Le 20 septembre dernier avaient lieu un peu partout au pays des manifestations anti-2ELGBTQI+ organisées par le mouvement d’extrême droite 1 Million March 4 Children. Une autre manifestation est en préparation. Bien que ces démonstrations de haine puissent surprendre au premier abord, celles-ci s’inscrivent dans la réactualisation d’une rhétorique homophobe qui s’affirme de manière de plus en plus décomplexée.
Revue Relations
Centre d’analyse sociale qui pose un regard critique sur les structures sociales, politiques, économiques, culturelles et religieuses. Il publie la revue Relations et organise différentes activités publiques, notamment les Soirées Relations.
De l’identité de genre : ceci n’est pas un débat
L’autrice est éditrice/rédactrice à la revue Relations.
Bien qu’elle ne soit pas encore terminée, l’année 2023 aura été marquée par de nombreuses manifestations d’hostilité envers les communautés 2ELGBTQI+ d’un océan à l’autre. Celles-ci ont pour dénominateur commun une rhétorique de la contagion – l’homosexualité serait un virus transmissible – qui, dans les dernières décennies, était surtout mobilisée pour alimenter l’homophobie. C’est bien cela qui est en jeu dans la controverse entourant l’heure du conte drag. Aux yeux des homophobes et des transphobes, les drag queens ne peuvent pas être simplement des professionnelles du spectacle qui promeuvent le goût de la lecture et encouragent une sensibilité envers la diversité auprès des jeunes enfants, il s’agit fatalement d’homosexuels venus recruter dans les écoles pour grossir les rangs de la « déviance sexuelle ». La personne homosexuelle ne serait donc pas une personne à part entière, elle se trouve réduite à sa sexualité, surconnotée par celle-ci. Par un glissement de cette logique déjà tordue, les drag queens sont vues comme des perverses sexuelles en puissance, voire des pédophiles. Parmi les opposant·es à l’heure du conte se trouvent de nombreuses personnes conspirationnistes, qui se cherchent visiblement de nouvelles cibles depuis l’abandon des mesures sanitaires pour combattre la COVID-19.
Même si l’amalgame homosexualité-pédophilie ne date pas d’hier, l’instrumentalisation des enfants dans les discours homophobes et transphobes prend une ampleur inédite depuis les derniers mois. Ce sont principalement les enfants qui doivent être « protégé·es » des « déviant·es » du genre, en particulier des personnes trans et non binaires. Les tenant·es de ce discours affirment ne pas être homophobes ni transphobes, et seulement exercer leur liberté d’expression en se prononçant pour l’élimination des questions liées à l’orientation sexuelle et à l’identité de genre dans les cursus scolaires, et aussi contre les pronoms non genrés, comme « iel » et « ille », et les toilettes mixtes dans les écoles. Toutefois, le simple fait de refuser l’emploi de pronoms choisis par les personnes concernées est en soi un affront à leur droit à la dignité et le droit à l’existence de toutes les identités. D’ailleurs, on a déjà commencé à retirer des droits aux jeunes trans et non binaires de moins de 16 ans au Nouveau-Brunswick et en Saskatchewan, où chacun·e doit obtenir une autorisation parentale pour utiliser en classe son pronom choisi. Les progressistes-conservateurs au Manitoba ont aussi flirté avec cette idée, en faisant même un enjeu électoral, mais la victoire du Nouveau parti démocratique (NPD), dirigé par Wab Kinew, laisse croire qu’une telle politique ne verra pas le jour.
L’identité de genre n’est pas un concept
Qualifier l’identité de genre d’ « idéologie » est profondément transphobe : les personnes trans et non binaires existent, iels ne sont pas des abstractions théoriques. Gabrielle Boulianne-Tremblay, écrivaine et militante trans, trouve aberrant que les débats des dernières semaines cherchent à remettre en cause jusqu’à l’identité même des personnes trans et non binaires. Elle affirmait avec raison sur les ondes de Noovo : « Mon identité de genre, ce n’est pas un concept, ce n’est pas quelque chose que je performe, c’est vraiment qui je suis ».
Pourtant, au Québec, plusieurs politicien·nes et chroniqueur·euses tombent dans le piège de s’engager dans ce qui leur paraît une controverse en privilégiant l’avenue de la réflexion et du débat de société, alors que ce dernier n’a pas lieu d’être. Le contexte actuel est d’une violence inouïe : faut-il rappeler l’attaque terroriste survenue à l’Université de Waterloo, où une professeure et deux étudiant·es ont été poignardé·es en raison de leur participation à un cours sur l’identité de genre ? La priorité du gouvernement et de la société devrait être d’assurer le respect de la dignité des personnes trans et non binaires, qui sont parmi les principales cibles des personnes intolérantes. Comme nous le rappelle Boulianne-Tremblay, ce sont d’êtres humains dont il est question ici, pas de théories.
D’une « controverse » à l’autre
Lors de la dernière rentrée scolaire, l’affaire Mx Martine a fait les manchettes au Québec. Cette personne enseignante non binaire utilise l’appellation « Mx », alternative non genrée à « Monsieur » et « Madame » ; une lettre rédigée par la direction de son école a été envoyée aux parents pour les en informer. Même si la grande majorité des membres du personnel et des parents a très bien réagi à cette annonce, un homme associé au mouvement conspirationniste, outré que l’on veuille « exposer » des enfants à « cela », a diffusé ladite lettre sur ses médias sociaux, provoquant une déferlante de haine à l’endroit de Mx Martine.
Si les politicien·nes reconnaissent d’emblée que la violence n’a pas sa place, iels font rapidement bifurquer le sujet vers l’importance d’avoir une réflexion de société sur les pronoms neutres, et donc sur l’écriture inclusive. Or ce n’est pas à la société québécoise de décider comment s’adresser à un·e professeur·e non binaire, nous n’avons pas à débattre de cela. Il devrait aller de soi que l’on respecte les appellations et les pronoms choisis par les personnes de la diversité de genre, c’est une simple question de décence. Une réponse adéquate à l’affaire Mx Martine serait de normaliser le fait de demander leurs pronoms aux nouvelles personnes que l’on rencontre, mais également de rappeler que l’identité et l’expression de genre sont des motifs interdits de discrimination, selon la Charte des droits et libertés de la personne.
Dans la foulée de cet événement et de la controverse concomitante entourant le projet de toilettes mixtes à l’école secondaire d’Iberville à Rouyn-Noranda, qui a depuis été interdit, l’identité de genre a été assimilée à une idéologie de la gauche radicale, au même titre que le privilège blanc et le racisme systémique. Il est pour le moins inquiétant que Paul St-Pierre Plamondon, un élu de l’Assemblée nationale, tienne ce genre de discours. Ces notions servent à rendre intelligibles les grandes structures – plus ou moins visibles – qui modulent notre société, qu’il s’agisse de la blanchité, de l’hétérosexisme ou encore du cissexisme, tous idéologiques. Ces enjeux doivent être enseignés parce qu’ils sont encore largement méconnus dans la société générale, y compris la classe politique. Les propos de Marie Houzeau, directrice générale de GRIS-Montréal, un organisme communautaire qui démystifie les orientations sexuelles et les identités de genre dans les écoles, sont pour le moins inquiétants. En 2023, elle remarque que l’homophobie est élevée au rang d’opinion légitime, sous le prétexte de la liberté d’expression, autant chez les jeunes que dans la population générale, alors que les propos homophobes n’étaient plus acceptés en classe depuis les années 2000. Pour contrer cette tendance, l’éducation est bien sûr fondamentale et il est important que les jeunes personnes appartenant à des groupes minoritaires puissent se voir représentées, car la représentation est d’une importance capitale pour la validation des identités de genre. La Division scolaire de Brandon, au Manitoba, l’a bien compris en s’en remettant aux témoignages à cet effet de jeunes queers et en refusant la requête d’une dizaine de délégué·es qui demandaient le retrait des livres portant sur les réalités 2ELGBTQI+ des bibliothèques scolaires.
Un comité injustifié
Au Québec, cette question de la représentation se pose en ce qui concerne le « comité de sages », proposé par le premier ministre François Legault et dont la composition sera dévoilée en décembre prochain. Le 13 septembre dernier, le ministre de l’Éducation Bernard Drainville annonçait que ce comité serait en mesure de poser un regard « très apaisé, très serein » et « très scientifique ». En lisant entre les lignes, on peut se douter que les personnes concernées ne seront pas impliquées dans le processus parce que trop proches de ces questions, trop « émotives ». En entrevue avec Anne-Marie Dussault, Boulianne-Tremblay partageait ses inquiétudes. Pour elle, le mot « sages » laisse comprendre que les personnes trans et non binaires seraient déraisonnables, alors qu’elles ne veulent qu’être incluses dans la société.
La ministre de la Famille Suzanne Roy, chargée de former ce comité de sages, confirme ces craintes. Quand on l’a questionnée sur l’inclusion de personnes 2ELGBTQI+ au sein de ce comité, elle a répondu qu’il ne s’agit pas d’un comité de représentation, ajoutant que les « sages » devront être des gens crédibles, « de par ce qu’ils ont fait et de par ce qu’ils sont ». Cela revient à ne pas reconnaître une expertise qui a pourtant servi à la conception d’un guide à l’intention des milieux scolaires, « Pour une meilleure prise en compte de la diversité sexuelle et de genre », publié en 2021 par le ministère de l’Éducation. La réflexion que ce comité de « sages » se propose de faire a donc déjà été faite, sans oublier que le gouvernement peut également compter en tout temps sur les conseils du Bureau de lutte contre l’homophobie et la transphobie. La ministre Roy a beau assurer qu’elle ne fera pas table rase du travail réalisé par ce Bureau, certaines de ses déclarations permettent d’en douter, surtout quand elle assure vouloir respecter les « différentes perspectives ». Or, l’homophobie et la transphobie ne sont pas des perspectives, pas plus que la transidentité, qui est une façon d’être au monde. Le recours à un comité de sages alors que le gouvernement dispose déjà d’un guide sur ces enjeux fait craindre un recul au niveau des droits et libertés des personnes trans et non binaires : la mobilisation devra être forte devant cette montée de la droite.
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L’entrepôt Van Horne au cœur des luttes pour l’habitabilité
L’auteur est chercheur postdoctoral au département d'études urbaines et touristiques de l’UQAM
En réponse à la multiplication des déclarations aberrantes de François Legault et de la ministre de l’Habitation France-Élaine Duranceau ces dernières semaines pour défendre le projet de loi 31, le collectif montréalais d’art public Le Sémaphore a eu l’idée d’utiliser les murs de l’entrepôt Van Horne pour projeter un « bêtisier de la crise du logement ». Pour la deuxième fois en seulement quelques mois, le collectif a créé le « buzz » en se servant de cet entrepôt pour une action. Mais pourquoi ce lieu est-il devenu significatif pour la mobilisation citoyenne contre les dérives immobilières ? Voici un petit retour en arrière pour en comprendre les enjeux.
Le 15 février dernier, le collectif Le Sémaphore projetait plusieurs messages immenses sur l’icônique édifice industriel du 1, avenue Van Horne, dans le Mile End. On pouvait en effet y lire les slogans suivants : « Logements sociaux », « Nous sommes là », « Ateliers d’artistes », « Coop d’habitation », « Lieu de création », « Plus de social, moins de luxe », « Eat the rich » et « Droit à la ville ». Mais que s’est-il passé avec ce bâtiment pour qu’il devienne en une nuit un symbole puissant des dynamiques spatiales et des luttes urbaines dans les quartiers centraux montréalais ?
Le promoteur Rester Management a fait connaître en début d’année un pré-projet à l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal dans le but de convertir l’entrepôt en hôtel-boutique et en bureaux, agrémentés de restaurants et d’une terrasse sur le toit. Le Plateau-Mont-Royal a ensuite consulté la population via un sondage en ligne au sujet de la proposition de transformation, recueillant ainsi plus de 10 000 avis citoyens, ce qui est une participation exceptionnelle. Selon les résultats de la consultation, dévoilés le 3 avril dernier, près de 70 % des personnes répondantes se sont dites préoccupées par le projet. En fait, la grande majorité des répondant·es sont d’accord avec le changement d’affection du site et le réaménagement de l’espace public riverain. Le bât blesse lorsqu’il est question d’une vocation commerciale : 74 % sont en désaccord avec la présence de bureaux et d’un hôtel et 43 % avec l’ajout de commerces au rez-de-chaussée. Beaucoup sont d’accord avec une vocation culturelle, avec des locaux pour les organismes communautaires et, en général, une conservation du caractère historique du bâtiment. Surtout, 40 % des répondant·es désireraient que les pouvoirs publics construisent des logements sociaux.
Or, comme l’arrondissement le souligne, la construction de logements, qu’ils soient sociaux ou autres, est impossible pour 3 raisons. D’abord, depuis 2015, il est interdit de construire du résidentiel à proximité de voies ferrées suite à la tragédie de Lac-Mégantic. Puis, le Plan de développement urbain, économique et social du secteur ainsi que le Plan d’urbanisme de la Ville de Montréal prévoient une vocation strictement économique pour l’usage des sols dans ce secteur. Il est en effet ironique qu’un hôtel pourrait y voir le jour, mais pas des logements sociaux. Toutefois, le bâtiment serait idéal pour des ateliers d’artistes. Le Mile End s’est gentrifié rapidement en raison de la présence historique d’ateliers peu coûteux dans ces entrepôts abandonnés par l’industrie manufacturière dans l’ère post-fordiste. Or, les espaces de création à faible loyer se font de plus en plus rares dans le quartier, ayant cédé leur place à des bureaux d’entreprises de haute technologie (Ubisoft, Microsoft, Google, etc…). C’est ce qu’on pourrait appeler la période « Silicon Valley » du Mile End dans laquelle on se trouve encore aujourd’hui. De plus, avec la fin du programme Accès-Logis (qui finance spécifiquement la création de logements sociaux et communautaires) annoncée par Québec, les perspectives de voir apparaître de nouveaux logements sociaux dans le Mile End sont plutôt sombres. Les différents paliers de gouvernements ne semblent pas préoccupés outre mesure par les besoins des résident·es les plus précaires des quartiers centraux montréalais. La gentrification continue ainsi de plus belle…. Et les promoteurs auront toujours le dernier mot, malgré des apparences de consultations et de démocratie, tant et aussi longtemps qu’un véritable droit à la ville – tel qu’envisagé par le philosophe Henri Lefebvre – qui permettrait l’autogestion des usages urbains par les habitant·es, n’est pas véritablement établi.
L’art de rue proposé par le collectif Le Sémaphore aura permis de capter l’attention, tout en ouvrant des réflexions sur des usages autres des environnements urbains et du cadre bâti en général. Ces projectionnistes engagé·es ont réussi, avec peu de moyens mais une grande efficacité, à créer un « problème public » autour du dossier du 1, avenue Van Horne. Est-ce que la consultation aurait attiré autant d’avis et d’articles de journaux sans l’action du collectif Sémaphore ? Probablement pas. L’action citoyenne a le mérite d’avoir « braqué les projecteurs » sur ce projet et de l’empêcher d’emprunter la voie rapide.
Pour l’heure, le promoteur Rester Management affirme prendre en compte les résultats de la consultation publique, alors qu’il est de retour à la table à dessin dans l’objectif de modifier son projet et de le re-soumettre éventuellement. La Ville a quant à elle démarré une évaluation de l’intérêt patrimonial du bâtiment. Rien n’est joué, mais prochainement, la mobilisation et la pression citoyennes* sur l’arrondissement du Plateau Mont-Royal et la Ville devront être maintenues pour contrecarrer les plans du promoteur et ainsi garantir la vocation collective et sociale du bâtiment.
Entretemps, nul doute que l’entrepôt s’illuminera le soir par les actions inspirantes du Sémaphore…
*Pour ne pas manquer les nouvelles au sujet du réaménagement de l’entrepôt Van Horne, nous vous invitons à suivre les groupes mobilisés sur cette question comme Mile End Ensemble, le Comité des Citoyens du Mile End, la CDC Plateau-Mont-Royal et le Groupe d’action citoyenne de Villeray et Petite-Patrie.
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La richesse de la pauvreté
L’auteur, chercheur associé au Centre justice et foi, a été rédacteur en chef de Relations (2005-2019) et a publié Le désert et l’oasis. Essais de résistance (Nota Bene, 2016)
Le 6 avril dernier, Le Devoir publiait une lettre de l’écrivain Yvon Rivard, «L’oubli de soi», adressée à l’historien Gérard Bouchard. Il y réagissait au texte d’opinion en deux volets que ce dernier avait publié en mars sous le titre de «Notre impuissance». La lettre était accompagnée de la réponse de Bouchard («De la richesse et de la pauvreté»). Cet échange a inspiré à notre collaborateur Jean-Claude Ravet ce billet de blogue.
En lisant le texte d’Yvon Rivard, j’ai été frappé d’y voir tout pour soulever un débat de société, tant il jette un pavé dans la mare de la bien-pensance à l’égard de la Révolution tranquille, selon laquelle celle-ci serait en quelque sorte l’acte de naissance du Québec moderne. Si pour Bouchard il s’agissait pour le peuple québécois de sortir de sa condition « analphabète, prolétaire et colonisé[e] » puis de la « piètre idée et même de la honte qu’il avait de lui-même pour lui inspirer le respect de soi et, si possible, de la fierté », Rivard lui répond par ces lignes puissantes qui vont à contre-courant du récit auquel nous sommes habitués : « Nous n’avons pas su combattre la misère sans nous détourner de l’esprit de pauvreté, combattre l’analphabétisme sans oublier la valeur nue des êtres sans langage, combattre l’aliénation sans reproduire la culture du dominant. »
Ce que rappelle Rivard a valeur de coup de poing et son constat est implacable : « C’est la recherche de l’argent et du savoir pour contrer la pauvreté et l’ignorance qui explique l’échec de la Révolution tranquille. » C’est donc d’avoir perdu de vue, au cœur de ces luttes, que ces mêmes analphabètes, prolétaires et colonisés, possédaient une richesse et un savoir précieux, qu’il aurait fallu préserver et valoriser, comme des oasis inestimables – au lieu de cela, on a laissé croître le désert. L’esprit petit-bourgeois a pris le dessus, avec le mépris du peuple et de la culture et de la religiosité populaires qui le caractérise ; obnubilé par le pouvoir de l’argent, le consumérisme et les promesses technologiques, entre autres, il a contaminé la société entière. En appui à sa thèse, Rivard cite pertinemment Simone Weil, et sa critique de l’argent (L’enracinement, Gallimard, 1949), il aurait tout aussi bien pu se tourner vers Pasolini, et sa critique de l’esprit bourgeois (dans Écrits corsaires, Flammarion, 1976), qui avait aussi miné, selon lui, les luttes d’émancipation en Italie dans les années 1960-1970.
La thèse de Rivard est percutante, mais de débats il n’y en aura pas, je le crains, car on n’aime guère au Québec, sur ce sujet, nager à contre-courant de la pensée dominante, préférant plutôt être porté par sa vague rassurante. Gérard Bouchard lui-même n’y oppose qu’une esquive bienveillante : « ma pensée […] ne vole pas aux mêmes altitudes que la tienne », lui explique-t-il dans sa réponse, comme pour se dédouaner de refuser de partager son point de vue, notamment de voir « dans la pauvreté une richesse », et « dans la faiblesse les conditions d’une humanité ».
Le savoir de la pauvreté et de la fragilité
Et pourtant, je pense que ce qu’avance ici Yvon Rivard à propos de la Révolution tranquille concerne plus que jamais notre époque. C’est en s’obstinant à ignorer que notre pauvreté est une richesse et notre fragilité une force que nous sommes entrés, en tant qu’humanité, dans une crise écologique et sociétale sans précédent, allant jusqu’à menacer les conditions matérielles et symboliques de notre existence. Oui, la vie est fragile. Aucune richesse, clinquante et sonnante, nulle puissance technique ne peuvent s’y substituer sans favoriser du même coup des facteurs de déshumanisation. Et c’est en acceptant d’entendre enfin cette vérité, et en persistant dans cette voie, que pourra se forger, à travers nos vulnérabilités enfin partagées, un véritable pouvoir commun – pas celui qui domine, mais celui qui sert – et une véritable richesse – pas celle qui est accaparée par des voleurs et dévorée par les vers, comme dit l’Évangile, mais celle qui s’amasse en partageant.
Cette crise que nous vivons est en cela une chance dans notre malheur, car elle a la vertu insigne d’arracher les dernières illusions qui peuvent encore nous faire croire que le « train du progrès », dans lequel nous sommes tous et toutes embarqués, nous mène droit vers la prospérité et le bonheur assurés – croyance partagée par l’Occident entier, qui en était le promoteur à l’échelle planétaire, et qui a mû la Révolution tranquille. Et nous en goûtons collectivement le prix amer et la terrible désillusion. Encore faut-il accepter d’en prendre la pleine mesure, ce que font encore trop peu de gens, notamment ceux et celles qui tiennent les rênes du pouvoir, laissant « le train du progrès » poursuivre sa course folle vers le mur annoncé, n’appliquant que trop discrètement les freins, alors qu’il faudrait sans hésitation tirer les freins d’urgence.
Humblement humains
Il est ainsi plus que temps, avant qu’il ne soit trop tard, d’assumer notre condition humaine et terrienne, terreuse dirait la Genèse (adamah en hébreu signifiant terre, humus), que tant de sagesses millénaires explorent à leur manière, afin que des liens libérateurs puissent se tisser non seulement entre humains, mais aussi avec le vivant, et la nature entière, qui est notre matrice. C’est à ces liens vivants en effet que cette pauvreté et cette fragilité fondamentale renvoient : à notre étroite interdépendance avec ce qui nous fait naître et nous permet de croître. C’est ce que signifie, dans la tradition biblique, être gardiens de ses frères et sœurs, et en même temps gardiens de la Terre, et non pas des maîtres et possesseurs de la nature, car ceux-là ne sont que « des pauvres qui ont l’illusion d’une autonomie totale, mais qui paient cette illusion au prix de la santé même de la Terre qui nous fait vivre », écrit l’écrivain et philosophe Jean Bédard dans « Nous sommes tous pauvres » (Relations, no 794, février 2018).
Reconnaître humblement cette condition terrienne de pauvreté et de faiblesse est la voie de guérison et la source de la véritable richesse et du véritable pouvoir, qui s’enracinent dans le don, le partage, le service, aux antipodes de la richesse capitaliste, de l’esprit de compétition et du pouvoir qui ont été érigés en modèle, pour notre plus grand malheur – œuvre du « progrès » menée dans l’esprit bourgeois –, avec lequel il faut apprendre à rompre. C’est le passage nécessaire pour s’ouvrir à un progrès qui s’aventure aussi dans l’âme, éveille les sens au sens de la vie, interroge les profondeurs de l’être, conforte la quête autant de pain que d’infini, de justice que de beauté, et repose sur la connaissance comme sur la reconnaissance – la gratitude à l’égard de la vie fragile qui nous a été donnée.
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Répudiation de la Doctrine de la découverte : un geste important, prélude à une solidarité plus aboutie
L’auteur est responsable de la recherche au Centre justice et foi.
Le 30 mars dernier, deux importantes institutions vaticanes ont publié une répudiation sans équivoque de ce qu’on a appelé la Doctrine de la découverte, répondant ainsi à une revendication de longue date des peuples autochtones et de certaines instances ecclésiales (dont la conférence épiscopale canadienne), conscientes des effets dévastateurs de ce concept issu de bulles papales publiées au XVe siècle sur la dignité et la souveraineté des Premiers Peuples. Cette doctrine agissait en effet comme une caution morale des conquistadors et des colonisateurs de tout acabit. Après plus de cinq siècles, la répudiation de la doctrine ouvre la voie à une solidarité plus aboutie des catholiques avec les luttes des Premières Nations, des Métis et des Inuit, mais aussi avec celles des peuples autochtones de partout dans le monde.
Saluée par un grand nombre de leaders autochtones, accueillie avec prudence par certains autres, la récente Note commune sur la « Doctrine de la découverte » est l’aboutissement des luttes pluriséculaires des Premiers Peuples contre la dépossession territoriale et la sujétion politique des États colonialistes, dont ils font toujours l’objet, y compris au Canada. Cette déclaration s’inscrit dans la foulée du pèlerinage pénitentiel du pape François en terre canadienne en juillet 2022 et répond au 49e appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui demandait aux Églises et aux confessions religieuses de répudier sans équivoque la Doctrine de la découverte. Les leaders et les militants autochtones l’ont d’ailleurs rappelé à chaque étape de la visite du pape au Canada, parfois même banderole à la main, et cela jusque dans la nef de la basilique Sainte-Anne-de-Beaupré.
De quoi parle-t-on ?
La Doctrine de la découverte (appelée terra nullius à partir du XIXe siècle, dans la foulée de l’arrêt Marshall de 1823) supposait que les terres des Amériques étaient « vides » et sans propriétaires, permettant ainsi aux nations chrétiennes d’en disposer à leur guise. Elle tire sa source de la bulle Dum diversas sanctionnée en 1452 par le pape Nicolas V, dans laquelle celui-ci donnait aux rois d’Espagne et du Portugal la « permission complète et libre d’envahir, de rechercher, de capturer et de soumettre les Sarrasins et les païens et tous les autres incroyants et ennemis du Christ où qu’ils puissent être, ainsi que leurs royaumes, duchés, comtés, principautés et autres biens […] et de réduire leurs personnes en servitude perpétuelle. » Promulguée dans un contexte de croisade – à l’heure de la chute de Constantinople aux mains des Turcs ottomans et de la reconquête de la Péninsule ibérique par les Rois Catholiques –, cette bulle papale sera renouvelée en 1454 (Romanus pontifex) et en 1493 (Inter Cætera). La doctrine énoncée par ces bulles prendra cependant une tout autre signification à partir de 1492, lorsque les Espagnols débarqueront à Saint-Domingue et sur les rivages des Amériques, amenant dans leur sillage conquistadors, missionnaires, chasseurs d’esclaves et épidémies mortelles. Ceux-ci seront bientôt suivis par des colonisateurs portugais, français, hollandais et britanniques voulant réclamer leur part du « butin » et perpétuant, chacun à leur manière, les dynamiques génocidaires qui se sont abattues sur les peuples autochtones…
Bien qu’il s’inscrive dans la foulée des excuses du pape François prononcées en 2015 en Bolivie, « pour les offenses de l’Église elle-même, mais [aussi] pour les crimes [commis] contre les peuples autochtones durant ce que l’on appelle la conquête de l’Amérique », cet appel à la répudiation de la Doctrine de la découverte ne date cependant pas d’hier. Dès les débuts de la colonisation espagnole des Amériques, diverses voix catholiques s’étaient élevées pour dénoncer la brutalité des conquistadors, dont celle du dominicain Bartolomé de Las Casas, éveilleur de consciences et défenseur des droits des Autochtones. Dès les années 1530, l’Église catholique prend acte de ces violences, comme en fait foi la bulle Sublimis Deus du pape Paul III, publiée en 1537, qui reconnaissait la dignité, la liberté et la souveraineté des Autochtones. Cette bulle restera cependant lettre morte, les grandes puissances catholiques et les conquistadors n’en ayant pas tenu compte, cela au nom de la liberté et de l’autorité de l’État absolutiste et de la défense de leurs intérêts. Malgré quelques expériences prophétiques au Mexique de Bartolomé de Las Casas dans les années 1500, puis dans les missions jésuites du Paraguay aux XVIIe et XVIIIe siècles, les pouvoirs coloniaux ont eu largement préséance sur les voix qui se portaient à la défense d’un plus grand respect des peuples autochtones, poussant Rome à abroger la bulle Sublimis Deus, trop favorable aux droits des Autochtones aux yeux des colonisateurs.
La Doctrine de la découverte, armature des politiques canadiennes et québécoises
Bien que partiellement répudiée par Rome, cette doctrine juridique [1] s’est sécularisée et universalisée, devenant même l’un des piliers du droit des pays protestants et anglo-saxons, pourtant férocement antipapistes et anticatholiques. Les colonisateurs britanniques, puis étasuniens, canadiens et québécois feront donc de la Doctrine de la découverte l’armature de leurs politiques envers les Premiers Peuples, refusant de reconnaître des droits ancestraux et territoriaux à ces derniers. Notamment, cette idée voulait que l’État canadien soit le propriétaire de l’ensemble des terres publiques, que le domaine royal ou étatique soit indivisible et que l’État fédéral ait préséance sur toutes les législations dites inférieures. Or, les Premiers Peuples ont toujours affirmé face à l’État canadien que jamais ils n’ont cédé d’une quelconque manière leurs territoires et l’autonomie politique qui s’y rattachent. Cela s’est fait en vain, hélas, sauf en des cas précis : des traités et conventions comme celles de la Baie-James ou de la Paix des Braves. Ou encore les traités numérotés dans l’Ouest canadien.
Un exemple de cette situation a été donné récemment par le gouvernement du Québec. En effet, lorsque le premier ministre François Legault et son super-ministre de l’Économie Pierre Fitzgibbon ont annoncé leur nouvelle politique énergétique, impliquant la multiplication des barrages afin de répondre aux besoins des alumineries et des industries extractives, ils n’ont pas pris en compte les inquiétudes des communautés autochtones qui seront les premières touchées par ces projets, ce qui augure mal pour le respect des droits et titres autochtones lors de ces potentiels chantiers. De plus, Mandy Gull-Masty, la cheffe du Grand Conseil des Cris du Québec, a été étonnée du décalage entre les annonces faites par le gouvernement caquiste et la teneur de ses pourparlers avec Sophie Brochu, la p.-d.g. démissionnaire d’Hydro-Québec. Cette apparente absence de dialogue d’égal à égal et de nation à nation confirme la propension à reléguer les Premières Nations au rang de peuples invisibles perpétuels.
Justin Trudeau et François Legault ont beau jeu lorsqu’il s’agit de dénoncer – à juste titre, d’ailleurs – l’Église catholique et son rôle dans ces politiques génocidaires. Cela dit, ils continuent jour après jour d’appliquer textuellement la doctrine de la terra nullius, en donnant le feu vert à des projets de pipelines, de mines, d’exploitation forestière, de barrages hydroélectriques sans toujours remplir leurs obligations de consulter en toute transparence et d’égal à égal les nations autochtones – ou encore, en ce qui concerne le gouvernement du Québec, en niant l’existence du racisme systémique et du colonialisme dans nos institutions publiques.
Trop peu, trop tard ?
Attendue pendant près de 500 ans par les peuples autochtones, cette condamnation romaine de la Doctrine de la découverte n’est pas sans défauts ni angles morts. Comme l’a relevé le juriste métis Bruce McIvor, les rédacteurs de la Note commune sur la « Doctrine de la découverte » forcent le trait lorsqu’ils accusent les puissances coloniales d’avoir « manipulé à des fins politiques [les bulles papales du XVe siècle] afin de justifier des actes immoraux à l’encontre des peuples autochtones. » Or, ces bulles sont éminemment explicites quant aux violences qu’elles autorisent de la part des Rois Catholiques et de leurs successeurs. McIvor déplore également que le document romain se soit « contenté » de répudier moralement cette doctrine, plutôt que plaider en faveur de son abrogation pure et simple, cela au regard de ses effets concrets et actuels sur les peuples autochtones d’ici et d’ailleurs dans le monde. Il s’explique mal que ce document romain ait été rédigé aussi tardivement et qu’il n’ait pas été prêt au moment de la visite du pape au Canada, à l’été 2022. En regard des enjeux essentiels soulevés par la Doctrine de la découverte et sa place centrale dans les revendications pluriséculaires des Premiers Peuples, ce document aurait dû être présenté par le pape lui-même à l’occasion de cette visite officielle, ce qui aurait donné encore plus de poids et d’autorité morale à cette déclaration.
Saluons malgré tout l’audace du document, de même que son importante portée symbolique, le Vatican parlant ainsi au nom des 1,3 milliard de catholiques dans le monde, dont un grand nombre sont d’ailleurs issus de peuples indigènes, souvent victimes de spoliations et de vexations quotidiennes. En dépit de ses imperfections, cette prise de position de Rome semble être un autre pas dans la bonne direction, dans la foulée du Synode en Amazonie, de l’appui d’un grand nombre d’organisations catholiques à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, et des excuses du pape aux victimes des politiques génocidaires d’un bout à l’autre des Amériques.
Il appartient maintenant aux catholiques québécois et canadiens de poursuivre leurs engagements en solidarité avec les Premiers Peuples, tant en termes de réparations que de soutien à leurs revendications, y compris territoriales, comme y invitait d’ailleurs le juriste anichinabé John Borrows. En acceptant de marcher humblement à leurs côtés, sans s’imposer, dans une posture d’écoute. Comme l’ont déjà fait bon nombre de chrétien·nes par le passé, en soutenant la lutte des Mohawks lors de la crise d’Oka, celle des Innus du Labrador contre les vols d’avions de chasse à basse altitude ou encore celle des Wet’suwet’en contre le gazoduc Coastal GasLink et le bras armé de l’État canadien. Solidaires des mobilisations citoyennes ayant mené à l’adoption de la Déclaration des Nations Unies pour les droits des peuples autochtones et plaidant maintenant en faveur de sa pleine mise en application dans les lois canadiennes, les chrétiennes et chrétiens sont appelé·es à joindre leur voix aux coalitions de la société civile défendant la décolonisation du Canada et une reconnaissance plus aboutie de la souveraineté des Premiers Peuples.
[1] La Note commune sur la « Doctrine de la découverte » insiste sur la nécessité de distinguer la doctrine juridique de la doctrine religieuse, qui ne sont pas du même ordre. La doctrine juridique relève du droit, c’est-à-dire de l’ensemble des dispositions interprétatives ou directives qui faisaient consensus à un moment précis et dans un État déterminé, afin de régler le statut des personnes et des biens. Une doctrine religieuse est plutôt de l’ordre de la foi et des convictions fondamentales d’un groupe religieux : c’est le cas du Credo (Je crois en Dieu) par exemple pour les chrétiens. C’est pourquoi la Note défend l’idée que le Doctrine de la découverte « ne fait pas partie de l’enseignement de l’Église catholique », au sens où elle n’engageait pas la foi des catholiques.
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Parlons éducation : de l’espoir pour l’école québécoise
L’auteur, syndicaliste et enseignant, a été président de la Fédération nationale des enseignantes et des enseignants du Québec de 2009 à 2012
Le ministère de l’Éducation, à travers les gouvernements successifs, semble naviguer à vue et ne pas prendre la pleine mesure des graves problèmes qui touchent notre système scolaire. Pour contrer cette inertie et refaire enfin de l’éducation une priorité centrale, quatre organisations citoyennes ont lancé la démarche de réflexion collective Parlons éducation, qui se déroulera ce printemps par la tenue d’une vingtaine de forums aux quatre coins du Québec.
On n’en finit plus de signaler les nombreux problèmes de l’école québécoise : pénurie majeure d’enseignantes et d’enseignants, vétusté des écoles, obsession malsaine (de plus en plus décriée) de la réussite chiffrée des élèves et de la performance des écoles, et surtout, iniquité d’un système de ségrégation scolaire[1] – entre privé subventionné, public sélectif et public « ordinaire » – qui échoue lamentablement à réaliser le brassage social que l’éducation devrait permettre. Dans les faits, les clivages sociaux, que l’école devrait pourtant contribuer à gommer, s’aggravent. Un sombre portrait, qui ne doit cependant pas occulter les nombreuses petites merveilles et réalisations positives du personnel de nos écoles.
Soixante ans après le Rapport Parent, l’effort de démocratiser l’accès à l’école, à la réussite scolaire, ainsi que l’insertion sociale par les études demeure un chantier inachevé. De toute évidence, la société a connu depuis de profonds bouleversements, qui ont modifié notamment les rapports aux institutions et aux valeurs traditionnelles (famille, religion, identités collectives et individuelles) au sein d’un tissu social qui s’est distendu. À ces changements socioculturels, s’ajoute une proportion d’élèves issus de l’immigration en augmentation constante, en particulier dans les écoles montréalaises, ce qui modifie en profondeur le contexte dans lequel l’école doit s’acquitter d’une mission d’instruction et de socialisation de plus en plus complexe et soumise à des pressions de plus en plus nombreuses.
Parmi celles-ci, on ne peut passer sous silence l’explosion des médias sociaux et l’omniprésence du numérique ; malgré l’utilité incontestable des nouvelles technologies, il reste qu’un temps d’écran excessif chez les jeunes peut avoir un impact négatif sur leur parcours scolaire. Comme le montrent certaines études, il y aurait un lien entre un usage numérique problématique et l’augmentation dramatique du nombre d’élèves rencontrant des difficultés de socialisation et d’apprentissage[2]. Cette prépondérance du numérique dans le quotidien des jeunes élèves ne nous impose pas seulement de les aider à acquérir une littératie numérique critique devenue incontournable, mais aussi de leur enseigner à naviguer de manière sécuritaire à travers la pollution de notre environnement informationnel et à distinguer « l’info de l’infaux ».
Se dégage ainsi, face à des difficultés conjoncturelles ou récurrentes, une impérieuse nécessité de redéfinir la mission de l’école. Toutefois, les problèmes de l’école ne peuvent pas se résoudre à la pièce, car ils sont interreliés. Les solutions devraient pouvoir s’appuyer sur des diagnostics précis et découler d’orientations réfléchies et les plus consensuelles possibles, car l’éducation est une responsabilité collective. Aussi, les changements nécessaires doivent faire l’objet d’une adhésion large, particulièrement chez celles et ceux qui sont concerné·es au premier chef : les artisan·es de l’éducation, sur qui repose en priorité la mise en œuvre de ces changements.
Tout cela, d’une certaine manière, tombe sous le sens, et explique pourquoi d’éminents sociologues (tels que Guy Rocher et Claude Lessard) et des observateurs du monde de l’éducation (Marie-Andrée Chouinard et Normand Baillargeon, entre autres) ont réclamé du gouvernement, et cela à de nombreuses reprises, la mise sur pied d’une « Commission Parent 2.0 » ou la tenue d’une seconde édition des États généraux sur l’éducation.
Comment agir ?
Le gouvernement de la CAQ navigue en sens inverse d’une telle proposition, comme le faisait déjà celui des Libéraux avant lui. Les aménagements apportés au système scolaire sont le résultat de décisions prises sans écouter les avis des experts et des praticiens – pensons à l’extension des maternelles 4 ans – et souvent avec des intentions mal dissimulées – pensons à la loi sur la modulation de la gratuité scolaire[3] ou à celle ayant mené à l’abolition des commissions scolaires, deux lois qui débordaient largement de leur visée initiale et de leur justification. Chaque fois, il s’agissait de décisions prises rapidement, sans réel examen de l’ensemble de leurs impacts et sans débat public digne de ce nom. Sur la forme comme sur le fond, les rares consultations ministérielles en éducation laissent à désirer : le gouvernement gère et structure l’éducation dans la foulée des politiques néolibérales, entre autres celles développées par les organismes internationaux comme l’OCDE.
Dans ce contexte, il serait illusoire de faire pression sur le gouvernement pour obtenir une commission d’envergure sur l’état et l’avenir de l’éducation au Québec. La volonté politique n’y est pas. Et même si elle y était, comment ne pas craindre que l’actuel ministre de l’Éducation, qui refuse, à titre d’exemple, de reconnaître le problème de la ségrégation scolaire, ne soit pas tenté de biaiser les modalités d’une telle démarche ? Comment présumer qu’il en poserait correctement les termes et en respecterait les orientations ?
N’oublions pas les suites décevantes des états généraux sur l’éducation de 1995. La participation avait été importante, l’intégrité des commissaires et les modes de participation choisis avaient fait de l’exercice une authentique démarche collective de réflexion, mais tout cela n’a pas été suffisant. Il faut relire le rapport final de 1996 et se rappeler qu’il a mené, entre autres, à une réforme mal ficelée, fort critiquée et critiquable, alors que plusieurs recommandations importantes ont été abandonnées ou dénaturées, notamment celle de mettre un frein à la sélection académique des élèves pendant la scolarité obligatoire. Quoi qu’il en soit, plus de 25 ans plus tard, il est impérieux de faire le point et de repenser un système qui semble avoir perdu de vue les valeurs d’une école émancipatrice, équitable, inclusive et démocratique, et qui est par conséquent en manque de pilotage.
Parlons éducation : une entreprise citoyenne
En l’absence de tout signal, de la part du gouvernement, d’une intention de prendre les moyens de cette réflexion globale et nécessaire, quatre organisations citoyennes[4] ont, à l’initiative de Debout pour l’école !, décidé d’unir leurs forces pour mettre en place une vaste opération de réflexion collective sur l’état actuel et l’avenir de l’école québécoise. À partir d’un document de participation qui présente les thèmes retenus et qui servira à encadrer les discussions, celui-ci ayant lui-même fait l’objet de nombreuses consultations, les citoyennes et les citoyens qui s’intéressent à l’éducation sont convié·es à venir échanger et en débattre à l’occasion de 19 forums, qui auront lieu dans 18 villes du Québec. Un webinaire complètera cette tournée le 3 juin prochain.
Un important volet jeunesse a été mis en place parallèlement afin de recueillir l’opinion de celles et ceux qui fréquentent actuellement le système scolaire sur les thèmes abordés[5]. Un outil d’animation d’atelier a été préparé à cette fin et sera offert en milieu scolaire par toutes les personnes intéressées.
Outre l’objectif, déjà important, d’ouvrir un large espace de réflexion citoyenne, Parlons éducation constitue le début d’une démarche qui ambitionne, à terme, d’interpeller les pouvoirs politiques pour exiger qu’on s’attaque de manière signifiante aux problèmes de fond, et qu’on arrête de jouer à la politique du diachylon : l’école québécoise mérite mieux.
Calendrier et inscriptions : www.parlonseducation.ca
[1] Voir Anne Plourde, « Où en est l’école à trois vitesses au Québec ? », Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), 19 octobre 2022 et « Remettre le cap sur l’équité, Rapport sur l’état et les besoins de l’éducation 2014-2016 », Conseil supérieur de l’éducation, septembre 2016.
[2] Voir Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital : les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, Éditions du Seuil, 2019.
[3] Loi visant à préciser la portée du droit à la gratuité scolaire et à permettre l’encadrement de certaines contributions financières pouvant être exigées, adoptée le 6 juin 2019.
[4] Debout pour l’école !, Je protège mon école publique, le Mouvement pour une école moderne et ouverte et L’École ensemble.
[5] Parlons éducation est centré sur le préscolaire, le primaire et le secondaire.
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Appel à oser l’avenir
L’auteur est chercheur associé au Centre justice et foi. Il a été rédacteur en chef de Relations de 2005 à 2019.
Le raz-de-marée caquiste des dernières élections nous indique que l’insouciance – plutôt que le devoir de vigilance – guidera les actions politiques au sujet de la réduction des émissions des gaz à effet de serre (GES) au Québec. Quand déciderons-nous enfin d’entendre le cri des poètes nous sommant de ne plus détruire la beauté du monde ?
La société québécoise vient d’élire un gouvernement caquiste outrageusement majoritaire. Celui-ci détient 70 % des sièges avec à peine 41 % des voix. Mais le pire n’est même pas cette distorsion de la représentation, si peu démocratique, que rend possible le mode de scrutin actuel, et qu’il faudra bien corriger un jour pour que l’adage « un vote, une voix » cesse d’être risible. Le plus désespérant est qu’un parti sans vision écologique ait pu obtenir une telle adhésion enthousiaste à l’échelle du Québec. Comment interpréter le slogan électoral caquiste « Continuons » autrement que comme une désespérante fuite en avant alors que nous faisons face à une crise sociétale et écologique d’amplitude mondiale, qui frappe déjà violemment à nos portes et qui exige d’ores et déjà un changement de cap radical dans nos manières de produire, de consommer et de vivre ? Comment se fait-il qu’un si grand nombre opte si cavalièrement pour le statu quo et un programme tant en porte-à-faux avec l’urgence de notre temps ? Vous me direz que la Coalition avenir Québec a su agiter l’épouvantail de l’immigration comme danger national à l’adresse des gens inquiets des régions, qui n’en voient pourtant pas l’ombre.
Néanmoins, il semble trop facile d’imputer à cette basse stratégie l’aveuglement électoral. Je crains qu’il faille suspecter un facteur aggravant du côté des gens eux-mêmes. Ne serions-nous pas en face d’un « peuple de vieux », comme aimait dire Bernanos au sujet de la France de Vichy, qui avait selon lui renié l’esprit d’enfance et d’héroïsme en s’écrasant devant l’occupation allemande, préférant douillettement la sécurité et l’argent, le confort et le conformisme, plutôt qu’oser l’avenir et l’espérance en dépit des risques et des vexations que cela comporte ? Ainsi, des chants de sirènes nous bercent d’illusions – à l’enseigne de ce « Lâchez-moi avec les GES » entonné par un des nouveaux ténors de la CAQ, Bernard Drainville, en l’honneur du projet de troisième lien à Québec, comme si les voitures électriques qui y circuleraient réglaient tout le problème.
Face à cette médiocrité ambiante, peut-être ne nous reste-t-il comme dernier recours qu’à nous tourner, à l’instar de Bernanos, vers la jeunesse, à qui on fait violence en érigeant ainsi en politique d’État l’insouciance et la lâcheté. Et vers les poètes, ses complices de toujours, en espérant d’eux une insurrection spirituelle.
« Vous avez détruit la beauté du monde »
Il y a 50 ans, l’une d’entre eux, la poète Huguette Gaulin, s’immolait par le feu devant l’hôtel de ville de Montréal après avoir crié : « Vous avez détruit la beauté du monde ». Ce furent ses derniers mots ; elle est décédée deux jours plus tard, le 6 juin 1972, à 27 ans. Seul un entrefilet dans les faits divers en fit état. C’est à sa lecture dans le journal que le parolier Luc Plamondon a pu sauver de l’oubli ce cri de douleur, le répercutant jusqu’à maintenant dans ses chansons Un monde est fou (1973) et, surtout, l’Hymne à la beauté du monde (1979).
En vérité, le cri ultime d’Huguette Gaulin, lâché dans le désert de la ville, faisait écho au cri même de la Terre que bien peu savaient entendre à l’époque. Ne fit-on pas, quelques mois plus tard, la sourde oreille au rapport Meadows, Halte à la croissance, paru en octobre 1972, dans lequel des experts du Club de Rome nous alertaient de l’impasse désastreuse, du point de vue social et écologique, que représentent nos modes de production basés sur la surexploitation des ressources pétrolières et le dogme capitaliste de la croissance infinie – une absurdité dans un monde fini ? On le remisa en effet sur une tablette, l’accusant d’être « inutilement » catastrophique… alors qu’il n’était qu’un aperçu du désastre qui, aujourd’hui, vient vers nous à grandes enjambées de dérèglements climatiques. L’insouciance de la société qui chantait en chœur l’hymne au progrès continuait alors à faire son œuvre.
Mais maintenant que nous pouvons sans peine constater autour de nous la destruction annoncée de la beauté et de la vie, y assister sans prendre la mesure de l’urgence, sans oser remettre en question notre bien-être individuel, factice – et que peut-il bien signifier dans un monde en ruine ? –, ne serait-ce pas, sinon de la lâcheté, une fuite en avant honteuse ?
La puissance de la poésie
Dans un éditorial du Devoir (17 septembre), Robert Dutrisac utilisa le mot « poème », je le crains, au sens qu’il a pour beaucoup de « rêvasserie » et d’« irréel ». Il désignait par là le cadre financier de Québec solidaire, l’opposant au « roman noir » du Parti conservateur. Or, il vaudrait mieux entendre le mot « poème » comme « un coup de poing sur le crâne » (Kafka) qui réveille de notre torpeur. C’est la tâche de poètes essentiels, bien souvent à leur corps défendant, d’asséner de tels coups, bouleversant de fond en comble ce que l’on tient pour vie et qui n’est la plupart du temps qu’une pelure d’habitudes que leurs paroles brûlent comme des scories, laissant à vif la chair et, enfin, le désir de vivre.
Bien qu’il soit resté lettre morte lorsqu’il fut émis pour la première fois, le cri de Gaulin retentit encore aujourd’hui comme un signe avertissant de la désolation qui vient à grands pas, de séismes, d’ouragans, d’inondations, d’incendies, de sécheresses, de famines, de misères, de pandémies et de guerres. Une tentative désespérée d’éveil de trop nombreux somnambules qui dorment en marchant dans la laideur du monde, tels les marins du mythe grec, voguant vers les écueils, emportés par la voix enjôleuse des sirènes. Le populisme de la CAQ et des conservateurs baigne dans les mêmes eaux. Il joue sur les affects bas. Ceux que nourrit la peur. Et elle est multiple, la peur. Celle d’assumer sa responsabilité devant le désordre du monde. La peur d’être dépouillé de ses illusions. De sortir des chemins battus, devenus ornières. La peur de notre fragilité qui nous livre pieds et mains liées à un présent implacable et qui, fille du mensonge, nous a fait croire à notre toute-puissance et au bonheur des riches, à leurs idoles ensorceleuses, nous vouant à la haine de la nature et de la vie – croyance qui ne subsiste désormais que sur le mode de la fatalité. Comment comprendre autrement ce culte de l’auto solo, symbole d’un monde bitumisé, entraîné sur l’autoroute de la croissance infinie et aveugle à ce qu’elle écrase et enlaidit, fonçant à toute allure dans le mur de la finitude ?
Ce genre de peur écrase l’âme. Accule au présent comme à un mur de prison. Sans issue. Et les chantres de la résignation y trouvent une voix forte et puissante comme un narcotique. Ce genre de peur ne convainc pas, mais touche la part pusillanime de notre être encline à plier l’échine plutôt qu’à se tenir droite, à combattre ou même à résister à ce qui humilie et avilit. Ne faudrait-il pas se méfier de l’illusion même du progrès, entonnée sur l’air de l’American way of life, dont le populisme caquiste et conservateur vante encore les fausses promesses ? Sortir des termes d’une Modernité enivrée par la puissance de la technique et du rêve mué en cauchemar d’une humanité qui serait devenue maître et possesseur de la nature ?
La science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait Rabelais dans sa sagesse toute franciscaine, faisant écho à ces mots millénaires de l’Évangile qui n’ont pas perdu un iota de leur actualité : « Que sert à l’être humain de gagner l’univers s’il perd son âme ? » (Marc 8,3). Or, nous savons ce qu’il en coûte de se détourner de la vie, d’avoir bâti un monde sur un fondement précaire, friable, miné dès le départ par l’avidité insatiable du pouvoir et de la richesse, et voué jusqu’à ce que mort s’ensuive à la production et à la consommation déchaînées.
« Nous avons tué la beauté du monde » : le cri-poème de Gaulin est un appel ultime et tragique en faveur de la vie. Un appel à oser affronter la peur salvatrice de la catastrophe commune qui nous guette, qui a le pouvoir de pousser à agir, d’oser l’impossible pour y échapper. Dire oui à la vie plutôt qu’à la mort ; à la beauté plutôt qu’à la laideur ; à la bonté plutôt qu’à l’avidité. À l’heure des grands défis et de la dernière chance, ce cri pointe vers la reconnaissance de notre fragilité, de la vie comme un don qu’il faut chérir et dont il faut prendre soin – et vers la reconnaissance que la Terre, dont nous sommes pétris, est sacrée. Comment ne résonnerait-il pas aujourd’hui comme un sursaut social, le prélude d’un programme politique pour habiter humainement – poétiquement – le monde ?
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Le gouvernement s’apprête à renouveler le droit de Glencore de nous empoisonner
Les auteures, Émilie Robert et Isabelle Fortin-Rondeau, sont membres de Mères au front de Rouyn-Noranda et Nicole Desgagnés est membre du Comité ARET (Arrêt des rejets et émissions toxiques).
L’autorisation ministérielle qui permet à la Fonderie Horne d’émettre jusqu’à 33 fois plus d’arsenic que la norme québécoise dans l’air de Rouyn-Noranda arrive à échéance et doit être renégociée. La santé de la population passera-t-elle enfin avant les profits de la compagnie ?
Les grandes cheminées
Éternelles comme l’enfer;
Quand le gaz m’a pogné
Chu v’nu tout à l’envers
– Richard Desjardins, Et j’ai couché dans mon char
L’Abitibi est un vaste territoire recouvert de forêt boréale et parsemé de lacs. Il s’agit d’une région « ressource » où on exploite principalement la forêt et le sous-sol. L’industrie minière est omniprésente sur le territoire et plusieurs des villes et villages sont nés de cette industrie. Leur tracé suit en bonne partie la faille de Cadillac, zone géologique particulièrement riche en or et autres métaux.
À Rouyn-Noranda, située sur un territoire non cédé Anishinabe, c’est autour d’une mine de cuivre que la ville s’est bâtie. En 1917, le prospecteur Edmund Horne découvre un riche gisement de cuivre autour du lac Osisko. Les promesses de fortune déclenchent une ruée. Deux villes jumelles émergent alors sur chacune des berges du lac. Rouyn au sud, Noranda au nord. Noranda est carrément conçue pour les besoins de la mine/fonderie, qui ouvre ses portes en 1927. Les habitations des ouvriers et de leurs familles sont construites au pied des installations et les maisons des patrons, quelques rues plus bas. La mine ferme en 1976, mais la fonderie reste en activité.
Aujourd’hui, la Fonderie Horne appartient à la multinationale Glencore et emploie autour de 650 personnes. Un des moteurs économiques de la localité, son importance est également symbolique.
Les cheminées font partie du paysage et la saveur âcre des émanations de souffre fait dire à la population que « ça goûte la mine ». On a parfois l’impression que la Fonderie et la ville sont une seule et même entité. C’est dire comme les événements des dernières semaines touchent le cœur même de l’identité rouyn-norandienne et suscitent de vives réactions.
« Tu sais ici, y’a les mines, y’a Dieu, pis y’a le reste »
En fait, les inquiétudes citoyennes ne datent pas d’hier. Déjà en 1984, Daniel Corvec, Robert Monderie et Richard Desjardins tournaient le documentaire Noranda pour dénoncer la contamination causée par la Fonderie et affectant la santé des résident·es et des travailleur·euses. Certains problèmes ont été atténués, surtout grâce à la mobilisation citoyenne, mais d’autres ont été occultés, à la fois par la compagnie comme par les autorités publiques. En 2018, la Direction de la santé publique (DSPu) de l’Abitibi-Témiscamingue a procédé à une étude de biosurveillance auprès des enfants de 9 mois à 6 ans du quartier Notre-Dame (le plus près de la Fonderie Horne) afin de tester l’imprégnation à l’arsenic, au plomb et au cadmium. En mai 2019, les premiers résultats de cette étude confirmaient une surexposition et une imprégnation des enfants à l’arsenic quatre fois supérieures en comparaison à la population témoin d’Amos. C’est alors qu’un comité de parents et de citoyen·nes mobilisé·es se forme, le Comité Arrêt des rejets et émissions toxiques (ARET), qui commence à documenter la situation, tant en ce qui concerne les dangers pour la santé de l’exposition à divers contaminants cancérigènes que les obligations légales et les responsabilités de la Fonderie en cette matière. Le Comité informe la population et alerte, sans succès, les décideurs locaux et régionaux.
En mai 2022, le Centre intégré de santé et de services sociaux de l’Abitibi-Témiscamingue a présenté de nouvelles informations sur l’état de santé de la population du périmètre urbain de Rouyn-Noranda ; ce fut une véritable onde de choc. Principalement, on apprenait que, comparativement au reste du Québec, la population compte 30 % plus de cas de cancer du poumon, 50 % plus de maladies pulmonaires obstructives chroniques et 25 % plus de bébés naissant avec un faible poids. Les chercheurs qui ont mené cette étude ont pris soin de vérifier s’il y avait des facteurs qui pouvaient expliquer ces écarts avec le reste de la population québécoise. Or, le nombre de fumeurs à Rouyn-Noranda n’est pas plus élevé que la moyenne québécoise et le radon ne serait pas en cause.
Un droit de polluer servi sur un plateau
Depuis 2007, les gouvernements successifs ont permis à la multinationale Xstrata qui opérait la Fonderie, puis à Glencore depuis 2013, d’émettre dans l’air de la ville beaucoup plus que la norme de 3 nanogrammes d’arsenic par mètre cube (ng/m3) dictée par la Santé publique. Pourtant, en 2004, un comité d’experts interministériel, composé notamment de toxicologues et de métallurgistes, recommandait qu’un seuil de 10 ng/m3 soit atteint en 18 mois et qu’un plan soit soumis pour atteindre la norme de 3 ng/m3 le plus vite possible. Ces recommandations sont demeurées sans suite. En vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement, le gouvernement Charest a accordé en 2007 une « attestation d’assainissement » (maintenant appelée « autorisation ministérielle ») permettant à la compagnie de rejeter jusqu’à 200 ng/m3. L’objectif d’une telle autorisation est en principe de réduire progressivement les émissions ; le seuil permis aurait donc dû être revu à la baisse tous les 5 ans au moment de son renouvellement. Or le ministère de l’Environnement a autorisé la Fonderie Horne à générer des concentrations de 200 ng/m3 pendant 14 ans ! En effet, ce n’est qu’en 2021 que le seuil maximum a été baissé à 100 ng/m3, soit la cible de l’autorisation qui vient à échéance en novembre prochain.
Autrement dit, notre gouvernement donne le droit à la Fonderie d’empoisonner nos enfants sans en subir la moindre conséquence ! L’arsenic est évidemment le polluant ciblé en priorité vu sa grande toxicité, mais l’air de Rouyn-Noranda contient également du cadmium, du nickel, du plomb, des métaux appelés « terres rares » et des dizaines de contaminants dont la majorité ne sont ni mesurés ni soumis à aucune norme.
Comme l’expliquait Maryse Bouchard à Radio-Canada, professeure à l’École de santé publique de l’Université de Montréal : « La situation de la Fonderie Horne est assez unique. C’est un cas de figure qui n’a pas vraiment été prévu quand on a élaboré les normes, que des personnes soient exposées à la concentration maximale permise non pas pour un, mais pour plusieurs polluants cancérigènes simultanément. »
Il faudrait par ailleurs souligner que des attestations d’assainissement, comme celle accordée à la Fonderie Horne, il y en a au total 89 à travers la province. De celles-ci, il y en aurait 8 qui peuvent contrevenir aux normes environnementales. Même si, aux dires du ministre de l’Environnement, le cas de Rouyn-Noranda est de très loin le pire, cette approche complaisante qui permet à des industries de faire passer leurs profits avant la santé des citoyen·nes est inacceptable.
Et ça se perpétue…
Voici donc le moment de renégocier l’entente ministérielle qui déterminera à quelle hauteur la Fonderie peut émettre de l’arsenic dans l’air de la ville.
Au fil des dernières semaines, les mauvaises nouvelles se sont accumulées. D’abord, on a appris que l’ancien directeur de la santé publique, Horacio Arruda, a retiré une annexe du rapport de biosurveillance de 2019, cachant ainsi à la population de l’information en lien avec l’incidence du cancer du poumon à Rouyn-Noranda. Un collectif de 50 médecins et professionnel·les de la santé de la région de Rouyn-Noranda a fait une sortie dans les médias demandant le respect de la norme provinciale d’arsenic et d’autres métaux lourds, la Fonderie a brandi le spectre du déménagement d’une partie du quartier Notre-Dame, des études ont révélé l’ampleur de la contamination autour de la ville (y compris de l’eau, la faune et de la flore) et on a découvert que la Fonderie traite toutes sortes de matières dangereuses, verdissant ses actions en parlant de recyclage et enfouissant de l’arsenic à même son terrain… Le 24 août dernier, Radio-Canada a aussi fait sa propre enquête sur les niveaux d’arsenic dans les poussières retrouvées à l’intérieur des maisons et a trouvé des concentrations bien au-dessus des critères sécuritaires… pour un terrain extérieur ! La liste s’allonge et les mauvaises surprises ne se comptent plus.
Des citoyen·nes, dont de nombreux parents, se sont exprimés lors d’assemblées publiques, de rassemblements et au conseil de Ville. L’inquiétude, la colère et la culpabilité sont dans tous les cœurs.
Le 10 août dernier, la Santé publique, après des analyses de ses experts, a recommandé l’atteinte d’un seuil jugé sécuritaire pour les problèmes les plus graves qui s’observent à court terme (et donc excluant les cancers). Ces problèmes d’ordre développementaux et neurocognitifs seraient évitables à un seuil de 15 ng/m3 d’arsenic. On comprend ici que ce seuil vise à protéger à court terme les jeunes enfants et les enfants à naître. C’est pourquoi la Santé publique en recommande l’atteinte dans les plus brefs délais.
Cinq jours plus tard, le ministre de l’Environnement a annoncé qu’il proposait l’atteinte de ce 15 ng/m3 dans cinq ans, soit au terme de la prochaine autorisation ministérielle. Cinq ans sans que le « seuil protecteur » ne soit atteint !
Les groupes citoyens, dont nous faisons partie, déplorent l’échéancier proposé par le ministère. Il nous apparaît incontournable de fixer un délai rapide à l’atteinte de ce nouveau seuil. Après tout, une grossesse ne dure que neuf mois !
Sans parler de la norme provinciale de 3 ng/m3, qui semble tout simplement reléguée aux oubliettes. Il va sans dire que cette annonce a laissé un goût amer.
La compagnie a ensuite dévoilé son plan. Elle suivra les directives gouvernementales et il lui en coûtera 500 millions de dollars. Elle demandera fort probablement l’aide financière du gouvernement pour les atteindre.
La prochaine étape : des consultations publiques qui se déroulent entre le 6 septembre et le 20 octobre. On demande aux différents groupes concernés (la Fonderie, les travailleur·euses, les citoyen·nes, les militant·es) de faire valoir leur point de vue alors qu’une norme claire existe déjà. Avec un brin de cynisme, on pourrait reformuler la question ainsi : jusqu’à quel point êtes-vous prêts à être contaminés pour que la Fonderie conserve ses mirobolants profits ? Comme si de simples individus luttaient à armes égales face à une multinationale. Comme si les graves conséquences d’être exposés à des rejets toxiques pouvaient se mesurer aux avantages financiers sur un pied d’égalité. Les citoyen·nes qui sont affecté·es par les rejets de la Fonderie ne sont pas que des statistiques. Ce sont nos proches, ce sont des gens que nous côtoyons, ce sont nos enfants.
Douce poubelle
En 2021, la Ville de Rouyn-Noranda s’est dotée d’une image de marque et d’un slogan qui visait à représenter tous les attraits qu’elle possède : Douce Rebelle. La ville possède en effet de nombreux charmes, c’est un endroit d’où la nature est facilement accessible, où le rythme de vie est agréable, les activités culturelles nombreuses et les gens chaleureux. Malheureusement, la situation actuelle fait des ravages sur son image. Rouyn-Noranda, douce poubelle… On voudrait tellement mieux pour nous et notre milieu !
Des fonderies de cuivre, il en existe ailleurs dans le monde et leurs émissions n’ont rien à voir avec celle de Rouyn-Noranda. La Horne fait partie d’une courte liste de fonderies qui acceptent des concentrés qui acceptent des concentrés riches en arsenic, des concentrés d’antimoine, etc. Quand la compagnie prétend ne pas pouvoir réduire ses émissions, nous sommes sceptiques. Sans être spécialistes, il nous paraît évident que de ne plus accepter ces intrants hautement toxiques réduirait automatiquement les rejets ! Le plan d’affaire de la Fonderie pourrait être revu dans cette perspective, mais ça ne semble pas dans les plans de la compagnie. Il semble que ces matières, dont personne d’autre ne veut, sont les plus rentables pour les actionnaires…
À son tour, notre génération doit se battre pour faire respecter son droit à respirer un air sain. Force est de constater qu’on ne peut demander à l’industrie de s’auto-réguler : l’État doit jouer son rôle de protecteur, ce que ne semble pas comprendre le gouvernement actuel ni les précédents. Nous sommes déterminées à ce que cette situation se règle enfin. Une chose est certaine, le laisser-faire ne peut plus durer !
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Une visite papale en demi-teintes
L’auteur est responsable de la recherche au Centre justice et foi
Entre guérison et retraumatisation des personnes survivantes des pensionnats pour autochtones, la visite du pape François au Canada aura surtout révélé l’ampleur de la décolonisation à mener au sein de l’Église catholique.
La visite du pape François au Canada en juillet dernier, venu présenter des excuses destinées aux survivant·es des pensionnats pour Autochtones, a suscité de grandes attentes (irréalistes ?) auprès des catholiques engagés en solidarité avec les Premiers Peuples, mais elle aura au final laissé un goût amer. S’inscrivant en réponse au 58e appel à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR), elle devait être un jalon important de la démarche de réconciliation durable dans laquelle l’Église catholique s’est engagée, en lien avec les violences multiformes perpétrées dans les pensionnats. Elle aura plutôt agi comme révélatrice du changement de fond en comble à opérer pour rompre avec le paradigme colonial au sein de l’Église.
Cela dit, malgré les nombreuses omissions et zones d’ombre des excuses du pape, cette reconnaissance des torts commis par l’Église catholique – et l’apparent effort de recadrage du message pour y inclure les dimensions systémiques, institutionnelles et génocidaires des pensionnats, de même que les nombreux abus sexuels perpétrés dans ces institutions – semble avoir apporté un début d’apaisement à certaines victimes directes et indirectes de la brutale politique d’assimilation forcée exercée par le système des écoles résidentielles. J’avoue avoir été profondément touché par la réaction fébrile et digne de la sénatrice innue Michèle Audette après que le pape eut reconnu l’ampleur des abus sexuels subis par plusieurs de ses proches. Cette reconnaissance de la blessure qui dormait à poings fermés met aussi en exergue les dimensions colonialistes de ce mal qui ronge l’Église depuis trop longtemps.
Entre guérison et retraumatisation
La reconnaissance des torts de l’Église et du caractère génocidaire des pensionnats a certes été saluée par de nombreuses personnes autochtones. Tout comme la sincérité que certaines d’entre elles disent avoir senti dans les excuses papales, d’ailleurs. Or, même si ces excuses avaient été demandées par les survivant·es, les chef·fes autochtones, de même que par les commissaires de la CVR, Wilton Littlechild en tête, elles auront été traumatisantes pour un grand nombre de survivant·es. De nombreuses blessures ont été réouvertes par cette visite, faisant remonter des traumatismes dans l’esprit et le cœur d’un grand nombre d’Autochtones, comme en témoigne le grand volume d’appels reçus par les centres d’aide téléphonique mis en place ces derniers mois pour apporter une aide psychologique aux survivant·es des pensionnats.
Le travail de guérison ne fait donc que commencer. Et, à ce titre, l’un des scandales de cette visite est que l’Église canadienne n’ait toujours pas récolté les 30 millions de dollars qui devaient être versés dans le Fonds de réconciliation demandé par la CVR… il y a sept ans ! Sans parler de la répudiation de la doctrine de la découverte demandée par de nombreux chefs autochtones : un geste solennel qui ne « coûterait » pas grand-chose à l’Église, puisque cette doctrine a été répudiée dès 1537 par le pape Paul III, dans sa bulle Sublimus deus et aussi par les évêques catholiques du Canada en 2016.
Une Église encore profondément colonial(ist)e
Organisée dans l’urgence en moins de deux mois, cette visite a aussi été un révélateur du manque de connaissance et d’attention aux réalités autochtones de l’Église canadienne. Si vous avez suivi les diverses étapes de ce voyage, vous avez sans doute noté la trop faible place laissée aux Premiers Peuples dans tout le processus, à quelques exceptions près.
Quelques semaines avant la visite du pape, plusieurs personnes m’ont relaté la très faible participation des Autochtones dans sa préparation. Et ce, tant au Québec qu’ailleurs au Canada. Le chef déné Gerald Antoine et la cheffe de l’Assemblée des Premières Nations, RoseAnne Archibald, ont maintes fois tiré la sonnette d’alarme à ce propos. La visite semble avoir été pensée et organisée depuis Edmonton, l’archevêque Richard Smith ayant été désigné organisateur en chef par la Conférence des évêques catholiques du Canada. Sans doute parce que les trois premières étapes de la visite (Maskwacis, Stade du Commonwealth, Lac Ste-Anne) devaient avoir lieu dans « son » diocèse. Or, ce dernier n’était pas du tout connu pour ses solidarités envers les Premiers Peuples. L’archevêque de Regina, Donald Bolen, déjà engagé dans une démarche de réconciliation, eut été de loin un bien meilleur choix, me semble-t-il.
La messe au Stade du Commonwealth à Edmonton a cruellement montré l’absence d’écoute des voix autochtones, ce qui est immensément paradoxal en cette année synodale qui accorde à l’écoute une place centrale. Qui plus est, cette visite portait le titre présomptueux de Marcher ensemble, alors que c’est l’Église catholique qui a dicté la cadence de cette marche. Cette messe a été critiquée par de nombreux observateurs. D’abord par la quasi-absence d’éléments rituels autochtones dans la liturgie, qu’il s’agisse de sauge purificatoire, de teweikan (tambours), de chants ou de prières en langues autochtones. Or, ces éléments sont d’importance cruciale : ils permettent aux personnes autochtones de se sentir en sécurité (c’est ce qu’on appelle la sécurisation culturelle), plus encore dans une messe catholique passablement « romaine » comme celle-ci, à même de réveiller des traumatismes chez les personnes survivantes des pensionnats catholiques.
Lors de cette même célébration liturgique, l’homélie prononcée à l’occasion de la fête de sainte Anne et de saint Joachim était profondément troublante. Cherchant à mettre en valeur le respect dont les Autochtones font preuve à l’égard de leurs kukums (grand-mères) et mushums (grands-pères), le rédacteur de cette homélie a ensuite longuement insisté sur la transmission intergénérationnelle de la foi, des croyances, des coutumes et des valeurs. Or, c’est précisément cette transmission intergénérationnelle qui a été violemment interrompue dans les pensionnats. Un tel manque de tact et de sensibilité est déplorable
Même manque de respect au Québec
Lors de la messe à la basilique de Sainte-Anne-de-Beaupré, l’intégration des rituels autochtones dans la liturgie laissait là encore à désirer. Or, il y a plus grave : contrairement à ce qui a été promis et annoncé par le comité organisateur, l’attribution des billets aux personnes autochtones semble avoir été un véritable gâchis, engendrant stress et frustration chez les personnes survivantes et leurs accompagnatrices. Pis encore : le jour de la messe, plusieurs de ces personnes ont dû se débattre pour se trouver un siège, plusieurs bancs à l’avant de la basilique ayant été réservés aux évêques, aux dignitaires politiques et aux médias. On est à mille lieux de la démarche pénitentielle et de la guérison spirituelle qui devait présider à cette messe. De nombreuses vexations ont été relatées, comme ce fut le cas de personnes survivantes ayant parcouru des centaines de kilomètres pour être présentes et qui ont failli rebrousser chemin, ne se sentant pas à leur place dans cette célébration pourtant organisée à leur attention.
Une femme autochtone m’a aussi confié avoir été choquée de constater qu’aucune femme et qu’aucun·e aîné·e autochtone n’ont été intégré·es à la procession de cette messe. Gardien·nes du savoir et des traditions spirituelles des Premiers Peuples, les aîné·es et les kukums sont traité·es avec déférence dans les familles et communautés autochtones. Cette omission a donc été interprétée comme un affront, voire une gifle.
Les pèlerins autochtones ont d’ailleurs vécu de nombreuses autres humiliations comme celle-ci. Notamment l’exclusion des personnes qui accompagnaient des survivant·es lors d’une rencontre avec le pape et les évêques à l’archevêché de Québec, sous prétexte qu’il n’y avait pas assez de sièges pour toutes et tous. Un autre fiasco en matière de sécurisation culturelle : des personnes polytraumatisées laissées sans soutien moral, dans une salle à huis clos, entourées d’évêques en habits noirs et cols romain, croix pectorale bien en vue, dans un espace réduit…
Soulignons, enfin, le manque d’égard généralisé à l’endroit des Autochtones ayant rompu avec la foi catholique pour toutes sortes de raisons, pour mieux renouer avec leurs traditions spirituelles. Ces personnes n’ont pas du tout été prises en considération lors de cette visite, alors qu’elles auraient dû être intégrées à cette démarche.
Un long et colossal travail de décolonisation à mener
Comme l’ont noté les théologiens Jean-François Roussel et Michel Andraos, les évêques catholiques du Canada et, par extension, un très grand nombre de personnes baptisées, devront mettre les bouchées doubles en matière de décolonisation au cours des prochains mois et des prochaines années. Les catholiques partent de très, très loin, malgré la bonne foi évidente de plusieurs personnes sincèrement engagées dans ce chantier. Cela dit, un pas a été franchi. Il faudra en faire de nombreux autres. La guérison, la réconciliation et le développement de relations justes avec les Premiers Peuples viennent à ce prix.
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Terres agricoles des Sœurs de la Charité : un débat qui continue
L’auteur est détenteur d’une maîtrise en agroforesterie à l’Université Laval. Il a également été président du conseil d’administration du Réseau d’Agriculture Urbaine de Québec (RAUQ).
Les terres agricoles des Sœurs de la Charité de Québec ont suscité de vives tensions ces dernières années dans la capitale. S’il peut être tentant de considérer l’annonce récente du gouvernement d’acquérir ces terres et d’en préserver la vocation agricole comme marquant la fin d’une longue saga, plusieurs groupes citoyens restent prudents et insistent sur l’importance de consultations publiques. Cela laisse présager que le véritable débat, loin d’être terminé, ne fait peut-être que commencer.
Les Sœurs de la Charité sont propriétaires de terres qu’elles occupent depuis le XIXe siècle et qui sont situées dans la deuxième couronne périurbaine de la Ville de Québec, dans la frange ouest de l’arrondissement de Beauport. Ce terrain d’environ 250 hectares, la plus ancienne trame agricole du Québec, est aujourd’hui une enclave qui résiste au développement urbain. Or, en 2014, les Sœurs de la Charité ont annoncé la vente de ces terres au Groupe Dallaire, un promoteur immobilier qui voulait en faire un projet résidentiel de plus de 6 500 unités. Appuyant ce projet, la Ville de Québec prévoyait abolir le zonage agricole de ces terres dans le plan d’aménagement et de développement du secteur.
En se fiant sur la perspective d’une importante poussée démographique (plus de 33 000 nouveaux ménages d’ici 2036) et sur la volonté « philanthropique » du promoteur (les profits de la vente devaient aller à des œuvres caritatives), la position de la Ville de Québec et du groupe Dallaire s’ancrait ainsi dans une perspective de développement qui était loin de faire l’unanimité. Plusieurs groupes citoyens et communautaires basés à Québec, dont Voix citoyenne et les AmiEs de la Terre, mais aussi l’influente Union des producteurs agricoles, se sont mobilisés et se sont opposés au dézonage. Les terres agricoles de Beauport, soutenaient ces groupes, offrent le plus grand espace vert de la ville, s’ancrent dans une trame patrimoniale et paysagère tout en préservant la biodiversité et une activité agricole qui pourrait contribuer à la sécurité alimentaire. Leur perte au profit d’un développement immobilier serait irréversible et dramatique, tant du point de vue environnemental que social et patrimonial. N’obtenant pas l’accord du gouvernement provincial pour aller de l’avant, la Ville de Québec a finalement abandonné l’idée du dézonage, entraînant le retrait du promoteur immobilier, puis la rétrocession des terres aux Sœurs de la Charité, en 2020.
Quel projet agricole ?
Certainement pas sans lien avec la mobilisation citoyenne continue dans ce dossier durant plusieurs années, en avril dernier, le gouvernement Legault faisait une annonce qui a des allures de bonne nouvelle : il se porte acquéreur des terres des Sœurs de la Charité. Il déclare son intention d’y implanter un projet agricole et de mener des consultations publiques en amont. Toutefois, l’accueil de cette annonce par les groupes citoyens est mitigé. Des doutes planent concernant l’usage et le développement de ces terres. Les promesses d’en préserver la vocation agricole seront-elles accompagnées de garanties juridiques fermes ? En effet, si le maintien de la vocation agricole est en soi une belle victoire dans un contexte où le Québec perd encore et toujours de précieuses terres agricoles en raison de l’étalement urbain et des appétits des promoteurs et des municipalités, certains groupes comme Protec’Terre avancent l’idée de créer une fiducie d’utilité sociale (FUSA), ce qui permettrait non seulement de protéger la vocation agricole, mais également de veiller à la protection environnementale, peu importe le gouvernement en place. De fait, une fiducie est le seul moyen juridique qui garantirait que ces terres agricoles seront hors de portée de la spéculation foncière.
De son côté, le ministre de l’Agriculture André Lamontagne a déclaré vouloir transformer ces terres en « agroparc ». Ce concept allierait vraisemblablement production commerciale et recherche tout en favorisant la relève agricole, ce qui est une excellente idée en soi. Néanmoins, des appréhensions viennent du modèle de production qui y serait appliqué, quel serait-il ? Il est de plus en plus reconnu que le modèle d’agriculture industrielle dominant, au Québec comme ailleurs, entraîne des conséquences néfastes tant au niveau de la santé humaine que de l’environnement. Malgré la volonté affichée du ministre que ce projet soit « une vitrine pour la ville de Québec en matière de pérennité d’agriculture et d’agriculture durable », nul doute qu’il faudra s’assurer que la production d’aliments soit véritablement écologique et intègre des techniques comme l’agroforesterie ou l’agroécologie. Cette préoccupation ne date pas d’hier d’ailleurs : déjà en 2008, la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois recommandait d’assouplir les structures et les régimes de lois en vigueur pour permettre l’innovation et favoriser les nouvelles initiatives en ce sens. Ouvrir le système agricole à une conception multifonctionnelle de l’agriculture est un enjeu qui se posera assurément lors des consultations publiques qui sont annoncées, mais dont le calendrier demeure flou pour l’instant.
Des changements structurels à faire
La question du modèle agricole implique également celle de la finalité de la production et, de manière plus large, celle du système alimentaire. Les denrées alimentaires produites sur ces terres pourraient grandement améliorer la sécurité alimentaire de la région, mais serviront-elles à l’offre locale ou à l’exportation ? Qui profitera de ces terres agricoles ? Si l’objectif est que l’ensemble de la communauté puisse en bénéficier, il faudra non seulement changer la manière de produire mais également améliorer les structures existantes, notamment en matière de distribution et de conservation des denrées, afin de façonner un système alimentaire durable. Dans cette optique, la collaboration de tous les acteurs du système sera cruciale, mais des divergences de points de vue transparaîtront sans doute au moment des consultations publiques et devront être surmontées.
Les terres agricoles des Sœurs de la Charité sont un terrain de compétition entre divers intérêts et, selon toute vraisemblance, elles continueront à faire parler d’elles dans les prochaines années. Mais ce n’est pas exclusivement en raison des projets qui devraient ou non s’y développer. Devenues emblématiques de différentes visions de développement qui s’opposent, elles cristallisent des enjeux de société plus vastes. En ce sens, l’acquisition de ces terres par le gouvernement est le point de départ d’un projet qui pourrait s’avérer unique et bénéfique pour la région de Québec – s’il se développe en étant à l’écoute des demandes citoyennes. Mais, plus largement, ce processus est une occasion de continuer de stimuler le débat démocratique sur le type de modèle agricole à mettre en place dans tous les espaces verts urbains et périurbains de la province, dans l’intérêt des gens et de la planète.
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Avoir le courage de nommer les choses
L’auteur est membre de Voix juives indépendantes
Le 11 mai dernier, la journaliste palestino-américaine Shireen Abu Akleh, de la chaîne Al-Jazeera, a été tuée pendant qu’elle couvrait des affrontements en Cisjordanie. Cet homicide perpétré par les forces israéliennes – tout l’indique, malgré les dénégations d’Israël – s’ajoute à une longue liste de violations systématiques des droits humains à l’encontre du peuple palestinien que d’influentes organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid. Comment faire en sorte que le gouvernement canadien en fasse autant ?
Shireen Abu Akleh a été assassinée alors qu’elle était en train de faire un reportage sur les évictions de familles palestiniennes aux mains des forces israéliennes dans la ville de Jénine. Correspondante vedette de la chaîne Al Jazeera et connue pour son engagement dans la cause de la justice et la paix pour le peuple palestinien, elle est ainsi devenue une des plus récentes victimes du régime d’apartheid israélien, à un moment où les provocations israéliennes à la mosquée al-Aqsa à Jérusalem-Est et en Cisjordanie s’intensifiaient. Par ses reportages, Shireen Abu Akleh relatait de manière factuelle les humiliations quotidiennes d’un peuple, l’injustice d’un régime de discrimination légalisée, la brutalité de l’occupation et la violence inouïe des murs, barricades et frontières qui cherchent à fragmenter la Palestine. Elle était cette voix courageuse qui retentissait malgré les multiples tentatives pour la faire taire. Elle n’avait pas peur de nommer les choses telles qu’elles sont. De dire tout haut ce que les gouvernements et la majorité des médias occidentaux refusent d’admettre depuis des décennies : Israël est un État qui pratique et institutionnalise l’apartheid.
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale, qui codifie l’apartheid, le qualifie de crime contre l’humanité commis « dans le contexte d’un régime institutionnalisé d’oppression et de domination systématique d’un groupe racial sur un ou plusieurs autres groupes raciaux et commis dans l’intention de maintenir ce régime. » Or il est évident que la violence, les obstacles à la libre circulation et la dépossession du peuple palestinien à travers la Palestine historique remplit en tous points les critères de cette définition, et ce depuis la Nakhba et le déplacement forcé de centaines de milliers de palestiniennes et palestiniens en 1948. Aujourd’hui, alors que des organisations de défense de droit de la personne, B’Tselem, Human Rights Watch et Amnistie Internationale, ont eu le courage de qualifier d’apartheid les crimes commis à l’égard du peuple palestinien, le gouvernement canadien préfère jouer à l’autruche.
Un aveuglément volontaire qui a assez duré
Aux antipodes de l’œuvre journalistique de Shireen Abu Akleh, qui exposait sans relâche les pratiques meurtrières de l’État d’Israël, qui serait la « seule démocratie au Moyen-Orient » nous dit-on, nos politiciens et politiciennes au Canada louvoient et tentent constamment de trouver des justifications à des atteintes aux fondements mêmes de nos régimes démocratiques. Nommons, l’égalité devant la loi, l’égalité des chances, la protection contre la discrimination basée sur la religion et l’origine ethnique, pour ne nommer que ces quelques exemples de droits fondamentaux violés par l’État d’Israël.
Pire, depuis plusieurs années, les attaques du gouvernement canadien à l’encontre du mouvement de solidarité avec la Palestine ne cessent de s’intensifier. On peut y voir une réponse à la montée en puissance d’une nouvelle génération de voix palestiniennes et juives, héritières de Shireen Abu Akleh, qui, avec leurs alliés, remettent en cause le « deux poids, deux mesures » réservé à la Palestine.
Au mois de mars 2015, le premier ministre Justin Trudeau lui-même s’en est pris ouvertement aux groupes étudiants de solidarité avec la Palestine à l’Université McGill alors que ces derniers tentaient de faire passer une motion d’appui à la campagne BDS (Boycott, Désinvestissement et Sanctions) qui vise à faire pression sur Israël pour qu’il respecte les droits du peuple palestinien. De plus, Trudeau a qualifié à plusieurs reprises, à tort, le mouvement BDS d’antisémite. Le gouvernement libéral a aussi adopté la définition de l’antisémitisme proposée par l’International Holocaust Remembrance Alliance, qui fait un amalgame très maladroit entre l’antisémitisme et la critique légitime des violations, par l’État israélien, des droits humains du peuple palestinien. Alors que le gouvernement canadien se targue d’être un champion des droits de la personne sur la scène internationale, en Palestine, il appuie l’injustice intenable qu’entraîne le régime d’apartheid mis en place par Israël.
La dissonance cognitive du gouvernement canadien est telle qu’il peut un jour réfuter un rapport d’Amnistie internationale qui condamne l’apartheid israélien et, le lendemain, s’appuyer sur l’analyse de cette même organisation pour critiquer l’agression russe en Ukraine. Le passage du premier ministre dans ce pays ce printemps a d’ailleurs rappelé à quel point la vision des droits défendue par le Canada est à géométrie variable : d’un côté la lutte pour le maintien des droits démocratiques dans le contexte ukrainien mériterait notre appui sans failles ; de l’autre, le peuple palestinien peut vivre sous l’occupation et subir la violence d’État et l’humiliation quotidienne sans qu’on ne dénonce cette injustice outre mesure.
Nouvel élan de solidarité
Une chose est certaine, le temps de jouer à l’autruche est révolu. Dans la foulée de l’élection de Donald Trump aux États-Unis, de l’attentat contre la synagogue Tree of Life à Pittsburgh et du militantisme d’une nouvelle génération de personnes afrodescendantes à travers le monde au sein du mouvement Black Lives Matter, un nouvel élan de solidarité avec le peuple palestinien prend son envol. Au sein de la communauté juive de la diaspora, la mobilisation pour la paix et la justice en Palestine est d’une ampleur jamais vue depuis la création de l’État d’Israël. Voix juives indépendantes ainsi que ses organisations sœurs aux États-Unis, Jewish Voice for Peace (JVP) et Jews for Racial & Economic Justice (JFREJ), prennent de plus en plus d’importance dans les débats au sein de la communauté. Pour paraphraser les mots d’une jeune militante juive lors de la commémoration de la Nakhba à New York l’année dernière : « Chaque jour où une personne juive ne se lève pas en solidarité avec la cause palestinienne est un jour de trop. » Face au tournant conservateur ayant mis fin à la modernité juive, un phénomène que décrit bien l’éminent spécialiste de l’histoire juive Enzo Traverso[1], on assiste à un nouvel élan du militantisme dans la diaspora juive à travers le monde, et le moteur de cette renaissance est le mouvement de solidarité avec la Palestine.
Lancée par Voix juives indépendantes, la campagne « Ensemble contre l’apartheid » s’inscrit dans cette dynamique afin de sensibiliser le public québécois et canadien au régime discriminatoire et raciste qu’Israël impose au peuple palestinien. Elle vise notamment à outiller ceux et celles qui souhaitent lutter contre cet apartheid plus concrètement en sensibilisant la population et en interpellant les représentants politiques et ce, à tous les paliers de gouvernement. Bien sûr cette campagne s’inscrit dans le sillon de la longue histoire de solidarité avec la lutte contre l’apartheid et pour la justice raciale en Afrique du Sud. Soulignons que pendant des décennies, de nombreuses personnes juives ont soutenu activement cette lutte, certaines y laissant même leur vie, comme Ruth First et son époux Joe Slovo, deux figures emblématiques de ce combat.
Pour Voix juives indépendantes, cette fière tradition juive, – celle des Léa Roback, Rosa Luxemburg, Ruth First et tant d’autres –, qui met l’universalité de la condition humaine devant l’étroitesse d’esprit nationaliste et le repli identitaire, est une source d’inspiration. Plus que jamais, alors qu’on assiste à la montée pernicieuse des idées d’extrême droite et du nationalisme blanc entre autres fléaux contemporains, il est temps de raviver cette tradition de lutte antiraciste avec comme fer de lance la cause palestinienne.
En raison, entre autres, de l’extraordinaire travail de la journaliste Shireen Abu Alkeh et de tant d’autres ayant contribué à exposer la réalité du peuple palestinien, plus personne aujourd’hui ne peut douter de la justesse du mot apartheid pour décrire le régime mis en place par l’État israélien pour contrôler tous les aspects de la vie quotidienne des Palestiniennes et des Palestiniens. C’est peut-être justement parce qu’Israël ne s’en cache même plus que ses forces policières se sont permises de commettre la violence inadmissible de charger les porteurs du cercueil de Shireen Abu Alkeh le jour de ses funérailles.
Le gouvernement canadien et l’establishment de la communauté juive du Québec et du Canada peuvent bien poursuivre dans la voie du déni le plus complet et s’acharner sur le mouvement pour la paix et la justice en Palestine; cela ne changera rien aux faits, ni à l’inébranlable solidarité qui croît un peu partout dans le monde avec la cause palestinienne contre l’apartheid israélien.
[1] Voir E. Traverso, La fin de la modernité juive : Histoire d’un tournant conservateur, La Découverte, Paris, 2013.
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