions difficiles et pénibles, le syndicat a d’abord consulté ses membres par le biais d’un sondage auquel ceux-ci ont répondu en grand nombre. S’appuyant sur ces résultats concrets, le comité de négociation a préparé un cahier de demandes cohérentes avec les préoccupations des salarié·e·s.
La négociation a donc débuté avec l’employeur, Olymel[1]. Les membres savaient très bien qu’elle serait difficile, qu’un conflit était vraisemblablement inévitable, mais que plusieurs facteurs, dont la rareté de la main-d’œuvre, jouaient en leur faveur. Les travailleuses et les travailleurs ont mené cette lutte unis – une grève de plus de quatre mois – et toutes et tous sont fiers de l’avoir menée debout, jusqu’au bout.
L’expérience de négociation de 2021 démontre clairement qu’avec un employeur comme Olymel, si le syndicat ne se prépare pas rigoureusement, que les membres ne se mobilisent pas et qu’il n’y a pas de liens de solidarité durables avec les autres syndicats présents chez Olymel, il est très difficile d’atteindre les objectifs de négociation initiaux.
En plus de la pression exercée par la pandémie, Olymel a de nouveau utilisé l’argument du bien-être animal sur la place publique afin de tenter de faire porter aux grévistes l’odieux d’une euthanasie éventuelle des porcs en attente d’abattage. Cette ligne de communication commune de la part des entreprises dans le secteur des abattoirs place la vie des animaux voués à l’abattage devant les conditions de travail pénibles vécues par les travailleurs dans ces usines.
Finalement, le syndicat aura réussi à faire passer publiquement deux messages :
- que l’approvisionnement des abattoirs d’Olymel n’est pas de leur responsabilité;
- que les travailleuses et les travailleurs qui abattent ces porcs méritent des conditions de travail justes et adéquates, et que la pénibilité physique et mentale de leur travail dans le froid et l’humidité exige un salaire à la hauteur des efforts demandés.
Un bref retour sur le passé
À chaque négociation, le même scénario se répète : l’employeur affiche à tous coups un mépris envers ses salarié·e·s en déposant des demandes de reculs totalement déraisonnables, ce qui mène presque toujours à un conflit.
Selon cette stratégie, en 2007, les salarié·e·s de Vallée-Jonction se sont fait imposer une baisse totale de près de 40 % de leurs revenus sous la menace de la fermeture totale de l’usine. Ainsi, les plus bas salarié·e·s de cet abattoir touchaient seulement 1,13 dollar l’heure de plus qu’en 2007 – une augmentation moyenne de 0,08 $ l’heure en 14 ans –, ce qui les a fortement appauvris. Il n’est donc pas surprenant que l’employeur connaisse un grave problème d’attraction et de rétention de sa main-d’œuvre : ainsi, depuis 2015, il a dû engager plus de 1800 personnes tandis que près de 1700 salarié·e·s ont quitté l’usine.
Alors que la négociation de 2007 avait laissé un goût très amer aux membres du syndicat, un scénario similaire s’est joué en 2015. Cette fois, le syndicat a tenté de récupérer les gains perdus huit ans plus tôt. Fidèle à ses habitudes, l’employeur a de nouveau eu recours à des tactiques pour faire fléchir les travailleurs : menaces de fermeture, mises à pied signifiées par huissier, etc.
En 2021, les menaces ne suffisent plus
Même si Olymel ne le dira jamais sur la place publique, la multinationale a été forcée en 2021 de reconnaître son grave problème de rareté de main-d’œuvre en concédant une amélioration considérable des conditions de travail à des travailleuses et des travailleurs qui auraient tout simplement quitté leur emploi dans le cas contraire.
Malgré une satisfaction claire exprimée par les membres syndicat, le retour au travail après le dernier conflit ne fut pas de tout repos pour l’employeur. En ce début du mois de décembre 2021, sur les 1050 salarié·e·s syndiqués de l’usine, environ 250 travailleuses et travailleurs ont définitivement quitté l’entreprise pour un autre employeur.
L’histoire de la lutte de 2021
La chronologie de la dernière négociation nourrira assurément les autres à venir, particulièrement dans le secteur porcin.
28 février 2021
L’assemblée générale du syndicat adopte les clauses à incidences non financières dites normatives proposées par le comité de négociation.
9 mars 2021
Journée de négociation où le comité de négociation syndical dépose les demandes sans incidences financières. Pour sa part, le dépôt de l’employeur ne tient que sur deux pages qui ne contiennent que de grands principes, sans plus.
1er avril 2021
Date symbolique pour la négociation car la convention collective est arrivée à échéance le 31 mars. À partir du 1er avril, le syndicat obtient le droit de grève et l’employeur le droit de lockout.
18 avril 2021
L’assemblée générale adopte les clauses à incidences financières.
19 avril 2021
Le syndicat dépose à la table de négociation les demandes à incidences financières. Le message à l’employeur est clair : les membres veulent et méritent un enrichissement pour toutes et tous.
23 avril 2021
Malgré l’engagement de l’employeur de répondre au dépôt syndical du 19 avril, celui-ci demande la conciliation et annule les dates de rencontre de négociation déjà convenues.
28 avril 2021
Le syndicat répond par le déclenchement de la grève générale illimitée.
5 mai 2021
Le syndicat dénonce Olymel qui diffuse des informations trompeuses sur la place publique et refuse de négocier lors des rencontres avec le syndicat.
18 mai 2021
L’employeur dépose un nouveau document qui contient une nouvelle série de reculs à la table de négociation.
24 mai 2021
Manifestation à Vallée-Jonction et visite à la résidence d’un dirigeant d’Olymel.
2 juin 2021
Manifestation dans les rues de Québec qui se termine devant l’Assemblée nationale, où les centrales syndicales tiennent une vigie contre le projet de loi 59 qui propose une réforme très problématique de la loi sur la santé-sécurité au travail. Par la suite, une autre manifestation a lieu à Saint-Anselme en solidarité avec les grévistes de l’abattoir de poulets d’Exceldor.
7 juillet 2021
Manifestation à Québec afin de faire pression sur le conciliateur pour qu’il convoque les parties pour négocier. Le syndicat n’accepte pas l’attitude de l’employeur de retarder indûment les négociations et demande au service de conciliation du Tribunal administratif du travail d’utiliser son influence pour convoquer les parties. Le syndicat sera entendu et les négociations reprennent les 12 et 13 juillet 2021.
15 juillet 2021
Les grévistes se rendent à Princeville pour manifester devant un autre abattoir d’Olymel et ainsi porter un message clair : fini le niaisage. Il est plus que temps que l’employeur entende ses salarié·e·s et retourne à la table de négociation.
3 août 2021
Toutes les tentatives de l’employeur de briser l’unité du syndicat sont un échec. Réunis en assemblée, les membres donnent un mandat fort au comité de négociation. Plus que jamais, elles et ils sont conscients qu’ils méritent mieux, qu’elles méritent plus.
9 août 2021
L’assemblée générale rejette la proposition d’Olymel d’horaires de dix heures sur quatre jours. Les membres indiquent au comité de négociation que les innovations de l’employeur pour trouver des solutions à la rareté de main-d’œuvre sont une « fausse bonne idée ». La solution passe par l’amélioration des conditions de travail et non par l’imposition d’un horaire de quatre jours pour le quart de travail de soir.
13 août 2021
Une première entente de principe est conclue.
17 août 2021
L’assemblée générale rejette cette entente de principe à 57 %. Le message est clair : les membres en veulent plus et l’employeur a la capacité de payer.
18 août 2021
Nomination d’un médiateur spécial, Jean Poirier.
24 août 2021
Olymel menace, de façon paradoxale, d’abolir 500 postes du quart de soir à la suite du rejet de la première entente de principe, alors que des milliers de porcs sont en attente d’abattage et qu’on est en situation de rareté de main-d’œuvre. Olymel donne un ultimatum jusqu’au dimanche 29 août à minuit pour que le syndicat revienne sur le rejet de l’entente du 13 août.
26 août 2021
Rencontre avec le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, qui invite les parties à accepter l’arbitrage. Sans surprise, Olymel accepte immédiatement devant le ministre. À la fin de la journée, le syndicat refuse, privilégiant la négociation à l’arbitrage, et demande un blitz de négociation qu’il obtiendra finalement.
29 août 2021
Les travailleuses et les travailleurs gagnent leur pari : après le blitz de négociation, une seconde entente de principe est conclue.
31 août 2021
En assemblée générale, le syndicat accepte à 78 % cette seconde entente de principe.
2 septembre 2021
Une nouvelle convention collective est signée. Elle améliore substantiellement les salaires et les conditions de travail, avec notamment la mise en place d’un régime de retraite simplifié et des augmentations de salaire de 26,4 % sur six ans, soit 4,4 % d’augmentation annuelle moyenne. Une augmentation de 10 % est prévue dès la première année. Également, la contribution de l’employeur aux assurances collectives est rehaussée de 50 % pour la couverture familiale.
Les porcs en attente d’abattage
Les chiffres suivants permettent de rectifier les informations sur les porcs en attente d’abattage, car les éleveurs de porcs ont alimenté les médias d’images de porcs entassés à la ferme, mais ils ont usé de différentes stratégies pour éviter l’euthanasie des animaux. Les chiffres démontrent que le nombre de porcs en attente d’abattage n’augmentait pas de façon démesurée pendant la grève. Rappelons qu’avant le conflit, environ 7000 porcs par jour étaient abattus à l’usine. Date Porcs en attente d’abattage
|
Martin Maurice est président du Syndicat des travailleurs d’Olymel Vallée-Jonction–CSN
- Olymel est une entreprise d’origine québécoise, spécialisée dans la transformation de la viande. L’entreprise compte quelque 15 000 employé·e·s œuvrant dans 35 usines et centres de distribution en majorité au Québec. L’abattoir de Valley-Jonction est situé dans la municipalité régionale de comté de La Nouvelle-Beauce dans la région de Chaudière-Appalaches. ↑

C’est risqué d’être artiste pour la paix

Dans l’édition du journal Le Devoir du 10 mai, monsieur Stéphane Baillargeon présente l’intervention de Bono à Kiev en discutant de l’engagement des artistes dans les situations de guerre. Question fort à propos. Comme il le souligne, en invitant officiellement cet artiste très populaire, le gouvernement ukrainien a fait preuve d’une maîtrise assumée de la propagande de guerre. Bono est allé appuyer la stratégie guerrière de l’infortunée Ukraine fortement engoncée dans une guerre soutenue par les pays de l’OTAN contre l’invasion russe; en d’autres termes, il n’est pas apparu dans le panorama pour faire la promotion de la paix, il s’est simplement glissé dans le défilé des personnalités politiques comme Joe Biden, Justin Trudeau et d’autres personnalités en vue invitées à réaffirmer l’appui à la guerre. Faire parader des personnalités pour justifier une cause est un truc usé de la publicité. L’heure est à l’appui à la lutte des Ukrainiens et, par le fait même, à la guerre. Pas facile à saisir.
Une telle position s’inscrit dans le courant des discours dominants orientés vers l’alimentation du conflit sur tous les plans (idéologiques, politiques, économiques, sociaux et culturels) par la propagande et une stratégie d’information massive en continu. Évidemment, dans notre contexte, on nie l’utilisation de la propagande, on préfère utiliser des euphémismes pour la maquiller (reportages crédibles, témoignages, etc.). L’adhésion de l’opinion publique aux stratégies guerrières et à l’augmentation significative des forces de frappe (les industries de l’armement tournent à plein régime et les gouvernements délient les bourses sans compter pour les payer) repose sur le socle de l’information de masse; Bono en première page s’avère ainsi un coup de maître pour la promotion de la lutte du peuple ukrainien soumis aux affres d’une guerre atroce, comme toutes les guerres d’ailleurs.
Cela dit, monsieur Baillargeon fait appel à l’éclairage de la professeure en histoire de l’art de l’UQAM, madame Ève Lamoureux, pour rappeler qu’à travers le temps, dans les situations de conflits majeurs, de nombreux artistes ont accepté de se compromettre parfois pour appuyer une guerre: « Quand une guerre mobilise l’opinion publique, des artistes s’en mêlent souvent. La guerre représente la grande cause, justifie la grande mobilisation internationale. Les artistes se sentent alors souvent moralement obligés d’intervenir »; par ailleurs, elle ajoute : « prendre position contre la guerre dans nos sociétés occidentales, ce n’est pas très risqué moralement ou politiquement », répond Ève Lamoureux en soulignant le consensus contre cette monstruosité destructrice des êtres et des choses. » C’est juste.
Dans notre système démocratique qui fait justement appel au consensus, se prononcer contre la guerre n’implique pas nécessairement des représailles physiques ni une condamnation médiatique ou populaire, cependant l’histoire des guerres et des conflits civils nous enseigne que de nombreux artistes et militant.e.s pour la paix et le respect des droits et des libertés ont souvent payé un lourd tribut par la répression ou la mort pour avoir pris la parole contre les discours dominant; pensons à l’Espagnol Federico Garcia-Lorca, au Turc Nâzim Hikmet, à l’Américain Martin Luther King, au Chilien Victor Jara, à l’Algérienne Lila Amara et combien d’autres. La Russie aussi compte sa phalange d’artistes soumis à la répression de Staline à Poutine; en 1930, quand le poète russe Ossip Mandelstam a publié son poème « L’Épigramme de Staline », Boris Pasternak a qualifié le geste de suicidaire. Par la suite, il fut arrêté et emprisonné pendant 5 ans.
Mais que signifie donc être artiste pour la paix dans notre contexte?
Être artiste pour la paix implique de prendre la parole et de promouvoir la paix, pour ce seul motif, ne pas endosser la pensée unique des discours belliqueux et les stratégies guerrières comporte des risques. Dans le contexte actuel, et bien avant l’invasion de l’Ukraine, on ne pensait plus utiliser les négociations ou pourparlers de paix, mais uniquement de préparatifs de guerre. À cet égard, bien avant l’invasion de l’Ukraine, le Mouvement pacifiste ukrainien, lequel regroupe plusieurs artistes, a publié une déclaration demandant le respect de l’accord de Minsk de 2015, le retrait de toutes les troupes, la suspension de tous les approvisionnements en armes et équipements militaires, la suspension de la mobilisation totale de la population pour la guerre, la propagande de guerre et l’hostilité des civilisations dans les médias et les réseaux sociaux et, bien sûr, l’instauration de démarches diplomatiques pour la paix. Évidemment, de telles demandes furent qualifiées d’idéalistes, de non pertinentes et de soutien à l’ennemi. C’est là, comme le mentionne Anne Morelli dans son ouvrage fort pertinent en ce temps de guerre (Principes élémentaires de propagande de guerre – 2010), une façon de réduire au silence les porte-parole des discours de paix sans coup férir. Les voix discordantes tassées, tous les acteurs principaux pouvaient ouvrir la porte à la guerre et depuis l’invasion, autant en Russie que dans les pays de l’OTAN, la propagande de guerre est utilisée à grande échelle. On connaît la suite, la guerre à finir et le mot paix a disparu du vocabulaire.
Au Québec, depuis 1983, l’organisme les « Artistes pour la paix » met de l’avant des propositions de paix, mais la plupart du temps, le risque auquel nous faisons face n’est pas la répression ouverte ni la prison, mais la condamnation au silence ou à l’ignorance des messages de paix. Parler de paix ne fait pas la première page des médias à côté de Bono, loin de là. Quand il s’agit de la paix, une sorte de pensée unique favorable à la guerre et à l’augmentation des armements gagne toujours la bataille de l’opinion publique. C’est tellement plus facile de s’identifier au pouvoir des armes et aux porteurs d’une solidarité superficielle; ce phénomène de masse ressemble aux fanatiques de sports professionnels qui cherchent à s’identifier aux gagnants éventuels d’un trophée quelconque. Dans un tel contexte, les propositions d’artistes pour la paix comme les Ukrainiens contre la guerre ont été ignorées bien avant l’invasion russe. On aime mieux les artistes pour la paix figurants silencieux dans l’ombre, ce de depuis fort longtemps; le tempo peu musical des bombardements et des déclarations prometteuses de victoires mobilise davantage et offre gracieusement une sorte d’identification et de satisfaction par association au pouvoir des armes.
À cette étape-ci du conflit en Ukraine, nul ne peut présumer d’un épilogue à court terme. Pendant ce temps, les artistes pour la paix risquent de rester ignorés, car le mot paix semble réduit à un mot subversif en « p »?
Je continuerai à croire, même si tout le monde perd espoir.
Je continuerai à aimer, même si les autres distillent la haine.
Je continuerai à construire, même si les autres détruisent.
Je continuerai à parler de paix, même au milieu d’une guerre.
André Jacob, artiste pour la paix, Professeur retraité de l’UQAM

Une déclaration de souveraineté entre passé, présent et futur – Entretien avec Constant Awashish[1]

J.P. – Constant Awashish, vous êtes grand chef élu du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw depuis 2014. Quels sont les rôles et responsabilités d’un grand chef ? Comment se distinguent-ils de ceux d’un conseil de bande ?
C.A. – Les raisons pour lesquelles chacun se présente comme grand chef sont très subjectives à la base. Mais ce que les membres de la Nation Atikamekw ont voulu en créant cette institution au début des années 2000, c’est se doter d’un représentant politique. En ce sens, mon rôle consiste d’abord à défendre les droits ancestraux, le titre ancestral et l’intégrité territoriale de la nation auprès des gouvernements provincial et fédéral, et même à l’international. C’est d’abord un rôle d’influence. Contrairement aux conseils de bande, qui sont une création de la Loi sur les Indiens, une loi fédérale, le grand chef de la Nation Atikamekw est élu au suffrage universel par l’ensemble des membres de la nation. Il y a donc une dualité entre ces deux instances de gouvernance. Comme grand chef, je suis aussi de facto président du Conseil de la Nation Atikamekw (CNA), sur lequel siègent aussi les chefs des trois conseils de bande de Manawan, de Wemotaci et d’Opitciwan. Le CNA est une assemblée des élu·e·s atikamekw, mais c’est aussi une corporation formée par l’ensemble des membres de la nation, un peu à la manière d’actionnaires. Sous l’influence des aîné·e·s, à une certaine époque, les gens des trois communautés ont cru bon de travailler ensemble pour créer une organisation qui allait nous permettre de regrouper nos forces, pour être mieux représentés, plus cohérents dans nos messages et capables de défendre des intérêts communs. Ils ont formé le CNA, une corporation de services qui est responsable aujourd’hui du développement économique, des services sociaux, des services techniques et administratifs, des services de soutien dans les communautés, de l’éducation, de la culture, etc. Le CNA conserve aussi les archives de la nation, composées de différents documents historiques, dont la cartographie du territoire et des enregistrements d’aîné·e·s. Par cette position de président du CNA, une partie de mon rôle de grand chef est aussi de concilier les communautés; ce n’est pas toujours facile. Puis c’est de travailler à l’autonomie et à l’autodétermination de la Nation Atikamekw.
J.P. – Certains font une distinction entre les concepts d’autonomie et d’autodétermination. Comment les distinguez-vous vous-même ?
C.A. – Pour moi, l’autonomie gouvernementale est une délégation de pouvoir. C’est un transfert de pouvoir vers des organismes qui existent déjà, les conseils de bande, que celui-ci vienne du fédéral ou du provincial. En contraste, l’autodétermination est une démarche qui vient de la Nation Atikamekw elle-même, donc de ses membres. C’est une démarche qui vient raviver nos façons de faire, nos systèmes juridiques, nos systèmes de règlement de conflits, nos modes de gouvernance. Je ne dis pas que l’autonomie gouvernementale est une mauvaise chose. Elle est utile, elle peut aider la communauté, mais l’autonomie affaiblit au bout du compte l’autodétermination d’un peuple. L’autonomie gouvernementale nous donne l’illusion qu’on a une grande importance, mais c’est souvent au prix d’une certaine corruption intellectuelle. Quand un conseil de bande se voit octroyer un pouvoir supplémentaire, les élu·e·s ont l’impression d’aller chercher beaucoup. Mais à long terme, c’est comme accepter que, oui, tu vas avoir plus d’autonomie, mais tu vas être municipalisé, tu vas être pris dans ton enclave. C’est l’illusion d’une terre de réserve, alors que tout le territoire appartient à la Nation Atikamekw. Les Atikamekw possèdent un droit collectif sur l’ensemble du territoire ancestral; c’est ce que je réclame en tant que grand chef. Comme je le disais plus tôt, la vision de ce rôle est très subjective. Pour moi, il s’agit de décoloniser la Nation Atikamekw, d’aspirer à quelque chose de plus grand, à une autodétermination par-delà l’autonomie gouvernementale. Pour y arriver, il faut comprendre qui nous étions avant, qui nous voulons être demain, ce que nous voulons comme société.
J.P. – Je comprends donc que le CNA et son grand chef sont des instances de gouvernance créées par et pour la Nation Atikamekw de façon indépendante des instances étatiques. Quel genre d’écoute recevez-vous des gouvernements ?
C.A. – À mon avis, le pouvoir vient d’abord de l’élection. C’est vrai pour le conseil de bande, les gouvernements, le grand chef, etc. Le pouvoir vient du fait d’être élu par la majorité d’un peuple ou d’un regroupement de citoyens et de citoyennes. Maintenant, la question est surtout ce qu’on en fait. Pour moi, le rôle de grand chef est directement lié au territoire. Il s’agit de défendre les intérêts de la Nation Atikamekw, de faire de la représentation aux niveaux provincial et fédéral pour défendre la culture, la langue, le territoire, le titre et les droits ancestraux. En quelque sorte, l’écoute est aussi propre à chaque individu. Certains savent mieux écouter que d’autres. Mais l’écoute dépend également des comportements de chacun. Quand tu suis tes principes, tes valeurs, je pense que les gens sont portés à écouter. En même temps, les gouvernements aussi ont leurs stratégies. On a une écoute, mais pas toujours l’ouverture, l’innovation qu’on souhaiterait pour faire avancer les choses, investir dans les communautés et pas seulement dans les centres urbains, par exemple, favoriser une véritable autodétermination, fondée sur les systèmes juridiques et de gouvernance propres à chaque nation.
J.P. – Quand vous êtes entré en fonction en 2014, on vous a demandé d’être la voix et le porte-étendard de la Déclaration de souveraineté[3] sur le territoire ancestral qui a eu un certain écho dans la population et auprès des gouvernements. Pouvez-vous nous parler un peu de cette déclaration, de ses objectifs et de ce qu’elle contenait ?
C.A. – Pour nous, il y avait trois aspects importants dans la déclaration. L’aspect politique, d’abord, puis l’aspect social et éducationnel. Sur le plan politique, il s’agissait d’envoyer un message aux gouvernements. C’était un rappel, en même temps qu’un appel à trouver des solutions novatrices pour sortir des zones grises, faciliter la conciliation entre le droit des Atikamekw et le droit étatique afin de sortir des impasses habituelles, sur la question du territoire notamment.
Nous sommes en négociation depuis 40 ans sur des ententes de revendications territoriales globales, sans arriver à une solution. Pourquoi ? De notre côté, on ne peut pas simplement souscrire à un contrat d’adhésion où tout est décidé d’avance, sauf les décorations. Les gouvernements ont leur cadre édicté par le règlement fédéral et, souvent, ils ne vont pas au-delà. Pour avoir une meilleure négociation, il faudrait une plus grande flexibilité de la part des politiciens; pour cela, il faut les sensibiliser, les éduquer. En ce sens-là, la Déclaration avait aussi pour but de mettre une certaine pression sur les gouvernements. Souvent, on a l’impression qu’ils ne bougent pas parce qu’ils n’ont pas d’intérêt à le faire, contrairement aux négociations avec les Cris dans les années 1970, par exemple. Ils ont moins de motivation à s’entendre avec nous parce qu’ils sont déjà présents sur le territoire et qu’ils l’exploitaient bien avant que l’on commence à négocier.
J.P. – Pouvez-vous développer un peu sur la question de la « zone grise » que vous venez d’évoquer ?
C.A. – La zone grise, c’est autant la différence entre les systèmes de droit que la difficulté à les concilier et les conflits qui en découlent. C’est la différence entre les modes de fonctionnement propres aux Atikamekw et ceux de l’État, le droit des Atikamekw d’un côté, et le droit qu’on dit autochtone de l’autre, qui est en fait un droit concédé par l’État et la Cour suprême[4]. Personnellement, je crois à un certain pluralisme juridique, que ce soit dans une formule intra ou extra-étatique, avec ou sans le Canada. Il faut trouver des façons de cohabiter qui tiennent compte des peuples autochtones, qui respectent qui ils étaient et ce qu’ils veulent être, pour devenir ensemble quelque chose de plus solide, de meilleur pour le futur et pour nos enfants. C’est toujours de cette façon qu’on réfléchit. Les Atikamekw ont besoin d’une province forte, d’un pays fort et, réciproquement, les provinces et le Canada ont besoin de Premières Nations fortes. Malheureusement, les politiciens manquent souvent de flexibilité et de sens de l’innovation. Ils sont encore imprégnés de peurs et de stéréotypes qui les empêchent de voir plus loin, dans 20 ans, dans 50 ans, dans 100 ans, de comprendre comment ils peuvent eux-mêmes utiliser les droits autochtones pour protéger ce que l’on a en commun. Les peuples autochtones doivent être vus comme la plus-value qu’ils sont, tant sur le plan économique que social, culturel, ou même sécuritaire. Nous devons apprendre à vivre ensemble de façon harmonieuse, parce qu’on ne va jamais concéder le territoire. Moi, j’ai toujours appartenu au territoire et je vais toujours appartenir au territoire, et c’est la même chose pour toutes les Premières Nations. Nous sommes attachés à notre territoire et nous y serons toujours attachés, nous serons toujours là pour le défendre, peu importe qu’il s’appelle Canada ou non.
J.P. – Restons un peu sur la question du pluralisme juridique. Vous distinguez les traditions juridiques autochtones du « droit autochtone » défini par l’État et la Cour suprême, ce dernier renvoyant notamment aux droits ancestraux et à la Constitution canadienne. Comment définiriez-vous, en contraste, ce que vous appelez le droit des Autochtones, ou le droit des Atikamekw ?
C.A. – Ce que j’appelle le droit des Autochtones, le droit qui est le leur, renvoie à des systèmes juridiques différents. Nous travaillons à faire renaitre ces systèmes, à faire renaitre nos systèmes de gouvernance, de résolution de conflits, nos façons de concevoir et de développer le territoire, nos façons d’éduquer nos enfants aussi. Pour cela, il faut comprendre qui nous étions avant, qui étaient les Européens, et où on veut aller aujourd’hui. Le traité du Two Row Wampum (traité des voies parallèles[5]) nous rappelle qu’à une certaine époque, avant la Confédération et la Loi sur les Indiens, nos peuples vivaient en parallèle sur le territoire; ils collaboraient sans interférer dans le système de l’autre, dans le respect des langues, des cultures, des façons de faire de l’autre. C’est ce genre d’alliance que l’on souhaite retrouver aujourd’hui. Nous sommes bien conscients qu’il ne s’agit pas de revenir 500 ans, 1000 ans derrière; ce n’est pas possible. Les systèmes de gouvernance auxquels on peut penser aujourd’hui prennent davantage la forme du système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA)[6], par exemple, un système qui reprend le cadre structurel de la DPJ, mais dont le contenu, l’approche, les interventions, les protocoles sont tous à saveur atikamekw.
En comparaison, l’approche de la Cour suprême mène à un cul-de-sac. Elle n’est pas dépourvue d’intérêt. Depuis l’arrêt Calder, les revendications devant les tribunaux ont permis à plusieurs peuples autochtones de faire reconnaitre leurs droits ancestraux sur le territoire. Mais la Cour peut difficilement aller plus loin que son propre langage. Elle ne peut pas aller à l’encontre de son créateur, la Constitution canadienne. Quand la Cour suprême reconnait des droits territoriaux aux Autochtones, qu’est-ce qu’elle reconnait ? Elle n’est pas capable de les associer à un droit de propriété à l’européenne, parce que le territoire est pour nous un droit collectif. Alors elle en fait un droit sui generis, un droit à part, mais c’est une façon de se protéger, en renvoyant la balle aux gouvernements pour qu’ils négocient les questions territoriales. Le véritable enjeu aujourd’hui est de savoir comment concilier les deux approches, comment concilier le droit développé par la Cour suprême avec les systèmes de droit propres aux Autochtones. Il est là le nœud du problème.
J.P. : Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la question du territoire, ce qu’il représente pour les Atikamekw ou les peuples autochtones en général ?
C.A. – Pour nous, le territoire est un être vivant, ce n’est pas une chose à accaparer ou à posséder. On chérit notre territoire, on l’aime et on le protège parce qu’il est vivant. Il faut donner de l’amour à la terre pour qu’elle puisse nous redonner de l’abondance et nous protéger en retour; c’est presque spirituel. Pour nous, les animaux ont un rôle à jouer, ils nous parlent, les arbres aussi nous parlent, nous transmettent leurs messages. Au fil du temps, c’est vrai, beaucoup d’Autochtones en sont venus à accepter la notion de propriété. C’est quelque chose qui se fait de façon inconsciente, sans trop se rendre compte, mais à la base, c’était ça être Autochtone, c’est ça notre souveraineté. Notre souveraineté, c’est notre pays, c’est de ne pas être dépendants, de protéger le territoire qui nous fait vivre, qui fait vivre notre culture, notre langue, notre identité, qui nous sommes. C’est le territoire qui nous permet de survivre aux changements d’empires, aux changements de gouvernements, de survivre dans le temps.
J.P. – Si on revient un peu à la Déclaration, vous aviez mentionné trois volets, pouvez-vous nous parler des deux autres ?
C.A. – Comme je le disais, il y a aussi les volets social et éducationnel. Le volet social s’adresse d’abord à l’interne de la communauté, mais c’est souvent un mélange d’interne et d’externe. Oui, on veut faire connaitre les Atikamekw, sensibiliser la population à la réalité atikamekw, mais souvent on oublie qui on est à l’interne, et cet oubli alimente le mal de vivre. Oui, on parle atikamekw, on vit dans nos trois communautés, on se souvient de nos grands-parents qui nous amenaient sur le territoire. Ils étaient de bons chasseurs, de bons trappeurs, ils connaissaient tout sur le territoire et ne se perdaient jamais. C’est ce dont on se souvient. Mais il y a tellement de maux sociaux dans nos communautés aujourd’hui. On est comme déchiré par le dilemme entre la société actuelle et la société ancienne. Quand je dis ancienne, ce n’est pas en termes péjoratifs. Mais quand on met ensemble la dépossession du territoire, la recherche d’identité, tous les préjugés et les stéréotypes à notre égard, la richesse étalée à l’extérieur de nos communautés et à laquelle on ne participe jamais, il faut s’attendre à ce qu’il ait un impact; les gens dans nos communautés sont affectés par ces réalités. Alors le message qu’on voulait envoyer était aussi celui-ci : « Eille! tu es Atikamekw. Souviens-toi que tu es Atikamekw ». Les territoires sur lesquels on vit sont les nôtres. On ne les a jamais cédés ou vendus, on n’a jamais échangé notre territoire ou statué à son endroit. Souvenez-vous que vous êtes un peuple fort et soyez fiers de qui vous êtes. Nos grands-parents ont su préserver notre langue, notre culture, nos histoires, nos légendes. Encore aujourd’hui, vous êtes un peuple fort, soyez fiers de qui vous êtes, Atikamekw!
Et puis, on le voit, les gens s’impliquent un peu plus partout. Ils sont moins gênés d’aller chercher de l’emploi, ils s’affirment plus fortement sur les réseaux sociaux. La présence atikamekw a explosé partout sur le territoire. On voit des Atikamekw dans les commerces, dans les grandes villes, là où on ne les voyait pas avant. Donc tout cela, renforcer une certaine fierté de la nation atikamekw, c’est le volet social.
Et puis, il y a le volet éducationnel. Éduquer la population en général sur les droits autochtones, les réalités autochtones, le territoire. On est les Atikamekw, on est là depuis longtemps, on a une langue, une culture particulière, et on veut participer à la société. On n’est pas si différents au fond, on marche sur deux jambes, on a deux bras, dix doigts, dix orteils. Et on veut participer.
J.P. – Vous semblez parler d’une vision à long terme, j’imagine que la Déclaration avait un peu ce but ?
C.A. – Ah oui! Souvent, on focalise tellement sur nos problèmes sociaux, sur ce qui se passe autour de nous, qu’on oublie de regarder plus loin. Mais cette vision ne vient pas de moi. L’idée de la déclaration se discutait dans les coulisses longtemps avant que j’arrive en poste, par les aîné·e·s notamment. J’aurais pu dire non, mais j’y croyais, je savais que c’était possible.
J.P. – Est-ce qu’il faudrait d’autres déclarations du genre ?
C.A. – Je pense que oui. La déclaration a eu d’importants échos auprès des autres nations autochtones; les gens en parlaient partout à travers le pays et même aux États-Unis. On ne le dit pas haut et fort, parce qu’on a tellement peur des conséquences négatives, mais ce n’est pas vrai que les Autochtones sont des « amalgames de réserves ». Nous sommes des nations, sur des territoires. Il y a plus de 50 nations au Canada; il faudrait que chacune redevienne ce qu’elle était. Moi, ce que je voudrais, mon objectif à long terme, c’est que dans 100 ans, dans 200 ans, on parle encore notre langue, on connaisse nos histoires, nos légendes, qu’on sache d’où on vient et qu’on soit encore ici, sur le territoire. Pour cela, il faut se donner des outils pour renforcer notre langue, notre culture, nos savoir-faire, mais il faut aussi pouvoir participer à la société plus large. Il y a donc deux éducations à faire. Autant, il faut comprendre qui nous sommes en tant qu’Atikamekw, autant il faut s’éduquer dans la tradition occidentale. C’est essentiel si on veut pouvoir développer des entreprises, participer au développement économique, exploiter les ressources naturelles selon nos valeurs. Il faut s’installer dans toutes les sphères de la société. Quand on y pense, c’est ce qui se fait partout à travers le monde. À Hawaï et en Nouvelle-Zélande, par exemple, les peuples autochtones ont réussi à se faire une place à l’intérieur des institutions, puis à défendre leur culture, leur identité et leur langue en utilisant le système du colonisateur. En comparaison, nous sommes encore loin de cela ici, avec la Loi sur les Indiens et sa politique de réserves.
J.P. – Vous parlez souvent de l’importance de la jeunesse, de redonner une fierté aux jeunes. Quel est le rôle de ces jeunes dans cette vision de l’autodétermination ?
C.A. – Pour moi, c’est primordial que les membres soient fiers de qui ils sont, qu’ils arrêtent de transporter une certaine honte d’eux-mêmes, qui leur vient des préjugés et des stéréotypes. Je veux qu’ils s’acceptent, qu’ils soient fiers d’être Atikamekw. C’est tout ce qui me préoccupe au fond. Beaucoup de membres de ma famille, beaucoup d’ami·e·s dans les communautés se sont suicidés quand j’étais jeune; cela a toujours été près de moi. À neuf ans, j’ai déjà identifié un corps à la morgue; depuis ce temps, je connais la sensation d’un corps mort, j’en connais l’odeur, et c’était à cause d’un suicide. Je me suis toujours dit que j’allais travailler pour enrayer le suicide, pas de manière frontale, mais par en arrière. Tout est en rapport avec ton état d’âme, ta façon de penser, de te voir toi-même, de t’aimer. Mais pour s’aimer soi-même, il faut d’abord s’aimer en tant qu’Atikamekw. C’est vrai pour tous les âges, mais pour les jeunes, cela a une importance particulière parce que ce sont eux qui vont porter notre culture en avant, ce sont eux qui vont porter notre langue en avant, transporter notre message également. Je veux que les jeunes soient fiers de qui ils sont. L’âge médian chez les Atikamekw est de 19 ans, donc la moitié des Atikamekw ont 19 et moins, et 70 % de la population a 40 ans et moins. Pour y arriver, c’est important que les jeunes prennent conscience de l’utilité de l’enseignement et de l’éducation; c’est ça qui va faire la différence, je pense.
J.P. – Comment distinguez-vous enseignement et éducation ?
C.A. – L’éducation, c’est nous, c’est qui nous sommes. L’enseignement, c’est ce qu’on apprend à l’école.
J.P. – Et les deux sont importants à vos yeux ?
C.A. – Assurément. C’est quelque chose que les aîné·e·s nous ont transmis. Quand je parle aux jeunes, je leur dis souvent : « C’est important de connaitre qui tu es ». Tu dois t’éduquer sur ta culture, sur nos histoires, nos savoir-faire, notre langue, c’est important. Il faut que tu ailles chercher ton enseignement également. Comment réfléchir, comment aborder des sujets dans le contexte occidental, comment défendre des points de vue. Il faut comprendre la science, la biologie, la physique, comprendre les mathématiques, le français, l’anglais, l’histoire aussi, surtout l’histoire, la nature, la géographie… Comprendre tout! Les Atikamekw doivent être bons en électricité, en électronique, et c’est particulièrement vrai aujourd’hui, avec les nouvelles technologies. C’est en utilisant les outils modernes que les Atikamekw pourront se transporter vers l’avant. Donc, pour moi, c’est important l’éducation. Mais avant l’éducation, il faut la fierté. Parce que si tu n’es pas fier de toi, tu ne voudras pas t’éduquer, tu ne voudras pas aller chercher de l’enseignement. Tu vas rester dans un état d’âme non productif. Moi, je veux que ces jeunes-là puissent avoir tout le soutien nécessaire, toute la motivation et l’encouragement qu’il faut pour être fiers de qui ils sont et persévérer dans leurs études et leur éducation.
J.P. – Est-ce que le CNA a mis en place des mesures pour contribuer à cette mission ?
C.A. – Dès les premiers jours de mon mandat, j’ai travaillé à créer ce qu’on appelle aujourd’hui les « sommets jeunesse ». Après deux ans, j’ai réussi à trouver le financement nécessaire et à convaincre les autres chefs de se joindre au projet. Nous avons tenu quatre sommets jeunesse depuis que je suis en poste, avec un ralentissement dans les dernières années dû à la pandémie. Chaque fois, c’est un succès. Les jeunes s’impliquent, participent et sont créatifs. On leur parle de politique, de négociation, on discute avec eux des thèmes qui les intéressent, comme l’environnement. Ils ont leurs propres idées aussi. La troisième année, ils sont arrivés avec une charte jeunesse. Nous, on ne fait que les aider, leur donner un cadre, on crée des ateliers, on les laisse parler, on les laisse réfléchir. Ils le font, ils travaillent, ils réfléchissent, et ils arrivent avec une charte jeunesse, un document complet avec différentes clauses sur les thèmes qui les intéressent. On a envoyé cette charte aux deux paliers de gouvernements et aux conseils de bande. Je suis vraiment fier d’eux. Mon but premier en organisant ces sommets jeunesse, c’était de démystifier la politique, de leur montrer que ce n’est pas si compliqué, qu’il suffit de comprendre les sujets qui sont à l’ordre du jour, les positions de base, de connaitre ce qui se passe. C’est simple, développe ta réflexion, fais-toi une tête. C’est ce que je leur dis tout le temps, c’est simple, mais c’est à vous à décider ce que vous voulez et à participer, parce que c’est vous qui allez prendre les décisions plus tard, qui allez vivre avec les décisions d’aujourd’hui.
J.P. – Merci pour cet entretien M. Awashish. Si vous aviez un seul message à lancer aux Québécois et Québécoises en terminant, ce serait quoi ?
C.A. – Ah, je le lance souvent! Ce serait de mettre de côté leurs peurs. D’arrêter d’écouter leurs politiciens qui transpirent eux-mêmes la peur et qui brandissent l’épouvantail devant nos demandes. Ce serait aussi de s’informer, de se sensibiliser à nos réalités. De comprendre qu’au fond, on partage essentiellement les mêmes valeurs. Je les inviterais à innover sur le plan intellectuel, notamment dans leur approche des droits autochtones. Le problème vient aussi du manque d’éducation des élus non autochtones. Il faut passer par-dessus cette limite, commencer à penser autrement. Il faut que les Québécois et Québécoises, les Canadiens et Canadiennes, comprennent ce que l’on a en commun, et comment nos droits ancestraux et le titre ancestral que l’on possède peuvent nous aider à protéger le territoire tout entier.
Julie Perreault[2]est professeure à temps partiel à l’Institut d’études féministes et de genre de l’Université d’Ottawa
- Constant Awashish est grand chef du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiw. ↑
- Julie Perreault est aussi docteure en science politique et étudiante au baccalauréat en droit à l’Université du Québec à Montréal. ↑
- Voir la Déclaration à : <www.cerp.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Documents_deposes_a_la_Commission/P-034.pdf>. ↑
- La littérature juridique tend plutôt à qualifier de « droit des Autochtones » le droit étatique élaboré par la Cour suprême. Nous avons souhaité respecter la cohérence des propos rapportés, au risque d’une certaine confusion. ↑
- NDLR. Voir : <https://mern.gouv.qc.ca/documents/ministere/etudes-voies.pdf>. ↑
- NDLR. En mars 2000, une entente intérimaire a été conclue entre le CNA, le Centre jeunesse Mauricie et Centre-du-Québec, le Centre jeunesse Lanaudière et leurs directions de la Protection de la jeunesse (DPJ), dont le but est de permettre l’application du système d’intervention d’autorité atikamekw (SIAA) de façon indépendante du directeur de la protection de la jeunesse (DPJ). Voir : <www.atikamekwsipi.com/fr/services/service-sociaux-atikamekw-onikam/services/systeme-dintervention-dautorite-atikamekw-siaa>. ↑

Vaincre la dynamique anti-migratoire

L’Histoire ne fait rien. Elle ne possède pas de richesses énormes, elle ne livre pas de combats. C’est au contraire l’homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez-en certains, « l’histoire » qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser – comme si elle était une personne à part – ses fins à elle. Elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui.
Karl Marx et Friedrich Engels[1]
Aujourd’hui, la gauche ainsi que les mouvements populaires sont confrontés, partout dans le monde, à de puissants courants de droite et d’extrême droite qui développent un discours convergent ciblant les populations les plus vulnérables, en particulier les quelque 400 millions de personnes qui quittent ou qui cherchent à quitter leur pays. Parmi eux, un très grand nombre de migrants « économiques », incluant une multitude de travailleuses et de travailleurs prêts à accepter les emplois que les « natifs » refusent. Ce sont, selon l’expression consacrée, les emplois « 3-D » (dangerous, dirty, difficult), caractérisés par leur précarité, de bas salaires et de mauvaises conditions de travail. De leur côté, les ouvriers dits temporaires, que l’on retrouve dans l’agriculture notamment, travaillent également dans des conditions exécrables. L’essentiel de ce dossier des Nouveaux Cahiers du socialisme porte sur l’analyse des mécanismes d’oppression et d’exclusion de ces migrantes et migrants.
Il faut cependant saisir la « logique » derrière ce système. Pour l’essentiel, l’État gère l’économie selon les exigences du capitalisme. Cela signifie simplement qu’il voit à ce qu’il y ait sur le « marché du travail » une main-d’œuvre nombreuse et disciplinée. Cette logique est à l’œuvre depuis l’avènement du capitalisme alors que les migrations sont devenues massives, organisées et contrôlées, notamment à l’époque de l’esclavage et du travail forcé[2]. Certes, les conditions ont changé aujourd’hui, mais ce même processus perdure. Des populations sont littéralement « disciplinées » par la violence, l’insécurité, la pauvreté et la famine. Elles sont par conséquent contraintes de se déplacer et se trouvent souvent condamnées à vivre avec un statut de non-citoyen.
Alors que faire ?
Depuis longtemps, face à cette situation, les mouvements et partis de gauche s’interrogent et essaient de trouver des solutions concrètes et politiques. À la fin du XIXe siècle et durant une bonne partie du XXe siècle, une conception naïve et implicitement coloniale dominait suivant laquelle la classe ouvrière des pays capitalistes serait celle qui allait sauver le monde, y compris les peuples « indigènes » victimes du colonialisme. Marx fut un des premiers à déconstruire ce mythe en indiquant que c’étaient plutôt les « barbares » qui devaient jouer le premier rôle dans leur lutte d’émancipation. Il concluait en effet que les mouvements ouvriers anglais, les plus avancés à l’époque, étaient incapables de mener la lutte dans un contexte où les affamés irlandais, chassés de leurs terres et arrivant par milliers dans les usines de l’Angleterre, étaient surexploités. Et, pour aggraver la situation, la classe ouvrière anglaise elle-même avait largement intériorisé le racisme envers les Irlandais, idéologie prônée par la bourgeoisie pour diviser les travailleurs. Cette fracture de la classe ouvrière bloquait tout processus de transformation. Plus tard, les mouvements radicalisés qui allaient constituer la Troisième Internationale ont repris à leur compte l’idée selon laquelle la révolution socialiste était impensable et impossible sans la lutte des peuples dominés appartenant à ce qu’on appelait alors l’« Orient ». De plus, l’Internationale affirmait vouloir lutter sans merci contre la discrimination et le racisme en Europe à l’endroit des migrantes et des migrants qui affluaient de l’Europe et de l’Afrique. Le ton était radical et également autocritique :
Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits différents entre les hommes de race et de couleur différentes; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre[3].
Face aux enjeux actuels, le défi est tout aussi grand. Toutefois, il y a dans ce contexte inquiétant quelques bonnes nouvelles. La première découle évidemment de cette révolte multiforme, provenant en grande partie du sud, qui génère une nouvelle conscience des problèmes sociaux à l’échelle mondiale. Les vagues roses, les printemps africains et arabes, les luttes paysannes d’une intensité inédite en Inde sont autant d’indicateurs que le monde est en train de « changer de base », comme le dit le chant l’Internationale. L’impérialisme et le colonialisme sont pris à partie, tant sous leurs formes plus traditionnelles de domination à la fois économique, politique et culturelle, qu’à travers les dimensions plus agressives d’une « guerre des civilisations[4] » exportée depuis les États-Unis vers le reste du monde. Ces confrontations mettent à mal l’impérialisme encore dominant mais déclinant des États-Unis et laissent entrevoir une nouvelle solidarité Nord-Sud.
La deuxième bonne nouvelle relève du fait que le racisme et la discrimination sont de plus en plus contestés parmi les populations racisées, autochtones et migrantes du Nord. Les pseudo-réformes mises de l’avant par les États et les partis de droite et de centre deviennent de moins en moins crédibles. L’heure est à l’action, comme l’ont illustré les militantes et les militants du mouvement Black Lives Matter. On tolère de moins en moins la passivité ou la nonchalance dont font preuve les mouvements populaires ou les partis de gauche, surtout quand ils ferment les yeux devant les nombreuses formes de discrimination tant les nouvelles que les anciennes. Il n’est plus permis de reléguer au second plan ou de reporter à plus tard la résistance et les luttes aux oppressions racistes et sexistes, de même qu’aux mécanismes d’expansion du capitalisme qui mettent en danger non seulement les peuples mais aussi les écosystèmes.
Il faut également porter une attention particulière aux causes structurelles de ces fractures pensées et articulées par les dominants. La réponse moralisatrice qu’on nous sert devant la montée des ces luttes – pensons notamment aux revendications autochtones – n’est pas acceptable. L’agressivité qui s’exprime dans l’espace public ne relève pas simplement d’un comportement ou d’une attitude individuelle, mais d’un système qui génère racisme, colonialisme et discrimination. Glen Coulthard, un intellectuel de la Première Nation dénée, affirme que, « pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir[5] » Les incantations larmoyantes, les excuses gênées, les gestes symboliques pour déboulonner des statues de John A. Macdonald[6], au mieux sont dérisoires, au pire occultent les vrais problèmes et empêchent toute critique effective du système.
Il y a un véritable chantier devant nous. Soulignons quelques éléments importants qui relèvent du court terme :
- Les mouvements populaires et de gauche doivent ouvertement et sans complaisance dénoncer la discrimination sous toutes ses formes, y compris – et surtout – lorsque cette dernière se réclame d’une « version occidentale » des droits et d’une laïcité factice, comme on a pu le constater lors des récents débats au Québec autour d’une loi qui vise plus particulièrement les femmes musulmanes, la loi 21 ou Loi sur la laïcité de l’État.
- Les enjeux socio-économiques sont de première importance (emploi, logement, éducation, etc.). En ce sens, la lutte contre les mesures néolibérales, notamment la privatisation, qui détruisent les systèmes publics de santé, d’éducation, de logement, doit être structurée et mieux organisée. Soulignons que les personnes immigrantes sont les premières à pâtir des politiques néolibérales.
- Les divers mouvements et organisations doivent mettre au premier plan de leur programme la lutte contre le racisme et la discrimination. Les syndicats en particulier ont un rôle important à jouer en ce sens. Des ateliers doivent être organisés afin de mieux faire comprendre aux membres le rôle du racisme et de la discrimination dans le recul des luttes et revendications syndicales. Ainsi il importe de pratiquer une vigoureuse politique d’inclusion dans les structures syndicales.
- La lutte pour les droits des populations migrantes est inséparable des luttes anti-impérialistes et anticoloniales dans les régions qui sont soumises aux agressions et à la dislocation, entre autres dans l’« arc des crises » qui traverse l’Asie et l’Afrique en passant par le Moyen-Orient. Il est nécessaire qu’il y ait, dans une perspective altermondialiste et internationaliste, une intervention rigoureuse et soutenue, associée à des revendications immédiates et appuyées. En contexte de capitalisme globalisé, toutes les luttes sont « glocales », c’est-à-dire à la fois transversales, internationales et locales.
Alain Saint-Victor est historien et militant communautaire et rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme dont le regretté Pierre Beaudet était un des principaux fondateurs.
- Karl Marx et Friedrich Engels, La Sainte Famille, 1845, <https://www.marxists.org/francais/marx/works/1844/09/kmfe18440900r.htm#:~:text=C’est%20au%20contraire%20l,activit%C3%A9%20de%20l’homme%20qui>. ↑
- Dès l’expansion du capitalisme au XVIIIe siècle, les migrations ont pris un caractère particulier. Il y avait bien sûr, auparavant, des flux de populations déplacées, notamment lors de guerres ou de catastrophes naturelles. Mais ce que le capitalisme a changé, c’est la place de l’immigration comme rouage essentiel d’un mode de production dont le socle est l’accumulation du capital et la dépossession des couches populaires. ↑
- Thèses et additions sur les questions nationales et coloniales, IIe Congrès de l’Internationale communiste, juillet-août 1920, <www.marxists.org/francais/inter_com/1920/ic2_19200700f.htm>. ↑
- Le politicologue conservateur étatsunien Samuel Huntingdon avait proposé dans des travaux très diffusés que le monde postguerre froide devenait le territoire des affrontements entre des « civilisations » incompatibles (la Chine, la Russie, le monde arabe, l’Occident, etc.). La civilisation occidentale identifiée aux États-Unis par Huntingdon devait combattre sans relâche les autres civilisations. ↑
- Glen Coulthard, « Pour que vivent nos nations, le capitalisme doit mourir », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 18, 2017; Glen Coulthard, Peau rouge, masques blancs. Contre la politique coloniale de la reconnaissance, Montréal, Lux, 2018. ↑
- Ce premier premier ministre canadien affichait une posture ouvertement raciste envers les Autochtones et les « canadiens-français ». ↑

Le schisme identitaire de Étienne-Alexandre Beauregard, ou Le nouveau bric-à-brac idéologique de la droite radicale du Québec

Signe des temps : la question nationale québécoise qui, depuis la révolution tranquille, avait permis à nombre d’intellectuels du courant indépendantiste et souverainiste de développer une vision progressiste et largement partagée de la nation, voilà qu’elle devient l’objet, en ces années 2020, d’une récupération manifeste par des penseurs de droite ou d’extrême droite qui cherchent dorénavant à nous la présenter sans vergogne sous les habits d’un conservatisme sans rivages.
C’est ce qu’on ne peut que réaliser en lisant attentivement l’essai récemment paru d’Étienne-Alexandre Beauregard, Le schisme identitaire. Un ouvrage par ailleurs abondamment loué par Mathieu Bock Côté ; ce qui n’est pas étonnant, mais l’est beaucoup plus quand on le voit recensé, sans nuances et avec force d’éloges, tant à Radio Canada qu’au Devoir. Louis Cornelier ne terminait-il pas sa recension à son propos en affirmant qu’un « essayiste d’élite était né » (sic !) ? [1]
Dans ce essai, l’auteur cherche à revamper, en l’actualisant et lui donnant une forme théorique, un discours sur la nation et l’identité du Québec qu’on avait cru jeté depuis longtemps aux poubelles de l’histoire : celui d’un nationalisme étroitement identitaire ressemblant comme 2 gouttes d’eau à celui des élites conservatrices et autonomistes canadiennes françaises de la fin du 19ième et début du 20ième siècle.
Pour s’en rendre compte il n’est que de regarder plus attentivement, son chapitre 6, La guerre culturelle au Québec, car on y retrouve résumés pêle-mêle, bien des ingrédients de cette nouvelle potion conservatrice à laquelle Beauregard tente d’apporter —à travers un bien étrange bric-à-brac conceptuel— une sorte de vernis universitaire et scientifique.
Et le jeu en vaut largement la chandelle, car on se trouve avec cet essai, devant l’étrange tentative de redonner formes et couleurs à une vieille conception élitiste de la nation canadienne française, mais à travers un nouveau vocabulaire, de nouveaux habits théoriques qui ressortent d’un véritable melting-pot, comme si on était allé —sans rigueur méthodologique aucune— en puiser les éléments à tous les râteliers théoriques disponibles.
Beauregard fait usage en effet dans ce chapitre du concept de « guerre culturelle » qui serait censé, selon lui, caractériser en propre la joute politique du Québec contemporain (p. 137), en le divisant désormais sans appel entre 2 camps : celui d’une part des « nationalistes (…) assujettis à une logique de loyauté » comme on les retrouverait à la CAQ et au PQ ; et d’autre part celui des « multiculturalistes (…) assujettis quant à eux à une logique de l’altérité » comme on les retrouverait au Parti libéral et à Québec solidaire (p. 139) . [2]
Mais si on voit bien ainsi apparaître la figure connue de la guerre culturelle chère à cet universitaire états-unien très campé à droite qu’est James Davison Hunter, on ne peut qu’être interloqué de voir en même temps Beauregard appeler à la rescousse Gramsci lui même, ne se gênant pour reprendre sans l’ombre d’une précaution deux de ses concepts clefs, mais en en broyant littéralement le sens initial : l’hégémonie et la contre-hégémonie.
Il est vrai qu’on pourrait imaginer, et pourquoi pas, qu’il s’agit là d’emprunts théoriques qui à termes pourraient s’avérer éclairants et féconds ! Il reste qu’ici —parce que ces emprunts sont effectués sur le mode du collage détourné et impressionniste— ils ne conduisent qu’à brouiller toute intelligence de la réalité québécoise contemporaine ainsi qu’à accoucher d’une vision de la conflictualité sociale extrêmement réductrice, ramenée à sa seule dimension morale et idéologique.
Gramsci malmené !
Car si Gramsci pouvait bien parler de “guerre culturelle” (et par conséquent de l’importance du consentement social permettant aux classes possédantes d’assurer leur domination sociale, politique et culturelle), il n’oubliait jamais de rappeler que cet indéniable combat culturel qui se donnait au coeur d’une société ne pouvait se comprendre qu’à la condition de le combiner étroitement à un autre combat qui touchait cette fois-ci au partage, entre classes possédantes et classes travailleuses, des richesses socialement produites.
Or c’est justement ce soubassement socio-économique et dont la prise en compte fait toute la richesse et la profondeur de l’approche de Gramsci, qui est non seulement complètement absent de la nouvelle vision du Québec proposée par Beauregard, mais aussi qui permet à ce dernier d’hypostasier de manière grotesque —c’est-à-dire en leur donnant une importance inconsidérée et non justifiée— certains différents ou conflits d’ordre moral et culturel pouvant effectivement exister depuis quelques années au Québec, entre par exemple la droite néo-libérale et la droite conservatrice et morale.
Résultats : la fameuse distinction que Gramsci installe entre la culture de l’hégémonie et celle de la contre-hégémonie, et qui pour lui renvoyait à cette lutte collective que l’ensemble des classes subalternes menait pour tenter de résister à la domination écrasante des classes possédantes, voilà que dans les fantasmagories de Beauregard, elle se transmue au Québec du 21ième siècle dans une bataille que le courant nationaliste conservateur, taxé sans vergogne de « contre-hégémonique », mènerait contre le multiculturalisme « hégémonique » dont non seulement le Parti libéral mais encore Québec solidaire seraient les porte-étendards par excellence ! Le monde à l’envers en somme : Mathieu Bock Côté, Étienne-Alexandre Beauregard et consorts, transformés en de vaillants résistants opprimés, mais qui n’auraient de cesse pourtant de se dresser contre la toute puissance du multiculturalisme, incarnée par nulle autre que… QS. On croirait rêver !
Laclau et Mouffe récupérés
Et ce que Beauregard a pu faire en malmenant sans égard Gramsci, il va le refaire d’une certaine manière avec Laclau et Mouffe, mais cette fois-ci en s’engouffrant dans certaines limites de leur approche et en récupérant sur la droite leur concept de « populisme ». Car Laclau et Mouffe –au-delà de toutes les failles que peuvent recéler leurs propres théories – appartiennent au camp de la gauche et s’emploient justement à trouver ce qui pourrait unifier les forces de gauche autour de la notion centrale « d’égalité », de manière à mieux faire face à la droite (et particulièrement à la droite conservatrice) ainsi qu’ à capter à son encontre ce qu’ils appelleraient les sentiments anti-oligarchiques ou anti-impérialiste des classes dominées.
Certes Laclau et Mouffe ne sont plus marxistes, mais comme ces derniers définissent le populisme comme une forme, plus qu’un contenu, et plus précisément comme « un mode d’articulation des demandes sociales au sein desquelles les logiques d’équivalence prévalent sur les logiques de la différence [3] », ils ouvrent la porte à une définition –bien sûr anti-néolibérale— mais néanmoins extrêmement large et élastique du populisme, permettant ainsi à Beauregard de la récupérer à peu de frais, ou plus exactement d’en transformer insidieusement le sens profond. Alors que le fond de la démarche de Laclau et Mouffe consistait à mettre en évidence ce qui pouvait unir les différentes composantes du peuple (les fameuses logiques d’équivalences), Beauregard lui va mettre plutôt l’accent sur ce qui les sépare, insistant sur ce qu’il appelle « la capacité à envisager une division infranchissable entre 2 segments de l’électorat » (p. 147), y voyant là non seulement l’irruption au Québec d’un nouveau discours contre-hégémonique nationaliste osant faire face à l’hégémonie multiculturaliste, mais aussi la justification d’une stratégie populiste de droite « du gros bon sens » (p. 149).
Détournement de sens
Et là, Beauregard ne se gênera pas pour endosser, en ce qui concerne la réalité socio-politique du Québec d’étonnantes simplifications, ou plutôt d’importants détournements de sens qui auraient sans doute fait se retourner Jean-Marc Piotte dans sa tombe, auteur de gauche qu’il cite à ce propos et qui est un des grands spécialistes québécois de Gramsci des années 70-80. Car Beauregard n’y va pas avec le dos de la cuillère et prétend établir une sorte de lien d’équivalence apparemment savant entre ce que Gramsci appelle, à propos du prolétariat italien des années 30, « un noyau de bon sens » (dont il est question dans l’ouvrage de Piotte, La pensée politique de Gramsci. [4]) et « le gros bon sens » des électeurs caquistes des années 2020 au Québec.
En fait, ce que Gramsci voulait expliquer à travers cette expression de « noyau de bon sens », c’est le mécanisme par lequel le prolétariat — malgré la présence de l’hégémonie culturelle bourgeoise— parvient, en se confrontant aux contradictions de la réalité elle-même, à faire entendre une autre voix et construire un discours contre-hégémonique lui permettant d’atteindre, à l’encontre de la vision des classes dominantes, une conscience plus claire de ses propres intérêts collectifs. Or ce que Beauregard entend lui par « gros bon sens » est très précisément le contraire : non pas ce qui –comme point de départ— ouvre la possibilité d’une conscience collective plus fine de soi, mais ce qui –comme point d’arrivée— permettrait de « communier avec le sens commun québécois » (p. 149) ; en somme avec tout ce sur quoi la CAQ a bâti sa fortune électorale : une vision étroitement nationaliste du Québec, déliée de tout projet indépendantiste et tendant à utiliser les sentiments contemporains de désarroi et de replis des Québécois pour mettre de l’avant une vision purement identitaire de la nation [5] .
On se trouve donc là une fois encore face à une autre époustouflante pirouette théorique qui montre bien de quel bois est faite la démarche de Beauregard : sous le clinquant de l’abondance des sources et des références d’auteur, on ne trouve rien que des approximations bancales ou détournées de leur sens premier, jamais cependant justifiées jusqu’au bout, cherchant tout au plus à donner le change de la rigueur, dans le seul but de légitimer coûte que coûte un nationalisme étroit et ringard.
QS au pilori
Il n’est que de penser d’ailleurs à la façon dont, dans cet essai, est présenté QS pour s’en convaincre un peu plus. Car si QS peut avoir bien des défauts en ce qui concerne son projet indépendantiste, ou encore sa conception de la laïcité ou même ses pratiques de démocratie internes. Si comme je l’ai indiqué ailleurs, sa direction actuelle ne parvient pas à mesurer toute l’importance qu’il y aurait à développer des politiques indépendantistes plus assumées et assurées, plus en phase avec d’autres secteurs de la société québécoise, il faut vraiment être de mauvaise foi pour affirmer qu’il appartient irrémédiablement au camp des multiculturalistes, s’étant comme le prétend Beauregard, positionné radicalement (sic) « en faveur du discours post-national et multiculturaliste » (p. 157)
Il y a quand même des limites à tout, et le moindre souci de rigueur aurait dû obliger l’auteur a pour le moins concéder que QS est un parti au programme indépendantiste très clair (reconnaissant donc sans ambiguïté aucune la spécificité de la nation québécoise), un parti par ailleurs aux prises avec une histoire en devenir, un parti processus, non homogène, agité de multiples tensions et dont les différentes directions collectives n’ont pas toujours été les mêmes. À preuve les débats qui continuent à le parcourir et le secouer et qui ne permettent pas de conclure à ce jour à une orientation à tout jamais définie hors des grands paramètres de gauche qui ont présidé à sa naissance en 2006 !
Il aurait dû par ailleurs ne pas se servir –comme il l’a fait— d’extraits de textes (p. 157) que j’ai pu écrire à ce propos [6] , pour —en les tronquant— déformer ma propre pensée et passer à côté de ce qui en était pourtant essentiel : l’idée qu’il était encore possible à gauche et par conséquent à QS, de ne plus opposer sans appel le Québec des Canadiens français avec le Québec plus inclusif comprenant les communautés culturelles. Et de le faire en transcendant ces différences appréhendées dans un projet politique rassembleur et novateur.
Il est vrai que prendre en compte cette « petite nuance » risquait de faire chanceler tout de son propre raisonnement quant à l’existence d’une guerre culturelle qui déchirerait le Québec en ses tréfonds. Cela en dit long cependant sur la pseudo-rigueur du discours qu’il prétend tenir, tout comme sur l’esbroufe et les faux-semblants qui en cachent la vacuité en termes de contenus.
Plus encore, et en étant cette fois vraiment fidèle à Gramsci —non à partir de la forme, mais à partir du fond— on pourrait ajouter que ce collage de théories disjointes et impressionnistes qui font la matière du chapitre 6 de Beauregard —et dont bon nombre proviennent d’auteurs de gauche dont la pensée a été en grande partie détournée, pourrait bien être l’indice révélateur de ce que Gramsci appelait, lui, « une culture hégémonique » : une culture si dominante qu’elle est capable d’absorber et réduire à néant le discours de ses adversaires, sans que par ailleurs on s’en indigne de trop alentour.
N’est-ce pas –lorsqu’on pense aux rapports qui existent aujourd’hui entre la gauche et la droite— ce qui devrait nous donner à penser ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
[1] Le devoir : https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/687678/chronique-naissance-d-un-essayiste
[2] Les nuances ici sont importante : il ne s’agit pas de nier qu’il puisse y avoir ce genre de confrontations idéologiques dans la société québécoise contemporaine, ni non plus que ces thématiques ne soient pas présentes dans l’espace public (j’ai justement cherché à montrer dans Les impasses de la rectitude politique, comment la gauche ne devrait pas les ignorer). Par contre ce contre quoi, il s’agit de se porter en faux –on le verra plus loin— c’est le caractère fondateur que Beauregard, à l’instar d’ailleurs de Bock-Côté, veut à tout prix leur donner ainsi que la pseudo grille d’interprétation sociologique qui en découle.
[3] Ernesto Laclau, Deriva populista y centroizquierda latinoamericana, Nueva sociedad, n 205, septembre-octobre 2006.
[4] (P. 114), et contrairement à ce qui est indiqué de manière erronée dans son essai, qui lui fait référence à des pages inexistantes : p. 201-202. Jean-Marc Piotte, La pensée politique de Gramsci.
[5] Il est en ce sens pas étonnant du tout qu’il s’en prenne (page 114) vertement aux thèses de Gérard Bouchard qui dans Génèse des nations et cultures du nouveau monde cherche à repenser la nation québécoise à travers la notion de diversité.
[6] Voir Les impasses de la rectitude politique, Montréal, Varia, 2019, p. 143 et 144 ainsi que p. 107.
Éditorial – Mobilisations sociales et pandémie
The post Éditorial – Mobilisations sociales et pandémie first appeared on Revue Caminando.

Une arme de guerre ? Quelques réflexions sur la violence sexuelle pendant la guerre russe en Ukraine

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois lors de la conférence de 2015 « Contre notre volonté – Quarante ans après : explorer le champ de la violence sexuelle dans les conflits armés » à Hambourg, en Allemagne[1], et nous sommes restés en contact depuis. Nous travaillons tous les deux sur la violence sexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale et nous collaborons avec d’autres chercheurs et professionnels d’ONG au sein du « Groupe international de recherche ‘Violence sexuelle dans les conflits armés’ ». Peu après le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, Marta a décidé de protéger son fils et de fuir le pays. Lorsqu’elle est arrivée à Hambourg le 12 mars, nous avons immédiatement commencé à parler de violences sexuelles : contre les réfugiés ukrainiens dans les régions frontalières et dans les pays où ils ont trouvé un abri temporaire, mais aussi dans la zone de guerre en Ukraine. À l’époque, il n’y avait que peu d’indications indiquant cette forme de violence en Ukraine. Mais au cours des dernières semaines, le sujet est devenu de plus en plus visible. Nous croyons qu’il est important et nécessaire que la violence sexuelle reçoive cette attention. Dans le même temps, cependant, nous sommes inquiets de la façon dont cette violence est représentée. Qui en parle et qui reste silencieux ? Quels aspects sont mis en avant et que reste-t-il dans l’obscurité ? Afin de partager certaines de nos observations et préoccupations, nous avons décidé de documenter certaines de nos conversations sous forme écrite. Le résultat est un instantané momentané dans un développement en cours. Néanmoins, nous espérons contribuer à une meilleure compréhension. L’échange suivant a eu lieu le 20 avril 2022.
Regina Mühlhäuser: Au cours des dernières semaines, de plus en plus de témoignages et de rapports sur les violences sexuelles dans la zone de guerre ont été publiés – via les médias sociaux, dans les journaux et les rapports. Les femmes qui ont fui l’est de l’Ukraine, de Kiev, de Marioupol et d’autres endroits, vers l’ouest de l’Ukraine, la Pologne et d’autres pays, ont rapporté ce qu’elles ont entendu et vécu. Vous suivez de près ces histoires. Quelle est votre évaluation de ce qui se passe?
Marta Havryshko: Je pense que nous pouvons observer quelque chose en ce moment que nous avons vu dans de nombreuses guerres à travers l’histoire: partout dans le monde, les soldats commettent des violences sexuelles ainsi que d’autres types de crimes et d’atrocités tels que le pillage, les passages à tabac, la torture et le meurtre. Et les soldats russes ont un long passé de crimes sexuels – pendant la Seconde Guerre mondiale, en Afghanistan, pendant les guerres de Tchétchénie et pendant l’invasion du Donbass en 2014. Maintenant, dans les territoires ukrainiens occupés, ils commettent également des viols et d’autres formes de violence sexuelle. La majorité des victimes sont des femmes, mais les filles, les garçons et les hommes souffrent également de cette forme de violence. Dans la plupart des cas, la violence sexuelle est dirigée contre des civils, mais il y a aussi des rapports selon lesquels des femmes soldats sont victimes de torture sexuelle.
La plupart des viols que nous voyons dans cette guerre jusqu’à aujourd’hui sont des « viols publics ». Qu’est-ce que je veux dire par là? Que les membres de la famille ou d’autres personnes qui s’abritent à un endroit – par exemple dans des maisons, des sous-sols ou des écoles – sont forcés d’être témoins de l’humiliation des victimes. Pour les auteurs, il semble très important de démontrer aux autres ce qu’ils peuvent faire. Par conséquent, l’un des objectifs de ces viols « publics » semble être d’intimider la population ukrainienne, de répandre la peur et la terreur – non seulement à ceux qui vivent réellement ces horreurs, mais aussi aux personnes qui en sont témoins et en entendent parler. Ils envoient un message à toute la communauté : « Nous sommes puissants, nous pouvons et nous vous punirons pour votre résistance contre nous, pour ne pas nous avoir célébrés comme des ‘libérateurs’. » En outre, ces viols communiquent aux hommes ukrainiens qu’ils ne peuvent pas protéger les femmes et les enfants, qu’ils ne peuvent pas protéger leurs femmes, leurs filles, leurs sœurs, leurs mères.
Qui plus est, ce genre de viols en dit long sur les auteurs eux-mêmes : ils expriment leur sentiment de mépris pour l’Ukraine, pour le peuple ukrainien. En fait, ils semblent être un moyen pour les soldats russes de justifier leurs actions. J’ai entendu parler de cas où des soldats russes sont entrés dans des maisons privées, ont attaché les femmes qui étaient là aux meubles et les ont forcées à regarder leurs enfants se faire violer. Dans un cas, la sœur aînée d’une fille s’est approchée des soldats russes et leur a demandé : « S’il vous plaît, prenez-moi à sa place. Je suis plus âgé. Mais les soldats ont répondu : « Non. Tu devrais regarder ce que nous faisons à ta sœur. Parce que nous ferons la même chose à toutes les putes nazies. » Cette histoire révèle l’impact de la propagande russe. Cette propagande dit qu’il y a un génocide par les néo-nazis ukrainiens contre les russophones en Ukraine, et que les Russes sont venus protéger et sauver tous les russophones. Cette identification ridicule des Ukrainiens avec les nazis a un impact sur le comportement des soldats russes et leur cruauté envers les civils ukrainiens. Ils utilisent ce langage propagandiste lorsqu’ils justifient leurs actions. Pour elles, les femmes ukrainiennes sont des femmes fascistes, ce sont des épouses, des filles, des sœurs d’hommes fascistes. À travers les viols, ils affirment et renforcent cette idée. Par les viols, les femmes ukrainiennes deviennent l’ennemie « Autre ».
Et le commandement de l’armée russe tolère leur comportement. Les soldats pillent, ils prennent beaucoup de choses, des bijoux et des téléviseurs à écran plat, ainsi que des vêtements, même des chiffons sans valeur. C’est un signe que leur moral est très bas. Et dans le même esprit, ils violent aussi les femmes. Et leurs commandants leur permettent de piller et de violer. La violence sexuelle est une récompense pour les soldats, pour améliorer leur humeur.
Bref, je crois que dans ce domaine, la violence sexuelle dans la guerre est une arme. Pourquoi? Parce que tout d’abord, nous avons beaucoup de témoignages de viols dans tous les territoires occupés par la Russie. Ce ne sont pas seulement des actions individuelles. Deuxièmement, la plupart de ces cas de viols sont des viols publics. Les soldats veulent répandre la terreur, ils veulent répandre la peur. Troisièmement, il est évident que ces soldats ne croient pas qu’ils seront punis. Le commandement de l’armée tolère leurs actions. Même si la Russie nie officiellement tout.
Regina Mühlhäuser: Ce que vous décrivez montre que le viol n’est pas un « sous-produit » de cette guerre, mais une partie intrinsèque de l’action belligérante. Cependant, je pense qu’il est nécessaire de souligner qu’il y a des risques à utiliser le terme « viol comme arme de guerre » de nos jours. Parce que différentes personnes – selon le contexte et les intérêts – signifient des choses très différentes par là.
Par exemple, dans le magazine Time, la députée britannique Alicia Kearns (qui plaide pour un organisme indépendant chargé d’enquêter sur les violences sexuelles en Ukraine et dans d’autres guerres) a fait valoir que « les commandants de rang inférieur et intermédiaire […] ordonner à leurs hommes de commettre des viols. » D’où tire-t-elle cela? Quelles sont ses preuves à l’appui de cette hypothèse? La recherche sur d’autres guerres indique que la violence sexuelle n’est généralement pas explicitement ordonnée. En ce qui concerne la guerre en Bosnie-Herzégovine, de 1992 à 1995, par exemple, il y avait et il y a toujours la perception répandue que les commandants serbes ont explicitement ordonné à leurs hommes de violer. À ce jour, cependant, il n’y a aucune preuve de cela. Les sources suggèrent plutôt que la façon dont les commandants militaires traitent ce type de violence – comment et pourquoi elle est tolérée, acceptée, facilitée et encouragée, et comment elle fait partie des calculs militaires – est beaucoup plus compliquée. Il est donc très difficile de demander des comptes aux commandants. [2]
Ce que je veux souligner, c’est que l’utilisation du terme « viol comme arme de guerre » risque de simplifier et donc de mystifier pourquoi les soldats commettent des violences sexuelles. La violence sexuelle ne semble être condamnée que dans la mesure où elle fait partie d’un plan militaire plus vaste. Le fait que de nombreux soldats puissent simplement profiter de l’occasion ne se reflète pas dans le récit de « l’arme de guerre ». Toute la complexité du phénomène – comment les dynamiques genrées, les réalités corporelles et psychologiques individuelles, les conditions sociétales et culturelles, les structures politiques et économiques génèrent, favorisent et façonnent la perpétration et l’expérience de la violence sexuelle – devient invisible.
Marta Havryshko: Je comprends votre préoccupation. Et, en effet, je n’ai vu aucune preuve qui indique que le commandement de l’armée russe ordonne explicitement à leurs hommes de violer. Mais je crois qu’ils ferment les yeux. Par exemple, nous connaissons un cas à Bucha où 25 femmes et filles âgées de 14 à 24 ans ont été détenues en esclavage sexuel dans le sous-sol d’un immeuble pendant plusieurs jours. Nous devons supposer que les soldats n’auraient pas pu réduire sexuellement ces femmes en esclavage sans que leurs commandants le sachent. Ils en étaient sûrement conscients et ils l’ont toléré.
Cela peut également être observé en ce qui concerne d’autres crimes. Par exemple, lorsque l’armée russe bombarde des maternités, des jardins d’enfants et des écoles. Il y a beaucoup d’histoires de personnes qui ont été victimisées lorsqu’elles ont tenté de s’enfuir. Il y a un cas où des soldats russes ont ouvert le feu sur un véhicule civil près de Nova Kakhovka. La famille à l’intérieur était composée de cinq personnes, dont une fille de 6 ans et un garçon de 1,5 mois. Tous ont été tués. Et nous connaissons des cas similaires dans d’autres régions. Ce type de crime ne pourrait pas être aussi répandu si les commandants russes ne le toléraient pas. Et la violence sexuelle s’inscrit dans le droit fil de toutes ces autres brutalités.
Au début, les Russes ont tout nié. Ils ont même nié que ces crimes aient été commis par leur armée. « C’est un mensonge », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, aux journalistes fin mars. Mais nous avons beaucoup de preuves. Et cette preuve révèle la brutalité de la guerre russe. Les fosses communes de Bucha où des centaines de civils ont été tués ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres. À ce jour, au moment où nous parlons, l’armée russe a tué environ 200 enfants en Ukraine et des centaines ont été blessés. En outre, des corps d’enfants ont été découverts, neuf ans, dix ans, à moitié nus ou complètement nus, les mains liées, les organes génitaux mutilés.
Qui plus est, la violence sexuelle ne vise pas seulement les civils. Le 2 avril, quinze femmes soldats ukrainiennes ont été libérées de la captivité russe. Et ils ont raconté comment ils ont survécu à la torture sexualisée en détention : leurs têtes ont été rasées et elles ont été forcées de se déshabiller et de faire des squats devant leurs homologues masculins.
Et quand je vois tous ces différents cas, je pense que cela révèle que la violence sexuelle est l’une des stratégies officieuses de l’armée russe pour répandre la terreur et la peur, pour faire abandonner les Ukrainiens, pour forcer les autorités ukrainiennes à accepter toute condition russe de reddition afin de mettre un terme à ces horreurs indicibles. L’armée russe utilise cette cruauté et cette brutalité pour effrayer, terroriser et, en fin de compte, pacifier le peuple ukrainien et briser notre volonté collective de résistance. En ce sens, je parle de la violence sexuelle comme d’une arme de guerre.
Regina Mühlhäuser: Quand je vous écoute, la vieille question me vient à l’esprit : pourquoi la violence sexuelle est-elle un moyen si efficace de terroriser une population, surtout par rapport à d’autres formes de violence ? Les chercheurs ont fait valoir que cela est lié au fait que cette violence perturbe la famille et la société, qu’elle sème la méfiance et conduit à une aliénation des partenaires, des familles et des groupes sociaux.
À ce jour, l’idée que les femmes qui ont été violées sont « déshonorées » et « souillées » est très courante. Comme Gaby Zipfel l’a noté, les victimes de viol sont souvent accusées d’être complices de leur propre victimisation. Par exemple, il est suggéré qu’« elle l’a demandé » ou qu’« elle ne l’admettrait jamais, mais secrètement elle l’a apprécié ». En conséquence, la victime se voit refuser la sympathie et une classification claire de cette forme de violence comme un crime.
Ce n’est que lorsque la perpétration de violences sexuelles est extrêmement brutale et s’accompagne d’autres formes de violence qu’elle est établie sans ambiguïté comme une expérience négative non désirée et comme un crime de guerre. Implicitement, nous devons donc nous demander si la plupart des histoires de violence sexuelle qui sont racontées publiquement en ce moment sont si horribles précisément parce qu’il ne fait aucun doute qu’elles seront clairement comprises comme des crimes. Et puis nous devons nous demander s’il n’y a pas des cas de viol moins « spectaculaires » qui se produisent en ce moment – c’est-à-dire des cas qui ne sont pas accompagnés de cette horrible violence excessive – que les victimes ne peuvent pas signaler parce qu’elles doivent craindre d’être soupçonnées de complicité.
Marta Havryshko: Je suis sûr qu’il se passe beaucoup de choses en ce moment que nous ne savons pas, qui ne seront révélées que plus tard, après la fin de cette guerre, ou peut-être jamais.
Mais permettez-moi d’insister sur votre première question : pourquoi cette violence est-elle si particulièrement efficace ? Je pense que nous pouvons déjà voir que cette violence provoque la méfiance dans la société ukrainienne. Et cela a aussi quelque chose à voir avec la période d’avant-guerre. La culture du viol était et est toujours très présente dans la société ukrainienne, comme dans de nombreuses autres sociétés à travers le monde. Avant la guerre, nous n’étions pas très ouverts à parler de violence sexuelle dans la sphère publique. Par exemple, lorsque le mouvement #MeToo a commencé, de nombreuses personnalités publiques en Ukraine, telles que des écrivains célèbres, ont commencé à se moquer des femmes qui ont pris la parole. Et quand nous avons eu notre propre flash mob #IamNotAfraidToSpeak, nous, féministes, avons été étonnées par les réactions de nombreux hommes qui se moquaient des femmes qui choisissaient de révéler leurs histoires d’abus et de traumatismes. En effet, nous manquons d’une discussion substantielle et ouverte sur la violence sexuelle dans différentes sphères de la vie – dans le milieu universitaire, dans les écoles, à l’église, dans les forces armées, etc. Il n’est donc pas surprenant que nous observions actuellement dans les médias sociaux que chaque message sur un cas de violence sexuelle dans les territoires occupés par la Russie comporte des dizaines de commentaires de personnes ordinaires qui se livrent à un blâme de la victime: « À quoi vous attendiez-vous? Vous n’avez pas quitté le territoire … » « À quoi vous attendiez-vous? Tu n’as pas caché tes filles… » « À quoi vous attendiez-vous? Vous les laissez entrer dans votre maison et leur apportez du thé … » Malheureusement, il y a beaucoup de blâmes de victimes qui circulent en ce moment.
Il y a une histoire récente publiée par une journaliste féministe, Victoria Kobyliatska, qui a parlé à une femme qui a été violée. Cette femme vit dans un petit village à la campagne et elle a dit à Kobyliatska qu’elle n’irait pas à la police ou ne demanderait pas de soutien psychologique. Sa principale inquiétude est qu’elle est enceinte à la suite du viol et qu’elle veut mettre fin à sa grossesse. Elle se reproche de ne pas résister à l’agresseur, même si les experts disent que c’est une réaction normale dans une situation violente et, en fait, une stratégie de survie, parce que la victime ne peut jamais savoir ce que le délinquant va faire à elle et à ses proches en opposant une quelconque résistance. Il est donc encore plus difficile de voir que cette femme soupçonne que les gens de sa communauté locale pourraient ne pas la soutenir, mais pourraient même remettre en question son comportement.
Certaines femmes rapportent également que d’autres femmes leur disent comment se comporter afin d’éviter le viol par des soldats russes : « Vous devriez vous cacher, vous devriez porter des chiffons, vous devriez vous enduire le visage et le corps d’excréments, vous devriez prétendre que vous êtes folle ou vous devriez prétendre que vous êtes malade. » Cela me rappelle en fait les femmes de la Seconde Guerre mondiale. Pour mon projet sur le genre et la violence pendant l’Holocauste en Ukraine, j’ai mené de nombreux entretiens avec des témoins oculaires. Un de mes répondants m’a dit : « Quand les Allemands ont commencé à violer des femmes, certaines femmes âgées ont refusé d’aller dans les refuges souterrains. Ils ont mis de très vieux vêtements sales et ils ont crié ‘krank, krank’ [malade, malade]. » Et de nos jours, certaines femmes font des déclarations orales, parfois même des notes écrites, sur la façon de se comporter dans des situations de violence sexuelle liées à la guerre qui semblent assez similaires. En fait, cela crée également une atmosphère dans laquelle le blâme de la victime est justifié et même encouragé. « Si vous suivez quelques règles de base », semble dire la logique, « vous ne serez pas violée. Mais si vous êtes violée, vous devriez remettre en question votre comportement. » Ces femmes sont traumatisées, mais elles ne peuvent pas en parler ouvertement, car elles doivent supposer que même leurs parents et leurs amis les blâmeront, au moins partiellement.
Regina Mühlhäuser: Je n’y ai jamais pensé de cette façon. Lorsque j’ai étudié ce genre d’histoires pendant la Seconde Guerre mondiale, j’ai toujours pensé à de telles mesures comme une méthode permettant aux femmes et aux filles de se protéger et, en ce sens, comme des actions d’autonomisation. Mais vous avez raison : en même temps, cela insinue aussi qu’il est de la responsabilité des victimes de prévenir le viol.
Marta Havryshko: Les féministes en Ukraine essaient de faire face à ce problème de blâme des victimes. Par exemple, certaines journalistes féministes ont récemment écrit un article sur la question de savoir comment enquêter et représenter la violence sexuelle dans les médias, comment approcher les victimes-survivantes, comment mener la conversation avec elles et comment éviter d’utiliser ces prétendument « sujets chauds », qui ne sont de toute façon destinés qu’à illustrer leurs propres points de vue et intérêts. Ils demandent à tous les journalistes de penser aux victimes comme ils le feraient pour leurs proches.
En outre, certaines organisations de défense des droits de l’homme ont élaboré des dépliants à l’intention des victimes de violences sexuelles : Que pouvez-vous faire si vous êtes enceinte ? Quel médicament pouvez-vous prendre si vous avez contracté une maladie sexuellement transmissible? Leurs recommandations sont très pratiques, élaborées et présentées de manière sensible. En outre, ces brochures fournissent également des numéros de téléphone pour les organisations spécialisées dans l’assistance aux victimes de violences sexuelles, pour les organisations de défense des droits des femmes et pour les unités spéciales chargées de l’application des lois. J’ai entendu dire que la plupart des survivantes essaient de demander de l’aide à des organisations de défense des droits des femmes établies, car ces organisations travaillent sur la violence sexuelle depuis très longtemps et leurs membres sont bien formés et savent comment parler aux femmes sans leur infliger de blâme, de honte ou de peur supplémentaires.
En effet, tous les mécanismes de soutien aux victimes de violences sexuelles ne sont pas aussi professionnels. Après que les premiers rapports de viol ont commencé à émerger en mars, un service d’assistance psychologique pour les victimes de violences sexuelles a été créé le 1er avril, avec l’appui de l’UNICEF. Cependant, les victimes de violences sexuelles en Ukraine, dans l’ensemble, n’ont pas été disposées à parler à ces psychologues. Et en effet, certains de ces psychologues se sont comportés de manière très peu professionnelle, par exemple en révélant des informations sur les histoires de leurs clients au grand public. Par conséquent, les victimes de viol ont peur d’être identifiées par leurs proches ou amis.
Comme de nombreuses victimes de violences sexuelles ont dû quitter leur foyer dans l’est de l’Ukraine et ont fui vers l’ouest de l’Ukraine, il y a une demande croissante de soutien dans cette dernière région en ce moment. À Lviv, par exemple, l’organisation de défense des droits des femmes « Women’s Perspectives » organise des ateliers pour former des psychologues sur la façon de parler avec les victimes de violences sexuelles.
Mais nous observons également des problèmes supplémentaires. Certaines victimes ukrainiennes de viol ont fui le pays et se trouvent maintenant en Pologne. Mais en Pologne, vous ne pouvez pas facilement obtenir la « pilule du lendemain » dans la pharmacie. De plus, l’avortement est devenu largement illégal après un arrêt de la Cour constitutionnelle polonaise en janvier 2021. Depuis lors, vous pouvez interrompre votre grossesse lorsque vous êtes violée, mais seulement si vous avez déposé une plainte à la police. La plupart des réfugiés de guerre ukrainiens, cependant, ne rapportent pas ce qui leur est arrivé. Enfin et surtout, ils n’ont pas assez de force pour faire face à toutes les questions juridiques. Il existe également des initiatives féministes qui aident à organiser des avortements, mais il n’est pas toujours facile pour les survivantes ukrainiennes d’y avoir accès. Cela peut être une situation horrible pour de nombreuses victimes. D’une part, il y a des femmes qui ont peur de la discrimination qui les attend lorsqu’elles ramènent à la maison un enfant « illégitime ». Elles ont peur que leurs maris, leurs familles et leurs communautés apprennent qu’elles ont été violées, qu’elles aient honte et dirigent leur colère contre elles, et non contre les auteurs. En outre, certaines femmes peuvent également craindre de ne pas pouvoir ressentir de l’amour pour cet enfant, de ne pas pouvoir se comporter comme une mère attentionnée. En effet, lorsqu’une femme porte un enfant conçu après un viol, elle est confrontée à de nombreuses émotions et souvenirs négatifs.
Regina Mühlhäuser: Les situations dans lesquelles se trouvent les victimes de violences sexuelles sont terribles et difficiles en soi, dans des circonstances « normales », mais encore plus dans un conflit militaire en cours. Quelles sont les conditions dans lesquelles les personnes touchées peuvent se rapporter et discuter de leurs expériences en ce moment? Les femmes partagent-elles leurs histoires avec leurs amies, dans les cercles féministes, via les médias sociaux? Est-ce qu’ils rapportent ce qui leur est arrivé?
Marta Havryshko: Certaines femmes partagent des histoires sur leurs propres expériences ainsi que les expériences d’autres personnes avec des personnes en qui elles ont confiance, en particulier avec d’autres femmes: membres de la famille, amis, femmes qui les accueillent chez elles ou les soutiennent et les aident, et parfois même avec des étrangers. Par exemple, ma mère, qui vit près de Lviv, rencontre beaucoup de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Parmi elles se trouvent des femmes qui parlent ouvertement de violences sexuelles dans les territoires contrôlés par la Russie. D’autres femmes préfèrent utiliser un discours indirect, en disant, par exemple: « J’ai dû quitter Bucha parce que j’ai deux filles », transmettant ainsi qu’elles voulaient les sauver du viol.
Certaines femmes victimes de violences sexuelles se présentent également à des organismes officiels comme la police ukrainienne. Et la plupart des informations rendues publiques proviennent d’organismes officiels ukrainiens – la Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien, Lyudmyla Denisova, la Procureure générale, Iryna Venediktova, et les autorités locales. Certains cas sont décrits par des médias ukrainiens et étrangers. Et en outre, des preuves sont collectées et révélées par des ONG, telles que Human Rights Watch. Néanmoins, nous devons supposer que de nombreuses victimes préfèrent garder le silence et que cette violence est encore sous-déclarée.
Regina Mühlhäuser: Si nous supposons que beaucoup de ceux qui sont victimes de violences sexuelles perpétrées par des soldats russes ne sont pas autorisés à parler, qu’ils pourraient penser qu’il est plus sûr pour eux de garder le silence, alors nous devons également supposer que la situation est encore plus précaire pour les femmes qui ont subi des violences sexuelles dans d’autres constellations. c’est-à-dire lorsque les auteurs n’étaient pas des soldats russes. Nous le savons par d’autres guerres, par exemple en ex-Yougoslavie ou au Rwanda. Gorana Mlinarević a raconté qu’une femme « croate » qui a été violée par un homme « serbe » et une femme « serbe » qui a été violée par un homme « croate » peuvent se sentir solidaires et solidaires l’une de l’autre. Mais si une femme a été violée par un homme de son propre groupe, elle peut difficilement compter sur la solidarité au sein de son groupe. Ce genre de cas est activement réduit au silence. [3] Voyez-vous des problèmes similaires en Ukraine ?
Marta Havryshko: Oui, et je pense qu’il est nécessaire de surveiller toutes les différentes constellations de violences sexuelles afin de comprendre ce qui se passe. Par exemple, lorsque la guerre a commencé, certains cas ont été rendus publics où des hommes civils avaient agressé sexuellement des femmes dans des abris anti-bombes. Mais personne ne veut entendre ces histoires, aucun média ne fournira d’espace pour y réfléchir. Les gens qui essaient de les publier de manière indépendante seront accusés de travailler pour l’ennemi, de nous faire baisser les esprits… Je crois que ce sera une autre conséquence de cette guerre, que certaines femmes seront réduites au silence, parce que leurs histoires ne rentrent pas dans le récit hégémonique, c’est-à-dire que le violeur est toujours le soldat ennemi.
En fait, nous connaissons également des cas de violence sexuelle commis par des soldats ukrainiens. Dans le conflit dans le Donbass, depuis 2014, certains cas où des soldats ukrainiens ont agressé sexuellement et violé des femmes locales ont été rendus publics. Par exemple, certains membres de la tristement célèbre « Unité Tornado » ont été accusés de viol et d’autres crimes en 2016. Mais les avocats et les militants des droits de l’homme ont noté que l’Ukraine ne réussit pas très bien à juger et à condamner ses propres miliciens, bien qu’il y ait beaucoup d’occasions de le faire. Il semble que certains organes judiciaires considèrent le fait que les accusés ont rempli leur devoir militaire dans le Donbass comme une circonstance atténuante. Ce fut, par exemple, le cas lorsqu’un ancien combattant accusé du viol d’une adolescente à Kiev n’a été condamné qu’à deux ans d’emprisonnement avec sursis et à une petite amende (3 000 hryvnias, environ 100 euros).
En outre, à l’instar d’autres armées à travers le monde, nous pouvons également voir dans l’armée ukrainienne que les femmes soldats souffrent de harcèlement sexuel et de violence de la part de leurs camarades masculins, et font face à d’énormes difficultés lorsqu’elles cherchent à obtenir justice.
Mais toutes ces constellations ne reçoivent aucune attention – elles sont réduites au silence, et je crains que les groupes et les agences qui commencent maintenant à documenter la violence sexuelle dans cette guerre ne recherchent que les cas de violence sexuelle perpétrés par des soldats russes.
Regina Mühlhäuser: Qu’est-ce qui est parlant et qu’est-ce qui est réduit au silence, quand et pourquoi ? Au cours des dernières années, nous avons souvent parlé des « règles communicatives de la violence sexuelle » en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale. Les actes de violence sexuelle pendant la Seconde Guerre mondiale ont englobé une variété de constellations, en Europe comme en Asie. Pour commencer, les auteurs étaient des soldats allemands et japonais ou leurs alliés respectifs. Mais, deuxièmement, ils étaient aussi membres des armées alliées – soldats soviétiques, américains, britanniques et Français – ainsi que membres de groupes de partisans et de résistance. Et nous savons que, troisièmement, des hommes civils, y compris des hommes appartenant aux groupes persécutés par les Allemands et les Japonais, ont également commis des crimes sexuels. Beaucoup de ces actes de violence sexuelle étaient dirigés contre les ennemis respectifs, mais les membres de leur propre collectif pouvaient également devenir des victimes. Quand ces constellations deviennent-elles un sujet de discussion publique ? Qui en parle ? Qui reste silencieux ? Et pourquoi ? Les réponses à ces questions dépendent toujours des conditions et des intérêts politiques à un moment donné.
Marta Havryshko: Oui, et je crois que nous pouvons actuellement observer un changement en Ukraine. Vous souvenez-vous quand vous m’avez dit que vous aviez donné une conférence sur la violence sexuelle par des membres de la Wehrmacht et des SS lors de la conférence de 2013 « Les femmes d’Europe centrale et orientale et la Seconde Guerre mondiale » à Kiev ? À cette époque, tout le monde pensait que c’était un grand sujet, alors que, d’un autre côté, il y avait des désaccords sur la question de savoir s’il fallait, ainsi que sur la façon de traiter, la violence sexuelle par les soldats de l’armée soviétique. Aujourd’hui, cependant, tout le monde veut établir des parallèles entre les soldats de l’Armée rouge de la Seconde Guerre mondiale et les soldats russes d’aujourd’hui. Mais plus personne ne veut parler de la Wehrmacht, des SS et de leurs collaborateurs locaux dans l’Holocauste, c’est-à-dire des policiers ukrainiens. Pourquoi? Parce que beaucoup de gens voient maintenant l’Allemagne comme un allié. Donc, ils ne veulent pas apporter cela à la table. Par exemple, les médias ukrainiens m’ont récemment demandé de donner une interview sur la violence sexuelle en Ukraine pendant la Seconde Guerre mondiale. Quand ils m’ont envoyé leurs questions, j’ai vu qu’il n’y avait pas une seule question sur l’armée allemande ou la persécution des Juifs. Toutes les questions portaient sur les soldats de l’Armée rouge.
Regina Mühlhäuser: Intéressant, j’ai vécu quelque chose de similaire, mais dans un contexte complètement différent. On m’a demandé dans une interview pour l’agence de presse allemande RND si je pensais que ce qui se passe actuellement en Ukraine était comparable à la Seconde Guerre mondiale. Et j’ai dit que je ne pense pas que de telles comparaisons soient particulièrement significatives. Si je devais faire une comparaison, cependant, je voudrais comparer le comportement de l’armée russe aujourd’hui avec le comportement de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Les deux armées ont fait une attaque surprise, envahissant un pays voisin souverain en violation du droit international, les deux armées ont enrôlé de très jeunes hommes et ainsi de suite. Après la publication de ce document, j’ai reçu plusieurs courriels d’hommes allemands, même d’un professeur d’université, m’accusant de vouloir être politiquement correct, mais en fait simplement naïf. Parce que l’armée russe aujourd’hui, ainsi va leur argument, se comporterait de la même manière et tout aussi « non civilisée » que l’Armée rouge pendant la Seconde Guerre mondiale. Ici, les ressentiments anti-russes allemands historiquement profondément enracinés viennent au premier plan, pour lesquels la guerre actuelle apparaît simplement comme une confirmation – et en particulier la perpétration de violences sexuelles qui sont considérées comme la preuve d’un type particulier de non-civilisation.
Ce que cela illustre, c’est que la violence sexuelle est une question politiquement contestée et un élément crucial de la politique de la mémoire. Et ce qui disparaît dans ces processus, encore et encore, ce sont les voix des victimes elles-mêmes. Il ne s’agit pas d’eux. On ne leur demande pas; ils ne sont pas écoutés. Leurs histoires disparaissent dans les méta-récits nationalistes respectifs.
Marta Havryshko: En effet, tout le débat sur la violence sexuelle dans la guerre en Ukraine en ce moment devrait être plus centré sur la victime / survivante. Ce que nous voyons maintenant, ce sont des efforts pour recueillir des preuves en vue de futurs procès afin de persécuter les auteurs. C’est, bien sûr, très important. Mais qu’en est-il du bien-être des survivants ? Cela devrait également être une préoccupation majeure. De l’argent et des ressources devraient être offerts pour améliorer leur situation.
J’ai assisté à la session du Conseil de sécurité de l’ONU sur l’obligation de rendre des comptes pour les violences sexuelles liées aux conflits, qui s’est tenue le 11 avril 2022. Presque tous les orateurs de tous les pays, le représentant de l’UNICEF et ainsi de suite ont mentionné la violence sexuelle en Ukraine. D’une part, il est très bon que ces souffrances genrées soient notées, et qu’elles soient même discutées en termes de crimes contre l’humanité et ainsi de suite. L’ambassadrice britannique en Ukraine, Melinda Simmons, par exemple, avait déjà déclaré le 3 avril que des soldats russes comme « arme de guerre ». En fait, une initiative menée par le Royaume-Uni veut créer une sorte d’organisme spécial et indépendant pour enquêter sur cette violence en Ukraine. Cette question est donc sur la table à différents niveaux politiques, ce qui est une bonne chose.
Dans le même temps, cependant, le soutien aux victimes n’est vraiment pas bien établi. Il y a un manque de spécialistes formés pour leur fournir un soutien psychologique, un manque de spécialistes formés pour recueillir des preuves sans retraumatiser les survivantes, un manque de refuges gérés par l’État pour les victimes de viol et leurs enfants, et ainsi de suite. Je pense que nous devons vraiment travailler plus fort pour mettre en place des systèmes et des procédures permettant d’approcher les victimes, de les soutenir, de leur fournir un soutien psychologique et médical. Et cela a aussi à voir avec la mise en place de types spéciaux de soutien pour les enfants. Vous avez peut-être entendu parler du cas d’un garçon de six ans qui a dû assister au viol collectif de sa mère. Il a cessé de parler. Les enfants comme lui ont également besoin de soutien et d’aide, car ils sont des victimes secondaires de violence sexuelle. Ce que nous devons faire, c’est réfléchir davantage à fournir de l’aide aux victimes-survivants et à leurs proches.
Regina Mühlhäuser: Je pense qu’une approche comme celle de Medica Mondiale – une ONG féministe qui coopère avec des organisations partenaires dans les zones de conflit afin de soutenir et d’autonomiser les femmes locales et les structures de soutien – est particulièrement instructive.
En ce qui concerne les efforts d’enquête, nous devons garder à l’esprit qu’il sera extrêmement difficile de documenter et de poursuivre ce type de violence, encore plus au milieu d’une guerre en cours. La poursuite des auteurs de violences sexuelles devant les tribunaux internationaux et internationalisés au cours des 20 dernières années a montré à quel point il est difficile de mener de telles procédures d’une manière qui conduise à une condamnation des auteurs et, en même temps, à protéger les victimes-témoins. Comme le soutiennent Gabi Mischkowski et Gorana Milinarević, les raisons en sont multiples. La première qui me vient à l’esprit est qu’il est difficile de prouver la violence sexuelle sans aucun doute. Cette violence a souvent lieu en privé, sans témoins tiers. Maintenant, on pourrait vouloir objecter que de nombreux viols en Ukraine sont des « viols publics ». Mais nous avons vu quelque chose de similaire en Bosnie-Herzégovine. Ici aussi, les « viols publics » ont été considérés comme des preuves de leur fonction stratégique. En fait, cependant, pas un seul témoin oculaire n’a été trouvé qui témoignerait devant le TPIY.
De plus, il n’y a généralement aucune preuve que cette violence ait été ordonnée (ce qui, comme je l’ai déjà mentionné ci-dessus, ne l’est généralement pas). Au contraire, la responsabilité des commandants militaires est juridiquement difficile à établir.
Un autre problème est de savoir comment les témoignages des victimes sont générés. Les enquêteurs sont souvent obsédés par la question de la violence sexuelle. Mais les femmes qui témoignent en tant que victimes-témoins ont vécu beaucoup de choses, la violence sexuelle n’étant qu’un exemple de violence liée à la guerre. Cette fixation sur la violence sexuelle, et la façon dont les entretiens se déroulent, peut donc conduire à un nouveau traumatisme. En général, de nombreuses personnes qui prennent des déclarations n’ont pas été formées sur la façon de traiter les victimes de violence sexuelle, de les protéger et de mener les entrevues de manière à ce que les déclarations tiennent devant les tribunaux. L’Initiative britannique pour une commission d’enquête indépendante a annoncé son intention de se conformer au nouveau Code Murad, qui vise à créer des normes juridiques pour interroger et protéger les victimes. Toutefois, cette approche demeure impartiale et problématique. Au cours du processus de rédaction, il y a eu des critiques féministes selon lesquelles le code se concentre uniquement sur la situation individuelle d’une survivante et « n’aborde pas la réforme institutionnelle, gouvernementale et professionnelle nécessaire pour protéger les survivantes des conséquences potentiellement négatives de la documentation ».
Il arrive aussi souvent que des organisations très différentes recueillent des déclarations de témoins au cours d’enquêtes – ONG locales, police, enquêteurs internationaux de différents pays, etc. Comme la mémoire n’est pas fixe, il arrive régulièrement que des déclarations se contredisent, par exemple en ce qui concerne l’époque du crime ou la couleur d’une maison voisine, etc. Pour nous, ces facteurs peuvent ne pas sembler pertinents, mais les contradictions dans ces détails rendent de telles déclarations inutiles devant un tribunal.
Afin de faire face à ces problèmes et à bien d’autres, des chercheurs comme Kirsten Campbell soutiennent que nous devons reconceptualiser la justice pénale internationale « afin qu’elle transforme, plutôt que de reproduire, les injustices sexistes ».
Marta Havryshko: Je partage votre préoccupation. Je pense que les victimes sont susceptibles d’être exploitées dans le cadre de telles enquêtes. Notamment parce qu’elles sont traumatisées non seulement par la violence sexuelle, mais aussi par la perte de leur maison, la perte de leurs proches, etc. C’est pourquoi nous devons observer de près ces documents et ces efforts en matière de poursuites. Il devrait y avoir différents groupes féministes, et en particulier des groupes féministes locaux, en Ukraine qui sont impliqués dans ces enquêtes. Et il doit y avoir un mécanisme qui permette à ces groupes de faire pression sur les enquêteurs et les procureurs. Ce n’est qu’alors qu’il sera possible d’obtenir un résultat positif et de protéger les victimes de violence sexuelle.
Notes
[1] Certaines des discussions et des résultats de la conférence sont publiés dans Gaby Zipfel, Regina Mühlhäuser, Kirsten Campbell (éds.), In Plain Sight: Sexual Violence in Armed Conflict (New Delhi: Zubaan, 2019).
[2] Barbara Goy, Michelle Jarvis, Giulia Pinzauti, « Contextualizing Sexual Violence and Linking it to Senior Officials. Modes of Liability », dans Serge Brammertz, Michelle Jarvis (éds.), Prosecuting Conflict-Related Sexual Violence at the ICTY (Oxford : Oxford University Press, 2016).
[3] Gorana Mlinarevic, « Nationalism and the patriarchal order », dans Zipfel, Mühlhäuser, Campbell (éds.), In Plain Sight, p. 341-34.

Enjeux du féminisme transfrontalier et décolonial

Karine Rosso en conversation avec Salvador David Hernandez[1]
Karine Rosso vient de publier un livre, Nous sommes un continent. Correspondance mestiza (Montréal, Éditions Triptyque, 2021), un dialogue avec Nicholas Dawson autour de l’œuvre de Gloria Anzaldúa, cette grande figure du féminisme décolonial chicano.
S.D.H. – Parle-nous de ce livre et de la manière dont la découverte d’Anzaldúa et le féminisme décolonial a influencé ta réflexion et le regard sur toi-même, ton écriture et le féminisme.
K.R. – Commençons par expliquer ma rencontre avec Anzaldúa ! Avec le recul, je me rends compte que cette rencontre-là a été fulgurante ! Fulgurante parce que la connexion s’est opérée très vite, comme si les concepts qu’elle utilise ou qu’elle a développés (new mestiza, nepantla, borderlands) avaient à la fois jeté un nouvel éclairage sur mes recherches et révélé ce qui sommeillait depuis toujours en moi. La conciencia de la mestiza[2], par exemple, est un concept auquel je m’identifie totalement, car il permet de décrire mon expérience métissée (ni noire, ni blanche, ni seulement Québécoise ni pleinement Latina) et me permet aussi de décrire mon travail de création qui investit les frontières entre privé et public, le savoir académique et non académique, la réalité et la fiction. Comme plusieurs féministes des années 1970, j’ai besoin d’avoir recours à une écriture hybride pour fusionner les discours narratifs et les discours théoriques de façon à produire un savoir autre, un savoir situé (pour reprendre l’expression théorisée par Nancy Hartsock ou Dorothy Smith[3]) qui ne prétend pas faussement à l’universalité.
Anzaldùa m’a aussi fait prendre conscience que le féminisme dans lequel j’évoluais à l’université est encore teinté de colonialisme, puisque j’ai vite constaté que ses apports aux théories queer, par exemple, ont été en grande partie effacés de l’historiographie de la pensée queer francophone. J’avais déjà observé que les milieux féministes francophones étaient majoritairement blancs et que le concept d’intersectionnalité était souvent vidé de sa dimension raciale, mais les travaux d’Anzaldúa m’ont permis d’étayer les modalités de cet effacement. Il faut savoir que les féministes chicanas ont elles aussi, dès leurs débuts, parlé des croisements de leurs différentes oppressions, notamment dans The Chicana Féminist (1977) où Martha Cortera pose les bases de ce qui deviendra plus tard « the label chicana », lequel se définit par ce que Aída Hurtado nomme une restitution de « l’identité construite dans les interstices entre deux pays, deux cultures nationales, deux réalités géographiques, deux langues et deux systèmes d’oppressions patriarcales[4] ». La grande majorité des personnes racisées en contexte minoritaire connaissent intrinsèquement ce que signifie « l’imbrication des oppressions », car leur situation minoritaire est souvent traversée par des enjeux de genre, de classe ou d’orientation sexuelle, quand elle n’est pas aussi accentuée par la méconnaissance de la langue, les traumas liés à l’exil, le capacitisme[5], etc. Anzaldúa a été une des premières à comprendre la façon dont les discriminations s’interpénétraient les unes les autres, à l’intérieur des marges et dans la nepantla, cette « terre du milieu » ainsi nommée par la cosmogonie Nahualt, présente au Mexique bien avant l’arrivée des Espagnols.
S.D.H. – J’aimerais parler davantage avec toi du potentiel émancipateur du féminisme décolonial particulièrement pour les femmes immigrées dans le contexte québécois d’aujourd’hui.
S.D.H. – Lugones déclare dans son livre Vers un féminisme décolonial : « La tâche de la féministe décoloniale commence par voir la différence coloniale, en résistant énergiquement à sa propre habitude épistémologique de l’effacer. En le voyant, elle voit le monde avec des yeux nouveaux et doit alors abandonner son enchantement avec la femme universelle et commencer à apprendre des autres qui résistent aussi à la différence coloniale[6] ». Le point de départ de Lugones est de comprendre que l’oppression subie par les femmes pauvres et racisées, qui sont généralement celles qui travaillent comme domestiques dans les maisons des Blancs, surtout si elles sont immigrées, est quelque chose qu’elles partagent avec d’autres personnes dans la même situation. Il faut donc être conscient que cette frontière dans laquelle elles vivent peut être une occasion d’autonomisation, puisqu’elle leur donne la possibilité d’observer et d’écouter attentivement la manière dont le pouvoir colonial fonctionne et opère.
S.D.H. – Penses-tu que cette capacité de traduction culturelle qui nous donne la possibilité de vivre et de penser dans deux mondes, dans notre cas le monde latin et le monde québécois, a une influence lorsqu’il s’agit d’écrire et d’enseigner ? Comment cette catégorie contribue-t-elle ou peut-elle contribuer à la réflexion sur le féminisme au Québec ?
S.D.H. – En fait, la notion d’intersectionnalité permet d’articuler la scission qui survient parfois entre les femmes blanches et les femmes racisées (qui se retrouvent souvent à être leurs subalternes), mais elle permet aussi de formuler la fracture entre les femmes immigrantes et les autres migrants qui vivent des situations similaires, tout en ne subissant pas de la même façon le poids du patriarcat. Une femme migrante qui travaille comme domestique, par exemple, partagera certaines conditions d’exploitation avec ses frères migrants, mais devra probablement effectuer, si elle vit dans un foyer hétérosexuel, la majorité des tâches ménagères, parentales, affectives, etc. Il est donc encore difficile, pour une femme hétérosexuelle, de mettre son identité de genre « entre parenthèses ». Cela dit, il est vrai que cette double appartenance (genrée et raciale) n’est pas qu’une tare, elle est aussi une opportunité de se solidariser, comme le suggère Lugones, avec différentes communautés. Le terme borderlands, élaboré par Anzaldúa, permet également de penser ces échanges transfrontaliers à travers l’interconnexion et l’interdépendance des êtres, quels qu’ils soient.
Christina Holmes a aussi développé le concept de translocalité (2016) pour réfléchir sur les différentes coalitions possibles à l’intérieur d’un même territoire, car nous avons tous et toutes plusieurs appartenances mouvantes selon les situations. Nos identités ne sont pas fixes ni monolithiques et il est possible, je crois, de tisser des liens avec les différentes communautés qui nous traversent. Personnellement, je n’ai jamais eu à traverser de frontières pour mettre à l’abri ma famille, mais je suis traversée par des frontières (culturelles, linguistiques, affectives) qui me placent dans des positions différentes face au capitalisme et au féminisme hégémoniques. Ces différences me permettent d’éviter les visions binaires pour construire, à l’instar d’Anzaldua, « un amasamiento, un amas, une créature qui met en cause les définitions de la lumière et de l’obscurité, et qui donnent de nouveaux sens[7] ». Bref, selon moi, pour lutter contre le racisme systémique, il faut notamment se reconnecter avec la violence épistémologique qui tend à effacer les savoirs non hégémoniques, mais il faut aussi former des coalitions entre les différentes minorités qui forment la mosaïque transfrontalière de l’in-between, de l’entre-deux, en écoutant les gens qui appartiennent à différentes communautés à la fois…
S.D.H. – J’aimerais que tu nous parles, de ton point de vue, de la façon dont la migration et le féminisme viennent alimenter la littérature québécoise, en particulier la littérature réalisée par des femmes.
S.D.H. – Plus les expériences représentées dans la littérature sont riches et diversifiées, plus la littérature est socialement utile selon moi. Non pas que je pense que la littérature doit être au service du politique, mais elle peut avoir une portée sociale et politique extrêmement puissante ! Comme le rappelle Pierre Bourdieu, le champ littéraire a longtemps été composé d’une grande majorité d’hommes provenant d’une certaine classe sociale et, malheureusement, la situation n’est pas complètement différente aujourd’hui. Au Québec, la venue massive des femmes à l’écriture dans les années 1960-1970 a provoqué un changement notable, mais un rapport publié par l’UNEQ disait encore tout récemment que « il y aurait corrélation entre le sexe d’une personne et sa disposition à publier, lire, commenter, des textes écrits par des femmes[8] ». Or, les femmes sont à l’origine d’une multitude de recherches formelles inédites en littérature, au Québec comme ailleurs. Si on regarde de plus près le cas du Québec, on se rend compte que, de Louky Bersianik à Olivia Tapiero, en passant par le Théâtre de cuisines et les littératures numériques, les femmes investissent depuis longtemps les créations collectives et les genres hybrides. Cette hybridité, qui nous ramène encore à la question de frontière, est intéressante quand on pense à ce que France Théoret, Nicole Brossard et Suzanne Lamy ont fait dans les années 1970 avec la fiction théorique, par exemple. Quant à l’écriture dite « migrante », il s’agit d’une appellation plus datée et problématique. Plusieurs autrices et auteurs d’origine migrante ont été systématiquement placés dans cette catégorie sans qu’on sache s’iels étaient totalement d’accord avec cette étiquette.
S.D.H. – Et que faire lorsque, comme Régine Robin, on est à la fois une femme et une personne issue de l’immigration ?
S.D.H. – Le roman La Québécoite[9], écrit par cette dernière, a longtemps été lu et étudié à travers le prisme de la « littérature migrante », mais sa portée est évidemment beaucoup plus vaste, notamment quand on l’analyse dans une perspective féministe. Les migrantes et migrants de première ou de deuxième génération portent une multitude de récits issus des différentes expériences et diasporas, et la littérature québécoise a certainement à gagner en choisissant de les intégrer pleinement. Pour cela, il faut repenser les espaces dans lesquels les migrantes et les migrants sont maintenus à l’intérieur et à l’extérieur du champ littéraire. C’est ce que Nicholas Dawson et moi avons tenté de faire avec notre essai récent qui traite des questions de discrimination et de parcours migratoires, mais le chemin est – et sera – sans doute long avant que nos subjectivités résistantes, pour utiliser les mots de Lugones, soient à la hauteur des communautés qui nous portent…
- Karine Rosso est autrice (Mon ennemie Nelly, Septentrion, 2019 ; Histoires sans Dieu, de La Grenouillère, 2011), chercheuse, chroniqueuse, syndicaliste, anciennement libraire à la librairie féministe l’Euguélionne de Montréal et nouvellement professeure au Département d’études littéraires de l’UQAM. Salvador David Hernandez est chargé de projet à l’ONG Alternatives et chargé de cours au Département de géographie de l’UQAM. ↑
- NDLR. Mestiza (mot espagnol signifiant métisse) désigne une classification ethnoraciale utilisée historiquement en Amérique espagnole et aux Philippines, qui désignait à l’origine une personne d’origine européenne et autochtone d’Amérique combinée, quel que soit son lieu de naissance. Wikipedia. ↑
- Nancy Hartsock parle de « feminist stand point ». Dorothy Smith utilise les termes « women’s stand point ». Les deux appellations renvoient à la question du savoir situé. Voir María Puig de la Bellacasa, Politiques féministes et construction des savoirs. « Penser nous devons » !, Paris, L’Harmattan, 2013; María Puig de la Bellacasa, Les savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, L’Harmattan, 2014. ↑
- Ma traduction de : « a self that is constructed in the interstices of two countries, two national cultures, two geographical areas, two languages and two systems of patriarchal (or male-dominated) oppression ». Aída Hurtado, Intersectional Chicana Feminisms, Tucson, University of Arizona Press, 2020, p. 10. ↑
- Le capacitisme fait référence à des attitudes sociétales qui dévalorisent et limitent le potentiel des personnes handicapées. ↑
- Maria Lugones, « Vers un féminisme décolonial ». Hypatia, vol. 25, n° 4, 2010, p. 742-759. ↑
- Gloria E. Anzaldúa, Borderlands/La Frontera. The New Mestiza [1987], 4e éd., San Francisco, Aunt Lute Books, 2012. ↑
- Charlotte Comtois et Isabelle Boisclair, Quelle place pour les femmes dans le champ littéraire et dans le monde du livre au Québec ?, Montréal, Comité Égalité hommes-femmes de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois (UNEQ), 2019. Pour voir le rapport complet : <www.uneq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/11/Rapport_Egalite%CC%81-hommes-femmes_novembre2019.pdf>. ↑
- Régine Robin, La Québécoite, Montréal, France/Amérique, 1983. ↑

Irlande du Nord : derrière la victoire historique du Sinn Féin, la déception des « non-alignés »

Belfast (Irlande du Nord).– Les résultats des élections législatives nord-irlandaises, organisées jeudi 5 mai, ne sont pas encore tout à fait tombés que déjà les deux dirigeantes du Sinn Féin font une entrée triomphale, vendredi, dans le centre de dépouillement de Belfast. Les premiers chiffres confirment ce que les sondages annonçaient depuis des semaines : le parti nationaliste, ancienne branche politique de l’IRA et favorable à une réunification de l’île d’Irlande, devient la première formation d’Irlande du Nord. Sa candidate phare, Michelle O’Neill, pourra prétendre au poste de première ministre au sein d’un gouvernement de coalition qui oblige les deux communautés à siéger ensemble.
« Pourtant, quand on regarde le nombre de votes, les choses sont moins spectaculaires qu’elles n’en ont l’air, tempère Colin Coulter, professeur de sociologie à Maynooth University et auteur du livre Northern Ireland a Generation After Good Friday (Manchester University Press, 2021). Le parti a récolté à peine 20 000 voix de plus qu’en 2017. Ce qu’on essaie de nous vendre comme un changement drastique n’en est pas vraiment un. »
Les nationalistes ont principalement profité du fait que, de l’autre côté du spectre politique, les unionistes (pro-Royaume-Uni et majoritairement protestants) ont vu leur vote s’éparpiller entre plusieurs partis. Le DUP, au pouvoir depuis 2007, a perdu une partie de ses électeurs au profit des partisans de la ligne dure regroupés dans le TUV. « En ajoutant leurs voix, on retrouve là aussi les mêmes chiffres que par le passé », reprend Colin Coulter.
À l’annonce des résultats définitifs, les sièges se répartissaient ainsi : 27 pour le Sinn Féin et 25 pour le DUP, sur les 90 de l’Assemblée. Pour Colin Coulter, malgré les gros titres qui parlent de « séisme politique » et de « victoire historique », ces élections « ne représentent pas grand-chose pour une large partie des citoyens ». « Les 18-29 ans ne votent pas ou peu aux législatives. Ils se sont déplacés pour voter lors du référendum sur le Brexit en 2016, motivés par la polarisation des opinions, mais ils ne s’intéressent pas au choix des membres de l’Assemblée. » Cette réticence s’explique par un découragement généralisé : « Ils sont déçus de la culture politique nord-irlandaise. »
Une campagne hors sol
Le désintérêt s’explique d’abord par les grands thèmes qui animent les partis, dans lesquels les plus jeunes ne se retrouvent pas. D’un côté, le Sinn Féin motivé par la réunification de l’Irlande, qui ne voit pas d’avenir pour l’Irlande du Nord. De l’autre, le DUP qui n’a eu de cesse de dénoncer le Protocole, cette disposition du Brexit qui impose des contrôles dans la mer d’Irlande. Et chacun joue sur la peur de voir l’autre élu.
Mais ces thèmes ont finalement peu à voir avec les préoccupations des électeurs et électrices. Par exemple, une étude de l’Université Queen’s de Belfast parue le 24 février pointe que seuls 13 % des unionistes sont préoccupés par le Protocole, contre 34 % par l’état du système de santé.
Ruairi McDonnell, mai 2022. © Photo Juliette Démas
L’idée d’un référendum sur la réunification de l’Irlande ne remporte pas davantage l’adhésion. Ruairi McDonnell, 21 ans, est rentré de Dublin où il étudie l’histoire irlandaise pour distribuer des tracts à Belfast devant le bureau de vote. Il milite pour le parti nationaliste modéré SDLP. « Cela fait quinze ans qu’on a le Sinn Féin et le DUP au pouvoir ; les autres partis sont mis de côté. Mais si les accords de paix de 1998 ont mis fin à la violence, la situation ne s’est pas améliorée. On manque d’emplois et de logements et il y a des gens qui n’ont pas assez d’argent pour nourrir leurs familles. Alors, même si j’aimerais voir une Irlande réunifiée, ce n’est pas en agitant des drapeaux qu’on arrivera à nourrir tout le monde ! Il y a des gens en situation de grande pauvreté ici, qu’est-ce qu’une Irlande réunifiée pourra faire pour eux ? »
Conor Johnston, blogueur nord-irlandais, s’agace lui aussi du décalage entre vie politique et société civile. « Les gens d’ici ont vingt ans d’avance sur le système ! » Il se classe parmi « les autres », celles et ceux qui ne se définissent pas selon les lignes de division ancestrales. Une troisième voie en pleine ascension. « Je suis frustré de voir que les structures politiques ne nous représentent pas. Les élus et les médias ont une tendance au court-termisme et au symbolisme qui ne correspond pas à la réalité : il y a en Irlande du Nord un libéralisme social qui ne se reflète pas dans l’Assemblée. Et pour cause : si un parti lie son opinion sur la frontière nord-irlandaise à sa position socialement conservatrice, les gens n’ont pas d’autre choix que de voter pour l’ensemble. »
Cela a longtemps été la stratégie du DUP, avec ses élus créationnistes ou évangéliques, anti-avortement et contre le mariage pour tous, et qui a pourtant réussi à se maintenir au pouvoir en agitant le spectre du nationalisme. « Pendant des années, ils ont misé sur le sentiment anti-Sinn Féin et pro-Royaume-Uni. Mais leurs électeurs sont-ils vraiment si conservateurs sur les questions sociales ? Je n’en suis pas certain. Il y a dix ans, les gens avaient peur de gâcher leur vote. Désormais, ils voient que les petits partis ont aussi une chance. »
Je ne voterai jamais pour quelqu’un qui est pro-vie, anti-femmes ou anti-gays.
C’est notamment le cas d’Alliance, formation fondée en 1970, qui voit sa place s’accroître depuis une dizaine d’années. Ses élu·es tirent leur épingle du jeu dans cette élection : le groupe passe de cinquième parti de la province à troisième force politique établie (avec 17 sièges, en hausse de 9). Sa particularité : ne pas avoir de position forte sur les questions constitutionnelles et vouloir proposer une alternative au vote motivé par le sectarisme.
Ce discours a convaincu Sara, une Anglaise installée à Belfast. Elle s’est pressée pour aller voter après sa journée de travail dans un café du centre-ville. « J’ai misé sur Alliance car dans ma circonscription, c’est le seul moyen de garder le DUP hors du jeu », explique-t-elle. Elle aurait aussi été tentée par le Green Party, mais le découpage des circonscriptions n’avantage pas les petits candidats. East Belfast, où elle habite, est un bastion unioniste qui regorge d’Union Jacks (le drapeau du Royaume-Uni) et de fresques à la gloire des groupes paramilitaires. Pour la jeune femme aux cheveux rose, queer et bisexuelle, le choix est simple : « Je ne voterai jamais pour quelqu’un qui est pro-vie, anti-femmes ou anti-gays. »
Malgré la montée encourageante de cette troisième voie, Lesley Veronica qui candidatait au sein du Green Party dans la circonscription South Antrim, s’attendait à mieux. Entre deux allers-retours au centre de dépouillement, elle fait part de sa déception : « On voit que les Verts ont fait de bons scores aux élections en Grande-Bretagne, mais pas ici car les gens votent stratégiquement. » Le climat politique la préoccupe. « Quand on voit le nombre d’hommes blancs d’âge moyen qui dominent encore la politique ici, c’est assez déprimant. Trois femmes ont dû faire face à des menaces pendant la campagne, ça montre bien qu’une certaine culture patriarcale et machiste est encore présente. Plutôt que de comprendre que la politique est une affaire de dialogue et de compromis, les décideurs préfèrent adopter des postures. Et les électeurs ont appris à récompenser ce genre de comportement. »
Mais ce qui l’inquiète vraiment, c’est l’incertitude qui pèse sur l’avenir des institutions. Le DUP a prévenu qu’il refuserait de former un gouvernement tant que la question du Protocole nord-irlandais ne serait pas résolue. Un dossier sur lequel Londres et Bruxelles ont la main. Autre frein : le parti qui a toujours critiqué le Sinn Féin aura de la peine à occuper la position de vice-premier ministre aux côtés de cet adversaire de toujours. « Qu’est-ce que cela va signifier pour nous ? À chaque fois que le gouvernement cesse de fonctionner, cela a un impact sur la vie des gens et sur leurs emplois, notamment dans le secteur tertiaire. »
Le DUP a fait tomber l’exécutif en février dernier et ses opposants lui reprochent depuis d’avoir empêché 300 millions de livres de dépenses nécessaires.
Professeure de politique, Lesley Veronica observe elle aussi l’émergence « d’électeurs qui n’ont pas d’avis particulièrement tranché sur les questions constitutionnelles ». Ayant grandi au sein de la communauté unioniste et protestante avant de déménager dans les quartiers républicains du nord de Belfast, les questions identitaires lui semblent « finalement pas importantes ».
« L’antagonisme politique fait qu’on a davantage de respect pour les extrêmes que pour ceux qui ne savent pas comment ils voteraient si un référendum sur la réunification venait à se présenter. Mais ces derniers sont de plus en plus nombreux. Je le vois parmi mes élèves : il y a quinze ans, très peu d’entre eux votaient. Maintenant, ils donnent leurs voix aux Verts et à Alliance. » Elle reste donc optimiste : « Les choses changent, mais ça prend très, très longtemps. »
gauche.media
Gauche.media est un fil en continu des publications paraissant sur les sites des médias membres du Regroupement des médias critiques de gauche (RMCG). Le Regroupement rassemble des publications écrites, imprimées ou numériques, qui partagent une même sensibilité politique progressiste. Il vise à encourager les contacts entre les médias de gauche en offrant un lieu de discussion, de partage et de mise en commun de nos pratiques.