Presse-toi à gauche !

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...

Au Chiapas, l’autre frontière de notre présent (2)

5 décembre 2023, par Simon Latendresse — , ,
Précédemment, j'ai parlé de la guerre entre les cartels mexicains pour la mainmise sur la frontière Mexique-Guatemala. Simon Latendresse, Anthropologue, chercheur (…)

Précédemment, j'ai parlé de la guerre entre les cartels mexicains pour la mainmise sur la frontière Mexique-Guatemala.

Simon Latendresse,
Anthropologue, chercheur postdoctoral au Centre de Recherches en Géographie Environnementale de la UNAM, au Mexique.

photo
Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org 

J'ai souligné combien la capture des flux migratoires étaient désormais l'un des principaux enjeux stratégiques de cette frontière. Dans la double impasse du sous-développement et de l'exode vers le Nord, les cartels mexicains deviennent de facto la main de fer clandestine des États, un rôle aussi instrumental à l'expansion du capital extractif dans la région. C'est de cette complicité secrète entre les entrepreneurs de la mort, l'État et le Capital dont il sera question ici.

Une impression de déjà-vu

Le 30 décembre 2022, des mois avant qu'éclate la bataille de Frontera Comalapa, Isabel Recinas Trigueros (dit compa Chave) activiste écologiste du Mouvement Social pour la Terre était séquestré à Chicomuselo, puis retrouvé quelques temps plus tard, battu, blessé par balles et laissé pour mort au bord d'une route.

L'agression rappellera l'assassinat en 2009 dans la même municipalité, de Mariano Abarca Roblero, leader de la mobilisation populaire contre l'opération minière de la canadienne Blackfire Exploration Ltd. Isabel Recinas poursuivait le même combat contre cette mine, officiellement fermée et interdite d'opération depuis le meurtre d'Abarca, mais que des intérêts particuliers cherchaient depuis quelques temps à faire réouvrir.

Si les assassins d'Abarca avaient tour à tour nié toute implication, les assaillants du compa Chave, eux, laissent ouvertement leur carte de visite : El Maíz, un syndicat paramilitarisé aux ordres du Cartel Jalisco Nueva Generación. Puis un mai, au moment même où CJNG affronte le Cartel de Sinaloa à Comalapa, menaces et agressions redoublent à Chicomuselo contre des activistes opposés à la mine. À tel point que les organisations sociales et paroissiales qui menaient historiquement la résistance décident de mettre leurs activités en veilleuse.

La reconfiguration d'une frontière

On peut voir ainsi se profiler un autre enjeu autour de cette guerre pour le contrôle du territoire : l'expansion de la frontière extractive dans la Sierra Madre du Chiapas. Depuis des décennies l'industrie minière tente de s'y établir pour en exploiter les riches sous-sols.

0,4% : pourcentage d'emploi à l'échelle nationale que représente le secteur extractif au Mexique, incluant l'énergie.
(Source : Observatorio Laboral, Gobierno de México)

Dans une économie rurale dévastée par la chute du prix des denrées et par le dumping nord-américain, la filiale minière avait bien au départ de quoi séduire les habitants. Mais il deviendra vite clair que la dévastation de ce territoire fragile n'en vaut pas les rachitiques redevances. Clair que les promesses d'emploi ne sont qu'un miroir aux alouettes. Que pour l'immense majorité des paysans, une mine à ciel ouvert ne signifie autre chose qu'une grande dépossession. Se retrouver devant rien, un autre paysan sans terre ajouté à la masse croissante d'un lumpenprolétariat du Sud qui n'a nulle part où aller que vers le Nord.
Structurées autour d'organisations communautaires proches de l'EZLN et du diocèse de San Cristobal, de concert avec divers groupes écologistes militants, une farouche résistance des communautés rurales décidées à protéger leurs territoires, était parvenue jusqu'à aujourd'hui à chasser ces aventuriers du capital minier.

On dira qu'il n'y a pas de hasard ! Depuis le début de l'année, au moment même où les cartels terrorisent la population, les promoteurs miniers reviennent à la charge. Les collectivités agraires déplorent leurs visites insistantes. Les nouvelles concessions qu'ils tentent de faire approuver prennent dimensions titanesques, parfois de plus de 2000km2 (voir l'encadré), enregistrées souvent au nom d'entreprises qui n'existent dans aucun registre fiscal. Des équipes entrent dans les territoires avec leur machinerie (non-identifiée) sans consentement des communautés, avec à la clef intimidations, agressions, enlèvements d'activistes. « Cette fois, ils ont changé de stratégie, et ils s'allient aux narcos », m'informe un collègue originaire de la région.

Notes
1. S. Valencia, Capitalismo Gore, Melusina, 2010.
2.D'après l'expression de l'anthropologue Michael Taussig. Voir Shamanism, Colonialism and the Wild Man. A Study in Terror and Healing, University of Chicago Press, 1987.
3.Luxembourg, R. (1913). L'accumulation du capital. François Maspero, 1969.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Cartographie des concessions minières dans la région de la Sierra Madre du Chiapas. Lieux des violences et narco-blocus de mai à octobre 2023 Sources cartographiques : Cartocrítica, 2023. https://mineria.cartocritica.org.mx/.org 
Narco-gouvernance et contre-insurrection
Dans ce contexte, la présence des groupes criminels prend alors une tout autre dimension. Comme le décrit l'activiste mexicaine Sayak Valencia1, outre la drogue, la principale marchandise dont les groupes criminels militarisés font commerce est la violence elle-même.
Bien qu'il paraît menacer aujourd'hui la stabilité même de l'État, le crime organisé mexicain joue pourtant de longue date un rôle clandestin mais déterminant dans la répression des organisations de gauche, des partis politiques dissidents et des mouvements étudiants. Au Chiapas où leurs liens avec la classe politique et les grands propriétaires sont nombreux et profonds, ces organisations paramilitaires criminelles sont depuis longtemps instrumentales dans la répression sanglante contre les mouvements paysans et les communautés zapatistes.
L'économie minière offre justement un monde d'opportunités où convergent les intérêts entre capital formel et informel. De la généreuse rente de protection que promet la mine, jusqu'à l'emprise sur toute l'économie satellitaire qui accompagne cette industrie et l'urbanisation sauvage qu'elle entraîne : spéculation immobilière, hôtellerie, débits d'alcool et bien évidemment, le marché de la drogue et la prostitution. L'horizon coercitif imposé par les groupes criminels facilite ainsi la dépossession des communautés, désarticulant les solidarités locales et faisant taire les dissidents : journalistes, écologistes, enseignants.

Le « miroir colonial de la production »
Ce scénario ne rappelle-t-il pas celui du capitalisme de pionniers du XIXe siècle ? Celui de la vieille frontière coloniale, décrite dans les romans de Joseph Conrad, de Bruno Traven ou de Miguel Ángel Asturias. Nouvelles ressources, nouvelles frontières : le sucre, l'ivoire, le caoutchouc, le café, extraits au prix de la sueur et du sang des autochtones dans les colonies ou quasi-colonies du Sud, et les profits, gargantuesques, empochés aux bourses de New York, de Londres, d'Amsterdam.
Cette frontière des ressources est aujourd'hui celle de la baryte, à Chicomuselo, qui sert à l'extraction d'une autre matière toujours précieuse : le pétrole. C'est aussi le titane de la côte du Soconusco, utilisé dans les technologies militaires et prisé par les minières chinoises. C'est enfin celle du cuivre, du graphite, de l'or, des terres rares de la Sierra, cruciaux pour la mythique « transition énergétique ». Avec tout un réalignement logistique vers les Zones Économiques Spéciales (ZEE) et les ports de la côte ouest, c'est un immense triangle alchimique qui désormais traverse le Pacifique, dans lequel le minerai, extrait d'Amérique latine (entre autres), est transformé en marchandise en Chine, puis changé en or au TSX !
Comme un miroir colonial de la production2, la terreur qui régit la Frontière Sud nous présente un reflet de la profonde violence qui git au cœur même du capitalisme. Cette part maudite que les économistes néoclassiques bannissent vers l'ailleurs sous le vocable hygiénique d'« externalité ». La cruauté saturnale de l'entreprenariat nécrocapitaliste, non seulement obéit aux mêmes impératifs de marché qui régissent notre économie mondiale — même course effrénée aux profits et aux coûts minimaux de production — elle est, comme le démontra jadis Rosa Luxembourg, la condition même de son expansion3.
Examiner la dimension territoriale de cette expansion, c'est donc mesurer les conditions et le coût réel de l'actuelle transformation du marché-monde. En mettant en lien le Mexique et le Québec, il sera question dans le prochain volet d'explorer plus avant les ramifications continentales et mondiales de la présente frontière des ressources minières et énergétiques et de la grande expulsion de la paysannerie du Sud.

Comment l’extrême droite en France et en Allemagne instrumentalise la guerre à Gaza

5 décembre 2023, par David Issacharoff — , , , ,
Avec la guerre Israël-Hamas, l'extrême droite européenne a saisi une occasion pour se positionner en meilleure amie de la communauté juive pour mieux dénoncer le danger de (…)

Avec la guerre Israël-Hamas, l'extrême droite européenne a saisi une occasion pour se positionner en meilleure amie de la communauté juive pour mieux dénoncer le danger de l'immigration musulmane. “Ha'Aretz” observe, en analysant le phénomène en France et en Allemagne, que cette posture ne durera pas.

Tiré de Courrier international. Article paru à l'origine dans Haaretz. Légende de la photo : Marine Le Pen à la Marche contre l'antisémitisme à Paris. le 12 novembre 2023. Photo Claire Serie/Hans Lucas/AFP

Alors qu'il parcourait les couloirs de l'Union européenne (UE) lors du sommet de Bruxelles le mois dernier [en octobre], Viktor Orban s'est probablement senti conforté dans ses positions.

À l'est, les forces du “bien” et du “mal” se livraient à un “choc des civilisations” en Israël et sur la bande de Gaza. Et à l'ouest, où les Européens “éclairés” ne se privent pas de le critiquer, les violences antisémites avaient nettement augmenté en écho, semble-t-il, au soutien apporté au Hamas par des mouvements d'extrême gauche.

À la veille du sommet, le premier pourfendeur de l'immigration en Europe confiait espérer que “de plus en plus de gens voient, ici à Bruxelles, qu'il existe un lien évident entre terrorisme et immigration”. Avant d'ajouter : “Ceux qui soutiennent l'immigration soutiennent aussi le terrorisme.”

De fait, le discours de Viktor Orban “ne paraît plus aussi extrême dans les circonstances extrêmes que nous connaissons”, souligne Peter Kreko, directeur de Political Capital, un groupe de réflexion indépendant qui a son siège à Budapest. Le Premier ministre illibéral “a l'habitude d'être dans le rôle du méchant qui dit la vérité”, ajoute-t-il.

L'AfD se met sous silencieux

L'actuelle guerre entre Israël et le Hamas est une aubaine pour les populistes d'extrême droite européens qui, comme Viktor Orban, présentent leur pays comme des sanctuaires ouverts aux Juifs et aux chrétiens.

En France, le conflit permet à Marine Le Pen, probable candidate à l'élection présidentielle de 2027, de poursuivre la mue du parti extrémiste et antisémite hérité de son père, Jean-Marie Le Pen. En Allemagne, le second parti d'opposition, l'AfD, profite de ce moment pour mettre son antisémitisme en sourdine, du moins publiquement, et pour laisser libre cours à son islamophobie.

Les atrocités commises par le Hamas le 7 octobre dernier sont une occasion à saisir pour les partis d'extrême droite européens, analyse Rafaela Dancygier, politologue à l'université de Princeton. “Cela leur permet de diaboliser les musulmans en Europe et de prôner de nouvelles restrictions à l'immigration, ce qui n'est pas nouveau pour eux, mais le contexte actuel donne plus de poids à leurs arguments”, explique-t-elle.

Ce qui est nouveau, en revanche, c'est que “l'extrême droite semble aujourd'hui plus respectable que l'extrême gauche”. Certains représentants de gauche ont en effet salué les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre ou les ont assimilés à une forme de résistance légitime, poursuit-elle. La gauche, “qui est plus souvent dans le rôle du protecteur des droits des minorités”, a laissé l'extrême droite se poser en protectrice des communautés juives, ce qui renforce sa légitimité, indique Rafaela Dancygier.

Sauf que cette soudaine compassion à l'égard des Juifs n'a rien de sincère, affirme Peter Kreko. Le positionnement prosioniste de l'extrême droite européenne relève plus d'une volonté “d'exploiter [le sentiment anti]musulman que d'une véritable empathie pour les Israéliens”, explique le chercheur hongrois.

Antisémites notables

À l'approche des élections européennes de juin, Orban a désormais beau jeu de dire : “Regardez les pauvres pays d'Europe de l'Ouest qui n'ont pas assez surveillé leurs flux migratoires et sont à présent dévorés par l'antisémitisme – contrairement à la Hongrie, qui est une terre d'accueil pour les Juifs et les chrétiens”, prédit le politologue.

“L'histoire montre que les partis d'extrême droite instrumentalisent la question juive et l'antisémitisme pour leur propre intérêt”, renchérit Rafaela Dancygier.

La Shoah est, selon elle, un bon indicateur. “Lorsque l'extrême droite veut paraître plus modérée dans l'opinion publique, elle prend ses distances vis-à-vis des révisionnistes et négationnistes de l'Holocauste.” Mais seulement quand elle le veut, insiste-t-elle.

Quelques jours après l'attaque du Hamas, le président d'honneur de l'AfD, Alexander Gauland – qui s'est illustré par le passé en comparant le rôle des nazis à une “fiente d'oiseau” sur le grand livre d'histoire de l'Allemagne –, a déclaré que “cette attaque ne vis[ait] pas seulement l'État hébreu, elle [était] également dirigée contre nous”. Tous ses camarades de parti ne se sont néanmoins pas précipités pour défendre Israël avec autant de vigueur.

Trois jours après les massacres du Hamas, l'actuel codirigeant du parti, Tino Chrupalla, postait sur X qu'il “condamn[ait]” l'organisation islamiste mais appelait également à la désescalade, affirmant que “l'heure est à la diplomatie” et sans faire la moindre allusion au droit d'Israël à se défendre.

Cette ambivalence de l'AfD tient au fait que plusieurs de ses responsables sont des antisémites notables. “C'est aussi une des raisons de leur popularité”, rappelle Dancygier.

Manque de mémoire politique

Actuellement en seconde position dans les sondages avec 21 % d'électeurs allemands se disant prêts à voter pour eux aux prochaines élections, les responsables de l'AfD risquent la division. À moins qu'ils n'aient même pas besoin de se positionner clairement sur la question de l'antisémitisme. Pour l'heure, le sentiment anti-immigration et l'hostilité envers l'establishment incarné par l'actuelle coalition de centre gauche semblent en effet suffire à faire leurs affaires.

Dans une étonnante vidéo de neuf minutes qui a beaucoup tourné sur les réseaux, le vice-chancelier et codirigeant des Verts allemands, Robert Habeck, a lancé un avertissement aux extrémistes des deux camps qui voudraient profiter de cette guerre pour semer le trouble en Allemagne : abstenez-vous, leur a-t-il dit en substance.

Dans cette vidéo, Habeck reconnaît que “l'antisémitisme islamiste ne doit pas nous faire oublier qu'il existe un antisémitisme profondément ancré en Allemagne”. Avant de dénoncer les personnalités d'extrême droite qui “se retiennent pour le moment, pour des raisons purement tactiques, afin d'attiser l'hostilité contre les musulmans”.

Contrairement à l'AfD, l'accession au pouvoir passe pour Marine Le Pen par le cœur et surtout le manque de mémoire politique des électeurs français. La dirigeante d'extrême droite, qui a rebaptisé son parti “Rassemblement national” en 2018, est confrontée à un problème évident qu'un simple changement de nom ne suffit pas à régler : l'ombre funeste de son antisémite et négationniste de père.

“Rempart contre l'idéologie islamiste”

Depuis que le Hamas a tué 40 ressortissants français dans des communautés israéliennes à la frontière de la bande de Gaza, Marine Le Pen se pose ouvertement en défenseur des Juifs de France. Elle a même qualifié l'attaque du 7 octobre de “pogrom”.

Cette prise de position intervient alors que le ministère de l'Intérieur a relevé près de 1 250 incidents antisémites en France depuis le 7 octobre [1 518 actes ou propos antisémites ont été recensés entre le 7 octobre et le 14 novembre 2023] – soit trois fois plus que durant toute l'année 2022.

La France abrite la plus grande communauté juive d'Europe, et [le 12 novembre] plus de 100 000 personnes ont participé à une grande marche contre l'antisémitisme dans la capitale. Interviewé à la radio, le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, a affirmé que pour de nombreux Juifs de France son parti apparaissait comme un “rempart contre l'idéologie islamiste”.

Si tous les Juifs de France et les chercheurs n'adhèrent pas à cette proposition, le changement d'image entrepris par Marine Le Pen semble porter ses fruits. À en croire le politologue Jean-Yves Camus, alors qu'elle ne pouvait pas être élue il y a cinq ans, ses chances se sont nettement accrues aujourd'hui.

Un nombre croissant de Français ne la considèrent plus comme une représentante de l'extrême droite, souligne le chercheur, et la majorité d'entre eux ne la voit pas comme une menace pour la démocratie – contrairement à l'extrême gauche. Tandis que Marine Le Pen participait à la marche de dimanche contre l'antisémitisme, Jean-Luc Mélenchon s'est abstenu, déclarant que l'évènement était le rendez-vous “des amis du soutien inconditionnel au massacre” à Gaza. Le politologue rappelle toutefois que “la conversion pro-Israël [de certains membres du RN] n'est pas sincère, ce n'est qu'une manœuvre pour récupérer des voix et faire table rase du passé”.

Qui haïr le plus ? Les Juifs ou les musulmans ?

Même si Marine Le Pen n'est pas elle-même antisémite, poursuit-il, on ne saurait faire confiance à ses partisans, car leur soutien à Israël tient uniquement au fait qu'ils assimilent les combattants du Hamas à des islamistes – leur pire fléau. Le discours de Marine Le Pen consiste à “lier la guerre à l'immigration, et le Hamas à un mouvement islamiste qui serait entré en France avec le soutien de la gauche et des ONG musulmanes”.

Reste que ses électeurs “ne se soucient pas vraiment des questions de politique étrangère, seulement de l'ordre public” – qu'ils jugent menacé par les musulmans.

Selon Michael Colborne, journaliste d'investigation pour le site Bellingcat et spécialiste des mouvements d'extrême droite transfrontaliers, depuis le déclenchement de la guerre au Moyen-Orient les électeurs d'extrême droite “ne savent pas qui ils haïssent le plus : les Juifs ou les musulmans.”

Ce qui n'est pas sans poser de problème à Marine Le Pen et à ses camarades soucieux de renvoyer une image de respectabilité tout en ménageant leurs militants les plus endurcis.

Reste maintenant à savoir dans quelle mesure le gouvernement d'Israël, lui-même extrémiste, s'emploiera à amplifier cette islamophobie et la droitisation du paysage politique européen. Pour les observateurs, le gouvernement israélien doit s'interroger sur les conséquences que pourrait avoir sa légitimation de partis nationalistes dont l'antisémitisme n'est que temporairement mis au second plan.

Dans l'immédiat, il semble évident que l'essor de l'extrême droite menace les formations démocratiques et libérales de gauche sur le continent.

Cela faisait plusieurs décennies que les extrêmes politiques n'avaient pas présenté cette formation “en fer à cheval”, où l'extrême gauche et l'extrême droite se retrouvent plus près l'une de l'autre que du centre, souligne Rafaela Dancygier. Surpris par cette acceptation présumée par la gauche de la terreur et des violences, certains électeurs pourraient croire que la gauche est aussi radicale que l'extrême droite, si ce n'est plus. “Ce qui affaiblit la gauche, y compris le centre gauche, conclut-elle, et bien sûr la démocratie en général.”

David Issacharoff

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Lucidité, unité, démocratie

5 décembre 2023, par Clémentine Autain — , ,
Dans cette période politique complexe, brouillée, défiante, Clémentine Autain, « animée par l'obsession d'éviter un scénario Le Pen-Macronie en 2027 », appelle à la (…)

Dans cette période politique complexe, brouillée, défiante, Clémentine Autain, « animée par l'obsession d'éviter un scénario Le Pen-Macronie en 2027 », appelle à la responsabilité historique de rechercher inlassablement l'union, d'apparaître comme un pôle rationnel, dont le fil à plomb doit être l'approfondissement de la démocratie.

27 novembre 2023 | tiré du site regards.fr
https://regards.fr/lucidite-unite-democratie/

À la veille de l'assemblée représentative de La France Insoumise du 16 décembre, et alors que les groupes d'action se réunissent pour débattre de l'orientation de notre mouvement, je veux contribuer par ce texte à éclairer les enjeux qui sont devant nous. À celles et ceux qui auraient préféré une contribution à usage interne, qu'ils sachent que moi aussi mais il n'existe pas de moyen de le faire au sein de LFI. Je ne peux pas m'adresser aux militants insoumis autrement que sur mon blog ou dans les médias.

Dans un paysage politique toujours plus éclaté, brouillé et désormais tripolarisé, notre responsabilité historique est de rechercher inlassablement l'union des forces d'alternative sociale et écologiste. Avec un projet qui transforme en profondeur notre pays, l'objectif est de construire un rassemblement majoritaire pour en finir avec les choix néolibéraux et productivistes des dernières décennies et porter le partage des richesses, des pouvoirs, des savoirs et des temps de la vie.

Dans un moment de trumpisation de la vie médiatique, notre tâche est d'apparaître comme un pôle rationnel – conformément à notre histoire issue des Lumières –, solide sur tous ses principes1, rassurant dans son profil pour donner confiance à une part croissante de nos concitoyen.nes.

Dans une période aussi complexe et de défiance à l'égard des politiques, notre fil à plomb doit être l'approfondissement de la démocratie, entre nous – parce que c'est plus efficace – et pour donner à voir comment nous ferons quand nous gouvernerons la France.

Lucidité

À LFI, nous avons indéniablement l'optimisme de la volonté chère à Gramsci. C'est même l'une des marques de fabrique à laquelle je suis très attachée. Cet optimisme permet de voir « les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent », pour reprendre les jolis mots du père de l'écologie politique André Gorz. Heureusement que plusieurs fois dans l'histoire récente où notre gauche était en berne, nous avons gardé confiance dans nos capacités à déjouer les pronostics. Mais ne perdons pas de vue l'autre partie de l'adage gramscien : le pessimisme de l'intelligence. Car si, par optimisme forcené, nous abandonnons la lucidité sur le réel, alors nous ne réussirons pas à nous orienter correctement pour gagner. De la même manière, si nous refusons toute critique sur nous-mêmes au nom du fameux « faire bloc » face à nos nombreux adversaires, nous risquons de perdre gros en intelligence collective.

Première lucidité : la percée de l'extrême droite, qui dit la gravité de la situation et l'ampleur de la responsabilité qui est la nôtre. La victoire de Javier Milei en Argentine et celle de Geert Wilders aux Pays-Bas viennent de donner une sinistre note d'ambiance… De dimension internationale, cette ascension n'épargne malheureusement pas notre pays. Notre tâche, c'est de combattre les politiques macronistes tout en gagnant la course de vitesse engagée avec Marine le Pen.

Certains d'entre nous ont expliqué que la quête de respectabilité du RN les conduirait à la défaite. Qu'avec leurs cravates et leur institutionnalisation, ils perdraient leur électorat populaire séduit par l'expression bruyante de la colère et le côté « hors système ». Le nouveau profil du RN n'infléchit pas ses courbes de popularité, d'adhésion et d'intention de vote, globalement plutôt à la hausse depuis un an. Il faut dire que cette nouvelle posture est facilitée de manière inouïe par la Macronie, qui lui a déroulé le tapis rouge à l'Assemblée nationale et lui a offert sur un plateau une légitimité dans le combat contre l'antisémitisme. En attendant, alors que sur le fond les lepénistes conservent leurs marqueurs autoritaires, xénophobes et sexistes, ils étendent leur influence. L'extrême droite est en train de siphonner la droite. Et son plafond de verre explose.

En face, méfions-nous du refrain « RN et Renaissance, c'est bonnet blanc et blanc bonnet ». Oui, la Macronie est dans une dérive folle qui l'amène à briser bien des principes républicains et à valider, parfois concrètement comme avec la loi Immigration, les partis pris de l'extrême droite. Mais confondre l'un avec l'autre, c'est factuellement faux et politiquement dangereux. Que les uns et les autres soient acquis aux intérêts des plus riches et à la réduction de la dépense publique, c'est l'évidence. Mais, avec le RN au pouvoir, nous franchirions un cap autrement plus dangereux en matière de politique autoritaire, surtout après le travail si bien préparé par la Macronie. Les conditions de la contestation sociale et politique seraient encore plus sévèrement dégradées. Nous prendrions un immense risque pour les droits des femmes : si Renaissance ne considère pas sérieusement, notamment dans ses politiques publiques, le combat pour l'émancipation des femmes, il ne porte pas un projet réactionnaire, ouvertement sexiste et familialiste. Et que penser du sort qui serait fait aux immigrés et aux populations issues de l'immigration ? L'instrumentalisation sur le thème du « choc des civilisations » de l'insupportable mort de Thomas à Crépol donne à voir le potentiel de guerre civile de l'extrême droite. Surtout, il ne faut jamais oublier, comme le rappellent les travaux d'Ugo Palheta2, que, ripolinée ou pas, l'extrême droite porte en germe le fascisme.

Pour autant, la Macronie se droitisant à la vitesse de l'éclair, ce ne sont pas les différences entre le RN et Renaissance qui apparaissent aujourd'hui éclatantes : c'est le rapprochement qui sidère. C'est là que nous avons une responsabilité en matière d'éducation populaire, notamment à l'égard des jeunes générations. Je ne parle pas ici de consigne de vote dans un éventuel second tour entre Le Pen et un représentant de la Macronie. Mon propos n'est animé que par l'obsession d'éviter un tel scénario en 2027. Je parle de notre discours aujourd'hui. Marteler qu'il y aurait un tout homogène RN/LR/Renaissance, c'est contribuer au brouillage des repères. Et « à la fin », si ça se termine « entre eux et nous », pour reprendre la formule de Jean-Luc Mélenchon, quel intérêt avons-nous à associer le RN avec tout le reste de l'échiquier politique ?

Unité

La lucidité impose également de ne jamais perdre de vue cette réalité nouvelle : la tripolarisation de la vie politique – Macronie/extrême droite/Nupes. Deux pôles sur trois sont de droite : c'est dire l'ampleur de notre tâche. Pour atteindre le second tour de la présidentielle, il nous faut donc construire sans relâche le rassemblement de la gauche et des écologistes. Pour l'emporter au second, nous devons éviter de constituer un plafond de béton qui nous laisserait seuls avec un petit tiers de l'électorat et le reste vent debout contre nous. C'est pourquoi la logique du « socle » à conforter contre le reste du monde me paraît contre-productive dans le contexte. Nous devons conforter et élargir l'électorat des 22% de la présidentielle, et non seulement renforcer l'adhésion d'une (petite) partie de ce socle. Les abstentionnistes de la partie populaire la plus proche de nos idées se mobiliseront si nous apparaissons en capacité de gagner. C'est pourquoi fédérer le peuple impose de chercher ce qui relie ses différentes composantes, et non d'appuyer avant tout sur ce qui les clive. Fédérer le peuple passe surtout par la contagion en positif d'une espérance. Fédérer le peuple suppose enfin de travailler les différentes médiations à même de nous légitimer à ses yeux.

C'est dans cet état d'esprit qu'avec François Ruffin, Alexis Corbière, Raquel Garrido, Danièle Simonnet, Hendrik Davi et d'autres, nous plaidons pour maintenir un horizon d'union à gauche et pour affirmer un profil plus rassembleur dans notre pays, un ton, une attitude, des mots moins clivants. Il n'est pas question d'en rabattre sur la nature du projet. La radicalité ne se mesure ni à la virulence des mots, ni au nombre de décibels ou de clashs, ni aux formules chocs sur Twitter.

Pour ma part, et n'ayant contrairement à d'autres à LFI jamais milité au parti socialiste ou soutenu un quelconque gouvernement à l'eau de rose, je n'ai pas décidé de changer de gauche. Depuis vingt-cinq ans, ma constance à défendre une gauche franche et l'union du rouge et du vert est totale. Et ma boussole toujours la même : que la gauche d'alternative prenne le leadership au sein des gauches et des écologistes, condition d'un changement véritable pour les Français. C'est précisément ce que nous avons fait avec la création de la Nupes. Et je m'en félicite.

Mais j'affirme que nous avons être vigilants car ce leadership conquis de haute lutte, grâce à notre détermination depuis la création du Front de Gauche et aux scores de notre candidat Jean-Luc Mélenchon, nous pouvons le perdre. Si nous nous rabougrissons, si nous tournons le dos à l'union, si nous nous renfermons dans une logique de citadelle assiégée, nous prenons le risque de laisser le champ libre à la résurgence d'une social-démocratie relookée. Et alors nous ferions, au fond, défaut à notre cause, défaut au monde populaire que nous voulons défendre, défaut à nous-mêmes. Cette fenêtre historique qui s'est ouverte en 2022, nous avons la responsabilité de ne pas la refermer.

En disant cela, je reste parfaitement lucide sur le jeu et les offensives de certains au PS, à EELV ou au PCF qui rêvent sans doute de prendre ou reprendre la main à gauche. Je vois bien les attitudes et les mots qui divisent. Je pense en revanche que, puisque nous sommes le fer de lance de l'union, nous devons en être les plus ardents défenseurs. Si nous trouvons inacceptable (et à raison) que l'un de nos partenaires puisse dire que nous serions les « idiots utiles du Hamas », ne faut-il pas alors, de notre côté, éviter d'écrire que ceux qui manifestent contre l'antisémitisme soutiennent tous les crimes de Netanyahou ? Car ce n'est pas simplement en répétant que nous voulons l'union que nous l'aurons, c'est aussi et peut-être avant tout en respectant nos partenaires, en leur laissant la possibilité d'avoir leurs spécificités, et donc des désaccords avec nous, et en remettant sans cesse l'ouvrage sur l'établi. C'est au fond porter la responsabilité de la victoire. L'union n'est pas simplement un combat, elle est une culture3. Et la Nupes, c'est nous qui y avons le plus intérêt. C'est pourquoi je ne me résous pas à l'abandonner ou à faire mine de la faire vivre sans les partenaires.

Pensons-nous vraiment que c'est uniquement à cause de nos partenaires que la Nupes s'est délitée ? N'avons-nous, en tant que « fer de lance » de cette coalition, aucune responsabilité dans cet éclatement ? Au lieu de se renvoyer la faute à coups de polémiques, nous ferions mieux d'œuvrer concrètement pour qu'elle ne se fracasse pas définitivement. Là se joue notre responsabilité historique, et notamment en vue de la présidentielle de 2027 qui, ayons-en bien conscience, ne sera pas la reproduction du schéma de 2022 où la question était de savoir qui allait affronter Emmanuel Macron.

Oui, c'est dur. Oui, nous en avons parfois gros sur le cœur et la raison devant l'attitude de tel ou tel de nos partenaires. Mais l'union est un combat. Et la Nupes, « le plus court chemin pour gagner », comme l'ont dit Jean-Luc Mélenchon ou Manuel Bompard. Souvenons-nous que la réalisation de l'union à gauche fut toujours douloureuse, en 1936, en 1972… Aujourd'hui, nous devons nous interroger sur les actes et les mots à poser pour la faire vivre. Soyons honnêtes, un courrier ou deux ne suffiront pas. Si nous n'avons malheureusement pas réussi à convaincre d'une liste d'union aux européennes, nous devrons remettre l'ouvrage sur l'établi et non fermer le rideau. Il en va de notre capacité à gagner pour améliorer le quotidien de millions de nos concitoyen.nes.

Lucide, je le suis aussi sur le piège médiatico-politique qui nous est en permanence tendu, et qui me révolte autant que chaque insoumis. Bien sûr que le pouvoir en place a compris que nous étions une menace et qu'il fallait donc nous rendre infréquentables. D'où cette question qui nous est posée : quelle attitude devons-nous adopter devant ce déferlement contre nous ? S'en moquer, renchérir dans le bruit et la fureur, ou s'en inquiéter, modifier notre profil pour emmener toujours plus de Français avec nous ? Dans les dernières secousses que nous avons traversées, ce n'est pas seulement avec les « gens du système » que nous avons clivé. Ce sont nos amis, notre propre électorat, nos partenaires que nous avons braqués. Plusieurs enquêtes d'opinion donnent à voir que, depuis un an, nous perdons en attractivité, que la dynamique de LFI est plutôt descendante4. On peut ne pas les regarder, continuer tout droit, dire que les sondages ne nous intéressent que quand ils sont bons. Pour ma part, je pense que nous avons le devoir de regarder la réalité en face : si nous ne changeons pas de braquet, c'est la possibilité même d'une victoire sur la base de notre projet, celui qui prend à la racine les problèmes, qui s'éloigne.

Certes, comme il faut imaginer Sisyphe heureux, nous pouvons toujours faire le dos rond, en attendant les jours meilleurs. Après tout, la dégringolade, nous l'avons déjà connue sous le précédent quinquennat après les perquisitions et le parti pris populiste qui a suivi. Et nous avons su remonter la pente.Mais avons-nous songé à ce qui se serait passé si nous avions tendu la main à gauche au soir des 19% de Jean-Luc Mélenchon en 2017 et si nous avions réussi ensuite à progresser, au lieu de reculer, pour partir de plus haut au début de la campagne présidentielle de 2022 ? Le profil qui permet la remontada dans la campagne présidentielle m'allait d'autant mieux que c'est celui que j'appelais, avec d'autres, de mes vœux depuis longtemps. Quand Mélenchon passe de 10% dans les sondages au début de la campagne à 22% à la fin de la présidentielle, il le fait sur la base d'un discours très à gauche, calme, pédagogique, rassembleur. Et il apparaît donc alors le plus crédible aux yeux du grand nombre. En a-t-il rabattu sur le fond à ce moment-là ? Je pense qu'aucun insoumis ne le dirait. En revanche, nous dirions toutes et tous que c'était une réussite. Avec d'autres, je plaide donc pour poursuivre dans cette veine qui me paraît la meilleure, la plus propulsive.

Démocratie

Le débat sur notre orientation me paraît essentiel d'autant que la période est complexe, mouvante, incertaine. Comme je l'ai souvent dit, je regrette infiniment que nous n'ayons pas les cadres de discussion et de délibération ad hoc au sein de LFI. Car de tels espaces permettent de faire vivre le pluralisme des approches et des sensibilités – qui font la richesse de LFI – et de trancher nos débats par des majorités5. Je me félicite d'une petite avancée : des amendements sur le texte de la direction pourront être déposés par les Groupes d'Action et les boucles départementales.

Je ne défends pas la démocratie seulement par principe et pour donner à voir ce que nous voulons pour le pays tout entier avec la VIème république. Elle représente un atout pour bien s'orienter et pour emmener toujours plus de forces avec nous. Je suis certaine que de la discussion naît une analyse plus fine de la situation, et donc de meilleures décisions. C'est à partir de la diversité de ce que nous sommes, de nos histoires, de nos réalités quotidiennes, de nos références intellectuelles et militantes que nous serons les mieux à même de grandir et de gagner. Je crois aux vertus de la dialectique qui élève les militants et affine le positionnement collectif.

La critique du fonctionnement gazeux, je l'ai portée publiquement, et avec d'autres. On nous a beaucoup opposé qu'il faut laver son linge sale en famille. Mais « où est la buanderie ? », a rétorqué fort justement mon collègue et ami Alexis Corbière. Nous ne l'avons toujours pas trouvée. C'est même à un raidissement de l‘appareil que nous assistons. Des réponses bureaucratiques ou méprisantes, voire psychologisantes, sont apportées aux enjeux de fond et d'orientation que nous soulevons. La sanction contre Raquel Garrido en est un triste exemple.

Je formule le vœu que les militants réussissent à mieux porter cette exigence de pluralisme et de démocratie au sein de LFI. Même s'il n'y a aucun moyen de le vérifier, je crois cette aspiration majoritaire dans notre mouvement.

Pour conclure, ce qu'il nous faut combler, c'est le décalage entre la forte adhésion des Français à une grande part de nos idées et propositions, d'une part, et une adhésion plus restreinte à notre force politique, d'autre part. Pour combler cet écart, nous avons des raisons d'être optimistes : le mouvement des retraites a donné à voir la combativité sociale, les idées d'égalité et de justice arrivent en belles positions dans l'enquête Ipsos « Fractures françaises », les propositions de notre niche parlementaire cartonnent chez les Français6, les préoccupations écologistes sont de plus en plus partagées… Mais encore faut-il bien saisir que ni l'accumulation de propositions, ni même leur assemblage en programme ne peuvent se substituer au projet qui leur donne sens, ni à la majorité qui les porte. C'est pourquoi l'orientation, le récit, le profil sont essentiels, et avec eux, la démocratie pour dénouer les nœuds et l'union pour se donner les moyens de gagner… en jetant les rancœurs à la poubelle.

1. Voir ma note de blog « Tenir bon sur tous nos principes » ↩︎
2. Voir notamment Ugo Palheta, La possibilité du fascisme. La trajectoire du désastre, La Découverte, 2018. ↩︎
3. Voir ma note de blog « L'union est un combat et une culture » ↩︎
4. On ne peut pas seulement regarder les quelques sondages relativement rassurants et mettre de côté la masse de ceux qui ne le sont pas. Il ne faut pas ignorer que notre mouvement LFI et notre candidat à la présidentielle par trois fois, Jean-Luc Mélenchon, cumulent des taux de répulsion parmi les plus importants du paysage politique français. Comment construire une majorité pour gouverner avec une telle image ? Cela doit nous préoccuper et contribuer à nous orienter. Dans un grand nombre de sondages, Marine Le Pen et le RN apparaissent comme moins inquiétants, plus démocratiques et sur de nombreux sujets, plus crédibles que nous. C'est à peine croyable mais c'est une photo du réel que nous devons regarder en face et chercher à renverser. ↩︎
5. Voir ma note de blog « LFI : franchir un cap pour gagner » ↩︎
6. Article de l'Insoumission « Sondage Propositions insoumises » ↩︎

Clémentine Autain

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Pourquoi l’extrême droite l’a emporté aux Pays-Bas

5 décembre 2023, par Alex De Jong — , ,
La victoire de la droite aux récentes élections néerlandaises n'est pas une surprise. Ce qui est surprenant, c'est l'importance de la part de l'extrême droite dans la victoire (…)

La victoire de la droite aux récentes élections néerlandaises n'est pas une surprise. Ce qui est surprenant, c'est l'importance de la part de l'extrême droite dans la victoire globale de la droite. Pour Geert Wilders, le chef du Parti de la liberté (PVV), la principale organisation d'extrême droite aux Pays-Bas et alliée du FN/RN, des années de patience ont porté leurs fruits alors que le parti de droite sortant a de son côté joué et perdu.

Tiré de Contretemps
28 novembre 2023

Par Alex de Jong

***

La progression électorale de l'extrême droite s'est faite en grande partie aux dépens du centre-droit. Avec 37 sièges parlementaires sur 150, le PVV devance désormais largement la liste commune des sociaux-démocrates et des Verts, arrivée en deuxième position, qui a obtenu 25 sièges. Le nombre total de sièges pour les partis de gauche est resté constant, tandis que les formations qui faisaient partie du gouvernement de centre-droit ont toutes subi des pertes, parfois lourdes, en sièges. En d'autres termes, la droite s'est recomposée et radicalisée, tandis que la gauche n'a pas réussi à sortir de sa position de faiblesse. Comment expliquer cette situation ?

Dans l'immédiat, un choix tactique du VVD, le principal parti du précédent gouvernement, semble s'être retourné contre lui. En juillet de cette année, le premier ministre Mark Rutte, du VVD, a provoqué une crise gouvernementale en insistant sur de nouvelles restrictions aux droits des réfugiés. Rutte a délibérément franchi une ligne rouge fixée par l'un des partenaires de la coalition du VVD, provoquant ainsi l'effondrement de son propre gouvernement et l'organisation de nouvelles élections.

Le VVD a ainsi tenté de placer la question des réfugiés et de l'immigration au centre de la compétition électorale. Le VVD espérait qu'en s'orientant davantage vers la droite sur cette question, il serait en mesure d'obtenir un soutien suffisant pour redevenir le premier parti du pays. Mark Rutte a cédé sa place à une nouvelle dirigeante, Dilan Yeşilgöz. Ministre de la justice dans le dernier gouvernement, Yeşilgöz a renforcé le profil de droite du VVD, en particulier en exagérant la facilité supposée avec laquelle les migrant·es peuvent entrer aux Pays-Bas.

Le pari du VVD était que les élections se dérouleraient sous la forme d'une polarisation entre lui et le centre-gauche sur la question de l'immigration, et Yeşilgöz a été présentée comme le successeur de Rutte. Cette tactique électorale semblait logique : Rutte était premier ministre depuis 2010 et sa popularité ne s'est jamais démentie. En focalisant la compétition électorale sur l'immigration, le VVD espérait éviter les questions sur lesquelles il est vulnérable, telles que la crise du logement et l'augmentation du coût de la vie.

Le VVD a cependant perdu 10 sièges et n'en a gagné que 24.

La progression de l'extrême droite

Paradoxalement, la tactique du VVD a trop bien fonctionné. L'accent mis sur une prétendue « crise des réfugiés » et sur la restriction de l'immigration a profité au parti qui, depuis sa création en 2006, a toujours mené une politique anti-migrants : le PVV de Geert Wilders.

La victoire de Wilders n'est cependant pas entièrement à mettre au crédit du VVD. Ces dernières semaines, les journalistes ont souvent affirmé que Wilders avait « modéré » ses positions, mais le programme du PVV est resté aussi radicalement anti-migrants qu'auparavant. Le parti veut fermer complètement les frontières aux demandeurs d'asile et prône une ligne « pas d'écoles islamiques, de corans ou de mosquées » aux Pays-Bas.

Ces politiques racistes s'accompagnent d'une rhétorique répressive sur la « tolérance zéro à l'égard de la racaille », y compris par le déploiement de l'armée, la dénaturalisation et l'expulsion des criminels binationaux et les arrestations préventives de ceux qui sont considérés comme des sympathisants du « djihadisme ».

Wilders n'a pas changé. Ce qui a changé, c'est la dynamique entre la droite et l'extrême droite. Mark Rutte a choisi d'écarter Wilders, son principal concurrent à droite, en qualifiant les positions du PVV d' « irréalistes » et en présentant son VVD comme le parti capable de mettre en œuvre les politiques de droite de manière plus efficace. Cette approche a de plus en plus normalisé les positions du PVV, qui ont été rejetées uniquement parce qu'elles étaient supposées impossibles à mettre en œuvre.

Plutôt que d'essayer de se positionner comme un partenaire junior du VVD, Wilders a insisté sur sa position d'opposition de droite à Rutte et a continué à marteler ses thèmes principaux. Le 22 novembre, il a récolté les fruits de cette approche à long terme. Le fait qu'un autre parti d'extrême droite, le FvD, qui avait connu un succès important il y a quelques années, soit entré en crise, en grande partie à cause de la mégalomanie de son leader Thierry Baudet, a également profité à Wilders, qui a consolidé et élargi le vote d'extrême droite.

Wilders est un politicien chevronné, l'un des plus anciens membres du parlement néerlandais et il est capable de voir au-delà du prochain cycle électoral. Il a commencé sa carrière au sein du VVD à la fin des années 1990, qu'il a quitté pour former le PVV en 2006. Au départ, le PVV combinait le racisme et une politique anti-migrants avec un discours radicalement favorable au marché, une version radicalisée du néolibéralisme du VVD. Depuis une dizaine d'années, le PVV a toutefois modifié sa rhétorique pour adopter une sorte de « chauvinisme de l'aide sociale », se présentant comme le protecteur des gens ordinaires et des vestiges du système d'aide sociale néerlandais.

Pour le PVV, la cause ultime du recul de l'État-providence est la présence de communautés de migrants parasites, en particulier les musulmans, dans la société néerlandaise et le gaspillage de l'argent dans des « passe-temps de gauche » tels que les mesures visant à atténuer le changement climatique. Selon le PVV, cet argent aurait suffi à protéger le niveau de vie des « vrais » Néerlandais. Dans son programme électoral, le PVV a également présenté des propositions « progressistes » telles que l'abolition de la TVA sur les produits de première nécessité, la réduction des coûts des soins de santé et le recul de l'âge de la retraite de 67 à 65 ans.

Ces idées sont sans aucun doute populaires, mais elles sont secondaires par rapport au programme principal du PVV. Pour Wilders, elles ne sont que des moyens d'arriver à ses fins : fermer les frontières et attaquer les droits des minorités, en particulier ceux des musulmans.

Entre 2010 et 2012, le premier gouvernement dirigé par Rutte a été soutenu par le PVV qui, selon les termes de Wilders, « a accepté des mesures d'austérité en échange d'une limitation de l'immigration ». Au parlement, le PVV a proposé un projet de loi visant à affaiblir les conventions collectives, a voté pour restreindre davantage l'accès à la sécurité sociale et s'est opposé aux tentatives de lutte contre l'évasion fiscale. Le fait que les « politiques sociales » du PVV soient en grande partie de la rhétorique vide n'est cependant pas systématiquement souligné par les partis de gauche.

La gauche stagne

La part totale des partis de gauche au parlement national est restée à peu près la même qu'avant les élections. La liste commune du parti social-démocrate PvdA et des Verts (Groenlinks), a obtenu la deuxième place lors de ce scrutin et huit nouveaux sièges, soit une modeste progression qui a déçu.

Ce pôle de centre-gauche a placé en tête de liste Frans Timmermans, un ancien commissaire européen, et s'est efforcé de le présenter comme un futur premier ministre, une personnalité progressiste mais aussi comme quelqu'un de « sûr » pour diriger l'État néerlandais. L'approche de la coalition PvdA et GroenLinks a consisté à combiner des propositions modérément progressistes avec un air d'expertise technocratique. Son aspiration à former une coalition gouvernementale avec les partis de sa droite a eu un certain succès en attirant des votes du centre, mais cela n'a pas attiré beaucoup de nouveaux électeurs vers la gauche.

Le parti de gauche SP [parti socialiste] a quant à lui perdu quatre de ses neuf sièges. Le parti est devenu obsédé par l'idée de combiner un profil de plus en plus conservateur sur les questions « culturelles » (migration, mais aussi mesures de lutte contre le changement climatique) avec des positions socio-économiques progressistes. Les revers continus n'ont pas suffi à convaincre le SP de changer de cap.

Son leader actuel, Lilian Marijnissen, occupe ce poste depuis 2017 : ce scrutin a été pour elle le septième au cours duquel le parti a connu un déclin électoral. La dernière fois que le SP a pu progresser aux élections nationales, c'était en 2006 ; et depuis lors, il a perdu des dizaines de milliers de membres. L'accent mis par le SP sur la restriction de l'immigration de travail lors de la campagne électorale a renforcé le discours de la droite selon lequel les migrants en tant que tels constituent un problème et ne lui a pas permis de se concentrer sur ses points forts, tels que le logement et les soins de santé. Le SP a fini par perdre un grand nombre de voix au profit de la droite et de l'extrême droite.

La disparition du parti radical BIJ1 (la prononciation néerlandaise signifie « ensemble ») du parlement a été une pilule amère pour l'extrême gauche. Issu notamment du mouvement antiraciste, le BIJ1 a été en mesure de recueillir le soutien de certains secteurs militants et de l'extrême gauche, mais il a été déchiré par des luttes internes. Le parti écologiste animaliste a perdu la moitié de ses sièges et a été réduit à trois sièges. Ce parti avait progressivement attiré un soutien croissant pour ses positions écologiques de principe, mais il est resté divisé et peu clair sur la manière de se situer par rapport aux questions de gauche en général, et pas seulement par rapport à l'écologie. Ces derniers mois ont également été marqués par une lutte acharnée pour la direction du parti et par des divisions internes.

Perspectives

La formation d'une coalition de droite dirigée par Wilders est une possibilité réelle pour les Pays-Bas. Un autre grand gagnant des élections de novembre a été un nouveau parti, le NSC, issu d'une scission du parti démocrate-chrétien CDA. Le NSC est entré au Parlement avec 20 sièges. Le NSC est un parti conservateur, une version de la démocratie chrétienne sans références religieuses explicites. Le CDA, qui était autrefois l'un des principaux partis du pays, n'a obtenu que cinq sièges.

Avec le VVD, le BBB (Mouvement agriculteur citoyen, un autre parti de droite récemment créé et largement basé sur les débris de la base du CDA) et le NSC, le PVV disposerait d'une majorité. Mais le NSC a déclaré qu'il n'était pas disposé à former une coalition avec un parti comme le PVV qui veut s'attaquer aux principes fondamentaux de l'égalité devant la loi et de la liberté de religion. Quant au VVD, il a déclaré qu'après sa défaite aux élections, il devrait entrer dans l'opposition. Mais ces objections pourraient n'être que des manœuvres visant à obtenir des concessions de la part du PVV. Le prochain gouvernement sera probablement assez instable. Ce qui est sûr, c'est qu'il ne restera pas grand-chose des propositions économiques « progressistes » du PVV.

La situation est sombre, mais elle reste contradictoire ; ces dernières semaines ont vu la plus grande manifestation contre le changement climatique jamais organisée dans l'histoire des Pays-Bas, mais le vainqueur des élections est un parti qui se moque du changement climatique en le qualifiant d'absurdité. De même, la solidarité avec la Palestine a fait descendre de nombreuses personnes dans la rue, mais le PVV est fier de son soutien inconditionnel à Israël et veut déplacer l'ambassade néerlandaise à Jérusalem.

Dans la période à venir, la gauche néerlandaise telle qu'elle existe sera sur la défensive. Elle devra contrer les politiques anti-migrants et le racisme, et défendre les droits civils des minorités, en particulier ceux des musulman·es.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

De quel côté sommes-nous ?

Il y a quelques jours, le site des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) a publié mon article sur mon voyage en Ukraine sous le titre « Notes de Kiev : de quel côté (…)

Il y a quelques jours, le site des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA) a publié mon article sur mon voyage en Ukraine sous le titre « Notes de Kiev : de quel côté sommes-nous ? ». Désormais, DSA a répondu à cette question en retirant l'article de son site web à la suite d'une décision de son comité politique national.

Alors que je me promenais dans Kiev par une belle matinée ensoleillée du début du mois de septembre, j'ai remarqué les échafaudages sur les places de la ville. Les statues étaient recouvertes pour les pro- téger des dommages causés par les bombes. Plus tard, j'ai vu une statue sans aucune protection – un mémorial couvert de graffitis à la mémoire d'un général de l'Armée rouge dont personne ne se souvenait du nom. On m'a dit que cette statue avait été recouverte d'un échafaudage de protection avant la guerre mais que celui-ci avait été enlevé lorsque la guerre a éclaté. On espérait que les bombes russes résoudraient le problème du devenir de cette relique du régime soviétique.

On ne peut pas comprendre la guerre en Ukraine sans connaître son histoire. Cela m'est apparu très clairement lors d'une conversation avec Olesia Briazgounova, qui travaille pour l'une des deux centrales syndicales nationales d'Ukraine, la KVPU (Confédération des syndicats libres d'Ukraine). J'ai alors suggéré que je voyais des similitudes entre la situation en Ukraine aujourd'hui et la guerre civile espagnole.

Olesia m'a interrompu sur-le-champ et m'a demandé s'il y avait eu un génocide en Espagne. J'ai répondu par la négative. Elle m'a dit : « Eh bien, il y a un génocide ici : les Russes essaient d'anéantir la nation ukrainienne depuis très longtemps ». J'ai pensé à la famine terroriste organisée par Staline au début des années 1930, que les Ukrainiens appellent l'Holodomor et qu'ils considèrent à juste titre comme un acte de génocide délibéré. Elle n'avait pas tort.

À Kiev, l'histoire est omniprésente. On l'entend dans les conversations, on la voit dans les noms de rue et on la respire dans l'air. Le Centre de solidarité, qui est le projet mondial de l'AFL-CIO en matière de droits des travailleurs, est situé dans une rue qui portait autrefois le nom de l'Internationale communiste de Staline. La rue a été rebaptisée en l'honneur de Symon Petlioura, un dirigeant de la République populaire d'Ukraine et une figure très controversée de l'histoire du pays.

En plus de renommer des rues liées à l'Union soviétique, la ville semble également vouloir se débarrasser d'une grande partie de son histoire russe. À un moment donné, Google Maps m'a indiqué la rue Pouchkine. Mais cette rue n'existe plus.

Lorsque j'ai interrogé Georgiy Troukhanov, le dirigeant du syndicat des enseignants ukrainiens, qui compte 1,2 million de membres, sur leurs relations avec le syndicat des enseignants russes, il m'a dit que les enseignants russes étaient en partie coupables. « Coupables de quoi ? », ai-je demandé. « Tous les soldats russes qui se battent actuellement en Ukraine ont étudié dans des écoles russes. On leur a appris à être ce qu'ils sont devenus : des tueurs et des violeurs. »

La guerre a uni la société ukrainienne comme jamais auparavant. Les syndicats se sont engagés à fond. Le président du FPU, Grygorii Osovyi, m'a dit que 20% des membres des syndicats ukrainiens servaient désormais dans les forces armées. Georgiy Troukhanov m'a expliqué que les enseignants ne pouvaient pas être enrôlés car ils sont considérés comme des travailleurs essentiels : des milliers d'entre eux se sont donc portés volontaires.

J'ai parlé avec de nombreux dirigeants syndicaux de la situation dans ce que les Ukrainiens appellent les « territoires temporairement occupés ». Les occupants russes ont banni la langue ukrainienne des salles de classe. De nombreux travailleurs ont fui ces territoires et les syndicats font un travail remarquable pour les aider, en collectant de l'aide, en fournissant des logements et bien d'autres choses encore. Les bureaux des syndicats que j'ai visités étaient pleins de cartons d'aide, notamment de bâches en plastique pour remplacer les fenêtres détruites par l'artillerie russe. Mykhailo Volynets, ancien mineur et chef du KVPU, m'a dit qu'il y avait un besoin urgent de bandages.

Au milieu des horreurs de la guerre, il y a parfois des nouvelles très positives. Un militant LGBTQI m'a expliqué comment Poutine avait instrumentalisé l'homophobie en Russie, notamment en faisant circuler des rumeurs selon lesquelles le président ukrainien Volodymyr Zelensky et d'autres dirigeants étaient homosexuels. Pendant ce temps, en Ukraine, l'opinion publique a énormément évolué en ce qui concerne les personnes LGBTQI, dont beaucoup servent au front [1]. Il s'agit d'une région du monde où l'homophobie est endémique, voire violente, comme nous l'avons vu dans des pays comme la Géorgie. Mais en Ukraine, la guerre a contribué à faire évoluer les mentalités de manière positive.

J'ai parlé avec des socialistes ukrainiens, avec de jeunes travailleurs qui organisent des messageries, avec des travailleurs de l'aviation et des chemins de fer. J'ai été interrogé par des femmes membres du syndicat des travailleurs de l'énergie nucléaire, qui restent à leur poste dans la plus grande centrale nucléaire d'Europe, à Zaporijjiia, aujourd'hui sous occupation russe.

Le message que j'ai reçu de tous n'aurait pu être plus clair : le mouvement syndical et la gauche d'Ukraine s'opposent totalement à l'invasion russe. Ils souhaitent et attendent la solidarité du mouvement ouvrier et de la gauche d'autres pays. Ils apprécient énormément les gestes de solidarité tels que les visites de syndicalistes de premier plan, dont Randi Weingarten, présidente de la Fédération américaine des enseignants, et les dons des syndicats, qui vont de générateurs à des pansements indispensables.

Malgré les différences, je continue à considérer ce conflit comme la guerre civile espagnole de notre époque. Les nombreux jeunes hommes et femmes qui sont venus en Ukraine pour participer à la lutte sont une source d'inspiration, comme l'étaient les Brigades internationales il y a 90 ans. La République espagnole a été vaincue en grande partie parce que de nombreuses démocraties ne sont pas venues à son secours, alors que les fascistes étaient pleinement soutenus par l'Allemagne nazie et l'Italie fasciste. La même chose va-t-elle se produire en Ukraine ?

Le régime de Poutine est fasciste et la guerre contre l'Ukraine est une guerre illégale et impérialiste. L'Ukraine n'est pas une société parfaite et son gouvernement n'est pas un gouvernement parfait. La République espagnole ne l'était pas non plus. Mais dans la lutte contre le fascisme, nous devons nous demander, pour paraphraser la vieille chanson « Which Side Are You On ? » [2], de quel côté es-tu ?

[1] Voir « Le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme », Soutien à l'Ukraine résistante n°20 ; « Le syndicat des LGBTQIA+ en uniforme, vient de publier la liste des unités des forces armées ukrainiennes où il a des membres », Soutien à l'Ukraine résistante, n° 22.
[2] NdT : chanson écrite en 1931 par Florence Reece pendant la grève des mineurs de Harlan (Kentucky). Elle a notamment été interprétée par Pete Seegers.

Eric Lee

Eric Lee est le rédacteur de LabourStart, le site d'information et de campagne du mouvement syndical international. On peut lire ses articles sur l'Ukraine sur LabourStart.org. Cet article, déprogrammé par DSA, a été publié par New Politics le 29 septembre 2023. Traduction : Patrick Silberstein.
Publié dans Les Cahiers de l'antidote : Soutien à l'Ukraine résistante (Volume 25)

https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/11/09/garder-le-cap/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-25.pdf

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le rôle des femmes soldats en Ukraine s’accroît et fait son chemin contre les stéréotypes

5 décembre 2023, par Rostyslav Averchuk — , ,
Leopolis (Ukraine), 10 octobre (EFE) – Le rôle des femmes s'accroît dans l'armée ukrainienne, les stéréotypes étant peu à peu surmontés, et quelque 10 000 d'entre elles servent (…)

Leopolis (Ukraine), 10 octobre (EFE) – Le rôle des femmes s'accroît dans l'armée ukrainienne, les stéréotypes étant peu à peu surmontés, et quelque 10 000 d'entre elles servent actuellement sur le front en tant que volontaires, a déclaré à EFE Kateryna Pryimak, directrice adjointe de Veteranka, le mouvement des femmes vétérans ukrainiennes.

15 octobre 2023 | tiré du site Entre les lignes entre les mots

« Les femmes ukrainiennes veulent faire partie de l'armée. Parce que ce n'est pas seulement la maison des hommes, c'est aussi notre maison, ce sont nos enfants et c'est notre pays », souligne Mme Pryimak, âgée de 30 ans.

Bien que l'armée ait encore un long chemin à parcourir en matière d'avancement au mérite et de protection des soldats, de « grands » changements ont eu lieu ces dernières années.

« La présence d'une femme dans l'armée devient normale », ajoute-t-elle.

Les femmes n'avaient pas accès à de nombreux postes à responsabilité lorsque Mme Pryimak, qui est une ancienne combattante, a participé à la guerre du Donbas en tant qu'infirmière volontaire en 2014, alors qu'elle avait 21 ans.

Les choses ont changé et l'invasion à grande échelle a ouvert une nouvelle fenêtre d'opportunité, dit-elle. Quelque 60 000 femmes travaillent dans la structure militaire, dont environ 40 000 en tant que soldat·es ou officier·es.

Jusqu'à 10 000 d'entre elles sont en première ligne, dont la moitié en tant qu'infirmières, ce qui reflète la perception traditionnelle du rôle des femmes dans l'armée. Certaines d'entre elles, cependant, sont des médecin·es de combat et ont souvent les mêmes rôles au combat que les hommes.

Certains rôles relativement nouveaux, tels que les opérateurs/opératrices de drones ou les tireurs et les tireuses d'élite, dont le nombre a augmenté de manière exponentielle, sont également plus ouverts aux femmes, selon Mme Pryimak.

Selon elle, la présence de femmes dans l'armée soulève la question du recours excessif à la force brute, mais elle souligne l'importance de la technologie, de la formation, de la connaissance et d'un traitement digne.

« Les progrès réalisés dans ce domaine profitent à tous les membres de l'armée, et pas seulement aux femmes », ajoute-t-elle.

En plus de soutenir les changements systémiques, Veteranka répond aux demandes spécifiques des femmes soldat·es en matière d'équipements, tels que les drones, et aux besoins spécifiques, tels que les uniformes féminins et les produits d'hygiène.

Veteranka conçoit et fabrique des uniformes féminins depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine. En août dernier, la norme officielle pour les uniformes féminins a été introduite.

Cependant, le changement d'attitude demande plus de temps et d'efforts, explique Mme Pryimak, car certains hommes de l'armée sont réticents à accepter pleinement la présence des femmes et à tirer le meilleur parti de leur participation.

Le problème est d'autant plus prononcé que l'on s'éloigne du front, explique-t-elle.

« Même s'ils ne sont pas vraiment d'accord, ils ne peuvent pas aller à l'encontre de ce que la société attend d'eux. Et la société est prête à cela, les femmes sont prêtes à cela », dit-elle.

Dans le même temps, Mme Pryimak reconnaît que la menace existentielle qui pèse sur l'Ukraine a également renforcé certains points de vue « archaïques » selon lesquels les hommes sont considérés comme les protecteurs des femmes et des enfants, ce qui, dans de nombreux cas, a été la principale raison pour laquelle beaucoup d'hommes se sont engagés dans l'armée.

Elle souligne toutefois que « pendant une guerre, il ne faut pas se demander si une femme a sa place dans l'armée ou non. Elles doivent être formées et leur potentiel militaire et professionnel doit être pleinement exploité ».

La plupart des femmes qui ont rejoint l'armée depuis le début de l'invasion russe sont des volontaires. Depuis le 1er octobre, toutes les femmes ayant une formation médicale doivent donner leurs coordonnées dans les centres de recrutement, mais le processus prendra au moins trois ans.

« C'est tout à fait compréhensible, car un pays en guerre doit savoir quelles sont ses réserves », explique Mme Pryimak.

Elle pense qu'il est peu probable que les femmes ukrainiennes puissent être forcées à faire leur service militaire et être soumises à la mobilisation.

Toutefois, elle ne serait pas surprise que des femmes sans expérience militaire commencent à être mobilisées.

« Nous ne savons pas combien de temps durera la guerre et combien de pertes il y aura », explique-t-elle.

Rostyslav Averchuk, 10 octobre 2023
https://www.infobae.com/america/agencias/2023/10/10/el-papel-de-las-mujeres-soldado-en-ucrania-crece-y-se-abre-camino-contra-los-estereotipos/
Traduit avec http://www.DeepL.com/Translator (version gratuite)

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Philippines : Mindanao ou les droits des peuples indigènes dans la région autonome musulmane

5 décembre 2023, par Pierre Rousset — , ,
À l'échelle nationale, les droits des peuples indigènes ont été formellement reconnus, mais ce n'est toujours pas le cas dans la nouvelle région autonome musulmane de Mindanao. (…)

À l'échelle nationale, les droits des peuples indigènes ont été formellement reconnus, mais ce n'est toujours pas le cas dans la nouvelle région autonome musulmane de Mindanao. Ils sont menacés par les choix de développement économique adoptés par les hommes d'affaires moros. Il est toujours nécessaire d'exprimer notre solidarité à leur égard.

Tiré de Quatrième internationale
24 novembre 2023

Par Pierre Rousset

Le NPA a tissé depuis longtemps des liens de solidarité avec des mouvements très actifs et engagés dans la grande île de Mindanao, au sud de l'archipel philippin. De nombreux échanges ont eu lieu à l'occasion de rencontres internationales et des militiantEs philippinEs sont venus plus d'une fois en France. Cette solidarité s'est toujours adressée, notamment, aux peuples indigènes Tëduray et Lambangian. Ces derniers vivent en général dans des zones montagnardes, mais parfois aussi côtières. Leurs territoires sont aujourd'hui intégrés à la Région autonome Bangsamoro au Mindanao musulman (BARMM). La création de cette nouvelle entité administrative a conclu des décennies de conflits concernant la reconnaissance du droit à l'autodétermination de populations musulmanes discriminées. Un tournant majeur dans l'histoire du pays. Malheureusement, les droits d'autres minorités opprimées n'ont pas été formalisés avant la création de BARMM.

Capitalisme touristique et extractiviste

La région autonome musulmane est dirigée par le Front de libération islamique Moro (MILF). Elle a aujourd'hui adopté un modèle de développement articulé sur la promotion du tourisme marchand, l'extractivisme (mines, pétrole) et l'exploitation des forêts. Les domaines ancestraux des Lumad sont ainsi l'objet de la convoitise de puissants hommes d'affaires moros qui bénéficient de l'appui des autorités. Des drames se sont produits parce que des communautés Lumad ont été déplacées de force dans des zones dangereuses et ont été victimes de catastrophe humanitaire (glissement de terrain à la suite de pluies torrentielles et de la déforestation).

Tout un réseau d'associations (MiHands) a lutté dans le passé pour la solidarité entre les « trois peuples de Mindanao » : moros, chrétiens et Lumad (de confessions variées) et pour la reconnaissance des droits à l'autodétermination des musulmanEs, ainsi que des peuples indigènes. Les Lumad ont proposé au MILF que la délimitation des domaines ancestraux des uns et des autres soit effectuée d'un commun accord au cours de la lutte qui a précédé la création de BARMM, alors qu'ils faisaient front commun face aux exactions de l'armée philippine. Ce ne fut pas réalisé, et le prix qu'ils doivent aujourd'hui payer pour cela est bien lourd.

Solidarité des trois peuples nécessaire

Beaucoup de groupes armés, de nature très diverse, opèrent à Mindanao. Les Lumad Tëduray et Lambangian ont souvent des forces d'autodéfense. Ils ne sont pour autant pas engagés dans une « lutte armée », car il s'agit bien d'autodéfense. Ils sont menacés par de puissantes milices privées de grands possédants, des organisations criminelles, les forces armées gouvernementales auxquelles les unités du MILF sont en train d'être intégrées. Le réseau MiHands continue à les soutenir, ainsi que les communautés populaires chrétiennes ou moros, elles aussi victimes d'un capitalisme agressivement prédateur et parfaitement indifférent à la crise climatique dont les populations de l'archipel subissent toujours plus les conséquences. La solidarité entre des « trois peuples » s'avère toujours d'actualité !

L'association ESSF mène depuis une quinzaine d'année des campagnes de soutien financier à des mouvements asiatiques, dont MiHands à Mindanao. L'attention internationale est, évidemment, aujourd'hui tournée vers la Palestine. Le défi auquel nous sommes confrontés est d'assurer néanmoins la continuité de la solidarité envers nos camarades en Asie. Vous trouverez ci-dessous le lien d'un article bien plus développé sur la situation des Lumad Tëduray et Lambangian, avec toutes les indications concernant l'aide financière.

Pour en savoir plus et pour soutenir financièrement le réseau MiHands : voir Pierre Rousset, « Mindanao (Philippines) : Les minorités victimes des ambitions économiques et des luttes de pouvoir entre clans moros dans la région autonome musulmane », Europe solidaire sans frontières.

Copied to clipboard

Du même auteur :

Philippines : Mindanao ou les droits des peuples indigènes dans la région autonome musulmane
La Chine dans la crise de la (dé)mondialisation
XXe Congrès du Parti communiste chinois : le point de bascule
Etats-Unis et Eurasie : Quelques réflexions géopolitiques à l'heure d'une crise globale

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Etats-Unis-Israël. « Joe Biden propose de lever presque toutes les restrictions pour le gouvernement israélien d’accès au stock d’armes US déposé en Israël »

5 décembre 2023, par Ken Klippenstein — , , ,
La Maison Blanche a demandé la levée des restrictions sur toutes les catégories d'armes et de munitions auxquelles Israël est autorisé à accéder à même les stocks d'armes (…)

La Maison Blanche a demandé la levée des restrictions sur toutes les catégories d'armes et de munitions auxquelles Israël est autorisé à accéder à même les stocks d'armes états-uniens entreposés en Israël.

Tiré d'À l'encontre.

Cette levée des restrictions a été intégrée dans la demande de complément de budget de la Maison Blanche, envoyée au Sénat le 20 octobre. « Cette demande permettrait le transfert de toutes les catégories de matériel de défense », tel que l'exprime la requête de supplément budgétaire.

Elle concerne des stocks d'armes en Israël dont l'existence est peu connue. Le Pentagone les a constitués en vue d'une utilisation dans de possibles conflits régionaux. Israël a été autorisé à y accéder seulement dans des circonstances précises – le président Joe Biden cherche précisément à supprimer ces limitations.

« S'ils sont adoptés, ces amendements [au budget] permettront de contourner en deux temps les restrictions sur les transferts d'armes états-uniennes vers Israël », a déclaré John Ramming Chappell, juriste au Center for Civilians in Conflict [cette institution vise entre autres à renforcer la protection des civils dans les conflits armés].

Créé dans les années 1980 pour approvisionner les Etats-Unis en cas de guerre régionale, le War Reserve Stockpile Allies-Israel (WRSA-I) est le plus grand maillon d'un réseau qui, en fait, constitue des caches d'armes des Etats-Unis à l'étranger. Hautement réglementés pour des raisons de sécurité, les stocks sont soumis à un ensemble d'exigences strictes. Dans les circonstances définies par ces prescriptions, Israël a pu puiser dans les stocks, achetant les armes à peu de frais s'il utilise la subvention effective de l'aide militaire américaine.

Avec la WRSA-I, Biden cherche à lever pratiquement toutes les restrictions significatives sur le stock et le transfert de ses armes à Israël, avec l'intention : de supprimer les réserves ayant trait aux armes dites obsolètes ou excédentaires ; de supprimer un plafond fixé annuellement de dépenses pour la reconstitution du stock ; de supprimer les limitations ayant trait à des armes spécifiques ; et de réduire le contrôle du Congrès. Tous les changements prévus dans le projet budgétaire modifié de Biden seraient permanents, à l'exception de la levée du plafond des dépenses, qui ne concerne que l'exercice budgétaire 2024.

Ces changements interviendraient dans le cadre d'un partenariat en matière d'armement déjà entouré de secret, comme l'a récemment rapporté The Intercept (7 novembre 2023). Alors que, par exemple, l'administration Biden a fourni de longues listes détaillées d'armes fournies à l'Ukraine, les informations données sur les armes fournies à Israël pourraient tenir en une seule et courte phrase. La semaine dernière, Bloomberg (article d'Anthony Capaccio publié le 14 novembre mis à jour le 15) a obtenu une liste d'armes fournies à Israël. Obtenue grâce à une fuite, elle révèle que les livraisons comportaient des milliers de missiles Hellfire [missile à guidage radar fabrique par Lockheed Martin], du même type que ceux utilisés massivement par Israël dans la bande de Gaza.

La levée des restrictions sur les transferts à Israël – comme l'élimination de l'exigence que les armes fassent partie d'un surplus du stock – pourrait nuire aux intérêts des Etats-Unis en diminuant leur préparation à des conflits propres dans la région, a déclaré Josh Paul, un ancien fonctionnaire du State Department's Bureau of Political-Military Affairs (Bureau des affaires politico-militaires du département d'Etat).

Josh Paul, qui a démissionné en raison de l'aide des Etats-Unis en matière d'armement à Israël, a déclaré à The Intercept : « En supprimant l'exigence selon laquelle ces équipements doivent être déclarés excédentaires, cela augmenterait également la pression existante sur les préparatifs militaires des Etats-Unis afin de disposer en permanence d'un stock suffisant pour pouvoir fournir davantage d'armes à Israël. » [Voir dans la note 1 ci-dessous les autres motivations de Josh Paul ayant trait à sa démission expliquées à Radio Canada le 1er novembre].

« Miner le contrôle et l'obligation de rendre des comptes »

Le gouvernement des Etats-Unis n'est censé dépenser que 200 millions de dollars par année budgétaire pour réapprovisionner le WRSA-I, soit environ la moitié du plafond total pour l'ensemble des stocks états-uniens déposés dans le monde. La demande de la Maison-Blanche en date du 20 octobre prévoit toutefois de lever la limite imposée aux contributions au stock situé en Israël. Cela permettrait au stock d'être continuellement reconstitué.

« La demande de financement supplémentaire d'urgence du président, a déclaré Josh Paul, créerait pratiquement une filière ouverte permettant de fournir des équipements de défense à Israël par le simple fait de les placer dans le stock WRSA-I ou dans d'autres stocks destinés à Israël. » [2]

Les Etats-Unis exigent actuellement qu'Israël fasse certaines concessions en échange de certains types d'assistance en matière d'armement de la part du Pentagone, mais la demande de la Maison Blanche supprimerait également cette condition.

Enfin, la demande de la Maison Blanche réduirait également le contrôle du Congrès sur les transferts d'armes en réduisant la durée de la notification préalable au Congrès avant un transfert d'armes. Selon la loi actuelle, le préavis doit être de 30 jours, mais la demande de budget complémentaire de Biden permettrait de raccourcir ce délai dans des circonstances « extraordinaires ».

« La demande de budget supplémentaire de l'administration Biden affaiblirait encore davantage le contrôle et l'obligation de rendre des comptes, alors même que le soutien des Etats-Unis permet une campagne israélienne qui a tué des milliers d'enfants », a déclaré John Ramming Chappell, du Center for Civilians in Conflict.

La Chambre des représentants a déjà adopté une loi reflétant la demande de la Maison Blanche le mois dernier, et elle est maintenant soumise au Sénat.

William Hartung, expert en armement au Quincy Institute for Responsible Statecraft, a déclaré : « Pris dans son ensemble, le projet d'amendement budgétaire est tout simplement extraordinaire et il sera beaucoup plus difficile pour le Congrès ou le public de contrôler les transferts d'armes des Etats-Unis vers Israël, alors même que le gouvernement israélien s'est engagé dans des attaques massives contre des civils, dont certaines constituent des crimes de guerre. » (Article publié par le site The Intercept le 25 novembre 2023 ; traduction rédaction A l'Encontre)

Notes

[1] Radio Canada s'entretient, le 1er novembre, avec Josh Paul sur les marches de la National Gallery, tout près du Capitole, à Washington : « Après un bref échange de courtoisie, il revient sur ces deux dernières semaines et sur les raisons qui l'ont poussé à remettre sa démission, après 11 années au bureau militaire du département d'Etat américain. “Durant toutes mes années au département d'Etat, ça n'a jamais été notre objectif de fournir des armes létales à un pays en sachant qu'elles allaient servir à tuer de façon massive des populations civiles… Ce n'est pas la première fois qu'on est confronté à des questions morales complexes. Mais dans le cas du conflit entre Israël et le Hamas, on ne suivait plus du tout les lignes directrices habituelles applicables à n'importe quel transfert d'armes à un pays. Dans le cas de l'Ukraine, par exemple, lorsqu'il a été question d'envoyer des bombes à fragmentations, il y a eu un débat, l'administration Biden était réceptive aux différentes recommandations et conditions, et a toujours tenu compte des droits de la personne. Pour Israël, il fallait juste répondre aux demandes.” » (Réd.)

[2] Dans un article daté du 1er décembre, JForum écrit : « Le président américain Joe Biden a demandé d'élargir l'accès d'Israël au stock d'armes américain, supprimant donc les restrictions qui lui sont imposées pour accéder à ce stock critique, avec moins de contrôle de la part du Congrès. La Maison-Blanche a demandé au Sénat américain de lever les restrictions dans une demande d'accord supplément budgétaire qui s'est tenu le 20 octobre Si la demande est acceptée, elle permettra à Israël de recevoir de puissantes armes américaines à un coût réduit, avec une surveillance réduite de la part du Congrès. La demande présentait des changements à la politique qui réglemente les stocks d'armes américaines situés en Israël, notamment des bombes intelligentes, des missiles, des véhicules militaires et d'autres munitions et équipements. » Le titre significatif de l'article : « Des drones suicides envoyés en Israël pour la seconde phase ». (Réd.)

******

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Le droit de parler en notre propre nom

Note : Cet article est une adaptation d'une conférence donnée au Mémorial Edward Saïd, à l'Université Princeton (Washington D.C.) par Mohammed El-Kurd, en février dernier. Elle (…)

Note : Cet article est une adaptation d'une conférence donnée au Mémorial Edward Saïd, à l'Université Princeton (Washington D.C.) par Mohammed El-Kurd, en février dernier. Elle sera publiée sous forme de livre plus tard. Mohamed El-Kurd est un écrivain poète de Jérusalem en Palestine occupée. Il est le premier correspondant palestinien à The Nation. Il a publié chez Haymarket ed.

Mohamed El-Kurd, The Nation, 27 novembre 2023
Traduction, Alexandra Cyr
photo Serge d'Ignazio

Depuis trop longtemps, les Palestiniens.nes se sont vus retirer le la liberté de raconter leur propre histoire

Aujourd'hui, je vais vous parler du statut de victime parfaite et de la politique de la supplication. Le peuple palestinien, à la télévision ou plus largement dans la sphère publique, existe sur la base d'une fausse dichotomie : ou bien nous sommes des victimes ou bien nous sommes des terroristes.

Ceux et celles parmi nous qui sont des terroristes ou présentés.es comme tel, n'ont jamais l'occasion de faire des commentaires à la télévision. Ce sont presque des créatures mythiques portant des histoires effrayantes : de gros mauvais loups avec des sourcils en sillons, des dents aiguisées et une mauvaise tenue politique terrifiante. Ils et elles se promènent dans les rues en marmonnant agressivement en arabe, parfois en lisant le Coran espérant piller ou tuer quiconque en vue. Ils et elles vous cherchent. Cachez votre épouse, cachez vos idées, vos défenses personnelles. Beaucoup ici ont une image mentale des personnes dont je parle.

Mais, pour ceux et celles d'entre nous qui sommes les victimes, qui sommes décrits.es dans les journaux et les documentaires comme des blessés.es, gémissant et faibles, nous pouvons parfois avoir accès au microphones, en en payant le prix. Les victimes doivent présenter des prérequis. Ce sont souvent des femmes, des enfants et des personnes âgées qui détiennent des passeports américains ou européens, qui sont des professionnels.les dans l'humanitaire ou qui sont handicapés.es. On vous répétera à leur sujet : « Ils ne feraient pas de mal à une mouche ». Et même si dans le passé ils ou elles furent des loups, maintenant leur docilité est mise de l'avant, leur sortie du règne animal si ce n'est que pour hurler à la mort devant la lune. Leur programme est individuel, centré sur leurs tragédies personnelles porté par les besoins humanitaires plutôt que par les idéologies politiques.

Je vais vous raconter une histoire. L'an dernier, le 11 mai, je me suis réveillé, comme bien des gens dans le monde, avec la nouvelle que la bien-aimée journaliste palestinienne, Shireen Abu Akleh avait été tuée par les forces israéliennes d'occupation durant un raid dans le camp de réfugiés.es de Jenin dans les territoires occupés. Dans les minutes qui ont suivi je trouve dans ma boite courriels le message suivant : « Très urgent et nécessaire, s.v.p. annonce sur Twitter et Facebook que Shireen Abu Akleh est une citoyenne américaine. C'est un fait, pas une rumeur. Les Israéliens ont tué une journaliste américaine ». Évidemment je n'ai pas fait cette annonce. J'ai écrit au sujet de sa mort mais en m'assurant de ne pas référer au fait qu'elle détenait un passeport américain. Ça n'avait rien à voir. Quelques heures plus tard, la nouvelle de sa citoyenneté américaine était connue et soudainement ça l'a rendue plus humaine.

Cela nous donne l'occasion de nous poser trois questions : dans la mentalité courante en Occident, qui mérite qu'on pleure sa perte ? Qui a le statut d'humain ? Qui peut avoir accès à la parole publique ?

Qui a le statut d'humain ?

Shireen Abu Akleh était une personne simplement parce qu'elle était une personne. Mais pour la moyenne des Américains.es elle l'était parce qu'elle était une femme, une chrétienne, une Américaine, une journaliste portant clairement l'inscription « presse » sur sa veste. Elle avait même un chien. Quand nous mourrons, pour que ça fasse les unes ou pour que notre mort compte, il faut que nous ayons une mort spectaculaire ou que nous soyons morts.es dans des violences spectaculaires. Quand j'utilise les mots « spectaculairement violent » je pense à quelqu'un comme Mohammed Abu Khdeir, un garçon de 16 ans, qui vivait de l'autre côté de la rue où se trouve mon école secondaire à Shufat dans Jérusalem occupé. Il a été enlevé en face de sa maison et brûlé à mort par des colons israéliens.

Que signifie la pratique de la politique de la supplication ? Pendant des décennies, les journalistes et les travailleurs.euses du secteur culturel ont utilisé un discours humanisant pour présenter le peuple opprimé dans l'espoir de contredire le portrait traditionnel des Palestiniens.nes comme terroristes. Non seulement cela a donné lieu à une fausse dichotomie entre terroriste et victime mais a fait émerger le concept de la victime parfaite avec l'obligation d'être ethno centrée pour bénéficier de la sympathie et de la solidarité.

Trop souvent nous mettons l'accent sur le caractère non violent, sur la noble profession et sur les handicaps des personnes opprimées. Nous les gratifions de beaucoup d'accolades. Nous ne le faisons pas que pour les Palestiniens.nes mais aussi envers les noirs.es, victimes de la brutalité policière aux États-Unis. Nous soulignons : « C'étaient des artistes » ou « Ils souffraient de maladie mentale » ou « Ils n'avaient pas d'armes ». Comme, si condamner l'État pour la mort d'une personne de couleur n'est possible qui si la personne morte correspond au modèle de la citoyenneté américaine. On peut dire la même chose des victimes d'abus sexuels : il faut toujours rappeler à l'auditeur.trice qu'elles étaient sobres et habillées correctement.

Je ne suis pas en train de dire que ceux et celles qui adoptent la politique de la supplication devraient être mis au bucher. Quand je dis que Shireen Abu Akleh était américaine ou que Alaa Abdel Fattah, le prisonnier politique égyptien est britannique, je dis que nous sommes devant une stratégie. Cela les rends acceptables pour le public américain ; ils vont pouvoir plus facilement obtenir justice. Mais, en fait, cela ne fait que rétrécir notre part d'humanité, nous, tous les autres et renforce une hiérarchie des souffrances. L'obligation d'être « humain » devient plus étroite et difficile à atteindre. Ces pratiques que je nomme « sortir du règne animal » reproduisent un ordre culturel grand public où les Palestiniens.nes sont privésées de leur propre programme du droit à l'auto détermination et à celui, ultimement de raconter (leur propre histoire) comme le disait le professeur palestinien, Edward Saïd.

Qui mérite qu'on pleure sa perte ?

Voici un autre exemple de victime parfaite. Il y avait deux jeunes hommes à Beir Rima, un village près de Ramallah dans les territoires occupés. L'un d'eux occupait un bon emploi très bien payé à la Banque islamique arabe. L'autre étudiait en ingénierie informatique à l'Université Birzeit. C'étaient les fils d'une famille à l'aise. Lors d'un raid de l'armée israélienne sur leur village occupé illégalement, les deux frères ont défendu leur communauté en lançant des pierres et toutes sortes de choses. Ils ont été tués tous les deux. Ils s'appelaient Jawad et Thafer.

Depuis cet événement, leur sœur Ru'a Rimawi, qui étudiait la médecine pédiatrique, s'est mise à une tâche où elle n'avait pour ainsi dire aucune expérience : faire campagne. Elle a partagé des éloges et des anecdotes au sujet de ses frères sur les médias sociaux. Elle m'a raconté qu'après chaque parution elle s'effondrait. Elle veut garder leur mémoire vivante en occupant les médias sociaux puisque les Palestiniens.nes qui sont tués.es chaque jour, ne bénéficient pas de l'attention médiatique. Elle me confie qu'elle trouve cela dur de convaincre le monde que la vie de ses frères compte pour quelque chose : « Il ne suffit pas qu'ils aient été tués il faut démontrer qu'ils avaient une carrière, qu'ils n'avaient pas envie de se jeter dans la mort. Ils avaient des ambitions, des rêves comme tout le monde ».

J'ai accompagné Ru'a durant les derniers mois alors qu'elle tentait d'écrire un texte à propos de ses frères. Nous l'avons envoyé à The Gardian, The Washington Post, au Los Angeles Times. Nous n'avons pas essayé le New York Times. Tous ont refusé ou ignoré l'article. Quand nous en avons parlé à un expert des médias, il nous a dit que l'article n'avait pas été publié parce que les jeunes hommes avaient lancé des pierres à l'armée. Leur statut de victime n'était pas parfait dont pas de publication dans le LA Times.

Qui détient la parole publique ?

D'habitude je préfère me concentrer sur la brutalité sioniste plutôt que sur les enjeux de représentation car ils sont fades en comparaison avec la répression et la violence contre les Palestiniens.nes sur le terrain. Mais c'est pourtant à cela que nous devrions nous intéresser car c'est l'encadrement qui piège les avocats.es de la libération palestinienne en Occident.

En 1984, en réponse à la guerre d'Israël au Liban, Edward Saïd a publié un essai intitulé : « La permission de raconter ». (Permission to Narrate ». Il y critiquait les médias occidentaux pour leurs biais dans la couverture de cette guerre en favorisant le point de vue israélien et en évacuant celui des Palestiniens.nes. Aujourd'hui, nous sommes exactement dans la même situation. Les politiciens.nes et les analystes israéliens.nes occupent les écrans pour définir les contours du soit disant conflit. Mais quand les victimes palestiniennes ont cette chance, et même dans ce cas, on les interroge plus qu'on ne les interviewe.

Je suis dans une position particulière. D'un côté je suis une victime, j'ai perdu ma maison ; elle a été volée à Sheikh Jarrah par des colons. Mais d'autre part, je suis un journaliste, un écrivain. Occasionnellement je suis invité sur CNN, en fait une seule fois. Je ne suis jamais invité deux fois sur le même réseau.

Je veux savoir pourquoi on m'offre un micro de temps en temps. Est-ce parce que je passe bien ? Est-ce parce que je parle Anglais avec l'accent américain ? Peut-être. Je plaide publiquement depuis des années et parfois je me demande si ce n'est surtout pas pour mon intelligence mais plutôt parce qu'on me transforme en alibi, en simple faire valoir. À onze ans, j'ai fait partie d'un documentaire qui m'a mené au Parlement européen et au Congrès des États-Unis. Je me souviens que je suis allé à Jérusalem pour acheter de fausses lunettes pour avoir l'air brillant. Je me suis assis sur le podium au Parlement européen et au Congrès et je me suis exprimé sans avoir la moindre idée de ce que je disais. J'ai pensé : « Ils me croient si mûr si malin ». Des années plus tard, je me suis rendu compte que ce n'était pas les cas.

À l'apogée du 2021 Unity Uprising, on m'a contacté au nom de divers sénateurs.trices américains.nes et élus.es au Congrès dont Chuck Schumer (leader de la majorité démocrate au Sénat américain). On m'a demandé, et je vous donne le texte tel quel, si je pouvais « fournir un enfant palestinien qui parlerait de ses rêves et de ce que la paix veut dire pour lui ». Je traduis la demande : Le seul Palestinien à recevoir à leur table sans danger est un enfant.

Les auditoires occidentaux, comme leurs politiciens.nes ne veulent pas entrer en relation avec des adultes palestiniens.nes parce que leurs critiques aiguisées pourraient les offenser. À cause de cela, nous épuisons nos enfants en leur donnant la responsabilité de présenter un regard humain à l'humanité. Nous envoyons des délégations d'enfants palestiniens.nes au Congrès. Nous leur faisons mémoriser des PowePoints à propos de la paix, de la coexistence, nous leur disons de montrer des images de leur sang et de leurs membres blessés dans l'espoir que cela changera la perception des Américains.nes qui subissent une lourde propagande (…).

Je connais cela de première main, parce que je le répète, je l'ai fait quand j'étais jeune. Mais je suis capable d'en prendre. Regardez autour de vous ; il y a 7,000 policiers.ères ici. De multiples articles, déclarations et dépliants ont été publiés, distribués, pour protester contre cette conférence avant même qu'elle ne commence. Apparemment, je suis dangereux.

Alors, si je ne peux pas être entendu publiquement qui le peut ? Assurément, la personne que nous honorons aujourd'hui, Edward Saïd, un des grands intellectuels de notre temps, célébré publiquement, peut se voir présenter un microphone. Mais, même E. Daïd, avec toute sa stature et sa notoriété à un moment donné n'a pu avoir accès à aucun micro. C'était en 2020. Il visitait le Liban. Il a tiré, comme il le disait, des « cailloux » sur une guérite israélienne à la frontière. Tout le monde s'est enragé. E. Saïd n'était plus un humain. Il ne pouvait plus parler leur langage. Un article du Columbia Daily Spectator disait : « Edward Saïd est accusé d'avoir lancé des roches dans le sud du Liban ». La Société Freud a annulé une de ses conférences. Le Washington Post a publié un article qui commençait en disant que Saïd était : « un peu trop en chair, un peu trop distingué pour lancer des roches en direction des soldats israéliens…Est-ce bien E. Saïd…qui a rejoint les rangs des Palestiniens.nes tireurs de roches » ? C'est un article désastreux mais certains.nes ont jugé que ce n'était pas assez. Deux auteurs ont répondu dans le Daily Spectator : « La première phrase nous a dérangés parce qu'elle laissait entendre que lancer des roches à une frontière internationale à des civils.es inconnus.es et à des soldats d'un pays voisin pourrait être acceptable ou au moins compréhensible si c'est le geste des jeunes ordinaires, par des gens moins en vue ou distingués ». Ils ont nommé cela : « un geste gratuit de violence au hasard ».

Si quelqu'un comme E. Saïd ne peut avoir accès à la parole publique quel Palestinien, quelle Palestinienne a le droit de raconter son histoire ? Les Israéliens ! Si souvent, un.e politicien.ne israélien.ne vient dire : « Nous allons vous servir une autre Nakba, un nouveau génocide. Nous allons vous expédier en Jordanie ». Ou encore un soldat israélien qui ne peut pas dormir la nuit parce qu'il pense aux enfants qu'il a tués fait le tour des États-Unis pour en parler. Ou les gens qui citent Theodor Herzl, un pionnier du sionisme, qui a écrit en 1895 : « Nous devons gentiment exproprier les propriétés privées sur le territoire qu'on nous offre. Nous devons essayer de faire sortir les dsargentés.es au-delà de la frontière. Ces deux opérations, les expropriations et les déplacements des populations pauvres doivent se faire discrètement avec circonspection. Les antisémites vont devenir nos amis les plus fiables, les pays antisémites nos alliés ».

J'aime bien donner en exemple celui de Ze'ev Jabotinsky qui a fondé l'Irgum, l'organisation paramilitaire responsable du bombardement de l'hôtel King David à Jérusalem en 1946 et du massacre de Deir Yassin en avril 1948. Il a écrit : « Aucune entreprise de colonisation ne s'est faite avec le consentement des populations en place. Elles ont toujours obstinément résisté aux colonisateurs qu'elles aient été civilisées ou sauvages ».

Cela nous obsède nous les Palestiniens.nes militants.es et journalistes. Nous salivons en rapportant cette citation à la population. Mes grands-parents nous ont raconté les massacres terriblement pénibles qui ont permis à l'État sioniste de voir le jour. Mais ça ne suffisait pas. Il a fallu les confessions d'un ex-soldat ou le réveil tardif d'une organisation de défense des droits humains pour que le monde entende. Les Palestiniens.nes parlent de l'apartheid depuis des décennies, mais il a fallu que Humain Rights Watch, Amnesty International et B'Tselem le démontre pour que ce soit confirmé. Et c'est encore pire en ce moment.

Quand j'étais enfant, des archéologues ou des géologues travaillant sur le terrain et des chercheurs.euses sur les droits humains étaient couramment chez-nous. Je leur montrais des photos de ma grand-mère battue par des colons pour présenter notre situation et ils et elles essayaient de manger le repas rituel du vendredi. Je présentais mon analyse : « C'est ce que je pense qui se passe ». Mais ça tombait à plat comme si on me disait : « Nous ne voulons que voir vos blessures, avoir un échantillon de sang. Nous allons annoncer ce qui se passe plus tard ».

Aujourd'hui comme hier, les politiciens.nes israéliens.nes amplifient l'idée de tuer les Arabes ou de promettre aux Palestinines.nes une nouvelle Nakba. Parfois, un journal sioniste affiche en une la confirmation qu' « Israël est une colonie de peuplement » et leur discours est répété sans fin. Pourquoi cela à-t-il autant de poids ? Pourquoi autorisons-nous à ceux et celles qui nous ont tué et déplacé à raconter (notre histoire) alors que l'étroitesse de leur conscience coupable signifie que leur honnêteté n'est jamais garantie ? Pourquoi attendons-nous pour que ceux et celles qui tiennent le bâton parlent quand nos corps blessés disent la vérité ?

Je suis natif de Jérusalem, pas parce que Jabotinsky l'a dit mais parce que c'est cela. Je sais que les Sionistes ont colonisé la Palestine sans avoir besoin de citer Herzl. Je le sais parce que je l'ai vécu, parce que les nombreux villages dépeuplés fournissent les preuves matérielles d'un nettoyage ethnique planifié. Quand nous les Palestiniens.nes parlons de ce nettoyage ethnique en cours, qui en passant, fait partie de l'idéologie sioniste, on nous reconnait au mieux comme passionnés.es au pire comme haineux.euses, mécontants.es et vexés.es. Alors, qu'en fait nous ne sommes que les rapporteurs.euses fiables, simplement parce que nous sommes les Palestiniens.nes. Nul besoin de nous donner cette identité pour que nous la prenions ; elle nous donne l'autorité de raconter. Mais l'histoire nous apprend que ceux et celles qui oppriment, qui ont le monopole de la violence, ne diront pas la vérité, ne reconnaîtrons pas leur responsabilité.

Ces dernières années ont été assez intéressantes pour les Palestiniens.nes. Nous avons été à la table, nous avons parfois pu quelque peu diriger la conversation. C'est une occasion offerte pour changer le discours, la rhétorique, et pour provoquer un virage radical de l'opinion publique à propos de la Palestine et de nous. À titre de travailleurs.euses culturels.les, à titre de producteurs.trices de connaissances, de journalistes, d'universitaires, et de commentateurs.trices dans la médias sociaux, nous devons être braves. C'est une époque où il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt ou derrière ceux et celles qui nous assignent.

Et pour nous les journalistes il ne s'agit pas que d'être braves. Il faut faire notre travail. Rapporter la vérité ; nous devons rapporter la vérité.

Je veux encore parler d'une autre chose. Quand je monte sur scène, habituellement je fais beaucoup de farces. Je le fais exprès d'abord parce que je veux croire que je suis amusant. Mais il y a une autre raison : on s'attend à ce que n'importe lequel Palestinien qui se présente en public, surtout s'il a subi la violence israélienne, ait un comportement prescrit. Vous êtes supposé être misérable, avoir la tête baissée, gémissant et faible et demandant grâce. Vous devez souffrir poliment. Je refuse tout cela. Je refuse la politique de supplication. Je ne veux supplier personne. Je peux supporter le travestissement et la tragédie, la perte la plus profonde et je peux même en rire. C'est la totalité de l'humanité palestinienne ou de toute l'humanité. Nous sommes des humains.es pas seulement parce que nous pleurons quand nous perdons notre maman ou parce que nous avons des animaux de compagnie. Nous sommes des humains parce que nous expérimentons la rage, le dédain, parce que nous résistons.

Et honnêtement, je rends grâce à mon dédain parce qu'il me rappelle que je suis humain. Je rends grâce à ma rage parce qu'elle me rappelle ma capacité à réagir naturellement devant l'injustice. Je suis reconnaissant de pouvoir être désinvolte et capable de ridiculiser et caricaturer mon impénétrable et ineffaçable occupant. Donc, je vous invite tous et toutes à interroger vos biais à la sortie de cette conférence, à interroger ce qui vous dispose à déterminer l'humanité palestinienne. Et je vous invite encore à être braves. Merci beaucoup.

*****

Abonnez-vous à notre lettre hebdomadaire - pour recevoir tous les liens permettant d'avoir accès aux articles publiés chaque semaine.

Chaque semaine, PTAG publie de nouveaux articles dans ses différentes rubriques (économie, environnement, politique, mouvements sociaux, actualités internationales ...). La lettre hebdomadaire vous fait parvenir par courriel les liens qui vous permettent d'avoir accès à ces articles.

Remplir le formulaire ci-dessous et cliquez sur ce bouton pour vous abonner à la lettre de PTAG :

Abonnez-vous à la lettre

Israël-Palestine : La spirale génocidaire, la recherche d’un horizon progressiste et la solidarité internationale – Réflexions et débats – Partie II Catastrophe humanitaire, occupation, internationalisme et solidarité judéo-arabe

5 décembre 2023, par Pierre Rousset — , ,
La seconde partie de ce texte devait être écrite dans la foulée de la première [1]. Ce ne fut pas possible. Trois semaines plus tard, il n'est plus temps de reprendre le fil de (…)

La seconde partie de ce texte devait être écrite dans la foulée de la première [1]. Ce ne fut pas possible. Trois semaines plus tard, il n'est plus temps de reprendre le fil de l'exposé là où il s'était assez arbitrairement interrompu. Il faut repartir du présent, mais l'approche reste identique. La parole est longuement donnée aux actrices et acteurs les plus concernés (en Palestine, en Israël, à l'international). Le rapport entre internationalisme et solidarités judéo-arabes est exploré plus avant en vue de dessiner un possible horizon progressiste à une crise qui prend des dimensions apocalyptiques.

Tiré de Europe Solidaire Sans Frontières
28 novembre 2023

Par Pierre Rousset

Pour la première partie, cliquez ce lien :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article685

Introduction à la partie II, 26 novembre 2023

Pour mémoire, j'avais été invité à présenter, le 21 octobre dernier, une contribution à un échange qui s'est tenu aux Philippines sous l'intitulé « Israel-Hamas conflict : an Online Forum » (« Conflit Israël-Hamas : un forum en ligne »), avec pour modératrices Yennah Torres, de Tripod/Mihands, et Cora Fabros, du International Peace Bureau (Bureau international de la Paix) [2]. Une autre invitée internationale, palestinienne, avait introduit, en début de session, la situation à Gaza et son arrière-plan historique, mais n'a pas pu rester au-delà. Les autres participant.es représentaient généralement des organisations actives à Mindanao.

Je devais présenter la situation en France vis-à-vis du conflit israélo-palestinien et les enjeux de la solidarité internationale. La version écrite de mon intervention au forum a été considérablement développée et elle n'a déjà été mise en ligne que pour moitié, traitant la question française, faisant le point de la situation à Gaza, en Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Elle a été précédée d'une introduction abordant une série de questions de fond (dont la notion de crimes de guerre, la distinction entre civils et combattants, ou l'éthique militante).

Il est évidemment préférable d'avoir lu la première partie avant de s'attaquer à la seconde. Cependant, même dans ce cas, je ne peux pas présumer que la lectrice ou le lecteur va se rappeler tout ce qui y a déjà été écrit. Je me répéterais donc, parfois, à dessin. Quant à la situation, elle ne finit pas de s'aggraver et l'on va commencer par tenter de mesurer à quel point.

Je rappelle d'emblée que je n'ai pas de qualification particulière pour traiter du Moyen-Orient, même si cette question a nécessairement fait partie de mon histoire militante, vu la génération à laquelle j'appartiens. Un bref passage à Beyrouth durant la guerre civile ou la participation à un camp international de solidarité organisé par le Fatah en Jordanie ne font pas expertise.

Les principaux éléments d'analyse (et de ressentis) sont présentés par des Israélien.nes, des Palestinien.nes et des Arabes, des Juifs et Juives, des membres des mouvements de solidarité, des journalistes et chercheur.es… Elles et ils sont à nouveau longuement cité.es. Ce sont elles et ils qui donnent sa véritable substance à cette contribution, ce qui explique l'ordonnance un peu inhabituelle du texte, les citations étant usuellement bien plus brèves.

Le 7 octobre et Gaza – une onde de choc profonde et durable

Quel jour retiendra-t-on dorénavant pour dater les débuts de la crise en cours si ce n'est le 7 octobre 2023 ? La page du 7 octobre ne peut pas être tournée comme si elle n'avait qu'une importance éphémère. Un mois après, ce qui était une évidence se voit confirmer dans un texte assez remarquable écrit le 8 novembre 2023 par Haggai Matar.

Haggar Matar est israélien et l'on comprend qu'il ressente si profondément le choc du 7 octobre, cependant, le Hamas a aussi placé le mouvement palestinien et la région arabe à une brutale croisée des chemins dont les implications internationales sont encore difficiles à percevoir. De plus, Haggar Matar est le directeur exécutif du magazine +972, qui mène depuis 13 ans un combat pour la reconnaissance des droits de Palestiniens. Cette publication, considère-t-il, reste aujourd'hui encore « la principale voix médiatique » du mouvement où des « Palestiniens et [d]es Israéliens sont déjà en train de s'organiser et d'élaborer des stratégies pour mener le combat de leur vie. Cette terrible période mettra à l'épreuve l'humanité de tous ceux qui œuvrent pour un avenir meilleur sur cette terre ». Il constitue une « plateforme désespérément nécessaire où les journalistes et les militants palestiniens et israéliens peuvent rendre compte et analyser ce qui se passe, guidés par l'humanisme, l'égalité et la justice ».

A lire Haggar Matar, le 7 octobre apparaît comme un « événement global » de par son impact propre et parce qu'il a mis en lumière. Passons en revue, pour introduire une réflexion d'ensemble, les thématiques que relève Matar, quitte à y revenir ultérieurement plus en détail.

Un moment historique

« La vie de millions d'Israélien·nes et de Palestinien·nes a été bouleversée par les massacres commis par le Hamas en Israël ce jour-là, et par les massacres qu'Israël commet par la suite avec son assaut à grande échelle sur la bande de Gaza. Il est parfois difficile de reconnaître un moment historique lorsqu'on le vit, mais cette fois-ci, c'est clair : l'équilibre des forces a changé entre Israélien·nes et Palestinien·nes, et il changera le cours des événements à partir de maintenant. Un mois après le début de la guerre, il est temps de faire le point sur ce que nous savons qu'il est arrivé aux Israélien·nes, aux Palestinien·nes et à la gauche dans ce pays – et de faire quelques évaluations prudentes sur ce qui va suivre. »

Le 7 octobre

« Les atrocités commises par le Hamas dans le sud d'Israël en ce terrible samedi ont fait couler tellement d'encre, et tant de théories du complot et de fausses nouvelles ont proliféré, qu'il n'est pas inutile de nous rappeler quelques faits élémentaires. Ces faits ont été corroborés par de multiples sources indépendantes et journalistes, y compris des membres de l'équipe de +972 et de Local Call. Au cours d'une opération minutieuse et sans précédent, les militants du Hamas se sont échappés de la bande de Gaza assiégée, déjouant les plans de ce qui était considéré comme l'une des armées les plus puissantes et les plus sophistiquées de la région. (…) Ils ont tué environ 1 300 personnes, dont une majorité de civil·es. Le carnage a été brutal. (…) Environ 240 soldats et civil·es de tous âges, de 9 mois à plus de 80 ans, ont été enlevé·es à Gaza, et la plupart d'entre elles et eux y sont toujours détenu·es en tant qu'otages, sans lien avec le monde extérieur et sans que leurs familles aient la moindre idée de leur état. »

L'ébranlement

« Ces crimes de guerre, même s'ils ne sont pas sans contexte, sont totalement injustifiables. Ils ont ébranlé nombre d'entre nous, y compris moi-même, jusqu'au plus profond de nous-mêmes. La fausse idée que les Israélien·nes peuvent vivre en sécurité alors que les Palestinien·nes sont régulièrement tué·es dans le cadre d'un système brutal d'occupation, de siège et d'apartheid – une idée que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a défendue et instillée en nous pendant ses longues années au pouvoir – s'est effondrée. »

Instabilité régionale

« Ce sentiment a été exacerbé par les vents de la guerre régionale et les attaques du Hezbollah contre les soldats et les civil·es israélien·nes dans le nord d'Israël, auxquelles Israël a répondu par ses propres frappes d'artillerie et de drones au Liban, tuant des combattants et des civil·es. Ce front supplémentaire a aggravé notre peur existentielle et le sentiment que nous, Israélien·nes et Palestinien·nes, ne sommes que des pions dans des luttes régionales et mondiales plus vastes (et ce n'est pas la première fois). »

L'État israélien, un hologramme

« L'effondrement de notre sentiment de sécurité est allé de pair avec la prise de conscience que l'État israélien tout entier n'est, en fait, rien de plus qu'un hologramme. L'armée, les services de secours, les services sociaux, etc. ont tous été dysfonctionnels. Les survivant·es israélien·nes, les personnes déplacées à l'intérieur du pays et les familles des otages se sont retrouvés sans personne vers qui se tourner, ce qui a poussé la société civile à intervenir pour combler le vide là où le gouvernement aurait dû se trouver. Des années de corruption politique nous ont laissés avec une coquille vide d'un État, sans aucun leadership à proprement parler. Pour les Israéliens, quelle que soit la manière dont nous sortons vainqueurs de la guerre, nous voulons nous assurer que rien de tel que le 7 octobre ne puisse se reproduire. »

Gaza

« Après avoir échoué sur tous les autres fronts, et avant même d'avoir repris le contrôle de toutes les zones occupées par le Hamas dans le sud du pays le 7 octobre, l'armée israélienne s'est immédiatement attelée à ce qu'elle sait faire de mieux : pilonner la bande de Gaza. Le chagrin, la douleur, le choc et la colère justifiés se sont traduits par un nouvel assaut militaire injustifiable et une campagne de punition collective contre les 2,3 millions de résident·es sans défense de la plus grande prison à ciel ouvert du monde – la pire que nous n'avons jamais vue. (…) Israël a coupé toute la population palestinienne de Gaza de l'électricité, de l'eau et du carburant, transformant une crise humanitaire déjà existante en une véritable catastrophe. [Elle] a ordonné l'évacuation de la moitié de la population – environ 1 million de personnes – du nord de la bande vers le sud, ainsi qu'une seconde évacuation de l'est vers l'ouest. (…) Les bombardements aériens incessants (…) ont jusqu'à présent tué plus de 10 000 Palestinien·nes en un mois seulement, ce qui constitue de loin le taux de mortalité le plus élevé que ce conflit ait jamais connu. La plupart de ces victimes sont des civil·es, dont plus de 4 000 enfants.(…) C'est sans compter les centaines, voire les milliers de corps, morts ou vivants, enterrés sous les décombres, que personne ne peut même commencer à fouiller. Les habitant·es palestinien·nes décrivent la puanteur de la mort qui s'empare de ce qui reste de certains quartiers détruits. Alors que nous, Israélien·nes, disposons de sirènes de roquettes, d'intercepteurs Iron Dome et d'abris, les habitant·es de Gaza n'ont rien de tout cela et n'ont aucun moyen de se protéger contre la pluie de bombes déversées sur toutes les parties de l'enclave assiégée. »

Gaza encagé. Crédit Photo. Wikimedia Commons

Cisjordanie, Israël « La guerre menée contre les Palestinien·nes ne se limite pas à Gaza. En Cisjordanie occupée, les colons, les soldats et un nombre croissant de milices mixtes – à tel point qu'il est impossible de les distinguer – ont considérablement intensifié leur campagne de nettoyage ethnique dans la zone C, les 60% du territoire occupé où se trouvent les colonies israéliennes et où l'armée exerce un contrôle total.(…) Les colons et les représentants du gouvernement s'efforcent d'étendre le territoire directement contrôlé par les colonies, ce qui reviendrait à expulser encore plus de Palestinien·nes vivant dans ces zones.(…) L'armée israélienne a arrêté plus d'un millier de Palestinien·nes accusés d'avoir des liens avec le Hamas, et des milliers de travailleurs/ travailleuses palestinien·nes de Gaza, qui avaient des permis de travail en Israël ou en Cisjordanie, ont été placé·es dans des camps d'internement dans des conditions très difficiles avant d'être expulsé·es vers Gaza à la fin de la semaine dernière. À l'intérieur d'Israël et de Jérusalem-Est occupée, les Palestinien·nes sont persécutés·e à la fois par les autorités et par l'opinion publique juive. Des centaines de citoyen·es palestinien·nes et quelques juifs /juives de gauche ont été arrêté·es ou détenu·es pendant de longues périodes, suspendu·es ou licencié·es, exclu·es des universités qu'elles et ils fréquentent en tant qu'étudiant·es ou professeur·es, et menacé·es de voir leur citoyenneté révoquée.(…) Tout cela a créé un sentiment de peur sans précédent parmi les citoyen·es palestinien·nes d'Israël, dont beaucoup parlent maintenant de cette période comme du « nouveau régime militaire », en référence au système draconien qui leur a été imposé de 1948 à 1966. »

Carte blanche « Les gouvernements occidentaux ont jusqu'à présent donné carte blanche à Israël pour commettre ces atrocités, faisant preuve d'un double standard entre la valeur des vies israéliennes et celle des vies palestiniennes – ce qui est en partie ce qui nous a amenés à cette situation en premier lieu. Nous ne voyons aucun remords pour le rôle que ces acteurs ont joué en réduisant au silence et en mettant à l'écart les Palestinien·nes et leurs allié·es au fil des ans, et en fermant toutes les voies diplomatiques et non violentes pour leur libération – des boycotts, désinvestissements et sanctions (BDS) à l'appel au Conseil de sécurité de l'ONU pour qu'il intervienne. »

Rayon de lumière

« Il existe des initiatives vraiment inspirantes de citoyen·es juifs/juives et palestinien·nes qui travaillent ensemble, se protègent mutuellement, signent des pétitions communes ou se portent volontaires pour aider les victimes, mais il s'agit malheureusement de petits rayons de lumière dans une tempête par ailleurs bien sombre. »

Une gauche brisée « Comme si tout ce qui se passe autour de nous n'était pas assez grave, nous assistons également à un moment douloureux pour la gauche en Israël-Palestine, ce qui conduit de nombreuses personnes autour de nous à se sentir encore plus désespérées et sans espoir. [N]ous voyons les deux communautés nationales qui nous entourent se replier sur elles-mêmes, avec des récits des événements du mois dernier qui s'éloignent rapidement et une confiance mutuelle en déclin. Cela laisse très seul·es celles et ceux d'entre nous qui s'engagent en faveur d'espaces partagés, d'une résistance partagée et d'un avenir commun fondé sur l'égalité. Il s'agit, à bien des égards, d'un microcosme condensé des dissensions qui ont émergé au sein de la gauche au niveau mondial au cours du mois dernier.(…) Ces tendances se développent au sein de deux communautés en proie à un chagrin, une peur et une anxiété bien réels, qui s'appuient toutes deux sur des traumatismes collectifs passés – l'Holocauste et la Nakba – dont les souvenirs sont ravivés par la rhétorique génocidaire des dirigeants du Hamas et du gouvernement israélien et, dans le cas palestinien, par les expulsions effectives et les discussions sur les plans visant à accroître encore les déplacements de population. Il va sans dire qu'en se réfugiant dans la chaleur et la protection de son groupe national ou ethnique, chaque partie réaffirme involontairement les craintes et les déceptions de l'autre, créant ainsi une dynamique destructrice d'escalade de la méfiance et du désespoir. »

La doctrine Nétanyahou « Netanyahou est fini. [Cependant, c'est] une raison supplémentaire pour laquelle [il] est si dangereux en ce moment, car il croit – à juste titre, dans l'état actuel des choses – que tant que la guerre se poursuit, personne ne se préoccupera de la politique de remplacement d'un Premier ministre.(…) Mais ce qui est bien plus important que Netanyahou lui-même, c'est la doctrine Netanyahou, qui est devenue le quasi-consensus de la politique israélo-juive. Selon cette doctrine, Israël a battu les Palestinien·nes, elles et ils ne sont plus un problème à affronter, nous pouvons « gérer » le conflit à feu doux et nous devrions concentrer notre attention sur d'autres questions. Tout au long de son règne quasi continu depuis 2009, cette perception a gagné les cœurs et les esprits des Israélien·nes, et la question de “quoi faire avec les Palestinien·nes“ – qui était la principale ligne de faille de la politique israélienne – a été presque entièrement retirée de l'ordre du jour, contribuant à l'orgueil démesuré qui a conduit l'armée à baisser sa garde autour de Gaza. Le mois dernier, le Hamas a décimé cette notion pour les années, voire les décennies à venir. »

Vers l'inconnu « La période actuelle est sombre et éprouvante pour celles et ceux d'entre nous qui se sont engagé·es à s'opposer à l'apartheid et à promouvoir une solution fondée sur la justice et l'égalité pour toutes et tous. D'une part, les acquis durement gagnés au cours de décennies de lutte commune ont été effacés par les massacres du Hamas, et il sera difficile de les récupérer. Notre mouvement est en plein désarroi et le désespoir est omniprésent. Des milliers de vies ont été perdues, des milliers d'autres risquent encore de périr, et les traumatismes collectifs que nous portons s'intensifient de jour en jour. D'un autre côté, une fois la guerre terminée, la société israélienne devra faire ses comptes, ce qui pourrait nous ouvrir de nouvelles opportunités à saisir. Une grande partie de ce pour quoi nous nous sommes battu·es deviendra de plus en plus pertinente, avec davantage de personnes localement et globalement désireuses de reconnaître que le système dans lequel nous vivons est injuste, insoutenable et n'offre à aucun·e d'entre nous une véritable sécurité. Nous devons redoubler d'efforts pour promouvoir un processus politique pacifique, avec pour objectif déclaré de mettre fin au siège et à l'occupation, de reconnaître le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes et de trouver des solutions créatives pour concrétiser ce droit.

Mais la nouvelle réalité exigera quelques réalignements. Parallèlement à notre engagement en faveur de la pleine réalisation des droits de toutes et tous les Palestinien·nes, notre mouvement progressiste et antiapartheid devra être explicite quant aux droits collectifs des Juifs et Juives sur cette terre et veiller à ce que leur sécurité soit garantie, quelle que soit la solution trouvée. Nous devrons nous attaquer au Hamas et à sa place dans cette nouvelle réalité, en veillant à ce qu'il ne puisse plus commettre de telles attaques contre les Israélien·nes, tout comme nous insistons sur la sécurité des Palestinien·nes et leur protection contre l'agression de l'armée israélienne et des colons. Sans cela, il sera impossible d'aller de l'avant.

D'ici là, il y a deux appels extrêmement urgents sur lesquels nous devons concentrer nos efforts : la libération des otages civil·es et l'instauration d'un cessez-le-feu immédiat. Maintenant. » [3]

Un temps d'arrêt sur quelques questions politiques

Arrivé au bout de ce sombre tour d'horizon, il est bon de prendre pleinement en compte sa conclusion. Le Hamas (acronyme de Mouvement de la résistance islamique) est une organisation qui a connu d'importantes discontinuités au cours de son histoire. Parmi les grandes questions posées, la conception de son rôle et, aujourd'hui, les rapports (changeant ?) entre les représentations établies à l'étranger, la direction opérant à Gaza, son aile politique et sa branche militaire. Les massacres du 7 octobre n'ont pas de précédent réel. Les journalistes du Monde, Gilles Paris et Hélène Sallon, qui se sont attachés à documenter cette histoire [4], en concluent que « [l]es massacres perpétrés le 7 octobre constituent l'aboutissement d'un long processus scandé par trois inflexions majeures. D'abord tourné vers la prédication, le mouvement islamiste s'est imposé sur l'échiquier politique palestinien. Depuis le 7 octobre, son aile militaire est aux commandes.0 »

Le Hamas est aujourd'hui la principale organisation de la résistance palestinienne, mais ce n'est pas lui qui offrira un horizon émancipateur, les conditions d'une paix durable et d'un avenir solidaire à la crise actuelle. Nous y reviendrons plus en détail. Pour l'heure, je voudrais souligner les points suivants :

• Placer la question de la solidarité judéo-arabe au cœur de nos engagements internationalistes en défense du peuple palestinien ne se réduit pas à une position de principe. Elle s'incarne dans un soutien à celles et ceux, aux nombreuses organisations qui poursuivent ce combat en Palestine et en Israël, envers et à l'encontre des difficultés que l'on sait.

• Sur le plan international, d'importants mouvements assument positivement cet engagement, comme en France le Collectif national pour une Paix Juste et Durable entre Palestiniens et Israéliens (CNPJDPI) ou aux Etats-Unis (et au-delà) Jewish Voice for Peace. De fait, les initiatives affichant une volonté de solidarité intercommunautaire ou interconfessionnelle se sont multipliées depuis le 7 octobre et l'assaut contre Gaza.

• Ces mobilisations sont efficaces. Je me réfère ici à un texte du Palestinien Omar Barghouti, l'un des fondateurs du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement and Sanctions), à savoir le plus important mouvement international pour imposer des sanctions à l'encontre du régime israélien et pour mettre un terme aux complicités dont il bénéficie en Occident (et pas seulement) : « En période de carnage, d'agitation grégaire et de polarisation tribale, beaucoup peuvent considérer les principes éthiques comme une nuisance ou un luxe intellectuel. Je ne peux pas et je ne le ferai pas. Je ne désire rien de plus que voir la fin de toute violence en Palestine et partout ailleurs, et c'est précisément pourquoi je m'engage à lutter contre les causes profondes de la violence : l'oppression et l'injustice.

J'ai de cher.e.s ami.e.s et collègues dans le “camp de prisonnier.es“ de Gaza, comme l'appelait un jour l'ancien Premier ministre britannique David Cameron, un ghetto des temps modernes dont les 2,3 millions d'habitant.e.s sont pour la plupart des réfugié.e.s descendant.e.s de communautés qui ont été confrontées à des massacres et à un nettoyage ethnique planifié au cours des années de la Nakba à partir de 1948. Le blocus illégal imposé par Israël depuis 16 ans, aidé par les États-Unis, l'Europe et le régime égyptien, a transformé Gaza en une zone “invivable“, selon les Nations Unies (…).

« Une ligne importante, mais souvent manquée, de l'appel BDS [5], est celle qui appelait les personnes de conscience du monde entier “à faire pression sur vos États respectifs pour qu'ils imposent des embargos et des sanctions contre Israël“ et invitait “les Israélien.ne.s consciencieux.ses à soutenir cet appel, dans l'intérêt de la justice et d'une paix véritable“ (ndlr : à les rejoindre dans cette lutte). En effet, un nombre restreint, mais significatif, de juifs israéliens a rejoint le mouvement et joué un rôle important dans nos campagnes qui ont abouti à ce que des fonds d'investissement importants, des églises, des entreprises, des associations universitaires, des équipes sportives, des artistes, entre autres, cessent d'être complices des violations des droits de l'homme commises par Israël ou refusent d'être impliqués dans ces violations. » (…)

« Actuellement cependant, de nombreux gouvernements et médias occidentaux répètent une désinformation pernicieuse en affirmant que la dernière crise a commencé le 7 octobre par une attaque “non provoquée“ contre Israël. Qualifier l'incursion des groupes palestiniens de non provoquée n'est pas seulement contraire à l'éthique, c'est aussi un cliché raciste anti-palestinien typique qui nous considère comme des êtres humains relatifs qui ne méritent pas tous les droits de l'homme. Sinon, pourquoi la mort lente et implacable et la violence structurelle résultant du régime d'injustice d'Israël à notre encontre depuis 75 ans seraient-elles considérées comme invisibles ou indignes de condamnation et de responsabilité ? (…)

« Essayant de justifier sa décision d'imposer un « siège complet » à des millions de Palestinien.ne.s, le ministre israélien de la Guerre Yoav Gallant a déclaré : “Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence.“ Déplorant la perte de vies civiles des deux côtés, sans prendre parti pour les deux camps ni ignorer l'oppression vieille de plusieurs décennies, Jewish Voice for Peace aux États-Unis a condamné le racisme de Gallant en disant : “En tant que Juifs.ves, nous savons ce qui se passe lorsque les gens sont traités d'animaux. Nous pouvons et devons arrêter cela. « Plus jamais signifie plus jamais – pour personne“ (…)« Dans une telle situation de violence terrifiante, la cohérence morale est indispensable. Ceux.celles qui n'ont pas réussi à condamner la violence originelle et actuelle de l'oppression n'ont aucune position morale pour condamner les actes de violence illégaux ou immoraux commis par les opprimé.e.s. Plus important encore, l'obligation éthique la plus profonde à notre époque est d'agir pour mettre fin à la complicité. Ce n'est qu'ainsi que nous pourrons véritablement espérer mettre fin à l'oppression et à la violence. Comme beaucoup d'autres, les Palestinien.ne.s aiment et nous nous en soucions. Nous avons peur et nous osons. Nous espérons, et nous désespérons parfois. Mais par-dessus tout, nous aspirons à vivre dans un monde plus juste, sans hiérarchie des souffrances, sans hiérarchie des valeurs humaines, et où les droits et la dignité humaine de chacun.e sont chéris et respectés. » [6]

La démarche humaniste du mouvement BDS et d'Omar Barghouti constitue le fondement d'un combat internationaliste, c'est-à-dire tissant des liens de solidarité et de luttes entre les mouvements populaires et progressistes par-delà les frontières étatiques ou « tribales », pour reprendre son terme. Se contenter aujourd'hui de soutenir la Palestine sans dire un mot de la solidarité judéo-arabe, c'est afficher un internationalisme abstrait (ou un « campisme » de mauvais aloi).

Les résidents palestiniens d'Ein al-Rashrash emballent leurs biens et leurs matériaux de construction alors qu'ils fuient leurs maisons à la suite d'un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 18 octobre 2023. (Oren Ziv).

La spirale génocidaire

L'armée israélienne prétend toujours cibler des combattants du Hamas et ne recourir qu'à une violence proportionnée alors qu'elle détruit des quartiers entiers, d'incontestables crimes de guerre ! Selon les analystes (indépendants) du Guardian, l'étude « d'images satellites du nord de la bande de Gaza après d'intenses bombardements a permis d'identifier plus de 1 000 cratères visibles depuis l'espace dans un rayon d'environ 10 kilomètres carrés. » Par ailleurs, « Israël a annoncé qu'elle avait tiré plus de 8 000 munitions sur Gaza, touchant plus de 12 000 cibles. C'est plus que ce que les États-Unis ont utilisé en un an lors de leurs opérations en Afghanistan. » [7]

Avant que la libération d'otages ne prenne le devant, l'attention internationale a été largement focalisée sur l'hôpital Al-Shifa, le plus important de Gaza. Il n'y a aucune raison de croire à priori le Hamas ou l'armée israélienne qui font tous deux de la communication de guerre. Les « preuves » se fabriquent (où sont détruites) aisément, les « aveux » de prisonniers ne sauraient être pris en compte, les images (même si réelles) demandent à être interprétées… il est plutôt rassurant de voir qu'un otage blessé est hospitalisé en urgence !

Il n'y aurait rien de surprenant à ce que le Hamas ait utilisé des tunnels préexistants (servant à transporter des patients d'un service à l'autre) et en ait construit d'autres à des fins militaires, ni que l'armée israélienne ait échangées des tirs sans soucis des civils ou des soignants. J'ai simplement trouvé fort étrange la justification que les autorités israéliennes ont avancée pour exiger que l'hôpital soit évacué quel qu'en est le coût : la présence d'un poste de commandement majeur du Hamas dans les sous-bassement (à 50 m ?). Si cela avait été le cas, l'armée aurait tenté de le détruire et se serait justifiée après, ou sinon, se sachant découverte, il ne serait pas resté sur place, attendant d'être bombardé ! Dans tous les cas de figure, le maintien d'Al-Shifa sous pression est devenu un trompe-l'œil : l'arbre qui cache la forêt.

L'occupant israélien a effectivement détruit le système de santé à Gaza, la majorité des hôpitaux étant hors service et manquant de tout, les communications étant régulièrement coupées (ce qui interdit la coordination des secours), la population n'ayant plus accès à l'eau potable ou à une alimentation régulière… Je laisse longuement la parole à Catherine Russell, directrice générale de l'UNICEF, qui a témoigné le 22 novembre devant le Conseil de sécurité de l'ONU, témoignage publié sous le titre « La bande de Gaza est aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde pour un enfant » :

« L'UNICEF salue […] l'accord restreint de cessez-le-feu. Nous sommes en mesure d'intensifier rapidement l'acheminement de l'aide humanitaire dont la population de Gaza a désespérément besoin, mais il faut bien sûr davantage de ressources pour répondre à des besoins qui ne cessent de croître. (…) [L]a guerre doit prendre fin et les meurtres et mutilations d'enfants doivent cesser immédiatement. [8] (…)

[J]e reviens tout juste d'un déplacement dans le sud du territoire où j'ai pu rencontrer des enfants, leurs familles et le personnel de l'UNICEF (…). Je suis hantée par ce que j'ai vu et entendu. [L'hôpital Nasser à Khan Yunis grouillait de monde. [Il] abrite des milliers de personnes déplacées à l'intérieur du pays. Elles dorment sur des couvertures, le long des couloirs et dans les parties communes (…). Dans le service de néonatalogie (…), j'ai vu de minuscules bébés s'accrocher à la vie dans des couveuses, tandis que les médecins s'inquiétaient de savoir comment ils pourraient faire fonctionner les machines sans carburant. [J]e me suis également entretenue avec une employée de l'UNICEF qui, bien qu'elle ait perdu 17 membres de sa propre famille élargie, travaille héroïquement pour permettre aux enfants et aux familles d'avoir accès à de l'eau potable et à des installations sanitaires. (…)

Le bilan pour les enfants de Gaza est sans précédent [Il]es représente[raient] 40 % des morts. Cette situation est sans précédent. Autrement dit, la bande de Gaza est aujourd'hui l'endroit le plus dangereux au monde pour un enfant. Nous recevons également des informations selon lesquelles plus de 1 200 enfants se trouvent encore sous les décombres des bâtiments bombardés ou sont portés disparus. (…) Il convient de noter que le nombre de morts dans la crise actuelle a largement dépassé le nombre total de morts au cours des escalades précédentes.

Les enfants en grande détresse psychologique Les enfants qui parviennent à survivre à la guerre risquent de voir leur vie irrémédiablement altérée par une exposition répétée à des événements traumatisants [qui] peuvent induire un stress toxique qui interfère avec leur développement physique et cognitif. Avant même cette dernière escalade, plus de 540 000 enfants de Gaza, soit la moitié de la population infantile, avaient été identifiés comme ayant besoin d'un soutien psychosocial et en santé mentale. Aujourd'hui, plus de 1,7 million de personnes, dont la moitié sont des enfants, sont déplacées. Nous sommes particulièrement préoccupés par [le nombre] d'enfants déplacés qui ont été séparés de leur famille le long des couloirs d'évacuation vers le sud, ou qui arrivent non accompagnés dans les hôpitaux pour des soins médicaux. [Particulièrement vulnérables], il est urgent de les identifier, de leur fournir des soins temporaires et de leur donner accès à des services de recherche et de réunification familiale.

La menace d'une crise nutritionnelle pèse sur Gaza. Outre les bombes, les roquettes et les tirs, les enfants de Gaza sont particulièrement menacés par des conditions de vie catastrophiques. Un million d'enfants – en fait, tous les enfants du territoire – souffrent aujourd'hui d'insécurité alimentaire et sont confrontés à ce qui pourrait bientôt devenir une crise nutritionnelle catastrophique. Nous prévoyons qu'au cours des prochains mois, l'émaciation, la forme de malnutrition la plus dangereuse pour la vie des enfants, pourrait augmenter de près de 30 % à Gaza.

Une tragédie sanitaire en passe de s'aggraver Parallèlement, la capacité de production d'eau a chuté à seulement 5 % de sa production normale, les familles et les enfants comptant sur trois litres ou moins d'eau par personne et par jour pour la consommation, la cuisine et l'hygiène. [L]e pompage de l'eau, le dessalement et le traitement des eaux usées ont tous cessé de fonctionner en raison du manque de carburant. Les services d'assainissement se sont effondrés. Ces conditions entraînent des épidémies qui peuvent mettre en danger la vie des plus vulnérables, comme les nouveau-nés, les enfants et les femmes, en particulier ceux qui souffrent de malnutrition. Nous constatons des cas d'infections diarrhéiques et respiratoires chez les enfants de moins de cinq ans. Nous craignons que la situation ne s'aggrave avec l'arrivée des températures hivernales plus froides.

Les risques pour la santé publique à Gaza sont aggravés par la cessation quasi totale des activités du système de soins de santé. Plus des deux tiers des hôpitaux ne fonctionnent plus en raison du manque de carburant et d'eau, ou parce qu'ils ont subi des dommages considérables lors des attaques. (…) Les patients des hôpitaux sont blessés, tués ou meurent à cause du manque de médicaments et de soins.

Les hôpitaux et les écoles doivent être épargnés. Les hôpitaux ne doivent jamais être attaqués ou réquisitionnés par les belligérants. Et comme des milliers de personnes déplacées ont trouvé refuge dans les établissements de santé de Gaza, je ne saurais trop insister sur ce point. (…) Toutefois, même ces espaces, où les enfants et les familles ont cherché refuge après avoir fui leurs maisons, ont été attaqués. (…)

Les reliques de cette guerre constitueront un danger pour de longues années Dans tout l'État de Palestine et en Israël, les parties au conflit commettent de manière flagrante de graves violations à l'encontre des enfants – notamment des meurtres, des mutilations, des enlèvements, des attaques contre des écoles et des hôpitaux, et le refus de l'accès à l'aide humanitaire. Mais à Gaza, les conséquences de la violence perpétrée contre les enfants ont été catastrophiques, aveugles et disproportionnées. Et lorsque la guerre prendra fin, la contamination des sols par des résidus explosifs sera sans précédent (…) – une menace mortelle pour les enfants qui pourrait durer des décennies.

Les civils et le personnel humanitaire doivent être protégés en toutes circonstances À l'intérieur de Gaza, la guerre a également causé le plus grand nombre de pertes humaines parmi le personnel onusien, avec plus de 100 membres du personnel de l'UNRWA tués. Ces derniers jours, une collègue de l'OMS, son bébé de 6 mois, son mari et ses deux frères ont été tués.

Excellences, pour que les enfants puissent survivre, pour que les travailleurs humanitaires puissent rester et agir efficacement, les pauses humanitaires ne sont tout simplement pas suffisantes. L'UNICEF demande un cessez-le-feu humanitaire urgent pour mettre fin immédiatement à ce massacre. (…)

L'appel de l'UNICEF

Nous réitérons également notre appel aux parties prenantes pour qu'elles respectent immédiatement et pleinement le droit international humanitaire et les droits de l'homme, y compris les principes de nécessité, de distinction, de précaution et de proportionnalité.

Nous leur demandons d'aller au-delà de ce que le droit exigede protéger les enfants et les infrastructures civiles dont ils dépendent, et de libérer immédiatement et sans condition tous les otages civils détenus dans la bande de Gaza, en particulier les enfants.

Nous appelons les parties à respecter la résolution 2712 et à fournir un accès humanitaire sûr et sans restriction à la bande de Gaza et à l'intérieur de celle-ci, y compris dans le nord. Les belligérants doivent permettre l'entrée immédiate des fournitures vitales, y compris le carburant, nécessaire au transport par camion, au dessalement et au pompage de l'eau, ainsi qu'à la production de farine. Nous devons être autorisés à acheminer des fournitures essentielles WASH, des bâches, des tentes et des poteaux. (…)

La destruction de Gaza et le meurtre de civils n'apporteront ni la paix ni la sécurité dans la région. Les habitants de cette région méritent la paix. Seule une solution politique négociée – qui donne la priorité aux droits et au bien-être des générations actuelles et futures d'enfants israéliens et palestiniens – peut la garantir.

J'exhorte les parties à répondre à cet appel, en commençant par un cessez-le-feu humanitaire, première étape sur la voie d'une paix durable. Et je vous demande instamment, en tant que membres du Conseil de sécurité, de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour mettre fin à cette catastrophe pour les enfants.
Merci.
» [9]

© UNICEF/Eyad El Baba Des bébés de l'hôpital Al-Shifa sont préparés à être évacués.

Tous les témoignages convergent : jamais la situation à Gaza n'a été aussi dramatique, jamais une offensive de l'armée israélienne n'a été aussi destructive. Jamais la « Doctrine Dahiya » n'a été mise en œuvre de façon aussi implacable.

Cette doctrine, explique notamment René Backman, de Mediapart, a été formulée en 2006 par le général Gadi Eizenkot, actuel membre du gouvernement Netanyahou au titre de ministre sans portefeuille. Elle tient son nom d'un quartier chiite de Beyrout, Dahiya, bastion du Hezbollah, qui a été rasé par l'aviation israélienne. Elle promeut « une stratégie de guerre totale qui ne distingue pas les cibles civiles des cibles militaires et ignore délibérément le principe de proportionnalité de la force, fondements du droit de la guerre. ». Ainsi, « [s]pécialiste du “ combat asymétrique en milieu urbain“ », Eizenkot donnait la priorité à la puissance de destruction sur la précision des frappes. « Ce qui est arrivé à Dahiya », expliquait-il en 2008, « arrivera à toutes les localités qui serviront de bases à des tirs contre Israël. Nous ferons un usage de la force disproportionné contre ces zones et y causerons de grands dommages et destructions. Ce n'est pas une recommandation, c'est un plan, et il a déjà été approuvé. »

« Face à un déclenchement d'hostilités, l'armée doit agir immédiatement, de manière décisive, avec une force disproportionnée, par rapport aux actions de l'ennemi et à la menace qu'il constitue », a précisé l'un de ses subordonnés, le colonel Gabriel Siboni, exposant la doctrine au nom de l'Institut national israélien des études de sécurité (INSS). « Une telle réplique, ajoutait-il, « a pour but d'infliger des dégâts et des pertes considérables, de porter la punition à un niveau tel qu'il exigera un processus de reconstruction long et coûteux. » [10]

Comme le note Haggai Matar, « Selon les Nations unies, plus de 45% des maisons de la bande de Gaza ont été détruites ou gravement endommagées par les attaques israéliennes. (…) Alors que les nouvelles et les images de la destruction et de la mort sont là pour le monde entier, le public israélien n'en voit et n'en pense pas grand-chose. Les médias israéliens dominants se concentrent exclusivement sur les massacres du 7 octobre, et pas du tout sur celles et ceux qui se déroulent actuellement en notre nom. Au lieu de cela, nous continuons à entendre des concours sans fin de rhétorique génocidaire, avec des commentateurs et des politiciens israéliens qui parlent d'“aplatir“ Gaza, de bombarder Gaza, de nettoyer ethniquement Gaza, de combattre des “animaux humains“, et ainsi de suite. » [11]

Colonialisme de peuplement, suprémacisme juif et apartheid

Le gouvernement Netanyahou veut franchir un pas de plus dans l'affirmation du suprémacisme juif en Palestine qu'a décrit et dénonce B'Tselem :

« Le régime israélien, qui contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la Méditerranée, cherche à faire avancer et à cimenter la suprématie juive dans toute la région. À cette fin, il a divisé la région en plusieurs unités, chacune dotée d'un ensemble différent de droits pour les Palestiniens — toujours inférieurs aux droits des Juifs. Dans le cadre de cette politique, les Palestiniens se voient refuser de nombreux droits, dont le droit à l'autodétermination. Cette politique est mise en œuvre de plusieurs façons. Israël moule la démographie et l'espace par des lois et des ordonnances qui permettent à tout Juif dans le monde ou à sa famille d'obtenir la citoyenneté israélienne, mais dénie presque complètement cette possibilité aux Palestiniens. Il a physiquement reconstruit la région entière en s'emparant de millions de dunams de terre et en établissant des communautés réservées aux Juifs, tout en repoussant les Palestiniens vers des petites enclaves. Le déplacement est contraint par des restrictions sur les sujets palestiniens, et le régime politique exclut des millions de Palestiniens de la participation aux processus qui déterminent leur vie et leur avenir, tout en les maintenant sous occupation militaire. Un régime qui utilise lois, pratiques et violence organisée pour cimenter la suprématie d'un groupe sur un autre est un régime d'apartheid. L'apartheid israélien qui promeut la suprématie des Juifs sur les Palestiniens n'est pas né en un seul jour, ni d'un seul discours. C'est un processus qui est graduellement devenu plus institutionnalisé et plus explicite, avec des mécanismes introduits au cours du temps dans la loi et dans la pratique pour promouvoir la suprématie juive. Ces mesures accumulées, leur omniprésence dans la législation et la pratique politique, et le soutien public et judiciaire qu'elles reçoivent — tout cela forme la base de notre conclusion : la barre pour qualifier le régime israélien d'apartheid a été atteinte. » [12]

Ces cartes, déjà publiées dans la première partie de cette contribution, montrent que nous atteignons aujourd'hui le point d'aboutissement de ce processus.

Un cran de plus dans ce processus et Gaza comme la Cisjordanie disparaissent de la carte. Le rêve de Netanyahou. Il n'est pas certain qu'il se réalise sous cette forme « chimiquement pur » : l'Etat des Juifs, souverain de la rive méditerranéenne au fleuve Jourdain. Une partie de l'establishment israélien et de la classe politique états-unienne s'oppose à ce jusqu'auboutisme militaire dont les conséquences peuvent être profondes en Israël même et dans la région arabe, bloquant la reprise de la normalisation diplomatique que l'attaque du Hamas a retardée. Mais, comme l'a noté Julien Salingue en mai dernier (avant le 7 octobre donc) :

« En refusant de concéder le moindre droit aux PalestinienEs tout en poursuivant son expansion coloniale, l'État d'Israël a petit à petit, paradoxalement et dans une certaine mesure, inversé la tendance à la fragmentation qui était à l'œuvre depuis plusieurs décennies. De fait, il existe aujourd'hui un seul État entre la Méditerranée et le Jourdain, avec entre autres un seul système économique (déséquilibré, mais unifié), une seule monnaie, des infrastructures communes (routes, eau, électricité…), deux langues, l'arabe et l'hébreu, qui sont déjà celles de l'État d'Israël, etc. Un seul État, mais, en son sein, une population privée de ses droits nationaux et démocratiques sur des bases ethnonationales, soit une situation qui peut être qualifiée de régime d'apartheid ». [13]

Depuis le 7 octobre, le nombre de voix qui dénoncent la menace génocidaire se multiplie. Le terme de génocide est utilisé dans des acceptations plus ou moins restreintes, plus ou moins juridiques. L'augmentation brutale des décès à Gaza sous les bombardements et les décombres, ainsi que la mort lente de milliers d'autres personnes qu'annonce la situation sanitaire catastrophique provoquée par le blocus, ou encore l'appel sans fard à poursuivre jusqu'à son terme la politique d'épuration ethnique lancé par des dirigeants de l'extrême droite religieuse israélienne, justifient ces alertes. La question s'inscrit dans l'histoire longue de la colonisation.

Ainsi, pour l'historien israélo-britannique Avi Shlaim, « Les dirigeants israéliens diabolisent le peuple palestinien, ce qui constitue un préalable à l'épuration ethnique et au génocide (…). Il qualifie l'opposition des dirigeants occidentaux à un cessez-le-feu de “mandat de génocide“ et les accuse de “complicité dans les crimes de guerre d'Israël“. Avec la déclaration Balfour de 1917 et son mandat ultérieur sur la Palestine, la Grande-Bretagne a commis ce que Shlaim appelle “le péché originel“ en “volant la Palestine aux Palestiniens et en la donnant aux sionistes“.

Après la création d'Israël en 1947, les États-Unis en sont devenus les “auxiliaires“, explique M. Shlaim. “Le problème du soutien américain à Israël est qu'il est inconditionnel. Il n'est pas conditionné au respect des droits de l'homme des Palestiniens ou au respect du droit international. Pour Israël, le prix de ses violations est nul. C'est pourquoi Israël s'en tire, littéralement, par le meurtre, et aujourd'hui littéralement par le meurtre de masse, parce que l'Amérique ne lui demande pas de comptes“. [14]

Pour Gilbert Achcar, « Le scénario du Grand Israël est celui qui séduit le plus Benjamin Netanyahu et ses acolytes de l'extrême droite israélienne. Le parti Likoud est l'héritier de l'extrême droite sioniste, connue sous le nom de sionisme révisionniste, dont les branches armées ont perpétré le massacre de Deir Yassin, le meurtre de masse de Palestiniens le plus infâme perpétré en 1948, au milieu de ce que les Arabes appellent la Nakba (catastrophe). (…)

Lors de son récent discours à l'Assemblée générale des Nations Unies à New York, deux semaines seulement avant le 7 octobre, Netanyahu a brandi une carte du Moyen-Orient montrant un Grand Israël incluant Gaza et la Cisjordanie. Ce qui est encore plus pertinent dans le cadre de la nouvelle guerre de Gaza est le fait – à peine mentionné dans les médias internationaux – que Netanyahu avait démissionné du cabinet israélien dirigé par Sharon en 2005 pour protester contre la décision de ce dernier d'évacuer Gaza. (Sharon avait succédé à Netanyahu à la tête du Likoud en 1999, après la défaite électorale de ce dernier face au Parti travailliste alors dirigé par Ehud Barak. Il avait ensuite réussi à remporter les élections suivantes, en 2003, et avait offert le ministère des finances à Netanyahu).(…)

Le Grand Israël n'est cependant pas une ambition unanime des dirigeants israéliens – même après le 7 octobre. Il bénéficie de quelque soutien aux États-Unis, dans l'extrême droite du Parti républicain et parmi les sionistes chrétiens. Mais cette idée n'est certainement pas soutenue par la majeure partie de l'establishment américain de la politique étrangère, et en particulier par les Démocrates. L'administration Biden – connue pour avoir peu de sympathie pour Netanyahu, qui en 2012 a ouvertement soutenu le Républicain Mitt Romney à la présidence contre Barack Obama (et Biden, son vice-président) – s'en tient à la perspective, créée par les accords d'Oslo, d'un État palestinien croupion, pouvant fournir un alibi pour marginaliser la cause palestinienne et ouvrir la voie au développement des liens et de la collaboration entre Israël et les États arabes.(…)
L'indication la plus claire à ce jour qu'une partie de l'establishment militaro-politique israélien est d'accord avec l'administration Biden a été fournie par Ehud Barak, ancien chef d'état-major général des forces armées israéliennes et ancien premier ministre [qui] a peaufiné le scénario d'Oslo dans une interview accordée à The Economist.(…)

En fin de compte, les deux scénarios – le Grand Israël et Oslo – reposent sur la capacité d'Israël à détruire le Hamas à un degré suffisant pour l'empêcher de contrôler Gaza. » (15)

Les résidents palestiniens de Khirbet Zanuta emballent leurs biens et les matériaux de leur maison alors qu'ils fuient leur domicile à la suite d'un pic de violence des colons israéliens pendant la guerre de Gaza, en Cisjordanie, le 1er novembre 2023. (Oren Ziv).

Craig Mokhiber était le directeur du bureau de New York du Haut-Commissariat aux Droits Humains (HCDH) de l'ONU. Il a annoncé sa démission le 28 octobre dans une lettre adressée au Haut Commissaire : « Je vous écris à un moment de grande angoisse pour le monde, y compris pour beaucoup de nos collègues. Une fois de plus, nous assistons à un génocide qui se déroule sous nos yeux, et l'organisation que nous servons semble impuissante à l'arrêter. J'ai enquêté sur les droits humains en Palestine depuis les années 1980, j'ai vécu à Gaza en tant que conseiller de l'ONU pour les droits humains dans les années 1990, j'ai effectué plusieurs missions de défense des droits humains dans le pays avant et depuis et cette situation m'est profondément personnelle. J'ai également travaillé dans ces salles lors des génocides contre les tutsis, contre les musulmans bosniaques, contre les yézidis et contre les rohingyas. Dans chaque cas, lorsque la poussière est retombée sur les horreurs perpétrées contre des populations civiles sans défense, il est devenu douloureusement clair que nous avions manqué à notre devoir de répondre aux impératifs de prévention des atrocités de masse, de protection des personnes vulnérables et d'obligation de rendre des comptes aux auteurs de ces actes. Il en a été de même avec les vagues successives de meurtres et de persécutions contre les palestiniens tout au long de l'existence de l'ONU.

Nous échouons à nouveau. En tant qu'avocat spécialisé dans les droits humains, avec plus de trente ans d'expérience dans ce domaine, je sais bien que le concept de génocide a souvent fait l'objet d'abus politiques. Mais le massacre actuel du peuple palestinien, ancré dans une idéologie coloniale ethnique et nationaliste, dans la continuité de décennies de persécution et d'épuration systématique, entièrement fondée sur leur statut d'arabes, et associé à des déclarations d'intention explicites de la part des leaders du gouvernement et de l'armée israélienne, ne laisse aucune place au doute ou au débat.(…)
[Malgré ces], circonstances, [l]e pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l'intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l'objet d'attaques calomnieuses soutenues de la part d'un réseau organisé d'impunité en ligne. (…) [N]ous n'avons pas relevé le défi. Le pouvoir de protection du conseil de sécurité a de nouveau été bloqué par l'intransigeance des États-Unis, le secrétaire général est attaqué pour les protestations les plus légères et nos mécanismes de défense des droits humains font l'objet d'attaques calomnieuses soutenues de la part d'un réseau organisé d'impunité en ligne.

La voie de l'expiation est claire. Nous avons beaucoup à apprendre de la position de principe adoptée ces derniers jours dans des villes du monde entier, où des masses de personnes s'élèvent contre le génocide, même au risque d'être battues et arrêtées. Les palestiniens et leurs alliés, les défenseurs des droits humains de tous bords, les organisations chrétiennes et musulmanes et les voix juives progressistes qui disent « pas en notre nom », montrent tous la voie. Il ne nous reste plus qu'à les suivre.

Vendredi 27 Octobre 2023, à quelques rues d'ici, la gare Grand Central de New York a été complètement envahie par des milliers de défenseurs juifs des droits humains solidaires du peuple palestinien et exigeant la fin de la tyrannie israélienne, beaucoup d'entre eux risquant d'être arrêtés. Ce faisant, ils ont éliminé en un instant l'argument de propagande de la hasbara israélienne et le vieux tropisme antisémite selon lequel Israël représente en quelque sorte le peuple juif. Ce n'est pas le cas et, en tant que tel, Israël est seul responsable de ses crimes. Sur ce point, il convient de répéter (… ») que la critique des violations des droits humains par Israël n'est pas antisémite, pas plus que la critique des violations saoudiennes n'est islamophobe, que la critique des violations du Myanmar n'est antibouddhiste et que la critique des violations indiennes n'est contre les hindous.(…)

Je trouve également de l'espoir dans les parties de l'ONU qui ont refusé de compromettre les principes de l'organisation en matière de droits humains, en dépit des énormes pressions exercées en ce sens. Nos rapporteurs spéciaux indépendants, nos commissions d'enquête et nos experts des organes de traités, ainsi que la majorité des membres de notre personnel, ont continué à défendre les droits humains du peuple palestinien, alors même que d'autres parties de l'ONU, même au plus haut niveau, ont honteusement courbé l'échine devant le pouvoir. En tant que gardien des normes et des standards en matière de droits humains, le HCDH a le devoir particulier de défendre ces normes. Notre tâche, je crois, est de faire entendre notre voix, du secrétaire général à la dernière recrue de l'ONU, et horizontalement dans l'ensemble du système de l'ONU, en insistant sur le fait que les droits humains du peuple palestinien ne font l'objet d'aucun débat, d'aucune négociation ni d'aucun compromis, où que ce soit sous le drapeau bleu. » [16]

Le 7 octobre, civils, militaires et crimes de guerre

Si le Hamas s'était contenté d'attaquer casernes, commissariats, milices armées et de se retirer avec des prisonniers de guerre (à savoir des soldats), il est probable que le gouvernement Netanyahou aurait « riposté » de la même façon dévastatrice qu'il l'a fait, saisissant l'occasion de mettre en œuvre une nouvelle étape de sa politique d'épuration ethnique. Le Hamas aurait, pour sa part, réalisé ce qui devait bien faire partie de ses principaux objectifs : remettre la question palestinienne durablement sur le devant de la scène, bloquer la finalisation du processus de normalisation diplomatique des régimes arabes avec Israël (l'Arabie saoudite s'y engageant) et s'imposer comme un interlocuteur incontournable dans le jeu diplomatique, susciter une vague de solidarité dans la région, reprendre la main face à la concurrence d'autres mouvements à Gaza où son impopularité croissait, renforcer son implantation en Cisjordanie... Pour tout cela, il n'était nul besoin de massacrer des civils.

L'ONU elle-même a reconnu le droit des Palestiniens à se défendre, y compris sous forme armée. Le Hamas ne possède pas des missiles de précision lui permettant, s'il le voulait, de limiter au minimum le nombre de victimes civiles de ses bombardements (à la différence d'Israël). Il mène une guerre du faible au fort dans un environnement géographique qui lui interdit de déployer des guérillas dans des régions montagnardes peu peuplées. Il ne va pas aligner ses unités combattantes sur la plage ! Alors, il s'est enterré. Difficile de lui reprocher. Mais le 7 octobre, il avait le choix : s'en tenir aux cibles militaires ou pas.

Deux poids deux mesures ? La définition des crimes de guerre est précise. Cibler intentionnellement des personnes non armées en fait partie.

Nous dénonçons, à juste raison, les « deux poids deux mesures ». Les puissances occidentales dénoncent le « terrorisme » du Hamas, mais se gardent de dénoncer le « terrorisme d'Etat » d'Israël à Gaza. Toutes les grandes puissances ont d'ailleurs elles-mêmes commis ou couvert, dans un conflit ou un autre, de tels crimes visant à terroriser des populations en vue, notamment, d'imposer un « changement de régime ».

Cependant, pour que cette critique soit valide, nous ne devons pas reproduire nous-mêmes une posture « deux poids deux mesures », en nous taisant sur les crimes que des Etats ou des mouvements opposés aux Etats-Unis commettent. Le Hamas a bel et bien commis un crime de guerre d'envergure le 7 octobre dernier en s'attaquant à des civils de toutes générations et en les prenant en otages (de bébés à des personnes fort âgées) – elles et ils constituent la majorité des quelque 1200 personnes qui ont trouvé la mort. Les attaquants ont aussi assassiné de façon indiscriminée des Arabes, des migrant.es étrangers et des militant.es de la solidarité propalestinienne dont il connaissait parfaitement la présence sur place, comme Vivian Silver, 74 ans, particulièrement active dans la défense des Bédouins vivant dans le désert du Néguev. [17]

Vivian Silver a fondé et travaillé sur plusieurs initiatives visant à rassembler les Israéliens juifs et les Palestiniens (médias sociaux).

Les combattants du Hamas ont aussi commis des viols sur lesquels trop d'organisations progressistes se taisent. Certes, l'armée israélienne et ses services secrets ont fait du viol de Palestiniennes une politique de terreur, mais les crimes sexuels de l'un n'excusent pas ceux de l'autre.

Voici une déclaration publiée à ce sujet en France par des féministes internationalistes, antiracistes et anticolonialistes qui me paraît importante tant par son contenu que par le poids représentatif des signataires :

Nous sommes choquées et émues face à la violence qui se déploie en Palestine/Israël depuis le 7 octobre.

Nous refusons la déshumanisation des Palestiniens et Palestiniennes. Les bombardements meurtriers et les déplacements forcés que subissent les habitant·es de la bande de Gaza depuis plus d'un mois ont des conséquences tragiques : aujourd'hui, plus de 11 000 personnes ont été tuées par l'armée israélienne.

Parmi elles, les femmes et les enfants constituent la majorité des victimes selon l'ONU. Plus d'1,5 million de Gazaoui·es ont été jetées sur la route d'un exil sans issue alors que la bande de Gaza est fermée à double tour. Plus d'eau, plus de carburant, plus de nourriture, plus de médicaments. Et les bombes qui continuent de pleuvoir.

Le 7 octobre aussi la violence s'est exercée de manière déshumanisante et genrée : les habitantes des kibboutz comme les participantes à la rave ont subi viols, humiliations et mises à mort...

Comme dans toutes les guerres, les femmes sont des victimes singulières. A Gaza, aujourd'hui, 50 000 femmes sont enceintes selon l'ONU Femmes. Plus de 10% d'entre elles sont à moins d'un mois de leur accouchement. Lorsque l'on opère encore Gaza, on le fait à vif : les hôpitaux sont ciblés par les bombardements de l'armée israélienne et les stocks d'antidouleurs ou d'anesthésiants sont épuisés depuis longtemps. Les co

Membres